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^PTtvhw
T'V^n-'ï
Sarbart Collège Itbrarg
FROM THK BEqUEST OH
MRS. ANNE E. P. SEVER,
OF BOSTON,
Widow of Col. James Warren Sever,
• C1*m mt \%Vt\
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LE
CORRESPONDANT
RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
HISTOIRE — SCIENCES — ÉCONOMIE SOCIALE
VOYAGES — LITTÉRATURE — BEAUX-ARTS
SOIXANTB-QUATORZIÈMB ANNÉE
TOME DEUX CENT NEUVIÈME
DM LA OOLLHjnon
WOUVBLLB SÉRIE. — TOME CENT SOIX AJVTE-XREIZIÈMB
PARIS
BUREAUX DU CORRESPONDANT
31, RUE SAINT-OUILLAUME, 31
1902
Reproduction et traduction Interdite».
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LE
CORRESPONDANT
SOUVENIRS POLITIQUES1
LES TENTATIVES DE RESTAURATION
APRÈS LA GUERRE
m
fhaqnn fois que le eocste. de Chsmbord se dérobait à notre
i, l'Assemblée, peossée par M. Thiers, faisait un pas de pft»
: la République, et cbaqn» fois que M. Thiers, se rapprochant
des nâfnbtkains, s'éloignait des conservateurs, nous retournions,
~em défit de nos. mécomptes, et nous nous efitfcions de ramener
tf Assemblé© à ses projets menutchiques;
C'est ainsi qu'à ht suite du manifeste de Cbambord, M. ThîeiB
-avait réclamé et obtenu, avec le titre de Président d* la République,
un* kt qui assignait à sa. fonction une durée égale à celle de
rAwetblée eUe-mème* Mais, d'autre part, dans te préambule dte
-cette lot, l'Assemblent s était attribué le pouvoir downstitner, toat
en déclarant qnfelle n'entendait pas repercer encore, et en se réser-
vant la faculté de révoquer à son gré ce cjn'eMe accordait : dispo-
sitions incohérentes qai attestaient notre impuissance k donner au
pays la constitution de notre choix et témoignaient de notre répi*-
gnuonpour le régime républicain, dans te moment même où nous
commencions à l'instituer. Noms étiras destinés à bous acheminer
ainsi ver* la République, comme les pèlerins du moyen âge aftaiemt
àCemposlelle es faisant deux pas en avant et un pas eu ambre.
Cependant» nous ne consentions pas à désespérer de notre cause,
et, tanche qne AL Thiers, tantôt pressé par tes hommes les phis
-considérables, leur refusait de rompre avec la gauche, tantôt en
natsacoard arec l'Assemblée, la menaçait de sa démission pour hd
imposer sa volonté, nous n'épargnions ni soKeitattons secrètes, ni
démarches publiques pour « désaveugler2 » notre Prince sans le
« Vey~ le Corresjônàmt des tf> avril, 10 et 25 mai, et 25 septembre 1992.
l L* nao* n'est pa& iwrçaj*, mafe id est db iw reine de France, de Marte-
Antoinette.
\w UVRA180H. — 10 OCTOBRE 1902. i
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4 SOUVENIRS POLITIQUES
blesser et le restituer à la France. Le marquis de Dampierre, par
exemple, avait, dès sa première jeunesse, donné à la légitimité les
preuves d'un dévouement qui ne s'était jamais démenti. Entré
dans une Assemblée nationale ea 484$, revenu en 1871 dans une
autre assemblée, après être resté à l'écart pendant toute la durée
de l'Empire, il se souvenait, parmi nous, d'avoir appris les devoirs
de la vie publique à l'école de Berryer; et voici ce qu'à la fin de
l'année 1871 il écrivait de Versailles à son Prince * :
«... J'ai une âme à sauver et une conscience & satisfaire, et ce
but suprême de ma vie va m'imposer peut-être une ligne de
conduite en opposition évidente avec les vues de Monseigneur. Que
Monseigneur juge par cette déclaration de ce que je souffre et de ce
que tant d'autres souffrent avec moi.
« La France en ce moment est prête à accueillir la monarchie;
mais ni la majorité du pays, ni la majorité de l'armée ne voudront
le drapeau blanc, et cette condition, posée au lendemain du jour
où le drapeau tricolore était devenu, par opposition au drapeau
rouge, le drapeau de Fordre, a produit un effet que Monseigneur
n'a pu se dissimuler. Sa royale délicatesse, il n'en disconviendra
pas, a dominé tous les conseils de la prudence et de l'habileté
politique. Mais où cela nous mènera- t- il? A rendre inutile en nos
mains la seule planche de salut qu'ait la France, la vraie monarchie
adaptée aux nécessités du temps.
« Toutes les nuances du parti monarchique, sans en excepter
les hommes que Monseigneur a trouvés respectueusement soumis &
ses ordres, sont unanimes à penser que le moment qui s'écoule est
le moment de l'union, de l'union à tout prix. Us pleurent des
larmes de sang de ce qu'elle échappe à leurs ardents désirs; leur
douleur ne touchera- 1- elle pas Monseigneur?...
« Tous nos efforts parlementaires tendent à prolonger un statu quo
dont le pays ne veut plus parce qu'il en voit avec raison tous les
périls; nous les voyons comme le pays et nous résistons cependant
à notre propre sentiment dans l'espoir que l'union se fera enfin ;
mais une telle opposition à la pression de l'opinion ne peut durer
longtemps; et, si une déception en est la suite, elle aura déconsidéré
tous les hommes qui, à l'Assemblée nationale, soutiennent le prin-
cipe monarchique; elle ruinera leur influence locale aussi bien que
leur influence politique...
1 Cette lettre se trouve dans les Mémoires du marquis de Dampierre que
j'ai déjà cités. Elle est datée du 29 décembre 1871, et M. de Dampierre
constate qu'il n'en avait alors donné connaissance à aucun de ses collègues,
ni de ses meilleurs amis (p. 66).
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LES TENTATIVES DB RESTàURàTlON APRÈS LA GOfRRI S
« Le peuple de France est ignorant, le peuple de France a été
trompé et il est fou à l'endroit du drapeau blanc : voilà la vérité.
J'entends dire autour de moi que la grosse question, c'est le rappro-
chement des princes de la maison d'Orléans et l'adoption par eux
du programme de Monseigneur. Je ne suis pas de cet avis et, si
les princes d'Orléans adoptaient le drapeau blanc, la répugnance du
pays resterait la même et l'effet du rapprochement serait perdu...
« Un des hommes les plus dévoués à Monseigneur dans l'Assem-
blée, considérant autrement que moi la situation, me disait hier :
« II faut s'envelopper la tête dans le drapeau blaiic et se laisser
« tomber dans l'abîme. » Eh bien ! non, nous n'avons pas le droit»
nous, députés, auxquels le pays a donné la mission de le sauver,
de ne sauver que notre dignité et notre fidélité; nous avons au
contraire l'impérieux devoir d'accomplir, envers et contre tous nos
sentiments et tous nos penchants, s'il le faut, une tâche bien
autrement difficile que celle de savoir mourir ; nous devons vivre
pour donner à la France des institutions compatibles avec ses
mœurs, ses penchants, ses douleurs et les fautes mêmes de sou
passé. Si ce que nous préférons à tout est impossible, le devoir ne
s'efface pas pour cela; il devient plus douloureux, plus difficile,
voilà tout ; et c'est en dehors de cette monarchie légitime qui a été
le grand respect, le grand amour et la grande espérance de notre
vie qu'il faut chercher les moyens de solution et les chances de
salut pour la France. »
Ce que Dampierre écrivait en secret au comte de Chambord avec
la franchise émue d'un cœur royaliste et patriote, Falloux allait le
dire tout haut à tous les partisans du prince avec ce mélange de
finesse et d'autorité, de précision et de discrétion qui lui donnait
dans les conseils d'un gouvernement ou d'un parti plus de crédit
encore qu'à la tribune.
Appelé à Paris pour une élection académique où, de concert
avec î'évêque d'Orléans, il avait combattu, sans succès d'ailleurs,
la candidature de M. Littré, il était venu, au terme de l'année 1871,
voir ses amis à Versailles. Inquiets de l'avenir, découragés déjà
par les plus pénibles mécomptes et très perplexes sur la conduite
k tenir entre M. Thiers, les princes d'Orléans et le comte de Cham-
bord, nous lui demandâmes d'exposer son avis sur une situation
aussi difficile. Se prévalant du proverbe allemand que « les arbres
empêchent de voir la forêt », estimant que la multitude des pour-
parlers et des incidents parlementaires finit par obscurcir les idées
générales et qu'il n'est pas inutile aux hommes du Parlement de
conférer avec ceux du dehors, il finit par acquiescer à notre désir;
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% 80UVMIHS POUTJQOIS
et, comme j'avais à Versailles un assez vaste salçn, la droite
modérée et l'extrême droite, une centaine de députés environ, se
réunirent chez moi pour l'entendre. Quelques-uns des* Cbevau-
légers affectèrent d'avoir voulu consulter seulement fauteur de là
toi de 1860 sur les questions d'enseignement; mais, en réalité,
c'était un tout autre sujet qu'il avait à traiter devant nous.
« Ne voyant de sait* que dans la monarchie, nous dit-il* et ne
voyant la monarchie que dans la maison de Bourbon, réconciliée
et réunie, je cherche & quelles conditions son retour est possible...
« M. le comte de Ghambord s'est prononcé récemment pour le
drapeau blanc; les princes d'Orléans, si je suis bien informé, per-
sistent à croire que la France ne peut être amenée à la répudiation
du drapeau tricolore et que satisfaction serait donnée à tous les
souvenirs et à toutes les gloires si nos antiques fleurs de lys venaient
se pœer sur le drapeau national.
« M. le comte de Ghambord peut-il se déjuger lui-même sur une
telle question? Personne, je crois, n'oserait ni ne voudrait le lui
conseiller... Le&princa» d'OrSéans reçoivent, de leur côté, le même
conseil de leurs amis, et le représentant du principe d'hérédité
demeure séparé de ses héritiers.
« Nous serions- donc enfermés dans une impasse et le pays y
serait enfermé avec nous si tout procès en ce monde n'admettait un
tribunal; tout différend, un arbitre.
« Y a-t-il un tribunal, y a-t-il un arbitre digne d'une aussi
grande cause?
« Oui, c'est la nation elle-même, non pas la nation confuse,
insaisissable, ignorante de l'histoire, accessible aux préjugés,
quelquefois mêtne égarée et passionnée par le plus vulgaire char-
latanisme, mais la nation éclairée, réfléchie, vraiment compétente,
c'est-à-dire l'Assemblée nationale, assemblée la plus loyale, la plue
sincèrement patriotique, la plus capable, en un mot, de donner une
égale garantie au peuple et au roi.
« li ne peut y avoir amoindrissement pour personne à se rendre
ans vœux de la nation ainsi exprimés, à lui sacrifier, non pas un
principe d'autorité, maiB un sentiment: intime et personnel.
« Quand les princes sacrifient quelque chose de leurs préroga-
tives nécessaires,, ils portent préjudice au peuple autant qu'à la
royauté. Nous le voyons, hélas I dans l'histoire de l'infortuné
Louis XVI, et ce n'est pas à Versailles qu'il est permis de l'oublier,
•bus quand un roi ne sacrifie i la pacification du pays tout entier
qu'une consolation ow une satisfaction qui lui est propre, H ne se
diminua* pas, il ne s'affaiblit pas ; il se grandit, au contraire, il se
fortifie1, et il' conquiert dans la reconnaissance publique le véritable
prix, la véritable récompense de son abnégation généreuse. »
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LES TOTÀTIVF S DE RESTiDEÀTICW APRÈS U GUERRE 7
Falloux constatait ensuite que la question n'était pas seilement
militaire mais civile et politique, qu'en dehors des rangs de l'armée
lepeuple trompé voyait derrière le drapeau blanc « l'ancien régime et
l'effarouchant cortège dont l'imagination populaire L'accompagne ».
Il recherchait enfin par quelle transition bous pourrions arriver à
la monarchie; il ne dissimulait pas qu'il n'espérait plus en M. Thiers
qui avait « préféré le premier rang au premier rôle » ; mais il
suggérait aux royalistes de se servir au besoin des princes d'Orléans
pour ouvrir la voie à leur aine : « M. le duc d'Aumale», — disait-il,
et ce fut là le passage le plus incriminé de son discours, — « est
peut-être le plus éloigné de nous; cependant, s'il prenait des enga-
gements d'honneur, qui refuserait d'y croire? » 11 n'avait pu déve-
lopper ses idées sans soulever à l'extrême droite plus d'un murmure
et d'une interruption. M. de Franclieu s'était emporté violemment;
M. de Vogué, que nous avions prié de nous présider, avait eu peine
aie calmer; et, le lendemain, le journal de M. le comte de Gham-
hord, f Union, dénonçait le discours en le dénaturant; puis, durant
toute une année, ne cessait plus de l'anathématiser, si bien que
Falloux se décida enfin à le publier dans le Correspondant avec
cette épigraphe : Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur l
Pour nous, ces paroles indiquaient un terrain où nous pouvions
prendre position et tendre la main à des alliés; nous résolûmes de
nous y établir.
A notre arrivée à Versailles, la majorité conservatrice se rassemblait
tout entière sans distinction de nuance et prenait des déterminations
communes à l'H6tel des Réservoirs sous la présidence d'un membre,
tantôt de la droite, tantôt du centre droit. Mais bientôt, sans
renoncer à ces réunions générales, nous en vînmes à former des
réunions particulières. Le centre droit eut d'abord la sienne; elle
prit à «es débuts le nom de M. Saint-Marc Girardin qui l'avait
fondée et avait été le premier à la présider : homme d'un caractère
trop droit, d'un esprit trop ouvert pour n'être pas conciliant. A
.son tour, l'extrême droite s'organisa et se réunit & l'impasse des
Chevau4égers, d'où la dénomination qui lui resta. La droite modérée
n'avait elle pas également besoin de se concerter pour ^gir? Ërnoul
.le premier lui proposa de former une réunion distincte et de for-
muler un programme définissant sa politique. Comme il allait i ce
jnoment plaider en province, ce programme auquel il donna», d'ail-
leurs, son plein assentiment, fut rédigé par Depeyre, Cumont, Bara-
gnon et moi. Le voici :
« Quand la nation, au lendemain de nos désastres, s'est adressée
aux honnêtes gens leur demandant >de s'unir contre le césarisme et
la démagogie» nous Avons répondu <à son appel.
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8 SOUVKMRS POLITIQUES
« A Bordeaux, sans engager l'avenir, nous avons concouru à la
création du gouvernement actuel, lui demandant surtout de rétablir
Tordre, la sécurité publique et de faire franchement de la politique
conservatrice avec le concours du grand parti. conservateur. Ce que
nous lui avons demandé dès le premier jour, nous le lui deman-
dons encore et nous continuerons à marcher dans cette voie, sans
nous départir de la prudence et de l'esprit de conciliation que nous
impose là gravité des circonstances.
« Fidèles au mandat qui nous a été confié, l'objet constant de
nos efforts est de préserver le pays de nouvelles catastrophes, de
relever sa fortune, d'assurer son avenir.
ce Ce serait trop peu, en effet, de maintenir à la surface une
tranquillité précaire. Une grande nation ne peut vivre au jour le
jour, perpétuellement livrée aux hasards des événements, aux sur-
prises de l'imprévu : il faut que le lendemain lui appartienne.
« Aussi devons-nous dire à la France comment elle pourra, selon
nous, Dieu aidant, mettre un terme à ses malheurs et reconquérir,
avec des alliances, le rang qui lui appartient en Europe.
« Nous considérons la monarchie comme le gouvernement naturel
du pays et, par monarchie, nous entendons la monarchie tradition-
nelle et héréditaire. Elle a fait la France, elle lui a donné pendant
des siècles la stabilité et la grandeur; en 1789, elle allait d'elle-
même au devant des réformes; en 1814, elle fondait la liberté en
même temps qu'elle sauvegardait l'intégrité du territoire.
« Voilà ce que nous devons à la monarchie; voilà quels sou-
venirs et quelles espérances nous animent, quand nous poursui-
vons l'union du pani conservateur, quand nous la sollicitons dans
la maison royale.
« La monarchie héréditaire, représentative, constitutionnelle,
assure au pays, avec son droit d'intervention dans les affaires et
sous la garantie de la responsabilité ministérielle, toutes les libertés
nécessaires : libertés politiques, civiles, religieuses ; l'égalité devant
la loi ; le libre accès de tous à tous les emplois, à tous les honneurs, &
tous les avantages sociaux; l'amélioration pacifique et continue de
la condition des classes ouvrières.
« Cette monarchie est celle que nous voulons ; respectant d'ail-
leurs notre pays autant que nous l'aimons, nous n'attendons rien
que du vœu de la nation librement exprimé par ses mandataires. »
Ce programme une fois rédigé et adopté par la plupart de nos
amis de la droite modérée, nous nous demandâmes s'il convenait,
avant de le publier, de le communiquer à M. le comte de Cham-
bord. Nous ne pensions pas en général avoir à lui soumettre nos
actes parlementaires. Mais lorsqu'il s'agissait de la constitution
même de la monarchie, comment se passer de l'assentiment du
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GOERRE 9
monarque? comment s'exposer à son désaveu? Dans le dessein de
le ménager, nous nous étions abstenu de parler du drapeau ; nos
sentiments à cet égard n'étaient point douteux; la note que nous
avions communiquée aux journaux après son manifeste les avait
assez fait connaître, et maintenant nous nous proposions de lui
laisser devant le pays l'honneur et le mérite de la concession indis-
pensable. Enfin, pour le disposer favorablement, nous avions pris
soin d'insérer dans notre programme plusieurs formules employées
par lui-même. Ces précautions prises, le programme lui fut porté à
Anvers, où il se trouvait alors, par deux des nôtres désignés de sa
part comme personœ gratœ% Ernoul et Baragnon. Tout ce qu'ils
obtinrent, ce fut qu'il ne le désapprouvât point et le considérât
comme un acte parlementaire dans lequel il n'avait point à s'in-
gérer. Nos délégués ne manquèrent pas d'ailleurs d'aborder de
vive voix la question du drapeau; ils plaidèrent notre cause avec
chaleur, mais sans rien gagner, et revinrent â leur tour — le plus
fidèle ami d'Erncul le constate — inquiets et attristés1.
Cependant, comme ils partaient, Y extrême droite s'était décidée
tout à coup à joindre ses signatures aux nôtres et nou3 en avions
conclu d'avance que notre programme n'était point désapprouvé
par le comte de Chambord. En même temps nous étions avertis
que les princes d'Orléans, sans le signer eux-mêmes, conseillaient
à leurs amis d'y adhérer. Nous nous empressâmes en conséquence de
le communiquer à nos alliés du centre droit. Et ceux-ci, après
quelque hésitation, se décidèrent non point à le signer, mais à
nous adresser une lettre qui attestait leur accord avec nous et
témoignait en d'autres termes d'opinions pareilles. Il n'y avait
qu'une différence entre leur lettre et notre programme : c'est qu'au
lieu de se taire sur la question du drapeau, ils réclamaient for-
mellement qu'il restât tricolore.
Notre programme avait ainsi dépassé de beaucoup les limites
d'un simple groupe parlementaire; il devenait le manifeste et
comme la charte d'un grand parti national, appelé, il lui était
permis de le croire encore, à disposer du sort du pays. Mais à
mesure que ce programme prenait plus d'importance, il devenait
plus difficile à publier; soit à droite soit au centre droit, plus d'un
de nos amis appréhendait l'ébranlement qu'amènerait une telle
publication ; et si, comme il y avait lieu de le craindre, elle ache-
vait de rompre la trêve précédemment consentie avec M. Thiers, la
responsabilité que cette rupture ferait peser sur nous. De telles con-
1 Merveilleux- Ou Vignaux. Un peu d'histoire à| propos d'un nom, Ernoul,
p. 34. Je me référerai plus d'une fois à cette intéressante et consciencieuse
biographie.
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tO SOCVBHRS POLITIQUES
sidérations n'étaient pas celles qui d'ordinaire touchaient le plus
Fextrêtne droite; en cette occurrence cependant, die redoutait
d'afficher la déclaration qui, lui étant devenue commune avec nous,
ne pouvait plus paraître sans son assentiment ; il fallut donc eir
différer l'apparition. L'occasion de la mettre au jour ne devait
jamais se présenter.
Tel qu'il était cependant et même dépourvu de publicité, l'acte
ne restait point sans valeur. Cent quatre-vingts membres de
l'Assemblée s'étaient engagés à rétablir la monarchie traditionnelle
et constitutionnelle, une centaine d'autres avaient adhéré à cet
engagement en arborant en même temps le drapeau national
C'était de beaucoup la portion la plus considérable de la majorité
conservatrice qui se prononçait et montrait clairement par qui 1»
monarchie pouvait être rétablie, à quelles conditions.
Cependant il ne nous suffisait pas d'opérer l'union monarchique
au sein du Parlement, nous travaillions en même temps & la pré-
parer dans la maison royale ; et nous recommencions à pousser
yers Frohsdorf le comte de Paris, arrêté en route par le manifeste
dis Ghambord.
A l'ouverture du débat sur la loi militaire, au mois de mai 1872,
le duc d'Aumale -fit ses débuts à la tribune et s'arrangea pour
coudre à son? discours de soldat expérimenté une péroraison poé-
tique attestant son attachement au « drapeau chéri, longtemps le
symbole de la victoire et resté dans nos malheurs l'emblème de la
concorde et de l'union ».
Tandis que beaucoup de membres de la droite regrettaient, non-
pas qu'il gardât ce sentiment, mais qu'il eût tenu à le manifester,
comme à plaisir, à rencontre de l'aîné de sa race, Kerdrel et
Dampierre eurent en même temps l'idée de tirer parti de cette
manifestation ; ils rallièrent à leur projet les trois délégués de )*
droke qui avaient abordé les princes à Dreux ; et, le dimanche sui-
vant, nous allâmes tous les cinq trouver d'abord le comte de Paris,
ensuite le duc d'Aumale, dans l'hôtel du Faubourg- Saint-Honoré*
qu'ils habitaient alors. Voici le langage que nous leur tînmes :
« La difficulté d'une explication au sujet du drapeau vous a tenus
jusqu'à présent à l'écart du comte de Ghambord. H ne vous conve-
nait ni de paraître d'accord avec lui sur cette question, ni de
l'aborder pour le contredire. Aujourd'hui, du haut de la tribune*
pour les siens et pour toi, M. le duc d'Aumale s'est expliqué. Qui)
l'ait fait opportunément ou non, nous n'avons pas à l'examiner; il
Ta fait et dès lors rien ne vous retient plus; rien ne vous empêche
d'accorder aux royalistes, par une visite à Frohsdorf» le gage que
vous leur avez donné le droit d'attendre. »
Ainsi pressé par cinq interlocuteurs qui se relayaient en qudqoe
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LIS TENTATIVES DE RtSTMJRAIlOll APAÊS LA GUERRE U
sorte autour de loi, H. le comte de Paris fit faoe à noire assaut avec
bonne grâce, clairvoyance et franchise. Sans se refuser péiemptoi-
rement à la visite, il en prévoyait vis-à-vis soit du comte d*
Ghamberd après les dispositions qu'il Avait montrées, soit rte
l'opinion publique en France, les inconvénients et les périls. Quant
au duc d'Aumale, qui craignait de s'être brouillé avec la droite,, il
nous sut gré de revenir aussi promptement auprès de Jui et se
montra ce jour-là peut être plus conciliant que son neveu.
Au fond, taat que le gouvernement de fil. Tbiers subsistait, les
princes reculaient devant une démarche qui paraîtrait l'ébranler;
la démarche devait s'accomplir après sa chute.
IV
Je l'ai déjà constaté : ce n'est pas en vue de rétablir la monarchie
que l'Assemblée nationale a renversé M. Thiers; c'est afin de
reprendre elle-même possession du gouvernement et de fermer la
route au radicalisme. Pour que la majorité conservatrice qui avait
porté H. Tbiers au pouvoir le renversât, non seulement il a fallu
l'appoint de quelques voix républicaines et le vote d'un grand
«ombre d'hommes nouveaux, sans parti-pris ni engagements
préalables quant à la forme du gouvernement; mais de plus les
royalistes de diverses nuances qui, sans composer à eux seuls cette
majorité, y tenaient cependant le plus de place, ne trouvaient pas
alors leur roi prêt à être présenté à la .France et par conséquent
n'avaient ni bâte ni moyen de changer de régime. Ce qui détermina
la chute de M. Thiers dans le moment où il tendait la main à la
gauche et risquait de lui livrer l'Etat, ce fut bien le sentiment d'un
« péril social ». Le mot prononcé alors fit sourire plus d'un poli-
tique qui se croyait avisé; le péril n'en menaçait pas moins, dès
cette époque, fortune publique, magistrature, Eglise, armée, toutes
les institutions et toutes les croyances dont vit un peuple. En faoe
du précipice et déjà sur la pente, les conservateurs, sans ae
croire assurés du triomphe, s'étaient refusés aux transactions et
résolus à la résistance. Mieux vaut, avait dit le chef qui les condui-
sait au combat, mieux vaut tomber en défendant le rempart qu'en
ouvrant la porte à l'ennemi.
Les conservateurs l'avaient emporté, et il (est rare que la victoire
n'amènepas les vainqueurs plus loin qu'ils ne le présumaient avant
-de l'avoir gagnée. Une fois M. Thiers tombé et i la plupart des répu-
blicains éloignés du pouvoir, le principal obstacle, à «la monarchie
'parut écarté; tes monarchistes reprirent leurs egpéranees, revin-
rent^ leur dessehvet ;la restauration monarchique qui n avait ;pas
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M SOUVENIRS POLITIQUES
été l'objet immédiat de l'action sembla destinée bientôt à en devenir
le résultat.
Dans cette situation, quel était le mandat et quelle devait être la
conduite du gouvernement nouveau? Il devait d'une part, selon les
termes mêmes de l'ordre du jour qui l'instituait, opposer au radi-
calisme « une politique résolument conservatrice », de l'autre ne
point s'opposer à l'entreprise monarchique, sans en prendre d'ailleurs
l'initiative. Sous un chef d'Etat étranger aux partis, estimé de la
nation et très propre à remplir quelque temps la fonction d'un
monarque constitutionnel, le ministère du 24 mai avait à satisfaire
à cette double obligation. Au duc de Broglie revenait la charge de
le composer et de le diriger; ayant conduit l'assaut, il lui apparte-
nait d'occuper et de garder la place.
Ses meilleurs amis se demandaient comment il suffirait à sa
tâche. Destiné dès son enfance à la carrière politique, il n'avait
jamais cessé de s'y préparer. Tout ce qu'un esprit attentif et
sagace peut acquérir par l'étude, la réflexion, le commerce des
plus illustres survivants d'une autre époque, il le possédait. Mais
comme il débutait dans la diplomatie, la révolution de 1848 l'avait
rejeté, et le second Empire l'avait retenu, jusqu'en 1870, à l'écart
des emplois publics; il n'avait gravi aucun échelon, il n'avait fait
aucun apprentissage du pouvoir avant de devenir, à cinquante ans
passés, dans les conjonctures les plus difficiles, premier ministre.
Durant son ostracisme politique, les lettres avaient été son refuge ;
il avait exploré la philosophie et l'histoire et consacré son rare
talent d'écrire principalement aux questions religieuses. Sa mère,
protestante, mais par-dessus tout chrétienne et loyale, ayant promis
de l'élever catholiquement, il était devenu, dès sa jeunesse, un
catholique non seulement pratiquant, mais militant. Qu'il retraçât
dans une œuvre de longue haleine la destinée de l'Eglise sous
l'Empire romain ou qu'il débattit les problèmes soulevés par la
Révolution française, en s'appliquant à éclaircir par quels procédés
le christianisme s'adapte â la diversité des institutions humaines,
toujours il avait affirmé sa foi avec un accent qui ne pouvait
tromper. Cependant la société dans laquelle il avait éié nourri,
libérale et raisonneuse, demeurait indifférente et comme étrangère
à toute idée religieuse; il partageait ses tendances intellectuelles et
ses sentiments politiques, en sf efforçant de les associer aux doctrines
qu'elle n'avait pas. Il introduisait ainsi ses croyances dans un
milieu où d'ordinaire ses coreligionnaires ne pénétraient point et
qu'il leur importait fort de s'ouvrir; aussi auraient-ils dût priser
très haut son concours. Il en fut autrement. La différence de lan-
gage et des habitudes d'esprit le rendit promptement suspect aux
plus exclusifs de? catholiques qui étaient en même temps les plus
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US TWTAWVËS DE RESTADEATION APRÈS LA GUERRE 13
broyants et qui s'acharnèrent à le discréditer par des censures aussi
retentissantes qu'imméritées. Il ne se jeta pas moins dans la
mêlée à côté de M. de Montalembert pour dénoncer et, s'il se
pouvait, conjurer ce qu'il était mieux & même que personne de
discerner : les périls que faisaient courir à l'Eglise les excès de lan-
gage et de doctrine de certains de ses partisans. Il devint dès lors
le point de mire de leurs attaques, si bien que la franchise de sa foi,
qui lui aliénait les incrédules, ne l'accrédita pas comme il l'eût fallu
parmi les croyants : sa cause profita trop peu de son mérite. Il per-
sista cependant à servir cette cause, en poursuivant sans relâche
l'accord de la société moderne avec l'Eglise et, lorsque les Encycli-
ques ou les allocutions de Pie IX semblaient rendre cet accord
malaisé, en prodiguant ses efforts pour prévenir une rupture. Il y
employait tout ensemble la réserve et la flexibilité de langage
auxquelles il avait commencé de se former dans la seule carrière
qu'il eût abordée, la diplomatie, l'intelligence des temps et des
choses que lui avait donnée l'étude de l'histoire, enfin l'art des
distinctions exactes, parfois subtiles, qu'il devait à la dialectique
philosophique : ressources précieuses, quand elles sont dominées,
comme chez lui, par une invincible droiture. Ce furent ces qualités
qu'il porta, quand elle s'ouvrit pour lui, sur la scène politique.
Elles étaient particulièrement opportunes, au moment où il s'agis-
sait de concentrer contre un ennemi commun des partis longtemps
séparés par leurs antécédents et leurs préjugés, mais intéressés au
même ordre social. Aussi ne méconnaissait-il pas alors ce qui l'avait
préparé à sa tâche. En descendant de la tribune, après avoir rallié
aux transactions nécessaires les prétentions contradictoires : « Je
fais ici, — m'a- t- il dit plus d'une fois, — ce que nous faisions au
Correspondant. »
Par malheur, il accueillait et maniait les idées plus aisément que
les hommes. Loin des affaires, habitué à vivre au sein d'une élite
restreinte et raffinée, il n'avait pas été formé d'avance à frayer ni â
compter avec le grand nombre. De là, malgré des traits agréables
et fins qui rappelaient l'origine italienne de sa race, un mélange de
gaucherie et de timidité où semblait percer le dédain, un abord éga-
lement dépourvu de l'autorité qui s'impose et de la bonne grâce qui
séduit, trop peu d'art ou trop peu de soin à se faire pardonner la
double supériorité de la naissance et du talent. Aussi n'attirait il
guère la plupart de ses collègues et savait- il mal, en dehors du
cercle de ses familiers, se préparer ou se conserver des partisans. Il
fallait le pratiquer longtemps pour l'apprécier comme il le méritait.
Mais ceux qui s'engageaient avec lui dans une entreprise le trou-
vaient loyal jusqu'au scrupule et incapable, tant que durait Faction,
de les abandonner; quant à ses adversaires, en dépit d'une humeur
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14 SÛ0VBHBS POLiTiQUSS
naturellement sarcastique, il se (gardait de les offenser eu de les
noircir; il pardonnait les injures non reniement par vertu chré-
tienne, mais aussi par fierté native, comme si ailes ne pouvaient
l'atteindre. Quand on lui signalait un «bovine gui lui avait joué un
mauvais tour et qu'on cherchait A exciter sa rancune-: «Beuhî
— faisaiul avec un petit geste dédaigneux, — il est si fatigant de
haïe. » Dans la lutte des partis, il lui était d'ailleurs su peu de £rè
de cette modération ; ceux qui la remarquaient, plutôt que de lui
en faire un mérite, aimaient mieux d'ordinaire n'y voir qu'un signe
d'indifférence hautaine .pour le commun des mortels.
De petits défauts tenaient ainsi ses grandes qualités en échec
et lui en rendaient l'emploi difficile. Il n'était pas jusqu'à son
organe, jusqu'à son allure, qui ne le trahissent à la tribune : il
avait la voix aigre et faible, une prononciation bredouillante, un
geste saccadé et, pour être entendu, il lui fallût mériter vingt fois
plus qu'un autre d'être écouté. Il s'en rendait compte; les dons
oratoires qui lui manquaient étaient ceux qu'il appréciait davantage.
Un jour, fatigué et souffrant, il avait dû répondre comme ministre
à une attaque imprévue, et sa réponse, péniblement énoncée, avait
été assez mal accueillie; il s'attristait auprès d'un ami de son
insuccès et, comme cet ami, pour le consoler sans le tromper, lui
disait : « Ce qui vous a manqué, c'est seulement la voix. — Aht
la voix, murmura- 1- il avec mélancolie, — n'est-ce pas tout pour
un orateur? » Et cependant, malgré tant d'obstacles, à force de
volonté, il s'était fait orateur. Ce n'était jamais sans effort ni san&
effroi qu'il montait à la tribune; mais une fois qu'.il l'occupait, ses
discours commandaient d'abord l'attention, bientôt le respect, enfin
l'admiration; et si Buflon a pu dire, non sans quelque mépris, de
l'éloquence populaire : « C'est le corps qui parle au corps », il est
permis d'attribuer à l'éloquence du duc de Broglie une qualité toute
contraire : c'était l'esprit parlant à l'esprit comme malgré le corps.
Avec cet esprit, qui se montrait au premier aspect ingénieux et
souple et se révélait ensuite haut et droit, il envisageait d'abord
les questions qu'il avait à discuter sous leurs faces diverses, il ser-
rait de près ses adversaires et leurs objections, puis s'élevait au-
dessus et dominait enfin le débat pour le conduire à la conclusion
qtfïl lui avait d'avance assignée.
Cette conclusion, il ne l'adoptait pas sans l'avoir .au fond de lui-
même rigoureusement pesée. Ce qui déterminait habituellement son
langage et sa conduite, c'était la clairvoyance, le courage et la
conscience. Jamais ni les embarras, ni les succès du moment ne
détournaient son regard de l'avenir. Je l'ai vu envisager le péril en
face, le mesurer et le braver plutôt que de laisser échapper par sa
faute une chance de salut pour l'ordre social en France. Plus on le
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LES TENTATIVES DE BEST.iDRATION APRÈS LA GUERRE Î5
fréquentait, mieux on découvrait l'effort continu de sa vertu. « (Test
te combat spirituel appliqué à la politique » , disait dte ses façons
d'agir un da ses plus fidèles et pénétrants amis. Combat, en effet,
-enixe les dégoûts que lui donnait son temps, la hauteur qu'il tenait
de sa race et le souci sévère et délicat du devoir que lui inspirait
sa faL
Tel était le chef appelé à conduire dans notre assemblée la
ligue conservatrice. Che£ incomplet sans doute, comme le sont tous
les hommes,, mate hors de pair, et que L'ingratitude des partis a
frustré d'une destinée égale à sa valeur. Il ne faut pas s'y tromper,
^u effet : L'impopularité qui l'assaillait jusque dans nos rangs et
qai trop souvent paralysait son action venait bien moins des
débuts que je n'ai pas dissimulés que de la funeste répugnance
des honnêtes gens de France à se reconnaître un chef et à le sou-
tenir. À deux reprises, la duc de Broglie n'en a pas moins relevé
et ramené ou maintenu au pouvoir le parti conservateur abattu :
une première fois en renversant M. Thiers; une seconde fois, dans
le désarroi où L'échec de L'entreprise monarchique nous avait jetés,
-en affermissant le Maréchal ;, et si, plus tard, en livrant une troi-
sième bataille, il a fini par succomber, il lui reste du moins l'hon-
neur d'avoir été, dans biplace assiégée et battue en brèche, le der-
nier à lésister.
La figure du duc de Broglie* la première fois qu'elle s'est ren-
contrée dans mon récit, m'a retenu ; pour l'esquisser telle qu'elle
m' apparaît à distance, j'ai quelque peu dépassé l'époque où ce
récit bous avait conduits. J'y reviens maintenant
En s'jpstallant au pouvoir, ni le nouveau chef de FEtat, ni le
chef du nouveau, ministère, ni ce ministère même, à le considérer
dans son ensemble, n'avaient de parti*pris à l'égard de la monarchie.
Trois ministres seulement appartenaient à la droite légitimiste :
Enoul, Dompierre dfHornoy et La Bouillerie. Ernoul, avocat à Poi-
tiers, s'était signalé par un trait de rare vaillance oratoire en sou-
tenant» te premier, contre M. Thiers et comme & I'improviste, les
griefs communs à tous les conservateurs; son début à la tribune
avait été salué parmi nous comme celui d'un Berryer venant de
praûnce et lui avait valu le portefeuille de la justice. L'amiral
îtompierre d'Horney, excellent homme d» mer, apportait au minis-
tère de la marine, avec la droiture du caractère, l'expérience de son
métier ; il était d'ailleurs peu versé dans la politique et, après s'être
montré bonapartiste sous L'Empire, s'était inscrit, je ne sais trop
pourquoi, aux Chevau-légers. La Bouillerie* fils d'un intendant
général de la liste civile du premier Empire et de la Restauration,
associé, à une maison de banque et allié à une famille de finance,
les Delahante, membre actif des œuvres catholiques, l'un des con-
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16 SOUVENIRS POL1T.QOES
fidents et délégués du comte de Chambord, s'était fait remarquer
comme rapporteur général du budget; on racontait qu'à ce titre
il avait été destiné d'abord au ministère des finances, mais que
les Rothschild, dont le concours semblait indispensable aux opé-
rations de ce ministère et qui voyaient d'un mauvais œil la maison
Delahante, l'avaient frappé d'exclusion, ce qui l'avait fait reléguer
au ministère de l'agriculture et du commerce. Le nouveau cabinet
n'y avait rien perdu du reste, le portefeuille des finances ayant été
confié & M. Magne qui l'avait eu sous l'Empire; en le reprenant,
M. Magne offrait au crédit public une garantie précieuse, en
même temps qu'une satisfaction inoffensive aux anciens bonapar-
tistes; car il se renfermait volontiers dans ses attributions spéciales,
traitait les a flair es avec une compétence reconnue de tous et les
exposait avec une simplicité et une rectitude qui désarmaient la
contradiction ; on citait, à son sujet, un mot aimable et juste du
comte de Chambord : « Quand je lis M. Thiers sur une question de
finances, il m'éblouit; quand c'est M. Magne, il m'éclaire. »
Ceux d'entre nous que hantait le spectre de l'Empire s'effarou-
chaient davantage de l'arrivée du général du Barrail au ministère
de la guerre et lui-même, en retraçant plus tard ses souvenirs,
s'est imaginé avoir eu à défendre le drapeau tricolore dans un
Conseil où personne ne l'attaquait. La vérité est qu'à la suite du
général de Cissey, qui avait organisé l'armée et sous le Maréchal
qui ne renonçait pas à la gouverner, ce brillant cavalier n'a joué
qu'un rôle effacé.
Les trois autres ministres, Batbie, Desseiligny et Beulé, apparte-
naient, sans attaches dynastiques, au centre de l'Assemblée. Batbie,
savant professeur de droit à la Faculté de Paris, avait été placé à
l'instruction publique. Esprit fin dans un grand et gros corps
informe (nous l'appelions l'éléphant subtil), il portait à la tribune
une parole lourde et sans ampleur, mais précise, frappante et
adroite; il était parmi nous le rapporteur habituel des propositions
et projets^de loi ayant un caractère politique et savait leur donner
une tournure juridique. Son rapport sur l'abrogation des lois d'exil
l'avait accrédité auprès des princes d'Orléans et de leurs amis, et
plus tard, le rapport où il avait réclamé contre le radicalisme un
« gouvernement de combat » lui avait gagné les conservateurs de
toute nuance que M. Thiers s'était aliénés. Desseiligny était de
ceux qui avaient le plus longtemps tardé à suivre ces conservateurs
dans leur opposition, et dont l'évolution à la dernière heure avait
décidé de l'issue de la lutte ; c'est à ce titre qu'il était entré dans le
cabinet; et, comme auparavant il avait fait avec honneur son chemin
dans l'industrie et qu'il débattait avec une facile abondance les
questions d'affaire, il avait paru bien placé aux travaux publics.
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LIS TENTATIVIS DK RKSTAURATlOIf APRÈS LA G DE BRI 17
Le poste le plus difficile, et que personne dan9 nos rangs n'était
préparé à remplir, était le ministère de l'intérieur. Par souci du
devoir et de la responsabilité, et non point assurément par goût
pour une besogne aussi épineuse, Broglie avait songé d'abord à se
l'attribuer. Lui-même m'a conté que le Maréchal, avec sa bon-
homie parfois assez brusque, l'en avait détourné en disant :
« Votre place est aux affaires étrangères ; il serait ridicule de vous
mettre ailleurs; du reste, à l'intérieur, vous mécontenteriez tous
les députés qui auraient affaire à vous. » Le premier ministre ayant
à diriger l'ensemble du gouvernement s'était résigné, sans doute
volontiers, à rester dans l'emploi spécial qui lui convenait davan-
tage et qui devait le moins l'absorber; en attaquant la politique
intérieure de M. Thiers, il avait déclaré qu'il ne voyait rien à
changer à sa politique extérieure, ni agents ni instructions; du
reste, dans l'état où nous étions encore, en quoi devait consister
cette politique sinon dans l'effacement, et quel champ ouvrait-elle
à l'activité d'un homme d'Etat? C'était au dedans du pays que le
nouveau gouvernement avait besoin d'agir tout d'abord et, là, son
principal instrument devait être le ministre de l'intérieur. Faute
d'un personnage approprié d'avance à la fonction, un homme de
lettres que la politique avait attiré, un critique d'art, érudit et
délicat, qui venait de montrer dans nos manœuvres parlementaires
un esprit vif et résolu, Beulé, avait été chargé de ce redoutable
fardeau. « C'est une expérience que nous tentons », avait dit le duc
de Broglie en le nommant; et, pour que l'expérience eût meilleure
chance de réussir, Beulé avait été doublé d'un ancien préfet,
H. Pascal, que M. Thiers et M. Casimir Périer avaient appelé au
ministère de l'intérieur en qualité de sous-secrétaire d'Etat l'avant-
veille du 24 mai, qui les avait lâchés la veille, et que les nouveaux
venus ramenaient le lendemain au même poste : ils comptaient sur
lui pour prendre en mains et renouveler dans la mesure nécessaire,
les rouages de la machine administrative. Ils devaient être prompte-
ment déçus. Dix jours après leur installation au pouvoir, une circu-
laire de ce Pascal, maladroitement rédigée au sujet des journaux de
province et de l'influence à exercer sur eux, fut plus maladroitement
encore envoyée à tous les préfets dont plusieurs restaient attachés
au précédent gouvernement et allaient être révoqués; elle tomba
entre les mains de Gambetta, fut dénoncée par lui à la tribune
comme une tentative de corruption de la presse, et souleva l'hon-
nêteté ombrageuse de bon nombre de conservateurs. Beulé ne sut
ni l'avouer ni la désavouer nettement, renvoya le lendemain celui
qui l'avait écrite, ne le remplaça pas et demeura déconcerté et
paralysé au ministère de l'intérieur.
10 octobre 1901. 2
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tS E0UYBTOR3 POLlTiQOIS
À ce premier moment, Beulé ne fat pas le seul du reste qui
parut inférieur à sa tâche. La plupart des nouveaux ministrasi sa
montrèrent comme étonnés de leur pouToir et, sait délicatesse dB
conscience, soit timidité de caractère, trop lents i l'exercer.
Fâcheuse inertie : car si régulière, si légale qu'eût été la victoire
parlementaire des conservateurs, le pays, habitué à voir son amrt
dépendre tour i tour des révolutions ou des coupa d'Etat, avait pria
cette victoire pour un coup d'Etat; il en attendait aa cbangemeat
soudain cF hommes, de maximes et de procédés, dit haut en bas du
gouvernement Ce changement tardant à s'accomplir, les radicaux*
d'abord saisis de panique, surtout en province, se rassurèrent et
relevèrent la tète; les conservateurs éprouvèrent un mécompte :
ils n'avaient pas atteint ce qu'ils s'étaient habitués i considérer
comme le bien suprême : la sécurité suis effort; ils n'étaient pas
débarrassés du soin de se défendre eux-mêmes et, dès lors, ne se
sentaient pas suffisamment gouvernés. En réalité, les nouveaux
ministres étaient loin de pouvoir réaliser toutes les espérances des
uns, toutes les craintes des autres; mais ce qu'Hs pouvaient, il
aurait fallu qu'ils le fissent promptement, que quelque mesure vint
attester leur vigueur et frapper vivement l'opinion publique; fat
lenteur de leurs actes en diminua la portée.
Cette lenteur toutefois ne les aurait pas discrédités si, pendant
qu'ils détenaient le pouvoir, la monarchie avait été rétablie. Ain»
que nous l'avons observé déjà, ce n'était pas à eux qu'il apparte-
nait de la rétablir, ils devaient seulement assurer à l'Assemblée
souveraine la liberté de le foire sans trouble, et cette tâche, qui ne
manquait ni de difficultés ni de grandeur, se trouvait précisément à
leurmesure. Image fidèle de notre majorité, quelques-uns seulement
avaient résolu d'avance de ramener la royauté légitime» mais aucun
n'était décidé à la repousser. Le premier d'entre eux, le duc de
Broglte, avait hérité de phis d'une prévention contre cette royauté;
il appartenait à une des rares familles historiques qui, élevées par
cHe au premier rang sous l'ancien régime, avaient abandonné sa
cause depuis 1789 et lui gardaient rancune de leur défection, les
Mémoires de son père en témoignent. Mais lui-même tenait sea
cœur bien au-dessus d'un tel sentiment. 11 avait observé de trop
près la monarchie de Juillet pour n'avoir pas discerné ce qui lui
avait manqué : un droit traditionnel comme fondement et pour
appui la classe la plus conservatrice de la nation ; aussi ne voulait-il
pas, quant k lui, gouverner sans cet appui et souhaitait-il sincère-
ment que sa patrie se trouvât replacée sur ce fondement. Ne fût-oe
que pour conserver dans l'Assemblée l'alliance du parti légitimiste,
il était obligé de laisser libre cours à l'entreprise monarchique. La
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 19
monarchie d'ailleurs, n'avait pas cessé d'être, à ses yeux, le régime
normal et naturel de la France, le seul capable de la relever d'une
déchéance à laquelle il ne se résignait pas; et la monarchie du
vieux droit, représentée par le dernier héritier de la branche aînée,
qui lui-même n'avait d'autres héritiers- qne ta peintes de la branche
cadette, la monarchie légitime et consitotiannelle étant alors offerte
à la nation, il ne voyait rien de plus désirable que son rétablisse-
ment, mate aussi rira de plus difficile peut être; il envisageait,
sans illusion le long éloignement, les obstacles et les ombrages
réciproques qui séparaient le prince de la nation, et décidé à
concourir à l'entreprise, quand il le faudrait, il ne renonçait pas,
en cas d'échec, à préparer à la France quelque autre abri. Prêt à
s'associer résolument à l'action, il ménageait au besoin la retraite.
Avec une tournure dtesprit très différente, le chef de l'Etat était
précisément dans les mêmes dispositions que le premier ministre.
Issu d'une vieille famille et entouré d'une parenté légitimiste, com-
pagnon d'armes des princes d'Qvléans en Algérie, élevé par l'Empire
au sommet de la hiérarchie militaire, il avait servi loyalement le*
gouvernements divers sous lesquels il avait vécu, sans s'inféoder
à aucun, uniquement dévoué à la France, mais dévoué sans réserve
et tout entier. Il avait accepté le pouvoir malgré lui, il était prêt &
le déposer sans regret et ne méconnaissait pas qu'il y aurait pour
lui plus de gloire à le transmettre au roi légitime qu-à l'exercer lui-
même. Mais il avait été mêlé dans lajbonne et la mauvaise fortune
d'une façon trop étroite à la vie même de la nation pour n'en «pas
connaître et 'partager leB instincts : à ses ^yeux une royauté qui
affecterait de n'être pas moderne, qui se présenterait & la France
sois d'autres couleurs qne celles que la France connaissait, était
absolument impossible et c'est bien lui qui a dit, comme on l'a
rapporté : « Contre le drapeau blanc les chassepots partiraient tout
seuls. » Aassi doutait-il que le comte de Chambord voulût et sût
régner et, tout en continuant à se prêter à l'entreprise, tout en
écartant les obstacles, autant qu'il éiaitjen lui, il fut un des pre-
miers, au fond de lui-même, à désespérer du succès.
C/de BIeaux.
La suite prochainement.
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L'ESPRIT NATIONAL
CHEZ LES POLONAIS D'AUJOURD'HUI
Le mois dernier, la presse européenne tout entière relatait les
faits qui se passaient en Allemagne, dans la petite ville de Wre-
scben. Presque au même moment où, de France, au mépris de tout
droit, Ton chassait d'humbles religieuses des écoles où elles ensei-
gnaient les enfants du peuple, la Prusse protestante intervenait
brutalement pour interdire aux prèlres du grand-duché de Posen
d'expliquer en langue polonaise, à leurs jeunes catéchumènes, les
dogmes de la religion catholique. Et là-bas, comme ici d'ailleurs,
on se servait de grands mots pour couvrir la vilenie des actions.
Si, à Paris et en Bretagne, il s'agissait de sauver la République, en
Allemagne, c'était mieux encore; il fallait, par un effort suprême,
« empêcher les Prussiens de se poloniser ». En déférant aux
tribunaux les maîtres et les parents, en faisant fouetter les élèves,
Guillaume II accomplissait une mission sainte et protégeait son
peuple. Lui-même prit soin de le proclamer bien haut, dans une
harangue enflammée qu'il prononça, en cette occasion, & Ma-
rienbourg.
Ce coup de force et ce toast impétueux du Kaiser qui, on le sait,
ne fait jamais les choses à demi, a eu, comme premier résultat, de
rappeler au monde civilisé qu'il existait toujours, et en dépit du
silence diplomatique, une question polonaise, qu'il y avait, au
centre de l'Europe, trente-deux millions d'hommes qui, vaincus
mais non conquis, entendaient, malgré le plus arbitraire des
partages, conserver leur personnalité, leur langue, leurs coutumes,
leur religion. L'empereur et son administration se chargeaient de
faire la preuve que cent quarante années de domination n'avaient
nullement affaibli les sentiments nationaux de ce peuple et qu'au-
jourd'hui comme autrefois, les Polonais voulaient rester eux-mêmes I
Il y a mieux : les persécutions de Wreschen, le procès qui les a
suivies à Gnesen, ont constitué pour tous les Polonais un exemple
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L'KSPRIT NATIONAL CBEZ LSS POLONAIS D'AUJOURD'HUI 2t
et un enseignement. Placés sous des maîtres différents, n'ayant
forcément entre eux que peu de rapports, beaucoup pouvaient
croire être les derniers croyants daas la race à laquelle ils appar-
tenaient. Les récents événements leur ont prouvé le contraire et
que leurs frères, tout comme eux-mêmes, avaient gardé intact le
flambeau de la foi patriotique. Si la Prusse veut renouveler, &
l'égard des Polonais les jours de haine de Bismarck; qui dirigea
surtout contre eux le Kulturkampf, elle trouvera en face d'elle des
hommes résolus et prêts & la lutte pour conserver leur patrimoine
traditionnel.
Guillaume II passera- 1- il outre, ou s'effraiera-t-il des consé-
quences de son geste belliqueux? Le discours beaucoup plus
modéré de Posen, qui suivit de quelques jours la philippique de
Btarienbourg, semblerait justifier plutôt cette dernière hypothèse.
Mais quelque décision que prenne le Kaiser, n'est-il pas inté-
ressait, après un tiècle et demi de démembrement, de passer en
une sorte de revue ce peuple qui, géographiquement, n'existe
plus, de rechercher dans cette lutte quotidienne qui, des vainqueurs
ou des vaincus, l'a finalement emporté, et de vérifier par là même
si le principe de la persistance des nationalités n'est qu'un axiome
sans valeur ou si la Pologoe, tout comme l'Irlande, se charge d'en
démontrer l'absolue vérité.
Plus que tous les autres, des lecteurs français ne sauraient
rester indifférents & une étude de ce genre. En dehors de la sym-
pathie naturelle qui va aux peuples malheureux et opprimés, la
France et la Pologne, malgré la diversité des races, ont toujours
eu Tune pour l'autre une attraction irrésistible. Un de nos rois,
Henri III, avant de succéder à son frère Charles IX, fut roi élu de
Pologne en 1575 et régna deux années sur les sujets qui, entre
tous les princes d'Europe, avaient voulu choisir un Français. Par
contre, nous eûmes une reine polonaise dans la personne de la
vertueuse Marie Lekzinska, l'épouse de Louis XV, l'aïeule des
trois derniers rois de la branche des Bourbons. A côté des sou-
venirs historiques, les souvenirs littéraires se dressent aussi vivaces;
Ronsard, le chef de la Pléiade eut comme ami intime le grand poète
polonais du seizième siècle, Jean Kochanow?ky.
Sous la Révolution, quand la France dut tenir tète à l'Europe
coalisée, les Polonais volèrent à son secours. En 1797, 7,000 d'entre
eux se trouvaient dans l'armée d'Italie et trois ans après, ce nombre
avait plus que doublé.
On sait quels furent les rapports de Napoléon 1" et des Polonais,
amibien ceux-ci espéraient en son génie pour la reconstitution de
l'antique royaume et comment Napoléon leur donna en partie
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n LE8PWT flATttKàL
satisfaction en érigeant le grand-duché de Varsovie. 80,000 Polo-
nais se mirent dans nos rangs pour la campagne de Russie et ceux
qui revinrent de cette sombre aventure suivirent la fortune des-
aigles impériales jusqu'en 1815.
Enfin, lorsqu'on 1870 éclata la guerre franco-allemande, les
Polonais voulurent en foule s'enrôler sous nos drapeaux. Le comte
Brauicki offrit d'équiper à ses frais une légion polonaise. Et si, par
crainte de mécontenter la Russie, le gouvernement de ta Défense
nationale refusa, 2,000 volontaires polonais s'engagèrent néan-
moins dans nos rangs. L'un d'eux, le général Bosak Hanke, trouva
une mort héroïque à la bataille de Dijon. Rappelons également
que les députés polonais protestèrent solennellement contre
l'annexion de l'Alsace* Lorraine.
Ce n'est pas seulement en versant leur sang pour nous que le
peuple polonais montra sa sympathie à notre égard. De tout temps,
dans la haute société, on y parla couramment notre langue et l'on
prisa notre littérature. « Nous apprenons le polonais par devoir,
y dit- on encore aujourd'hui, le russe ou l'allemand par nécessité,
le français par plaisir. » C'est par milliers que Ton compte là-bas
les précepteurs et les domestiques français, et les grandes maisons
d'édition parisiennes savent quel puissant débouché elles ont dans-
l'ancienne Pologne 1
Peut- être n'est-il pas inutile de rappeler en quelques lignes en
quelles circonstances et sous quelle forme eut lieu le démembre-
ment de ce royaume, l'un des plus anciens d'Europe, puisque si la ,
légende le fait remonter au septième siècle, son histoire authen-
tique existe depuis le dixième.
11 y a eu quatre partages de la Pologne : en 1772, 1793, 1795 et
1815. Le premier, auquel les dissensions intérieures qui existaient
dans ce malheureux Etat servirent de prétexte, se pratiqua entre
l'impératrice de Russie, Catherine, le roi de Prusse, Frédéric II*
l'impératrice d'Autriche, Marie-Thérèse. Cette dernière ne commit
ce grand crime contre le droit des gens qu'avec une certaine hési-
tation. Elle demanda l'avis du Pape et s'écria « qu'elle prostituait
son honneur et sa réputation pour un misérable morceau de terre » .
En sceptique qù-il était, Frédéric II s'émut peu de ces inquiétudes
et déclara « que Marie-Thérèse prenait toujours, en se plaignant,
toujours », et, de fait, l'Autriche ne fut pas la dernière à s'emparer
de lapartie de la Pologne qui lui était attribuée.
Ce royaume s'étendait alors sur une -superficie de 9,000 royria-
-mètres carrés et formait le plus grand Etat après la Russie. Il 4tait~
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chez les potemis d'iuJourdhoi ©
Borné, au nord, par ta Baltique et la Dwina; au nord -est, par les
territoires de Smofensk et de Pskof ; à l*e9tf par le Dnieper; au
and, par la mer Noire et les Karpatbes ; à l'ouest, par la Silêsie,
te Brandebourg et la Poméranie. Selon le vers de Victor Hugo,
Chacun selon ses dtents se partagea la proie.
La Prusse eut le grand-duché de Pbsen et les territoires environ-
Bants; l'Autriche, la Galicie; la Russie, la Lithuanie et raie portion
importante du centre de l'ancien Etat qui portait le nom de pays
de la Couronne et se subdivisait en petite et en grande Pologne. Le
restant fut constitué « Etat indépendant, sous le nom de Royaume.
Hais les Polonais, ainsi brutalement annexés, n'acceptèrent pas
cet état de choses. Il 7 eut des insurrections terribles et, à la suite
de chacune d'elles, les trois Etats complices restreignirent lai
partie qu'Es avaient hissé libre. En 1795, le royaume était réuni
à la Russie et, en 1873, était à peu près abolie la constitution1
spéciale qui le régissait.
Aujourd'hui, la Russie possède 606,000 kilomètres carrés de l'an*
ôenoe Pologne où habitent plus de 20 millions d'âmes, la Prusse
95,000 kilomètres carrés avec 5 initiions d'habitants; l'Autriche,
77,000 kilomètres carrés et 6 millions d'habitants. Soit un en-
semble de 3£ millions de Polonais, auxquels on doit ajouter pins
<fe un million d'hommes de même origine répartis dans la Silésie
prussienne et l'Autriche. Nous ne parlons, bien entendu, que des
Polonais, car avec les Juifs, les Allemands et les Russes qui y
séjournent, ces divers territoires ont une population de beaucoup
supérieure.
Avant d'entrer dans le détail de la vie polonaise, de rechercher
en chacune de ses manifestations à quel degré s'y accuse la persis-
tance du sentiment national, il nous faut tout d'abord parler de
l'administration poBtique et intérieure à laquelle sont maintenant
soumises les diverses parties de cet ancien Etat. C'est là une étude
nécessaire, car elle indiquera la plupart des moyens dont les em-
pires conquérants usent journellement pour tenter de ruiner d'in-
vincibles espérances et d'en détruire même le souvenir:
De plus, la Russie, fa Prusse et l'Autriche n'agissent pas en
Pologne selon un plan uniforme, mais d'après leurs tendances plus
ou moins autocratiques et leur tempérament particulier. Il s'ensuit
que tetfe chose permise dans la Galicie autrichienne sera, par
eienpie, défendue dans la Lithuanie russe. Par suite, la mesure
de la tolérance administrative nous servira d'étalon pour juger dé
ta soumission on de la résistance des Polonais et, souvent auçsî,
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24 L'ESPRIT NATIONAL
pour expliquer les différences apparentes qui se peuvent rencontrer
dans le nationalisme des provinces démembrées.
Les possessions russes se divisent en deux catégories. L'une
comprend l'ancien royaume, l'autre les Etats feudataires qui l'en-
touraient. Pour la première, le souverain russe s'intitule roi de
Pologne; pour la seconde, il est empereur autocrate, comme pour
les autres parties de ses vastes Etats. Le royaume a un gouverneur
général à Varsovie, présentement le général Tchertkov, sous les
ordres duquel sont dix gouvernements répondant à peu près aux
départements français et qui se subdivisent eux-mêmes en arron-
dissements, puis en communes. Les autres parties de la Pologne
russe forment des gouvernements indépendants. Ces différences
sont d'ailleurs purement nominales depuis 1873, année où la cons-
titution du royaume fut abolie, celui-ci étant désormais gouverné
selon les lois générales de l'empire. Là, comme partout, l'empe-
reur règne donc en maître absolu, sans qu'il y ait à son pouvoir
aucun contrepoids législatif.
Cependant, les communes possèdent une certaine autonomie.
Dans les villes, les habitants élisent des conseillers municipaux,
dont un employé du gouvernement est de droit président. Il a voix
délibérative et prépondérante, il peut opposer son veto et constitue
le véritable maitre de ces assemblées. Dans les campagnes, au
contraire, les paysans élisent eux-mêmes leur maire et le juge
communal. Ces deux magistrats sont surveillés par des « contrô-
leurs des paysans », qui existent à raison d'un par district et ne se
gênent nullement pour révoquer ou traduire devant les tribunaux,
les maires ou les juges qui ne leur semblent pas agir en sujets
fidèles du tsar.
On sait combien furent sanglantes les insurrections de 1831 et
de 1863. La première surtout, faite à une époque où la Pologne
avait encore une armée régulière, mit la Russie à deux doigts de
sa perte. Sans les néfastes rivalités des insurgés, la Pologne eût
probablement obligé l'empire moscovite à lui redonner son indé-
pendance; la garde elle-même, suprême ressource du tsar, dut mar-
cher contre les rebelles.
Par contre, l'insurrection de 1863, éclatant à l'improviste, sans
plan d'organisation, fut plutôt un acte de désespoir héroïque et
inutile. Aussi depuis lors, les Polonais ont-ils renoncé à tenter la
fortune des armes.
Hais pour être moins meurtrière, la lutte n'en continue pas
moins acharnée sur un autre terrain. Aux Polonais qui veulent
garder leur foi nationale, s'opposent toute une armée de fonction-
naires, soigneusement choisis, et qui savent que leur avancement
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CfllZ LES POLONAIS D'AOJOORD'âOI 25
dépend plus de la sévérité qu'ils montreront à l'égard de leurs
administrés que de leur mérite personnel. Aussi les dénonciations
pour manque « de civisme russe » vont- elles leur train et sont-
elles généralement accueillies avec complaisance I
Il n'y a pas longtemps, le gouverneur général de Varsovie pou-
vait faire arrêter et déporter en Sibérie qui bon lui semblait, par
simple mesure administrative. Maintenant, il doit déférer les cou-
pables aux magistrats, mais ceux-ci auraient trop peur, en pareille
matière, de montrer une coupable indépendance.
Il en cuirait d'ailleurs aux gouverneurs de ces contrées de se
montrer bienveillants. Ils sont tous sous la surveillance des gen-
darmes, sortes d'espions patentés, qui, en Russie, appartiennent
directement à l'empereur et établissent des rapports n'ayant pas à
passer par la voie administrative pour lui parvenir.
À la vérité, les exils en Sibérie ne sont plus maintenant très
nombreux, ils frappent surtout des prêtres, comme nous le verrons
en traitant de la religion, mais ces mesures de rigueur ne compor-
tent jamais de clémence. En 1863, ce fut par milliers que les Polo-
nais rebelles furent déportés en Sibérie. De ceux qui existent
encore, à quarante ans de distance, très peu ont obtenu de rentrer
dans leur patrie. On nous citait dernièrement le cas d'un jeune
homme, pris à dix-huit ans les armes à la main. Il en a, à présent
cinquante-sept et, malgré les pétitions de ses proches, n'a jamais
pu revoir la terre natale. Bien entendu, chaque fois qu'un Polo-
nais est envoyé en Sibérie, ses biens sont confisqués.
C'est par des mesures administratives que se poursuit, lente mais
implacable, la russification du royaume et des autres provinces
polonaises. Défense d'enseigoer la langue nationale dans les uni-
versités, les gymnases, les écoles primaires. Bien mieux, les écoliers
sont punis si on les surprend en train de converser en polonais.
Dans les établissements d'enseignemont secondaire, il y a des cours
sur la grammaire, la littérature, l'histoire polonaise, ils se font en
russe I
Hais l'idiome national n'en subsiste pas moins. Les parents ou
des précepteurs l'enseignent aux jeunes gens et ceux-ci persistent
tellement dans son usage journalier que les Russes qui suivent les
cours des gymnases, sont obligés de l'apprendre pour converser
avec leurs camarades.
Pour les campagnes, cette russification obligatoire de l'enseigne-
ment a un effet désastreux. Dans l'empire moscovite, les communes
rurales sont maîtresses d'organiser des écoles à leur guise et de
voter ou non les subsides nécessaires. Profitant de cette liberté,
plutôt que d'avoir une école russe, les paysans polonais préfèrent
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36 M6PWT HATIONAL
n'en pas posséder. Aussi beaucoup de petits campagnards ne
savent-ils ni lire ni écrire. Ce n'est pas de l'incapacité, car le
paysan polonais est intelligent et sût bien conduire ses affaires,
c'est un pur entêtement patriotique qui se transmet de génération
en génération et qu'il faut, en l'espèce, admirer.
Cette proscription de la langue polonaise se retrouve partout. En
justice, les actes de procédure et les jugements se rendent en russe,
en russe également se font les plaidoiries, et si un prévenu, soit
par réelle ignorance, soit par malice, oblige les magistrats à l'inter-
roge; en polonais, il est rare qu'il s'en tire à bon compte. Ce qu'il
y a de curieux, c'est qu'en dépit des efforts du gouvernement pour
amener un résultat contraire, la grande majorité des avocats sont
Polonais. Le même fait se vérifie dans les autres professions
libérales.
Par exemple, les portes de l'administration leur sont rigoureuse-
ment fermées. Tout au pins, et avec quelles précautions, en
admet-on comme garçons de bureau ou pour des emplois inGmes.
On prend même soin, pour les emplois administratifs, de faire
venir des gens habitant des provinces lointaines, afin qu'ils n'aient
aucun lien avec ceux dont ils devront contrarier par tous moyens
le génie national.
Autrefois, la plupart des chemins de fer sillonnant la Pologne
appartenaient à des sociétés privées. L'Etat les a naguère rachetés
de force et y a remplacé le personnel du terroir par un per-
sonnel russe. De même ont été transcrits en eusse les inscriptions,
règlements et affiches placés dans les gares.
Quant aux enseignes des magasins et aux plaques des rues, il
a fallu se montrer moins sévère et en autoriser la double inscrip-
tion en russe et en polonais. Même les magasins russes emploient
les deux langues, sans cela pas un Polonais n'y mettrait les pieds.
Dans les campagnes, les poteaux indicateurs sont également
bilingues, en dépit de la constitution du royaume votée au congrès
de 1815, n'ayant jamais été abolie en droit, et d'après laquelle
ces sortes d'inscripiions doivent être écrites seulement en polonais.
C'est dans le domaine foncier, que l'administration russe fait,
peut-être, le plus d'efforts pour ruiner la nationalité polonaise.
Avant 1863, toute la terre appartenait aux seigneurs, mus lea
paysans en occupaient une grande partie moyennant quelques
redevances : prestations en nature, journées de travail, etc. À
cette époque, d'accord avec toute la noblesse, le marquis Wielo-
pomkai, qui était le chef de l'administration civile, encore polo-
naise, voulut changer cet état de choses et rendre les paysan»
propriétaires des terres qu'ils occupaient. Tout était prêt, locaque
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CHI Z LK POUiWUB DUWOURD'HUl tî
l'insurrection qui survint si soudainement empêcha, le projet
d'aboutir.
Plus tard, en s'ëmparantlde l'administration,, la Russie prit ponr
son compte le projet du marquis Wieloponskai et le présenta comme
un bienfait du nouveau pouvoir. Peut-être* espérait-elle ainsi statta**
cher les paysans. Vain. espoir : ceuirci prirent la terre* mais restè-
rent Polonais ; les seuls lésés en l'occurrence furent jes seigneurs.
On leur avait promis une indemnité qu'ils attendent encore.
Ce partage qui s'opéra selon le bon plaisir des fonctionnaires, ne
fut pas toujours un modèle de justice. Tel fermier, connu par ses
opinions trop affichées, vit un de ses employés rendu propriétaires
à son lieu et place, du terrain occupé par lui. D'autre part, des
seigneurs qui eurent l'heureuse idéede verser aux distributeurs de
terres une gratification convenable, n'eurent pas à se plaindre de
la réparti tioo ; tandis qu* d'autres, moins perspicaces 9 se voyaient
complètement ruinés.
Sur les terrea laissées aux seigneurs subsistaient, de temps
immémorial , de» servitudes : droits de pacage, de pâturage, de
ramasser du bob mort à certains jours, etc. L'application de ces
droits donne naturellement lieu à des diseussions continuelles
entre paysans et propriétaires. Chaque fois l'administration inter-
vient habilement pour envenimer la querelle et créer entre les
castes un état d'antagonisme permanent.. Diviser pour régner, tel
eat 1« prinaipe machiavélique dont elle cherche à faire son profit,
fceureusemart sans grandi succès, car le souri, de défense contne
l'ennemi commun rapproche bion vite les antagonistes d'un
moment.
La Russie a également pris diverses mesures pour faire passer
la propriété foncière polonaise entre les mains de ses nationaux*
Après l'insurrection de 1863, les biens de plusieurs insurgés
ont été oonfiqués et donnés aux généraux rosses victorieux» De {dus
par une loi toujours en vigueur, les Polonais n'ont droit d'hériter
es terres cultivables ou de forêts qu'en ligne directe. Si l'héritage
wnt d'une ligne collatérale #u d'un ami, ils «oui obligés de le réa-
liser sar l'heure et l'administration tâche que ce soit un Russe qui
achète dans la Bologne moscovite qui est en dehors du royaume.
Les Polonais m'ont même pas le droit d'acquérir de la terre. Cepen-
dant les Russes n'étant pas toujours disposas à devenir proprié-
taires daos on pays oh ils sont mal vus, cette règle souffre, par la
force des choses, quelques adoucissements.
Actuellement, dans le royaume, malgré les efforts administratifs,
4a presque totalité de la terre appartient aux Polonais. Il n'en est
fan de même dans l'empire, et, à cause de la loi que nous venons
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28 L'ESPRIT NATIONAL
de mentionner et parce que des Russes y possédaient déjà avant
l'annexion . Un fait particulier y a également servi la cause russe.
Une princesse de la famille des Radzivill, l'une des plus nobles et
des plus riches de la Pologne, épousa naguère un Allemand, le
comte Wittgenstein, de la famille des Hobenlohe. A la mort de la
princesse, il fallut vendre les immenses propriétés territoriales qui
lui appartenaient, en vertu d'une autre loi qui défend aux étran-
gers de posséder des terres en Russie. Presque tous ces biens
furent achetés par des Moscovites.
Si nous passons dans la Pologne allemande, nous y trouvons
l'emploi des mêmes procédés pour détruire tout ce qui constitue les
manifestations nationales d'un peuple. Peut-être y sont- ils même
appliqués d'une façon plus brutale. En Russie, sans être terminée,
la lutte contre les Polonais aurait plutôt subi un léger adoucis-
sement en ces dernières années. Au contraire, en Allemagne, loin
de se molérer, son acuité et sa violence deviennent & chaque
moment plus marquées.
Bismarck fut, nous l'avons déjà dit, le metteur en scène du péril
polonais. Ne prétend-il pas dans ses Hémoires que c'est ce péril
qui le décida au Kulturkampf, de triste souvenir. Aussi n'eut-il
pas d'ennemis plus acharnés que les députés polonais du Reichstag.
Quand, en 1890, pour dissimuler sa disgrâce, le chancelier de fer
donna sa démission, il employa dans sa retraite de Varzin ses
dernières forces contre ce « péril polonais » qu'il dénonçait plus
fort que jamais. Sur ses ordre*, les journaux et les sociétés d'un
germanisme intransigeant fulminèrent et réclamèrent des mesures
rigoureuses.
Entre temps, les Polonais avaient traversé une période d'accalmie.
Le chancelier de Caprivi, qui avait succédé à Bismarck, semblait
leur montrer quelque bienveillance et disposé à chercher un modus
vivendi qui, tout en les gardant dans la dépendance de l'empire,
leur rendit le joug supportable. Le groupe parlementaire polonais
récompensa le chancelier de ses intentions en votant l'augmen-
tation de la flotte et les lois militaires. Etait-ce ce résultat auquel
voulait atteindre le gouvernement allemand, ou fut-il poussé par
les objurgations du vieui parti prussien dont Bismarck était l'âme,
il est difficile de se prononcer, mais au lendemain de ces votes, un
discours prononcé à Thorn par Guillaume II annonça la reprise
immédiate des hostilités. Bientôt le ministère Hohenlobe reprit, en
les aggravant même, toutes les mesures de germanisation inventées
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GBEZ LIS POLONAIS D'AUJOURD'HUI 29
par Bismarck. Les événements auxquels nous venons d'assister
montrent que le Kaiser n'a pas désarmé et il est évident qu'en
dépit des tendances modérées que l'on prête à M. de Bulow, celui-
ci devra suivre son souverain dans la croisade contre ces infidèles
d'un nouveau genre, coupables de n'être pas satisfaits qu'on leur
ait enlevé leur patrie, pour les annexer au noble empire allemand I
Le grand-duché de Posnanie, dont la capitale est Posen, est sous
les ordres d'un président de régence, les autres parties de la
Pologne allemande forment des gouvernements spéciaux, cobnus
sous les noms de Prusse occidentale et de Prusse orientale. Les
habitants de ces diverses contrées envoient des députés au par-
lement prussien, le Landtag, et au parlement de l'empire. À part
deux socialistes pour le premier et un seul pour le second, tous
sont catholiques et votent la plupart du temps avec le centre.
D'ailleurs, pour les questions intéressant le maintien de leur
nationalité, là, comme toujours, les divergences politiques dispa-
raissent et les Polonais font bloc sans qu'il y ait une seule absten-
tion. Aussi au Reichstag, démocrates et conservateurs, travaillent-ils
côte à côte pour la liberté de leur patrie. Quant aux conseils
municipaux, ils sont nommés par les habitants selon les lois électo-
rales ordinaires.
L'emploi du polonais pour les actes de la vie civile ou adminis-
trative est interdit, au moins avec la même rigueur qu'en Russie.
H est aussi proscrit de l'école et dans l'enseignement des profes-
seurs et dans les conversations entre élèves. Ceux ci risquent fort
d'être renvoyés si leurs parents s'entretiennent avec eux en polo-
nais, au parloir; aussi pour ne pas donner aux vainqueurs la satis-
faction d'entendre causer en allemand, emploie-t-on fréquemment
le français dans ces sortes de visites. Le malheur a rendu les
Polonais polyglottes.
Même prohibition pour les employés les plus infimes. Deux
lampistes des chemins de fer ou deux balayeurs des rues, parlant
de leors petites affaires dans la langue nationale, ne resteraient
pas vingt-quatre heures en fonction.
Pour la correspondance, c'est encore plus ingénieux. 11 n'est
pas défendu d'écrire les adresses en polonais, mais alors les lettres
mettent quatre fois plus de temps à parvenir à destination. Si l'on
va se plaindre à un employé, celui-ci répond gravement que
l'administration ne connaissant pas cette langue, il a fallu envoyer
la lettre en cause au bureau officiel de traduction, afin de ne pas
commettre d'erreur. Le plus drôle, c'est que si vous posez la
question en polonais à l'employé d'une administration si ignorante,
c'est en polonais qu'il vous répondra, car un fonctionnaire de
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Posnonie qm ne saurait pas lai langue dm pays serait voué i des
mécomptes continuels. Peut-être, après tout, radmihistcation prus-
sienne, comme le disait joyeusement un journal du cru, oonnatu-elic
assez le polonais pour le parier» mais pas assea pour le- lire I
Bu tant œa, en a bien ri dernièrement à Peaen du tour qui fut
jeaé à l'administration postale par un Polonais à la fois plaisant et
instruit II envoya deux lettres le même jour à la même adresse.
La anscription de l'une était en pelonaisv l'antre en hébreu. Cette
dernière arriva une semaine plus tôt à dnstinatioiu
Conséquence nen moins curieuse de cette ignorance officielle. Les
janrnanx rédigés m polonais doivent écrive en allemand l'adresse
de leurs abonnés», s'ils veulent que tes* numéros parviennent en
temps utile.
Les nom» des stations dans les gares, comme een des rues ne
doivent pas être écrits eu polonais et* à ce sujet, l'administration
allemande a renchéri sur l'administration russe. Cette dernière
s'est, en effet, contentée de transcrire les nom» propres en carac-
tères russes, tandis qu'en Allemagne on a changé' les désinences
et torturé ces noms propres pour en faire de véritable» citoyens
prussiens. 11 est encore heaneux qu'il soit permis aux partïcui»ra
de porter des noms à désinences polonaises!
Pour réaliser l'œuvre de germanisation, 1» gouvernement ne
a'en tient pas & ces: petit» moyens, il compte surtout pour arriver
&ses fins sur deux facteurs puissants.
C'est d'abord une société politique privée, à laquelle ses trais
fondateurs : Hanseomaffin, Kenuemano, Tiedemann, ont donné tours
nome. Dans la pratique (m n'emploie pour désigner ladite société
que la, lettre initiale de chacun d'eux EL K*. T. (prononcez akateur)
et l'état d'esprit qu'il faut posséder pour être un digne membre de
l'H. K. T. s'appelle akatisme.
Oa devine ce que c'est que l'akatisme, si l'on songe que cette
société a pour but de ruiner moralement et physiquement l'élément
polonais. Recrutés exclusivement parmi les protestants^ et surtout
en Prusse, les akateurs passent leur existence i réclamer contre
tes Polonais les traitements les plus rigoureux, les peines lest plus
sévères. Par des réunions, des meetings, des conférences, des
affiches, des pétitions, des brochures, des journaux, ils s'efforcent
•d'attiser et de rendre plus vive la haine des Allemand» à l'égard
de ces pauvres gens. A leur avis, le gouvernement, quand H per-
sécute, est trop humain, et quand il fait emprisonner cinquante
ft>l*naie patriotes, ce n'est pas pour le féliciter qu'ils lui envoient
une délégation, mais pour lui reprocher de n'en aveir pas arrêté
*ingt fois davantage.
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CHEZ LIS FOLOIilS D'AUJOURD'HUI 3»
Soi-disant par patriotisme, les akatenrs foot l'office de policiers.
Ub s'introduisent partout, surveillent les familles, s'interposent
dans les conversations privées et dès qu'ils croient avoir découvert
quelque chose de suspect, ils s'empressent de le dénoncer à grand
fracas, en proclamant qu'ils eut sauvé l'empire et ils le crient si
fort *jue l'administration parfois finit par le croire I
Disons-le à l'honneur île l'Allemagne, nombreux sont ses habi-
tants qui réprouvent les faits et gestes de ces jacobins d'outre-
Rbin, et à plusieurs reprises des orateurs du centre se sont élevés,
an Parlement, contre leurs exploits. Mais les akateurs flattent trop
les penchants de l'empereur et de la plupart de ses employés pour
que leur zèle burlesque et odieux puisse être efficacement réprimé.
Voici quels sont à l'heure actuelle les principaux desiderata de
1\H. K. T. 1° Suppression de tous les journaux imprimés en polo-
nais; 2° Retenue au régiment des soldats d'origine polonaise
quand ils ne parlent pas couramment l'allemand, après leurs deux
ans de serrice. 3° Limitation dans les grandes écoles et dans les
universités du nombre d'élèves polonais.
La deuxième machine de guerre, moins bruyante mus beaucoup
plus formidable en réalité, est de l'invention de Bismarck. Le
44 janvier 1886, le chancelier demanda au Landtag un règlement
spécial « pour protéger la propriété allemande dans les provinces
de l'Est ». Puisqu'on ne pouvait dénationaliser par les persécutions
cette population, il fallait la noyer sous l'immigration allemande.
U demanda donc et obtint un crédit de 100 millions de marks
\Ui millions de francs) pour acheter des terres polonaises et les
revendre à des immigrants allemands.
Ce crédit, qui fut bientôt augmenté de 100 autres millions de
marks, fut remis 4 la Commission de colonisation (Ansiedelungs-
Commission) instituée à cet effet.
Peur arriver plus sûrement à germaniser la terre, la Commission
n'a reculé devant aucun sacrifice. Les terrains achetés ont été
offerts aux Allemands- i 25 et 50 peur 100 de leur valeur, on y a
ajouté souvent le transport gratuit, les dons d'instruments aratoires
nu de graines, l'exemption d'impôts pour les premières années.
464,000 hectares furent acquis et l'on réussite en placer 100,000,
mais il parait que les acheteurs se dégoûtent vite de leur nouvelle
situation. Tout comme les Russes que l'on attire dans le royaume,
ils ne se plaisent pas dans un pays où la majorité des habitants
leur est hostite et le leur lait sentir; aiusai n'est-il pas rare qu'au
bout d'un an de demi ans, parfois d'un simple semestre, ils
revendent la terre avec un léger bénéfice, on même au prix coû-
tant, et dan* 1ns deux cas, le Polonais qui se présente oomme
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32 L'ESPRIT HATIOUÀL
acquéreur fait une excellente opération aux frais du trésor alle-
mand. C'est ainsi que la Commission a dû avouer dans un rapport
récent que le tiers des 100,000 hectares vendus avaient été repassé
en sous main à des Polonais.
Afin de permettre à ces derniers d'effectuer de tels rachats,
comme aussi pour leur éviter, dans les moments difficiles, d'écouter
les propositions de la Commission de colonisation, des banques
nationales se sont fondées. Elles portent les noms de Société
d'encouragement au commerce et à l'industrie, Banque des com-
merçants et des industriels, Banque foncière, etc. 11 y a dans la
Pologne allemande cent trente-quatre institutions de ce genre,
comptant une soixantaine de mille d'adhérents. Peut-être ont-elles
moins de ressources que la Commission, mais elles ont la faveur
publique, la bonne volonté et la collaboration gratuite de chacun.
On assure qu'elles possèdent au moins une quinzaine de millions,
mais il est difficile de vérifier l'exactitude de ce chiffre, car ces
sociétés, véritables centres d'opposition permanente à la germani-
sation, ne tiennent nullement, et pour cause, à faire connaître à
l'ennemi les munitions dont elles disposent. Eu tous cas, leurs
efforts gênent tellement le gouvernement que celui-ci va demander
au Landtag de porter les fonds de la Commission de colonisation
de 200 à 350 millions de marks 1
On voit que les Polonais, loin de s'épouvanter des méthodes de
combat employées contre eux, ripostent par des procédés iden-
tiques et souvent avec avantage. Ils agissent de même à l'égard
des akateurs. Ceux-ci sont fort malmenés par la presse nationale
qui est très nombreuse et dont nous parlerons plus loin. Leurs
actes, leurs faux pas y sont complaisamment signalés et tournés en
ridicule, leurs dénonciations discutées et vouées au mépris. Les
membres de cette association politique qui appartiennent au com-
merce et à l'industrie sont, en outre, boycottés par les Polonais qui
s'abstiennent de faire chez eux aucune emplette. Aussi y regarde-
t-on à deux fois avant de se mettre de l'H. R. T. qui, si elle attire
la faveur gouvernementale, ne va pas sans de sérieux inconvénients.
Il faut d'ailleurs remarquer que tout en luttant pied à pied avec
les Allemands, les Polonais manient leurs armes généralement de
façon plus courtoise. Leurs chefs les incitent sans cesse à ne
jamais perdre dans la lutte la libre possession d'eux-mêmes et la
juste modération qui doivent rendre leurs revendications d'autant
plus sérieuses. H. Sienkiewicz, l'illustre auteur de Quo VadisH ne
leur adressait-il pas, ces jours- ci, une lettre vibrante se terminant
par ces excellents conseils?
« Que les Polonais cherchent le salut, écrit-il, non dans une
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CHIZ LES POLONAIS D'AUJOURD'HUI 33
inimité semblable à celle que les Allemands leur ont vouée, mais
dans la dignité de leur attitude et la fidélité à leur idéal aussi. Us
auront pour eux le droit et la dignité. »
Quant à l'Autriche polonaise, qui comprend l'important royaume
de Galicie, nous aurons peu de choses à en dire, car, dans cette
troisième partie de la malheureuse Pologne, le pouvoir central s'est
montré aussi humain qu'il était cruel et injuste ailleurs. La Galicie
constitue un pays autonome gouverné par deux hauts fonction-
naires : le statthalter, sorte de vice-roi, qui représente le pouvoir
central, et le maréchal du pays, chef de l'autorité locale. Il y a
pour la Galicie une diète spéciale où se règlent entre Polonais les
questions intéressant uniquement le royaume. Les habitants de la
Galicie élisent des députés au Parlement austro-hongrois, le
Reichsrath. Cinquante-quatre d'entre eux forment un cercle (kolo);
il y a, en outre, cinq députés ruthènes, un socialiste élu dans une
circonscription de Cracovie et deux sauvages ne voulant faire
parue d'aucun groupe, mais n'étant pas moins animés que leurs
collègues polonais de l'esprit national.
Dans ce pays, les moeurs et la langue des habitants ont été res-
pectées, aussi les fonctions administratives et les professions libérales
sont-elles occupées par des Polonais. C'est dans la langue nationale
que se donne l'enseignement à tous les degrés. On demande uni-
quement aux Galiciens de respecter les constitutions de l'empire
d'Autriche et de ne pas faire de propagande séparatiste. C'est
encore trop peut-être, car les habitants de la Galicie ont été aussi
brutalement annexés que leurs frères de Russie et d'Allemagne,
n'empêche que beaucoup de ces derniers doivent envier leur
heureux sort.
Cependant, sans doute parce que l'on hait toujours le maître
que Ton ne s'est pas librement donné, si douces soient ses paroles,
si dorée et si longue soit la chaîne qui nous rive à lui, les habitants
de la Galicie font une opposition sourde à l'unité autrichienne.
Espérant que le démembrement de l'empire ne pourrait que leur
profiter, les Polonais ont été les seuls jusqu'ici, parmi les éléments
slaves qui se rencontrent dans l' Austro-Hongrie, à adhérer à l'alliance
austro-allemande et même à soutenir les efforts pangermanistes. Il
se pourrait, d'ailleurs, que les derniers événements de Posnanie les
fissent changer de tactique, au grand détriment des intérêts alle-
mands, car au lendemain des brutalités policières de Wreschen, le
cercle polonais du Reichsrath s'est réuni pour voter une véhémente
10 octobre 1902. 3
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SI L'ESPRIT NATIONAL
adresse de protestation, et, d'autre part, la presse galicienne en
relatant ees faits, a donné sans exception la même note indignée.
Ce n'est pas seulement par leur résistance énergique et constante
aux prescriptions administratives que les Polonais montrent la
vitalité de leurs sentiments nationaux. Il est deux points auxquels
peut toujours se mesurer la fidélité d'un peuple à ses traditions :
le respect de sa religion et l'amour de sa langue. Or, comme nous
allons le voir, en un siècle et demi de persécutions, la foi polonaise
s'est peut-être encore accrue, et jamais la littérature de ce pays
qui, malgré son démembrement territorial, a gardé toute son unité
morale et intellectuelle, n'a été plus florissante.
En Pologne, la religion catholique a toujours été confessée par
l'immense majorité des habitants. L'histoire relate une foule de
luttes entreprises par la Pologne au nom de la Croix. Au moyen
âge, et même plus tard, elle servit de barrière permanente à la
chrétienté contre l'islamisme débordant qui voulait l'envahir.
Rappelons entre autres la bataille de Vuarna (1444), où périt le roi
Ladislas III, et l'éclatante victoire de Jean III Sobieski qui, en 1683,
délivra Vienne et préserva l'Europe d'une terrible invasion des
Turcs. Faut-il noter que les troupes polonaises avaient comme
chant de guerre un cantique à la Vierge (Boga Rodzica Dzierwica)
attribué à saint Adalbert, patron de la Pologne, et qui constitue le
plus ancien monument de la langue de ce pays. Pour prix de tous
ces services, la Pologne avait reçu le titre de Rempart du chris-
tianisme.
Les siècles ont passé sans entamer cette foi religieuse si vive,
qu'on peut dire qu'elle s'est identifiée avec la foi nationale. De nos
jours, il n'est pas rare qu'un seigneur, au lieu d'embellir son
château, préfère ériger dans son village une église magnifique. De
même les paysans qui gagnent de maigres salaires et ont une
nourriture des plus frugales, apportent d'eux-mêmes et avec joie,
de quoi décorer leur paroisse ou procéder à des réparations. Aux
tournants de routes, à l'entrée des villages, on aperçoit fré-
quemment des calvaires, des statues de la Vierge et des saints»
soigneusement entretenus et indiquant la piété profonde de ce
peuple.
Depuis le partage de la Pologne, deux circonstances ont puis-
samment contribué i maintenir ce sentiment. D'abord, sauf en
GaMcie, les Polonais se sont trouvés appartenir à des nations schis-
matiques et pour lesquelles les croyances catholiques de leurs
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CHEZ LES POLONAIS D'ICJOURD'HCI 3S
nouveaux sujets étaient un titre de plus à la persécution. De plus,
jusqu'à présent, en Russie comme en Allemagne, la langde natio-
nale, proscrite de partout, était tolérée seulement pour les céré-
monies du culte et l'enseignement du catéchisme. Aller à l'église
catholique dans ces conditions, ce n'était pas seulement accomplir
un acte religieux, mais un devoir patriotique.
En dehors du culte catholique romain, diverses confessions sont
représentées en Pologne. Nous allons les énumérer rapidement.
1° Les gréco-catholiques ou uniates (union de l'Eglise grecque
avec Rome, ratifiée par le concile tenu à Florence en 1439). En
Russie, où elle avait un grand nombre de fidèles, l'Eglise gréco-
catbotiqne a été supprimée, par ordre de l'empereur, au milieu du
dix-neuvième siècle. Ses adhérents furent convertis de force à, la
religion orthodoxe schismatique et enregistrés comme tels. Ni les
protestations, ni la résistance de ces malheureux, n'ont pu empê-
cher ce monstrueux attentat à la liberté de conscience. On en a
emprisonné, exilé en Sibérie ou même exécuté autant qu'il a fallu
pour avoir raison du culte proscrit.
Au reste, à cinquante ans d'intervalle, la conversion des uniates
c'est qu'apparente. Ils sont restés fidèles à leur ancienne religion
et confessent clandestinement leur foi. En dépit des dangers qu'ils
courent, quelques prêtres ont eu le courage de rester parmi eux et
leur administrent les sacrements dans les bois ou, portes closes,
comme dans les premiers temps du christianisme. Quand un de ces
prêtres zélés est pris, il est aussitôt envoyé en Sibérie.
Officiellement, l'Eglise uniate n'existe plus que dans la Pologne
autrichienne, où ses rites sont suivis par une forte partie des habi-
tats de la Galicie orientale. Elle possède un archevêché dans la
ville de Lwow.
2* Les Arméniens catholiques se rencontrent également en
Galicie orientale. Ce sont des Arméniens établis dans les villes
&pais trois siècles et entièrement polonisés. Ils possèdent un
archevêque à Lwow, qui offre ce curieux et unique spectacle, d'être
fe &ge de trois archevêchés de rites différents, quoique tous trois
Connus par le Pape : l'archevêché uniate, l'archevêché arxnéno-
cathoHqne et enfin l'archevêché catholique romain.
1 3° Les orthodoxes schismatiques que l'on trouve dans la Podolie,
l'Ukraine, la Wolhynie et faiblement en Lithuanie. Ils habitent
surtout les campagnes. Naturellement ces orthodoxes sont traités
Pu ^ Russie avec bienveillance. Dans ces contrées, les grands
Propriétaires fonciers d'origine polonaise, et en général les habitants
<*& villes, sent catholiques.
4° Les protestants sont assez clairsemés. Ce sont, pour la jdu-
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36 L'esprit national
part, des étrangers d'origine allemande, nouvellement établis dans
le pays. Signalons, pour être complet, quelques familles polonaises
de confession calviniste. Elles descendent des rares Lithuaniens qui,
à l'époque de la Réforme, embrassèrent le protestantisme.
5° En Lithuanie, il existe quelques centaines de musulmans.
D'origine tartare, ils appartiennent à la noblesse ou à la classe des
propriétaires fonciers moyens. Ils s'établirent, il y a deux siècles,
en Pologne, séduits par les principes de tolérance et de liberté qui
régnaient dans cet Etat; ce sont tous de fervents patriotes polonais.
Le Coran a été traduit i leur usage par Buczacki.
6° Les Juifs sont au moins deux millions en Pologne. Ils tendent
même à augmenter dans le royaume, car on les persécute dans tout
l'empire moscovite, tandis que là, l'administration a assez à faire de
surveiller les Polonais chrétiens. Reconnaissables à la longue hou-
pelande noire dont ils se revêtent, les Israélites n'accusent pas
seulement en Pologne des différences de religion, mais s'isolent et
constituent en tout un peuple à part. Us sont adonnés à l'usure ou
au commerce. Hais s'ils contribuent au développement de l'indus-
trie par leur ingéniosité et leur esprit d'intrigue, ils l'avilissent
aussi par leur trop fréquente mauvaise foi et la qualité inférieure
de leurs marchandises. Généralement peu estimés de la population
indigène ou même étrangère, ils sont absolument libres au point
de vue confessionnel.
Nous avons raconté comment, d'un trait de plume, le gouverne-
ment russe supprima officiellement le rite uniate. Jusqu'à présent,
en dépit de l'aversion bien connue qu'il porte à toutes les religions,
en opposition avec le culte officiel de l'empire, il n'a pas osé agir
ainsi vis-à-vis des catholiques romains. Ceux-ci sont non seulement
tolérés, mais reconnus, puisque le gouvernement participe à la
nomination des évèques. C'est d'abord le chapitre de la primatiale
à pourvoir, qui formule une liste de candidats. Cette liste est
ensuite soumise au gouvernement et le Pape choisit entre ceux
qu'il maintient.
Par exemple, plusieurs églises ont été enlevées aux catholiques
pour être données aux orthodoxes. Pour essayer de propager la
religion officielle, on a du reste élevé une quantité extraordinaire
de temples orthodoxes. En aucune partie de l'empire moscovite, on
ne rencontre autant d'églises et de chapelles orthodoxes que dans
les territoires polonais appartenant à la Russie. On en compte plus
de 4,000, desservies par 10,000 popes ou religieux. Au regard de
la population orthodoxe, même en lui ajoutant les anciens uniate s,
5 à 600 de ces édifices seraient au grand maximum nécessaires.
Et ce n'est pas fini, on construit toujours. Ainsi Varsovie qui,
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CH1Z LSS POLORilS D'AUJOURD'HUI 37
pour quelques centaines d'orthodoxes, renfermait déjà deux su-
perbes églises, voit s'élever en ce moment une imposante cathé-
drale qui dressera ses dômes byzantins en face de l'hôtel de ville,
le vieux monument national. Il parait que le gouvernement voit, dans
cette multiplicité d'églises dévouées au culte de l'empire, comme une
seconde prise de possession de ce pays si éminemment catholique.
Uo grand nombre des fêtes que l'on célébrait en France avant
1789, sont encore maintenues en Pologne. Entre toutes, on y com-
mémore avec ferveur la fête de saint Stanislas, ancien évêque de
Cracovie, qui tombe le 8 mai. C'est une manière de fête nationale;
aussi, en Russie comme en Allemagne, est-il ordonné aux écoles,
gymnases et administrations de l'ignorer.
Les Rosses n'ont pas osé proscrire les pèlerinages. Il y en a
plusieurs très suivis, et dont le but est généralement un tableau
représentant la Vierge, et auquel on attribue un pouvoir mira-
culeux. Le plus célèbre a lieu au couvent de Tchenstohwd, près de
Varsovie, qui joua à plusieurs reprises un rôle historique.
100,000 pèlerins au moins défilent chaque année, le 8 septembre,
devant le tableau miraculeux qu'il renferme, et dont la copie existe
à Paris dans l'église de l'Assomption. Ce couvent a encore la parti-
cularité d'être le seul où sont tolérés les Pères de Saint-Paul qui,
avec les trois communautés de Capucins, forment toutes les con-
grégations d'hommes que l'administration ait laissées en Russie.
Les religieuses no sont guère plus nombreuses, elles se composent
de quelques Visitandines et de Sœurs de Saint- Vincent de Paul.
Puisque nous sommes sur la question des congrégations, disons
tout de suite qu'en Galicie, toutes sont admises, et que, dans la
Pologne allemande, on permet l'établissement de celles autorisées à
subsister sur le territoire prussien.
Quant aux processions en plein air, elles ont lieu & la Fête-Dieu
et aux Rogations, toutefois l'administration n'accorde jamais la
permission sans avoir soulevé de nombreuses difficultés.
Nous avons dit que la Russie et l'Allemagne laissaient s'accom-
plir les rites de la religion et l'enseignement du catéchisme en
langue polonaise. Ceci n'est plus vrai que pour le premier de ces
empires, puisque le procès de Gnesen nous a appris au mois d'août
que Guillaume II exigeait que le catéchisme fût désormais enseigné
dans la langue de Goethe. Aucune mesure de ce genre .n'a été prise
pour les cérémonies dans les églises, que fréquentent d'ailleurs les
catholiques allemands, comme les Polonais. Toutefois, pour ceux-là,
il y a dans les grandes villes des prêtres d'origine germanique qui
célèbrent à leur intention des offices à des heures spéciales, où
l'allemand est naturellement employé.
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3S L'ESPRIT NATIONAL
Pendant le Kulturkampf, entre tons, le clergé polonais eut beau-
coup à souffrir. Depuis, on le laisse relativement tranquille, mus
qu'un prêtre s'avise de critiquer en chaire une mesure gouverne-
mentale ou même d'exprimer son opinion dans une conversation
particulière, et l'on a vite fait de le traduire devant les tribunaux
et de le frapper d'une forte amende. On peut se demander si l'ère
des persécutions ne va pas se rouvrir, car le gouvernement de
Posnanie vient de recevoir l'ordre d'ouvrir une enquête sur tous
les prêtres polonais et de la faire remonter à vingt ans en arrière.
Ceci ne peut avoir pour but que de forger des armes toutes prêtes,
dont on se servira en temps utile.
En Russie, quoique l'exil des membres du clergé soit devenu
moins fréquent, il existe encore et ce sont les évèques qui y sont
les plus exposés. Us sont aux yeux de l'administration responsables
de tous leurs curés et pâtissent des prétendues fautes de ceux-ci.
De plus, parmi les prêtres, il s'en trouve forcément quelques-uns
qui pactisent plus ou moins avec le nouvel état de choses, et que
le pouvoir veut par conséquent favoriser. Si l'évêque ne s'y prête
pas, on le frappe sans rémission. Jusqu'à présent, le corps épis-
copal p olonais en Russie n'a pas eu la plus légère faiblesse à se
reprocher. Aussi, rares sont les évèques qui ont fini leurs jours
dans leur diocèse et n'ont pas été envoyés en Sibérie au bout de
quelques années de consécration. Prêtres et évèques sont d'ailleurs
l'objet d'une surveillance très particulière; c'est ainsi qu'ils ne
peuvent s'absenter sans autorisation administrative du lieu où ils
exercent le ministère. Quant à voyager à l'étranger, il est très rare
qu'on leur en accorde la permission.
Pour la Galicie qui a eu le bonheur d'échoir en partage à un
pays catholique, il n'y a rien à dire, et l'Autriche protège ouver-
tement une religion à laquelle elle appartient elle-même.
En parlant de l'administration, nous avons exposé qu'en Alle-
magne et en Russie, l'enseignement du polonais était interdit.
Dans toutes les classes de la société, cet enseignement se poursuit
néanmoins de façon clandestine et avec une ardeur qui ne se
lasse jamais. 11 n'est pas un Polonais qui ne parle couramment
sa langue maternelle, celui qui a reçu la moindre instruction a
d'abord appris l'histoire de sa patrie. Bien mieux, les étrangers
vivant en Pologne sont obligés par la force des choses de savoir
la langue proscrite. Matériellement vaincue, la race polonaise est
intellectuellement si intacte qu'elle contraint le vainqueur à parler
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^ Il
CHEZ LES POLONAIS D'AUJOURD'HUI 39
sa langue nationale et à connaître sa littérature. Est-il dans
l'histoire rien de plus beau que cette revanche pacifique d'un
peuple qui veut subsister quand même et a su , par son énergie,
compenser largement sur un autre terrain rinfortuae de ses
armes?
Les habitants de la Pologne appartiennent par leur origine à
la famille slave, mais, sans conteste, leur langue est la plus
cultivée de celles qui sont sorties de ce groupe important. 11 en
est de même de la littérature, qui compte neuf siècles de dévelop-
pement, alors, par exemple, que la littérature russe n'a pas cent
ans d'existence propre.
Surtout depuis la Renaissance, la Pologne a compté de bons
écrivains dans tous les genres : poésie lyrique et satirique, art
dramatique, histoire, critique, etc. Le roman est presque aussi
cultivé qu'en France et compte une pléiade d'auteurs de talent,
à leur tète se place Sienkiewicz dont les traductions * ont eu ces
dernières années des succès si éclatants. Biais comme l'on devait
s'y attendre, les malheurs de leur patrie ont plutôt porté les
écrivains modernes vers les sciences historiques. Ils se sont plu
à raconter ses infortunes et à chanter ses grandeurs, mais ils
le faisaient naguère de façon idéaliste, laissant volontiers dans
l'ombre tout ce qui ne leur semblait pas suffisamment glorieux.
Deux hommes de talent, le comte Stanislas Tarnowsky et Joseph
Syujski, ont bouleversé cette méthode, il y a trente ans, et ont
fondé en Pologne la véritable critique historique impartiale et
documentée. Ils ont été suivis dans cette voie par une foule
d'écrivains, dont il nous faudrait plusieurs pages du Correspon-
dant pour énumérer les seuls titres d'ouvrages. Que l'on songe
que la production littéraire est de plus de quarante mille volumes
et brochures par an.
Une branche littéraire également très cultivée, c'est la comédie
(comédie de mœurs ou vaudeville). Les Polonais sont friands de
théâtre, mais ce qui, chez les autres peuples, ne sert que de
distraction plus ou moins élégante, est regardé par eux comme
on nouveau moyen d'affirmer leur nationalité. Eo Galicic et dans
la Pologne russe, tous les théâtres sont desservis exclusivement
par des acteurs polonais. Qu'il s'agisse de musique, de prose ou
de poésie, c'est de la langue natale qu'il faut user pour faire
recette. A plusieurs reprises, le gouvernement russe a fait venir
des troupes moscovites : quel que fût le talent des acteurs, c'a été
1 Les lecteurs de cette Revue se souviennent d'en avoir eu la primeur,
grâce au talent si personnel de Mm« la baronne de Baulny.
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40 L'ESPRIT NATIONAL
toujours un fiasco complet, et l'administration, pour garnir les
banquettes désespérément vides, devait distribuer gratuitement
des billets à la troupe et aux employés. Aussi, même dans les
trois théâtres subventionnés qui existent à Varsovie (l'Opéra, le
théâtre de drame et de comédie, le théâtre d'opérette), on ne
joue qu'en polonais, soit les pièces du cru, soit les pièces étran-
gères. Pour ces dernières, c'est le répertoire français qui est
surtout mis & contribution. Il existe à Varsovie, pour l'instruction
des acteurs polonais, un Conservatoire de musique et de chant et
une école de diction et de déclamation, mais c'est surtout des
écoles similaires de Gracovie que sortent les comédiens les plus
célèbres.
Dans la Posnanie, les littératures dramatiques, allemande et
polonaise, également avancées, luttent pied à pied. Il y a des
théâtres des deux langues à Posen, mais pour les tournées qui
visitent les petites villes, elles ne font leurs frais que si elles
jouent en polonais. Là, comme en Russie, les pièces passent à la
censure, avant de voir le feu de la rampe et on en expurge soi-
gneusement tout ce qui pourrait s'interpréter comme une allusion
aux malheurs et aux espérances du peuple opprimé 1
Presque innombrables sont les sociétés littéraires qui se ren-
contrent en Pologne. Citons en tète l'Académie des sciences polo-
naises qui existe à Cracovie et renferme plusieurs savants illustres
à divers titres, la Société pédagogique de Galicie, les Amis des
sciences, dans toute la Posnanie, et surtout la Marievz Polska (la
Hère polonaise), qui a pour but de répandre à travers le peuple
l'instruction et la littérature nationales. A côté de l'encouragement
aux illettrés, la Caisse d'encouragement pour les ouvrages litté-
raires et scientifiques pratique largement celui des écrivains dénués
de ressources.
Les bibliothèques publiques, appartenant aux villes ou cons-
tituées par des fondations, sont en grand nombre et encore très
riches, bien qu'en Russie on ne se soit pas fait scrupule pour les
dépouiller au profit de Saint-Pétersbourg. Des conférences, des
réunions littéraires, des congrès ont lieu à tout moment, attestant
l'intellectualité profonde et originale des Polonais.
Quant au haut enseignement, il s'est réfugié en Galicie. A
Varsovie, l'université polonaise a été, en effet, remplacée par une
université russe et il est question d'établir à Posen une université
allemande* C'est donc par la force des choses que Cracovie
demeure le centre intellectuel de la Pologne. Son université, qui
comprend soixante- dix professeurs, est d'ailleurs une des plus
anciennes d'Europe, puisqu'elle compte six siècles d'existence. On
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CBEZ LIS POLONAIS D'AUJOURD'HUI 41
rencontre, en outre, à Cracovie une école polytechnique et des
écoles spéciales (eaux et forêts, institut agronomique, arts et
métiers, etc.). Une seconde université, également très florissante,
existe à Lwow.
La presse, qui est bien une des formes de la littérature moderne,
est très vivante en Pologne. On y trouve près de deux cents
publications périodiques ou quotidiennes, dont la moitié environ
paraît en Galicie. Les périodiques touchent toutes les branches
scientifiques et littéraires; il y a des revues spéciales de médecine,
de linguistique, d'économie politique, de sociologie, de droit, etc.
La plupart de ces revues ou de ces périodiques vivent bien et la
preuve, c'est que leur nombre augmente sans cesse. Les uns ou
les autres, avant d'être imprimés, doivent passer en Russie au crible
delà censure.
Donc la littérature et les sciences, en dépit du démembrement,
brillent toujours d'un vif éclat. Pour les arts, c'est mieux encore,
c'est pendant la domination étrangère qu'ils se sont développés.
La composition musicale dont le plus illustre représentant est
Chopin, ne date guère que d'un siècle et demi, et à côté des maî-
tres, nne multitude de sociétés se sont fondées pour interpréter
leurs œuvres. Quant à la peinture, elle n'est réellement cultivée
que depuis 1840 et a pris de nos jours une formidable extension.
Le plus illustre peintre actuel est Jean Mate y ko, qui a obtenu une
grande médaille d'or à l'Exposition de 1900.
Ce n'est pas seulement dans leur pays que les Polonais montrent
cette curieuse vitalité. Après les insurrections de 1831 et 1863,
beaucoup se réfugièrent à Londres, à Vienne, à Paris, partout ils fon-
dèrent des cercles, des journaux, des écoles. A Paris, bien qu'avec
le temps leur nombre ait beaucoup diminué, il existe encore un
Bulletin polonais, deux bibliothèques polonaises et deux écoles :
l'une aux Batignolles, fondée pour les garçons, par le prince Adam
Czartoryski et tenue par des laïques; l'autre pour les filles, dirigée
par les sœurs de Saint-Casimir.
A Chicago et au Brésil, où près de deux millions de Polonais ont
émigré, ceux-ci se tiennent comme dans la mère patrie. Rien
qu'aux États-Unis, il parait, à notre connaissance, treize journaux
en langue polonaise.
Que conclure de tout ceci, sinon que la Pologne est bien vivante
et prête, au moins autant que dans le passé, à revendiquer ses
droits, le jour où la justice immanente des choses, qui n'est pas
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42 L'ESPRIT HÀTIOHAL CHIZ US POLONAIS ^AUJOURD'HUI
toujours un vain mot, le lui permettra. Passée au terrible feu de
cent cinquante ans d'une triple domination étrangère, la nationa-
lité polonaise s'est comme purifiée et affinée dans l'amour profond
qu'elle porte à son histoire, ses croyances, ses traditions, sa langue,
à tout ce qui fait la force d'un peuple et justifie sa libre existence,
en lui donnant une personnalité propre.
En 1772, trois grands politiques entre tous ont cru supprimer
une nation, en découpant son territoire en portions inégales et
en se les appropriant. En 1902, sauf sur la carte officielle d'Eu-
rope, cette nation est plus florissante que jamais. En Galicie,
n'était la sorte de suzeraineté bénévole exercée par l'Autriche,
on s'y croirait avant le partage. En Russie, ayant l'avantage d'une
civilisation trois fois plus ancienne, les Polonais dominent de toute
leur hauteur l'élément moscovite et l'influencent à ce point que
le gouvernement a dû édicter une loi pour défendre aux orthodoxes
de se convertir au catholicisme. En Allemagne, on ne justifie les
persécutions actuelles que par la crainte de voir poloniser toute
une partie de l'empire. Ajoutons que dans la Posnanie, les Polo-
nais submergeront fatalement un jour les Allemands quand ce ne
serait que par le nombre, puisqu'ils ont augmenté depuis vingt
ans dans la proportion de 21 pour 100, tandis que les Prussiens ne
se sont accrus que de 12 pour 100. C'est ce qui a permis au comte
de Bulow de comparer, dans des propos peu dignes d'un homme
d'Etat, la fécondité des Polonais à celle des lapins.
L'officielle Gazette de Cologne affirme que le tsar et l'empereur
Guillaume ont récemment discuté la question polonaise à Revel et
sont tombés entièrement d'accord. Cette note serait-elle le prélude
d'une action commune entreprise à la fois dans les deux empires
pour réduire ces tronçons d'Etat, qui, comme ceux du serpent de
la fable, arrivent en dépit de tout à se rejoindre et à se souder
ensemble? Spectateurs impartiaux, nous ne pouvons que souhaiter
qu'il n'y ait là qu'un vain bruit. Quelque estime qu'ait su nous
inspirer le peuple allemand par son inlassable activité et sa force
d'expansion, quelque sympathie que nous ressentions pour la noble
Russie, si sincèrement amie et alliée de la France, il ne nous serait
pas possible d'assister froidement à une nouvelle tentative dégor-
gement d'un peuple malheureux. Si les tribunaux humains frappent
des peines les plus sévères l'assassinat d'un particulier, que doit-il
se passer au tribunal de Dieu pour ceux qui tentent de ravir
cruellement l'existence d'une nation entière I
Paul Delay.
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^v
LA CRISE D'AME D'ERNEST RENAN
A PROPOS D'UNE FUTURE STATUE ET D'UNE RÉCENTE PUBLICATION
EfiiïBST Rbhak, Lettres du séminaire (1838-1846). — Paris, Calmann Lévy,
1902, 1-350 pages in-8°.
Depuis dix ans que s'est terminée la carrière d'Ernest Renan,
on ne peut assurément prétendre que sa mémoire soit tombée dans
l'oubli ni que son influence ait cessé de s'exercer. Biais, après le
premier tumulte des articles nécrologiques et des éloges acadé-
miques, il s'était fait autour de son nom comme un demi-silence,
que la publication même d'oeuvres posthumes n'avait qu'impar-
faitement rompu.
Voici ce nom brusquement et bruyamment rappelé à l'attention
du grand public, par les âpres polémiques qui viennent de
s'engager autour de certain projet de monument. Par une coïn-
cidence qui n'est peut-être pas tout à fait fortuite, les héritiers
de Renan ont au même moment livré à l'impression sa correspon-
dance de séminariste avec sa mère, depuis les lettres de Saint-
Nicolas du Ghardonnet, qui excitaient l'admiration attendrie de
l'abbé Dupanloup, . jusqu'aux lettres d'Issy et de Saint-Sulpice,
où se trahissent les troubles, puis les déroutes de la foi. Sans
atteindre le même degré de perfection littéraire que les ouvrages
de l'âge mûr, ces pages griffonnées entre deux classes par l'enfant
de quinze ans ou l'adolescent de vingt-trois sont pourtant remar-
quables par leurs qualités de style. Elles ont de plus ce grand
intérêt de pouvoir nous aider â contrôler et à rectifier les Souvenirs
ienfance et de jeunesse, et de porter la lumière sur une crise
morale qui, pour n'atteindre directement qu'une seule âme, n'en
a pas moins eu des conséquences singulièrement étendues.
En ébauchant cette étude, je ne me dissimule point ma témé-
rité : sans parler de mon incompétence théologique, aucun, sans
doute, de nos lecteurs n'a perdu le souvenir ni de la topique
réfutation opposée par M. l'abbé Cognât à certaines réminiscences
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44 LA GRISE D'AME D'ERNEST RENAN
de son ancien condisciple1, ni snrtont de l'article si lumineux,
si complètement sacerdotal par son accent de foi et de charité,
qne Mgr d'Hulst écrivit ici au lendemain de la mort d'Ernest
Renan 2. De l'un comme de l'autre, j'essaierai an moins d'imiter
la courtoise réserve, qui est du reste au nombre des plus précieuses
traditions de ce recueil. L'exemple en est meilleur à suivre que
celui de certains polémistes catholiques, avec qui le Correspondant
s'est trouvé plus d'une fois en désaccord de ton aussi bien que de
pensée, et qui croient bien faire en contestant le charme de style
à Renan, comme la vivacité d'esprit à Voltaire. Nous ne nous
associerons pas davantage à ceux qui persistent à railler l'ancien
séminariste sur son obésité précoce ou sur sa démarche de rhuma-
tisant, fruit d'opiniâtres séances de travail dans des pièces sans
feu; s'il y a là de quoi faire sourire les superficiels gandins qu'un
maître ironiste nous montrait naguère absorbés dans la contem-
plation idolâtre de leur beau physique, quel homme sérieux pour-
rait faire cas d'un argument de cet ordre? Nous répudierons
même toute solidarité avec ceux qui, dans une pensée d'édification,
accréditent ou colportent des récits horrifiques sur les circons-
tances matérielles des derniers moments de Renan : pour la grande
majorité d'entre nous, dévots ou impies, sceptiques ou sectaires,
la mort, comme la naissance, s'accompagne d'un répugnant cortège
de misères physiques; le chrétien n'en devrait tirer qu'une con-
clusion générale, à savoir la vanité des biens de ce monde et la
folie d'un attachement prépondérant pour ce corps que tout ici-bas
prédestine à la corruption. Ce qui importe à la dernière heure, ce
n'est point l'état de dissolution de notre enveloppe périssable,
mais les dispositions de l'âme qui va s'en séparer. Si soigneu-
sement que Renan eût multiplié les précautions et les désaveux
contre un retour aux dogmes de son enfance, Mgr d'Hulst n'osait
point fermer complètement la porte à l'hypothèse d'une de ces
mystérieuses interventions d'en haut, « où la bonté de Dieu fait
une dernière fois ses offres à la liberté humaine, avant de s'effacer
devant la justice ».
Les Souvenirs racontent comment ML Dupanloup, devenu supé-
rieur du petit séminaire de Saint-Nicolas, en fit une institution
d'élite en racolant (qu'on me pardonne l'expressive vulgarité du
1 Les articles 4e M. l'abbé Cognât ont été réunis en volume à la librairie
Gervais (Téqui, successeur) sous ce titre : M. Renan hier et aujourd'hui.
' Correspondant du 25 octobre 1892*
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LÀ GRISE D'AME D'ERNEST RENAN .45
mot) tous les élèves brillants qu'on lui signalait dans les établis-
sements ecclésiastiques de province. En 1845, à la vue d'un
palmarès du collège de Tréguier, où Ernest Renan venait d'avoir
tous les prix de sa classe, il aurait d'office proposé une bourse au
petit lauréat breton.
11 doit assurément y avoir une part de vérité dans cette manière
de présenter les choses, mais elle ne semble pas absolument exacte,
d'après les termes du billet triomphant par lequel Henriette, la
sœur atnée dont l'influence fut si souvent décisive, annonçait à
Ernest son admission comme boursier à Saint-Nicolas. C'est un
bulletin de victoire plus qu'un cri de surprise, et Henriette parle
expressément de démarches faites par elle ou en considération
d'elle1 : si donc les succès scolaires de l'enfant firent aboutir la
requête présentée dans son intérêt, son entrée à Saint-Nicolas
ne résulta point d'une initiative purement spontanée de H. Dupan-
loap. Le détail a son importance, car il explique comment le
supérieur tarda quelque peu à distinguer son nouvel élève et à
s'occuper spécialement de lui.
Notons également une pointe d'exagération dans le tableau de la
nostalgie à laquelle l'auteur des Souvenirs aurait été d'abord en
proie, ainsi que presque tous les nouveaux débarqués de Bretagne
ou de Savoie. Sans doute, il était trop bon fils et trop délicat pour
chagriner volontairement ftlm* Renan par des confidences de cette
nature; mais un écoliçr de quinze ans est un médiocre diplomate,
surtout en face de sa mère, et la vérité finit toujours par lui
échapper. Or, s'il lui arrive de rappeler avec émotion les soirées
passées jadis au modeste foyer familial, il a soin d'ajouter que cette
tristesse « ne laisse pas d'avoir quelque charme », et de faire plus
loin une déclaration que le reste de sa carrière devait amplement
justifier : « Mon caractère n'est pas naturellement porté à la mélan-
colie. C'est une mauvaise herbe, dont j'ignore heureusement le
goût. » Un plus sûr indice encore est l'abondance amusante et
amusée des détails qu'il donne sur sa nouvelle vie.
Bien des motifs conspiraient d'ailleurs à le distraire des sombres
pensées qui auraient pu hanter son imagination. Sans parler des
procédés paternels des professeurs et surveillants, un grand vicaire
de Paris qui était Breton d'origine, l'abbé Tresvaux, avait l'exquise
1 Cette réserve formulée, on ne peut qu'être touché du ton d'exaltation
affairée qui règne dans les quelques lignes d'Henriette : « ... La joie m'ôte
toute raison... Je t'en conjure, mon ami, aussitôt ma lettre reçue, monte
dans le courrier avec le plus d'effets que tu pourras emporter...; sale ou
blanc, emporte tout ton linge... Dis à maman que c'est un avenir tout
entier pour son enfant... »
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46 LA GRISE D'AME D'ERÏIBST RENAN
attention, quand il venait au séminaire, d'entretenir ses petits
compatriotes dans leur dialecte natal. — Surtout, l'âme naïvement
et simplement pieuse d'Ernest Renan fat bientôt conquise par la
beauté des cérémonies liturgiques, la distinction de l'enseignement
religieux, l'attrait des exercices de dévotion. Sans avoir le ton de
la mysticité, ses lettres révèlent à cet égard ce que, dans le voca-
bulaire des pensionnats ecclésiastiques, on appelle communément
« un bon enfant » : attachement aux pratiques de piété, confiance
déclarée dans la protection de la Sainte Vierge, vif contentement à
la suite d'une retraite, tels sont les traits qu'on y pourrait relever.
Son accent de sincérité est incontestable, quand il parle de sa joie
d'avoir reçu la soutane, que revêtaient en ce temps-là dès la
seconde les élèves destinés à l'état ecclésiastique.
Autant pour le moins que le cœur, l'esprit trouvait de quoi
s'occuper à Saint- Nicolas. Sous l'impulsion du nouveau supérieur,
les études y valaient celles du meilleur collège universitaire, et le
lauréat de Tréguier s'aperçut dès les premières compositions qu'il
avait affaire à forte partie. Ses lettres témoignent, à la veille des
lectures de places, de cette fébrile anxiété que tous les bons élèves
ont connue, mais qui se doublait chez lui du souci de justifier la
faveur dont il bénéficiait. Il dut attendre jusqu'au mois de février
pour être classé premier !, et ne remporta à la fin de cette année
de début que le second prix d'excellence, battu par Alfred Foulon,
qui est mort cardinal archevêque de Lyon.
Ernest Renan a pris plaisir, vers la fin de sa vie, à décrire le
prestige attaché aux succès scolaires dans le milieu socialement si
mélangé de Saint-Nicolas : « Le plus pauvre garçon débarqué de
province, gauche, embarrassé, s'il faisait un bon thème ou quel-
ques vers latins bien tournés, était l'objet de l'envie du petit
millionnaire qui payait sa pension sans s'en douter. » C'est sa
propre histoire qu'il racontait là : avec l'admiration de ses cama-
rades, ses bonnes places lui valurent la sympathie de ses maîtres,
du supérieur surtout, déjà prévenu en sa faveur par une ou deux
lettres qu'il avait lues conformément à la règle.
Par la suite, Renan s'est montré injuste envers la mémoire de
Mgr Dupanloup, en souvenir sans doute de certaines polémiques
où il s'était senti meurtri sans en convenir : il a du moins toujours
« H pastichait assez agréablement à ce propos M*"» de Sévigné, en disant
à sa mère qu'il allait lui apprendre « une grande nouvelle, une nouvelle
que je ne vous ai pas encore annoncée depuis mon départ, une nouvelle qui
vous comblera de joie, une nouvelle que je vous annonçais plus souvent
autrefois, une nouvelle que je tâcherai de vous annoncer plus souvent
désormais ».
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Là CftISK D'IMI MBMST RINAH 47
reconnu et les qualités d'éducateur hors ligne de l'ancien supérieur
du petit séminaire, et la délicate générosité dont lui-même avait
fait l'expérience personnelle. Il n'a guère reproché à la pédagogie
de Saint-Nicolas que le développement exclusif de l'humanisme et
l'abus de l'émulation. Or, le culte des « belles-lettres», le souci du
style et de la forme était général alors dans tous les collèges,
ecclésiastiques ou laïques, et il est permis encore aujourd'hui de
se demander si tel ne doit pas être le but essentiel de l'instruction
secondaire. Quant à l'émulation, bien vieille tradition française
elle aussi, les inconvénients en étaient atténués au petit séminaire
par une vie religieuse intense, où l'on ne manquait point de prêcher
l'humilité.
L'élève de seconde et de rhétorique ne déguisait point l'ascen-
dant que le supérieur avait pris sur sa personne : « Quel homme
le bon Dieu m'a fait connaître en lui! C'est l'âme la plus belle et
l'esprit le plus élevé que j'aie connus jusqu'ici. » Ce qui est pins
significatif encore, ce sont les jugements, les appréciations d appa-
rence spontanée, où un œil exercé discerne bien vite l'empreinte
de l'éducateur. Ainsi, non seulement Ernest Renan revient avec
avec une insistance très justifiée sur l'éloge du P. de Ravignan,
grand ami de son supérieur, mais il écrit à propos de Lacordaire :
« II s'en faut beaucoup que la manière de prêcher de ce dernier
soit aossi pure que celle de M. {sic) de Ravignan : il a plus de
mouvement et de brillant, mais bien moins de goût et de raisonne-
ment. » De même, le jeune Trégorrois eût été incapable de conce-
voir de lui-même, à propos d'une rencontre avec Louis-Philippe,
cette ingénieuse conciliation entre les préférences légitimistes et la
reconnaissance du pouvoir de fait : « J'ai été bien content d'avoir
vu le roi, parce que après tout c'est un personnage historique
dont on parle et dont oa parlera beaucoup, et qu'il faut respecter,
on, au moins, la place qu'il occupe, soit justement soit injustement. »
Le voyage de Bretagne était alors long et coûteux : aussi, quand
venaient les vacances, le jeune Renan devait-il presque toujours
renoncer à retrouver sa mère; il s'installait, avec le plus grand
nombre de ses condisciples boursiers, dans la maison de campagne
que le petit séminaire possédait à Gentilly. La sollicitude de
l'abbé Dupanloup s'ingéniait d'ailleurs à procurer à ces déshé-
rités de la fortune d'attrayantes et instructives distractions, en
leur faisant connaître les monuments et les environs de Paris.
Dans ces récits de promenades, il y a d'agréables indications à
cueillir sur l'état des lieux et des habitudes il y a soixante ans :
c'est le bois de Boulogne, celui d'avant Haussmann et Alphand,
où les écoliers faisaient des parties d'ânes, comme aujourd'hui à
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48 Là CRISE D'AMB D'ERNEST RENAN
Montmorency; la Bourse, dont la rumeur rappelle au fils de marin
(qui devait, après tout, s'y connaître mieux que nous autres Pari-
siens) le grondement de la houle sur les rochers; la Madeleine
récemment achevée, dont notre écolier déclare l'extérieur « d'une
beauté ravissante »; c'est surtout l'émotion d'un premier voyage
en chemin de fer, de Saint- Germain à Paris, entrepris malgré les
recommandations de Mme Renan, laquelle avait, lors des adieux, mis
son fils en garde contre cette invention meurtrière du même ton
que prennent nos douairières pour jeter l'anathème aux automobiles.
Mais le principal charme de ces lettres de collégien est encore
la naïve et touchante tendresse dont elles sont empreintes. 11
parait qu'un « petit », dont Ernest était voisin à l'étude, lui mur-
murait un jour avec admiration, en voyant les pages se noircir :
« On est bien content dans votre pays, quand on reçoit de longues
lettres comme cela! » Ce « petit » était un homme avisé, et nous
aimons à nous représenter la joie de la pauvre mère, lisant et
relisant à son foyer solitaire les épîtres auxquelles mettait seule
des bornes la crainte de faire payer double port, ou celle de trop
écourter le devoir du lendemain. Les récits s'y entremêlent aux
protestations de tendresse, et aussi à des préoccupations beaucoup
plus matérielles, qui prenaient une importance parfois angoissante
en raison de la modicité des ressources. La bourse octroyée à
Ernest ne comportait point l'habillement : en réponse aux demandes
réitérées de sa mère, il lui fallait bien avouer parfois qu'il avait
besoin d'une lévite ou d'une paire de souliers. Mais c'est alors
surtout qu'il lui prodiguait les exhortations câlines à ne pas se
priver pour lui, à ne pas retrancher de sa vie telle ou telle habitude
qu'elle taxait volontiers d'inutile prodigalité : « Prenez tous les
jours votre petite goutte de café, quand vous aurez mal à la tête et
quand vous n'aurez pas : quand vous aurez mal, pour le chasser,
et quand vous n'aurez pas, pour l'empêcher de venir... Je vous en
prie, ne vous laissez pas souffrir du froid. Si votre petite provision
de bois était diminuée, renouvelez-la, ma bonne mère. » Toute
cette correspondance est d'un fils aussi tendre que confiant.
Dans les lettres d'Issy et de Saint-Sulpice, si la tendresse est
toujours demeurée la même, la confiance s'est amoindrie et l'ou-
verture de cœur s'est rétrécie. Leur seule lecture ferait deviner ce
qu'a pleinement révélé la réimpression de l'opuscule sur Ma Sœur
Henriette et la publication des Lettres intimes, à savoir que le
.séminariste allait ailleurs porter des aveux et chercher des inspi-
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LÀ GRISE D'AME D'ERNEST RENAN 49
rations. « Quel bienfait le bon Dieu m'a accordé en me donnant
une si bonne sœur 1 » avait jadis écrit l'écolier dans la candeur de
ses quinze ans. En réalité, désenchantée personnellement par les
épreuves de la vie, détachée prématurément de toute croyance
positive, Henriette Renan concentra jalousement toutes ses ambi-
tions sur son frère ; plus que résignée, joyeuse à la pensée de le
voir entouré d'une notoriété purement séculière, son incontestable
fermeté d'esprit contribua à abréger les hésitations et à brusquer
le dénouement, comme plus tard à pousser Ernest vers les sujets
d'histoire religieuse. Elle fut pour beaucoup dans la rupture de
son frère avec la foi catholique.
Mais de cette rupture, le principal intéressé demeure surtout
responsable. Quoi qu'il en ait prétendu, ses propres aveux établis-
sent que le mal vint d'abord non point de difficultés d'exégèse,
puisqu'on n'étudiait pas cette science à Issy, mais d'objections
philosophiques, et que le rationalisme l'avait séduit avant qu'il
pût lire une ligne d'hébreu. Un des directeurs d'Issy, M. Gottofrey,
eut avant lui-même l'intuition de son changement de convictions,
et l'en avertit d'un mot saisissant.
Ces doutes qu'Ernest Renan osait à peine s'avouer à lui-même,
on comprend qu'il n'en fasse point étalage dans ses lettres à sa
mère. C'est tout au plus si le lecteur averti peut surprendre quel-
ques lignes significatives sur les délices de l'argumentation philo-
sophique, ou sur les applications du doute méthodique1, ou bien
encore remarquer qu'au milieu de l'abondance des descriptions
matérielles, les pensées purement religieuses deviennent bien rares
et bien sèches.
11 fallut pourtant que le séminariste avertit sa mère que, sur son
désir, l'époque de la tonsure serait retardée pour lui. Il le fit en
termes très dignes, indiquant que si cette démarche n'était point
irrévocable pour la conscience, l'honneur du moins y était inté-
ressé : « Vous sentez que, pour un cœur bien né, uue promesse
équivaut presque à un engagement, à plus forte raison lorsque
cette promesse s'adresse à Dieu lui-même. » Quelques mois plus
tard, après s'être décidé, sur le conseil de ses directeurs, à surmonter
ce qu'ils appelaient une tentation, il écrivait à sa mère : « Je ne
regardai plus en arrière, tous mes doutes se dissipèrent et se chan-
gèrent en une heureuse confiance, et, le grand jour étant arrivé,
je m'avançai avec un calme et une joie dont je pouvais à peine me
rendre compte moi-même, tant elles {sic) contrastaient avec les
1 • C'est que, voyez-vous, les philosophes sont les plus drôles de gens du
monde : ils doutent de tout. »
10 octobre 1902. 4
—
50 LA GB1SE D'AME D'ERNEST RENIA
troubles qui avaient précédé. » L'accent parait bien celui de la
sincérité : mais que penser alors de cette confidence faite au bout
de deux ans à son ami Cognât : « Au moment où je marchais à
l'autel pour recevoir la tonsure, des doutes terribles me travail-
laient déjà; mais on me poussait et j'entendais dire qu'il est tou-
jours bon d'obéir. » On objectera que la contradiction n'est point
absolue : il a pu s'affranchir momentanément de ses doutes par un
vigoureux acte de foi et de confiance en Dieu9 pour y retomber
bientôt après, et oublier ou méconnaître par la suite la période de
sérénité morale qu'il avait traversée après l'ordination. Cette
période dura pourtant un certain temps, car il n'hésita guère i
franchir l'échelon suivant de la hiérarchie, en recevant les ordres
mineurs, et voici alors ce qu'il écrivait à Tréguier : « La consola-
tion et la douceur que j'ai éprouvées en m'attachant encore i
l'Eglise par ces nouveaux liens ne m'ont plus permis de douter que
ce ne fût la main de Dieu qui m'y encourageait. » Ce langage
pouvait être hyperbolique : nous avons peine à croire qu'il fût
entièrement contraire i la vérité; la perte de la foi ne se consomme
point en un instant, et l'âme tentée passe souvent par des alterna-
tives qui sont pour elle comme des occasions offertes de salut et de
fécondes résolutions.
A l'automne de 1843, Ernest Renan avait quitté Issy pour Saint-
Sulpice, où l'accueil lui fut aussi paternel. Il s'extasiait sur le
confortable et le caractère moderne de l'installation, avec une insis-
tance qui prêterait à sourire aux séminaristes d'aujourd'hui1. Il
vantait surtout la bonté des directeurs, qui lui témoignaient une
entière confiance et multipliaient pour lui les encouragements
comme les facilités. N'allèrent-ils pas, pour stimuler son zèle,
jusqu'à lui confier le poste envié de catéchiste à la paroisse? Il en
parlait d'ailleurs uniquement comme d'une distinction profitable
pour sa carrière ultérieure, et nullement au point de vue de l'apos-
tolat à exercer parmi les jeunes gens. De même, en annonçant sa
résolution de différer la réception du sous-diaconat, il mettait
surtout en relief l'entrave que la récitation du bréviaire apporterait
à ses travaux.
Tout lela était l'indice d'une vocation mal assurée : mais
Mm* Renan ne s'y arrêtait guère. Ce qui l'inquiétait, c'était de
savoir son fils envoyé par le savant et pieux M. Le Hir aux cours
du Collège de France : cet établissement n'était connu à Tréguier
que par les cours tumultueux de Quinet et de Michelet, et la
4 c Tout ici est d'une élégance admirable et d'une propreté qui va presque
jusqu'au luxe... Les chambres des élèves sont aussi d'une propreté et d'une
commodité exquises. »
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U CHIS1 D'ÂME ffERMST A&NAJf 51
pauvre Bretonne s'effrayait, se scandalisait aussi à la pensée de
sentir son fils mêlé à ce tintamarre. « Dieu me garde, » répondait- il,
« de souiller mes oreilles en les ouvrant à de telles calomnies et à
de tels blasphèmes! » Et il lui expliquait ce qu'était le cours
d'hébreu, professé par Quatremère devant une demi-douzaine de
personnes, autant interlocuteurs qu'auditeurs. Il concluait sur une
réflexion fort sage, et bien « sulpicienne » : « Il en est de cette
maison comme de tout à Paris. Le bien et le mal y sont mêlés ; en
sorte que celui qui cherche le mal, y trouve le mal; celui qui
cherche le bien, y trouve le bien. » liais il ne confiait point à sa
mère ce qu'il a avoué aux lecteurs des Souvenirs, à savoir que
ces séances au Collège de France insinuaient dès lors en lui
l'ambition d'occuper un jour, dans la petite salle dite « des
langues », le fauteuil du professeur.
Les vacances de 1845, passées en Bretagne, troublèrent la quié-
tude de MDt Renan. Durant cet été, Ernest, tout en continuant à
porter la soutane et à suivre exactement les offices, se tint éloigné
de la pratique des sacrements ; les conversations étaient devenues
à peu près impossibles entre lui et les maîtres de son enfance; il
témoignait à M. Cognât son regret de n'être pas né dans une de
ces sectes protestantes, où les fonctions ecclésiastiques se peuvent
concilier avec la licence illimitée des idées.
Aussi sa mère dut-elle être médiocrement surprise en apprenant,
dès la rentrée d'octobre, qu'il avait quitté le séminaire. On sait que
cette résolution, arrêtée depuis quelque temps dans son esprit, fut
brusquée par l'annonce d'une nouvelle faveur dont il allait être
l'objet (l'envoi i l'Ecole des Carmes), et surtout par une conversa-
tion i cœur ouvert avec 11. Dupanloup. L'ardente loyauté de celui-
ci lui déclara sans ambages qu'il ne s'agissait plus de tentations
plus ou moins vives, mais d'une perte totale de la foi, et que dans
ces conditions, l'apparence même de l'état ecclésiastique était un
insoutenable mensonge. Intraitable sur le terrain de la franchise,
l'ancien supérieur de Saint-Nicolas offrit d'ailleurs i celui qui déce-
vait s cruellement ses espérances un appui moral et même pécu-
niaire pour assurer l'avenir. Quarante années plus tard, malgré
tant de dissidences survenues, Ernest Renan ne pouvait s'empêcher
de s'écrier i ce souvenir : « Quel bon, grand et noble cœur I »
Quand le séminariste de la veille eut dépouillé la soutane dans
le légendaire « hôtel de Mlle Céleste », il éprouva sans doute le
soulagement qu'on ressaut toujours au sortir d'une situation
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52 LA GRISE D'AME D'ERNEST RKNAH
fausse, mais son impression dominante fut celle d'un indicible
navrement : « Adieu à ces joies pures et douces où je me croyais
près de Dieu; adieu & mon aimable passé, adieu à ces croyances
qui m'ont si doucement bercé. Plus pour moi de bonheur pur. Plus
de passé, pas encore d'avenir. » A ce deuil de la quiétude perdue,
dont la sincérité ne saurait guère se contester (puisque ce sont ici
des confidences faites sur le moment même à un ami demeuré dans
les ordres sacrés, et non des réminiscences évoquées à l'intention
du public), à ce deuil intime, se joignait l'angoisse de navrer et de
bouleverser le cœur d'une mère *. Les lettres qu'il lui adressa alors,
empreintes de cette anxiété, sont singulièrement intéressantes et
éloquentes, d'une éloquence sophistique quand il esquisse l'apo-
logie de son évolution, attendrie quand il parle simplement le
langage de l'affection : « Ah! s'il dépendait de moi de ne jamais
vous causer la moindre ombre de peine, que je serais heureux de
l'acheter même au prix du bonheur de ma vie entière I... Oh ! non,
mère chérie, Dieu ne m'imposera jamais une si cruelle épreuve que
de me placer entre ma mère et mon devoir. »
Rude assurément, le choc ne fut pourtant pas, pour Mm* Renan,
aussi douloureux que son (ils s'y attendait. S'il faut livrer ici toute
ma pensée (et c'est bien à quoi nous provoque cette divulgation
d'un correspondance intime), la foi religieuse semble avoir été chez
elle plus traditionnelle que personnelle. Sans doute, depuis une
grave maladie à laquelle l'enfant avait échappé comme par miracle,
elle était persuadée que Dieu se le réservait pour son service.
Mais surtout, écrasée qu'elle avait été par les difficultés matérielles
de la vie, l'état ecclésiastique lui paraissait le plus sûr comme le
plus digne, le plus exempt de tribulations pécuniaires comme de
mécomptes. Pareille disposition d'esprit se rencontre encore, elle
se rencontrait surtout alors chez d'honorables parents d'excellents
prêtres : mais quoique le résultat pratique en soit le même, elle ne
saurait se confondre avec le désir de contribuer indirectement à la
propagation du règne de Dieu... Ce qui frappa surtout Mm# Renan,
c'est que son cher Ernest échangeait une carrière assurée contre
un avenir incertain, une existence après . tout facile contre les
hasards de ce qu'on n'appelait pas encore, surtout à Tréguier, la
lutte pour la vie, mais qui n'en différait guère. Après lui avoir dit,
avec une infinie noblesse d'expression : « Je remets le sceptre entre
tes mains, persuadée que tu ne le laisseras pas tomber dans la
fange, » elle indiquait en termes aussi poétiques une préoccupation
infiniment plus terre à terre : « Je n'ai pu, mon pauvre petit
1 c Je la poignarderai presque », écrivait-il à M. Cognât.
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LA GRISE D'AME D fiRNIST REHÀfl 53
agneau chéri, m'empècher de regretter pour toi les gras pâturages
de Saint-Sulpice. Maintenant, gare à ta pauvre petite toison, si
belle, si douce, si charmante ! » Suit une comparaison significative
entre la jolie chambre du séminaire, ornée de rideaux à la fenêtre
et an lit, et l'infâme dortoir de pension où elle se représente le
nouveau répétiteur cherchant en vain le sommeil au milieu des
ronflements des élèves. — Les soucis d'ordre matériel ne tardèrent
pas à remplir les lettres de la pauvre femme : son fils désirait- il
qu'elle renouvelât la provision de confitures? ne s'attardait- il pas
trop dans les bibliothèques? « Les gazettes sont remplies d'attaques
de nuit dans les rues de Paris. » 'Ceci est bien daté de 1846 et non
de 1902.)
il faut dire, â la décharge de B1B* Renan, que son fils fit d'abord,
inconsciemment ou non, tous ses efforts pour lui pallier la gravité
de la crise qui se passait en lui : elle pouvait croire que certaines
répugnances l'écartaient de la carrière ecclésiastique, mais qu'il
n'avait point rompu avec le catholicisme. Il lai parlait de ses
rapports persistants avec ses anciens mattres, qui lui prodiguaient
les témoignages effectifs de bienveillance : c'était M. Dapanloup
qui lui procurait une situation au collège Stanislas, M. Le Hir qui
lui suggérait de composer une grammaire hébraïque et lui pro-
mettait de la faire adopter dans les séminaires de la Compagnie de
Saint-Solpice : « Mon Dieu ! chère mère, quel ami j'ai trouvé en
lui! je ne puis vous dire tout ce que je lui dois. Il parle de moi â
tout le monde... 11 veut absolument me pousser dans les langues
orientales, aujourd'hui bi peu cultivées. »
Tout ceci n'était que la pure vérité. Où les réticences commen-
çaient, c'était quand, décrivant à sa « bonne mère » , comme il se
plaisait à l'appeler, le détail de ses journées, et parlant des cours
auxquels il assistait, il ne nommait expressément que celui d'Ozanam,
en le qualifiant à juste titre d' « apologie constante de tout ce qu'il y
a de plas saint et de plus respectable » ; c'était encore quand il disait
a?oir connu peu de jeunes gens « aussi religieux » que son nouvel
ami Harcellin Berthelot '.
L'ancien séminariste, devenu candidat au baccalauréat et à la
licence es lettres, s'efforçait enfin de rassurer sa mère sur son
avenir matériel. Telle ou telle énonciation, jetée au courant de la
4 Les Souvenirs de jeunesse donnent une note non pas tout à fait discor-
dante, mais bien différente : « Quand nous entrâmes en rapports, il me
restait un attachement tendre pour le christianisme; Berthelot tenait aussi
de son père un reste de croyances chrétiennes. Quelques mois suffirent
pour reléguer ces vestiges de foi dans la partie de nos âmes consacrée aux
«menirs, »
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54 LA GRISE D'AME D'IRMST RENAN
plume, rappelle au lecteur du vingtième siècle combien les choses
ont changé depuis cinquante- cinq ans : nous voyons ainsi qu'en
1846, si les « Àpaches » ou leurs prédécesseurs foisonnaient déjà
dans Paris, les licenciés es lettres y faisaient encore prime l; nous
apprenons qu'une heure de répétition par jour se payait soixante
francs par mois, ou deux francs l'heure, et que cela paraissait
« énormément cher ».
Au bout de quelques mois, sans faire étalage d'une rupture qu'il
devait toujours affecter de présenter comme un simple malentendu,
Renan accentua ses déclarations à sa mère. Les voies lui furent
préparées par une lettre d'Henriette, magistralement écrite, un peu
roide, un peu sèche, développant de très haut l'apologie ou plutôt
l'éloge du transfuge. Puis celui-ci reprit la plume, et inaugura avec
sa mère ces formules ondoyantes qui devaient caractériser sa
conception philosophique et sa manière littéraire : « Je ne connais
qu'une vocation pour l'homme : c'est de réaliser l'idéal de sa nature,
c'est de s'élever du cercle méprisable des jouissances vulgaires au
monde supérieur de la vertu et de la science... Gardons-nous de
croire, chère mère, que l'homme naisse sous une étoile fatale, qui
lui marque invinciblement sa place dans l'ordre de l'univers. Sa
vocation particulière n'est-elle pas celle qui, à chaque phase de
son existence, résulte de ses croyances actuelles et des besoins de
son cœur? » Sans bien comprendre ces belles périodes, Mme Renan
dut deviner que son fils avait perdu la foi; le lecteur mieux
renseigné des Letires du Séminaire ajoute cette autre conclusion >
que désormais le renanisme était fondé.
Il parait que, pendant ses dernières vacances de séminariste, un
des anciens professeurs de son enfance dit avec un soupir à Ernest
Renan : « J'ai toujours pensé qu'on vous faisait faire de trop fortes
études. » Parmi les lecteurs catholiques des Lettres du Séminaire,
plus d'un sans doute sera tenté de s'associer à la réflexion du
vieux prêtre de Tréguier, de la généraliser même, et de proclamer
dangereuse pour les jeunes chrétiens, laïques ou lévites, une
initiation trop complète aux sciences modernes. .
Contre cette tentation, Mgr d'Hulst nous mettait déjà en garde il
y a dix ans. Ce qu'il déclarait regrettable, ce n'était pas que le
séminariste Renan se fût appliqué à l'étude de la philosophie et de
l'exégèse, mais que, par suite du malheur des temps et de la timi-
4 « En ce moment, on se les arrache, car ils sont encore assez rares, »
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LA CfllSK ITÀMK 1TERHEST RKNAN 55
dite des croyants, le magistère de ces sciences fût alors entre des
mains antichrétiennes ou hétérodoxes. Loin de se tenir à l'écart du
mouvement scientifique, le devoir des catholiques est d'y prendre
une pari prépondérante : les nécessités mêmes et les brutalités de
la lutte actuelle ne sauraient les en détourner; ajourner, sous
prétexte d'obligations plus pressantes, l'instruction supérieure du
jeune clergé, ce serait combler les vœux de nos plus perfides
adversaires.
Cette explication de l'évolution religieuse d'Ernest Renan
n'empêche point qu'une écrasante responsabilité ne pèse sur sa
mémoire. Gomment la perte des convictions religieuses, impliquant
un acte de volonté en même temps qu'un état intellectuel, constitue
toujours une faute des plus graves, c'est ce que notre éminent et
regretté collaborateur a lumineusement démontré, en réfutant un
sophisme fort accrédité chez les gens du monde.
La rupture intime avec l'Eglise une fois consommée et constatée,
l'honnêteté vulgaire faisait un devoir à Renan de conformer sa
conduite extérieure à ses sentiments, et surtout de quitter l'habit
ecclésiastique : on pourrait s'étonner qu'il sut fallu pour cela les
brûlantes adjurations de l'abbé Dupanloup, si l'on ne savait
combien la sincérité absolue est ardue à pratiquer vis-à-vis de
soi-même.
Mais ce qui était surtout une obligation de loyauté et de délica-
tesse, même au point de vue purement humain, c'était de ne point
outrager les croyances qu'il avait longtemps partagées et qu'il
continuait à déclarer respectables. Rien au monde, quoi qu'il en
ait dit, ne forçait Renan à attaquer la divinité de Jésus : ce fut au
contraire un intolérable scandale pour tous les gens de cœur de
voir un écrivain, élevé naguère par la charité chrétienne, pour le
service du sanctuaire, consacrer toutes les ressources de son talent
à vouloir arracher l'auréole du front du Christ; les éloges qu'il
prodiguait à l'homme n'en devaient sembler que plus blasphéma-
toires aux adorateurs du Dieu.
D'autres sujets, aussi intéressants et moins scabreux, sollicitaient
sa plume. Il eût pu, comme il en avait la velléité, s'attaquer aux
problèmes de la philosophie scientifique; quand même il en eût
développé la solution positiviste, ses anciens coreligionnaires, tout
attristés qu'ils eussent été, ne l'auraient point accusé de sacrilège
ni d'inconvenance. Helléniste distingué, il a dit quelque part avoir
balancé entre l'histoire de la fondation du christianisme et celle
de la civilisation grecque. S'il avait choisi ce dernier champ
d'études, il eût probablement écrit un chef-d'œuvre, à en juger
par la Prière sur F Acropole et quelques autres fragments, et il
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56 LA GRISE D'AME D'ERNEST RE5AR
aurait eu l'avantage de ne pas heurter de front ses anciennes
convictions.
Il lui a manqué même cette excuse, qui est celle des sectaires,
de penser qu'il faisait une œuvre utile en discréditant les dogmes
dont avait vécu l'âme des générations antérieures. « Peu de
personnes », a-t-il écrit, « ont le droit de ne pas croire au chris-
tianisme. » La société idéale pour lui était celle où, au-dessous
d'une élite de sages, dégagés de toute foi confessionnelle, la
masse demeurerait instinctivement attachée aux formes religieuses
d'autrefois. Il dérogeait à ce programme en lançant dans le grand
public une attaque contre la base essentielle du christianisme, en
laissant son libraire faire de la Vie de Jésus une « édition popu-
laire », qui sur les lecteurs ne pouvait produire d'autre effet que
celui d'un acte de propagande anticléricale. Il s'exposait de propos
délibéré à la mésaventure dont son dédaigneux dilettantisme
redoutait la perspective, celle de devenir une autorité pour
Gavroche et pour Homais.
Cette popularité de douteux aloi est tout le fond de l'épisode
posthume de la statue.
Quelque présomption qu'il y ait à vouloir pénétrer les juge-
ments de la postérité, il est probable que, la part faite des engoue-
ments et des dénigrements de la première heure, Ernest Renan
restera comme un des cinq ou six grands noms de la prose fran-
çaise dans la seconde moitié du dix- neuvième siècle. Il n'y aurait
donc eu rien de très anormal, dans notre temps de statuomanie,
à lui ériger un monument dans le voisinage du Collège de France,
dont il est mort administrateur, ou de l'Institut, dont il était une
des notabilités : à l'inauguration, un de ses élèves aurait dit ce
que lui doivent les sciences sémitiques, un de ses admirateurs
aurait célébré la magie de son style, un convive du Dîner celtique
aurait pris au sérieux ses protestations d'attachement à la province
natale; tout en se tenant soigneusement à l'écart de la souscription
et de la fête, les catholiques ne s'en seraient pas plus émus que
de tant d'autres cérémonies semblables.
C'est un projet bien différent dont l'exécution se prépare à
Tréguier, sous l'inspiration des Bleus de Bretagne.
Ce vocable de guerre civile désigne une association politique,
qui s'est donné pour mission de faire revivre l'esprit des révo-
lutionnaires bretons du temps de la« Grande Guerre », et de
tenir tête aux successeurs des Chouans. A la vérité, les Bleus de
Bretagne n'ont accepté l'héritage de leurs parrains d'autrefois que
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LA CR1S1 DAMS DERHEST RENAN 57
sous bénéfice d'inventaire : lé procès de Rennes a notamment
prouvé qu'ils répudiaient ce farouche et chatouilleux patriotisme,
qui avait jadis pu compenser de moins nobles passions; en
revanche, ils ont forcé la dose des préjugés antireligieux et des
haines de classes.
Lear première grande manifestation extérieure a été l'érection
de la statue de Hoche à Quiberon, inspiration plus neuve que
chevaleresque, car jusqu'ici, par une sorte d'accord tacite, sur
les champs de bataille des guerres civiles, les partis s'étaient
entendus pour ne glorifier que les victimes. Si les Bleus avaient
élevé un monument à Haxo dans le coin du Marais vendéen où
ce général tomba bravement sous la balle d'un paysan de Gharette,
nul n'y eût contredit, mais la pensée sans doute eût été trop
banale; il est plus original, quoique moins français peut-être,
d'avoir dressé la statue de Hoche à côté de la lande où il fit ou
laissa fusiller plusieurs centaines de ses compatriotes !
Ce fut précisément à la cérémonie de Quiberon que les Bleus
de Bretagne, fiers de ce premier succès, lancèrent l'idée d'un
monument à Renan dans sa ville natale de Tréguier; puis dans
ces dernières semaines, avec le sens délicat de l'a- propos qui les
caractérise, ils ont accentué leur propagande et obtenu un vote
de principe du conseil municipal.
Renan ne se rapprochait d'eux, à coup sûr, ni par sa philosophie
de l'histoire, ni par ses préférences politiques. A maintes reprises,
dans ses œuvres de longue haleine comme dans ses discours
académiques, il a protesté de son respect pour le passé *, il a
célébré la grandeur de la monarchie d'ancien régime, il a dénoncé
la banqueroute de l'œuvre révolutionnaire avec une âpreté à
laquelle plus d'un d'entre nous serait tenté d'apporter des
réserves. En politique, il n'a jamais fait mystère de ses prédilec-
tions pour « un tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral » ,
à la Marc-Aurèle ou à la Frédéric II.
Il n'y a rien là de nature à exciter l'enthousiasme de néo-jaco-
bins de province; mais les Bleus de Bretagne y dont la majorité ne
connaît Renan que de nom, Bavent, comme Gavroche et Homais
qui leur fournissent leurs plus solides recrues, que cet écrivain a
cruellement blessé les chrétiens en contestant à leur Dieu son
caractère surnaturel. Au milieu de l'émotion que la fermeture des
écoles a surexcitée en Bretagne, la glorification de Renan leur a
% t L'erreur la plus fâcheuse est de croire qu'on sert sa patrie en
calomniant ceux qui l'ont fondée. Tous les siècles d'une nation sont les
feuillets d'un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont
pour point de départ un respect profond du passé. »
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58 LA GRISE D'AME MRHHST REAAR
paru un ingénieux procédé de polémique courante, une réponse
topique aux protestations des pères et des mères. Organiser
l'érection de cette statue sur la place de Tréguier, c'était réparer
l'échec des piteuses « contre-manifestations » de Brest ou de
Lorient, et prolonger sous une forme littéraire l'écho du cri de
ralliement : « A bas la calotte 1 »
Si certaines délicatesses morales échappaient à Renan, il était
demeuré homme de goût; s'il se permettait des incartades anti-
religieuses, il évitait avec soin de se laisser compromettre dans les
manifestations anticléricales; la mascarade qui se prépare à Tré-
guier lui eût souverainement répugné f. Il est permis de penser
qu'elle sera un de ses châtiments posthumes; on a dit que la
punition de Voltaire était d'être le dieu des imbéciles; celle de
Renan, à peine moins cruelle, consistera à avoir été pris pour idole
par les Bleus de Bretagne.
Quant aux catholiques, dont, par une vieille habitude, on n'a
point manqué, en cette occasion, de stigmatiser l'intolérance,
ont- ils donc menacé de dynamiter, de mutiler ou de polluer la
statue? Ils ont simplement déclaré qu'un outrage intentionnel à
leurs croyances les forcerait à renfermer désormais dans l'enceinte
de la cathédrale de Tréguier la manifestation de ces croyances. La
procession de la Fête-Dieu, destinée à célébrer la réincarnation
de l'Homme-Dieu dans l'Eucharistie, pourrait-elle décemment se
dérouler autour de la statue de celui qui est devenu célèbre pour
avoir nié l'incarnation de Bethléem? Le pardon traditionnel,
groupant toute une région dans un acte de foi, pourrait-il avoir
pour théâtre la ville dont les représentants ont décerné un solennel
hommage au grand négateur? Pour que ces questions semblent
comporter deux solutions, pour que les décisions de l'autorité,
ecclésiastique soient taxées d'injustice ou de violence, il faut que,
dans notre malheureux pays, la violence des querelles et l'exalta-
tion des passions aient fait disparaître les derniers vestiges de
bon sens et de rectitude d'esprit.
L. de Lanzac de Laborie.
1 Cette idée a été très finement développée dans le Journal des Débats du
14 septembre par un spirituel « renanisant », M. André Hallays.
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Il POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRE
BT LK
CONGRÈS DES CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNHHM*
II
Le congrès a tenu ses séances dans la salle des fêtes de la ville
de Mannheim, salle qu'il a d'ailleurs inaugurée, au grand déplaisir
de la population protestante jalouse de cet honneur. Les congres-
sistes étaient au nombre de 50,000 environ, et parmi eux
20,000 ouvriers du Palatinat. La Prusse, la Hesse, le Wurtemberg,
la Bavière, avaient envoyé également d'importants contingents. Il
n'est pas jusqu'aux Alsaciens-Lorrains, — et le fait est très
curieux à observer, — de Strasbourg, de Golmar et de Mulhouse,
qui n'aient envoyé leurs délégations. Pour la première fois depuis
l'annexion, peut-être à cause de l'abolition de la dictature, on vit
au congrès des catholiques allemands des représentants officiels de
leurs associations politiques et religieuses, de leurs congrégations,
de leurs œuvres de bienfaisance.
L'affluence était énorme ; la salle des fêtes de Hannheim, la plus
grande pourtant de Y Allemagne, et où peuvent prendre place plus de
dix mille personnes, fut trop exiguë et ne put contenir ces députations
solennelles venues des divers États allemands, même de la Suisse
et de l'Autriche catholiques. Les organisateurs du congrès durent
pourvoir à l'aménagement de quatre grands locaux, dédoubler
les comités et les commissions. Pendant cinq jours Mannheim fut
envahie par ces troupes disciplinées, et comme en état de siège.
Parmi les associations dont les noms défilèrent dans les rues pavoi-
sé», en longues théories, on peut citer le Volksverein ou société
populaire, les Arbeitervereine ou syndicats des travailleurs, les
Jùnglingsvereine ou comités de jeunes gens, les Kaufmœnnische
1 Voy. le Correspondant du 25 septembre 1902.
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60 U POLITIQUE DU CENTRE DAHS L'EMPIRE
Vereine ou associations de négociants, le Borromeusverein ou
société de propagation des bons livres, les Marianische Sodalit&ten
ou société des enfants de Marie pour propager le culte de la sainte
Vierge, le Charitasverein, autre société de bienfaisance ; le Windi-
horstbund% club fondé en l'honneur du célèbre leader catho-
lique ; le Bonifatiusverein^ société de propagande antiprotestante;
le Piusverein, société qui veut défendre l'infaillibilité pontificale; le
Deutscher Missionsverein, missions catholiques allemandes; YAu-
gustinusverein ou association de la presse catholique; YAlbertus
Magnus Verein, société qui vient en aide aux étudiants catholiques
pauvres dans les universités ; le Raphaëlverein ou comité d'émigra-
tion catholique ; les Jérusalem Pilgervereine, société des pèlerins
de Jérusalem, chargée de veiller sur les Lieux Saints ; le Deutscher
Verein vom heiligen Lande ou société allemande de la Terre Sainte,
et le club des anciens pèlerins et touristes des échelles du Levant;
enfin près de trois cents corporations d'étudiants, les unes portant
couleurs avec casquettes et rubans, les autres sans couleurs, étaient
représentées par les membres des Studentenverbindungen et des
Studentenvereine. Le défilé des membres congressistes de toutes
les corporations a d'ailleurs eu lieu dans un ordre parfait, sans
manifestations bruyantes ou contre-manifestations. On eût dit un
grand pèlerinage, une réunion de comités plébiscitaires convoqués
pour une consultation nationale.
Les congressistes furent reçus par le docteur Giessler, président
du comité catholique de Mannheim et organisateur en chef. Un
concert choisi, un prologue récité par un négociant syndiqué et
poète à ses heures, vinrent entraver l'impatience de tous les orateurs
inscrits, et égayer un peu les âmes tristes et timides; ceux qui
arrivèrent en retard, et il s'en trouva beaucoup qui s'étaient attardés
dans les brasseries du voisinage, purent, à défaut du concert,
entendre la fin du discours inaugural. « Le choix qu'on a fait de
Mannheim, ville éminemment commerciale et industrielle, disait le
président du comité organisateur, montre assez l'importance que
nous attachons aux questions modernes et aux revendications
sociales. Le christianisme nous fournit un moyen puissant et sûr de
travailler avec succès à la solution de toutes les questions brûlantes.
Une fois que le christianisme aura embrassé dans une étreinte
continuelle la société moderne, que les idées modernes seront chris-
tianisées, et non le christianisme modernisé, nous aurons atteint le
but que nos congrès poursuivent depuis longtemps avec patience et
conviction. Le congrès actuel de Mannheim est une démonstration
de notre foi, de notre concorde, et de notre fraternité chrétiennes.
Et nous tous, catholiques allemands, nous adresserons nos hom-
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1T LB COfiGRtS DES CàTHOLIQORS ALLEM4KDS A MAIflflfilM 61
mages au Saint-Père, à Sa Majesté l'empereur, et à Son Altesse
Boyale le grand-duc de Bade. »
Le premier télégramme fut envoyé à Léon XIII et non pas à
l'empereur, comme certains journalistes allemands et français l'ont
faussement annoncé : « L'Assemblée générale des catholiques
allemands réunis à Mannheim, fut-il télégraphié au Vatican, vous
demande en toute humilité la bénédiction apostolique, afin que les
discours prononcés et les résolutions prises tournent à la gloire de
la sainte Eglise catholique et au salut de la patrie. En vous donnant
les preuves de notre vénération et de notre docilité, elle voit avec
la plus grande joie venir les jours heureux où Sa Sainteté atteindra
aui années de saint Pierre. Elle prie instamment et en toute
confiance le Dieu tout-puissant de vouloir bien accorder dans sa
miséricorde une grande longévité au Vicaire qui gouverne si glorieu-
sement l'Eglise. »
Le cardinal Rampolla répondit sans retard que le Saint- Père
remerciait les congressistes de leurs souhaits chaleureux et de leurs
respectueux hommages, et qu'il se plaisait à espérer, tout en leur
envoyant la bénédiction apostolique, pouvoir les bénir à Rome Tan
prochain, eux et tous les autres catholiques allemands.
En même temps qu'à Rome, un autre télégramme parvenait à la
cour de Berlin : « L'Assemblée générale des catholiques d'Alle-
magne prie Votre Impériale et Royale Majesté, d'agréer l'expression
de notre vénération, de nos hommages et de notre inébranlable
fidélité. C'est avec joie que nous applaudissons aux paroles que
Votre Majesté a prononcées à Aix-la-Chapelle, à savoir que la
simplicité, la crainte de Dieu et les hautes conceptions morales
forment seules les bases sur lesquelles nous pouvons élever l'édifice
de notre vie, et qu'il n'y a point de salut, sinon en Celui qui est le
Christ et le Crucifié. Fidèles à la patrie comme à la foi de nos
pères, nous marcherons en émules paisibles de nos concitoyens,
adeptes d'autres confessions, vers le grand but que nous devons
tous poursuivre. La crainte de Dieu et l'obéissance à l'Etat sont les
plus sûrs appuis et les meilleurs garants de l'ordre social. » Guil-
laume qui, dans un accès de mauvaise humeur, venait de s'em-
porter contre les catholiques bavarois, qui ne pardonnait pas au
centre prépondérant dans le Landtag de ce royaume son refus de
voter les crédits annuels pour les besoins du prince régent, fit
répondre assez sèchement par M. de Lucanus, chef du cabinet de
sa maison civile, qu'il agréait les sentiments de fidélité envers
l'Empire que lui témoignaient ses fidèles sujets réunis à Mannheim
et il ajoutait laconiquement qu'il les assurait de sa gratitude.
Enfin les congressistes n'oublièrent pas le grand -duc Frédéric de
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& U POLITIQUE DU GEHTBE DAHS I/SMP1BK
Bade, qui leur avait si généreusement offert l'hospitalité. Venus de
toutes les régions de l'empire, réunis pour la quarante- neuvième
fois, et par milliers, dans la principale ville commerciale de l'Etat
badois, ils envoyèrent à Son Altesse Royale l'expression de leurs
respectueux hommages, le félicitèrent à l'occasion du cinquantième
anniversaire de son gouvernement, et demandèrent au Dieu tout*
puissant d'accorder au père de l'Etat badois une prospère longévité»
comme au père de l'Eglise catholique.
Le grand-duc Frédéric de Bade répondit de son château de l'Ile
de Mainau, sur le lac de Constance que, profondément reconnais-
sant de la délicate attention des catholiques allemands, il priait le
président du congrès d'être l'interprète de sa gratitude. Et après
avoir fait allusion à son jubilé, à son amour pour l'Etat badois, à ce
qu'il appelait, dans des termes très vagues, ses sentiments natio-
naux, il terminait par ces paroles : « Qu'à vous tous, le séjour
dans la ville de Hannheim, si commerçante, vous laisse un agréable
souvenir. »
Les trois télégrammes envoyés par les membres du congrès ont
tous eu leurs réponses; celle de l'empereur Guillaume est peut-
être celle qui étonne le plus. Les catholiques allemands avaient
pourtant assez manifesté leurs sentiments impérialistes, puisqu'ils
se ralliaient, comme autour de l'étendard catholique, aux paroles
prononcées par l'empereur à Aix-la-Chapelle; puisque, dévoués à
la patrie, ils promettaient de travailler concurremment avec les
protestants à la prospérité du Vaterland. Déjà certains journaux
catholiques cherchent à expliquer la froideur inaccoutumée du
maître aux déclarations enflammées et à pallier la déception que
la sécheresse de sa réponse a causée dans certains milieux. Les
protestants affirment, par contre, que l'empereur a fait preuve de
beaucoup de tact en ne répondant pas en personne, qu'il veut,
avant tout, rester neutre, comme un cocher qui tiendrait égales
dans ses mains les rênes des deux confessions, et qu'il ne veut pas
faire de plus grandes avances aux uns qu'aux autres. Les catho-
liques, la Gazette populaire de Cologne, la Germania, objectent
que les télégrammes ne sont parfois pas le reflet de l'âme de celui
qui les signe et que des coïncidences indépendantes de la volonté
impériale ont pu obliger l'empereur à confier la rédaction de la
réponse au chef de la maison civile, tout comme le Saint-Père a
chargé le cardinal Rampolla d'être son interprète auprès des
congressistes.
Tl est vrai que le Saint-Père avait envoyé à l'avance une lettre
qui fut lue au congrès lors de la première réunion, et il eût
répondu en peu de mots au télégramme adressé que les congres-
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IT LE COUSUES DES CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNHEIM 6*
astes n'auraient pas été surpris. On eût voulu à Mannheim recevoir
de Berlin nne adhésion formelle, une oraison impériale louangeuse,
que se seraient pin à lire les députés du centre, trop heureux de
donner un soufflet au Kulturkampf français. Le mets berlinois a
paru trop frugal ; les députés du centre n'ont eu à savourer que la
lettre très simple et très modérée de Léon XIII, et ces messieurs ont
plissé les lèvres. Voici ce qu'on lisait hier encore dans un article
non signé de la Kœlnische Volkszeiiung, dont il ne faut pas oublier
qae le rédacteur en chef, le D* Cardauns, fut le président du
comité central congressiste. « Remarquons avec quel ton chaleu-
reux, quelle couleur tout individuelle le grand-duc de Bade a
répondu au télégramme qui lui avait été envoyé; sa réponse n'a pas
manqué de causer une agréable surprise. C'est la première fois
qu'on prince régnant salue d'une aussi belle façon les membres
(Tune assemblée générale de catholiques allemands et répudie les
termes que dictait un usage suranné. C'est donc un progrès vers
le mieux, d'autant plus agréable à constater que la réponse de
l'empereur a été brève et comme stéréotypée. Nous avon s vu là
les termes de « Sa Majesté a daigné agréer », et cette autre locu-
tion « Sa Majesté fait exprimer ses remerciements ». Il parait que
dans l'entourage de l'empereur on ne peut pas encore se résoudre
à voir la portée immense qu'ont les grandes manifestations catho-
liques qui ont Heu tous les ans dans l'empire allemand, sous forme
de congrès catholiques, ni à apprécier leur importance. La grande
muraille chinoise s'est écroulée à Carlsruhe ; la brèche est visible
et ne pourrions-nous pas çspérer qu'à Berlin, qui est la capitale
de l'empire, on adopte des usages un peu plus modernes? »
Les journaux catholiques sont généralement plus réservés et se
sont abstenus de faire des déclarations aussi catégoriques. Le
centre attendait que l'empereur parlât à l'occasion de cette grande
manifestation, en apparence religieuse, en réalité politique, et
renouvelât plus expressément encore sa profession de foi d'Aix-la-
Chapelle. Or Guillaume n'a pas parlé. Mais quelles que soient les
raisons qui expliquent sa discrétion et sa retenue, quelque passa-
gère désillusion qu'aient éprouvée les catholiques toujours à l'affût
des moindres prévenances et gracieusetés de l'empereur, le congrès
de Mannheim n'en a pas moins tenu ses séances avec une sûreté et
nne splendeur incomparables. Intérêts religieux et intérêts poli-
tiques, aspirations nationales et régionales, résolutions, programmes,
tout y a été discuté, étudié, résolu. Quel sera le rôle du catholi-
cisme allemand? quelle doit-être sa politique intérieure et extérieure?
quels seront se» rapports avec le Saint-Siège? sera-t-il exclusive-
ment national on international? Eu d'autres termes, y aura-t-il
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64 LÀ POLITIQUE DO CENTRE DANS L'EMPIRE
entre le Rhin et la Vistule, et dans le monde, une politique germa-
no-chrétienne? Ce sont là autant de questions auxquelles les dis-
cours, les vœux et les propositions des congressistes permettent de
répondre.
IU
Le congrès de Mannbeim, ainsi que le disait M. Porsch, « ne
devait pas être simplement la réunion d'un parti politique, mais
une assemblée générale des catholiques allemands, non pas une
manifestation grossière et malséante contre leurs adversaires, mais
un foyer de charité réchauffant les cœurs catholiques, pour les
inciter à bien remplir leurs devoirs. Nous causerons, disait le député
catholique de Silésie, des choses catholiques ; mais nous ne pouvons
nous empêcher, — et c'est inévitable, — de tourner nos regards
vers des choses d'un intérêt général, d'un intérêt public. Et nous
ne le ferons que par pure nécessité, dans la stricte mesure de nos
devoirs. » C'était laisser assez clairement entendre que le congrès
de Mannheim, aurait une grande importance politique, puisque les
congressistes se réservaient le droit d'agiter les questions politiques,
jugées utiles ou nuisibles à la prospérité de l'Eglise.
M. Porsch était à peine descendu de la tribune que M. Brandts,
patron catholique comme M. Harmel en France, y monta, et son
discours, au lieu d'être métaphysique, roula presque uniquement
sur la politique intérieure de Fempire. Il insista, et après lui
l'archevêque de Fribourg fit une allocution vibrante sur le même
sujet, sur l'importance du Volksverein fondé par Windthorst, et
que feu le docteur Lieber avait dirigé avec une énergie et une habi-
leté peu communes. Cette association catholique n'était pas seule-
ment apte à faire des œuvres de bienfaisance; elle était encore un
merveilleux rouage gouvernemental, puisqu'elle embrigadait, et
surtout dans l'Allemagne du Nord, des milliers d'adhérents, bien
disciplinés, tout préparés à défendre les intérêts de l'Eglise et à
voter lors des luttes électorales pour le triomphe de la politique du
centre. Cette participation de ces sociétés catholiques à la vie poli-
tique allemande est si grande, elle est en même temps si vraie, que
les membres du Windthorstbund s'engagent à fournir plus de deux
cents orateurs ou conférenciers, pour développer les idées et la poli-
tique du centre dans les diverses contrées de l'empire. Et ils se
sont engagés lors du congrès de Mannheim à assurer, pendant de
longues années, le recrutement de ces députés au petit pied,
dont le concours est purement gratuit, et qui s'engagent, à condi-
tion qu'on leur rembourse leurs frais de voyage, à parler dans les
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ET LB CORGRÈS DBS CATHOLIQUES ALLEMANDS k MANNHEIM 65
réonions catholiques sur les questions qui intéressent les auditeurs
avides d'éclaircissements.
H. Brandts avait terminé son discours en suppliant les Alsaciens
de s'enrôler tous sous la bannière catholique allemande; c'était à
coup sûr payer d'audace. M. Grœber, député de Heilbronn en Wur-
temberg, alla plus loin encore. « Catholiques indifférents, s'écria-t-il,
et vous catholiques vieux jeu, dont les sentiments se sont refroidis,
unissez-vous dans un suprême effort. On nous refuse dans un pays
comme le duché de Bade le capucin en froc. Que le Volksverein
nous fournisse deux capucins sans froç pour chaque capucin que le
gouvernement badois nous refuse. » Cette saillie excita l'hilarité
générale, et, comme les esprits étaient excités et les orateurs en
verve, le député de Cologne Trimborn fut, lui aussi, piquant et
humoristique. « Le Volksverein, dit-il, ne s'est pas donné pour
tâche de lutter contre le dragon ou le diable, il s'attaque aux bonnets
de nuit. Admirez son organisation modèle. Il nous donne des prin-
cipes clairs et précis; son but est sûr, son organisation puissante,
sa direction uniforme ; c'est lui qui exécute ou fait exécuter toutes
les décisions prises dans nos congrès annuels catholiques et il sera
dans le vingtième siècle l'agent le plus fort de la civilisation ger-
mano-chrétienne. Envoyez-lui du nord et du sud de nouvelles
recrues, des partisans convaincus et des collaborateurs dévoués.
Que notre bannière soit portée par le village le plus reculé de la
Forêt-Noire pour le salut du monde catholique, pour le salut de
notre cause » .
Les députés du centre ont également souhaité que le Volksve-
rein se développât en Pologne, où leurs amis sont, à l'heure actuelle,
persécutés. Et de même qu'ils ont envoyé, sur la proposition du
prince de Lœvenstein, un salut aux Tchèques, leurs frères catholi-
ques, réunis en congrès à Kœniggraetz, de même, ils ont songé
aux catholiques polonais, contre lesquels sévit le gouvernement
impérial. En blâmant la politique antipolonaise adoptée par la
Prusse, en s'élevant ouvertement et avec indignation contre les
mesures vexatoires prises pour supprimer la langue polonaise,,
qui entravent l'instruction religieuse et le culte, le docteur Car-
dauns, président du congrès, et, comme je l'ai dit, rédacteur en
chef de la Kœlnische Volkszeitung, faisait très finement observer
que la politique de l'empereur vis-à-vis de la Pologne était en
contradiction absolue avec celle qu'il suit en Alsace- Lorraine. Mais
si on laisse vivre des nationalités chrétiennes dans l'empire, si on
n'étouffe pas les langues autres que la langue allemande, que devient
alors la civilisation germano-chrétienne? En favorisantlapo/omsaftVw,
le centre pangermaniste et impérialiste se contredit lui-même.
10 OCTOBRE 1902. 5
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66 LA PÛUIIQUS DU CJWTRK DANS L'EMPIRE
Il est non moins embarrassé lorsqu'il s'agit de donner son avisr
sur la question romaine. Le terrain est brûlant; mais les députés
du centre» malgré la Triplice, s'y aventurent avec confiance. Voici
une adresse votée par le congrès à l'unanimité et qui serait de
nature à faire réfléchir sérieusement Victor-Emmanuel III et
Guillaume, qui viennent de se faire visite : « L'assemblée générale a
profité du jubilé futur & Borne pour protester énergiquement contre
la situation faite au Saint-Siège depuis 1870. Elle déclare adhérer
formellement aux opinions énoncées par le Saint-Père dans son
encyclique du 5 août 1898 aux évêques, au clergé et au peuple
italiens où il est dit : Les Italiens catholiques doivent désirer tous
qu'on rende à leur chef suprême l'indépendance nécessaire et la
vraie liberté d'action qui sont la condition sine qua non de l'exis-
teace de l'Eglise. La Papauté est le plus puissant et le plus sûr
garant de la paix européenne, et dans le monde chrétien die doit
rester l'arbitre suprême dans les conflits entre peuples et entre
Etats. » Ainsi donc les catholiques allemands sont partisans de la
temporalité; ils demandent qu'on restitue au Saint-Siège les Etats
de Saint-Pierre; Us ont juré à Maanbeim ce que tout cardinal nou-
vellement promu jure à Léon XIII.
Mais l'Italie est l'alliée officielle de l'Allemagne. Les catholiques
allemands sont les fidèles sujets du Vaticua, sans doute ; mais ils ne
veulent pas perdre les bonnes grâces du roi d'Italie* Or ces deux
politiques sont inconciliables, et le contre, dans cette question de
politique extérieure, est pris comme dans une impasse. Les
déclarations de H. Porsch sont, i cet égard, très significatives.
« Qu'on ne nous dise pas, affirme-t-il, que la prise de Roae est un
fait historique. La Papauté est une institution qui survivra à toutes
celles du monde entier. Le Pape restera Pape jusqu'à la fin du
monde et c'est pour cela que René doit lui être rendue. Pour noue,
catholiques, Rome est la ville intangible. » Mais il a prévu l'objec-
tion, il songe au Kaiser et il ajoute : « En demandant pour le Pape
l'indépendance d'un souverain dans ses Etats, afin qu'il puisas
remplir aa mission, noos ne touchons pas à l'existence de la
Triplice. Une fois la question romaine résolue en Italie, ce pays
pourra vouer toutes ses forces à la Triplice. » Ces paroles sont
à retenir, et ce cri du cœur découvre le fonds d'âme des catholi-
ques allemands. L'union doit se faire entre les catholiques et autour
de l'Allemagne : mais n'est-ce pas un peu contre la France, la fille
ainée de fEgtiser
Si la question romaine a créé des embarras et conduit & des
faux-fuyants, la question sociale n'a pas soulevé par contre 4e
pareilles difficultés. IL Reinhard, secrétaire d* parti ouvrier de
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ET LE C0RGBÈS DES CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNHEIM 67
Fribourg, a demandé, sous une forme très idéaliste, ce quTI
appelle « rootilhtge plus perfectionné des principes chrétiens »;
3 veut hâter la solution parfaite du problème social. L'archevêque
de Fribourg, d'après les résolutions prises par les évêques alle-
mands lors des conférences de Fulda, a promis l'appui continue! de
rEgBse à la cause ouvrière, « le Décalogue, déclare l'émanent prélat,
contient à lui seul tous les remèdes dont a besoin le monde
moderne », et il envisage l'avenir avec confiance, sans pessimisme.
Le P. Bonaventure, dominicain de Berlin, est venu après lui
parler des bienfaits de la charité chrétienne, de ses institutions et
de ses œuvres, de cette charité admirable inspirée par une force
aveugle, qui secourt les malheureux, calme les souffrances humaines
et rend l'espoir aux désespérés. « L'Etat, dit-il, n'est plus le seul
à prendre en pitié les misères sociales; l'Eglise, représentée par le
paru catholique, a partout porté le secours de ses consolations et
le baume de sa doctrine. » 11 est certain que ce frère- prêcheur
badots n'a pas l'éloquence magistrale des Lacordaire, des Mon-
sabré et des Didon; mais ses convictions sincères, ses efforts
généreux ont eu le plus grand succès au congrès, surtout lorsqu'il
a fait l'apologie des Charilasvereine.
Le P. Bonaventure est un orateur simple, toujours maître de
lui-même, et qui ne vise jamais à l'effet. Le chanoine Schawïler, de
Bamberg, et député de Landau, en Palatinat, dont le discours fut
vivement applaudi, est un tribun plein de fougue. L'Homme à ta
wupe chaude^ comme l'appellent ses collègues du Reichstag, der
Mann mit dem warmen Abtndbrod^ le leader démocratique taiBé
en hercule qui a combattu avec tant d'énergie pour l'établisse-
ment du repas chaud du soir pour les soldats, a opposé avec les
éclats de sa voix retentissante te socialisme chrétien au socialisme
athée. « Aucune ville d'Allemagne, disait-il aux congressistes, n'a
vu ce que Mannham voit aujourd'hui. Cette assemblée est une
protestation contre les fanfaronnades socialistes, une profession de
foi du signe de la croix. C'est le christianisme qui a donné aa
inonde la vraie égalité, c'est lui qui a aboli l'esclavage et sanctifié
le travail. Des millions d'hommes doivent leur dignité humaine à
l'Eglise et eMe en a fait les enfants de Dieu. A l'humble travailleur
dfe a assigné un nouveau champ de combat; elle a donné à
rhomme une compagne, non une esclave, en sanctifiant le mariage.
(Test encore l'Eglise qui enseigne l'estime que les hommes se
doivent mutuellement, le respect de la dignité humaine, l'humanité
du plus fort envers le faible. Il n'y a pas de raison de haïr l'Eglise,
elle qm tient bien haut la croix pour bénir. Qui, en effet, a donné
& l'ouvrier des titres de noblesse, en lui léguant l'honneur du
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68 LA POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRE
travail, sinon l'Eglise? Nos adversaires débitent également de leur
côté de bien belles phrases sur l'amour du travail. Biais que sem-
blent leurs paroles vis-à-vis de la noblesse divine, sortie de la
maison de Nazareth 1 L'Eglise a rehaussé le travail et elle l'a pra-
tiqué dans les différents ordres monastiques. Aussi demandons-
nous que dans toute l'Allemagne sans exception les ordres religieux
soient regardés comme des modèles de travail. L'Eglise ne fera pas
ce que tant d'autres ont déjà fait, elle n'exploitera pas les ouvriers
et ne les trompera jamais. Nous laisserons à d'autres cette
besogne. Elle ne leur dira jamais que le vrai paradis est sur la
terre et que l'idéal de l'homme doit être la jouissance terrestre.
Le travail, qu'il soit manuel ou cérébral, est une loi. La Provi-
dence a différencié les états; mais notre but n'est pas de ce
monde, il est en haut. Et le chemin qui y conduit n'est autre que
l'accomplissement de nos devoirs dans l'état que Dieu nous a
donné. L'Eglise ne flatte pas; elle dit la vérité peur les grands
comme pour les humbles. Elle fait appel à la charité et à la justice
du patron et de l'ouvrier. Lorsqu'elle affirme que le travailleur est
digne de bénéficier du revenu, comme le capitaliste, lorsqu'elle se
hasarde sur ce terrain brûlant, elle ne fait que revendiquer un
salaire proportionné capable d'assurer la subsistance des familles
ouvrières. Elle est le plus sûr garant de leurs revendications. A
vous tous qui allez reprendre vos travaux, que la bannière sous
laquelle vous venez de faire votre profession de foi flotte bien
haut parmi vous. Quoi qu'il advienne, l'Eglise, malgré les attaques
continuelles dont elle est l'objet, se dresse et se dressera toujours
victorieuse. Elle gardera en main la croix avec laquelle elle vous
bénit. »
Le chef du parti ouvrier chrétien, avec son éloquence habituelle, a
proclamé, au congrès de Mannheim, que l'Eglise seule est capable de
guérir les maux qu'une industrie capitaliste et sans cœur essaierait
en vain d'alléger, que l'Etat même ne saurait amoindrir, parce
qu'il demande annuellement une augmentation de canons et d'im-
pôts. Le docteur Feigenwinter, avocat de Bàle et représentant des
Suisses catholiques, a même déclaré qu'un honnête catholique ne
pouvait pas en raison de ses principes être un commerçant habile,
capable de s'enrichir, un heureux spéculateur. Mais ce discours n'a
pas été goûté des négociants catholiques, et le vice- président du
congrès, M. Siben, député et maire de Deidesheim, a jugé à propos
de protester énergiquement contre les inexactitudes et les asser-
tions trop arbitraires de l'orateur bâlois. Il est venu affirmer à la
tribune que les principes commerciaux, que la richesse acquise, ne
sont pas en contradiction avec le catholicisme. Il a même regretté
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R LI CONGRÈS DBS CATIOUQDBS ALLEMANDS k MàNNHBlM 69
qu'à la tête du commerce allemand il n'y eût pas plus de million-
naires catholiques, plus de Kommerzientr&te (conseillers de com-
merce, titre conféré par le gouvernement).
La question religieuse a soulevé moins de différends et de contes-
tations. Parmi les congressistes, les uns, comme les membres du
/Husverein ont demandé une collecte plus effective du denier de
Saint-Pierre; les autres, comme l'évëque Ehrter, de Spire, ont loué
les papes du dix-neuvième siècle qui ont si vaillamment lutté contre
l'incrédulité et ramené le monde aux sentiments chrétiens, malgré
les cris de Los von Rom. Le supérieur du séminaire de Cologne,
H. Lausberg, a fait un grand discours sur la propagande catholique
dans l'Allemagne protestante. Le rapport du comte Droste-Vische-
ring Erbdroste sur le Bonifatiusverein a prouvé que, depuis 1899,
cette association avait établi 68 missions catholiques dans les con-
trées protestantes de l'Allemagne, qu'il en restait encore 72 à
fonder, que la Saxe et la Silésie étaient des terrains à défricher,
qu'il était enfin besoin d'unir toutes les forces catholiques contre
les évangéliques, contre les dissidents qui se séparent de Rome.
Cest pour cela que l'avocat Fehrenbach, député de Fribourg,
a fait, au congrès de Mannheim, le panégyrique de Léon XIII,
savant, politique et sociologue. Après lui, M. Esser, professeur
de théologie à l'université de Bonn, le protégé du général
de Loë, candidat du gouvernement impérial à l'archevêché
vacant de Cologne, s'est élevé contre les intellectuels catholi-
ques représentés par le philosophe Schell et feu l'archéologue et
savant Franz-Xaver Rraus. Il semble, tout bien considéré, que les
libéraux catholiques, dont le journal est le XXe siècle (dos Zwan-
zigste Jahrhundert), rédigé par le docteur Klasen, aient été exclus
du congrès de Mannheim. On leur refuse le droit de cité, parce
qu'on les accuse d'indifférence en matière politique, qu'on les
blâme peut-être de n'être que des catholiques idéalistes et non des
politiciens. Les adversaires de Kraus et du catholicisme religieux >
qu'il a fondé pour lutter contre celui qu'il appelait le catholicisme
politique, ont à l'envi démoli ses doctrines. « La politique catho-
lique, s'est écrié M. Esser, doit être le levain qui pénètre partout
et régénère le monde; elle ne doit point le fuir, mais tout au con-
traire s'y implanter victorieusement. Ceux qui ne demandent qu'un
catholicisme religieux considèrent, comme les socialistes, que la reli-
gion est chose individuelle, Religion ist Privatsache; il faut donc
conserver à l'Eglise une indépendance absolue, ou pour le moins
une coordination complète avec l'Etat. Certes, nous estimons à sa
juste valeur l'ascétisme, nous ne répudions pas la dévotion ; mais,
d'autre part, nous sommes d'avis qu'il ne faut pas renoncer à la
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70 LA POLITIQOB DU CENTRE DANS L'EMPIRE
vie active, à la vie politique. Que le mot que l'empereur Sévère
mourant adressait à ses soldats, Laboremus, reste à jamais notre
devise. »
En même temps que les catholiques de Mannheim faisaient
entendre de telles déclarations, ils demandaient avec instance le
retour des ordres religieux. Un médecin de Fribourg, le docteur
Gassert, développa largement ses idées sur la valeur et l'importance
des congrégations. « La nation allemande, disait-il en substance, a
besoin des moines qui, à l'étranger, sont nationalistes et propagent
la langue allemande, civilisent et évangéfisent les colonies. A côté
de la question de besoin, il y a la question de droit. Les ordres
sont une institution éminemment catholique, ils sont l'essence
même du catholicisme. C'est donc méconnaître les droits des
catholiques à l'existence que de les exclure d'un pays comme le
duché de Bade. Au nom de la liberté religieuse, nous demandons
les ordres; ceux-ci ne compromettront pas la paix et n'auront
aucune importance politique. Les lois de l'État suffiront à rendre
vaine de leur part toute ingérence. »
C'est également là le vœu le plus cher du député Wacker, le
« Lion de Zaehringen », comme se plaisent à appeler ce prêtre
infatigable ses fidèles et ses amis badois. Son discours et celui du
docteur Bachem, député de Cologne, sont d'ardentes professions
de foi en même temps que des programmes pour le présent et
pour l'avenir. Le curé Wacker s'est longuement étendu sur les
rapports de l'Eglise et de l'État; selon lui, ces deux puissances
« vivent en parfaite harmonie et elles doivent vivre côte à côte,
car elles s'inspirent des mêmes principes. Tous les princes et les
grands politiques devraient protéger l'Eglise catholique qui garde
consciencieusement et fidèlement le principe d'autorité. Ne tra-
vaille-t-elle pas en effet pour eux, lorsqu'elle proclame hautement
le respect de cette autorité? L'Etat a besoin de l'Église dont la
puissance doit être respectée; s'il la répudie, s'il cherche à
l'annihiler, il prépare le terrain au socialisme. Il faut que l'Eglise
catholique redevienne maltresse dans l'école, qu'elle triomphe dans
la famille en particulier comme dans l'État en général. Et ainsi,
elle donnera aux États qui auront respecté son existence, qui
auront toléré les ordres et les congrégations, l'autorité dont ils
ont besoin ; car elle ne prétend pas, grâce aux religieux, élever un
empire terrestre, mais assurer au monde chrétien le triomphe dans
l'éternité ».
Le rappel des ordres monastiques, la participation des catho-
liques dans toutes les affaires politiques intérieures et extérieures
de l'Allemagne, furent comme le pivot du discours de H. Bachem.
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ET Ll CONGRÈS DES CATHOLIQUIS ALLEMANDS i MANNHEIM 7t
Les paroles du député de Cologne ont été vivement applaudies;
car il est avec Grœber, avec Wacker, avec Schaeiler et avec Spahn
l'un des directeurs du parti du centre. Après avoir tracé un
tableau émouvant des dangers et des périls qui menacent l'Eglise,
des douleurs que le Kulturkampf avait laissées dans les âmes
catholiques, des blessures qui saignaient encore, il a fait une
critique amère et violente de ce catholicisme prétendu libéral qui
sème la discorde entre coreligionnaires, s'oppose aux revendi-
cations du centre, et divise au lieu d'unifier. Il a montré que, en
raison même des dangers qui menacent l'Eglise intra et extra
muros, l'union et la coopération des catholiques de toutes nuances
devenait de plus en plus nécessaire et indispensable. Car le danger
serait plus redoutable encore si les libéraux, s'émancipant du
centre, adhéraient à l'opposition. Ce serait la ruine du catholicisme
allemand, d'autant plus fâcheuse qu'elle devancerait inopinément
un vrai triomphe. Tous les catholiques doivent donc, disait le
député de Cologne, se donner la main; l'heure est suprême. Mais
ce n'est certes pas à ses coreligionnaires français qu'il faisait
allusion lorsqu'il s'écriait : « Que le Rhin cesse dès aujourd'hui
d'être, comme par le passé, une frontière 1 Que les Alsaciens catho-
liques, — c'est leur devoir, — se mêlent à leurs frères d'Alle-
magne, qu'ils participent à la lutte contre YEvangelischer Bund,
l'Alliance évangélique, contre le libéralisme universitaire, contre les
libres penseurs et les socialistes athées, contre les faux nationa-
listes, contre tous les ennemis de tUniversalisme catholique.
La diatribe que H. Bachem avait prononcée contre tous les
ennemis de l'ultramontanisme, M. Braig, professeur de théologie à
l'université de Fribourg, la renouvela contre tous ceux qui se
déclarent les adversaires du catholicisme en matière de science.
Afin de combattre les savants libre-penseurs et athées, tous ceux
qui étudient et se font les défenseurs du doute et de l'incrédulité,
il fit appel à tous les savants catholiques, à leurs qualités de
travail, de patience, de méthode; il les supplia de scruter les pro-
blèmes délicats avec un criticisme profond, de ne jamais déses-
pérer de la solution des questions difficiles, de ne jamais, par l'effet
d'une sotte timidité, baisser pavillon devant les arguments d'un
adversaire plus adroit ou plus heureux. Ennemi des savants catho-
liques libéraux, de tous ceux qui, comme son collègue Kraus,
préféraient une douce tolérance aux doctrines intransigeantes, le
professeur de Fribourg a demandé que les savants catholiques
fassent avant tout des convaincus, des pratiquants. Et il ajoutait
avec fierté que le gouvernement impérial avait fort bien saisi la
justesse et la profondeur de ses revendications, puisque l'on avait
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72 LA POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRE '
entendu un ministre allemand prononcer ces paroles symptoma-
tiques. « Lorsque nous appelons un catholique à une haute fonc-
tion, ce doit être un bon et un vrai catholique. C'est en effet mal
servir le roi que de lui donner un serviteur qui n'accorde pas &
Dieu ce qui est dû à Dieu. »
Après tous ces discours sur des questions religieuses et poli-
tiques, après tous ces orateurs qui par leurs vœux et leurs propo-
sitions étaient venus, si l'on peut dire, apporter leur pierre à
l'édifice général, le président Gardauns put, tout en traçant la voie
des congrès futurs, tout en arrêtant le programme à venir, résumer
brièvement la tâche accomplie. « Nous autres catholiques alle-
mands, disait-il, où en sommes-nous? Qu'avons-nous à attendre,
que nous faut-il? Plût à Dieu que tous les catholiques de notre
temps reconnussent l'étendue du danger qui ne cesse de nous
menacer et ne restent pas les bras croisés! Il est vrai que la
situation de l'Eglise catholique en Allemagne n'est pas si mauvaise
que dans d'autres pays. Nous avons un empereur qui professe
hautement le christianisme, et le Reichstag a même accepté un
projet de loi sur la tolérance. Malgré tout, divers symptômes pré-
sagent le danger : la fondation d'une société d'évangélisation, les
scandales en Saxe au sujet du Toleranzantrag, les agitations contre
la morale enseignée par saint Alphonse de Liguori, les déborde-
ments d'une littérature qui bafoue l'Eglise. N'y a-t-il pas là une
raison suffisante pour se mettre sur ses gardes? N'y a-t-il pas lieu
de faire nos réflexions sur le mouvement anticonfessionnel univer-
sitaire, sur cette absence de préjugés ou de parti-pris prônée par
nos adversaires, la Voraussetzungslosigkeitbewegungt Le corps
universitaire, qui donne la nourriture intellectuelle au peuple et
à qui est confiée l'éducation de la jeunesse, n'a pas la moindre
notion de l'idée de Parit&t, et à côté d'eux il y a encore une foule
de gens à qui elle est restée jusqu'ici inconnue. Nous avons dès
maintenant quelques petits succès à enregistrer; mais nous sommes
encore loin de voir accepter la Parit&t comme une vérité générale,
cette Paritset qui n'est qu'une faible parcelle dé la tolérance.
« Quoi qu'il en soit, il est nécessaire que les catholiques allemands
mettent leur poudre au sec et se tiennent sur le qui-vive. Il importe
avant tout que la prépondérance du centre, au Reichstag, comme
dans les différents Landtags de l'empire, demeure intacte. Qui-
conque nous conseille de déserter le centre est comme le renard
qui prêche aux oies, à cette seule différence près qu'il n'y a parmi
nous pas d'oies pour l'écouter. Notre fidélité au centre ne nous
empêche pas d'avoir avec les autres confessions des rapports de
bon voisinage, du moins aussi longtemps que les dites confessions
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ET LE CONGRES DBS CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNflEIM 73
nous laisseront en repos. Si nous nous tenons sur la défensive, nous
n'avons nullement l'intention de renouveler d'anciennes discordes;
nons en avons bien assez pour le moment. C'est en toute sincérité
que nous demandons l'égalité confessionnelle et que nous recon-
naissons le droit à l'existence de toutes les religions. Nous tous,
nous espérons voir et saluer le jour où sera comblé le fossé profond
qu'a creusé le seizième siècle. Qu'il y ait, au sein des catholiques,
des discussions sur diverses questions religieuses, ce n'est point
du tout regrettable, bien au contraire. Car c'est un signe de vitalité
religieuse; à condition toutefois qu'une bonne volonté réciproque
maintienne la concorde entre ceux qui discutent. Nos adversaires
n'ont, en effet, qu'un seul désir, celui de voir la scission s'opérer
dans notre camp. Mais nous ne leur donnerons pas ce plaisir.
Moins nous perdrons de temps à discuter, plus nous en gagnerons
pour notre défense, plus nous pourrons développer notre activité
apologétique. Notre premier devoir est de veiller avec sollicitude à
h vie de nos associations; que ceux qui ont encore du temps et de
l'argent s'empressent de les secourir. Le vingtième siècle aura pour
devise : respect au travail, quel qu'il soit. Ora et labora% c'est
encore là le meilleur résumé des devoirs de la vie chrétienne. »
IV
En dépit de l'urbanité et de la courtoisie dont ne se sont pas
départis le président du congrès et les deux vice-présidents,
M. Siben et le comte de Neipperg, malgré la modération dont ont
fût preuve des orateurs, généralement fougueux dans les réunions
politiques, le congrès de Mannheim a été une manifestation offen-
sive des catholiques allemands. Il marque leur marche victorieuse
vers un but bien défini.
Le programme du congrès n'est autre que celui du centre qui a
travaillé avec une patience et une persévérance inouïes. Les
successeurs de Windthorst ou de Lieber recueillent aujourd'hui
les fruits de ce labeur. Nos congrès catholiques, disait Windthorst,
sont à la fois nos grandes manœuvres et notre parade. Jamais mot
ne fut plus vrai qu'en 1902.
De parti d'opposition, le centre est arrivé, par la puissance
4e son organisation, à être la force la plus redoutable, la seule
capable d'entraver avec succès l'action du gouvernement impé-
rial. U est devenu un parti gouvernemental et national. Les chefs
des groupes allemands, les hommes politiques de toutes les
régions de l'empire, les différents ministres, le chancelier, l'empe-
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74 LÀ POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRE
reur lui-même, ont été forcés de constater que la politique du
Rulturkampf ou d'indifférence à l'égard des catholiques, ne pouvait
être suivie sans déviations, sans compromissions. La formule de
Do ut des% qui avait été la tactique de Windthorst vis-à-vis de
Bismarck, a triomphé manifestement. Le congrès de Mannheim a
montré péremptoirement ce qu'il fallait entendre par cette politique
de concessions réciproques, qui n'a rien de gratuit et d'inutilement
généreux. Politique de bascule et d'intérêt, cessions d'un côté,
rétrocessions de l'autre, habileté constante, tel est le programme
actuel du centre.
La centralisation à outrance de toutes les forces catholiques vers
un seul et même but est évidente après le congrès de Mannheim;
c'est là le fait caractéristique, et il ressort nettement de tous les
discours prononcés, de toutes les résolutions prises, de tous les
vœux proposés. Que faut-il, en effet, penser du développement
donné à certaines associations destinées à préparer les élections au
Reichstag et aux assemblées provinciales? Le Volksverein, qui
compte près de 250,000 membres actifs et dévoués, n'est pas
encore parvenu au but rêvé ; mais l'activité déployée au sein de ce
comité depuis ses dix années d'existence et les succès obtenus
dépassent toute espérance et trompent toute attente. Naguère
encore, la Gazette de Cologne (la Kôlnische Zeitung), feuille gouver-
nementale, déclarait, en rendant compte du congrès de Mannheim,
qu'aucun parti politique en Allemagne, et même les socialistes,
n'était arrivé à un pareil degré de puissance, qu'aucun ne dispo-
sait d'un outillage électoral fonctionnant avec autant de sûreté et
de précision. Le centre se prépare un véritable triomphe. Pour
obtenir des résultats plus avantageux encore, le congrès a décidé
de fonder un comité central qui aura pour mission de recruter et
de mettre à la disposition des différents comités électoraux locaux
des orateurs politiques pour les diverses associations catholiques.
Il tiendra comme en réserve des conférenciers qui seront expédiés
dans les cas urgents au plus fort de la mêlée.
Mais il ne s'agit pas seulement d'embrigader les catholiques
dans des cadres bien conduits et bien surveillés, de les instruire et
de les habituer à l'endurance; il faut encore les tenir par la presse
politique. Les congressistes y ont également songé; leur sollicitude
pour les associations s'est étendue au journalisme. 11 a été décidé
qu'on fonderait des bureaux généraux de renseignements et que,
grâce à un concours dévoué et unanime, on fournirait des « corres-
pondances » immédiates aux grands journaux catholiques. Une
propagande habile permettra d'augmenter le nombre des souscrip-
teurs; le colportage des feuilles à nuance catholique, des bons
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LT LE CONGRÈS DES CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNflElM 75
livres et des brochures a même été réglé systématiquement. La
Saxe, la Silésie, le Wurtemberg, la Hesse auront leurs dépôts,
leurs agences. 1/ Alsace-Lorraine aura également les siens, si du
moins les annexés consentent, ce qui est douteux encore, à se
ranger à la résolution prise et qui est la suivante. « À l'occasion du
quarante -neuvième congrès catholique, les membres de F Associa-
tion de la presse catholique allemande, YAugmtinusverein, expri-
ment le désir que la presse catholique du Reichsland (l'Alsace-
Lorraine) s'emploie énergiquement à ce que les catholiques
alsaciens, tant campagnards que citadins, adhèrent d'un commun
accord au programme politique du centre, et créent une organi-
sation électorale apte à fournir des députés dévoués, tout prêts à
seconder sans réserve les vues si nettes et si solides du centre
catholique allemand. » On voit que les congressistes ont attaché
une grande importance au ralliement des Alsaciens-Lorrains.
Cette jonction s'opérera-t-elle? Il est permis d'en douter encore.
Les députés catholiques d' Alsace-Lorraine hésitent à se faire
inscrire au groupe parlementaire du centre; les vieux protesta-
taires, comme l'abbé Win ter er, résistent à outrance. Mais, le parti
des jeunes, dont les deux journaux YElsxsser de Strasbourg, et
YOberels&ssische Volkszeitung de Mulhouse, représentent les opi-
nions, est assez disposé à accepter les avances faites par la majorité
catholique du Parlement allemand, sans qu'il ose encore se déclarer
ouvertement. De là, une politique de tergiversations et ^atermoie-
ments. Réunis une première fois à Haguenau, dans la deuxième
quinzaine de septembre, après le congrès de Mannbeim, députés
catholiques, politiciens et rédacteurs de la presse catholique avaient
voté un ordre du jour provisoire, vague et embarrassé. La Bague-
nouer Zeitung, qui avait donné un compte-rendu détaillé des déli-
bérations, annonçait qu'une assemblée générale des catholiques
d'Alsace déciderait définitivement que pour le moment on formerait
un parti catholique alsacien homogène qui, dans toutes les ques-
tions politiques et religieuses, pourrait suivre la direction du centre.
Or, l'assemblée générale des catholiques a tenu ses séances à
Strasbourg le 2 octobre, et la question n'a pas avancé d'un pas.
H. Delsor, député d'Erstein, a proposé l'adoption d'un programme
qui n'est autre que celui du centre. Mais les députés et délégués
lorrains et ceux de la Haute- Alsace ont repoussé cette motion pleine
d'échappatoires. Avant comme après le congrès de Mannheim, ils
ont protesté vigoureusement contre l'adhésion au programme du
centre. La question est donc de nouveau ajournée, reculée de
semaine eu semaine; les partisans du ralliement et leurs adver-
saires mesurent actuellement leurs forces; mais ils en viendront
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76 LÀ POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRK
aux mains. La bataille définitive ne tardera pas à s'engager. Après
la suppression du paragraphe de dictature, après ses tentatives
réitérées, avant et lors du congrès de Mannheim, après ses assauts
successifs, le centre allemand triomphera- t-il?
11 est certain qu'on hésite encore beaucoup en Alsace comme en
Lorraine; qu'il en coûte de prendre une détermination nette, et
qu'on préfère s'en tenir à des mesures provisoires. Un comité,
composé des députés catholiques alsaciens- lorrains au Reichstag,
de deux délégués de chacune des quinze circonscriptions électo-
rales, d'un représentant de chaque journal catholique et d'un repré-
sentant des comités électoraux de Strasbourg et de Colmar, a été
nommé et chargé de « s'occuper de la question d'organisation
ultérieure » : telle est la résolution qui a été adoptée lors de la
réunion de Strasbourg. De pareils atermoiements font que les catho-
liques de l'empire ne considèrent pas la partie comme perdue. Bien
au contraire. Il semble, en effet, que depuis quelques années la
politique protestataire d'Alsace-Lorraine prend une direction nou-
velle. Les catholiques alsaciens-lorrains ne sont plus comme autre-
fois un bloc irréductible. Jadis ils criaient unanimement : Kein
Anschluss, « Pas de ralliement ». Ce refus catégorique a vécu
aujourd'hui, et aux cris d'opposition ont succédé des paroles plus
modérées : Keine Veberstûrzung, « Pas de précipitation ».
On veut donc attendre, ne point presser les choses ni fra-
terniser encore avec le centre. « Restons Alsaciens-Lorrains,
comme d'autres sont Badois, Saxons ou Bavarois. Et quand le
temps aura fût son œuvre, quand nous aurons obtenu certaines
choses que nous devons encore arracher aux gouvernants, la ques-
tion de ralliement sera à maturité; dans cinq ans nous en reparle-
rons. » C'est ainsi que s'exprime le directeur du Lorrain, un
journal qui se publie en français à Metz. L'attitude des catholiques
lorrains est très significative, et prête à bien des commentaires.
Ils reconnaissent que le centre allemand du Reichstag a bien
mérité de l'Eglise catholique, de l'Allemagne entière et même, en
maintes circonstances, de l'Alsace-Lorraine, qu'il s'est montré
valeureux et brave. Le pays annexé, disent-ils, sans oublier son
passé, sans renier ses souvenirs, a donné assez de preuves de sa
loyauté pour qu'on réduise à néant l'assertion que les classes diri-
geantes cherchent leur inspiration en France. Il ne demande qu'à
vivre en paix, et s'il lui arrive de jeter les yeux du côté de l'Ouest,
c'est avec plus de tristesse que d'espérance. Il cherche tout sim-
plement à s'accommoder le mieux possible de la situation présente
et si la fusion des différents éléments de la population est si lente
et si difficile, la raison doit en être cherchée beaucoup plus dans
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ET LE CONGRÈS DBS CATHOLIQUES ALLEMANDS A MANNflEIif 77
les divergences de races que dans les espérances politiques, beau-
coup plus dans la différence de caractère que dans le mauvais
vouloir. Les Alsaciens-Lorrains savent fort bien qu'on veut les
germaniser complètement; ils savent encore qu'en les groupant
sons la bannière catholique, on veut tous les rallier autour du dra-
peau de l'empire. 11 s'agit donc de savoir s'ils garderont leur
indépendance, leur individualité, leur particularisme ou s'ils accep-
teront le joug du centre. La question de ralliement, impossible il y
a dix ans, se pose sous une forme très nette et grosse de consé-
quences. L'avenir dira prochainement si le centre catholique a
planté victorieusement son drapeau dans les pays annexés.
Les moyens d'action que les chefs du congrès ont préconisés et
proposés à tous les catholiques d'Allemagne promettent et assurent
le succès. L'expérience des dix dernières années, la logique avec
laquelle le programme a été développé, la discipline du pçirti, ne
laissent plus aucun doute à cet égard. C'est par l'école de l'Etat
christianisée et rendue confessionnelle, par un enseignement uni-
versitaire où les catholiques finiront par être sinon en majorité,
du moins en nombre égal aux protestants et aux libre-penseurs,
par l'entremise d'une pléiade de conférenciers porte- paroles des
doctrines du centre, enfin par l'activité toujours croissante et
l'appui effectif des congrégations religieuses, que les catholiques
congressistes s'acheminent lentement, mais sûrement, vers leur
but.
L'enseignement, tel que le centre l'envisage et le comprend,
tend à la séparation complète de l'élément catholique et de l'élé-
ment protestant. On ne va pas encore jusqu'à demander l'école
cougréganiste, comme elle existe en France; mais le temps n'est
pas loin où les membres des congrès futurs réclameront une loi
semblable à la loi Falloux. Déjà l'instruction religieuse confession-
nelle est obligatoire dans toutes les écoles de l'Etat; tout récem-
ment encore, le gouvernement impérial créait en Alsace-Lorraine
an poste d'inspecteur catholique chargé du contrôle de l'enseigne-
ment religieux dans les écoles; et il y a des propositions pour
scinder tout ce qui est mixte et donner aux cours d'adultes,
Fortbildung$$chulenf l'enseignement religieux obligatoire.
U faut aussi que, dans les universités, professeurs catholiques
et protestants soient en nombre égal, nombre proportionné à la
population catholique, toujours croissante, ainsi que le prouvent
les statistiques publiées d'après le recensement du 1er décembre 1900
par VOffice de statistique impériale de Berlin «. Le centre a reven-
1 "Voici, d'après l'Office de statistique impériale de Berlin, le tableau com-
paratif de la population de l'empire au 1er décembre 1890 et au 1er décembre
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7a
LÀ POLITIQUE DU CENTRE DANS L'EMPIRE
diqué la Paritiet, et ses premiers succès l'ont enhardi; l'affaire
Spahn et l'érection d'une faculté de droit à Munster, en West*
phalie, sont comme autant d'étapes sur le chemin qui reste encore
& parcourir !.
Les universitaires catholiques ne doivent pas être uniquement
des savants ou des érudits relégués et confinés dans les biblio-
thèques ou les laboratoires. À côté des politiciens et concurrem-
ment avec eux, ils ont un but pratique à poursuivre. D'après les
propositions du congrès, ils doivent s'improviser conférenciers
pour propager dans le peuple la science catholique. Les historiens
catholiques doivent être des propagandistes. Un vœu très caracté-
ristique a été exprimé à Mannheim. On leur a demandé de recher-
cher avec les moyens scientifiques dont ils disposent, avec précision
et méthode, quelle était, au temps de la sécularisation dans les
différents Etats allemands, l'étendue des biens ecclésiastiques. Les
statisticiens avec leurs tableaux et leurs échelles compléteront
1900, suivant le classement confessionnel (Religionsbekentniss) dressé en 1902
par le même Office de statistique :
l«Déeembral8*0
1* Décembre 1900
Augmentation X
Evangéliques (Luthériens et
Réformés, etc.)
Catholiques romains. . . .
Catholiques grecs
Autres chrétiens
Total des chrétiens. .
Israélites
Autres religions
Population totale
31,026,810
17,671,929
2,922
145,540
35,231,104
20,321,441
6,472
203,678
4- 13,550
-4- 14,993
4-121,458
4- 39,946
48,847,271
567,884
13,315
55,762,695
586,948
17,535
4- 14,137
4- 3,357
4- 31,694
49,248,470
56,367,178
4- 14,038
4 Sur la question de l'égalité universitaire entre catholiques et protes-
tants, die Paritœtfrage, on trouvera des renseignements détaillés dans le
livre de M. £rich Petersilie, Univenétœtsàesuch und Studentenschaft. D'après
les trois derniers recensements, la moyenne des étudiants protestants dans
les universités prussiennes était de 64 pour 100, 63,7, 63,6. Celle des étu-
diants catholiques respectivement de 34,4, 34,7, 35,4; celle des Juifs de
1 pour 100, 1,1, 1,2. Les statistiques confessionnelles prouvent clairement
que dans le seul royaume de Prusse la participation des catholiques aux.
études universitaires va toujours en augmentant, tandis que celle des Juifs
et des protestants diminue.
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ÎT LE COHGRÈS DES CATHOUQUES ALLEMANDS Â MANNHEIM 19
îœnvre des historiens; et ainsi le parti catholique sera en dïoit de
demander, au nom de la religion, la restitution complète des
anciennes fortunes monacales, ou du moins des revenus équiva-
lents aux biens confisqués. Non exies tnde, donec reddas novissi-
mum quadrantem, dira-t-il aux représentants d'un gouvernement
que la nécessité aura forcé de plier devant lui. On reconstituera
également grâce aux savants les anciennes bibliothèques conven-
tuelles, qu'on rendra aux congrégations, dès qu'elles seront rentrées,
et les bibliothèques de l'Etat devront restituer les livres dont elles
auront hérité. (Test un vœu cher à beaucoup de congressistes.
Ayant de se préparer à la vie politique, les étudiante catholiques
devront être les auditeurs de ces professeurs zélés qui mettront
leur science et leur énergie au service de l'Eglise. Les membres de
Hlkrtus magnus Verein ont même promis de doter les étudiants
pauvres, et ainsi la charité généreuse et bienfaisante des catho-
liques s'étendra jusqu'aux universités dont, en dépit des assertions
des professeurs libéraux et protestants, les cours seront suivis et
ainsi peuplés. De l'étudiant au professeur, du professeur au député,
la chaîne sera complète et les anneaux iront toujours en se fortifiant.
Tons travailleront avec la même énergie, s'inspireront des mêmes
àocmm et défendront les mêmes idées. Us adopteront les mêmes
jnrqgrammes exposés dans les cours des diverses universités et dont
s'inspirent des publications récentes. La Weltgeschichte in Karakter-
bildern, qui s'édite & Mayence, à l'imprimerie catholique Kirchheim,
et qui s'est assuré le concours de professeurs tels que Erhard et
Hertling, ne tend- elle pas à coopérer, dans le domaine littéraire et
scientifique, à l'œuvre tentée par les fondateurs du Windthorstbund?
Politiques et savants sont donc pleinement d'accord pour main-
tenir à tout prix l'orthodoxie. Pour mieux l'assurer encore, pour
conserver immuables les principes de foi et de charité, ils ont
demandé le retour des ordres et des congrégations, sur lesquels ils
prendront modèle et qui sont les adversaires nés de l'hétéro-
doxie. Voici, en effet, une des résolutions que les congressistes ont
votée à l'unanimité. « La quarante- neuvième assemblée des catho-
liques allemands considère que l'existence et l'action des ordres et
congrégations catholiques sont la plus brillante manifestation de
la civilisation et du génie chrétiens. Les ordres sont un rempart
solide contre les dévastations du courant matérialiste de notre époque;
ils forment une puissance; ils nous donnent l'exemple de l'abnéga-
tion et du sacrifice. Aussi sont- ils, dans nos luttes sociales, le garant
feplus sûr des réconciliations. Les congressistes déplorent qu'à une
fytype où le mouvement antireligieux se manifeste librement, les
agrégations catholiques n'aient plus une entière liberté d'action. »
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80 LA POLITIQUE DU CfiNTBE DANS L'BHPIRB
On ne saurait dire exactement à qui revient, en Allemagne, le
mérite de la bataille acharnée qui se livre contre les ennemis ou
les persécuteurs des ordres religieux. Au clergé, aux savants ou aux
hommes politiques? Ce que le curé Hansjacob de Fribourg a fait pour
les Capucins, le docteur Heiuer, professeur de droit canon & l'uni-
versité de Fribourg, vient de le faire avec véhémence pour les
Jésuites. 11 a écrit, — et sur le désir de quelques chefs du centre,
affirme- 1- on en Allemagne, — un livre qui est un panégyrique de
la Compagnie de Jésus et qui sera remis officiellement à M. de
Bulow et à l'empereur. Les protestants et les libéraux catholiques
blâment les procédés de l'auteur, plus habiles, prétendent-ils, que
corrects ; ils lui reprochent surtout d'avoir usé d'un stratagème en
donnant à sa brochure un titre qui promettait plutôt une diatribe
contre les Jésuites1. L'émoi est grand dans les cercles protestants
et les accusations redoublent de violence. Tout récemment encore
les évangéliques malmenaient très durement un ancien bachelier
en théologie de la faculté d'Angers, champion convaincu du parti
catholique national, Mgr Albert Erhard. 11 n'est pas de sarcasmes
dont on n'ait couvert ce partisan dévoué delà politique du centre,
à propos des deux livres qu'il vient d'écrire a. Si les Alsaciens,
fidèles à la France, se sont réjouis des critiques qu'ils entendaient
adresser à leur frère déraciné, les catholiques allemands du congrès
de Mannheim auront sans doute consolé ce professeur, tour à tour
bavarois, autrichien et badois et lui auront répété, en faisant allu-
sion aux protestants, le mot de l'Ecriture : « Laissez les morts
ensevelir leurs morts. »
Le congrès de Mannheim n'aurait- il eu pour conséquences que
de favoriser la rentrée prochaine des ordres dans l'empire, alors
qu'on chasse de France les congrégations, et par suite de la
persécution qui sévit de l'autre côté des Vosges de détacher de la
France certains cœurs, de déraciner un patriotisme que trente-
deux ans d'annexion n'avaient pu encore étouffer, d'entraîner les
Alsaciens-Lorrains à la remorque du centre catholique, que ces deux
résultats sont d'une gravité exceptionnelle. Et si certaines résolu-
tions de Mannheim attristent les catholiques français, que doit- on
attendre du prochain congrès qui se tiendra à Cologne en 1903 ?
Rodolphe Heimann.
' Der Jesuilismus in seinem Wesen, seiner Gefœhrlichkeit und Bekaempfung ,
mit besonderer BûcksicfU au/ DeuUchland (1902).
2 Der Katholizismus and dos zwanzigste Jahrhundert im Lichte der kirchlichen
Entwickelung der Neuzeit (1902). — Liberaler Katholizismus? Exn Wort an
meine Kritiker (1902).
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LAQUELLE?
I
Le cabinet de travail de M. Burlslay, par cette belle matinée de
septembre, avait vraiment un aspect engageant, confortable, home-
lehe, et même presque joyeux, sans rien de la physionomie rébar-
bative et froide que finissent par prendre les logis des gens
d'affaires, surtout quand ces logis sont des demeures de vieux
garçons.
Mais, vieux garçon, M. Burlslay Tétait si peu, ayant joué presque
toute sa vie des rôles de père de famille in partibus! Et, homme
d'affaires, il y avait si longtemps qu'il ne l'était plus! Cet aimable
collectionneur, fureteur-né, se reposait à présent de la peine qu'il
s'était donnée si longtemps pour gagner de l'argent, et dépensait
enfin sa fortune pour la plus grande joie de ses yeux et le plus
grand agrément de son esprit, curieux de tout ce qui était beau.
M. Burlslay était un homme de soixante-cinq ans, grand, fort,
solide. Une physionomie assez calme, un peu mélancolique, des
favoris gris très soignés, un front large et haut de penseur, et des
yeux aujourd'hui pâlis par l'âge, mais qui avaient dû être bleus et
fort beaux. 11 se tenait droit et ferme dans son costume du matin
gris de fer très sombre, égayé d'un petit ruban rouge à la bou-
tonnière.
Assis devant un large bureau d'acajou de provenance anglaise, il
alignait pourtant des chiffres sur de grandes feuilles de papier, en
consultant de temps â autre de petits registres ouverts à côté de lui.
— Allons, murmura-t-il en relevant la tête penchée sur son
travail, ma petite Nell n'aura pas â se plaindre du vieil oncle!
Et repoussant les gros livres, les petits registres et le papier
noirci de chiffres, il se leva, très pensif, et fit quelques pas.
— Nellie tarde bien, il me semble.
Su ce moment, la porte s'ouvrit et un valet chargé d'un plateau
apparut.
— Monsieur attendra- t-il Mademoiselle pour déjeuner? demanda-
it) OCTOBRE 1902. 6
I _-^
8? LAQUELLE?
t-il. Virginie vient de me dire qu'elle serait ici dans une dizaine de
minutes.
— Je l'attendrai, Baptiste, je ne suis pas pressé.
Baptiste se mit à dresser la table devant la cheminée où brillait
une joyeuse flambée, malgré la saison peu avancée et en dépit du
gai soleil qui dansait par la pièce en la semant de points lumineux
pareils à une poussière d'or.
Par la large baie aux brise-bise crème, la lumière pénétrait à
flots. Les boiseries d'acajou se détachaient brillantes sur des ten-
tures d'un bleu presque gris, infiniment doux et harmonieux. Des
bibliothèques anglaises, longues et basses, couraient tout le long
des panneaux, laissant voir des dos de livres curieusement ou
superbement reliés. Au-dessus, des bronzes, des terres cuites, des
ivoires, classés avec amour, donnaient à cet intérieur confortable
une note d'art imprévue et comme un souffle de vie.
H. Burlslay allait et venait, un peu impatient.
— Baptiste, n'oubliez pas les oranges, dit-il vivement au domes-
tique qui avait achevé son service et s'éloignait après avoir allumé
la petite lampe sous la bouilloire de cuivre rose.
— Elles y sont, Monsieur ; Virginie s'est souvenu des habitudes
de Mademoiselle.
La porte s'ouvrit en ce moment toute grande, et, d'un seul coup,
Mademoiselle entra. En deux bonds, elle fut près de son oncle qui
avait ouvert les bras à sa vue, et qui, après l'avoir embrassée, la
contemplait, ravi, sans rien dire.
— Nellie, ma petite Nellie, dit-il enfin, j'ai vraiment de quoi être
fier de toi!
Il regardait la jolie fille si vivante qu'il avait devant lui. Nellie,
en effet, était grande, bien proportionnée, sans rien de chétif, ni
de malingre, ni de faussement délicat. Ses mouvements étaient
harmonieux et souples; ses épaules, ses bras, ses hanches d'une
vraie femme et non d'une poupée. Ses vingt ans lui laissaient
encore des contours indécis, inachevés, mais on devinait un équi-
libre parfait dans tout son être. Elle avait des cheveux châtains
naturellement ondes et frisottants autour du front. Des yeux
bruns, clairs et lumineux, qui regardaient bien en face, rieurs et
tendres à la fois, souvent sérieux, toujours fermes, ni rêveurs, ni
vagues, ni alanguis. Le nez droit, la bouche un peu grande, mais
bien découpée, relevée aux coins par un petit sourire malicieux et
inconscient, le menton arrondi, point têtu ni volontaire, mais dont
le pur dessin révélait une fermeté réfléchie. Et, sur tout cela, le
reflet d'une aurore : un teint éblouissant de fraîcheur rosée; un
teint bon teint, accoutumé au soleil et à la brise, velouté comme
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LAQUELLE? 8*
un beau fruit, une carnation saine, qui parlait de vie active et
qui révélait le mélange d'une race affinée* mais anémiée, avec une
antre race, plus jeune et plua vigoureuse.
Nellie de Verneuil portait un simple petit costume de corkscrew
bleu foncé; la jupe plate la modelait à ravir, et. une blouse de
taffetas crème bouffait en petits plis autour de son buste.
— Allons, ma petite Nell, déjeunons! dit M. Burlslay.
Et ils se mirent à table tous les deux.
De son origine américaine, M. Burlslay avait conservé l'habitude
de ce premier repas du matin, solide et substantiel. Notre cho-
colat parfumé* et notre cafè au lait, même accompagnés d'us petit
croissant, font rire les Américains, qui regardent comme leur pre-
mier devoir de la journée de se bien lester avant de se lancer en
« business ».
Assis en face l'un de l'autre, Nell et M. Burlslay commençaient
leur repas par les oranges déjà pelées et piquées de minces et
longues fourchettes d'argent. Nell prépara alors le thé, qu'elle
laissa infuser tandis que son oncle se servait du jambon et qu'elle-
même entamait des œufs à la coque.
— Sais-tu, Nell, que, pour un peu, tu ne m'aurais pas trouvé à
Paris? Et comme j'en aurais été désolé, mon enfant! J'étais sur le
point de partir pour Leipzig, où l'on m'a signalé une édition raris-
sime des premières œuvres de Luther, dont la reliure est une mer-
veille» m'a-t-on dit... Comment t'es-tu décidée à partir soudai-
nement?
— Oh! mon oncle, c'est bien simple. Des amis de ma tante, les
Hobsoo, venaient à Paris; j'ai préféré faire le voyage avec eux
plutôt que de risquer de le faire seule dans deux mois. C'est
pourquoi vous m'avez ici, deaar oldmanl plus vite que vous ne
pensiez, peut-être plus tôt que vous ne l'eussiez voulu, mais k,
coup sur plus tôt que ne Feùt souhaité Virginie, ajouta-t-elle en
riant.
— Ahl c'est que, pour Virginie, c'est un rude changement de
voir une maîtresse de maison s'installer ici ! Pense que voilà tantôt
vingt ans qu'elle régit mon ménage I Comment s'est- elle tirée de
l'installation qull lni a fallu improviser pour toi?
— Pas mal du tout ; ne vous en préoccupez pas. Mais vous,
mon oncle, je vous trouve en très belle santé, alors que vos der-
nières lettres m'avaient presque inquiétée. Quelle idée avez- vous
eue de me faire revenir pour me rendre des comptes? Si vous,
aviez envie de me revoir» cher oncle Georges, vous n'aviez qu'à me
dire : Nell* j'ai envie de te revoir, et je serais accourue, mais tran-
quille, tandis que j'ai fait le voyage le cœur triste, l'âme tourmentée,
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84 LAQUELLE?
me demandant ce que je trouverais en arrivant. Ce n'est que depuis
hier que je respire vraiment !
M. Burlslay ému se leva et prenant la tête de sa nièce dans ses
deux mains, il l'embrassa avec tendresse.
— Mon enfant, je suis très bien portant, mais j'avais hâte et de
te revoir et de te rendre mes comptes. Tu es majeure depuis trois
mois, tu possèdes une belle fortune; j'estime que tu dois en
apprendre le maniement et que je n'aurais pas complété ma tâche
si je ne t'enseignais pas à mener ta barque toute seule.
— Je suis donc riche? interrogea Nell, d'un ton assez indifférent.
— Je te ferai voir cela en détail. À la mort de ton père, ta for-
tune s'élevait à trois millions de francs ; à présent, grâce à quelques
spéculations heureuses sur les chemins de fer américains et à la
découverte d'une petite mine de pétrole dans un terrain qui t'ap-
partenait, tu possèdes en bonnes valeurs sûres au moins deux cent
cinquante mille francs de rente.
— Et, mon oncle, demanda presque timidement Nell, puis-je
véritablement disposer de cet argent?
— Absolument, il est â toi.
— Je veux dire : pourrai-je orienter, diriger ma vie à ma
volonté?
— Sans doute! Mais, pour commencer, n'est- il pas entendu
entre nous que tu vas prendre â mon foyer la placé d'une fille?
N'est-il pas déjà convenu que tu rentres chez toi> Nell, et que moi,
je vais avoir la joie, cet hiver, de produire dans le monde non
seulement parisien, mais européen, une des plus charmantes
héritières à marier?
Le front de Nellie de Verneuil s'était rembruni.
— Oh 1 mon oncle, dit-elle, j'ai horreur de ce mot : héritière à
marier... Je donnerais je ne sais quoi pour qu'au moins on ne le
sût pas, pour être une héritière... anonyme.
L'oncle sourit, un peu malicieusement.
— Cependant, petite Nellie, tu ne donnerais pas cette fortune
pour ne pas être l'héritière?
— Non, dit sérieusement Nell en fixant ses yeux fermes et
profonds sur les yeux bleu-éteint de son tuteur. Non, car je me suis
préparée pour ma fortune. Si je regrette qu'on sache que je suis
riche, ce n'est, en somme, que dans une pensée de bonheur per-
sonnel ; mais je crois que je suis prête pour les devoirs que j'aurai
à remplir.
M. Burlslay, surpris, posa sa tasse de thé.
— Je ne te comprends pas bien ; explique-toi. De quels devoirs
parles-tu, en dehors de ceux qui incombent naturellement à une
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LAQUELLE? 85
jeune fille du monde qui deviendra, je l'espère, une femme et une
mère heureuse?
— Eh bien, mon oncle, je vais tâcher de m' expliquer. Je ne crois
pas que le but idéal de la vie soit le bonheur égoïste causé par la
satisfaction personnelle. Etre une jeune fille du monde enviée et
courtisée, une jeune femme brillante entourée d'hommages, même
la mère heureuse de beaux enfants qui, dans notre milieu et notre
genre de vie, ne me donneraient pas grand peine, cela ne suffirait
pas à mon bonheur. Cet idéal peut en contenter d'autres; pas moi.
Depuis des années déjà, le bonheur, par conséquent le but à pour-
suivre, m'apparalt dans le développement de l'individualité, des
facultés de l'esprit, de l'âme, du cœur; en un mot, faire rendre à
son être tout ce qu'il peut donner. Voilà pourquoi j'ai tâtonné
avant de trouver ma voie ; pourquoi, cher oncle, je vous ai coûté si
cher en leçons de toute espèce; pourquoi j'ai essayé de tout,
passant de l'art aux connaissances pratiques les plus terre à terre.
Voilà pourquoi encore j'ai été professeur dans des écoles populaires;
visiteuse de pauvres, inspectrice de fabriques; pourquoi j'ai étudié
comme nurse et pratiqué près d'une année dans un hôpital... La
charité m'a attirée d'abord; je suis allée aux déshérités et aux
misérables, — parfois aux criminels dans les prisons; puis aux
travailleurs, dans le désir d'améliorer leur vie. J'ai tâtonné ainsi,
jusqu'au jour où j'ai trouvé ma voie et compris ce qu'il serait ridi-
cule et par trop prétentieux d'appeler ma mission.
— Ciel! Nellie! vas- tu m' annoncer que tu veux faire partie de
Tannée du Salut? s'écria M. Burlslay, demi-riant, demi-inquiet.
— Non, cher oncle Georges, soyez tranquille et permettez- moi
de continuer.
Donc, je me suis avisée un jour que j'étais riche, jeune, bien
portante, et, on le veut bien dire, assez jolie ; que tout cela constituait
un capital que je serais coupable de ne pas exploiter. Rappelez-vous,
mon oncle, que l'Ecriture sainte abonde là-dessus en paraboles et
en versets. Du reste, vous n'avez qu'à interroger à cet égard votre
conscience de bon tuteur qui a si bien administré les trois petits
millions de papa! Eh bien, ce capital, je dois l'employer, non seule-
ment à faire le bien courant qui se trouvera sur ma route et qui
s'arrête à ceux qu'il atteint, mais à aider au développement des
autres, à faire du bien qui se répercute, en un mot à créer un ou
des foyers d'influence sociale, morale ou intellectuelle. Aider à
former des élites professionnelles, à établir des courants d'idées,
contribuer, même faiblement, à rendre à la France, le cher pays
que Ton aime tant au loin, et qui va devenir le mien, un peu de
sou prestige perdu; enfin, que sais je? Vous me croyez peut être
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£6 LAQUKLLfc?
folle, mais que voulez-vous! je me comprends, je sens que j'ai
autre chose à faire dans la vie que de porter des robes de Doucet
et des chapeaux de M"6 Girot...
Elle se tut et le silence régna pendant quelques moments.
— Quel genre de vie avais- tu donc en Amérique? demanda enfin
M. Burlslay.
— Oh! plutôt simple... Nous avons passé à New- York la
seconde année de mon séjour. L'aînée de mes cousines étudiait la
médecine. C'est alors que j'ai suivi les cours des hôpitaux comme
nurse libre. La première et la troisième année* nous étions, vous le
savez, k Boston, dans un milieu des plus intelligents. Mon oncle y
est professeur à l'Université, et ma cousine Jane y fait elle-même
des conférences avec un grand succès. Nous travaillions beaucoup,
la maison était une ruche, et chaque soir nous nous rencontrions,
soit chez nous, soit chez des amis, avec ce que Boston compte de
plus érudit et de plus cultivé.
— J'avais, en effet, prié ta tante de te faire connaître le monde
américain»..
— C'est précisément ce qu'elle a fait! Oubliez- vous donc, mon
oncle, que nous avons passé une saison à Newport? Oh! je le con-
nais, le monde chic américain!... Il n'est pas beau..., bien inférieur
au monde du travail et de la pensée.
— Et, dit lentement M. Burlslay en regardant Nell attentivement,
durant ces trois années passées dans ce pays de la liberté, aucun
flirt? Aucun sentiment pour personne? Nul ne t'a demandé de
t'épouser?...
Nell devint toute rose.
— Ah ! mon oncle, vous ne le voudriez pas ! Je ne suis pas flirt
le moins du monde : il y a dans le flirt quelque chose de faux qui
m'est antipathique. Mais, quant & être demandée en mariage, ah I ça,
oui! je l'ai été!
— Et tu ne m'en as rien dit l
— A quoi bon, puisque je n'ai jamais eu d'hésitation? J'ai été.
demandée à Newport par le fils aîné d'un milliardaire... Je veux
bien croire que ma personne était pour quelque chose dans la
demande, mais mon nom était bien sûr le great attraction. Nous
avons encore du prestige là- bas! Si étrange que cela paraisse, les
Américains ont gardé de la reconnaissance pour La Fayette et ses
compagnons. Quant à ma fortune, elle n'y était pour rien : une
goutte d'eau... , mes épingles.
— Eh bien, demanda M. Burlslay doucement railleur, comment,
d'après tes théories, as-tu laissé échapper cette occasion d'étendre
ta zone d'influence par l'addition des milliards du beau-père?
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LAQUELLE? 87
Nell fronça un peu ses jolis sourcils.
— Si vous m'aviez bien comprise» mon oncle, vous ne me diriez
pas cela. Je ne serai jamais à un homme que je n'aime ni n'estime...
Willie Latimer était un fantoche, un ballon soufflé de vanité, inca-
pable d'un effort et moralement bien inférieur à son pfere, demeuré
un rustre aux mains calleuses, qui manie encore aujourd'hui sa
fourchette comme sa pioche de mineur, et, cela, quand il n'oublie
pas de s'en servir.;. D'autres encore ont tourné autour de moi,
mais un seul a su attirer mon attention, assez du moins pour me
faire hésiter pendant quelques jours.
— Tiens! tiens! sourit l'oncle, je pensais bien qu'il devait y
avoir un petit roman sous roche...
— Oh! pas l'ombre! C'était un professeur de Boston, écrivain,
conférencier, un homme de beaucoup de talent et d'un grand
savoir.
— Jeune?
— Trente ans. Il me plaisait beaucoup. Il y avait en lui une force,
une droiture d'âme et d'esprit qui imposaient le respect. Nous
nous entendions très bien, comme amis, jusqu'au moment où il m'a
déclaré ses sentiments. J'ai réfléchi quelques jours, car, de prime
abord, je ne voyais pas très clair en moi-même. Pavais la pleine
conscience de trouver en lui un compagnon et un guide sûr...,
mais, — comment vous dirais-je, mon oncle, — je me suis rendu
compte, en pensant à lui sous ce jour nouveau, d'une infinité de
petites discordances; de désaccords, nés, non de notre milieu, non
de notre éducation, mais comme de nous-mêmes, de nos deux
origines différentes. Chaque jour, je découvrais de nouvelles dis-
semblances... C'étaient à peine des nuances, mais c'était assez pour
nous rendre tous deux malheureux. Je me suis expliquée franche-
ment avec lui, et j'ai eu le bonheur de garder mon ami : le préten-
dant évincé ne Ta pas tué! Seulement, comme la situation était
pénible, je suis allée dans les Allirondagh avec les Hobson et, de
là, ici..
Us avaient fini de déjeuner. Nell promenait ses regards à travers
la pièce.
— C'est très joli chez vous, oncle, mais il y manque la vie
Mimée; pas une fleur...
— Tu en mettras. Que comptes-tu faire aujourd'hui?
— J'avais pensé, si vous le voulez bien, aller prendre le lunch
chez mon oncle et ma tante de Verneuil. J'ai hâte de revoir ma cou-
sine Nellie.
— Vas-y, ma chérie, ils seront heureux de te revoir. Ta tante est
toujours bien délicate...
L
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88 LAQUELLE?
— Oui, je sais. Elle m'écrivait souvent, ainsi que Nellie, et se
plaignait constamment de sa santé. Gomment est Nellie, mon oncle?
— Une gentille jeune fille, très douce, bien élevée.
Et M. Burlslay hocha la tête en souriant :
— Celle-là se contentera d'être tout bêtement heureuse, si elle
peut... C'est une charmante jeune fille du monde, qui fera une
femme non moins charmante, s'il se trouve un homme assez intelli-
gent pour s'en apercevoir.
— Pourquoi dites- vous cela? les hommes intelligents sont-ils
donc si rares?
M. Burlslay hocha de nouveau sa tète blanche.
— Nellie, ta cousine, est le type accompli de la jeune fille fran-
çaise, admirablement élevée, soignée, gardée; que deviendrait-elle
aux prises avec la vie? Je n'en sais rien; c'est un roseau que le
vent d'orage coucherait bien vite. Son éducation tout entière a été
dirigée en vue du charme et du bien-être du foyer. C'est très bien,
sans doute, mais si ce foyer lui manque? Elle ne serait pas la pre-
mière ni la seule qui n'ait pu atteindre le but en vue duquel elle
avait été formée...
— Mais pourquoi donc ne l' atteindrait-elle pas, puisqu'elle est
si bien faite pour lui?
— Je te le répète, Nellie n'est pas riche, murmura M. Burlslay ;
elle n'a pas de dot. Tout est là.
— Et, selon vous, mon oncle, n'avoir pas de dot est une raison
pour qu'une femme jeune, jolie, accomplie, ne se marie pas? Et le
cas contraire, une fortune comme la mienne, par exemple, permet-
trait de choisir? Mais quel choix alors, et comme elle serait à
plaindre, la pauvre riche 1
— Mon enfant, telle est, il faut l'avouer, en France du moins,
la réalité des choses...
— Ah I vous êtes trop pessimiste, mon oncle. Moi, je ne le suis
pas, je ne veux pas l'être. Mais alors, vous allez me ladre regretter
l'Amérique! Non, je vous prouverai, nous vous prouverons,
j'espère, que la valeur personnelle est bien pour quelque chose
dans le bonheur de la vie, qu'elle est un capital aussi, moins aléa-
toire et parfois plus productif que l'autre; que l'on s'impose, enfin,
par ce qu'on vaut% comme parfois par ce qu'on veut> et vous verrez
quels beaux mariages d'amour, qui seront aussi des mariages de
raison, nous allons faire 1
— Rien ne me rendra plus heureux...
Mais M. Burlslay avait son sourire sceptique.
— Oh ! si je ne pensais pas ce que je dis et si je ne croyais pas
en ce que j'espère, je serais bien malheureuse, oncle Georges 1
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LAQUELLE? 89
Vraiment, j'aimerais mieux distribuer tout de suite cette fortune
si elle devait être dans ma vie une source de doutes, et j'envierais
Nellie et la plus pauvre fille qui serait sûre au moins de ne valoir
que par elle-même, de n'être aimée que pour elle-même...
H. Burlslay sourit encore. Puis il se leva, Nell en fit autant ; il
la prit dans ses bras et l'embrassa longuement.
— Allons, va vite, chère enfant !
Elle sortit, légère, et, de la porte, envoya un baiser au vieil
oncle qui la suivait des yeux.
II
Un peu plus tard, Nell, accompagnée de Virginie, respectable et
majestueuse duègne de cinquante ans, quittait la maison de la rue
François-1" et faisait quelques pas dans la direction du Cours-la-
Reine, en cherchant des yeux une voiture. Elles montèrent toutes
deux dans le premier fiacre découvert qui vint à passer, en
jetant au cocher l'adresse du baron de Verneuil, rue Garancière.
Il faisait beau, et Paris, que Nell n'avait pas vu depuis trois ans,
lui apparaissait avec des grâces nouvelles, comme si, dans une
sorte de coquetterie, il se fût efforcé de gagner la nouvelle venue,
de la conquérir sur ses souvenirs d'outre-mer.
Nell se laissait bercer par une sorte de rêverie vague, dont le
charme l'envahissait peu à peu.
Elle n'avait point oublié la France en Amérique, cependant;
mais elle n'en avait pas encore été pénétrée. Elle l'avait beaucoup
aimée avec son intelligence, elle avait pressenti la force et la
puissance des traditions; mais, à présent, débarquée de la veille,
la vue de Paris dans sa splendeur et dans sa séduction, l'émouvait
jusqu'à Târne, comme une révélation de sa véritable patrie, comme
nne vision de sa vraie destinée.
Hier, Nell eût dit peut-être qu'elle était Américaine. Née d'une
mère américaine, élevée en Amérique, la France n'avait encore joué
dans sa vie qu'un rôle secondaire. Mais, aujourd'hui, il y avait
en elle quelque chose de changé, et c'était Paris, le magique Paris,
qui, en Nellie de Verneuil, avait éveillé Y âme française.
— Qae c'est délicieux de se sentir at homel murmura -t- elle
inconsciemment, employant malgré elle le mot anglais si expressif
pour rendre l'impression de contentement, d'aise, d'épanouisse-
ment ressentiesous ce joli ciel parisien qui l'accueillait avec un
sourire de fête.
J^arrière-grand-père de Nell, le baron Robert de Verneuil, avait
été l'un des premiers Français à répondre à l'appel de La Fayette
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«0 LAQUELLE?
dont il était l'ami. D'autres de leurs ancêtres avaient déjà guerroyé
au Canada sous le marquis de Montcalm, et Ton peut dire que le
goût des aventures était dans le sang de la famille.
Après avoir fait merveille aux côtés de La Fayette et de Rocham-
beau, le baron se prit d'un attachement si grand pour le pays qu'il
avait contribué à libérer, qu'il y resta, s'y maria avec une belle fille
de puritain et s'y établit.
Il mourut comme un patriarche dans sa tribu, non que le
nombre de ses enfants égalât celui des fils de Jacob : il ne
laissait qu'un fils, sur les cinq enfants qu'il avait vus, durant quel-
ques années, entourer son heureux foyer. Mais il avait groupé
autour de lui toute une petite colonie française composée d'anciens
compagnons d'armes, d'enfants de ses fermiers berrichons, de
Français mi-colons, mi-émigrants, et de quelques Canadiens fran-
çais auxquels la suzeraineté anglaise était insupportable.
Le baron Robert, en considération de ses services, avait facile-
ment obtenu du gouvernement américain des lots de terre étendus»
prés, bois, rivières, aux environs de Roston. Il s'y était établi avec
toute sa petite colonie, et, rapidement, sur la terre républicaine et
démocratique d'Amérique, un domaine quelque peu féodal, une
véritable petite seigneurie, s'était édifiée, où l'on vivait fort heureux.
En quelques années, trois cents vassaux réunis sur ses terres suffi-
saient à peine à la culture, au défrichement et à la défense de
« Relie-France ».
Aux yeux du baron, la charrue seule était digne de remplacer
l'épée pour un gentilhomme. N'étant point courtisan, il ne compre-
nait la vie que dans les camps ou sur ses terres.
11 avait donc transporté la France en Amérique. La colonie
rappelait ces antiques fédérations agricoles celtiques, divisées en
lots d'exploitation régis par un même chef.
Mais les idées marchent, et le baron Robert ne voulait ni le voir
ni en convenir.
Le plus jeune et le seul survivant de ses enfants, son fils Raoul,
avait fait son éducation à Roston. Sur le point de rejoindre son
père dans leur domaine de a Relie-France » , il s'éprit d'une fille
de Français canadiens, orpheline, pauvre et jolie, dont les grands-
parents avaient quitté le Canada en abandonnant leurs biens après
a défaite de la France.
Mlle dHéricourt devint baronne de Verneuil et suivit son mari à
« Relie-France », où son beau-père lui fit le meilleur accueil.
La vie s'y traîna, paisible, pendant quatre ou cinq ans ; puis la
mort du baron Robert vint changer le cours des destinées de la
famille.
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LAQUELLE? 91
Raoul était le seul héritier, ayant perdu sa mère depuis quelques
années. Né en Amérique» élevé à Boston dans un milieu américain,
dans an courant, une fermentation d'idées toutes modernes, les
traditions de race et de famille que son père s'était efforcé de lui
transmettre ne lui étaient parvenues que fort affaiblies. Entre les
idées et les sentiments de son père et ses idées et ses sentiments à
loi, il y avait toute la distance de l'ancien au nouveau monde; il y
avait la Révolution ; il y avait la jeune démocratie qui, si rapide-
ment, grandissait sous ses yeux, comme un défi jeté à la face des
anciennes institutions.
Le grand seigneur à la fois père et justicier que le baron Robert
avait été, Raoul de Verneuil se sentait incapable de le continuer...
L'amour de la terre, l'attachement au sol, la reprise de traditions
françaises implantées, acclimatées presque en terre américaine, qui
avaient été la vie, le but et la raison d'être de son père, Raoul n'y
comprenait rien... H ne saisissait pas le sens de cette petite France
que le compagnon de La Fayette avait créée, qui était florissante, ne
demandait qu'à grandir, et qui allait se dissolvant un peu chaque
jour entre les mains du fils modernisé, mais sans idéal et presque
sans patrie.
Les vieux serviteurs étaient morts; les anciens et fidèles compa-
gnons de la première heure avaient disparu. Parmi les jeunes,
beaucoup s'en allaient, émigrant vers les villes. Pareils à des rats
qui abandonnent un bâtiment menacé de ruine, ils sentaient
vaguement, sans le voir clairement encore, que le nouveau maître,
indulgent et aimable, ne leur offrait pas la garantie du vieux
seigneur, rude parfois, mais d'un fier prestige.
Raoul se vit peu à peu abandonné; l'ennui le prit; ses amis de
Boston lai parlaient d'affaires superbes, d'industries à créer. Il prit
un jour une grosse résolution : il mit en vente le domaine de
« Belle-France » .
A cette époque, les terrains n'avaient pas en Amérique la
valeur à laquelle ils ont atteint depuis. Le domaine de « Belle-
France » qui, quelques années plus tard, eût rapporté des millions,
ta vendu pour une somme de cin^ cent mille francs. Les fermiers
déjà établis en devinrent les principaux acquéreurs.
Le baron Raoul alla s'installer à Boston avec sa femme et ses
deux jeunes enfants et se lança dans les affaires.
Baoul et sa femme, nés en Amérique, semblaient destinés en
apparence à y passer leur vie et à sfy attacher de plus en plus.
Mais, par un phénomène assez étrange, M"* de Verneuil, que plu-
ffleure générations éloignaient cependant de son pays d'origine,
avait dsfcns le cœur le culte ardent de cette patrie inconnue.
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92 LAQUELLE?
A « Belle- France », elle avait été heureuse, dans la paisible
sécurité de sa vie. Elle y avait eu le loisir de se pénétrer jusqu'au
fond de l'âme des idées, des traditions, des souvenirs du vieux
marquis dont elle était la constante garde-malade... Ce lui fut une
douleur de quitter son petit royaume ou elle prenait plaisir à cultiver
et à entretenir des plates- bandes de lys autour de la maison.
Elle élevait elle-même ses deux petits garçons : Robert et Gon-
tran, elle leur parlait de la patrie inconnue, de leurs ancêtres; et
la France devint bientôt la « princesse lointaine » de ces petites
âmes.
Le baron Raoul sentit de bonne heure que. ses enfants lui échap-
paient et retournaient d'instinct au pays de leurs aïeux. Par un cas
d'atavisme fréquent, ils lui rappelaient d'une façon frappante leur
grand-père, le baron Robert. Il commençait à se sentir mal à Taise
chez lui, et comme en un pays étranger. Il avait été, lui, un être
de transition, fils d'un preux et d'une puritaine, et il avait pour
ainsi dire essuyé les plâtres dans le passage d'utopies admirables et
de théories sublimes à une mise en pratique ou l'idéal rêvé ne se
reconnaissait pas toujours.
Etant donc en voie de devenir riche, il se dit que le mieux était
de rendre à César ce qui lui appartenait, et à la France les Ver-
neuil dont l'acclimatation se montrait décidément rebelle.
Au printemps de 1855, il conduisit à Paris sa femme et ses Gis.
Il plaça les enfants au collège Henri IV et installa Mmo de Verneuil
avec le plus grand confort, puis il retourna en Amérique où le
rappelaient ses intérêts.
Robert et Gontran faisaient de bonnes études. L'aîné se prépa-
rait à l'Ecole polytechnique; le second, après avoir hésité entre
Saint- Cyr et l'Ecole centrale, venait enfin de se décider pour la
dernière et en avait passé les examens avec succès, lorsque la
nouvelle de la mort de leur père leur arriva comme un coup de
foudre...
La fortune de M. de Verneuil consistait en une mine de pétrole
qu'il cherchait à vendre à une compagnie rivale. Des éboulements
successifs s'y étaient produits, déterminant un subit affaissement
des terrains, dans lequel l'infortuné baron avait été englouti.
La baronne ne survécut que quelques mois à cette catastrophe.
Sa santé, déjà bien affaiblie, fléchit sous le double choc qui l'avait
frappée. Les deux fils eurent une destinée bien différente. Robert
mourut prématurément capitaine d'artillerie, laissant une enfant
que son frère et sa femme recueillirent et à laquelle ils s'attachèrent
comme à leur propre fille.
Quant à Gontran, à sa sortie de l'Ecole centrale, il était parti
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LAQDILLE? 9S
pour Boston, son pays en somme, celui de son père, où le nom
de Verneuil était honorablement connu, et où, avec sa valeur et
son énergie, il sentait qu'il ferait quelque chose.
Au contraire de ce que Ton croit communément de tous ceux qui
vont en Amérique, Gontran ne conquit point du premier coup
la fortune. Il dut même courtiser longtemps la capricieuse déesse
avant de la décider à lui sourire.
Un jour, les hasards de ses travaux le mirent en relation avec
M. Burlslay. C'était un homme d'une quarantaine d'années, qui,
après des phases diverses, était en train de reconstituer sa fortune.
Quoique un peu original, il jouissait de l'estime générale, car il
était de ces types assez rares qu'anime la passion du dévouement.
Il ne s'était jamais marié, n'en ayant pas eu le temps, sans doute,
mais il avait aidé bien des jeunes gens à édifier leur avenir.
A ce point de vue, Gontran de Verneuil, qu'il avait pris en
affection, devait lui coûter cher.
Quatre ans auparavant, M. Burlslay avait fait un héritage. Un
cousin éloigné, qu'il n'avait pas revu depuis son enfance, était mort
en l'instituant son « légataire universel ». Le legs était assez
singulier : en dehors d'un certain capital, le cousin lui léguait sa
fille Ellen, âgée de seize ans, en le priant de s'en occuper.
H. Burlslay était à peine revenu de sa surprise, qu'un matin
l'orpheline frappait à sa porte.
Il pensa tout de suite que le meilleur service qu'il put lui rendre
était de la mettre en état de gagner sa vie et de se tirer d'affaire
plus tard. Il la plaça dans un établissement d'éducation de premier
ordre et ne négligea rien pour la doter de toutes les connaissances
capables de lui être utiles un jour.
Durant les deux premières années, il se contenta de suivre de
loin ses progrès et de lui faire trois ou quatre visites par an. La
troisième année, il la vit une fois par mois d'abord, puis tous les
quinze jours pendant le second semestre.
Lorsque la quatrième année commença, M. Burlslay s'avoua qu'il
était amoureux de sa pupille.
Il considéra froidement cet accident et ne s'en effraya pas outre
mesure. Il avait refait sa fortune, et rien ne l'empêchait d'employer
le reste de sa vie à être heureux en assurant l'avenir et le bonheur
d'EUen.
Il se demanda ensuite si Ellen l'aimerait ou pourrait l'aimer?
Visiblement, le cœur de la jeune fille débordait de reconnaissance
pour lui; il était certain d'avance de la réponse s'il lui demandait de
loi consacrer sa vie... Mais cela ne suffisait pas à Georges Burlslay.
C'était l'amour d'EUen, non sa reconnaissance, qu'il voulait, et il
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M LAQUELLE?
résolut d'attendre que ce cœur encore inconnu k lui-m&me se fttt
éveillé.
Cependant, le moment approchait où, ses études achevées,
Ellen devrait quitter la pension. Elle avait déjà prié son tuteur de
lui permettre de chercher une situation dans renseignement ou
dans le commerce; d'ailleurs, une difficulté pratique et matérielle
s'élevait : M. Burlslay ne pouvait avoir cette belle jeune fille de
vingt ans sous son toit.
Une vieille dame de ses amies le tira d'embarras en ouvrant sa
maison k Ellen. Celle-ci vint lui tenir compagnie et apprendre,
sous son égide, à connaître le monde, en attendant que son tutewr
eût pris une décision à son égard.
La décision, en ce qui le regardait, lui, était toute prise; mais
M. Burlslay attendait impatiemment, pour ht faire connaître, le
moment où les jolis yeux bruns se baisseraient sous son regard, où
les joues fraîches et roses deviendraient plus roses encore à sa
vue, où la jolie voix de cristal douce et claire tremblerait en lui
parlant et se voilerait comme un gazouillis de source coulant sous
les herbes.
Tous ces phénomènes se réalisèrent l'un après l'autre. H. Burlslay
en fut le témoin ; mais ce ne fut pas son regard tendre et profond
qui les produisit.
Il remarqua bien que, lorsqu'il se présentait seul devant EUen,
rien ne changeait dans son accueil affectueux, reconnaissant et
spontané, mais qu'il en était tout autrement lorsque Contran de
Verneuil l'accompagnait.
Le coup fut rude et la douleur profonde; mais M. Burlslay était
un brave cœur. Sûr des sentiments <F Ellen, il ne tarda guère à
discerner ceux de Gontran. Àlers tout fut dit : si le temps du
bonheur était passé pour lui, il lui restait la joie de faire du
bonheur avec sa souffrance, et il n'eut garde d'en laisser échapper
l'occasion.
Il maria donc Gontran et EUen, et s'il souffrit en secret pendant
les trois ou quatre années qu'il passa alors en Europe, il fut, en
revanche, infiniment heureux lorsque, à son retour k Boston, ses
enfants, comme il les appelait, lui mirent dans les bras un jéR
baby de deux ans, rose et frisé, que l'on appelait Nell, et qui fit k
F « oncle Georges » l'accueil le plus chaleureux.
Dès lors, comme M. Burlslay approchait de la cinquantaine, il
jugea que tout était bien ainsi : Ellen était heureuse; elle et
Gontran lui devaient leur bonheur; et, tout en gardant à ht jeune
mère la tendresse ancienne et profonde, H se mit à idolâtrer leur
enfant.
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LÀUURLU? 95
Sa vie se passa dès lors 4 faire la navette entre l'Amérique et
l'Europe : l'Amérique où il laissait son cœur en partant, l'Europe
où l'attiraient ses goûts raffinés et artistiques, auxquels désormais
il lui était loisible de s'abandonner.
Mais l'isolement ne tarda pas à lui peser dans l'ancien monde,
quelques jouissances qu'il y rencontrât, et quand il revenait de
Londres, de Rome ou de Madrid à Paris, il s'y trouvait bien seul
dans son appartement silencieux. Pour s'y créer un intérieur et un
foyer, il eut l'idée de demander à ses neveux la faveur de lui
donner leur fille, leur petite Nell, à élever auprès de lui» afin
d'avoir au moins ce gazouillement d'oiseau dans sa cage.
Les Américains y consentirent sans peine, heureux même de
pouvoir ainsi procurer à leur enfant une brillante éducation euro-
péenne; et l'oncle traversa bien vite l'océan pour ramener chez lui
le charmant oiseau bleu.
Il l'y installa de son mieux* avec une institutrice d'élite, et Nell
était ainsi arrivée à dix-sept ans, dans un épanouissement ininter-
rompu d'intelligence et de beauté.
A ce moment, elle supplia son oncle de lui permettre d'aller
passer deux ou trois ans aux Etats-Unis, pour revoir sa famille.
M. BurlsUy hésita : il avait de la peine à se séparer de Nell» dont
la présence donnait tant de charme à son logis, et qui lui rappelait
le seul amour de sa vie. Biais, d'autre part, il était resté, au fond,
trop Américain pour ne pas souhaiter voir se développer en « son
enfant » l'esprit d'initiative et la personnalité encore endormie que
r éducation française tend trop généralement à comprimer. Il con-
sentit donc, bien qu'avec chagrin, et Nell partit pour Boston sous
la conduite de l'institutrice qui l'avait élevée.
On vient de voir, par le récit fait à son oncle, comment elle avait
passé ees trois années, quelles idées et quelles impressions elle
rapportait de là-bas, et avec quelles résolutions arrêtées dans son
jeuse cenreau elle se lançait dans la vie.
III
Nell franchit rapidement les trois étages qui menaient à l'appar-
tement des VerneuiL
Depuis quelques, années, le baron, cousin de ceux d'Amérique,
et sa femme* s'étaient définitivement fixés à Paris, au milieu de
leurs relations de famille et de leurs vieilles amitiés. La retraite
d'inspecteur des finances de M. de Verneuil et quelques rentes
leur assuraient une vie sinon luxueuse, au moins d'une simplicité
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96 LAQUELLE?
confortable que l'ingéniosité et les talents de maîtresse de maison
de la baronne parvenaient à parer d'élégance. D'une haute hono-
rabilité, très estimés et très aimés, ils évoluaient dans un cercle
choisi où leur nom compensait l'étroitesse de leur fortune.
- Au moment où, répondant au coup de sonnette de Nell, une
vieille femme de chambre allait ouvrir, une portière, se soulevant à
l'extrémité du vestibule, livrait passage à une jeune fille qui, les
mains chargées de fleurs, s'approchait d'une jardinière. Nell glissa
rapidement vers elle, et, la saisissant par les épaules, l'embrassa
avec une effusion mêlée d'un rire joyeux...
— Ah 1 Nell ! s'écria la jeune fille en se retournant. Il n'y a que
toi pour de pareilles surprises 1... J'aurais reconnu ton rire perlé
entre mille 1
Et elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.
— Nellie, ma petite Nellie, que je suis heureuse de te revoir I
disait Nell à son tour, les yeux brillants de larmes d'émotion.
— Viens, ne restons pas icil Viens voir tante Solanges, qui va
être si heureuse!... Elle est dans sa chambre, car elle n'est pas très
bien...
Et les deux cousine3, l'une guidant l'autre, entrèrent dans la
chambre de Mmo de Verneuil. Là, les surprises recommencèrent.
Mmo de Verneuil ouvrit affectueusement ses bras, et Nell dut
expliquer son retour inopiné ; puis on se contempla réciproquement
afin de constater les changements survenus en ces trois années de
séparation.
D'un commun accord, la plus changée était Nellie. Quant à Nell,
à dix-sept ans, elle était déjà la même qu'à vingt; c'était peut-être
son expression seule qui s'était modifiée, et encore I
Mais Nellie, qui n'avait que dix- sept ans au moment du départ
de sa cousine, était à peine une jeune fille, avec ses robes étriquées
et ses cheveux nattés, serrés selon l'ordonnance du couvent.
En ces trois années, elle s'était certainement développée. Elle
ressemblait beaucoup à Nell, mais comme une pâle rose d'hiver
ressemble à une belle rose de juin.
Comme elle,, elle était grande, mais plus frêle, avec moins de
souplesse et d'aisance dans les mouvements. Elle avait les mêmes
cheveux châtains ondes, des yeux bruns semblables, comme cou-
leur, à ceux de sa cousine, mais d'une expression languissante et
rêveuse qui ne rappelait en rien les yeux lumineux de Nell. La plus
grande différence entre elles était le teint, plus blanc, plus délicat
peut-être chez Nellie. En un mot, elle semblait le pastel de sa cou-
sine, mais un pastel adouci, fondu et pâli par le temps.
Tante Solanges, dans son fauteuil, les regardait toutes deux avec
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LèQOEUÈ? -97
ravissement. C'était une femme de cinquante ans, qui en parais-
sait davantage, à cause de la délicatesse de sa fragile santé. Telle
qu'elle était encore, bien que ravagée par des migraines fréquentes
et des bronchites successives, on se disait en la voyant : <c Que cette
femme a dû être belle ! » Elle était petite et frêle, avec un visage
aux traits infiniment purs. Un nez grec d'une extrême finesse, sur-
monte de beaux yeux noirs et de sourcils hardiment dessinés, un
ensemble encore assez beau pour faire oublier la maigreur des joues
creuses et l'expression trop indolente de la physionomie. Des che-
veux qui avaient élé noirs, mais qui maintenant semblaient poudrés
de neige, encore abondants, encadraient de leur mousse légère
cette attrayante figure de portrait.
Tante Solanges était coquette encore, dans sa robe de chambre
en veloutine prune, sa collerette de dentelle roussie, pelotonnée
au coin de son feu dans ses coussins, ses jolies mains d'ivoire un
peu jauni occupées à un travail de crochet.
L'entrée de M. de Verneuil ajouta une animation nouvelle à la
joie du revoir. C'était un homme de soixante ans, bien conservé,
fort distingué d'allures et d'intelligence. Il possédait au plus haut
point l'art de se faire une vie agréable, et savait donner aux siens
la plus grande somme possible de bonheur. Il atteignait à ce
résultat par ses qualités de caractère , une constante égalité
d'humeur et une sérénité joyeuse qu'il avait toute sa vie impertur-
bablement opposée aux traverses de l'existence. On aurait pu lui
reprocher une trop grande souplesse causée par son excessif amour
de la paix; mais cette souplesse extrême qu'il apportait dans les
rapports sociaux ne l'avait jamais entraîné à rien de contraire à la
droiture et à la dignité.
Au physique, c'était un homme grand et mince, dont les cheveux
gris se faisaient rares, compensés par une barbe fine et mousseuse.
Il avait beaucoup aimé Mm* de Verneuil et, après trente ans de
mariage, il restait aux petits soins pour sa femme délicate et sou-
vent nerveuse. Pour Nellie, qui l'adorait, il s'était montré le plus
tendre des pères; et quant à Nell, elle l'aimait comme un oncle
charmant, dont elle était fière, car il était désormais le seul homme
* porter le vieux nom de Verneuil.
Afin de donner à la baronne une vie plus large et plus confor-
table, et surtout dans l'espoir de constituer une dot à Nellie,
avait accepté depuis quelques mois le poste d'inspecteur financier
d'une compagnie de constructions navales. Cette nouvelle situation
avait l'inconvénient de l'obliger à de fréquents voyages sur le
littoral, mais il s'y résignait avec la grâce aimable qu'il mettait en
toutes choses.
10 octobre 4902. 7
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18 LAQUELLE?
Après le déjeuner, Mmt de Verneuil exprima le désir de se
reposer un peu. Les jeunes filles se rendirent dans la chambre de
Nellie. C'était un^coquet petit nid, tout en cretonne et en mousseline.
— - Tu as donc renouvelé ta chambre? demanda Nell, en indiquant
des meubles eu laque vert pâle.
— Je l'ai fabriquée moi-même, & ma sortie du couvent. J'ai
recouvert toute seule les sièges, et j'ai laqué mon bois qui était
autrefois en vulgaire pitchpin, ne t'en souviens-tu pas? Telle que
tu la vois, ma^chambre, il y en a pour soixante francs, cretonne,
mousseline et laquage. Quant au reste, aux fioritures, c'est l'oeuvre de
mes moments perdus et des doigts de fée de la chère tante Solanges.
Elle installa sa cousine dans un bon petit fauteuil, en plaça un
autre pour elle-même près de la fenêtre, et attira une table à
ouvrage qui trouva sa place entre elles deux.
— Si cela ne t'ennuie pas, je vais reprendre mon ouvrage; j'ai
fort à faire endette saison.
— Que fais- tu donc là?
— Tu vois, je me retourne une robe. Pour la jupe, c'a été tout
seul, mais le corsage m'a donné plus de mal. Les revers n'allaient
plus; je ne savais que faire. Enfin, je vais les recouvrir de guipure.
— Donne-moi -cela, je vais t'aider.
— OhI;Nell! est-ce que tu sais coudre?
Et Nellie, riant, regardait sa cousine d'un air incrédule.
Nell répondit~à son rire par un regard d'étonnement»
— Mais pourquoi ris-tu? bien sûr que je sais coudre! A Boston,
j'ai plusâd'une fois aidé mes cousines; et j'ai appris aussi un peu à
voir travailleras ouvrières dont nous nous occupions.
— Vous, vous occupiez des ouvrières? pourquoi faire?
— Pourjleur procurer du travail, d'abord, et puis pour les
aider à constituer et affaire marcher des sociétés de prévoyance, de
distraction,) de moralisation. On apprend beaucoup à se mêler ainsi
à la vie 1
Tout; def même, Nellie regardait avec inquiétude son corsage gris
argent et sa guipure que les mains de Nell tournaient et retour-
naient. Aujbout d'un instant, elle se rassura.
Elle vit même sans terreur Nell se saisir des ciseaux, trancher
résolument dans la dentelle et abattre d'un coup net les revers
défectueux.
Interrogée par sa cousine, Nell raconta alors dans tous ses détails
sa vie à Boston durant ces trois années. Nellie écoutait avec un éton-
nementqu'elle ne cherchait pas & dissimuler.
A son: tour, elle eut à raconter son existence depuis sa sortie du
couvent.
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LAQUELLE? 99
À sa grande surprise, au moment d'en entamer le récit, elle
s'aperçut qu'elle n'avait rien à dire : sa vie avait coulé si douce, si
calme, si unie, les jours s'étaient succédé si pareils les uns aux
autres, que, dedans, il n'y avait rien.
— Comme les peuples heureux, je n'ai pas d'hi9toire! conclut-
elle en faisant cette constatation avec un sourire.
Mus, en comparaison des trois ans si remplis de travail et
d'idées dont sa cousine venait de lui tracer le tableau, sa vie, à elle,
de jeune fille choyée, lui était apparue tout à coup pâle, vide,
insignifiante, peu intéressante, en somme.
— Voyons, Nellie, il se passe toujours quelque chose dans la
vie en apparence la plus terre à terre. Il peut se passer quelque
chose en soi-même. La vie, la véritable vie est en nous, puisque
c'est elle qui inspire, dirige et motive nos actes. La vraie question
n'est pas : Qu as-tu fait dans ces trois années : tu ne pouvais rien
faire, n'en ayant ni la liberté ni le moyen ; mais qu'as-tu pensé,
qu'as-tu senti, à quoi t'es-tu préparée?
Nellie, à ce discours, ouvrait des yeux effarés.
— Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire, Nell? Je croîs
que je n'ai jamais pensé à plus loin qu'au mois suivant, ni à
d'autres personnes qu'à celles qui avaient des relations directes
avec nous. Après ma sortie du couvent, j'ai suivi jusqu'à l'année
dernière un cours d'aquarelle et j'ai pris des leçons d'accompagne-
ment. Dans tes lettres, tu me tourmentais beaucoup pour que je
pousse mon anglais, mais je n'en ai rien fait et l'ai complètement
laissé de côté après avoir obtenu mon brevet élémentaire. Ma tante
m'a approuvée de cesser mes leçons, car c'était une dépense inutile
puisque je ne suis appelée ni à voyager ni à fréquenter le monde
étranger. La première année, j'ai suivi des cours de littérature, et
cela m'intéressait beaucoup; mais ensuite tante était trop souffrante
pour m'y accompagner et elle ne voulait pas me laisser sortir avec
une femme de chambre. J'ai donc un peu continué seule. Je lis le
plus que je peux. Mais» vois-tu, le temps passe si vite, et il y a
teflt à faire quand on n'a pas beaucoup d'argent à dépenser et
îVil faut pourtant tenir un certain rang ! On en vient à réaliser
^es prodiges I Sans vouloir me citer comme un modèle, je t'assure
tju'il me faut bien de l'industrie pour arriver à nouer les deux bouts
a*ec les mille francs par an que mon oncle me donne pour mes
dépenses personnelles. Car il n'y a pas que la toilette, il y a la part
&$ pauvres qu'il ne faut pas oublier, les imprévus, un petit
«adeau par ci par là à une amie, et, enfin, la petite pâture intellec-
tuelle dont on ne saurait se passer non plus. Aussi, je chiffonne
"tes chapeaux et je retourne mes robes I s'écria-t-elle en finissant
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106 LAQUELLE?
et en riant, tandis qu'elle faisait sauter en l'air, d'un geste mutin,
la manche qu'elle achevait de garnir d'un flot de dentelle au
poignet. Ah! je suis bien née pour être une femme d'intérieur ! Mon
oncle a raison! conclut-elle gaiement.
(f Et une jolie et charmante femme d'intérieur elle serait! » pen-
sait sa cousine.
En la contemplant dans sa grâce d'attitude et sa langueur de
gestes et de regards, Nell se rappela le mot de son oncle Burlslay
sur celles qui n'auront jamais de foyer. Serait-il donc possible que
cette charmante petite cousine n'eût jamais un home à elle? Serait-
il donc possible que lé bonheur, — sans doute modeste, — auquel
elle rêvait, elle ne l'atteignît jamais?
Mais elle repoussa vite cette pensée. C'est presque tenter la
Providence de ne voir que le mauvais côté des choses ! Son oncle
Georges avait absolument tort; il en conviendrait un jour, tout
honteux. Nellie, sans dot, se marierait pour sa grâce, pour sou
charme, pour toutes ces douces vertus qui s'épanouiraient en elle
et feraient un foyer heureux de plus; et Nell, malgré sa fortune,
serait aimée pour elle-même, par un homme riche ou pauvre, beau
ou laid, n'importe, qui chercherait comme elle, dans la vie, un
idéal à poursuivre et à atteindre.
— Comment as- tu trouvé tante Solanges?
Et Nellie, le front subitement assombri, interrompait la rêverie
de Nell en lui adressant cette question d'une voix assourdie.
— Très changée. A-t-elle été malade dernièrement?
— Elle n'a jamais été bien solide; mais, depuis deux hivers, elle
a des bronchites terribles qui la retiennent des mois entiers à la
maison. Elle vient d'en avoir une, bien que nous ne soyons pas en
hiver, et cela m'inquiète.
— Avez-vous consulté pour elle? Et qu'a-t-on dit?
Nellie haussa les épaules avec découragement.
— Rien de bien précis, des traitements par l'air, pas faciles à
appliquer, — des déplacements qui entraîneraient une série de
complicationfs. — Tante n'a pas voulu.
Elle n'en dit pas plus, mais Nell comprit que la question d'argent
avait du êireja vraie difficulté. Elle en eut de Ja peine. En remettant
sa jaquette et son chapeau pour partir, elle pensait avec un peu de
mélancolie aux contrastes que présente parfois la vie. Elle ressentait
une tendre admiration pour sa cousine Nellie qui apportait tant
d'art et de travail à administrer son pauvre petit budget de mille
francs, au point d'en tirer encore la part des pauvres et de la
pâture intellectuelle. Aussi se promit-elie bien de mettre, elle, toute
son ingéniosité à allonger ce petit budget sans en avoir l'air. Hais
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LAQUELLE? 101
elle était trop fine et avait trop de délicatesse pour laisser rien
deviner de ses impressions.
Nellie, demeurée seule, rangea le petit désordre de sa chambre/
Elle réintégra à son porte-manteau la robe gris argeat terminée
grâce à l'aide de Nell. Puis elle s'assit sur une chaise basse devant
son chiffonnier et se mit à en vider les tiroirs, à plier et à ranger
avec soin, dans des sachets, les mouchoirs, éventails, gants, voi-
lettes et rubans qu'ils contenaient.
Tout en faisant aller ses petits doigts agiles, elle pensait à la
visite qu'elle venait de recevoir, aux récits de sa cousine. Et, de
plus en plus, s'ancrait en elle cette pensée : « Je suis une femme
d'intérieur. » Elle avait le sentiment très net quelle n'était pré-
parée que pour la vie du foyer. Un moment, une pensée très vague,
— une crainte plutôt, — l'effleura : « Si elle devait ne jamais
avoir de foyer à elle! » Mais ce doute ne dura pas .. Une vision se
précisait d'un home plus heureux que brillant dont elle serait la
reine et l'inspiratrice. Elle y voyait clairement autour d'elle des
petites têtes blonde» et brunes qui se pressaient et se poussaient en
jouant pour se serrer de plus près dans ses bras et dans les plis de
sa robe. Il est vrai d'ajouter que Nellie ne voyait pas du tout celui
qui partagerait avec elle le gouvernement de son empire. Dans la
vie retirée qu'elle avait menée depuis sa sortie du couvent, elle
n'avait rencontré aucun homme qui eût jeté les yeux sur elle ou
mérité son attention. Elle avait su vaguement que des amis cher-
chaient à la marier, mais jusqu'à présent leurs efforts n'avaient pas
abouti. Toutefois, comme elle n'avait que vingt ans, la perspective
de coiffer Sainte Catherine, tout en la faisant frissonner, ne lui
apparaissait encore que lointaine et invraisemblable. Le Prince
Charmant ne pourrait manquer de venir un jour, et, en souriant à
wtte espérance, Nellie de Verneuil se mit à songer au charme que
le retour de sa cousine allait désormais répandre sur sa vie.
IV
Aucune saison n'a plus de poésie que l'automne. Cette année -là,
il était particulièrement beau et Nell en jouissait chaque jour davan-
tage. Elle se sentait le cœur léger comme cet air frais et piquant
d'octobre qu'elle respirait les lèvres entrouvertes. Le soleil radieux
souriait à ses*vingt ans, et il lui semblait que les hautes et banales
maisons tenaient pour elle des surprises en réserve, derrière leurs
portes et leurs persiennes closes.
Les premières journées dans une ville nouvelle! C'est, dans l'his-
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102 LAQUELLE?
toire de la vie, tantôt une simple parenthèse qui s'ouvre, tantôt un
chapitre qui commence. Selon les âges, les circonstances et les cas,
il y a là un moment d'angoisse ou de délicieuse attente : l'inconnu,
aperçu à travers le douta, le désir ou l'espérance 1
Nell regardait Paris avec des yeux nouveaux, maintenant qu'elle
y était définitivement établie. Elle jouissait de mille détails devant
lesquels les habitués passent indifférents. A côté de M. Burlslay, qui
ne laissait à nul autre la joie d'être le guide de sa nièce, elle connut
le charme des matins légèrement embrumés du Bois, lorsque la
mélancolie des arbres dépouillés lutte, tour à tour vaincue ou
triomphante, contre l'éclat d'un soleil pâli par l'approche de l'hiver.
Mieux qu'une autre encore, elle goûta la joie semée de tous côtés
par les fleurs épanouies. Dans les cités américaines, Nell les avait
bien vues, aristocratiques et hautaines, derrière les vitrines des
fleuristes à la mode; mais elle avait oublié les fleurs de France,
mêlées gaiement à la vie populaire.
Quoi encore?... Elle connut les après-midi de solitaire contem-
plation dans des salles désertes de musées, les promenades à
travers de vieux quartiers lointains, les flâneries sans but et les
explorations dans les boutiques d'antiquaires.
Mais M, Burlslay voulait surtout que Nell vécût de la vie euro-
péenne et française, et, les premières semaines passées, il eut un
entretien sérieux avec M. et Mme de Verneuil au sujet de leur nièce.
11 y avait, dans l'éducation morale et dans le jugement de Nell, non
des lacunes, mais des points insuffisamment développés et qui
demandaient, avec la main légère d'une femme, un tact quasi
maternel. M. Burlslay, ami depuis vingt ans du baron et de la
baronne, avait en eux une confiance absolue. Il leur exposa le
trouble mêlé de fierté que lui causait cette enfant, en présence de
laquelle il était un peu désorienté.
— Prenez-la à votre école, conclut-il, il lui faut connaître
l'esprit du pays et du milieu dans lequel elle est appelée à vivre. Je
suis un vieux garçon et m'entends peu à diriger une jeune fille!
Et c'est ainsi que, tout naturellement, la vie de Nell se trouva
intimement mêlée*à celle de sa cousine. La santé chancelante de la
baronne contribua encore à ce rapprochement.
Le cercle intime des Verneuil était assez restreint, mais des plus
distingués. Les grosses fortunes y étaient rares; on y professait
qp? honneur passe richesse. Peu de jeunesse; quelques vieilles
dames ayant encore dans les cheveux un peu de la poudre de
leurs grand- mères; et quelques vieux gentilshommes qui avaient
conservé les grandes allures d'autrefois. Lorsque, chaque dimanche,
ils se réunissaient autour de Mm* de Verneuil, dans son petit salon
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LAQUELLE? 103
Louis XVI aux teintes et aux étoffes passées, sous le regard des
portraits de famille, c'était une réunion d'une étrange physionomie.
Nell résuma un jour ses impressions en disant à sa cousine que
Ton « pourrait se croire au Théâtre-Français ».
Pour son goût, et bien qu'elle fût sensible au charme spécial de
ce milieu d'un raffinement extrême, l'atmosphère fleurait un peu
trop la poudre à la Maréchale et l'essence de bergamote. La brise
du dehors ne pénétrait pas assez dans ce salon clos où elle étouffait
un peu et où ces délicieuses vieilles gens lui donnaient l'illusion de
spectres d'un autre âge.
Hais, curieuse elle-même de pénétrer ce monde nouveau, elle tint
à assister aux réunions de travail pour les pauvres que Mn* de
Verneuil avait organisées chez elle entre les jeunes amies de Nellie.
La baronne et sa nièce avaient l'habitude de la charité, c'est-à-dire
que les œuvres charitables avaient eu toujours une part dans leur
budget. Elles étaient inscrites pour une somme plus ou moins
élevée sur les registres des œuvres de la paroisse ; de plus, tante
Solanges tricotait chaque année un certain nombre de paires de bas,
et Nellie confectionnait un costume de communiante aux approches
du mois de mai. C'était plus que ne font beaucoup d'autres.
Nell suivait ces réunions avec assiduité. Tout en tirant l'aiguille
plus activement peut-être que les autres, elle ne perdait rien de ce
gui se disait autour d'elle. On causait beaucoup, et la conversation
ne manquait pas d'intérêt pour elle qui cherchait si consciencieuse-
ment le bien à faire et la voie à suivre. Dans son entretien avec
H Burlslay, Nell avait bien exprimé ce qui était une idée fixe chez
elle; mais elle restait hésitante sur les moyens. Que faire, et
comment le faire?
Pour tâter le terrain, elle s'amusait parfois à provoquer l'étonne-
ment, confinant à la stupéfaction, des élégantes ouvrières, en leur
racontant les systèmes divers employés aux Etats-Unis par les
jeunes filles pour se procurer des fonds en faveur (Tune œuvre
charitable. Les charitydays^ par exemple, où les jeunes New-
Yorkaises empruntent pour un jour tous les tramways de la ville.
Les Compagnies, indemnisées de leurs frais, livrent dès le matin
les trains aux jeunes filles, qui jouent le rôle de contrôleur. No
change est leur devise : « On ne rend pas la monnaie ! »
Et les jeunes Parisiennes de rire!
Nell, l'Américaine, était très frappée de la forme administrative
que prend tout de suite en France la charité, même la charité
privée... liais lorsqu'elle se disait qu'il y avait peut-être là quelque
chose à faire, bien vite sa raison lui soufflait qu'elle était encore
bien jeune et bien peu expérimentée pour prendre parti en de si
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101 LAQUELLE?
graves questions. Et puis, la France n'était pas l'Amérique...
Et comme elle était d'esprit large et très tolérant, elle gardait
ses idées jusqu'à nouvel ordre, écoutait sans broncher celles des
autres et tirait l'aiguille avec un redoublement d'activité.
Elle étonnait bien un peu, mais il y avait en elle, dans l'attitude
et dans l'accent, une sincérité qui lui gagnait les cœurs.
Son oncle Verneuil l'admirait sans réserve.
— Nell vaut son pesant d'or, répétait-il; j'en ai la preuve tons
les jours 1
11 avait, en effet, sujet d'apprécier sa nièce. Ses nouvelles fonc-
tions l'avaient obligé à un travail considérable. 11 avait eu à com-
pulser des liasses de documents pour établir des rapports détaillés
sur les différentes branches des services de la Compagnie dont il
était inspecteur. Nell, le voyant surchargé, s'était offerte à lui
venir en aide. 11 n'avait pas accepté d'abord, dans la crainte de
lui imposer autant de fatigue que d'ennui, et, pour tout dire, il
doutait un peu de ses capacités pour une besogne aussi ardue.
Mais elle avait tant insisté qu'il avait fini par accueillir sa colla-
boration. Durant quelques jours, la vue de cette jeune tête
penchée gravement sur des dossiers poudreux lui fut une douceur
à l'âme. Nell triait les pièces, alignait des chiffres, mettait des
notes en ordre, parfois même écrivait à la machine ou sténogra-
phiait un rapport avec le sérieux et la conscience d'un vieil employé.
Mais tout cela ne suffisait pas à M. Burlslay. Il voyait approcher
avec une certaine crainte le moment de conduire sa nièce dans le
monde. Il savait que Nell, belle et riche, serait fort entourée, et il
pressentait qu'elle ne lui resterait pas longtemps. Il craignait que,
dans sa recherche de la valeur intrinsèque, de ce qu'elle appelait la
personnalité, la jeune fille fît trop bon marché d'autres considéra-
tions d'une importance tout aussi grande dans le mariage, et il
souhaitait vivement prolonger de quelques mois ce temps d'initia-
tion de la jeune fille à la vie mondaine.
Les événements le servirent à merveille et aussi la délicate ten-
dresse de cœur de sa chère Nell.
La santé de la baronne, loin de s'améliorer, déclinait de jour en
jour. La réclusion à laquelle la mauvaise saison la condamnait
avait un eflet désastreux sur son organisme affaibli Elle n'avait
plus même la force de se promener dans sa maison : le goût des
fleurs, des arrangements coquets de son intérieur ou de sa personne
l'abandonnait. Elle en vint peu à peu à trouver fatigante la conver-
sation de ses amis et cessa de recevoir tous les jours, comme elle
l'avait fait jusqu'alors.
Elle quitta peu sa chambre, devint triste, hantée d'idées noires,
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LAQUELLE? 105
se tourmentant par avance et tourmentant les siens, à la pensée de
ce qui arriverait si elle n'était plus là. Elle, dont l'humeur avait
toujours été inaltérablement douce, le caractère d'une égalité
parfaite, devint nerveuse, irritable. La maison s'assombrit à mesure
qu'elle s'assombrissait elle-mêaae; la vie de famille perdit de son
charme lorsque la pauvre tante ne lui en donna plus du sien.
H. de Ver oeuil, inquiet et pressé par ses nièces, se décida à
demander l'avis de plusieurs sommités médicales.
Le jour de la consultation, Nell et Nellie, anxieuses, attendaient
dans le salon que leur oncle prit congé des médecins réunis dans
son bureau.
Dès qu'il revint vers elles :
— Je suis, malgré tout, rassuré, leur dit- il avec empressement,
car je craignais que votre tante eût la poitrine atteinte, et alors le
mal eût été sans remède. Elle a seulement une vive irritation des
bronches. Ce qu'il y a de grave dans son état, c'est un commence-
ment de neurasthénie que la vie renfermée à laquelle elle est
astreinte ne peut qu'aggraver. Ces messieurs prescrivent immédia-
tement un traitement bydrothérapique, mais ils sont d'accord pour
penser que si de bons résultats ne se manifestent pas rapidement,
le seul espoir d'enrayer le mal serait de faire voyager votre tante
pour la conduire dans un pays tiède et sous un ciel plus clément...
Il se tut, soucieux, et un silence profond régna pendant un instant.
— A la grâce de Dieu, reprit-il, nous allons commencer le trai-
tement; et si, dans quelques semaines, votre tante ne va pas sen-
siblement mieux, nous prendrons les dispositions nécessaires pour
qu'elle et toi, Nellie, vous alliez quelque part à l'étranger finir
l'hiver.
— Pauvre oncle, dit affectueusement Nellie en l'embrassant : il
est dit que vous ne serez jamais tranquille ; toujours avec des soucis
et des sacrifices à faire!...
— Trop heureux encore de pouvoir les faire, mon enfant ! Là où
la santé de ta tante est en cause, le reste compte peu !...
Nell ne dit rien; mais, en remontant près de Mme de Verneuil,
elle eut un moment d'hésitation, comme si elle eût voulu confier
quelque chose à sa cousine; mais elle se contint, et toutes deux
entrèrent chez la ma'ade.
M. de Verneuil les y rejoignit et mit franchement sa femme au
courant de l'opinion des médecins. 11 avait pour principe qu'en
toutes choses il vaut mieux dire la vérité. Puis il savait que la
baronne était préoccupée de son état et que cette anxiété causait
<hez elle un malaise moral qui se répercutait dans ses trouble?
physiques.
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106 UQUILLE?
Mme de Verneuil consentit de bonne grâce à essayer du traite-
tement hydrothérapique, mais elle ne voulut pas entendre parler de
voyage.
On discutait encore autour de sa chaise longue, lorsque la vieille
femme de chambre entra, apportant à la baronne une superbe gerbe
de lilas et de roses, accompagnée d'une lettre de M. Burlslay.
L'oncle Georges avait souvent de ces attentions, dont Mae de Ver-
neuil se montrait fort touchée.
Pendant que les jeunes filles disposaient dans des potiches et
dans des coupes les longues tiges fleuries, la baronne lisait sa lettre
et, avec un regard de profonde surprise, la passait à M. de Verneuil.
— Nell, sais- tu ce que ton oncle m'écrit? demanda- 1 -elle,
en reprenant le papier que son mari lui tendait sans rien dire :
— Non, tante, répondit la voix sincère de la jeune fille.
M*6 de Verneuil lut alors :
« Laissez-moi faire appel à notre vieille amitié et à votre affection
pour notre nièce commune, en vous demandant un service :
« Vous avez donné à ma chère Nell la douceur d'une tendresse
maternelle que depuis bien des années elle ne connaissait plus. Elle
est aujourd'hui sur le point d'entrer dans le monde où elle doit
vivre et où, je l'espère, elle tiendra une place cligne d'elle. Mais je
pense qu'avant de l'y lancer, son éducation, très forte par certains
côtés, aurait besoin d'être complétée au point de vue artistique et
européen.
« Puis-je donc me hasarder à demander à M. de Verneuil et à
vous un sacrifice? Ce serait de consentir à quitter pour quelques
mois (quatre ou cinq) votre mari et votre intérieur... C'est beau-
coup demander, je le sais. Je voudrais, chère Madame et amie,
vous voir accepter de conduire ces deux jeunes filles à Rome (ici,
un cri de Nellie interrompit la lecture) ; que vous vous y installiez
avec elles, non dans un hôtel banal, mais chez vous, dans un appar-
tement ou dans une villa, avec tout le confortable et tout l'agrément
possible. Je voudrais enfin que, dans la mesure compatible avec
votre état de santé, vous les conduisiez dans le monde, dans le
grand monde italien et étranger. Gela vous serait facile, car vous
auriez aisément les meilleures recommandations pour les ambassades.
« Devant l'énormité de ce que je sollicite de vous, je devrais
hésiter, et cependant je vous connais si bien que je ne doute pas
de votre consentement ni de celui de H. de Verneuil. De plus, on
dit qu'un voyage en Italie est un rayon de soleil dont la vie
demeure illuminée pour toujours. Eh bien, je suis vieux déjà, et les
joies, en ce monde, me sont certainement comptées; laissez-moi
donc celle de mettre moi-même ce rayon de soleil dans la vie de
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LAQUELLE? 107
votre gentille Neliie, qui aura ainsi une raison de ne pas oublier le
vieil oncle Georges quand il n'y sera plus. C'est pourquoi je sens
que vous serez bonne comme je vous ai toujours connue, et que
tous rendrez aux deux cousines, je dirais presque aux deux sœurs,
un service dont je vous aurai, jusqu'au dernier jour, la plus
profonde reconnaissance. »
— Comme mon oncle est bon ! Comme ton oncle est bon I
s'écrièrent ensemble Nell et sa cousine, en se jetant follement sur
MM de Yerneuil qu'elles étouffaient à demi.
— Quand partons-nous?.. . demanda Neliie d'une voix ardente.
— Comme tu y vas! répondit en riant M. de Verneuil. Tu
ne mets pas en doute le consentement de ta tante ! Mais nous
n'avons pas même eu le temps de discuter la question...
— Oh! oncle Jules, vous ne voulez pas dire que vous allez
perdre une minute à discuter? Ce serait du temps gaspillé! Vous
n'auriez jamais le cœur de faire à votre petite Neliie un chagrin
pareil? Quoi! la possibilité d'aller à Rome, de connaître l'Italie, et
voir s'évanouir un pareil rèvel...
Et Neliie, pleurant presque de joie, joignait les mains, en regar-
dant tour à tour son oncle et sa tante.
— Voyez, tante Solanges ne dit rien ; elle est plus raisonnable!
s'écria-t-elle, renaissant à l'espoir.
— Cela sera un gros sacrifice pour vous, mon oncle, dit alors
Nell de sa voix douce et persuasive, mais nous en serons si heu-
reuses, et tante s'en trouvera si bien !
M. de Verneuil sourit.
— Non, mes enfants, rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de
refuser l'offre si affectueuse et si délicate de M. Burlslay. Vous
pouvez donc déjà arranger avec votre tante tous les petits détails de
votre voyage, car, elle aussi, sans le dire, est certainement décidée...
Après une nouvelle explosion de joie de la part de Neliie, on
s'assit en se mettant à parler pratiquement du projet.
MM de Verneuil eut une excellente idée. Il est toujours désa-
gréable de débarquer dans une ville inconnue sans savoir d'avance
où l'on va. Ce serait bien ennuyeux et même fatiguant de descendre
dans un hôtel, puis d'avoir à chercher une installation et de s'y
organiser. Le curé de leur paroisse lui avait justement parlé,
quelque temps auparavant, d'un ami qu'il avait à Rome, un Italien,
qui était quelque chose au Vatican et rendait les plus grands
services aux étrangers à lui recommandés. Le mieux serait de lui
faire écrire dés maintenant par M. le Curé, en le priant de louer un
appartement ou une villa où Mme de Verneuil et ses nièces pour-
raient se rendre directement, sans préoccupation d'aucune sorte.
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105 LAQUELLE?
Le conseil réuni autour de tante Sol anges trouva l'idée parfaite.
— Habille-toi, Nellie, et, après avoir porté nos remerciements à
l'oncle Georges, tu iras sans retard voir notre excellent curé. Tu lui
expliqueras ce dont il s'agit.
— Du soleil avant tout, ajouta Nell, et un jardin ou une terrasse 1
Spécifie bien cela !
— Mais il faudrait fixer un chiffre, dit M. de Verneuil, et c'est
assez difficile.
— Oh! ce n'est pas bien cher, mon oncle, répondit encore Nell;
pour une somme peu élevée, on trouve quelque chose de très
honorable.
— Mais comment es- tu si bien renseignée sur l'Italie? demanda
sa cousine en riant.
— Sans aucune sorcellerie de ma part, sois-en bien sûre! Une
de mes amies de Boston a passé quatre ans à l'ambassade de Rome;
elle en revenait: j'ai profité de cette circonsiance pour m'informer
d'une de foule choses. On ne sait jamais si ce qui vous semble
inutile au moment où on l'apprend ne vous servira pas un
jour...
Maintenant que tout était résolu, chacun retourna à ses occupa-
tions. Nellie se retira pour aller chez l'oncle Burlslay, puis au
presbytère. Mme de Verneuil, secouée et déjà ragaillardie par cette
perspective d'un changement inattendu, sonna Catherine; Nell se
leva et prit congé à son tour, mais au moment où elle sortait de
chez sa tante, l'oncle Jules, qui l'avait suivie, la prit dans ses bras
et lui mit un tendre baiser sur le front, parmi ses bouclettes tou-
jours indisciplinées.
— Tu es aussi bonne qu'intelligente et jolie!..., lui dit -il
tout bas avec émotion.
Nell ne répondit rien et s'enfuit en courant. Toute joyeuse, elle
rentra chez elle : sa petite combinaison avait réussi.
Avant que les médecins eussent décrété un changement d'air et
de milieu pour sa tante, la jeune fille avait pensé que l'hiver humide
et froid de Paris ne convenait pas à sa tante; mais elle devinait
aussi que Mma de Verneuil se refuserait à un déplacement coûteux.
Et elle avait eu a'ors l'idée de demander un sacrifice à sa tante,
et l'oncle Burlslay, comprenant son désir, s'était prêté à la réali-
sation de sa délicate pensée.
Le même soir, seule avec son oncle, Nell lui fit en riant le récit
de la petite scène, et lui peignit avec une émotion heureuse la joie
expansive de sa cousine.
— Mais, oncle Georges, pourquoi avoir écrit? Pourquoi n'être
pas venu vous-même? Quant à moi, du reste, cela m'a mise plus à
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LAQUELLE? 109
i'aise : j'ai pu affirmer en toute vérité que je ue connaissais pas le
contenu de votre lettre...
— Mon enfant, répondit M. Burlslay, la plume est plus sûre que
la parole. Il y avait une certaine délicatesse à mettre dans cette
offre; je tenais à ce que M. et Mme de Verneuil fussent bien pénétrés
que je leur demandais réellement un service et que j'entendais
demeurer leur obligé.
Le voyage décidé, tout le monde fut d'accord pour en activer les
préparatifs.
Ainsi que M. Burlslay l'avait indiqué à Nell, il y avait à la question
un côté pratique, mais dont il fallait sauver les apparences; on s'en
tira habilement en faisant de Nell, avec une parfaite simplicité, la
trésorière de l'expédition, et chacun resta ainsi, avec convenance et
dignité, à sa place et dans son rôle.
La veille du départ, Nell et Nellie, en voyant enfin leurs malles
fermées et sanglées, s'épanchèrent en une méditation joyeuse...
— Vois-tu, disait Nellie, il me semble que nous courons à la
poursuite du bonheur! J'ai comme le pressentiment qu'il est quelque
part là-bas, sur la route, et qu'il attend l'une de nousl Laquelle le
saisira?... Laquelle fera captif l'oiseau bleu qui, tantôt se pose sur
les aubépines du chemin, tantôt se balance dans le jardin des
palais?...
— Folle! répondait Nell en l'embrassant; toutes deux nous le
charmerons et le ramènerons, dans une cage fleurie, sous le ciel
parisien 1...
J. d'Anin.
La suite prochainement.
i
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EMILE ZOLA
L'ŒUVRE ET L'HOMME
Les agités du dreyfusisme, en qui se continue l'obsession de
l'Affaire, s'imagineraient volontiers que nos jugements sur Emile
Zola sont aujourd'hui dictés par la rancune de l'attitude que prit
bruyamment l'écrivain dans la campagne pour le condamné de
l'Ile du Diable. Et les mêmes hommes, ou les amis des mêmes
hommes, dont la joie débordait en télégrammes ironiques tandis
que le colonel Henry se coupait la gorge au Mont-Valérien, les
mêmes hommes ou les amis des mêmes hommes qui ne daignaient
seulement pas attendre que le cadavre du suicidé fût refroidi pour
inculper sa mémoire du crime de trahison, ceux-là s'effarouchent
pudiquement à l'heure actuelle et nous accusent de méconnaître le
respect dû aux morts, parce que nous formulons des réserves sur
le rôle littéraire, moral et social, joué en notre histoire contempo-
raine par le père des Rougon-Macquart. 11 y aurait là à noter, au
cours de l'éternelle comédie humaine, une jolie scène d'hypocrisie,
si les événements, auxquels nous assistons depuis de longues
années, ne nous avaient amplement blasés déjà sur des « documents
vécus » de cette espèce.
Et d'abord, quand il serait vrai que l'estime très relative en
laquelle nous tenons l'auteur de Nana ou de Pot- Bouille, provient
de la fameuse lettre : « J'accuse », et de la brutale explosion
d'outrages dont elle fut l'occasion, en France et hors de France,
contre notre armée et notre patrie, nous ne voyons rien là dont
nous aurions à rougir.
Cette violente et verbeuse épître valut à son auteur, nous ne
l'ignorons pas, au delà de nos frontières, une popularité tumul-
tueuse, que n'avait nullement préparée d'ailleurs son œuvre litté-
raire; car, si les journaux anglais, italiens et allemands prodiguent,
depuis quelques jours, les nécrologies hyperboliques au grand
romancier, au grand penseur, au grand philosophe, au grand
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âflLE ZOLA in
poète, au grand apôtre de la vérité et de la justice, à l'incarnation
la plus pare, en un mot, de tontes les gloires et de tontes les vertus
dlà-bas; si cet enthousiasme va jusqu'à nous susciter, particuliè-
rement de l'autre côté des Alpes, les condoléances d'une insolente
sympathie où s'affiche la négation des arrêts rendus par nos
conseils de guerre, nous n'avons pourtant point oublié l'époque,
— pas très lointaine, — où la même presse étrangère commentait
avec an dégoût profond les grossièretés de la pseudo-épopée sociale
édifiée par Emile Zola. Et peut-être ne serait-ce pas m vain
amusement que de chercher à imaginer quel serait présentement
le ton tout autre des articles nécrologiques qui éclosent avec tant
d'abondance à Londres, à Rome ou à Berlin, dans le cas où le
coryphée de l'école naturaliste fût demeuré, depuis 1896, un
simple homme de lettres, en dehors des partis et des luttes poli-
tiques; mais sans doute découvrirait-on en cette recherche certaines
casses au pompeux lyrisme de nos voisins, qui n'ont rien & voir
arec un amour immodéré de la France. Et les esprits qui se
piquent d'échapper aux entraînements aveugles conviendraient
vraisemblablement que la comparaison instructive, entre les apo-
logies grandiloquentes de l'heure actuelle et celles plus modé-
rées que l'on devine dans l'hypothèse où Emile Zola eût ignoré
Alfred Dreyfus, suffiraient à justifier largement nos scrupules
patriotiques.
Du reste, si condamnable que nous apparaissent les brutales
diatribes du pamphlétaire, et si sévère que soit notre façon de juger
son action politique en ces quatre dernières années, ce n'est pas ce
triste chapitre de sa biographie qui inspire notre opinion à son
égard. Nous pourrions presque laisser de côté l'épisode dreyfusiste
en sa carrière sans rien changer de notre sentiment général sur
l'homme et sur son œuvre. Et ceci pour divers motifs.
D'abord, nous inclinerions à croire que, malgré les allures tapa-
geuses de son intervention dès le début de l'Affaire, l'emploi qu'A
trot en cette tragi-comédie fut beaucoup moins prépondérant qu'il
fie se le figura lui- même, et qu'il y joua beaucoup moins le person-
nage d'un meneur que celui d'un comparse. Quand on rapproche
non seulement le contexte entier de son réquisitoire, mais aussi
certaines allégations particulières, parfois certaines phrases, des
témoignages contraires & l'année qui furent enregistrés plus tard
par la Cour de cassation ou dans les débats du procès de Rennes, on
s'aperçoit aisément de la source où il puisa sa documentation ; et l'on
ufflsfete que cette documentation, qu'il ne vérifia point, demeura
**& superficielle que l'est d'ordinaire findigeste, mus spécieuse
farâtàon de ses romans. En Poccasioo, il ne fut, comme d'baki-
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m ÈMILIZOU
tude, renseigné que de seconde main. Lorsqu'il dut s'expliquer
devant le jury, il ne put, après deux ou trois mots malheu-
reux, que s'effacer radicalement derrière son avocat; il laissa
se dérouler, sans y prendre part, l'âpre duel entre la;défense et
les témoins accusateurs; en fin de compte, quand il se vit con-
damné par la Cour d'assises de Versailles, il s'enfuit éperdumem
vers l'Angleterre. Pour un apôtre de la justice, de la vérité et da
droit, cette prudente retraite n'indiquait qu'un appétit du martyr
fortement mitigé par le souci de son bien- être individuel, et cette
crainte de quelques mois de prison ne fournissait pas un exemple
très entraînant d'un héroïsme renouvelé de l'antique. L'apôtre, en
mettant la frontière entre lui et ses juges, avait une manière de
servir la cause à laquelle il s'était si bruyamment voué dont nous
ne saurions lui garder rancune.
Et puis, si la campagne dreyfusiste fit apparaître, en une mani-
festation éclatante, aux yeux du grand public, les caractéristiques
essentielles d'Emile Zola, elle n'a apporté, après tout, aucune
espèce de contribution bien neuve à l'étude de son tempérament.
La présence de l'écrivain aux côtés de l'ex- capitaine ne révèle rien
d'imprévu; elle répond à ses prédispositions naturelles; elle est
conforme à son œuvre passée; elle s'affirme selon la logique de ses
actes antérieurs. Philosophiquement, il n'y a pas plus à s'en indi-
gner que de la résultante néfaste, mais nécessaire, de certains
instincts innés, que le moindre esprit critique permettait de dis-
cerner sans effort à travers son œuvre écrite. Et parce que la
perception de ces détestables instincts échappa longtemps à la
clairvoyance de beaucoup d'entre nous, il n'empêche qu'on en
retrouve constamment la marque au cours des trente ou trente-
cinq volumes composés avant 1898.
Non pas, du reste, que cette masse compacte de prose soit litté-
rairement négligeable. Emile Zola, qui nous semble bien n'avoir
jamais possédé qu'une organisation cérébrale très fruste et très
simpliste, était pourvu en revanche d'une imagination grossis-
sante, qui lui a permis d'entrevoir parfois le monde extérieur sons
un aspect véritablement poétique. Entendons-nous ici sur le sens
que nous donnons à cette épithète, et posons en principe que
la poésie consiste dans la transformation des réalités par la vision
personnelle de chacun de nous et dans l'expression communicative
de cette .vision particulière. Dès lors, on ne saurait nier, selon
nous, que l'auteur de Germinal ait compris et exprimé mieux qu'on
ne l'avait jamais fait avant lui la poésie grossière des foules hur-
lantes et déchaînées; il comprend et il exprime également avec
puissance le genre de beauté que peuvent receler les produits da
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tMllfc ZOU 113
mécanisme industriel contemporain ; il souffle une vie ru dimen taire
et monstrueuse, mais d'une rare intensité esthétique, à un appareil
de distillation, à une locomotive perdue dans une tourmente de
neige, à une machine à vapeur pour l'épuisement de l'eau des
mines. Par là, il a une note d'originalité moderniste qui répond par
hasard assez bien à l'une de ses prétentions les plus chères ; et nous
Dévouions pas diminuer le mérite de ce don, qui lui vaudra sans
doute, devant la postérité impartiale, une place appréciable au
deuxième ou au troisième rang parmi les écrivains de ce siècle. .
Hais, encore une fois, notons bien que ce genre de talent, — s'il
s'exerce avec puissance, — ne s'exerce jamais que dans les limites
restreintes offertes par le spectacle des choses inanimées ou des
collectivités humaines animées des pensées ou des passions les plus
élémentaires.
C'est que, en somme, Emile Zola resta toujours dépourvu de
psychologie & un degré qui confine au miracle. Ce disciple attardé,
des romantiques, qui se figura être un novateur réaliste, cet obser-
vateur imaginatif des formes superficielles, qui se posa naïvement
en homme de science, ne possédait pas plus d'aptitude à connaître
les autres qu'à se connaître lui-même. Au cours de sa longue épopée ,
d'une famille sous le second Empire, pas un personnage qui émerge,
pas no caractère fortement dessiné, pas un type créé, pas même
nn nom qui surnage en nos mémoires. Ou alors, si l'on veut, il y a
le nom de Goupeau, la brute alcoolique uniquement intéressante par
ses épouvantables crises de delirium tremens ; il y a le nom de Nana,
antre brnte, pas même courtisane, mais basse prostituée, vulgaire
et inconsciente machine à plaisir ; il y a le nom de la Mouquette,
la jeune personne qui dut toute sa réputation à un geste, où l'on
peut voir, il est vrai, un démenti à la spirituelle boutade de Voi-
ture, lorsque, répondant par avance à la thèse du naturalisme
intégral, il disait: « Mon... dos aussi est dans la nature; pourtant,
je ne le montre pas. » H y a peut-être encore ainsi à retenir deux
on trois noms d'individus à l'âme aussi primitive que celles du trio
sus énoncé. Tout ceci, malheureusement, nous laisse loin, non pas
seulement d'un Shakespeare ou d'un Balzac avec lesquels la com-
paraison serait par trop écrasante, mais même bien loin encore
d auteurs à l'envergure infiniment plus mo leste, un Bernardin de
Saint-Pierre ou un abbé Prévost.
Déplorable en tant qu'analyste et peintre du cœur ou du cerveau
humains* Emile Zola ne rachète pas cette infériorité par quelque
qualité philosophique. Sa conception générale du monde se réduit
à certaines négations violentes et à une foi aveuglément mystique
en la religion de la science, sur laquelle nous aurons à revenir.
10 OCTOBRE 1902. 8
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114 ÉHLB ZOLA
Sa sociologie — qui s'affirma surtout en ces dix ou douze dernières
années, lorsque sa soif de popularité s'exaspérait — ne dépasse
guère le niveau habituel des rêveries vagues dont les orateurs
révolutionnaires bercent leurs aqditoires de réunions publiques;
des phrases et encore des phrases sur la fraternité et la paix
universelles, sur le progrès indéfini, sur la justice, sur la solida-
rité, toutes formules généreuses en soi, mais peut-être un peu
généreuses à la façon de ces breuvages où les malheureux puisent
une joie factice et momentanée, suivie des pires lendemains. Et
cette phraséologie ne vaut même pas par le style.
Ce style, quand le mouvement ne s'en trouve pas précipité en
une de ces descriptions poétiques dont nous parlons plus haut,
reste constamment lourd et lent, sans variété et sans souplesse.
Par une nouvelle incohérence du romancier, qui attaqua si impi-
toyablement Victor Hugo, les procédés dont use l'auteur de
t Assommoir sont précisément ceux qu'employait volontiers l'auteur
de la Légende des Siècles. Quelquefois, l'inspiration est directe et
flagrante, comme pour ce tableau de Paris qui occupe plusieurs
chapitres d'Une Page d amour. Mais, là comme toujours, le pro-
cédé apparaît faussé, ou bien parce qu'il fut appliqué maladroite-
ment, ou bien parce qu'il est outré jusqu'à la parodie. Les énumé-
rations interminables, — voir le Ventre de Paris ou la Faute de
tabbé Mouret, — finissent par donner l'impression de simples
catalogues; les accumulations ou les répétitions d'images, souvent
peu réjouissantes, obscurcissent la narration et fatiguent le lecteur
le plus résistant à l'ennui. Défaut de tact, de mesure et de goût,
tous les caractères essentiels de l'écrivain pourraient se résumer
assez complètement en cette triple formule; et comme on a dit
que « le style c'est l'homme », et que cette pensée se vérifie
rigoureusement en Emile Zola, on s'explique ainsi sans peine les
résistances instinctives que l'homme, plus encore que l'écrivain,
n'a cessé de voir se dresser contre lui.
Sa personnalité envahissante ne s'épanchait continuellement au
dehors que pour heurter de front les sentiments les plus respec-
tables de ses contemporains et de ses compatriotes. Parfois, elle
s'affiche avec une brutalité tellement offensante qu'on se demande
si ces grossièretés ne sont pas en partie calculées et voulues pour
attirer l'attention en « épatant le bourgeois », comme on dit dans
l'argot d'aujourd'hui; et il faudrait alors voir là un autre legs du
romantisme et de la puérile manie qu'eurent ses premiers adeptes
de molester les « philistins ». Seulement, tandis que les Jeune-
France de 1830 s'en tenaient à des plaisanteries turbulentes d'éco-
liers en vacances, Emile Zola, avec sa lourdeur cootumière, arrive
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EMILE ZOLk 115
tout de suite an par scandale; il remplace les joyeusetés un peu
libre, d'une fantaisie débridée, par une sorte de goujaterie métho-
dique et triste, dont l'audace contribua peut-être beaucoup à la
notoriété 4e son nom, mais qui lui valut une gloire médiocrement
enviable pour une âme bien située.
On peut n'être pas dévot, on peut même être détaché de tout
culte religieux; on n'en éprouve pas moins un sentiment de gêne
devant ce sobriquet de Jésus-Christ, dont il baptise un des crapu-
leux paysans de la Terre, et qu'il replace sans cesse avec affectation
dans toutes les circonstances les plus ridicules, les plus sca-
breuses ou les plus malpropres. On n'a pas besoin d'une grande
exaltation patriotique pour se trouver cruellement choqué du ton
général de la Débâcle; les gravures de l'édition allemande, qui
forent publiées avec l'autorisation de l'auteur, et dont on lui a
justement reproché le caractère insultant pour l'armée française,
ne sont en somme qu'une illustration trop rigoureusement conforme
à l'esprit du texte; et qu'on ne nous serve pas ici une fois de plus
l'argument connu des exigences sévères qu'impose le respect de la
Vérité, — avec une majuscule; — le Désastre, des frères Margue-
ritte, qui traite exactement du même sujet, qui n'est ni moins vrai,
ni moins scrupuleusement documenté, a, en dehors de la question
littéraire, une allure singulièrement différente, et de la compa-
raison des deux ouvrages émanent deux impressions qui ne se
ressemblent guère. On a beau enfin avoir lu le cycle plutôt étendu
de la littérature licencieuse, depuis Boccace et nos vieux conteurs
jusqu'à Guy de Maupassant, en n'oubliant ni Rabelais, ni La Fon-
taine, ni les grivoiseries du dix-huitième siècle, — si affranchi
soit-on de toute pruderie, — on demeure cependant frappé d'une
certaine stupeur devant le large fleuve d'obscénités qui coule à
travers l'œuvre d'Emile Zola, et où l'auteur semble se complaire
avec une parfaite inconscience. Avec inconscience, disons-nous :
à moins toutefois, ainsi que l'accusation en a été formulée à
diverses reprises, que cette pornographie soit, au contraire, très
préméditée; et il est certain que, si les thèmes de Nana ou de Pot-
Bouille comportent à la rigueur des peintures aussi osées que
Ton voudra, on se demande & quoi tendent les scènes de débauche
et de sadisme visiblement plaquées dans des romans tels que
ï Argent et Rome, où on ne leur voit pas d'autre raison d'être
que de flatter les plus bas instincts du public.
On a plaidé, comme circonstance atténuante, l'ignominie même
de cw peintures; et, du fait qu'elles sont sans volupté, sans gaieté,
^as élégance, plus ordurières que lascives, on en a contesté
l'influence corruptrice. La thèse vaut ce qu'elle vaut; nous ne
L.
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116 EMILE ZOLi
l'acceptons, quant & nous, qu'avec les plus extrêmes réserves, et
nous admettrons malaisément que le spectacle coutumier de
l'ordure, fût-il des plus tristes et des plus répugnants, n'exerce
pas à la longue une action morbide sur les foules, soit au point de
vue artistique et littéraire, soit au point de vue de la simple mora-
lité. A force de se mêler à la société de brutes immondes, il n'est
personne qui ne finirait, plus ou moins, par s'abaisser l'intelligence
et par se dépraver le cœur. Or, les sociétés où nous fait fréquenter
Emile Zola avec persistance sont ordinairement d'une qualité telle
qu'elles en vinrent à scandaliser un jour ses propres disciples; on
se souvient de leur protestation fameuse cootre certaines pages du
maître de Hédan; parmi les protestataires, il s'en trouvait pourtant
qui avaient eux-mêmes signé des livres dont l'austérité n'était pas
la marque distinctive ; on ne pouvait pas les suspecter d'un excès
habituel de pudibonderie. Ils n'en dénoncèrent pas moins avec
netteté la nature malsaine de cette brutale littérature. Et nous
nous garderons de les en blâmer.
D'autant plus que cette littérature ne contribua pas seulement
à pervertir notre goût national et à déséquilibrer encore un peu
davaniage les traditions morales de nos contemporains; elle servit
surtout à nous déshonorer amplement à travers le monde en four-
nissant des arguments à ceux de nos voisins qui ne sont jamais
fâchés de proclamer notre définitive et irrémédiable décadence. Les
étrangers, alors même qu'ils ne nourrissaient contre nous aucun
préjugé haineux, adoptèrent comme l'expression de vérités photo-
graphiques les déconcertants tableaux de mœurs imaginés par
l'écrivain, et qu'il était censé avoir copiés sur le vif. Au delà de nos
frontières, et loyalement ou noo, on jugea nos ouvriers d'après les
ivrognes dégradés de t Assommoir, nos paysans d'après les bêtes
lubriques et féroces de la Terre , notre bourgeoisie d'après les
honteux fantoches de Pot-Bouille. De longue date, le romancier
avait commencé l'oeuvre anti-française que le pamphlétaire devait
brillamment continuer au cours de la période dreyfusiste, et qui
porta au comble sa gloire cosmopolite. Seulement, en vérité, on
voudra peut-être bien nous concéder que nous n'avons là aucun
motif de gratitude à son égard, et que nous sommes même en droit
de sympathiser médiocrement avec cet étrange citoyen de notre pays.
Quand il ne nous blesse pas violemment par son oubli des
simples bienséances, par ce sans- gêne outrageux qui nous disqua-
lifia devant les peuples civilisés, il trouve encore moyen de choquer
les plus émancipés d'entre nous, grâce à la lourdeur agressive avec
laquelle, dans le train ordinaire de la vie, il se libère des traditions
et des habitudes sociales, parfaitement respectables.
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EM1LB ZOIA 117
Jamais débitant de spécialités pharmaceutiques n'a soutenu son
entreprise commerciale à l'aide de procédés de réclame plus
effrénés que ceux de cet homme de lettres. L'américanisme, dont
usent les politiciens dans leurs opérations électorales, apparaît
presque naïf, en comparaison de la virtuosité merveilleuse avec
laquelle ce littérateur a battu lui-même la grosso caisse devant sa
propre littérature. Naguère, les plus habiles mettaient au moins
quelque retenue dans le zèle avec lequel ils soignaient l'organisation
de leor publicité; ils évitaient autant que possible de monter
personnellement sur l'estrade. Malheureusement, la retenue et
Emile Zola font deux. Rien ne l'arrête de ce qui peut favoriser
le tirage de ses volumes et faire parler de lui dans les journaux.
Il invente donc une école, dont il se constitue le chef, sans d'ail-
leurs se forger la moindre illusion, — si nous en croyons son
ami de Goncourt, — sur la valeur de ce naturalisme dont il fut
le père, et qu'il ne prenait pas lui-même au sérieux. Ayant décou-
vert l'excellence de cette étiquette inédite, il l'inscrit et il la
répète partout et sans cesse, à propos de tout et souvent hors de
propos, jusqu'en des formules de vaticination majestueuse; on se
rappelle sa prophétie : « La République sera naturaliste ou elle
ne sera pas 1 » Et cet axiome, d'un vide pompeux, ne souleva
généralement qu'un éclat de rire moqueur; mais la généralité de
ce rire constituait un mode de réclame; la moquerie dès lors ne
troubla pas le romancier prophète. Et l'on s'aperçut encore mieux
plus tard de son insouciance du ridicule et de son instinctif appétit
d'attirer par n'importe quels moyens la curiosité des foules sur
son individualité, lorsque, en pleine gloire, il se soumit à des
eiamens médicaux qui aboutirent à la publication d'une minutieuse
étude descriptive de ses organes. Barnum lui-même n'avait songé
à rien de pareil. Seulement, si cette maîtrise d'un genre spécial
inquiète déjà notre sentiment du goût et de la mesure, lorsqu'elle
s'applique à l'exhibition des acrobates et des phénomènes, elle nous
apparaît monstrueuse et presque répulsive lorsqu'elle s'exerce dans
le domaine des choses de l'art et de la pensée.
EnGn, un dernier trait particulièrement irritant du caractère
d'Emile Zola, et profondément contraire à notre génie français,
c'est son pesant pédantisme scientifique. Il appartenait & cette
catégorie d'esprits primitifs qui pratiquent, avec la foi du char-
bonnier, le fétichisme de la science. Nous rencontrons ainsi à
tous moments autour de nous de braves gens, d'autant plus
convaincus que leur ignorance ne leur permet pas d'aoalyser
leurs convictions, et qui vivent sous le prestige des miracles
accomplis par les savants depuis un siècle; ils s'enthousiasment
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118 EMILE ZOLA
devant une découverte nouvelle comme des enfants devant un
tour inédit de physique amusante; s'ils entrent dans un laboratoire
quelconque, c'est pleins d'un peu de ce respect craintif et supersti-
tieux dont le nègre entoure la case de son sorcier; un microscope
ou une éprouvette deviennent à leurs yeux des sortes de gris-gris;
il n'est pas jusqu'aux mots des vocabulaires techniques qui ne les
frappent d'admiration et dont ils n'aiment à se servir parfois, comme
s'ils contenaient on ne sait quelles surnaturelles vertus et confé-
raient à ceux qui en usent un mystérieux privilège sur le commun
des mortels. C'est là ce qu'on a pu appeler la « religion de la
science ». Un homme tel que Pasteur s'y montra toujours réfrac-
taire; elle compte, en revanche, parmi ses adeptes les plus intran-
sigeants, tous les Homais de chefs -lieu de canton.
Et de ces adeptes, naturellement, Emile Zola ne fut pas le moin9
notoire. Après avoir lu Claude Bernard et n'y avoir rien compris, il
inventa tout de suite « le roman expérimental »; un jour qu'il
avait entendu parler de la théorie de l'hérédité physiologique, il
trouva cette conception d'allure savante, mais d ailleurs artificielle
et baroque, qui sert de base à son histoire des Rougon-Macquart;
puis, il découpa des « tranches de vie ». Et cette logomachie, aussi
prétentieuse que vide, ne mériterait sans doute pas qu'on s'en
indignât plus que de tout autre travers inoffensif, s'il n'en était
d'une niaiserie prolongée, et surtout teintée d'érudition, comme de
cette grossièreté coutumière dont nous parlions plus haut, et qui,
fatalement, peu & peu, finit par agir sur l'esprit des lecteurs. Le
grand- prêtre du naturalisme, non content d'avoir faussé le goût et
abaissé le sens moral de ses contemporains, aura ainsi contribué
encore, pour une certaine part, à leur détraquer le cerveau ; et s'il
est vrai, comme l'a affirmé Molière,
Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant,
les innombrables notions de pseudo-science dont il a copieusement
saturé son époque ne doivent pas avoir médiocrement aggravé
l'intensité de la sottise humaine.
On observera, du reste, que tous ces défauts d'Emile Zola, —
pédantisme scientifique, outrance réclamière, recherche des pein-
tures scabreuses, grossièreté du fond et de la forme, — s'ils ont
fortement gâté son œuvre et ont éloigné de lui des sympathies
nombreuses, ne nuisirent pourtant pas à cette notoriété bruyante
de son nom, qu'il prit pour de la popularité : le scandale peut, à
la rigueur, être considéré comme un succédané de sa gloire; il se
grisa donc éperdument de cette gloire; il ne se douta jamais
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EMILE ZOLA 119
qu'elle n'avait réellement pour soutien qu'une poignée d'intellec-
tuels, et il ne devina point que sa mémoire ne devait pas beau-
coup compter, devant les générations à venir, sur la bruyante,
mais versatile armée des snobs, même renforcée de la cohue
révolutionnaire qui arriva plus tard, lorsque se manifesta avec
éclat la capacité destructive du grand démolisseur.
Il est de ceux que, au lendemain de leur mort, guette l'indiffé-
rence prochaine des foules, et que nous verrons sans regret, quant
i nons, s'enfoncer dans l'oubli. Nous estimons suffisant que,
durant un quart de siècle, il ait de toutes manières desservi son
pays, sans que nous éprouvions le besoin de le voir encore pro-
longer son influence par delà sa tombe. La littérature perdra à ce
revirement moins que ne le prétendent avec fracas les admirateurs
dont aucun ne daigne nous exposer de sang-froid les motifs de son
admiration, et qui se contentent de s'exclamer frénétiquement sur
la puissance de leur Maître; et si nos contemporains pouvaient y
gagner un peu plus d'équilibre intellectuel et moral ; s'ils en tiraient
ce simple enseignement que la brutalité ne se confond pas avec la
force, que l'amour de la vérité n'implique pas le culte nécessaire
de l'ordure, que la science est assurément divine, mais qu'il est
absurde d'en faire la divinité devant laquelle s'effare la superstition
des ignorants ; s'ils en profitaient pour se ressaisir un peu eux-
mêmes et se dégager de l'immense anarchisme ambiant dont Emile
Zola fat une des plus éminentes expressions, alors sans doute le
déchet artistique qui résultera de l'inachèvement des « Evangiles »
serait-il passablement compensé par ce commencement de retour
vers l'antique sens commun.
Maurice Spronck.
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LES SOUS-MARINS ANGLAIS
Les Anglais, i! y a peu de mois, ne voulaient pas de sous-marins.
La plupart ne voyaient, dans l'arme nouvelle, qu'un jouet pour des
Français. Quelques-uns se rendaient compte qu'un instrument
souverain de défense pour les faibles venait d'être inventé : pour
les faibles, c'est-à-dire, sur mer, pour tout le monde, hormis pour
l'Angleterre. Mais les raisons valent rarement contre les senti-
ments, et leur foi dans la suprématie du pavillon national empê-
chait nos voisins d'aller jusqu'au bout de leurs déductions : ils
s'arrêtaient aux prémisses, contestant la valeur des expériences,
attentifs surtout à ne contribuer en rien, quant à eux, au progrès
d'une invention, qui, intéressante pour trop de rivaux, ne Tétait,
de leur aveu, nullement pour eux-mêmes.
Aujourd'hui cependant les Anglais ont des sous-marins. Mieux
que cela, voilà qu'ils nous dépassent, non certes par la quantité
des modèles, mais, ce qui est plus inquiétant, par leur qualité. En
France, on ne sait pas cela. On continue à proclamer que nous
tenons le premier rang quand nous l'avons perdu. On a tort de ne
pas voir la vérité. L'attitude nouvelle de nos voisins est bonne à
connaître : l'adoption, par ces maîtres dans l'art naval, d'un engin,
pour lequel ils ne manifestaient naguère que du dédain, est un
témoignage qu'il faut enregistrer ; et puis, quand on a eu la fai-
blesse de se laisser devancer dans une voie qu'on avait soi-même
ouverte aveo éclat, c'est une autre faiblesse que de n'en pas
convenir.
Jo voudrais mesurer, dans les lignes qui vont suivre, le pas
franchi par nos rivaux. On verra ainsi quel saut en avant il est
urgent que nous fassions pour reprendre devant eux notre place.
Cette étude des sous-marins anglais sera plutôt l'étude de l'infé-
riorité présente des sous-marins français. Il y a un an, on expri-
mait là-dessus, ici-mêtne, des craintes qui pouvaient alors passer
pour excessives1. Puisqu'elles sont aujourd'hui vérifiées, l'heure
1 Les Sous-marins, par ***, 25 juillet 1901.
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LES SOUS-MARIUS ANGLAIS 121
est bonne pour renouveler certaines critiques, qui n'étaient que des
avertissements et seront, cette fois, des reproches.
Il y a, dans la marine française, une jeune école, dont presque
tout le programme est excellent. Malheureusement les fervents de
cette école, ayant des idées neuves, c'est-à-dire, à l'égard des
anciennes, des idées hardies, ont voula des patrons politiques
« avancés ». La littérature de la Jeune-Marine a pris, de ce fait,
des allures révolutionnaires. Des polémiques personnelles, rare-
ment courtoises, ont remplacé les discussions fécondes. La lutte
entre la nouvelle école et l'ancienne est finalement devenue la
querelle d'un petit nombre de journalistes contre les amiraux.
Il faut, pour mille raisons, respecter les amiraux. Ils savent,
mieux que les journalistes, comment on fait la guerre sur l'eau.
Certes ils ne sont pas infaillibles, et tout le monde a le droit de le
ienr dire, mais sans colère. Avec la déférence qui convient, lors-
qu'on s'adresse, profane, aux plus hautes compétences, on peut les
interroger de bonne foi, leur faire part des craintes qu'on éprouve,
des étonnements qu'on a, leur donner des raisons, provoquer les
leurs, bref, discuter. C'est ce que je veux faire ici, en toute
franchise.
Il y a une conception anglaise et une conception française du
sons- marin. Pour les Anglais, le sous-marin est un satellite
nouveau des cuirassés. Rien n'est changé dans l'art naval. H y
a seulement, dans les flottes nombreuses, une unité de plus. On
avait des torpilleurs qui opéraient, avec une efficacité d'ailleurs
contestable, pendant la nuit. Les sous-marins, mieux abrités,
oseront manœuvrer en plein jour, avec le même succès douteux,
et voilà tout.
En pensant ainsi, nos voisins se trompent, je crois, doublement.
Ils admettent d'abord que les sous-marins seront toujours les
mêmes instruments imparfaits qu'aujourd'hui. C'est une opinion.
Tant qu'on ne tient pas un progrès, on peut crier sur les toits
qu'il n'arrivera jamais. Mais il est permis aussi, sans témérité, de
compter un peu sur l'effort des savants.
La seconde erreur des Anglais est de n'avoir pas vu ou voulu
voir qu'un navire qui s'immerge cesse précisément d'être un
navire, pour devenir une chose toute nouvelle. Les cuirassés, avec
leurs gros canons, sont des bateaux qui vont sur l'eau, c'est-à-dire
des jouets fragiles, et pas du tout des rois de la mer. Sous la
vague qui les soutient, il y a de grands empires, pleins de mys-
tère, où ils ne pénètrent pas. Là, dans l'obscurité propice, sont
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112 LIS SOUS-MiRIBS ANGLAIS
les beaux champs de bataille; là est la mer, aux vallées profondes,
la mer inconnue, qui fait peur aux hommes. On la possède moins
encore, quand on vogue à sa surface, qu'on n'est maître d'une
forêt, dont on parcourt, en tremblant, la lisière. Les cuirassés, les
croiseurs, les torpilleurs, errent sur la lisière, sans abri; quand
la mer s'ouvre, c'est pour les engloutir; quand elle se creuse, les
cachant un instant, c'est pour les mieux hisser, comme des cibles.
Sans doute, sur le désert hostile où ils se meuvent, ils peuvent,
les uns les autres, se pourchasser. Ils se croient puissants, parce
que tous sont pareillement misérables et, quand ils tonnent, ils
donnent l'impression de la force. Ils cesseront de tonner le jour
où des machines nouvelles, ayant dompté la mer, viendront traî-
treusement les frapper par dessous. Alors ils connaîtront leur fai-
blesse et se disperseront, comme des nageurs devant les caïmans.
Il ne faut pas comparer les sous-marins à des navires. Ils sont
une puissance qu'on ne connaissait pas. Les mœurs navales en
seront bouleversées, quoi qu'on dise. Ce ne sont pas des satellites,
ce sont des destructeurs de cuirassés.
Telle est, du moins, la conception dite française. Il s'en faut
que tous les Français, notamment parmi les marins, pensent ainsi.
Dans notre marine, on estime que les Anglais sont des maîtres
et volontiers on tient pour des dogmes leurs opinions. C'est,
d'autre part, une des formes de la vanité française que d'adopter
certaines solutions moyennes, par crainte du ridicule : on veut,
à tout prix, n'avoir pas l'air de faire du Jules Verne, et l'on s'en
tient, par prudence, aux demi-affirmations, aux hochements de
tète. Il y a pourtant des Français qui veulent approfondir la question .
Ceux-là estiment qu'une ère maritime nouvelle est ouverte. Ils
proclament que l'avènement du sous-marin, c'est la condamnation
du cuirassé. Déjà ils entrevoient la fin du règne pesant de l'Angle-
terre sur la mer, c'est-à-dire sur le globe.
C'est, bien entendu, parce que, de l'autre côté de la Blanche, on
n'est pas de cet avis, qu'on s'est mis, depuis un an, à y construire,
à notre exemple, des sous-marins. Afin de gagner du temps et pour
éviter les tâtonnements laborieux, nos voisins se sont adressés aux
constructeurs américains du Holland. Les lecteurs du Correspon-
dant se souviennent que ce Holland est un bâtiment à deux
moteurs : quand il se meut à la surface, c'est la gazoline qui lui
fournit sa force; en immersion, on utilise des accumulateurs que le
navire recharge, à l'air libre, par ses propres moyens. C'est donc
un bateau autonome. Il appartient à la classe dite des submersibles,
par opposition à celle des sous-marins, qui sont presque toujours
des navires purement électriques. Cinq unités de ce modèle furent
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us soos-mwiis inGLàis m
commandées aux chantiers Vickers and Maxim, de Barrow-in-
Furness. Lear construction fut vivement menée et, dès les premiers
essais, les résultats parurent encourageants. L'amirauté suivit ces
essais avec un soin surprenant. Il était évident qu'on voulût, une
fois de plus, tirer parti de nos efforts. Nous avions été les initia-
teurs, rôle ingrat; eux, les imitateurs, songeaient à nous dépasser
déjà. Leurs ingénieurs, leurs officiers travaillèrent avec zèle.
Quand, il y a peu de semaines, le succès vint couronner leurs
efforts, l'opinion anglaise fut saisie et les journaux annoncèrent
bruyamment que la flottille britannique serait, après achèvement, la
première du monde1.
C'est ce qu'il faut contrôler.
Do avantage certain du type Holland sur le type équivalent
français, qui est le Narval, c'est sa {dus grande rapidité d'immer-
sion. Il y a des officiers qui prétendent que ce détail est sans
importance. On peut leur répondre que, certains destroyers filant
pins de 30 nœuds, un submersible qui mettrait 10 minutes à
effectuer sa plongée serait à la merci d'un ennemi qui l'apercevrait
dans un rayon de 9 kilomètres. Or le Narval mettait à l'origine de
30 à 40 minutes pour disparaître. Des progrès successifs ont, il est
vrai, réduit ce temps à un peu moins de 15 minutes. Biais c'est le
mode même d'immersion, c'est-à-dire tout le navire qu'il faudrait
changer pour arriver aux chiffres du Holland, qui, dès les premiers
modèles, s'enfonçait presque instantanément. Aujourd'hui, dans
les tjpes anglais notamment, l'immersion se fait en 5 ou 6 secondes.
Sur un autre point important, la supériorité du Holland ne parait
pas douteuse ; il s'agit du rayon d'action. Dès le début, les inven-
teurs de ce navire ont voulu qu'il fût en état de parcourir, sans
toucher terre, les plus grandes distances. Ils songeaient alors à lui
donner de la force pour 2,000 milles. II a fallu, sans doute, en
rabattre, puisque les modèles anglais ont seulement un rayon
d'action de 400 milles. 11 est vrai que nos Narval ne vont guère
au delà de 200 milles.
Enfin les Hollaixd anglais sont plus rapides que nos modèles. Le
sons-marin n° 5 a fait, le 20 septembre, des essais en mer, qui ont
donné les vitesses respectives de 8 noeuds en immersion et de
11 nœuds à la surface. Le n° 2 avait donné, le 21 juillet, 12 nœuds
avec sa tourelle à fleur d'eau. La vitesse du Triton, le plus rapide
de nos submersibles, ne dépasse pas 10 nœuds & la surface.
Pour le reste, il est difficile de comparer les deux modèles. Les
4 Un sixième sous-marin, sensiblement plus grand que les autres, est en
construction. Quatre autres doivent être commencés cette année.
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1*4 LES SOOS-MÀRINS ANGLAIS
Anglais affirment qu'ils possèdent, dans le cleptoscope de
M. Howard Grubb,'un appareil de vision supérieur à notre péri-
scope. 11 est, en tous cas, certain que, dès maintenant, nous avons
perdu, sur ce point, l'avance que nous avions sur tous nos rivaux.
Il est difficile, par contre, de savoir dans quels navires on respire
le plus mal : des marins anglais, interviewés, déclarent que la vie
n'est pas tenable à bord des Holland; certains marins du Gustave-
Zédé en disaient autant naguère. Récemment, à bord du Silure, à
bord du Français, des accidents se sont produits, qui montrent à
quel point le problème de l'habitabilité est encore mal résolu.
Enfin, l'on ne saurait dire quels sont les navires les plus agiles
sous l'eau, ni les plus résistants à la mer. A cet égard, nous avons
sur nos rivaux l'avantage d'une plus longue expérience, avantage
précaire, que le temps aura bientôt détruit.
En résumé, nos voisins viennent, en moins d'un an, de nous
égaler sensiblement sur presque tous les points, et, sur quel-
ques-uns, de nous dépasser. C'est une histoire banale, qui nous
fait ordinairement honneur : nous créons, les autres copient. Cette
fois cependant, il y a lieu de montrer moins d'orgueil, car les
Américains avaient aussi créé. Et puis, l'œuvre est imparfaite. Les
Anglais, qui croient aux gros navires, ne se seraient assurément
pas pressés de construire des sous-marins comme les nôtres, s'ils
avaient craint un instant que ces bâtiments fragiles pussent devenir
les destructeurs de cuirassés dont je parlais. Ni nos modèles, ni
ceux des Anglais, ni ceux des Américains, ne sont donc des sous-
marins capables de régner vraiment au sein de l'eau et d'aller jeter
l'épouvante parmi les flottes. Ce sont des torpilleurs perfectionnés,
rien de plus. Ils répondent, en somme, à la conception anglaise.
Dans la Jeune-Marine où l'on est, avec raison, très fâché qu'il en
soit ainsi, on crie volontiers que c'est la faute des ingénieurs. Je
n'ai pas mission de défendre les ingénieurs, mais je crois plutôt
que c'c?t aux ministres qu'il faut s'en prendre. Les ingénieurs de
notre marine passent pour de très habiles gens, notamment auprès
des Anglais, bons juges. On peut seulement avancer que la navi-
gation sous-marine est une chose peut-être trop nouvelle pour eux,
qui ont des traditions : ils font inévitablement des variantes de
torpilleurs. Ils paraissent en outre avoir l'esprit porté aux générali-
sations hâtives. Voilà treize ans seulement qu'on songe, dans la
marine, aux sous-marins, et déjà toute une doctrine existe, rigide,
tout un faisceau de lois, gravement promulguées, qui font foi
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^4
LIS SOUS-MARKS ANGLAIS 125
comme celle de Newton. Il est entendu que les sous-marins sont
aveugles. 11 est décidé que le mode d'immersion du Goubet ne
vaudra jamais rien. On a ainsi une opinion, c'est-à-dire un préjugé,
à l'égard de chaque innovation possible, et les progrès, d'avance,
sont condamnés.
Les ministres ont à leur disposition un moyen_sûr de remédier à
cet état de choses. La loi leur permet, mieux, leur commande de
faire appel, en dehors de la marine, aux constructeurs, aux savants,
à tontes les compétences. 11 ne s'agit pas d'évincer le corps des
ingénieurs, mais, dans une sage mesure, de lui infuser du sang
neuf. Le principe de la permanence du concours pour les sous-
marins a été voté par la Chambre. On s'est à juste titre étonné
qu'aucun compte n'ait été tenu jusqu'ici de la volonté du Parlement.
Un journal, il y a peu de jours, révélait qu'un savant étranger
venait d'être prié de tracer, pour U marine, les plans d'un sous-
marin. Ce journal, prompt à s'alarmer, songeait aux secrets de
la défense nationale, déji mis, peut-être, sous les yeux de cet
étranger. Effectivement, entre nos ingénieurs et le savant, il y a
désormais un secret : mais c'est celui du savant1.
Les Anglais, eux, ne craignent pas de recourir aux inventeurs
étrangers. Us ont acquis le Rolland et, en cela même, nous ferions
peut-être bien de les imiter, afin de ne laisser échapper aucune
occasion de nous instruire. Ils ont fait autre chose : ils ont tenté de
nous prendre le Goubet.
loe société présidée par l'amiral Freemantle achetait, au mois de
mai dernier, le brevet du malheureux inventeur, que quinze aos de
lottes avaient ruiné moralement, physiquement, pécuniairement.
Soudain, un ministère tombe, banale aventure. A cette nouvelle,
Goubet, reprenant espoir, lusse là les Anglais et rejoint la France.
U y a de cela troi3 mois : il espère encore. Un commissaire-priseur,
dans l'intervalle, a vendu son navire. En France, il se trouve des
gens pour nier, en toute bonne foi, la valeur de cet engin que les
Anglais, depuis dix ans, convoitent. On ne s'est pas rendu compte
que, même imparfait, un tel navire était bon à prendre, non seule-
ment parce qu'on doit reconnaître les laborieux efforts d'un inven-
teur de mérite, mais surtout parce que toute expérience est bonne
à tenter, en ces matières. Le Goubet ne ressemble à aucun autre
type existant. C'est sans doute une faute de ne pas l'avoir acquis,
au moins pour l'étudier.
4 D'informations prises aux meilleures sources, il paraît résulter que le
projet dont il s'agit répond, presque point par point, au programme rationel
qui publié, il y a un an, le Correspondant (25 juillet 1901).
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126 LES SOUS-MARKS ANGLAIS
Ainsi pour hâter le progrès de la navigation sous-marine, il eut
fallu d'abord acheter un Rolland et le Goubet. Une autre recette
frait : c'était, parmi les propositions des inventeurs, enfouies
s les cartons, d'en choisir une et de la faire aboutir.
Tune telle tentative et des efforts combinés des ingénieurs et
officiers, un nouveau modèle, entièrement différent des pre-
rs, sortira finalement, souhaitons-le. On ne saurait trop répéter
, d'ores et déjà, le prohlème de la navigation sous l'eau est, en
icipe, résolu. Toute la difficulté réside, non pas exclusivement
s ce travail de mise au point, auquel s'appliquent journelle-
at, par d'intelligentes et nombreuses expériences, nos officiers,
s plutôt dans un choix judicieux, à l'origine de la construction,
meilleurs modes d'immersion, de propulsion, de direction. La
iculté ne réside plus, comme autrefois, dans l'invention, mais
18 le discernement des moyens les meilleurs, parmi tous ceux
! l'expérience a consacrés. 11 est regrettable de s'en être tou-
rs tenu jusqu'ici à un ou deux modèles, plus ou moins rema-
s. On ne cesse de répéter, dans les rapports officiels, qu'aucun
types existants n'est à reproduire. Ce sont donc les modèles
nés qui sont défectueux, et c'est eux qu'il faut changer.
l ce prix, on fera des sous-marins nouveaux, capables, non
ît de frôler seulement la surface,- mais d'aller au fond de l'ean
le s'y mouvoir comme des poissons. Ceux-là seront les monstres
rins dont nous avons besoin, et, s'ils ne nous donnent pas la
*, du moins ils ne permettront pas qu'elle appartienne désormais
3rsonne. Parce qu'elle cessera, quand ils voudront, d'être navi-
le pour les flottes de guerre, elle le sera toujours pour les flottes
•chandes : elle sera libre.
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LA RENAISSANCE CATHOLIQUE
EN ANGLETERRE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE*
Les Divisions des catholiques.
(1851-1865)
I
A voir l'importance et le prestige reconquis par le catholicisme
ontre-Manche, sons l'impulsion de Wiseman, avec le concours de
Newmao, de Hanning et des autres convertis, il semblait que de
brillants espoirs lui fussent permis. Pourquoi faut-il que les
chances qui lui étaient ainsi offertes par la Providence aient été
contrariées par les fautes mêmes de ses partisans? Un tel accident
n'était malheureusement pas chose nouvelle dans l'histoire reli-
giense de l'Angleterre. Déjà, au seizième siècle, si la rupture avec
le Saint-Siège était imputable principalement au crime de la
royauté, les défenseurs et les représentants de la ccrar romaine
n'y ayaient-ils pas contribué par plus d'une maladresse? Etait-ce
donc la persistance de cette même mauvaise fortune, qui, au
milieu du dix-neuvième siècle, quand la conversion d'un Newman
et celle d'un Hanning apportaient aux catholiques des ressources
inattendues, suscitait parmi eux un esprit de division qui devait
trop longtemps entraver leur action?
J'ai déjà eu l'occasion de noter que beaucoup d'anciens catho-
liques avaient été plus effarouchés que consolés du soudain afflux
des convertis. Mal préparés à les comprendre, par leur passé,
1 Voy. le Correspondant des 10 et 25 mars, 25 juin et 10 juillet 1901, et
25 septembre 1902.
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128 LA RENAISSANCE CATHOLIQUE BU ANGLETERRE
par leur formation, par leurs habitudes d'esprit et de vie, ils se
méfiaient d'eux et voyaient, non sans inquiétude ni jalousie, la
faveur extraordinaire que leur témoignait Wiseman. Eux qui
avaient conscience d'avoir si longtemps souffert pour la foi, ils ne
pouvaient souffrir que ces ouvriers de la onzième heure fussent
traités sur le même pied qu'eux, bien plus, qu'ils leur fussent pré-
férés. Quand, par exemple, Hanning, au lendemain de son abjura-
tion, était admis à franchir, en quelques semaines, tous les degrés
de la cléricature, ils ne se retenaient pas de critiquer une préci-
pitation qui leur paraissait si contraire aux usages, et l'un de
leurs journaux publiait, à ce propos, cet entrefilet, d'une malice
non déguisée : « Le Rév. H.-E. Manning, récemment ordonné
prêtre, est sur le point de se rendre à Rome, pour commencer
ses études ecclésiastiques. » La nomination de Ward, comme
professeur de théologie dans le principal séminaire d'Angleterre,
souleva des plaintes plus vives encore ; ces plaintes furent portées
jusqu'au Saint-Siège, sans succès d'ailleurs, et Pie IX répondit,
avec son humour accoutumé, à un prélat qui lui dénonçait l'incon-
venance d'avoir confié une chaire de séminaire à un homme
marié : « L'objection est nouvelle; on ne savait pas encore,
Monseigneur, que le fait d'avoir reçu un sacrement de la sainte
Eglise que ni vous ni moi ne pouvons recevoir, dût empêcher
quelqu'un de travailler à l'œuvre de Dieu. » Peu après, le Pape
conférait à Ward le grade de docteur en philosophie, en même temps
qu'il faisait d'un autre converti, Faber, un docteur en théologie.
On eût pu croire qu'entre les anciens catholiques et les
convertis, l'une des causes de divergence et de malentendu était
que les premiers s'attachaient, dans les doctrines ou les dévotions
catholiques, à ce qui tranchait davantage avec le protestantisme,
tandis que les seconds gardaient, de leur formation première,
quelque répugnance pour ces doctrines et ces dévotions. Le
contraire se produisait. Beaucoup de catholiques de naissance
avaient, dans la longue dépression d'une persécution séculaire,
contracté l'habitude de voiler, comme s'ils en étaient gênés et un
peu honteux, certains aspects de leur religion. Les pratiques de
piété les plus courantes en pays catholique, — rosaire, litanies,
exposition et bénédiction du Saint-Sacrement, vénération des images
de saints, — abandonnées par leurs pères, aux époques d'oppres-
sion, comme n'étant pas essentielles, avaient fini par leur faire l'effet
d'exagérations, et ils en regardaient la désuétude graduelle comme
une heureuse victoire du bon sens anglais sur l'extravagance ita-
lienne. En même temps, sur la mesure dans laquelle devait s'exercer,
chez eux, l'intervention du Pape, ils en étaient venus à penser k
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AU DIX-NEOViÊME SIÈCLE 129
peu près comme les gallicans les plus avancés. Au contraire,
plusieurs des convertis, par réaction contre le défaut d'autorité
dogmatique et disciplinaire ou contre la sécheresse et la froideur
du culte dont ils avaient souffert dans l'anglicanisme, étaient
portés à exalter, à magnifier la souveraineté papale, et à faire
refleurir toutes les dévotions catholiques, même celles dont sem-
blait devoir le plus s'offusquer le préjugé britannique; c'étaient
eux qui se montraient les plus ardents ultramontains.
Telle fut entre autres l'œuvre du P. Faber, comme supérieur de
l'Oratoire de Londres. Libéré, depuis 1850, de toute dépendance
hiérarchique à l'égard de Newman et de la maison mère de Bir-
mingham, il pouvait suivre ses vues particulières. Il partait de
cette idée que le modèle de vie catholique devait être cherché, non
dans un pays où la persécution avait forcé le catholicisme en
quelque sorte à se déguiser, mais dans ceux où il avait pu
s'épanouir, et particulièrement dans sa vraie patrie, à Rome.
Reproduire ce modèle en Angleterre était toute son ambition.
L'autorité de sa vertu, le charme de son commerce, son zèle
d'apôtre, ses dons rares de prédicateur, d'écrivain, de poète, de
causeur, de directeur spirituel, tout lui servit à répandre, à popu-
lariser, parmi ses compatriotes, une spiritualité mystique et ascé-
tique, avec toutes les formes du culte et de la piété italiennes. En
des cœurs où il lui semblait que le souffle froid du protestantisme
ambiant avait tout éteint, il s'efforçait de rallumer la flamme
d'enthousiasme dont il était lui-même embrasé. Il entendait substi-
tuer à la sobriété dont on avait paru jusqu'ici se faire honneur,
une sorte d'ivresse d'amour divin. En dépit d'une santé chance-
lante, il fut, jusqu'à sa mort, survenue en 1863, d'une activité
extrême, sans cesse prêchant, confessant, publiant de nombreux
livres de spiritualité, présidant aux somptueux offices de l'église de
l'Oratoire, devenue le foyer le plus ardent de la vie catholique à
Londres. Ceux-là mêmes qui ne partageaient pas ses idées, recon-
naissaient sa grande influence. Après sa mort, un anglican de
large et noble esprit, sir Roundell Palmer, depuis lord Selborne,
écrivait de lui : « Plus qu'aucun autre des modernes convertis, il
posséda le don d'influencer les sentiments des autres hommes;
l'amour avec lequel il fut regardé par ceux qui subirent son
influence, fut grand, et il fut bien digne de cet amour *. »
Pour être, à certains points de vue, justifiée, la transformation
provoquée par Faber et d'autres convertis, dans la vie reli-
1 Roundell Palmer, comte de Selborne, MemoriaU, Part 1, Family ancf
Personal, t. JI, p. 463.
10 octobre 1902. 9
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130 LÀ RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
gieuse anglaise, n'a- 1- elle pas parfois dépassé la mesure? Frappés
de ce qui manquait aux demeurants de l'ancienne école, ils
oubliaient trop souvent les égards dus à leur passé de fidélité
héroïque, à leur foi austère et profonde, à leur dignité simple et
discrète. S'il était bon de rajeunir, de réveiller, de réchauffer leur
piété un peu vieillie, sommeillante et froide, ne convenait-il pas de
se demander si, dans les importations étrangères et surtout ita-
liennes, quelques-unes n'étaient pas de nature à entretenir et à
aviver les vieilles préventions anglaises contre le catholicisme?
L'un des prélats le3 plus sages et les plus respectés d'Angleterre,
Mgr Ullathorne, évoque de Birmingham, laissa voir qu'il blâmait
ces imprudentes exagérations. Le cardinal Wiseman lui-même, si
favorable qu'il fût aux convertis, jugea parfois nécessaire de leur
recommander la modération. Enfin, le plus illustre de ces convertis,
Newman, qui, au début, par affection pour Faber, n'avait pas voulu
le désavouer, ne devait pas tarder à marquer son désaccord; en
1865, dans une lettre publique au docteur Pusey, il s'exprimait ainsi :
Je préfère les habitudes anglaises de piété et de foi à celles des
étrangers, pour les mêmes causes et du même droit que les étrangers
préfèrent les leurs... Et, à ce point de vue, je ne fais que m'autoriser
des enseiguements que j'ai reçus en devenant catholique, et c'est un
plaisir pour moi de penser que les doctrines que je professe mainte-
nant et que je voudrais transmettre après moi, si je le pouvais, ne
sont, en somme, que celles que j'ai reçues alors... Les avertissements
qui me vinrent de toutes parts, furent empreints de la plus grande
délicatesse. Uq seul de ces avis m'est resté dans la mémoire; il me
vint du DrGriffiths, l'ancien vicaire apostolique du district de Londres :
il me mit en garde contre les livres de piété de l'école italienne, qui
précisément venaient d'être introduits eu Angleterre... Je compris
qu'il me prémunissait contre un caractère et un ton de piété, excel-
lents dans leur lieu d'origine, mais ne convenant en rien à l'Angle-
terre. Quand je fus à Rome, si étrange que cela puisse vous sembler,
je n'y découvris rien de contraire à ce jugement...
Toutefois, de ce langage, il ne faudrait pas conclure que celui
qui le tenait, eût la piété un peu sèche et décolorée de quelques-
uns de ses compatriotes; il ne blâmait qu'un défaut de mesure.
Sur ses goûts personnels, on peut s'en rapporter à un exquis petit
livre, publié peu après sa mort et renfermant ses plus chères
dévotions1. Or, comme l'a fait observer l'un des hommes qui ont
le mieux compris et jugé Newman, le P. Brémond, une bonne
1 Méditations and Dévotions.
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"*«n v
au Mx-NienÈtii siidj m
partie des prières contenues dans ce livre était tirée de la A*c+
tolti, recueil italien, fort peu en faveur chez la plupart des
anciens catholiques anglais de cette époque f.
II
L'opposition d'idées entre les catholiques de naissance et les con-
vertis devait fatalement tourner en conflit de personnes. Ce conflit
éclata dans l'entourage immédiat de Wiseman et y mit aux prises
deux hommes considérable», Mgr Errington et Hanning. Errington
étak, depuis 1855 , coadjuteur, avec succession future, du cardinal
auquel l'unissait une vieille amitié. C'était un prélat de vie grave,
de doctrine savante, de conscience scrupuleuse, administrateur
exact, à cheval sur le droit canon, mais esprit absolu, rigide,
étroit, obstiné, plein de préventions contre les convertis et fort
mécontent de l'influence qu'il leur voyait prendre. En acceptant,
non sans hésitation, et sur le désir exprimé par Wiseman, le titre
de coadjuteur, il s'était flatté que, grâce au laisser- aller habituel
du cardinal et aux rapports familiers qu'il entretenait avec lui, il
serait, non un subordonné, simple agent d'exécution, mais le
directeur indépendant de toute la partie administrative qui lui
semblait ressortir à ses fonctions. Il comptait ainsi arrêter des
complaisances qu'il jugeait dangereuses. L'archevêque compre-
nait tout autrement la situation : très jaloux de son autorité, il
entendait être secondé, non suppléé, se réservait le dernier mot
dans toutes les questions, les tranchait même parfois avec une
brusquerie peu soucieuse de la rigueur canonique. Il était d'autant
moins disposé à laisser le champ libre à son coadjuteur, qu'il
traitait les affaires dans un esprit tout différent, esprit moins exact,
plus mobile, mais aussi plus large, plus oavert aux généreuses
sympathies, aux vues élevées et lointaines. Dans de telles condi-
tions, le heurt était inévitable; il se produisit tout de suite, notam-
ment i propos de Ward, qu'Errington voulait forcer à descendre
de la chaire de théologie et que Wiseman entendait maintenir.
Déçu dans ce qu'il avait attendu de son coadjuteur, le cardinal
sentit le besoin de chercher ailleurs une force qui lui fit contrepoids
et sur laquelle il pût s'appuyer; il la trouva chez Manning. Il
devinait en lui une volonté plus armée que la sienne pour le
combat. De là, cette confiance que nous l'avons vu, dès le premier
jour, lui témoigner, l'empressement qu'il mettait à susciter et à
* L'Inquiétude religieuse, p. 247.
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132 LA RENAISSANCE CATflOLIQOE EN ANGLETERRE
utiliser le zèle de sa nouvelle communauté des Oblats de Saint-
Charles, la part croissante qu'il lui donnait aux affaires générales
du diocèse. On pouvait même dès lors deviner, à plus d'un propos
du cardinal, que Manning lui paraissait un successeur beaucoup
plus désirable au siège de Westminster, que le coadjuteur dont il
regrettait tant de s'être embarrassé. Plus grandissait la situa-
tion de Manning, plus s'avivait l'hostilité que, dès l'origine,
Errington lui avait vouée. Rien qu'à voir leur extérieur, on ne
pouvait imaginer natures plus dissemblables; l'un, l'ancien catho-
lique, de manières un peu rudes, trapu, le regard sévère à travers
ses lunettes bleues; l'autre, le converti, gentleman de belle allure,
au visage paie et délicat; tous deux, du reste, également pas-
sionnés, tenaces, ambitieux pour leur cause, en même temps trè3
sincères, et convaincus que tout ce qu'ils faisaient n'était que pour
le plus grand bien du catholicisme. C'était de la meilleure foi du
monde qu'Errington dénonçait, derrière la gravité énigmatique de
Manning, l'esprit d'intrigue, d'ambition, de domination, avec
lequel l'ancien archidiacre anglican lui paraissait chercher à
dominer le cardinal et son clergé, pour introduire, chez les catho-
liques anglais, des nouveautés étrangères qui répugnaient à leurs
traditions. C'était avec une égale sincérité que Manniug regardait
Errington comme la personnification « d'une espèce abaissée de
catholicisme anglais, national et antiromain », qu'il déclarait que
« son accession au siège de Westminster déferait tout l'ouvrage
accompli par Wiseman, depuis le rétablissement de la hiérarchie,
ferait reculer le progrès du catholicisme pour toute une généra*
tion », et qu'il ajoutait que le coadjuteur et ses amis étaient mus,
non par « le zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes », mais
par « leur jalousie et leurs préventions à l'égard des convertis * » .
Errington avait conscience de répondre aux sentiments d'une
bonne partie de l'ancien clergé. Des prêtres respectables, comme le
président du collège d'Ushaw, allaient jusqu'à dire de Manning :
« Je hais cet homme *. » Le coadjuteur comptait même sur les
sympathies de plusieurs des évêques. Le cardinal, facilement impa-
tient quand il se voyait aux prises avec le3 petites difficultés admi-
nistratives, avait eu le tort, dans les délimitations de juridiction et
les partages financiers auxquels avait donné lieu l'établissement des
nouveaux diocèses, de vouloir traiter ses suffragants avec trop de
sans-gêne autoritaire. De là, chez ces derniers, des ressentiments
qui les portaient à donner raison au coadjuteur, quand il se plaignait
de procédés analogues.
« Life of Manning, t. II, p. 89, 136, M\.
* IM., p. 77.
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AU D1X-N8UVIÈM SIÈCLE 13*
L'opposition se manifesta, avec une particulière vivacité, dans le
chapitre de Westminster, fort blessé du motu proprio par lequel
le Pape avait, en 1857, placé Manning à sa tète. Les chanoines,
soutenus par Erriogton, entrèrent en lutte ouverte contre la nou-
velle congrégation des Oblats, et prétendirent obliger son fondateur,
devenu prévôt de leur chapitre, à soumettre à leur examen les règles
qu'il lui avait données. Manning repoussa hautement cette préten-
tion. Use sentait fort de l'appui de Wiseman. Ce n'était pas que
de grands efforts n'eussent été faits pour détacher de lui le cardinal;
les familiers les plus intimes de ce dernier, son vicaire général, le
docteur liaguire, son secrétaire de confiance, Mgr Searle, s'étaient
jetés, avec une âpreté extrême, dans la campagne du chapitre et
se flattaient, grâce à leur situation, de finir par influencer l'esprit
de leur chef. Mais Wisemin tint bon; loin d'écouter les oppo-
sants, il sévit contre eux, ferma la bouche à Mgr Searle, destitua
le docteur Maguire et cassa les délibérations du chapitre. Celui-ci
ne se soumit pas; toujours soutenu par le coadjuteur, il fit appel à
Rome. Le cardinal, lui aussi, se tourna vers le Saint-Siège et
demanda à être débarrassé d'un coadjuteur avec lequel toute colla-
boration lui paraissait désormais impossible.
Rome se trouvait ainsi saisie des contestations qui mettaient si
malheureusement aux prises les catholiques d'Angleterre. Sur ce
terrain, Wiseman et Manning se croyaient forts de la faveur per-
sonnelle que Pie IX leur avait toujours témoignée. Mais il fut tout
de suite visible que le préfet de la Propagande, le cardinal Barnabo,
appelé par ses fonctions à connaître du conflit, prêtait assez volon-
tiers l'oreille aux plaintes des opposants, particulièrement à celles
qui venaient des évoques anglais ; certaines incorrections cano-
niques de l'archevêque de Westminster le choquaient, et il craignait
que ses procédés n'amenassent une scission ouverte dans l'épiscopat
d'outre-Manche. Wiseman ne fut donc pa Uong à reconnaître que son
succès serait loin d'être facile et assuré. Il engagea sa campagne avec
ardeur, mais l'âge, la fatigue, la maladie avaient encore accru sa
naturelle nervosité; il passait par les impressions les plus con-
traires, joyeux à l'extrême d'une bonne parole du Pape et croyant
alors la partie .gagnée; désolé, blessé, démonté par toute froideur
de Barnabo. Manning surveillait ces alternatives et ce n'était
pas la moindre de ses tâches de soutenir cette volonté impa-
tiente et variable. En même temps, il manœuvrait habilement
à Rome où il s'était ménagé un précieux agent d'information
et de transmission, en la personne de Mgr Talbot. Celui-ci, fils
cadet de lord Talbot, converti en 1847, devenu l'un des camériers
de la cour romaine, était finalement attaché au Saint-Père qui le
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131 U RENMSSàlTCB GàTHOLIQOB M AftGLfiTERRB
tenait en haute faveur et l'admettait à lui parler en grande liberté,
si bien qu'on le chargeait de préférence d'annoncer les mauvaises
nouvelles. Avec beaucoup de foi, de piété, de droiture, il avait
l'esprit court, violent, excessif, à la façon des vieux squires tory%
et un tempérament mal équilibré qui devait finir dans la folk.
Manning, avec la maîtrise de son caractère, n'avait pas eu de peine
à s'emparer complètement de loi. Sachant ses préoccupations
ardemment ultramontaines, il lui répétait à satiété qu'Errington
et ses anus étaient « teintés de gallicanisme, déloyaux envers le
Saint-Siège » et que « leur triomphe anéantirait toute espérance
d'avoir un sacerdoce foncièrement romain [ ». C'était la même idée
qu'exprimait Faber quand il écrivait : « Si le docteur Errington
revient à Westminster en qualité d'archevêque, il faudra cinquante
ans au Saint-Siège pour ramener l'Angleterre au point d'ultra-
montanisme où elle est maintenant 2. » Mgr Talbot colportait ces
accusations à Rome, en les exagérant encore. Il ne se faisait aucun
scrupule d'écrire de Mgr Grant, évèque de Southwark, prélat fort
respectable, mais suspect de sympathie pour Mgr Errington : « Dans
les dix-sept années qu'il a vécues à Rome, il s'est imbu de tout
ce qu'il y a d'intrigue et de duplicité dans le caractère italien, sans
prendre sa noble loyauté envers le Saint-Siège '. » Un autre jour,
il répondait à Manning : h Je suis de plus en plus de votre avis, et
je vois qu'on ne peut espérer grand progrès de la religion en Angle-
terre tant que l'ancienne génération d'évèques et de prêtres n'aura
pas été enlevée, — enlevée au ciel, je l'espère, car ce sont de
bonnes gens*. » Cette accusation de déloyauté envers le Pape blessait
profondément Errington; il se plaignait d'êire ainsi mécham-
ment calomnié. De son côté, il ne se privait pas de dénoncer, en
Manning, un agent d'intrigue et de discorde, qui avait mis la main
sur Wiseman. Ainsi, de jour en jour, la lutte devenait plus
violente. Et cependant ceux-là mêmes qui y étaient engagés ne
pouvaient se dissimuler l'effet fâ:heux qu'elle risquait de faire sur
les adversaires du catholicisme. « Tout cela est très triste, écrivait
Manning à Talbot ; remerciez Dieu que les protestants ne sachent
pas que la moitié de notre temps et de nos forces est perdue en
contestations inter domesticos fidei 5. »
Vu de loin, Manning, à cette époque, paraissait surtout un
homme de combat, habile, résolu, vaillant, implacable, l'esprit
« Life of Manning, t. H, p. 87 à 90, 99, 171.
* Ibid., L II, p. 370.
* lbid.t t. II, p. 85.
*Ibid., t. II, p. IN.
* lbid., t. II, p. 101.
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AU B1X-BEUYJÈMK SIÊCLI 135
tendu vers le bat qu'il voulait atteindre. Et pourtant, à qui se
trouvait l'approcher, il laissait parfois une impression moins âpre.
Ainsi se révéla-t-il alors à un religieux rédemploriste, le P. Coffin, qui,
bien que converti lui-même, avait d'abord partagé, contre l'ancien
archidiacre anglican, les préventions des catholiques de naissance.
Conduit nn jour à causer avec lui, il prit le parti de lui dire ouver-
tement tons ses griefs. Loin de s'en blesser, Manning fut touché
de cette franchise; il écouta son accusateur, avec une parfaite
humilité, puis, lui prenant les mains : « Maintenant, dit-il, vous
devez me promettre une chose. — Oui, si elle est en mon pouvoir.
— C'est que, pour la gloire de Dieu, vous me disiez ainsi toujours
la vérité. — Je le ferai. » Depuis lors, l'intimité la plus confiante
subsista entre les deux hommes f .
Rome, cependant, ne se pressait pas de statuer. La temporisation
a souvent été une des formes de sa sagesse. La Propagande essaya
même de faire résoudre la difficulté par un synode des évêques
anglais, auquel elle renvoya le jugement à rendre sur les prétentions
du chapitre de Westminster. Le synode, sur la plupart des points,
se prononça contre le chapitre. Sur quelques autres, notamment
en ce qui touchait les droits respectifs des évêques et du métropo-
litain dans la direction des collèges ecclésiastiques, il donna tort à
Wiseman. Malgré la soumission très prompte et très honorable du
chapitre, ces décisions ne firent pas la paix. L'attitude ouvertement
hostile au cardinal, prise par Errington dans le synode, avait fait
scandale, et Wiseman en concluait plus instamment encore à l'im-
possibilité de lui conserver ses fonctions de coadjuteur. De ce chef,
le conflit était de nouveau soumis au Saint-Siège. Errington et
Manning se trouvaient de plus en plus, personnifier les deux
causes en présence.
Wiseman, tout fatigué qu'il fût, se rendit k Rome, bientôt suivi
par Manning. Ce dernier, dans les divers écrits qu'il fit parvenir à
%s juges, se défendit avec adresse et dignité. Aux attaques contre
les OMats, il répondait en rappelant n'avoir agi, dans leur fondation,
que sur les conseils du Pape et, de Wiseman. Passant à des griefs
pins personnels, il ajoutait, avec une fierté émue et éloquente :
On m'accuse d'aimer le pouvoir. Je demanderai à connaître ce qui,
dans mes actes passés ou présents, peut démontrer que je me suis
enrichi, que j'ai agi en rival de quelqu'un, marché sur les brisées
dautrui, privé quelqu'un de ses droits, recherché les honneurs, les
titres ou les dignités, cédé au calcul de l'ambition ou fait de mon
1 Life of Manning, t. II, p. 78, 79.
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136 LA RENAISSANCE CATB0L1QUB EN ANGLETERRE
élévation personnelle le but de mes démarches. Ceux du moins qui
connaissent mes épreuves passées auront peine à croire cela de moi...
Mais je ferai un s'ncère et libre aveu. Il est un pouvoir que je désire
ardemment, que je poursuis, qui fait l'objet de mes prières : c'est le
pouvoir de réparer les années passées dans une ignorance qui, je puis
l'affirmer devant Dieu, n'avait rien de volontaire; le pouvoir de
répandre en Angleterre la connaissance de la seule vraie foi, de faire
partager aux autres la grâce que j'ai reçue moi-même, de gagner le
plus d'âmes que je pourrai à l'unité de l'Eglise, et de procurer, de toute
façon, avec un plus grand dévouement de vie et une plus grande
efficacité d'efforts, le salut des âmes et la soumission de l'Angleterre
au Saint-Siège. En tout autre sens, je ne puis qualifier cette accusa-
tion que de basée et méchante interprétation de ma vie, si fautive et
si inutile que je la connaisse.
Il se défendait « d'avoir jamais levé la main ni dit un mot » contre
Hgr ErriDgton, qu'il accusait d'avoir, sans provocation, commencé la
lutte contre lui et contre son œuvre. Non qu'il contestât que « cette
œuvre ne fût directement opposée à une certaine manière d'agir, à
un certain esprit traditionnel parmi les ecclésiastiques anglais »,
et il ajoutait que « si beaucoup d'entre eux lui inspiraient du res-
pect, il n'en était pas de même de tous ». Enfin, élevant la ques-
tion au-dessus de la querelle faite aux Oblats, il concluait aiasi:
Il s'agit de savoir si l'Angleterre développera en elle et s'assimilera
les dévotions romaines et l'esprit romain, ou si elle s'immobilisera
dans son cercle insulaire. Et sur cette question s'en greffe une autre,
dont je ne m'aventurerai pas à parler, c'est à savoir si l'Eglise d'An-
gleterre, oui ou non, se contentera de se confiner dans une dispensa-
tion un peu meilleure des sacrements à la petite communion des
catholiques établis dans ce pays, ou bien si elle se mêlera à la vie de
la nation, agissant sur son esprit par une sérieuse culture catholique,
et sur sa volonté par un plus large et plus vigoureux emploi des
énergies qu'a mises en jeu la restauration de la hiérarchie *.
De son côté, Wiseman, dans un long mémoire, témoigna hau-
tement en faveur de Maoning; après avoir énuméré les œuvres
fécondes accomplies par lui et par ses Oblats, il ajoutait :
Je crois pouvoir demander maintenant si un homme, je ne dirai
pas qui a accompli, mais dont Dieu s'est servi pour accomplir de si
grandes choses pour sa gloire, mérite d'ôtre méprisé et traité de
« Life of Wiseman, t. II, p. 350 à 354.
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AU DIX-NIOVJÊiE SIÈCLE 1S7
personnage ambitieux, fourbe, malhonnête, ne cherchant qu'à pro-
mouvoir ses propres intérêts et à gagner de l'influence... Sont-ce là
les signes de l'esprit de Dieu ou de l'esprit d'orgueil et d'hypocrisie,
ainsi qu'on les a publiquement qualifiés? Je n'hésite pas à proclamer
que, dans toute l'Angleterre, il n'y a pas un autre prêtre qui, en deux
ibis plus de temps, ait fait ce que le Dp Manning a accompli pour le
bien de l'Église catholique 4.
Autant Manning était habile, autant Errington Tétait peu. Son
intransigeance décourageait ceux qui eussent voulu le méoager.
Pour lui éviter la mortification d'une mesure de rigueur, on lui
avait proposé d'échanger volontairement sa coadjutorerie contre
un siège épiscopal dans une colonie anglaise. Vainement le
cardinal Barnabo et le Pape lui-même insistèrent-ils pour lui
faire accepter cette solution amiable. Il s'y refusa, se déclarant
prêt à obéir aux ordres du Pape, mais résolu à ne pas se démettre
motu prôprio. « Maintenant, écrivait-il, que j'ai été accusé par
Mgr Talbot et d'autres, d'antiromanisme» d'anglo- catholicisme et
autres méfaits qui, s'ils existaient réellement, seraient incompatibles
&vec l'accomplissement fidèle de mes devoirs épiscopaux, il ne me
semble pas que je puisse, de moi-même, prendre l'initiative de me
retirer, puisque ce sont ces accusations que l'ou allègue pour justi-
fier mon éloignement2. » À de nouvelles instances, il se borna à
répondre : Vim patior^ palior injustitiam. Le Pape, poussé à bout
par cette obstiuation, résolut d'en finir. Bien qu'il ne trouvât pas
matière au procè* canonique réclamé pir Errington, il crut
devoir mettre un terme à une collaboration qui ne pouvait
plus servir au bien de l'Eglise; par un acte d'autorité qu'il quali-
fiait lui-même de colpo di stato di Dominidio, il déchargea le
coadjuteur de son office et lui retira tout droit de succession à
l'archevêché da Westminster.
Manning triomphait. Plus que jamais, Wiseman s'en remettait à
loi pour toutes les affaires importantes. Il le chargea notamment
de suivre les négociations engagées à Rome, sur les difficultés
pendantes entre lui et se3 suffragants. L'habileté et le crédit du
négociateur ne purent empêcher que, sur l'une de ces questions
oh le cardinal s'était mal engagé, sur le régime des collèges
ecclésiastiques, la cour de Rome ne lui donnât tort. Cet échec
le mortifia; il ne pouvait cependant lui faire oublier le succès
obtenu dans le débat principal. Quant à Errington, il s'honora par la
%ûté silencieuse de sa soumission; retiré dans le diocèse de son
1 W< of Wiseman, t. II, p. 335.
'M., t. H, p. 35 U 365.
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138 U RtNAISSAKCS GÀTflOUQUB EN ANGLETERRE
and, l'évoque de Clifton, il s'abstint d'apporter aucune entrave an
gouvernement de ceux qae l'autorité lui avait préférés.
Ce long et pénible conflit était donc bien fini. Entre catholiques
de naissance et convertis, si toute méfiance et tout malentendu
n'avaient pas dispara, du moins il se faisait, peu à peu, une sorte
de pacification extérieure; le temps, d'ailleurs, en amenant de nou-
velles générations, aidait à éteindre les préventions anciennes. Ne
nous flattons pas cependant que les catholiques d'Angleterre en
aient fini avec les discordes intestines. Non, nous allons les
retrouver divisés sur une autre question, plus redoutable encore et
d'une portée plus générale, celle du «c libéralisme ».
111
Sur la question du libéralisme, les catholiques anglais ne se
partageaient plus en catholiques de naissance et en convertis; on
trouvait des uns et des autres, dans chaque camp. U ne s'agissait
pas, d'ailleurs, de difficultés spéciales à l'Angleterre. Partout, le
même problème se posait et amenait des divergences analogues.
Partout, des croyants, inquiets du désaccord qui se manifestait sur
des questions de liberté politique ou scientifique, entre certaines
aspirations de la pensée moderne et la forme souvent donnée à la
doctrine catholique, se préoccupaient d'élargir, de rajeunir, de
« libéraliser » en quelque sorte, cette forme, tout en se piquant
de demeurer fidèles à ce qui était substantiel dans la foi; il n'y
avait, à leurs yeux, qu'un malentendu à dissiper, pour le plus
grand bien de cette foi. C'était l'œuvre tentée, dans des conditions
très diverses selon les hommes et les pays, par Lacordaire et
Hontalembert en France, par Gœrres et Dœllinger en Allemagne.
D'autres catholiques, au contraire, effrayés et choqués de ces
nouveautés, ne voyaient dans la crise qu'une raison d'affirmer,
parfois en les exagérant encore, tout ce qui, dans les formes
traditionnelles de la doctrine, heurtait le plus directement ce qu'ils
jugeaient n'être que la révolte orgueilleuse de la pensée moderne.
Qu'il y ait eu, des deux côtés, dans des proportions variables, un
mélange de vérité et d'erreur, de clairvoyance et d'aveuglement,
c'est ce qui se produit presque toujours dans les controverses de
ce genre. Le temps seul devait faire le départ et dégager des exa-
gérations respectives, ce qui devait subsister des anciennes tradi-
tions et ce qui devait être admis des aspirations nouvelles.
En Angleterre, les catholiques à tendance libérale avaient alors
pour organe une revue mensuelle, le Rambler, dont les deux princi-
paux rédacteurs étaient Richard Simpson et sir John Acton, plus tard
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AU MX-HKOVIÈUE SIÈCLE 139
tard àcton, le premier, ancien clergyman, converti de 1845, gradé
dOxfoixi^ lettrg distingué, esprit subtil et pénétrant, mais^un peu
comkaiif, et qui, au temps où il était anglican, avait'eu constam-
meQt maille à partir avec son évèque; le second, catholique de
Dafâ8*nce, né d'une mère allemande, disciple de Dœllinger auprès
duquel il avait fait ses études universitaires, intelligence puissante
et hardie, et, bien que tout jeune encore, d'une érudition^historique
déjà fort remarquée. A eux se joignirent divers collaborateurs,; la
plupart convertis et Oxford-men. Prétendant se renfermer dans
un domaine de science laïque où l'autorité religieuse] ne leur
paraissait pas avoir à intervenir, ces écrivains abordaient hardiment
les problèmes de philosophie, de critique, d'histoire, et y donnaient
les solutions les plus libérales, sans s'inquiéter s'ilsj étaient tou-
jours en accord avec les idées jusqu'alors admises chez les catho-
liques. Leur thèse fondamentale était la nécessité d'user, dans ces
étndes, d'une liberté absolue, et d'en faire connaître les résultats
avec une entière sincérité, quelque contradiction qu'ils parussent
apporter à certaines idées préétablies. Us se piquaient d'être de
leur temps, se disaient flers de ses progrès, jaloux de ses conquêtes.
« Il n'est rien, déclaraient-ils, dans tout ce que la société moderne
a /ait pour assurer la liberté, pour créer des instruments de progrès,
des .moyens d'arriver à la vérité, que nous regardions avec indiffé-
rence ou suspicion, » Par les questions auxquelles il s'appliquait
de préférence, comme par les principes dont il s'inspirait, le libé-
ralisme du Rambler, moins politique que scientifique, tenait plus
de l'école allemande que de l'école française, plus de Dœllinger que
deLacordaire et de Monialembert. Beaucoup de science et de talent
y était dépensé; jamais publication catholique n'avait eu, en Angle-
terre, un aussi brillant succès, liais ce qui s'y trouvait d'idées
généreuses et fécondes ne tarda pas à être compromis par des
exagérations et des témérités. Non content de réagir contre les
thèses rétrogrades, quelques-uns de ces écrivains semblaient
prendre une opinion d'autant plus en gré qu'elle était plus opposée
à la tradition. Tout ce qui venait de Rome leur paraissait volontiers
vieilli et démodé. En prétendant échapper à la routine, ils tom-
baient dans l'esprit de parti et de système. L'impartialité dont ils
se targuaient tournait en partialité pour les savants antireligieux,
& prévention contre ce qui portait la marque catholique. Ils ne
cachaient point leur dédain pour les anciens catholiques d'Angle-
terre, suspects à leurs yeux d'étroitesse et de manque de culture.
S'étonnera- 1- on qu'une telle campagne fût mal vue des évèques,
son seulement de ceux qui étaient, par nature, peu favorables aux
nouveautés, mais de ceux mêmes qui avaient l'intelligence des
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14* LA RENAISSANCE CATB0L1QUG EN ANGLiTERBE
rajeunissements nécessaires? Wiseman, tout sympathique qu'il se
montrât, en France, à Montalembert et à ses amis, si préoccupé
qu'il fût de voir l'Eglise aider à dissiper les malentendus qui éloi-
gnaient d'elle le monde moderne, n'hésita pas, dès 1856, à blâmer,
dans la Revue de Dublin, les idées et surtout le ton des écrivains
du Rambler. Il releva, entre autres, leurs attaques, aussi peu
justes que généreuses, contre les anciens catholiques, et défendit
ceux-ci comme il avait naguère défendu les convertis. Il leur
reprocha en outre leur parti-pris de critique et de raillerie contre
tout ce qui était catholique; qu'il pût y avoir, chez quelques
croyants, des idées étroites et arriérées, il ne le contestait pas,
mais ce n'était pas en se tenant à l'écart du corps catholique,
dans une attitude d'hostilité méprisante, qu'on y remédierait; pour
agir sur un corps, il fallait participer à ses œuvres, respecter ses
lois, travailler d'accord avec ses autorités hiérarchiques.
Wiseman ne se contenta pas de cet avertissement, d'ailleurs peu
écouté; désireux de fortifier la rédaction de la Revue de Dublin
qui lui paraissait devoir faire contrepoids au Rambler, il sollicita,
pour cette revue, la collaboration des convertis les plus en vue, entre
autres celle de Ward. Celui-ci venait, en 1858, de quitter la chaire
de théologie du séminaire de Saint-Edmond, où il s'était maintenu
pendant sept ans, malgré l'opposition persistante d'une partie du
vieux clergé. Le cardinal se rendait-il compte qu'en appeler à
Ward contre Simpson, c'était, pour combattre un excès, tomber
dans un autre? Ward avait été attiré dans l'Eglise romaine, surtout
parce qu'il y voyait un puissant instrument d'autorité doctrinale.
De même que le spectacle de l'anarchie révolutionnaire avait conduit
Joseph de Maistre à rêver d'une dictature politique de la Papauté,
l'expérience de l'anarchie doctrinale de l'anglicanisme amenait
Ward à ne voir de salut que dans la dictature spirituelle de cette
même Papauté. Suivant son habitude d'esprit, il poussait cette
idée à outrance. « Ce n'est pas dans l'indépendance intellectuelle,
disait-il, mais dans la captivité intellectuelle que sont la vraie liberté
et la perfection intellectuelles *. » Il jugeait naturel et désirable
que cette dictature s'exerçât, à chaque moment, pour résoudre
d'autorité toutes les questions où se débattait la pensée moderne,
et il réduisait le rôle du croyant à attendre et à enregistrer
docilement ces décisions toujours souveraines et infaillibles.
Comme un de ses amis lui disait : « Mais, enfin, il y a une limite;
vous ne voudriez pas de nouvelles décisions tous les mois? —
J'aimerais, répondait-il, recevoir chaque matin, à déjeuner, avec
1 Article de la Revue de Dublin, cité par M. Wilfrid Ward, dans son
livre W. G. Ward and the Catholic Revival, p. 133.
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L
AO DIX-HBUY1ÈHE SIÈCLE 141
mon Times, une nouvelle Bulle papale !. » Fait curieux, en dépit
de ces opinions extrêmes, Ward fut l'un des premiers, parmi les
convertis, à renouer des relations avec ses anciens amis anglicans.
D& 1858, nous le retrouvons sur un pied de familiarité cordiale
*ftc des protestants de nuances diverses, comme Stanley, Tait,
Jbwett, Rogers et beaucoup d'autres *. Il n'était pas homme à
leur rien voiler de ce qui, dans ses nouvelles croyances, pouvait
le plus les effaroucher. Mais n'était- on pas habitué de longue date
à le trouver paradoxal? Et puis les contradicteurs à tournure un
peu extravagante ne sont-ils pas, quelquefois, ceux qu'on supporte
le plus volontiers, parce qu'on les juge les moins gênants? Ward
apportait d'ailleur3, dans l'exposé de ses idées, une belle humeur
qui prévenait toute aigreur de controverse. On s'amusait de sa
verve plaisante. « Ward a été un enormous fun », écrivait Rogers,
an sortir de l'une de ces rencontres 3. Ajoutons que tous sentaient
et goûtaient en lui des qualités plus sérieuses de sincérité, de
droiture, d'amour désintéressé de la vérité , qui faisaient passer
par dessus bien des dissidences.
Ward c'était pas le seul des convertis à combattre le libéralisme
du Rambler. Ilanning, Oakeley, Faber, Dalgairns, avec des
nuances diverses, s'y montraient opposés. Si importante toutefois
que fût leur opinion, il en était une plus intéressante encore à
connaître, c'était celle du plus illustre de ces convertis, de
Newman4. Depuis qu'il avait, en 1858, abandonné le rectorat de
l'Université catholique de Dublin, il vivait à Egbaston, en dehors
de toute action publique, dans la simplicité, la régularité et le
silence du cloître, son temps partagé entre la prière, l'étude, ses
devoirs de supérieur de l'Oratoire, la haute direction de l'école
'Article de la Revue de Dublin^ cité par M. Wilfrid Ward, dans son
litre W. G. Ward and the Catholic Revival, p. 14.
2 Ibid., p. 74 et suiv.
* Lelters of Lord Blachford, p. 249.
'Sur le point de chercher à préciser le rôle de Newman dans les ques-
tions qui divisaient les catholiques, je ne puis pas ne pas regretter que la
correspondance de Newman catholique n'ait pas été publiée, comme Ta été
celle de Newman anglican. La vie intérieure de Newman nous est beau-
coup mieux connue avant qu'aorès sa conversion. C'est une anomalie que
les catholiques ont intérêt à voir disparaître. Une plus grande lumière ne
pourra que faire briller davantage cette belle figure. Les papiers de Newman
«ont, paraît-il, aux mains d'un religieux de l'Oratoire dont l'amitié pieu-
sement fidèle, mais trop timide, redoute qu'il ne soit fait un usage mala-
droit et indiscret du trésor confié à sa garde. Peut-être ce que M. Purcell
a fait des papiers de Manning a-t-il contribué à augmenter cette crainte.
De telles considérations peuvent rendre très prudent dans le choix de
l'éditeur et du biographe; elles ne sauraient justifier l'abstention complète»
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H2 Là RENAISSANCE CATflOUQŒ ES ARGUTERRE
classique annexée au monastère et la sollicitude de» ftnea qir
Tenaient Hri demander direction. Si retiré qu'il fût, tons le» yetx
n*en étaient pas moins fixés sur lui. Des deux côtés, on l'interro-
geait. Le» rédacteurs du Rambler se disaient ses amis, lui témoi-
gnaient respect, cherchaient à obtenir son concours, à se couvrir
de son autorité. Ward gardait, du temps où. il avait été son disciple
k Oxford, l'habitude de le consulter sur ses écrits et ses démarches,
tout en continuant, du reste, comme alors, à n'en fitire qu'à sa tête,
mêlant dtae façon singulière fa. déférence et la suspicion, le désir
de se trouver d'accord avec un maître aussi cher et la promptitude
à le contredire1. Newman, sans rebuter les témoignages d'amitié
qu'on lui apportait, n'était en réalité avec aucun des deux partis.
Il avait toujours été opposé à ce qu'il appelait le « libéralisme » en
religion, c*èst-à-ciie à un certain relâchement de la rigueur
dogmatique. Il adhérait très fermement à l'autorité et à rinfailU-
bilité de l'Eglise enseignante, et le besoin de trouver cette autorité
était précisément Tune des raisons qui l'avaient conduit au catho-
licisme; enfin il professait le plus grand respect pour la hiérarchie
ecclésiastique, ei déjà, quand il était anglican, il avait étonné ses
amis moins scrupuleux, par le trouble où le jetait la seule pensée
d'être en contradiction avec son évêque. A tous les points de vue,
il y avait, dans les idées et surtout dans le ton du Rambler, bien
des choses qui le choquaient. Mais il n'approuvait pas davantage
Tes idées et le ton de Ward. Pour être respectueux de la tradition,
il n'en concluait pas à l'obligation de se renfermer dans les for-
mules scotastiques ; il croyait à une évolution de la science théolo-
gique, à ce « développement de la doctrine chrétienne » dont
l'observation avait secondé et éclairé sa conversion. Tout soumis
qu'il fût à l'autorité, il répugnait à ce qui l'exagérait, admettait
ta légitime indépendance de l'esprit humain, non seulement dans
les sciences profanes, mais même dans les sciences religieuses;
au lieu de ne voir, comme Ward, dans ces dernières sciences, que
les sentences et les définitions» en fait toujours rares, du juge
suprême, il y appréciait tout particulièrement les recherches
spontanées, parfois un peu aventureuses, les libres controverses^
les tâtonnements de toutes sortes, par lesquels il était nécessaire
que les théologiens, les historiens, les critiques devançassent et
prépavassent ces définitions.
Ce n'était pas de ce jour, d'ailleurs, que Newman se rendait
compte à quel point sa façon de penser, de raisonner, de juger
était différente de celle de son ancien disciple. Très droit, sans-
1 Voy la correspondance de Ward avec Newman, à cette époque u
W. G. Ward mtd the CathoUc Revival, pasfirn, ohap. IV et VI.
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)
AU WX-MMJVlaMB BlSŒ 142
ttonte, à chercher la vérité, très généreux à la suivre partout où
elle le menait, quelque sacrifice qu'il lui en coûtât, n'ayant rien
do sceptique dilettante et un peu sophistique que des observateurs
Superficiels ont cru parfois entrevoir en lui, il n'en avait pas moins
Je goût et l'habitude de considérer, avant de conclure, tous les
aspects d'une idée, de démêler ce qu'elle avait souvent de complexité
subtile, de peser toutes les objections, d'en dégager la parcelle de
vérité qui pouvait y être contenue. Rien ne lui déplaisait davan-
tage que les jugements absolus et tranchants de Ward, sa façon de
tout décider par les déductions de la logique, par l'application de
quelque principe unique et dominant. Ces excès de fond ou de
forme ne répugnaient pas seulement à sa nature d'esprit; ils le
préoccupaient à cause du mal qu'ils pouvaient faire aux autres.
Ce qu'il redoutait, par exemple, dans les définitions dogmatiques k
jet continu que Ward sollicitait si impatiemment de l'autorité reli-
gieuse, c'était moins une entrave pour sa propre raison, résolue
par avance i toutes les soumissions nécessaires, qu'un trouble
apporté aux consciences dont il était le confident; il s'attristait
de voir effaroucher et éloigner ces âmes en travail de conversion,
qui « voletaient, a-t-on pu dire, comme des colombes à sa
fenêtre », attendant qu'il leur ouvrît. Cette intelligence péné-
trante et sympathique de l'esprit des autres, cette aptitude k se
mettre i leur place, à se rendre un compte exact de leurs difficultés,
cette susceptibilité éveillée au sujet de toute exagération qui pou-
vait les troubler, n'étaient pas l'une des particularités les moins
remarquables de Newman. C'était là ce qui le séparait des outran-
ces de l'ultramontanisme, alors même qu'il admettait quelques-
uns de leurs principes. C'était là ce qui lui faisait ménager les
libéraux du Rambler, tout en regrettant leurs excès : il voyait la
part de vérité qui se mêlait à leurs erreurs; il voyait surtout
l'angoisse de leur foi et ne voulait pas l'augmenter1.
Au commencement de 1859, les évêques, de plus en plus mécon-
1 Ce caractère de Newman a été excellemment mi» en lumière par la
H. P. Kent, membre de la congrégation des Oblate de Saint-Cbarles,
fondée par Manning, dans un article publié par la Dublin Review d'avril
1&96, à propos du livre de Purcell. « L'esprit de Newman, a-t-il écrit, était
sensible aux impressions qui venaient de tous les vents de la pensée, sans
pourtant jamais quitter le vrai courant. Parmi ceux qni ont enseigné le
monde, peu ont eu, comme lui, le don de voir d'une manière si vive et de
sentir si intimement les ténèbres et les difficultés qni entourent les points
lumineux de la vérité. U pouvait, dans une certaine mesure, entrer dans
l'esprit de ses adversaires ou de ceux qui étaient perplexes et errants, et
'voir les choses comme ils les voyaient eux-mêmes. De là, chez lui, un
wnttment intense du mal que peut faire un dogmatisme rigide et impi*
oyable. •
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144 LA RENA1SSAHCE CATHOLIQUE EU ANGLETERRE
tents du Rambler, délibérèrent sur les mesures à prendre; toute-
fois, avant de sévir, ils voulurent voir si l'influence de Newman ne
pourrait pas amener un changement ; ils le firent donc solliciter,
par son évèque, Mgr Ullathorne, d'intervenir auprès des rédacteurs.
Toujours docile à l'autorité, Newman s'entremit et obtint de
Simpson, plus particulièrement visé, qu'il abandonnât la direction
du Rambler. Bien plus, il consentit à prendre lui-même en main
cette direction. Wiseman lui en témoigoa sa vive satisfaction,
quoique le succès d'une telle combinaison ne dût plus laisser de
place à la Revue de Dublin qu'il avait jusqu'ici patronnée. En
assumant cette charge, Newman espérait faire œuvre pacificatrice.
Mais il ne fut pas longtemps à se rendre compte combien l'excita-
tion des esprits, de part et d'autre, rendait la tâche difficile;
bientôt même, il la jugea impossible, et quelques mois ne s'étaient
pas écoulés, qu'il renonçait brusquement à la poursuivre. Le bruit
ayant couru, à la fin de 1859, qu'il avait encore la direction du
Rambler, il tint à le faire démentir. Rebuté dans sa tentative de
médiation, il entendit désormais demeurer à l'écart des deux
partis en lutte, sans se laisser compromettre ni par l'un, ni par
l'autre. Sa correspondance et son journal intime nous le montrent,
dans les années suivantes, de 1859 à 1861, de plus en plus
mécontent du Rambler, ne lui ménageant ni les reproches, ni les
avertissements1. Il n'était pas plus satisfait de l'autre parti, et ne
pouvait notamment supporter sa promptitude d'excommunication.
Je sens vivement, disait-il, la grande injustice de ceux qui, après
s'être complu à mettre en avant leurs vues particulières, accusent
de manquer à la paix et â la charité, ceux qui, ainsi provoqués,
se croient obligés de montrer qu'il y a une autre opinion sur ce
sujet et que de bons catholiques la professent2. »
Vainement Newman s'était- il séparé du Rambler, certains catho-
liques s'obstinaient à l'en rapprocher, et commençaient à témoigner
< Ainsi voit-on Newman, dans ce journal et dans cette correspondance,
refuser de continuer sa collaboration an Rambler, si les articles théologiques
n'y sont pas dorénavant révisés par un censeur qui lui inspire confiance;
déclarer, à plusieurs reprises, que, par leur attitude à l'égard de l'autorité
religieuse, les rédacteurs de cette revue se mettent « dans une situation
iausse », qu'ils s'exposent à être censurés dans des conditions où l'opinion
commune leur donnera tort, qu'ils « perdent leur position parmi les catho-
liques » et qu'ils feraient aussi bien d'arrêter leur publication avant qu'elle
n'ait été frappée. De l'un de ces écrivains, — était-ce Simpson qu'il enten-
dait désigner? — il disait qu'il était « incorrigible » et qu'il « désespérait
de lui ».
9 Sur les jugements ainsi émis par Newman, entre 1859 et 1861, voir les
explications qu'il a données lui-même à Oakeley, dans une lettre du 18 août
1867. (LifeofManning, t. II, p. 334 à 338.)
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AU D1X-HIUYIÈM8 SIÈCLE 145
d'étranges défiances au sujet de sa fidélité et de son orthodoxie.
Dans le déplaisir visible que lai causaient les exagérations de cer-
tains ultramontains, ces esprits soupçonneux croyaient découvrir
une tendance à altérer ou, comme ils disaient, à « minimiser »
le dogme catholique. Ils arguaient des relations que sa charité
tenait à conserver avec les rédacteurs de la revue libérale, pour
insinuer qu'il était leur protecteur, leur complice, pour le rendre
responsable d'excès que, pendant ce temps même, il blâmait.
N'est-ce pas, après tout, le sort habituel des modérés? Newman,
disposé par nature à se refermer sur lui-même quand il se sentait
enyeloppé d'une atmosphère d'exagérations et de violences, ne
s'inquiétait pas toujours de préveoir, par se* explications, ces faux
jugements. Il n'admettait pas qu'on l'obligeât à se laisser classer
dans Ton ou l'autre des partis en lutte, qu'on le mît en demeure
de trancher, par quelque affirmation sommaire, des questions qu'il
estimait être très complexes. Souvent alors, comme il lui était
déjà arrivé à l'époque de ses premiers conflits à Oxfori, il usait, à
l'égard des questionneurs indiscrets, d'échappatoires ironiques qui
les désemparaient, mais aussi qui donnaient prise à leurs suspi-
cions.
Ces suspicions n'étaient pas seulement le fait de quelques polé-
mistes passionnés. L'évèque de Newport, Mgr Brown, dénonça à
Rome, comme étant contraire à la doctrine de l'infaillibilité de
l'Eglise, un article publié par Newman dans le Rambler. Le Saint-
Office demanda à l'auteur incriminé des explications que celui-ci
s'empressa d'envoyer par l'intermédiaire . du cardinal Wiseman.
Parnnede ces négligences dont ce dernier était malheureusement
un peu coutumier, ces explications ne parvinrent jamais aux auto-
rités romaines qui, sans prendre, il est vrai, aucune mesure, n'en
restèrent pas moins sous l'impression de la dénonciation épisco-
pale. Si regrettable qu'il fût de voir un évèque participer ainsi à
d'injustes méfiances, il l'était peut-être plus encore de retrouver
ces méfiances chez un autre converti dont l'importance grandissait
de jour en jour, chez Manning — premiers signes d'un antagonisme
qoi devait diviser, pendant de longues années, les deux principaux
champions du catholicisme en Angleterre.
IV
J'ai déjà eu l'occasion de dire en quoi Manning, pendant
sa période anglicane, s'était souvent rapproché de Newman, et
en quoi, cependant, il s'en était toujours distingué, sinon par
le fond des idées, du moin? par son allure, par la forme de son
10 OCTOBRE 1902, 40
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146 LA RRNAISSIUCI GATHOUQOI KM UGL8TERRI
activité1. Il avait pu être un allié, non un disciple. L'action des
deux hommes avait été presque toujours parallèle, sans être jamais
confondue. Entre eux, U y avait en plus d'estime réciproque que
d'intimité et de sympathie. Parfois même, quelques froissements
passagers s'étaient produits. C'est qu'au fond, en dépit de leurs
convictions et de leurs aspirations communes, en dépit de l'ana-
logie de leur destinée morale, on ne pouvait imaginer deux natures
plus dissemblables : l'un, penseur subtil et profond, dédaigneux de
l'action du dehors, plus occupé des réalités du monde invisible
que de celles du monde visible, habitué i retourner sa pensée sous
toutes ses faces, apte i comprendre les états d'âme les plus diffé-
rents du sien, infiniment pitoyable aux perplexités de l'esprit
humain; l'autre, homme d'action et de gouvernement, peu curieux
d'idées pures, n'y voyant que des bases d'opération, esprit
puissant, courageux, élevé, mais absolu, facilement impérieux,
ne cherchant que ce qu'il croyait le vrai et le bien, mais y
marchant droit, décidé à traiter en adversaire quiconque suivrait
une direction différente, incapable d'entrer dans une pensée
autre que la sienne ou de sympathiser avec les difficultés intel-
lectuelles de ses contradicteurs. Cette opposition de nature suffit
à expliquer, eu dehors de tout petit motif, comment deux
hommes de grand esprit, de vues droites et hautes, de rare
vertu, ont pu être si malheureusement divisés. Newman, au cours
de ses études sur les hérésies du quatrième siècle, avait eu à
parler des différends qui s'étaient élevés entre saint Basile et saint
Grégoire de Nazianze; il en avait attribué la cause au contraste
de leurs caractères qu'il définissait en ces termes : « Grégoire,
l'affectueux, le tendre de cœur, l'homme aux amitiés vives et pro-
fondes, l'orateur exquis et éloquent; Basile, l'homme des fermes
résolutions et des rudes œuvres, le sublime conducteur du trou-
peau du Christ, l'actif ouvrier dans le champ de la politique ecclé-
siastique; certes, ils différaient beaucoup, mais pas cependant sans
avoir quelques traiis communs; tous deux avaient, ce qui était tout
ensemble une bénédiction et une croix, une âme sensitive, a sensi-
tive mind; tous deux étaient saints. » 11 a été souvent remarqué
que ce double portrait s'appliquait assez exactement à Newman
et à Manning; on a notamment fait observer que l'un et l'autre,
comme les deux Pères de l'Eglise grecque, avaient au plus haut
degré ce sensitive mind qui rend les divergences plus doulou-
reuses et fait facilement du moindre antagonisme d'idées une
blessure de cœur 2.
* Voy. le Correspondant du 25 mare 1901.
> Cette remarque a été faite par le R. P. Brémgnd, dans sa très péué-
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AU DlX-flgBTltlU 8JÊCLI 147
Qoand Manning eut rejoint Newman dans le catholicisme, on-
pnt d'abord espérer leur bon accord. Newman, à peine devenu
recteur de l'université de Dublin, désireux de se donner un vice-
recteur qui fût son iocum tenens et sur qui il put se reposer
avec pleine confiance, avait offert ce poste i Hanning qui venait
seulement d'abjurer. Celui-ci, alors à Rome, n'avait pas accepté,
nais il s'était associé, dans les années suivantes, aux démarches,
laites auprès du Saint-Siège, pour obtenir que le recteur fût nommé
éiëqae in parùbus. En 1857, Newman avait dédié un] de ses
Tolomes de sermons i Manoiog, « comme un mémorial 'de l'amitié
qui les unissait depuis près de trente ans ». En 1861, Manning
répondait par une dédicace analogue : « Envers vous, disait-il à
Newman, j'ai contracté une dette de gratitude, plus , grande
qu'envers aucun homme de notre temps, pour la lumière et l'aide
intellectuelles que vous m'avez apportées. »
Déjà cependant, à l'époque où Manning tenait ce langage, une
certaine gène eiistait dans ses rapports avec Newman. Conduit,
comme tant d'autres, au catholicisme par le désir d'y trouver
l'autorité et l'unité dont il avait déploré l'absence dans l'anglica-
nisme, il croyait répondre au besoin de son âme et aux nécessités
de son temps, en exaltant, en magnifiant la puissance du Pape; il
ne lai semblait pas qu'on put aller trop loin dans cette voie. Loin»
d'aioir égard aux perplexités des croyants que troublaient les
rcfeadicatioos et les critiques de la pensée moderne, il voyait en
eux des révoltés à soumettre, des suspects à rejeter. Ces idées,
l'avaient rapproché de Ward qu'il soutenait et encourageait. Les
rédacteurs du Rambler* au contraire, lui paraissaient coupables Jet
dangereux. 11 s'alarmait des ménagements qu'avait pour eux
Newman, des témoignages de déférence qu'il en recevait, et il en
venait à supposer entre eux et lui une sorte de complicité. Des.
incidents survenus en 1860 et 1861, lui parurent confirmer^ses
soupçons.
Les esprits étaient alors fort échauffés sur la question du pouvoir
temporel du Pape, violemment soulevée par le3 événements qui
avaient suivi, en Italie, la guerre de 1859. Manning se jeta dans la
controverse, avec toute l'ardeur de son romanisme. En 1860 et
1861, dans des conférences faites à Londres et bientôt publiées
en volume, il prit hautement, contre les préventions de l'opinion
anglaise, la défense du pouvoir temporel. Dans l'entratnementjde
son zèle, il semblait parfois élever certaines convenances poli-
tiques & la hauteur d'une vérité dogmatique, et ne pas toujours
trante et très équitable étude iur les différends de Newin&n et de Manning.
[L Inquiétude religieuse, p. 24,1 .)
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148 U RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
distinguer la formation historique et l'institution divine. Newman,
au contraire, était, sur ce sujet, plus réservé et plus froid. Non,
certes, qu'il approuvât l'œuvre de spoliation ; dans un sermon qu'il
fit alors sur « le Pape et la Révolution », il qualifiait l'armée
piémontaise de « bande de voleurs sacrilèges » et, en prononçant
ces paroles, il frappait du pied le sol. Mais il estimait que les
avocats du pouvoir temporel usaient d'arguments excessifs ; comme
d'autres catholiques illustres, Lacordaire, Ozanam, il gardait pour
l'Italie de vieilles sympathies; il la croyait fondée à réclamer des
changements à son régime politique, et il rêvait, entre elle et le
Pape, d'un accord sur des bases nouvelles !. Avait-il, sur ces points,
des idées très arrêtées? En tout cas, il ne jugeait pas k propos de
les faire connaître. Seulement il ne voulait pas être associé à des
démonstrations qu'il jugeait trop intransigeantes. Ce parti-pris de
réserve lui inspira, lors de la fondation, par Wiseman, en 1861,
d'une académie de la religion catholique, une démarche que Man-
ning devait voir de mauvais œil. Informé que celui-ci entendait
faire de la nouvelle académie l'instrument de ses idées sur le
pouvoir temporel, il l'avertit que, dans ces conditions, il ne
pouvait y apporter son concours 2. Vers la même époque, le
Rambler ayant publié une critique assez vive des conférences de
Manning, celui-ci crut, sur la foi de certains rapports, que
Newman en était l'auteur ou l'avait tout au moins inspirée. Il se
trompait. Newman, alors étranger au Rambler, qu'il blâmait,
n'avait même pas connu cet article. Manning ne le sut que plus
tard; sur le moment, il demeura convaincu que l'attaque venait de
Newman ; il y vit, contre lui-même, un acte d'hostilité dont il fut
blessé, et, à l'égard du Saint-Siège, un acte d'infidélité dont l'auteur
méritait d'être traité tout au moins en suspect 3.
En mai 1862, le Rambler changea de nom et de périodicité;
sous le titre de Home and Foreign Review% il devint un recueil
trimestriel; l'esprit était le même, de jour en jour plus téméraire.
Les évêques ne crurent pas pouvoir retarder davantage la protes-
tation à laquelle ils pensaient depuis longtemps; elle parut en
octobre 1862, et fut, bientôt après, expliquée et justifiée dans deux
1 Some of my Recollections of Card. Newman, par sir Rowlaud Ble-
merhasset (Cornhill Magazine, novembre 1901).
* Life of Manning t. II, p. 348; Life of Wweroon, t. II, p. 421.
* Life of Manning, t. II, p. 332-336, 338, 348.
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AU D1X-NEUV1ÉÏB SIÈCLE 149
brochures de Mgr Ullathoroe. Vers la même époque, le cardinal
Wiseman, toujours préoccupé de ranimer la Revue de Dublin, ne
jugea plus suffisant de lui procurer la collaboration intermittente
de Ward; il en remit la pleine direction à ce dernier, sous l'auto-
rité supérieure de Manning. Ward se jeta dans cette entreprise
avec son impétuosité accoutumée. Sa direction, qui devait se pro-
longer jusqu'en 1878, rendit une vie nouvelle à la revue, naguère
moribonde. 11 y attira des rédacteurs de valeur et multiplia ses
propres articles, imprimant fortement à tout le recueil la marque
de ses idées. S'il ne put lui donner l'éclat littéraire de la revue
libérale, il en fit du moins un instrument de combat redoutable.
Plus le conflit devenait aigu entre les deux écoles, plus Newman
répugnait i s'y mêler. Ward lui ayant demandé, en prenant la
direction de la Revue de Dublin, d'y donner quelques articles, il
refusa : « Je ne pourrais, lui répondit-il, écrire pour le Dublin,
sans écrire aussi pour le Home and Foreign, et je veux me garer,
si je puis, de ces collisions publiques, non que je me flatte
d'échapper aux méchantes langues des hommes, grandes et petites,
mais les bruits qui courent finissent par mourir, et les actes
demeurent1. » Néanmoins, quand son évèque, Mgr U liât home,
censura la Home and Foreign Review, Newman, toujours soumis
à l'autorité, lui écrivit : a J'espère n'avoir pas besoin d'assurer
Votre Seigneurie que je m'associe de cœur à votre condamnation
des doctrines que vous trouvez dans ces publications et des articles
qui les contiennent. U s'ensuit que je dois considérer, comme je
le fais en effet, qu'il est du simple devoir des auteurs de ces
articles et de tous ceux qui y ont pris part, en premier lieu, de
répudier les doctrines en question, en second lieu, de retirer les
écrits dans lesquels elles ont été exposées 2. » Mais à peine Newman
eut-il écrit cette lettre, qu'il crut voir que certaines gens en
abusaient pour lui attribuer, vis-à-vis des libéraux, une attitude
pins tranchée que n'était la sienne et pour l'enrégimenter dans
me armée dont il n'était pas. U jugea nécessaire de s'en expli-
quer dans une nouvelle lettre dont Mgr Ullathorne se déclara
satisfait. Si convaincu qu'il fût des torts du Home and Foreign,
il ne se croyait pas une position qui lui donnât qualité pour
le condamner ex cathedra; il estimait surtout que le sujet était
trop complexe pour être réglé par un jugement sommaire :
« Celui, disait-il, qui a eu affaire à deux personnages aussi diffé-
rents que Ward et Simpson, ne peut s'expliquer sans écrire un
1 W. G. Ward and the Catholic Revival, p. 155.
*/M., p. 199.
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150 U R8NA1SSÀHGB CATHOLIQUE IN ANGLETERRE
volume l. » Le vrai sentiment de Newman, à cette époque, sur la
revue libérale, on le trouve dans la correspondance qu'il entre-
tenait avec M. Monsell, collaborateur de cette revue, mais per-
sonnellement plus modéré que les autres rédacteurs : on l'y voit,
par moments, se rattacher à l'espoir que la revue allait s'assagir»
mais, bientôt après, se décourager en constatant qu'elle suivait une
ligne qui, disait-il, ne pouvait que faire les affaires de la Revue de
Dublin; il déclarait trouver, à plusieurs de ses articles, une « saveur
protestante » et témoignait une désapprobation d'autant plus
attristée que, comme il le rappelait, il avait autrefois, sur la foi des
intentions annoncées, pris la défense des rédacteurs. Suivant
l'expression de M. Monsell, le sentiment de Newman à l'égard
du Borne and Foreign pouvait se résumer ainsi : « Intérêt et
désappointement2. »
Pendant ce temps, hors d'Angleterre, en France, en Allemagne,
en Belgique, en Italie, la controverse sur ce qu'on appelait, d'un
nom équivoque, le « catholicisme libérât », devenait plus ardente.
L'école, dont le journal Y Univers était l'organe très influent, pres-
sait le Saint-Siège d'intervenir par des définitions et des condamna-
tions. Les libéraux, de leur côté, en appelaient à l'opinion du monde
religieux. Deux de leurs manifestations eurent alors un grand
retentissement : d'abord les discours de Montalembert, au Congrès
de Matines, en août 1863, sur « l'Eglise libre dans l'Etat libre » et
sur la « liberté de conscience »; ensuite, dans le mois suivant,
t'adresse de Dœllinger au Congrès des savants catholiques alle-
mands réunis i Munich. Montalembert, dans ses discours, traitait
une question politique, celle ries rapports de l'Eglise avec l'Etat et
la société modernes; il le faisait, avec un amour ardent et généreux
de l'Eglise, avec une intelligence clairvoyante des conditions dans
lesquelles celle-ci pouvait aujourd'hui obtenir la liberté nécessaire à
sa mission; seulement la thèse parfois trop absolue, l'expression
véhémente heurtaient inutilement les idées traditionnelles. Le sujet
traité par Dœllinger était différent; il insistait sur la nécessité de
substituer à la théologie scolastique, une théologie mieux en
rapport avec tes besoins de l'esprit moderne, avec les progrès de
la critique biblique et de l'histoire du dogme. Une évolution de ce
genre pouvait être légitime, à condition de n'affecter que les formes
extérieures et accidentelles, non l'essence de la doctrine; elle
était alors une manifestation de cette loi du « développement »,
signalée par Newman comme le caractère même d'une doctrine
1 W. G. Ward and the Catholk Revival, p. 199 à 2<fr.
a lbid.t p. 205 et 206.
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AU DIX-HKOVIÈME S1ÊSLR 151
Tirante; mais elle pouvait aussi se présenter comme une répudia-
tion méprisante de toute la tradition, une sorte de révolte contre
la théologie officielle des autorités romaines. Quelle était au vrai la
pensée des congressistes de Munich? Us n'interprétaient évidem-
ment pas tous de même les paroles de Dœllinger; on eu veut pour
prenve ce seul fait que les uns devaient rester fidèles au Saint-
Siège, tandis que les autres s'apprêtaient à être, avec Dœllinger lui-
même, les protagonistes du « Vieux catholicisme ».
Les deux congrès provoquèrent naturellement beaucoup de polé-
miques, et les adversaires des libéraux en tirèrent argument pour
réclamer avec plus d'instance un acte du Pape. Celui-ci, qui n'avait
pas paru d'abord mécontent de ce qui s'était fait à Munich et qui
avait répondu, par une bénédiction, à l'adresse de fidélité du congrès,
ne tarda pas à s'inquiéter du sens que plusieurs donnaient, les uns
pour les louer, les autres pour les condamner, aux idées émises
par Dœllinger; dans un bref à l'archevêque de Munich, en date du
21 décembre 1863, tout en rendant hommage aux intentions des
promoteurs du congrès et en exprimant l'espoir que les résultats
en seraient heureux, il revendiqua l'autorité des congrégations
romaines et de la théologie scolastique. Quant aux discours de Monta-
lembertàMalines, dénoncés A l'Index, ils furent un moment en danger
d'être censurés ; mais le Pape se refusa à frapper l'un des princi-
paux défenseurs de l'Eglise; seulement, donnant suite à un projet
depuis longtemps à l'étude, il se décida à publier, en décembre 1864,
un Syllabus ou catalogue des « erreurs modernes » précédemment
censurées par lui, et l'accompagna de l'encyclique Quanta cura
où il renouvelait la condamnation déji prononcée, en 1832, par
Grégoire XV lf contre le libéralisme trop absolu àe Y Avenir. On sait
l'émotion immense, inattendue pour ses auteurs, que souleva le
Syllabus : la presse irréligieuse affectant de croire que l'Eglise
avait proclamé elle-même son divorce avec la société moderne,
les gouvernements menaçant de prendre des mesures de repré-
sailles; on sait aussi par quelle initiative hardie et heureuse,
Mgr Dupanloap improvisa, en quelques jour 3, un commentaire
qui atténuait ce qu'une rédaction, œuvre de théologiens mal
informés de l'état de l'esprit public, avait d'effarouchant pour
Fopinion et pour le pouvoir politique, commentaire qui fut aussitôt
sanctionné par les remerciements publics du Pape.
Ces événements eurent naturellement leur contrecoup parmi les
catholiques d'Angleterre et y avivèrent la lutte des deux écoles. Au
lendemain des congrès et avant les actes pontificaux, l'un des plus
modérés parmi les collaborateurs de la Borne and Foreign JReview9
M. Monsell, prononçait A là Chambre des communes, contre Pin-
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15* U RENAISSAHCK CATHOLIQUE ES ANGLETERRE
tolérance religieuse de l'Espagne, un réquisitoire qui semblait
l'écho des discours de Malines. Mais c'était surtout du côté de
Munich que les rédacteurs les plus avancés de la revue libérale,
Simpson, Àcton, avaient les yeux tournés. Ils saluèrent l'adresse
de Dœllinger comme un événement capital, et l'interprétèrent dans
le sens le plus hostile aux autorités romaines. Aussi, quand parut le
bref à l'archevêque de Munich, reconnurent-ils que ce que le Pape
repoussait, c'était leur propre manière de voir; ils résolurent alors
de suspendre la publication de leur revue, non dans un esprit de
soumission, mais en en appelant au temps pour bs justifier et pour
démontrer l'erreur du pontife. Lors de la publication du Syllabus,
ils n'avaient plus d'organe pour s'expliquer; mais ils ne cachèrent
pas, daos leurs conversations, qu'ils ne trouvaient rien là qui pût
lier leur conscience.
Du côté opposé, Ward avait, dès le premier moment, montré,
dans la concomitance des discours de Malines et de celui de
Munich, un symptôme alarmant, et il avait dénoncé, en tous deux,
un effort pour « décrier la légitime autorité de l'Eglise, en politique
aussi bien qu'en philosophie ». Les auteurs de ces manifestations
et ceux qui les approuvaient en Angleterre, étaient, à ses yeux, des
« catholiques déloyaux », en « rébellion », peut-être « non inten-
tionnelle », contre l'Eglise. S'il notait d' « hétérodoxie » le libéra-
lisme politique de Montai embert, il estimait cependant que le libé-
ralisme philosophique de Dœllinger était beaucoup plus dangereux.
Il avait préparé, contre les thèses de l'orateur français, un long
article que, sur l'avis de Manning, il renonça à faire paraître dans
la Revue de Dublin et qu'il se borna à faire circuler autour de lui.
Au contraire, nul ménagement dans ses attaques contre le libéra-
lisme allemand et ses adhérents anglais. Quand parut le Syllabus,
il exulta ; lui qui souhaitait recevoir une sentence pontificale tous
les matins avec son Times, il se réjouit d'en avoir, d'un seul coup,
un si grand nombre; il parut prendre plaisir à leur donner l'inter-
prétation la plus absolue, la plus effarouchante, et à exiger de tous,
sous peine d'être convaincus de révolte, l'acceptation de cette
interprétation. Ce lui fut, en outre, l'occasion de reprendre et de
développer, sur l'infaillibilité papale, sur la soumission due à tous
les actes émanés de Rome, des thèses dépassant singulièrement la
doctrine que devait fixer et limiter, sur ce sujet, le concile du
Vatican. Sur le terrain extrême où il se plaçait, Ward ne se sentait
pas isolé. Il était en correspondance avec plusieurs controveraistes
ultramontains du continent. En Angleterre, il se voyait approuvé
par Manning; celui-ci, en effet, fermant les yeux sur des exagéra-
tions que, avec plus de réflexion et de sang- froid, il eût sans doute
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AU DIX-NEDVJÊMB SIÈCLE 153
hésité à admettre sans réserve, encourageait Ward, louait ses
écrits, approuvait ses interprétations : « Ce qu'il nous faut, lui
écrivait- il, c'est une entière netteté et l'affirmation des plus hautes
vérités. Je suis convaincu que l'audace est prudence, et que notre
danger est la demi-vérité. Il me semble que nous ne pouvons rien
faire de plus pratique et de plus sûr que de poursuivre la ligne
que vous avez commencée et de nous y tenir à peu près exclu-
sivement1. »
Si précieuses qu'elles fussent & Ward, ces approbations ne lui
suffisaient cependant pa9. Il était toujours tourmenté de savoir ce
que pensait son ancien maître Newman, ne se lassait pas de lui
envoyer ses publications, de l'interroger, de tâcher de l'amener à
se prononcer dans son sens. Newman répondait patiemment, affec-
tueusement, sans s'engager sur le terrain où Ward l'appelait, mar-
quant d'un mot que, lors même qu'il était d'accord avec lui sur
certains principes, il n'admettait pas toutes ses déductions ni sur-
tout leur forme excessive. De la Revue de Dublin, il disait qu'elle
« tendait les principes jusqu'à ce qu'ils fussent près de se briser »
et qu'elle « présentait les vérités dans la forme la plus paradoxale ».
11 ne se solidarisait pa?, pour cela, avec les hommes de l'autre école,
faisant d'ailleurs entre eux des distinctions; plus empressé, par
eiemple, à se porter fort, auprès de Ward, des intentions de Mon-
talembert que de celles de Dœllinger qui lui inspirait beaucoup
moins de confiance et de sympathie. En somme, il entendait per-
sister dans une réserve dont les exagérations des deux partis le
disposaient, moins que jamais, & se départir2. Aussi bien, en ce
moment, avait-il autre chose à faire que de se mêler à ces contro-
verses; il était aux prises avec Kingsley et écrivait VApologia.
Paul Thubemj-Dàngin.
La fia prochai oemeat.
1 W. G. Ward and the Catholic Revival, p. 187.
•JW&.p. 197 à 199, 454 à 459.
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L'ASSISTANCE
AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
COLONIES AGRICOLES ET INDUSTRIELLES
' AUX PAYS-BAS ET EN ALLEMAGNE «
IV. — Colonie catholique de Maria- Veen*.
Un des traits les plus remarquables de la bienfaisance privée en
Allemagne, c'est l'entente qui s'établit entre les représentants des
deux confessions chrétiennes, dès qu'il s'agit d'une œuvre d'in-
térêt social. Les divers comités ceutraux que nous avons men-
tionnés comprennent, en général, des représentants des œuvres
protestantes et des œuvres catholiques, suivant en cela l'exemple
donné, dès 1826, par le pasteur Fliedner, quand il fonda la Société
des Prisons du Rhin et de Westphalie 3. Des deux côtés, on estime
que, en présence de la double campagne poursuivie par le socialisme
et la libre-pensée contre les bases fondamentales de la société chré-
tienne, les diverses confessions ont mieux à faire que de chercher
à s'arracher leurs adhérents; en laissant de côté les points qui les
divisent, elles ont dans l'Evangile, dont elles se réclament égale-
ment, un terrain d'entente assez large pour pouvoir unir efficace-
ment leurs efforts contre l'ennemi commun 4.
* Voy. le Correspondant du 25 août 1902.
* Die Westfœlische Arbeiter- Kolonie Maria- Veen, von Franz Bùttgenbach.
Aachen, 1897. — Finanz \md Verwaltungsbericht des Vorsiandes des Vereins
fur katholische Arbeiter- Kolonien in Westfalen, Munster i. W., 1897-1901.
3 Le principal auxiliaire de Fliedner, dans cette création, fut le procu-
reur Wingender, catholique fervent, premier vice- président de la Société.
Dans les congrès annuels, les aumôniers protestants et catholiques se réu-
nissent en des conférences spéciales distinctes, et mettent fréquemment la
même question à leur ordre du jour. (Pastor Dr von Rohden, GeschieJUe
der RheinUch-Westfœhschen Gefœngniss-Gesellschaft, Dùsseldorf, 1901, p. 3
et 101.)
* Une des institutions les plus caractéristiques de ce mouvement est
celle des Syndicats chrétiens (christliche Gewerkvereine), qui ont tenu, fin
juin 1902, leur quatrième congrès à Munich. Le but de l'association est
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I/4SS1STÀNCI AUX OUVIUiaS SANS TRATA1L 155
La population de la province de Westphalie est en majorité
catholique. Bien que Wilhelmsdorf ait été fondé dans la partie
protestante du pays, M. le pasteur de Bodelschwingh crut devoir
assurer aux fidèles de l'autre confession les secours religieux de
leur clergé. Les colons catholiques furent groupés & Friedrich-
WilbelmshûUe et une entente fut conclue avec l'autorité diocésaine
pour le service du culte, liiis ou constata bientôt la difficulté de
soumettre i une direction commune pour le travail deux groupes
séparés pour le reste. En outre, les catholiques charitables sem-
blèrent peu disposés à donner un concours effectif i une fondation
dont la direction était évangélique. On tomba bientôt d'accord pour
constater qu'il était préférable de créer deux colonies distinctes,
ayant chacune leur caractère confessionnel bien tranché, tout en
maintenant au comité central son caractère général *.
Les catholiques de Westphalie acceptèrent comme un devoir la
-de grouper toutes les forces religieuses du pays pour lutter contre le
socialisme II a été ainsi défini par Je professeur Dr Seeberg, de Berlin :
c Ce mouvement doit avoir pour but le bien-être social de la classe
ouvrière sur la base du christianisme. Il a pour principes la foi en Dieu
tout- puissant, qui veut et accomplit le bien par Jésus- Christ Notre- Sei-
gneur, et l'amour, qui veut organiser la vie sociale pour le bien de ses
frères. Tout chrétien, sans distinction confessionnelle, peut accepter ces
principes. L'action commune est donc possible. Elle est, en outre, néces-
saire, parce que, plus le nombre des collaborateurs sera grand, plus il y
aura de chances de succès. Les divisions confessionnelles montrent d'abord
qu'on renonce au succès, en second lieu qu'on ne veut pas remplir son
devoir d'état à l'égard de ses compagnons de travail ; en troisième lieu
qu'on néglige l'accomplissement du devoir chrétien, de la pensée fonda-
mentale de l'Evangile. On doit s'appliquer à faire ressortir le côté social et
non politique, chrétien et non confessionnel, de l'organisation. »
Nous pourrions faire ressortir la même entente sur le terrain de la lutte
contre l'alcoolisme. Le mouvement propagé par la Société catholique
• Chantas » agit en accord intime avec la Société allemande contre l'abus
des boissons alcooliques qui a son siège à Hildesheim et dont la direction
est évangélique.
4 II en a été de même dans la province du Rhin, où nous trouvons une
colonie évangélique à Lûhlerheim et une colonie catholique à Urft.
8urles 33 colonies qui font actuellement partie de l'Union
23 ont une direction évangélique,
4 — catholique,
1 — israélite,
5 — neutre {paritsetisch).
Total : 33.
Une 34e colonie a été récemment ouverte à l'étranger, dans les environs
4a Laudree, poux les Allemands employés en grand nombre dans la capi-
tale anglaise et momentanément sans travail.
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156 L'ASSISTÀHŒ AUX OUVRIERS 5AHS TRUAIL
charge que leur imposait cette décision *. Un comité d'initiative
fut constitué en 1887, i Munster, sous la présidence dn baron de
Lansberg-Steinfart. En quelques mois, il réunit un capital de
115,968 marks et prépara des statuts qui forent adoptés par l'as-
semblée générale constitutive du 1* février 1888.
Aux termes de cet acte, la Société se propose pour but d'occuper
les ouvriers valides sans travail, de les aider i se placer et à
reprendre une vie régulière et laborieuse. Elle est administrée par
un comité de dix membres comprenant les trois évêques de Munster,
Paderborn et Osnabrûck ou leurs délégués, un représentant du
comité permanent de la diète provinciale, six membres élus par
l'assemblée générale. Font partie de l'assemblée générale tous les
membres de la Société payant une cotisation annuelle de 5 marks
ou ayant versé un capital de 100 marks. L'assemblée générale
contrôle et approuve les comptes présentés par le comité et est
seule compétente pour modifier les statuts ou prononcer la disso-
lution de la Société.
La Société pour les colonies catholiques ouvrières en Allemagne
reçut la personnalité civile par une décision impériale du 8 mai
1888 ; elle pouvait donc désormais acquérir, posséder, développer
son organisation.
Pour l'installation de la colonie à créer, le choix du comité se
porta sur ces marais dont nous avons déjà parlé et qui couvrent le
nord de la province. Leur nature spéciale diffère selon les contrées.
Vers le nord-ouest, sur les confins des Pays-Bas, on désigne sous
le nom de « Veen » un terrain plat au fond de sable, recouvert de
tourbe, au-dessus de laquelle émergent de distance en distance
des Ilots de sable qui atteignent parfois 8 mètres de hauteur. Le
comité acheta 800 journaux de ces terrains dans la commune de
Gross-Recken, cercle de Borken, à proximité de la ligne ferrée qui
rejoint Recken à Cœsfeld. On y ajouta une ferme voisine nommée
Wehaemanshof, qui présentait l'avantage de posséder un petit
bois de sapins et quelques bâtiments permettant d'organiser sans
retard une iostallation provisoire.
Pour la direction de l'établissement à fonder, le comité était déjà
entré en pourparlers avec un ordre religieux qui lui était égale-
ment indiqué par ses connaissances spéciales en matière d'agricul-
ture et par son expérience des œuvres de relèvement, les Trappistes
de Notre-Dame d'Oelenberg (haute Alsace).
L'entreprise constituait, pour ces religieux, une innovation
hardie. Les Trappistes forment un ordre contemplatif, ayant pour
1 Sur 3,916 colons admis à Wilhelmsdorf au moment où se constituait
le comité, la direction avait relevé 1,677 catholiques.
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I/ÀSSISTAUCE AUX OUVRIERS SANS TRATAIL 157
bat la sanctification de ses membres par la solitude, le travail et
la prière. Quand an désespéré ou un naufragé du monde vient
demander asile i un de ces « cloîtres du travail », il accepte la
séparation avec la vie extérieure et se soumet & la règle religieuse
qu'il connaît d'avance. C'est donc lui qui s'aggrège volontairement
i l'institut préexistant. Ici, au contraire, il s'agissait de soustraire
des religieux k leur existence ordinaire pour les faire vivre au
milieu de gens qui ne rompront pas avec le monde, qui comptent,
au contraire, y rentrer bientôt et en garder les idées, dont les
antécédents n'offraient aucune garantie d'amendement, au con-
traire. Cette vie en commun est en contradiction avec les condi-
tions acceptées par les religieux; les supérieurs ont- ils le droit de
la leur imposer?
Après mûre réflexion, ils le firent « pour l'amour de Dieu et du
prochain ». Quatre ans plus tard, une importante décision du
Saint-Siège leur prouvait qu'ils avaient été des précurseurs1.
Les Trappistes acceptèrent donc de diriger la colonie comme
gérants de la société propriétaire; celle-ci se chargeait d'élever les
constructions nécessaires au logement des religieux et des colons,
d'assurer les ressources pour combler l'inévitable déficit. De son
côté, l'abbé d'Oelenberg s'engageait à fournir les religieux et
Frères convers nécessaires pour la direction de la colonie.
Le P. Anselme arriva en 1888 en qualité de prieur délégué par
l'abbé; il s'installa avec un groupe de religieux dans la grange de
Wehnemanshof. La nouvelle colonie reçut le nom de Maria- Veen,
«Sainte-Marie de la Lande ». Les premiers pensionnaires furent
logés dans la maison voisine, on aménagea une petite chapelle dans
une dépendance. Puis on se mit au travail du défrichement. Le
chemin de fer de l'État consentit à créer une station à proximité
des bâtiments, des routes furent tracées, un syndicat constitué
pour la régularisation du Heubach, la petite rivière voisine, dont
les débordements laissaient séjourner des eaux stagnantes sur le
marais. On agrandit le domaine en louant au duc de Croy-Dûlmen
1 Oo sait que le Saint- Père unifia les diverses familles de la Trappe
en 1892, sous l'autorité unique d'un abbé général des Cisterciens réformés
de Notre-Dame de la Trappe. A celte occasion, Léon XIII dit aux Trap-
pistes : « J'ai besoin de tous pour me seconder dans ma politique sociale. »
Fidèles à cette direction, les Trappistes ont multiplié depuis lors leurs
oeuvres sur tons les points du globe. Aux Pays-Bas, ils ont accepté la
direction de l'hôpital de Venlo et fondé un pensionnat pour instituteurs à
Scht. En Italie, ils ont créé la colonie de Notre-Dame des Catacombes, en
loi donnant pour annexe celle de Notre-Dame de Grotta Ferrata, destinée
à leur fournir un refuge pendant la saison des fièvres. En Styrie, ils ont
ouvert des orphelinats, en Chine, la colonie de Notre-Dame de Consola*
tiou; au Canada, celle de Notre-Dame du Lac.
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15S L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
cinq cents journaux de marais moyennant 1,415 marks par an.
Pendant ce temps, le comité s'occupait des constructions. Le
premier bâtiment, destiné à loger 120 colons, fat bâti en bois,
pierre et terre, avec un rez-de-chaussée et un seul étage, sous le
toit. Par une anomalie qui me frappe tout d'abord, les dortoirs
sont au rez-de-chaussée, la salle à manger au premier. Le Père
qui m'accompagne m'en donne l'explication. « Nous avions nus
d'abord les lits à l'étage, mais nos hommes souffraient du froid
l'hiver, de la chaleur l'été. Nous avons pensé qu'il leur valait
mieux être mal deux demi- heures par jour que huit heures; nous
avons interverti les locaux. »
Ceux-ci sont plus que pleins en ce moment. Depuis deux ans,
par suite de la crise industrielle, un grand nombre d'ouvriers véri-
tablement intéressants se présentent en demandant du travail;
l'ensemble s'est notablement amélioré. 11 était dur de renvoyer
chaque jour six ou huit hommes, faute de place, après leur avoir
accordé un simple secours de passage. Le comité a décidé, en 1900,
-la construction immédiate d'un nouveau bâtiment en briques,
construit par un entrepreneur sous la direction d'un architecte,
dans les meilleures conditions d'organisation. Un sous-sol contient
les réserves, les bains et douches; au rez-de-chaussée se trouvent
• les cuisines, réfectoires, salleâ de réunion distinctes pour fumeurs
et non-fumeurs. On met à leur disposition dix- huit journaux ou
revues et divers jeux tranquilles : échecs, dominos, damiers. Au
premier étage sont les dortoirs, avec lits largement espacés, un
cube d'air considérable, des lavabos, des water-closets abondam-
ment pourvus d'eau. Toute la m au on est chauffée au calorifère.
-Un grenier occupe le second étage, qui pourra être au besoin
transformé en dortoir supplémentaire. Ce bâtiment est terminé et
sera prochainement occupé; la population de la colonie sera alors
portée à SOO pensionnaires.
Les religieux ne sont pas moins bien logés. Un bâtiment central
et deux ailes perpendiculaires contiennent le couvent proprement
dil, la chapelle provisoire, l'hôtellerie pour les étrangers. Actuelle-
ment on construit l'église, dont la première pierre a été solennel-
lement posée par l'abbé d'Oelenberg, le 7 octobre 1001. L'édi-
fice atteint déjà la hauteur des voûtes et sera couvert avant
l'hiver. On prolongera ultérieurement les deux ailes du monastère
jusqu'à l'église, de manière â enclore un cloître fermé, et l'aile
occupée par la chapelle provisoire fournira l'emplacement néces-
saire pour un noviciat. Maria- Veen aura alors tous les organes
requis pour devenir un prieuré autonome, comme l'est déjà Maria-
Wald, dans la province du Rhin.
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 159
Pour le moment, le prieur agit comme délégué de l'abbé d'Oelen-
berg. Il est spécialement chargé des relations avec le comité direc-
teur. II a sous ses ordres cinq religieux, dont trois sont chargés
de fonctions actives : le sous-prieur est préposé à la direction
spirituelle de la colonie, un économe s'occupe de la gestion agri-
cole et organise le travail, un autre Père préside aux granges
et au bétail. Seize Frères convers sont leurs auxiliaires et vivent
constamment avec les pensionnaires, qui ne sont jamais laissés
seuls, ni jour ni nuit.
Tous suivent la règle sévère de la Trappe, sauf les exceptions
accordées en raison des conditions spéciales de l'organisation ; les
longs offices et la règle du silence ne sont pas possibles pour les
religieux qui administrent la colonie.
La vie des colons a beaucoup d'analogie avec celle que nous
avons décrite à Wilhelmsdorf. Les conditions d'admission et
l'engagement requis sont les mêmes. La durée du travail est de
onze heures en été, neuf heures en hiver. Les ouvriers font cinq
repas par jour; à midi, ils ont toujours une soupe et des légumes,
frais en été, secs en hiver. Oo y ajoute de la viande deux fois par
semaine, du hareng le vendredi. Où ne reçoit personne avant
vingt et nn ans ni après soixante, sauf exceptions. Sur 481 admis-
sions en 1901, on relève 8 jeunes gens de dix-sept à vingt et un
ans et 13 vieillards de plus de soixante ans, qui ont paru suffi-
samment valides pour exécuter le travail demandé. Les hommes
qui restent assez longtemps sont presque toujours placés à leur
sortie; tel a été le cas pour 282 sur les 492 qui ont laissé la colonie
Tan dernier.
Six renvois seulement ont dû être prononcés pour insolence ou
refas de travail. C'est la seule peine en usage, avec inscription au
« tableau noir » dans les cas graves. La discipline est excellente ;
si une velléité de résistance se manifeste, ce sont généralement les
camarades qui interviennent et mettent le holà. Les religieux
agissent par la douceur, par l'exemple, par l'appel au respect de
soi-même, à la dignité du chrétien. Il arrive parfois qu'un décès se
produit dans cette population d'hommes fatigués ou usés par les
excès. Alors le travail est arrêté. Tous les religieux, tous les colons,
accompagnent le corps du défunt au service solennel célébré dans
la chapelle, et de là au petit cimetière, où il dormira son dernier
sommeil dans la ce Veen », sous la protection de Marie, patronne
de fat colonie. Un pareil spectacle fait plus pour le relèvement moral
que bien des sermons. Les colons sentent qu'ils sont traités ici
avec un amour déférent; ils ont vu tant de leurs camarades dispa-
raître ailleurs sans un souvenir, sans une prière 1
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160 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
Parmi les pensionnaires, ceux qui ont un métier déterminé sont
occupés de préférence dans leur profession, pour les besoins de
la colonie. D'autres vaquent aux divers services intérieurs. Pour
la grande majorité, le travail s'accomplit dans les champs, soit à
la culture de ceux qui sont défrichés, soit à la mise en valeur du
marais encore inculte.
Les procédés d'extraction de la tourbe que nous avons rencon-
trés à Freistatt ne sont appliqués ici que sur une surface restreinte,
particulièrement apte à l'extraction de la tourbe pour litière.
Partout ailleurs, où la couche de tourbe est peu épaisse et le sable
voisin, on applique soit la culture par mélange, soit la culture
par revêtement. Dans les deux cas, il faut commencer par défoncer
le sol et désagréger le substratum de sable imperméable, là où
il existe. Puis le terrain est rigoureusement nivelé pour assurer
l'écoulement de l'eau, on n'a parfois que 1 mètre de pente sur
une longueur de 6 à 800 mètres. Si la couche de tourbe est peu
épaisse et se prête à un mélange intime avec la couche inférieure,
on laboure le tout ensemble en y ajoutant du fumier d'étable.
Si cette combinaison n'est pas possible, on recouvre la tourbe
d'une couche de sable de 0°\10 d'épaisseur absolument uniforme;
c'est une condition essentielle, 1 ou 2 centimètres de différence
suffisent pour compromettre partiellement la récolte. Cette couche
de sable retient les engrais artificiels, absorbés par les céréales à
mesure que se développent leurs racines, qui s'enfoncent ensuite
dans la tourbe inférieure. Les monticules qui existaient au début
ont presque tous disparu et sont maintenant répandus sur le sol,
portant de belles récoltes, des prairies, des plantations d'arbres,
qui ont déjà complètement modifié l'a9pect de ce désert.
Des témoignages officiels ont reconnu l'importance de l'œuvre
de transformation accomplie ainsi par les Trappistes. En 1900, a
eu lieu à Munster une exposition spéciale destinée à faire con-
naître et à comparer les divers procédés de dessèchement et mise
en culture employés dans les marais et les landes; la colonie de
Maria- Veen a obtenu un premier prix, une médaille d'argent
offerte par le gouvernement. La même année, le ministre des
travaux publics, M, de Hammerstein, est venu visiter la Trappe.
11 a manifesté hautement son admiration pour les résultats obtenus,
et il a terminé son allocution par ces mots : « Vous avez constitué
ici un établissement agricole modèle. Continuez. Dieu vous
aiderai »
La perle de la propriété, c'est le jardin potager qui s'étend
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 161
entre les bâtiments claustraux et ceux qu'occupent les colons.
11 a une étendue de 2 hectares et se continue par un verger
planté en arbres fruitiers, qui couvre 2 hectares et demi. On trouve
dans le jardin toutes les variétés de légumes cultivées dans les
parties les plus fertiles de la Wettphalie : pois, fèves, haricots,
pommes de terre, choux, épinards, oseille... Des arbres fruitiers
s'élèvent en quenouille sur les bords des massifs couverts de
sable. Un Frère est spécialement chargé de ce jardin qu'il cultive
avec amour, et pour lequel il réclame chaque jour un nombre
plus élevé d'ouvriers. Il a trouvé moyen d'y adjoindre subreptice-
ment un parterre, puis une petite serre qu'il a construite avec le
concours des colons. Il y a pourtant un point noir dans son
bonheur; il est obligé de convenir que ses légumes n'ont jamais
la saveur de ceux qui poussent sur les terrains calcaires de la
plaine. « C'est le péché originel, mon Frère I » lui dit en souriant
le sous-prieur qui me conduit.
Les étables et les écuries ne sont pas moins intéressantes. Le
Père qui en est chargé s'efforce constamment d'améliorer ses
espèces. Il a un troupeau de 53 vaches laitières dont le lait, après
prélèvement de ce qui est nécessaire à la colonie, est mis chaque
jour en gare à l'adresse d'un marchand en gros d'Oberhausen. On
en a vendu, l'an dernier, pour 7,000 marks. Sur une portion de
la propriété louée au duc de Groy, on a pu disposer en prairies un
petit vallon où quatorze poulains sont élevés en liberté. Le bétail
est aussi une grande source de bénéfices.
L'an dernier, cette propriété créée depuis quinze ans a donné
un produit brut qui a dépassé 60,000 marks. Elle nourrira son
monde le jour où tout sera en valeur.
Ce jour approche rapidement. Au bout de dix ans, en 1897, il
ne restait plus que 483 journaux en friche sur 1,200; maintenant
il n'y en a pins guère que 80. *
Il a fallu, là aussi, se préoccuper de l'avenir, car la culture des
terres en rapport ne saurait occuper le même personnel que le
défrichement des marais.
Le comité avait commencé ses recherches dès 1896, quand les
deux tiers de la propriété se trouvèrent en culture. L'année
suivante, l'assemblée générale approuvait l'acquisition d'un
domaine de 900 journaux dans la commune d'Ammeloe, à 4 kilo-
mètres de Vreden. Le terrain est sablonneux, avec un sous- sol de
terre glaise. L'écoulement de l'eau est assuré par une pente suffisante
et un projet de dessèchement a été établi par l'ingénieur Brehme,
dont l'autorité est reconnue en pareille matière. Une ligne de
chemin de fer en construction sera ouverte en 1903 et aura une
10 OCTOBHH 1902. 11
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162 L'ASSBTAXCE AUX 0CYR1ÏR8 SANS TRAVAIL
station à Vreden, ce qui rendra faciles les relations avec Maria-
Veen. Les travaux pourront commencer immédiatement.
La dépense ne laissera pas d'être importante. Sans être aussi
considérables qu'à Maria- Veen, les bâtiments devront fournir une
maison pour 150 colons, une maison plus petite avec chapelle
pour les Pères, des granges et étables pour le bétail. Le budget
dressé prévoit les frais suivants :
Acquisition (déjà soldée). . 23,000 marks.
Dessèchement 14,000 —
Chemins 10,000 —
Constructions 50,000 —
Total. . . . 97,000 —
C'est une grosse somme pour un budget déjà chargé d'une dette
de 259,000 marks '. Mais l'intérêt des pauvres commande, le
comité n'a pas hésité à se lancer dans cette entreprise nouvelle. Il
compte sur la charité des catholiques westphaliens.
Elle ne lui a pas manqué jusqu'ici. Le nombre toujours crois-
sant des souscriptions a atteint, en 1900, 3,500, versant annuel-
lement 15,000 marks, La province accorde une subvention de
6,000 marks, divers cercles, villes ou associations, 7,500 marks.
Enfin une collecte faite à domicile par trois Frères convers produit
annuellement 24,000 marks.
Cette collecte I c'est le cauchemar des religieux. Les Trappistes
ne sont pas un ordre mendiant; ils ont pour habitude de vivre de
leur travail, loin du monde, sans lui demander rien. De plus, la
vie d'auberge et de déplacements constants est contraire à l'esprit
de l'ordre; les Frères ne l'acceptent que par obéissance. Un d'eux
est mort l'an dernier à la peine, en cours de voyage.
On se résigne cependant, parce que cette ressource est absolu-
ment nécessaire pour faire vivre la colonie, et que les quêtes faites
par des laïques donnaient un résultat insignifiant; « l'amour de
Dieu et du prochain » a décidé récemment les religieux à accepter
pour quelques-uns d'entre eux une dérogation à leurs règles qui
est bien plus grave encore.
4 Dont 104 marks avancés par la province de Westphalie sans intérêts,
et 159,000 marks empruntés à la Landesbank à 3 1/2 pour 100 et 1 pour 100
d'amortissement annuel.
La colonie, dans son état actuel, a été estimée 340,000 marks en 1900
par les experts de l'Etat chargés d'établir l'impôt.
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L'ÀSSlSTAftCK AUX (WVMHtS SàHS TRàVUL 1*1
*
Au cours de ma visite, je n'ai point manqué de poser au sous-
prieur ma question habituelle : « Et les résultats moraux? Combien
en sauvez-vous? »
Après un moment de réflexion, le Frère me répondit : * La ques-
tion nous a toujours préoccupés, car seule la certitude de relever
des existences et de sauver des âmes peut justifier à nos yeux les
concessions que nous consentons pour continuer cette œuvre. Nous
nous efforçons donc de savoir exactement ce que deviennent les
ouvriers placés à leur sortie, les seuls qui aient chance de se main-
tenir. Nous avons la conviction que le quart de nos pensionnaire*
reprend une vie régulière. Mais si Ton décompose ce chiffre global
en considérant les habitudes antérieures des intéressés, nous cons-
tatons que la proportion ne dépasse guère 10 pour 100 parmi les
alcooliques, tandis qu'elle atteint 60 pour 100 parmi les tempérants»
« C'est l'alcool, poursuit le Frère, qui est la cause du chômage
et du désordre pour presque tous. Si le gouvernement se décidait
à en interdir l'usage, comme il interdit la vente des poisons et des
explosifs, la solution de la question sociale serait bien simplifiée et
nous n'aurions pas besoin de créer des colonies.
« Beaucoup des alcooliques qui nous arrivent se conduisent par-
faitement tant qu'ils sont ici; ils sont soumis, bons travailleurs,
reconnaissants de ce qu'on fait pour eux. An bout de quelques
mois, on les place. Huit jours après, ils se remettent à boire, per-
dent leur place et nous reviennent, souvent après un séjour en
prison. Le « diable-alcool » {Schnaps*Teufel) les a ressaisis.
« Il n'y a qu'nn remède, c'est le séjour prolongé en dehors des
tentations, pour fortifier le corps et créer à l'âme une accoutu-
mance nouvelle* Quelques-uns le reconnaissent. Vous avez vu tout
& l'heure cet excellent homme, préposé à la distribution du pain.
C'est un ancien capitaine au long cours, il a eu sept navires à lui»
L'alcool l'a réduit à la dernière misère et il est venu échouer ici.
Il n'en veut plus sortir. Sa famille vient le voir, lui propose de le
reprendre; il mourra à Maria- Veen.
« Mais, pour une résolution de ce genre, il faut une nature forte-
ment trempée. Pour le commun, l'asile spécial est nécessaire, avec
sa vie régulière, l'influence de l'exemple et des conseils. Or il n'y a
actuellement d'asiles que pour les riches, au moins chez les catho-
liques. Les protestants en ont créé cinq pour les pauvres et les
classes moyennes, dans cette seule province. Il était grand temps
d'en ouvrir un pour nos coreligionnaires. Ce sera bientôt chose
faite. »
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164 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SÀHS TRAVAIL
Et le Frère m'emmène à 500 mètres de la colonie, au delà de la
voie ferrée, pour visiter la dernière création du comité, l'asile pour
alcooliques pauvres qui ouvrira ses portes en mai 1903.
Il a été construit sur un îlot de sable, adossé à un bois de pins.
Un pavillon central en saillie partage la façade en deux parties, ayant
sept ouvertures chacune. Un sous-sol élevé et clair pour les ser-
vices accessoires, deux étages normaux et un troisième mansardé
logeront 40 à 50 malades qui auront chacun leur chambre, soit seul,
soit deux ensemble. Le prix de pension sera de 1 mark 50 par jour.
Cette création a de nouveau soulevé une grosse difficulté d'orga-
nisation. Tous les médecins spéciaux déclarent que, pour guérir
les alcooliques, il faut que leurs surveillants soient eux-mêmes
abstinents, mangent avec eux les mêmes mets. Or la règle prescrit
aux Trappistes de ne jamais prendre leurs repas avec des laïques,
de s'abstenir constamment de viande; elle leur permet l'usage
du vin.
La règle a cédé encore une fois devant la considération du bien
à faire : les religieux préposés au soin des alcooliques mangeront
de la viande et s'abstiendront de vin, comme leurs malades.
C'est ainsi que ces moines, représentés si souvent comme figés
dans des traditions surannées, savent les modifier toutes les fois
qu'un intérêt légitime est en jeu.
La construction est complètement terminée. Je m'étonne que
l'ouverture de l'asile soit ajournée à six mois, puisqu'il est reconnu
indispensable.
« Ce n'est pas le local qui est l'élément essentiel du traitement,
reprend doucement le Père, c'est le personnel. Nos Frères suivent
en ce moment des cours spéciaux pour se préparer à leur mission ;
ils ne seront prêts qu'en 'mai.
« Quand nous aurons formé un personnel suffisant, nous cons-
truirons un second asile pour les classes moyennes. Elles en ont
besoin, elles aussi. »
Voilà les hommes que la France repousse et que nos voisins
s'empressent d'accueillir. En prévision des sottises futures, le
gouvernement allemand faisait savoir récemment à un de nos prin-
cipaux ordres hospitaliers d'hommes qu'il trouverait, le cas
échéant, toute facilité pour s'établir dans les provinces du Rhin et
de Westphalie. Qu'on se rappelle le récent discours de Guillaume II,
à Aix-la-Chapelle. Faudra- 1- il que dans quelque temps nos reli-
gieux français en soient réduits à solliciter en Extrême-Orient ce
protectorat allemand, contre lequel ils luttent depuis tant d'années
de toutes les forces de leur patriotisme?
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 165
V. — Colonie industrielle de Hambourg.
Où sait que l'initiative du fondateur de Wilhelmsdorf suscita
rapidement des imitateurs sur divers points de l'Allemagne. Cer-
tains d'entre eux ne tardèrent pas à s'apercevoir que le travail agri-
cole ne pouvait suffire à tous les besoins. Nombreux sont les
ouvriers qui, ayant toujours vécu dans les villes, ne peuvent se
résoudre à les quitter ; ils préfèrent rouler des asiles de nuit aux
postes de police, en attendant un emploi qui leur échappe toujours.
Que si, par exception, on en décide quelques-uns à se rendre
dans une colonie agricole, on s'apercevra que plusieurs de ces
ti'aiins sont peu aptes au travail de la terre; il l'exécutent sans
intérêt et sans adresse. Au bout de peu de temps, l'ouvrier est
saisi par la nostalgie du pavé, il s'évade pour revenir à ses habitudes.
De cette constatation naquit la pensée d'organiser dans les fau-
bourgs des grandes villes un établissement offrant aux chômeurs
accidentels une occupation en rapport avec leur genre de travail
antérieur.
Deux colonies industrielles furent ainsi créées à Magdebourg et
à Berlin dès 1883. Ces établissements ont déjà été décrits1; nous
choisirons de préférence, pour sujet de notre étude, la colonie de
Hambourg, dont l'organisation est, à plusieurs égards, particuliè-
rement remarquable.
Sur l'initiative de M. le baron de Oertzen, un comité fut constitué
i Hambourg en 1891 en vue de créer une colonie ouvrière. Le but
aononcé était d'assurer un abri, des vêtements et la nourriture à
tout ouvrier sans emploi et sans famille à la condition qu'il fût
valide et disposé à travailler; subséquemment, on se proposait
d'enlever toute excuse au paresseux en vue d'amener une répres-
sion efficace de la mendicité. Cette assistance était réservée en
principe aux ouvriers possédant à Hambourg leur domicile de
secours; on devait cependant admettre sans cette condition les
individus rentrant dans une des quatre catégories suivantes :
!• ouvriers travaillant effectivement depuis un an à Hambourg;
2° prisonniers libérés des prisons de la ville; 3° aliénés sortant
guéris de l'asile de Friedrichsberg; 4° estropiés.
L'institution nouvelle débuta modestement le 1" décembre 1891
dans un local primitivement occupé par la mission Scandinave pour
les marins, Neustfliter Neuerweg ; il consistait en un dortoir de trente-
1 Celui de Magdebourg par M. Georges Berry : Rapport au conseil muni-
cipal sur f assistance donnée en Allemagne aux ouvriers sans travail, Paris, 1892.
— Celui de Berlin par nous-même : La Répression de la mendicité et Vassis»
tance par le travail en Prusse. (Revue pénitentiaire, 1894, p. 54.)
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166 L'ASSISTAlCCf AUX MTVH1ERS SANS TRAVAIL
six lits, avec quelques salles plus petites. Où installa des ateliers
de menuiserie, brosserie et débit de bois dans un terrain voisin,
Steinhdft, 6; la direction fat confiée à deux diacres de Nazareth,
appelés de Bielefeld.
Le travail était organisé depuis quelques mois à peine quand la
grave épidémie cholérique qui sévit à Hambourg» au début de 1892,
força la municipalité à faire appel au concours de toutes les bonnes
volontés pour le soin des malades. Dix-sept des colons acceptèrent
d'accompagner les deux diacres comme infirmiers volontaires; tons
échappèrent à l'épidémie et reçurent un certificat élogieux de la
direction de l'hôpital.
Le local primitif avait été bien vite reconnu insuffisant et incom-
mode. Le 1" novembre 1892, la colonie fut transportée dans une
portion de l'immeuble où elle se trouve encore, Biilhorner-Canal-
strasse, vaste bâtiment à quatre étages, élevés sur un sous-sol
voûté, construit pour une fabrique de parapluies. On y aménagea
quatre-vingts lits, et les ateliers furent organisés dans des baraques
édifiées sur une partie du vaste terrain qui s'étend entre cette
maison et la rue.
La fortune sembla sourire aux arrivants. Au quatrième étage de
l'ex-fabrique vivait retiré un vieillard qui travaillait depuis longues
années à chercher la solution du mouvement perpétuel. Quand il
sut quels étaient ses nouveaux voisins, il offrit gravement au baron
d'Oertzen d'abandonner à l'œuvre les produits de son invention,
pour peu que celui-ci consentit à lui fournir des hommes pour
fabriquer et mettre en mouvement la machine qu'il avait combinée.
Malheureusement, le choléra emportait l'inventeur quelques jours
plus tard, et l'humanité ignorera toujours son secret.
La colonie ouvrière n'en a pas moins prospéré, malgré la mort
prématurée de son fondateur, auquel succéda, en 1893, H. le baron
Frédéric de Schrœder. Elle a successivement occupé les divers
étages de l'immeuble dont elle a fioi par devenir propriétaire, au
<prix relativement minime de 92,000 marks.
Il eût été difficile de rencontrer un local qui se prêtât mieux à
une installation de ce genre. Au rez-de-chaussée se trouvent les
bureaux de l'administration, la salle du conseil, une vaste pièce
servant de chapelle. Au premier étage, le logement du directeur,
la salle de réunion ouverte aux pensionnaires, en dehors des heures
du travail. Trois dortoirs, contenant ensemble cent soixante-dix
lits, leurs lavabos et cabinets de réserve pour les vêtements, occu-
pent le second étage* Au-dessus est aménagée une partie des
ateliers; les greniers sont remplis par les provisions de bois et les
objets fabriqués. Les ateliers qui ont besoin d'un grand espace ou
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L'ASSISTARCE ÀJJX OU TRIER S SANS TRAVAIL 167
qui réclament le concours d'une force motrice mécanique sont dis-
posés dans des baraques extérieures, i proximité d'un moteur &
gaz qui met en mouvement les scies et les marteaux.
Les industries exercées sont nombreuses. On a cherché à la fois
le moyen d'occuper chaque pensionnaire dans la spécialité qu'il a
pratiquée antérieurement, de faire apprendre un métier aux hommes
jeunes et valides qui n'en ont pas, de faire travailler les individus
âgés ou infirmes à un travail facile qui ne demande pa9 d'apprentis-
sage. Nous trouvons donc des menuisiers, des charpentiers, des serru-
riers, des ferblantiers, des peintres, des tailleurs, des cordonniers,
des relieurs; des hangars où l'on fend et scie le bois de chaufiage, où
l'on débite les bûchettes et brindilles destinées à l'allumage; d'autres
ateliers pour la vannerie, le tressage de nattes, le rempaillage de
chaises, le battage des tapis. Deux d'entre eux présentent un intérêt
particulier, en raison de leur importance. Dans l'un, on exécute des
meubles de cuisine, des caisses, des coffres pour matelots, artiste-
ment peints et munis de fortes poignées, dont le débit est assuré
dans cet immense port d'armement qu'est devenu Hambourg depuis
vingt ans. L'autre, dirigé par un contremaître qui est un artiste,
occupe une douzaine d'hommes à la fabrication des brosses. Outre
la brosserie grossière, d'une vente courante, on y fabrique la bros-
serie fine, destinée aux ménagères plus raffinées et à la toilette des
élégantes. La production de cet atelier donne un important bénéfice.
Toutefois, la partie la plus curieuse de la colonie, pour les visi-
teurs étrangers, et surtout pour les visiteuses, c'est certainement
le magasin des déchets. Chacun connaît le passage de l'Evangile
dans lequel saint Jean raconte comment le Seigneur Jésus, après
avoir nourri 5,000 hommes avec cinq pains et deux poissons, dit
i ses disciples : « Ramassez les restes afin que rien ne se perde. »
On a fait récemment sur divers points l'application de la parole
évangélique aux mille objets inutiles ou démodés qui se perdent
dans toutes les maisons1. La colonie de Hambourg a imité cet
exemple. Elle a demandé à ses adhérents de l'autoriser à faire
1 II nous semble que l'initiative première revient au général Booth, de
l'Armée du Bal ut, qui a fait de sa Salvage brigade la base d'une importante
organisation de l'assistance par le travail. A La Haye, le Christelijke Voiles*
bond, fondé en 4891, a organisé un atelier spécial pour la réparation des
meubles, jouets, objets sans valeurs, vendus aux indigents qui ne peuvent
acheter des meubles. A Bethel, la Brocken-Sammlung est une des parties
les plus importantes de l'organisation du travail. Uu vaste édifice, avec
plusieurs ateliers spéciaux, lui est affecté; soixante-treize hommes sont
constamment occupés au triage, à la réparation et à la vente d'objets qui
arrivent constamment de toute l'Allemagne par colis postaux. Tous les
effets d'habillement passent à l'étuve à désinfection avant d'être réparés*
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168 L'ASSISTANCE AGX OUVRIERS SANS TRAVAIL
prendre chez eux tout ce qui les encombre et les gène. Trente
maisons de commerce envoient leurs vieux papiers, sept maisons
de confection leurs rognures d'étoffes, les particuliers leurs objets
de ménage détériorés, les jouets cassés, les vêtements et les chaus-
sures hors d'usage. Tout cela est trié, examiné, réparé ou trans-
formé. On est tout étonné de voir exposés, dans le magasin de
vente installé près de l'entrée de la colonie, des lampes, des four-
neaux, des vêtements, des meubles, des jouets qui ont toute l'appa-
rence d'objets neufs et qui excitent l'envie des ménagères de ce
quartier ouvrier. Aussi accourent- elles en foule, dans l'après-midi
des lundis et vendredis, jours de vente. Tout est marqué à l'avance
en chiffres connus, à prix réduits, et tout s'enlève. On a fait la
joîe des acquéreurs et procuré de l'ouvrage à une partie des ateliers
de ferblantiers, de tailleurs, de peintres, de serruriers et de menui-
siers, dont le magasin des restes est le meilleur client.
Le succès de l'entreprise a engagé à l'étendre à une autre caté-
gorie de « restes ». Une nouvelle circulaire a été adressée aux
souscripteurs et amis de l'œuvre : « Autorisez-vous à enlever aussi
les déchets de votre cuisine. » Cent trente ménagères ont répondu
affirmativement, et la colonie a été ainsi mise à. même d'engraisser
constamment une trentaine de porcs qui fournissent la graisse et
la viande nécessaires pour la nourriture des pensionnaires. Il n'est
plus besoin de recourir au boucher ni au charcutier.
Tou3 ce3 transports, surtout celui du bois, 700 mètres cubes
par an, occupent constamment six chevaux, dont l'écurie est voi-
sine de la porcherie et de la fosse à fumier. Il y a là un coin de la
cour qui a l'aspect d'une colonie agricole ; et ce n'est point une
illusion, car la direction, constatant parmi ses pensionnaires la
présence d'un certain nombre de cultivateurs, a tenu é, les occuper
aussi suivant leurs capacités spéciales. La campagne n'est pas loin ;
on a loué 4 hectares, cette quantité a été portée plus tard à 11, puis
à 15. On récolte maintenant les pommes de terre et les légumes
nécessaires à la colonie, le foin et l'avoine pour les chevaux.
Tous les colons se trouvent ainsi occupés et l'ouvrage ne manque
jamais. De temps en temps, quelques-uns sont détachés de leur
travail ordinaire pour aller exécuter un ouvrage pressé chez quelque
client; il s'agira de battre des tapis, de monter le charbon, de
labourer le jardin, de déménager ou d'emballer du mobilier. Par-
fois même on demande un artisan spécial pour une menue répara-
tion. 1,035 journées ont été ainsi employées au dehors au cours du
dernier exercice.
La colonie ne borne pas son action à ses pensionnaires perma-
nents. Depuis 1898, elle tient à la disposition de ses adhérents
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r
L'ASSISTAI» AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 169
des carnets de « chèques de secours » d'une valeur de 5 marks et
de 1 mark. Un de ces chèques, remis à un quémandeur, lui donne
droit à recevoir le secours indiqué en vêtements, nourriture ou
logement, après avoir effectué un travail équivalent. Tous les tra-
vailleurs reçoivent le repas de midi; 2,056 ont été ainsi assistés
l'an dernier. Les adhérents peuvent aussi obtenir des bons de
chauffage de 50 pfennigs et des bons de pommes de terre de
70 pfennigs, destinés à être remis comme aumônes et servis par la
colonie.
La variété même de ces modes de secours prouve avec quel
soin incessant la direction s'applique à perfectionner son œuvre.
Le comité qui en a la responsabilité ne se compose pourtant que
de deux personnes : M. le baron de Schrœder et M. Emile Kœhn;
leur action est incessante et leur générosité à l'avenant. Pour les
seconder, ils ont sous leurs ordres un personnel restreint, mais
complètement dévoué : il comprend un inspecteur, trois employés
de bureau, deux contremaîtres et un nombre limité de surveillants,
recrutés pour la plupart parmi les pensionnaires dont la bonne
conduite antérieure présente des garanties.
La comptabilité est particulièrement bien tenue. Où sent l'ins-
piration et le contrôle de personnes habituées aux affaires commer-
ciales. Chacun peut immédiatement se rendre compte des frais et
du pro luit qui incombent à l'un ou à l'autre des ateliers, du mon-
tant de chacun, des grarfdes catégories de dépenses à la charge de
l'œuvre : frais généraux (impôts, personnel), nourriture et entre-
lien, salaires et gratifications. Dans une institution de ce genre, le
déficit est inévitable ; encore faut-il savoir exactement à combien il
monte et quelles en sont les causes, si l'on veut le réduire au taux
le plus bas.
Les conditions d'admission, le contrat signé, les salaires, la
durée du travail, sont à peu près ceux que nous avons fait con-
naître et qui tendent à s'uniformiser dans le plus grand nombre
des colonies.
Au cours des dix premières années, le nombre des admissions
s'est élevé à 3,481 ; il a été de 420 en 1901. La moyenne du séjour
est donc assez longue, elle atteint trois à quatre mois. Sur les
458 pensionnaires présents au 31 décembre 1901, 11 étaient à la
colonie depuis plus d'un an, et 27 seulement depuis moins de deux
mois. Le nombre des journaliers, sans métier déterminé, est tou-
jours considérable, 165 sur 420; sur ce chiffre total, 145 seule-
ment n'avaient subi antérieurement aucune condamnation. Le
nombre des renvois a été de 65, et celui des placements de 110,
dont 47 effectués par la colonie.
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170 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
Le comité se préoccupe beaucoup du moral de ses pension*
naires. Il s'efforce de les amener à des sentiments meilleurs, et on
voit qu'il n'hésite pas à se séparer de ceux qui montrent de la
paresse et du mauvais vouloir. L'article 1er des statuts pose nette-
ment le principe d'une direction religieuse évangélique : la prière
est faite matin et soir, un service est célébré chaque dimanche à la
colonie. Comme le règlement admet les ouvriers appartenant à
toutes les religions, on accorde des permissions de sortie le di-
manche à ceux qui désirent se rendre aux services de leurs églises.
Depuis 1898, deux cours facultatifs ont été organisés le soir,
après le travail. Le teneur de livres fait un cours de calcul, suivi
par quinze auditeurs; un pensionnaire, ancien instituteur, a
inauguré spontanément un cours d'écriture suivi par dix-neuf de
ses camarades. Ce sont, en général, les plus jeunes qui profitent
de ces facilités. Pour le grand nombre, la soirée se passe dans
la salle commune où se trouvent des journaux, des livres, des
jeux. Une société chorale réunit tous ceux qui ont de la voix;
c'est une distraction fort appréciée, et la société prête son con-
cours à toutes les réunions de la société et aux exercices religieux
du dimanche. Ce jour-là, les amateurs de sport ont à leur dispo-
sition un grand jeu de boules, organisé derrière les ateliers, et
deux canots qui sont amarrés au bord du canal voisin.
Le comité ne se contente pas de maintenir l'œuvre dans ses
traditipns, il s'occupe incessamment de la développer. Depuis
plusieurs années, il multiplie ses instances pour obtenir de ses
adhérents les ressources nécessaires à la construction d'un bâti-
ment supplémentaire permettant de porter à trois cents le nombre
des lits; pendant l'hiver, on refuse chaque jour dix ou douze
hommes, et on a eu la preuve que souvent ceux qui s'étaient pré-
sentés sans succès avaient été arrêtés peu de jours après; ne vau-
drait-il pas mieux les nourrir à la colonie, où ils auraient chance
de se relever, plutôt qu'en prison, où ils achèvent de se perdre?
Le nombre croissant des individus qui se présentent pour accom-
plir quelques heures de travail, rend désirable la création d'un
atefier distinct, dans lequel on pourrait admettre sans bons les
chômeurs domiciliés à Hambourg qui possèdent une famille et un
domicile.
Enfin, le comité a ouvert, en 1898, dans le Holstein, à quelques
lieues de Hambourg, une colonie agricole à laquelle il a donné un
caractère qui présente certaines différences avec celles que nous
avons déjà étudiées; nous la retrouverons au chapitre suivant.
• Louis Rivière.
La fin prochainement.
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REVUE DES SCIENCES
Découvertes et inventions : Electro-chimie. — Une nouvelle conquête
industrielle. — Les gisements de nitrate du Chili. — Epuisement pro-
chain. — Les craintes des agriculteurs. — Une espérance. — Les nitrales
retirés de l'air atmosphérique. — L'acide azotique de l'atmosphère. —
Oxydation de l'azote par les décharges électriques. — Pendant les orages.
— Fabrication directe des azotates. — Première usine aux Etats-Unis. —
Physique : La lumière et la télégraphie sans fil. — A la Société royale
de Londres. — Différences entre les signaux de nuit et les signaux de
jour. — Diminution de la portée pendant le jour. — La lumière nuit
aux transmissions. — Aéronautique : Un émule de Santos-Dumont.
— Le ballon dirigeable de Londres. — Chimie physiologique : La guerre
à l'alcool. — A l'Académie de Médecine. — Vœux irréalisables. —
Moyen de déceler la toxicité des liqueurs et des apéritifs. — Permanga-
nate de potasse. — Les alcools et les essences dépouillent de leur oxygène
les globules sanguins. — Echelle de toxicité. — Vins, bières, cidres. —
Hygiène préventive : Stérilisation des mains. — Les essences parfumées.
S'il n'y a pas illusion, comme trop souvent, nous serions à la
veille de voir se réaliser un des rêves les plus caressés par les
chimistes du siècle dernier, une des plus grandes applications de
l'électrocbimie moderne. Il s'agit de tirer de l'air tout simplement
un des produits les plus nécessaires à l'industrie et à l'agriculture :
l'acide azotique. On produit annuellement plus d'un million de
tonnes d'acide azotique en traitant par l'acide sulfurique les
nitrates naturels. Mais les nitrates naturels s'épurent; les gise-
ments des nitrates du Chili constituent encore une réserve impor-
tante, mais on y puise si bien pour les besoins de l'industrie et de
l'agriculture, que l'on peut prévoir le moment où il n'y aura plus
rien. On prélève tons les ans environ 12 millions de tonnes de
nitrates. La provision sera épuisée vers 1930. Il faudra se passer
d'acide azotique ou trouver un moyen de se le procurer autrement.
En présence de cette alternative trè * grave, on doit souhaiter que
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172 RBTOE DES SCIENCES
la méthode d'extraction du produit de l'air, imaginée par MM. Brad-
ley et Lavejoy tienne bien ce qu'on espère d'elle. C'est aux Etats-
Unis qu'une première fabrique vient d'être créée. Lord Kelvin, dans
son récent voyage aux Etats-Unis a assisté aux essais et a félicité
chaudement les inventeurs.
Gomment faire de l'acide azotique avec l'air atmosphérique? Il
faut se souvenir que l'acide azotique n'est que de l'azote peroxyde.
Or l'air est constitué par un mélange d'oxygène libre et d'azote
libre. Tout le problème revient donc à faire entrer en combinaison
l'oxygène atmosphérique et l'azote atmosphérique. La matière pre-
mière est à la disposition du premier venu. Seule la combinaison
des deux éléments était à trouver.
Elle l'était bien déjà, mais à l'état d'expérience de cours et point
à l'état industriel. Et la différence est souvent très grande. Dès
1781, Priesiley reconnut qu'à la suite de décharges électriques
dans l'air, l'atmosphère ambiante était modifiée de composition. Les
chimistes ont reconnu l'existence d'acide azotique dans l'air à la
suite des orages. Les décharges de la foudre amènent la combi-
naison de l'oxygène et de l'azote. Aussi bien tous ceux qui ont
manœuvré les machines électriques ont certainement senti cette
odeur piquante sut generis dont l'air est saturé. On avait toujours
attribué cette odeur à la présence de l'ozone, ou oxygène condensé
électriquement. 11 est possible que cette vieille opinion soit exacte,
car on fait de l'ozone par décharges diffuses de l'électricité ; mais il
est démontré qu'en même temps on détermine la formation d'oxydes
d'azote. Les deux phénomènes paraissent concomittents. Toujours
est- il qu'on peut obtenir électriquement des oxydes azotés. Une
décharge électrique donne naissance dans l'air aux deux combi-
naisons bien connues, le bioxyde d'azote et le peroxyde d'azote.
On n'avait pas songé ju9qu'ici à tirer parti de ce fait. MM. Brad-
ley et Lavejoy se sont préoccupés de savoir si, dans ces condi-
tions, on ne pourrait pas fabriquer industriellement l'acide azotique
par l'oxydation de l'azote atmosphérique. Et ils se sont attelés au
problème depuis 1899. Le succès a couronné tant d'efforts. Ils
sont parvenus à obtenir un rendement rémunérateur. Leur méthode
consiste à déterminer un nombre considérable de décharges élec-
triques dans un espace limité à travers lequel on fait passer un
volume d'air donné. Cet air se charge d'oxyde et de peroxyde
d'azote et il est entraîné dans des réservoirs où s'achève l'opération 9
comme nous le dirons dans un instant.
L'étincelle de la machine électrique statique ne fournissait pas
un rendement suffisant. Les auteurs ont fini par reconnaître qu'il
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HIYUI DIS SC1EHCES 173
était nécessaire d'avoir recours aux courants continus des machines
dynamos à très haut voltage (10,000 volts) et à des décharges
d'une nature particulière. Il faut faire éclater les décharges entre
deux points assez rapprochés, mais dont la distance augmente
rapidement jusqu'à extinction de Tare. Le nombre des interrup-
tions de courant est très grand; on produit 3,000 étincelles à la
minute. Le courant traverse un grand cylindre garni de tiges
rayonnantes normales à la surface et tournant au taux de
500 révolutions par minute. Les tiges rayonnantes sont au nombre
de 6 et viennent passer à une petite distance des contacts fixes.
6 fois 500 passages par minute donnent bien 3,000 étincelles par
chaque machine. D'autre part, l'air est renouvelé dans la propor-
tion de 1 mètre cube par contact et par heure. Il est chargé à la
sortie du cylindre de plus de 2 1/2 pour 100 d'oxydes d'azote.
Cet air transformé se rend dans de grandes tours à colonnes
d'eau où, par entraînement et par barbotage, les gaz de l'azote
s'oiydent encore et passent à l'état d'acide azoteux et d'acide
azotique. Le premier gaz est repris et passe dans une seconde
colonne d'eau à l'état d'acide azotique. En sorte qu'il n'y a plus
qu'à mettre en présence l'acide ainsi produit et une lessive de
soude ou de potasse, pour obtenir définitivement des azotates de
soude ou de potasse absolument purs. Et voilà comment avec le
secours de l'électricité on parvient à retirer de l'air artificiellement
le produit que nous fournissent en ce moment les gisements du
Chili. Et au fond le prix de revient, c'est celui à peu près de
l'électricité dépensée.
La découverte serait évidemment d'extrême importance. Il
s'est formé une compagnie américaine pour exploiter la nouvelle
méthode. Il restera à savoir si, même en employant l'électricité à
très bon compte, l'on ne s'abuse pas sur le prix de revient, ce
que la pratique seule permettra de dire après quelque temps de
fonctionnement.
Contribution à la télégraphie sans fil. — D'après une note de
M. Fleming à la Société royale de Londres, M. Marconi a constaté
que les ondes de la télégraphie sans fil se transmettent sensi-
blement mieux la nuit que le jour. Des expériences méthodiques
ont été poursuivies entre Poldhu (Cornwall) et le navire américain
Philadelphie A la station de départ la transmission s'effectuait à
l'extrémité d'un mât de 48 mètres de hauteur. À bord du navire, le
mât de transmission avait 60 mètres au-dessus du niveau de la
mer. Les signaux étaient envoyés de Poldhu à intervalles déter-
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IT4 11V1H Ml SOUKS
minée à l'ayante de minuit à 1 heure* de 6 à 7 heures du matin,
de midi à 1 heure et de 6 i 7 heures du soir. Jusqu'à ou que le
PhiladelpAia se trouvât à 800 kilom. de Poldhu aucune différence
ne fut observée; aux distances supérieures à 1,000 kilom., les
signaux transmis pendant le jour ne furent plus perçus du tout,
tandis que ceux de nuit restaient très nets jusqu'à 2*000 kilom.
et furent encore déchiffrés à 3,358 kilom. La lumière du jour
augmentant rapidement à Poldhu de 6 à 7 heures du matin, on
obserra que sur le Philadelphie les signaux très clairs à 6 heure»
du matin disparaissaient à 7 heures.
D'autres expériences furent faites entre Poldhu et North-Haven;
elles ont confirmé ces constatations. On transmettait la nuit avtc
un mât et des fils de 12 mètres de haut, mais pendant le jour la
hauteur avait été portée à 18*,50 pour que les transmissions
fussent également claires. Il n'est donc pas douteux que la lumière
exerce une action nuisible sur les signaux de la télégraphie sans
fil. Pourquoi? C'est encore là un point obscur qui restera à
élucider.
Londres enviait Paris. La grande ville n'avait pas eu son « ballon
dirigeable » . Les Londoniens sont heureux maintenant. M. Stanley-
Spencer est parvenu à exécuter quelques excursions dans un
ballon analogue à celui de M. Santos-Dumont. Il s'est élevé &
quelque cent mètres dans le brouillard, au-dessus des toits et des
environs de la grande ville. Les excursions ont réussi, comme l'ont
raconté les journaux de la fin de septembre. Le ballon est parti du
Palais de Cristal, a passé au-dessus de Tulse-Hill, Streattram-Hill
et Oapham-Common. Le dirigeable a essayé son appareil de girafon
et a décrit en l'air une circonférence ou une courbe fermée com-
plète; puis a continué sa route vers Earl's- Court, Wotmwood-
ScruMes, Ealing et Harrow. L'aérostat a parcouru un chemin très
capricieux que l'on évalue à 25 kilom. ; mais qui est supérieur à ce
chiffre en raison des manœuvres exécutées pendant le parcours.
Le ballon de M. Stanley-Spencer a la forme d'un grand cétacé,
celle d'une baleine à nez en goulot de bouteille {battle noscd
whale). Sa longueur est de 24 mètres et sa phis grande largeur de
7m,25. Il cube environ 725 mètres. Il avak été gonflé à l'hydrogène
pur. L'armature est en bambou, légère et résistante. Le moteur et
le propulseur sont placés à l'avant, le gouvernail à l'arrière. Le
moteur est à pétrole du modèle Simius, donnant 2,000 tours à la
minute. Le propulseur dont le profil fut dessiné par H. Hkam
Maxim a tourné à raison de 250 tours à la minute. L'ensemble du
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- -Mf T :*■'>' /-■-V
RIYUI DJB 8CIEHC1S 175
moteur, du propulseur, du gouvernail pesait 104 kilos et la force
ascensionnelle au départ atteignait 272 kilos.
Ce ballon semble bien proportionné. Cependant on n'a donné
aucun détail sur son équilibre et sur le vent qui régnait pendant
les ascensions. En tous cas, il a marché, il a été, il est revenu &
son point de départ et il est juste et utile aussi, pour l'histoire des
dirigeables, de mentionner cet essai anglais. Car, en définitive, les
dirigeables qui sont sortis de leur hangar et qui sont revenus au
point de départ se comptent : si nous ne nous trompons, il n'y en
a jusqu'ici que trois ou qnatre. La France et son analogue de
MM. Krebs et Renard, et .Renard seul, les ballons de M. Santos-
Dumont et enfin de M. Stanley-Spencer* Nous attendons encore la
sortie des autres, qui sont restés thez eux pendant tout l'été.
La guerre i l'alcool!, Elle. se poursuit, mate, avouons-le, bien
mollement. L'Académie de médecine a cependant montré encore
tout le danger des apéritifs, de l'absinthe en particulier et même
des liqueurs de famille dites « inoffensives ». Dans son zèle très
louable pour la défense de la vie humaine, elle a été sur le point
de voter des conclusions « formidables ». Les liqueurs considérées
comme- des liquides nocifs ne seraient plus vendues- que par les
pharmaciens 1 Au dernier moment, sur l'observation de- quelques
membres, la solution de la question a été reportée après les
vacances. On verra. Mais il est clair que si les conclusions du
rapporteur étaient admises, le vœu de l'Académie serait considéré
comme impraticable par le Parlement, qui aurait le dernier mot à
prononcer en pareille matière. Quoi qu'il en soit, les apéritifs et
toutes les liqueurs riches en essences sont manifestement des
poisons de l'organisme et l'on ne saurait trop en' avertir le public.
Un chimiste très autorisé, M. Baudran, a dernièrement révélé
un procédé très élégant pour classer en quelque sorte* les liqueurs
selon leur degré de toxicité I L'alcool et ses produits, au lieu
d'activer les combustions organiques, comme on le répète trop
souvent, en cause le ralentissement toujours en soutirant de l'oxy-
gène aux globules sanguins. On doit s'efforcer,, au contraire, de
donner au sang la plus grande charge possible <Texygène. Or
les liqueurs enlèvent cette provision indispensable pour le bon
échange des matériaux qui assure la vie. M. Baudran a pensé que
Fon arriverait à déterminer la toxicité relative des liqueurs, des
essences, en les soumettant à une oxydation comparative mesurée
au moyen d'un agent chimique les attaquant comme elles attaquent
le sang. Cet agent est le permanganate de potasse, réactif très sen»
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176
REYOB DES 8C1IKCB8
sible9 légèrement alcalin, comme le sang. Le permanganate se
dépouille de son oxygène comme le fait le sang lui-même, sous
l'influence des diverses liqueurs. Or cette méthode conduit à des
résultats sensiblement semblables à ceux qui ont été relevés
directement sur les animaux, dans les expériences physiologiques
ou aux analyses de MM. Riche, d'une part, et de MM. Joffroy et
Servaux de l'autre.
Les rapports toxiques trouvés par M. Baudran s'expriment par
les chiffres suivants :
Alcool méthylique. • 0,543
— éthylique 1
— propylique 1,75
— acétone 1,88
— aldéhyde éthylique 8
— furfurol 82,40
On voit d'un coup d'œil comme graniit vite la toxicité des
alcools et des aldéhydes. En attribuant à l'alcool le nombre 265,
l'échelle donne :
Rhum 220
Cognac 500
Marc de Bourgogne. . . . 650
Kirsch 750
Les essences qui entrent dans la composition des apéritifs et
liqueurs de toute sorte atteignent un degré de toxicité considérable.
On peut classer leur toxicité comme il suit, le degré toxique de
l'alcool étant fixé à 265.
Romarin 200
Thym 250
Marjolaine 250
Sariette 250
Alcool 265
Fenouil 340
Hysope 400
Origan 400
Menthe 400
Mélisse 570
Genièvre . 572
Angélique 610
Serpolet 640
Orange 650
Sauge 720
Citron 910
Amandes amères 920
Lavande 4000
Anis 4130
Cumen 4190
Camomille 4430
8antal 4860
Néroly. 2000
Absinthe 2120
Badiane 2530
Girofle 3343
Cannelle 3350
Calamus , . . 4253
Tels sont les chiffres pour les essences. H. Baudran a opéré
ensuite sur les liqueurs elles-mêmes qui sont toxiques en raison
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REVUE DIS 8C1EHCIS
177
des essences contenues dans chaque préparation. Voici les princi-
paux résultats :
LJQUBCRS DANGEREUSES
Eau de Cologne 2524
Teinture de menthe. . . . 2425
Alcoolat de mélisse. . . . 2328
Alcoolat ure d'oranger. . . 2236
Vulnéraires 2052
Kummel 1834
Chartreuses 1149
LIQUEURS MOINS NUISIBLES
Curaçao 1096
Cherry-Brandy 1095
Genièvre 1068
Prunelle 1046
Liqueur de menthe. . . . 640
Vermouth 499
VINS
Pomard 350
Pontet-Canet 327
Vin blanc 287
Vin rouge.
Bière. .
Cidre. .
282
456
142
11 est bien clair que ces liquides, absorbés quotidiennement,
doivent finir par compromettre l'organisme, si la dose est un peu
fone. Ce sont ces résultats constatés par les recherches directes
surtout qui ont ému l'Académie de médecine. Nos liqueurs prises
régulièrement ont évidemment une action nocive sur l'homme
et doivent agir à la longue sur la race. On peut s'en convaincre
en comparant les pays où Ton ne boit que du vin à ceux oh le
peuple fait un usage immodéré de l'alcool et surtout des liqueurs
riches en essence. Le vin peu alcoolique, pris à do9e modérée, peut
être, dans certains cas, une bo:s9on précieuse, un adjuvant utile de
la nutrition, tandis que les liqueurs empoisonnent peu à peu le
système nerveux et l'organisme entier. Mais comment arriver à
convaincre les alcooliques qu'ils se tuent eux-mêmes? Ils se bou-
chent les oreilles et affirment que l'alcool leur donne de la force.
Hélas 1 ils apprennent trop tôt à leurs dépens qu'ils ont tué leur
corps et empoisonné leur cerveaux.
Les essences qui sont des poisons pour l'organisme le sont aussi
pour les microbes. Il y a plus de vingt ans que nous avons recom-
mandé les essences comme bactéricides. Depuis on s'en est servi
quelquefois avec succès dans les opérations chirurgicales. L'essence
de cannelle est aussi énergique que les solutions de sublimé à
1 pour 1000. Un médecin italien, M. E. Calvello, a eu l'idée d'ap-
pliquer les essences à la désinfection de3 mains, problème beau-
coup plus difficile qu'il ne semble. Il faut, encore en dehors de la
chirurgie, prendre garde à ses mains et il n'est rien de si malaisé
10 octobbe U02. 12
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178 REVUE DES SCIENCES
que de débarrasser la main des microbes qui peuvent y adhérer.
M. Galvello a essayé successivement les essences de cannelle, de
thym, de géranium et de patchouli, sous forme d'émulsions pré-
parées de la façon suivante : une partie d'essence est dissoute
dans 6 parties d'alcool. On ajoute à cette solution de l'eau en
quantité convenable pour faire une émulsion au degré qu'il s'agit
d'expérimenter.
Or, H. Galvello s'est souillé les mains avec des cultures de sta-
phyloccocus.pyogene$ aureus ou de bacterium coli. Il les a lavées
pendant cinq minutes, après les avoir passées au savon; puis plon-
gées dans de l'alcool absolu. Les microbes résistaient. Alors, il s'est
lavé les mains dans une émulsion d'essence de canelle à 8 pour 100,
d'essence de thym à 11 pour 100 ou d'essence de géranium à
17 pour 100. La désinfection, incomplète, il est vrai, aété comparable
à celle que Ton obtient avec les solutions de sublimé àl pour 1000;
mais sans les inconvénients du sublimé. En outre, la stérilisation
est complète, absolue, quand on porte le titre des émulsions &
9 pour 100 pour l'essence de cannelle, à 12 pour 100 pour celle de
thym, & 18 pour 100 pour celle de géranium. L'essence de
patchouli est très inférieure aux précédentes, même quand on se
sert d'une émulsion à 50 pour 100. Les essences parfumées sont
évidemment plus agréables à manier que le sublimé et peuvent
rendre les mêmes services.
Henbi de Parville.
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CHRONIQUE POLITIQUE
S octobre 1902.
Noos eo étions restés au discours de Matha, en Saintonge, ob
M. Combes avait dû plaider, pour obtenir le pardon de l'Europe
gouailleuse, l'insignifiance et l'inconscience de ses ministres de la
guerre et de la marine, trop sensibles, dans la chaleur communi-
cative des banquets (c'était l'euphémisme officiel), aux fleurs de
rhétorique et au jus de la vigne. Le chef du gouvernement français
avait demandé aux puissances internationales de ne pas se fâcher,
eo les prévenant charitablement que, si les successeurs de Louvois
et de Golbert, à la tète de nos armées et de nos escadres péro-
raient encore après boire, elles pourraient dire : « C'est André et
c'est Pelle tan qui parlent 2 alors ce n'est rien I » Evidemment^, de
Bismarck n'a jamais eu à faire au monde pareille recommandation
de tenir comme quantités absolument négligeables MM. detRoon et
de Holtke. Nous concevons à merveille qu'un des personnages les
plus notoires du régime actuel, M. Lockroy, plusieurs fois ministre,
ait pu déclarer, dans un document public, que le spectacle donné
par MU. André et Pelletan, en compagnie de leur chef,? était
unique, réellement unique dans l'histoire de France. La Répu-
blique de M. Loubet distance de beaucoup le grand-duché de
Gexolstein, et M. Combes incarne, en les exagérant, toutes les
bouffonneries d'Offenbach.
Dans son article, M. Edouard Lockroy racontait qu'étant] à
l'étranger pendant ces scènes encore plus lugubres que burlesques,
il avait partagé l'humiliation de tous les Français qui voyageaient
comme lui, et qui ne savaient plus où se cacher. 11 avait fiai [par
gagner la bonne Suisse pour ne pas entendre rire trop fort. Le
gouvernement de M. Combes ne trouve-t-il pas lui-même qu'i^force
on peu la note? A force de croire que noire vraie capitale n'est plus
à Paris, qui a commis le crime de ne pas réélire M. Brisson, il la
met trop à Charenton.
Les deux ministres que le président du Conseil avait réduits,
pour l'instruction du public, à leur très juste valeur, ont trouvé la
chose toute simple. Plus ministres que jamais, ils sont et veulent
être. M. Camille Pelletan a essayé de désarmer, sinon l'Allemagne,
du moins l'Italie, en l'assurant, à peine débarqué à Toulon, ^qu'il
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180 CBROMQUE POLITIQUE
était sod meilleur ami. Avertie par M. Combes qu'ayant tout i! ne
fallût pas prendre son ministre de la marine au sérieux, l'Italie a
ri de plus belle. H. Camille Pelletan ne s'est pas tenu pour battu;
il a voulu faire sa cour à l'ingrate moqueuse en venant à Marseille
dénoncer les trahisons du suffrage universel, coupable d'avoir
balayé de la mairie de notre grande cité phocéenne le radical-
socialiste Flaissière qui, par les scandales financiers de son admi-
nistration et sa connivence avec des grèves alimentées du dehors,
la ruinait au profit de Gènes.
Cela fait, le ministre de la marine a supprimé avec éclat la
messe du Saint-Esprit à la rentrée de l'Ecole navale. Nous n'en
sommes plus, hélas I à compter nos hontes; une de plus ou de
moins est devenue chose presque indifférente. Des générations de
marins, parmi lesquels Courbet et tant d'autres héros, avaient
préludé à leur glorieuse carrière par la messe du Saint-Esprit :
le politicien qui la proscrit, vient d'être signalé à l'Europe par son
premier ministre comme n'ayant même pas, quand il parle, l'esprit
sain.
Le général André, tancé par le président du Conseil, a eu le
mérite de s'abstenir de toute incongruité oratoire, — mérite
d'autant plus à noter qu'il a parlé dans un lieu bien excitant,
à Chambertin. Après la mortifiante semonce que M. Combes,
effrayé des gros jeux de l'Europe, lui avait administrée publi-
quement, il n'a pas voulu, en ouvrant la bouche, laisser
échapper son portefeuille comme le corbeau avait laissé échapper
son fromage en ouvrant la sienne. Il s'est donc tu, au moins
momentanément. Mais il a agi. L'Allemagne a vu tout de suite que le
général André ne méditait pas du tout, comme elle aurait pu le
croire d'après quelques tirades sans conséquence, une revanche
contre elle. Il ne l'a prise que contre des officiers français, parmi
lesquels un de ses camarades les plus estimés, le général Frater,
qui, dans une circonstance très délicate, a fait avec une correction
et une loyauté irréprochables son devoir, plus que son devoir mili-
taire. Recevant du préfet du Morbihan un ordre qui, passant en
dehors des voies hiérarchiques, était irrégulier dans sa forme, le
général Frater avertit le préfet de son erreur pour qu'elle fût
réparée; le préfet ne la réparant pas, le général transmit au lieu-
tenant-colonel de Saint- Remy l'ordre irrégulier, en poussant même
la complaisance jusqu'à l'appuyer malgré son irrégularité. Ces faits
sont patents. Le général Frater les exposa simplement dans sa
déposition devant le Conseil de guerre : il n'aurait pu les taire sans
être un faux témoin. Son langage comme sa conduite ont eu le
caractère impassible de la conscience et de la loi. Voilà pourquoi il
est frappé; soldat intègre, il est durement puni, parce que, sans
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CHRONIQUE POLITIQUE 181
souci de plaire ou de déplaire, 11 a voulu ne pas plus trahir la vérité
que Tannée.
Nous n'avons pas besoin de redire notre sentiment sur les
extrêmes rigueurs déployées & l'égard de M. de Saint- Remy et de
son très noble compagnon de générosité et d'infortune» le comman-
dant Leroy-Ladurie. Lorsque des officiers, appelés à un bel avenir,
le sacrifient aux plus délicats scrupules; lorsque, de plus, ils ont
expié par de longs jours de prison leur manquement aux obligations
strictes de la discipline; le devoir de tout gouvernement digne de
ce nom serait de retenir à tout prix dans l'armée de braves gens
qui l'honoraient et qui portaient en leurs âmes l'étincelle sacrée de
l'héroïsme.
Pendant que le deuil règne sur notre armée avec la délation et
l'injustice, le gouvernement l'outrage en se faisant représenter
officiellement aux funérailles du pornographe fameux qu'on a
trouvé, un beau matin, asphyxié. Pour lui rendre de tels honneurs,
auxquels nos soldats ont été conviés de force, a-t-il élevé la
conscience nationale? A-t-il consolé la patrie? Non; il l'a ridiculisée
et dégradée devant le monde entier par son roman, la Débâcle.
Blême l'empereur Guillaume 1er avait salué du cri : les braves gensl
les vaincus de Sedan; et, tout récemment encore, un des généraux
de Guillaume II, le général de Loë, parlait avec admiration de
l'armée française qu'il avait rencontrée si vaillante dans la bataille.
Seul, M. Emile Zola a voulu mettre, sur notre histoire et sur notre
légende, son réalisme ignoble; et c'est en lui que le gouvernement
actuel prétend reconnaître son héros national !
Le scandale de cette manifestation pour Zola est d'autant plus
inexcusable que l'hommage au défenseur du Juif Dreyfus n'est,
pour notre armée, qu'une insulte de plus. En admettant même que
Dreyfus, deux fois condamné par deux conseils de guerre après des
débats publics et libres, soit innocent, il est certain que sa religion
n'a été absolument pour rien dans les verdicts. L'armée comme la
France sont calomniées par de pareils soupçons; elles ont toujours
donné au monde l'exemple du respect des consciences. Lorsqu'on
voit, d'un côté, beaucoup de Juifs, surtout depuis le traité de
Francfort, abuser de la bonté française, et que, d'un autre côté, on
voit aujourd'hui l'étrange conflit diplomatique qui s'engage entre
la Roumanie chassant ses Juifs, et la grande république américaine
ne voulant plus les recevoir, on peut affirmer que, si les partisans
de Dreyfus ont des campagnes à faire pour la tolérance, ce n'est
pa9 chez nous.
Nous ne voulons pas quitter MM. André et Pelletan sans dire
que, se souciant de l'épée de l'un et du trident de l'autre comme
d'un fétu, l'Angleterre vient de leur répondre en nous bafouant
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182 CHRONIQUE POUTIQOK
une fois encore au Siam, et en poussant de plus en pins, avec un
succès dont les dernières dépèches ne permettent guère de douter,,
son contrôle et sa mainmise sur les deux sultanats voisins de
Kélantan et de Trenganou.
Tout aplati devant l'Europe, M. Combes, naturellement, fait le
fier-à-bras contre l'Eglise. Nous savions d'avance qu'il n'a ni un
esprit ni un cœur à comprendre le mot de Napoléon à son ministre
Gacault : « Traitez le Pape comme s'il avait deux cent mille
hommes. » Dans cette âme de vieux tonsuré le temps n'a fait
que cuire et recuire le souvenir de l'Eglise abandonnée, la rage
contre les bienfaits qu'il a reçus d'elle et sans lesquels il ne serait
rien. Après avoir été chien couchant devant l'Europe, M. Combes
se relève contre la puissance qui n'est qu'une puissance morale;
et, brandissant le Concordat comme une arme de guerre, il annonce
que, par des mesures que, ajoute- 1- il, on verra bientôt, il va
l'appliquer dans toutes ses prescriptions connues et inconnues.
Du Concordat, il commence par exclure les congrégations reli-
gieuses, lesquelles, à l'entendre, n'y étant pas inscrites, sont hors
l'Etat, hors l'Eglise, hors la loi.
Le pape Léon XIII a déjà répondu à ces provocations, il y aura
bientôt un an, lorsque M. Waldeck-Rousseau présenta son projet
de loi sur les associations. Il faisait la déclaration suivante
qui, publiée par le journal le Matin, eut pour écho le monde
entier : « Le Pape ne peut consentir à ce que le gouvernement
français détourne le Concordat de l'esprit qui Ta dicté, et trans-
forme un instrument de paix et de justice en instrument de guerre
et d'oppression. » L'esprit qui a dicté le Concordat est dans ses
considérants; et si M. Combes veut bien, à la tribune des deux.
Chambres, répéter tout haut les promestej formelles que Gt, il y a
cent ans* Napoléon, Léon XIII redira de grand cœur celles de
Pie VII. Voici là préambule du contrat de 1802 entre l'Eglise et
l'Etat : « Le gouvernement de la République française reconnaît
que la religion catholique, apostolique et romaine est la religiou de
la grande majorité des citoyens français. Sa Sainteté reconnaît
également que c'est de l'établissement du culte catholique en
France et de la profession particulière qu'en fait le gouvernement
actuel en la personne des hommes auxquels il est confié, que cette
même religion a retiré et attend encore en ce moment le plus
grand bien et le plus grand éclat. En conséquence, et d'après
celte reconnaissance tnutuelle pour le bien de la religion et le
maintien de la paix intérieure, ils sont convenus de ce qui suit. »
Voilà l'esprit du Concordat. 11 respire encore, comme au premier
jour, dans tous les actes de Rome. La po iiique du gouvernement -
actuel de la Franc: en est la violation la plu- flagrante.
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CHBORJQUE P0UT1QUB 183
Il est vrai que, dans les stipulations du Concordat, les congréga-
tions religieuses ne sont pas, comme l'aurait désiré Pie VII, nom-
mément spécifiées. Mais, qu'on regrette ou non ce défaut de
mention, il s'explique, et ne tire pas à, conséquence. Le Concordat,
qui ne se compose que de dix-sept articles, visait uniquement les
points où l'Etat devait intervenir d'une façon précise dans l'action
de l'Eglise : délimitation des diocèses, participation à la nomination
des évêques et des curés, indemnité servie au clergé séculier en
retour de l'aliénation des biens ecclésiastiques, etc. Rien de pareil
n'existait pour le clergé régulier dont les membres ne recevaient
plus de l'Etat ni obligations ni privilèges, et restaient absolument
libres devant la loi civile. Le Concordat ne s'occupa pas d'eux,
il les ignora.
Est-ce à dire que son silence puisse être, à un degré quelconque,
interprété contre leur droit? Non. Leur droit, que garantissaient à
chaque individu nos lois civiles, était couvert de la manière la
plus expresse par l'article 1er do Concordat lui-même qui le faisait
rentrer dans le droit solennellement consacré de l'Eglise elle-
même : « La religion catholique, apostolique et romaine sera
librement exercée en France. »
Toute la question se réduit à savoir si le droit d'entrer en
religion, comme le dit une formule usuelle, est un des modes par
lesquels, aui termes du Concordat, la religion catholique, aposto-
lique et romaine peut être « librement exercée ». Le nier, ce serait
déchirer, avec le Concordat, l'Evangile lui-même, toute l'histoire de
l'Eglise, ki tradition universelle de l'humanité. Le Pape Léon XIII
a été l'interprète de Jésus-Christ quand il disait naguère :
« Les congrégations religieuses font partie intégrante de l'Eglise
apostolique au même titre que le clergé séculier. Attenter à leur
existence, c'est frapper l'Eglise. » Et, dans sa lettre du 23 dé-
cembre 1900 au cardinal Richard, il a défendu, contre les attentats
qui se préparaient, non seulement les mérites et les bienfaits,
mais le droit des congrégations religieuses, avec une éloquence et
une énergie qu'aucun Pape ne dépassa dans aucun temps.
L'existence des congrégations était tellement impliquée dans les
stipulations du Concordat que l'article 10 des articles organiques, —
lesquels, comme on le sait, n'ont aucun caractère synallagmatique, —
interdisait que nul fût exempt de la juridiction épiscopale. Quoique
Ton puisse penser de cette interdiction, il s'ensuivait que, en prin-
cipe, tes congrégations pouvaient exister. Comment, d'ailleurs, en
aurait- il été autrement? Le général Bonaparte avait commencé par
confier l'éducation de son frère Jérôme aux Oratoriens de Juillj.
M. Benryer, camarade de Jérôme sons les mêmes maîtres, rappel-
lera un jour, à la Chambre des dépotés, qu'enfant, il avait vu le
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184 CflfiOniQUB POLITIQUE
vainqueur de Mareogo saluant et remerciant, sous les beaux
ombrages de Juilly, les successeurs de Malebrancbe. Premier
Consul, Napoléon avait témoigné lui-même du lien indissoluble
des congrégations religieuses avec l'Eglise, sous l'égide du Con-
cordat, en appelant au service et au secours de la société civile les
Filles de la Charité et les Frères de la Doctrine chrétienne. Empe-
reur, lorsqu'il traquera de son ombrageuse police plusieurs con-
grégations religieuses, il ne fera que leur appliquer le bon plaisir
du despotisme arbitraire sous lequel pliera la nation entière; et il
sera tellement en désaccord avec le Concordat, tellement en révolte
contre sa propre œuvre, qu'il finira par vouloir extorquer de Pie VII,
captif à Fontainebleau, un nouveau Concordat qui ne sera que la
répudiation du premier.
Napoléon avait un génie trop clair, même dans les fumées de la
passion, pour ne pas sentir que faire la guerre, sinon à quelques-
unes des formes, du moins au principe de l'association religieuse,
c'était la faire à l'Eglise qu'il avait juré, par son Concordat
de respecter et de protéger. Il se rendait compte qu'injuste,
cette lutte serait, de plus, inepte, et qu'elle échouerait contre la
force des choses, supérieure & celle des hommes. Jamais la poussée
des congrégations religieuses n'avait été plus spontanée et vigou-
reuse qu'après la Révolution qui avait prétendu en étouffer le germe
dans d'inconcevables horreurs. Plusieurs des plu9 grandes congré-
gations nées en notre siècle datent de Napoléon. Celle du Sacré-
Cœur précède même le Concordat, elle clôt en 1800 le siècle de
Voltaire. Un autre institut admirable qui, pour l'honneur et le bien
de la France, couvre aujourd'hui les deux mondes, l'Institut des
Dames de Saint-Joseph de Cluny, est contemporain de la victoire
d'Iéna. A peine est-il ébauché que le conseil municipal de Chalon-
sur-Saône qui, assurément, n'aurait pas voulu violer la loi sous le
régime de fer de l'Empire, prenait une délibération publique pour
que les écoles de la ville lui fussent confiées. Nous étions en plein
Concordat.
Si le gouvernement de M. Combes veut s'autoriser du Concordat
pour interdire à l'Eglise le droit de porter des congrégations reli-
gieuses, comme l'arbre porte son fruit, et au chef de l'Eglise celui
de réclamer pour elles, non seulement au nom de la justice invio-
lable, mais au nom des conventions écrites et du traité signé, il
abusera de la violence et de la ruse. Toutes les fois que, depuis^le
Concordat, des incidents se sont posés au sujet des congrégations
religieuses, tous les régimes se sont immédiatement adressés à
Rome pour dénouer à l'amiable les difficultés pendantes. L'idée
baroque ne vint à aucun de ces régimes qu'en vertu du Concordat,
cela ne regardait pas le Pape. Lors des ordonnances de 1828, le
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CHRONIQUE POLITIQUE 18$
gouvernement français envoya un agent spécial, M. Lasagni, con-
seiller à la Cour de cassation, pour traiter, à Rome même, de
l'épineuse affaire. M. Guizot raconte daDs ses Mémoires qu'en 1845,
devant une pareille bourrasque d'opinions, il n'hésita pas à faire
appel au pape Grégoire XVI pour obteDir de sa sagesse pacifique
les moyens les plus propres à éviter le conflit. À ces deux
époques, en dehors des immanquables criailleries des partis
extrêmes, de ceux-là mêmes qui avaient contribué à amener l'orage,
le3 deux gouvernements n'eurent qu'à se féliciter de leur recours à
Rome, « foyer de modération et de lumières », comme écrivait
Chateaubriand en 1828, et comme le répétera, en 1845, M. Guizot.
Il est inutile d'ajouter que si, dans la crise présente qui n'est
qu'une intrigue artificielle de politiciens aux abois, l'affaire était
négociée avec l'esprit loyal qui a dicté le Concordat, l'entente
serait plus facile et plus prompte encore qu'à cette époque. Tout
ce qui a pu excéder serait réprimé ; tout ce qui a pu diviser serait
prévenu. Léon XIII étaU le pontife prédestiné pour fonder la paix,
— la paix perpétuelle, — fci elle était possible ici-bas, entre
l'Eglise et les Etats.
Hais ce n'est pas la paix que veut le gouvernement actuel. Sorti
des plus basses passions, sans lesquelles il ne serait pas, il les
attise par la guerre qu'il fait aux honnêtes gens dont l'Eglise est
la plus vivante représentation. Que signifie, par exemple, la
mesure par laquelle M. Combes fait défense aux évêques de
confier aux Lazaristes l'enseignement de leurs grands séminaires?
D'une part, le Concordat reconnaît expressément aux évêques la
faculté d'avoir des séminaires, sans les soumettre à aucune condi-
tion; d'autre part, est- il des prêtres plus français d'origine et
de direction, que les fils de saint Vincent de Paul? Il n'est
même pas possible de s'armer contre eux des injustes défiances
que le mensonge a suscitées dans quelques bas-fonds contre
d'autres congrégations. Le prétexte allégué, que les Lazaristes
sont spécialement affectés aux missions étrangères, tombe de
soi, puisque, créés par leur saint fondateur pour le dedans bien
plus que pour le dehors, ils n'ont étendu leur sphère d'action à la
fin du dix- huitième siècle que pour répondre à l'appel de l'Etat et
rendre service à la patrie.
La même brutalité ministérielle interdit au clergé de Bretagne
d'enseigner et de prêcher ses ouailles en bas- breton, seul dialecte
que souvent elles comprennent, même l'impitoyable Angleterre
n'interdit pas le hollandais aux Boersl
La vexation incessante, la persécution, en gros et en détail,
contre les choses et les hommes de la religion, ne cesseront pas
parce qu'elles sont un système de gouvernement, Yinstrwnentwn
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186 CiROmQUI POLITIQUE
rcgnt% non pas même d'âne secte, mais d'une bande. Un franc
révolutionnaire, H. Guesde, disait ces jours-ci, au congrès d'Is-
soudun, que l'anticléricalisme du gouvernement n'était qu'un anti-
cléricalisme de parade. Un autre libre-penseur, H. Deherme, le
promoteur de l'université populaire du faubourg Saint- Antoine,
signalait avec la même netteté le jeu officiel qui se dérobe à toutes
les questions sérieuses en disant au peuple : « Tiens; mange du
curéi » La Marianne de M. Jaurès, ce vrai patron du gouvernement,
pousse des cris de rage contre l'Eglise; elle n'est, comme on dit
dans la police, qu'une fille soumise.
Dans les voies où le gouvernement est entré, on entrevoit chaque
jour quelque attentat nouveau. On avait cru que la fameuse ligue
de l'enseignement était restée avec son président, M. Jacquin,
dans le coffre de MBe Humbert. Elle a rebondi avec un président
nouveau, H. Buisson, l'ancien fonctionnaire du ministère de l'ins-
truction publique; et, dans un congrès à Lyon, elle vient de
formuler, à l'adresse du gouvernement qui le suivra servilement,
un programme de proscription absolue contre gtoute idée reli-
gieuse, contre les droits civiques de tout membre du clergé
régulier, même contre tout membre du clergé séculier, même
contre tout laïc suspect de ne pas être complètement dépouillé de
toute croyance confessionnelle. Le maire de Lyon, un H. Auga-
gneur, a été un des coryphées de cette fête de la bêtise impie; s'il
avait vécu en leur temps, il aurait interdit l'enseignement à quel-
ques-uns de ses compatriotes lyonnais, comme Ampère, Ozanaxp,
Laprade et autres !
Le financier du ministère, M. Rouvier, passe pour avoir fait avec
ses collègues, qu'il juge par un haussement d'épaules, le marché
suivant : « Je vous laisserai toucher à l'Eglise; mais ne touchez pas
à la Bourse. » Il doit comprendre qu'il est joué. En touchant à
l'Eglise, comme en touchant à l'armée et à toutes les forces morales
et matérielles de la société, ils touchent à la Bourse. Tandis que
tous les fonds extérieurs s'élèvent, nos fonds d'Etat tombent au-
dessous du pair. Chaque jour, les intérêts émettent un vote de
défiance contre le ministère. L'avilissement du gouvernement gagne
toutes les formes de la fortune publique. Le gouvernement est le
principal auteur des grèves, bientôt peut-être formidables, qui ont
commencé. Ruinant les patrons par l'inquiétude qui paralyse toutes
les entreprises, et par les charges qui tarissent toutes les res-
sources, il les met dans l'impossibilité de satisfaire aux exigences
des ouvriers qu'il livre à la misère. Le pauvre président Loubet,
dont ses ministres ont fait un minus habens* pourrait-il, si le
péril grandissait, proposer l'arbitrage moral qu'un président actif
et résolu, comme le président Roosevelt, a tâché d'exercer, au
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CHRONIQUE POLITIQUE 187
nom de l'intérêt général, dans la crise minière des Etats-Unis?
L'étrange correspondance échangée entre les organisateurs de la
grève générale et M. Combes, le ton d'infériorité et de capitulation
de celui-ci devant ceux-là, l'insuffisant appui donné aux syndicats
jaunes plus nombreux contre les syndicats rouges plus soutenus,
tout est fait pour alarmer.
Si M. Rouvier ne veut pas voir son renom de financier sombrer
dans la banqueroute, il doit se retirer, ou parler ferme. En villé-
giature, à Rambouillet, auprès de M. Loubet, il a dû échanger
avec lui quelques réflexions piteuses, tandis que la caille les
assourdissait de son cri monotone et factieux : Paye tes dettes!
Ils doivent savoir l'un et l'autre ce que le pays pense de la
politique ministérielle. Us n'ont pas pris au sérieux l'échec du
<solonel Bougon à Compiègoe, — échec de ceot voix, juste le
nombre de voix que le maire de Saint- Flour déclarait, dans une
lettre publique, avoir été frauduleusement introduites dans les
urnes, pour faire croire à l'élection du candidat ministériel contre
M. Jean de Castellane Ils n'ont jamais eu d'illusion sur le gaet-
apens par lequel M. Combes a fermé, sous un faux prétexte, des
milliers d'écoles libres pour les empêcher, même si justice leur était
rendue, de rouvrir à temps. Un fait montre, parmi bien d'autres,
le désaccord qui existe entre le sentiment vrai du pays et sa
représentation fictive. Tandis que le député d'Orléans, élu à une
faible majorité, M. Rabier, est un des professionnels de la guerre
contre l'Fglise, le Conseil général du Loiret, le Conseil d'arrondis-
sement et le Conseil municipal d'Orléans, désavouant le député,
ont émis, à, une forte majorité, un vœu en faveur du respect
des consciences et de la liberté de l'enseignement. Il y a quel-
ques jours encore, cinq mille habitants d'Orléans acclamaient un
des citoyens les plus méritants de notre époque, M. Georges
Picot, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales,
qui venait, dans la cité de Mgr Dupanloup, formuler le programme
de la Ligue de renseignement libre; et ses conclusions éloquentes
recevaient une ratification unanime.
Si nous voulions une image fidèle de la situation et du gouver-
nement actuels, nous la trouverions dans les discours que viennent
de prononcer MM. Combes, Trouillot et Brisson. Ils ont eu beau
injurier, outrager, calomnier, vomir la haine, ils ne font pas que
leur budget ne soit en déficit, la fortune publique et privée en
détresse, la grève générale imminente, leur politique aux abois, et
leurs noms aussi conspués qu'abhorrés.
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LE CENTENAIRE DE MGR DUPANLOUP
Il y a quelques mois, le Correspondant a uni, dans un fraternel
hommage, à l'occasion de leur commun centenaire, les deux plus
grands hommes de l'Eglise de France au dix- neuvième siècle,
Félix Dupanloup et Henri Lacordaire. Mais il convenait qu'à cha-
cune de ces pures gloires une commémoration spéciale, à la fois
religieuse et patriotique, fût consacrée. A Paris, le successeur de
Mgr Dupanloup sur le siège d'Orléans a dignement célébré le
P. Lacordaire, dans cette chaire auguste de Notre-Dame où le
Dominicain avait paru avec sa robe blanche et sa rayonnante élo-
quence. A Orléans, par un heureux choix de Mgr Touchet, le
cardinal Perraud, évèque d'Autun, remplira, le 12 octobre, le
même devoir de piété filiale et nationale à l'égard de Mgr Dupan-
loup. Il célébrera le grand évèque, dans sa cathédrale toujours
pleine de ses œuvres, du haut de cette chaire d'où son âme tombait
en paroles brûlantes, devant ces autels où il montait pour adorer
et pour bénir, en face de ce mausolée magnifique où, à l'ombre de
la bannière de Jeanne d'Arc, il repose.
Dans une lettre a iressée au Pape Léon XIII, qu'ont signée tous
ses prêtres, Mgr Touchet donne à Mgr Dupanloup deux titres
qu'il mérita. Il salue en lui un héros et un saint. Le titre de héros,
c'était celui que l'Angleterre, même protestante, décerna d'une
acclamation unanime au cardinal Newman. Qui le gagna mieux
que Mgr Dupanloup, par son courage, son désintéressement, son
souci de servir et non de plaire, son dédain des honneurs et des
périls, son entrain généreux au combat et au sacrifice? Quant au
titre de saint, des pharisiens pourront le lui disputer; il le recevra
de tous ceux qui l'ont connu et qui, dans son Journal intime,
publié par M. l'abbé Branchereau, l'auront senti revivre. Voilà
vingt-quatre ans que Mgr Dupanloup n'est plus de ce monde : il a
manqué tous les jours; il manque de plus en plus. Comme sa
mémoire, le vide qu'il a laissé, ne fait que grandir; et sans cesse
on entend redire, on se redit à soi-même le mot de Royer-Collard
sur Guvier : « Sa mort nous a diminués tous. »
Ce que Mgr Touchet avait écrit au pape Léon XIII, il l'a répété
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LE CBRTBNAïai DE M» DUPANLOUP 189
plus abondamment dans une belle lettre à son clergé. Il a peint en
traits justes et touchants le grand évèque. En cette fête grave
d'un centenaire où passe comme une aube de l'éternelle résur-
rection, il a évoqué délicatement l'image de Mgr Lagrange, l'ami
fidèle qui n'aurait pas voulu être séparé de son évèque, même dans
la mort, et qui avait rêvé de dormir du dernier sommeil, à ses
pieds, dans le caveau funèbre. Des dévouements pareils, vainqueurs
de l'inconstance et de l'oubli, honorent le cœur qui les conçut
comme le cœur qui les inspira. Ils ne s'enfantent que dans l'estime
et la vénération sans bornes. Us s'allument à une flamme qui dure
toujours, parce qu'elle vient de Dieu.
Entre toutes les œuvres de Mgr Dupanloup, il en est une qui,
pendant qu'il est dans la gloire, est dans le deuil; c'est la liberté
de l'enseignement, indissolublement liée à son nom. D'autres,
assurément, y ont travaillé avec lui, et même avant lui. Sans parler
de l'abbé de Lamennais qui, dès 1815, avait attaqué l'Université
avec furie, des prêtres, des évêques avaient vigoureusement reven-
diqué la liberté de l'enseignement. Malgré le zèle et le talent
déployés, l'avaient-ils toujours fait avec des arguments qui simpli-
fiaient et facilitaient la question? N'avaient- ils pas souvent irrité
plutôt que désarmé l'adversaire? M. Guizot, qui voulait la liberté,
signalait à Rome, dès le commencement de 1845, « les violentes
attaques auiquelles l'Université était en butte. » Même au sein du
clergé, le gallicanisme arriéré d'un prélat, le libéralisme exagéré
d'un autre, laissaient les esprits hésitants.
La force de Mgr Dupanloup fut de se poser en médiateur; il
demanda la liberté pour tout le monde, dans l'intérêt de l'Univer-
sité elle-même qu'il respectait. Il conquit des alliés là où il avait
refusé de voir des ennemis. Du jour où il entra en scène, la bril-
lante avant-garde qui bataillait pour la liberté de l'enseignement,
devint une armée; c'est l'hommage que, dans une lettre à
Hgr Parisis, lui rendait avec une effusion magnanime M. de Mon-
talembert. Si plusieurs firent la guerre plus que Mgr Dupanloup,
nul ne fit la paix mieux que lui. Lorsque M. de Falloux eut l'idée
féconde de le mettre, dans une commission célèbre, en présence de
H. Thiers, de M. Cousin, de M. Saint-Marc Girardin, des repré-
sentants les plus considérables de l'Université, l'accord fut vite
conclu, parce que la confiance, la tolérance, le respect des droits
d'autrui, l'amour de la patrie française étaient chez tous. La loi
libérale de 1850 eut pour parrains le prêtre qui avait écrit son
programme dans la Pacification religieuse et l'homme d'Etat qui,
dans son Histoire du Consulat et de F Empire, avait magistra-
lement raconté le Concordat.
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190 LE CENTENAIRE DE I" DUPANLOUP
Un des prêtres que Mgr Dupanloup a le plus formés de ses
exemples et remplis de son esprit, Mgr Chapon, évêque de Nice*
l'observait avec raison : le grand évêque ne gagna tant de batailles
que parce qu'il ne les engageait pas témérairement. H joignait la
tactique à l'intrépidité. Il a conquis la liberté de l'enseignement par
des principes d'égalité et d'équité qui la défendent encore, et qui,
morte, la feront renaître.
Enfant de l'Université et de l'Oratoire, ancien normalien et
ancien séminariste, membre de l'Académie française et prince de
l'Eglise romaine, le cardinal Perraudest merveilleusement indiqué
pour redire au centenaire du grand évêque les mots qui, de son
berceau à son tombeau, furent comme le chant de sa vie : « Gloire
à Dieu! Paix aux hommes de bonne volonté! Paix aux consciences!
Paix aux âmes! Paix à la France! »
Il a vu de près celui qu'il louera. Il a reçu l'étincelle de ce foyer
d'honneur, de générosité et de foi. Il l'a visité dans cet évêcbé
d'Orléans qu'il appelle quelque part un atelier de travail. Il a été
l'hôte de cette imposante demeure du siècle de Louis XIV, où la
renommée de l'évèque attirait les renommées ; où M. de Montaient-
bert et le P. Gratry écrivirent quelques-unes de leurs plus belles
pages, celui-ci de sa Connaissance de Dieu, et celui-là de ses
Moines d'Occident. Tandis que Mgr Perraud célébrera le cente-
naire, est-ce qu'un cinquantenaire, déjà plus que révolu, ne se
présentera pas à sa mémoire attendrie? Dans l'été de 1851, un
jeune homme, incertain dans ses voies, tiraillé entre le ciel et la
terre, vint trouver Mgr Dupanloup à son petit séminaire de La
Chapelle Saint- Mesmin. Il lui était recommandé par un prêtre de
génie, l'abbé Gratry. Grand connaisseur d'âmes, l'évèque sonda,
fixa et admira celle qui se découvrait à lui. Après une conversa-
tion intime où des paroles décisives furent dites et entendues, il
fallut se quitter; l'évèque accompagna quelque temps, sur la
chaussée de la Loire, son visiteur qui regagnait Orléans. Le jour
commençait à tomber : le fleuve coulait lentement vers l'Océan où
le soleil, vêtu de pourpre, descendait peu & peu. A l'horizon
opposé, les tours de la cathédrale, voilées d'ombre, se dressaient
immobiles dans leur gravité pensive des soirs. Au moment des
adieux, le jeune homme, qui emportait dans son cœur le secret de
sa vie, voulut se mettie à genoux sur la terre nue du chemin; et
Mgr Dupanloup, étendant les mains, bénit celui qui est aujourd'hui
le cardinal Perraud.
La Providence a permis que l'histoire de cette cathédrale
d'Orléans, où Mgr Perraud pariera de Mgr Dupanloup, eût quelque
ressemblance avec l'illustre évêque couché sous ses dalles. Un de
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LS CEinUlÀffiE DE M* DUPÀNLOUP 191
ses plus lointains prédécesseurs, saint Euverte, consacre le sanc-
tuaire à la Croix, emblème de Mgr Dupanloup, arme parlante de sa
vie vouée par la lutte et la souffrance à la gloire. Un autre de
ses prédécesseurs des vieux âges, saint Aignan, sortira de sa
cathédrale de Sainte-Croix pour monter sur les remparts de la cité
assiégée; devant la nuée noire des Huns épars de tous les côtés, il
reste droit et ferme, il est le père de son peuple. A son tour,
Mgr Dupanloup, avec une vaillance égale, sera le père du sien
pendant une invasion terrible qui aura forcé les portes de la ville,
même du temple.
Le chaos se débrouille, la barbarie s'éclaircit, la chrétienté
d'Europe se fonde. Dans la cathédrale de Sainte-Croix, où viendra
Charlemagne, un évèque d'Orléans, qui cultive les lettres et sème
les écoles, préside à la civilisation naissante; il est un personnage
consulté et révéré; il signe au testament du grand empereur.
Comme Théodulphe, Mgr Dupanloup sèmera les écoles et cultivera
les lettres; sa voix fera autorité dans la nation, lorsque le
testament de Charlemagne sera lacéré sur les débris du trône
temporel de Pierre, il le défendra comme s'il y eût signé.
Les siècles succèdent aux siècles comme les saisons aux saisons;
il y a des nuits si longues qu'elles semblent ne devoir jamais finir.
Au plus épais de ces ténèbres, lorsque l'Anglais tient Paris et tient
presque le royaume, une vierge entre dans la cathédrale de Sainte-
Croix; elle est la victoire; elle a sauvé Orléans, elle sauvera la
France. C'est une joie, un délire universels. Venu quatre cents ans
plus tard, Mgr Dupanloup veut que le triomphe soit plus beau
encore; que ce soit un hosanna sans terme; que la vierge, déclarée
sainte, soit l'ange de la patrie. Sa foi dans une sainteté qui l'a
ravie est entière ; il l'annonce au monde avec des accents nouveaux,
il la soumet à l'Eglise. Peut-être Jeanne d'Arc aura- 1- elle quelque
jour son autel tout près du tombeau de Mgr Dupanloup !
Les tribulations reviennent encore : guerres étrangères, guerres
civiles, guerres religieuses, où la France défigurée n'est qu'une
plaie. Puis, soudainement, dans la cathédrale de Sainte-Croix en
ruines, que les huguenots ont incendiée, ce n'est pas une vierge
victorieuse qui apparaît, c'est un roi, notre Henri IV. Il a clos, par
son Elit de Nantes, un siècle de haines; il a rendu aux calvinistes
leurs prêches, comme il rendra leurs maisons aux Jésuites. Et main-
tenant, le 18 avril 1601, agenouillé à Sainte-Croix, il ouvre, par la
paix, par la liberté, par l'émulation loyale entre tous les enfants du
pays de France, le plus beau siècle de notre histoire, le siècle de
saint Vincent de Paul et de saint François de Sales, de Pascal et de
Descartes, de Bossuet et de Fénelon, iïAthalie et de Polyeucte, le
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192 LE CKHTENAHLB DK IL* DUPANLOUP
siècle qui verra notre drapeau planté à Strasbourg et notre pavillon
flottant de la Louisiane et du Canada aux mers d'Asie. Lorsque
Mgr Dupanloup vint prendre possession de sa cathédrale d'Orléans,
il avait au cœur ces splendides visions du passé; et, songeant à
cette loi sur la liberté de l'enseignement, qui allait être votée, et
que le P. Lacordaire appela l'Edit de Nantes du dix- neuvième
siècle, il formait le rêve sublime d'un renouveau où la France ces-
serait les querelles intestines et vaines, pour régner à jamais, plus
que jamais, au milieu des nations.
Les choses, hélas! ont pris une face sombre. L'anxiété est dans
la France mutilée et trahie; ce que nous pressentons est pire encore
que ce que nous avons subi. Est-ce l'heure du découragement? Non,
c'est l'heure de la lutte pour la vie. Que, de la tombe de Mgr Du-
panloup, autour de laquelle se presseront tant d'hommages, sorte,
avec d'héroïques leçons et des résolutions indomptées, la divine
espérance! Elle enseigne les vérités et les qualités qui font les
sociétés saines, fortes et libres. Au temps de la guerre des Albi-
geois, où allait se jouer et ponvait sombrer l'avenir de la civilisa-
tion, un prédécesseur de Mgr Dupanloup, Manassès II de Seignelay,
évèque d'Orléans, arma chevalier du Chrht le vainqueur de Muret,
le maréchal de la Foi, Simon de Montfort. Pourquoi la glorieuse
tombe n'aurait-elle pas la même vertu de faire des soldats sans
peur et sans reproche, des soldats invincibles, — cette tombe du
grand évèque que Pie IX reconnaissant nommait le bon chevalier
du Christ, bonus miles Christi?1
H. de Lacombe.
1 Mgr Touchet a très opportunément rappelé cette expression d'un bref
de Pie IX à Mgr Dupanloup.
Le Directeur : L. LAVEDAN.
L'un des gérants : JULES GERVAI8.
'***•— L. M MTI ST VILS, IMTBIMSUtt, 18, Et» DU FOMM IA1*T-JACQVM.
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SOUVENIRS POLITIQUES ' —
LES TENTATIVES DE RESTAURATION
APRÈS LA GUERRE
La chute de H. Thiers avait rompu la trêve des partis et, par
conséquent, avancé le moment où l'Assemblée devrait se prononcer
entre la république et la monarchie. Si les monarchistes, sous un
gouvernement qui ne leur était plus contraire, voyaient diminuer les
difficultés de leur entreprise, ils étaient entraînés du même coup à
se hâter de l'accomplir; mais comment présenter à la nation, com-
ment lui faire accepter une monarchie héréditaire avec un monarque
séparé de ses héritiers? La réconciliation de la maison royale, trop
longtemps attendue et différée, ne paraissait plus seulement néces-
saire, elle devenait urgente; il fallait qu'une démarche publique la
consacrât sans retard.
Le jour où l'Assemblée entrait en vacances, certains confidents
des princes voulurent conférer avec quelques membres de la droite
modérée; on se réunit chez l'un d'entre nous, et la visite de M. le
comte de Paris à Frohsdorf fut une fois de plus remise sur le tapis.
Le général de Ghabaud-Latour posa des questions, formula des
objections évidemment préméditées. Nous y répondîmes de notre
mieux ; nous insistâmes une fois de plus en nous efforçant d'aplanir
la route qu'il ne fallait plus tarder à suivre. Les amis des princes
évitèrent de les engager ou de se prononcer eux-mêmes. Plusieurs
d'entre nous sortirent de la réunion fort découragés par cette
1 Voy. le Correspondant des 10 avril, 10 et 25 mai, 10 et 25 septembre, et
40 octobre 1902.
2« livraison. — 25 octobre 1902. 13
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mm^mi
194 SOUVENIRS POLITIQUES
réserve ; d'autres présumèrent au contraire que la visite allait se
faire; ces derniers ne se trompaient pas.
Nous étions revenus depuis peu de jours dans nos provinces,
quand les journaux annoncèrent, discrètement d'abord, puis très
ouvertement, que H. le comte de Paris se rendait auprès de M. le
comte de Ghambord. Une exposition universelle, la première depuis
nos désastres, venait de s'ouvrir à Vienne; la France y figurait
avec un éclat qui surprenait l'Europe. M. le comte de Paris était
parti sous prétexte d'aller la visiter. Mais sa résolution était prise
et sa démarche eut bientôt le caractère politique qu'il devait y
donner.
En arrivant à Vienne, il fit demander à M. le comte de Gham-
bord de le recevoir. Celui-ci lui envoya un de ses gentilshommes,
porteur d'une note contenant les paroles par lesquelles son cousin
devrait l'aborder. Cette façon d'agir avait pour objet de prévenir
les malentendus qui avaient suivi les rencontres précédentes entre
les deux branches. Le comte de Paris n'était pas venu pour reculer :
il accepta le protocole sans observation, récita le lendemain, comme
il entrait à Frohsdorf, les paroles qui lui avaient été dictées; après
quoi le comte de Chambord lui ouvrit les bras et l'embrassa ten-
drement : la maison de Bourbon n'était plus divisée, le droit de
l'aîné était reconnu par les cadets; la monarchie pouvait se rétablir ;
et déjà l'opinion, favorable ou non, la tenait pour rétablie. Mais
avec quelles institutions, moyennant quelles garanties, à l'abri de
quel drapeau? Les deux princes évitèrent d'en parler. Il était
permis de penser que le comte de Ghambord avait à cœur de rece-
voir sans condition la soumission de ses cousins et que les conces-
sions nécessaires seraient moins difficiles à obtenir si elles n'étaient
pas réclamées dès la première entrevue par des parents qui
jusqu'alors avaient méconnu son droit. De là, sans doute, la géné-
reuse réserve que, soit avant, soit pendant la visite, le comte de
Paris avait gardée et dont plus d'un orléaniste lui sut mauvais gré.
Les princes s'associèrent tous à la démarche du comte de Paris.
Tous vinrent successivement à Frohsdorf, sauf le duc d'Aumale
qui préférait encore se réserver : il allégua qu'il avait à pré-
parer le procès Bazaine, en sa qualité de président du conseil de
guerre, et se trouvait ainsi dans l'impossibilité de faire le voyage ;
mais il laissa les siens parler au nom de leur famille entière, et nous
verrons qu'au moment décisif, en dépit de ses méfiances, il s'associa
sincèrement à l'entreprise.
Le gouvernement ne négligea rien non plus pour justifier notre
confiance. Le Maréchal prit les mesures militaires qui devaient
garantir le maintien de l'ordre, sans que le ministre de la guerre,
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LES TMTATIYES DB RESTAURATION APRÈS LA GUERRE m
suspect pourtant de bonapartisme, parût le contrecarrer : il réunit
autour de Paris des chefs de corps sur lesquels on pouvait compter
en cas de restauration. Le général Carey de Bellemare ayant
annoncé qu'il briserait son épée si la monarchie était proclamée, le
gouvernement le mit en retrait d'emploi, profita de l'incident pour
rappeler l'armée entière & la discipline et, par un ordre du jour du
ministre de la guerre, par une proclamation du Maréchal lui-même,
l'obéissance à la décision de l'Assemblée souveraine fut imposée
d'avance. Le général Bourbaki, lié par ses antécédents à la dynastie
impériale, commandait à Lyon; le duc de Broglie chargea le préfet
Ducros de le sonder. Le loyal soldat répondit que si la proclamation
de la monarchie par l'Assemblée provoquait un soulèvement, il le
réprimerait, mais qu'ensuite, le respect de la loi une fois assuré, il
irait s'ensevelir dans la retraite, fidèle à son passé. Les précautions
étaient donc prises contre l'émeute. En même temps, le premier
ministre s'attachait à dissiper les alarmes et les préjugés populaires;
il allait dans son département, à un comice agricole, attester à ses
électeurs que « le gouvernement que leur donnerait l'Assemblée
nationale accepterait les principes des sociétés modernes et n'en
répudierait que les excès ». 11 eût voulu s'avancer davantage, je le
tiens de lui-même : il proposa au Maréchal que notre ambassadeur
à Vienne fit une démarche auprès du comte de Ghambord. Sans
préjuger le vote de l'Assemblée nationale, ce représentant de la
France aurait exposé au Prince dans quelles conditions le rétablis-
sement de la monarchie était jugé possible par le gouvernement
responsable de la paix publique; il l'aurait prévenu qu'il trouverait
ce gouvernement tout prêt à l'accueillir, si, rappelé par l'Assemblée,
il revenait avec le drapeau tricolore; sinon, non. « Peut-être, disait
Broglie, cette notification officielle aurait-elle eu raison de la résis-
tance que les sollicitations individuelles n'ont pu vaincre. » Mais le
Maréchal ne s'y prêta pas ; il lui parut qu'en intervenant de la sorte
avant la décision de l'Assemblée, il sortirait de la réserve que com-
portait sa fonction.
Tel qu'il était constitué, le conseil des ministres n'avait pas &
délibérer sur le projet de restauration, tout au moins avant que
l'Assemblée en fût saisie : en essayant de prendre parti au préalable,
il eût risqué de se dissoudre et l'un de ses membres, tout au moins,
M. Magne, se fût retiré. Mais en attendant que le moment d'engager
le ministère arrivât, chaque ministre pouvait se concerter avec ses
amis et les diriger vers le but à atteindre; c'est à quoi le duc de
Broglie ne se montrait pas moins disposé que les légitimistes notoires
qui siégeaient dans le cabinet : de concert avec lui, ceux-ci
envoyaient au comte de Ghambord MM. de Sugny et Merveilleux
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196 SOUVENIRS POLITIQUES
Du Vignau d'abord, M. Combier ensuite, qui tenaient au prince
le meilleur, le plus persuasif et sincère langage *. Lui-même attirait
à Versailles, pour le consulter, à la veille du jour décisif, l'ami
qu'il considérait depuis longtemps comme le type achevé du
royaliste habile et fidèle, Falloux. Un jour que je sortais d'une de
nos réunions préparatoires, il me rejoignit et, me prenant à
part, me montra devant nous un de nos collègues qui remontait,
isolé, la rue des Réservoirs, « Voilà un homme, me dit-il, à qui
l'on devrait bien faire attention. Il importerait de le rattacher à
votre cause. Je n'ai, quant à moi, rien à offrir en vue d'une res-
tauration, rien non plus à suggérer à M. le comte de Ghambord
qui ne m'a fait faire aucune ouverture. Mais si ses mandataires
avaient encore à disposer d'un portefeuille, ils feraient bien de
songer à Raoul Duval. » M. Raoul Duval s'était alors signalé par sa
vigueur conservatrice et n'avait pas encore affiché ses préférences
bonapartistes.
Je ne manquai pas de transmettre l'avis à qui me semblait à même
de le faire valoir auprès du prince; mais personne sans doute n'était
chargé de proposer quoi que ce fût de sa part ; et, quelques jours
après, M. Raoul Duval, par une lettre publique au général Chan-
garnier, se déclarait contre la monarchie : le premier, il donnait le
signal d'une scission dans le camp conservateur. Je ne prétends
pas d'ailleurs qu'il eût été possible de le gagner, ni qu'il convint
d'en faire un ministre. Mais j'ai noté ce trait parce qu'il me semble
caractéristique : il atteste tout à, la fois la sollicitude du duc de
Broglie pour la cause monarchique et la singularité de sa situation;
l'homme d'Etat chargé d'ouvrir la porte au roi demeurait, au
moment où ce roi devait rentrer, sans accès auprès de lui.
L'entreprise ne s'en poursuivait pas moins. Elle impliquait un
double effort : il fallait d'une part qu'une majorité parlementaire
rappelât le prince; de l'autre, que le prince se rendît à cet appel;
chose étrange, peut-être sans exemple dans l'histoire, c'est le
consentement du prince qui paraissait le plus difficile à obtenir
et finalement devait nous être refusé. Aussi, parmi nous, les
plus rapprochés du comte de Ghambord se montraient les moins
empressés à précipiter l'événement. Après la démarche du comte
de Paris, le dénouement semblait proche à qui voyait les choses
de loin; et sans doute un acte spontané du comte de Ghambord
aurait aplani les difficultés provenant du Parlement et de sa composi-
tion. Mais cet acte que nous nous acharnions à espérer et à provoquer
se faisant tout au moins attendre, il nous fallait recruter par une
i Merveilleux Du Vignau, Un peu d'histoire, p. 41 et suiv.
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LIS TENTATIVES DE RESTAURATION APifiS LA GUERRE 197
propagande laborieuse les voix encore incertaines et pourtant néces-
saires au vote décisif.
Au surplus, je trouve l'entreprise envisagée sous toutes ses faces
dans une lettre que m'écrivait Ghesnelong peu de jours avant d'y
jouer le rôle principal. On y verra par quels motifs des patriotes,
étrangers jusqu'alors au parti légitimiste1, étaient déterminés à la
poursuivre et par quels moyens, à travers quels obstacles, à quel
prix il était permis d'espérer le succès :
Orthez, 11 septembre 1873.
a La démarche du comte de Paris est un grand acte, noblement et
spontanément accompli. Personne ne l'attendait : la surprise en a
doublé l'effet. S'il ne supprime pas les difficultés, il aide à les résoudre;
mais en facilitant la solution il déplace et aggrave les responsabilités.
Le roi et l'Assemblée sont désormais face à face; la question est en
leurs mains et le succès dépend de leur accord.
Il ne peut venir que de Ut, ne nous y trompons pas ; le pays accep-
tera la monarchie une fois faite : il ne la ferait pas de son seul mou-
vement et par sa propre inspiration. Une Assemblée nouvelle ne la
ferait pas davantage; fût-elle conservatrice, elle ne serait pas monar-
chique. Nous sommes 300 monarchistes contre 30 bonapartistes. De
nouvelles élections modifieraient notablement cette proportion et
laisseraient peu de chances à une restauration bourbonienne. Personne
du reste ne songe à un coup de force, ni le roi, ni ses fidèles, ni ses
1 C'est ce que Chesnelong constate lui- même au début de son récit :
o Entré dans la vie publique en 185V, dit-il, comme membre du Conseil
général de mon département, je fus élu, à la fin de 1865, député au Corps
législatif. J'étais alors ce que j'avais toujours été, ce que je reste toujours,
un catholique dévoué avant tout à l'Eglise et à la France.
« Je prêtai, comme député, un concours loyal à l'Empire, sans sacrifier
toutefois la moindre parcelle de mon indépendance. Je ne cherchai, dans
aucune circonstance, à ébranler son pouvoir; je désirais qu'il se consolidât
en s'améliorant et à quelques égards en se transformant. Si je n'hésitais
pas à marquer mon dissentiment sur des points essentiels lorsque le bien
du pays me semblait l'exiger, je ne me prêtai à aucune coalition avec
l'opposition républicaine qui aspirait à le renverser. Jusqu'à la dernière
heure de l'Empire, cette attitude fut la mienne. Je n ai ni à la désavouer,
ni à la regretter.
« Mais en 1871, au moment où il s'agissait d'engager dans de nouveaux
chemins la France que de tragiques événements avaient jetée hors des voies
où elle marchait, mes réflexions et la leçon des événements me conduisi-
rent à cette pensée que le retour au vrai principe monarchique pouvait
seul rendre et garantir à cette France bien-aimée les conditions nécessaires
à son relèvement social et national. » (La Campagne monarchique de 1873,
p. 1 et 2.)
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19$ SOUVENIRS POLITIQUES
adhérents; outre que nous sommes un parti d'honnêtes gens, non
d'aventuriers politiques, les moyens manqueraient aussi bien que
1 intention. La conclusion est que la monarchie se fera par l'Assemblée
ou qu'elle ne se fera pas de longtemps.
Nous seuls pouvons la faire; et elle est pour notre pays
l'instrument nécessaire de son salut soeial et de son relèvement
national. Avec la monarchie et par elle, nous pouvons nous rasseoir
dans l'ordre, dans la paix intérieure, dans une sage liberté, dans une
sécurité stable, dans le respect de nous-même et de l'Europe; et, avec
l'aide de Dieu, en retrouvant l'estime et la confiance des autres nations,
le jour où nous ne serons plus un foyer toujours incandescent de -
troubles et d'agitations révolutionnaires, nous pourrons, par de sûres
alliances, reprendre, avec l'intégrité de notre territoire, la dignité de
notre ascendant; nous pourrons redevenir la France. — Si nous
échouons dans notre dessein, nous retomberons bien vite dans la
situation qui précédait le 24 mai, avec une dissolution inévitable, des
élections compromises, et le radicalisme menaçant. Sans doute il y a
l'expédient d'une stabilité temporaire par la consolidation du provi-
soire actuel. Mais l'impuissance des monarchistes étant constatée et
prouvée par le fait même de cette demi-mesure, nous serions placés
entre le courant radical et le courant césarien et, après un court temps,
débordés par l'un ou par l'autre, peut-être par la coalition des deux;
nous sacrifierions l'avenir au repos précaire du présent. En outre
cette solution intermédiaire elle-même, qui aurait eu son prix si la
question monarchique avait été, d'un commun accord, ajournée, de-
viendra plus que difficile après l'échec de cette question. — Plus j'y
pense, plus je suis convaincu que la solution monarchique est non
seulement la plus complète et la meilleure, mais Tunique moyen de
salut. Le devoir est clair; la nécessité est impérieuse; l'intérêt du pays
le réclame; nous sommes condamnés à vaincre ou à périr.
L'obstacle ne viendra pas de l'opinion publique : elle est telle, à
mon sens, que vous le dites, ni enthousiaste, ni empressée, crain-
tive, même défiante, ne prêtant pas secours, ne créant pas grand
embarras, se réservant sans s'opposer. Hier encore, je veux dire avant
le 5 août, elle ne croyait pas à une restauration monarchique et ne
l'envisageait que comme une éventualité peu probable, lointaine en
tout cas; aujourd'hui elle la juge possible et la croit prochaine : les
uns s'en inquiètent; d'autres la désirent; la plupart s'y résignent; tous
sentent que la question est posée et que la solution frappe à la porte.
Je n'aperçois pas l'un de ces courants qui précipitent l'événement,
mais une disposition générale à laisser faire sans s'engager prématu-
rément. Vienne le succès : je ne m'attends pas à un applaudissement
bruyant; mais gn peut compter, ce me semble, sur un assentiment de
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LIS TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE
satisfaction pour les uns, de raison pour les autres», de lassitui
soulagement pour le plus grand nombre. Voilà l'état vrai de
public.
11 faut s'attendre à la résistance des bonapartistes et des ra
Les premiers trouveraient sans doute des échos nombreux
pays consulté par un vote pour exprimer une préférence; ils s<
près de nos récents désastres, trop peu préparés à entrer imn
ment en scène pour soulever une opposition sérieuse au fait ac
voire même pour entraver son accomplissement. Quant aux n
ils ont toutes leurs haines ; mais ils ne sont pas remis de la dé
la Commune : il y aura du frémissement; ils ne livreront
grande bataille. En tout cas, la loyauté du maréchal répon
loyauté de l'armée. Les effervescences révolutionnaires qui p
se produire seront vite et facilement comprimées; elles n'ir
loin et ne prendront pas le caractère d'une insurrection.
Je crois donc que l'Assemblée pourra ce qu'elle voudra. Y a
une majorité pour vouloir? Si la question est bien menée et
sente bien, je l'espère sans oser en être sûr. Les droites, 1<
droit, les conservateurs non classés représentent 320 voix,
s'attendre à l'opposition carrée de 15 voix bonapartistes et à 1'
tion de 10 ou 15 autres. Pour arriver au chiffre du minimum
saire (360), il faut conquérir 40 voix de l'ancien centre gauch
ne devons pas nous dissimuler que la chose sera difficile. P
affirmation simplement conservatrice, on en obtiendrait aisémi
que cela ; mais pour une affirmation monarchique, il y a les
ments pris, les attitudes antérieures, la crainte d'un désav
prompt et trop complet des opinions de la veille, tous obstac
sonnels que le sentiment d'un devoir pressant devant une s
grave pourra surmonter et surmontera, je l'espère, mais doi
impossible de faire abstraction dans l'appréciation froide et i
de nos chances de succès.
Toujours est-il que nous ne pouvons être une majorité qu'i
tion de réunir dans un vote commun cinq éléments distincts : 1
timistes purs, les légitimistes constitutionnels, les anciens orlé
les conservateurs parlementaires, la fraction modérée de l'ancie
gauche qui avait accepté la république conservatrice de M. Thii
Trouver un terrain de transaction sur lequel ces nuances <
puissent se grouper, voilà le problème parlementaire. 11 faut le r
sous peine de perdre la partie monarchique pour longtemp
laisser notre pauvre pays livré aux hasards des aventures d
giques ou césariennes.
J'écarte l'hypothèse d'une monarchie, absolue en principe 1
paternelle et libérale en fait, ne laissant d'autre garantie i
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200 SOUVENIRS POLITIQUES
national que l'honnêteté et la modération du roi. Dans de telles con-
ditions, la monarchie ne trouverait ni une majorité pour naître, ni des
forces pour vivre. C'est l'impossibilité absolue. Ce régime chimérique
n'est pas dans les idées du comte de Chambord, bien qu'il trouve des
amis imprudents pour le préconiser.
J'écarte aussi l'hypothèse d'une charte octroyée, émanant du roi
seul, sans la participation de l'Assemblée. Il n'y aurait pas, à coup
sûr, de majorité pour ce système. Ce n'est pas, je le crois, la pensée
du comte de Chambord : j'ai lu toutes ses lettres; je rencontre partout
l'idée d'institutions fondées d'accord avec la France, nulle part celle
d'une charte concédée par le bon plaisir du roi en dehors des repré-
sentants du pays.
Je voudrais pouvoir écarter aussi l'hypothèse d'une constitution
faite par l'Assemblée en dehors du roi et d'un établissement monar-
chique ainsi subordonné à l'acceptation d'une charte imposée. A mon
sens, ce serait aller trop loin. Si nous fondons la monarchie, nous
avons besoin de laisser au roi toute sa dignité pour qu'il ait tout son
prestige. La notion du pacte implique d'ailleurs la coopération des
deux contractants : elle est exclusive à la fois de la charte octroyée,
qui ne ferait pas sa juste part au droit national, et de la charte
imposée, qui amoindrirait l'intégrité du droit royal; enGn je ne com-
prendrais pas pratiquement, après l'adoption du principe de la
monarchie, la discussion longue et détaillée d'une constitution précé-
dant l'intronisation du roi. 11 y aurait là un grand péril; nos délibéra-
tions agiteraient le pays; les partis s'échaufferaient; la paix publique
pourrait eg souffrir; le succès pourrait être compromis; ne le fût-il
pas, la monarchie sortirait de cette épreuve affaiblie, meurtrie, dimi-
nuée. Il faut, ce me semble, que le roi monte sur son trône le lende-
main du jour où il y aura été appelé et que la délibération soit un acte
encore plus qu'une discussion. Et pourtant la charte imposée a des
partisans nombreux dans le centre droit et a fortiori dans le centre
gauche. C'est là notre première difficulté; car le comte de Chambord
y résisterait et, à mon avis, avec raison. Il y a ici une concession à
demander à nos amis des centres...
Il importe pourtant de caractériser la monarchie que le retour du
roi viendra inaugurer. Il faut donc trouver une formule de consécra-
tion, si je puis ainsi dire, qui d'une part laisse intact le droit royal en
déclarant que la France revient à la monarchie, qui, de l'autre, déter-
mine nettement le double caractère de cette monarchie traditionnelle
et héréditaire d'un côté, constitutionnelle de l'autre (le mot doit y
être sans équivalent), qui énumère sommairement les grandes lignes
de notre droit public sans oublier la responsabilité ministérielle,
qui, enfin, déclare que la constitution de la monarchie restaurée sera
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LES TENTATIVES D8 RESTAURATION APRÈS Là GUERRE 201
faite d'après ces bases par le roi et l'Assemblée. Nous avons lieu de
croire, vous le savez, que Monseigneur acceptera le mode et les termes
principaux de cette formule ; elle donnera satisfaction aux susceptibi-
lités du pays, et il y a là, ce me semble, un terrain transactionnel qui
respecte la dignité de tous et qui pourra être accepté par les partisans
de la charte imposée.
Reste la question du drapeau. La France est un pays qu'on mène
par des mots et par des signes; en outre, le drapeau d'une nation
touche à ce qu'il y a de plus intime dans ses sentiments et dans ses
souvenirs. C'est, comme vous le dites, la question aiguë. Je suis
convaincu, pour ma part, qu'en faisant une concession sur ce point,
le roi rendrait tout le reste facile. S'il veut imposer le drapeau blanc
à l'exclusion de tout autre, je crains que tout n'échoue ou que, du
moins, on se montre d'autant plus exigeant sur les questions de
principe qu'on sera forcé de céder sur le drapeau. En tout cas, on
ne pourra pas changer le drapeau avant l'avènement. Demander à
l'Assemblée de mettre le drapeau blanc dans l'acte de la fondation
monarchique ce serait s'exposer à un échec certain et courir à un
péril très hasardeux. Le plus qu'on pourra faire, ce sera de réserver la
question pour la régler d'accord avec le roi. Eh bien, la monarchie est
proclamée, une émeute éclate; l'armée la réprime et gagne la première
bataille de l'ordre monarchique sous le drapeau tricolore : com-
prend-on le roi arrachant le lendemain ce drapeau à cette armée, ce
drapeau à l'ombre duquel on vient de combattre et de mourir pour
lui? — Et ce n'est pas tout : la monarchie proclamée ne supprime pas
les partis hostiles ni les dynasties rivales; comprend-on la royauté
laissant aux compétitions de l'avenir un drapeau populaire, auquel on
s'attachera davantage par la privation et le regret, et ne s'en appro-
priant pas le prestige? Enfin, si le drapeau tricolore a été l'emblème
de la révolution en 1789 comme en 1830, il a été l'emblème de la
patrie dans ses victoires comme dans ses revers depuis quatre-vingts
ans, sauf les quinze ans de Restauration; il a été la représentation de
l'ordre contre l'anarchie en 1871 comme en 1848; combien de braves
soldats, d'honnêtes et courageux citoyens sont morts pour en défendre
l'honneur! Est-ce que ce baptême de sang généreux n'a pas purifié son
origine, transformé son caractère, fait du drapeau tricolore un dra-
peau national plus que révolutionnaire? Est-ct que sa répudiation ne
froisserait pas des sentiments honnêtes et loyaux qu'un gouvernement
prudent doit toujours respecter parce que leur adhésion est une force
et que leur mécontentement discrédite et affaiblit? Aussi suis-je con-
vaincu que, par la force des choses, il se fera un arrangement sur
cettequestion ; cela s'imposera, et, dès lors, au lieu d'une concession
arrachée qui affaiblirait le roi et qui perdrait de son prix en paraissant
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20Î SOUVENIRS POLITIQUES
être un acte de contrainte, ne serait-il pas meilleur, plus grand, plus
profitable, plus politique qu'un motu proprio émanant de l'âme du
prince supprimât la question en la réglant par une déclaration géné-
reuse? — Il y a, sans doute, les derniers manifestes, une question
d'honneur posée de haut; par suite le drapeau blanc ne peut être
répudié; ce n'est pas une raison pour que le drapeau tricolore ne soit
pas maintenu ; on peut les fondre dans un drapeau nouveau ' qui ne
serait ni le signe de la révolution victorieuse, ni le désaveu des gloires
anciennes ou des gloires contemporaines, qui représenterait le présent
se rattachant au passé dans une réconciliation qui rapproche sans
humilier : on peut les faire coexister; tout cela est possible et serait
bon; ce qui ne serait ni bon, ni possible, ce serait d'indiquer, même
par un signe, une inconciliabilité entre le vieux principe monarchique
et les mœurs nouvelles de la France. Elle n'existe pas; on la créerait
et on y ferait croire en l'indiquant; on préparerait le divorce en réta-
blissant l'union.
En résumé, si le comte de Chambord reste intraitable sur le drapeau,
nous n'avons pas une majorité pour le rappeler. Si la question est
réservée, il y aura là de grands embarras qui peuvent tout compro-
mettre. Si au contraire elle est résolue dans le sens de la conciliation
par une déclaration spontanée et généreuse du prince, l'effet en sera
immense. L'opinion sera empoignée. Je puis me tromper; mais aux
heures décisives, il faut les grandes et soudaines inspirations : l'acte
du comte de Paris a fait plus avancer la question en un jour que des
dissertations théoriques n'auraient pu la faire avancer en une année;
une déclaration du comte de Chambord sur le drapeau ferait mille fois
plus pour aplanir les difficultés et rallier les suffrages que toutes les
délibérations. En ce moment le pays se réserve; après cet acte il se
donnerait. Et que de raisons ! La nation à relever, la France à sauver,
l'union des honnêtes gens à cimenter, un parti national à former par
la fusion des partis conservateurs! Devant ce but sacré, la grandeur
est dans l'abnégation; et l'initiative du sacrifice tentera l'âme royale
et élevée du comte de Chambord. »
Ainsi toutes les difficultés qui devaient émaner de l'Assemblée
' La solution qui se présentait d'abord à Pespril et qui était acceptée de
tous, c'était le drapeau tricolore orné des fleurs de lys. Mais comme elle ne
satisfaisait pas le comte de Chambord, on s'épuisait à chercher d'autres
accommodements. On avait songé, par exemple, à garder le drapeau trico-
lore pour l'armée et la nation en faisant du drapeau blanc le pavillon per-
sonnel du souverain ; ou bien encore, à prendre comme drapeau national
« un drapeau blanc par Tune de ses faces, tricolore par l'autre, avec l'écusson
fleurdelisé au centre ». {La Campagne monarchique, p. 140.) Aucune de ce*
diverses combinaisons ne fut agréée par le comte de Chambord.
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 203
étaient prévues avec le moyen de les résoudre; restait la seule
question qui ne fût pas de notre ressort : le roi adopterait-il le dra-
peau de la nation? Mgr Dupanloup me l'écrivait aux approches de
l'heure décisive : « Il n'y a plus qu'une seule difficulté, M. le comte
de Ghambord peut seul la résoudre; il ne peut se faire aucune
espèce d'illusion là-dessus et;*comme on dit vulgairement, mis, non
pas au pied du mur, mais au pied du trône, chrétien comme il Test,
sa responsabilité ne peut pas manquer de lui apparaître et de
l'éclairer !. »
Il s'en fallait que tous les vieux royalistes partageassent cette
confiance de l'évoque. Kerdrel, vers le même moment, du fond de
sa Bretagne, me confiait ses alarmes : « Je crains que M. le comte
de Ghambord ne se retranche dans la question d'honneur... Je le
crains, parce que je connais l'homme et aussi son entourage et
qu'en ce moment je le vois plus obstiné que jamais.
« Parmi les symptômes qui m'inquiètent le plus, il en est un qui
m'a rarement trompé : c'est l'attitude de la presse ultra et des
petits groupes qui l'inspirent. Tout autour de moi je ne vois que
journaux élevant la question du drapeau à la hauteur d'un principe
et faussant l'histoire, représentant le drapeau blanc comme né avec
la monarchie et la monarchie comme impossible sans le drapeau
blanc2».
Aux ultra-royalistes, Kerdrel aurait pu joindre les ultra-catho-
liques; ceux-ci, après avoir tout fait pour tenir la société moderne
séparée du Pape, s'entendaient avec ceux-là pour la tenir séparée
du roi ; non pas que le Pape lui-même les approuvât sur ce dernier
point, — Pie IX avait secrètement conseillé au comte de Ghambord
l'adoption du drapeau tricolore 3, — mais l'opinion contraire était
professée par le chef des catholiques intolérants en France, par
î'évèque de Poitiers, Mgr Pie; et le comte de Chambord lui-même,
après la mort de M. Louis Veuillot, a rendu ce témoignage au
directeur de Y Univers, qu'il avait mieux que personne compris et
justifié la détermination royale4. Sans doute, il n'y avait pas à s'y
1 La Combe, 14 septembre 1873.
* Saint-Uhei, 10 octobre 1873.
3 Pie IX Ta confié à M. Keller, d'après lequel Chesnelong le rapporte.
[La Campagne monarchique en 1873, p. 455.)
4 Quand parut la lettre du 27 octobre qui répudiait définitivement le
drapeau tricolore, « Mgr Pie, dit Mgr Baunard, son biographe, fut de ceux
qui applaudirent à cet acte dans lequel il retrouvait l'écho de ses pensées,
presque de ses paroles... A Mgr Mercurelli, il écrivait dans ces jours-là :
« Si la monarchie s'était faite dans les conditions arrangées par le libéra-
« lisme, notre dernière ressource religieuse et nationale était perdue. Il
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204 SOUVENIRS POLITIQUES
tromper : cet attachement au drapeau blanc, ancien chez les uns
et par conséquent respectable, tardif et récent chez d'autres, donc
moins explicable, contredisait manifestement le sentiment national;
mais c'était comme un écran que le comte de Chambord avait sous
la main et qu'il pouvait se mettre devant les yeux, quand il lui
plaisait de ne pas regarder le pays en face.
Les vacances de l'Assemblée s'achevaient; le moment approchait
de la saisir de nos projets de restauration. Plus d'une fois la ques-
tion avait été agitée dans des réunions officieuses entre députés de
diverses nuances qu'attiraient à Versailles ou à Paris le besoin de
s'enquérir de l'événement imminent et le désir de le préparer.
Le 4 octobre, un mois avant la rentrée de l'Assemblée, les
bureaux des groupes déjà engagés par leur programmé et leurs
déclarations, c'est-à-dire ceux des deux droites et du centre droit,
se concertèrent avec le bureau d'un autre groupe conservateur qui
n'avait pris aucun engagement préalable sur la forme du gouver-
nement, mais avait refusé de se rallier à la république; tous quatre
nommèrent une commission de neuf membres chargée de formuler
et de leur soumettre la proposition qui serait présentée à l'Assem-
blée. Comment cette commission fut composée et comment elle
délibéra, celui dont les avis devaient prévaloir en son sein, avant
qu'il en devint l'interprète auprès du prince, Chesnelong l'a raconté
sans réticence : il faut se référer à son récit1. Je me bornerai à
deux remarques : la première, c'est que dans cette commission des
Neuf, quatre seulement, MM. de Larcy, Baragnon, de Tarteron et
Gombier avaient des antécédents purement légitimistes; cinq autres
et tout d'abord le président, le général Ghangarnier, puis MM. Pas-
quier, Daru, Gallet et Chesnelong avaient servi ou défendu d'autres
« est clair que le roi n'aurait pas duré six mois et n'aurait rien pu faire de
« bon pendant ce très court règne... Au contraire, maintenir ses principes
« et attendre l'heure de Dieu, c'est se réserver pour un avenir qui ne peut
« être éloigué. » (Vie de Mgr Pie. t. II, p. 535.)
La lettre du 27 octobre ne causa pas moins de satisfaction à M. Louis
Veuillot : c C'est la dignité, disait-il, c'est l'honneur, c'est le bon sens qui
en ont dicté toutes les expressions... Le roi remue les dernières fibres
françaises qui vibrent encore en nous, et nous ne serions pas étonnés
qu'un cri d'amour y répondît du sein et de l'âme de ce peuple fatigué. »
(Univers y l«r novembre 1873 ) C'est au souvenir de cet article et de quelques
autres du même genre que le comte de Chambord écrivait au lendemain
de la mort de leur auteur : « Il a été le plus vaillant auxiliaire de la
monarchie traditionnelle... Je ne puis oublier sa chaleureuse adhésion
donnée à ma parole dans toutes les circonstances où j'ai cru devoir élever
la voix devant mon pays, spécialement en 1873. . Nul autre ne sut péné-
trer plus avant dans ma pensée. » (Univers, 2 mai 1883.)
* La Campagne monarchique en 1873.
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LIS TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 205
régimes; et pourtant tous étaient unanimes à vouloir la monarchie
légitime, à la vouloir avec ardeur : frappant indice du besoin et du
sentiment patriotiques à cette époque. Ma seconde observation c'est
qu'à la différence des autres groupes l'extrême droite ne s'était
pas fait représenter par ses chefs dans cette commission. Trente
jours avant que l'Assemblée se réunit, M. de la Rochette trouvait
encore inopportun tout débat sur la question qui allait lui être
soumise, prématuré tout préparatif en vue de la résoudre; MU. Lu-
cien Brun et Carayon-Latour se tenaient à l'écart des pourparlers,
inquiétant symptôme des dispositions du prince.
Au sein de la commission, l'accord s* établit sans débat sur les
questions constitutionnelles, les droits du roi et les droits du peuple
tels qu'ils devraient être formulés dans l'acte qui rétablirait la
monarchie. Nul ne contesta soit qu'il fallût reconnaître le roi en
vertu de son titre héréditaire et non point le créer en vertu d'un
choix nouveau, soit que la constitution dût former un pacte entre
le roi et la nation et par conséquent être proposée par le gouver- •
nemedt royal, consentie par le Parlement. Tous admirent pareille-
ment, comme le proposa le duc Pasquier \ que cette constitution
aurait pour base l'attribution au roi du pouvoir exécutif et l'invio-
labilité royale sous la garantie de la responsabilité ministérielle,
le partage du pouvoir législatif entre le roi et les Chambres, le
vote annuel de l'impôt par les représentants de la nation, l'égalité
des citoyens devant la loi et leur admissibilité à tous les emplois
civils et militaires, les libertés civiles et religieuses, l'égale pro-
tection des différents cultes et généralement le maintien de toutes
les garanties dont se composait, à notre époque, le droit public
des Français. Quelques-uns auraient voulu ne pas mentionner
dans cette déclaration le suffrage universel qu'ils se réservaient
de réformer. Mais le comte de Chambord, dans son manifeste
de 1871, s'était engagé à respecter « le suffrage universel honnê-
tement pratiqué », et ce fut pour se conformer à cet engage-
ment, tout en restreignant sa portée, que l'on inscrivit parmi les
objets à régler par les lois futures « l'organisation du suffrage
universel » .
Entre les Neuf, une seule difficulté s'éleva : comme on pouvait
s'y attendre, elle portait sur la question du drapeau, non pas
qu'aucun d'entre eux souhaitât ou crût possible un autre drapeau
que le drapeau tricolore accordé par le roi ou exigé par la nation ;
mais d'avance, en vue du succès de l'entreprise, les uns s'occu-
paient davantage de ménager le point d'honneur royal et les autres
1 La Campagne monarchique en 1873, p. 100 et ?43.
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206 SOUVENIRS POLITIQUES
de rassurer l'opinion publique. Enfin les uns et les autres tombèrent
d'accord sur cette formule :
« Le drapeau tricolore est maintenu ; il ne pourra être modifié
que par l'accord du roi et de la représentation nationale. »
C'était le minimum de ce qui pouvait être réclamé par le Parle-
ment, le maximum de ce qu'on pouvait alors sinon souhaiter,
du moins espérer du prince. Il venait de s'installer à Salzbourg.
Chesnelong y fut envoyé pour lui transmettre nos propositions et
c'est encore dans son récit détaillé et sincère qu'il faut suivre cette
ambassade de laquelle a dépendu le sort de la France.
Satisfait que son droit à la couronne fût explicitement reconnu,
le prince ne souleva aucune objection constitutionnelle, ne contesta
aucune liberté1. Gomment l'aurait-il fait d'ailleurs? Ces libertés,
ces garanties, cette division des pouvoirs, il les avait admises
d'avance, et les termes mêmes de la déclaration étaient empruntés à
des documents qu'il avait signés. Aussi Chesnelong constate-t-il
qu'à cet égard « il n'eut qu'à enfoncer une porte ouverte ».
Il n'y eut de difficulté que sur un seul point : le drapeau;
et sur ce point, Chesnelong déploya tout ensemble l'opiniâtreté
du citoyen qui se refuse à désespérer de l'avenir de sa patrie et la
souplesse tenace du négociant résolu à conclure une affaire épi-
neuse mais nécessaire.
Il finit par arracher au prince l'assurance qu'il ne réclamerait
pas le changement du drapeau avant son avènement; mais le
prince — il faut citer textuellement les termes qu'il avait employés
ou agréés — s'était « réservé de présenter au pays à l'heure qu'il
jugerait convenable et se faisait fort d'obtenir de lui par s»
représentants une solution compatible avec son honneur et qu'il
croyait de nature à satisfaire l'Assemblée et la nation. » Ainsi
la possession d'état restait assurée au drapeau tricolore sans que
l'avenir lui fût garanti, et cette assurance, malgré la réserve
mystérieuse qui l'accompagnait, parut autoriser la continuation de
la campagne monarchique. Comment imaginer, en effet, que le
drapeau tricolore une fois arboré par l'armée et le peuple, en face
du roi, le roi reçu à l'abri de ce drapeau songerait encore à le
rejeter? « Je trouvais assurément insuffisant, m'a dit plus tard le
duc de Broglie, tout ce qui nous était rapporté du comte de Cham-
bord, mais j'ai cru qu'il voulait se faire forcer la main ». Et depuis
1 c Je m'attendais de sa part, il faut le dire, à une réserve », écrit Ches-
nelong en rendant compte de sa première conférence avec le prince sur
les questions constitutionnelles, « La réserve aurait pu avoir pour objet la
portée à donner à la formule de la responsabilité des ministres... La
réserve ne fut pas faite, t (La campagne monarchique de 1873, p. 122 et 123.)
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LIS TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 207
que la campagne était ouvertement entamée, sans méconnaître
l'incertitude des chances, Broglie ayant pris son parti de les courir
se laissait de plus en plus séduire par la beauté du résultat à
obtenir. « Quelle grande chose nous allons faire », me disait-il
alors avec une sorte d'effusion, un jour que je le rencontrais
à Versailles, dans ce palais de la monarchie devenu l'asile de notre
Assemblée qui devait bientôt y reprendre séance : « mettre un
terme aux divisions des honnêtes gens, accorder ensemble les
traditions et les libertés de ce pays, lui préparer un avenir I » Puis,
revenant suivant sa coutume quand il s'entretenait avec moi, aux
souvenirs qui nous étaient communs : « Après tout, c'est à quoi
nous travaillions au Correspondant. En ce temps-là, c'était une
Revue qu'il s'agissait de relever, aujourd'hui, c'est la France... »
Tels étaient nos visées et' nos espoirs. Quelques esprits chagrins
ont pensé, surtout depuis l'avortement de notre entreprise, que ce
n'était point par un Parlement ni au moyen de manœuvres parlemen-
taires qu'il convenait que la restauration s'accomplît. J'ai toujours eu
peine à comprendre quel procédé ils auraient préféré. A coup sûr,
ce n'était pas l'intervention étrangère. Auraient-ils souhaité la
guerre civile ou bien estimaient-ils plus digne du roi et du peuple
un coup de main accompli par quelques conspirateurs ou quelques
soldats? En tout cas, aucun de ces moyens d'action n'a jamais été
recherché par le prince, aucun ne se trouvait à notre portée.
C'est par le Parlement et sur le Parlement qu'il nous était donné
d'agir, et nous étions prêts, en vertu (Tune délibération libre et
réfléchie des représentants de la nation, à ramener le roi sans qu'il
eût à sacrifier une parcelle du pouvoir qu'il revendiquait, ni à pro-
mettre à aucun de ceux qui lui rendaient la couronne aucun
avantage personnel. Jamais restauration s'était-elle accomplie, en
France ou ailleurs, à des conditions plus honorables? L'exigence
du prince au sujet du drapeau aurait même pu lui profiter et par
conséquent ne point paraître impolitique, s'il avait su s'en départir
A temps. En faisant de cette question le pivot de sa résistance, en
obligeant les négociateurs à concentrer leurs efforts sur ce point
unique, n'avait- il pas obtenu qu'aucune des prérogatives qu'il enten-
dait exercer ne lui fût contestée? Combien les circonstances d'ailleurs
ne favorisaient-elles point son avènement! A deux reprises, une
première fois, de 1789 à 1792, une seconde fois en 1830, la garde
nationale et le peuple de Paris avaient été contre la royauté légi-
time les instruments de la révolution ; et voilà qu'en 1873 la garde
nationale était dissoute et le gouvernement ramené à Versailles1.
1 Combien d'autres raisons d'espérer que notre entreprise, si elle abou-
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208 SOUVENIRS POLITIQUES
« Il viendra un jour », m'écrivait alors un des meilleurs membres
de )a droite, Tailhand, qui devint plus tard garde des sceaux, « il
viendra un jour où Ton ne croira pas que le rétablissement de la
monarchie en France, c'est-à-dire notre salut social, ait pu être
un moment attaché à une telle difficulté *. » Et pourtant il en
fut ainsi : ni à l'heure décisive aucune autre difficulté n'a été
alléguée; ni depuis, aucune autre n'a été révélée. Après entente
spontanée sur tout le reste, sans le maintien du drapeau, on en avait
toujours été prévenu, on n'en avait jamais pu douter, il était impos-
sible de former une majorité dans le Parlement. Et pourquoi cette
exigence parlementaire, sinon parce qu'elle était la condition indis-
pensable de l'assentiment national? Aux yeux du pays, il s'agissait
de savoir en définitive si le roi en se plaçant à la tête de la France
l'accepterait telle qu'elle était, ou s'il prétendrait la refaire à son
gré et la rendre méconnaissable à elle-même. Telle n'était assuré-
ment pas sa pensée. Mais alors que signifiait sa résistance au senti-
ment national? Et s'il était incapable de comprendre ce sentiment
au moment de monter sur le trône, comment saurait- il régner
ensuite?
tissait, aurait un succès plus durable que la première Restauration :
c L'Assemblée de 1871, disait alors John Lemoinne, l'Assemblée actuelle
possède légitimement, quoi qu'on dise, le droit constituant... Il est contraire
à la vérité de l'histoire, à la réalité des faits contemporains, de prétendre
que l'Assemblée a été le produit d'une surprise et n'a pas été au moment
de sa naissance l'expression sincère de la nation .. Elle a été nommée
quand nous étions sans gouvernement, sans administration, sans préfets,
sans fonctionnaires, et c'est précisément pour cette raison, et parce qu'elle
n'a pas été choisie sous la pression de cette domesticité tyrannique qui est
la plaie de la France qu'elle peut se dire véritablement sortie du cœur et
des entrailles de la nation...
« Quelle ait conscience de son immense supériorité morale sur les corps
constitués qui tirent autrefois la première Restauration. En ce temps-là, la
déchéance de l'empire et le rétablissement de la royauté furent votés par
un Sénat et un Corps législatif composés de créatures de l'empereur et qui
lui avaient prêté serment. Telle n'est pas la situation de l'Assemblée d'au-
jourd'hui. Elle n'a point de honte à boire ni de serments à reprendre : elle
a la conscience libre... » (Débats, 27 octobre 1873.)
Quelques jours plus tard, le même John Lemoinne écrivait encore :
a Nous voyons tous les jours des journaux, soit français, soit étrangers,
redire imperturbablement que le comte de Ghambord va ramener avec lui
des multitudes d'émigrés qui, selon la formule, n'ont rien appris ni rien
oublié. Et où donc seraient-ils et doù viendraient-ils ces émigrés? Il n'y a
eu depuis cinquante ans que des émigrés volontaires, tout au plus des
émigrés à l'intérieur. Il y a eu des exilés et des déportés : mais ce n'est pas
le fait de la monarchie. Aujourd'hui les émigrés n'ont pas besoin de rentrer
par la simple raison qu'ils ne sont pas sortis. » (Débats, 30 octobre 1873.)
« 28 septembre 1873.
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LIS TIHTAT1VES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 269
Pendant nos vacances, j'étais venu plus d'une fois assister à nos
réunions préparatoires. Vers le milieu d'octobre, le mariage de ma
belle-sœur nous rappela, M"' de Meauz et moi, à Paris. Gbesnelong
revenait à ce moment de Salzbourg; à droite, au centre droit, on
applaudissait au succès de son ambassade; chacun, ami ou ennemi,
y voyait le gage assuré de l'événement décisif. J'allai le voir à son
arrivée et fus frappé, non seulement de la modestie personnelle dont
cet excellent homme ne voulait point se départir, mais aussi de son
application à restreindre la portée des concessions qu'il avait obte-
nues. « Je n'ai pas résolu la question, me dit-il, mais ce qui était la
question de la veille est devenu la question du lendemain ». À quoi
je répondais : « Pourvu qu'elle se pose seulement le lendemain, elle
est résolue d'avance. » Comment admettre, en effet, que le roi
rejetterait après son avènement le drapeau déployé pour le recevoir?
Chesnelong insistait cependant, ne dissimulant pas quelque inquié-
tude, et déclarant ne pas connaître la « solution » que le prince
s'était réservé de présenter. Ce n'était pas, disait-il, les fleurs de lys
sur le drapeau tricolore; cet arrangement avait été proposé et
repoussé. Comme je revenais de cet entretien, je me demandais à
mon tour quelle pouvait bien être la combinaison que le prince entou-
rait de tant de mystère. Je songeais qu'il entendait peut-être abdiquer,
qu'ayant obtenu la reconnaissance pleine et entière de son droit sans
pouvoir néanmoins garder son drapeau, craignant de se diminuer s'il
était obligé de se démentir, il arrangerait tout en cédant le trône au
comte de Paris; et ce parti ne me semblait pas sans grandeur parce
qu'il n'était pas sans générosité. Tout autre était sa pensée; Chesne-
long a soupçonné qu'il se proposait tout simplement de retrancher du
drapeau tricolore la couleur rouge et d'adopter un drapeau blanc et
bleu; et j'ai lieu de croire, en effet, qu'il a plus tard avoué ce
dessein à quelques confidents : voilà par quelle concession il se
figurait gagner l'opinion publique.
Quelques jours après ma visite à Chesnelong, le duc de Nemours,
accompagné de son gendre le prince Czartoriski et le duc d'Aumale,
faisaient à Mme de Montalembert l'honneur d'assister à une soirée
de contrat donnée pour le mariage d'une de ses filles. Le duc de
Broglie et M. Buffet s'y trouvaient également. Toutes les conver-
sations roulaient sur le retour prochain de la royauté. Princes,
président de la Chambre, premier ministre, acceptaient pareille-
ment les félicitations sur le grand événement qu'ils étaient près
d'accomplir ensemble, et personne, en les approchant, ne pouvait
douter ni de la sincérité de leurs vœux, ni de l'énergie de leurs
communs efforts. Buffet s'entretenait avec Broglie de la procédure
à suivre pour proclamer le roi dans la séance qu'il allait bientôt
25 octobre 1902. 14
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210 SOUVENIRS POLITIQUES
présider. Le Polonais Czartoriski disait à Broglie, qui abondait en
son sens : « C'est surtout comme ministre des affaires étrangères
que vous devez vous réjouir, c'est dans vos rapports avec les autres
puissances, j'en suis sûr, que vous sentez davantage combien la
France a besoin d'un roi. » Cependant les deux princes n'étaient
pas sans appréhension. On murmurait dès lors que le duc de
Nemours s'était vainement efforcé d'obtenir à Frohsdorf ce que
Chesnelong passait pour avoir arraché depuis ; mais il se renfermait
impénétrable dans sa bonne grâce solennelle. Le duc d'Aumale, au
contraire, sans fléchir dans la résolution une fois prise, ne parvenait
pas à dissimuler son inquiétude. Nous remarquâmes sur sa physio-
nomie un voile de tristesse, et comme Mme de Meaux le compli-
mentait et le remerciait du service que lui et les siens rendaient à
la France en se rangeant derrière leur aine pour le ramener au
trône : « Enfin, » — répondait-il avec un accent mélancolique, —
<( quoi qu'il arrive, nous aurons fait tout notre devoir. »
A travers les alarmes discrètes des uns, les espérances devenues
bruyantes des autres, les préparatifs de l'acte attendu de l'Assem-
blée se poursuivaient plus activement à mesure que la rentrée
approchait. La presse, devenait chaque jour plus favorable à notre
projet. Le Journal des Débats, notamment, le soutenait avec une
remarquable vigueur par la plume de M. John Lemoinne * . A droite,
1 Indépendamment des extraits cités plus haut, je rappellerai les articles
suivants parce qu'ils montrent bien pour quels motifs et à quelles condi-
tions des esprits nullement inféodés à la légitimité, comme John Lemoinne,
avaient fini par se rallier à nos vues :
« Après le rapprochement qui s'est opéré entre les deux grandes frac-
tions du parti conservateur, il ne nous paraît pas douteux que le rétablis-
sement de la monarchie ne soit assuré dès aujourd'hui d'une majorité
suffisante dans l'Assemblée. Mais il importe que les raisons qui auront
déterminé cette majorité soient présentées au pays sous une forme claire
et intelligible... Gela ne veut pas dire que nous demandions une consti-
tution en deux ou trois cents articles; nous n'avons jamais été partisans
des constitutions longuement écrites. Mais il nous parait nécessaire que
ces libertés civiles, politiques et religieuses dont on nous annonce la
confirmation et le maintien soient précisées plus distinctement... Ces
droits fondamentaux une fois posés comme base de la constitution et la
participation du pays à la confection des lois étant assurée, la royauté
serait sans doute volontiers acceptée par la nation comme la forme de
gouvernement la plus conforme à son histoire, à ses besoins et à ses
habitudes et la plus propre à maintenir la stabilité des institutions.
c Nous n'attachons point d'importance aux arguments de ceux qui
refusent à l'Assemblée le droit de constituer un gouvernement définitif.
On ne lui contestait point ce droit quand il s'agissait de constituer la
république. » (Débats, 20 octobre 1873.)
c Nous voyons, d'après les explications données hier, que les garanties
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LES TENTATIVES ME KE8TÀUIUTI0H iPRÈS LÀ GUERRE
an centre droit, on se réunissait pour entendre Chesnèloog, et
explications qu'il donnait en termes soigneusement mesurés éta
ensuite amplifiées et commentées dans le sens le plus propi
rallier l'opinion publique à notre cause. En dehors de la droit
du centre droit, les quarante ou cinquante voix nécessaires p
compléter notre majorité se rattachaient à nous de proche
proche. Je rencontrais par exemple à une audience du prc
Bazaine, à Trianon, le champion de la République conservât
dans le dernier ministère de M. Tbiers : Goulard; n'espéi
plus que la République restât conservatrice, il s'employait à secon
notre propagande et venait de gagner à la monarchie le suffr
de Fourtou, en dépit des préjugés « bleus » du département
Fourtou représentait. Nous ne nous lassions pas de pointer
votes sur lesquels nous pouvions compter. Enfin ces pointa
successifs arrivaient à un résultat satisfaisant : la majorité é
acquise à la monarchie, je venais de le constater et de le man
joyeusement à ma mère restée en Forez, lorsque je vis entrer e
oncle de Mérode, l'un des membres du centre droit qui s'assoc
avec le plus d'entrain à nos projets de restauration : « Tout
rompu », me dit- il, et il me fit lire dans l'Union la lettre
laquelle le prince refusait irrévocablement le sacrifice du drap
blanc et rejetait sans retour le drapeau tricolore.
que nous demandions sont assurées et que l'acte qui devra rétablii
gouvernement monarchique sera inséparable de celui qui consacrera
droits nationaux. Cet acte double sera bientôt formulé et le pays poi
juger.
« .., Nous demandons à ceux qui persistent à porter du côté d<
solution républicaine le poids de leurs opinions libérales et conservatri
en un mot constitutionnelles, la permission de leur adresser cette qi
tion : si toutes les libertés énumérées dans l'acte préparatoire publié
les réunions monarcbiques leur étaient garanties et assurées, hésiterai*
ils à accepter le rétablissement de la royauté? Nous croyons que r.
Quelle est donc 1* raison de leur résistance? C'est qu'ils ne croient ]
pour la royauté, nous ne dirons pas à la volonté, mais à la possibilité
tenir ses promesses. Ils croient que, même avec les meilleures intentii
la royauté sera plus faible que sa destinée et qu'elle obéira fatalement
tendances qui Font déjà menée aux révolutions.
« Nous sommes plus rassurés : nous avons plus de confiauce dans
leçons de l'histoire et dans le progrès des mœurs publiques... Nous a>
des libertés acquises par plusieurs générations successives, consacrées
F histoire, affermies par le temps, que rien ne peut plus atteindre d'
manière permanente et qui opposeront à toute violation une résista
invincible. Voilà ce que devraient se dire les hommes libéraux et coni
vateurs qui hésitent encore à apporter au rétablissement de la monarc
constitutionnelle un concours dont nous apprécions tout le poids, qui, aj
avoir fait les efforts les plus sincères pour établir la république conseï
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212 SOUVENIRS POUTIQUBS
La question du lendemain était redevenue la question de la veille,
ou plutôt il n'y avait plus de question : tout notre labeur s'effon-
drait, tout était bien rompu, en effet.
Chacun de nous s'est demandé alors et les survivants de cette
époque se demandent encore ce qui a pu déterminer la fatale
résolution du prince. Sans doute, les commentaires dont je parlais
tout à l'heure l'ont irrité; sa lettre à Ghesnelong porte la trace de
cette irritation en même temps que du trouble qui agitait son âme.
Mais en définitive, quelles que fussent les interprétations et les
conjectures non autorisées, ses déclarations au sujet du drapeau
n'avaient pas été altérées. Toute l'infidélité, qu'on a pu saisir dans
un compte-rendu, d'ailleurs rectifié dés le lendemain, c'est la
substitution du mot transaction au mot solution. Et c'est pour ces
trois syllabes que la royauté aurait manqué à la France I Non : la
vérité est que le prince n'avait jamais accepté la condition indis-
pensable de son avènement et qu'à l'heure décisive il l'a repoussée.
De là comment ne pas conclure qu'au fond de lui-même il n'aspi-
rait pas à régner? Il s'y croyait appelé par la Providence; il se
tenait pour obligé d'y prétendre ; mais il craignait d'y parvenir.
trice, l'ont vue avorter dans leurs mains et ne se trouvent plus désormais
en présence que d'une république anarchique... » [Débats, 24 octobre 4873.)
« La république conservatrice est désormais reléguée dans la catégorie
des ponts suspendus qui, en subissant l'épreuve du chargement, sont très
proprement tombés dans l'eau et nous avons À faire maintenant l'expé-
rience de la république républicaine. Or, c'est précisément à cette expé-
rience que le pays se refuse... parce qu'il est déjà payé ou du moins il a
déjà payé pour la faire...
« Les radicaux en ce moment se font très doux et très modestes; ils
transportent sur la montagne ces bons républicains conservateurs et, leur
montrant, nous ne dirons point toutes les places, car nous ne nous servons
pas de ces arguments grossiers, mais le triomphe de leurs opinions, de
leurs idées, de leurs principes, leur disent : a Tout cela est à vous si vous
« venez avec nous. » Mais le lendemain du jour où les partisans de la
république conservatrice auraient fait échouer le rétablissement de la
monarchie, les radicaux leur diraient : c Maintenant que vous avez brûlé
« vos vaisseaux, vous êtes bien forcés de nous suivre et nous reprenons le
c commandement. »
« Et ces hommes que non seulement Pascal avait devinés, mais que
Molière avait burinés, diront aux conservateurs qui voudront élever la voix
dans la maison :
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient : je le ferai connaître.
« Quant à ce qu'ils feront de la maison, lorsqu'ils en seront les maîtres,
l'histoire, et l'histoire toute moderne, est là pour nous l'apprendre. • {Débats,
29 octobre 1873.)
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE
Il a reculé devant le trône, comme font les honnêtes gens devant
un devoir au-dessus de leurs forces; il a reculé, sans se l'avouer à
soi-même, se tenant jusqu'à la fin en suspens et Raccrochant à des
prétextes qui abusaient sa conscience. Relégué tout enfant loin delà
France et» malgré ses efforts sincères pour la connaître, s'y sentant
d'avance comme dépaysé, sans descendants directs et n'ayant que
trop de motifs de se désintéresser de ses héritiers, sevré par con-
séquent du sentiment dynastique qui se confondait chez les vieux
rois avec le sentiment paternel, il a mieux aimé demeurer, comme
il en avait l'habitude, rei in partibus, impuissant et respecté, et,
s'il lui restait de son origine quelque goût pour le pouvoir, s'en
donner l'illusion en gouvernant de loin et comme dans le vide un
débris de parti qui ne lui résistait jamais. N'est-ce pas là l'explica-
tion du phénomène psychologique qui étonnait à Ghambord l'évêque
d'Orléans?
Ce phénomène, au surplus, ne semble- 1- il pas que la Providence
l'a permis parce que la France l'avait mérité? Depuis 1789, elle
avait répudié les meilleurs gouvernements; ses représentants ont
vainement tenté de lui rendre, en 1873, celui qui l'aurait relevé :
elle avait laissé décapiter Louis XVI, renverser la Restauration;
Henri Y lui a fait défaut.
VI
La lettre du comte de Ghambord à Chesnelong, datée du
27 octobre, avait paru dans Y Union le jeudi 30 au soir. Ge jour-
là, les ministres, qui résidaient alors à Versailles, dînaient chez
l'un d'eux, Desseiligny. Le président de l'Assemblée, Buffet, s'y
trouvait également. Dans la soirée, sous le coup de la surprise, les
députés des diverses nuances de la majorité s'empressaient autour
du gouvernement, avides d'apprendre ce qu'il savait, de pressentir
ce qu'il allait faire; et, parmi eux, les plus déçus, les membres de
l'extrême droite, n'étaient pas, à cette première heure, les moins
amers contre leur prince; Broglie, saisissant Buffet par le bras
et le tirant à l'écart, lui dit : « Vous entendez ces hommes- là; eh
bien I dans quinze jours, c'est moi qu'ils accuseront d'avoir empêché
la monarchie; mais nous avons quinze jours devant nous pour
donner à la France un gouvernement et la sauver. »
Son plan fut arrêté sans délai. Dès le lendemain soir, en petit
comité chez le duc Decazes, devant quatre ou cinq d'entre nous, il
F exposait de point en point, tel qu'il allait l'exécuter. Il ne se dissi-
mulait pas que les hommes politiques qui, par des motifs divers,
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214 S0UYIK1BS POLITIQUES
avaient pris parti pour la monarchie, chercheraient d'abord quelque
moyen de la proclamer ou de la fonder, en se passant du roi qui se
dérobait à la couronne ; mais il était persuadé qu'ils ne parviendraient
pas même à présenter un projet quelconque, à plus forte raison à le
faire voter, qu'il faudrait donc s'en tenir au pouvoir du Maréchal,
consolider ce pouvoir sans en changer le titre, lui assigner une
durée fixe, le rendre indépendant de l'Assemblée actuelle et surtout
des Parlements futurs, constituer ainsi l'autorité, en la personni-
fiant dans un homme à défaut d'une dynastie; puis, autour de cette
autorité temporaire, mais stable et d'ailleurs incapable d'aucun
empiétement, construire ultérieurement des institutions libres. Il
estimait qu'entre la démagogie et le césarisme, il ne nous restait
plus d'autre refuge.
Mais avant d'aboutir à cette conclusion, il fallait que les partis
monarchiques épuisassent les combinaisons qu'ils devaient ima-
giner d'abord pour tromper leur désappointement, et qu'ils les
épuisassent promptement; car, sous peine d'échapper sans retour
aux conservateurs, le pays ne pouvait demeurer en suspens. Per-
sonne alors, pas plus à l'extrême droite qu'ailleurs, personne ne
proposa d'appeler au trône le comte de Chambord; aux yeux de
tous, à ce moment, il s'était rendu impossible. Mais plus d'une fois
aux jours de crises, les dynasties européennes s'étaient perpétuées
ou relevées en substituant à leur chef, incapable de régner, un de
ses héritiers. La maison d'Autriche, par exemple, s'était conservé
l'Empire au dix-septième siècle en écartant les princes qui séparaient
du trône Ferdinand II, au dix- neuvième, en écartant ceux qui
en séparaient François-Joseph. En France, où il s'agissait, non pas
de maintenir mais de rétablir la royauté, cette ressource nous a
manqué. La branche cadette de la maison royale n'avait pas attendu
d'être l'héritière de la branche aînée pour s'emparer de l'héritage;
une révolution le lui avait livré; une autre révolution le lui avait
ôté : le lui remettre maintenant en écartant l'aîné, encore vivant,
n'eût point paru restaurer le droit, mais au contraire renouveler
la révolution; ni cet aîné, ni ses partisans, ne s'y seraient prêtés;
les princes d'Orléans, retenus par les engagements qu'ils venaient
de prendre, ne s'y prêtaient pas non plus, et nous ne pouvions
recourir à l'expédient qu'on eût employé dans tout autre pays : la
maison d'Orléans et la France expiaient ensemble la révolution
de 1830.
Tel était cependant & cette époque l'entraînement ou plutôt la
ténacité monarchique, qu'à la place du roi défaillant on songea
d'abord à instituer soit un régent soit un lieutenant-général du
royaume pris dans la maison royale. La proposition en fut faite
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 215
chez le général Changarnier où le centre droit et la droite modérée
s'étaient hâtés de se réunir; et comme, dans cette réunion qui
comptait tant de vieux royalistes un timide murmure s'élevait contre
les princes d'Orléans, la voix autorisée entre toutes du comte de
Maillé y coupa court aussitôt : « Toute ma vie, dit-il, j'ai détesté
les d'Orléans; mais depuis la soumission de M. le comte de Paris à
M. le comte de Chambord, je tiens pour factieux quiconque les
attaque. » La réunion se prononça d'un commun accord pour une
régence; et comme, de tous les princes, le duc d'Aumale était alors
le plus en vue, il fut, sans contestation aucune, désigné pour cet office.
Cependant, pour soumettre un semblable projet à F Assemblée, il
fallait y rallier les suffrages de l'extrême droite. Il lui fut commu-
niqué; elle en délibéra sans délai, en adopta la disposition première
et substitua seulement au duc d'Aumale, objet spécial de ses
méfiances, le prince de Joinville : à quoi le centre droit comme la
droite modérée consentirent aussitôt sans difficulté.
Le général Changarnier fut donc chargé d'offrir, au nom de la
droite tout entière, la régence ou la lieutenance générale au prince
de Joinville. Celui-ci la refusa en disant au général Changarnier qui
nous transmit ses explications : « Ce qui justifie la conduite de mon
père en 1830, c'est qu'à cette époque la France n'avait pas d'autre
ressource que lui. Si j'acceptais l'offre qui m'est faite aujourd'hui, on
aurait le droit de condamner mon père rétrospectivement, parce
que nous semblerions toujours prêts à saisir le pouvoir, de quelque
façon qu'il devienne vacant. La France a maintenant ce qu'elle
n'avait pas en 1830 : un gouvernement encore debout. Elle a le
Maréchal ; il faut le maintenir. Je veux et nous devons tous être
mac-mahoniens. » Le Maréchal fut alors sondé pour savoir sll
accepterait le titre de régent ou de lieutenant- général du royaume.
Mais prêt à rester à son poste comme il avait été prêt à en des-
cendre, par dévouement au pays, il refusa de changer le titre sous
lequel on avait trouvé utile et honorable qu'il acceptât le pouvoir,
ne se souciant pas de gouverner au nom d'un roi par lequel il
risquerait d'être désavoué.
Le duc de Broglie ne s'était donc pas trompé; il fallait s'arrêter
au projet qu'il avait conçu. Dès la rentrée de l'Assemblée, le
5 novembre, six jours après que la lettre du comte de Chambord
avait mis fin à la tentative monarchique, la prorogation des pouvoirs
du Maréchal était proposée par 239 députés, et quinze jours plus
tard, le 19 novembre, votée par 376. Le gouvernement n'était
resté que trois semaines en suspens, et les'conservateurs, malgré
l'écroulement de leurs espérances, le gardaient en mains.
Si rapide qu'il eût été, ce dénouement n'avait pu être obtenu sans
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216 SOOYKMRS POUTIQUJ»
négociations ni débats à la tribune. Nos adversaires avaient saisi
l'occasion d'exposer leurs doctrines. M. Rouher avait préconisé l'appel
au peuple et le plébiscite. M. Grévy et M. Jules Simon avaient con-
testé à l'Assemblée le droit d'instituer un délégué appelé à lui sur-
vivre. Cependant ce n'était ni dans l'un ni dans l'autre sens que la
majorité risquait de pencher. Le centre gauche avait plus de chances
de l'emporter en proposant d'accepter le pouvoir du Maréchal, mais à
des conditions que le Maréchal et ses partisans repoussaient. L'origi-
nalité du projet suggéré par le duc de Broglie et recommandé par les
messages du Maréchal, consistait en effet à donner à l'Etat un chef
avant d'y fonder des institutions, à mettre ce chef, immédiatement et
pour un temps donné, hors d'atteinte, pendant qu'autour de lui la
forme définitive du gouvernement serait débattue et réglée pour
l'avenir. Sans doute, il eût été plus logique de procéder comme le
proposaient les orateurs du centre gauche, MM . Dufaure et Laboulaye,
de rattacher la confirmation des pouvoirs du Maréchal au vote inté-
gral des lois constitutionnelles, d'instituer le pouvoir législatif en
même temps que le pouvoir exécutif et d'assurer d'avance la trans-
mission régulière de l'un et de l'autre. Mais pour cela, il eût fallu se
prononcer sans délai sur la forme du gouvernement; et dès lors,
avec les anciens dissentiments et les récents mécomptes qui entra-
vaient l'action des conservateurs, on n'eût pas « rallié autour du
pouvoir tous les amis de Tordre sans distinction de parti ». De plus,
pendant l'inévitable durée des discussions et des agitations consti-
tutionnelles, le pouvoir exécutif, celui sur qui repose avant tout la
tranquillité publique, serait demeuré indéfiniment en suspens; il
eût manqué de « stabilité et d'autorité1 ». Or c'était précisément
pour parer & ces périls qu'on avait proposé le Septennat du Maré-
chal : ainsi nommait- on la prorogation de ses pouvoirs, parce que
leur durée, d'abord indiquée pour dix ans, avait été réduite à sept.
Il fut d'ailleurs expressément convenu qu'aussitôt cette prorogation
décidée, il serait procédé à l'élaboration des lois constitutionnelles,
que le pouvoir législatif, qu'on semblait décidé à partager
entre deux Chambres, serait organisé à côté du pouvoir exécutif et
que le chef de l'Etat serait environné des institutions nécessaires
pour affermir son autorité en la réglant; cette condition posée
comme indispensable à l'exercice de cette autorité, ne fut alors
aucunement contestée.
Le projet ainsi combiné par le duc de Broglie, exposé et défendu
par le meilleur débuter de la droite, Octave Depeyre, fut adopté
sans modification. La majorité, d'abord incertaine et chancelante,
* Message du Maréchal lu dans la séance du 5 novembre 1873.
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LES TENTATIVES DE RESTAURATION APRÈS LA GUERRE 217
s'aflermit et s'accrut rapidement à mesure que le débat avançait.
Elle se composait principalement des hommes qui avaient voulu
restituer la monarchie & la France et, sous le coup de leur échec, se
sentaient plus obligés que d'autres à ne pas la laisser sans gouver-
nement. L'extrême droite ne nous refusa pas son concours; les
ministres qui la représentaient dans le cabinet ou qui tenaient à
ne point rompre avec elle avaient d'avance adhéré au projet; et
quand vint le scrutin définitif, sept membres seulement de ce parti
s'abstinrent; tous les autres, les plus importants en tète, votèrent
avec la majorité.
Ce vote, émis au milieu de la nuit, après dix heures de séance,
avait été précédé d'un discours du premier ministre manœuvrant
avec autant de sûreté que de dextérité au milieu des espérances
trompées études divisions persistantes. Lorsqu'il descendit de la tri-
bune, les conservateurs désemparés se relevaient ralliés autour du
Maréchal et se sentaient sinon satisfaits, du moins soulagés.
Rejetés loin du port au moment de l'atteindre, ils avaient trouvé
sur la plage un abri.
Il y avait pourtant à côté de nous, dans l'ombre, un personnage
que l'issue du débat devait amèrement désabuser. Peu de jours
avant le vote du septennat, le comte de Chambord était arrivé
mystérieusement à Versailles. Il avait demandé à s'entretenir
secrètement avec le Maréchal; mais celui-ci s'était refusé à l'en-
trevue. Après avoir souhaité sincèrement la monarchie, le Maréchal
la tenait alors pour impossible; sa résolution était prise : il
avait consenti à négocier la prorogation de son propre pouvoir avec
divers partis; engager en même temps, à leur insu, une négociation
contraire répugnait à la simplicité et à la droiture de son caractère.
Il ne confia pas même à ses ministres l'ouverture qui lui était
faite; le duc de Broglie, j'en suis témoin, n'a connu la venue du
comte de Chambord que plusieurs jours après qu'il était parti
ce qui permit au premier ministre de constater en même,
temps que la discrétion du Maréchal, l'insuffisance de sa police,
mais d'ailleurs ne lui inspira pas de regrets. Il avouait que si,
pendant le discours qui avait décidé du débat, il avait soupçonné
quel auditeur, invisible et présent, se tenait suspendu à sa parole,
il en aurait été troublé et peut-être n'aurait pas dirigé cette parole
comme il l'avait fallu à travers les écueils.
A mesure que la délibération avançait, il en était rendu compte
en effet au prince à trois cents pas du palais, dans la maison de
M. de Vanssay, rue Saint-Louis, où il était descendu1. C'est
* Je me réfère ici au témoignage du marquis de Dreux-Brézé qui a démenti
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218 SOUVENIRS POLITIQUES
là qu'il devait passer en peu d'heures de déception en déception.
Il était arrivé croyant à la fois à son royal prestige et à l'impuis-
sance parlementaire. Il avait compté subjuguer le Maréchal en
l'abordant, et le Maréchal ne s'était pas laissé aborder. II présumait
ensuite que l'Assemblée ne parvenant pas à instituer un gouver-
nement, l'échec de la manœuvre parlementaire ne laisserait au
pays d'autre ressource que lui seul; c'était la dernière chance à
laquelle il se raccrochait. Peut-être imaginait-il, & travers le désarroi
des partis dans cette Assemblée déconcertée, je ne sais quel coup
de main ou de théâtre, qui le ferait apparaître soudain comme
le sauveur inattendu et nécessaire. L'établissement du septennat
dissipa ce rêve. II n'avait rien fait pour empêcher ce vote,
il n'avait pas détourné ses fidèles les plus dociles d'y prendre
part; c'était alors sa résolution de n'intervenir dans* aucun acte
parlementaire. Mais il se persuadait sans doute que la majorité
se dissoudrait sans qu'il s'en mêlât. Lorsqu'elle se fut prononcée,
il n'eut plus qu'à s'éloigner mélancolique et mécontent. Avant de
quitter Versailles, il tint cependant à revoir trois ou quatre de
ses serviteurs, les plus avant dans sa confiance; et le principal
d'entre eux, Lucien Brun, a déclaré qu'il ne leur avait rien dit
du vote auquel ils venaient de s'associer !. II faut croire néan-
moins qu'ils discernèrent le mécontentement inexprimé de leur
maître; car on les vit bientôt, à la suite de ce douloureux adieu, se
démentir eux-mêmes en refusant opiniâtrement les moyens de
vivre au pouvoir qu'ils avaient contribué à créer.
En repassant par Paris, le malheureux prince apprit que la
garnison devait se rendre aux Invalides pour l'enterrement d'un
amiral. Il voulut contempler ce spectacle à la dérobée. Un fiacre
le conduisît au coin de l'une des rues qui aboutissent à l'Espla-
nade et là, tandis que les troupes s'assemblaient, ne voulant pas
être reconnu, il restait enfoncé dans la voiture immobile. Cette
armée qu'il regardait ainsi sans se laisser voir, il aurait pu,
à cheval, suivi des généraux et des princes, la faire défiler sous ses
yeux, à son commandement, toutes les épées et tous les drapeaux
slnclinant devant lui. Il ne l'avait pas voulu.
Eprouvait-il alors quelque regret de sa détermination? N'était-ce
pas pour se rapprocher du trône qu'il était venu à Versailles? En
dépit de cette dernière démarche, j'incline toujours à croire qu'il
le bruit, assez répandu alors, que le comte de Ghambord avait passé la nuit
durant laquelle fut voté le septennat dans la cour du palais, au pied de la
statue de Louis XIV. (Marquis de Dreux-Brézô, Notes et souvenirs, p. 152
et 160.)
1 Chesnelong, la Campagne monarchique, p. 498.
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LES TENTATIVES DE EBSTAURATÏ05 APRÈS LA GUERRE 219
ne se souciait pas de régner, sentiment combattu d'ailleurs, comme
je l'ai déjà indiqué, par l'idée qu'il se faisait de son devoir. Après
la lettre de Salzbourg, ce fut cette idée du devoir, ce fut an accès
de repentir qui le poussa sans doute à Versailles. Mais ce repentir
ne devait aller ni jusqu'à la rétractation ni jusqu'à l'abdication.
Les incidents qui ont accompagné son voyage en sont la preuve.
D'une part, en effet, Chesnelong raconte que, sans le mander
en sa présence, le comte de Ghambord, en arrivant, le fit
sonder et sonda lui-même an général (n'était-ce pas le général
Ducrot?) sur les chances qu'il pouvait avoir encore. Chesnelong
répondit que la seule qui lui restât, était d'abandonner à F Assem-
blée le choix du drapeau1. Le général, quel qu'il fût, donna sûre-
ment une réponse analogue, et cette double consultation n'aboutit
à rien. D'autre part, le marquis de Dreux-Brézé, déclare avoir été
chargé de féûciter et de remercier le prince de Join ville de ce qu'il
avait refusé la lieutenance générale du royaume, offerte pourtant
an nom de l'extrême droite2.
Inhabile à saisir la couronne, incapable d'y renoncer, le roi,
déchu sans avoir régné, retournait donc, pour n'en plus sortir,
dans son exil désormais volontaire, désolé sans doute du sort
qu'il prévoyait pour la France, mais se persuadant avoir tout
fait pour le conjurer.
Ainsi finit notre tentative de restauration. Ainsi fallut- il, à
défaut de la perpétuité monarchique, installer une autorité transi-
toire qui écartât le péril du moment et réservât l'avenir. Lourde
tâche qui échut au duc de Broglie; les politiques qui le virent à
l'œuvre ralliant l'armée conservatrice prête à se disperser parce
que le but qu'elle avait poursuivi se dérobait à son atteinte, les
tacticiens qui l'observèrent concentrant cette armée sur une posi-
tion où elle pouvait se retrancher encore et tenir tète à l'adversaire,
admirèrent la décision, l'habileté et la vaillance avec laquelle il
dirigea cette retraite.
Sous un gouvernement temporaire, la France pouvait désormais
attendre un régime définitif. Lequel? La république ou la monar-
chie? Nul engagement n'était pris à ce sujet, nulle détermination
arrêtée. La république subsistait en fait, mais les républicains res-
taient écartés du pouvoir. Et si le roi avait manqué à la monarchie,
les monarchistes continuaient à prévaloir au Parlement.
Ce n'était pas pour abandonner leur cause sans retour qu'ils
avaient maintenu le Maréchal à la tête de l'Etat. « Vous voulez,
* Chesnelong, la Campagne monarchique, p. 467 et suiv. et p. 471.
* Marquis de Dreux-Brézé, Notes et souvenirs, p. 12tf.
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220 SOUVJOTiaS F0UT1QUES
disait leur plus sagace antagoniste, Jules Simon, faire en plusieurs
années ce que vous n'ayez pu faire en trois mois. » En effet, ils
ajournaient leurs espérances, mais n'y renonçaient pas. Le pro-
moteur du septennat, Broglie, n'avait pas cessé de considérer la
monarchie comme le gouvernement naturel et normal de la France,
et les institutions qu'il méditait de fonder autour du Maréchal
étaient, dans sa pensée, les pierres d'attente de l'édifice monar-
chique.
Cependant il est rare que les œuvres des hommes répondent
pleinement à leurs visées; et les gouvernements reçoivent sou-
vent leurs organes nécessaires de ceux qui n'avaient pas
souhaité d'avance leur avènement. Si le Maréchal et les hommes
groupés autour de lui n'avaient pas été renversés, seraient-ils
arrivés à rétablir la monarchie? Il y a lieu d'en douter. Mais à
défaut de la monarchie, ils auraient rendu la république vérita-
blement conservatrice; ils sont tombés, — la suite de ce récit,
s'il m'est donné de le continuer, le montrera peut-être, — en
cherchant à procurer à la France, sous le gouvernement républi-
cain, deux choses qui sauvegardent ailleurs ce gouvernement, et
qui lui manquent encore en notre pays : une Assemblée représen-
tative élue en vertu d'une autre loi que celle du nombre et capable
de faire contrepoids au suffrage universel; un pouvoir exécutif
indépendant et efficace.
G. de Me aux.
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LA COMÉDIE ET LES MŒURS
SOUS
LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET *
II. — L'ARGENT ET LA POLITIQUE
I
11 n'est pas nécessaire d'être fort érudit en littérature drama-
tique pour savoir que l'argent a toujours tenu, dans la comédie,
autant de place que l'amour. Comédie grecque ou latine, italienne,
classique, larmoyante, aucune époque ni aucun genre n'a négligé
les effets que l'on peut tirer de cette passion universelle : l'argent.
Hais aussi chacun a pu remarquer que, dans presque toutes les
pièces antérieures au dix-neuvième siècle, les poètes ont cherché à
plaire au public en introduisant sur ce point une invraisemblance
voulue. Dans quelle société, sous quelle latitude, à quelle époque,
a-t-on pu voler une bourse avec la désinvolture qu'apportent à
cette opération les esclaves de Plaute ou les valets de Molière et de
Regnard, aux applaudissements des voisins, et sans qu'il en coûte
au voleur et à ses complices autre chose qu'un impudent aveu ou
qu'une grotesque confession? Dans quelle monarchie, dans quelle
république, les tuteurs et les pères se sont-ils laissés aussi genti-
ment bercer? Où donc les héritages arrivent-ils à point nommé
pour le bonheur d'un jeune couple amoureux? Et dans quelle
famille voit-on survenir, au moment de l'embarras général, un
oncle de Malabar ou de Gascogne, qui semble pressé de répandre
à pleines mains sa fortune sur la vertu malheureuse ou sur le génie
méconnu? Vous savez bien, par expérience, que ce sont là des
aventures aussi merveilleuses, des mœurs aussi extraordinaires
que celles des contes de fées.
* Voy. le Correspondant du iO septembre 1902.
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222 LA 00MED1E £T LIS MŒURS
La joie des spectateurs viendra donc, jusqu'au dix- neuvième
siècle, de ce qu'ils verront résolu, au théâtre, de la façon la plus
aisée, la plus large, la plus inattendue, la plus romanesque, un
des problèmes les plus cruels de la vie quotidienne. Les uns ont eu
des procès : et qu'ils les aient perdus ou gagnés, ils ont su ce qu'il
en coûte. D'autres ont espéré que leur pauvreté vertueuse, labo-
rieuse, digne et persévérante, leur mériterait quelque jour tel
héritage d'un collatéral; et cet héritage, comme va l'eau & la
rivière, est allé à quelque parent déjà trop riche. D'autres ont une
fille à marier, qui est charmante, et qui n'a pas de dot; mais elle a
déjà trente ans, et aucun de ses oncles ne se soucie de la pourvoir.
Tous ces gens-là oublient pour un instant leurs maux et leurs
rancunes, en écoutant Tune de ces pièces où les millions tombent
du ciel, où les avares n'ont accumulé d'argent qu'au profit de
jeunes amoureux, où les procès sont gagnés par la vertu, où la
cupidité mène les coquins en prison. Est-il de plus heureuses et de
plus consolantes illusions!
Turcaret même, quoi qu'on en dise, ne fait pas exception à cette
règle générale de la comédie ancienne ou classique. Il n'y est pas
question en effet des moyens réels par lesquels le financier s'est
enrichi. On n'y voit pas la misère de ses victimes; on n'y entend
pas les soupirs ou les plaintes de ceux qu'il a dépouillés. Non. On
se venge des maux causés par le traitant, maux qui vont vous
atteindre demain, en assistant à sa propre ruine. On le regarde
plumer par une coquette. Et ce ricochet de fourberies nous
soulage, en nous montrant que Turcaret est puni par où il a péché.
Avec le dix-neuvième siècle, nous allons voir se modifier profon-
dément la comédie d'argent.
« C'est une chose singulière et digne de remarque, écrit
Th. Gautier, en 1848, que l'introduction de l'argent dans la litté-
rature, comme but, comme moyen et comme idéal; on n'en trouve
aucune trace sérieuse avant notre époque. Dans les pistoles déro-
bées aux tuteurs et aux pères par les mauvais sujets de la comédie
ancienne, c'est l'originalité de l'expédient et non la valeur de la
somme que l'on considérait. Les échéances, les coups de Bourse et
les grosses sommes sont des moyens d'intérêt tout modernes... Le
public comprend tout cela1. »
A partir du Duhautcours de Picard (1801), il sera question, au
* La Presse, 24 janvier 1848 (Eut. de Tort dram., Y, 218). — Les feuille-
tons réunis par Th. Gautier dans son Histoire de fart dramatique en France
depuis vingt-cinq ans (Paris, Hetzel, 1858-59) sont ceux qu'il a donnés à Ut
Presse de 1837 à 1852. C'est par erreur que nous les avions attribués à sa
campagne du Moniteur, où il a débuté seulement an 1856.
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SOUS LA RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET m
théâtre, des moyens réels par lesquels on poursuit, on conserve,
on perd la fortune, des embarras réels que cause la pauvreté, des
tentations de la cupidité, des bénéfices et des retours de l'agiotage.
Nous entendons causer de chiffres, du cours de la rente, de la
hausse et de la baisse, de sociétés par actions... Les personnages
de ces pièces n'auront rien de vague. Ils seront négociants, et Ton
saura ce qu'ils vendent; banquiers, et à quel taux ils donnent leur
argent; agents de change, avoués, huissiers... Bref, la vérité
cruelle, exclue par l'ancienne comédie, va reparaître et régner en
maltresse sur le théâtre.
Comment s'expliquer que la vue de ces tracas financiers, de ces
jeux de Bourse, de ces lâchetés et de ces faillites, ait pu inté-
resser, c'est-à-dire amuser , les spectateurs du dix-neuvième siècle?
C'est, d'abord, que les poètes comiques, ceux qui ont l'ambition
de peindre les mœurs, s'emparent naturellement des défauts et des
vices les plus saillants de leur siècle. Or, la plaie nouvelle n'était-
elle pas justement le besoin de la fortune, à tout prix et par tous
les moyens? Qui ferait l'histoire de la société, de 1800 à 1850, n'y
trouverait-il pas, vivants, les types de Robert Macaire et de Ber-
trand, du spéculateur Ghallet, du banquier Vercfier, du courtier
Durosey? Cette fièvre d'argent s'explique par le changement même
des conditions. « Avant la Révolution, dit G. Bonjour, dans la
préface de t Argent, au Heu (Tune noblesse nominale que nous
avons aujourd'hui, il existait une noblesse réelle, qui avait ses
droits et ses privilèges. Il fallait être gentilhomme pour avoir une
grande existence sociale; ce titre ouvrait l'accès à tous les emplois,
à toutes les faveurs; il était par conséquent le point de mire de la
plupart des ambitions... Aussi la manie des titres était-elle la manie
du temps; et nos prédécesseurs, les poètes comiques, ont dirigé
contre elle une partie de leurs traits. De nos jours, il n'en est point
ainsi. 11 n'y a plus guère en France que deux classes : les riches
et les pauvres; l'aristocratie des écus a remplacé celle des noms.
Elle a bien aussi ses travers et ses ridicules : je les ai attaqués, j'ai
dû le faire '. » (Tétait donc un champ fertile qui s'ouvrait devant
les poètes comiques soucieux de vérité et de moralité. Ils étaient
bien sûrs que le public, s'il souffrait peut-être de certains détails
trop communs, applaudirait aux tirades contre les spéculateurs et
les agioteurs. Que dis- je? ceux-ci, pour soulager leur conscience,
seraient les premiers à flétrir, au théâtre, la cupidité et le vol.
Mais, d'autre part, le public s'amuse toujours de ses propres
ridicules; on ne saisit bien en effet que ceux qui vous sont per-
« G. Bonjour, Théâtre (éd. de 1902). H, 5. *
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224 Là COMÉDIE ET LES MOEURS
sonnels. Sur la statue de Plutus, on peut inscrire depuis la
Révolution :
Qui que tu sois, voilà ton maître;
U Test, le fut, ou le doit être.
Tel qui n'a pas spéculé a été tenté de le faire; tel autre se sent
nn gré infini de s'être honnêtement enrichi; tel qui vit de contes-
tables gains à la Bourse se persuade qu'il est absous de ses profits
par les risques auxquels il s'expose. Chacun croit être resté en
deçà de la limite où commence l'odieux, comme chaque bourgeois
gentilhomme pouvait penser jadis qu'il évitait le ridicule de
M. Jourdain. Et voilà pourquoi, en forçant légèrement les traits,
la comédie de mœurs se fait applaudir par ses victimes elles-
mêmes; voilà pourquoi la caricature excite le rire de ceux qu'elle
veut désigner à la malignité publique : bien plus, elle intéresse
leur amour-propre. Faites la caricature d'un officier : « Voilà
pourtant, dira le plus sanglé d'entre eux, où l'on peut en arriver
avec le costume qui m'est imposé, quand on n'a ni ma tournure
ni mon goùtl »
Qui donc pourrait nier, d'ailleurs, que ces situations créées par
Y argent ne fussent par elles-mêmes très dramatiques? Le désir de
faire fortune crée nécessairement des conflits de deux espèces :
ceux des cupidités rivales, ceux de la conscience avec la cupidité :
de là une action, un drame, au sens vrai du mot. De plus, la
possession récente de la fortune entraîne le besoin de briller et les
ridicules qui en sont la conséquence chez les parvenus, la rivalité
avec l'aristocratie de race, l'oubli de ses propres origines, ou par-
fois un orgueil à rebours qui pousse l'enrichi à exagérer la petitesse
de ses origines pour accroître son mérite personnel. V argent a
donc ses travers particuliers, nouveaux, caractéristiques; et les
poètes comiques eussent manqué à leur mission en négligeant
cette mine si féconde même au seul point de vue de l'art.
Enfin, ne vit-on pas, sous la Restauration et sous Louis-Philippe,
des financiers à qui leur influence, presque mystérieuse aux yeux
du vulgaire, valut un titre de noblesse, une haute situation dans
la politique, le droit de lier et de délier les questions intérieures et
extérieures? Leur élévation, et parfois leur chute profonde, avait
je ne sais quoi de grandiose et de terrible qui contribuait à séduire
et à charmer la curiosité publique. Il semblait que l'antique Fata-
lité planât au-dessus de la cohue vociférante des gens de Bourse,
et désignât au hasard, pour de soudaines fortunes ou de déshono-
rantes ruines, ces nouvelles puissances « que l'on regardait de
si bas ».
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SODS LA RESTAURATION IT LA MONARCHIE DE JUILLET 225
II
C'e9t tout d'abord dans le vaudeville ou « la petite omédie »,
cela va sans dire, que la question d'argent se précise.
En 1821, Picard, Waflard et Fulgence, font représenter, au
Gymnase, le Jeu de Bourse ou la Bascule. Ils y donnent, en
quelque sorte, le patron ou le moule de la plupart des comédies
d'argent qui vont suivre jusqu'en 1848; et, d'ailleurs, la pièce
n'est pas sans ressemblance avec la comédie typique de Picard,
les Marionnettes. Un certain Gautier, petit propriétaire, spécule à
la Bourse avec ses 4000 francs de rente. Il joue à la hausse, et
gagne 400,000 francs. Dès lors, son caractère change ; il refuse sa
fille au jeune avocat qui l'aime. Le père de l'avocat, un avoué, très
fier jusqu'à ce jour, et tout à fait opposé au mariage de son fils
avec la fille de Gautier, souhaite vivement cette union maintenant
que le parti est devenu si avantageux. Lui-même, il joue à la
Bourse. La roue tourne ; la baisse lui fait gagner une fortune, et
ruine Gautier. « Le mérite de cet ouvrage, dit le critique des
Débats, est de ressembler du moins à une comédie, de peindre des
mœurs existantes et des personnages qui ne sont pas des êtres de
raison '. »
A leur tour, Scribe etBayard, en 1829, s'empareront de Y argent
dans les Actionnaires. On y voit M. Piffart, sorte de Mercadet en
herbe, qui lance des affaires magnifiques et fantaisistes. Il a eu
l'idée de mettre en prairies la plaine alors déserte et stérile des
Sablons ; il ne faudra, pour y arriver, que creuser des puits artésiens.
« Trop de détails techniques », d'après les Débats2; et l'observa-
tion est précieuse à recueillir. Elle nous prouve que le public
voulait qu'on donnât à ces comédies ^affaires un certain air
d'illusion s ce ni que. Mais la même critique loue la vérité de l'as-
semblée des actionnaires, imitée de la remarquable réunion des
créanciers dans Duhaut cours.
J'ai rapproché ces deux petites pièces, afin de réserver la plus
large place aux trois ouvrages importants que vit paraître une
même année, 1826, et un même théâtre, le Français. Tant il est
vrai que les auteurs et les directeurs sentaient que la curiosité
publique était vivement portée vers les comédies de ce genre! —
Le Globe annonce, le 27 juin 1826, que quatre pièces sont toutes
prêtes... « Trois époques, dit le rédacteur, sont fameuses dans
« Débats, 28 juillet 1821.
* Débats, 27 octobre 1829.
25 octobre 1902. 15
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m u comédie rr lis mœurs
notre histoire par la passion et le scandale du jeu : le système de
Law, les fournitures du Directoire et l'agiotage de nos jours...
M. Picard nous a laissé Duhautcours, admirable page d'histoire,
censure amère et gaie tout à la fois. Qui de nos auteurs aura
l'honneur d'imprimer sa marque sur le front de nos joueurs? Nous
Terrons : le concours est ouvert; et on se jette sur ce sujet comme
sur des actions d'un emprunt royal ou républicain... »
Ces comédies étaient : le Spéculateur, de Riboutté ; l 'Agiotage,
de Picard et Ëmpis ; l'Argent ou les mœurs du siècle, de Casimir
Bonjour; quant à la quatrième, le Millionnaire, son titre avait
trompé le rédacteur du Globe : c'est un simple drame romanesque,
qui tomba le premier soir, à i'Odéon1.
Riboutté était «déjà honorablement connu, nous l'avons dit, par
son Assemblée de famille (1808). Mais, sans compter qu'il versifie
d'une façon assez molle et qu'il manque de traits, Riboutté appar-
tenait à, l'école de La Chaussée et de Diderot, laquelle ne se
distingue pas par la vérité de l'observation ni par la nouveauté des
caractères. Dans le Spéculateur, on ne se plaignit pas de trouver
trop de détails techniques. Jugez plutôt de l'intrigue et des situa-
tions : voici deux négociants, Duvernet et Mesnard; Duvernet a
deux fils : l'un, Alexis, est le spéculateur, qui a fait une grande
fortune; l'autre, Jules, est peintre: vous êtes assuré, dès qu'un
peintre apparaît dans une comédie, qu'il a beaucoup de talent, et
qu'il sera décoré au dernier acte. Jules aime Jenny, fille de
M. Mesnard; un jeune avocat, fils de M. Mesnard, aime Henriette,
fille de M. Duvernet, sœur d'Alexis et de Jules. Au dénouement,
Alexis sera ruiné, et les amoureux seront tous récompensés. Cette
intrigue n'est en soi ni bonne ni mauvaise; tout dépend de la
manière dont les mœurs des personnages, par rapport & V argent,
auront été observées et rendues. Eh bien, les spectateurs et les
critiques, tout en reconnaissant que la tentative était honorable,
furent unanimes dans leurs reproches : c'était un drame larmoyant
et non une comédie fondée sur la réalité. « M* Riboutté, dit le
Globe, n'a pas fait grands frais; il ne s'est pas fatigué à observer
ce qui se passe sous les hangars de la R ourse, dans les salons
dorés de nos joueurs, ou dans les cabinets mystérieux des agents
de change; il n'a cherché, à ce qu'il paraît, ni vices ni ridicules;
cela donne du mal à étudier; mieux vaut faire provision de bonnes
gens qui parlent honneur, gloire, sentiment... Quand on a Time
tendre, il est si pénible de rire ou d'être amer aux dépens de ses
semblables : mieux vaut le côté piteux des choses 2. » Le critique du
* Globj, 8 août 1826.
* Globe, 27 juin 1826.
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SOUS LÀ RESTAOJUTIQS ET hk IQMMIGHIE DE JUILLET W
Globe remarqué que tous les personnages sont des gens hontiétes,
même le spéculateur Alexis qoi, comme les autres, eu arrive & la
tirade de sensibilité. Prenons note de ce reproche; nous verrons
tout k l'heure que CL Bonjour tombera dans l'excès contraire. Un
seul fripon véritable traverse la pièce de Riboutté; c'est un valet
courrier de bourse et messager de libertinage. Mais « les intrigants
du joer, dit le Globe, ne sont pas sous la livrée; ils portent l'habit
noir, ont le cabriolet et le jockey d'usage; on les rencontre autour
de la cheminée du banquier ou de sa table & jeu ; ils sont ses amis,
ses meilleurs amis... Ce Frontin escroc donne la véritable date de
la pièce; il la reporte tout juste & cinquante ans * ».
En résumé» succès d'estime. C'est également l'impression dm
Journal des Débats 2.
Beaucoup plus précis, observateurs plus attentifs, peintres plus
scrupuleux, moralistes plus efficaces, Picard et Empis fondèrent
leur Agiotage sur la vérité et la satire. Empis avait apporté &
Picard un drame sombre et réaliste; Picard en égaya l'intrigue, y
jeta d'heureux épisodes, y introduisit des personnages et des traits
comiques. Il en résulta un mélange heureux de réalisme et de
fantaisie, où le dosage est assez habilement pratiqué pour que
l'ensemble ait autant de variété que d'unité. Cette fois, nous
n'avons plus affaire à un jeune homme, (ils d'un riche négociant.
Le spéculateur, ou Y agioteur principal, Saint-Clair, est un avocat;
-et, s'il vous plaît, un avocat qui plaide ; qui, le matin, brille an
Palais, et qui profite de sa situation au barreau pour jouer plus
sûrement. Ajoutons qu'il est marié à une jeune femme qu'il aime, ,
et à laquelle il cache ses spéculations. « C'est déjà une heureuse
idée, écrit Dubois dans le Globe, d'avoir choisi pour principal
personnage un homme que sa vie et toutes ses habitudes devraient
préserver de la fureur du jeu. Si celui qui plaide contre les mar-
chés à terme et toutes les subtiles conventions de la Bourse se
laisse aller aux mêmes fautes ; si celui qui reçoit les confidences de
-tant de malheureux déçus, et quelquefois les aveux des fripons qui
les ruinent, a pu chercher la fortune à travers tant de périls et de
funestes capitulations de conscience, il faut donc que le mal soit
universel et la contagion inévitable; le jeut l'agiotage sont donc le
trait de caractère du jour 3. » Mais Picard, fidèle à un principe que
nous constatons dans toutes les comédies de l'époque, place à côté
4e son agioteur , esprit plutôt faible que corrompu, l'agent perait-
« Globe, 27 juin 1826.
* Débats, 27 juin 1826.
• Qbbe, 27 juillet 1826.
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228 LA COMÉDIE ET LES MŒURS
deux qui l'entraîne et qui est réellement responsable de ses fautes.
C'est un certain Durosey, assez semblable à Duhautcours. Le
procédé, pour être en soi très conventionnel et usé dès cette
époque, n'en est pas moins justifié par la nécessité de conserver
au protagoniste les sympathies des spectateurs. Et non seulement
on arrive à ce résultat en rejetant la plus grande partie de la
responsabilité sur une canaille subalterne que l'on fera cueillir par
la police au dénouement, mais encore en inventant, au cours de la
pièce, une scène de tentation où la conscience du héros triomphera
de sa faiblesse. Ici, nous voyons Saint- Clair, averti de sa ruine, et
tenant dans ses mains un portefeuille à lui confié par le fermier
Germont; Durosey le presse d'employer cet argent à payer ses
différences; Saint-Clair résiste : décidément, c'est un honnête
homme I Cette situation était indiquée dans Duhautcours; nous la
retrouverons dans l'Argent.
Autour de Saint- Clair, lout le monde joue ou spécule; Y agioteur
communique sa passion à son père, à ses domestiques, à son
fermier. L'enivrement est général. Et voilà qui est certes plus vrai
et plus instructif que l'intrigue du Spéculateur. D'autant plus que
Picard a su donner à chaque personnage une passioA caractéris-
tique tout à fait en rapport avec sa position sociale et avec son
âge. Sans parler des domestiques qui vont à la loterie, le père de
Saint-Clair nous représente le vieil égoïste, hypocrite, faux philan-
thrope, et qui, tout en fulminant contre le jeu, joue lui-même par
l'entremise de son filleul, qu'il a placé dans les bureaux d'un
agent de change. Au moment où son fils est ruiné, le père Saint-
Clair apprend qu'il a gagné des millions; il ne veut pas avouer la
source de cette fortune, et c'est une scène du meilleur comique
que celle où le vieil hypocrite invente des contes où il s'embrouille
lui-même pour expliquer ce soudain enrichissement. Il fait étalage
de sensibilité et de vertu, au moment où le filleul vient annoncer
que son patron, l'agent de change, a filé en emportant l'argent de
ses clients. Ainsi, chacun reçoit son châtiment. Le jeune avocat
reviendra â son honorable profession et au respect de son foyer;
le vieillard sera convaincu d'hypocrisie et ruiné; Durosey sera nus
en prison; et le deus ex machina de l'intrigue est un personnage
très cher à Picard, un négociant de province, Marcel, qui arrive à
point nommé pour sauver les uns et perdre les autres. C'est
Marcel qui prononce le mot de la fin : « Anathème à l'agiotage I
honneur et respect à l'industrie 1 »
Tous les journaux du temps constatent le succès très vif de
cette comédie; tous en louent la moralité, et saisissent cette occa-
sion pour signaler la gravité du péril et la nécessité de la répres-
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80DS Là RESTAURATION ET LÀ MONARCB1E DE JUILLET 229
sioa. C'est une chose bien curieuse que cette indignation générale
contre le jeu de Bourse, et qui prouve que la conscience publique,
laquelle se ressaisit toujours au théâtre, s'effrayait et se scandali-
sait de voir s'élever comme par miracle des fortunes insolentes. « Ce
jeu effroyable, dit le critique des Débats, ce jeu qui, par le nombre
de ses victimes, devrait paraître plutôt favorisé que repoussé par
l'opinion, ne compte cependant aucun approbateur sincère. Ceux
qui jouent sont les premiers à condamner leur faiblesse; ceux qui
gagnent (et on peut les compter) rougissent d'un succès d'un jour
dont des expériences quotidiennes leur ont appris à redouter le
lendemain. Cependant, les alarmes régnent dans les familles... Les
hommes prudents se plaignent avec indignation que l'autorité
retienne captif sur ses lèvres le mot puissant qui mettrait un terme
à tant de malheurs et à tant de désastres1. » On lit des réflexions
analogues dans le Figaro, dans la Gazette de France, dans le
Constitutionnel.
Dès le 24 juillet de cette année 1826, Casimir Bonjour avait
écrit aux journaux pour annoncer une comédie composée par lui
depuis deux ans, r Argent ou les mœurs du siècle, et qui devait
être représentée le 12 octobre. C. Bonjour a placé son action chez
un banquier, Dalincourt. Celui-ci, comme le Saint-Clair de Picard,
veut s'enrichir, mais repousse les moyens frauduleux; comme
Saint- Clair encore, il est dominé par un intrigant nommé Challet,
qui, pour refaire sa fortune compromise, veut épouser Jenny, fille
de Dalincourt et belle-fille de Mmo Dalincourt. Challet est le fac-
totum de la maison; il joue à la Bourse pour le compte de
M** Dalincourt, et il amène des affaires de banque au mari : c'est
ainsi que nous voyons arriver un baron allemand, M. de Neubourg,
chargé par son gouvernement de négocier un emprunt, et qui
accepte pour sa part une prime de 500,000 francs. L'intrigue est
assez simple, et offre, çà et là, quelque analogie avec celle des
Effrontés. Jenny aime un commis de son père, Jules de Belleville,
fils d'un gentilhomme ruiné; bien entendu, Dalincourt ne veut pas
de cette union, et même, menacé dans son crédit, il essaye de
persuader à Jenny qu'elle doit épouser Challet pour sauver son
père. Cependant, sur de fausses nouvelles, Dalincourt est arrêté;
Challet s'échappe par la fenêtre; Jules, dont le père vient de
recouvrer sa fortune grâce à la loi d'indemnité des émigrés, délivre
Dalincourt en se portant caution pour lui, et la pièce se termine
par le mariage des jeunes gens.
Ce dont nous devons louer l'auteur, c'est d'avoir très fortement
* Débats, 28 juillet 1826.
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2ftt U COMÉDIE ttt LES MOMES
penssé le caractère de ses principaux personnages; c'est d'avoir
évité, même dans le dénouement, toute seiaibilàté et tout roma-
nesque. Dalincourt est Y homme d'argent, qui ne comprend que
X argent, qui n'estime que Y argent. Il le déclare avec une brutale
franchise, qui est l'inconscience naturelle d'un caractère. Tout le
mvnde, dit-il, court au temple de Plutas. Maïs la plupart prennent
des chemias détournés, demandent de* places, de la gloire, des
rubans...
Moi, je vais droit au but, et je dis : c'est l'argent.
Ce mérite est le seul, je n'en connais point d'autre ;
La vertu d'un pays est vice dans le nôtre;
Bien souvent la science est d'un faible secours.
Il est telle contrée où l'esprit n'a pas cours.
L'argent seul ici-bas réunit les suffrages;
Partout où les humains ne sont pas des sauvages,
En Amérique, en Chine, aussi bien que chez noua,
II pUit à tout le monde, il est de tous les goûts...
Qu'importe le climat, la couleur, l'idiome?
Tout est là : pour l'aimer, il suffit qu'on soit homme.
L'être le plus grossier, le moins intelligent,
Peut ne pas croire en Dieu, mais il croit à l'argent 4.
Et, dans la meilleure scène de l'ouvrage, au quatrième acte,
Dalincourt et Ghallet trouvent, en discutant les articles du contrat
de mariage, des mots cruels et profonds. Les deux financiers cher-
chent à se duper réciproquement; d'abord attendris et désinté-
ressés, ils en viennent au sarcasme et à l'injure; Dalincourt veut
garder la dot et n'en servir que la rente, Ghallet exige le capital :
on transige enfin. Et cependant, la jeune fille se dit à elle-même :
Malheureuse Jenny, comme je suis vendue !
Aucun personnage n'échappe à la sévérité de l'auteur. Le gen-
tilhomme, M. de Belleville, devenu riche, ne veut plus de Jenny
pour son fils. Il faut que la fortune revienne à Dalincourt pour qu'il
consente au mariage. Le baron de Neubourg est un escroc diplo-
matique. Le poète Tournefort est un industriel littéraire qui
fabrique au plus juste prix des ouvrages d'économie politique ou
des épithalames. Les serviteurs valent les maîtres : le valet met au
Bfcrat-de-Piété la montre de Dalincourt pour nourrir un terne à la
loterie; et la femme de chambre, dans la version primitive, volait
sa maîtresse pour le même motif. Seuls, les amoureux reposait
1 L'Argent, acte II, se. m.
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SOUS Là BKSTAURàlIOK ET LA MONARCHIE DE JUILLET 231
quelque peu la vue; mais leur avenir même est menacé : Dalincourt
s'écrie, aprè3 les avoir pressés dans ses bras :
Mais, hélas ! dans dix ans, vaudront-ils mieux que nous ?
Ainsi r Argent est une comédie pessimiste, dont le comique
même est sinistre, et dont ^impression finale est triste et découra-
geante. Le public se fâcha. Après le deuxième acte, ce furent des
murmures et des protestations; à la fin de la représentation,
Ifichelot vint dire que l'auteur désirait garder l'anonyme. Cepen-
dant la pièce, allégée de quelques vers, reparut un certain nombre
de fois; et le public, tout en continuant à manifester quelque
résistance, parut goûter l'amer réalisme de l'œuvre. Entrons dans
les raisons du public; là doit être pour nous l'intérêt d'une étude
encore plus sociale que littéraire. Les Débats enregistrent un sin-
gulier état de l'opinion : « Le sous-titre, les Mœurs du siècle, avait
indisposé, à la première représentation, une grande partie des
spectateurs, qui se sentaient exempts de complicité avec des êtres
vils et odieux, dans la classe desquels on paraissait les ranger1. »
Le critique se plaint qu'il n'y ait pas $ honnête homme dans la
pièce, pas de raisonneur, et il cite l'exemple de Molière qui sait tou-
jours placer dans la bouche d'un Ariste ou d'un Gléanthe, la leçon
morale qu'il oppose aux vices et aux ridicules. Ainsi voilà un poète
comique qui sort des sentiers battus, qui se refuse la facile satis-
faction des tirades à effet contre l'argent, et les critiques contem-
porains se fâchent I II me semble entendre Lafon, s'indignant de
ce que Dumas père n'a pas placé dans Christine un « gaillard
bien posé » qui fasse la leçon à « cette drôlesse de reine »!
Le Figaro exprime la même opinion, mais sans aucune animosité
contre l'auteur; là, le critique semble désapprouver la répugnance
d'un public vraiment trop susceptible. « Ce qui, dans notre opi-
nion, a nui à l'ouvrage, c'est l'extrême franchise avec laquelle
l'auteur n'a pas craint de faire parler ses personnages. Us pensent
tout haut. Le public a été effrayé, en voyant, dans tout son
hideux, l'égoïsme et la perversité de l'espèce humaine. D'ordinaire,
on ne lui présente que de profil les vices que l'on met à la scène;
ou, si l'on est assez hardi pour les attaquer en face, on s'adresse à
des sommités heureusement fort rares. Dans l 'Argent , ce sont nos
goûts, nos petites passions, nos lâches complaisances, à qui l'on
fût la guerre. Le spectateur a pu y reconnaître non seulement son
voisin, mais encore lui-même *. »
1 Débats, 18 oct. 1826.
* Figaro, 13 oct. 1826.
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232 Là COMÉDIE ET LES MŒURS
Le Globe* par la plume de Dubois, est très sévère; il reproche
à l'auteur l'uniformité des caractères, qui sont des abstractions du
vice; il le renvoie à Molière, encore I Et, ce qui est pins surpre-
nant, il attaque la meilleure scèoe de l'ouvrage, celle du contrat,
qu'il traite de scandaleuse. Par contre, il loue le style qui, sans
doute, étincelle ci et li de traits vifs et brillants; mais aujourd'hui
nous retournerions plutôt l'éloge et la critique !.
L'auteur sentit vivement ces attaques. Il y répondit dans une
préface; et sa défense est intéressante : a ... On m'a spirituelle-
ment demandé, dit il, un petit bout d'honnête homme. Ce genre
d'opposition est si ordinaire dans une comédie qu'on me fera bien
l'honneur de croire que j'y avais pensé. Mais je n'ai pas voulu
l'admettre. L'identité de ridicules dans mes personnages était une
nécessité de mon sujet, tel que je l'ai conçu. La variété ne pouvait
exister que dans les formes du travers, et les jeunes gens seuls
devaient faire le contraste. Mon tableau pousse au noir, je le sais;
la société actuelle offre des points de vue plus riants, que plus
tard je saisirai sans doute. J'ai fait choix de celui-ci dans nn
moment de misanthropie. Quoi qu'il en soit, je le répète, je crois
être dans la vérité; j'ai peint ce que j'ai sous les yeux, ce qu'on
rencontre à chaque pas. » Il répond également au reproche d'avoir
fait des personnalités; déjà, il avait protesté, dans une lettre com-
muniquée aux journaux, contre certaines allusions contre les
financiers célèbres de son temps 2. « Ces messieurs se sont
reconnus, dit le Figaro, se sont trouvés laids et ont voulu briser
la glace 3. »
N'est-il pas singulier qu'une de ces comédies que l'on considère
de loin, d'après sa date et sur le seul nom de son auteur, comme
un ouvrage timide et banal, ait précisément encouru le reproche
de réalisme et de pessimisme? Mais ne sera t-on pas étonné plus
encore en constatant les résistances du public, pour des motifs
analogues, contre le Mariage d'argent de Scribe?
111
Laissons, en effet, la Bourse et les agioteurs, laissons la Grande
Bourse et les petites bourses, de Glairville et Fauquemont (1845) 4,
et autres petites pièces de ce genre, pour arriver A celles où l'argent
« Globe, 14 oct. 1826.
* Débats, 18 oct. 1826.
* Figaro, 3 nov. 1826.
* Th. Gautier, Hist de Part dram. IV, 137.
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SOUS LÀ RESTAURATION 1T LÀ MONARCBIK DR JUILLET
n'entre pins qu'à titre de combinaison ou de ressort acce
Assez curieuse, mais plutôt romanesque que réelle,
comédie de d'Epagny, Luxe et indigence \ jouée à l'Od<
janvier 1824. On peut y signaler une jolie scène. Dans un n
désordonné, endetté, réduit aux expédient?, dont le loye
pas payé, la femme trouve le moyen d'emprunter une c
somme ; elle laisse les billets de banque sur la table de la
manger : le propriétaire, ses quittances arriérées à la main
et s'empare de l'argent qui traîne : il le portera en comj
situation qui en résulte e-t amusante, car avec cet argi
devait donner un bal.
Le Mariage d'argent e9t certainement une des meilleures
de Scribe; c'est une de celles, nous verrons pourquoi, qui
plus mal accueillie. Dorbeval est banquier. Scribe, qui n'est
grand psychologue, a cependant bien saisi l'état d'âme
homme d'argent qui se définit ainsi lui-même : « Oui, mes
oui, quoi qu'on en dise, la fortune n'a point gâté mon ce
suis toujours avec vous ce que j'étais autrefois : un bon enf
pas autre chose. Si avec d'autres, parfois, je suis un peu o
leux, un peu... fat, c'est que, dans ma position, il est bien <
de résister au contentement de soi-même. On peut s'aveug
son esprit, mais non sur ses écus. Ils sont là dans ma cais
mérite bien en règle, dont j'ai la clef; et quand on peut soi
évaluer ce qu'on vaut, à un centime près, ce n'est plus de l'c
c'est de l'arithmétique !. » Au milieu de sa famille, de ses at
ses invités, X argent reste sa seule préoccupation. On le voit
en scène un carnet à la main, et se parlant â lui-même... «
qu'il compose »? demande quelqu'un. « Du tout, répond sa f
il revient de la Bourse 2. » II connaît d'ailleurs très bien le
auquel il appartient, et n'a pas une confiance exagérée en si
frères. « Ce Lajaunais va manquer, j'en suis sûr. J'ai trop
tude du monde et des affaires pour en douter encore! I
d'acheter un attelage superbe, des diamants à sa femme; il a
un grand bal... Cette nuit, peut-être, il partira pour Bruxel
ne peut pas d'avance le faire arrêter; car tout le monde en
c'est détruire la confiance, c'est donner un mauvais exem
Comme il veut à la fois « assurer ses capitaux et le bonheu
ami », il propose à Poligni d'épouser sa pupille Herms
d'acheter avec la dot la charge d'agent de change de ce La
qui lui doit de l'argent.
1 Le Mariage à7 argent, I, 4.
* lbid., II, 4.
3 lbid., II, 5.
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234 LÀ COMÉDIE ET LES MOEOBS
Or Poffgni est le vrai caractère de cette pièce. C'est un homme
du monde, un galant homme, brillant, dépensier, qui, an siècle
précédent, se serait rainé gaiement, et peut-être aurait épousé,
pour redorer son blason ou fumer ses terres, la fille d'un financier,
— mais sans jamais songer qu'il pût devenir financier lui-même.
Et Scribe a justement compris que, dans la société de la Restau-
ration, les choses ne se passaient plus de la sorte; qu'un titre de
noblesse n'avait plus à lui seul un suffisant prestige pour valoir une
dot considérable; et que, par un très singulier mélange d'ambition
et de point d'honneur, le gentilhomme ruiné voudrait désormais
faire valoir l'argent qu'il épousait. La lutte qui s'élève dans le
cœur de Polîgni entre un ancien amour et la tentation de ce riche
mariage n'est pas toujours exposée avec toutes les nuances que Ton
souhaiterait; mais voyez cependant comme Scribe a bien saisi le
moment^ comme il a vu et voulu faire voir un nouvel état moral
dans l'âme de ses contemporains : « En sortant du collège, dit
l'artiste Olivier à Foligni, tu t'es fait militaire, parce qu'alors c'était
l'état à la mode, l'état sur lequel tous les regards étaient fixés. En
vain, je te représentais les dangers que tu allais courir, un avenir
incertain : tu ne voyais rien que Tépaulette en perspective et les
factionnaires qui te porteraient les armes quand tu entrerais aux
Tuileries. C'est pour un pareil motif que vingt fois tu as exposé
ta vie... Depuis, la scène a changé : aux prestiges de la gloire ont
succédé ceux de la fortune. Les altesses financières brillent main-
tenant au premier rang; les gens riches sont des puissances, et'
leur éclat n'a pas manqué de te séduire. Ne pouvant être comme
eirx, tu cherches du moins à t'en rapprocher ; tu te plais dans leur
société; tu es fier de les connaître; et souvent, je l'ai remarqué,
quand nous nous promenions ensemble, un ami' à pied qui te
donnait une poignée de main te faisait moins de plaisir qu'un
indifférent qui te saluait en voiture *. » Et l'on citerait vingt pas-
sages de la pièce où l'auteur a parfaitement exprimé les sentiments
de sa génération. Poligni, tout en restant sympathique, cède peu à
7„eu, comme malgré lui, et sous la pression des circonstances, à
l'attrait de l'argent ; il en souffre, il combat, mais il se laisse en-
traîner. Et quand le sacrifice est complet, quand il a décidément
préféré à M*" de Brienne, la jeune veuve qui représente pour lui
l'amour désintéressé et romanesque, Hermance, la frivole et riche
jeune fille, il dit à Olivier : « Ce qui m'y forçait? l'ambition, la
vanité, le désir des richesses, le désir de briller... J'ai déjà reçu sa
dot : elle est là, j'en ai disposé d'avance, je l'ai presque employée.
4 Le Mariage d'argent, I, 3.
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S0U3 Là RESTAORiTIOI ET LÀ MONIRCHIfi DE JUILLET 235
Je sais comme toi que j'y puis renonça: encore, je sais même qu'en
vendant tout ce qne je possède je retrouve ma liberté an prix de
l'indigence ; mais, te l'avouerai-je enfin ? cette fortune dont j'ai déjà
fait l'essai, cette fortune qu'on ne goûte pas impunément, est
devenue pour md le premier des biens. Plutôt mourir que de
déchoir à tous les yeux ! et je sacrifierais à cette idée mon avenir,
mon amour, M"6 de Brienne, et moi-même s'il le faut *. »
N'est-ce pas encore une heureuse invention, qui est celle d'un
peintre de mœurs, que d'avoir représenté à côté du banquier Dor~
beval, toujours absorbé par les chiffres et par le désir de briller,
une épouse dolente et délaissée, vertueuse, mais prête à céder an
mal par lassitude, par ennui, par révolte. Mm0 Dorbeval est cour-
tisée par un jeune diplomate, M. de N an gis; elle résiste à ses
avances; elle implore contre cette tentation qui la charme le
secours de M*6 de Brienne. Mais son refuge naturel et son légitime
appui, elle devrait les trouver chez son mari; et le mari croit avoir
tout fait pour sa femme, en assurant son luxe et ses plaisirs mon-
dains. Etudiez encore le caractère d'Hermance, l'ingénue du monde
financier, qui joue la comédie de société, et quelle comédie I le rôle
de Fanchette dans le Mariage de Figaro; et qui accepte l'inconnu
de la veille, toute heureuse de penser qu'elle dominera son mari
de toute l'importance de sa dot. Rien de forcé dans ce personnage
qui est bien de son monde et de son temps.
Cette véritable comédie de mœurs fut mal reçue par les contem-
porains. Le feuilleton des Débats constate que les spectateurs « ont
été indisposés par les hésitations et la mobilité de Poligni»; scan-
dalisés parce que Mmo Dorbeval, une femme mariée, avoue qu'elle
n'est pas insensible aux assiduités de M. de Nangis; révoltés par le
rôle d'Hermance, beaucoup trop léger; et qu'ils ont jugé invrai-
semblable que Mm" de Brienne, une jeune veuve riche, donnât sa
main à un artiste sans fortune, Olivier! La critique proteste contre
le mauvais goût et les susceptibilités hypocrites du public. « Poètes
comiques, dit-il, brisez ces pinceaux! La comédie n'est plus le
tableau des travers, des ridicules, des vices, pas même des fai-
blesses; n'offrez plus rien ni au rire vengeur, ni à l'innocente
censure de nos spectateurs; que vos héros de théâtre soient des
modèles de grandeur d'âme, de désintéressement et d'honneur I
N'est-ce pas ce que vous avez tous les jours sous les yeux? Et que
trouvez-vous tous les jours à la Bourse et chez Tortoni, que des
Aristide, des Philopcemen et des Caton?... Hermance a été élevée
dans les plus brillants pensionnats de la capitale : et supposer qu'il
1 Le Mariage d'argent, V, 3.
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236 LA COMEDIE ET LES MOEURS
puisse en sortir de jeunes coquettes, c'est évidemment calomnier
ces institutions!1 »
Vingt ans plus tard, en 1847, le Mariage émargent fut repris au
Théâtre-Français. Et, cette fois, la société était mûre pour le com-
prendre. Th. Gantier écrit : « Le Mariage d'argent est la pièce du
spirituel et fécond vaudevilliste qui se rapproche le plus de la
haute comédie, de la comédie humaine et sérieuse; l'idée qui en
fait le fond est triste comme une vérité; il y a de l'observation, des
caractères assez bien tracés, des mots fins2. »
C'est encore sur la puissance presque exclusive de l'argent que
roule une autre pièce de Scribe, le Puff, représentée en 1848. Puff
signifie réclame, blague, mensonge; c'est « l'art de semer et de
faire éclore, à son profit, la chose qui n'e9t pas... Il y a le puff de
bienfaisance, le puff de désintéressement, le puff de patriotisme et
le puff de dévotion..., car le puff est à l'usage de tous les états, de
tous les rangs, de toutes les classes, en reconnaissant cependant,
car il faut être juste, que les avocats, les journalistes et les
médecins en font la consommation la plus habituelle et la plus
forte!3 » Mais c'est pour l'argent, et avec de l'argent, que se
pratiquent les meilleurs puffs. Nous voyons ici le comte de Mari-
gnan qui se fait une réputation littéraire, académique, politique,
en payant les manuscrits de ses ouvrages, l'imprimeur, les journa-
listes, la réclame. C'est pour son argent qu'il veut épouser
Àntonia, pupille d'un vieil original, César Desgaudets, fort estimé,
malgré sa pauvreté, parce qu'il est assez habile pour se donner
aux yeux de tous comme riche et avare. Le frère d' Antonia,
Maxence, est un spéculateur effronté; il lance des entreprises,
notamment des chemins de fer, et joue d'avance sur des actions
fictives; il gagne, il perd, il compromet un moment la dot de sa
sœur. Bref, la pièce est pleine de détails relatifs à l'argent et aux
moyens par lesquels l'on s'enrichit ou l'on se ruine. Elle était, je
crois, encore plus actuelle et plus vraie, par la satire des puffeurs
de toute espèce, aux approches de cette révolution de 1848 qui
fut d'abord une protestation indignée contre les tartufes de libéra-
lisme, les Robert Macaire de tribune, les Bertrand de la finance, les
Bilboquet de la politique, — pour être immédiatement confisquée
par la même bande qui avait été changer de costume dans la
coulisse. Le Puff est, à sa date, une comédie autrement forte que
les Cabotins de Paiileron. Cependant, le romanesque en gâte, çà
et là, la vérité. Les rôles de femme n'y ont point de vie; et le jeune
* Débats, 5 déc. 1827.
* La Presse, i«* mars 1847 (Hisl. de fart dram., V, 48).
* Le Puff, I, 2.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET
officier, Albert d'Angremont, cet Alceste dont César Desgai
le Philinte, manque de vigueur réelle et de signification ; d'i
il finit par capituler.
Th. Gautier est très sévère pour le Puff. Il reprend à «
ses plus violentes et ses plus méprisantes critiques contre
mais, sans le vouloir, il fait justement ressortir le méril
pièce, puisqu'il accuse l'auteur d'avoir la plus triste phil
de manquer d'idéal, d'enthousiasme, de généreux instinct
seule chose regardée comme raisonnable dans les pi
H. Scribe, dit- il, c'est de se faire une position. Une positk
le but, la fin nécessaire; à cela l'on doit tout sacrifier. Le 1
folie, chimère, illusion, pur caprice d'esprits romanesqi
idéal bourgeois est fort goûté aujourd'hui1. » Oui, ms
pour cela que Scribe, dans le Puff comme dans le À
d'argent, est quelque chose de plus qu'un amuseur, qu'u
pentier : les reproches mêmes de Th. Gautier nous prouve
a peint les mœurs, et que ses comédies nous renseignent s
d'âme de ses contemporains. Et c'est ce qu'il fallait démon
IV
En passant de l'argent à la politique, nous ne changeons
sujet. Aussi bien, le Puff peut- il servir de transition. Mais
encore, nous devons déblayer largement une matière qui
& elle seule fournir plusieurs volumes. Ecartons d'abord
catégorie des pièces d'actualité, inspirées soit par les annh
politiques, soit par les événements. Les années 1830 <
virent éclore, nous l'avons dit, un grand nombre d'à-prop
sous-titre convient à des ouvrages où l'on flattait si maladn
le nouveau pouvoir en outrageant si lâchement le pouvoir
de ces pièces-là on trouvera une excellente liste critique
Comédie au dix-neuvième siècle, de M. Lenient2. Et ram
trois points les comédies politiques de cette période : les
électorales, — la manie des places, — la lutte des classa
Aujourd'hui, il n'y a guère de plaisanteries plus faciles
fades que celles qui se rapportent au parlementarisme. Cej
notre théâtre contemporain offre quelques pièces très disi
où nos auteurs comiques ont marqué, en traits durables, 1
et les travers de nos représentants et de nos ministres. (
* Presse, 24 janv. 1848 (Hist. de Vartdram., V, 217).
»T. H.
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m LA COMÉDIE ET LB MŒURS
Mabagas^ de V. Sardou; Monsieur le Mmistre^ de J. Claretie;
Numa Roumestan, d'À, Daudet; le Député Leveau, de J. Le-
maître, etc. Mais le plaisir que nous y prenons est plutôt une sorte
de vengeance contre ua régime dont, depuis longtemps, nous
avoHB jugé les défauts et les surprises, et qui, admirable en théorie,
ne cesse de démentir ses plus essentielles promesses. En 1828,
1830, 1660, on éprouvait encore une sorte de curiosité maligne,
sans doute, mais sympathique, à l'égard du parlementarisme; il
n'est pas une des pièces de cette époque où nous ne trouvions, à
côté de ceux qui veulent exploiter à leur profit la naïveté des élec-
teurs, un candidat vertueux, indépendant, intègre, qui réussit au
dénouement. D'autre part, si nous pouvons encore peindre des
députés, l'électeur nous échappe : il est légion; il n'a plus de traits
bien caractéristiques; il est devenu automatique et sceptique.
Avant l'établissement du suffrage universel, l'électeur, bourgeois
aisé, notable commerçant, paysan riche, capacité, offrait à la
curiosité du public, au talent des auteurs, à la verve même des
acteurs, une série de types vraiment dignes de la scène comique.
Parmi les très nombreuses pièces qui touchent à ces mœurs
disparues, nous en retiendrons seulement quelques-unes. Les Deux
candidats ou Une veille d'élection, d'Onésime Leroy, offrent,
dès 1821, trois types qui entreront nécessairement dans toute
comédie de ce genre. La pièce fut représentée à l'Odéon sous un
autre titre, imposé par la censure : la Fausse modestie. Un riche
propriétaire, Hautinval, est candidat aux élections législatives k
X... 11 espère, une fois député, obtenir la main de la comtesse
Emilie d'Alban, jeune veuve; mais, en politique comme en amour,
il a pour rival l'avocat Dercy. Son agent électoral est un certain
Gourville qui, pour lui assurer l'admiration et la voix de tout le
collège, imagine des moyens assez naïfs. Qu'on en juge : d'abord
Gourville paye un ouvrier qui doit se jeter à l'eau, et se laisser
sauver par Hautinval; puis, comme on parle beaucoup dans le
pays d'un ouvrage anonyme sur C Ambition, ouvrage écrit par
Bercy, Gourville, répèle partout que Hautinval en est l'auteur;
enfin, l'agent zélé organise à l'hôtel un grand repas où sont invité*
les électeurs du canton. Mais rien ne réussit : l'ouvrier, qui s'est
grisé, jase; Dercy se déclare authentique écrivain du livre; et
Hautinval, démasqué, est la risée des électeurs qu'il avait rassem-
blés à la table d'hôte. Qu'importe! Gourville lui rend bon espoir
en lui proposant d'aller poser sa candidature dans un pays où on
ne le connaît point; et le voilà parti pour les Pyrénées. « Ge
n'est pas une pièce de moeurs, disent les Débats, c'est une anec-
dote, qui serait assez conique si, dans ces sortes de sujets,.
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sons Là RBSTiroraoff et la iouarchie de juillet 239
V aatear pouvait jouir des droits de la liberté comnwne, et s'il
n'était pas condamné, par la nature même des choses, à émoweer
pfatôt qu'à aiguiser les traits de la plaisanterie et de la satire...
11 n'est pas impossible de faire une bonne comédie politique; mais
je réponds que plus elle sera bonne, plus il sera impossible de la
faire jouer. On en devine la raison sans qu'il soit nécessaire de
la dire... Nous ne disons pas dans les journaux tout ce qui se
passe : -comment concevoir que Ton mît sur un théâtre tout ce
qu'il plairait à un auteur d'imaginer1? »
Une Journée d'élection, deDelaville, reçue aux Français dès 1828
et jouée seulement en 1829, avait perdu dans cet intervalle de
six ans, une grande partie de son actualité. Mais cette comédie est
assurément plus complète que la précédente. On y voit deux
ultras, l'un de droite, le duc de Gouberval, l'autre de gauche,
Du rame t, en concurrence pour un siège de député avec Frimont,
bonne te industriel. Frimont sera nommé. L'intérêt encore actuel
de la pièce est daos le rôle du sous-préfet, M. de Moranville, qui
pratique avec un tranquille cynisme la candidature officielle. Aussi
tous les fonctionnaires de la ville sont- ils mêlés à l'action r
M"6 Godard, directrice de la poste; M. Corbineau, receveur de
Y enregistrement; M. Brocheton, receveur des contributions;
H. L'Hirondelle, sous-inspecteur des forêts ; M. Verdelet, greffier
<k tribunal ; deux percepteurs, deux facteurs. Quoique assez faible
<TiMtrigue et de style, cette comédie a donc le mérite de nous
faire pénétrer dans le dessous d'une électron et de représenter
quelques-uns des vices essentiels du régime parlementaire.
Hais la pièce où les différents types de candidats et d'électeurs
sovt le plus nettement dessinés est cellte que Casimir Bonjour
composa sous te ministère Martignac, fit recevoir et monter 4
l'Odtéon en 1829, retira volontairement 2 et remit à la scène en
1831, et qui porte le titre suivant : Naissance, fortune et mérite*
<m tEpreme électorale. Trois candidats sont en présence, comme
dans la comédie de Delaville : un marquis ruiné, M. de Beaugency,
qm compte sur la politique pour refaire sa fortune et qui se sent
4 Déôats. 17 oct. 1821.
3 Voir dans le Figaro du 5 déc. 1829 la lettre par laquelle G. Bonjour
annonce qu'il retire sa pièce. «... Ce qui est légitime à des époques ordi-
naires, dît-il, deviendrait un tort grave dans les circonstances politiques où
non» nous trouvons. Je me sais donc décidé à sacrifier mes intérêts à un
devoir de la plus haute convenance. Ayez la bonté, Monsieur, d'annoncer
que, par égard pour le public et pour une classe à qui la Charte a confié
nos destinées, je viens de retirer mon ouvrage, sauf à le reprendre dans
d'autres temps. Ces temps stm» doute ne sont pas éloigûés; je le désire
comme citoyen beaucoup plus que comme poète. » »
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240 LA COMt DIE ET LES MŒURS
profondément humilié de descendre jusqu'à solliciter les voix des
électeurs; M. Lisieux, tartufe de libéralisme, se croit, lai, assez
riche pour devenir député; enfin, un jeune officier du génie,
Solange, homme « aussi modeste que distingué », l'emportera,
presque malgré lui et sans aucune intrigue, sur ses deux concur-
rents. L'amour se mêle à l'action : les trois personnages recherchent
en mariage Caroline, fille de H. Dumont, ancien marchand de
cachemires, et celui-ci attend les élections pour se décider : « Mon
gendre, dit- il avec emphase, sortira de l'urne 1 » Autour des can-
didats gravitent les électeurs.
Si les combinaisons dramatiques de [Epreuve électorale ne
sont pas, on le voit, très nouvelles, les types n'y manquent pas de
précision, et G. Bonjour a su placer sur les lèvres de M. Lisieux,
de l'agent Fournier, du tailleur Ramelot, du bonnetier Buteux,
des discours et des mots qui peignent les mœurs 'et décèlent le
caractère. « Certes, dit M. Lisieux, j'ai fût mes preuves!... J'ai
une fortune indépendante, moi; je produis, je consomme, je suis
utile! Et puisqu'il est vrai, suivant les économistes, qu'on ne peut
augmenter son bien-être sans ajouter à celui des autres, j'ai fait
beaucoup pour l'Etat, car j'ai acquis 120,000 francs de rente...
Eh bien, ces 120,000 francs de rente, Monsieur, qu'est-ce que
cela m'a rapporté, je vous le demande? Rien, absolumnnt rien;
je n'ai pas obtenu la plus légère faveur. Si je suis baron, c'est que
j'ai acheté mon titre; du reste, je n'ai pas même la croix... que j'ai
vingt fois demandée. Non, véritablement, on ne fait pas assez pour
les gens riches. — C'est vrai, répond Solange; on ne fait pas assez
pour les gens qui ont tout l. » Lisieux met aussi dans sa profession
de foi quelques phrases excellentes et qui sont du meilleur comique,
de ce comique involontaire que Ton peut rencontrer dans la
réalité. « ... On a attaqué ma conduite politique; ma vie est là
pour répondre. Nommé très jeune encore maire de ma commune,
j'ai servi les divers gouvernements qui se sont succédé, et je le»
ai servis loyalement. Réintégré depuis peu dans ces fonctions, j'ai
juré obéissance au roi des Français; je serai fidèle à ce serment
comme je Cai été à tous ceux que j'ai prêtés jusqu'ici2. »
Ce sont aussi de bonnes silhouettes, et qui font penser aux
meilleurs passages de Jérôme Paturot% que celles de Buteux et
de Ramelot; l'un, petit marchand à la tournure épaisse, retors
comme un paysan, et n'avouant qu'après un bon dîner aux dépens
des candidats, qu'il a obtenu une réduction d'impôts et qu'il n'est
plus électeur; l'autre, élégant et faiseur, arrivant en voiture,
• Naissance, fortune et mérite, acte Iep, se. xin.
* lhid., U, v.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET
suivi d'un jockey, s'intitulant négociant- tailleur. « Voyez les
grès de la civilisation, s'écrie Lisieux qui, tout en essayai!
habit, sollicite la voix de son tailleur; comme tout s'ennobli
perfectionne, s'épure! Les métiers deviennent des arts, les
deviennent des... C'est vraiment admirable 1 1 » Enfin, le rôle c
jeune fille sort quelque peu de la banalité. Caroline aime Solai
elle sait que son père veut lui faire épouser celui de ses pré
dants qui deviendra député. Aussi s'intéresse- t-elle aux électi
elle lit le Constitutionnel et place, çà et là, dans le dialogue,
réflexions politiques, inattendues, d'une ingénuité très origii
C'est déjà une petite fille de Labiche ou d'Halévy.
Bref, cette pièce, écrite en prose rapide et incisive, est une
plus spirituelles dans le genre que nous étudions. Le jour où
fut représentée, la loi électorale avait été modifiée, et toute!
allusions ne portèrent pas également; elle n'en obtint pas moin
vif succès. Le seul critique qui se iàcha fut Jules Janin, qui
reproduisant au premier volume de sa Littérature dramatique
feuilleton du 15 mai 1831, se juge ainsi lui-même : « Ci n'était
bon tout cela, ça n'était pas de la critique, ça manquait de
goût, d'urbanité, de justice...2 » Eh! ma foi, qui sait si <
phrase ne devrait pas servir d'épigraphe aux six volumes
J. Janin a empilé, comme dans un fourre-tout, les lambeaux é
de ses feuilletons?
V
Du parlementarisme, nous en trouverons encore beaucoup
les comédifts où les écrivains de la Restauration et de la monai
de Juillet ont attaqué un des travers les plus caractéristique
leur temps, la manie des places. On y aperçoit des silhouette
députés, de pairs de France, de ministres, que le public reconi
sait pour exactes, et qui restent à distance des caricature:
parfois des portraits.
Le Charlatanisme (1825) est comme l'esquisse d'un sujet
largement traité par Scribe dans la Camaraderie (1837); c'est
de « se pousser » dans le monde. La petite pièce est tiès amust
le journaliste Rondon, le bon enfant, professe cette théorie
jours actuelle : « Dans ce siècle- ci, ce n'est r;en que d'avoi
talent, tout le monde en a... L'essentiel, c'est de le persuader
autres, et pour cela, il faut le dire, il faut le crier. »
La Camaraderie ou la Courte échelle pourrait s'intitulei
Arrivistes : et voilà un beau sujet que je signale à nos auteurs
1 Naissance, fortune, etc., II, x.
1 J. Janin, Histoire de la littérature dramatique, I, 134.
25 octobre 4902. 16
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<m LÀ COMEDIE ET US HCBOUS
matiques. Là, tons les camarades ont da génie : l'en est le génie
du barreau, l'autre le géoie de la médecine; un troisième, le génie
de la peinture, etc.. Il s'agit, dans la pièce, de faire arriver au
élections un des camarades, Oscar Rigaud, bon enfant phraseur
et vide; Oscar a pour concurrent M. de Hontlucar, excellent type
de l'homme du monde qui s'est fait une spécialité d'ouvrages
profonds que personne ne lit et que le public admire de confiance,
qui rédige lui-même les articles élogieux que les journaux doivent
lui consacrer, qui est candidat à l'Académie des sciences morales
et politiques. Mais par camaraderie, M. de Montlucar s'efface
devant Oscar, dont les chances actuelles lui paraissent plus
sérieuses, et qui lui revaudra amplement, une fois député, cet
important service. Il n'en est pas de même d'Edmond de Varennes,
jeune avocat de talent, personnage sympathique de la pièce,
amoureux de la nièce d'un pair de France, M. de Miremont. Or ce
pair de France est assurément le meilleur type de la comédie, et,
parmi nos sénateurs, on lui trouverait plus d'un pendant. « M. de
Miremont, dit le docteur Bernardet, est un homme de mérite, mais
d'un mérite silencieux, qui, dans la carrière des places et de
l'ambition, avance peu, mais ne recule jamais... Nommé en ISO 4
membre du Sénat conservateur, il n'a jamais pensé depuis ce
moment qu'à conserver ses places, et il y a réussi : il en ahuitl ' »
Quand il doit y avoir un procès politique, M. de Miremont se met
au lit un mois d'avance, et ne retourne au Séûat que le jour où
tout est bien fini. Aussi sa femme, une ancienne sous- maîtresse de
pension, qu'il a épousée sur le tard, une intrigante d'excellent
style, et dont notre parlementarisme offre tant de modèles, sa
femme n'a-t-elle, pour gagner des voix au ministère, qu'à répandre
ie bruit que M. de Miremont est dangereusement malade. Huit
places, et quelles places! vont se trouver vacantes 1 C'est à qui
votera pour le ministère, afin d'obtenir un morceau de ce bel héri-
tage. Mais, la loi une fois passée, M. de Miremont reprend peu &
peu ses forces, et son siège au Sénat.
Edmond de Varennes ne réussirait pas pins à devenir député,
que le docteur Rémy, du Charlatanisme, à se faire un nom, si,
tandis qu'il refuse d'intriguer lui-même, d'autres n'intriguaient
pour lui. C'est la morale fort triste de la pièce : « On n'arrive que
par l'intrigue. » Heureusement quelqu'un ajoute : «... et l'on ne
se maintient que par le talent. »
La Camaraderie eut un grand succès auprès du public : tous
les journaux le constatent et l'expliquent par la satisfaction avec
1 La Camaraderie, H, i.
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SOCS U RISTAUWLWOH ET LÀ MOKA1CHIE DE JUILLET ttt
laquelle on se vengeait des cénacles, des coteries, des comités, de»
Mandations qui, en politique comme en littérature, soutenaient
lant d'illustres médiocrités et fermaient la imite au talent original
et & l'indépendance. Mais ce succès est plus sensible encore dans
la grande colère de J. Janin et de Th. Gautier. « M. Scribe,
écrit Janin, vient de donner dans le vide un de ces grands coups
crêpée destinés à des géants et qui ne tuent que des moutons...
Si c'était là nos mœurs politiques, si les ambitieux de notre
pays étaient bâtis sur ce modèle, si le ministère, si les deux
Chambres, si les journaux, en un mot tous les pouvoirs de ce
pays, obéissaient en effet aux artisans des intrigues que vous ailes
entendre, si nos salons politiques usaient en effet de cet esprit, si
nos grandes dames étaient taillées sur ce patron mesquin et ridi-
cule, ce serait vraiment à désespérer à jamais de la société fran-
çaise. » Janin ne croit pas si bien dire. Car, après plusieurs colonnes
de ce délayage furibond contre la vérité, la vraisemblance, la vie
de cette pièce, il ajoute, — et c'est un aveu précieux à recueillir :
— « Eh bien I telle est la force invincible de cette chose qu'on
appelle d'un autre nom barbare, Xactualité% qu'il y a dans cette
comédie, qu'il y a dans cet esprit, qu'il y a dans ce dialogue, qu'il
y a dans ces personnages de mauvais goût, dans ces roués sans
vérité et sans style, je ne sais quel intérêt puissant qui les défend
et les protège *. »
Voulez-vous, d'autre part, savoir à quels inconvénients, à quelles
injustices, à quelle malveillance sont exposés les hommes en place,
lisez la Calomnie (1840). J'abandonne l'intrigue, fort critiquée par
Janin et par Gautier, lesquels n'ont pas tout à fait tort. Mais, où il
faut louer sans marchander le talent d'observation de Scribe, c'est
quand il représente les tracas inséparables d'une situation officielle
sous un régime parlementaire. Aucune pièce contemporaine, que
je sache, ne contient sur ce sujet un meilleur ensemble de faits et
de formules que le premier acte de la Calomnie. Insinuations,
délation, interprétation malveillante du passé, du présent, d'un
écrit, d'un geste ; recherche minutieuse de tout ce qui peut dégrader
l'homme au pouvoir; plaintes de ceux qu'il ne veut pas favoriser,
exigences de ceux qu'il a déjà comblés de ses dons ; enquête sour-
noise sur sa vie privée ; ne vivons-nous pas dans un temps où tout
ce manège continue à se pratiquer? Scribe, en pleine monarchie de
Juillet, assistait à l'organisation de ces mœurs politiques; il pouvait
voir un Gukot, un Mole, un Casimir Périer, en butte aux plus
absurdes imputations ; il constatait que l'opinion publique, loin de
« Débats, 23 janvier 1837. —Cf. Th. Gautier. Presse, 15 juillet 1844 (EisL
de fart dram., III, 230).
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244 Là COMEDIE ET LES MOEURS
repousser la calomnie, l'acceptait avec joie, la multipliait par les
bavardages de U presse et les conversations de cafés. La Calomnie
(intrigue à part) est une belle, honnête et courageuse comédie. An
ministre Raymond, qui méprise les fausses accusations, Scribe
oppose avec habileté le type du député timide, tremblant, prêt à
toutes les lâchetés pour rester l'ami de tout le monde.
Que citerai-je encore? la Popularité^ de G. Delavigne (1838)?
F Ambitieux % de Scribe (1834)? L'action de ces deux pièces est
transportée en Angleterre; on y trouve une spirituelle et parfois
éloquente satire du parlementarisme et de la chasse aux porte-
feuilles. Mais M. Lenient a fort bien parlé de ces deux pièces *. Je
signalerai plutôt, comme complément aux comédies précédentes, le
charmant vaudeville de Scribe : la Manie des places (1828). Là,
nous voyons un certain M. de Berlac que le dé3ir d'occuper une
haute situation administrative a rendu absolument fou; aussi, de
lui-même, se donne-til des cordons, des dignités, des portefeuilles...
A cela près, excellent homme, causant avec sagesse sur tout antre
sujet. « Semblable à Don Quichotte, qui n'extravaguait que lorsqu'il
était question de chevalerie, M. de Berlac ne perd la tète que quand
il s'agit de dignités. L'un prenait des auberges pour des châteaux,
et celui-ci prend toutes les maisons pour des ministères2. »
Hais enfin, l'ambition politique ne peut-elle se trouver en conflit
avec nos sentiments essentiels, avec nos passions éternelles?
L'homme qui veut arriver à tout prix ne s'apercevra- t-il pas tout à
coup qu'il expose son bonheur domestique ou son honneur privé?
— Tel est le sujet que Casimir Bonjour a voulu traiter dans le Pro-
tecteur et le Mari (1829).
Combien de gens n'ont pas hésité, comme on dit, à «arriver par
les femmes », et surtout par leur femme. Quelques-uns, qui
ferment volontairement les yeux sur les inconvénients de ce genre
de recommandation, ne relèvent pas évidemment de la comédie.
Biais supposez un mari très épris de sa femme, et d'une femme très
vertueuse, en même temps que jeune et belle; et qui, talonné,
aveuglé par la manie des places, veut profiter, pour obtenir une
recette ou une préfecture, de ce que sa femme est courtisée par
quelque personnage très influent sur lequel elle aurait tout pouvoir.
Supposez encore que ce mari, assez naïf, ne comprenne pas les
résistances de sa femme qui cherche à lui faire entendre combien la
situation serait pour elle fausse et pénible; qu'il lui reproche de ne
pas savoir profiter des circonstances; qu'il lève ses scrupules, et la
pousse à solliciter, et même à user de coquetterie. La femme, enfin,
« Lenient, la Comédie au XIX* siècle, II, 94, 444.
* La Manie de$ places, gc. i.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 245
sûre de sa vertu, croit faire acte de dévouement et d'obéissance en
invitant, puis en retenant auprès d'elle le puissant administrateur
qui lui parle d'amour, tandis qu'elle mendie une préfecture. Mais,
soudain, quelques mots surpris dans les conversations des amis,
dans les bavardages des domestiques, — l'empressement du person-
nage sollicité, assez fat pour se croire l'objet d'une séduction
savamment organisée par la femme, — des circonstances de tout
genre, réveillent la jalousie du mari, qui voudrait bien maintenant
rompre l'intrigue, mais ne sait comment s'y prendre, et qui,
d'ailleurs, hésite, passe de la colère à l'ambition, du soupçon à la
joie, provoque des tête-à-tête, et se cache pour écouter... Voilà la
matière d'une excellente comédie, dont le mérite est d'opposer un
caractère à une situation, — et qui nous ramène aux plus belles
traditions classiques. Je ne dis pas que G. Bonjour ait tiré de cette
idée tout son contenu. Il n'a pas su éviter certaines longueurs, et
l'action, d'abord bien posée, languit un peu. Mais qui lira le Pro-
tecteur et le Mari y reconnaîtra la peinture souvent heureuse de
mœurs réelles, et en admirera plusieurs scènes. Selon son habi-
tude, G. Bonjour y a semé des traits excellents, d'un esprit vif et
toujours juste.
Le croirait-on? Le Protecteur et le Mari donna au public de 1829
une impression analogue à celle de l'Argent. Le Figaro { constate
que les spectateurs furent blessés par la grande scène du quatrième
acte, laquelle nous parait incontestablement la meilleure de l'ou-
vrage. On y voit les principaux personnages jouant à l'écarté dans
le salon de Mm* de Viterbe. Le mari, Daran ville, a exigé que sa
femme sollicitât, pendant cette soirée, le jeune chef du personnel,
Pré val; mais il est torturé par la jalousie; et, chaque fois que son
tour revient, tout en jouant, il essaye de surveiller Mmo Daranville,
auprès de laquelle Préval est assis; à peine libre, il se glisse vers
elle, et il est absolument déçu et furieux quand il s'aperçoit que la
conversation ne roule pas sur sa préfecture. C'était la scène à
faire; on pourrait la remettre aujourd'hui dans une pièce ana-
logue, elle obtiendrait grand succès.
Le critique des Débats loue les deux premiers actes, les traits
vifs, le style élégant et naturel; il constate que le nom de l'auteur
fut « proclamé au nom de la tempête », et il se fâche contre les
susceptibilités du public qui, décidément, n'admet pas au théâtre la
vérité et ne veut que du romanesque. « Partout, conclut-il ironi-
quement, vous trouverez, dans la femme, courageuse résistance;
dans les protecteurs, triomphe de la sagesse sur la passion. Il est
« Figaro, 7 sept. 4829.
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Ht LA COrtWI IT US «BUIS
bien démontré, je Fespère, que la comédie telle qu'on l'entend ou
qu'on la permet aujourd'hui, est la peinture fidèle des mœurs et le
miroir de la société * I »
D faudrait encore, pour être complet, insister sur Bertrand et
Bâton (1833). Mais le chef-d'œuvre de Scribe est trop connu; et je
me contenterai (car c'est le but principal et, je le voudrais du
moins, l'intérêt propre de cette étude), de noter l'accueil fait k la
pièce par les contemporains.
En rendant compte de la première représentation, le Journal des
Débats se contente d'enregistrer un succès très vif, et donne une
analyse 2; et quelques jours plus tard, Etienne Béquet revient pins
i fond sur les raisons de ce succès. « Est-il vrai, dit-il, que, dans
une société quelconque, je ne parle pas de la nôtre, on a vu de
gros bourgeois perdre leur fortune, leur influence même de quartier,
i se faire hommes politiques; qu'il eût mieux valu pour eux se
renfermer dans des calculs de richesse honorable, vivre tout uni-
ment honorés de leur famille, de leurs proches, de leurs amis;
n'avoir jamais à subir les ingratitudes de cour, les tristes accidents
de la popularité capricieuse? M. Scribe a donc eu raison de nous le
reprocher; il n'est pas sorti du domaine de l'auteur comique, et son
Raton de BurckenstafT restera comme un type% car il est une
copie. » Dans le colonel Koller « il nous a représenté un militaire
obligé de prendre son parti, n'ayant & commander qu'à lui-même;
et comme sa vie a été toujours d'obéissance passive, c'est bien
l'homme de la volonté la plus irrésolue que vous puissiez imaginer. »
Enfin, Jean, le garçon de boutique, « vous l'avez rencontré sans
cesse dans la rue. Il était au procès des ministres, demandant leur
tète, sans rancune, sans haine, pour faire du bruit!... 3 » Où. nous
ne voyons aujourd'hui qu'une intrigue amusante, les spectateurs
et le critique.de 1833 ont reconnu la peinture exacte des mœurs
de leur temps.
VI
La « lutte des classes », commune à toutes les sociétés et &
toutes les époques, a ses périodes de crise. Sous la Restauration,
sous Louis- Philippe, les diviâons étaient encore profondes entre
la noblesse, la bourgeoisie, le peuple : l'histoire est là pour en
donner de tristes preuves. La comédie ne pouvait manquer de
chercher et de trouver dans ces perpétuels conflits d'orgueil et.
d'intérêts des sujets de tableaux ou d'esquisses.
4 Débats, 7 sept. 1829.
*Ibid., i7nov. 1833.
3 Ibid., 22 nov. 1833.
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SOUS U RISTAORÀTOR IT LA KONÀRCHU DE JUILLET *4T
En ce genre, ta pièce qui obtint le meilleur accueil fut celle
que Picard et Mazères donnèrent en 1827 : les Trots Quartiers.
Pour nous, l'intrigue en est fort artificielle; les types y paraissent
effacés; le style est tantôt plat, tantôt déclamatoire. L'idée de pro-
mener de la rue Saint-Denis, quartier bourgeois, à la Chaussée-
d'Antin, quartier financier, et au faubourg Saint-Germain, quartier
aristocratique, un personnage en quête d'un mariage avantageux,
et qui, à mesure qu'il se sait devenu plus riche, élève proportion-
nellement ses prétentions, — cette idée semble presque puérile.
Elle a du moins le mérite d'une franche simplicité. C'est une con-
vention qui, une fois acceptée, permet à l'auteur de traiter le fond
même de son sujet. Desrosiers paraîtra donc successivement comme
prétendu chez M. et Mm* Bertrand, négociants, — chez Martigny,
banquier, — et chez la marquise d'Olmare. Il est remorqué par un
ami qui appartient à la fois aux trois quartiers, Desprès, amusant
parasite, complaisant factotum, dont le ton change selon la con-
dition même de ses interlocuteurs.
Voilà une pièce qui obtint un gros succès d'actaalité. En effet,
on peut dire que les auteurs répondaient aux préoccupations
les plus ordinaires du public. « Ce fut à la suite d'une con-
versation avec le duc de Fi tz- James, dit M. Lenient, que Mazères
conçut l'idée de sa pièce. « Vous ne voyez donc pas, mon ami, lui
« disait le duc, que la monarchie est en train de se perdre! » Et il
l'engageait en même temps à user de la comédie pour éclairer
l'opinion. « Moi, que je fasse de la politique au théâtre! » répli-
quait Mazères. « Pourquoi pas? Lancez-nous à la tête de dures
« vérités, de piquantes épigrammes, qu'à coup ;ùr nous méritons
h bien... » Ce n'était rien moins qu'une œuvre de censure publique
et de sauvetage que le vieux royaliste avisé demandait au jeune
écrivain1. » L'éditeur de la brochure, le libraire Ladvocat, impri-
mait un Avis : « Cette pièce est un événement, et par son succès et
par les idées politiques qu'elle soulève », — et il publiait une
longue lettre aux auteurs, écrite par A. Malitourne, collaborateur
de la Quotidienne et du Messager des Chambres. « L'idée princi-
pale de vos Trois Quartiers, disait le publiciste royaliste, est
ingénieuse et vraie; il y a plus, elle est hardie et consolante... Nous
vivons à une époque de transitions; la grande affaire de la France,
c'est l'union du passé et du présent, le mariage des antiques sou-
venirs et des droits nouveaux, la réalisation par les lois de ce que
les mœurs ont déjà fait... Vous êtes donc actuels, passez-moi ce
mot, dans la manière dont vous peignez les ridicules fins et légers,
* Lenient, Comédie au XIXe siècle, lï, 53.
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248 U COMEDIE ET LES MŒURS
qui ont remplacé les ridicules, autrefois tranchants, des parche-
mins et des écus1. »
Les journaux sont unanimes dans leurs éloges; tous les partis
sont contents, parce que chacun y voit surtout la satire de ses
voisins. Les Débats observent que les auteurs ont su dire d'excel-
lentes vérités à tous, sans blesser personne, et concluent ainsi :
« Ce succès fera époque, et il confirmera cette vérité trop souvent
mise en oubli, que ce ne sera jamais par des tableaux de conven-
tion ou de fantaisie, mais par une peinture vraie et profonde des
mœurs contemporaines, que Ton peut aspirer à obtenir dans la
comédie des triomphes durables V »
Pour mémoire seulement, enregistrons la comédie de Scribe,
Avant, Pendant et Après (1828), qui fut, elle aussi, accueillie avec
une égale faveur par toutes les fractions du public; mais qui, sauf
dans la troisième partie, est plutôt anecdotique et romanesque
que vraie.
On connaît les Trois quartiers; on a lu Avant , Pendant et
Après. Mais qui donc aujourd'hui sait même le titre de deux autres
comédies consacrées à la lutte des classes et qui obtinrent, elles
aussi, un succès] d'actualité? Je veux pir'er des Boudeurs, de
Longpré (1835), et des Aristocraties, d'Et. Arago (1847).
Les boudeurs, ce sont les gentilshommes qui, après la révolu-
lution de Juillet, ont cru devoir se retirer complètement de la poli-
tique ou des [affaires administratives. Ce parti- pris ne manquait
pas de dignité, mais il entraîoait nécessairement des regrets, des
retours, des accès de vanité blessée, en un mot des ridicules qui
pouvaient relever de la comédie. Le véritable boudeur (car il a
fallu attendre jusqu'à 1854 pour en trouver un portrait exact et
durable), c'est le Gaston de Presle du Gendre de M. Poirier. Les
boudeurs de Longpré sont les Riberville, nobles normands qui se
sont retirés dans leur château. Ils s'y ennuient depuis quatre ans.
Us ont cru,[et c'est un excellent trait de mœurs, qu'en leur absence
tout croulerait, et [qu'on les rappellerait pour sauver le trône.
Cependant, leurs voisins de campagne, des bourgeois libéraux,
M. et Mm* Dugorget, viennent leur donner, sur les affaires
publiques, des renseignements qui les surprennent et les font
réfléchir; ils [nelrèvent plus qu'à rentrer aux Tuileries. Et juste-
ment, un de.leurs parent9, le comte de Riberville, vient de parvenir
au ministère. iVoilà nos gentilshommes en route pour Paris. Ils se
commandent des costumes de cour, et ils se réconcilient, autant
par désœuvrement que par ambition, avec la monarchie nouvelle.
1 Les Trois quartiers, [éd. de'é1827. Lettre...
* Débats, 2 juin 1827 et 6_'juin 1827.
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SOUS LA RESTAURATION ET LÀ MONARCHIE DE JUILLET 249
« Cette comédie, dit le rédacteur des Débats, est remplie d'obser-
vation ; elle a le bon goût de frapper sur Tua et l'autre parti, sans
pitié, mais aussi sans colère '. »
Quant aux Aristocraties d'Et. Arago, c'est bien une pièce
moderne, quoique en vers. Les trois aristocraties y sont mises en
présence : celle des aïeux, représentée par le comte de Torcy;
celle d'épée, par le baron de Larrieul, dont le père fut anobli par
Napoléon; celle d'argent, par M. Verdier, banquier. Mais une
quatrième aristocratie va se dresser en face des précédentes, et,
seule, elle prévaudra : c'est celle du talent et du travail. Ni Torcy,
Di Larrieul, n'épouseront Laure, fille de M. Verdier; et celui-ci se
trouvera ruiné au dénouement. Valentin, jeune inventeur (et Dieu
sait quelle fortune ils ont faite depuis sur le théâtre, les inventeurs
et les ingénieurs), Valentin qui, au premier acte, a sauvé Laure
des engrenages d'une machine (voyez l'actualité), vendra fort cher
son brevet et épousera la belle.
Th. Gautier, dans un excellent feuilleton, fait très bien ressortir
la nouveauté de cette pièce. « Dans les anciennes pièces espa-
gnoles, dit-il, le galant, el galan, pour se mettre en rapport avec
l'ingénue, la dama, ne manquait pas de la soustraire à quelque
péril de mort. Il arrêtait un cheval emporté ou tuait un taureau
furieux... M. Et. Arago a spirituellement modifié, d'après les exi-
gences modernes, le moyen de faire naître des rencontres et des
sympathies2. » H loue avec raison le type excellent de M. Verdier
qui fait de l'orgueil à rebours, et qui exagère à plaisir la bassesse
de son origine et le dénuement de sa jeunesse, pour augmenter
aux yeux de tous son mérite personnel. Tel M. Bounderby, dans
les Temps difficiles de Dickens. Ne croyez pas, d'ailleurs, que
Et. Arago ait entièrement sacrifié toutes les aristocraties à celle du
talent. Dans une fort belle tirade, Valentin fait la part de chacun;
et vous voyez, une fois de plus, qae le succès de ces sortes de
pièces, était dû & l'impartialité de l'auteur. C'est pourquoi la Gazette
de France admire, elle aussi, l'actualité du sujet; elle se plaint
seulement de ceux qui voudraient, en allant plus loin, faire de la
vertu un apanage exclusif du peuple; mais sa conclusion est très
favorable : « Voilà, dit-elle, la comédie ramenée à sa véritable
mission qui est d'intéresser en instruisant, et de s'attaquer aux
vices du siècle, en traduisant spirituellement l'injustice des faits
devant la justice de l'opinion *. »
Mais je trouve dans ce même article un passage qui mérite d'être
« Débats, 4 mai 1S35.
* Presse, !•' nov. 1847 (HUt. de Fart dram., V, 157).
* Gazette de France, 8 nov. 1847.
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256 U COMEDIE ET LES MŒURS SOCS LÀ RESTÀDRàTIOI
rapporté. Le rédacteur, après avoir exposé franchement la situation
de la jeune noblesse, ajoute : * Le principe de ses défauts est dans
une grande légèreté d'esprit, jointe i une complète oisiveté et à
un penchant déclaré pour les plaisirs... L'étincelle qui ranimerait
chez ces jeunes gens le feu sacré de l'honneur et de la vertu, leur
manque, à cause de la situation générale. U y a donc ici une injus-
tice involontaire commise par M. Arago à l'endroit de ces deux
aristocraties. Tous les torts ne sont pas de leur côté. Elles sont
placées sous la machine pneumatique par la politique déplorable
qui régit nos destinées. Quoi d'étonnant qu'ils se jettent dans la
dissipation et le plaisir? La carrière des grandes et nobles choses
leur est fermée. »
Eh bien, nous trouverons précisément, dans les comédies con-
sacrées à l'amour, ces types de jeunes nobles désœuvrés. Mni de
Girard in, dans ses chroniques de la Presse, a plusieurs fois décrit
et analysé, avec une véritable finesse, ce genre d'homme du monde
que l'ancien régime ne se serait pas expliqué, et que notre société
contemporaine commence heureusement à ne plus connaître. La
plupart des héros de George Sand, d'Em. Augier, d'Oct. Feuillet,
appartiennent à cette catégorie. « C'est, dit Mme de Girardin, un
produit de rémigration intérieure. » Elle caractérise ainsi cette
abstention volontaire, cette retraite orgueilleuse, dans laquelle se
renferment les jeunes gens du faubourg Saint- Germain, à qui il
ne reste plus que Musard, Valentino, les salles de jeu, le canapé
de danseuses1. Elle en conclut qu'il faut un aliment à cette oisi-
veté : ce sera la passion. « Le Lovelace de cette époque sera nu
légitimiste désœuvré2. » C'est, je pense, une des raisons pour
lesquelles on trouvera, pendant vingt ou trente ans, un si grand
nombre de ducs et de marquis jouant dans les comédies et dans
les drames le rôle de séducteurs. Où nous ne pensions voir, peut-
être, qu'une fantaisie de poète, ou qu'un désir d'éblouir le public
en présentant des personnages titrés, il y aurait donc une peinture
de la réalité sociale.
Nous pourrons le constater dans la dernière partie de cette
étude, en examinant comment les auteurs comiques de la Restau-
ration et de la monarchie de Juillet ont traité l'importante question
de la famille, de X amour et du mariage.
Charles-Marc des Granges.
La fin prochainement.
« Le Vicomte de Launay (Lettres parisiennes), II, 17 (15 mars 1838); 95
(15 février 1839).
* Ibid., I, 136 (30 mai 1837).
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LA RENAISSANCE CATHOLIQUE
EN ANGLETERRE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE'
Les Divisions des catholiques.
(1851-1865)
VI
L'opinion protestante avait été fort irritée de la conversion de
Newman : elle se refusait à admettre qu'un tel changement pût
avoir des causes honorables. Pour elle, il n'y avait pas conversion,
mais perversion. Il lui eût été malaisé sans doute de contester le
désintéressement d'une décision qui avait coûté de si cruels sacri-
fices & son auteur; mais elle prétendait y relever des procédés
empreints de duplicité. Cette duplicité, elle croyait l'apercevoir
dans la complexité subtile d'un esprit qui aimait à prolonger l'ana-
lyse et la critique avant de conclure. Des longs combats intérieurs
soutenus par Newman de 1841 à 1845, de ses hésitations, — preuve
de sa sincérité et de sa probité morale, — elle déduisait qu'il était
devenu, longtemps avant son abjuration, ouverte, un romaniste
déguisé et qu'il n'était demeuré dans l'Eglise anglicane que pour la
mieux trahir, pour y provoquer un déchirement plus considérable,
une désertion plus nombreuse. Cette perfidie paraissait en har-
monie avec l'idée qu'on se faisait du prêtre catholique, instru-
ment et professeur de mensonge, d'intrigue et de dissimulation.
Ceux-là mêmes qui répugnaient à penser si mal d'un ancien core-
ligionnaire, autrefois estimé, n'échappaient pas entièrement à cette
impression; ils ne pouvaient s'empêcher de le croire plus ingénieux,
pins subtil que franc d'allure. En tous cas, ils voyaient en lui la
victime, à jamais perdue, d'une erreur mortelle; entre lui et son
pays, il ne leur paraissait plus qu'il pût y avoir contact et sympathie.
Newman souffrait de ces préventions. Longtemps cependant»
f Voy. le Correspondant des 10 et 25 mars, 25 juin et 10* juillet 1901,
25 septembre et 10 octobre 1902.
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252 LA RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
il De manifesta aucune intention de les combattre; il les
subissait en silence. « Je les considérais, a-t-il écrit plus tard,
comme une part du châtiment que j'avais naturellement et juste-
ment encouru par mon changement de religion, dût même la durée
de ces accusations égaler celle de ma vie. Je remettais ma justi-
fication à des jours & venir où les sentiments personnels seraient
éteints, où Ton verrait paraître à la lumière des documents alors
enfouis dans des portefeuilles ou dispersés dans le pays. » Près de
vingt années s'étaient ainsi écoulées, quand un incident, survenu
à l'improviste, mit directement Newman en demeure de se justifier.
En janvier 1864, un ami lui communique un article qui vient
de paraître dans le Macmillans Magazine, et où, à propos de
l'histoire de la reine Elisabeth, l'auteur anonyme écrivait : « La
véracité, pour elle-même, n'a jamais été la vertu du clergé romain.
Le P. Newman nous apprend qu'elle peut et, en somme, qu'elle
doit n'en pas être une, que la ruse est l'arme dont le ciel a pourvu
les saints pour résister à la force brutale du monde mauvais. »
Indigné de l'accusation ainsi portée contre le clergé catholique
et plus indigné encore de voir son témoignage invoqué à l'appui
de cette accusation, Newman demande au directeur de la revue
sur quel fondement s'appuie l'accusateur. Celui-ci alors se dévoile :
c'est le révérend Kingsley, clergyman zélé, écrivain de talent,
poète et romancier à ses heures; d'opinions très démocratiques,
il s'est mêlé, en 1848, à l'agitation chartiste et a été rédacteur du
Chrétien socialiste ; après avoir fait, non sans succès, œuvre
d'apôtre dans une paroisse rurale, il est devenu, depuis 1860, pro-
fesseur d'histoire moderne à l'université de Cambridge; comme
Maurice dont il était l'ami et le disciple, on le classait parfois dans
le broad Church, mais il se piquait d'une orthodoxie plus rigou-
reuse que n'indiquait d'ordinaire cette étiquette; nature ardente,
prompte aux entraînements, il était en sympathie facile avec les
écoles les plus diverses, sauf avec les ritualistes et les catholiques
romains qu'il détestait. À la réclamation de l'accusé, il répond, en
se référant à l'un des sermons prononcés par Newman, avant sa
conversion, mais sans spécifier aucun passage qui justifie son
accusation. Vainement, Newman le presse-t-il, il n'obtient rien de
précis. Perdant alors patience, il saisit le public de la question et
rapporte, dans une courte brochure dont l'ironie mordante rappelle
les meilleures pages des Provinciales, le dialogue qui vient d'avoir
lieu entre lui et son accusateur. À cette brochure, parue en
février 1864, Kingsley riposte, à la fin de mars, par un écrit de
quarante-huit pages, intitulé : Qtie veut donc dire le D* Newman?
11 y prétend avoir découvert, dans les écrits de Newman, des
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AU D1X-NE0V1ÈËE SIÈCLE 253
preuves multiples qu'il enseigne le mensonge et qu'on est fondé à
mettre en doute sa sincérité. « Dorénavant, dit- il, je suis, autant
qu'un honnête homme peut l'être, dans l'incertitude et la crainte
touchant toute parole que peut écrire le Dr Newman. Gomment
puis-je savoir si je ne suis pas la dupe de quelque finesse comprise
dans une de ces trois espèces d'équivoque que saint Alphonse de
Liguori et ses disciples présentent comme permises?... Et quand
j'aurais formulé, dans cette brochure, une accusation reconnue au
fond pour très vraie par le Dr Newman lui-même, comment puis-je
savoir si, ne me trouvant, à moi, protestant hérétique, aucun droit
de la porter, il ne se trouvera pas, à lui, le plein droit de la nier? »
Newman frémit sous l'outrage. Voilà près de vingt ans qu'on le
traite de « menteur », sans qu'il se justifie. Doit-il continuer à se
taire, ou le défi qui lui est si iojurieusement jeté, devant le pays, ne
lui commande t-il pas de rompre enfin ce silence? Et puis, il y a
là plus que sa querelle personnelle; l'honneur de ses frères du
sacerdoce catholique est en cause; n'est-ce pas son devoir de les
défendre? Sa délibération intérieure n'est pas longue. « J'accepte
le défi, s'écrie-t-il; je ferai de mon mieux pour y répondre, et je
serai content quand je l'aurai fait. » Aussi bien, la façon dont a
été accueillie sa première brochure, lui fait croire que le moment
est favorable. Jusqu'à présent, s'il s'était tu, c'est qu'il n'avait vu,
dans le public, aucune disposition à l'entendre. « J'avais désiré,
dit-il, en appeler de Philippe ivre à Philippe à jeun; quand aurai-
je le droit de dire que Philippe est redevenu lui-même? S'il m'est
permis de juger, d'après le ton général de la presse, j'ai aujourd'hui
de grandes raisons de prendre courage. » Il lui plaît, d'ailleurs,
d'avoir pour juges ses compatriotes : « Je considère, il est vrai,
déclare-til, les Anglais comme les plus soupçonneux et les plus
susceptibles des hommes; je les crois déraisonnables et injustes,
dans leurs moments d'excitation ; mais j'aime mieux être Anglais,
comme je le suis réellement, que d'appartenir à aucune autre race
d'hommes sous le ciel. Ils sont aussi généreux qu'ils sont prompts
et brusques; et leur repentir, après une injustice, est plus grand
que leur péché. » 11 ne se fait pas cependant illusion sur la force
des préventions auxquelles il se heurte :
Ce qui fait la force de mon accusateur contre moi, ce ne sont pas
les chefs d'accusation qu'il a tirés de mes écrits et que je réduirai faci-
lement en poussière, c'est la partialité de la cour, c'est l'état de
l'atmosphère; c'est l'écho qui vibre d'avance autour de nous et qui
répétera son audacieuse assertion de ma déloyauté; c'est cette préven-
tion contre moi qui fait admettre, sans un doute, que, lorsque mes
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1*4 Là REBAISSA*» CU&tUQOI I» JUIGL1TERRE
raisonnements sont convaincants, ils ne sont qu'ingénient que, fersqae
mes affirmations sont irréfutables, il y a toujours quelque chose que
je fais disparaître ou que je cache dans ma manche, avec cette conclu-
sion plausible, mais cruelle, que les hommes saisissent si volontiers,
que là où on a imputé beaucoup de mal, il doit y en avoir beaucoup...
Voilà les ennemis réels que j'ai à combattre et les auxiliaires auxquels
mon accusateur fait des avances.
Cette perspective ne le décourage pas. « Eh bien! s'écrie-t-fl, je
Priserai, si je le puis, cette barrière du préjugé, et je crois que
j'y parviendrai. » Hais comment? Il annonce d'avance son plan :
Quand je lus, pour la première fois, le pamphlet accusateur, je déses-
pérai presque de répondre utilement à un tel amas de faits dénaturés et
à l'expression véhémente d'une pareille animosité. A quoi bon répondre
d'abord à un point, puis à un autre, et parcourir tout le cercle de
ces injures, quand ma réponse au premier point serait oubliée, dès que
je passerais au second?... Toutes les accusations secondaires, portées
contre moi, n'avaient de force que parce qu'elles étaient des exemples à
Pappui d'une seule et même accusation capitale... Mon adversaire
demande quelle est mon intention. Il n'est plus question de mes
paroles, de mes arguments, de mes actions ; il est question de cette
intelligence vivante par laquelle j'écris, je raisonne, j'agis. Il m'inter-
roge sur mon esprit, sur ce que mon esprit croit, sur ce qu'il sent
Je lui répondrai.
... Je reconnais ce que j'ai à faire, tout en frémissant de la tâche
qui m'est imposée et de la nécessité de paraître ainsi devant tous les
yeux. Il faut que je donne la véritable clef de toute ma vie... Je veux
que l'on connaisse en moi l'homme vivant et non le mannequin vêtu
de mes habits... Je dessinerai, aussi largement que possible, l'histoire
de ma vie; je dirai de quel point je suis parti, de quelle suggestion
extérieure, de quel accident est née chacune de mes opinions, jusqu'où
et comment le développement leur est venu de l'intérieur de mon
Ame, comment elles ont grandi, comment elles ont été modifiées,
combinées, mises en collision les unes avec les autres, enfin chan-
gées... Je rendrai compte ainsi de ce phénomène dont tant de gens
s'étonnent, que j'aie pu quitter « ma famille et la maison de mon
père », pour une Eglise de laquelle je me détournais jadis avec effroi...
Il ne m'est nullement agréable de parler de moi, ni d'être critiqué
parce que je le fais. Je n'ai nul plaisir à révéler, à grands et petits,
jeunes et vieux, ce qui s'est passé au dedans de moi, depuis mes pre-
mières années, ni à donner à tout adversaire superficiel ou bavard
l'avantage de connaître mes pensées les plus intimes et, je pois
presque le dire, les rapports qui existent entre moi et mon Créateur.
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au JMx-muvriarc siècle 255
Mais je n'aime pas à être traité, en face, de menteur et de misérable.
Je ne remplirais mon devoir ni envers ma foi, ni envers mon nom, si je
le supportais. Je sais que je n'ai rien fait pour mériter une pareille
insulte; et si, comme je l'espère, je réussis à le prouver, je dois faire
peu de cas des ennuis accessoires attachés à mon entreprise * .
Newman annonce donc sa résolution d'écrire ce qu'il appelle
ouvertement : Apologia pro vitâ sud. A cette nouvelle, les rares
amis qu'il a conservés parmi les anglicans et qui se rendent compte
de l'état de l'esprit public autour d'eux, ne sont pas sans inquié-
tude. Ghurch, chargé de surveiller l'impression du manuscrit,
ne pent cacher à un ami commun combien il lui parait malaisé
que Newman fasse admettre par les juges, même les plus candides,
la légitimité d'une situation qui choque à ce point toutes leurs idées
et tous leurs sentiments. « Il n'y a rien, dans le monde, ajoute-t-il,
de si critique et de si difficile, que la position d'un homme qui
change d'opinion et qui le fait lentement, avec délibération et
réflexion. Plus il est soigneux, consciencieux, hésitant, plus les
gens sont portés à lancer contre lui des accusations de déshonnê-
teté et d'inconsistance. Si Y Apologia que Newman va présenter
au public britannique réussit à le faire juger avec impartialité
par ce public, il aura accompli un remarquable exploit. C'est lui qui
peut le faire, si la chose est faisable. Hais il court un risque... Les
questions publiques et personnelles sont si mêlées, que quiconque
est effrayé de Rome, se croira obligé de se prononcer contre Newman.
Hais il doit aller de l'avant, et nous devons l'aider autant que nous
le pourrons 2. »
Newman se met à l'œuvre, sans s'arrêter à ces craintes. Pris à
l'improviste, il n'a pas sous la main de matériaux préparés à
l'avance; il ne s'en embarrasse pas. La rapidité de son travail est
prodigieuse. Il s'est décidé, dans le commencement d'avril; dès le
21 de ce mois, paraît une première partie, les six autres suivent,
de semaine en semaine; la dernière est publiée le 2 juin. Et il se
trouve que ces pages écrites à la volée forment un livre admirable,
sans précédent, on dirait presque sans égal, si nous n'avions les
Confessions de saint Augustin dont on peut le rapprocher sans
témérité. Les circonstances mêmes qui ont commandé et précipité
Fexécntion de ce livre, lui donnent quelque chose de plus vivant et
de plus poignant. On sent que l'auteur n'a pas posé à dessein et k
loisir devaut la toile où il se peint, mais qu'il s'est livré au public,
* Préface de T Apologia, passtm.
* Lettre à Copeland dn 26 avril 1964 (Lift and IxtUrt of Ltan Ckurck,
p. 163* 160).
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256 LA RBHAUSAHd CATHOLIQUE Eff AKGLETKRBE
malgré lai, poussé i bout par l'attaque de son adversaire, dans la
vérité palpitante et frémissante de son émotion. Ne croyez pas
cependant qae ce ne soit qu'âne œuvre de polémique personnelle,
une sorte de pamphlet. Non, à peine s'est -il mis en train, que, porté,
élevé par son sujet, il oublie sa querelle particulière et son insul-
teur. « Et maintenant, s'écrie-t-il à la fin de la première partie, je
suis dans un cours de pensées trop haut et trop serein, pour
qa'aucun cal nuniateur paisse le troubler. Allez au loin, M. Kingsley,
et envolez -vous dans l'espace! »
En effet, nous voilà transportés dans une région bien supé-
rieure. C'est l'histoire d'une âme, et de quelle âmel racontée par le
seul homme peut-être qui fût capable d'en pénétrer les profon leurs
et d'en analyser les délicates complexités ; nous suivons les étapes
de son ascension progressive vers la pleine lumière, les dramati-
ques angoisses qui ont précédé sa conversion. Et cette émouvante
auto- biographie se trouve être un chapitre d'histoire générale; elle
éclaire Tune des crises religieuses les plus intéressantes et les plus
fécondes de l'Angleterre contemporaine; elle donne la clef d'une
transformation qui n'est pas terminée. A un point de vue plus
abstrait, elle est une étude de haute et pénétrante psychologie sur
l'évolution et la formation de la croyance dans un esprit naturelle-
ment critique, étude d'autant plus attachante et plus vraie qu'elle
est prise sur le vif. Ajoutez par surcroît, une perfection de forme,
un charme de style qui, au témoignage de tous les juges compé-
tents, font de YApologia l'un des chefs-d'œuvre de 1% littérature
anglaise.
Commencé comme une œuvre de combat, le livre se termine sar
une note attendrie. Les dernières lignes sont un hommage de
gratituie et d'affection au petit groupe dont l'attachement filial et
confiant a consolé le maître des calomnies de ses adversaires et de
ce qui est plus cruel encore, des suspicions de certains de ses
coreligionnaires; il s'y mêle un souvenir ému à l'adresse des amis
d'autrefois :
J'ai terminé cette histoire de moi-môme, le jour de la fête de Saint-
Philippe; et dès lors à qui puis-je mieux l'offrir, comme témoignage
d'affection et de reconnaissance, qu'aux flls de saint Philippe, mes
chers frères dans cette maison, les prêtres de l'Oratoire de Birmingham,
Ambroise Saint-John, H. A. Mills, H. Bittleston, Ed. Caswall, W. P.
Neville, H. J. D. Ryder? à ces amis qui m'ont été si fidèles, qui ont eu
un sentiment si délicat de mes besoins, qui ont été si indulgents pour
toutes mes faiblesses, qui m'ont porté à travers tant d'épreuves, qui
n'ont hésité devant aucun sacrifice, lorsque je le leur demandais, qui
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>Tt&ffîP
AU D1X-NEUV1ÈHK SIÈCLE 257
ont supporté, avec tant de sérénité, les découragements dont j'étais la
cause, qui ont fait tant de bonnes choses dont ils m'ont laissé tout le
mérite, avec qui j'ai vécu si longtemps et avec qui j'espère mourir. Et
à vous spécialement, cher Àmbroise Saint-John, que Dieu m'a donné,
après m'avoir retiré tous les autres ; à vous qui êtes le lien entre ma
vie ancienne et ma vie nouvelle, qui, depuis vingt-quatre ans, avez
été, pour moi, si dévoué, si patient, si zélé, si tendre, qui m'avez laissé
m'appuyer si pesamment sur vous, qui avez veillé sur moi de si près,
qui n'avez jamais pensé à vous lorsqu'il s'agissait de moi. En vous, je
réunis et je rappelle à ma mémoire ces compagnons, ces conseillers
familiers et affectueux qui, à Oxford, m'avaient été donnés, l'un après
l'autre, pour être ma consolation journalière et mon soulagement; et
tous les autres, de grand renom, de noble exemple, qui ont été mes
vrais amis et m'ont montré un attachement sincère, dans des temps
déjà bien loin; et aussi tant d'hommes plus jeunes qui ne m'ont jamais
été inGdèles, ni en parole ni en action; et parmi tous ces amis, liés à
moi par des relations si diverses, je pense surtout à ceux qui se sont
réunis, après moi, à l'Eglise catholique. Je prie ardemment pour tous,
espérant, contre toute espérance, que nous, qui étions autrefois si unis
et si heureux de notre union, nous pourrons être amenés, par le
pouvoir de la divine Providence, à ne former « qu'un seul troupeau
sous un seul pasteur ».
Tous les témoignages contemporains constatent l'effet extraordi-
naire produit par YApologia. La parole de Newman va au cœur de
l'Angleterre et, d'un seul coup, retourne complètement l'opinion.
S'il y a encore quelques voix discordantes, elles sont étouffées et
couvertes par l'applaudissement universel. Jamais livre, croyons-
nous, n'a eu un tel résultat : c'est un écrivain très protestant, le
docteur Fairbairn qui en convient lui même, en s'étonnant qu'un
homme ait pu ainsi déterminer lui-même le jugement d'une époque
sur sa propre vie, et faire accepter du public, et d'un public hostile,
l'interprétation qu'il donnait de sa conduite. Newman a accompli
ce tour de force, de faire comprendre, admettre par une opinion si
prévenue contre le papisme, l'honorabilité, la légitimité des motifs
qui l'y avaient conduit. Des accusations portées contre lui, de son
accusateur lui-même, personne ne se soucie plus, si bien que, dès
la seconde édition de son livre, il supprime, comme étant devenu
sans objet, ce qui est controverse personnelle avec Kingsley. Après
avoir été, pendant près de vingt ans, si contesté, si suspect, si
décrié même, il retrouve, auprès, de ses compatriotes, une faveur
qui le suivra jusqu'à sa mort, bien plus, qui lui survivra. Désormais,
il n'est plus considéré comme -un transfuge, un traître, qui s'est
25 octobre 1902. 17
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258 U KESAlftSAAGI CAT80UQGE EK À5GLETBRBB
disqoaliûé loi -même; la nation Ta réadmis an nombre de ses
enfants et de ceux qui lai font le plus d'honneur. Le secret de cet
étonnant succès, c'est sans doute le génie de l'écrivain; c'est
plus encore sa sincérité, sa candeur manifeste, la beauté devenue
visible et lumineuse de son âme; mais c'est aussi ce je ne sais
quoi dans l'allure, dans l'accent qui prouvait que, tout papiafe
qu'il fût devenu, il était demeuré un Anglais; ce qui faisait dire,
peu après, au Saturday Review ; « Le docteur Newman écrit comme
3 est et comme il sera toujours, c'est-à-dire comme un homme qui
est, par la pensée, le sentiment, l'éducation, Anglais jusqu'à la
moelle des os '. »
VII
Le succès de YApologia profitait naturellement au catholicisme.
N'était ce pas pour venger l'honneur de ses frères autant que le
sien propre, que Newman s'était décidé à parler? Quelque chose
de son prestige, de sa popularité reconquise, rejaillissait sur tous
les catholiques. De cette date, le nom de « converti » a cessé l'être
décrié. « J'ose dire, a écrit un biographe protestant de Newman,
que ce livre a plus fait que tout le reste de la littérature religieuse
de notre temps, pour abattre la défiance des Anglais à l'égard des
catholiques romains, et pour amener, entre ceux-ci et les membres
des autres Eglises, de bonnes et cordiales relations2. » Aussi n'est-
on pas surpris de voir alors les catholiques se réjouir d'une victoire
dont ils partageaient les profits et en témoigner leur reconnaissance
à celui qui s'était fait ;leur champion : tel le synode du diocèse de
Birmingham, qui, en juin 1864, vote une adresse à Newman, pour
le remercier. On a le droit au contraire d'être surpris, quand on voit
des catholiques, et non des moindres, bouder ce succès et s'en
alarmer. Ils n'osent le faire ouvertement, de peur de trop heurter
le sentiment général, mais ils s'épanchent dans l'intimité. Manniog,
en écrivant à Mgr Tatbot, se plaint qu'à propos de ce qu'il appelle
un peu dédaigneusement « cette affaire Kingsley », le chanoine
Oakeley et le docteur Maguire se soient follement engoués de
Newman ; il craint que l'influence, à son avis dangereuse, de ce
dernier n'en soit accrue; cette Apologia tant admirée et dont il ne
peut lui-même, par moment, contester le passionnant intérêt, lui
paraît l'œuvre d'un minimiser de la doctrine catholique, et il
déclare que l'un de ses effets sera de « faire rester les anglicans
où ils sont3 ».
« 20 mars 1866.
* Cardinal Newman, par Richard H. Hutton, p. 230.
31 Life of Manning, t. II, p. 206 et 326.
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AU DIX-NHJVIÈMB SIÈCLE 25»
Une si étrange attitude n'avait pas seulement pour cause la
méfiance générale où, depuis quelque temps, Manning et ses amis
étaient de Newman. Elle tenait à ce que celui-ci avait, dans la
dernière partie de YApologia, abordé quelques-unes des questions
débattues entre les « libéraux » et les « ultramontains ». Non qu'il
eût voulu, plus que par le passé, se mêler à des polémiques où il
n'approuvait aucune d$s thèses en conflit ; mais, toujours préoc-
cupé de l'accusation de mensonge, il avait jugé nécessaire de ne
pas laisser sans réponse ceux qui, prenant prétexte de certaines
exagérations, prétendaient que sa nouvelle religion l'obligeait à
des croyances qu'il ne pouvait sincèrement accepter, et que dès
lors il devait ou abdiquer sa raison dans une servitude dégradante,
ou se soulager par une infidélité secrète et hypocrite. Gomme dans
le reste de YApologia, il paraissait doue n'avoir en vue que ses
accusateurs protestants. Je n'affirmerais pas cependant qu'il n'eût
saisi avec plaisir cette occasion de marquer sa ligne entre les deux
fractions extrêmes de ses coreligionnaires, sans les provoquer
directement à aucune controverse. En tous ca9, c'était la première
manifestation publique de ses opinions sur ces questions brûlantes,
et, à ce titre, elle mérite que nous nous y arrêtions.
L'auteur déclare d'abord que « du jour où il est devenu catho-
lique, il s'est senti dans une paix et un contentement parfait et
n'a jamais éprouvé un seul doute ». Il affirme sa foi entière &
toutes les vérités catholiques, même à celles autour desquelles
peuvent s'élever ce qu'il appelle des « difficultés intellectuelles » ;
« car, dit-il finement et justement, je n'ai jamais pu voir aucune
connexité entre le sentiment, si vif qu'il puisse être, de ces
difficultés, entre leur nombre, si grand qu'on le suppose, ef
le doute sur les doctrines auxquelles elles sont attachées; suivant
moi, dix mille difficultés ne font pas un doute ; difficulté et doute
ne se jugent pas d'après la même mesure ». Abordant ensuite l'une
des vérités catholiques qui éveillait le plus d'ombrages, l'infaillibi-
lité de l'Eglise» il en montre la convenance, la nécessité, le bien-
fait, et déclare y être « absolument soumis ». Il proclame sa foi à
tout le dogme révélé, « tel qu'il est infailliblement interprété par
l'autorité à laquelle il a été confié, et, implicitement, tel qu'il sera
interprété par cette même autorité, jusqu'à la fin des temps ». Il
ajoute, évidemment avec la pensée de se séparer de certaines témé-
rités du Rambler :
Je me soumets de plus aux traditions de l'Eglise universellement
reçues, dans lesquelles se trouve la matière des nouvelles définitions
dogmatiques qui sont faites de temps en temps et qui sont, à toutes
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260 LÀ RENAISSANCE CATHOL1Q0R EN ANGLETERRE
les époques, le vêtement et la manifestation du dogme catholique
déjà déflni. Et je me soumets à ces autres décisions du Saint-
Siège, théologiques ou non, prononcées par les organes qu'il a lui-
même désignés; lesquelles, même si je laisse de côté la question de
leur infaillibilité et si je les considère au point de vue le moins élevé, se
présentent à moi avec un droit à être acceptées et obéies. Je considère
aussi que, graduellement et dans la suite des temps, l'investigation
catholique a pris certaines formes déterminées et est devenue une
science, avec une méthode et une phraséologie qui lui sont propres,
sous l'action de grands esprits, tels que saint Athanase, saint Au-
gustin et saint Thomas ; et je ne me sens nullement tenté de mettre en
pièces ce grand legs intellectuel qui nous a été ainsi transmis pour les
temps où nous sommes.
Hais, non moins préoccupé des exagérations de l'école opposée,
Newman s'attache à démontrer que l'infaillibilité n'a nullement
pour conséquence l'espèce do « captivité intellectuelle » préco-
nisée par Ward, qu'elle n'implique, à aucun degré, ces définitions
multipliées et, en quelque sorte, continues, qui décourageraient
tout travail indépendant, cette surveillance ombrageuse et
oppressive de tous les actes, de toutes les paroles du fidèle,
qui le réduirait « à combattre, comme les soldats perses, sous
le fouet, de telle sorte qu'on pourrait dire de lui, avec vérité,
que la liberté de son intelligence est morte sous les coups ».
11 expose toutes les raisons de droit et de fait qui limitent
l'exercice de cette infaillibilité; il montre, par l'histoire, que
les définitions sont rares, lentement préparées pendant des siècles
et qu'elles ne font jamais que constater des croyances admises
antérieurement; il insiste notamment sur ce que l'infaillibilité laisse
subsister le libre travail préparatoire des esprits et qu'on se fait
une idée fausse et incomplète du catholicisme, en n'y voyant que le
principe de l'autorité1.
* « Chaque fois, dit^Newmau, que l'infaillibilité s'exerce, son action résulte
d'une opération .intense et variée de la raison, agissant à la fois comme son
alliée et comme son .adversaire; et, son œuvre accomplie, elle provoque, i
son tour, une réaction de la raison contre elle; et, comme, dans un gouver-
nement civil, l'Etat existe et se soutient par le moyen de la rivalité et de
la collision, des empiétements et des défaites des partis qui le composent,
de môme la chrétienté catholique n'est pas une simple manifestation
d'absolutisme religieux, mais présente un spectacle continuel de l'autorité
et du jugement privé, avançant ou reculant alternativement, comme le flux
et le reflux de la marée. C'est un vaste assemblage d'êtres humains, aux
intelligences indociles et aux passions sauvages, réunis par la beauté et la
majesté d'un pouvoir surhumain, dans ce qu'on pourrait appeler une
grande école de correction ou d'éducation; non comme dans un hôpital ou
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AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 261
De ce qu'il existe un don d'infaillibilité dans l'Eglise catholique,
Newman n'en conclut pas que les autorités en possession de ce don
soient infaillibles dans tous leurs actes; il admet, au contraire, que
« l'histoire de l'Eglise fournit des exemples d'un pouvoir légitime,
exercé avec dureté ». Mais il estime que, d'ordinaire, ceux qui ont
été ainsi frappés avaient tort, sinon au fond, du moins au point de
vue de l'opportunité. Seulement, il comprend que, dans le cas de
quelques-unes de ces interventions, l'autorité soit jug-te défavora-
blement, surtout quand « elle se trouve momentanément soutenue
par un parti exagéré et violent, qui exalte des opinions jusqu'à en
faire des dogmes et qui a surtout à cœur de détruire toute école de
pensée autre que la sienne ». Ici, Newman n'est plus seulement
dans l'histoire; il est en face de la crise du moment, de celle dont il
souffre et dont il voit souffrir autour de lui :
Un tel état de choses peut être, pendant qu'il existe, irritant et
décourageant pour deux ordres de personnes : pour les hommes
modérés qui voudraient réduire, autant que loyalement elles peuvent
l'être, les différences entre les opinions religieuses, et aussi pour ceux
qui perçoivent vivement les maux de leur époque et sont honnêtement
avides d'y remédier; maux que les théologiens de tel ou tel pays
étranger ignorent absolument, et que, même aux lieux où ils existent,
il n'est pas donné à tous d'apprécier. C'est là l'état des choses, à la fois
dans le passé et dans le présent. Nous vivons dans un siècle surpre-
nant; l'élargissement du cercle des connaissances profanes, aujour-
d'hui, cause une vraie perplexité, d'autant plus qu'il promet de s'élargir
encore et cela avec plus de rapidité et des résultats plus frappants. Or,
ces découvertes, certaines ou probables, ont, en fait, une action indi-
recte sur les opinions religieuses, et alors surgit cette question : Gom-
ment les droits respectifs de la révélation et de la science naturelle
pourront-ils se concilier?
Newman entrevoit, pour beaucoup d'âmes « séduites par le
ton audacieux des écoles de la science profane, le danger de se
laisser entraîner dans l'abîme sans fond du libéralisme de la
pensée ». Parmi ces « libéraux », il distingue des éléments très
divers. Il en est qui ont une sorte d'irritation, d'animosité person-
nelle contre la vérité révélée. D'autres sont indifférents et étrangers
une prison, non pour être couchés dans un lit ou pour être ensevelis
vivants ; mais, s'il m'est permis de changer ma métaphore, pour être ras-
semblés dans quelque grande manufacture morale, où se fond, s'affine et
se moule, par un incessant et bruyant travail, la matière brute de la nature
humaine, si excellente, si dangereuse, si propre à réaliser la pensée divine. »
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262 Là RENAISSANCE CATHOLIQUE IN ANGLETERRE
aux questions religieuses. Ceux dont il se préoccupe davantage,
sont « ces hommes nombreux, appartenant aux rangs élevés
de la société et animés d'un esprit sincère, lesquels, suivant la
disposition particulière de chacun d'eux, sont, ou simplement
troublés, ou effrayés et conduits au désespoir, par la confusion
entière où les découvertes et les théorie* récentes ont jeté leors
idées les plus élémentaires sur la religion ». Suit un morceau qae
je tiens à citer, car Newraan s'y révèle tout entier, avec son
âme droite et son esprit complexe, avec sa foi ferme et sa com-
préhension sympathique des idées de f on temps, avec sa généreuse
sollicitude des consciences troublées et son sens aigu des difficultés
à surmonter pour leur venir en aide, avec ses aspirations d'apôtre,
ses intuitions de voyant et ses hésitations à conclure, ses répu-
gnances à agir :
Qui ne serait ému en pensant à la situation de tels hommes? Qui
pourrait avoir contre eux une parole sévère? Je rappelle, en leur faveur,
ces belles paroles de saint Augustin : Illi in vos sœviant, etc. : « Que
ceux-là soient, pour vous, sévères qui n'ont pas connu les difficultés
qu'on éprouve à distinguer l'erreur de la vérité et à trouver le vrai
chemin de la vie au milieu des illusions du monde! » Combien de
catholiques se sont, dans leur pensée, attachés à de tels hommes, dont
beaucoup sont si bons, si vrais, si nobles! Combien de fois ne s'est pas
élevé, dans leur cœur, le désir de voir sortir, des rangs catholiques, un
champion pour défendrela vérité révélée, contre ceux qui l'attaquent!
Bien des personnes, catholiques ou protestantes, m'ont demandé de le
faire moi-même; mais j'ai été arrêté par de graves difficultés. Une des
plus grandes est que, dans le moment actuel, il est fort embarrassant
de préciser ce qu'il faut attaquer et renverser. Je suis loin de nier que
les connaissances scientifiques soient réellement en progrès; mais
c'est par accès et par bonds : des hypothèses s'élèvent et tombent; il
est difficile de prévoir quelles sont celles qui resteront debout, ou
quel sera l'état de la science, par rapport à elles, d'année en année.
Dans cet état de choses, il m'a paru peu digne, pour un catholique, de
s'appliquer à cette œuvre vaine, de poursuivre ce qui ne sera peut-
être bientôt plus que des fantômes, et de chercher, en vue de quelques
objections spéciales, à inventer ingénieusement une théorie qui, avant
d'être achevée, aura peut-être fait place à quelque autre théorie plus
récente, et cela parce que ces objections premières auront été mises à
néant par l'apparition d'objections nouvelles. Il m'a semblé que nous
étions dans un temps où les chrétiens étaient appelés à la patience, et
où ils n'avaient d'autres moyens de venir en aide à ceux qui s'alarment
que de les exhorter à avoir un peu de foi et de courage et à « se
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AU DlXHEOViÊME SIÈCLE 263
garder » comme dit le poète « de tout pas dangereux ». Plus j'ai
réfléchi sur cet ordre d'idée, plus il m'a paru évident, et j'ai été con-
duit à supposer que, si je tentais ce qui promettait si peu de succès,
je trouverais la plus haute autorité catholique opposée à cette tenta-
tive, et que j'aurais perdu mon temps et le travail de ma pensée à
faire ce qu'il serait imprudent de mettre, sous quelque forme que ce
fût, sous les yeux du public, ou ce qui, si je le faisais, ne servirait
qu'à compliquer davantage des choses déjà trop compliquées sans mon
intervention. C'est dans ce sens que j'interprète les actes récents de
cette autorité. Je les comprends comme liant les mains d'un conlro-
versiste tel que je l'eusse été moi-môme,, et nous enseignant cette
vraie sagesse que Moïse enseignait à son peuple, lorsque les Egyptiens
le poursuivaient : « Ne craignez pas et reslez en repos; le Seigneur
combattra pour vous, et vous vous tairez. » Et, bien loin de trouver
aucune difficulté à obéir en cette circonstance, j'ai toute raison d'être
reconnaissant et satisfait d'avoir une direction si claire dans un cas
difficile.
C'est ainsi que Newman, sans vouloir traiter le sujet à fond ni
surtout engager de controverse, marquait, à l'adresse, non seule-
ment des protestants, mais aussi des catholiques, les grandes
lignes de la via média où il entendait se tenir, entre les témé-
rités de certains libéraux et les exagérations des ultras. Que
ces derniers vissent là une répudiation de leurs thèses extrêmes,
je n'en suis pas surpris. Mais qu'ils y trouvassent motif à sus-
pecter l'orthodoxie et la fidélité du grand converti, c'est ce qu'on
aurait peine à comprendre, si l'on ne savait jusqu'où peuvent aller,
dans les esprits mène les plus sincères et les plus élevés, les
préventions de parti.
VIII
Ces préventions allaient se manifester, à ce moment même, en
une affaire qui devait être particulièrement pénible à Newman.
Celui-ci, dès sa conversion, avait été frappé de la nécessité de
faire cesser l'infériorité où, par suite des anciennes proscriptions,
les catholiques étaient demeurés dans le domaine de la haute
culture universitaire. C'est pour cette raison qu'il avait accepté le
rectorat de l'université fondée par les évoques irlandais, et qu'en
dépit de tant de causes de découragement, il avait prolongé son
effort durant sept années. Il professait alors qu'une université
pleinement et exclusivement catholique, comme celle à laquelle il
cherchait à insuffler la vie, était bien préférable à l'université
mixte ou neutre, sans nier cependant que, dans certains cas et
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264 LA RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
faute de mieux, il ne pût devenir opportun de recourir à cette
dernière solution; seulement alors, certaines précautions s'impo-
seraient. En 1854, l'abolition des tests religieux, exigés jusque-
là pour l'immatriculation aux universités d'Oxford et de Cam-
bridge, le conduisit à envisager de plus près cette éventualité de
la fréquentation des universités protestantes; il ne lui échappait
pas, en effet, que les jeunes catholiques anglais, qu'il avait
tant de peine à attirer à Dublin, seraient tentés de profiter de
la porte qui leur était ainsi ouverte; ce pouvait être la ruine de
l'œuvre à laquelle il se dévouait en Irlande. Il s'en expliqua, à cette
date même, dans une lettre à l'un des évêques anglais, Mgr Grant :
il lui signala quels dangers courrait la jeunesse catholique, si on la
laissait se mêler aux étudiants protestants, sans avoir préalable-
ment fondé, dans la ville universitaire, un collège catholique, ou
tout au moins une maison d'études, un hall qui leur servit de
centre et de point d'appui; il ne put se retenir d'ajouter que, si
l'on tentait quelque fondation de ce genre à Chford, il s'y sentirait
plus à sa place qu'à Dublin. C'est qu'au fond, cet Oxford qui avait
occupé tant de place dans sa vie, et dont, depuis le 22 février 1846,
« il avait, disait-il, seulement aperçu les flèches de loin, en pas-
sant », lui tenait au plus intime de l'âme, par des liens que rien
n'avait pu rompre. « De toutes les choses humaines, écrivait-il à
un de ses anciens amis anglicans, Oxford est peut-être celle qui
est la plus près de mon cœur, et je ne puis parvenir à me con-
vaincre que je ne reverral jamais ce que j'aime tant1. * En dépit
du grand changement survenu dans sa vie, il était demeuré un
Oxford man.
Après s'être démis, en 1858, de son rectorat irlandais, Ne wmao se
sentit encore plus porté à regarder du côté de son cher Oxford.
Quelques jeunes étudiants catholiques commençaient à y arriver,
encore peu nombreux, parce que les collèges, toujours maîtres des
admissions, ne s'étaient pas encore habitués à les recevoir. Mais il
fallait s'attendre à ce que ce nombre augmentât. Les familles
catholiques d'un certain rang attachaient grand prix aux avantages
sociaux que la fréquentation des universités devait assurer à leurs
enfants1. Certains membres du clergé, dont plusieurs évêques, n'en
paraissaient pas trop effarouchés et rêvaient d'un collège catho-
lique à établir à Oxford. Le cardinal Wiseman, entre autres, avait
* Autobiography of Jsaac Williams, p. 130.
2 Voy. notamment l'opinion d'uu ancien converti, fort mêlé à toute
l'action catholique, M. Ambroise Phiilipps de Liste, et d'un converti plus
récent, légiste éminent, M. Beilasis. (Life and letters o/Ambr. Phiilipps de LisU,
p. 2 à 4 et Mémorial* of Sergeant Beilasis, p. 194, 195.)
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AU DIX-NEUVIÈME SIÊCLB 265
été tout d'abord séduit à l'idée de voir ses coreligionnaires rentrer
ainsi dans cette métropole intellectuelle dont ils étaient exclus
depuis trois siècles; cette rentrée lui semblait faire partie de l'œuvre
de réparation et de rapprochement qu'il avait si largement conçue.
Naturellement, à ceux qui pensaient que les catholiques pou-
vaient revenir à Oxford, le nom de Newman se présentait tout
de suite, comme celui de l'homme qui aurait qualité pour présider
à ce retour, et serait le mieux placé pour en écarter ou en atténuer
les dangers. Newman, de son côté, était prêt à répondre à l'appel
qui lui serait adressé; sans idée arrêtée sur ce que les circonstances
permettraient d'entreprendre, il était tout frémissant à la pensée
de se retrouver sur le théâtre de son premier apostolat, et il avait
l'instinct que le souvenir encore vivant de la domination morale
qu'il y avait si longtemps exercée, l'aiderait à y faire plus de bien
qu'ailleurs.
En 1864, l'occasion attendue parut s'offrir. Newman trouva à
acheter à Oxford un terrain assez étendu. D'accord avec son
évêque, Mgr Ullathorne, et avec plusieurs catholiques de marque, il
annonça l'intention d'y élever une église et d'y établir un couvent
de l'Oratoire. Point n'était question, pour le moment, d'y fonder un
collège ou une maison d'études, ni de rien faire qui impliquât une
coopération quelconque à l'œuvre universitaire. Partant de ce fait
que des jeunes gens catholiques venaient à Oxford, et qu'ils y
étaient sans protection contre le danger réel des fréquentations
protestantes, le fondateur du nouvel Oratoire entendait seulement
leur apporter cette protection, sans se prononcer sur le point de
savoir si leur venue à Oxford devait être ou non approuvée et
encouragée. Son but était donc bien limité, bien modeste. Mais
Newman de nouveau à Oxford, cela seul était en soi un événement
considérable, gros de conséquences. Que ne pouvaient pas eu
craindre les protestants, en espérer les catholiques?
A la première nouvelle de ce projet, Pusey se montra inquiet,
troublé. Il comprenait sans doute que les catholiques romains
l'eussent conçu, il s'étonnait même qu'ils n'y eussent pas pensé
plus tôt; mais, à son point de vue, il redoutait l'action de Newman
sur la jeunesse, craignait que sa présence à Oxford n'y ruinât l'in-
fluence du parti Bigh Church et ne réveillât les passions ultra-
protestantes. Il chercha donc, par des moyens indirects, à le faire
renoncer à son dessein '. Il n'y avait pas h de quoi arrêter Newman.
Mais des difficultés plus sérieuses et plus inattendues s'élevèrent du
côté catholique. C'est que la question de la fréquentation des univer-
♦ Life of Pus?y, t. IV, p. *03 à 105.
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266 Là RENÂISSANGI CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
sites nationales était devenue une de celles sur lesquelles portait la
-controverse entre les libéraux du Rambler ou de V Borne and
Foreign et leurs adversaires de la Revue de Dublin. L'ardeur avec
laquelle les premiers préconisaient cette fréquentation» la Dature
do quelques-uns de leurs arguments, l'agitation indiscrète de tel
de leurs partisans, par exemple d'un certain Ffoulkes qui devait
bientôt retourner au protestantisme» rendaient la thèse suspecte
aux esprits qu'inquiétait le libéralisme. Manning, Ward s'étaient
prononcés hautement contre elle, dans la Revue de Dublin, Ils
arguaient des condamnations, tout récemment encore prononcées
par Pie IX, contre l'éducation mixte. Sans doute il y avait réponse
à cet argument, et la preuve en est qu'aujourd'hui les autorités
religieuses, à commencer par celles de Rome, permettent cette
fréquentation ; il leur parait que, somme toute, étant données les
conditions particulières de l'Angleterre, elle a encore moins d'in-
convénients que d'avantages, et l'expérience de chaque jour leur
donne raison. Mais il a fallu du temps pour arrivera cette conclu-
sion. Sur le premier moment, beaucoup se laissaient troubler par
les objections des adversaires de la fréquentation.
Aussitôt annoncé, le projet de Newman se heurte donc à une
opposition puissante, conduite par Ward et Manning. Ce dernier
emploie, à le faire échouer, tout son crédit et toute son habi-
leté. On pourrait faire observer que l'entreprise, réduite à la
fondation d'une maison de l'Oratoire à Oxford, ne tranche pas la
question de la fréquentation universitaire et que Newman a eu
soin de ne pas émettre d'opinion à ce sujet. Mais les opposants
répondent que le seul fait de la présence de Newman à Oxford aura
pour résultat d'y attirer la jeunesse catholique; ils la voient déjà se
pressant en foule sur les pas d'un tel maître, et le danger qu'ils
redoutent pour elle, ce n'est pas seulement la contamination pro-
testante des professeurs et des étudiants de l'université, c'est aussi,
peut-être surtout, l'influence de Newman lui-même, devenu sns-
pect à leurs yeux. Des représentations sont portées jusqu'à Rome,
où l'on dénonce le danger d'une éducation qui rendra les jeunes
catholiques plus Anglais et moins romains, et où l'on ne manque
pas de faire apparaître, derrière Newman, le spectre du libéralisme,
alors si suspect au Vatican. La congrégation de la Propagande»
saisie de ces plaintes, invite l'épiscopat anglais à se réunir pour en
délibérer. Manning agit sur les évêques, et tout d'abord, usant de
l'influence qu'il a acquise sur Wiseman vieilli, il le décidera se
prononcer contre la fréquentation universitaire qu'il avait d'abord
vue de bon œil. A ceux des évêques qui, sentant la nécessité d'un
enseignement supérieur pour la jeunesse catholique, seraient dis-
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AU DIX-NUJVjÈHK SIÈCLE 267
posés, à défaut de solution meilleure, à examiner les conditions
d'une participation aux universités nationale?» il fait entrevoir,
comme une solution possible et même prochaine, la création d une
université purement catholique. Quelques jours avant U réuniou
épiscopale, il rédige sur l'opportunité de la fréquentation des uni-
versités, un questionnaire signé du cardinal et adressé aux con-
vertis, anciens Oxford-men, et généralement aux prêtres ou laïques
en mesure de donner un avis autorisé. Tel est l'esprit qui préside
à cette enquête qu'on omet précisément d'interroger le plus illustfe
de ces Oxford men, celui qui est à la fois le plus intéressé et le
plus compétent ; Newman est tenu systématiquement à l'écart, sans
que personne lui demande seulement son avis. Ainsi préparée, la
délibération des évêques, qui a lieu le 13 décembre 1864, aboutit
à déclarer inopportune U fondation projetée par Newman; dans
uoe lettre adressée à la Propagande, les évéques insistent sur la
nécessité de décourager les catholiques d'envoyer leurs enfants à
Oxford; toutefois plusieurs d'entre eux qui, au fond, répugnent
aux mesures extrêmes, déclarent que, dans l'état des choses, il y
aurait lieu de beaucoup réfléchir avant d'édicter une prohibition
formelle1. S'inclinant devant le jugement des évêques, Newman
écrit aussitôt à Mgr Ullathorne qu'il abandonne son projet. Peu
après, il revend son terrain à l'Université.
Newman, dont nous avons déjà pu observer plus d'une fois l'âme
a sensitive », prompte à se replier douloureusement sur elle-même
quand elle se sentait mal comprise et mal jugée, fut fort attristé,
moins encore de l'échec du projet lui-même, que de la défiance qui
lui avait été témoignée par les chefs de son Eglise. À M. Phillipps
de Lisle qui lui reprochait d'avoir abandonné la partie, il écrivait :
« La raison de ma conduite est que je savais que l'opposition était
dirigée, non pas tant contre un Oratoire à Oxford, que contre
moi 2. » 11 avait conscience de mériter mieux. Et comment se serait-
il défendu d'une certaine amertume, en voyant qu'à l'heure où ceux
qu'il avait quittés, convaincus par YÀpolagia% lui rendaient justice,
cette même justice lui était refusée par ceux auxquels il était venu,
au prix de si grands sacrifices? Il n'ignorait pas la part considé-
rable prise par Manning à cette affaire; il en garda une impression
qni tendit plus encore ses rapports avec lui. Quant au revirement
de Wiseman, il lui fut d'autant plus sensible, qu'il prisait très
haut ses services. Peu de mois api es, au lendemain ce la mort de
♦ Ufeof Manning, t. II, p. 289 à 297; W. G. Ward and Ihe Catholic Revival
p. 189 à 194; Life ofWiscmai, t. II, p. 475 à 477; Life and Letlers of Ambr.
Phillipps de Lisle , t. II, p. i à 9.
*Life and Letters of Ambr. PÂillipps de Lisle, \ Ir, [\ 9.
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268 U JtmiSSMICI GATHOUQOI M AflGLKTIMI
ce prélat, il écrivait à an de ses amis : « Le cardinal a accompli
une grande œuvre. Hélas ! je voudrais bien qu'il n'eût pas accompli
son dernier acte. Il a vécu juste assez, pour mettre un éteignoir sur
le projet d'Oxford, contrairement à tout ce qu'il avait désiré et dit,
les années précédentes *. »
Comme on le verra plus tard, cette question d'Oxford n'était pas
définitivement terminée, elle devait renaître. Hais les décisions
auxquelles elle avait donné lieu, dans cette première phase, étaient
regrettables ; ce n'était pas seulement à raison de la solution trop
timide et trop étroite, donnée à un problème, après tout, nouveau et
embarras sant; c'était surtout parce qu'on y avait vu naître, chez
les autorités religieuses, prévenues par des dénonciations mal fon-
dées, un parti -pris de tenir à l'écart et comme en état de suspicion
le plus illustre et non le moins pur des catholiques anglais, celui
qui méritait le plus d'être honoré par elles, et cela, à l'heure même
où l'étonnant succès de YApologia leur montrait qu'elles ne pou-
vaient avoir un plus puissant champion, une meilleure caution
auprè3 de l'opinion britannique. Et ce n'était là que le point de
départ d'une situation qui allait se prolonger. Cette quasi-mise i
l'index devait se continuer, en s'aggravant, pendant plusieurs
années, jusqu'au jour, malheureusement tardif, de la grande répa-
ration, quand Newmao, devenu presque octogénaire, recevra la
pourpre de3 mains de Léon XI1L A ce spectacle, on a le sentiment
douloureux et humiliant, non seulement d'une injustice, mais d'une
inexplicable maladresse. On se rappelle le pronostic de Stanley,
s'écriant, à la nouvelle de la conversion de Newman : « tes consé-
quences en seront incalculables. Après tout ce qu'a fait Newman
anglican, on ne peut dire ce que, s'il vit, ne peut pas faire un
Newman romain, à la fois aux catholiques romains et à nous 2. »
Pouvait-on supposer que ce seraient des catholiques qui s'appli-
queraient à entraver cette action de Newoaan romain?
Notre humiliation s'accroît encore, quand nous voyons que les
anciens amis anglicans du grand converti n'étaient pas sans
s'apercevoir de l'espèce de disgrâce ou il était auprès d'une partie
de ses nouveaux coreligionnaires et qu'ils s'apitoyaient à son
sujet. Dès 1861, Church, à propos d'une lettre affectueuse qu'il
recevait de Newman, y notait la réserve que celui-ci gardait sur sa
situation présente. « Sûrement, ajoutait- il, il n'y a pas eu plus de
gratitude chez nos frères romains qu'il n'y en avait eu chez nous-
mêmes3. » Deux ans plus tard, en septembre 1863, RQgers, au
« Life of Wiseman, t. II, p. 477.
* Life of Dean Stanley, t. I, p. 343.
1 Life and Letters of Dean Church, p. 158.
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AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE m
retour d'une visite faite à Newman, dans sa maison d'Egbaston,
tout en rappelant l'accueil charmant et touchant de son ancien
maître, disait ne pouvoir penser sans tristesse à sa situation, telle
qu'elle lui était apparue dans cette visite, et telle que la lui avait
montrée, peu après, une conversation avec Ward. « Là, disait- il,
il est presque seul, sans aucun de ses vieux amis auprès de lui,
surmené de travail, et dans uno voie qui n'est pas la sienne,
qui ne rentre pas dans les plans qu'il avait formés pour lui et
auxquels il semblait préparé, rejeté par la communion à laquelle
il s'est dévoué, et évidemment sensible à ce fait d'être rejeté. »
Peu de temps après, dans une autre lettre, il disait que Newman
lui paraissait « un poisson hors de l'eau »; il insistait sur son
isolement, séparé qu'il était de presque tous ses anciens amis,
en froid avec les vieux catholiques romains, n'ayant plus d'intérêt
que dans les soixante-dix ou quatre-vingts enfants de convertis,
élevés dans son école. Il le voyait délaissé par Dalgairns, par
Faber, n'ayant plus que Saint-John qui lui demeurât attaché. Il
rappelait enfin l'opposition qu'il avait rencontrée chez les évêques
irlandais, quand il était à la tête de l'université de Dublin. « Après
avoir, disait-il, abandonné l'Eglise anglaise pour la romaine, et
l'Angleterre et ses amis anglais pour l'Irlande et les Irlandais, il
doit avoir été mortifiant et triste d'être renvoyé à la place qu'on
avait quittée en brisant tous ou presque tous les liens qui vous y
attachaient1. » Que, dans ce tableau, la compassion de l'ami ou les
préventions du protestant aient forcé quelques traits, je le veux
bien; mais combien il était fâcheux d'avoir fourni aux anglicans
l'occasion de telles réflexions 1 Etait-ce le moyen de les déterminer
à se convertir à leur tour?
Du moins, Rogers et Church ne se faisaient pas l'illusion de
croire, comme quelques autres qui voyaient les choses de plus loin,
que de tels désappointements pouvaient ébranler la foi de Newman
et le ramener à son ancienne communion. Celui-ci, d'ailleurs,
avait pris soin de ne laisser, sur ce point, aucun doute. Il ne man-
quait aucune occasion d'affirmer sa fidélité catholique. Dès 1862,
il avait écrit, à l'adresse de ceux qui le croyaient tenté de revenir
à l'anglicanisme :
Je n'ai pas eu une hésitation d'un moment, dans ma foi en l'Eglise
catholique, depuis que j'ai été reçu dans son bercail. J'éprouve et j'ai
toujours éprouvé une suprême satisfaction dans son culte, sa disci-
pline et sa doctrine... Je déclare, au contraire, que le protestantisme
est la plus triste des religions possibles; que la pensée du service
• Letters of lord Bkckford, p. 246 à 250.
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270 LA RBNAtfSAMCB CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
anglican me fait frissonner et que celle des « Trente-neuf articles »
me fait frémir. Retourner à l'Eglise d'Angleterre! Non! « Le filet
est rompu, et nous sommes délivrés. » Je serais un fou achevé (pour
me servir d'un terme modéré) si, dans ma vieillesse, je quittais « la
terre où coulent le lait et le miel », pour la cité de confusion et la
maison de servitude 4.
IX
Un homme eût pu paraître appelé par sa situation, par ses idées,
à s'interposer dans les malheureuses divisions des catholiques, à
mettre à la raison les partis extrêmes, à faire prévaLoir une poli-
tique de conciliation et de pacification : c'était e chef de l'Eglise
d'Angleterre, l'archevêque de Westminster, le cardinal Wiseman.
Il n'aimait pas les partis extrêmes et violents. Sa belle humeur,
pleine de cordialité, avait besoin de se sentir en paix et en
bonne entente avec tout le monde. Son intelligence ouverte aux
idées larges et généreuses, répugnait aur exagérations, aux étroi-
tesses, à l'esprit d'exclusivisme et d'excommunication. Loin de
se plaire à maudire son temps, son désir avait toujours été de
dissiper les malentendus qui le séparaient du catholicisme; il
rêvait de voir l'Eglise s'associer aux grands mouvements du
monde moderne, en y infusant son esprit, en les sanctifiant. Il
professait qu'il avait toujours été dans le génie et dans la
tradition de cette Eglise, de s'assimiler ce qu'avaient de bon les
civilisations successives au milieu desquelles elle devait vivre.
C'était la thèse qu'il avait développée, en 1861, dans le discours
d'inauguration de l'Académie de la religion catholique, fondée sous
ses auspices, à Londres.
Mais, à l'époque où nous sommes arrivés, la volonté du cardinal
qui n'avait jamais été très énergique, était encore affaiblie par l'âge
et la maladie. Loin de chercher à dominer la bataille, il était plutôt
soucieux de se tenir à l'écart des luttes et des tracas. Obligé sou-
vent, par sa santé, de se retirer à sa maison de campagne, il y pro-
longeait volontiers ses séjours, se plaisant alors à vivre des souve-
nirs du passé, ou bien trouvant son repos et sa distraction dans la
composition d'hymnes latines et de drames destinés à être joués
par [des pensionnaires de couvents. L'impression pénible qu'il
gardait du long conflit avec son coadjuteur augmentait encore
cette soif de tranquillité. « Il est timide, disait de lui, en 1863,
Manning, dans une lettre à Mgr Talbot, et il désire finir ses jours
en n'ayant plus de troubles *. » Et plus tard, le même Manning,
1 Cité dans le livre de Henry Jenoings sur le Cardinal Newman, p. 103»
2 Life of Manning, U II, p. 175.
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AU DlX-ROTlfcMS SEteli 271
évoquant les souvenirs de ce temps, rappelait que la vieillesse
de Wiseman apparaissait à ses amis, « comme ces dernières heures
de l'après-midi, où le travail commence à languir, où le silence
du soir approche ». Il ajoutait ailleurs : « On eût dit qu'il se repo-
sait, après vingt années d'incessant labeur. C'était pour lui le temps
de se souvenir et de faire un retour sur soi-même. Avec ceux qui
l'entouraient, il aimait à revenir sur le passé et à rappeler les chan-
gements dont il avait été le témoin l. » filanning profitait de cet
état d'esprit, pour imprimer à l'administration ecclésiastique une
direction conforme à ses vues propres. Depuis l'affaire Errington,
le cardinal avait, plus que jamais, pris l'habitude de s'en remettre
£ lui pour beaucoup de questions à traiter; il avait confiance
dans son zèle, avait expérimenté son habileté et subissait l'action
de sa volonté plus forte. Que souvent il fût ainsi conduit là où il ne
fût pis allé de lui-même, on ne saurait le contester. En abandon-
nant à Ward la direction de la Bévue de Dublm> il couvrait d'avance
de son patronage toutes les thèses extrêmes qui allaient y être
exposées. Il en venait même, sous la pression de Manning, à se
prononcer personnellement pour quelques-unes de ces thèses,
parfois au risque de se donner un démenti; ainsi l'avons-nous vu
faire, quand il s'agit de faire échec au projet d'Oratoire à Oxford.
Il en fut de même dans une autre affaire dont j'aurai l'occasion
de parler au co«rs de ces études, l'affaire de « l'Association pour
promouvoir l'union de la chrétienté ».
Dans le camp où le prélat vieilli se laissait ainsi entraîner, il
•devait éprouver parfois un certain malaise et se sentir hors de
sa voie. Après le congrès de iialines, quand le discours de Monta-
lembert fut dénoncé à l'Index, les liens existant entre Ward et
le cardinal firent croire et dire que ce dernier avait appuyé cette
dénonciation. Informé de ce bruit, Wiseman se hâta de le démentir,
déclarant que, s'il ne partageait pas toutes les idées politiques de
Montalembert, il ne voyait, dans son discours, « aucune erreur sur
les choses de foi et de morale de nature à provoquer une dénon-
ciation », et il le fait assurer que « le respect et l'affection qu'il
lui portait n'étaient en rien diminués2 ». Quand parurent le
Syllabus et l'Encyclique, il souffrit évidemment des interpréta-
tions qui semblaient prendre plaisir à proclamer, entre l'Eglise et
la société moderne, un divorce contraire à toutes ses vues. Les
efforts de l'épiscopat français pour faire prévaloir une interpréta-
tion différente, l'intéressèrent vivement. Il eut la velléité de faire,
• Life of Wiseman, t. II, p. 453.
' Ibid., t. H, p. 462,
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VI LÀ RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
lui aussi, quelque chose, mais sans aboutir. « Les évèques français
ont agi, disait-il avec regret au cours de sa dernière maladie, mais
je n'ai encore rien fait *. »
Si désireux qu'il fût de repos, Wiseman sortait encore parfois
de sa retraite, pour quelque démonstration publique. Ainsi, au
congrès de Halines, avait- il, à côté de Montalembert et devant
les catholiques de tous pays, prononcé un discours qui eut un
grand retentissement et où il exposait les progrès du catholi-
cisme en Angleterre. Autant que sa santé le lui permettait, il
continuait à faire des lectures sur des sujets variés. Son succès
était vif, et les comptes- rendus des journaux de plus en plus
favorables. Il constatait avec plaisir « cette unanimité étonnante».
« C'est certainement un phénomène, écrivait-il en 1863, à un ami;
personnellement, cela m'importe peu; mais, comme action sur l'opi-
nion publique, je pense que c'est beaucoup. » Et il ajoutait, reve-
nant sur une idée qui lui était chère : « J'ai souvent pensé et dit
que le lecture plat/orm est à nous, si nous le voulons. » En cette
même année, sur la demande expresse d'un clergyman protestant,
fondateur de vastes écoles, il parlait, au musée de Kensington,
dans une salle remplie d'ouvriers et d'ouvrières, « J'ai rarement,
écrivait-il, éprouvé plus de satisfaction. » De toutes parts, les
sociétés savantes et littéraires, les comités philanthropiques sollici-
taient son concours et lui rendaient hommage. Pendant ses mala-
dies, arrivaient constamment des lettres d'ecclésiastiques de con-
fessions diverses, qui suggéraient des remèdes. Wiseman jouissait
de cette popularité qu'il comparait aux clameurs haineuses de la
campagne contre « l'agresbion papale 2 ». Pour être ainsi en
coquetterie avec l'opinion anglaise, il ne la ménageait pas cepen-
dant, quand elle s'égarait; en 1864, il flétrissait, dans un mandement
indigné, les honneurs inouïs, rendus, non seulement par le popu-
laire, mais par les plus hauts représentants de la société anglaise, y
compris les évèques, à Garibaldi, alors en visite à Londres; il rappe-
lait à ces prélats les déclarations sauvages d'impiété et d'athéisme,
tout récemment faites par le condottiere. Le Times essayait
de contester cette dernière assertion, mais, après réplique du
prélat, il devait s'avouer vaincu.
En cette même année 1864, l'Angleterre s'agitait pour préparer la
célébration du troisième centenaire de Shakespeare. Des démarches
furent fûtes auprès de Wiseman, par l'Institut royal et par des
délégués ouvriers représentant deux millions et demi d'adhérents,
* Life of Wisemai, t. II, p. 512.
a Ibid., t. II, p. VU à 498.
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AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 273
pour l'inviter à siéger dans le comité d'organisation et à faire, en
cette grande solennité, une conférence publique. « J'ai considéré,
écrivait- il à un ami le 2â octobre 186â, comme une affairé capitale
pour la religion, d'accepter cette lecture, en raison du bon effet
qu'il y aura à voir on sujet national confié à un membre de la
hiérarchie catholique1 .» Après divers ajournements, la conférence
fut fixée au 27 janvier 1865.
En dépit de sa santé de plus en plus ébranlée, le cardinal s'était
mis à l'œuvre avec ardeur. Mais, dans les premiers jours de jan-
vier 1865, il se trouva tout à coup plus mal, et il fut bientôt visible
que la fin approchait. Wiseman s'en rendit compte. Il languit
quelques semaines, édifiant ceux qui l'entouraient par sa douceur,
sa foi et sa piété, réglant lui-même tout ce qui concernait ses
fanérailles. Aux heures de répit, il revenait volontiers sur le revire-
ment de l'opinion anglaise à son sujet : « Je pense, dit il un jour,
que beaucoup me regretteront, j'entends des protestants. Je ne
crois pas qu'ils veuillent toujours me regarder comme un si grand
monstre. » Ses derniers conseils aux membres du chapitre furent
pour leur recommander la paix et l'union, même au prix de l'abandon
de leurs opinions personnelles. 11 demanda qu'on fît revenir Man-
ning alors à Rome, mais eut peine à le reconnaître, quand il arriva.
H s'éteignit, quelques jours aprè*, le 15 février*.
Ses funérailles furent un événement. A voir l'aflluence des
prêtres, des religieux, des fidèles, l'éclat des cérémonies, ou put
joger du développement qu'avait pris la vie catholique en Angle-
terre, sous sa primatie; à voir l'émotion du pays tout entier, les
témoignages de regrets et de déférence donnés par les protestants
eux-mêmes, les éloges à peu près unanimes de la presse, la
présence aux obsèques de plusieurs hauts personnages, et surtout
l'affluence inouïe, inattendue de la foule défilant devant son corps
ou se pressant dans les rues, sur le passage du convoi, tous les
signes en un mot d'un deuil national que le Times surpris compa-
rait à celui des funérailles du duc de Wellington, on put mesurer
quelle place il avait su, »a milieu de tant de traverses, conquérir
dans la société anglaise, pour sa personne, pour la dignité dont il
étaif revêtu et pour l'Eglise qu'il représentait.
Paul Thu:ieau-Dàngin.
I ■ Life of Wiseman, t. II, p. 503.
2 Ibid., t. II, chap. xxx.
25 OCTOBRE 1902. iS
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LAQUELLE?'
Par une claire matinée de janvier, un homme de haute taille et
d'aspect patriarcal, grâce à une longue barbe grise tombant sur sa
poitrine, arpentait les rues sombres et étroites de l'ancienne Rome.
Il faisait froid, mais le Romain (car c'était sûrement un indigène de
la Ville éternelle) , semblait indifférent à la bise glacée qui faisait
closes toutes les fenêtres et solitaires les rues plus animées d'ordi-
naire. Seuls les pauvres diables l'affrontaient par nécessité, et les
gamins aussi, qui n'en continuaient pas moins à jouer à la pelote
aux coins des vie oli et autour des fontaines.
De temps à autre pourtant, l'Italien serrait machinalement
autour de lui un pardessus d'un gris verdâtre. C'était un homme
de soixante ans environ, dont la tête expressive eût pu servir de
modèle à un peintre, mais l'artiste, physionomiste comme ils le
sont tous, eût hésité sans doute en se demandant ce qu'il valait
mieux faire de la tête de ce vieillard : un Saint Joseph, auquel sa
longue barbe faisait involontairement penser, ou l'un de ces
personnages mystérieux flottant entre Ruggieri et Machiavel, poli-
ticiens mâtinés de marchands de Venise, qui abondent dans l'his-
toire des petits Etats italiens; types hybrides dont l'unité et l'har-
monie sont parfois tout à coup rompues par un regard, un geste,
un mot qui font hésiter au seuil de la confiance en révélant des
dessous insoupçonnés et des abîmes insondables.
Signor Àngelo Angelotti s'arrêta devant un vieux palais délabré
de la via di Tor di Nona. Il entra d'abord sous une large porte
cochère, une voûte énorme où un carrosse de l'ancien temps aurait
pu évolijer à l'aise. Il n'y avait point apparence à présent qu'il s'y
passât rien de pareil. Une vieille femme, pauvre et ridée, étendait
sur des cordes du linge rapiécé, aux teintes indécises, et des enflants
malpropres se roulaient par terre en jouant et en se battant. Une forte
odeur de friture à l'huile s'échappait d'une porte ouverte sur un
* Voy. le Correspondant du 10 ectobre 1902.
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LÂQDILLE? 275
antre noir et enfumé, sorte de loge de concierge, où la vieille allait
prendre un nouveau fardeau de guenilles mouillées à mesure qu'elle
achevait de fixer sur les cordes tendues celles qu'elle avait sur
les bras.
1 Signor Angelo l'attendit un moment, et quand elle apparut,
ratatinée, courbée en deux et ne semblant plus vivre que par deux
jeux de charbon allumés dans son maigre visage, il s'approcha
d'elle :
— Eh bien, Teresina, comment cela va-t-il ici? La saison est-
elle bonne?
— Hélas! don Angelo, que la Vierge et les saints nous assistent 1
11 semble que tout va de mal en pis ! Le Seigneur sait ce que nous
allons devenir!
Et elle entama une litanie de lamentations où la dureté des
temps, la ladrerie des étrangers qui ne payaient plus comme autre-
fois et achetaient eux-mêmes leur raisin et leurs figues, défilaient,
alternant avec ses rhumatismes et la mauvaise conduite de ses
petits-enfants qui ne l'écoutaient plus.
Ângelotti l'interrompit brusquement sans se gêner.
— Dites-moi, Teresina, le palais est-il loué?
— Oui, par la grâce de la sainte Vierge! Le premier étage (elle
disait piano nobile) est loué à des Anglais, des hérétiques, Sei-
gneur! Le prince a consenti, malgré que je lui aie dit que cela ne
lui porterait pas bonheur...
— Allons, allons, Teresina, calmez- vous! Il faut bien que les
hérétiques se logent comme les autres! Nous devons les attirera
nous par notre bon accueil..., c'est peut-être pour le salut de leur
âme... En tout cas, c'est un devoir de charité... Et puis, leur
argent est bon... A propos, ne vous faites pas payer en monnaie
étrangère, Teresina, à moins que ce ne soit de l'or... et pas de
papier non plus, hein?
11 continua :
— Et combien le piano nobile est- il loué?
— Deux mille lires pour la saison, Signor!... Deux mille petites
lires seulement, pour quatre mois! Ces hérétiques sont des démons!
Parce qu'il n'y pas de soleil et pas de cheminées! disent ils. Mais
n'ont-ils pas les beaux plafonds que don Urbino, le père du prince,
avait lait réparer, et les braseros de bronze qui ont chauffé depuis
des siècles les Montecorvellol... Que veulent-ils de plus?
— Et le reste du palais ?
— Vide, Signor Angelo, vide! Et justement, cette année, Son Emi-
nence et le prince s'étaient réduits pour louer davantage. Son Emi-
nence avait abandonné un des grands sa'ons depuis qu'elle est
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276 LAQUELLE?
paralysée, ou à peu près. Le prince avait pris pour lui quatre petites
chambres sur la cour, et il comptait louer le reste! Ah! bien oui!
L'année est mauvaise, Signor Ângelo, l'année est mauvaise! Nous ne
sommes plus au bon temps de Notre Saint-Père, pape et roi!...
Hélas! hélas!... J'ai loué les chambres du bas et du mezzanino à
des familles d'ouvriers. Tant pis ! On ne le saura pas dans le beau
monde du prince, et cela mettra toujours un peu d'argent dans sa
poche...
— Mais ces gens- là ne vous paieront pas.
— Oh ! j'y veille moi- même ! Chaque semaine, je monte le jour
de paie, et, de gré ou de force, je tire l'argent !
— Le prince est-il chez lui en ce moment? demanda le signor
Ângelotti, qui en savait assez.
— Où voulez- vous qu'il soit à cette heure, le pauvre? Il était au
bal cette nuit, vous le trouverez couché. Je lui ai monté son café
tout à l'heure, ajouta la vieille en soupirant et en reprenant sa
besogne.
, Angelo Angelotti tourna à gauche, sous la voûte, et enfila lente-
ment le large escalier de pierre d'aspect monumental. La rampe en
fer forgé était couverte d'une si épaisse couche de poussière que sa
teinte grisâtre et uniforme se confondait avec les murailles. Elle
était si sale aussi que rien ne ressortait plus du travail délicat de
ciselure où s'entrelaçaient les lys pointus qui décelaient l'origine
florentine des Montecorvello, et les feuillages de châtaigniers qu'un
pape de leur famille maternelle avait laissés dans leurs armes.
Tout en gravissant cet escalier interminable, coupé de larges
paliers, Signor Angelo hochait la tète d'un air méditatif en songeant
au passé, â ce don Drbino dont Teresina avait parlé, et au palais
lui-même tel qu'il l'avait connu jadis.
Les Montecorvello déclinaient depuis longtemps...; ils avaient
commencé â descendre avec l'abolition du pouvoir temporel. Mais,
il y a vingt ans seulement, ils possédaient encore de belles et
bonnes terres du côté des Castelli. Oui, et Angelotti le savait mieux
que personne, lui qui était né sur leurs domaines dont son père
était intendant, et où, de père en fils, les Angelotti se succédaient,
administrant, vendangeant, récoltant et touchant les fermages au
nom du prince.
Angelo, lui, n'avait pas le goût de l'agriculture. Quand son père
était mort, alors qu'il entrait dans sa vingtième année, il avait laissé
son frère atné, Vicenzo, continuer la tradition familiale et succéder
à ses aïeux comme intendant des Montecorvello. Il avait, lui, le
goût de l'instruction et des affaires. Un curé du voisinage, auquel il
avait inspiré de l'intérêt, l'avait pris quelque temps chez lui pour
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LAQUELLE? 277
le former, et, l'ayant mis en possession d'une instruction suffisante,
avec une élégante écriture et l'habitude d'une arithmétique exacte,
il l'avait donné comme scribe à un secrétaire de cardinal. Et Angelo
avait fait ainsi son modeste chemin.
En gravissant l'escalier. Àngelotti ne pensait point à lui-même.
L'odeur acre de friture à l'huile qui le suivait et qui, seule, semblait
régner à cette heure dans le palais désert et délabré, lui rappelait le
temps de son enfance et de sa première y unesse, lorsque, deux
fois par an, il accompagnait son père, venant apporter au prince
Urbino les redevances de ses terres en argent et en nature. Une file
de chariots s'alignaient alors dans la rue, puis ils pénétraient l'un
après l'autre, sous la voûte, où un peuple de serviteurs s'empressait
à les décharger.
On rangeait dans les celliers les vins légers et pétillants, les
jarres d'huile, les sacs de blés, les fruits séchés, les quartiers de
porc fumés. Puis les paysans dînaient en bas, sous la voûte, — un
festin que le seigneur leur offrait; — et les Angelotti, père et fils,
étaient conviés par la princesse... à prendre placs à la table du
majordome et de la femme de charge.
Angelotti, qui en était là de ses évocations de souvenirs, eut un
rire muet et énigmatique au fond de sa barbe grise. Il était parvenu
au second et dernier étage, presque sous les combles (le piano
nobile était si élevé qu'avec le mezzanino il occupait presque le
palais).
L'Italien eut un regard circulaire et un nouveau hochement de
tête en constatant le vide, la saleté, la misère partout écrite de
cette solitude glacée; puis il tourna dans un long corridor éclairé
par des fenêtres en tabatière, et, sans frapper, il poussa une porte.
Il entra dans une petite antichambre dont on semblait avoir voulu
faire une pièce de débarras, à la suite d'un déménagement. Au
milieu du panneau le plus large se dressait un dais monumental
en velours rouge avec crépines d'or. Deux bahuts anciens et
quelques armures remplissaient le reste de la pièce, pèle mêle
avec des fauteuils en velours d'Utrecht vieux.
Signor Angelo, sans hésiter, frappa à une porte et entra. C'était
la chambre à coucher du prince Gesare Montecorvello.
— Qui est là? demanda une voix de mauvaise humeur. Tiens,
Angelotti, c'est vous? Que se passe- 1- il donc pour que vous veniez
me voir?
C'était le prince qui interrogeait en bâillant et en se détirant
sous ses minces couvertures.
— Hais, oui, mon prince, c'est moil répondit presque humble-
ment Angelotti J'avais un moment de loisir et j'ai pensé à l'em-
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278 LAOUiLlE?
ployer à faire une petite visite à Votre Excellence... Elle est encore
fâchée, je le vois bien, de ce que l'autre jour je l'ai priée de passer
à ma banque pour l'entretenir de ses petites affaires? Patience,
patience..., tout à l'heure elle remerciera le pauvre Angelotti, et elle
sera convaincue qu'elle n'a pas de serviteur pins Gdèle et plus dévoué.
— Par le ciel, Angelotti, ricana le prince Cesare, vous me feriez
croire, par votre exemple, que la vertu et le dévouement ont leur
récompense même sur cette terre 1
— Je ne pense pas à cela, répondit modestement la tête barbue;
n'est-il pas écrit : « Amasse dans le ciel un trésor que la rouille et
les vers ne peuvent atteindre? »
— Ah ! Angelotti, restons sérieux ! Vous n'avez point placé votre
dévouement à fonds perdu, même en ce monde! J'ignore quel
intérêt vous en donnera saint Pierre ou celui des saints chargé de
la comptabilité là-haut, mais je sais qu'ici-bas il vous a enrichi.
— Chut! Excellence! Ne dites pas de pareilles folies, ni si haut,
surtout! Ce sont là des bruits qui, en se répandant, feraient tort à
un pauvre père de famille...
Et Angelotti faisait de la main un geste suppliant au prince qui
riait en le regardant.
Le prince Cesare Montecorvello était jeune, trente ans peut-être,
et beau, bien qu'en ce moment il ne se présentât pas avec tou9 ses
avantages, malgré la chemise de nuit à jabot gaufré qui détonnait
par son élégance de mauvais goût avec la nudité et la misère de la
chambre. Il était brun, le teint pâle et mat, les traits réguliers, avec
une belle moustache noire aux pointes conquérantes. Les yeux noirs,
d'habitude caressants et rieurs, devenaient parfois mélancoliques
et rêveurs, ennuyés aussi et inquiets, angoissés même par la situa-
tion sans issue dans laquelle le prince se débattait depuis plu-
sieurs années.
Les Montecorvello étaient une des plus vieilles, sinon des plus
riches familles du « monde noir », comme on appelle à Rome
cette partie de l'aristocratie qui tient au Saint-Siège par toutes ses
fibres, et qui ne s'est point ralliée au régime nouveau. Don Urbino,
le père du prince actuel, avait protesté hautement de son attache-
ment inébranlable à la cause de la Papauté, au moment où Rome
avait été proclamée capitale de l'Italie; mais, en même temps, il
n'avait pu résister au désir, à la tentation plutôt, d'augmenter sa
fortune, celle de ses descendants, en profitant lui aussi des cir-
constances. On commençait, à cette époque, à spéculer sur les
terrains. Quelques-uns de leurs amis avaient réalisé des bénéfices
fantastiques, grâce à des expropriations ou à la vente de vieilles
maisons à des compagnies de construction.
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LAQUELLE? 279
Don Urbino, qui, à Rome même, ne possédait que son palais,
Tendit une partie de ses terres dans la Campagne pour acheter des
immeubles dans la capitale, avec l'intention de les [revendre ou de
les louer.
11 y avait aventuré, sinon entièrement perdu, la plus grande
partie de sa fortune. Après sa mort, son fils Cesare se chargea du
reste. Il continua les spéculations de son père, compliquées d'opé-
rations de Bourse. 11 y perdit le reste des terres, les immeubles
achetés par son père, et demeura avec son palais de Tor di Nona
pour toute ressource.
Le fils de l'ancien intendant de sa famille, Angelotti, ne fut pour
rien dans sa ruine. Signor Àngelo ne faisait jamais cadeau d'un sou
aux Montecorvello, mais il était resté attaché de cœur à la famille,
et il s'était toujours efforcé d'en arrêter la ruine.
— Eh bien, voyons ce que vous avez dans votre sacl Vous n'êtes
pas venu perdre une heure chez moi pour rien ! s'écria le prince en
allumant une cigarette.
H n'en offrit pas à Angelotti qui, du reste, comme nombre d'Ita-
liens de son temps, ne fumait pas, ne buvait que* de l'eau et ne
mangeait jamais de viande : un œuf de temps en temps, la mi-
nestra tous les soirs, la salade et les pâtes le matin, et à soixante
ans passés, il était frais et solide, insensible aux ardeurs de Tété
romain comme au souffle glacé de la tramontane.
Angelotti prit un fauteuil en velours jaune comme ceux de l'anti-
chambre, et il commença, allant tout de suite au but.
— Votre Excellence se rappelle que, il y a quinze jours, lorsque
nous avons fait notre dernier petit règlement de comptes, nous
avons eu ensemble une conversation très sérieuse? En terminant,
vous êtes tombé d'accord avec moi qu'il n'y avait qu'un mariage
riche qui put vous tirer d'embarras?
— Oui, je m'en souviens, murmura don Cesare.
— Le difficile, c'était l'héritière, car il faut à Votre Excellence
une héritière. Le prihce Montecorvello ne peut se contenter de
deux ou trois centaines de mille lires... Il faut une héritière qui,
du coup, redore votre blason... Eh bien, continua-t-il en voyant
que le prince ne répondait rien, une circonstance que je suis tenté
de qualifier de miraculeuse vient de se présenter, une chance où il
est impossible de ne pas reconnaître une intervention providentielle...
Lors des derniers pèlerinages français, j'avais eu le bonheur de rendre
service à un digne prêtre de Paris. Depuis, le saint homme m'avait
plusieurs fois recommandé des amis qui ne connaissaient pas l'Italie
et ne savaient pas notre langue. Je leur rendis service à tous, cons-
ciencieusement, bien que les envoyés du bon curé fussent jusqu'à
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280 LAQUELLE?
présent du fretin ne laissant que peu de proût. Mais voilà que, il y
a quelques semaines, je reçois une lettre de l'excellent abbé, me
priant de bien accueillir et de guider dans Rome une de ses
paroissiennes, la] baronne de Verneuil, qui venait pour sa santé
passer l'hiver ici avec sa nièce, Nellie, et une autre jeune fille, sa
nièce également, qui est pour quelque temps avec elle. L'abbé
ajoutait que la nièce est fort riche. On me priait en même temps
de louer pour ces dames un bel appartement ou bien un villino...
On donnait jusqu'à|mille lires par mois.
— Hein ! s'écria le prince, c'était le cas où jamais de louer mon
étage I
— Pas moyen, Excellence! J'y avais bien pensé d'abord, mais il
était bien stipulé qu'on voulait du soleil et un jardin.
— Ah I... Et où les avez- vous mises, vos Françaises?
— Elles sont depuis quinze jours dans le palais Piombino, c'est-
à-dire dans la vieille villa Ludovisi, que j'ai louée pour elles à
cause du jardin. Il y a la tante, la baronne, une aimable dame
assez vieille, avec une faible santé, et deux jeunes filles très jolies
qui portent le même nom : Nellie de Verneuil; enfin, une femme de
chambre à l'air hargneux et peu attirant.
— - Et laquelle de ces deux jeunes filles a la fortune dont on vous
a parlé? demanda le prince assez indifféremment.
— Excellence, dit Angelotti d'un air de mystère, c'est ce que je
n'ai pu arriver à déterminer encore, les deux cousines s'appelant
Nellie. Je me suis informé à Paris, et je n'en suis pas plus avancé :
M,,# de Verneuil possède plusieurs millions, voilà tout ce que j'ai pu
savoir.
— Mais, dit le prince en riant, il doit exister entre elles des
différences qui permettent de préciser! L'une est sans doute blonde,
l'autre brune?... L'une petite, l'autre grande, que sais-je? Ou
l'une aura un œil de verre et l'autre une dent de moins?...
— Rien de la sorte : toutes deux sont jolies et grandes ; toutes
deux châtain clair avec des yeux bruns; chacune paraît le portrait
de l'autre.». Mais cela ne m'inquiète pas : en quelques jours de
fréquentation, [on saura aisément à quoi s'en tenir. Allons, mon
prince, courage! encore un petit effort et vous serez sauvé!...
— Angelotti, répondit Cesare, en jetant loin de lui sa cigarette,
en conscience, ne voyez-vous vraiment aucun autre moyen de me
tirer d'affaire? Quand je pense à Bianca...
— Voyons, Excellence, il s'agit d'être raisonnable I II n'y a pas
d'autre ressource! Je ne puis, pour ma part, que vous répéter
aujourd'hui ce que je vous ai dit il y a quinze jours : il m'est impos-
sible de vous faire crédit six mois de plus! Dans le cas d'un
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laquelle?
281
mariage, et d'un mariage avantageux, je continuerai naturellement
à vous avancer autant d'argent qu'il vous en faudra pour faire
convenablement les choses; mais, dans le cas contraire, Votre
Excellence en serait réduite à ses seuls revenus... diminués des
intérêts de ce qu'elle me doit...
Don Cesare se mordait fébrilement la moustache...
— Je ne comprends pas, prince, vos hésitations et vos scrupules.
— J'aime Bianca, vous le savez bien, et je me considère comme
engagé envers elle par un accord tacite.
— Allons 1 dit Angelotti, votre cousine dona Bianca est une
femme trop supérieure, trop dévouée elle-même à la grandeur de
la famille pour ne pas trouver sage la conduite que je me permets
de vous conseiller... D'ailleurs, comme vous l'avouez vous-même,
il n'y a entre vous deux qu'un accord tacite, né d'une de ces incli-
nations de jeunesse, d'enfance plutôt, rompu déjà par le mariage
même de la princesse Corglione...
— Comment osez-vous me parler à moi de ce mariage, Ange-
lotti, quand vous savez mieux que personne pourquoi il a eu lieu
et ce qu'il a été!
Angelo, gêné par ces paroles, se leva et fit en silence quelques
pas dans la chambre. C'était une vaste pièce nue et misérable,
comme on vient de le voir, avec un ameublement qui paraissait
assez vermoulu. Les fauteuils boitaient. Au-dessus du lit, se balan-
çait une sorte de baldaquin jaune en velours pareil à celui des fau-
teuils, mais tout déchiré et laissant voir le jour à travers l'étoffe.
Angelotti revint vers le lit :
— Allons, prince, soyez raisonnable 1 regardez toute cette misère
qui vous entoure, vous, un Uontecorvello ! Et dites-vous bien que
ce dénuement-là est presque du luxe en comparaison des années
à venir, si vous ne suivez pas mon conseil!...
— Bon ! bon ! dit enfin le prince avec lassitude. Je ferai ce que
vous voulez, Angelotti, c'est décidé. Comme vous le dites, Bianca
est trop dévouée à la famille pour... Mais causons pratiquement à
présent. Comment faudrait-il manœuvrer?... Et, du reste, comment
avez -vous pensé à tout cela si tard? Il y a, dites-vous, quinze jours
déjà que la petite héritière est à Rome, et vous avez laissé perdre
tout ce temps?
— Patience! plus tôt eût été inutile : la tante était malade et ces
dames n'étaient pas installées; ces Françaises sont longues à s'orga-
niser !.. . elles ont besoin d'un tas de choses! A présent tout va
bien... Vous pourriez les voir demain à Saint-Pierre, à la cérémonie;
et elles vous verront dans votre bel uniforme de garde -noble...
Vous frapperez ainsi leur imagination et vous savez quelle est
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28* LAQUELLE?
l'importance de la première impression 1... Elles se trouveront dans
la tribune des étrangers de distinction, en face de celle des dames
de la noblesse romaine; votre service vous placera précisément i
leurs pieds... Elles seront au premier rang, je les y conduirai moi-
même... Et maintenant, prince, je vous quitte : c'était ce que je
voulais vous dire..., je vais tâcher de savoir quelles sont leurs rela-
tions, car elles ont fait des visites cette semaine et présenté des
lettres de recommandation ; j'en aviserai Votre Excellence et il vous
sera facile, d'ici à trois jours, d'avoir fait la connaissance de la
baronne de Verneuil... Le reste dépendra de vous, mon Prince...
Il salua trè3 bas don Cesare et se retira. A peine sorti, Angelo
Àngelotti allongea de nouveau la tête dans l'entrebâillement de la
porte.
— Si Votre Excellence a besoin d'argent pour cette campagne,
murmura-t-il à contre-cœur, j'en tiens â sa disposition au même
taux et aux mêmes conditions que précédemment... Je suis un
serviteur dévoué..,, je n'abuse pas des circonstances!...
Et il disparut.
11 se rendait à la villa Ludovisi. 11 n'avait pas vu les dames de
Verneuil depuis trois jours, mais il avait eu indirectement de leurs
nouvelles, grâce à cet espionnage inconscient, à cette franc-maçon-
nerie inavouée qui unit tous les Italiens à rencontre des étrangers
venus dans leur pays.
Angelotti avait appris ainsi que la baronne et ses nièces avaient
fait en ces derniers jours de nombreuses visites et présenté des
lettres de recommandation de haute provenance. 11 en avait res-
senti une vive déception, car, d'après la lettre du curé de Paris, il
avait compté être l'unique cicérone, le seul conseiller de ces dames,
et il ne s'était pas attendu â les voir échapper si aisément à sa
direction.
11 leur portait ce matin-là des cartes d'entrée à Saint-Pierre,
pour la cérémonie du lendemain : une messe pontificale à l'occa-
sion de la réception d'un pèlerinage espagnol; et en sortant du
palais Montecorvello, il reprit sa course par les rues, où la tramon-
tane soufflait toujours.
Angelotti n'avait rien de l'indolence italienne, ni même méridio-
nale. Il était, au contraire, d'une activité extraordinaire et d'une
complaisance à toute épreuve. On le trouvait mêlé à toutes sortes
d'affaires dans lesquelles en apparence il n'avait aucun intérêt et
dont il semblait s'occuper uniquement pour rendre service.
A le voir si absorbé par les affaires d'autrui, si activement
employé à servir son prochain, on se serait demandé quand il trou-
vait le temps de travailler pour lui-même... Et cependant, à rendre
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LAQUELLE? 283
ainsi perpétuellement service, il avait acquis une petite fortune de
cinq cent mille lires, puis fondé une maison de banque ecclésias-
tique, maison d'apparence honnête et sûre, dont la spécialité était
de traiter les affaires du clergé hispano-américain.
Il s'en acquittait, du reste, fort bien et rendait de réels services.
Les évêques du Mexique, du Venezuela et autresjpays similaires,
qui n'ont pas de relations diplomatiques avec le Saint-Siège,
auraient difficilement trouvé un meilleur représentant, un homme
d'affaires plus utile.
Angelotti pilotait, logeait les pèlerinages, changeait l'argent,
escomptait les traites, obtenait des audiences. Il avait ses entrées
partout, au Vatican comme ailleurs. 11 avait aussi un titre dans la
cour pontificale : aux grands jours, il revêtait un costume de camé-
rier, dont la fraise Henri II encadrait sa tète d'une façon imposante.
C'est qu'à force d'intelligence, de travail et d'application, à force
aussi de rendre des services, Angelotti s'était élevé de scribe de
secrétaire de cardinal, au rang de secrétaire. S'il n'était pas monté
plus haut, c'était simplement parce qu'il n'était pas entré dans les
ordres.
Il était resté pendant vingt ans au service de son premier patron,
et lorsque l'Eminence avait rendu son âme à Dieu, elle lui avait
légué, avec sa bénédiction, de grands éloges dans son testament.
Là où d'autres, moroses et jamais contents, eussent vu l'ingra-
titude et se fussent plaints amèrement, Angelotti, au contraire,
témoigna de la reconnaissance. Il obtint de la famille la permission
de faire copier sur parchemin le paragraphe du testament de son
vénérable maître et il le fit encadrer. Il venait justement de fonder
sa banque, très modeste à ses débuts. Il plaça le précieux document
en bonne lumière, dans son bureau, en le surmontant d'un grand
portrait du cardinal, signé de sa main.
Et ce fut dès lors comme si une rosée de bénédiction fût tombée
chaque jour sur Angelotti et les siens. Il semblait que, du haut des
demeures célestes, le bon cardinal protégeât les efforts de celui qui,
si longtemps et dans l'ombre, l'avait aidé dans ses travaux
Peu à peu Angelotti devint une puissance, au loin surtout. Sa
renommée d'activité, de bonté, de complaisance, s'étendit jusque
dans les pays les plus lointains. Il ne se passait pas de jour où il ne
reçût des lettres dans lesquelles on le chargeait des commissions
les plus extraordinaires. Des curés de villages enfouis dans les
gorges de la Sierra Madré lui demandaient pour leurs ouailles
quelques brins de la paille éparse dans les cachots de Notre Saint-
Père le Pape. De pieuses gens des Philippines ou de la Nouvelle-
Zélande lui envoyaient des médailles pour qu'il les fit toucher aux
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284 LAQUELLE?
chaînes qui chargeaient, croyaient-ils, les membres du vicaire de
Jésus Christ. Angelotti souriait et envoyait dans la Sierra Madré, à
la Nouvelle-Zélande et aux Philippines des images pieuses et de
petites brochures instructives provenant d'une librairie qui lui
appartenait.
D'autre part, nul ne venait à Rome et n'avait affaire à lui qui ne
s'en retournât charmé. C'était un si brave homme! On finissait
bien, pour peu que le séjour se prolongeât, par trouver que les
transactions dans lesquelles intervenait Angelotti coûtaient cher.
Mais c'était une âme honnête et simple qui se laissait aisément
tromper... Il y avait bien aussi de pauvres diables d'artistes qui
faisaient la grimace quand on prononçait son nom. Mais on sait
que ces gens-là sont des paniers percés, sans aucun ordre, et
Angelotti, lui, était très ordonné...
Quand il découvrait quelque jeune peintre ayant de l'avenir et du
talent déjà acquis, il lui avançait de l'argent et ne demandait en
échange que quatre ou cinq tableaux par an ! Invariablement des
Sainte Famille, des Madone, des Sainte Catherine ou de3 Sainte
Cécile, dont il cherchait charitablement ensuite le meilleur pla-
cement.
Les dames de Verneuil avaient apprécié la rondeur d'Angelotti.
Il parlait bien le français et il avait pris la peine d'organiser à
l'avance toute leur installation. La baronne en avait été attendrie.
Ce matin-là, Angelotti se montra vers une heure à l'entrée du
palais Piombino. Il traversa le vestibule blanc, somptueux et
moderne, et passa dans la petite villa, l'ancienne, l'authentique
villa Ludovisi, où habitait la baronne.
Cette villa se prolongeait sur le parc en une loggia close,
une vérandah vitrée, remplie de verdure, sorte de serre où les
palmiers étalaient leurs feuilles en éventail et les dattiers nains
leurs branches souples comme des plumes. Il ne se dirigea pas
vers la porte d'entrée, mais vers une porte-fenêtre qui donnait par
côté sur le vestibule.
11 entra, et, sans hésiter, descendit un escalier tournant, à demi
dissimulé derrière une draperie.
En bas, un bruit de voix le guidait. En face de lui, s'ouvrait la
porte de l'office où les domestiques déjeunaient en ce moment.
Catherine tournait le dos à la porte et ne vit point signor Angelo qui,
tout à coup, y dressa sa haute taille et fit de la main un geste
d'appel au maître d'hôtel assis à l'autre bout. Celui-ci se leva sans
mot dire, en faisant signe au cuisinier de ne pas bouger, et il suivit
le signor Angelotti dans une autre partie du sous-sol. Au même
moment, le facchino qui, l'après-midi, faisait fonction de valet de
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LAQUELLE? 285
pied revenait de la cuisine, les mains chargées d'un plat fumant.
— Eh bien, Francesco, demanda familièrement Angelotti, cela
marche- t-il ici? Ces dames se plaisent- elles?
— Leurs Excellences sont enchantées, Signor Angelo. Mm0 la
baronne a été en bonne santé tous ces jours-ci ; les jeunes baronnes
sont sorties avec elles jusqu'au soir.
— Et où sont- elles allées?
— Aux deux ambassades de France, à l'Ecole d'archéologie
française, à la villa Médicis... Elles vont aujourd'hui à l'ambassade
des Etats-Unis, chez quelques personnes de la colonie étrangère...
Elles ont déjà reçu des invitations, et Mme la baronne a décidé
qu'elle recevrait tous les jours de cinq à sept heures.
— Et qui les a invitées?
— Son Excellence le directeur de la villa Médicis, qui est venu
lui-même hier et qui a écrit ce matin à Mmo la baronne en l'invitant
aux réceptions du dimanche soir à la villa. Les demoiselles sont
très contentes; elles ont décidé d'y aller dès demain. C'était la con-
versation du déjeuner.
— Ah 1 ah ! dit Angelotti d'un ton satisfait. Et, dis-moi, Francesco,
ces dames ont-elles l'intention d'aller beaucoup dans le monde?
— Je crois que oui, Signor Angelo ; je l'ai entendu dire plu-
sieurs fois.
— Et, pour le reste, tout va bien? Vous devez être content de
vos gages, ça, je le sais; mais la maison est- elle bonne?
Le maître d'hôtel sourit d'un air contraint et dubitatif.
— Elle est bonne et pas bonne. Silvano, le cuisinier, s'en tirera
toujours..., mais nous autres, c'est différent. Ces dames ont amené
une femme : c'est un véritable Argus. On l'a toujours après soi qui
tous épie... Je voulais mettre ici Costanza, ma femme, pour le
service des demoiselles, mais il n'y a pas à y penser.
Angelotti n'écoutait plus : les déceptions de Costanza et de son
époux l'intéressaient peu.
— Allons, je monte près de ces dames. Veille bien, Francesco;
prends note par écrit des personnes qui viendront dans la maison,
et fais- moi signe s'il se passait quelque chose d'extraordinaire. A
propos, ajouta-t-il en revenant sur ses pas, parle-ton de moi,
quelquefois ?
— Ohl Signor Angelo, comme d'une providence, comme d'un
ami précieux!...
Et Angelotti, satisfait, remonta par le petit escalier.
Un instant plus tard, il se présentait correctement par la grande
porte de la villa, et Francesco, déjà en habit, l'introduisait grave-
ment, avec respect, près de la baronne.
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286 LAQUELLE?
Celle-ci, à demi étendue sur un Ht de repos assez semblable i
celui de MB0 Récamier dans le portrait de Gérard, avait ajouté au
sien des coussins qui le rendaient plus confortable. Le salon ob elle
se tenait était vaste et peu meublé : tables et consoles Empire, au
dessus de marbre rose ou de malachite, sièges Empire également,
quelques glaces de Venise, un lustre de Venise et des candélabres
dorés, modernes, piqués de petites poires électriques.
Ce salon donnait directement sur la vérandah, dont il n'était
séparé que par une marche, avec une baie drapée et deux larges
fenêtres sur le jardin.
C'est là que Hm0 de Verneuil était assise, laissant errer ses yeux
fatigués sur la verdure des arbres et de la pelouse.
— Ah! cher Monsieur Angelotti, c'est vous, enfin 1 Nous nous
demandions ces jours-ci ce qui nous privait de votre visite?
— Merci de ce regret, Madame la baronne... (Angelo Angelotti
était toujours un peu resté l'intendant des gens titrés). J'ai été très
pris par la recherche de cartes d'entrée pour la cérémonie de
demain à Saint-Pierre, et je suis heureux de vous en apporter
trois, que voici. Vous serez assises, ce qui est un rare privilège.
J'ai pu vous obtenir ces places dans la tribune des étrangers de
distinction. Vous connaissez sans doute le costume de rigueur?
Toilette noire, avec la mantille... Il faudra vous lever matin et être
à six heures à la porte de la sacristie de Sainte- Marthe. Vous
n'aurez qu'à le dire au cocher. On ouvre les portes de la basilique
de huit heures à neuf heures. Je vous y attendrai et je vous instal-
lerai en bonnes places!
— Combien vous êtes bon et obligeant! exclama M"* de Verneuil.
La conversation continua. D'elle-même, la baronne raconta i
Angelotti tout ce que celui-ci savait déjà au sujet des relations
qu'elles avaient ébauchées durant cette dernière semaine.
Angelotti la loua fort de chercher à faire connaître à ses nièces
le grand monde romain, car enfin les musées, les galeries, les
monuments sont à la portée de tout le monde, et, à tout prendre,
n'offrent qu'un intérêt de surface... Tandis que le vrai monde
romain, celui qui vit renfermé dans ses palais, derrière les
murs élevés de ses villas et qui ne va au Corso qu'en carrosse de
gala et en livrée poudrée, présente tout l'attrait rare et mysté-
rieux d'un autre âge qui s'est conservé vivant...
Angelotti connaissait des familles de ce monde noir bien inté-
ressantes, des figures d'hommes et de femmes qui avaient la beauté
et l'intérêt de personnages d'il y a trois cents ans...
Lui, Angelotti, ne pouvait guère se permettre de présenter
Mm° la baronne dans ce milieu rigoureusement fermé : il était
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LAQUELLE? 287
trop mince personnage pour cela! Mais, si ces dames le désiraient,
il pourrait le faire indirectement grâce à la toute-puissante recom-
mandation de Son Eminence le cardinal prince Montecorvello, qui
l'honorait de sa confiance et de son amitié...
Le cardinal, infirme et âgé, avait dû, l'«année précédente, cesser
ses réceptions où tout Rome accourait..., la Rome du Pape, s'en-
tend ! — 11 ne sortait plus de son palais, dont il n'habitait qu'une
partie, le reste étant occupé par son neveu, le jeune prince Cesare...
— Un des plus beaux et des plus fiers gentilshommes romains,
ajoata-t-il en terminant.
Puis il prit congé.
Quand elles entrèrent dans le salon un moment après son départ,
Nefl et Nellie eurent le regret d'avoir manqué sa visite. La baronne
leur montra les cartes pour la cérémonie du lendemain, en répétant
les recommandations d'Angelotti sur la toilette officielle et l'heure
à laquelle il fallait être rendu â Saint -Pierre.
Depuis leur arrivée à Rome, les deux cousines marchaient
comme dans l'extase d'un rêve. Les contrastes de leurs natures,
développés par une éducation différente, se traduisaient dans les
impressions produites en chacune d'elles par la réalisation d'un même
rêve. Nell jouissait profondément et ardemment de ce qui frappait
son esprit. Ayant vu déjà beaucoup, elle était par là défendue de
sabir trop fortement le charme, l'attrait spécial de la nouveauté.
À ses yeux, qui gardaient le souvenir vivace des Allirondaghs,
des fleuves tumultueux, des lacs pareils à des mers, et des forêts
d'Amérique, les lignes pures de la Campagne romaine parlaient un
langage tout différent. Les profils bleuâtres des monts Albains, les
acqueducs traversant la plaine, cette plaine elle même faiblement
ondulante, exerçaient sur elle une fascination d'autant plus puis-
sante qu'elle était surtout le résultat de la comparaison. Elevée
dans la terre du présent et de l'avenir, Nell ne s'était encore
jamais trouvée en contact avec le passé. Elle ne l'avait connu que
vaguement, par ses livres, comme une chose purement spéculative;
et voilà qu'il se dressait devant elle dans toute sa majesté de
grande ombre, et que, sans transition, elle en touchait les cendres...
Accoutumée ainsi à juger par elle-même, elle ressentait à Rome
des jouissances et des impressions d'art tout à fait personnelles.
C'est ainsi que, dans ses promenades quotidiennes avec sa cousine,
elle avait fait des découvertes que le Baedeker ne mentionnait pas!
Des coins exquis de vieilles rues, des fontaines curieusement sculp-
tées, des Madones cachées dans des niches délicieuses...
Fuyant la cohue élégante et banale des jours et des lieux à
la mode, elle avait découvert le charme intime des villas loin-
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288 D QUELLE?
taines et comme oubliées sur le Celio, à l'ombre du Cotisée.
À la tombée du jour, elle aimait la splendeur des aqueducs, les
mausolées de la voie Appienne, le voisinage des catacombes, tout
ce qui rappelait les grandeurs de la Rome antique; et dans le
silence de ces lieux dont l'imagination des hommes est remplie
depuis des siècles, il semblait aux deux cousines qu'elles entendaient
mieux battre leurs cœurs. Le plus souvent elles étaient seules, car
tante Solange choisissait un coin bien abrité, en laissant ses nièces
jouir librement de leur promenade. Point de touristes à cette heure-
là. En dehors des deux jeunes filles, la villa Mattei, par exemple,
dont elles affectionnaient les allées poétiques, ne comptait guère
qu'un habitué ; un homme distingué et de belle allure qu'elles avaient
rencontré déjà sous les charmilles de Saint-Philippe de Néri. Plusieurs
fois leurs regards s'étaient croisés, puis le promeneur s'était éloigné
discrètement, laissant les deux cousines à leurs émotions d'artistes.
Ntllie jouissait aussi de Rome, mais ses jouissances étaient plus
imaginatives et moins réelles. Ayant beaucoup rêvé de voir l'Italie,
sans jamais croire à la réalisation de ce rêve, elle avait beaucoup lu
et s'était représenté par avance tout ce qu'elle y ressentirait. Il loi
fallait à présent retrouver ses impressions. Cela lui était facile puis-
qu'elles étaient déjà cataloguées. Avant même d'assister à la céré-
monie de Saint-Pierre, elle savait et eût pu décrire ce qu'elle éprou-
verait en entendant le Credo retentir autour du tombeau des apôtres,
au son des trompettes d'argent sonnant sous les voûtes...
Très classique, son admiration ne risquait pas de s'égarer : elle
allait droit aux toiles célèbres, aux statues fameuses, aux monu-
ments, aux ruines, et il n'était fresque ni sarcophage que Nellie
n'admirât de prime- saut. V admiration absorbait toutes ses facultés
et ne lui laissait rien pour jouir de la simple et sublime beauté
qui résulte de l'harmonie entre la nature et l'art. L'atmosphère
mystique de Rome ne l'avait pas pénétrée... Et ses yeux bruns
consultaient trop assidûment son guide, et ses oreilles se prêtaient
trop complaisamment aux discours des ciceroni pour que son âme
perçût et comprît l'éternité de joie renfermée dans la Beauté.
VI
De bonne heure, le lendemain, la tante et les nièces se trou-
vèrent parmi les premières personnes arrivées aux portes qu'Ange-
lotti leur avait indiquées. Elles attendirent, debout sur les degrés,
pressées par la foule qui s'écrasait derrière elles. Enfin les grilles
s'ouvrirent, et elles furent en une minute portées par le courant à
l'intérieur de la basilique.
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LAQOEuLB? 289
Une demi -clarté y régnait; le jour encore faible tombait d'en
haut, et s'affaiblissait dans le trajet qu'il avait à suivre avant de se
briser sur les dalles de marbre. Dans cette lueur indécise, l'immen-
sité de Saint-Pierre révélait des profondeurs et s'emplissait de
murmures mystérieux, pareils aux voix de l'Océan. A cette heure
du matin, la grande nef semblait s'animer du souffle qui s'échap-
pait de toutes ces poitrines et qui bientôt devenait le souffle même
du monument, le souffle éternel des siècles et de l'humanité.
Angelotti attendait Mme et M1,#* de Verneuil tout près de la porte,
à l'intérieur de la basilique. Elles ne l'eussent pas reconnu tout
d'abord, tant son costume à crevés, son chapeau à plume et sa
collerette le transformaient. Il faisait vraiment belle figure et por-
tait ce costume un peu théâtral avec une aisance qui le transformait.
11 conduisit rapidement ses clientes près de la Confession, sous la
grande coupole, où le tombeau des apôtres resplendissait. Tout
autour on avait élevé des tribunes, et des cordelières dessinaient
entre elles des espaces vides réservés aux invités de choix.
Angelotti installa Mme de Verneuil et ses nièces au premier
rang. Elles étaient assises. II s'assura qu'elles ne manquaient de
rien, qu'elles avaient bien leurs lorgnettes de théâtre, un petit sac
de bonbons pour attendre sans défaillance la fin de la cérémonie.
Puis il leur donna quelques explications et retourna à son poste.
Peu à peu le jour grandissait et une clarté pure inondait la basi-
lique... Les tribunes s'emplissaient; dans la nef, les rangs se resser-
raient de plus en plus. Bientôt les cinquante mille êtres humains
annoncés par Angelotti seraient massés dans l'attente du vieillard
auguste...
Deux heures s'étaient ainsi écoulées sans ennui pour Nell et sa
cousine, occupées à suivre les apprêts de la cérémonie, à étudier les
types curieux ou bizarres dont, l'une après l'autre, le3 tribunes
voisines de la leur offraient le pittoresque spectacle.
Puis, leur attention avait été attirée tout â coup et captivée par
une jeune femme qui venait de prendre place en face d'elles, dans
la tribune des dames de la noblesse romaine. A sa vue, on s'était
écarté pour lui livrer passage, et les douairières à l'aspect sévère
et renfrogné s'étaient inclinées elles-mêmes avec une déférence
empressée. Elle avait beau n'être vêtue qu'avec la plus extrême sim-
plicité, il n'en ressortait pas moins de ces égards que la jeune femme
était sûrement quelqu'un, au sens social et intellectuel du mot.
Nell et Nellie la contemplaient avec ravissement et admiration.
Jamais, en effet, plus belle créature n'avait attiré leurs regards.
Elles ne voyaient d'elle que la tête et le buste, car, en arrivant,
elle s'était jetée à genoux et paraissait perdue dans une méditation
25 octobre 1902. 49
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290 LAQUELLE?
profonde. Le visage aux traits purs, d'une parfaite régularité, sem-
blait taillé dans du marbre et en avait ht blancheur unie. Ses
cheveux, d'un noir intense, s'allongeaient sur le front en bandeaux
à l'antique, et, relevés en casque très haut sur la nuque, soule-
vaient la mantille qui tombait comme un voile. Elle avait les yeux
baissés, et Nell souhaitait passionnément les voir s'ouvrir. La jeune
inconnue les leva enfin, mais pour les fixer sur la crypte lumineuse.
Du bas de la basilique, montait un bruit cadencé, une marche
rythmée, où sonnaient des cliquetis d'éperons. C'était la garde-
noble qui prenait ses postes. Elle devait former la haie autour de
l'autel et du trône du Souverain Pontife.
A la vue des brillants uniformes, il se fit un mouvement dans
les tribunes; presque toutes les dames présentes avaient, dans
cette troupe d'élite, un parent ou un ami avec lequel elles cherchaient
à échanger un salut ou un sourire.
À partir de ce moment, les tribunes parurent plus animées; on
s'y redressa, et les mantilles ondulèrent avec une grâce provocante.
L'attention de Nellie et de sa cousine avait suivi le courant, et*
de la belle Romaine, s'était portée sur les gardes -nobles. Us
étaient pour la plupart de tournure élégante et de belle mine.
Hais bientôt Nell chercha de nouveau la vision de beauté qui
l'avait frappée tout à l'heure. Un léger sourire entr' ouvrait à pré-
sent les lèvres de la jeune patricienne et elle semblait fixer son
regard sur un point de la file des gardes. Nell suivit la direction
de ce regard, et elle distingua, sous un casque d'or étincelant, une
figure aristocratique aux traits réguliers, dont les yeux noirs et
brillants se détachaient d'une façon saisissante sur la pâleur mate
du teint. Son regard et celui de la patricienne se croisèrent; il
salua, puis, â son tour, il promena ses yeux sur les tribunes
comme s'il eût cherché à y découvrir quelque cho9e...
Hais une immense clameur, éclatant tout à coup, arracha le&
deux jeunes filles à leur curiosité frivole. Le Pape entrait dans la
basilique et du fond de la vaste nef le même cri s'élevait de toutes
les poitrines : « Eviva il Papa re ! » La clameur montait comme
une mer d'enthousiasme. Une houle d'émotion impétueuse et irré-
sistible passait, entraînant tout sur ses grands flots. De tous leB
yeux coulaient des larmes et on voyait les âmes trembler sur le»
lèvres dans te cri infatigablement proféré, tandis que les fronts se
courbaient k rapproche du Père et du Pontife.
Puis la cérémonie commença, la messe pontificale, durant
laquelle la voix claire encore de Léon XIII alternait avec les
chants et les appels des trompettes d'argent.
Nell, extasiée, pensa tout à coup à la dame si belle lie la tribune
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Làgmuî m
voisine. Elle la regarda : la tète an peu renversée en arrière se
détachant sur les draperies rouges* elle paraissait appartenu: à uû
antre monde. Une émotion paissante la soulevait. Ses yeux» levés
vers la coupole, brillaient d'un feu mystique qui la transfigurait
Elle était si beUe ainsi que, pour l'admirer, beaucoup en oubliaient
tes pompes sublimes qui se déroulaient à quelques pas.
Le magnétisme de ces regards fixés sur eue arracha enfin la
jeune femme à son extase. Elle tressaillit et, comme au sortir
d'un songe» regarda autour d'eHe. De nouveau ses yeux cher-
chèrent ceux du garde-noble; ils ne les rencontrèrent pas; ils
étaient attachés ailleurs, et, à son tour, les siens, à elle, errèrent sur
les tribunes en s'efforçant de reconnaître le point précis qui les
retenait.
Les regards du garde-noble étaient fixés sur M1168 de VerneuiL
Ceux de la Romaine se croisèrent enfin avec ceux de Nell, où, elle
lut l'admiration et la sympathie. Nell, en effet, à ce moment-là,
pensait que c'étaient bien là les yeux qui convenaient à cette
figure : des yeux noirs, doux, rayonnant d'une clarté intérieure, et
s' ouvrant comme des fleurs de velours dans l'ivoire du visage.
Instinctivement, Nell regarda le garde-noble; ses yeux étaient
fixés, ardents et investigateurs, sur elle-même et sur sa cousine...
Mais la cérémonie approchait de sa fin, et l'enthousiasme qui
avait salué l'entrée du Souverain Pontife l'accompagnait dans sa
retraite. Du haut de la sedia, le Pontife bénissait les quatre points
cardinaux, et sous le geste de sa main pâle et frêle, qui attei-
gnait pourtant jusqu'aux* extrémités de la terre, Nell sentait
s'éveiller en elle l'âme catholique que ses pratiques religieuses
avaient jusqu'alors laissée un peu endormie... Puis les cris s'affai-
blirent, tombèrent, la foule s'écoula...
L'inconnue avait disparu.
La réunion de ce même soir à la villa Médicis était exceptionnel-
lement nombreuse lorsque Mme et Mlles de Vemeuil y firent leur
apparition. Il s'y pressait une cinquantaine de personnes qui, épar-
pillées par petits groupes, s'entretenaient de la cérémonie du matin.
Les nouvelles arrivées furent tout de suite entourées et, après les
présentations, la baronne et ses nièces se trouvèrent dans une
atmosphère sympathique dont elles ne tardèrent pas à jouir déli-
cieusement Elles y rencontrèrent d'abord de nombreux compa-
triotes : les membres des deux ambassades et, en général, les
Français de passage à Rome. Puis, des Italiens des deux mondes :
noir et blanc, la villa étant un terrain neutre, traditionnellement
ouvert k tout œ qui a une valeur, de naissance» de talent, de rang
<M de fortune.
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292 LAQUELLE?
L'entrée de Nell et de Nellie avait fait une légère sensation : car
elles étaient belles à regarder pour des jeunes gens et des artistes.
Les pensionnaires de la villa, assez sauvages de leur nature, et ne
pouvant guère éviter de se rendre à l'invitation de leur directeur,
avaient l'habitude de s'aligner le long des murs du salon. Ils s'y
tenaient assez maussadement à l'écart, et, de loin, la ligne de leurs
habits figurait assez bien une sorte de serpent noir qui ondulait
suivant les impressions qu'ils avaient à se communiquer.
Nell était étonnée. Elle ne s'expliquait pas pourquoi ces jeunes
gens restaient si obstinément collés à la muraille. Elle ne se doutait
pas qu'à sa vue et à celle de sa cousine, le serpent noir avait ondulé,
et que les Prix de Rome s'étaient confiés l'un à l'autre qu'ils
n'avaient par perdu leur soirée.
Un autre personnage que ces jeunes artistes pensait la même
chose au même moment. C'était un homme âgé, presque un
vieillard, disgracié de la nature, mais dont la plume avait rendu le
nom célèbre et dont l'esprit était tel qu'il lui tenait lieu de jeunesse
et de beauté. H. Glaczkowicz était assis dans un coin du salon, cau-
sant avec un jeune archéologue; il se tut bientôt et resta quelque
temps à écouter les voix claires et argentines des jeunes filles, et i
se réjouir les yeux de leur printemps. Puis, se levant, il se fit pré-
senter à Mme de Verneuil et à ses nièces, entre lesquelles il s'installa
avec aisance. Loin de chercher à dissimuler son âge, il en avait la
coquetterie, et plutôt que de s'enlever des années il s'en fût
ajouté quelques-unes. Il ne se cachait point d'aimer par- dessus tout
la jeunesse, et revendiquait comme un privilège conféré par les
ans le droit de jouer avec elle le rôle de confident et de conseiller.
Gomme Nellie et Nell lui plurent tout de suite, il les traita tout de
suite aussi en petites amies connues depuis longtemps.
Bien qu'auteur d'ouvrages de politique et d'histoire appréciés de
l'Europe entière, il n'imaginait pas cependant que son nom pût être
connu des deux jeunes filles. Ce nom, en effet, ne disait rien à Nellie;
elle ne l'avait jamais vu ni entendu prononcer. Pour Nell, ce fut autre
chose : son oncle de Boston, le professeur à l'université, possédait
dans sa bibliothèque les ouvrages de Julius Glaczkowicz, et l'esprit
curieux de Nell les avait parcourus. Pourtant, ce fut un peu timi-
dement qu'elle se hasarda à lui en parler. Moins par vanité flattée,
— la sienne était bien blasée, sous ce rapport 1 — que par sympa-
thie instinctive, il adressa deux ou trois questions à la jeune .fille, et
fut charmé de voir par ses réponses qu'elle avait vraiment lu et
compris ses ouvrages. L'entretien prit alors un caractère plus intime,
et l'attirant Polonais sollicita la faveur de faire à ses aimables inter-
locutrices, en artiste et en lettré, les honneurs dé la villa, leur faisant
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LAQUELLE? 293
admirer ces Gobelins merveilleux, la Toilette cTEsther et lé
Triomphe de Mardochée, qui couvrent les panneaux du salon, puis
d'autres chefs-d'œuvre, quand la vue d'un nouvel arrivant qui ser-
rait la main du directeur fit tressaillir de surprise Nell et sa cousine.
C'était le garde-noble du malin.
Dépouillé de son rutilant uniforme, il était peut-être moins beau
que dans Saint-Pierre; mais c'était encore un type remarquable
de patricien romain. Pourtant, à présent que Nell le voyait de plus
près, il lui semblait que ses yeux ne regardaient pas volontiers en
face, qu'ils se dérobaient et ne rencontraient les autres que voilés
par une sorte de rêverie caressante.
Ces yeux noirs avaient eu un éclair en apercevant les deux jeunes
filles, mais l'éclair s'était vite éteint dans une apparente indifférence.
Il fit lentement le tour du salon, baisant des mains de femme,
saluant, échangeant des shake-hand !
— Quel est ce personnage? murmura Nellie comme malgré elle.
— C'est le prince Cesare Montecorvello, répondit Glaczkowicz.
J'ai beaucoup connu son père, don Urbino. Quant à lui, je l'ai perdu
de vue, au moins comme intimité.
Le prince revenait au même moment de la salle voisine. Il se fit
présenter à Mme de Verneuil, puis aux jeunes filles. Habilement
et avec une grâce qui révélait en même temps sa souplesse d'esprit
et son habitude du monde, il refaisait connaissance avec l'érudit
Polonais, en renouant la chaîne de l'amitié qui avait uni jadis
celui-ci à son père.
On parla naturellement de la fête de la matinée.
— Vous êtes Françaises, Mesdemoiselles, et, par conséquent,
vous n'êtes pas superstitieuses. Si vous restez quelque temps à
Rome, vous le deviendrez. Dans cette vieille terre des augures et
des présages, les choses parlent d'elles-mêmes un langage mys-
térieux. Ainsi, de bonne heure, en sortant de chez moi, j'ai surpris
un vol d'oiseaux qui m'annonçait une heureuse journée... Je vous ai
aperçues ce matin et je vous retrouve ce soir...
A l'air étonné de Nellie, il comprit que c'était aller un peu vite et
il corrigea :
— Pour nous autres, Romains demeurés fidèles à nos traditions
et à nos souvenirs, tout ce qui vient de France, tout ce qui
porte en soi un peu de la France, nous est toujours cher! Et puis,
Mademoiselle, il faut nous pardonner de mettre malgré nous dans
nos paroles un peu de notre soleil !
Et, avec un tact infini, il changea le cours de la conversation.
Nellie demandait des détails sur la cérémonie : il y avait des
choses qu'elle n'avait pas très bien comprises. Il les lui expliqua.
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294 LAQUELLE?
Il parlait bien, le prince! Au moins c'était ce que disait H. Glacz-
kovvicz qui Fécoutait, les yeux mi-closf avec un petit sourire légè-
rement sceptique aux lèvres.
C'est que, en l'écoutant, il tâchait de résoudre ce problème :
pourquoi le prince Montecorvello est-il à la villa ce soir? Lui,
Glaczkowicz, qui en était un fidèle habitué, ne se souvenait pas
de Ty avoir jamais vu, si ce n'est dans les premiers temps du
directeur actuel?... 11 y était venu pour quelque chose, pensait le fin
diplomate ; mais pourquoi, ou pour qui? se dit -il tout à coup, en
remarquant l'empressement, les frais d'esprit et d'érudition de don
Cesare près des jeunes filles... Oui, pour qui, et pour quelle raison?
Et M. Glaczkowicz ressentit de ce petit mystère une impression
désagréable, en même temps que sa curiosité s'y trouvait excitée-
La voix de Nell le tira de sa rêverie.
— Oh ! lui disait-elle, que je voudrais savoir le nom d'une dame
que nous avons aperçue ce matin dans la tribune de la noblesse
romaine? Ne la connaîtriez-vous pas : elle est jeune, pâle, très belle,
avec un port de tête et des yeux admirables?
— Oh ! répondit le Polonais en fixant ses yeux sur le visage du
prince Montecorvello, je ne vois que la princesse Corgfione qui
réponde à ce portrait; c'est votre cousine dona Bianca, prince, ne
le croyez- vous pas?
— Oui... peut-être, répondit-il un peu gêné.
— Qu'elle est belle! s'écrièrent ensemble les deux cousines.
— Qu'elle est belle et sympathique! continua Nell. Elle doit avoir
l'âme de sa beauté. Ne la verrons-nous pas ici?
— Ce n'est pas probable ; Bianca ne va pas dans le monde depuis
son veuvage, répondit vivement le prince.
La soirée prit fin trop vite pour Nell et Nellie, mais on ne demeu-
rait jamais bien tard à la villa Médicis. On n'y faisait guère, en
général, qu'une apparition entre un dîner et un bal, et, à minuit, le
salon du directeur était toujours vide.
A partir du lendemain, la vie de la baronne et de ses nièces
s'organisa de la façon la plus agréable. Les matinées étaient
employées à visiter les églises, les musées, les palais; l'après-
midi, à parcourir les villas aux heures ensoleillées; et, de cinq heures
à sept» à recevoir dans leurs salons et leur serre bien éclairés.
Tante Solange se rétablissait à vue d'œil; Nellie était heureuse;
Nell attendait... Elle n'aurait su dire quoi.
Elles eurent bien vite un noyau de connaissances, parmi lesquelles
des amitiés étaient en germe. Tout n'était pas factice et passager
dans le monde cosmopolite où elles évoluaient. Dans ce milieu
bigarré» elles avaient su retrouver ce qui se reliait à leur passé, à
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UQOBLLB? 295
lear milieu véritable» par des racines communes. Bien vite, ie salon
de notre ambassade leur sembla terre de France. Puis c'était l'Ecole
d'archéologie du palais Faraèse, où NeU et Nellie retrouvaient «avec
joie mi ménage d'un charme extrême, et, pour elles, tout nouveau.
Lui, le directeur, d'une grâce presque féminine, causeur exquis,
sachant, pour mieux captiver, cacher son profond savoir sous la
séduction de l'esprit le plus fin. Elle, affable, calme, limpide, illu-
minant tout de sa parole jamais hésitante, toujours précise. A eux
deux, ils avaient créé une sorte de petite France dans le salon ample
et confortable, dans la loggia pleine de fleurs auxquels le dôme de
Saint- Pierre faisait un horizon féerique...
L'influence qu'exerce toujours la supériorité intellectuelle et
morale, et qu'un séjour prolongé leur avait permis d'acquérir,
suffisait à grouper dans leur salon tout ce qui, dans les mondes
divers qu'ils côtoyaient, était en harmonie avec la France; et c'est
ainsi que l'Ecole d'archéologie du palais Faraèse était devenue un
foyer de lumière et de chaleur d'où rayonnait la pensée française.
M. Glaczkowicz était un des assidus et des amis de la maison. A
leur seconde visite, Nellie, NeU et leur tante l'y trouvèrent installé,
accompagaé d'un personnage dont le visage leur sembla tout de
suite connu, presque familier. C'était celui du promeneur solitaire
de la villa Mattei.
M. de Yalgrand, conseiller d'ambassade, à peine âgé de trente-
cinq ans, ne résidait à Rome que depuis quelques mois. De taille
moyenne, d'aspect distingué, de physionomie intelligente, de teint
pâle, il portait la barbe en pointe, à la Henri III.
Au nom de Verneuil, il regarda un peu curieusement les jeunes
filles, comme s'il en avait déjà entendu parler et qu'il éprouvât le
désir de les connattre. Puis il se mêla à la conversation avec une
réserve si discrète qu'il semblait plus enclin à écouter qu'à parier
lui-même.
Peu après, il quitta le salon et H. Glaczkowicz en fit le plus grand
éloge. Il pouvait d'autant mieux, disait-il, apprécier le caractère et
le mérite de René de Yalgrand qu'il l'avait connu tout jeune, ayant
été l'ami de son père, mort, vingt ans auparavant, ministre de
France dans les Balkans, victime de son devoir pendant une ter-
rible épidémie de choléra. Le père, ajoutait-il, avait été un diplo-
mate éminent auquel le temps seul avait manqué pour s'élever aux
premiers rangs de 9a carrière. Son fils lin ressemblait et avait le
plus brillant avenir. De benne famille du Languedoc, noblesse de
robe, les Yalgrand avaient toujours été des parlementaires ou des
dipRoosatea. René suivait la tradition, et, travailleur et aakitieux,
3 ferait certainement «en chemin, quoique de médiocre fortune.
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296 LAQUELLE?
Mm* de Verneuil, touchée de l'accent affectueux avec lequel le
Polonais louangeaît ainsi le jeune secrétaire, l'invita aimablement
à leur amener un aussi intéressant visiteur à la villa Ludovisi.
Quelques jours plus tard, H. Glaczkowicz et son ami s'y présen-
taient pour faire une visite à la baronne, et la trouvant avec ses
nièces dans le jardin :
— Vous doutez-vous, dit-il aux jeunes filles, que les quelques
beaux arbres qui restent encore ici de l'ancien parc ont caressé de
leur ombre Chateaubriand et Mm* de Beaumont, au soir de leur vie?
Nell et Nellie ne s'en doutaient guère, et, de ces quelques
paroles, elles eurent l'intuition claire d'une Rome qu'elles ne con-
naissaient pas, car elles ne la pouvaient trouver dans les livres : une
Rome qui n'était pas la Rome antique, ni la capitale moderne, mais
l'ombre d'un passé très grand, une ombre auguste que l'on craint
d'éveiller, et tout enveloppée de respect et de silence...
Il y avait quarante ans que M. Glaczkowicz passait tous ses hivers
à Rome, et il était véritablement amoureux de la Ville éternelle. Il
en avait suivi les transformations récentes avec regret, et il aimait
à la dépeindre telle qu'il l'avait connue jadis.
Nell et sa cousine lui durent des impressions exquises, complé-
tées par des rappels de souvenirs qui donnaient la vie à l'apparence
de la mort. Il leur représenta le Corso, la place du Peuple, le
Pincio tels qu'ils étaient avant que Rome devînt la capitale de
l'Italie unifiée. Il leur raconta les fontaines jaillissantes, les Madones
dont les lampes pieuses faisaient autrefois la seule illumination des
rues, les vieux jardins, les belles solitudes ; et ce fin lettré, doublé
d'un philosophe, jouissait en dilettante de l'intérêt passionné que
prenaient les jeunes filles à ses entretiens. Nell surtout l'attirait par
sa nature primesautière, qui ménageait de charmantes surprises à
l'observateur, et, de jour en jour, il s'attachait davantage à « son
élève )), comme il aimait à l'appeler, en constatant sa pénétration,
la sûreté de son jugement et l'élévation de son goût.
H. de Valgrand devint aussi un habitué de la maison, où se mon-
trait fréquemment le prince Montecorveilo. Hais si H. Glaczkowicz,
qui avait tourné vers le prince toute sa puissance d'observation,
s'était déjà répondu en lui-même que don Cesare faisait certainement
la cour aux demoiselles de Verneuil, il n'était pas encore parvenu à
découvrir laquelle des deux était le but de ses recherches, tant le
prince tenait la balance avec une égalité parfaite.
Ses avances avaient été reçues d'abord avec une indifférence polie.
Mais, au bout de quelques semaines, il semblait qu'il fût devenu
antipathique à Nell, et, au contraire, doucement sympathique à
Nellie. Toutefois, cette évolution sentimentale ne s'accentuait pas
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UQDILLB? 297
extérieurement. Seule* peut-être, Nellie en laissait percer quelque
chose. La séduction du prince, la grâce de ses manières, son éru-
dition artistique, bien que superficielle, agissaient sur l'imagination
inexpérimentée de la jeune fille, sans qu'elle s'en rendit bien compte.
Par moments, une langueur caressante passait dans les yeux du
prince, et Nellie croyait y voir le reflet d'une tendresse d'âme...
C'était simplement que don Cesare pensait à ses dettes, à Angelotti
qui le harcelait, et que, dans son ignorance du fond de la situation,
il se demandait laquelle des deux était riche, laquelle serait la
princesse destinée à redorer son blason...
Nellie rêvait, mais Nell ne rêvait pas. Depuis qu'elle avait fait la
connaissance de René de Valgrand, un sentiment nouveau et
jusqu'alors inconnu germait en elle et la troublait. Qu'était-ce?
Elle ne l'analysait pas et aurait eu peur de se le demander.
Nell était de ces femmes complètes pour qui le bonheur ne
saurait exister sans la satisfaction entière des désirs de l'esprit,
tout aussi bien que du cœur. La sympathie instinctive, irraisonnée,
à laquelle d'autres donnent si vite et si souvent le nom d'amour,
n'aurait pas suffi à réaliser son idéal d'un sentiment qui devait, à
son point de vue, être l'épanouissement complet de l'être.
Elle se devinait en complète communion d'idées avec René. Ils
avaient les mêmes goûts, et avaient, tous deux, vécu d'une vie
cosmopolite un peu analogue.
En pensant à René, Nell se disait qu'elle trouverait dans sa
carrière la voie qu'elle cherchait elle-même, la sphère d'action dont
elle rêvait. Jamais le jeune conseiller d'ambassade ne lui apparaissait
plus à son avantage que lorsqu'il lui parlait de là fierté mêlée de
joie et de crainte qu'on doit éprouver à représenter son pays au
dehors. Nell ne se sentait Française que depuis son retour en
France, tandis que H. de Valgrand lui affirmait qu'elle le serait
davantage à l'étranger.
Si, à son insu, Nell n'avait pas déjà aimé René de Valgrand, elle
n'eût pas éprouvé les hésitations et les inquiétudes qui, par
moments, l'assaillaient. La terrible pensée : « Je suis riche », lui
revenait sans cesse comme une menace. Elle voulait être aimée
pour elle-même. Elle avait exigé de sa tante et de sa cousine qu'il
ne fût jamais question de sa fortune, mais elle se rendait bien
compte que l'on devait, à leur commun train de vie, les croire
également fortunées. Le hasard vint à soq aide et, dans un de4ses
jeux, se chargea de l'éclairer.
Elle et Nellie avaient l'habitude de faire tous les matins une
promenade au Pincio, À l'heure où les villas sont fermées, où Rome
baigne encore dans la brume, où les dômes, émergeant un à un.de
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298 LAQOBLU?
cet océan de vapeurs mouvantes, étincellent came un feu d'arti-
fice inoubliable.
Elles sf y promenaient ainsi le lendemain d'une des réceptions de
la villa Mécficis. En suivant une allée écartée qui longe le nmr de
l'Ecole, elles entendirent, de l'autre côté, un bruit de voix, et
quelques mots prononcés par des pensionnaires de la villa par*
vinrent i leur oreille. Les jeunes gens parlaient précisément d'elles
comme des « seules vraies jolies femmes venant à la villa », et le
reste de la conversation apprenait aux deux cousines l'erreur qui
prévalait dans le cercle au sujet de leur fortune : l'héritière, pour
ces jeunes gens, c'était Nellie...
Toutes deux se regardèrent, en souriant d'abord; mais Nellie
redevenant sérieuse :
— Gomment se fait-il que l'on se trompe ainsi sur notre situa-
tion respective? dit-elle. Il faut le dire à tante Solange; qu'elle
fesse connaître la vérité des situations... la loyauté le commande—
— Nellie, ma chère petite Nellie, que dis-tu 1... Je te demande,
au contraire, de me rendre un immense service dont je te aérai
reconnaissante toute ma vie! Ne disons rien à tante, et laissons
aller les choses; je t'en supplie!... Oui, qu'on me croie pauvre!
Cette conversation, que nous n'avons pas cherché à surprendre,
est la réponse à des angoisses, à des inquiétudes, si tu veux, qui
m'oppressaient, Nellie, gardons le secret, je t'en adjure!...
— Mais, Nell, pourquoi? Ce n'est pas honnête de tromper; on
ne sait pas où cela peut mener?...
— Nous ne trompons personne! Si nous n'avions pas entendu,
que saurions-nous de cette erreur? Nous n'avons rien fait pour la
provoquer! Chère Nellie, le bonheur de ma vie en dépend peut-
être... Ne m'en demande pas plos, mais ne me refuse pas ce
service qui est le plus grand que tu puisses jamais me rendre 1
— Il faut toujours faire ce que tu veux! Ah! tu as de la chance
de voir si clair en toi-même! Moi, les trois quarts du temps, il
faut qere je me laisse guider! Enfin, nous ne dirons rien, c'est
entendu!
Et elles rentrèrent à la villa Ludovisi en silence, Nellie très
flattée au fond d'avoir entendu proclamer sa beauté et celle de sa
cousine par cet aréopage d'artistes.
J. d'ànin.
La suite prochainement*
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* V
LES GENERAUX BOERS
L'ANGLETERRE ET L'EUROPE
Depuis que le Saxon, le 16 août, a fait son entrée à Portsmouth,
le monde civilisé suit avec une attention passionnée les généraux
boers. Héros d'une épopée presque surhumaine, représentants
d'un peuple qui endura toutes les souffrances pour les plus géné-
reuses des idées, la foule a pour eux l'admiration due aux forts, le
respect mérité par les vaincus. Mais chez tous ceux qui réfléchis-
sent, un sentiment de très vive curiosité s'ajoute à cette sympathie
spontanée qui vient du cœur autant que de la raison.
La guerre terminée, la question de l'Afrique du Sud subsiste
tout entière. Maintenant que le flot d'invasion a reculé, que va
devenir ceite immense région, depuis le Cap jusqu'au Zambèze,
bouleversée par trois ans de tourmente? Dans l'Afrique du Sud
unifiée, quelle sera l'influence des petits peuples dont le vent de la
guerre a dispersé les fermes et les biens, mais n'a pu déraciner la
fierté nationale, la solidarité étroite que créent les liens de la tra-
dition, de la religion et du patriotisme?
A Saint-James comme au Gap, la politique anglaise semble
hésiter, surprise et comme dominée par des circonstances qu'elle
n'a qu'imparfaitement prévues. La politique des Boers ne saurait,
elle aussi, avoir trouvé ses formules définitives. Entre le régime de
sujétion absolue à l'Angleterre et l'indépendance complète, le
nombre des intermédiaires est presque infini. Le Canada, l'Aus-
tralie, l'Inde sont là pour témoigner de la diversité des solutions
possibles dans les rapports entre les peuples soumis et la métro-
pole anglaise. L'histoire nous a enseigné que des heures troubles
et incertaines suivent les guerres. C'est à ces heures que lente-
ment s'ébauche l'avenir. La plus petite circonstance, la plus insi-
gnifiante intervention peut entraîner des conséquences incalcu-
lables : car l'esquisse une fois formée, si imperceptible qu'en
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300 LBS GRHÈRAUX BOERS
soient les traits, le temps ne les efface jamais. C'est à une de ces
heures décisives que Botha, de Wet et Delarey ont pris contact
avec le gouvernement et le peuple anglais. Et s'il n'est pas de
question plus émouvante au point de vue humain que le relèvement
matériel du peuple boer, il n'en est pas de plus intéressante au
point de vae diplomatique et international que la première ren-
contre des généraux à qui sont confiées les destinées du Transvaal
et des Anglais, et que l'attitude prise par les généraux au lende-
main de cette rencontre.
. I
Au moment où les généraux boers arrivaient & Portsmouth, ils
allaient se trouver en présence du peuple anglais attiré par les
fêtes du couronnement et de son gouvernement représenté par ses
principaux ministres, par lord Roberts et lord Kitchener. Que
pensaient alors les uns des autres ces acteurs du grand drame qui
venait de se terminer dans l'Afrique du Sud? Il est indispensable
d'essayer de répondre à cette question, si l'on veut comprendre
les négociations des généraux avec M. Chamberlain, la manière
dont l'opinion politique les a accueillis, les démarches des généraux
boers après la conférence du Colonial Office.
Depuis le moment où la paix avait été signée, le gouvernement
qui, au début, s'était laissé entraîner à la joie de terminer une
crise où toutes les ressources de l'Angleterre étaient engagées et
même compromises, avait eu deux mois pour se ressaisir et
réfléchir. La paix, en apparence, était glorieuse pour lui. Le
drapeau anglais flottait à Pretoria et à Bloemfontein. L'annexion
des deux républiques, proclamée par lori Roberts au lendemain de
son entrée à Pretoria, était ratifiée par les Boers. Leurs com-
mandos jetaient devant les officiers anglais leurs fusils et leurs
munitions, et l'armée anglaise, sans avoir remporté de victoire,
assistait à la capitulation de ses adversaires. En apparence, c'était
bien la paix promise depuis si longtemps par l'impérialisme anglais,
la « paix avec honneur » , que le peuple acclama sur les marches
de Mansion House. Eq réalité, si la paix manifestait bien la
suprématie anglaise et la fia de la guerre, tout le reste était à
déterminer, et tout le reste, comme le Times le reconnaissait dans
un moment de franchise, c'était la situation de l'Afrique du Sud.
Vis-à-vis des républiques, le traité de paix promettait l'auto-
nomie intérieure dès que les circonstances le permettraient. Mais
que serait cette autonomie? Quand les Anglais la jugeraient-ils
applicable? Autant de points indéterminés que l'avenir devait
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L 'ANGLETERRE ET L'EUROPE 301
•
résoudre. D'autres questions plus immédiates semblaient d'ailleurs
se poser. Avant de s'administrer, le Transvaal demandait à
renaître. Quels engagements l'Angleterre prenait- elle dans le
traité pour favoriser le relèvement matériel du Transvaal? D'une
part, elle accordait aux Boers une subvention de 75 millions et un
emprunt sans intérêt d'abord et avec un intérêt de 3 pour 100
ensuite. D'autre part, elle s'engageait à rapatrier les prisonniers
boers et à n'inquiéter aucun habitant du Transvaal et de l'Orange,
pourvu qu'ils reconnussent la suzeraineté anglaise. Pour les
rebelles du Cap et du Natal, ils devaient être jugés non par des
cours martiales, mais par des tribunaux et selon les lois de leurs
pays. Ces articles sont très précis, mais ils apparaissent en même
temps comme facilement modifiables sans que le sens général du
traité en soit altéré. Les pertes véritables des Boers n'étaient pas
connues au moment du traité. Sur le traitement des rebelles,
l'Angleterre, en les soustrayant à une cour martiale, avait déjà
consenti à une transaction. N'irait-elle pas plus loin pour calmer
les rancunes? Le roi n'accorderait-il pas une amnistie complète au
moment du couronnement? II semblait donc que, par le traité
de Vereeniging, une très grande initiative fût laissée à la politique
anglaise. Elle pouvait à volonté l'interpréter dans un sens très large
et modifier certains articles pour les rendre plus favorables aux
Boers, ou s'en tenir à la lettre du traité, se limiter strictement aux
concessions qu'il accordait et affirmer plus haut que jamais les
défenses qu'il contenait. C'est à la seconde alternative que le
cabinet de Saint-James s'est décidé, très vraisemblablement, avant
l'arrivée des généraux boers en Angleterre.
Les raisons qui, comme on peut le supposer, ont déterminé cette
interprétation rigoureuse du traité, sont antérieures au voyage des
généraux. Deux d'entre elles semblent avoir une importance parti-
culière. D'abord, et au lendemain de la paix même, l'Angleterre
s'est heurtée à une opposition afrikander dans l'Afrique du Sud
qui a contrecarré ses plans et éveillé ses inquiétudes. Les loya-
listes se flattaient qu'après deux ans de suspension des libertés
publiques et de régime absolutiste dans la colonie du Cap, après la
défaite des Boers, le parti des Afrikanders, c'est-à-dire des Hollan-
dais de race et de langue boeres, intimidé et décimé, abandonne-
rait l'attitude menaçante qu'il avait prise dès le début de la guerre
et, moitié par résignation, moitié par crainte, accepterait et recon-
naîtrait le fait accompli. 11 n'en a rien été. Non seulement le parti
afrikander n'a renoncé à aucune de ses prétentions, mais il est
apparu, après le traité de Vereeniging, comme l'arbitre de la situa-
tion dans la colonie du Cap.
MiJv.r
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MB LIS QtRBBfOX BMR8
•
Le premier ministre, sûr Gordon Spring, accusé de modécantisme
par la faction intransigeante des loyalistes, inquiet de r attitude
absolutiste de lord Millier, s'est tu obligé de réclamer la convoca-
tion dn Parlement. Malgré des épurations successives, l'élément
afrikander a dominé dans ce Parlement. Entre les loyalistes modérés
qui soutenaient sir Gordon Spring et une partie des Afrikandera,
ma accord s'est conclu, tout à l'avantage des derniers. Lord Biilner
a été débordé. Convoqué contre son gré, le premier acte 4m Parle-
ment a été de lui demander ides comptes sur sa gestion pendant la
guerre. Si l'on songe que les Afrïkanders ont constamment soutenu
la cause des Boers, qu'ils réclament dans le plus bref délai pos-
sible l'organisation d'un gouvernement civil et autonome dans
l'Orange et au Transvaal, et que leur idéal est la constitution dans
r Afrique du Sud d'un grand état où, numériquement supérieurs,
les Afrikanders domineront, on comprend l'inquiétude du gouver-
nement anglais. Le parti afrikander précipite une solution qui ne
bisse pas que d'être redoutable pour lui <et auquel il ne consentira
que progressivement. Dans ces conditions, il a pu juger qu'il était
plus prudent d'endiguer le courant que de se laisser porter par hà»
et que devant une évolution qui s'accentuait de la soi te, même au
lendemain d'une défaîte, l'intérêt de l'Angleterre était d'affaiblir les
Afrikanders en refusant de faire des concessions aux deux répu-
bliques.
Si le gouvernement anglais avait ea des illusions sur le
danger que pouvait faire courir à l'autorité britannique la cons-
titution d'un grand État afrikander dans le sud de 4' Afrique, il
faut reconnaître que les journaux et les revues étrangères; toi
auraient ouvert les yeux. Ce n'est pas être grand prophète
d'estimer que l'interprétation donnée par l'opinion publique euro-
péenne du traité de Veneeniging et les supportions auxquelles
elle s'est livrée sur l'avenir de l'Afrique n'ont pas peu contribué
à écarter le ministère anglais de toute attitude conciliante. Alors
que l'Angleterre triomphait bruyamment, la guerre finie, ta presse
européenne, presque unanime, s'attachait à diminuer la portée de
sa victoire. Beaucoup de journaux supposaient, non sans1 vrai-
semblance à ce moment, l'existence d'amicles secrets, naturel-
lement au détriment de l'Angleterre. D'aulnes* s'en tenant aa
traité lui-même, insistaient sur les concessions faites, et qui, selon
eux, devaient être amplifiées dans la suite. Presque tous démon-
traient que la force des choses, plus forte que les expédfenftsjdtf
politiques, entraînerait avant peu la formation d'uno fédérali»
africaine, où les anciennes républiques joueraient un rôle essen-
tiel. L'amour-propre anglais souffrit de ces interprétations vraies
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L'iBGLCmRB II yU»OP£ 368
«ou fausses. Il suffi*, pour s'en convaincre, d'oovrir n'importe quel
journal anglais an moment de la paix. Mais dans une politique
aussi réaliste que celle du cabinet de Saint-James, les questions
de sentiment pèsent assez peu. Le gouvernement britannique
n'aurait peut-être pas fait payer aux Boers les mécomptes de son
orgueil, si dans cette attitude de l'Europe il n'avait discerné un
danger. Les Boers ne chercheraient- ils pas dans l'opinion publique
européenne un appui pour peser sur l'Angleterre? L'Angleterre
n'a jamais aimé qu'on lui dicte les résolutions qu'elle doit prendre.
Les journaux anglais ne tardèrent pas, après la paix, à mettre le
ministère en demeure de faire comprendre aux autres nations que
l'Angleterre était maîtresse chez elle, et de faire entendre aux
Boers que de l'Angleterre seule ils pouvaient attendre quelque
chose. 11 est rare que le gouvernement anglais soit resté sourd à
de pareils appels. Plus que tout autre, son ministre des colonies
était homme à la comprendre, et dans son attitude quelque peu
guindée, il n'est pas sans entrer un peu de la rancune de l'homme
à qui Ton a voulu forcer la main.
Aux ministres anglais, il put donc apparaître que la dignité du
peuple britannique, comme son intérêt, lui commandait de s'en
tenir à la lettre stricte du traité de Yereeniging. Disposés à honorer
dans les généraux boers des adversaires dignes du peuple anglais,
9e flattant peut-être secrètement de les gagner à l'influence
anglaise par des marques d'estime et de respect, ils étaient résolus
à ne leur faire aucune concession en dehors de celles du traité.
Leur attitude apparut très nette dans les conférences avec les
Boers. On est en droit de supposer qu'elle était arrêtée avant
l'arrivée de ces derniers.
Tandis que les ministres anglais se tenaient sur la réserve et
évitaient de rien laisser soupçonner de leurs intentions, le peuple
anglais se préparait à fêler les généraux boers dans un enthou-
siasme non dissimulé. Tous les journaux européens ont constaté la
popularité des Boers en Angleterre; mais faute de l'analyser, ils
n'expliquent pas comment cette popularité a, depuis lès événements
d'août et de septembre, rapidement diminué.
Ils a'ont pas fait suffisamment remarquer que si les généraux
boers ont bénéficié de la faveur populaire, c'est i l'exclusion du
président Krûger et de son entourage. Le peuple anglais a creusé
un fossé entre eux et ceux qu'il regarde comme des politiques
madrés et âpres au gain, auteurs responsables de la guerre. Non
seulement il a séparé les généraux de l'ancien gouvernement du
Transvaal, mais encore il a été jusqu'à les opposer. Le cabinet de
Saint- James, au moment des négociations, en refusant de traiter
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304 LES GÉNÉRAUX BOIRS
avec le président Krtiger, tandis que des pourparlers s'ouvraient
dans l'Afrique du Sud, a créé cette illusion qu'il y avait deux
partis chez les Boers. Celui des généraux a bénéficié de l'impopu-
larité de l'autre.
Il n'est pas indifférent non plus d'observer que la popularité des
généraux boers date des négociations de la paix. Après les inquié-
tudes de la guerre, il y a eu comme une détente dans l'esprit anglais.
Dans un même élan d'enthousiasme, il a salué de ses acclamations
ceux à qui il se croit redevable de la paix, lord Kitchener qui l'a dis-
cutée, les généraux boers qui l'ont signée. Il a réuni dans un même
sentiment de gratitude le vainqueur, et les vaincus qui s'inclinaient.
En même temps, et par une habitude assez commune chez les peuples
de se représenter les choses telles qu'ils voudraient qu'elles fussent,
il s'est imaginé que, parce que les négociations avaient été courtoises
et les engagements pris en toute loyauté par les Boers, ceux-ci
s'étaient donnés, et sans arrière-pensée, à leur nouveau souverain.
Il leur a fixé en imagination une sorte de rôle intermédiaire entre
l'Angleterre et le Transvaal ou l'Orange, leurs anciennes patries. A
eux reviendrait la tâche de faire accepter des Afrikanders les solu-
tions anglaises. Les honneurs qui leur seraient rendus en Angle-
terre, l'influence que le gouvernement britannique leur laisserait
dans l'Afrique du Sud seraient leur récompense. Les discours où,
devant les commandos, Botha, de Wet et Delarey s'engageaient à
respecter sans arrière-pensée la parole donnée et devant leurs
soldats se déclaraient loyaux sujets du roi Edouard, apparurent au
peuple anglais comme un acquiescement tacite à cette manière de
voir. Le public se plut à l'idée que lord Kitchener et les généraux
boers étaient réunis dans la réalité comme sur les cartes postales
et les gravures, associés pour l'œuvre de paix, tandis que l'œuvre
de guerre les avait séparés, adversaires courtois, que rapprochaient
non seulement une estime réciproque, mais des vues analogues sur
la politique pacificatrice dans l'Afrique du Sud.
Ces sentiments à coup sûr étaient bien loin d'être ceux des géné-
raux, tandis que du pont du Saxon ils apercevaient la côte an-
glaise. Toutefois leurs véritables intentions au début de leur voyage
se laissent difficilement pénétrer. Après avoir admiré leur vaillance,
on ne saurait trop louer leur esprit politique, leur pleine possession
d'eux-mêmes. Us n'ont pas prononcé jusqu'à présent un mot
imprudent et parmi les acclamations et les offres qui auraient pu
les entraîner, ne fût-ce qu'un moment, pas accompli une action
dont ils n'aient par avance prévu et limité les conséquences. Chez
de pareils hommes, si des arrière-pensées existent, bien fin sera
celui qui les pénétrera. Mais il n'est pas besoin de les leur sup-
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L'ANGLETERRE ET L'EUROPE 305
poser, pour se rendre compte de ce que devait être et de ce qu'a
été en effet leur attitude.
Avaut même d'avoir quitté l'Afrique du Sud, les généraux boers
avaient solennellement proclamé que l'ère de la guerre était ter-
minée, qu'ils reconnaissaient la souveraineté de l'Angleterre et
qu'ils feraient preuve vis-à-vis d'elle du loyalisme le plus absolu.
Ils acceptaient donc, et nous le croyons très sincèrement, ce qui
est l'essentiel du traité de Vereenigirig, l'établissement de la supré-
matie anglaise dans l'Afrique du Sud. Hais, pas plus que le gou-
vernement anglais ne pouvait considérer que les formules vagues
du traité enfermaient l'avenir de l'Afrique du Sud, les généraux
boers ne pouvaient regarder la paix conclue comme la charte défi-
nitive de leur patrie. Peut-être même avaient-ils reçu des assu-
rances à cet égard, sinon du gouvernement anglais, du moins de
lord Kitchener.
Nous touchons ici à un point singulièrement délicat. Avec
l'initiative qui lui fut laissée au moment des négociations, dans
son désir de conclure la paix avant le couronnement, lord Kitchener
au moment des pourparlers de Pretoria n'a- 1 41 pas (ait certaines
promesses? Le peuple anglais voulait en finir à tout prix. Kitchener
depuis hnçtemps était partisan des solutions modérées, au moins
en politique. L'opinion circula, au mois de juillet, en Europe que
les clauses vagues du traité officiel étaient précisées dans des
articles secrets, tout à l'avantage des Boers. Depuis, le gouverne-
ment anglais à plusieurs reprises et en termes très formels a dénié
l'existence d'an traité secret. Hais s'il n'y eut pas d'engagements
à proprement parler, n'y eut- il pas certaines assurances verbales
données par Kitchener, certaines espérances qu'il fit entrevoir?
Nous sommes ici dans le domaine des hypothèses. On peut pré-
sumer vraisemblablement que Kitchener laissa entendre aux Boers
que le gouvernement anglais appliquerait le traité dans le sens le
plus libéral et le plus favorable aux anciennes républiques. Son
attitude embarrassée dans les récentes conférences du Colonial
Office, quelques allusions des généraux boers semblent la confirmer.
Quoi qu'il en soit, il est très naturel de penser que les généraux
sont partis pour l'Angleterre avec l'intention de reprendre la
discussion au point où elle s'était arrêtée à Pretoria, et, sans
modifier l'esprit du traité, de s'entendre sur tout ce qui restait
d'indéterminé on dehors de lui. La réalité complexe des faits se
plie mal à des formules fixées. Partir de cette réafité, étudier la
situation non dans une discussion juridique, mais dans un libre
esprit d'examen et de prévoyance, faire du traité de Vereeniging
largement interprété le point de départ d'une politique nouvelle où
25 octobre 4902. 20
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306 UE8 GÉïlRÀOX BOUS
les deux parties trouveraient leur intérêt, telle dut être la pensée
politique des Boers. Leurs intérêts les portaient naturellement au-
delà d'un texte qui ne marquait qu'une étape des rapports de
l'Afrique du Sud et de l'Angleterre. 11 s'est trouvé qu'au même
moment l'Angleterre effrayée des perspectives qui s'ouvraient
devant elle se repliait en deçà. De là a priori la difficulté de
trouver un terrain commun d'entente.
Si les Anglais et les généraux boers envisageaient le traité de
Vereeniging dans un esprit et à des points de vue différents, il
était une œuvre immédiate où, en apparence, ils pouvaient se
mettre d'accord : le relèvement matériel des Boers, la résurrection
d'un pays dévasté par une guerre systématiquement destructive,
tâche humanitaire, semble-t-il, plus que politique. Pourtant, même
sur ce point, ceux qui évitaient de se laisser entraîner par le sen-
timent pouvaient prévoir en juin 1902 des divergences.
Botha, de Wet et Delarey sont venus chercher en Angleterre
d'abord, en Europe ensuite, les moyens d'effacer du sol des répu-
bliques les traces de la guerre, de rétablir le plus tôt possible le
Transvaal et l'Orange dans l'état où ils se trouvaient avant la
guerre. Or il est certain, encore que les journaux anglais l'aient
insinué plutôt que nettement avoué, que le gouvernement anglais
a considéré dès l'ouverture des pourparlers que l'œuvre matérielle
et économique dans l'Afrique du Sud ne pouvait se séparer de
l'œuvre politique. LÀ où les généraux boers déclarent qu'il n'y a
qu'une question humanitaire, où d'autres veulent voir une question
financière, il y a eu de tout temps pour le gouvernement anglais
une question politique. Le rôle que joueront les anciennes répu-
bliques dans l'Afrique du Sud dépendra à la fois et de la rapidité
et de la manière dont elles reconstitueront leurs forces.
Le gouvernement anglais a toujours été réaliste. 11 ne se dissi-
mule pas que ni le temps ni ses excellents argument^ n'affaibliront
l'individualité morale des Boers. La prise qu'il a sur eux est brutale
et matérielle. Il tient les villes et il a ruiné les campagnes. Il ne
desserrera la main que quand il croira avoir pris des garanties. Il
ne veut rendre aux Boers leurs fermes que progressivement et en
présidaut lui-même à l'opération, ce qui, en leur assurant un
minimum de propriété, lui assurera une plus grande liberté d'action.
Il entre dans ses calculs que le Transvaal et l'Orange ne reviennent
que lentement à leur vitalité primitive et que le nouvel accès de
croissance ne se produise que sous sa surveillance. Il ne veut être
généreux qu'à bon escient- La reconstitution des républiques par
l'intervention et sous la direction des généraux, voilà ce qu'il craint
et ce à quoi il ne consentira jamais. En face de pareilles considé-
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I/ÀWLWmt IT LW10PI 30?
salions les raisons philanthropiques sent pour loi de peu de fond.
11 suffit que les généraux se soient «dressés à lui, en loi faisant
comprendre qu'à son défaut Ms s'adresseraient ailleurs pour qu'il se
soit méfié et qu'il ait fermé la main.
Soit qu'ils voulussent entrer en conversation avec le cabinet de
Saint-James sur le traité de Vereeutging, soit qu'ils voulussent
s'adresser à lai pour délivrer les anciennes républiques de souf-
frances épouvantables, avant même d'être entrés en relations avec
lui, les ftoers allaient rencontrer <diez kri use insistance et une
méfiance instinctives. Et si la foule leur préparait un accueil
enthousiaste, il entrait dans sa sympathie une ignorance complète
de leur caractère et des négociations auxquelles ils avaient été
mêlés, des illusions suscitées et encouragées par l'impérialisme 4
la fin de la guerre, sur leur rôle dans l'Afrique du Sud et leurs
rapports avec le président Krûger. Pour qui examine de près la
situation, quel «pe fût l'optimisme officiel dans l'atmosphère de la
paii, au milieu des fêtes bruyantes du couronnement, lorsque le
Saxon jeta l'ancre dans la rade de Spitbead, les généraux boers
étaient condamnés à une intervention stérile, soit qu'ils tentassent
de forcer ta réserve des ministres, préméditée, soit qu'ils voulussent
retenir, en ne sacrifiant pas leur dignité, une popularité qui repo-
sait sur des équivoques. Ni leur esprit politique, ni leur tact,
comme nous allons essayer de le montrer, n'ont pu prévaloir contre
le parti-pris des uns, contre les concessions que réclamaient
bruyamment les autres.
II
Dans la journée de Portsaontb et de Londres, dans la visite des
généraux boers au roi Edouard VII, dans leur départ pour la Hol-
lande (16, 17 et i 8 août), les malentendus qui les séparaient du
gouvernement et du peuple anglais ont commencé à éclater.
fin dépit de son enthousiasme, le peuple fut mécontent. Il trouva
les généraux trop réservés et trop froids. La tristesse un peu
dédaigneuse de de Wet, l'impassibilité de DeJaney lui parurent
hostiles. Botha, plus jovial et plus expansif, plut davantage. Par
contraste avec les autres, il sembla bon enfant. Très simples, nul-
lemeat embarrassés, tes généraux, sans affectation, par la seule
dignité de leur attitude, rétablirent les distances. Le peuple, depuis
plusieurs mois dans le désir de les associer à l'œuvre anglaise,
l'oubliait «gn'une chose, le3 trois ans de guerre. Il les accueillait
moins comme des vaincus qu'an estime que comme des artisans de
fat grandeur anglaise qu'on remercie. Il suffit d'une seule journée
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306 LIS GÉNÉRAUX BOÊRS
pour que l'illusion ne fût plus possible. Dès le 18 août, le Times
trouvait excessive la réception faite aux Boers et ne pouvait s'em-
pêcher de constater que si le peuple anglais avait fait les avances,
les généraux y avaient peu répondu. Entre l'attitude de la foule et
celle des généraux, le contraste était trop fort pour que les jour-
naux pussent le dissimuler. La plupart, ne voulant pas se déjuger
du jour au lendemain, évitèrent de souligner. Hais ce qu'ils ne
dirent pas, la foule le sentit.
Surtout les événements du 16 et du 18 août furent trop diffé-
rents de ce qu'elle avait imaginé. Elle espérait beaucoup de la
présence des trois généraux à la revue navale du 16. L'Angleterre
impérialiste se glorifiait de ses navires. Elle avait senti aux heures
difficiles de la guerre qu'en eux était sa force et sa sauvegarde,
l'obstacle qui avait maintenu l'Europe, tandis que l'Afrique du Sud
épuisait ses soldats et ses millions. Elle se rappelait qu'elle leur
avait dû des destinées glorieuses et, tout récemment, les moments
inoubliables du jubilé de Victoria qui, en cette journée, étaient
présents à toutes les mémoires. Elle se flattait du premier coup
d'apparaître formidable aux Boers et d'effacer dans la vision impo-
sante des proues alignées les souvenirs qu'ils rapportaient du
veldt. Le refus des Boers blessa son amour-propre. En face de
l'Europe attentive, elle le jugea, de quelque forme polie qu'il
s'enveloppât, comme une manifestation hostile. Sa rancune perça
dans les colonnes du Daily Mail, qui, dès le lendemain, déclara
aux Boers que, par leur attitude, ils avaient compromis leurs
chances de succès.
Les entrevues des généraux boers avec lord Roberts, lord
Kitchener et H. Chamberlain à bord du Nigeria le 16, avec le
roi à Gowes le 18, furent courtoises, mais sans un moment
d'abandon et de cordialité ni d'un côté ni de l'autre. Sans en
connaître les détails, le peuple pressentit qu'entre les interlocu-
teurs il y avait eu gêne et contrainte. Là encore le mot ou le geste
qu'attendait l'Angleterre, et qui eût attesté la solidarité des délé-
gués des Burghers avec leur nouvelle patrie firent défaut.
Entre le gouvernement anglais et les généraux boers les pre-
miers rapports, sans rien créer d'irréparable, firent pressentir les
difficultés que l'avenir réservait. L'entretien de Botha, de Wet et
Delarey avec M. Fisher. avant même qu'ils eussent débarqué,
semblait indiquer leur désir d'agir de concert avec l'ancien gouver-
nement boer; leur refus d'assister à la revue navale put paraître le
calcul d'une diplomatie ombrageuse et réservée; l'intention qu'ils
annoncèrent de ne rester que quarante-huit heures en Angleterre
et de séjourner en Hollande avant d'entamer des pourparlers, un
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L'AKGLETERHE ET L'EUROPE 309
signe de défiance. Aucune question politique ne fut agitée dans
ces premiers jours; mais la politique préoccupait trop les esprits
pour que la moindre démarche ne fût pas significative. Les Boers
le sentirent si bien que, tout en demeurant très réservés, ils
s'efforcèrent, par des notes communiquées aux journaux, d'atté-
nuer, dans la mesure du possible, le froissement de ce premier
contact. Ils firent savoir aux journalistes que leur décision de ne
pas assister à la revue n'était nullement due à l'influence de
H. Fisher; et en même temps, avec la bonhomie d'hommes qui ont
lutté deux ans et demi dans la brousse, « qu'ils n'avaient pas le
costume nécessaire ». Ils se déclarèrent très satisfaits de la récep-
tion qui leur avait été faite par le roi à Gowes, bien qu'elle n'ait eu
aucun caractère officiel, aucune question politique n'ayant été
abordée. Enfin, après la visite de Gowes, sur le yacht de la marine
aux côtés de M. Chamberlain, de lord Roberts et de lord Kitchener,
ils firent le tour de la flotte.
Dans ces premières journées il y eut en somme chez le peuple
anglais des impressions confuses, un vague sentiment qu'il n'avait
pas considéré les choses dans la perspective voulue et avec le jour
nécessaire; mais l'enthousiasme primitif était trop fort pour
s'évanouir brusquement. Peut-être même était-il possible aux géné-
raux, à force de tact, de conserver leur popularité, en amenant par
des transitions insensibles les Anglais à reconnaître le peu fondé de
leurs suppositions et de leurs espérances. Si la tâche était malaisée,
les ' généraux, dans des circonstances singulièrement difficiles,
venaient de faire preuve d'une sagesse et d'une modération surpre-
nantes; et si, entre H. Chamberlain et les généraux, il est impos-
sible que de part et d'autre on n'ait pas senti l'obstacle, du moins
on ne l'avait pas abordé. Sans avoir beaucoup d'illusions sur le
succès final, les généraux pouvaient douter encore.
L'entrevue des délégués boers et de l'ancien président en
Hollande, sans dissiper entièrement ce qu'il y avait encore d'incer-
tain dans la situation, continua à détruire les équivoques. Rien de
plus intéressant que les suppositions des journaux anglais sur le
caractère de cette entrevue. Toutes les illusions de l'opinion
publique anglaise se lisent entre leurs lignes. C'est le Daily Mail,
le 21, qui annonce avec certitude « qu'au cours de la conférence
qui aura lieu entre les généraux boers et H. Krtiger, ce dernier
abdiquera formellement sa position de chef afrikander et remettra
la direction du parti et ce qui reste de fonds aux généraux Botha
et de Wet, à MM. Fisher et Wolmarans. » C'est le Times, le 24, qui
juge « que ce n'est plus une opinion sérieuse que d'assigner à
M. Kruger et à M. Leyds une inilieoce digne de ce nom en ce qui
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310 LES GiRtRATTX BOBKS
concerne l'avenir de l'Afrique du Sud. » Cest le Pall Matl, le 2S,
qui fait savoir que les généraux boers s'efforceront d'enlever aa
docteur Leyds les pouvoirs qu'il détient encore, de signer des
chèques et réclameront à H. Rrûger une partie des sommes que ce
dernier a emportées lors de son départ de l'Afrique.
Bans toute la presse, 3 semble qu'il y ait une tactique unanime-
ment adoptée de signaler les divergences des Boers. Reitz repré-
sente le parti irréductible qui n'acceptera jamais le traité et
poussera aux solutions extrêmes. Leyds, plus adroit, est le politicien
qui, tout en respectant les apparences, négocie sous main avec
l'Europe pour imposer à l'Angleterre des conditions qu'elle ne
saurait accepter. Kruger, incertain, va de fun à l'autre, représen-
tant d'un état de choses qui n'existe plus, artisan d'une guerre qm
lui a échappé et dont l'issue lui a donné tort. Il n'y a autour du
président Krttger qu'incertitudes, divisions, intrigues. Il est grand
temps que les généraux parlent haut, prennent la direction et
donnent le coup de barre que l'Angleterre attend.
Les 21 et 22 août, les généraux eurent de longues conférences avec
1e président Kruger; le 26, ils répondirent à la presse anglaise dans
une déclaration modérée dans la forme, mais très ferme et très
péremptoire. « Les généraux Botha, de Wet et Delarey désirent cons-
tater publiquement que leur attention a été frappée par les racontars
perpétuels publiés dans les journaux anglais comme venant de
leurs correspondants à La Haye, à Bruxelles, ou dans d'autres
endroits du continent. Le but est de rendre suspects la bonne
entente et l'accord qui régnent mutuellement entre les généraux,
le président Ktiiger, les membres de la députation et le docteur
Leyds, et de faire croire au monde à un désaccord entre eux, en
publiant des communications qui n'ont aucun fondement sur la
diversité des opinions émises par eux dans leurs diverses confé-
rences. Les généraux désirent faire savoir aussi énergiquement
que possible à Copinion publique dans le monde que l'harmonie
la plus complète règne et a toujours régné entre eux et les per-
sonnes citées ci-dessus. Toute autre assertion ou supposition
contraire est absolument erronée et ne peut être attribuée qu'à des
personnes crédules, mal renseignées ou perfides. » Dans cette
déclaration des généraux boers que la presse européenne n'a pas
suffisamment soulignée, et qui, à la veille des négociations, noas
semble de la plus grande importance, il y a :
1° L'affirmation d'une entente entre les généraux et l'ancien gou-
vernement qui ne s'est jamais démentie. Par là, les généraux dépas-
sent les circonstances présentes et remontent jusqu'à l'époque des
négociations. Us détruisent la thèse impérialiste, celle d'une opposi-
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L'ABGLKrBUfil II L'EUROPE 311
tion de vue* entre les combattants des républiques et leurs représen-
tants en Europe, d'une scission qui se serait produite à la fin de la
guerre entre les anciennes autorités désormais sans point d'appui et
sans eiistence légale, et un parti plus jeune répudiant leur politique
et cherchant dans d'autres maximes la solution de la question sud-
africaine. Us affirment qu'entre le passé et l'avenir il n'y a pas une
brusque séparation» et que si sous la domination anglaise l'Afrique
du Sud peut vivre et se développer, il y aura là une évolution, non
une révolution, des deux républiques rompant brusquement avec
leurs traditions.
2° Un appel à l'opinion publique du monde. Officiellement, les
généraux font appel à un appui autre que l'appui anglais. Ils indi-
quent que si leur mission en Angleterre échoue, ils s'adresseront
aux autres nations.
3° Et il est très visible que c'est à cet appel au monde qu'ils
songent principalement quand ils dénoncent la perfidie et les
manœuvres de ceux qui dénaturent leurs opinions. Us ne peuvent
ignorer que près du gouvernement et du peuple anglais toute
déclaration de solidarité avec le président Krùger et son entou-
rage ne peut que compromettre leur succès. Au contraire, en face
du monde civilisé qui s'est passionné pour leur cause, parce qu'elle
fat celle d'un peuple défendant son indépendance et sa liberté»
toute séparation avec le président Krûger paraîtrait une abdication
des idées qu'ils avaient défendues et dont ils étaient aux yeux de
l'Europe la personnification vivante.
Que l'opinion publique et le gouvernement anglais se soient
émus d'une déclaration aussi catégorique, on ne saurait en douter
en lisant l'article du Standard du 27, qui est certainement d'ins-
piration officielle et, point par point, répond à la déclaration. Le
Standard croit savoir que les généraux boers sont chargés d'une
importante mission politique relative à l'administration future des
anciennes républiques boers et que le but principal de leur voyage
n'est pas de recueillir des fonds pour les familles des Burghers, mais
de négocier avec le gouvernement anglais, d'insister auprès de lui
sur la nécessité d'accorder une large autonomie aux anciennes répu-
bliques. Rapprochant ces informations de la déclaration signée par
les généraux, il dit que ces généraux seraient bien avisés d' aban-
donna: toute discussion des négociations avec des gens qui sont
hostiles au régime accepté par les Boers. Les chefs boers ne peu-
vent agir que d'accord avec les autorités impériales. Leurs avis
seront les bienvenus, mais ils ne sont nullement qualifiés pour
entreprendre des négociations avec les autorités impériales comme
anciens délégués de nations dont l'existence particulière a disparu.
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812 LES GÉNÉRAUX BOSRS
Cet article renferme tonte la thèse anglaise. En droit, l'ancien
gouvernement du Transvaal n'est plus rien. L'autonomie des
anciennes républiques a disparu. 11 n'y a plus dans l'Afrique du
Sud d'autre autorité légale que celle de l'Angleterre. En fait, les
Boers réfugiés en Hollande sont hostiles au traité que les généraux
ont signé. Les généraux, s'ils se flattent d'accroître leur autorité
en renouant la chaîne qui, les attachait naguère à ceux qui repré-
sentaient les républiques indépendantes, se trompent donc en
droit; et ils commettent, en s'adressant à ses ennemis, un acte
peu amical pour l'Angleterre et presque un non-sens, même à
leur propre point de vue, puisque le Standard postule que le
président Krtt^er et son entourage repoussent un traité que les
généraux ont accepté. Quant à l'intervention européenne, le Stan-
dard ne se prononce pas. Mais il dit nettement que dans l'Afrique
du Sud les chefs boers ne pourront faire quoi que ce doit sans
l'assentiment de l'Angleterre. C'est l'affirmation hautaine d'un droit
que le gouvernement anglais ne souffrira pas qu'on entame.
Telles sont les deux thèses. Cette fois, il ne s'agit pas de nuances
et de sous-entendus. La question est nettement posée. La politique
anglaise part du traité et en tire une double prétention : d'une
part, que le passé des deux républiques n'existe plus et que tout
lien est rompu avec l'ancien gouvernement; d'autre part, que rien
ne se fera dans l'Afrique du Sud qu'avec l'approbation et par l'in-
termédiaire de l'Angleterre. Les généraux boers acceptent loyale-
ment le traité; mais ils ne peuvent oublier que, bien que vaincu,
le peuple boer a ses traditions; entre le nouveau régime, que repré-
sente le gouvernement anglais, et l'ancien, que personnifie le pré-
sident, ils établissent un rapport ; dans l'autonomie qu'ils espèrent
les éléments du passé subsisteront avec une forme nouvelle. Sans
déchirement, le Transvaal et l'Orange peuvent se transformer, et
il est évident que si leur mission a un sens à leurs yeux, c'est de
préparer et d'adoucir le passage entre l'ancien et le nouvel état
de choses. Les Boers ne contestent pas davantage le droit des
Anglais à gouverner l'Afrique du Sud; mais ils déclarent que
l'aide qu'ils réclament de l'Europe ne met, en aucune façon, ce
droit en question, attendu qu'elle est toute philanthropique. Au
fond, ce qui sépare les Boers et le gouvernement britannique, c'est
moins un désaccord dans les principes qu'un malentendu initial.
Ce malentendu était- il irréductible? L'étude des négociations qui
ont eu lieu & Londres et qui sont relatées dans un Livre Bleu, va
nous permettre de répondre.
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L'ANGLETERRE ET L'EUROPE 313
m
Le 20 août, les généraux boers écrivirent à M. Chamberlain
pour lui demander une audience « afin de lui soumettre et de
discuter avec lui des questions de la plus haute importance et du
plus grand intérêt pour leur pays et leur peuple ». Le 21 août,
M. Chamberlain dans une lettre où perce sa rancune contre l'atti-
tude des Boers au moment de leur premier séjour en Angleterre
répondit qu'il eût été heureux de traiter ces questions avec eux à
bord du Nigeria, mais que puisqu'il n'en avait pas été ainsi il était
prêt à les recevoir au Colonial Office Le 2 septembre, il les pria
de lui faire connaître toutes les questions qu'ils voulaient lui
soumettre. Le 3 septembre, les généraux exposèrent leurs deside-
rata au nombre de onze. H. Chamberlain leur accusa presque
immédiatement réception de leur lettre. 11 se déclara étonné du
nombre de leurs desiderata, qui, selon lui, constituaient dans leur
ensemble un accord absolument nouveau, contradictoire avec le
traité de Vereeniging. Il refusa de revenir sur les clauses du traité
et ne consentit à entendre les représentations des généraux que sur
l'application de ces clauses. Lorsque s'ouvrit à Londres la confé-
rence du 5 septembre, la discussion était restreinte et limitée par
avance. Entre les interlocuteurs, on devait sentir non seulement
la gène de personnes en désaccord, mais encore la contrainte, con-
séquence inévitable d'un silence imposé sur des questions vitales
présentes à tous les esprits.
Il suffit, pour se rendre compte des conditions faites aux Boers
avant l'entrevue, de comparer la liste de projets de discussion qu'ils
soumirent à M. Chamberlain, et les quelques points sur lesquels
portèrent les pourparlers.
Sur la question capitale des subsides et du relèvement
économique des républiques, les généraux n'avaient pas pré-
senté moins de six propositions : 1° allocation annuelle d'indem-
nités et de subventions aux veuves et aux orphelins des
Boers ou aux Boers incapables de se subvenir à eux-mêmes;
2* compensation pour toutes les pertes occasionnées du fait des
troupes anglaises dans les deux républiques; 3° réintégration des
habitants dans la possession de leurs fermes confisquées ou
vendues aux termes de la proclamation de lord Kitchener du
9 août 1901; 4° compensation pour l'usage des biens dont les
autorités anglaises ont pris possession ; 5° paiement des obligations
légales des anciennes républiques y compris celles contractées
pendant la guerre; 6° extension du délai de paiement des dettes
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314 LIS GÉNÉRAUX BOBRS
dues par les Boers. Ils avaient convié le ministre à un large
examen de la situation de l'Afrique du Sud où aucun des points de
la triste réalité ne serait laissé dans l'ombre. Le premier, le deuxième,
le cinquième, le sixième desideratum furent repoussés comme
contraires à la lettre du traité de Vereeniging, et ne furent même
pas abordés dans la conférence.
Sur la condition juridique des habitants des républiques, sur
l'autonomie future, les généraux avaient proposé tout un système
d'idées immédiatement discutables et applicables : concession de
droits égaux aux sujets anglais et boers des deux républiques,
emploi simultané de l'anglais et du hollandais, réintégration dans
leur emploi des anciens fonctionnaires ou remboursement de leurs
charges, suppression immédiate de la loi martiale, organisation
d'un régime transitoire entre l'ancienne indépendance et l'auto-
nomie, reconstitution du territoire des anciennes républiques dont
une fraction avait été annexée au Natal. Ce plan d'ensemble fat
laissé de côté. Seuls un ou deux de ces articles furent discutés
sommairement et comme incidemment.
L'opinion publique européenne a vu dans ce refus de H. Cham-
berlain de se prêter à un débat complet sur l'Afrique du Sud une
dénégation orgueilleuse de rien fair£ pour les vaincus. Cest 14,
nous semble-t-il, une interprétation erronée. Le ministre des
colonies n'a répondu ni affirmativement ni négativement aux
demandes des généraux boers. Il leur a contesté le droit de les
formuler. H s'est dérobé à la discussion, non parce qu'il man-
quait d'arguments ou de projets à soutenir, mais parce que cette
discussion lui paraissait sans fondement légal et sans raison d'être.
Il a prétendu que l'initiative de tout ce qui n'était pas dans le
traité de Vereeniging lui appartenait à lui seul, et, qu'à son heure,
il imposerait les solutions qui lui sembleraient bonnes. On e9t Tibre
de lui reprocher la hauteur et l'intransigeance avec laquelle H a
affirmé son droit, dé juger qu'au point de vue anglais il a eu tort
de repousser l'appui que les généraux lui offraient. Biais on va trop
loin quand on voit dans son refus la volonté de maintenir le statu
quo dans l'Afrique du Sud et quand on préjuge du traitement qu'il
fera subir aux Boers dans F avenir.
Si, dans l'ensemble, les généraux se heurtaient à un non jk>$-
sumxis formel, allaient-ils obtenir satisfaction sur les quelques
points que le tout-puissant secrétaire des colonies consentait à
laisser discuter? La conférence s'ouvrit le 5 septembre au Colonial
Office. M. Chamberlain était entouré de lord Kitchener, du comte
d'Onslow, secrétaire général aux colonies, et désir Frédéric Graham,
secrétaire général adjoint. Botha paria presque constamment au
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L'ÀSGLmm II i/MHOPE 345
nom des généraux, de Wet intervint à. une ou deux reprises,
Ddarey demeura silencieux.
L'application immédiate du traité soulevait deux questions aux-
quelles il était impossible au gouvernement anglais de se dérober :
celle de l'amnistie et celle du rapatriement des prisonniers. Plus de
la moitié de la conférence fut consacrée à les discuter.
L'amnistie avait déjà fait l'objet de longs pourparlers au moment
de la paix. Lord Itilner l'avait obstinément combattue. Partisan
d'une politique autoritaire dans l'Afrique du Sud, il regardait
l'amnistie pour les sujets du Cap et du Natal comme une preuve
de faiblesse de l'Angleterre, une concession dangereuse faite aux
Afriianders quand leur attitude dans la guerre avait démontré
leur solidarité avec les Boers et leur manque de loyalisme. Ki-
tcbener s'y montrait plus favorable. On trouva un compromis. Le
traitement des colons insurgés du Gap et du Natal devait être
déterminé par les gouvernements coloniaux et selon les lois de
leurs pays, qui ne dépassaient pas la perte de la franchise élec-
torale.
La question était-elle réglée par cette transaction? Les généraux
ne le crurent pas. Selon eux, lord Kitchener leur aurait promis
verbalement que l'amnistie complète serait accordée au moment
du couronnement. Dans la conférence du 5, ils rappelèrent cette
promesse. La réponse de lord Kitchener fut très embarrassée. Il
s'en rapporta à une déclaration officielle, dont l'article du traité
n'était que le résumé. Il protesta que cette déclaration seule
engageait le gouvernement à quoi que ce soit Sur le fait même
de la promesse, il n'opposa pas de démenti, et Botha put lui
répondre « qu'il convenait volontiers que cette déclaration avait
été faite, mais qu'il attirait son attention sur les promesses rela-
tives à l'amnistie au moment du couronnement ». Attacher de la
valeur à ces promesses ne tendait à rien moins qu'à rouvrir la
discussion de l'article du traité. M. Chamberlain vit le danger et,
— ce sera là sa tactique pendant toute la conférence, — s'en tint
à la lettre même du traité. Tout ce qu'il accorda aux Boers fut
« que si le gouvernement du Cap et celui du Natal voulaient se
montrer généreux à l'égard des rebelles, le gouvernement impérial
n'y mettrait pas obstacle ».
Derrière la question de l'amnistie, les généraux sentaient la
résistance de lord Hilner hostile à toute politique libérale dans
rAlrique du Sud, les hésitations du gouvernement anglais à
faire aux Afrikanders plus de concessions que n'en contenait la
lettre du traité. A propos du rapatriement des Boers, ils se heur-
tèrent au même esprit d'hésitation et de défiance. Botha signala
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316 LI8 GÉNÉRAUX BOERS
qu'ils avaient rencontré en Belgique, en Hollande, et qu'ils savaient
qu'il y avait dans d'autres États de l'Europe un très grand nombre
de Boers venus de l'Afrique du Sud, de Geylan et de Sainte-
Hélène. Plusieurs (il cita entre autres M. de Wessels, membre de
la première députation) avaient demandé l'autorisation de repartir
pour l'Afrique du Sud et l'attendaient vainement. M. Chamberlain
répondit en contestant les dires de Botha, en citant des ordres
qu'il avait envoyés à ce sujet, en faisant des distinctions. 11 insista
sur l'hostilité qu'avaient montrée certains membres de l'ancien
gouvernement transvaalien, citant à plusieurs reprises M. Reitz et
déclarant que le droit de l'Angleterre était entier de ne pas
admettre dans l'Afrique du Sud des hommes qui repoussaient
l'état de choses établi par le traité. Botha répliqua, non sans
finesse, « qu'il espérait que M. Chamberlain ne ferait pas payer à
tous la faute d'un seul ».
De Wet reprit la discussion. Il fit observer que le traité ayant
prévu que, pour rentrer dans l'Afrique du Sud, les Boers
devaient reconnaître la souveraineté anglaise, M. Chamberlain,
dans une décision de juillet 1902, avait laissé le choix entre la
prestation du serment de fidélité et une simple déclaration
de soumission, mais que celte décision n'était pas appliquée, et
qu'on forçait les enfants eux-mêmes à prêter le serment pour être
rapatriés. Botha accusa lord Milner d'avoir retenu le télégramme
contenant les instructions du ministre. M. Chamberlain promit de
veiller à ce que sa circulaire fût appliquée et protesta contre
l'accusation de Botha. Les généraux invoquant les articles du
traité et la circulaire, tout terrain solide de discussion lui man-
quait. Il insista sur les difficultés matérielles du rapatriement, et
demanda qu'on lui fit crédit. Dans ses réponses on sent de l'em-
barras, de l'impatience et une crainte qui le retient sans cesse de
s'engager autrement que par des formules générales.
Il prit sa revanche dans la suite. Il ne permit qu'aucune des
questions concernant l'organisation économique et politique des
anciennes républiques, qu'il avait écartées avant l'entretien, fût
abordée, ni même sur des points de détail il ne fit aucune conces-
sion. Il dit qu'il appliquerait le texte du traité et rendrait à tous les
prisonniers, avec leur liberté, leurs biens personnels. Mais il en
excepta les fermes qui avaient déjà été vendues en conformité avec
la proclamation de lord Kitchener. Quant aux fermes acquises par
le gouvernement il promit seulement d'étudier lo moyen de les
rendre à leur propriétaire. Il revendiqua dans toute son étendue
le droit d'expropriation pour cause d'utilité publique, ce qui laissait
l'Angleterre maîtresse d'intervenir & son gré dans la répartition
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L'ÀNOLITBRRE IT L'IUROM 317
des propriétés. Et comme Botha se plaignait que dans les commis-
sions chargées de répartir les 75 millions de subsides accordés par
l'Angleterre les National Scouts (éclaireurs nationaux), c'est-à-
dire les renégats, figuraient de préférence, il répondit qu'il ne
pouvait rien changer pour le moment et qu'il ferait une enquête
pins tard, si Botha lui en fournissait les éléments. Botha ne fut pas
plus heureux dans sa réclamation sur l'annexion des districts de
Vryheid et d'Utrecht au Natal. Il dépeignit l'hostilité de la popula-
tion anglaise du Natal contre les Boers, qui allait obliger ceux-ci à
émîgrer. H. Chamberlain répliqua assez sèchement qu'il le regret-
tait et qu'il espérait qu'ils ne le feraient pas. A la fin de l'entretien
seulement, le ministre anglais déclara que la suppression de la loi
martiale était immédiate.
Comme on le voit par ce court résumé, il n'y eut dans cette
seconde partie de la conférence aucun débat suivi et étendu, mais
des questions et des réponses fragmentaires. A tout ce qu'il n'avait
pas dit ni laissé dire, M. Chamberlain suppléa par une déclaration
sur les intentions de l'Angleterre dans l'Afrique du Sud, très géné-
rale, et qui ne pouvait intéresser les généraux que par sa condes-
cendance un peu dédaigneuse et la ferme volonté de l'Angleterre,
qui apparaissait entre les lignes, de régler à sa guise le sort de
l'Afrique du Sud :
« Nous nous sommes chargés déjà d'un grand nombre d'obli-
gations et nous avons pris des engagements plus considérables
que ceux qu'on a jamais pris dans des circonstances analogues...
Dans ce pays, nous voulons oublier et pardonner, parce que si
vous pensez, — ce qui est d'ailleurs bien possible, — que vous
avez quelque chose à oublier, nous croyons de notre côté avoir
beaucoup à pardonner. Nous voulons laisser tout cela de côté. La
guerre est terminée. Nous ne demandons qu'à voir en vous des
concitoyens qui travailleront comme nous travaillerons de notre
côté à la prospérité et à la liberté de l'Afrique du Sud. L'étendue
de cette liberté et l'époque de l'avènement de l'autonomie complète
dépendent de la rapidité avec laquelle s'annexeront les anciennes
républiques. Toute récrimination vous fera du tort et retardera la
pacification. Nous vous témoignerons autant de confiance que vous
nous en témoignerez... Nous serons très heureux d'avoir votre
coopération et celle de tous ceux qui, comme vous, ont accepté
franchement la nouvelle situation... Rencontrons-nous à mi-chemin
et vous trouverez en nous d'aussi grands amis que nous étions
autrefois de loyaux ennemis. »
Depuis la lettre où M. Chamberlain avait rejeté la plupart de
leurs propositions, les généraux ne pouvaient se faire aucune
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3*8 U8 6EN8KJMDL Itttt
iliftâm su le succès, et b portée de l'entrevue. Ils ne durent être
Di étonnés m déçu» des réponses et de la déclaration du ministre.
Simplement Botàa réserva leur liberté d'acttai pour l'avenir :
« J'espère, dit-il à M. Chamberlain, que tous le prendrez pas m
Mauvaise part ai, à quelque époque future, noua exposons par
écrit quelques-unes de» questions que nous aurions voulu traiter. »
De Wet fut plu agressif, il déclara « qu'il avait l'impression que les
Boers avaient fait la paix, mais que le gouvernement anglais ne
l'avait pas faite encore ».
11 est permis de penser que, pas davantage, M. Chamberlain ne
dut être surpris des revendications des généraux. Aucune des
questions agitées n'était nouvelle pour lui. En 1901 , à Middel-
bourg, en 1902 à Pretoria, elles avaient été l'objet de discussions
qu'il avait suivies et dirigées attentivement. La conférence de sep-
tembre n'était pour lui que la fin des pourparlers qui duraient
depuis 1901, et s'il montra tant d'intransigeance, c'est moins
parce que les. demandes des généraux l'étonnèrent que parce qu'il
voulut signifier une fois pour toutes que l'ère des discussions et
des transactions diplomatiques était passée.
L'opinion publique en Angleterre lui donna raison et la presse
anglaise fut unanime à l'approuver. Très favorable au secrétaire
des colonies, elle fut dure aux généraux. Le Standard, où apparaît
la pensée gouvernementale, donna aux Boers une leçon et un con-
seil : « Les principes de notre action, observa-t-il, ont été posés à
Yereeniging et à Pretoria. Us ne comportent aucune variation
substantielle* Si la conférence du Colonial Office a eu pour résultat
de faire pénétrer cette vérité, non seulement dans l'esprit de ceux
qui y ont pris part, mais aussi dans l'esprit des agitateurs de
l'étranger, elle aura fait quelque chose de bon. Si les chefs boers
ont vraiment à cœur l'intérêt de leur peuple, ils cesseront leurs
récriminations, et ils s'efforceront d'agir conformément à l'esprit
qui a dicté les paroles sages et conciliantes de M. Chamberlain. »
Le Daily Telegraph, sans rendre les chefs boers responsables,
« parce qu'ils avaient subi l'influence de leurs conseillers conti-
nentaux, » s'indigna de la nature de leurs demandes, « dignes de
l'ultimatum qui amena la guerre », et les engagea à chercher dans
leur intérêt de meilleurs conseillers.
Le Daily News, plus conciliant, traita « ces grands soldats ai
hardis en campagne » comme « les plus naïfs des diplomates ».
Le Times, en résumant la conférence, approuva sans réserve
l'attitude et la déclaration de M. Chamberlain.
La presse anglaise avait singulièrement changé de ton depuis le
jour où elle accueillait si aimablement les héros de l'Afrique du Sud.
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L'AUGUTttME ET L'EUROPE Slt
Lentement elle s'était détachée d'eux. Les conférences précipitèrent
nne évolution qui avait commencé dès le mois d'août.
L'Angleterre, tant par orgueil national que par manque de
critique, n'avait jamais regardé le traité de Vereeniging comme un
arrangement sur beaucoup de points, imparfait et d'une application
malaisée. Elle l'avait jugé d'après les promesses et les interpréta-
tions de fimpériaBsme comme la consécration de sa victoire et
comme la solution tant souhaitée des conflits sud-africains. Non
seulement chez les jingoes, mais chez les libéraux eux-mêmes, l'idée
était enracinée que porter la plus légère atteinte à ce traité était
compromettre une victoire si chèrement achetée et permettre aux
vaincus de regagner par la diplomatie ce qu'ils n'avaient pu con-
server par les armes. La foule est incapable de saisir les nuances.
En Angleterre, on ne s'est pas rendu compte que les généraux
boers respectaient l'esprit et les principes du traité, qu'ils ne vou-
laient même pas changer la lettre des articles, mais qu'ils venaient
se concerter avec le gouvernement sur la manière de l'appliquer
avec le moins de préjudice possible pour les peuples de l'Afrique du
Sud. 11 suffit que les mots « discussion du traité » fussent lancés
par des hommes politiques qui en connaissaient la portée pour que
la méfiance reparût et, derrière la méfiance, le parti- pris. L'attitude
des généraux boers en Angleterre, leurs démarches en Hollande,
avaient préparé le peuple anglais à recueillir une opinion, que le
gouvernement de M. Chamberlain n'eut qu'à lancer pour qu'il s'en
emparât.
11 le fit avec d'autant plus de facilité qu'entre ses illusions de la
veille et son intransigeance actuelle la déclaration de M. Cham-
berlain ménagea les transitions. Très habilement et sans prendre
aucun engagement, le secrétaire d'Etat aux colonies lui persuada
que, pour défendre ses droits, la politique anglaise n'était ni dure,
ni inhumaine, comme les généraux l'avaient insinué et comme ils
allaient le répéter à l'Europe. Union de toutes les fractions de
l'Afrique du Sud, droits égaux, prospérité économique, libéralisme
des Anglais qui ont fait la moitié du chemin qui les séparait de
leurs adversaires, l'impérialisme de H. Chamberlain se servait de
ces formules magiques pour s'imposer h l'opinion publique après le
trahé, comme il s'était imposé à elle au moment de la guerre. Par
là il dissimulait derrière des idées humanitaires et des apparences
de justice l'affirmation brutale d'un droit acquis par la force,
l'action d'une politique réaliste et sans scrupules.
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320 LES GtflÉBAUX BOîRS
IV
Echouant du côté de l'Angleterre, devant l'inflexible volonté du
ministre des colonies qui, inexorable et sourd à toute prière, pour-
suivait impitoyablement sa politique réaliste, les délégués des
Burgbers semblaient avoir terminé leur mission diplomatique. Entre
les nouveaux sujets et le gouvernement anglais, l'entente était
désormais impossible. Ni le roi Edouard Vil dans un accès de
clémence pour cette poignée héroïque de braves qui avaient
déposé les armes à l'occasion de son couronnement, et qui
venaient de protester de leur loyalisme à toute épreuve, ni
le général lord Kitchener qui, dans les conférences tenues an
milieu du Veldt, avait fait des promesses faciles, ne tentèrent d'in-
tervenir auprès du ministre impérialiste. Le roi se tint à l'écart
dans son palais de Balmoral, laissant à M. Chamberlain le soin de
régler les affaires du Colonial Office, d'assumer seul toutes les
responsabilités de la guerre. Quant à Kitchener, dont la présence
était plutôt gênante, puisque, après avoir été le pacificateur, il était
obligé de renier sinon les engagements pris, au moins les pro-
messes faites, on annonçait qu'il allait prendre immédiatement
possession du commandement en chef de l'armée des Indes. Le
vide se faisait ainsi autour des généraux boers.
Botha, de Wet et Delarey revinrent alors au programme d'action
qu'ils avaient esquissé dès le 26 août et portèrent le débat sur nn
terrain nouveau. Avec leur ferme bon sens, leur lucidité d'esprit,
leur sage clairvoyance, ils comprirent qu'il fallait absolument
changer de tactique, puisque le gouvernement anglais trompait
leur attente. Les trois généraux quittèrent alors l'Angleterre où le
gouvernement, ayant dit tout ce qu'il avait à dire, s'en tenait à nn
strict mutisme, où l'opinion publique, si enthousiaste lorsqu'ils
avaient débarqué, commençait à se rallier dans une foi aveugle à
la doctrine impérialiste. Et c'est après leur arrivée à La Haye,
qu'ils lancèrent leur proclamation, Y Appel au monde civilisé
d'Europe et d Amérique. Repoussés par la métropole, ils sollici-
tèrent l'intervention européenne. Mais ils le firent avec une rare
habileté et c'est là qu'on reconnaît cette finesse délicate enracinée
dans les cœurs frustes des Burghers.
Si au fond ils devaient éprouver une certaine satisfaction à sortir
des équivoques et à rendre manifeste à l'Europe l'âpre égoïsme de
la race conquérante, ils ne voulurent pas un instant qu'on pût sus-
pecter leur loyalisme. Us ne se dissimulaient pas qu'il ne fallait
pas songer à solliciter l'intervention politique de l'Europe, d'une
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L'ANGUTERRE BT LlUROPf 321
Europe surtout qui avait eu la faiblesse, on pourrait même dire la
lâcheté de ne pas intervenir dans la guerre anglo-boer. Les gou-
vernements européens, épris, les uns de politique utilitaire, les
autres de politique indifférente, d'autres enfin partisans d'une
politique d'effacement, désireux d'éviter toutes complications, pré-
féraient se tenir sur leur garde aux quatre coins de l'échiquier
européen. Les généraux boers le savaient et de Wet le disait
encore hier à Paris avec toute sa chaleur sincère, mais aussi avec
une amère ironie. « J'ai souvent dit, s'écriait il, à mes citoyens
soldats : n'espérez pas une intervention européenne. Je disais ceci,
non pas parce que je n'avais pas confiance dans les peuples, mais
parce que l'expérience m'avait appris qu'une nation doit pouvoir
compter sur elle-même. Quand une poudrière fait explosion, on a
t habitude de se tenir à distance; les gouvernements ont suivi cet
exemple. »
Ce sont là de ces mots à remporte-pièce et qui sont une verte
semonce. Les braves boers africains, les Boers typiques, comme
disait Botha, sans connaître beaucoup d'histoire, savaient bien
qu'une Europe civilisée avait assisté d'un œil indifférent à des
crimes tels que le partage de la Pologne, l'annexion du Schleswig
ou de l'AlsacerLorraine. Et en admettant même qu'ils aient pu
espérer des peuples européens un effort généreux, ces espérances
avaient été singulièrement déçues lors du voyage du président
Rrûger en Europe. L'ancien président du Transvaal avait été
partout évincé et les délégués des deux républiques sud-africaines
annexées auraient eu le même sort, pour peu qu'ils se fussent
placés sur le terrain politique, a Je ne suis pas venu ici en Europe
pour faire de la politique, disait de Wet, j'ai simplement posé la
question humanitaire. » C'était laisser assez clairement entendre
que leur mission diplomatique était désormais close et qu'ils se
dévouaient à une cause plus noble et plus généreuse, adressant un
dernier appel à la philanthropie des races civilisées.
« Faites le tour du monde en mendiants, disait le président
Kriiger à ses trois compatriotes : ces simples mots suffisent à
caractériser l'oeuvre tentée actuellement par Botha, par de Wet et
par Delarey. Ce ne sont plus des généraux qui luttent à coups
d'épée pour leur indépendance, ce ne sont plus des diplomates
qui discutent les clauses d'un traité pour obtenir des conditions
meilleures; ce sont, avant tout, des solliciteurs qui quêtent et
recueillent des secours pour des vaincus malheureux, et qui
s'acquittent de leur tâche avec une abnégation absolue, une
patience résignée, un dévouement indicible.
En demandant qu'on vînt pécuniairement au secours des familles
25 octobbk 1902. 21
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322 LES GÉNlRAUX BOERS
ruinées par la guerre et qui se trouvent dans une lamentable situa-
tion, en ouvrant une vaste souscription pour venir en aide aux
Boers du Transvaal et de l'Orange, en constituant à La Haye un
bureau central et général d'assistance, Kantoor des Generaalen
Boeren Bulps fonds, les trois généraux couraient le risque d'être
considérés comme importuns, d'amoindrir leur dignité, ou de
donner carrière aux pires calomnies. Il n'en fut pourtant rien. Car
leur attitude, très noble et très fière, fut en même temps très loyale.
Aux qualités d'héroïsme par lesquelles ils avaient brillé vinrent
s'ajouter celles de franchise. Botha, de Wet et Delare y ont tenu à
dire la vérité à l'Europe, et ils l'ont dite sans forfanterie, sans
aigreur, sans récriminations, avec beaucoup de simplicité et avec
un ardent patriotisme.
La presse anglaise jugea très défavorablement ce man ifeste. Les
journaux, même à l'ordinaire boerophiles, laissèrent percer leur
mauvaise humeur. Les uns se demandèrent si l'appel des généraux
aurait pour résultat de soulager les misères d'un peuple en détresse,
et non pas de soulever l'opinion des divers pays en créant une
agitation anglophobe; d'autres jugèrent les termes offensants et
insolents pour le gouvernement britannique qui aurait pu se tenir
pour insulté ; ou considérèrent que les nouveaux sujets de l'Angle-
terre se ravalaient « en passant le chapeau à la ronde » et « pleu-
raient sans raison et sans dignité ». Certains même firent des
menaces et laissèrent entendre aux Boers que leur nouvelle levée de
boucliers, leur attitude franchement hostile, leurs rapports avec
d'autres que le gouvernement anglais envenimeraient le conflit,
loin de le calmer. Qu'on lise les journaux anglais au 25 septembre,
qu'on parcoure les colonnes du Tintes, du Standard, du Morning
Pose, du Daily Telegraph et du Daily Mail, du PallMall Gazette
ou du Westminster Gazette, ce n'est partout qu'un cri de répro-
bation unanime. Ce mécontentement général n'a fait que croître,
surtout depuis que les généraux ont prononcé des discoure à La
Haye, à Bruxelles, à Paris et à Berlin. Leurs allocutions ont été
tenues pour des démonstrations virulentes; l'amour-propre anglais
a été très profondément froissé et la presse impérialiste, officieuse-
ment inspirée par le gouvernement, a pu sans peine convaincre
l'opinion publique que les nouveaux concitoyens s'étaient révoltés
contre l'autorité qu'ils avaient solennellement acceptée.
« L'embarras dans lequel les Boers ont plongé les gouverne-
ments européens, lisait-on dans un article anonyme où Ton recon-
naissait une main officielle, ne leur a pas servi de leçon, et ils ne
font que se couvrir du masque transparent d'un simple appel à la
charité universelle. » Il est certain que la tâche des trois généranx
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L'ANGLETERRE ET L'EUROPE 923
était très délicate, plane de nuances, et que, pour éviter de donner
à leur tournée en Europe tout caractère politique, pour s'abstenir
de prononcer quelque mot violent dans l'entraînement des mani-
festations et des banquets, il fallait beaucoup de tact et surtout de
présence d'esprit. Ce qui rendait la tâche plus difficile encore,
c'est que, dans presque tous les pays, les Boers se sont trouvés
comme pris entre deux feux : d'une part, l'enthousiasme de la
population ; de l'autre, la réserve, le mutisme même des gouver-
nements désireux d'affirmer avant tout leur neutralité pour ne
point intervenir.
Nulle part cette divergence d'idées entre les gouvernants et
leurs administrés ne s'est mieux manifestée qu'en Allemagne, et
il a fallu que les délégués des Burgbers fussent de très bons pilotes
pour gouverner leur barque au milieu d'une Europe semée
d'écueils. En France, les généraux ont fait des visites officielles,
banales ou sans importance. Les différents ministres auprès
desquels ils se sont abouchés ont, en termes courtois, vanté leur
humanité et leur héroïsme, sans se départir un seul instant de cette
prudente discrétion qui était un mot d'ordre. Tout s'est borné à un
échange de cartes de visite ou à des présentations réciproques
entre gens qui ne se connaissaient pas, et qu'une instinctive
curiosité poussait à se connaître. D'affaires politiques, de la paix
de Vereeniging, de ses conséquences dans l'Afrique australe,
d'une médiation déguisée ou d'une intervention indirecte, il n'a pas
été soufflé mot. De Wet avait dit vrai, et ses paroles symptoma-
tiques se justifiaient pleinement. On sait maintenant qu'en cas de
danger l'Europe se tût ou se cache.
Si les autorités françaises ont fait preuve d'une affabilité très
élogieu sèment prônée par la presse impérialiste anglaise, à l'ordi-
naire intransigeante et susceptible, l'attitude du gouvernement
allemand a été plus catégorique et les mesures qu'il a prises, en
flattant l'amour-propre national en Angleterre, ont amèrement vexé
les généraux. La fameuse entrevue entre eux et Guillaume II n'a
pas eu lieu. Ainsi s'est terminée toute une campagne de tergiver-
sa tioD s et d'équivoques, de malentendus et de démentis. On a tout
lieu de penser que l'empereur, — ne fût-ce que par curiosité,
même par sentiment chevaleresque, — aurait éprouvé quelque
satisfaction à recevoir à la cour de Berlin les héros de l'Afrique
du Sud, à qui son peuple devait faire une si chaleureuse ovation.
Guillaume apprécie les qualités militaires et les vertus guerrières;
il /ait volontiers profession d'aimer les braves, il a du respect pour
les forts; mais le chancelier de l'Empire a su prévaloir par des
considérations utilitaires, et faire vibrer en quelque sorte dans
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324 LES GÉNÉRAUX BOBRS
rame de son souverain la corde anglo-saxonne* Guillaume II a
sacrifié à la raison d'Etat; il n'a pas reçu en audience les généraux,
comme jadis il avait refusé de recevoir le président Krûger. Il est
même allé plus loin encore. En même temps que Botha, de Wet
et Delarey arrivaient à Berlin, un communiqué officiel de la
Gazette de l Allemagne du Nord annonçait que le gouvernement
feindrait d'ignorer leur présence. On redoutait des manifestations
trop boeropbiles; on a obligé les généraux à suivre un itinéraire
fixé d'avance; on leur a interdit de passer dans l'Allée des Tilleuls,
c'est-à-dire devant l'ambassade d'Angleterre.
En face de mesures aussi vexatoires, l'opinion allemande s'est
émue à juste titre. Le chancelier était comme désavoué, et sa
conduite jugée impardonnable. Une fois de plus l'Allemagne atten-
dait de son empereur un mot d'éclat, tel que son imagination fertile
sût en forger; et elle l'a vainement attendu. Seul, l'un des favoris
de l'empereur, le poète Wildenbruch, a vanté les exploits mili-
taires des braves Boers, la noblesse de leur mission, et a fait
appel aux cœurs généreux, pendant que les délégués des Burghers,
fidèles au programme qu'ils s'étaient tracé et qu'ils développaient
avec un tact délicat et une rare persévérance, déclaraient que
vaincus ils s'inclinaient, que loin de songer à la vengeance, ils
tiendraient promesse. « Notre indépendance est perdue, disait
de Wet. Nous avons conclu la paix avec le roi d'Angleterre. Que
voulons-nous maintenant? Il y a des journaux malveillants qui
jettent la suspicion sur nous, pauvres Boers simplistes, et sur
notre politique. On cherche à nous rendre suspects aux yeux de
notre gouvernement. Que Dieu fasse tomber dans leur propre
piège ceux qui nous le tendent! Nous n'avons qu'un seul but, un
but philanthropique. C'est là notre mission, et nous resterons
dans le droit chemin, quand même Belzébuth et tous ses suppôts
voudraient nous en dissuader. Nous sommes des tètes dures et
nous continuerons à faire appel aux cœurs charitables. »
Aussi bien est-ce avec une très poignante douleur que les
généraux, dans toutes les capitales qu'ils ont visitées, ont dépeint
l'effroyable misère du peuple boer et qu'ils ont fait appel à l'uni-
verselle charité, sans distinction de races, de convictions politiques,
de formes gouvernementales, et d'opinions religieuses. Si les gou-
vernements de l'Europe, depuis la Hollande et la Belgique jusqu'à
la France, l'Allemagne et la Russie, leur ont fait boire le calice
jusqu'à la lie, au moins auront-ils eu la consolation de faire leur
tournée en Europe escortés par les acclamations enthousiastes et
les ovations de tous genres. Les foules, en dépit d'ardeurs plato-
niques, éprouvent souvent des sympathies vives et désintéressées.
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L'ANGLETERRE ET L'EUROPE 325
Les généraux boers en auront eu la preuve dans l'accueil qui leur
a été fait en France et en Allemagne. Ils trouveront l'écho de ce
même enthousiasme dans le Nouveau Monde, où ils vont aller
« mendier ensuite des oboles et plaider la cause de leur misère
sacrée ». Mais la collectivité américaine, plus jeune et plus hardie,
suivra- t-elle l'exemple des gouvernements européens indifférents, et
s'inspirera-t-elle des mêmes principes? Réussira-t-elle à persuader à
l'Angleterre que les trois généraux boers ne sont pas « des aventu-
riers turbulents », qu'il n'y a pas lieu de suspecter leur sincérité
et leur loyauté, et que la métropole doit traiter ses nouveaux
sujets avec générosité?
. Quoi que fassent les délégués des Burghers, quelque modérées
que soient leurs revendications, quel que soit l'appui politique,
moral ou matériel qu'ils cherchent dans le monde, la politique
impérialiste triomphe. L'annexion des deux républiques sud-afri-
caines a sanctionné le droit du plus fort, et ce n'est pas M. Cham-
berlain qui souffrira qu'on y déroge. Le Transvaal et l'Orange,
désormais colonies anglaises, jouiront-ils de l'autonomie? Les Boers
vaincus seront-ils traités comme ils le souhaitent, dans leurs
rapports avec la métropole? Garderont-ils ce qu'ils avaient avant
la guerre, leurs fermes, leur langue, leurs écoles, en un mot leur
individualité? Ce sont là autant de problêmes qui surgissent
actuellement, et dont la solution est proche. Telle que se pose pour
l'Angleterre la question de l'Afrique du Sud, on peut pronostiquer
avec assez de vraisemblance que les Boers seront traités avec
rigueur. La vitalité et l'énergie de race, et, par suite de la situa-
tion au Gap, la constitution d'un empire afrikander austral sont un
danger pour l'impérialisme anglais. « Je vous donne la sainte
assurance, disait dernièrement Botha, que notre peuple ne dispa-
raîtra pas. » Ces paroles, le gouvernement anglais les tient pour
une menace dans un avenir qui pourrait être gros de conséquences
et où les difficultés nées d'hier s'amoncellent déjà à l'horizon.
Pour maintenir l'unité, pour éviter toute scission dans l'impéria-
lisme, il faut écraser toutes les forces et annihiler toutes les
énergies. C'est imbues de ces principes politiques que, malgré les
promesses faites par lord Kitchener à Vereeniging, les autorités
anglaises refusent de se prononcer sur les moyens de soulager la
détresse du peuple vaincu. « Le devoir de l'Angleterre, lisait-on
dans un article du Daily Chronicle, est de faire tout ce qui est
juste et opportun pour la conservation de t Afrique du Sud. »
Tout dans la pensée du ministre des colonies est subordonné à
cette question primordiale : l'Angleterre doit rester maîtresse de
l'Afrique australe et les revendications des annexés ne sauraient
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326 LIS GÉNÉRAUX BOERS
être admises que lorsqu'elles ne portent pas atteinte à la doctrine
de l'impérialisme rigoureux.
Les délégués des Burghers, quittant leur pays conquis après
trois ans d'une lutte héroïque, sont venus en Angleterre, non pas
tant pour implorer la clémence que pour réclamer l'application d'un
traité qu'ils se sont tus contraints de signer et, de leur aveu même,
avec une immense douleur, dans l'unique but de sauver leur race. Ils
croyaient trouver à Londres, dans le gouvernement et dans l'opinion
publique, un concours réparateur. Ils pensaient que leur défaite
n'allait pas sans certains mérites et ils croyaient à la reconnaissance
des conquérants. Cruelle fut leur déception. La foule aveugle ne
comprit point leur mission et persista à les tenir pour des condot-
tieri presque insoumis, pendant que le ministre des colonies, au
visage impassible et glabre, s'étonnait de leurs prétentions et, en
leur opposant une fin de non-recevoir, demandait en vertu de quel
droit des coloniaux pouvaient forcer la main à une métropole libre
de ses actes et exiger d'elle des largesses illimitées. Econduits en
Angleterre, les généraux boers ont fait appel au monde civilisé. Ils
ont promené en Europe, sous les yeux des gouvernements égoïstes,
mais au milieu des bravos et des vivats populaires, leur liberté mou-
rante. A tout bien considérer, ne rentreront-ils pas dans la terre
africaine avec un peu plus d'argent monnayé sans doute pour
leurs compatriotes si cruellement éprouvés, mais avec un peu
plus de servitude?
Louis Michon.
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L'ASSISTANCE
AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
COLONIES AGRICOLES ET INDUSTRIELLES
AUX PAYS-BAS ET EN ALLEMAGNE*
VI. — Colonies familiales : Friedrich- Wilhelmsdorf, Schaeferhof.
Dans la pensée des fondateurs, le séjour dans les colonies devait
être éminemment temporaire, limité au temps nécessaire pour
obtenir on placement durable. La difficulté de trouver ce placement
se manifesta bientôt, et on dut faire fléchir le principe, nous l'avons
vu, en faveur de gens fatigués des aventures, disposés à se con-
tenter de peu, pourvu qu'on leur assurât un gîte et le repos. D'autre
part, on rencontrait parfois des ouvriers encore jeunes qui prenaient
goût à la culture et à la vie au grand air, et manifestaient le regret
de ne pouvoir trouver un emploi durable de leurs forces dans ce
nouveau métier, moins exposé au chômage que l'ancien.
Un des plus grands avantages que présente la bienfaisance
privée, c'est la liberté d'allures qui lui permet de modifier inces-
samment ses méthodes, dans le but de parer aux nouveaux besoins
qui se manifestent. Quelques années s'étaient à peine écoulées que,
sur deux points différents, étaient créées deux colonies destinées
spécialement à l'une et l'autre des catégories que nous venons
d'indiquer. Toutes deux, bien que poursuivant un but différent,
ont adopté le même nom : Heimat-Kolonie, la colonie où l'on peut
trouver un foyer, constituer une famille, la colonie familiale.
M. le pasteur Eberhard Cronemeyer fut appelé, en 1877, &
exercer son ministère à Bremerhaven 2. Le pays qu'il devait habiter
* Voy. le Correspondant des 25 août et 10 octobre 1902.
*Bberhardt Cronemeyer, Die Heimatkolonk Frùdrich*Wi1helm*dorff Bre-
merhaven, 1891. — Eine Zufiucht fur Elenden (Tages und Lebensfragen,
Nr. 15). Leipzig, Tienken, 1893.
Rapports annuels de la colonie familiale de Friedrich- Wilhelmsdorf et
de la colonie de Hambourg.
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328 L'ASSISTANCK AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
désormais était fort différent des charmantes collines du Teuto-
borger-Wald, où s'était écoulée son enfance. Au delà des bassins,
des magasins et des maisons, c'était la plaine, recouverte, en
majeure partie, du manteau roux de la bruyère, à peine égayé au
printemps, pendant quelques semaines, par la floraison de l'erica.
L'imagination vive du jeune pasteur se demandait s'il n'y aurait pas
moyen de transformer ce sol inculte ; il suivait avec intérêt les tra-
vaux de la station d'essais de Brème, récemment créée. A ses pro-
jets, on répondait toujours par la même objection : il faut trop de
main- d'oeuvre, les bras sont trop chers. Un peu plus tard, quand
H. de Bodelschwingh fonda Wilhelmsdorf, M. Gronemeyer entrevit
une solution : créer une colonie dans le marais pour obtenir, à bon
marché, la main-d'œuvre désirée. Puis il étudia le fonctionnement
des premières colonies, il écouta les objections des adversaires; il
arriva à concevoir le plan d'une organisation spéciale, destinée aux
meilleurs, aux plus travailleurs des colons. « Je veux prouver, dit-
il dans sa première brochure, qu'il est possible à des gens sans res-
sources, pour peu qu'ils veuillent travailler, de se créer, en six ou
huit ans, dans nos marais, un foyer familial, en y trouvant les res-
sources nécessaires pour vivre et élever leurs enfants. »
H. de Bodelschwingh, mis au courant de ce projet, lui donna sa
complète approbation. Il procura à son confrère l'occasion d'exposer
ses idées à la réunion annuelle du comité central des colonies; il loi
ménagea eh même temps une entrevue avec le Prince impérial, qui
daigna accepter le protectorat de la colonie à créer, en autorisant
le fondateur à lui donner son nom. Quelques subventions officielles,
des souscriptions privées, mirent à la disposition de M. Gronemeyer
une somme de 13,500 marks. Il crut le succès désormais assuré et
se décida à commencer son œuvre en achetant 8 hectares de marais
sur la commune de Dtiring. La colonie se trouvait voisine de la
station de Loxstedt, la première après Bremerhaven sur la ligne de
Brème; cette proximité permettait au fondateur de diriger lai-
même son œuvre. On avait eu soin de réserver dans le contrat un
droit de préemption sur 100 hectares voisins.
La colonie fut ouverte le Tl septembre 1886 avec douze colons
installés dans une baraque en bois, sous la direction d'un contre-
maître. Us étaient vingt-cinq dès le 18 octobre. On se mit immé-
diatement au défrichement, en attendant le moment où il serait
possible de commencer les constructions au printemps. L'hiver
n'interrompit pas le travail; des fossés de dessèchement furent
creusés dans la tourbe gelée à 3 pieds d'épaisseur. Quatre hectares
furent ainsi mis en valeur dès la première année; les frais furent
élevés, en raison de l'inexpérience des hommes, dont le plus grand
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIRBS SANS TRAVAIL 3*9
nombre n'avait jamais tenu une bêche, et de l'insuffisance du
contremaître, peu au courant de la culture spéciale du marais.
Les conditions s'améliorèrent par la suite, quand on eut un per-
sonnel plus exercé et un nouveau directeur, arrivant de la colonie
de Rickling (Holstein), établie sur des terrains analogues. Le prix
de revient de l'hectare en culture fut abaissé de 1,060 à 700 marks.
La proximité du port de Bremerhaven permît d'utiliser pour
l'amendement un engrais local dont la station d'essais de Brème a
démontré la richesse, les boues charriées par la Weser et draguées
dans les bassins. L'administration avait décidé récemment de les
mettre gratuitemeut à la disposition des propriétaires, au lieu de
les faire jeter dans le haut fleuve, comme précédemment, et le
chemin de fer fournit un moyen de les amener facilement à la
station de Loxstedt, d'où les vagonnets d'un chemin de fer Decau-
ville les conduisirent sur le terrain même à amender. Il fallut, de
plus, y répandre 3,000 kilogrammes de chaux par hectare, sans
préjudice des engrais chimiques habituels. On comprend que le
nivellement des terrains, le creusement des fossés de dessèchement
et des rigoles disposées de 12 à 15 mètres sur chaque pièce de terre
pour drainer le sous-sol, le défonce ment à la houe pendant Tété,
suivi d'un second labour au printemps, avant l'ensemencement, le
transport des boues et engrais, constituent un ensemble de travaux
qui nécessite une main-d'œuvre considérable et explique l'élévation
de la dépense1.
A mesure que le défrichement avançait, M. Cronemeyer était
amené par la réflexion à modifier la constitution de ce village à
créer dans le marais, qui lui était apparu comme le but définitif
de son entreprise. Il avait pensé d'abord à faire travailler la
propriété en commun par les colons choisis; mais n'eût- ce pas été
détruire l'initiative individuelle et faire bénéficier les paresseux du
travail des laborieux? Alors, se dit-il, constituons la propriété
individuelle et allouons à chaque famille une surface de terre
déterminée qu'elle exploitera à ses risques et périls. Mais ces
propriétaires sans avances seront obligés d'emprunter et ils suc-
comberont sous le poids de leur dette hypothécaire; de plus, ils
aliéneront ou partageront leur bien, échappant bientôt à toute
direction commune. En présence de ces objections, le fondateur
s'arrêta à l'idée de constituer une corporation de trente colons
1 L'expérience a fait adopter un assolement de sept ans, réglé comme
suit : 1° Pommes de terres ou pois et haricots. Il faut une culture à la
bêche, en raison de la grande quantité de mauvaises herbes produites par
les boues de mer. 2° Avoine ou orge, mélangée de trèfle. 3° Trèfle et demi-
jachère. 5° Seigle. 6° Pois et haricots. !• Seigle.
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330 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
environ, auxquels s'adjoindraient comme conseils les personnes
désintéressées chargées de la direction de la colonie. Chaque colon
recevra une ferme de 5 hectares dont il paiera le loyer à la
communauté; son bail à long terme lui garantira une jouissance
paisible, à l'abri du souci des paiements d'intérêt. La corporation
possédera une ferme centrale, d'une contenance de 30 à 40 hec-
tares, sur laquelle se fera le stage nécessaire pour former A la
culture les nouveaux colons et leurs femmes. L4 se trouvera la
résidence du directeur, chargé de conseiller et de diriger des
cultivateurs noirs; il aura sous la main le matériel agricole, ani-
maux, machines, chemin de fer mobile, qui sera loué à bas prix
aux divers colons; il se chargera de faire en gros les achats
d'engrais et denrées, d'écouler les produits de tous en diminuant
les frais de déplacement et de transport.
En même temps, II. Gronemeyer organisait d'une manière défi-
nitive l'administration de sa colonie qui avait longtemps reposé
sur lui seul. En vertu des statuts adoptés le 8 avril 1892, la
gestion de l'entreprise appartient à un conseil de surveillance
composé de douze membres, dont huit sont élus par l'assemblée
générale des souscripteurs et bienfaiteurs et quatre sont membres
de droit (les Landrœthe de Geestemùnde et Lehe, le représentant
de la ville de Bremerhaven, le directeur de la station de Brème).
Un comité de trois membres est chargé de l'exécution des déci-
sions du conseil et du contrôle de la gestion de l'inspecteur
rétribué, résidant sur la colonie, ainsi qu'un instituteur chargé de
tenir les livres et de donner l'instruction aux enfants des colons.
Cette organisation était le moindre des soucis de M. Grone-
meyer; les colons lui en causaient de bien plus graves. Il avait
fait appel au début aux directeurs des colonies ouvrières en les
priant de lui adresser les travailleurs reconnus aptes au rôle de
fermiers; aucun d'eux n'ayant répondu à cet appel, force fut de
faire son tri par soi-même, en commençant par accueillir tout le
monde, sauf à demander un engagement de séjour plus long que
dans les colonies ordinaires, qui fut fixé à six mois. On supposait
que, dans ce délai, on aurait le loisir d'étudier les caractères et de
choisir les ouvriers aptes à passa: dans la classe supérieure des
candidats à une ferme. Hais les colons eux-mêmes se dérobèrent
aux perspectives qu'on leur ouvrait; sur 86 admis la première
année, 83 laissèrent la colonie à l'expiration du temps fixé. Sur
les trois qui persévérèrent, un se démentit au bout de deux ans
et dut être renvoyé pour s'être enivré et avoir causé du scandale;
un autre demanda lui-même à être placé au dehors comme ouvrier
au bout de trois ans, renonçant & avoir sa propre tenure. En
itized b:
L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 331
1896, trois ménages seulement avaient pu être installés dans leurs
petites maisons1, sur leurs fermes de 5 hectares; la constitution
du village semblait donc reculée à des jours bien lointains.
En même temps, la question d'argent était une source de
préoccupations qui s'aggravaient d'année en année. Le domaine
avait été successivement agrandi et porté à 120 hectares; aux
frais d'acquisition s'ajoutaient ceux de défrichement et d'amen-
dement, bien plus importants. Par contre, les dons diminuaient,
le zèle du début se ralentissait, les concours espérés ne se réali-
saient pas; force fut d'emprunter, et la dette hypothécaire s'éleva
en quelques années à 65,000 marks. Ces difficultés étonnaient,
attristaient, irritaient une âme ardente, plus apte aux conceptions
généreuses de la charité qu'à la gestion patiente d'une affaire.
Elles purent contribuer dans une certaine mesure à la mort préma-
turée du fondateur de Friedrich- Wîlhelmsdorf, enlevé à l'affection
de ses collaborateurs le 22 septembre 1896, à cinquante-quatre
ans. Ses admirateurs et ses amis ont tenu à conserver un souvenir
matériel de cet homme de bien au lieu même où il a tant travaillé :
dans le jardin de la colonie, un monument en granit porte un
médaillon en bronze représentant M. le pasteur Cronemeyer; l'inau-
guration solennelle a eu lieu le 19 mai 1898.
Cette disparition du principal ouvrier eût pu être pour la colonie
la cause d'une crise grave; elle fut conjurée par l'intervention de
deux hommes de grand dévouement qui unirent l'expérience
acquise par eux dans des champs d'activité fort divers pour
remettre l'entreprise en bonne voie : nous voulons parler de
H. Robberts, directeur de la banque de Bremerhaven, et de M. le
docteur Dyes, landrath de Geestemûnde.
Deux importantes questions sollicitèrent tout d'abord leur atten-
tion : le paiement de la dette, hypothécaire, dont les intérêts
grevaient lourdement le budget annuel, la réglementation de la
situation légale des colons établis sur le domaine. Ces gens avaient
accepté une situation de fait, sur les promesses verbales qui leur
avaient été faites; il importait de la régulariser au plus tôt.
Une étude attentive de la législation amena bien vite à constater
l'impossibilité de réaliser juridiquement la corporation conçue par
li. Cronemeyer. La loi sur les associations d'achat et d'exploitation
du 1" mai 1889, complétée par une loi du 14 juin 1898, exige que
« Ces maisons sont construites en briques, couvertes en tuiles. Chacune
d'elles comprend trois chambres et une cuisine, une grange, une étable
pour deux vaches et quatre porcs. La dépense s'élève à 4,600 marks
(5,750 francs). On ne peut construire en matériaux légers dans le marais,
en raison de l'humidité du sol.
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332 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
les administrateurs d'entreprises de ce genre fassent partie active
de la Société et exclut, par suite, toute pariicipation des membres
actuels du conseil dont l'expérience était jugée indispensable à la
bonne gestion de l'association.
Par contre, on trouva une solution des deux difficultés dans
les lois récentes sur les domaines a r reniés {Rentengùter) des
27 juin 1890, 7 juillet 1891 et 8 juin 1896. On désigne sous ce
nom de « domaine arrenté » une propriété dont l'acquéreur
s'engage à payer une rente fixe au lieu d'un prix d'achat. En
vertu des lois précitées, l'Etat intervient de deux manières quand
il s'agit de faciliter le morcellement de grands domaines en petites
ou moyennes propriétés. Une commission centrale de morcellement
se charge d'organiser la division du domaine, de borner les par-
celles, de régler la situation hypothécaire, de faire rectiGer le
cadastre, de déterminer la part afférente à chaque propriétaire dans
es charges relatives à la commune, à l'école, à l'église, enfin, de
préparer les contrats. En second lieu, une caisse d'Etat (Renten-
bank) paie immédiatement au vendeur les trois quarts de son
capital en obligations négociables; elle est remboursée par l'acqué-
reur en soixante annuités calculées sur le pied de 4 pour 100
(3 1/2 d'intérêts et 1/2 pour 100 d'amortissement).
En constituant sur ces bases une dizaine de domaines contenant
chacun 7 hectares 80 ares, étendue jugée nécessaire pour assurer
la vie d'une famille sans travail extérieur, le comité estime être en
mesure de réaliser immédiatement la somme nécessaire pour cons-
truire les habitations et servitudes nécessaires à chacun de ces
ménages et amortir la dette antérieure. Les aliénations subsé-
quentes permettront de développer la mise en valeur de nouveaux
terrains, tout en ménageant un domaine de 30 hectares environ,
destiné à former le centre de la colonie future.
Il est certain que cette combinaison s'éloigne de la conception
adoptée par M. Gronemeyer, en ce que, au lieu d'une association,
il y a transfert de propriété. Mais il est possible d'atténuer cet
inconvénient en introduisant dans le contrat de vente certaines
restrictions admises par le législateur. Le nouveau colon ne sera,
du reste, complètement libéré qu'au bout de soixante ans; au
cours de deux générations, il restera donc obligé vis-à-vis de la
Société venderesse par la dette du dernier quart, non compris
dans l'amortissement prévu. La Société aura sur lui, par suite, un
moyen d'action efficace, en dehors du bénéfice que lui offre le
concours du directeur pour l'achat et la vente de ses produits.
Les avantages de cette combinaison l'emportent tellement sur
l'inconvénient du morcellement, que l'assemblée générale a adopté
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 33S
sans difficulté la proposition faite à ce sujet par le conseil. Les
négociations se poursuivent en ce moment avec la banque chargée
de rémission des titres.
Débarrassé de ce souci, le conseil a pu regarder l'avenir avec
confiance et préparer une acquisition nouvelle. La mise en valeur
de Friedrich- Wilhelmsdorf est, en effet, maintenant terminée. Sur
les 120 hectares, 10 sont occupés par les bâtiments, cours et
jardins, 97 sont en champs ou en prairies, le reste est desséché et
défriché, et sera amendé cet hiver pour être mis en culture en 1903.
Les bâtiments s'élèvent au centre de la colonie, parfaitement
aménagés pour la direction et le logement de 37 pensionnaires;
les étables sont garnies de 40 têtes de bétail. La gestion couvrira
les frais le jour où elle sera débarrassée du service de sa dette;
elle tire un important bénéfice de la vente du lait, cédé à un prix
avantageux à la fabrique de lait concentré établie à Loxstedt par le
Norddeutâcher-Lloyd.
Il n'y a donc plus à se préoccuper de Friedrich- Wilhelmsdorf,
dont l'avenir est désormais assuré. Mais l'achèvement de la mise
en valeur et la création de nouveaux colonats y réduiront pro-
gressivement le nombre des bras nécessaires; il ne sera plus
possible d'occuper constamment trente-cinq ouvriers.
Pour continuer son œuvre, le comité s'est donc décidé à acheter
un nouveau marais tourbeux, près de Sellstedt, station de la ligue
de Bremerhaven à Buchholtz. La contenance en est de 119 hectares,
auxquels se sont déjà ajoutés 42 hectares donnés à la colonie par
deux propriétaires voisins. La distance de Friedrich- Wilhelmsdorf
n'est que d'une lieue et demie en ligne directe. Le directeur
pourra donc diriger les travaux de défrichement qui seront entre-
pris dès Tan prochain. A mesure qu'ils s'étendront, de nouveaux
domaines pourront être constitués, un second village se créera
ultérieurement.
Ce sera la réalisation du rêve du pasteur Gronemeyer : créer
dans le marais désert un village peuplé de familles prospères;
seulement les habitants ne seront pas ceux qu'on avait prévus
d'abord. Au lieu de fixer au sol des vagabonds amendés et trans-
formés en cultivateurs, on y retiendra des ouvriers ou des paysans
découragés par un travail sans perspective d'avenir et prêts à émi-
grer pour chercher fortune au loin1. L'œuvre n'est pas moins
bonne, mais elle est autre; reste à trouver la solution de l'emploi
des sans- travail désireux de se fixer dans une colonie familiale.
1 Les trois premiers colons étaient des journaliers agricoles, mariés et
pères de famille, le quatrième un jardinier de profession.
Les bénéficiaires désignés pour les trois nouveaux colonats actuellement
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334 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
La pensée de créer une colonie familiale se trouve exprimée, dès
Tannée 1893, dans les rapports annuels du comité de la colonie
ouvrière de Hambourg. La difficulté de trouver un domaine con-
venable pour une fondation de ce genre retarda, pendant plusieurs
années, l'exécution de ce projet. De guerre lasse, on se décida i
sortir du territoire de Hambourg en acquérant, le 2 décembre 1898,
la propriété de Schaeferhof, dans le Holstein; la distance de la ville
n'est que de 24 kilomètres, et la nouvelle colonie est située à 3 kilo-
mètres seulement de la gare de Pinneberg, sur la ligne de Glflck-
stadt. Le domaine, parfaitement arrondi, sans chemin le traversant,
se trouve à proximité d'une grande route et du chef-lieu de la
commune d'Àppen. Sa contenance est de 353 hectares, dont les
deux tiers en culture et le dernier tiers en bruyères et marais. Le
prix était élevé : 285,000 marks, mais à Hambourg la question
d'argent n'est jamais considérée comme un obstacle sérieux.
Les bâtiments d'exploitation étaient importants; tous ont été
conservés et utilisés pour l'organisation à créer. On y a ajouté
deux constructions neuves. Une magnifique grange,* abritant à
Taise 118 tètes de bétail et le foin qui leur est nécessaire, a cons-
titué une grosse dépense; quant au pavillon destiné au logement
des colons, il n'a pas grevé le budget de la colonie, c'est un don
princier de Mne Emile Kœhn, femme de l'un des deux administra-
teurs de l'œuvre. Construit en briques, avec escaliers en granit,
calorifère, bains et douches, il réunit des conditions de confort
qu'on rencontre rarement en pareil lieu. Au sous-sol se trouvent
la cuisine et les magasins; au rez-de-chaussée, le bureau, la salle
de réunion, le réfectoire; au premier étage, un dortoir de vingt-
huit lits, quatre chambres, une infirmerie; au second étage, les
greniers. Le mobilier est neuf, les lits sont en noyer verni, chacun
a son meuble annexe et son porte-manteâu, auquel est appendue
une serviette. La propreté des lavabos et autres dépendances est
remarquable.
Si nous insistons sur ces raffinements, c'est qu'ils ne sont point
l'effet du caprice d'un bienfaiteur désireux de prouver sa géné-
rosité; ils font partie du programme adopté par les fondateurs
de la colonie familiale : relever l'homme qui veut se fixer au sol en
lui inculquant le sentiment du devoir et le respect de soi-même.
Le directeur, M. Sonntag, a été sous ce rapport l'interprète con-
en construction sont des ouvriers mariés de Brème et de Geestemûnde qui
ont réalisé certaines économies et désirent retourner à la campagne, ou ils
ont été élevés.
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 335
vaincu des intentions du conseil. Quand un arrivant se présente,
il lui explique le but spécial de la colonie familiale et la raison de
l'obligation qui lui est imposée de contracter un engagea
an pour être admis. S'il accepte, le nouveau pensionnai
un bain, il reçoit des chaussures et des vêtements neuf;
sont point tous pareils, car il faut éviter l'uniforme; p
conduit au réfectoire et largement servi. « Il faut commi
soigner le corps, dit le directeur. Quand nos hommes se
bien nourris et bien vêtus, la confiance les gagne; alors
moment d'agir sur l'âme. »
Cette action s'accomplit par le sentiment religieux et p;
bution d'un travail approprié autant que possible aux goû
aptitudes de chacun.
L'esprit de l'établissement est évangélique. Le directeu
même la prière matin et soir en présence de tous les pensi<
il y joint généralement une courte instruction. Le dima
asteur ou un missionnaire viennent du dehors présider a
religieux. Une salle spéciale est réservée au culte.
Le travail est surtout agricole; les ateliers, organisés p
tretien des vêtements, chaussures, bâtiments, fonctionn
quement pour les besoins de la colonie. Ceux qui ne vei
cultiver la terre n'ont qu'à aller à la colonie industrielle,
Pour stimuler les bonnes volontés, on a multiplié les em
donnent une certaine initiative en même temps qu'une
dance relative. Le teneur de livres, le cocher, le maître bc
porcher, le jardinier, sont d'anciens pensionnaires; un ;
bibliothécaire, un autre cuisinier.
A mesure que le séjour se prolonge, il se produit une am<
du sort matériel. Quand un ouvrier est admis, il reçoit
10 pfennigs par jour; au bout d'un mois, il passe à 15, p
jusqu'au moment où il atteint le maximum de 50 pfennigs
jamais dépassé. Chacun a son compte, établi sur un liv
jour chaque samedi. La lecture de ces livrets est fort ins
Un pensionnaire, le n° 5, arrivé à la colonie sans rien ]
en dehors des loques qu'il portait sur lui, s'est acheté su
ment des bottes, un vêtement complet pour le dimam
montre. Pois il a fait un voyage au pays pour se montrer
nouveau jour à sa famille. Entre chacune de ces grosses d
il a soin de reconstituer sa réserve qui se maintient cons
au-dessus de 100 marks. Il projette pour l'automne ui
voyage au pays. Tous ne sont pas aussi économes; néann
31 décembre dernier, vingt et un avaient à leur livret
supérieur à 50 marks.
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336 L'ASSISTANCE AOX ODYR1KBS SANS TRAVAIL
Les conditions de l'existence s'améliorent en même temps que le
salaire. Les arrivants sont logés en dortoir dans d'anciennes
dépendances de la ferme, an simple rez-de-chaussée, blanchi & la
chaux, propre, mais sans aucune recherche. Au bout d'un certain
temps, on passe à l'ancienneté dans le dortoir de la maison neuve;
plus tard, on obtiendra d'habiter une des chambres de quatre ou
cinq lits, enfin une chambre à deux lits, ce qui est le suprême
bonheur auquel on arrive en général au bout de deux à trois ans
de séjour.
Insensiblement, par l'effet de l'exemple, ces hommes prennent
des habitudes de propreté et de tenue. 11 y a des crachoirs dans
les couloirs, du cirage et des brosses au sous-sol; chacun a ses
chaussures propres et on ne voit pas par terre ces affreuses souil-
lures aussi répugnantes qu'antihygiéniques. Chaque pensionnaire a
sa place déterminée à table, avec son tiroir pour serrer ses petites
provisions. Ceux qui le désirent entretiennent des fleurs sur leurs
fenêtres. « L'homme qui aime les fleurs et est bon pour les ani-
maux peut toujours devenir un brave homme », dit encore le
directeur. Sur la propriété croissent les légumes de saison, les fruits,
les fraises et les cerises ; mais avant de les envoyer au marché, on en
réserve toujours une part pour la table de ceux qui les font croître.
Ce régime produit l'effet espéré. Les pensionnaires s'habituent
à considérer la colonie comme leur demeure, leur foyer; ne l'a-t-on
pas nommée leur maison familiale? Il y sont libres, ils ont accès
partout, ils peuvent cueillir les fruits et les fleurs. Le dimanche,
le bois d'agrément leur est ouvert, ils forment des groupes sur
l'herbe ou sur les bancs disposés à leur intention. N'est-ce pas
leur intérêt de faire prospérer cette colonie qui les a tirés de leur
triste vie pour leur faire une condition meilleure?
Aussi beaucoup y restent. Trois datent de la fondation, deux
autres ont plus de deux ans de présence, treize de un à deux ans.
Ceux-là même qui ne peuvent se décider à rester rendent justice à
l'excellence du régime. « On est bien traité à Schaeferhof, disait un de
ces transfuges, si on n'y travaillait pas tant, ce serait un paradis. »
Il a fallu, en effet, terriblement travailler pour mettre en état
cette propriété négligée et dont le produit n'était pas en rapport
avec la valeur vénale. Pour l'augmenter, on a créé des industries
nouvelles : 50 hectares de marais bas ont été transformés en excel-
lentes prairies qui nourrissent un troupeau de 4 taureaux, 57 vaches
laitières, 55 veaux et génisse. Le lait est un des gros produits du
domaine, il est mis en gare chaque jour à l'adresse d'un marchand
en gros de Hambourg ; les ventes se sont élevées l'an dernier, à
21,000 marks.
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 337
L'écurie contient 26 chevaux, sur lesquels 5 ou 6 sont vendus
chaque année; on sait que le Holstein est un grand pays d'élevage,
et M. Sonntag est fort fier de sa cavalerie. Le produit des porcs
n'est guère moins important. L'ancienne grange a été entièrement
convertie en une vaste porcherie renfermant une centaine d'habi-
tants; ils occupent constamment trois hommes et ont leur cuisine
spéciale. La viande de porc et les légumes du jardin nourrissent
presque complètement tout le personnel.
Enfin, d'immenses pépinières accrues d'année en année couvrent
maintenant 8 hectares. Le meilleur client est l'administration des
forêts qui a commandé, en 1900, 2,600,000 plants de sapins et
arbres de haute tige. D'autres ventes sont faites aux particuliers.
Le produit des pépinières qui a été de 3,000 marks en 1899, s'est
élevé à 7,000 en 1900 et à 12,000 en 1901.
Ces cultures spéciales et ces industries agricoles augmentent
sensiblement le produit des terres aménagées en céréales ou en
légumes. C'est grâce à elles que les ventes réalisées arrivent à
couvrir les dépenses d'une maison qui abrite 120 pensionnaires.
La subvention de 15,000 marks allouée par la colonie de Hambourg
sur le montant des souscriptions qu'elle reçoit est à peu près
absorbée par le paiement des intérêts et de l'amortissement de la
dette hypothécaire de la colonie, 320,000 marks.
Les bons résultats obtenus grâce â la direction donnée aux colons
sont appréciés dans le voisinage. Au début, les habitants du bourg
d'Appen avaient protesté contre l'établissement de la colonie; ils
redoutaient de voir attirer dans leur voisinage une population de
vagabonds et de loqueteux, et aussi de voir croître leurs charges
d'assistance par suite du séjour prolongé d'un certain nombre de
pensionnaires, susceptibles d'acquérir un domicile de secours.
Aujourd'hui, ils sont rassurés et viennent demander des ouvriers
au directeur. Chaque année, celui-ci invite toute la commune aux
deux fêtes annuelles qu'on célèbre à la colonie : la fête de la Mis-
sion, le 18 juin, et la fête d'actions de grâces après la moisson, le
26 août.
Les membres du conseil et des amis de l'œuvre viennent de
Hambourg, des discours sont prononcés en plein air dans un coin
du parc décoré de branchages et de fleurs, les habitants d'Appen
répondent en grand nombre à l'invitation ; ils passent l'après-midi
dans le parc, on fraternise entre paysans et ouvriers.
En revenant de notre promenade â l'extrémité des pépinières, je
me hasardai à poser au directeur une question que j'avais sur la
langue depuis plus d'une heure. « J'ai remarqué que le premier
rapport annonçant la fondation de la colonie familiale disait : Nous
25 octobre 1902. 22
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338 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
étudierons ultérieurement les moyens & employer pour assurer un
foyer à nos pensionnaires. Or, je n'ai rien lu à ce sujet dans les
rapports suivants. À-t-on donc renoncé à cette pensée? » M. Sonntag
hocha la tête sans rien dire; puis, sur l'insistance de mon regard,
il reprit lentement : « Si ces gens avaient eu de l'énergie et du
jugement, ils ne seraient jamais venus demander un asile à la
colonie. Ici, ils marchent droit, parce qu'ils sont encadrés et sou-
tenus. Livrez-les à eux-mêmes, ils retomberont; confiez-leur un
capital, ils le boiront. »
Cette opinion est diamétralement opposée à celle qui a inspiré la
fondation des colonies familiales. L'expérience de Scbaeferhof, for-
mant en quelque sorte la contre-épreuve de celle de Friedrich-
Wiihelmsdorf, semble pourtant prouver que c'est la bonne.
Vil. — Colonies d'ouvrières.
Vers 1875, M. le pasteur Heinersdorff exerçait son ministère à
Dortmund où il était chargé spécialement de la visite des malades
à l'hôpital. Une diaconesse d'un grand mérite y était alors
employée; elle remarqua bien vite que l'aumônier n'entrait jamais
dans la section des femmes atteintes de maladies spéciales. Elle
lui en fit l'observation : « Vous avez là aussi des âmes immor-
telles à sauver, Monsieur le pasteur, c'est votre devoir de leur tendre
la main. » Mais ses avis restaient sans résultat, il semblait y avoir
chez son interlocuteur une répugnance invincible à exercer son
ministère dans un pareil milieu. Un jour où M. Heinersdorff passait
par là, la diacouesse ouvrit la porte et le poussa presque de force
dans la salle maudite. 11 fallut bien adresser la parole à ces femmes,
trouver quelques mots partant du cœur pour leur faire entrevoir la
possibilité du relèvement et du salut; ils furent accueillis par des
rires et des blasphèmes ; cependant, deux ou trois des plus jeunes
semblaient gagnées par l'émotion et pleuraient. Au bout de quel-
ques minutes, le pasteur mit fin à son discours en disant : « Je suis
à la disposition de celles d'entre vous qui voudront sauver leur âme;
elles peuvent venir me trouver, voici mon nom et mon adresse. »
Quelques mois plus tard, le pasteur était allé prendre un peu de
repos aux bains de Scheveninghe, quand se présenta chez lui une
femme en toilette tapageuse, coiffée d'un chapeau à grande plume
rouge, qui demanda à lui parler et manifesta un vif désappointe-
ment en apprenant son absence. Mme Heinersdorff, prévenue, la fit
entrer; la visiteuse lui raconta la scène de l'hôpital, elle était du
nombre de celles qui avaient pleuré: elle se trouvait maintenant
guérie et voulait rentrer dans le droit chemin.
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SAKS TRAVAIL 339
MBt Heinersdorff fut touchée, elle télégraphia à son mari qui lui
répondit : « Gardez- la. » Le soir, Maria couchait sous le toit du
presbytère. Le pasteur était de retour deux jours plus tard. Il
apprit que cette fille appartenait à une famille honorable; elle
s'était enfuie avec un jeune homme qui l'avait bien vite abandonnée.
Elle avait ensuite roulé jusqu'au fond de l'abîme; mais elle voulait
en sortir, elle était disposée à faire n'importe quoi. Les renseigne-
ments recueillis discrètement confirmèrent l'exactitude de ce récit.
Un appel fait à quelques amis fournit la somme nécessaire pour acheter
à Maria un petit fonds de modiste dans une ville voisine. La per-
sonne était intelligente, elle réussit et eut bientôt une bonne clientèle.
Elle était restée en relations régulières avec son sauveur. Celui-
ci venait d'être transféré à Elberfeld, quand il reçut une lettre lui
annonçant que Maria était gravement malade et désirait instamment
le voir. M. et MBt Heinersdorff partirent aussitôt. Maria dit au
pasteur qu'elle sentait qu'elle allait mourir, qu'elle avait encore
deux choses à lui demander : d'abord, devait-elle avouer tout son
passé à sa mère qui la soignait et n'en connaissait qu'une partie?
Elle était prête à le faire, mais elle craignait l'émotion qu'elle cau-
serait à une honnête mère de famille. « Non, lui fut-il répondu,
laissez votre mère dans l'ignorance; elle a assez souffert, il n'y a
aucune utilité à lui causer ce chagrin. — Et maintenant, reprit la
malade, promettez- moi d'exercer envers d'autres l'œuvre de salut
que vous avez accomplie à mon égard. Il le faut, c'est votre devoir ! »
M. Heinersdorff résistait, il ne se sentait pas porté vers ce genre
d'apostolat. Mais Maria insistait, elle serrait le bras du pasteur,
elle le regardait de ses yeux fixes de mourante, et elle répétait
toujours : « Il le faut, c'est votre devoir! » C'était le mot de la dia-
conesse de Dortmund... Le pasteur finit par baisser les yeux sous
ce regard en murmurant : « Eh bien, oui! je vous le promets. »
Trois jours plus tard, Maria mourait. Sa vie n'avait pas été
inutile; elle avait assuré le salut de centaines de pauvres femmes,
tombées comme elle.
L'occasion de tenir la promesse faite ne tarda pas à se présenter.
Une femme sortant de la maison de correction avait été refusée par
l'administration d'un asile pour filles repenties parce qu'elle ne
remplissait pas les conditions d'âge prévues par le règlement.
M. Heinersdorff loua une petite maison dans la banlieue d'Elberfeld,
il y installa un ménage dont il connaissait de longue date le mari,
homme excellent et profondément religieux, et il lui confia cette
première pensionnaire. C'était en janvier 1882.
D'autres vinrent bien vite la rejoindre. Tous les jours sortent de
prison ou de l'hôpital nombre de femmes qui n'ont ni parents ni
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340 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
foyer pour les recevoir, pas même un domicile de secours où de-
mander assistance. Elles n'ont pas d'argent, pas d'emploi. Com-
ment vivre? La chute est d'autant plus fatale que la plupart ont
leur santé compromise, souffrent de cet affaiblissement de la volonté
qu'amène la misère, quand ce n'est pas un effet de tares héréditaires.
Elles ont besoin pour se reconnaître d'un abri qui constitue pour
elles une sorte de stage intermédiaire entre la vie renfermée et la
liberté complète, il leur faut un appui, des conseils, un peu de
cette sympathie dont elles ont été si longtemps privées...
Cemment faire un tri entre tant de misères? Toutes les catégo-
ries antérieures s'étaient toujours montrées « courtes par quelque
endroit », laissant en dehors de leur action certains cas intéressants.
M. le pasteur Heinersdorff prit le parti d'ouvrir sa porte toute
grande, sans distinction d'âge, ni de précédents, ni d'origine. « Ne
jamais refuser rien ni personne », fut la devise de sa fondation. La
seule condition réclamée était d'être valide et de consentir à tra-
vailler en vue du relèvement.
C'était le principe même adopté par H. le pasteur de Bodel-
scbwingh quand il avait créé Wilhelmsdorf ; aussi l'asile d'Elberfeld
fut-il considéré plus tard comme la première colonie ouvrière pour
femmes ou, plus simplement, colonie d'ouvrières1.
La petite maison d'Osterbaum fut bientôt remplie; les demandes
continuaient à affluer, force fut de se lancer dans une construction.
Un vaste terrain fut acquis en dehors de l'agglomération urbaine,
dans une rue nouvellement tracée, Strassburgerstrasse. Un édifice
important y fut construit, comprenant un sous-sol, un rez-de-
chaussée, deux étages et des greniers. Des chambres y sont dispo-
sées pour cinquante pensionnaires, soit isolées, soit groupées par
trois, jamais deux. Au rez de- chaussée se trouvent les salles de
travail, de réunion, d'autres pour les repas. La pièce la plus remar-
quable de l'édifice est une vaste buanderie, dotée de tous les per-
fectionnements les plus modernes. Sur la façade on inscrivit la parole
de miséricorde : « Je ne repousserai pas celui qui vient à moi. »
« La blanchisserie constitue la principale occupation des pension-
naires, avec ses annexes, le repassage et le raccommodage. Elle
donne des produits importants et emploie constamment une tren-
taine de femmes. D'autres travaillent à la couture, quelques-unes
s'occupent des travaux intérieurs (cuisine, ménage) ou du jardin,
1 Voici La définition du but de l'œuvre donnée par les statuts : a L'asile
oftre aux personnes du sexe féminin, qu'elles soient en danger moral, déjà
tombées ou meaacées de se perdre définitivement faute d'un appui chari-
table, un abri, des secours religieux, un apprentissage professionnel, un
salaire, et plus tard une position et un domicile fixe. »
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 341
qui fournit les légumes. Les plus vieilles tricotent ou découpent
des étiquettes, mais le travail est la loi pour toutes.
Ce n'a pas été facile de l'organiser avec de pareils éléments. La
plupart de ces filles n'ont même pas le sens de ce qui leur manque,
il faut éveiller chez elles le désir de mieux faire, l'horreur du men-
songe qu'elles pratiquent inconsciemment, l'idée même de la mora-
lité. Un jour, une enfant de quinze ans lavait des carreaux à une
fenêtre du second étage. Elle croit s'entendre appeler de la rue par
une voix connue, elle s'avance sans réfléchir, machinalement, et
tombe d'une hauteur de treize mètres. On la crut morte quand on
accourut pour la relever; elle se remit cependant.
Pour diriger un pareil personnel, sous la haute autorité du fon-
dateur, il suffit d'une « mère de famille », généralement une diaco-
nesse, et de quatre auxiliaires. Chacune d'elles est spécialement
chargée d'un service distinct dont elle a la responsabilité.
Les soins médicaux sont assurés gratuitement par un médecin,
un chirurgien, un oculiste et un dentiste. Il en est de même pour
l'enseignement religieux. Un professeur fait des cours réguliers à
toutes les pensionnaires qui n'ont pas seize ans, et dont l'instruc-
tion a presque toujours été singulièrement négligée.
Comme dans les colonies d'hommes, le travail des deux premiers
mois n'est pas rétribué. Ensuite, chaque ouvrière touche une gra-
tification dont le montant est porté sur un carnet. Celles qui restent
assez longtemps peuvent se former un pécule suffisant pour leur
entrée en service ; il leur est remis sous la forme d'un livret de la
caisse d'épargne municipale.
La durée du séjour est fort variable. Il y a de nombreux départs
dans les deux premiers mois. Les plus mauvais éléments s'élimi-
nent d'eux-mêmes; la porte est toujours ouverte, pour sortir comme
pour entrer, les fenêtres n'ont pas de treillage ni les portes de
verrous. Quelques-unes sont dirigées sur des établissements spé-
ciaux qui leur conviennent particulièrement : alcooliques, prosti-
tuées, filles-mères, enfants de moins de douze ans.
Celles qui persévèrent au delà de deux mois restent générale-
ment le temps jugé nécessaire à leur relèvement. La durée la plus
-ordinaire de ce stage est de deux ans. Exceptionnellement, quelques
natures mieux douées peuvent être placées au bout d'un an ou de six
mois, d'autres ont des tares spéciales qui obligent à les garder plus
longtemps. M. Heinersdorf est l'arbitre souverain en cette matière.
11 est de principe absolu que toute fille qui accomplit son stage
jusqu'au bout ne sort qu'avec un emploi. Trouver des places est
un gros souci; il faut multiplier les démarches, les lettres, les
visites. On y arrive cependant, grâce au manque de main-d'œuvre
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342 L'ASSISTANCE AUX OUVBIBBS SANS TRAVAIL
féminine qui se fait sentir dans toute la région. Les demandes de
domestiques sont particulièrement nombreuses; on ne peut les
satisfaire toutes, car la direction tient à ne pa9 s'exposer à des
reproches et ne met en condition que les femmes dont elle croit être
sûre. La grande majorité sort en qualité d'ouvrières. Les maî-
tresses de maison y regardent de moins près, et beaucoup de ces
ouvrières se placent ensuite seules comme domestiques.
Une fois sorties, les ex-pensionnaires restent en relations avec
l'asile. Elles peuvent toujours y revenir le dimanche, et quand elles
se trouvent momentanément sans emploi. On les décide générale-
ment à laisser leurs livrets de caisse d'épargne entre les mains de
la « mère de famille » et à y ajouter un versement mensuel. Les
dames patronesses les visitent à domicile, et à l'hôpital, quand elles
sont malades.
Celles qui acceptent ce patronage peuvent être considérées
comme sauvées. Elles reprennent une vie régulière, quelques-unes
se marient. L'an dernier, le pasteur HeinersdorfT a célébré, dans la
grande salle de l'asile, le mariage d'une de ses patronnées, qui
s'était particulièrement fait remarquer par sa bonne tenue.
Le nombre des succès n'excède guère le tiers des pensionnaires.
Un second tiers demande de longs soins, beaucoup de travail et
de patience, et le résultat reste souvent douteux.
Le troisième tiers se compose de celles qui disparaissent avant
le temps voulu et ne donnent plus de leurs nouvelles. On a le
droit de les considérer comme perdues.
Et pourtant, pour quelques-unes au moins, la semence généreu-
sement répandue germera tardivement. Il y a quelque temps, H. le
pasteur HeinersdorfT rentrait de ses courses quand il vit une
femme âgée occupée à déchiffrer l'inscription qui décore la façade
de l'asile. Il s'approcha et se mit en devoir de la lui commenter.
« Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur le pasteur? lui dit son
interlocutrice, je suis Emilie, que vous avez recueillie il y a quinze
ans et qui vous a donné tant de soucis. Après m'être sauvée de
chez vous, j'ai eu encore bien de la misère ; j'ai réfléchi aux conseils
que j'y avais reçus et j'ai résolu de changer de vie. J'ai fait la
connaissance d'un ouvrier âgé, resté veuf avec de petits enfants.
Il m'a épousée, j'ai élevé ses enfants, nous vivons heureux mainte-
nant. J'avais depuis longtemps envie de revoir la maison où j'ai
été recueillie, mais je n'aurais jamais osé vous aborder si vous ne
m'aviez adressé la parole le premier. »
D'où viennent-elles? De la prison, de la maison de travail forcé
ou de l'hôpital pour la plupart; quelques-unes de la rue, avant
d'être arrêtées. Certaines des plus jeunes sont amenées par leurs
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 343
familles, qui ne peuvent rien en faire. Ce sont là les grandes
sources de recrutement.
Une nouvelle est venue s'y ajouter depuis un an. En vertu de la
loi du 2 juillet 1900 sur l'éducation préventive, les magistrats ont
le droit de placer provisoirement dans un établissement les enfants
pour lesquels il pourrait y avoir danger à attendre la décision du
Landeshauptmann. Treize enfants ont été ainsi confiées à l'asile.
La direction n'a pas voulu refuser son concours à cette loi de
salut social; mais elle ne tient pas à les conserver au delà du
temps strictement nécessaire. Ces mineures sont placées par auto-
rité de justice et ne conviennent pas à un établissement organisé
sur le principe de la libre accession.
En attendant, c'est un bonheur pour ces jeunes filles profondé-
ment perverties, pour la plupart, de séjourner quelques semaines
dans un milieu laborieux et chrétien. En parcourant les divers
ateliers avec Mm* Heinersdorff, qui avait bien voulu diriger ma
visite, je fus surpris de voir des enfants, des jeunes filles, des
femmes âgées travailler côte à côte; ne devait-on pas redouter que
les plus jeunes fussent perverties par leurs aînées? « C'est une
objection qui nous a souvent été faite, me fut-il répondu; elle
n'est pas fondée. Les femmes d'un certain âge qui sont ici y
restent volontairement, leur présence seule prouve qu'elles ont la
ferme intention de se relever. Leurs avis et leur exemple font plus
pour convaincre les jeunes que nos propres conseils. »
La ville s'est développée depuis vingt ans. Le quartier désert
où s'était établi M. Heinersdorff est aujourd'hui bâti, et les cons-
tructions entourent l'asile. En 1900, il a fallu acquérir une mai-
son voisine, dans laquelle allait s'installer un débit de vins.
On a utilisé l'immeuble en y ouvrant un Frauenheim destiné à
recueillir les femmes de condition aisée qui ne peuvent vivre dans
leurs familles par suite de mauvais instincts ou de mauvaises habi-
tudes : alcooliques, morphinomanes, victimes de perversions
d'autre genre. Le nombre en est plus grand qu'on ne le croit. La
première pensionnaire fut la sœur d'un pasteur qui s'était adonnée
à la boisson à la suite de chagrins de famille. La direction a été
confiée à une dévouée collaboratrice de l'œuvre, qui a ouvert un
atelier de confection pour dames. Elle a actuellement sept pen-
sionnaires. Là aussi, le séjour prolongé constitue la condition
essentielle du succès *.
4 L'asile jouit de la personnalité civile. U est administré par un comité
de douze membres, six d'Elberfeld et six de Barmen, qui ont constamment
élu comme président le pasteur Heinersdorff.
Les jeunes filles domiciliées dans la province de Westphalie sont reçues
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344 L'ASSISTANCE /DX OUVRIERS SAKS TRAVAIL
Au moment même où le M. le pasteur Heinersdorff organisait
son asile, un de ses confrères du centre de l'Allemagne cherchait,
de son côté, la solution des mêmes difficultés; s'inspirant également
de l'exemple donné & Wilhelmsdorf, il créait une organisation qui
présente une analogie complète avec celle que nous venons d'exposer.
M. le pasteur Isermeyer, de Hildesheim, était à la fois aumônier
de l'asile d'aliénés et de la maison de travail forcé pour femmes
de Himmelsthtir. 11 constata que l'état d'abandon et de dénùment
dans lequel se trouvaient les pensionnaires sortant de ces deux éta-
blissements est la véritable cause du plus grand nombre des chutes.
Pour venir au secours des mieux disposées entre les libérées, il
loue une petite maison à Achtum, village voisin de Hildesheim,
et y installe huit pensionnaires, sous la direction d'une personne
sûre. Leur nombre augmentant, il achète un terrain de deux hec-
tares à Himmelsthtir et y construit un refuge auquel il donne le nom
de « Foyer de la femme » . Une grande blanchisserie y est organisée
pour occuper les pensionnaires. Cet établissement se développe
progressivement et reçoit actuellement cent trente femmes réparties
en six familles, dirigées chacune par une « mère de famille » et une
auxiliaire. Autour de l'asile se sont élevés successivement d'autres
établissements qui en forment le complément : asile spécial pour
femmes alcooliques qui n'ont pas subi de condamnation ; établis-
sement d'éducation pour les jeunes filles en danger moral ayant
dépassé l'âge de seize ans ; pensionnat pour les femmes de condition
usée, atteintes de maladies nerveuses ou d'habitudes à corriger. Ce
sont les mêmes institutions qu'à Elberfeld, avec un personnel plus
nombreux, mais conduites d'après les mêmes principes : le travail,
la prière, l'action personnelle et continue sur les ouvrières, toujours
libres de partir si elles le veulent.
L'exemple ainsi donné sur deux points différents a été bien vite
suivi. En 1896, huit établissements de ce genre existaient déjà
en Allemagne, lorsque les colonies d'ouvrières ont été admises
à faire partie de l'Union centrale des colonies ouvrières. Leur
nombre s'élève aujourd'hui à treize; tantôt sous le nom d'asile
(Zufluchtshaus), tantôt sous celui de foyer de la femme (Frauen-
heim)t tous poursuivent le même but, ainsi défini par les statuts de
la maison de Himmelsthtir : « L'asile est créé pour recevoir les
femmes ou filles sans foyer, sans travail et sans domicile de secours,
gratuitement, on raison des subventions accordées par la province et par
un certain nombre de villes. Les autres paient 50 pf. par jour, en principe
du moins.
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1/ASS1STAKCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 345
pour leur tendre la main d'après les principes adoptés pour les
hommes par les colonies ouvrières, en vue de les aider à se relever
et de les mettre en état de devenir des membres utiles de la
société1. »
VIII. — Conclusion.
Sur la couverture du Voyageur^ l'excellente petite revue que
nous. avons souvent citée, on voit, à gauche du titre, l'ouvrier
hirsute, maigre et loqueteux qui arrive à la colonie, dont il sort,
à droite, engraissé, rasé, bien vêtu, se dirigeant vers l'atelier où sa
place est retenue.
Cette double image symbolise l'idéal enti*evu par les fondateurs
des premières colonies; nous avons constaté qu'ils l'ont réalisé
dans une large mesure. On n'a pas oublié les exemples de relè-
vement obtenus à Bethel ; nous aurions pu en allonger indéfiniment
la liste. Il n'est pas un rapport annuel de l'une quelconque des
colonies qui ne mentionne un ou plusieurs faits de ce genre.
Il n'y a toutefois pas à dissimuler que les ouvriers ainsi relevés
constituent une faible minorité. Si nous consultons les statistiques
si consciencieusement établies soit par H. le docteur Berthold, soit
par les employés du Comité central 2, nous voyons que le nombre
des placements effectués ne dépasse pas 16,50 pour 100 du nombre
1 Nous donnons ici la liste complète de ces établissements, moins facile
à trouver que celle des colonies d'hommes :
1. Asile d'Elberfeld-Barmen, 1882;
2. Foyer de la femme à Himmelsthûr, près Hildesheim, 1884;
3. Asile de Lippspringe (Westphalie), 1886, avec succursale à Teck linburg;
4. Asile de Gross-Salze (province de Saxe), 1886;
5. Asile de Borsdorf, près Leipzig;
6. Asile de Tobiasmûhle, près Dresde, 1894;
7. Foyer de la femme à Steglitz, près Berlin, 1895;
8. Asile de Kœstritz, près Géra (Thuringe), 1896;
9. Asile de Hambourg, Martinistrasse 40, 1887 ;
10. Asile Lindenbaus à Wiesbaden, 1890;
11. Asile de Neumûnster (Holstein);
12. Asile d'Eckenheim, près Francfort-sur-ie-Mein;
13. Asile de Nuremberg, 1901.
3 M. le docteur Bertbold a publié sept brochures successives dans les-
quelles il examine le développement des colonies par périodes de deux ou
trois ans, en accompagnant cette étude des renseignements statistiques les
plus complets et les plus intéressants. On pourra juger du travail que s'est
imposé Fauteur quand on saura que, pour établir la seule statistique du
nombre d'admissions dans les colonies, il a collationné et classé par ordre
alphabétique 61,000 fiches individuelles.
Les travaux de M. Berthold s'arrêtent malheureusement en 1898; il est
décédé en 1893.
Nous avons consulté pour la période postérieure les relevés mensuels
établis par les employés du Comité central et publiés dans le Wanderer.
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346 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRATA1L
total des individus qui laissent annuellement les colonies. Ceux-là
ont désormais un emploi, on ne les reverra plus. Ils constituent
donc à peu près la proportion à attribuer aux meilleurs sujets,
ceux qui ont pleinement saisi la main tendue vers eux. Par contre*
nous constatons que le but de relèvement n'a pas été atteint pour
le plus grand nombre, environ les quatre cinquièmes. Ceux-ci par-
tent^ l'aventure, sans emploi, exposés aux pires accidents ;# trop
souvent, leurs agissements déconsidèrent l'établissement dont ils
sortent et dont ils n'ont pas voulu accepter la direction assez
longtemps pour se corriger. De là naît, chez un grand nombre de
patrons, une prévention contre les colonies. Il arrive parfois que de
bons ouvriers, victimes d'un chômage ou d'un accident, mais en
possession d'un métier défini, préfèrent chercher eux-mêmes un
emploi sans recourir aux bons offices du « père de famille ». Ils
craignent que l'étiquette de la colonie ne soit pas pour eux
une recommandation.
C'est certainement là une des causes qui expliquent la décrois-
sance du nombre des placements qui s'élevait à 27 pour 100 au
début et a diminué progressivement de plus du tiers.
Ce n'est pas la seule. Cette diminution devait fatalement se
produire, étant donnée la conception originaire : accueillir tout
homme, quel que soit son passé, à la seule condition qu'il consente
à travailler. Au moment où il prenait l'initiative de ce mouvement,
M. de Bodelschwingh évaluait à 200,000 le nombre des individus
circulant sur les routes, dont 100,000 mendiants incorrigibles1,
80,000 hommes disposés à travailler, 20,000 au plus susceptibles
d'être amendés et reclassés. Or si son programme excluait les
paresseux, il accueillait tous les travailleurs, non pas seulement
les ouvriers ayant appris un métier, mais aussi ceux qui ont grandi
au hasard, sans travail régulier, sans formation morale; même les
natures bornées intellectuellement ou physiquement, livrées sans
résistance aux impulsions du moment. Comment placer ces hommes
de peine ou journaliers qui ne savent aucun métier, ces condamnés
libérés que tout le monde repousse, toutes ces victimes de l'alcool
et de la misère, usées à la vie du trimard, dont la figure ravagée
trahit le passé, que personne n'embauche quand ils se présentent?
Parfois, dans un moment de presse, ils trouveront un emploi
4 Nous avons déjà dit combien les appréciations varient en ces matières.
Ainsi M. le docteur Mûusterberg, dont la haute compétence est universel-
lement connue, calcule la charge imposée par les vagabonds professionnels
sur une moyenne de 15 à 20,000. Il est vrai qu'il ajoute immédiatement
que ce chiffre est certainement inférieur à la réalité. (V Assistance, trad.
R. Bompard, Paris, 1902, p. 212).
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 347
transitoire; mais bientôt remerciés, ne sachant que devenir, ils
reprennent instinctivement le chemin de la colonie. Dès la réunion
générale de 1889, ont constatait que ces chevaux de retour, ces
« Koloniebummler », comme on dit là-bas, formaient le quart de
l'effectif total; aujourd'hui leur nombre atteint les deux tiers,
67 pour 100.
Les statistiques dont nous avons parlé sont à cet égard pleines
d'intérêt. Parmi les gens qui se présentent pour la première fois
dans une colonie, le tiers environ n'a jamais subi de condamna-
tions f; à la seconde admission, cette proportion descend au cin-
quième; à la sixième, nous comptons 90 pour 100 de condamnés;
tous l'ont été à partir de la huitième admission. Il y en a qui sont
revenus dix- huit, vingt et vingt -deux fois demander asile à la
maison hospitalière!
Que faire? Convient-il de fermer la porte des colonies à ces visi-
teurs trop fidèles? Faut-il prendre des mesures pour limiter le
nombre des admissions & trois, comme le demandait, en 1886,
M. le président de régence von Diest, ou réclamer la preuve d'un
travail exécuté au dehors avant une nouvelle admission, comme
Ta proposé récemment le directeur de la colonie de Berlin a?
« Mais, a-t-on objecté, ces gens sont intéressants; ils viennent
d'eux-mêmes à la colonie pour ne pas encourir une condamnation
nouvelle; si vous les repoussez, ils seront fatalement arrêtés, ils
encombreront les prisons de courtes peines, ils achèveront de s'y
corrompre dans l'oisiveté, et deviendront par la suite de véritables
criminels. A la colonie, ils se conduisent bien, ils font un travail
utile qui paie une grande, partie de leur dépense. La discipline de
la maison d'arrêt les a matés, ce sont généralement les plus soumis
entre les colons. »
Beaucoup de ces malheureux s'efforcent donc d'éviter la prison,
1 II convient de constater que ces condamnations n'ont pas toutes la
même gravité; plus de la moitié des individus qu'elles ont atteint n'ont
été frappés que des arrêts de police ou du renvoi à la maison de travail
forcé, qui en est la peine accessoire pour les vagabonds et quelques autres
catégories (art. 361 et 362 du Gode pénal de l'Empire). 7,5 pour 100 seule-
ment ont encouru la peine de la réclusion. Voici, du reste, les chiffres
proportionnels résultant de 9,831 cartes de condamnés dépouillées par
M. Berthold pour la période 1891-1893 :
Arrêts de police 3,905 soit 40 pour 100
Maison de travail forcé. . . 697 — 7 —
Prison 4,455 — 45,5 —
Réclusion JJU — 7,5 —
Total 9,831 — 100 —
* Conférence des directeurs de colonie réunis à Ksestorf (Hanovre) du 19
au 21 juin 1902.
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348 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
ils viennent à la colonie comme à un port de salut, ils cherchent
un arrêt dans leur vie de misère, souvent ils demandent à être
conservés indéfiniment. On en a relevé qui sont depuis trois ans,
sept ans parfois, dans la même colonie sans donner lieu à aucune
plainte. Pourquoi les rejeter sur le trimard, et de là en prison?
Le comité central s'est laissé toucher par ces raisons; il n'a pas
voulu imposer une limitation rigoureuse à ses adhérents. Tout en
estimant qu'un délai de quatre à cinq mois est nécessaire et suffi-
sant pour qu'un homme puisse se refaire physiquement, payer son
habillement et se préparer au placement, il a admis pour les direc-
teurs la faculté de conserver plus longtemps les ouvriers qui leur
paraîtraient intéressants, sauf à faire connaître leurs motifs au con-
seil d'administration. Seule, la colonie de Seyda (province de Saxe)
maintient le principe de la sortie obligatoire au bout de cinq mois.
La colonie familiale, telle qu'elle est organisée à Schœferhof,
présente, du reste, la meilleure des solutions pour ces reclus volon-
taires. Le jour où plusieurs établissements de ce genre existeront
sur divers points de l'Allemagne, les colonies pourront revenir à
l'application rigoureuse du principe posé au début, à savoir que la
colonie est un lieu de passage offrant au chômeur involontaire un
abri pour se ressaisir en attendant un placement définitif.
Nous avons rencontré une seconde série d'individus pour laquelle
on a demandé depuis longtemps des établissements spéciaux : ce
sont les alcooliques. L'eau-de-vie est le grand pourvoyeur de3
colonies, comme des prisons, du reste. Quand la terrible passion
commande, l'ouvrier abandonne son travail, vend ses outils, ses
vêtements au besoin, pour la satisfaire. Ici encore, la lecture des
rapports est tristement suggestive. « Nous avions dernièrement, à
la colonie de Hambourg, un pensionnaire d'un certain âge, intelli-
gent, bon travailleur, qui nous donnait toute satisfaction. Il avait
occupé jadis une position relativement élevée, son fils aîné pour-
suivait ses études dans une université. Quelques jours avant Noël,
il reçut par la poste la thèse de doctorat de son fils avec la somme
nécessaire pour aller passer les fêtes au milieu des siens. On le
laissa sortir avec une permission de huit jours. Deux jours après,
nous apprîmes qu'il avait dépensé au cabaret l'argent de son voyage
et qu'il avait passé le jour de Noël en prison *. »
Contre une telle passion, il n'y a qu'un remède : l'asile spécial
avec séjour prolongé, au moins pendant un an, mieux encore pen-
dant deux ou trois. On l'a compris, au comité central des colonies.
Nous avons signalé, au cours de* cette étude; les asiles ouverts à
Friedrichshtitte, à Maria- Veen ; nous pouvons ajouter ceux qui fonc-
1 Rapport de la colonio ouvrière de Hambourg pour 1901, p. 4.
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L'ASSISTANCE AUX OOVRIEBS SANS TRAVAIL 349
tionnent à Rickling (Sleswig-Holstein), à Isenwald près Kaestorf
(Hanovre), à Eisenhof près Pollnow (Poméranie).
Des mesures effectives ont donc été prises en faveur des deux
catégories de pensionnaires dont le nombre croissant alourdit le
fonctionnement des colonies et a pu leur attirer un certain dis-
crédit. À mesure que le nombre de ces établissements spéciaux
augmentera, il deviendra facile de tenir plus strictement la main à
l'exécution des règles prévues pour les réadmissions, à la réunion
générale de 1896 «.
Les colonies ont, en effet, leurs règles communes destinées à
assurer à l'institution un fonctionnement uniforme sur tous les
points de l'Allemagne. Les principes en ont été fixés dès 1883, à
Hanovre, lors de la première réunion des comités locaux où a été
décidée la formation du comité central qui siège à Berlin. Mais si
les « thèses de Hanovre » constituent en quelque sorte la charte
de l'association, cette constitution est essentiellement perfectible.
Ceux qui en ont la garde s'efforcent incessamment d'y introduire
les améliorations et les extensions suggérées par l'expérience.
C'est ainsi que, depuis quelques années, on a considérablement
développé le placement, par un accord avec les bureaux munici-
paux et avec les bureaux gratuits ouverts dans un grand nombre
d'auberges hospitalières. Plus récemment encore, on a étendu aux
colonies la disposition des caisses d'épargne fondées par ces mêmes
auberges. En six mois, les pensionnaires de la seule colonie de
Freistatt ont versé 1,500 marks; au cours de l'exercice 1901,
25,000 marks ont été déposés dans 181 bureaux. Les retraits ne
se sont élevés qu'à 17,000 marks, en sorte qu'il reste une somme
de 8,000 marks qui représente le capital appartenant aux chemi- -
neaux allemands.
Ce serait peu pour chacun, si tous devaient y participer ; mais
les fondateurs de la caisse d'épargne n'ont pas la prétention de
transformer tous les vagabonds en capitalistes. Ils savent qu'il y a
parmi les pensionnaires des colonies un déchet social inévitable;
la langue allemande, par une de ces associations de mots qui lui
1 Ces règles se résument en trois points essentiels :
i° N'admettre l'ouvrier qui se présente pour la seconde fois que dans la
colonie où il a déjà travaillé ou dans celle de son domicile.;
2° Exiger un temps d'engagement plus long sur le contrat signé;
3° Prolonger d'une semaine à chaque réadmission le temps d'épreuve
pendant lequel aucun salaire n'est alloué au colon.
On recommande de plus aux directeurs de ne jamais accueillir les vieil-
lards incapables de travailler, mais de les renvoyer à l'assistance commu-
nale, à qui incombe le devoir de leur assurer le secours nécessaire à leur
existence*
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350 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
sont familières, a baptisé ces individus « l'humanité inférieure des
asiles », et le romancier russe qui les a le mieux étudiés les qua-
lifie durement de « ex-hommes ». Il n'apparaît pas que, jusqu'ici,
il ait été au pouvoir de personne de faire disparaître ces épaves de
la misère, victimes de la paresse et de l'in conduite; mais le devoir
de tous est de s'efforcer incessamment d'en diminuer le nombre, de
tendre la main à tous ceux qui font leur possible pour échapper à
cette déchéance. C'est à quoi travaillent pour leur part, et non
sans succès, les colonies ouvrières allemandes en développant chez
ceux qu'elles recueillent les idées religieuses, l'amour du travail et
de l'épargne, le sentiment de la dignité humaine.
A côté du rôle moralisateur et charitable que remplissent les
colonies, il convient de faire ressortir leur importance économique.
Les « thèses de Hanovre » avaient posé en principe que l'agri-
culture doit constituer la principale occupation des colons, le
travail industriel n'intervenant que subsidiairement, dans une
mesure aussi restreinte que possible. La main-d'œuvre agricole est
en effet créatrice de travail, spécialement quand elle commence
par mettre en valeur des terres incultes jusque-là ; ses produits
sont fongibles, et leur consommation augmente le bien-être général
en étendant les besoins. Avec la production industrielle, au con-
traire, on doit toujours craindre de faire concurrence à l'ouvrier
normal, de produire par suite le chômage auquel on annonce
l'intention de remédier.
Nous pouvons constater que les colonies ouvrières sont restées
fidèles à ce programme. Sur trente- deux établissements, trois seu-
lement ont un caractère industriel, qui se justifie par leur situation
dans de grandes villes et l'emploi habituel de leur clientèle. Les
vingt-neuf autres possèdent un vaste domaine rural de près de
5,000 hectares, dont la plus grande partie a été conquise par le
travail des pensionnaires, soit sur des sables stériles, comme à
Wilhelmsdorf, Lûhlerheim et Kœstorf, soit sur des marais à tourbe,
comme à Freistatt, Friedrich-Wilhelmsdorf, Seyda, Meierei. Il y a
eu là création d'un capital considérable, officiellement constatée
par les évaluations croissantes des agents du fisc. Des récoltes de
céréales, des prairies ont remplacé les champs de bruyère; déjà cer-
taines colonies se préoccupent du manque de main-d'œuvre et pro-
cèdent à des acquisitions en vue d'assurer l'avenir de leurs clients.
Sur ces terres nouvelles, la compétence personnelle des direc-
teurs a introduit souvent des modes de culture perfectionnés,
inconnus dans la région ; ils ont ainsi donné aux voisins un exemple
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L'ASSISTANCE ÀDX OUVRIERS SANS TRAVAIL 3M
qui a amené l'amélioration des produits et la hausse générale du
prix des terres. On a appris à tirer parti de la tourbe en Oldenbourg
et à défoncer les sables de la lande en Westphalie. Les colonies
qui se sont adonnées à la production du lait, comme Maria-Veen,
Schaeferhof ou Dauelsberg (Oldenbourg), ont amené une transfor-
mation de la race laitière dans leur voisinage. L'exemple de Meierei
a propagé dans une partie de la Poméranie l'excellente race de
bœufs du Simmenthal.
Sur plusieurs points, on a joint à la culture des industries
accessoires utilisant les produits du sol. C'est ainsi que des tuile-
ries ou des briqueteries importantes ont été créées à Herzogsâg-
mûhle (haute Bavière), à Dornahof (Wurtemberg), à Kae9torf. Le
montant des ventes de briques atteint annuellement 10,000 marks
dans cette dernière colonie. A Wunscha (Silésie), des plantations
d'osiers et de saules fournissent la matière première des travaux de
vannerie qui occupent le3 colons pendant l'hiver, quand on ne
peut labourer au dehors; à Kaestorf, on leur fait fabriquer des
balais ou tresser du jonc, à Dauelsberg, ils confectionnent des
paillons pour les bouteilles. Dans presque toutes les colonies, les
pensionnaires ont largement contribué aux travaux d'installation
et de construction en nivelant le terrain, creusant les fondations,
en travaillant même à la bâtisse, & la charpente, à la serrurerie ou
à la peinture, grâce aux connaissances acquises antérieurement
dans la pratique d'un de ces métiers.
Nous trouvons dans la Prusse orientale, â Garlshof, une organi-
sation du travail toute spéciale et qui montre avec quel soin les
fondateurs de colonies cherchent & s'adapter aux conditions locales.
Dans ce pays où la main-d'œuvre est rare et recherchée, il serait
impossible d'entretenir une exploitation agricole continue, parce
qu'on serait exposé à manquer absolument d'ouvriers pendant l'été.
La colonie consiste uniquement en bâtiments destinés au logement
des pensionnaires, avec quelques ateliers disposés pour un nombre
limité d'ouvriers. L'immense majorité est occupée au dehors, par
groupes de trente & soixante hommes, pour le compte de proprié-
taires qui ont à exécuter sur leurs terres des travaux extraordi-
naires. En cinq ans, ces entreprises ont rapporté en moyenne
10,800 marks à la colonie et elles ont employé les trois quarts des
pensionnaires. Cet exemple a été suivi à KaeUorf, à Wunscha, &
Seyda; la colonie de Meierei a entrepris à forfait des travaux de
drainage et de dessèchement.
Nous avons tenu à appuyer par des exemples cette affirmation,
qui peut surprendre au premier abord, que les colonies ont eu une
influence appréciable sur le développement économique des pro-
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352 L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL
vinces dans lesquelles elles sont installées. L'administration trouve
dans les plus-values ainsi obtenues une compensation pour les
sacrifices consentis par les diètes locales en faveur de ces établis-
sements, soit sous forme d'avances sans intérêts, soit sous celle de
subventions annuelles.
Enfin les colonies ouvrières rendent un service signalé à la police
des campagnes en permettant une répression plus efficace de la
mendicité.
On entend depuis de longues années, en Allemagne comme en
France, des plaintes constantes au sujet du nombre des mendiants
et de leur audace croissante. Pourtant, dans les deux pays, la loi a
prévu le délit et autorise une répression suffisamment sévère pour
intimider le délinquant. Si ce but n'est pas atteint, cela tient uni-
quement à ce que les juges n'appliquent pas la loi. Et s'ils ne
l'appliquent pas, ce n'est pas par un oubli de leur devoir qui serait
coupable, mais uniquement parce qu'ils éprouvent une sorte
d'impossibilité à distinguer nettement le mendiant et le vagabond
professionnels du chômeur involontaire. Par crainte de frapper un
innocent, ils laissent échapper le coupable.
Dans les villes, la bienfaisance privée a cherché à remédier à
cet état de choses par la création de sociétés pour la répression de
la mendicité { . Ces associations procèdent à des enquêtes sur le
compte des indigents signalés par leurs adhérents, elles assurent
le secours approprié à tous les cas intéressants; plusieurs ont orga-
nisé des asiles de nuit ou des ateliers de travail pour assurer le
secours urgent aux valides en échange d'une tâche facile à exécuter.
Les adhérents peuvent donc sans scrupule refuser l'aumône à la
porte ou dans la rue.
Un certain nombre de cercles ont même créé des institutions
analogues dans des centres secondaires. En Saxe, notamment, on
a tenté d'organiser une assistance rationnelle des secours aux
valides. Mais partout l'admission dans les ateliers est soigneuse-
ment limitée, aux ressortissants de l'assistance locale ; si on accorde
un secours aux gens de passage, ce secours est éminemment tem-
poraire. On renvoie les assistés dès le lendemain, entretenant
ainsi la circulation forcée qui crée le vagabondage spécifique. Nous
1 On en trouve notamment à Berlin (Union contre la misère), Hambourg
(Société contre la mendicité), Dresde (Union contre la misère et la mendicité),
Hanovre, Dûsseldorf, Dortmund, Breslau, Gœrlitz, etc. A Elberfeld, la
société locale de V Union des femmes allemandes se fait l'auxiliaire de Tassi*-
tance publique en se chargeant des secours préventifs à domicile et de la
répression de la mendicité.
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L'ASSISTANCE AUX OUVRIERS SANS TRAVAIL 353
savons, du reste, que le même reproche peut être adressé aux
stations de secours en nature dont nous avons fait ressortir par
ailleurs les grands services.
Par leur caractère général, au contraire, les colonies fixent
momentanément ces errants, elles arrêtent la pierre qui roule.
Avec leurs 3,700 places, elles fournissent chaque année plus d'un
million de nuits d'hospitalisation à des gens sans emploi qui
auraient couché à la belle étoile ou importuné les cultivateurs.
Combien de délits, de crimes peut-être, ces gens abandonnés à
eux-mêmes auraient- ils pu commettre sous l'impulsion brutale du
besoin? L'Allemagne vient de traverser une crise industrielle
sérieuse, comparable sous certains rapports à celle des années
1875 à 1880. La circulation des sans travail a augmenté sensible-
ment; nous n'avons cependant pas entendu dire qu'elle ait pris le
caractère calamiteux d'il y a vingt cinq ans.
Cela ne tiendrait-il pas à ce que la police et la justice ont pu
mieux remplir leur tâche? Quand un voyageur sans travail et sans
ressources ne peut fournir la preuve qu'il a recouru à l'hospitalité
d'une colonie, on est en droit de le considérer comme un réfrac-
taire à la loi du travail et de lui appliquer les dispositions du Code
pénal. On sait qu'elles peuvent entraîner le renvoi dans une
Maison de travail forcé, établissement répressif, où le travail est
imposé, non plus paternellement, comme à la colonie ouvrière,
mais avec une discipline rigoureuse qui ne le cède en rien à celle
de la prison.
Les récidivistes qui ont été à même de comparer ont fait leur
choix entre les deux régimes; c'est pourquoi nous les avons vus
figurer en si grand nombre sur les statistiques citées plus haut.
Biais les établissements pénitentiaires sont débarrassés d'autant ! ;
les pensionnaires des colonies sont du moins soumis à une action
moralisatrice qui leur ferait défaut dans la Maison de travail, et qui
porte des fruits pour un grand nombre, bien qu'elle demeure encore
au-dessous de ce qu'avait rêvé l'âme généreuse des fondateurs.
Louis Rivière.
4 Après la fondation des premières colonies, l'administration a constaté
une diminution sensible dans le nombre des détenus condamnés pour
délits ou contraventions.
Quand la colonie de Karlshof a commencé à fonctionner, la diète de la
Prusse orientale lui a accordé une subvention annuelle de 15,000 marks, en
donnant pour motif la réduction prévue du nombre des reclus à entretenir
dons la maison de correction de Tapiau.
25 octobre 1902. 23
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LES ŒUVRES ET LES HOMMES
CHRONIQUE DU MONDE
DE LA LITTÉRATURE, DES ARTS ET DU THEATRE
Bouleversement des saisons. — Froid précoce et f chaleur communica-
tive. » — M. Loubet chasse. —A qui l'Elysée? — Jeu de cache-cache. -
Un mot de Mm« Loubet* — Le Grand- Prix d'automne. — Placement
d'économies. — L'argent français à l'étranger. — Un budget en excédent!
— Les chansons de Montmartre. — Naissance d'une princesse. — L'octroi
de Paris. — Quarante millions de nouvelles taies. — M. Pelletan et les
savons de toilette. — Extension de la fraude. — Nourrice alsacienne.—
Voiture de noce. — Une réforme indispensable. -*- Guerre aux Evoques!
— Proscription de la langue bretonne. — Vibrantes protestations. —
Cent quarante mille mineurs en grève. — Refrains factieux. — Appel à
l'étranger. — Ce qu'a fait la Suisse. — Un scandale. — L'enterrement de
Zola. — Outrage à l'armée. — Saint Dominique et Bourdaloue. — Génie
4e la Réclame. — Bélisaires africains. — Les Congrès. — Une ressem-
blance entre l'Empire et la République, — Rêve de bonnes gens. —
L'Exposition de Jouets. — Le coffre- fort de Mm« flumbert. — Le jeu du
Président. — A bicyclette. — Un oracle académique. — Les Théâtres.
— Reprises partout. — Deux* étoiles. — Invasion wagnérienne. —
Musique française. — Une idée originale.
Quel été ! Quel automne ! Quelles pluies t Quels vents ! Quel froid!
Tel est le lamento qui, depuis des mois, n'a cessé de retentir
dans tous les casinos, sur toutes les plages, dans toutes les villé-
giatures, consternées et grelottantes I — Les calorifères se sont
allumés en août; nous avons eu de la neige en septembre; et sans
« la chaleur communicative des banquets », on ne sait vraiment
pas ce que nous serions devenus 1
M. Loubet lui-même, qui endure pourtant avec philosophie tant
de choses, n'a pu supporter davantage le séjour de Rambouillet,
où la brume des étangs lui causait plus de frissons que les méfaits
de ses ministres, et il à réintégré bien vite l'abri capitonné de
l'Elysée, après une fugue de quelques jours à son berceau enso-
leillé. 11 coupe si souvent les ponts autour de lui, du côté des
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LSS Œ0VRI8 W LKS HOMMES 355
Modérés et des conservateur», que, par exception, il n'a pas été
fâché d'aller là-bas en inaugurer un rapprochant deux rives, et
il a profité de la circonstance pour nous apprendre, — vous
ne vous en doutiez peut-être pas?... — - que « la République est
tolérante, respectueuse de toutes les croyances, amie de la libre
discussion, passionnée pour la justice et la liberté; voulant avant
tout la paix, la concorde et l'union, parce que, comme la patrie,
elle vit d'amour et non de haine... »
11 a vraiment bien fait de nous en donner l'assurance, à moins
que, là aussi, « la chaleur communicative » n'ait entraîné l'orateur
au delà de sa propre pensée et de la réalité des choses...
Depuis qu'Û est revenu de sa Drôme, M. Loubet ne parle, plus.
De peur de se compromettre, il chasse... Un scandale éclate- t-il
dans le monde gouvernemental? Il court à Marly tuer des per-
dreaux. Découvre-t-on des vols considérables à la Banque de
France et dans l'administration des postes? Il s'enfuit à Compiègne
abattre des faisans. Les députés se traitent-ils à la tribune de
coquins, de lâches et de « voyous »? Il se précipite à Fontainebleau
pour y chercher le chevreuil.
C'est un jeu analogue à celui de son principal concurrent & la
timbale présidentielle, qui se dérobe, lui aussi, à toutes les diffi-
cultés de la politique en allant se promener du nord au sud, de
la Suède à l'Italie, en attendant une prochaine escale en Grèce...
Fugit ad salices...
Qui l'emportera finalement à ce jeu de cache* cache et qui
conquerra l'Elysée? — Peut-être ni l'un ni l'autre, bien que,
jusqu'ici, les chances paraissent favorables à l'occupant. — 11
a même circulé à cet égard un mot assez drôle, attribué irrévé-
rencieusement à Mm0 Loubet : « Le nougat tient au palais.,. »
— Hais tout fond en ce monde, les pouvoirs humains comme
les bonbons : demandez à Thiers, au maréchal, à Grévy, à Casimir
Périer, au pauvre Faure, à toute l'histoire...
En attendant, et malgré ses cuisants souvenirs d'Auteuil,
M. Loubet a. voulu assister au grand- prix de la Ville de Paris pour la
rentrée d'automne, et si d'impitoyables averses ont un peu noyé la
oourse, du moins le turf nous a-t-il «consolés par la victoire d'un
cheval français, dont sportsmen, jockeys et bookmakers n'ont pas
manqué d'acclamer le triomphe à l'égal d'une revanche du Siam
et de Fachoda! Qu'importe, en effet, l'humiliation de l'un et la
duperie de l'autre si notre pouliche a battu le pur-sang britan-
nique?...
Pourtant, ce laurier d'hippodrome ne saurait nous distraire entiè-
rement des autres sujets de tristesse et d'inquiétude qui nous
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356 LES ŒUVRES ET LES HOMMES
oppressent. Tragédies privées et catastrophes publiques s'accumulent
pour assombrir notre horizon, et M. Loubet lui-même s'en montre si
impressionné qu'en voyant la rente tomber au-dessous du pair et
les millions de l'économie populaire se retirer des caisses d'épargne,
il s'est hâté de placer ses fonds, comme un bon père de famille, en
Suisse, en Allemagne, en Angleterre... Et le Journal Officiel nom
apprenait ensuite que, devant cette précaution du chef de l'Etat,
plus de 29 milliards d'argent français ont émigré prudemment à
l'étranger?...
Oui, 29 milliards! qui, au lieu de féconder nos industries, sont
allés chercher hors des frontières les garanties et la sécurité que
ne leur offre plus le gouvernement de la banqueroute nationale...
Et M. Rouvier, malgré sa fertilité d'esprit et sa souplesse de
moyens, n'a pas trouvé d'autre manière d'équilibrer son budget
de 1903 que d'augmenter encore les charges de l'impôt!
Je t'en avais comblé : je veux t'en accabler.
11 relève une foule de taxes et arrive ainsi à présenter, — sans
rire ! — un projet « se bouclant », comme on dit à présent, par un
excédent de recettes de 500,000 francs!...
Ce qui nous laisse tout de même sur le dos les 370 millions de
déficit creusés par le Gaillaux qui se faisait modestement appeler le
successeur de Colbert... Devant de tels chiffres, les petits théâtres
montmartrois, toujours gais et satiriques, ne sont-ils pas en pleine
actualité en faisant applaudir chaque soir : l'Apaisement, — le
Cambriolage, — le Refus de l'Impôt, — le Rasoir Humbert?...
Il n'y manque qu'un couplet sur l'heureuse délivrance de
Mme la baronne Millerand qui, nous apprennent les feuilles radi-
cales, vient de mettre au monde une fille, — pardon ! une princesse,
— future cliente de Paquin...
Quant au baptême, quel qu'il soit, nous sommes bien sûrs d'en
payer les dragées...
Et ce n'est pas encore tout comme surcharge financière.
La Ville de Paris se trouve obligée à son tour d'accroître ses
recettes pour faire face à des besoins nouveaux, et, naturellement,
c'est l'Octroi, cette éternelle bête de somme, qui devra supporter
l'aggravation nouvelle.
Force est, paraît-il, de se procurer 40 millions, et, pour les
extirper aux pauvres contribuables, on va augmenter les droits sur
les conserves de légumes, les produits pharmaceutiques, les savons
ordinaires et savons de toilette, les papiers de tenture, et quelques
autres articles de consommation courante.
Les savons de toilette sont bien indifférents à H. Pelletan ! Hais
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US CEDVRES £T LES HOMMES 357
si les pauvres gens ne peuvent même plus se nourrir de pois
chiches, que leur restera- t-il à se mettre sous la dent?
Déjà, sous le prétexte fallacieux de dégrever les habitants de la
capitale des droits d'entrée sur les vins, cidres, bières et autres
boissons hygiéniques, on les avait chargés de taxes dites de rem-
placement d'un poids deux fois plus lourd. — Voilà que, sans rien
supprimer des droits anciens, on leur superpose aujourd'hui des
taxes nouvelles pour la bagatelle de quarante millions^ afin, dit-on,
d'améliorer « les services hospitaliers! » — N'est-ce pas nous
faire pressentir qu'avant peu nous serons tous réduits à la paille
de l'hôpital?...
C'est qu'en effet nos poches ne sont pas inépuisables et que
l'Octroi, pressuré sans merci, commence à ne plus rendre ce qu'on
lui demande abusivement. Les neuf premiers mois de 1902 accusent
une moins-value de 5 millions par rapport aux évaluations budgé-
taires, et les surcharges annoncées n'auront probablement d'autre
résultat que d'amener une extension des fraudes employées pour
échapper aux griffes d'une fiscalité de plus en plus rapace.
On ne se doute pas de toutes les inventions imaginées dans ce
bat! Voitures automobiles, voitures de laitiers, fiacres de Pompes
funèbres, boites et bidons à double fond, faux Dictionnaires, faux
ouvrages de Droit ou de littérature, coiffures, chaussures, jouets,
poupées, tout est mis en œuvre pour tromper la surveillance, et
l'Octroi de Paris possède en ce genre un musée qui donne la plus
riche idée de l'ingéniosité humaine.
Rien que sur l'alcool, M. Léon Say, dans un rapport officiel,
estimait que la fraude s'élevait à plus de 200 millions par an!
Gtons-en quelques exemples originaux et amusants. — Un jour,
une femme assez jeune et vêtue en nourrice alsacienne passe à
l'octroi avec un poupon entre ses bras. L'employé remarque ses
charmes opulents; il a un doute et il invite la plantureuse nourrice
à entrer dans la salle d'examen, où l'on reconnaît qu'elle a une
poitrine en caoutchouc et que le bébé est en zinc...
Une autre fois, le préposé à la barrière de Neuilly voit passer une
tapissière charriant une noce. Tous les invités étaient d'une gaieté
folle, et, au milieu d'eux, se tenait le jeune marié, amoureusement
penché sur la mariée, immobile, avec les yeux chastement baissés
et les joues rougissantes... Cette noce parait suspecte à l'employé,
et il arrête la tapissière pour examiner les choses de plus près.
Protestations bruyantes des garçons d'honneur! Un brigadier inter-
vient, saute dans la voiture et découvre que la mariée, admirable-
ment peinte et habillée, n'est qu'un mannequin de fer-blanc conte-
nant deux cents litres d'alcool...
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358 m CBOVRIS 1T LIS HOMMES
Paris compte une soixantaine de portes ouvertes à travers le
mur d'enceinte, et, en outre, la régie s'exerce dans toutes les gares
de chemins de fer, aux eqtrepôts, au* abattoirs, sur les bords de la
Seine, même sur l'eau, à l'entrée comme 4 la sortie du fleuve.
Toutes les gares, non seulement de marchandises, nuis de
amples voyageur?, sont des dépendances de l'octroi, dont les
agents vous inspectent, vous interrogent, vous palpent, vous
fouillent au besoin, comme une police indiscrète et une gendar*
merie soupçonneuse,
On a vraiment peine à comprendre une organisation aussi inqu'b
sitoriale et tyrannique dans une civilisation aussi raffinée, visant
aux mœurs les plus libérales! — L'Angleterre n'a jamais eu d'octroi,
la Belgique a aboli les siens en 1860, la Hollande en 1863, l'Espagne
en 1868, l'Allemagne en 1875, la Suède n'en a plus, le Danemark
en est affranchi. — Qu'attendons -nous pour suivre ces exemples?
Oq objecte que l'octroi n'est pas facile à remplacer. — Mais il a
été remplacé partout avantageusement, sauf en France et en Italie.
11 peut donc être suppléé par un système fiscal mieux en harmonie
avec les chemins de fer, les télégraphes, les téléphones, avec tout
l'organisme des sociétés modernes...
Nous avons en France 1,518 villes pourvues d'octroi, produisant
ensemble une recette totale de 333 millions de francs, dont 30 mil-
lions absorbés par la perception. — Sur qui pèse principalement
cette lourde charge? Sur l'agriculteur, sur les producteurs ruraux,
dont elle majore artificiellement les prix en diminuant le nombre
des consommateurs.
On a souvent cité le mot célèbre de Turgot : « L'impôt perçu
par l'octroi des villes est, en réalité, payé par les producteurs des
campagnes. » N'est-ce pas d'une vérité tangible? — La barrière
d'octroi n'est- elle pas une digue à l'écoulement des produits ruraux,
et, dès lors, ne porte- t-el le pas atteinte à la richesse générale du
pays?
Le gouvernement de Napoléon 111, dans sa dernière période, avait
ordonné une enquête sur les octrois, dont la suppression était alors
énergiquement réclamée; mais les travaux de la commission spéciale
chargée d'étudier ce problème furent interrompus par les désastres
de 1870, — L'heure ne serait-elle pas venue de les reprendre?
La question est curieusement examinée dans un livre attachant
auquel nous avons emprunté plusieurs des détails qui précèdent 1,
et qui se termine en exprimant « la conviction absolue que le méca-
nisme fiscal de l'octroi est cent fois plus nuisible aux intérêts moraux
* Vêyage autour de VOctroi de Paris, par Oh. Mayet. i vol. — Librairie
Armand Colin,
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LES ŒUVRES ET US HOMMES 359
et matériels de la France que ne le supposent les esprits les plus
prétends contre lui ».
Certes, si nous apprenions que l'Allemagne, ou l'Angleterre,
possède un canon plus puissant et plus parfait que le nôtre pour
défendre son territoire, nous ne dormirions pas avant d'avoir doté
notre artillerie d'un engin aussi perfectionné. Et pourtant, en
matière d'octroi, nous restons avec des armés de bois devant
les procédés perfectionnés de nos voisins 1 Car, avec ses jauges,
ses solides, son outillage d'inquisition et de torture, F antique
octroi, qui ne devrait plus être qu'un objet dé Curiosité ou de
tiitaple étude pour la Commission du vient Paris* perpétue, selon là
sainte routine, des tàfces et des inodes de recouvrement dont
plusieurs remontent à Dagobert!...
Mais nos gouvernants ont bien autres choses en tète que des
réformes économiques! La guerre aux terribles congrégations est
autrement pressante 1 Et, aptes la chasse aux femmes, nous allons
avoir la chasse aux éVèques, Coupables d'avoir adressé aux Cham-
bres une pétition audacieuse en faveur des éèoles libres! — Qu'on
supprime leur traitement! s'écrie la presse rouge; qu'on les jette
tous en prison ! Qu'on abolisse le Concordat et qu'on supprifne le
budget des cultes ail bêflêflce d'une caisse de retraite pour les
ouvriefsl...
Des évéques, il n'en faut plus! Comme disent les Conseillers
généraux des BotiChes-du-fthôtie, qui refusent pudiquement d'as-
sister au dîner àtinuel de l'assemblée départementale parce que le
préfet a osé y inviter l'évêque de Marseille 1
fit il faut voir avec quel entrain l'amiral Pelletati poufâuit, de
son Côté, à travers lés « apéritifs d'honneur », les « Vins d'hon-
neur », les * fchampâgnes d'honiieur », les « punchs d'honneur »,
son intrépide campagne! Contre toute manifestation religieuse dans
ta marine! Plus de messe à bord, le dimanche! Plus de prière
d'aucune sorte 1 Plus de Vendredi Saint! Et à l'ECole Navale mêtae*
plus de messe du Saint-Esprit pour là reprise des études au Borda!
Les apéritifs suffiront...
L'alcoolique André fonce de même sur l'armée; — le garde des
sceaux et de la famille Humbert interdit la « messe rouge » aux
magistrats; — le ministre « de la dépravation publique » (le mot
est du cardinal Perraud) défend aux instituteurs de conduire leurs
élèves à l'église, et, à plus forte raison, de s'y montrer eux-mêmes;
— et le défroqué Combes, pour punir la Bretagne de sa résistance
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360 LES OBUYRBS ET LES HOMMES
aux cambriolages d'écoles, proscrit l'emploi de la langue populaire
pour les instructions religieuses. Mais, là, la rage antichrétienne
a touché le tuf, et protestants comme catholiques, indifférents aussi
bien que croyants, s'insurgent contre cette atteinte portée à l'âme
même de la race et revendiquent avec énergie le respect d'une
langue séculaire qui a eu ses poètes, ses savants, ses historiens,
et qui, avant Chaj-lemagne, possédait déjà des monuments litté-
raires. — Certes, et sans conteste, le français avant tout; mais
c'est à l'école qu'il appartient de l'enseigner et de le répandre,
et, sous ce rapport, les écoles congréganistes n'y mettent pas
moins de zèle et de patriotisme que les écoles laïques. Quant au
catéchisme et au commentaire de l'Evangile, comment le faire
entendre aux enfants et à la majorité des populations rurales dans
un autre idiome que celui gardé traditionnellement à leur foyer?
— Aussi l'autorité ecclésiastique a- 1- elle déclaré fermement au
ministre renégat qu'elle ne tiendrait aucun compte de ses prescrip-
tions tyranniques. — « Les prêtres, a notifié l'évêque de Quimper
et Léon, continueront à enseigner en breton là où l'instruction
religieuse ne peut être donnée utilement qu'en breton ; et c'est le
cas de l'immense majorité des paroisses de notre diocèse... Les
prêtres ne peuvent pas, ne doivent pas abandonner le breton, et
ils ne le feront pas. Tous, nous continuerons à agir comme parle
passé... »
Et députés, sénateurs, conseils généraux du Finistère et du
Morbihan s'associent à ce langage. — « Au nom des 70,000 Bretons
que j'ai l'honneur de représenter, écrit l'un d'eux à l'ignoble
Combes, il est de mon devoir de protester avec la dernière énergie
contre votre odieuse mesure. Non content de nous avoir ravi une
bonne part de nos libertés, vous osez maintenant porter une main
impie sur tout ce que nous avons de plus sacré dans notre patri-
moine familial, la langue de nos ancêtres! Votre circulaire pourra
venir s'échouer sur la table des mairies, mais soyez convaincu
qu'elle restera lettre morte, car il y a en Bretagne une chose que
vous pourrez peut-être meurtrir encore, mais que vous n'étoufferez
jamais : c'est la conscience nationale, qui ne saurait renier sou
Dieu, son langage et su foi! »
Un autre député soufflette également le ministre de cette apos-
trophe vibrante : « En dépit des ukases d'un renégat méprisé, le
breton se parlera tant qu'existeront nos chênes et nos rochers de
granit, et longtemps après qu'auront disparu les Combes de la
scène politique, nos Bretons et nos Bretonnes se presseront encore
dans leurs vieilles églises pour chanter d'une voix robuste et harmo-
nieuse les cantiques de leur foit »
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LBS GBOVRSS ET LES HOMMES 361
Précisément, le Congrès annuel des Jurisconsultes catholiques
s'assemble après-demain à Rennes, sous la présidence de notre
éminent collaborateur M. de Lamarzelle, et il avisera sans nul doute
aux moyens de défendre efficacement une liberté dont jamais le
pouvoir civil n'avait jusqu'ici contesté ni entravé le paisible exer-
cice... Et il faudra voir si les Celtes de Bretagne seront moins bien
traités par nos gouvernants d'un jour que les Polonais de Varsovie
par l'autocratie russe...
Mais, dans leur imprévoyance et leur aveuglement de sectaires,
nos maîtres du moment se sont mis sur les bras d'autres adver-
saires plus dangereux que des Sœurs en cornette et des Bretonnes
armées de chapelets. La grève qu'ils avaient semée a grandi au
delà de leurs courtes prévisions, et ce qui ne devait être à leurs
yeux qu'un simple moyen d'action est devenu un redoutable péril.
On avait dit tout bas, en jouant avec le feu, à quelques bandes de
faux travailleurs : « Allez! Mettez- vous en grève; réclamez un
minimum de salaire, un maximum d'heures de travail, une retraite
suffisante à cinquante ans, et nous tâcherons de faire triompher
vos revendications auprès du Parlement I... » — Mais la grève a été
trop vite et trop loin; elle a entravé de façon désastreuse l'industrie
et le commerce; elle a effrayé le capital, déchaîné des passions
difficiles à contenir désormais; le sang a coulé, et les instincts
révolutionnaires, provoquant aujourd'hui nos soldats, les sollicitent
de faire cause commune avec ceux qui étaient hier ou qui seront
demain leurs camarades d'usine ou d'atelier :
Ecoutez le refrain de leurs chansons :
Et si le vent dresse des barricades,
Si les pavés ont des lueurs d'éclair,
Devant le peuple, camarades :
La crosse en l'air,
La crosse en l'air !
Et, en même temps, les bandes internationalistes, protégées par
la traîtrise de nos gouvernants, font ouvertement appel aux
mineurs de tous les pays.
a Camarades de Belgique, d'Angleterre, d'Allemagne, d'Autriche,
des Etats-Unis, mineurs de partout, la cause que défendent en ce
moment les mineurs de France vous est commune!... Vous com-
prendrez votre devoir! Vous saurez prendre les mesures les plus
efficaces pour nous soutenir dans la lutte que nous entreprenons ! ... »
Ainsi, désorganisation du travail par la suspension de l'aliment
25 octobre 1902. 24
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36* Ltt CBUVMB IT US HOMMES
nécessaire à toutes les industries; désorganisation de Tannée par
Tappel à l'indiscipline; — conflits sanglants, débats de guerre
civile et ruine universelle, — voilà ce que nos Combes et nos
Pelletan, présidés par un Loubet, lussent complaisatnment pré-
parer sous leurs yeux, quand il suffirait d'un mot, d'un geste pour
tout faire rentrer dans l'ordre.
En veut-on la preuve? — Les « frères » de Suisse avaient
répondu à l'appel des meneurs de France et s'occupaient active-
ment d'organiser la grève générale dans tous les cantons. Déjà
Genève était agitée de graves désordres. L'anarchiste Sébastien
Faure, expédié de Paris pour chauffer le tumulte, enflammait de
ses excitations les réunions publiques; les magasins se fermaient;
les banques arrêtaient leurs opérations, l'inquiétude gagnait la
population entière, quand le Conseil fédéral, lançant résolument
les troupes, — la cavalerie, sabre au clair; l'infanterie, baïonnette
au canon, — dispersa les grévistes, empoigna les chefs du mou-
vement, cueillit Sébastien Faure pour le faire conduire à la fron-
tière; et, en un tour de main, éteignit toute l'échauffourée.
11 avait suffi de le vouloir. — Seulement, chez nous, on ne le
veut pas.
Mais quelle responsabilité formidable pèserait sur la tête de nos
gouvernants, encore plus criminels qu'ineptes, le jour où les
75,000 mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, joints aux
80,000 de la Loire, aux 10,000 de Carmaux, aux 10,000 de Mont-
ceau, aux 5,000 du centre, se coaliseraient en une grève immense
à la veille d'une mobilisation générale et d'une guerre?...
Hais ils pensent bien à cela, nos ministres I Ils étaient, l'autre
semaine, tout à l'insulteur de l'armée, tout au cynique pamphlétaire
qui avait à la fois sali les mœurs nationales et le drapeau, tout à
l'apologiste éhonté du traître hideux qu'ont flétri et condamné deux
conseils de guerre I — Plus ce pornographe antipatriote avait
traîné dans la boue l'armée d'où avait été chassé son père, plus nos
ministres tenaient à prodiguer d'exceptionnels honneurs à sa triste
dépouille, et ils nous ont donné le révoltant spectacle d'un gouver-
nement assez avili pour contraindre officiers et soldats à saluer le
cercueil de l'homme qui les avait le plus outragés I
Alors que ses nobles héros, Bec-Salé, Coupeau, Mes- Bottes,
eussent été seuls i leur vraie place en tète du cortège, c'est un
représentant de M. Loubet et de son digne ministère qui conduisait
le deuil, entre l'ex-détenu de Plle-du-Diable et son compère le
louche Picquard I
Et l'enfouissement civil était & peine terminé, que les adulateurs
du romancier de la Débâcle ouvraient une souscription pour ériger
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LIS CEUVRBS ET LIS HOMES 165
un monument à sa mémoire! — Une statue à Zola, quand Bayard,
Turenne et Gondé n'en ont pas !.. .
Mais il ne faut 'pas trop s'indigner de ces exagérations boursou-
flées de l'esprit rérolutionnaire. Le temps ramène bien vite hommes
et choses à leur place et à leur mesure. Quelques semaines sont à
peine écoulées que le silence succède aux apologies déclamatoires,
en attendant le prochain et définitif oubli.
Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus...
Qui relira, dans quelques années, la Terre, Pot-Bouille et Nana?...
Deux ou trois conseils municipaux de province, où domine
momentanément la basse radicaille, ont eu l'idée saugrenue de
débaptiser, ici nne rue Saint- Dominique, là une rue Bourdaloue,
pour les affubler du nom de Zola. Ce que durera cette mascarade,
on le devine, et l'illustre fondateur des Dominicains comme le
célèbre prédicateur de Louis XIV continueront de planer tranquil-
lement dans leur gloire quand le nom du malpropre auteur de tant
d'oeuvres ordurières aura, depuis longtemps, été les rejoindre dans
lear pourriture...
Le seul hommage vraiment digne de lui qu'ait reçu Zola après
sa mort, c'est celui de la Réclame, dont il avait tant usé pendant
sa viel — Un ingénieux pharmacien avait un produit à lancer, et
il n'imagina rien de mieux que de plagier dans ce but le romancier
qui avait lui-même tant plagié les autres.
« J'accuse, écrivit-il hardiment en tête d'un prospectus, J'accuse
les locaux de travail, usines, ateliers, magasins, où l'homme et la
femme peinent si durement pour un maigre salaire, de manquer
d'air, de lumière et d'e9pace...
« J'accuse les installations ouvrières, dépourvues des garanties
indispensables d'hygiène et de salubrité, sources fatales de maladies
pour les pauvres et les humbles...
« J'accuse tout ce qui conduit à l'épuisement des forces, à l'appau-
vrissement du sang, à la diminution de la race...
« Mais, en même temps que J'accuse, je suis pour la Justice et
pour la Vérité, et elles m'obligent de signaler et de louer sans
réserve le régénérateur puissant qui reconstitue les forces vitales et
rend aux tempéraments les plus affaiblis la virilité de la jeunesse.
— Ce régénérateur infaillible, c'est la Pilule... »
Puis, le défilé des attestations, proclamant que l'incomparable
Pilule guérit radicalement l'anémie, la chlorose, les affections de
l'estomac, les maladies nerveuses, toute une série de souffrances et
de misères, vaincues, dissipées sans retour par une simple botte
de 3 francs 501...
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364 LES ŒUVRES ET LES HOMMES
Vraiment 1 comme disent les charlatans dans les foires, il faudrait
ne pas avoir 3 francs 50 snr soi pour ne pas s'assurer un médica-
ment aussi merveilleux 1
Et voilà comment la Réclame, dont Zola s'était si effrontément
servi pour édifier sa fortune, a fait de son cercueil un vulgaire
tremplin pour duper d'autres badauds...
Les héroïques généraux boers, qui viennent de visiter Paris et
s'apprêtent à parcourir le monde en tendant la main, sont assuré-
ment dignes d'être plus sympathiquement écoutés, mais, outre que
l'argent n'a guère d'oreilles, les boucaniers du régime actuel ont
tant pillé le nôtre depuis vingt ans que c'est à peine s'il nous eu
reste de quoi satisfaire aux dernières exigences du fisc.
Qui serait en état parmi nous, — à l'exception des voleurs du
Panamisme, — d'offrir à leur détresse un chèque de 500,000 francs,
comme l'a fait un milliardaire américain ?
Ils sont touchants, les Bélisaires africains, dans ce pèlerinage
de pitié à travers le monde, où, sans amertume aux lèvres et sans
récrimination contre leurs implacables vainqueurs, ils mendient
doucement pour relever les ruines de leur patrie, pour reconstituer
les fermes ravagées, le bétail détruit, les écoles où les petits
enfants qui survivent pourront trouver l'enseignement de leur
langue et de leur foi...
Dieu les préserve là-bas d'un Combes et d'une bande de sec-
taires pareils aux nôtres...
Pour cette œuvre de résurrection purement économique, la
jalouse Angleterre, ainsi qu'on l'a vu plus haut, ne leur accorde
que 75 millions de francs, — une goutte d'eau 1 — quand il leur
faudrait des milliards 1 Et voilà pourquoi, de ces mains qui ont
si vaillamment tenu l'épée, ils sollicitent humblement l'aumône
des peuples...
On a vu quel accueil enthousiaste leur a fait la foule, dont l'àme
est plus généreuse que celle des politiques; mais les acclamations
restent malheureusement stériles pour l'œuvre immense à accom-
plir, et, répétons-le avec tristesse, ce ne sont pas ceux qui, comme
nous, ont été saignés aux quatre veines, qui se trouvent en état
de secourir efficacement les glorieux vaincus dont nous aurions
tant de raisons d'ailleurs d'embrasser et de soutenir la cause 1
L'Europe, qui a laissé la force brutale démembrer la Pologne,
morceler le Sleswig, confisquer par piraterie les petits Etats italiens
et arracher de notre flanc meurtri l' Alsace-Lorraine, l'Europe
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LES CECVRES ET LES HOMMES 365
égoïste laissera les Boers à leur infortune; et, une fois de plus, on
verra la violence et l'iniquité triompher dans le monde.*, jusqu'à
l'heure de Dieu, qui vient toujours...
N'y a-t-il pas, en de pareilles circonstances, quelque dérision
à tenir solennellement, comme on vient de le faire à Toulouse, un
Congrès de la Paix, auquel répond avec une ironie cruelle l'écra-
sement des nationalités les plus légitimement constituées?
Biais l'été et l'automne sont la saison traditionnelle des Congrès,
et les touristes qui les alimentent y trouvent trop d'agréables
distractions pour les sacrifier à la raison pratique. Qu'importent
les résultats pourvu qu'on se soit donné l'amusement d'en esquisser
les avantages!
Le Congrès de Toulouse, où étaient représentées, par l'Alliance
Universelle des Femmes, des Sociétés anglaises, italiennes, alle-
mandes, américaines, a ouvert ses séances par un télégramme à
M. Loubet, en remerciement des paroles de paix dont il fleurit
ses allocutions, — tout en laissant, d'ailleurs, ses ministres pra-
tiquer ensuite la guerre civile à leur aise sous sa paternelle égide.
« L'Empire, c'est la Paix I » avait proclamé Napoléon III dès le
début du règne; — et tout le règne fut la guerre incessante, en
Crimée, en Italie, en Chine, en Syrie, au Mexique, jusqu'en 1870,
où notre malheureux pays en fut la sanglante victime.
« La République, affirme en toute occasion H. Loubet, c'est
l'Apaisement, c'est la Concorde et l'Union 1 » Et, en fait, nous ne
voyons partout que la guerre — la guerre au clergé, aux institu-
tions religieuses, aux idées chrétiennes, aux écoles libres, aux pères
de famille, la guerre aux femmes, la guerre aux croyances, la guerre
à Dieu!...
Nous verrons quelle suite donnera M. Loubet aux félicitations et
aux voeux platoniques de l'excellent Congrès de Toulouse.
Le Congrès radical-socialiste de Lyon n'était pas pour la paix,
celui-là! Sous la présidence d'honneur de l'ogre Brisson, il a
réclamé tout de suite la chasse aux « robes noires » et aux
« superstitions »... — « D'autant plus, a ajouté le citoyen
Augagneur, maire de Lyon, que « la magistrature est suspecte et
« l'armée douteuse!... » — Ainsi, après le clergé, l'Université et
les écoles, il faudra assainir encore la magistrature et l'armée! —
Tout devra y passer; il parait que c'est indispensable pour accroître
le bien-être de l'ouvrier...
Le Congrès des Bourses du Travail à Montpellier, le Congrès des
Mineurs de Commentry et celui de Carmaux, se sont, est-il besoin
de le dire, beaucoup plus inspirés des mêmes idées belliqueuses
contre le capital et l'organisation industrielle que des théories
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366 LES ŒUVRES ET LES HOMMES
idylliques de Toulouse, tout en ne semblant pas, d'ailleurs, se prendre
fort au sérieux eux-mêmes car, en faisant allusion aux banquets
qui terminent invariablement ces réunions, leurs membres n'ont pu
s'empêcher de se traiter en riant de... « bouffe-galette ! »
Plus inoffensifs ont été le Congrès Pomo logique, siégeant à Pau,
et le Congrès d'Hydrologie et de Climatologie tenu à Grenoble, où
nul toast subversif n'a été porté. — Et plus innocent encore le
Congrès de l'Humanité, réuni à Paris -dans l'hôtel des Sociétés
Savantes, où une centaine de songe-creux des deux sexes ont agité
gravement la création d'un Sénat mondial, dans le sein duquel
seraient choisis les membres d'un Ministère de t Humanité!... Le
rêve de ces bons congressistes est d'assurer à tout être humain le
vêtement, le logement et la nourriture, — rien que celai — et,
pour commencer, l'assemblée a émis le vœu touchant de voir l'Etat
fournir à tous le pain gratuit, en appliquant à ce service humani-
taire l'argent des subventions allouées aux lettres, aux arts et aux
théâtres...
Du moins, ceux-là ne sont pas méchants, et mieux vaut rire que
pleurer!
Pour finir un peu plus gaiement, jetons un coup d'oeil sur
l'Exposition de Jouets, en ce moment ouverte aux Champs-Elysées,
dans le sous- sol du Jardin de Paris. L'innovation tentée l'année
dernière avait tellement réussi que ses organisateurs ont eu l'heu-
reuse idée d'instituer un deuxième concours, qui obtient plus de
succès encore que le premier, et qui le mérite par l'infinie variété
et l'amusante ingéniosité des joujoux nouveaux. Ce n'est que du
carton, du bois, du zinc et du caoutchouc, mais animés par la
science, vivifiés par le goût et offrant le plus divertissant spectacle.
Littérature, théâtre, politique même, tout y a son reflet, car les
inventeurs n'ont eu garde d'oublier les actualités diverses, dont ils
se sont, au contraire, inspirés de façon très piquante.
Comme il fallait s'y attendre, les ballons dirigeables abondent,
ainsi que les torpilleurs et les sous-marins. On voit même deux
torpilleurs attaquant un cuirassé et le faisant sauter en l'air. — Les
moteurs à pétrole et à vapeur y mettent en mouvement toutes
sortes de machines et de voiturettes, et les tramways électriques y
fonctionnent sans écraser les passants. Les clowns y pirouettent
avec une agilité merveilleuse, les tziganes y jouent leurs valses avec
un entrain endiablé, et, naturellement, les Boers, en dépit de la
paix signée, y font très mauvaise mine aux soldats anglais.
Mais ce sont les jouets i allusion politique qui attirent surtout
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LES ŒUVRES ET LES HOMMES $67
l'attention. — Le ministre des Finances peut y voir une boîte à
surprises qui, quoique ornée de beau papier doré, laisse échapper
une figure macabre avec cette inscription : Crédit est mortl —
Le ministre de la Justice y pourrait contempler, dans la section des
petits aérostats dirigeables, Mm* Humbert s'en volant avec un coffre -
fort, et, dans une autre partie de l'Exposition, le même coffre- fort
où la pression sur un bouton fait apparaître... un lapin!
J'en passe, et des plus drôles. — Mais le cbef-d'Nœuvre est le
Jeu des Electeurs et du Président* qui nous montre comment se
brasse le suffrage universel. — Le Président est assis sur un rond
de cuir, symbole démocratique de ses fonctions administratives.
Autour de lui s'agitent deux Electeurs types, l'un bleu, l'autre
rouge, ayant chacun pour auxiliaire, l'un, une demoiselle du télé-
phone, l'autre, une institutrice laïque, qui font toutes deux les
yeux doux au Président. — « Voulez-vous que nous causions? »
lui murmure la première... — « Allons ensemble au Boisl »
lui souffle hardiment la seconde... — Le jeu de chaque électeur,
comme celui de chaque sirène, est ainsi de cajoler le Président
et de le tourner, sur son rond de cuir, du côté du plus habile ou
de la plus séduisante; et l'inventeur a soin de nous prévenir que
le fonctionnement des pièces a beaucoup de similitude avec celui
des Echecs... , — rapprochement de fâcheux augure pour le prin-
cipal personnage!
L'ironique philosophie du jeu ne serait-elle pas que le chef de
l'Etat républicain n'est qu'une girouette tournant à tous les vents,
surtout les plus violents et les plus destructeurs?...
Au point de vue commercial, ce qu'il faut constater, c'est que
cette industrie très parisienne du jouet alimente près de cent cin-
quante grosses maisons, groupées en syndicat, plus de 500 petits
fabricants isolés, des milliers d'ouvriers en chambre, et que l'en-
semble de ses affaires dépasse annuellement le respectable chiffre
de quarante millions.
Je ne dis rien des vélocipèdes de tout genre, qui pullulent à
l'Exposition des Champs-Elysées comme dans la vie réelle, et qui
sont définitivement entrés dans l'organisme moderne. On avait
prétendu qu'ils diminuaient; leur nombre augmente, au contraire,
et Y Economiste français en publie une intéressante statistique
accusant une progression continue depuis huit ans. — C'est le
département de la Seine qui en compte le plus et le Cantal qui en
possède le moins.
Leur nombre total est actuellement de 1 million 250 mille payant
l'impôt, et ayant rendu au Trésor, l'aimée dernière, la somme de
6 millions 29E mille francs.
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S68 LES ŒUVRES ET LES HOMMES
On discute toujours sur la question de savoir s'il faut dire :
monter à bicyclette, ou en bicyclette. — Je trouve, à cet égard,
dans le dernier Catalogue d'autographes de Charavay, une lettre
de Sully- Prudhomme qui tranche la question et dont il est inté-
ressant, vu l'autorité académique du poète, de citer ici le principal
passage.
On ne peut, régulièrement, si Ton veut observer l'analogie, ni dire :
monter à bicyclette, parce qu'il ne s'agit pas d'un animal; ni dire : monter
en bicyclette, parce que le rapport du cycliste à son véhicule n'est pas celui
d'un contenu à un contenant. C'est un rapport de simple superposition; de
sorte qu'il faudrait dire : monter sur une bicyclette. Mais cette expression
est lente et lourde et il n'est venu à aucun cycliste l'idée de l'employer.
Que faire? Je pense qu'il convient d'élargir la règle de l'analogie, d'assimiler
la bicyclette à ce qu'elle remplace et de dire : monter à bicyclette comme
on dit monter* à cheval, car cet admirable instrument rend le même genre
de service qu'une monture animée, que le cheval; et son maître est une
sorte de cavalier. L'attitude du cycliste diffère peu de celle d'un jockey
courbé sur sa bête; il est même un centaure, car il ne fait, par la pédale et
la roue, qu'accélérer le mouvement qu'il doit à son propre effort.
L'usage avait déjà prononcé, mais il n'est pas indifférent de
recueillir l'explication raisonnée d'un poète législateur de la langue
et rendant son oracle sous la coupole.
Que dire des théâtres? Us s'ouvrent à peine et, en attendant les
nouveautés, ils amusent la scène avec des reprises. Ici, la Grâce
de Dieu, qui remonte à 1841 ; là, la Maison du Baigneur, dont
l'aube date de 1856; à la Comédie-Française, Rome vaincue, où se
faisait jadis applaudir Sarah Bernhardt; à l'Odéon, Arlequin- Roi,
une pièce allemande, qui, depuis des années, a été jouée un peu
partout à l'étranger, en Autriche, patrie de l'auteur, en Allemagne,
en Angleterre, en Italie, et qui, par son caractère germanique, ne
semble guère de nature à réussir chez nous.
Pendant ce temps, notre Sarah joue à Berlin, où l'empereur
Guillaume a interdit Y Aiglon par courtoisie pour son alliée l'Au-
triche, et sa rivale en réclame, Réjane, retour du Brésil et de|la
Plata, débarque tapageusement au Havre comme si elle revenait
de l'île d'Elbe. C'est dire que ces princesses de la rampe ont
besoin de secouer la poussière de l'étranger et de mettre en ordre
la Toison d'Or qu'elles rapportent avant de nous faire leur cour
dans quelque œuvre inédite. ' ^-'tVJ^M
Quant à la musique, elle est plus que jamais toute à Wagner,
avec Tannhauser, avec Lohençrin, avec la Valkyrie, en attendant
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LES ŒUVRES ET LIS HOMMES 369
Y Or du Rhin, dans les concerts populaires. Et pour trouver de la
musique française, il faut aller à l'Opéra-Comique entendre la
Troupe Joticœur, dont M. Arthur Coquard a écrit à la fois le
poème et la partition. — Oui, musique vraiment française, où la
gaieté s'allie au pathétique, et qui, commençant dans le fou rire,
finit dans l'émotion et dans les larmes. Œuvre saine en même
temps, où le réalisme extérieur s'allie à un idéalisme élevé et, par
la souffrance, monte noblement jusqu'à la conception du sacrifice.
M. Coquard nous avait déjà donné de belles œuvres, aussi neuves
que personnelles. Celle qui obtient en ce moment un brillant «succès
à la salle Favart achèvera de le classer au premier rang des jeunes
maîtres de l'école française.
À ce propos, le directeur d'un théâtre de Wiesbaden vient d'avoir
une idée originale : il a décidé que, désormais, les spectacles aux-
quels on pourra conduire les jeunes filles seront annoncés par des
affiches blanches, tandis que les pièces risquées le seront par des
affiches rouges...
Les familles seront ainsi prévenues et ne pourront arguer
d'aucune surprise.
Mais l'innovation réussira- 1- elle, et le directeur allemand fera-
t-il école? J'en doute un peu, parce que l'affiche rouge deviendra
ainsi une tentation, et que les filles d'Eve ont facilement une pro-
pension vers le fruit défendu...
Dans tous les cas, la Troupe Jolicœur, de H. Coquard, peut être
annoncée par une affiche blanche.
Louis Joubebt.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE FRANCE
LA GUERRE DE CENT ANS ET LA FIN DU MOYEN AGE
Nous avons eu déjà l'occasion de signaler à nos lecteurs l'œuvre
intéressante entreprise par un groupe d'universitaires, sous la direc-
tion de M. Lavisse. Il s'agit d'une Histoire de France,* publiée par
livraisons; chaque grande période est traitée par un auteur distinct,
ce qui assure l'unité relative du récit, tout en permettant de recourir
à des compétences variées. La librairie Hachette a su donner à
l'exécution matérielle un incontestable cachet d'élégance archaïque.
L'an passé, malgré une fâcheuse lacune (on avait dû ajourner le
tableau de l'époque mérovingienne et carolingienne, confié à M. Bayet,
le nouveau directeur de l'enseignement supérieur), les livraisons se
sont succédé très nombreuses. Nous avons dit l'intérêt du volume de
M. Bloch sur la Gaule romaine, le mérite éminent de ceux de
M. Luchaire sur les premiers Capétiens et Philippe-Auguste, la valeur
de celui de M. Ch.-V. Langlois sur saint Louis et Philippe le Bel.
L'exercice 1901-1902 a été moins bien partagé pour la quantité,
sinon pour la qualité. Soit que la perspective des élections législa-
tives ait fait craindre aux éditeurs un moins vif empressement de la
part du public, soit que les auteurs aient été retardés dans leur
travail, sept livraisons seulement ont été mises en distribution,
comprenant moins de deux demi-tomes. Si nous possédons au com-
plet l'étude de M. Coville sur les premiers Valois, celle de M. Petit-
Dutaillis a été interrompue à la mort de Charles VII, alors qu'elle
devait embrasser tout le règne de Louis XI et le début de celui de
Charles VIII.
Les deux érudits qui ont tracé le récit des péripéties de la Guerre
de Cent Ans et le tableau de la société française à la fin du moyen
âge ne possèdent ni la maîtrise de M. Luchaire ni la verve de M. Lan-
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE FRANGE 371
glois; mais leur œuvre, très consciencieuse, très documentée, remar-
quablement cidre, donne un excellent résumé de l'état actuel de la
science historique sur cette période. Très soucieux de rester impar-
tiaux, ils se sont gardés de certaines erreurs où l'esprit de parti avait
pu entraîner leurs devanciers, comme l'apothéose d'Etienne Marcel ou
la glorification du concile de B&le.
Cette impartialité s'étend, en effet, aux questions religieuses. Si
l'un et l'autre laissent voir leur peu d'attachement au catholicisme,
s'ils s'étendent avec quelque complaisance sur les misères morales de
l'Eglise, ils n'hésitent point à reconnaître quel élément de dignité et
de vertu fut le Christianisme dans la vie sociale au moyen âge.
M. Co ville, dans son beau portrait de Charles Y, a loué la hante
piété de ce roi; M. Petit-Dutaillis, tout en contestant le caractère
surnaturel de la mission de Jeanne d'Arc, ^ dit ses élans d'ardente
foi, et a conclu qu'elle était, « avec saint Louis, le charme et Thon*
neur de notre ancienne histoire »; il a dénoncé l'hypocrisie gallicane
et montré qu'à partir de Charles VII, sous couleur de « libertés », les
conseillers de la couronne avaient travaillé à asservir l'Eglise nationale.
Le même historien a réfuté, non sans éloquence, ce sophisme antipa-
triotique d'après lequel il eût été plus profitable pour les destinées
de la France que la guerre de Cent Ans eût pour conclusion définitive
le triomphe de l'envahisseur anglais.
Les pages consacrées au développement artistique des quatorzième
et quinzième siècles, au gothique rayonnant et flamboyant, à l'école
bourguignonne de sculpture, aux peintres miniaturistes et verriers,
sont parmi les plus attachantes de l'ouvrage.
La publication va reprendre au mois de novembre, et l'on nous
promet cette fois deux fascicules par mois. A travers la Renaissance,
la Réforme, les guerres de religion, l'œuvre réparatrice de Henri IV
et de Richelieu, nous arriverions ainsi au seuil du règne de Louis XIV,
que H. Lavisse s'est réservé de traiter lui-même.
L. de L. db L.
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CHRONIQUE POLITIQUE
23 octobre 1902.
La réouverture du Parlement a eu pour prologue une scène
que nous tenons à rappeler, parce que la politique et la situation
actuelles s'y réfléchissent à merveille. Tous les détails de cette
scène sont à noter, ils répondent à quelqu'une des réalités sinistres
dont notre pays est enveloppé et comme pénétré. La grève géné-
rale des mineurs dont la menace, qui fut souvent un chantage de
politiciens, pèse depuis si longtemps, à la grande satisfaction de
l'étranger, sur notre commerce et notre industrie, venait d'éclater.
Elle avait pris tout de suite un caractère très inquiétant à Terre-
noire, dans le département de la Loire. Gomme il arrive toujours,
les ouvriers qui voulaient travailler étaient molestés par les bandes
au service et aux gages de quelques meneurs qui vivent de la
grève. Pour contenir les multitudes qui, par la peur des uns et la
violence des autres, grossissaient toujours, le gouvernement avait
envoyé, comme force publique, deux gendarmes. Un moment vint,
comme il devait venir, où la foule houleuse, surexcitée par les
faux bruits en circulation, égarée par les scélérats sortis des
mauvais lieux, se rua sur les gendarmes. L'un d'eux était déjà
presque assommé à coups de pierre, lorsque son camarade, tant
pour le sauver que pour se sauver lui-même, se décida à tirer
un coup de revolver. Si jamais il y eut cas de légitime défense,
c'était bien celui-là; à moins que le gouvernement de M. Combes
n'ait imposé pour consigne à tout homme revêtu de l'uniforme de
se laisser assassiner, le gendarme devait tirer. Que fait le gouver-
nement? Prend- il des mesures contre ceux qui allaient tuer le
gendarme? Non : il fait arrêter immédiatement le gendarme qui
n'a pas voulu être tué. Vous rappelez-vous un épouvantable
épisode qui fut le début de la Commune? Un gardien de la paix
fut jeté dans la Seine; et, pendant des heures, on vit des milliers
de forcenés l'accabler de projectiles, l'empêcher d'aborder au
rivage, lui renfoncer la tête dans l'eau dès qu'elle émergeait, et
ne s'en aller ricanant et triomphant que lorsque, le supplice
épuisé, l'homme, tout déchiqueté, fut noyé, et qu'on ne vit plus
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CHRONIQUE POLITIQUE 373
rien sur le fleuve que du sang. Le gouvernement eu veut-il au
gendarme d'avoir refusé à ses électenrs ce ragoût de bète fauve?
Le gouvernement n'est pas sûr du conseil de guerre qui jugera
ce gendarme. Il est déjà très mécontent des conseils de guerre dont
les honnêtes gens du monde entier ont admiré la correcte, cons-
ciencieuse et ferme justice dans l'affaire récente de deux officiers
qu'ils avaient condamnés, même en les estimant, et qu'ils n'avaient
pu cesser d'estimer, même en les condamnant. L'infortuné général
André avait puni les conseils de guerre en cassant leurs verdicts
par les plus dures aggravations de peines qui les annulaient, et en
frappant même avec rigueur, par la plus scandaleuse audace, un
témoin, un général qui avait déposé, sous la foi du serment, dans
un sens autre que le sens ministériel. Hier encore, par ordre du
général André qui n'est lui-même que l'ordonnance de MM. Brisson
et consorts, M. Loubet refusait, malgré la requête unanime des
juges du conseil de guerre, de prononcer, au profit du noble com-
mandant Leroy-Ladurie, la grâce que, malgré l'armée entière, il
avait accordée à Dreyfus. Pour en finir avec les conseils de guerre,
le général André propose leur remplacement par les tribunaux
civils. Si les tribunaux civils se permettaient à leur tour de ne
vouloir dépendre que de la conscience et de la loi, un conflit serait
élevé et une commission administrative statuerait. Il y a deux ans,
les conseils de guerre avaient acquitté de braves gendarmes que le
ministère leur avait livrés pour obéir aux fauteurs de grèves. En
réclamant leur suppression le lendemain du jour où il fait arrêter
un gendarme qui a résisté à l'émeute, c'est un encouragement
nouveau que le gouvernement apporte aux entrepreneurs de la
révolution sociale.
Voilà le premier acte du drame de Terrenoire; voici le second.
Sous le coup de. revolver du gendarme, un gréviste était malheu-
reusement tombé, — un gréviste peut-être inoffensif, un de ceux,
les naïfs et les simples, que d'infâmes drôles mettent et poussent
en avant, pour se dérober eux-mêmes après avoir déchaîné l'in-
cendie. Ce fut un deuil général qui était fait pour apaiser les
colères et les haines dans la sympathie et la pitié. La famille de la
victime était religieuse; la veuve, la mère, les parents avaient
spontanément décidé que l'enterrement serait religieux. Le jour de
la cérémonie, le curé et son vicaire, précédés de la croix, avaient
tenu à venir chercher à son domicile, au milieu du recueillement
et des larmes de la population, le travailleur qui avait succombé.
Ce n'était pas l'affaire des meneurs bien en cour; comme leur
gouvernement, après avoir caressé et grisé la démagogie, veut la
distraire en lui donnant les religieux et les religieuses à manger,
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374 OiKOmUOI FOUTKH»
ils changèrent la douloureuse cérémonie en une saturnale d'im-
piété. An moment d'entrer dans l'église tendne de noir, les porteurs
du cercueil se détournèrent vivement et enfilèrent un autre chemin.
Croyant d'abord qu'il ne s'agissait que d'honorer le mort en loi
faisant recevoir dans tous les quartiers de la commune le dernier
adieu de ses concitoyens, le curé et son vicaire suivirent le cor-
tège. Bientôt ils virent que c'était un guet-apens; la croix disparut
au milieu des drapeaux rouges librement et officiellement déployés.
Les cris : « À mort les calotinsl » les huées, les blasphèmes écla-
tèrent avec furie. Les prêtres qui officiaient durent regagner
l'église. Les parents, consternés, comprirent que les porteurs du
cercueil ne le lâcheraient pas; qu'ils le mettraient plutôt en pièces,
et que ce n'était plus qu'un tréteau sur lequel, hissant le drapeau
rouge, on voulait chanter la Carmagnole et Y Internationale. Les
auteurs de ces forfaits outils été arrêtés comme le gendarme ? Une
enquête judiciaire est-elle au moins ouverte?
Les approbateurs officiels de ces scandales impunis disent que
le défunt aurait fait, dans une Loge, la promesse de se faire
enterrer civilement. Est-ce qu'en dehors d'une disposition formelle
du défunt, ce n'est pas sa famille qui est seule juge de ses intentions
dernières? Les sectaires qui prétendent engager à jamais un homme
par quelques paroles qu'il aurait prononcées un jour, sont les mêmes
qui dégradent de leurs droits civils toute une classe de citoyens,
sous le prétexte qu'elle aurait prononcé des vœux perpétuels.
Quant i la grève générale qui a été ainsi inaugurée, nous
répéterons qu'elle est le résultat direct de la politique gouverne-
mentale. Il est même à considérer que, contrairement à tous les pré-
cédents, elle s'est produite sans réclamations, sans mise en demeure
préalable, sans la moindre conversation ou contestation avec les
patrons sur tel ou tel point déterminé. Elle a été l'épanouissement
naturel et spontané de l'état d'esprit créé dans les masses ouvrières,
depuis deux ou trois ans, par le ministère WaldeckJlousseau, et
son rejet ratatiné et avachi, le ministère Combes. Souvenez -vou»
de ce que nous avons vu : l'avènement au pouvoir de M. Mille-
rand, l'orateur collectiviste du banquet de SainuMandé a été servi
aux ouvriers comme un gros vin bleu qui leur porterait 4 la tète»
Toutes les farces possibles leur ont été jouées, tous les mensonges
prodigués : projets de caisses de retraite, qui n'aboutissaient pas,
et que leurs auteurs, talonnés par la banqueroute, étaient les pre-
miers à esquiver, journées de huit heures, salaires avec un
minimum au-dessous duquel ils ne pourraient, en aucun cas,
descendre; confiscation des mines, des chemins de fer et de tout
le reste, tous les boniments des plus vulgaires charlatans ont
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ROUIQUK P0UT1Q0I 375
été mis à l'étalage. L attrape-nigaud a été continu et complet.
Tandis que les malandrins se faisaient une clientèle électorale
par le mirage de l'âge d'or, qui n'existait que dans leurs poches*
ils précipitaient leurs victimes et leurs dupes dans la misère en
effrayant le capital, en le forçant à se cacher ou i émigrer, en
paralysant par l'inquiétude du lendemain le commerce et l'industrie
dont les impôts augmentaient et les affaires diminuaient, en frap-
pant au cœur la fortune publique comme tontes les fortunes
privées. Tout se tient dans les sociétés : la confiance est la mère
du crédit; elle produit l'abondance du travail, et, avec elle,
l'accroissement des salaires. Demander aux patrons qu'on com-
mence par ruiner, de payer davantage les ouvriers, c'est niais. Pas
plus sous M. Waldeck-Rousseau, qui avait un certain talent, que sous
M. Combes, qui n'en a aucun, on ne peut se soustraire à la loi des
choses. Même l'Exposition universelle, avec son tintamarre officiel,
fut ratée; elle a son image dans son Grand Palais qui coûta des
millions, et qui ne tient pas.
Indignement trompés, les ouvriers font des grèves. Pourquoi
n'en feraient-ils pas? L'encouragement leur est donné par ceux-là
mêmes qui sont les vrais coupables de leurs illusions et de leur
détresse. Nous venons de voir aux Etats-Unis le président Roose-
velt prendre une initiative qui, assurément, peut avoir ses délica-
tesses, même ses périls, mais qui n'est pas sans honneur. Agissant,
comme il l'a répété expressément, sans caractère officiel, il s'est
lait, en quelque sorte, arbitre consultant entre les patrons et les
ouvriers dans la formidable grève du charbon. 11 a réussi parce
qu'il est respecté et respectable ; parce que, innocent de la crise, il
avait qualité pour l'examiner et la conjurer; parce qu'il avait gardé
une stricte neutralité entre des concitoyens en désaccord. Il a
terminé la grève parce qu'il a pu montrer aux uns et aux autres la
patrie ruinée par leurs querelles, à la grande joie de l'étranger
qu'elles enrichiraient. Quelle autorité aurait notre gouvernement
pour jouer un pareil rôle? Hier encore, par la bouche de son préfet
du Nord, qu'aucun communiqué ministériel n'a désavoué, il prenait
parti pour les grévistes, de façon à rendre d'avance non recevable
l'intervention pacificatrice qu'il pourrait tenter. Nulle part il ne
fait respecter la liberté du travail; les syndicats jaunes qui la
représentent, et qui sont la majorité, sont partout traités comme
suspects et laissés sans défense. L'hommage que M. Peiletan a
rendu naguère à l'administration de l'ancien maire de Marseille,
renvoyé par les électeurs pour sa participation à une grève cosmo-
polite qui avait lésé leur ville au profit de Gênes, montre que l'in-
térêt national n'est pas mieux protégé en haut que la sécurité sociale.
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376 CHRONIQUE POL1T1QOI
Ce n'est pas, évidemment, que les grèves ne soient un embarras
pour ceux qui nous gouvernent. Si la grève générale des mineurs
durait, elle amènerait dans le pays tout entier de telles souffrances,
un tel renchérissement du combustible, une telle perturbation de
quelque? services publics, comme les chemins de fer, que le minis-
tère, et même d'autres choses encore, pourraient y sauter et y rester.
Nous comprenons que les politiciens aux abois, qui ont pris pour
carrière lucrative le socialisme, fassent des efforts désespérés pour
persuader aux ouvriers de remettre à une autre fois leur grève
générale. Elle serti bien meilleure lorsque M. Combes ne sera plus
ministre; et, en attendant, les politiciens s'évertuent à prouver aux
ouvriers qu'ils font mourir de faim, que la guerre à la religion,
dont le ministère s'est fait une spécialité, leur sera du pain sur la
planche jusqu'à la fin de leurs jours.
C'est à cela, en effet, que se réduit la politique très primitive, —
très simpliste, comme on dirait aujourd'hui, — de M. Combes. Il y
a une quinzaine, — parlant à un soi-disant comité républicain du
commerce et de l'industrie, qui n'est, sauf exception, qu'une
collection de politiciens, — on s'attendait à ce que le président
du Conseil indiquerait à l'industrie et au commerce quelques
remèdes contre la crise désolante où son gouvernement les
enfonce. Il s'est borné à de plates grossièretés contre l'Eglise, en
prenant à témoin son cher Brisson, vieil avocat sans cause, dont
Paris n'a plus voulu pour député, et dont le plus abaissé des Parle-
ments n'a même plus voulu pour président. Les ouvriers se lasse-
ront-ils d'être ainsi bernés? On se rappelle l'émotion de Tune de
nos dernières législatures, lorsqu'on y lut une lettre commina-
toire que M. Combes, nouvellement élu député, avait écrite au
directeur des chemins de fer de l'Etat, pour réclamer de lui une
place d'administrateur payé du chemin des Charentes. Si, faisant le
loustic, le directeur lui avait proposé, pour tout revenant bon, de
jeter des crucifix à la voirie, il est probable que le futur ministre lui
aurait répliqué avec colère : « Jetez, si vous voulez, des crucifix à
l'égout; mais donnez- moi d'abord mes jetons de présence! »
Quoi qu'il en soit, plus la crise financière et économique
s'aggrave, plus M. Combes accumule les projets contre l'Eglise.
C'est un quiproquo perpétuel ; les ouvriers disent, comme d'ailleurs
le commerce et l'industrie, qu'écrasés sous les charges, ils appellent
un soulagement. M. Combes leur répond : « Vous avez raison;
nous allons taper sur les religieux et les religieuses. » La plaisan-
terie paraissant de plus en plus mauvaise aux malheureux qui
crient misère, M. Combes leur riposte avec une énergie souriante :
« Vous n'êtes pas contents encore? Eh bien, nous allons taper sur
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CHRONIQUE P0UTIQUI S77
les curés. » On conçoit qne la grève générale soit sortie de ces
écœurantes pantalonnades. Dans d'autres temps, on aurait fait des
barricades à moins.,
Prenant au sérieux sa politique de diversion, M. Combes entasse
projets sur projets, avec des pénalités renforcées, contre la liberté
religieuse, même couverte par le droit de propriété et l'inviolabilité
du domicile. Il se propose de causer longtemps, à perte de vue, sur
la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui, conçue sous la forme
qu'au besoin il admettrait, serait la spoliation et la servitude
réunies. Ce que le ministère demande avant tout à sa majorité qui
est de cet avis, c'est qu'on ne s'occupe pas au Parlement des
affaires du pays. Vexer les catholiques, violenter les consciences,
traquer et persécuter l'Eglise, cela suffit. La discussion de la
Chambre des députés sur la fermeture des écoles libres ne peut
laisser aucune illusion sur ce point. L'éloquence la plus pathétique
et l'exposition la plus juridique ont été employées à flétrir et à
analyser l'énormité de tous les abus et de toutes les illégalités
commis. M. Aynard, M. de Mun, M. Charles Benoist, M. Denys
Cochin, H. Renault-Morlière, M. de Ramel, d'autres encore qui se
sont également honorés, ont mis à nu la forfaiture du Président du
Conseil, qui a pu trouver dans sa majorité des votes pour l'amnis-
tier, mais pas une voix pour le défendre, et qui 3'est défendu lui-
même avec une bassesse de paroles en harmonie avec la perversité
de la cause. Quelques mots de M. Ribot et de M. le baron de
Mackau ont achevé d'établir que, condamnée par la plupart des
tribunaux, l'application que M. Combes a faite de la loi de 1901,
était contredite par l'auteur de la loi, ML Waldeck-Rousseau. Rien
n'a fait; ministère et majorité, que mille ferments de division
travaillent, fondent leur trêve de Dieu sur la guerre à Dieu.
Guerre, soyez-en sûrs, qui peut devenir atroce ; H. Joonart qui,
honteux d'avoir déserté ses amis de la République modérée, avait
voulu au moins se racheter en implorant dans l'exécution de la loi
de 1901 un « esprit de justice et de liberté », a été, pour ces
seuls mots, déclaré traître par le principal organe ministériel.
On peut prévoir ce que sera la discussion parlementaire sur les
demandes d'autorisation des congrégations religieuses. Ce sera,
pour occuper la Chambre, une quotidienne série de blasphèmes,
de lazzi, de ricanements, de fureurs bestiales; et, au bout, quelle
justice 1 II faut bien que M. Brisson, qui s'est fait l'âme damnée de
cette Chambre, la juge capable de tout pour avoir osé lui sou-
mettre sa proposition d'idiot enragé, aux termes de laquelle nul
prêtre séculier ou régulier, nulle personne élevée dans un établis-
sement religieux ne pourra enseigner.
25 octobre 1902. 25
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378 CHROïfïQUE POLITIQUE
Si quelque chose pouvait faire apparaître et régner la conscience
dans les discussions prochaines où il s'agira des droits et des inté-
rêts les plus sacrés, ce serait la Lettre que l'Episcopat français, à
trois ou quatre exceptions près, vient d'adresser aux Chambres pour
les éclairer et les avertir. Elle fait le plus grand honneur à ceux qui
L'ont conçue, rédigée et signée. C'est un document magistral que
le Correspondant a tenu à présenter tout entier & ses lecteurs. Par
la gravité du ton, la hauteur des considérations politiques et reli-
gieuses, l'amour du bien public, l'ardeur de la foi, il est une
digne suite à la Lettre de Léon XIII sur le droit et la vertu des
congrégations. Quelques insinuations louches de M. Waldeck-
Rousseau, trop facilement acceptées par quelques journaux con-
servateurs, avaient donné à supposer que les évèques étaient
divisés; que plusieurs sacrifiaient les congrégations religieuses.
Voilà le corps des évêques qui se lève pour confondre l'imposture et
combattre l'injustice I Nous ne croyons pas qu'un homme de bonne
foi, un libéral, un ami de la société moderne, puisse trouver un
mot à reprendre dans cet irréprochable document où, même au
sein des revendications les plus pressantes, la paix respire; qui
puise sa force dans sa clarté; et qui n'est agressif que parce qu'il
est péremptoire.
ML Combes, traînant son Président Loubet à la remorque, pour-
suit devant le Conseil d'Etat les évêques signataires de la pétition
aux Chambres. Cela devait être. L'ancien clerc qui craint toujours
qu'on ne voie reparaître sa tonsure sous son bonnet rouge d'occa-
sion, se venge contre les plus hauts dignitaires de l'Eglise qui l'a
nourri, de ses humbles prosternements d'autrefois! Il prétend
que, les Articles organiques prohibant les conciles et synodes
tenus sans autorisation, un écrit signé en commun aurait ce
caractère. Sans discuter la valeur légale des Articles organiques,
il nous suffira de répondre que les termes de l'acte administratif
invoqué sont limitatifs; qu'on ne peut pas plus assimiler à un
concile ou à un synode un écrit épiscopal couvert de signa-
tures, qu'on ne pourrait assimiler & une réunion publique une
consultation d'avocat à laquelle, comme il arriva tant de fois sous
le second Empire, d'autres membres du barreau auraient apporté
leur adhésion. Il convient, de plus, de faire observer que, depuis
la seconde République, l'article organique en question était tombé
en désuétude. L'empereur Napoléon III, dans un discours officiel
de 1858, en constata l'abrogation virtuelle. Un de ses ministres
des cultes voulut le raviver en 1863, à propos d'une réponse
collective de sept évêques sur le devoir électoral. Pour renforcer
sa thèse que Mgr Guibert, alors archevêque de Tours, réduisit
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à aéani, il avait développé cette idée ingénieuse qu'en faisant
lenr réponse ensemble, les sept évèques cmpiétraient sur la juri-
diction des autres. Le piètre argument manque ici à IL Combes,
puisque c'est l'Épfecopat entier qui a parlé; les dissidences sont
si minimes qu'elles ne comptent pas. Remarquons enfin que,
l'année mèse où les sept prélats du second Empire avaient été
admonestés pour leur appel aux électeurs, les archevêques et
évèques de plusieurs provioces avaient soumis en commun des
observations à Napoléon III sur les affaires de Rome, sans que la
moindre irrégularité eût été relevée dans leur acte par les légistes
les plus prévenus. La pétition présente des évèques aux deux
Chambres où est censé résider l'exercice de la souveraineté
nationale, est donc de la plus inattaquable correction.
M. Combes n'a même pas la ressource d'alléguer que la pétition
épiscepale fut délibérée le 12 octobre, à Orléans, auprès du
tombeau de Mgr Dupaoloup, puisque, peu de jours avaat, elle
avait été livrée à un journal par une blâmable indiscrétion. Cette
cérémonie du 12 octobre a été digne du grand évèque et du
glorieux centenaire qu'elle célébrait. Quatre cardinaux, beaucoup
d'évèques, une assemblée immense où l'Académie, les ordres reli-
gieux, les sociétés savantes, les corps élus du pays et du dépar-
tement étaient représentés, formaient la couronne la plus magni-
fique nu pontife inoubliable qui a si bien servi l'Église et la
France. Son âme raillante et fière est toujours parmi nous, elle
vibre dans le mâle et sacerdotal discours par lequel le cardinal
Penaud a honoré la mémoire de Mgr Dupanloup et s'est honoré
lui-même. C'est un discours, et c'est aussi un acte. Le talent de
l'orateur n'a mis que dans un relief plus vif la conscience du
prêtre. 11. Combes, en lisant ces belles pages où l'indignation et
la douleur débordent, a pu, selon un texte sacré, se dire qu'il avait
trouvé un évèque, Incidi in episcopum. Et penser que c'est l'Ecole
normale qui a porté cet évèque !
Tandis que M. Combes annonce au Parlement que dès qu'il le
pourra, il fermera les établissements religieux hospitaliers, comme
il ferme les écoles congrégamstes libres, — le radical M. Cham-
berlain se jointe M. Balfour pour poser la question de cabinet sur
le hall de l'enseignement qui va bientôt occuper la législature
aagjlaiae. Des modifications ont déjà é£é faites au projet de loi;
mais an sait que, si une part plus grande est faite â l'intervention
locale et municipale dans l'organisation scolaire qui se remanie
cbez nos voisins, le principe de la liberté religieuse et de l'égaillé
entre les cultes y est sévèrement maintenu. Le point capital du
projet sur lequel les adversaires du ministère, qui, dans l'espèce,
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380 CHRONIQUE POLITIQUE
sont en général des non- conformistes ou dissidents, portent leur
attaque est la disposition très juste d'après laquelle, dans les
écoles confessionnelles dont la presque totalité appartient aux
catholiques et aux anglicans, la confession fondatrice sera repré-
sentée par quatre administrateurs contre deux laissés aux munici-
palités. L'Angleterre est loin de nos turpitudes d'intolérance.
Notre gouvernement athée produit au dehors l'effet réactif de
l'ilote ivre à Sparte.
Avec une pareille situation intérieure, est-il besoin de dire que
notre politique extérieure ne peut être qu'impuissance et dé-
chéance? Le gouvernement actuel, qui se sent incapable de donner
des sanctions à ses réclamations, n'a que le souci d'étouffer ou
d'écarter par des trompe- l'œil les conflits que le spectacle de
notre faiblesse encourage chez nos adversaires et que nous ne
pouvons laisser traîner indéfiniment en longueur sans descendre
toujours dans l'humiliation. Tel est le caractère de la convention
que le gouvernement vient de conclure avec le Siam. On se rap-
pelle qu'en vertu d'un traité datant de 1893, nous occupions une
zone neutre comme un gage dont nous ne devions nous dessaisir
qu'après la complète exécution des engagements pris par la cour de
Bangkok. Or, loin de remplir ses engagements, la cour de Bangkok
se faisait un grief de la persistance très légitime de notre occu-
pation de la zone neutre pour les violer de plus en plus. Que
faisons-nous? Sans avoir obtenu le redressement des infractions
et des torts dont nous nous plaignions, nous rendons le gage,
notre gage de sûreté, sous la seule assurance que le gouvernement
du Siam n'introduira dans la zone neutre que des troupes exclusi-
vement siamoises, c'est-à-dire sans mélange d'Allemands, d'Anglais
ou de Japonais. Quand même tout élément étranger en serait
éliminé, quelles garanties trouvons- nous dans le voisinage des
troupes siamoises? Quel moyen avons- nous de surveiller leur
composition et de réprimer leurs menées, secrètement ou publi-
quement soutenues par nos concurrents d'Europe et d'Asie?
Nous avions une clientèle très naturelle et très utile dans la partie
de la population issue des protégés français. Nous en abandonnons
la protection I C'est une désertion qui aura un retentissement pénible
dans ces contrées où il sera dit que le drapeau français n'a plus la
force et ne rend plus inviolables ceux qu'il couvrait de ses plis.
Nous évacuons enfin Ghantaboun que l'arrogance du Siam pour
nous en faire sortir, nous faisait un devoir de ne restituer qu'après
avoir reçu les satisfactions les plus entières ; sans quoi l'échec dont
nous aurions l'apparence, serait, contre nous, le commencement et
l'amorce de nouvelles et interminables avanies.
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CHRONIQUE POLITIQUE 381
Pour masquer notre retraite, on objecte que la France a obtenu
du Siam la restitution, au nord des frontières cambodgiennes, sur
les confins du Laos, d'une certaine étendue de territoire; que cette
restitution accroîtra notre influence au Cambodge à qui nous
avions promis de faire rendre ces territoires autrefois usurpés par
le Siam. Ce n'est encore là qu'une fantasmagorie. Dqs provinces
cambodgiennes que détenait indûment le Siam, il ne restitue que
des espaces sans valeur; il garde celles dont le recouvrement eût
été pour le Cambodge une réparation, pour nous-mêmes un profit
et une sauvegarde. Ce n'est pas au nord, c'est au nord-ouest sur
le Grand Lac que nous devions nous étendre pour avoir la main ou,
tout au moins, un contrôle sur les cours d'eau qui arrosent le
Siam ou qui, par le bas Mékong, peuvent amener la concurrence
étrangère sur les marchés de la Cochinchine. Les pêcheries qu'on
nous reconnaît sur le Grand Lac n'auraient elles-mêmes de sécurité
que si nous étions fortement assis sur ses rivages.
Nous concevons à merveille les protestations couvertes de
milliers de signatures qui sont arrivées à Paris, tant de nos clients
du Siam que de nos pays de l'Indo-Chine, contre le nouveau
traité. Pour le défendre devant le Parlement, notre ministre des
affaires étrangères, H. Delcassé, n'aura qu'un langage à tenir :
« Vous trouvez le traité piteux; à qui le dites- vous? Je le sais
aussi bien et même mieux que vous. Je l'ai fait parce qu'il fallait
bien faire ou plutôt paraître faire quelque chose» Soutenus par les
Anglais qui, sans se gêner, venaient de mettre la main sur deux
de leurs sultanats vassaux, les Siamois refusaient de plus en plus
d'exécuter leurs conventions de 1895. Prolonger sur ce point nos
réclamations toujours éconduites et narguées, ce n'était que nous
ridiculiser et nous abaisser. J'ai donc fait une convention nouvelle
pour avoir un répit. Qu'elle ne vaille rien, je n'en doute pas; c'est
tout de même une manière de sortir d'une ornière sans issue,
sauf à tomber dans une autre qui sera pire. Mon excuse, c'est
qu'à ma place, vous n'auriez pas fait mieux. Ma diplomatie est
adéquate au gouvernement de M. Combes, au prestige militaire de
M. André, à l'autorité navale de M. Pelle tan. Faites un gouverne-
ment présentable, vous aurez des traités acceptables. »
11 est certain que, dans le discours de M. Delcassé, il y aurait
beaucoup de vrai.
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PÉTITION
A MM. LES SÉNATEURS ET MM. LES DÉPUTÉS
EN FAVEOR DE LA DEMANDE D' AUTORISATION
FAITE PAR LES CONGRÉGATIONS
Messieurs les sénateurs,
Messieurs les députés,
Dans quelques jours, vous allez avoir à vous prononcer sur l'auto-
risation que sollicitent de vous cinq cents de nos congrégations reli-
gieuses. Le pays tout entier, encore ému des incidents douloureux qui
l'ont si profondément troublé, attend avec anxiété vos décisions.
Elles auront une grande puissance pour calmer les esprits ou les
surexciter encore, selon qu'elles seront ou non favorables aux reven-
dications de la liberté. Elles exerceront sur l'avenir de notre pays une
influence peut-être décisive; et, rarement des législateurs auront eu
devant leurs contemporains et devant la postérité une aussi redoutable
responsabilité. En ces graves circonstances, permettez à des évoques
et à des citoyens français usant d'un droit que notre Constitution
reconnaît à tous, de s'adresser aux représentants du pays, et de
Slaider devant vous la cause de ces religieux et de ces religieuses,
oot le sort est entre vos mains. Nous sommes leurs protecteurs et
leurs avocats naturels; et naguère encore, le gouvernement de la
République nous demandait de les prendre sous notre juridiction.
Nous sommes d'ailleurs des témoins bien placés pour connaître
l'esprit qui les anime et pour prévoir les conséquences de votre
verdict.
Plusieurs, au cours de cette lutte, ont reproché à l'épiscopat fran-
çais, parfois avec quelque amertume, sa réserve, puis la modération
et la dignité même de son langage. Mais le premier devoir des évêques
responsables de tant d'oeuvres et de si grands intérêts, est de ne pas
compromettre par des interventions inopportunes ou des déclamations
stériles, ceux au'ils ont le devoir de protéger et de défendre; et ils
sont juges de l'heure où ils doivent parler, ainsi que de la manière
dont il convient de le faire.
D'ailleurs, la voix souveraine de Léon XIII, chef suprême de l'Eglise
et gardien du Concordat, deux fois autorisée, devait s'élever la pre-
mière. Elle s'est fait entendre, avec cette juste mesure de fermeté et
de prudence, qui est la vraie force. Rien de ce qui devait être dit ne
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PÉTITION À MM. LES SÉNATEURS ET MM. LES DÊPU1ÉS 383
fat omis en cette éloquente revendication1. La presse l'a transmise
aux catholiques. Nous fûmes heureux d'y adhérer nous-mêmes. Nous
l'avons fait et nous le faisons encore; et toute notre ambition aujour-
d'hui est de nous en inspirer auprès de vous.
Toutes les libertés sont solidaires; celle de la vie religieuse en
implique beaucoup d'autres, et vous ne pouvez la frapper sans les
atteindre toutes du même coup.
C'est d'abord la liberté de l'Eglise catholique, celle de la religion de
la grande majorité de vos concitoyens. Sans doute, les congrégations
religieuses n'appartiennent pas essentiellement à la hiérarchie ecclé-
siastique; mais, nées des conseils évangéliques, organisées par l'Eglise
elle-même pour les pratiquer, elles sont l'une des formes légitimes
de sa vie et de son épanouissement normal. De fait, partout où cette
vie n'est pas comprimée, elles apparaissent. En sorte que la liberté
promise à la religion catholique par le Concordat implique, pour elles,
le droit d'exister. Depuis, en effet, que ce grand pacte a été signé
entre le Saint-Siège et le gouvernement français, les congrégations
religieuses, tolérées ou autorisées, souvent sauvegardées par des
garanties légales, parfois chargées de missions of&cielles, ont vécu
en France, sauf à quelques heures de tyrannie. C'est l'auteur même
du Concordat, pour n'en citer qu'un exemple, qui accorda à l'impor-
tante congrégation des Frères de la Doctrine chrétienne les immunités
dont ils jouissent et qui les protègent encore aujourd'hui. Une si
longue prescription, à elle seule, équivaudrait à un droit.
Il serait donc vain d'espérer que l'épiscopat et le clergé séculier
puissent, en cette circonstance, séparer leur cause de celle des reli-
gieux, qui est celle de l'Eglise elle-même.
En les proscrivant, vous blesseriez une autre liberté qui doit être
sacrée pour tou?, la liberté de la conscience humaine. C'est pour obéir
aux inspirations de leur conscience que tant de jeunes gens et de
jeunes filles quittent chaque jour le monde pour se consacrer à la vie
religieuse. Telle est leur conviction, telle est leur foi. Quelle que soit
la vôtre, vous devez respecter la leur, et, avec elle, ces besoins inhé-
rents à l'âme humaine, dont M. le président au conseil vous parlait
naguère, et qui trouvent dans la vie religieuse leur seul refuge.
Au reste, cette vie religieuse, en dehors de la conscience où elle a
son inspiration et son principe, n'a rien, dans ses manifestations
extérieures, qui ne soit légitime et ne doive trouver accueil nrès des
Pouvoirs publics ; s'associer, vivre avec qui Ton a choisi, habiter où
on veut, prier, instruire des enfants, soigner des malades, élever des
orphelins, visiter et secourir les pauvres, c'est le droit de tout citoyen
chez un peuple libre; et l'on ne peut s'y opposer, ainsi que l'attestent
de récents événements, sans attenter non seulement à la liberté d 'asso-
ciation, mais au droit de propriété, à l'inviolabilité du domicile et à la
liberté individuelle elle-même, toutes libertés garanties aux Français
par notre droit public.
Ce sont ces libertés et ces droits inviolables qui, personnifiés aujour-
« Lettre de S. S. Léon XIII à S. Em. le cardinal archevêque de Paris,
23 décembre 1900.
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384 PÉTITION i MM. LIS SÉNATEURS
jourd'hui dans nos religieux et nos religieuses, attendent de vous la
vie ou la mort. Et voilà pourquoi la France libérale tout entière, sans
distinction de parti ou de croyance, est attentive et anxieuse.
Voilà pourquoi la conscience du père et de la mère se révolte si
énergiquement contre la mesure qui les priverait du droit de choisir
les éducateurs de leurs enfants.
En refusant d'autoriser les congrégations, ce ne sont pas seulement
les personnes, les droits et les libertés qu'elles représentent, que vous
détruiriez. Cet acte aurait un contre-coup dont la portée est incalcu-
lable. Nos religieux ne sont pas une caste isolée dont la ruine n'attein-
drait qu'elle-même. Ils sortent des entrailles mêmes du pays et y
tiennent par des liens indissolubles; il n'est pas une ville, pas un
village, presque pas une famille qui ne compte parmi eux quelqu'un
des siens. Frapper ces institutions ce serait frapper tout d'abord au
cœur ces milliers de famille et les blesser dans letfrs sentiments
intimes; ce serait, en plus d'un cas, y jeter le trouble, en les mettant
dans une situation douloureuse entre le devoir d'accueillir ces pros-
crits et l'impossibilité de leur rendre, au foyer domestique, une place
qui n'est plus libre, ou dans l'héritage paternel la part qu'ils avaient
généreusement abandonnée et qui n'est plus disponible; ce serait
imposer aux familles pauvres une charge dont elles sont incapables,
en leur renvoyant, sans ressources, violemment arrachés au milieu et
à la profession qui les faisaient vivre, ceux dont ils devaient croire
l'avenir assuré.
Onéreux à ceux qu'ils retrouveraient, nos religieuses et nos reli-
gieux proscrits manqueraient cruellement à ceux qu'ils devraient
Quitter et à qui il faudrait les arracher. Où trouveriez- vous tant de
évouement à l'ignorance et au malheur? Sans doute le dévouement
n'est le monopole de personne, et plus d'une fois nous l'avons admiré
et béni chez les laïques. Mais les religieux n'en sont pas moins l'élite
entre ceux qui se dévouent, parce qu'ils sont les volontaires, lep disci-
plinés, affranchis, par ces vœux qu on leur reproche parfois comme un
esclavage, de tout ce qui partage et peut entraver le don de soi aux
déshérités et aux abandonnés. Où trouveriez- vous le personnel lui-
même nécessaire à tant de détresses? Pour ne parler que de l'ensei-
gnement, vous n'ignorez pas que le recrutement des instituteurs et
des institutrices devient chaque jour plus laborieux dans plusieurs
départements, et que beaucoup de vos écoles officielles sont menacées
de manquer de titulaires? Où trouveriez-vous des ressources pour faire
vivre ces nouveaux fonctionnaires et leur famille; pour construire de
nouvelles écoles, de nouveaux hospices, puisque ceux que vous ferme-
riez retourneraient, vous le savez, à leurs légitimes propriétaires? Le
budget de la France ne vous le permet pas ; les communes et les con-
tribuables, déjà écrasés, vous demandent grâce. C'est donc sans
dédommagement possible, dans la plupart des cas, que vous enlè-
veriez au peuple ses serviteurs et ses servantes, que vous détruiriez
ce service gratuit de l'ignorance, de la pauvreté et de la douleur; de
plus, en dehors de cette intime clientèle, il est autour de toute maison
religieuse, même la moins mêlée aux œuvres extérieures, une classe
particulièrement intéressante d'industriels, de commerçants, d'ou-
vriers, dont elle est une ressource, parfois la principale, et que vous
feriez disparaître.
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ET MM. LES DÉPOTÉS 885
Toutefois, si multiples et si graves que soient ici les intérêts privés,
ils y sont dominés par l'intérêt national également en jeu dans la
décision que vous allez prendre. L'influence de la France dans le
monde entier, et particulièrement en Orient, a pour principal agent
nos congrégations religieuses. Personne aujourd'hui ne saurait le
contester sérieusement. Aussi, jusqu'à ces derniers temps, les hommes
les plus éminents du parti républicain se sont défendus de vouloir
étendre au delà de nos frontières certaines mesures rigoureuses dont
ils frappaient ou menaçaient l'Eglise de France. Vous n'avez oublié ni
le mot d'un homme politique, ni l'accent avec lequel il protestait de sa
ferme résolution de protéger à l'étranger notre clientèle catholique.
Les esprits les plus réfractaires à cette conviction l'ont partagée dès
qu'une mission officielle, en les transportant sur de lointains rivages,
les a mis en contact avec nos missionnaires, et leur a permis de
constater la fécondité de leur œuvre inséparablement religieuse et
patriotique. Or, il serait contradictoire de vouloir protéger là-bas, et
détruire ou entraver ici. C'est de France que sortent ces religieux et
ces religieuses qui, franchissant les mers, vont chaque jour combler
les vides que la mort, hâtée par la fatiçue et la maladie, multiplie si
rapidement dans les rangs de ces vaillants, exilés au profit de la
patrie. C'est en France qu'ils sont et doivent être formés. Ils appar-
tiennent à ces maisons qu'on vous demande de fermer ou de réduire;
car presque toutes leur fournissent un contingent; c'est dans lfeurs
écoles et leurs noviciats qu'ils sont initiés à une vie de travail et
d'abnégation. Vous ne pourriez, selon l'expression de Léon XIII,
espérer de voir les branches s'étendre et fleurir au loin lorsque vous
auriez coupé le tronc et arraché les racines. Le seul refuge de ces
congrégations proscrites par vous serait la terre étrangère. Elles y
apporteraient sans nul doute dans des cœurs sans amertume, oublieux
de l'ingratitude elle-même, l'ardente intégrité de leur patriotisme et
la sincère volonté de travailler encore pour la France qui les aurait
proscrites; mais ne subiraient-elles pas fatalement la loi du milieu?
Ne se transformeraient-elles pas insensiblement à l'image et au profit
du pays où elles auraient émigré? Le Souverain Pontife, obligé de
sauvegarder les intérêts supérieurs que nous aurions délaissés, devrait
abandonner à d'autres ce protectorat qu'il a jusqu'ici obstinément
gardé à la France. Des rivalités et des convoitises, dont les agitations
opportunes ne peuvent échapper à votre attention, suffiraient à elles
seules à nous révéler le prix de ce privilège séculaire ; elles devraient
aussi nous éclairer sur la solidarité qui existe entre la destinée de nos
congrégations religieuses et notre intérêt national.
Ce n'est pas seulement l'influence de la France à l'extérieur, c'est sa
vie intime, c'est son unité morale que vous mettriez en péril.
Au lendemain des dernières et récentes élections, chaque parti a
voulu s'attribuer la victoire ou atténuer sa défaite, comme il est
naturel, en supputant le nombre des voix. Nous n'avons pas à trancher
ce débat; mais l'évidence, incontestable pour tous, c'est que la France
y est apparue lamentablement divisée en deux partis sensiblement
égaux. S il faut en croire le témoignage de M. Gobtet, 200,000 suf-
frages à peine, sur près de 8 millions d'électeurs /sépareraient les
vainqueurs des vaincus. Qu'en serait-il aujourd'hui si la France était
de nouveau consultée? Toutes les grandes manifestations de l'opinion
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386 PM1TI0N A MM. LES SÉNATEURS
Sublique, la presse, la justice, le Parlement lai-même, attestent,
'ailleurs, cette division. Aucun Français, soucieux de l'avenir de son
pays, ne saurait accepter un tel état des esprits comme une situation
normale et définitive, sous le regard de nos alliés inquiets, de nos
ennemis vigilants, de l'Europe en arme, à la veille peut-être des plus
redoutables éventualités qui peuvent inopinément appeler la France
aux justes revendications de son honneur et de ses droits.
Ce déchirement de la patrie, cette sorte de schisme national, en
même temps qu'il amoindrit notre force et notre prestige à l'étranger,
s'il se prolongeait, rendrait impossible à l'intérieur les réformes les
Î>lus nécessaires. Quoi qu'on fasse pour distraire les esprits en agitant
a question cléricale, la question sociale s'impose. Gomment un
gouvernement pourra-t-ii satisfaire les justes revendications qu'elle
suscite et réprimer les convoitises révolutionnaires qu'elle provoque
déjà, sans l'union de tous les citoyens honnêtes? Ne serait-ce pas
ajourner indéfiniment des solutions toujours promises et toujours
différées, que de se précipiter, par un nouveau 1 décret de proscription,
dans ces discordes religieuses et civiles, qui absorbent et épuisent les
forces vives d'une nation?
C'est en vain qu'on se flatterait de violenter tant de droits, tant de
libertés, tant de consciences, sans susciter dans tout le pays, avec
une énergique résistance, des agitations dont nul ne saurait prévoir
l'issue ni les conséquences. L'expérience qu'on vient d'en faire doit à
cet égard dissiper toute illusion. Cette résistance s'accentuerait d au-
tant plus qu'elle ne serait ni contenue ni limitée par l'espérance d'un
recours à votre justice; elle serait exaspérée au contraire par une
déception qui ne lui laisserait de ressource qu'en elle-même. Elle
s'accroîtrait des mesures violentes par lesquelles on s'efforcerait delà
réprimer; ces mesures apparaîtraient d'autant plus odieuses, que
cette fois elles ne seraient point couvertes devant l'opinion publique,
par le prétexte de l'illégalité, puisque les congrégations, à, qui elles
seraient appliquées, se sont incontestablement soumises à la dure loi
de 1901, en sollicitant de vous l'autorisation.
Dans de telles conditions, ces attentats à la propriété, à la liberté
individuelle, ces violations de domiciles, qui se reproduiraient sur
tous les points du territoire, susciteraient non seulement l'indignation,
mais la terreur chez tous ceux qui, actuellement épargnés, y verraient
le prélude de la révolution sociale. Tous se sentiraient menacés dans
ceux qui seraient frappés.
Nous ne provoquons pas; nous prévoyons et nous avertissons,
comme c'est notre devoir, ceux qui peuvent prévenir un tel déchire-
ment de la patrie, en nous accordant la liberté.
La tolérance mutuelle, la liberté égale pour tous, dans le respect de
nos institutions, c'est plus que jamais le seul terrain où tant d esprits
divisés peuvent s'unir et reconstituer, selon le vœu exprimé naguère
par le chef de l'Etat, l'unité morale du pays.
Cette unité morale, que tous les bons Français désirent et dont la
France a tant besoin, semblait à une époque encore récente devoir se
réaliser. Les hommes qui, par leur talent et leurs actes, ont le plus
contribué à la fondation de la République, déclaraient que l'ère des
représailles était close; qu'elle devait désormais s'inspirer de cet
esprit généreux et libéral qui convient aux vainqueurs; qu'elle devait
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ET MM. LES DÉPOTÉS 387
être ouverte à toutes les bonnes volontés. Déià Léon XIII, le Pontife
pacificateur, avait, autant qu'il dépendait de lui, provoqué cette
réconciliation. Pour le faire, il lui avait suffi de proclamer, à l'heure
opportune, la doctrine traditionnelle du Saint-Siège. Il rappela aux
catholiques que l'Eglise, qui, au cours de sa longue et tragique his-
toire, a connu des jours malheureux sous tous les régimes politiques,
n'en proscrit, en principe, aucun. Il leur demanda d'accepter sans
arrière-pensée celui que, depuis plus de trente ans, le peuple fran-
çais en majorité s'est donné à lui-même par ses suffrages réitérés, et
qui est devenu le gouvernement national. En proclamant celte vérité,
Léon XIII ne sortait pas de ses attributions ; car il résolvait un cas de
conscience posé par les événements eux-mêmes. Loin d'exiger en
cela que les catholiques abdiquassent leurs justes revendications, il
les encourageait au contraire, il indiquait le seul terrain où nous
pouvons les faire entendre, et contracter les alliances nécessaires : le
terrain constitutionnel. En choisir un autre, c'eût été livrer l'Eglise
de France à des représailles d'autant plus redoutables que, pour les
jnstifler, on n'eût pas manqué d'invoquer devant l'opinion publique la
nécessité de se défendre contre des ennemis irréconciliables, obstiné-
ment rebelles à la volonté du pays. Sous la double influence, dont
nous venons d'évoquer le souvenir, les adhésions à la République, en
se multipliant, réduisirent à une minorité, chaque jour moins impor-
tante, l'opposition anticonstitutionnelle. Nous n'avons pas à rappeler
ici les événements qui ont ranimé les hostilités; mais nous devons
constater que la lutte n'a pas mis en cause l'existence de la Répu-
blique. M. le Président de la République constatait naguère que, au
cours des dernières élections, elle ne s'était produite presque nulle
5 art en dehors du terrain constitutionnel, et M. Waldeck-Rousseau
éclarait que le péril n'existait plus. La République n'a plus rien à
craindre, semble-t-il, que de ses excès; et, du jour où ceux qui la
représentent et la gouvernent accorderaient la liberté à tous leurs
concitoyens, ils la rendraient inattaquable.
Quoi (ju'il en soit, si la République courait en ce moment des périls,
ils ne lui viendraient pas des congrégations religieuses; leurs adver-
saires le reconnaissent inconsciemment, lorsque, exagérant d'ailleurs
l'action et le développement progressif de ces congrégations, ils l'attri-
buent surtout aux trente dernières années marquées également par la
fondation et l'affermissement de la République en France. Cette coïn-
cidence ne prouve-t-elle pas que les congrégations ont été innocentes
de la lutte ju'on leur reproche, ou que, si par exception quelques-
unes s'y étaient vraiment essayées, elles auraient été bien impuissantes.
Quoi qu'on imagine, au reste, il sera difficile de transformer en parti
politique ces jeunes filles, ces femmes venues de toutes les classes
sociales, pour offrir leur dévouement à qui veut y faire appel, et
Ju'absorbent chaque jour et à chaque heure leurs humbles fonctions
e garde-malades, d'infirmières, d'institutrices.
L'enseignement, donné dans nos collèges ou dans nos pensionnats
religieux, ne saurait davantage être accusé de propagande politique.
Le nombre et la variété des élèves à qui il y est donné, et dont un
grand nombre appartient à des familles notoirement républicaines, y
seraient à eux seulô un obstacle. Aussi bien, ces établissements sont
ouverts à vos inspecteurs. Les représentants les plus autorisés de
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388 PÉT1TI0M i Mil. LES SÉNATEURS
renseignement libre, quand ils furent interrogés devant la commission
chargée de préparer les réformes de l'enseignement secondaire, n'hési-
tèrent pas à accepter en principe un contrôle dont ils n'ont rien à.
redouter. De plus, l'expérience a prouvé, et chaque jour encore elle
démontre que ce n'est ni à l'école, ni au collège, mais plus tard, sous
d'autres influences et en d'autres milieux, que se forment et s'affer-
missent les convictions politiques. Il vous suffira, Messieurs, d'évo-
quer vos souvenirs et de regarder dans vos rangs pour vous en con-
vaincre. Une seule chose, à notre avis, pourrait surexciter chez nos
enfants et nos jeunes gens les préoccupations politiques ordinairement
superficielles et éphémères à cet âge, ce serait la détermination que
quelques-uns vous demandent de prendre et qui consisterait à leur
imposer, contre le gré de leurs familles et leurs propres attraits, un
enseignement suspect et odieux par cela même qu'ils devraient le
subir. Cet enseignement, obligatoire dans un sens nouveau, diviserait
prématurément la jeunesse française, et introduirait dans nos lycées
et dans nos collèges, la guerre intestine, d'autant qu'il laisserait aux
Sarents, molestés dans leur conscience, mille moyens de le discréditer
ans l'esprit de leurs fils.
La prétendue ingérence des congrégations religieuses et, en général,
du clergé dans le domaine politique, ne saurait jamais, en ce pays el
au sein de cette génération, constituer un péril assez grave, pour
sacrifier, avec la liberté et l'égalité de tous devant la loi, les principes
mêmes et la raison d'être du gouvernement républicain. Nous ne
faisons aucune difficulté de l'avouer, l'opinion publique est presque
universellement contraire à cette ingérence et y oppose un obstacle
cent fois plus efficace que ne sauraient l'être toutes les répressions
légales et illégales; cela doit rassurer les plus timorés à cet égard.
Partout, mais plus particulièrement dans les masses populaires, Ton
rencontre cette appréhension ombrageuse et presque maladive des
usurpations de l'Eglise et de ses représentants dans la région et sur
les droits réservés au pouvoir civil. On est étonné de la retrouver à ce
degré, au milieu même des populations les plus chrétiennes et les
plus attachées à leurs prêtres. Par contre, les contrées où l'interven-
tion du prêtre, au cours des luttes politiques, n'est pas plus funeste
qu'utile au candidat de sa préférence, deviennent chaque jour plus
rares et plus limitées. Aussi, quand, à rencontre de certains conseils
sans autorité comme ils sont sans expérience, nous recommandons à
nos religieux et à nos prêtres la réserve et la discrétion en de telles
luttes, ce n'est point seulement au nom de principes supérieurs que
nous parlons, mais dans l'intérêt de la cause qu'ils compromettraient
>ar une intervention inopportune. Cette disposition presque universelle
le l'opinion publique ne laisse ni une raison, ni un prétexte à. ceux
3ui invoquent le péril clérical pour obtenir contre nos religieux un
écret de proscription.
Il n'en faudrait pas conclure cependant que, en raison de cette
disposition des esprits, tout peut être tenté avec succès contre l'Eglise
catholique. Elle s'harmonise, en effet, dans l'âme populaire, et très
logiquement, avec l'attachement profond et non moins universel, à la
religion des ancêtres. Nous parcourons chaque jour nos villes et nos
campagnes; partout, nous y constatons, à des signes non équivoques,
l'indestructible vitalité du sentiment religieux et ses réveils là même
s
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Y
ET MM. LES DÉPUTÉS 389
où il pourrait sembler le plus éteint. Non seulement en ces vastes
régions de l'ouest, du nord, du sud-ouest, où les pratiques religieuses
sont si générales, mais dans les régions du centre et au sud-est, qui
sembleraient plus indifférentes et parfois hostiles, ceux qui consen-
tiraient à y vivre et mourir sans religion, sans baptême et sans
première communion pour leurs enfants, sans bénédiction nuptiale,
sans funérailles religieuses, ne sont, comparés à la masse, qu'une
insignifiante minorité. La preuve en est dans les pétitions suppliantes
et parfois menaçantes dont nous sommes assaillis quand, çà et là, la
pénurie des vocations sacerdotales nous oblige à priver de curé, pour
un temps, Tune ou l'autre de ces paroisses. Le jour où ces popu-
lations s'apercevraient que ce n'est pas l'Eglise qui s'ingère dans la
politique, mais que ce sont les hommes politiques qui déclarent la
guerre à la religion, leur attitude changerait. Jusqu'ici, ces intentions
hostiles, là où elles existent, leur ont été d'ordinaire soigneusement
dissimulées par des silences, sous des déclarations rassurantes ou
équivoques. Les faits, qui parfois contredisent ces déclarations, ont
été limités à des questions peu accessibles à l'attention des classes
!)opulaires ou vers lesquelles elle n'est pas attirée. Pour la première
ois, les populations rurales viennent d'être troublées dans leurs
traditions par les premières expulsions de leurs religieuses. L'émotion
menaçante qu'elles ont suscitée dans des contrées diverses, doit ins-
pirer la prudence et la modération à tout homme d'Etat digne de ce
nom et capable de prévoir.
Aussi bien, Messieurs, en dehors des mesures violentes et provoca-
trices, une voie s'offre à la pacification, si^vous estimez que la situa-
tion des congrégations religieuses en France n'a pas été suffisamment
réglée, et qu'il importe de fixer les droits de l'Etat devant les légitimes
épanouissements de la liberté. Les congrégations religieuses ne sont
pas telles qu'on a voulu les représenter ou que les imaginent certains
préjugés : une sorte de puissance indisciplinée et indépendante de la
hiérarchie ecclésiastique. Les religieux, aussi bien que les simples
fidèles, sont soumis en principe à cette hiérarchie souveraine ; et ils
savent qu'ils doivent l'être d'autant plus que, sur ce point fonda-
mental, comme sur tous les autres, ils sont appelés à une plus grande
perfection. La soumission due au Souverain Pontife et aux évêques,
seuls divinement établis pour gouverner l'Eglise de Dieu, doit dominer,
sans la contredire et en la sanctionnant, l'obéissance qu'ils doivent à
leurs supérieurs immédiats. Cette autorité de l'épiscopat, en tous cas
subordonnée à celle du Souverain Pontife, reste pleine et sans réserve
sur un très grand nombre de congrégations, celles de femmes en
Sarticulier. Sur d'autres, il est vrai, pour des raisons supérieures
ont le Saint-Siège est juge, elle est limitée. Mais il s'en faut que ces
congrégations, dites exemptes, soient en toutes choses affranchies
de 1 autorité épiscopale. Leurs immunités sauvegardent la liberté de
leur vie intime et de leur gouvernement intérieur. Dans leur action
extérieure et publique, elles ne sont et ne peuvent être que les auxi-
liaires du clergé séculier, et conséquemment elles demeurent dans
une grande mesure sous notre dépendance. En de récentes instruc-
tions, le Saint-Siège a pris soin de déterminer les points importants
où cette juridiction de l'Ordinaire est maintenue et doit s'exercer à
l'égard des congrégations exemptes. Ces cas se réfèrent justement
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39* PÉTITION A MM. LIS SENATEURS
aux circonstances où un gouvernement, jaloux de ses droits, pourrait
conserrer quelque ombrage : « la fondation dîme maison dans le
c&ocèse, les écoles publiques, les asiles, les Mtyftetn et antres établis-
sements de ce genre, la promotion de leurs sujets aux ordres, k
prédication, l'administration des sacrements, la consécration des
églises, l'érection des confréries on congrégations pieoses, la pabfi-
cation des livres ».
Nous savons qne des républicains éprouvés, qui attribuaient aux
congrégations vis-à-vis de l'épiscopat une indépendance excessive et
imaginaire, dont ils s'alarmaient, se sont déclarés surpris et satisfaits
de ees déclarations. C'est avec ces réserves, mais dans cette large
mesure, que le Saint-Siège, déférant aux exigences du gooveraemeBt
français, consentit à ce que les congrégations, exemptes eBes-mèffles,
se déclarassent soumises à la juridiction de l'Ordinaire.
Si donc des abus venaient à se produire au sein des congrégations
religieuses, les évêques seraient là, consciente des limites, mais ans»
de l'étendue de leurs droits, et ils ne les abdiqueraient pas an prelt
d'initiatives sans autorité. Il appartient au gouvernement de leur
signaler ces abus, et d'en demanoer la réforme» s'il y a lieu, ainsi qpH
le fait en des occasions semblables, quand il s'agit cm clergé paroissial.
Déjà, dans la crise actuelle, les instructions et les sages conseils de
l'épiscoçat n'ont pas peu contribué à maintenir celles des eongïfg*
tions qui vous demandent l'autorisation, dans une sitnation légale gm
les a protégées jusqu'ici, et qui ne donnerait, devant FopinioB
publique, aucun prétexte à leurs prescripteurs.
Au cas où l'autorité épiscopale serait insuffisante, les relations offi-
cielles du gouvernement français avec le Saint-Siège lui laisseraient
ouverte une autre voie conciliante, celle que Léon XIII, toujours res-
pectueux du pouvoir civil : souverain en son ordre, lui offrait dans
cette môme lettre, où il défendait (Tailleurs éloquemment la cause des
congrégations religieuses : « Passant sous silence, écrit-il, d'autres
considérations que Ton fait au sujet des congrégations religieuses,
nous nous bornons à cette importante remarque. La France entretient
avec le Saint-Siège des rapports amicaux fondés sur un traité solennel.
Si donc les inconvénients que Ton indique ont sur tel on tel point
quelque réalité, la voie est ouverte pour les signaler au Saint-Siège
qui est disposé à les prendre en sérieux examen et à leor appliquer,
s il y a lieu, des remèdes opportuns. »
Le Concordat, qui donna autrefois la paix religieuse à la Frtmee,
{ courrait encore aujourd'hui la lui garder, a la condition qu'fl tftt loya-
ement interprété et appliqué. Il reste ouvert, et le jour où un gouve^
nement fort et libéral, ndèle à de glorieuses traditions, entreprendrait
de régler, d'un commun accord avec Rome, la situation des congréga-
tions religieuses en France, les esprits les plus prévenus, s*3s étaient
équitables, s'apercevraient que l'existence de ces instituts et leur légi-
time épanouissement sont compatibles avec tous les droits de FEtet,
sans qull soit nécessaire de leur immoler la liberté.
Ce sont, dans notre conviction, les conclusions définitives et padB-
catrices au conflit qui nous divise. Puissent- elles prévaloir afn *
prévenir les luttes indomptables de la conscience que nws devrions
soutenir et les réactions violentes qui s'annoncent et qne nous voo-
drions épargner à notre pays t Puissiez- vous, Messieurs, avoir l'honnwr
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IT MM. LKS DÉPOTÉS
391
de poser les prémisses de celte conciliation désirable, en accordant la
liberté de la vie sociale à un si grand nombre de vos concitoyens qui
l'attendent de votre justice et de votre prévoyance.
Ont signé jusqu'à ce jour :
Benoit-Marie, cardinal Langénieux, archevêque de Reims.
François, cardinal Richard, archevêque de Paris.
Victor-Lucien, cardinal Lecot, archevêque de Bordeaux.
Adolphe-Louis- Albert, cardinal Perraud, évoque d'Autun.
Pierre, cardinal Goulue, archevêque de Lyon.
G.-M.- Joseph, cardinal Labouré, archevêque de Rennes.
Etienne, archevêque de Sens.
Marie- Alphonse, archevêque de Cambrai.
François, archevêque de Charabéry.
Fulbert, archevêque de Besançon.
Mathieu-Victor, archevêque d'Auch.
L.-François, archevêque d'Avignon.
Rbné- François, archevêque de Tours.
Pierre, archevêque de Bourges.
EuDOXé-lRÊNÉE, archevêque d'Albi.
Je an- Augustin, archevêque de Toulouse.
François, archevêque d'Aix.
Victor, évêque d'Aire.
Charles-François, évêque de Nancy.
Joseph-Michbl-Frédéric, évêque de Viviers.
Charles, évêque de Blois.
Paul, évêque de Versailles.
Etienne, évêque de Nevers.
Clovis-Joseph, évêque de Luçon.
Henri, évêque de Tulle.
Emmanuel, évêque de Meaux.
Pierre-Eugène, évêque de Pamiers.
Adolphe, évêque de Montauban.
Charles, évêque d'Agen.
Louis- Joseph, évêque de Belley.
Firmin, évêque de Limoges.
Prospbr-Amablb, évêque de Gap.
Pibrrb-Marib, évêque de Saint-Brieuc.
Alfred, évêque d'Arras.
Jean-Marie-François, évêque de Saint-Flour.
Pierre-Marie, évêque de Clermont.
Alphonse-Gabriel, évêque de Saint-Dié.
Auguste, évêque de Moulins.
Constant-Louis-Marib, évêque du Puy.
Stanislas, évêque d'Orléans.
Henri, évêque de Poitiers.
Claude, évêque de Séez.
Michel-André, évêque de Chàlons.
Pierre-Emile, évêque de Nantes.
Gabriel, évêque de Chartres.
Feux, évoque de Nîmes.
Léon, évêque d'Amiens.
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392 PÉTITION A MM. LES SÉNATEURS ET MM. LES DÉPOTÉS
E. -Christophe, évêque de Cahors.
Henri, évoque de Nice.
Jean, évêque de Digne.
Augustin- Victor, évéque de Soissons.
Amédée, évèque de Vannes.
Marie-Prosper, évêque du Mans.
Gustave-Adolphe, évoque de Troyes.
François-Alexandre, évèque de Saint- Claude.
Philippe, évêque d'Evreux.
Léon-Adolphe, évèque de Bayeux.
Joseph, évêque d'Angers.
Joseph, évêque de Coutances.
Jules, évêque de Perpignan.
François- Virgile, évêque de Quimper.
Paul- Emile, évêque de Grenoble.
A.-Joseph-Eugène, évêque de Fréjus.
Marie- Jban-Célestin, évêque de Beau vais.
Louis-Eugène, évêque de Rodez.
J.-F.-Ernest, évêque d'Angoulême.
Louis-Ernest, évêque de Verdun.
Paulin, évêque de Marseille. ,
Nicolas-Joseph, évèque de Péri gueux.
Sébastien, évêque de Langres.
François-Xavier, évêque de Tarbes.
Henri-Louis, évèque de Mende.
François-Marie -Anatole, évêque de Montpellier»
Charles-Pibrre-François, évêque de Valence.
Le Directeur : L. LAVEDAN.
L'un des gérants : JULES GERVAIS.
rASn* — «* m ton it nu, uinuMBrat, 18, boi on i*nJÊ-%k\wr-**cvim.
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LE progBs Ïéligieux
DANS LE CATHOLICISME1
... Je me suis proposé de vous parler du Progrès religieux dans le
catholicisme, et de ruiner, si je le puis, ou tout au moins d'ébranler
l'argument que l'on tire contre la Religion de son immobilité
prétendue. Il n'y en a guère, à mon avis, de moins fondé. Cepen-
dant, de nos jours surtout, dans notre âge de « progrès », je n'en
sache guère dont on use plus volontiers; et, chose assez surpre-
nante, il n'y en a pas contre lequel beaucoup de catholiques
semblent plus désarmés! Je voudrais essayer de leur rendre
aujourd'hui le courage de leur force, et si vous jugez que la chose
en vaille la peine, vous me ferez crédit d'un peu de patience, et,
je ne vous le dissimule pas, de beaucoup d'attention.
I
Il ne faut assurément pas confondre le « progrès religieux »
avec le « progrès de la religion », et ce sont deux choses distinctes.
Le progrès de la religion, c'est la diffusion du christianisme à
travers le monde; ce sont ses conquêtes; c'est l'accroissement du
nombre de ses fidèles; c'est sa situation ou sa condition améliorée;
c'est encore la religion mieux comprise ou plus exactement
pratiquée; c'est son éclat ou sa puissance augmentés de la splen-
deur de son rayonnement. Le progrès religieux est quelque chose
de plus intérieur et de moins apparent : les statistiques n'en
rendent pas compte, et des chiffres ne l'expriment point. On n'en
retrace point la courbe d'évolution, et les géographes seraient
fort empêchés de le figurer sur leurs cartes. Mais, quoique dis-
tinctes, ce sont pourtant aussi deux choses voisines, sinon soli-
daires ou connexes, et, pas plus en religion qu'ailleurs, on ne
saurait concevoir un progrès du dedans qui ne se traduise ou ne
se manifeste par quelque progrès du dehors. De quelque manière
que l'on définisse le progrès du dedans, s'il n'est sans doute un
* Conférence faite à Florence le 8 avril 1902.
3« LIVRAISON. — 10 NOVEMBRE 1902. 26
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394 LE PROGRÈS RELIGIEUX
progrès qu'à la condition de modifier la nature de la chose, — ou,
peut-être, et pour mieux dire, de la développer dans un sens
qu'on n'avait point prévu, — l'aspect extérieur de la chose, sa
physionomie générale, ses conditions d'existence et d'action en
sont donc aussi nécessairement modifiés.
Supposons, et je crois que je vous en donnerai tout à l'heure des
exemples, supposons donc que le progrès interne du catholicisme
ait eu pour conséquence d'anéantir, en le renversant ou en le
dépassant, un des obstacles que Ton avait cru qui s'opposaient
insurmontablement à la diffusion de la religion : il sera bien difficile
que ceux que cet obstacle avait jusqu'alors arrêtés ou découragés
ne s'aperçoivent pas, tôt ou tard, qu'il a cessé d'exister, et, sans
doute, l'expansion du catholicisme en profitera d'autant. La réci-
proque est vraie; et, par exemple, si l'on voit se produire, comme
dans l'Angleterre contemporaine, un mouvement de retour au
catholicisme, la raison en sera toujours qu'une étude plus atten-
tive aura révélé quelque aspect nouveau de la vérité catholique :
le célèbre Essai de Newman sur le Développement de la doctrine
catholique en est un mémorable exemple. Il y a donc une relation
entre le progrès religieux et le progrès de la religion. S'il convient
de les distinguer l'un de l'autre, il ne faut pourtant pas les séparer
absolument. Et c'est pourquoi vous ne vous étonnerez pas qu'avant
d'aborder la question du progrès religieux, je tienne à dire quel-
ques mots des progrès récents de la religion.
Vous avez probablement tous lu la dernière Encyclique du
Souverain Pontife, celle qui vient de paraître, il n'y a guère qu'une
quinzaine de jours, en date du 19 mars, et peut-être, — quoique
vous n'en ayez pas les mêmes raisons que moi, — peut-être y
avez-vous remarqué ce passage :
On avait mis beaucoup de confiance dans les progrès de la science,
et, de fait, le siècle dernier en a vu de bien grands, de bien inattendus,
de bien merveilleux assurément. Mais est-il aussi vrai que ces progrès
nous aient donné l'abondance de fruits, pleine et réparatrice, que le
désir d'un si grand nombre d'hommes en attendait? Oui, sans doute,
l'essor de la science a ouvert de nouveaux horizons à l'intelligence
humaine; il a singulièrement accru l'empire de l'homme sur la nature;
il a, en cent manières, amélioré les conditions de cette vie terrestre.
Hais néanmoins tout le monde sent, et quelques-uns confessent, que la
réalité n'a pas été à la hauteur des espérances... L'homme a bien pu
s'assujettir la matière; mais la matière n'a pas pu lui donner ce qu'elle
n'a pas, et aux grandes questions, celles qui touchent nos intérêts les
plus élevés, la science n'a pas pu donner de réponse, — non le ha
Hsolute : l'italien est ici plus énergique, et, si je l'ose dire, plus lapi-
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DAKS LE CATHOLICISME 395
daire; — la soif de vérité, de bien, d'infini qui nous dévore, n'a pas été
éteinte, tornô inestinta; et ni les trésors et les joies de la terre, ni
l'accroissement des aises de la vie n'ont endormi l'angoisse morale au
fond des cœurs 4.
Quand j'ai moi-même parlé jadis, non pas du tout de « la
banqueroute de la science », ni même de sa « faillite », mais « des
faillites partielles », qu'elle avait faites à quelques-unes de ses
promesses, c'est exactement ce que j'ai voulu dire. On nous avait
promis que « la science remplacerait la religion »; et, non seule-
ment elle ne l'a pas « remplacée », mais tout ce qu'une certaine
science a perdu de crédit dans l'esprit de l'humanité qui réfléchit
et qui pense, la religion l'a gagné. La science et la religion s'op-
posent-elles peut-être l'une à l'autre? Je n'en sais rien; je ne le
crois pas; mais je ne prétends pas l'examiner aujourd'hui : leurs
contradictions apparentes ne prouvent sans doute que l'infirmité
de notre intelligence, et ces contradictions fussent-elles plus incon-
ciliables qu'elles ne le sont sans doute, je persisterais à penser
que la science et la religion se rejoignent à l'infini. Hais, en
attendant, ce qu'il y a de certain, c'est qu'elles coexistent; c'est
qu'elles ont chacune leur domaine et leur autonomie; c'est qu'il
n'est presque personne aujourd'hui qui ne le reconnaisse ; — et ceci
-déjà est un a progrès ».
Il n'est personne aussi qui n'admette, pour cette même raison,
que ni la sincérité de notre foi ne saurait entraver la liberté de
la recherche scientifique, ni les conclusions de la physique ou
de l'histoire naturelle entamer sérieusement l'intégrité de notre
croyance; — et cela est encore un « progrès ».
Et n'en est-ce pas un autre, si, depuis un demi-siècle bientôt,
le matérialisme, chassé de toutes ses positions, n'est plus en vérité
pour les hommes de notre temps, croyants ou incroyants, qu'un
4 II me semble intéressant de rapprocher de ce passage de Y Encyclique les
déclarations qne voici du professeur Ad. Harnack : c Nous ne pouvons pas,
en histoire, porter de jugement absolu... Quand nous jugeons les événe-
ments, il ne faut pas nous imaginer pouvoir prononcer un verdict absolu
comme résultat de nos considérations historiques... L'erreur de croire que
ces jugements pouvaient produire la connaissance est issue de la longue
époque où Ton attendait tout du savoir et de la science, alors qu'on croyait
pouvoir les étendre de façon qu'ils enveloppassent et apaisassent tous les
besoins du cœur et de l'âme; mais à cela ils sont impuissants. Dans les
heures de travail ardent, cette opinion envahit notre âme, et pourtant,
combien l'humanité ne serait-elle pas désespérée, si la paix après laquelle
elle aspire, la clarté, la sécurité et la force qu'elle demande dépendaient de
la mesure du savoir et de la connaissance? » L'Essence du Christianisme,
seize conférences, par Ad. Harnack, Paris, 1902, Fischbacher.
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396 LE PROGRÈS RELIGIEUX
souvenir historique, une doctrine abolie, — une curiosité de
cabinet, si je puis ainsi dire, — qui déjà n'intéresse que les seuls
érudits. h' agnosticisme Ta remplacé, à l'extrême gauche de l'his-
toire des doctrines philosophiques; et je sais qu'il y a plusieurs
formes de Y agnosticisme; mais tous les agnostiques s'accordent
en un point, qui est l'affirmation de l'Inconnaissable; et cette
affirmation, c'est tout simplement l'affirmation qu'il y a du divin
dans le monde.
De ces progrès, à leur tour, une conséquence est résultée,
j'entends une conséquence pratique, dont on ne saurait, à mon
avis, exagérer l'importance, et qui est la presque disparition de ce
que naguère encore on appelait du nom de « respect humain ».
Permettez-moi d'y insister un moment. Nous avons aujourd'hui le
courage de nous dire catholiques, mais on ne l'a pas toujours eu;
et nous aurions tort de nous admirer de l'avoir, mais il y a jadis
fallu presque de l'héroïsme. Il fut un temps, — et quelques-uns
d'entre vous se le rappelleront peut-être, — où l'on rougissait
d'être catholique; où l'on craignait, en se déclarant tel, de s'exposer
aux railleries des beaux esprits de sa petite ville, du pharmacien
Homais ou de l'illustre Gaudissart : vous connaissez sans doute
ces deux bonshommes de Balzac et de Flaubert. Il fut un temps
où l'on redoutait, en pratiquant sa religion ou même en professant
tout simplement sa foi, de se décerner à soi-même comme un
brevet d'insuffisance ou de pauvreté d'esprit; et, en effet, on
l'obtenait tout de suite des disciples d'Emile Littré ou d'Ernest
Renan. Il fut un temps où, la simplicité de la croyance passant
pour être en raison inverse de la culture intellectuelle et de la
vigueur de l'esprit, on n'osait croire qu'en secret, honteusement
et lâchement, en s'en défendant comme d'une concession que l'on
était obligé de faire à la coutume, à sa famille, aux nécessités
sociales. Regretterons-nous que ce temps ne soit plus? ou mécon-
naîtrons-nous l'importance de ce changement? ou refuserons-nous
de l'appeler un progrès? Ce sera donc, en ce cas, pour dire qu'il
est plus qu'un progrès, s'il est effectivement la condition de tout
progrès. On fait peu de progrès dans l'ombre ! On en fait sans
doute encore moins, quand on craint, en en faisant, de se compro-
mettre ou de se « disqualifier ». La diminution du « respect
humain » a rendues possibles une foule de choses qui ne l'étaient
pas quand il pesait de tout son poids, non seulement sur les
actes, mais sur les pensées mêmes. Car le respect humain n'était
qu'une forme ou une espèce de la peur, et l'un des effets de la
peur est de nous asservir à ce que nous craignons...
Mais je m'aperçois que, si ce sont là des progrès sensibles, ils
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DàHS LE CATHOLICISME 397
n'intéressent pourtant que la religion en général, ou même et
seulement l'idée religieuse, en elle-même, et indépendamment des
formes particulières, — ou confessionnelles, — qu'elle peut revêtir.
Il existe à Paris une « ligue contre l'athéisme », et je ne doute
pas que ceux qui en font partie, catholiques, protestants, israé-
lites, libres-penseurs au besoin, ne se réjouissent, comme nous,
de la diminution du respect humain ou de la séparation des
domaines de la science et de la religion. A Dieu ne plaise que
nous leur en disputions le droit, ou que nous nous efforcions de
les en décourager! S'il y a bien des manières de concevoir l'idée
religieuse, la vérité catholique n'est hostile, elle ne s'oppose pro-
prement à aucune : elle les épure, elle les complète, et elle les
achève. Multœ sunt mansiones in domo patris met; il y a plus
d'une étape ou d'un temps d'arrêt dans la lente ascension de
l'homme vers la lumière, et cette traduction du mot de l'Evangile
en est-elle une trahison? Mais, si nous voulons cependant signaler
des progrès qui intéressent plus particulièrement le catholicisme,
les exemples ne nous manquent pas, — je dis les exemples con-
temporains, — et je ne suis embarrassé que de savoir lequel
choisir, celui de la renaissance du catholicisme en Angleterre,
sous Tinfluenee des Wiseman, des Newman, des Manning; ou
celui de ses progrès en Allemagne, l'Allemagne du prince de
Bismarck et du Kulturkampf; ou celui de son développement et
de sa diffusipn aux Etats-Unis. Si je m'arrête au dernier, c'est
qu'il me semble le plus éloquent; c'est que je le connais mieux;
c'est que, si j'en crois vos journaux et vos Revues, vous vous en
êtes montrés particulièrement curieux à Florence; et c'est enfin,
je l'avoue, que les conclusions que j'en ai tirées moi-même m'ayant
été contestées, je suis bien aise de saisir l'occasion de les main-
tenir et de les fortifier.
Ce qui est en effet surprenant, — et je n'ai pas craint de dire,
et je répète : « providentiel », — ce n'est donc pas qu'il y ait
actuellement douze millions de catholiques aux Etats-Unis, quatre-
vingt-quatorze archevêchés et évèchés là où il n'y en avait
qu'un seul au commencement du dix- neuvième siècle, et que New-
York, après Paris et Vienne, soit devenue la plus grande cité
catholique du monde I Quelle que soit l'importance de ces chiffres,
on m'a fait observer, — non sans apparence de raison, — qu'ils
pourraient, qu'ils devraient être plus considérables; et que, si les
catholiques des Etats-Unis, par rapport au nombre des immigrants
de leur religion, n'avaient pas, en fait, subi beaucoup plus de
pertes qu'ils n'ont réalisé de gains, ce n'est pas 12,000,000 qu'ils
devraient être, mais 24,000,000. Est-ce bien ainsi qu'il faut
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398 LE PROGBÈS RELIGIEUX
calculer? Car, en Italie, en France, en Espagne, en Autriche,
combien n'y a-t-il pas de catholiques de naissance, d'éducation et
de nom, qui ne le sont guère, à vrai dire, de fait ni de profession?
Biais ce qu'il faudrait examiner, c'est en premier lieu si l'immi-
gration protestante, anglicane, presbytérienne, méthodisie, n'a
pas subi des pertes plus considérables encore. Songez ici que de
80,000,000 d'Américains, il y en a plus de 40 qui ne sont
inscrits sous aucune « dénomination » confessionnelle; qui
n'apparaissent pas dans les statistiques religieuses; dont nous
ignorons quelles sont les croyances ou la communion. Nos statis-
tiques européennes sont moins scrupuleusement faites. 11 faudrait
nous dire, en second lieu, si, ce que perdait le catholicisme, une
autre dénomination l'a gagné, et, par exemple, combien de catho-
liques sont passés au protestantisme. Et quand on nous l'aurait
dit, deux ou trois faits n'en subsisteraient pas moins, qui suffi-
raient à justifier tout ce que l'on a pu dire du développement
« prodigieux1 » du catholicisme aux Etats-Unis.
Je néglige le premier, quoiqu'il ait bien son importance, et je
me borne à faire observer en passant, que les catholiques, à eux
seuls, sont plus nombreux aux Etats-Unis que les fidèles de pas
une autre dénomination. L'immigration anglicane ou presbyté-
rienne n'a pas été, cependant, moins nombreuse depuis cent ans
que l'im migration catholique : irlandaise, italienne ou française 1
Mais ce qui est capital, c'est que, dans un pays oh le protestan-
tisme semblait se confondre avec le souvenir des origines natio-
nales, les catholiques aient réussi à se faire d'abord accepter,
puis jtolérer, et enfin respecter. Et aussi bien, l'avez-vous vu dans
des circonstances toutes récentes encore, les Etats-Unis n'ont pas
de meilleurs citoyens. Oserai-je dire que la démocratie n'a pas
non plus d'apôtres plus ardents, ni plus prudents? Cela est pour
ainsi parler de l'essence même du catholicisme : Misereri super
turbas! Sans violence, mais au prix de plus d'une épreuve, le
catholicisme en Amérique a fini par triompher du préjugé protes-
tant. « La révolution religieuse que nous appelons la Réforme,
disait naguère un prédicateur protestant, a amené une déperdition
considérable. Il est évident aujourd'hui que l'Eglise de l'avenir ne
recouvrera sa pureté et son autorité qu'en s'incorporant bien des
éléments que le protestantisme a dédaignés. » Le même disait
encore, d ans un autre discours : « La théorie suivant laquelle Dieu
1 On pourra consulter sur l'ensemble de la question religieuse aux Etats-
Unis, — et indépendamment de l'ouvrage classique de Robert Baird, — le
très intéressant volume du docteur D. Dorchester : Christianity in the United
States, revi8ed édition, Hunt and Eaton, 1895, New- York.
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DANS LE CATHOLICISME 399
accepte la foi en lieu et place de la sainteté est une idée fausse, plus
contraire aux enseignements de l'Ecriture Sainte, et plus immorale
que toutes les superstitions catholiques du moyen âge! » Voilà des
paroles nouvelles, et il y a trois mois que, parlant à Genève de
l'Œuvre de Calvin, j'en eusse à peine osé dire autant. Ouvrez main-
tenant un autre livre : l'auteur en est un personnage considérable,
le procureur du Saint-Synode russe,jM. Pobeionostseff. Celui-ci, le
développement du catholicisme aux Etats-Unis ne l'inquiète pas seu-
lement, il l'effraie! Dégagée, comme elle l'est aux Etats-Unis, des
liens qui l'enchaînent ailleurs à l'Etat, et libre d'obéir à sa seule
inspiration, il semble à M. Pobedonostseff que l'Eglise catholique
aurait promptement fait de triompher de toutes les autres ; et la
preuve qu'il en donne c'est précisément le progrès du catholicisme
aux Etats-Unis. 11 ne pense donc pas que nous ayons tort de l'ad-
mirer I Ou plutôt, sa crainte est elle-même une forme de l'admiration.
Et, en effet, quoi que l'on pense de la question de chiffres, elle est
ici tout & fait secondaire. Ce qui importe, rendons-nous-en bien
compte, c'est le progrès de la vérité catholique dans le milieu qui
lui devait être le plus naturellement hostile; c'est l'hommage rendu
& l'Eglise romaine par les fils des puritains du Massachussetts et
du Gonnecticut; c'est la force d'expansion et la « modernité » du
catholicisme démontrée et consacrée par son rôle aux Etats-Unis.
Si d'ailleurs, comme on l'a semblé croire quelquefois de l'autre
côté de l'Atlantique, la direction du catholicisme serait sur le point
de passer des mains des Latins entre celles des Anglo-Saxons ou
des Germains, c'est une autre question, d'une tout autre nature, et
que je ne discute point. A la vérité, je ne crois pas que la direction
du catholicisme soit dans la dépendance des volontés de l'homme,
et c'est ce qui rend peut-être cet examen assez inutile. A quoi bon
soulever des problèmes dont la solution ne dépend pas de nous, et
qui ne peuvent servir qu'à diviser les esprits? Mais ce que j'ai voulu
vous montrer, dans le développement du catholicisme aux Etats-
Unis, c'est l'exemple éloquent d'un progrès effectif, d'un progrès
réel du catholicisme en général. Ce même progrès, un de mes
confrères de l'Académie française, l'historien de Bernardin de
Sienne, M. Thureau-Dangin, l'a montré pour l'Angleterre, dans le
premier volume de son bel ouvrage sur la Renaissance catholique
en Angleterre. Un publiciste que vous connaissez bien, — et dont
je m'honore d'avoir été l'un des maîtres ou des professeurs, —
M. Georges Goyau, vous le montrera prochainement pour l'Alle-
magne. Vous en conclurez avec moi que, si nous avons des
raisons de tristesse, nous avons aussi,
Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
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400 LE PROGRÈS RELIGIEUX
des motifs d'espérer. Et je serais étonné, si de la connaissance et
de la confrontation de tous ces faits, éclairés les uns par les
autres, on ne voyait pas se dégager les rapports qui lient les pro-
grès de la religion à ce progrès religieux dont je voudrais mainte-
nant vous parler.
II
Ne prenons point ici de détour ni de vaines précautions, et abor-
dons de front la difficulté qu'on nous oppose. « Vous nous parlez,
nous dit-on, de progrès, et la tactique est sans doute habile ; mais,
si la vérité catholique se définit par l'immutabilité de son dogme et
la continuité de sa discipline, — quod ubique, quoi semper, quod
ab omnibus, — elle se définit donc, à la lettre, et de votre aveu
même, par son incapacité de changer, d'évoluer, de progresser ou,
en deux mots, de « s'adapter » aux conditions mobiles qui sont
celles de l'histoire et de l'humanité. « Votte orthodoxie, pétri-
fiée, stéréotypée dans ses formes, ne peut jamais se départir de son
passé. Gomme sa prétention est d'être faite du premier coup et
d'une pièce, elle se met par là en dehors du progrès; elle devient
raide, cassante, inflexible; et tandis que la philosophie est toujours
contemporaine à l'humanité, la théologie, à un certain jour, devient
surannée1. » Vous prétendez posséder la vérité tout entière; vous
n'y pouvez donc rien modifier, rien ajouter ou retrancher. Elle est
ou elle n'est pas] Votre enseignement devient hérétique dès qu'il
diffère de lui-même. Si cependant autour de vous, et au dedans de
vous, tout change, non seulement les lois, les institutions et les
mœurs, mais jusqu'aux manières mêmes de sentir et de penser, de
quel progrès pouvez- vous parler? Qui dit « progrès » dit « change-
ment », et vous ne pouvez pas changer. Ne vous ètes-vous pas
fait de leurs « changements » ou, comme on disait alors, de leurs
« variations », un argument contre les Eglises protestantes? et
tous les jours encore, en Amérique, en Allemagne, en Angleterre,
ne vous en servez-vous pas contre elles comme de votre arme la plus
sûre? Votre immutabilité, supposé que jadis elle ait fait votre force,
fait donc aujourd'hui votre faiblesse. On ne saurait avancer en
demeurant immobile. Et, finalement, de ces deux prétentions
adverses ou contradictoires, il en faut sacrifier une : ou celle d'être
semblable à vous-même, ou celle de vous plier aux exigences suc-
4 Ces paroles sont de Renan, dans 6011 Avenir de la science; et on peut
considérer que les idées qu'il exprime en ces termes sur l'immobilisation de
l'orthodoxie dans son dogme n'ont pas contribué médiocrement à le
détourner, lui Renan, de cette orthodoxie.
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DANS LE CATHOLICISME 401
cessives, diverses et multiples, dont on peut dire qu'elles forment,
en le réalisant lui-même, la définition du « progrès » .
Je vais essayer de répondre à cette objection.
Et, premièrement, en ce qui regarde le dogme, ne pensez-vous
pas qu'il faudrait se mettre d'accord avec soi-même et choisir, ou
de nous reprocher, comme vous venez de l'entendre faire, que le
dogme ne saurait évoluer, ou d'en prétendre énumérer, pour nous
en faire pareillement un reproche, les « variations » dans l'histoire.
Un théologien protestant écrivait, il y a quatre ou cinq ans : « A
Paris, en 1682, le dogme de l'infaillibilité personnelle de l'Evèque
de Rome aurait été condamné comme une erreur, et l'orthodoxie
d'alors est devenue, depuis 1870, la plus grande des hérésies
d'aujourd'hui !. » Vous ferai- je observer, au passage, qu'il n'y a
presque pas un mot, dans cette phrase, que je cite textuellement,
qui ne soit une erreur ou une contre-vérité? A Paris, en 1682, on
« n'aurait point condamné le dogme de l'infaillibilité personnelle de
l'Evèque de Rome » , et, en fait, — c'est ici de l'histoire, — on ne
l'a point condamné, précisément parce qu'on reconnaissait dans le
Pape tout autre chose que « l'Evèque de Rome » ; parce qu'il ne
s'agissait nullement de l'infaillibilité personnelle d'un Barberini ou
d'un Odescalchi, mais du privilège impersonnel d'infaillibilité
attaché à la chaire de Pierre; et parce que des évèques français ou
« gallicans », si l'on veut, savaient parfaitement qu'ils n'avaient
aucune qualité pour « condamner » ou pour absoudre, au regard
de la catholicité, ni même de la France, une décision de la cour de
Rome. 11 n'est pas vrai non plus que la négation ou la méconnais-
sance de l'infaillibilité pontificale constituât « l'orthodoxie d'alors » ;
la question se posait en de tout autres termes; et il ne l'est pas
davantage que cette négation soit « la plus grande hérésie
d'aujourd'hui », toutes les hérésies étant ou pouvant devenir tour
& tour « la plus grande I » Mais ce que je retiens, après cela, de la
critique du théologien protestant, c'est qu'il y a donc, au sein
même du catholicisme, non seulement un principe ou un ferment
d'évolution possible, mais une évolution réelle, une évolution du
dedans au dehors, une évolution de fait, historiquement vérifiable,
et dont il ne s'agit après cela que de bien préciser le véritable
caractère.
Ne vous étonnez pas si je me sers ici de ce mot d' « évolution » ,
et que je le préfère à un autre I C'est saint Vincent de Lérins qui
Ta, je crois, employé le premier, et, par une coïncidence oii l'on
serait sans doute aveugle de ne voir qu'un effet du hasard, le même
1 Auguste Sabatier, Esquisse d'une philosophie de la religion. Paris, 1897,
Fischbacher.
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402 LE PROGRÈS RELIGIEUX
homme qui a formulé le principe : Quod ubique, quod semper,
quoi ab omnibus, se trouve être ainsi le premier qui ait reconnu
et défini la possibilité du développement du dogme !. Et, en effet,
la comparaison est encore de lui, le gland qui devient un chêne, —
ce qui, je pense, et sans nulle métaphore, est un assez bel exemple
de développement, — ce gland change-t-il pour cela de nature, ou,
au contraire, accomplit-il sa loi? Il faut savoir le vrai sens des mots.
Quelque différence qu'il y ait de l'enfant à l'adulte, j'étais substan-
tiellement le même à vingt ans qu'à cinquante; j'étais alors, je suis
encore « moi » ; et qui jamais a confondu les lois naturelles de la
croissance avec les hasards du changement? Evoluer n'est pas
changer. On ne change pas quand on continue d'être soi.. C'est à
peu près ainsi que le dogme évolue, mais ne change pas, et qu'en
demeurant identique à lui-même, il ne varie pas, mais il se déve-
loppe. Qu'est-ce à dire : il se développe? C'est-à-dire qu'il se précise
en maintenant son intégrité contre les assauts qu'on y donne; c'est-
à-dire qu'il « s'adapte » à des circonstances nouvelles; c'est-à-dire
que, de sa fécondité s'engendrent des conséquences qu'on n'en
avait point vues, à peu près de la façon que la science découvre,
dans les corps ou dans les figures, des propriétés qu'on ne leur
connaissait point. Toutes les propriétés du cercle n'étaient- elles
pas contenues dans sa définition avant qu'on les eût démontrées?
Elle en contient peut-être encore que nous ne savons pas. Si nous
les découvrons un jour, la définition du cercle en sera-t-elle pour
cela changée? Pareillement le dogme : il est ce qu'il est, et il ne
peut être autre qu'il est; c'est ce que nous appelons son immuta-
bilité : Sit ut est, aut non sit. Mais, à aucun moment de l'histoire
ou de la durée, nous ne savons tout ce qu'il est; nous ne l'apprenons
qu'à mesure; et c'est ce que nous appelons son développement.
Et qu'on ne vienne pas nous dire que ce n'est pas un vrai
développement! La science elle-même n'en connaît pas d'autre.
Elle découvre des faits et des lois : elle n'en invente point, elle
n'en crée pas.*£lle soulève un coin du voile qui couvrait à nos
yeux la nature ; mais la nature ne change point. Elle est aujourd'hui
ce qu'elle était hier; le progrès de l'esprit n'a consisté qu'à- voir
des vérités qu'il n'avait pas vues; et j'ajoute ceci, que la condition
1 Rappelons ici les propres paroles de saint Vincent de Lérins : c Imitetur
animarum religio rationem corporum, quae licet annorum processu numéros
suos evolvant etexplicent, eadem tamen quae erant permanent. Hoc rectum
et conséquent est, ut primis atque extremis sibimet non discrepantibus de
incrementis triticeœ institutions, triticei quoque dogmatis frugem deme-
tamus, ut quum aliquid ex illis seminum primordiis accessu temporis evol-
vatur... nihil tamen de germinis proprietate mutetur. »
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J
DA1IS LE CATHOLICISME 463
même de ce progrès est l'immutabilité de ces vérités. Pareillement
encore le dogme. Son immutabilité, bien loin de faire obstacle à
son développement, le « conditionne ». Il ne se développerait pas,
s'il n'avait dans l'identité de son principe, et, pour ainsi parler,
dans la permanence de son être, la cause finale de son développe-
ment. Hais qu'il se développe, dans le catholicisme, comme dans
le protestantisme lui-même, c'est ce que démontre l'histoire, et
toute la différence ne consiste qu'en un point, qui est que ce
développement, dans le catholicisme, n'est jamais livré à l'arbi-
traire de Martin Luther ou de Jean Calvin, je veux dire à l'inspira-
tion individuelle d'un moine saxon ou d'un curé de Picardie.
C'est ici le vrai sens de la doctrine de l'Infaillibilité. Le christia-
nisme suppose en soi, selon l'expression du cardinal Newman,
non seulement la probabilité, mais l'existence d'une autorité qui
« développe ». « La suprématie de la conscience, dit- il à ce
propos, est l'essence de la religion naturelle : la suprématie d'un
apôtre, d'un Pape, d'une Eglise, d'un Evèque est l'essence de la
religion révélée. » Et ailleurs, dans le même chapitre : « Si le
christianisme est à la fois social et dogmatique, et qu'il soit destiné
à tous les siècles, il doit, humainement parlant, avoir un organe
infaillible. » Gomment cela, et que voulait dire ici Newman? 11
voulait dire que l'existence de cet organe infaillible est à la fois
la conséquence et la preuve de l'évolution ou de la vie du dogme.
Si le dogme ne vivait pas d'une vie intérieure et intense, mais
surtout ininterrompue; si, de l'étude approfondie que les théolo-
logiens en font, il ne s'engendrait pas tous les jours, pour ainsi
parler, des conséquences si nombreuses, et quelquefois si contra-
dictoires, qu'aucune autorité particulière ou individuelle, ni même
collective, n'en saurait absolument garantir l'orthodoxie; si son
immutabilité ne courait pas enfin le risque d'être mise en péril par
la richesse de son développement, c'est alors, vous le voyez bien,
que le christianisme n'aurait pas besoin d'un « organe infaillible » !
Mais, comme il faut qu'il soit toujours, à moins de cesser d'être
lui, « contemporain à l'humanité », et comme il ne peut l'être
qu'en adaptant à des besoins nouveaux des vérités éternelles, il
lui faut donc une autorité dont le rôle soit de démêler ou de décider,
parmi les développements du dogme, lesquels sont légitimes et
lesquels ne le sont pas; lesquels étaient contenus implicitement
dans sa formule, et lesquels ne l'étaient point; lesquels enfin
élargissent, sans le dénaturer, l'enseignement de l'Eglise, et
lesquels, comme au seizième siècle, en prétendant l'épurer, le
déforment.
De telle sorte que la proclamation de l'infaillibilité pontificale,
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404 L* PROGRÈS RELIGIEUX
en 1870, — et je vous fend remarquer que Newman écrivait
en 1845, — en achevant de définir une vérité, je ne dis pas
contemporaine des apôtres, mais antérieure à eux et inséparable de
, la notion du christianisme éternel, a proclamé en même temps
l'évolution du dogme. Nous ne connaissons pas encore toute la
- fécondité, toute 4a richesse du dogme; nul ne peut dire ce qu'en
l'approfondissant on y découvrira de vérités jusqu'alors inaperçues;
il y a plus de choses dans ses formules qu'à aucun moment de la
durée n'y en peut voir notre philosophie; et c'est pour cela que
nous avons besoin d'un organe infaillible! Aurions-nous besoin
d'une Cour suprême, comme aux Etats-Unis, ou d'une Cour de
cassation, comme en France et comme en Italie, si des lois, dont
la teneur est toujours cependant identique, ne soulevaient des
interprétations différentes, et s'il ne fallait, en incorporant ces
interprétations & la loi, maintenir la lettre de son texte? A plus
forte raison, quand, au lieu de lois politiques ou constitutionnelles,
civiles ou pénales, qui sont toujours l'œuvre des hommes, il s'agit
d'une loi posée comme divine, dont les obscurités, quand on s'y
perd, ne sauraient être éclaircies que d'en haut, et par une autorité
qui participe de leur nature ou de leur définition.
Assez apparent, si je me suis clairement exprimé, dans la vie
intellectuelle de l'Eglise, le progrès ne l'est pas moins dans le
développement de sa vie psychologique et morale. A ce propos; ne
dois-je pas vous faire observer que tous ces mots eux-mêmes de
« progrès psychologique » et de « progrès moral » n'ont vraiment
leur sens, n'ont de sens, pour mieux dire, que depuis et dans le
christianisme? L'homme antique, le Grec ou le Romain, élément de
son groupe avant d'être lui-même, n'avait pas de « personnalité ».
Entendez-moi bienl 11 pouvait avoir son « individualité », ses
qualités ou ses défauts à lui, ses vertus ou ses vices, il pouvait
être Alcibiade ou Phocion, Démosthène ou Gicéron, Catilina ou
Gaton, qui sont sans doute autant de physionomies différentes, et
différemment caractérisées. Hais il n'avait pas de vie « intérieure » !
Disons, si vous voulez, qu'il manquait de complication. C'est pré-
cisément cette complication, c'est cette vie intérieure et personnelle
que le christianisme est venu créer ou développer dans les âmes;
c'est la vie de la conscience; et ce sont les conflits de sentiments
qui en résultent. Or, cette vie de la conscience, intérieure et cachée,
est la grande ouvrière du progrès moral et psychologique. Nous
ne cessons, que grâce à elle et par elle, d'être des forces de la
nature et des manifestations plus ou moins énergiques de ces
forces, pour devenir le « règne humain ». On ne connaît pas
à'Eamlet grec ni même àf Othello romain 1 On a pu dire, pour la
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DÀKS LE CATH0UC1SMB 405
même raison, que l'Àndromaque de Racine ou la Zaïre même de
Voltaire étaient « chrétiennes », et qu'Euripide n'eût pu les
inventer : il n'en avait pas le modèle sous les yeux. Mais précisé-
ment, et de même qu'on opposait au progrès religieux dans le
catholicisme l'immutabilité de son dogme, voici maintenant qu'on
oppose l'uniformité de sa discipline à son développement psy-
chologique et moral. On lui reproche de comprimer l'essor de
l'individualité. Et si le progrès consiste assurément pour une part
dans le développement de la personne humaine par différenciation
progressive et complexité croissante, on nous reproche qu'en tout
cas, sous la loi du catholicisme, il ne pourrait se réaliser, s'il se
réalisait, qu'avec une lenteur qui convient mal aux exigences de
la vie moderne. Je ne crois pas que Ton paisse commettre
une plus lourde erreur, et ceux-là n'ont guère étudié l'histoire
du catholicisme, qui n'ont pas discerné, par dessous l'apparente
uniformité de sa discipline et de son enseignement, la diversité
merveilleuse de sa vie intérieure et profonde:
Tenons-nous ici tout près du dogme, et prenons pour exemple
de cette diversité la diversité des raisons de croire. Ce serait tout
un livre qu'il faudrait écrire, et un gros livre, si je voulais montrer
la diversité des motifs sur lesquels un Pascal, un Bossuet, un
Chateaubriand, un J. de Maistre, — pardonnez- moi si je ne me
sers, pour pouvoir parler plus clairement, que d'exemples français,
— ont fondé leur apologétique. Celui-ci donc, l'auteur des Pensées,
âme énergique et « démesurée », presque violente, moins soucieuse
d'ailleurs de soi, — je veux dire de l'individu, — que de la misère
de notre commune condition, ce qu'il a vu dans le christianisme,
c'est l'explication de notre destinée ; c'est l'énigme de notre nature
éclairde; et c'est l'humanité réintégrée, par le mystère de la
Rédemption, dans son union primitive avec Dieu. Mais celui-là,
l'éloquent orateur des Oraisons funèbres et du Discours sur F his-
toire universelle, poète peut-être autant qu'orateur, mais en qui
l'impétuosité de l'imagination s'équilibrait par la fermeté du bon
sens, maître de sa pensée comme de sa parole, génie ami de l'ordre
et de l'autorité, n'a rien senti plus profondément, ni rien exprimé
plus majestueusement que ce qu'il appelait les « maximes d'Etat
de la politique du ciel » : l'action de la Providence ; l'intervention
d'une « force majeure » dans les affaires des hommes; et le gou-
vernement de Dieu sur le monde. Un troisième survient à son tour
qui s'avise que, si la beauté des choses est une présomption de
leur vérité, jamais doctrine assurément n'exerça plus de prise que
la chrétienne,, ou ne donna plus de satisfactions, de satisfactions
plus complètes et plus intimes, à ce qu'il y a de plus noble en
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406 LE PROGRÈS RELIGIEUX
nous ; et, sous cette impression, gai Ta ramené lui-même à la religion
de ses pères, il écrit, an lendemain de la Révolution, le Génie du
Christianisme. Et voici qu'éclairé par cette même Révolution, ce
qu'un autre s'efforce d'établir, dans ses Soirées de Saint-Péters-
bourg, c'est que les sociétés des hommes ne vivent que de la
quantité de divin qui s'y mêle, à proportion de ce divin, et dans
la mesure où elles savent sacrifier aux nécessités quotidiennes de
leur existence l'orgueil insensé de prétendre lutter contre lui. Vous
semble -t-il que, s'ils aboutissent aux mêmes conclusions, ils y
arrivent par les mêmes chemins? Concevez- vous un dessein plus
différent que celui des Pensées de celui du Génie du christianisme?
Hais vous semble-t-il surtout que la prétendue nécessité d'aboutir
aux mêmes conclusions ait empêché la liberté d'esprit de Pascal,
comprimé le génie de Bossuet, diminué l'élan de Chateaubriand,
ou restreint enfin l'indépendance d'un Joseph de Maistre?
Descendons maintenant des sommets de l'apologétique à la pra-
tique journalière de la vie religieuse. Vous êtes-vous demandé
quelquefois ce que représentaient dans l'Eglise catholique les
grandes congrégations religieuses; quelle en est la commune
origine, historique ou psychologique; à quelle fin et pourquoi leurs
grands fondateurs les ont instituées : un saint François d'Assise,
un saint Benoit, un saint Dominique, une sainte Thérèse, un saint
Ignace de Loyola, un saint Vincent de Paul, une sainte Chantai?
Oh ! la réponse n'est pas facile à faire en quelques mots, et vous
me pardonnerez si je la mutile en la simplifiant.
Mais n'est- il pas évident qu'ils ont eu leur dessein ? que ce des-
sein n'était pas le même en tous, puisque, si les vœux sont com-
muns, les disciplines et les obligations diffèrent? qu'ils ont voulu,
d'âge en âge, les uns après les autres, adapter la forme générale
de la vie religieuse à des circonstances, à des exigences, à des
nécessités nouvelles? qu'en ce sens et de ce point de vue, il n'y a pas
plus de rapport entre l'ordre des Carmélites et celui des religieuses
de la Visitation qu'il n'y a de traits communs entre saint Vincent
de Paul et saint Ignace de Loyola. Mirabilis Deus in sanctis suis ?
c'est un texte que le3 prédicateurs commentent volontiers le jour
de la Toussaint, mais, tandis qu'ils appuient sur les traits par
lesquels tous les saints se ressemblent, je voudrais qu'on nous
montrât une fois que ce qu'il y a de plus admirable, humainement
parlant, dans les « Saints du Seigneur » c'est la multiplicité et la
diversité des aspects sous lesquels ils se sont manifestés.
N'est-il pas encore évident que, de nos jours et pour ainsi parler
sous nos yeux, quelquefois même à notre foyer, quand un jeune
homme ou une jeune fille prennent la robe du franciscain ou du
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DAIS Ll GATHOUGISIU 407
bénédictin, le voile de la carmélite ou la cornette populaire de la
fille de saint Vincent de Paul, il y a des raisons de leur choix? que
ces raisons leur sont personnelles et intimes? qu'ils ont des besoins
ou des aspirations de nature, une « spécificité de vocation » , —
pardonnez-moi ce terme pédantesque, — qui ne trouverait pas
également à se satisfaire dans un autre ordre, sous une autre robe
et sous une autre règle? que l'être individuel continue donc de se
développer sous l'uniformité de cette discipline, [de la développer
elle-même en s'y développant, et ainsi de renouveler en elle le
souffle de vie qui la fait durer? Gomme il y a des théologiens de la
Grâce ou de la Providence, comme il y en a du Péché originel et de
l'Infaillibilité pontificale, il y a, si je puis ainsi dire, des religieux
de la Science, et il y en a de la « Charité fraternelle » ; il y a
des religieuses de 1' « Expiation », et il y en a de la « Pitié
pour la souffrance humaine »I
Et quoi encore? N'est-il pas évident que, s'il y a un progrès de
la conscience chrétienne, il n'est nulle part plus apparent que
dans l'histoire des familles religieuses, ni mieux assuré que par
«lies? qu'elles ont chacune reconnu, mis en lumière, développé
dans l'Eglise un aspect nouveau du christianisme? que là même est
la raison des difficultés que leurs fondateurs ont quelquefois ren-
contrées, parce qu'il a fallu que l'autorité souveraine éprouvât,
pour ainsi parler, l'orthodoxie de ce nouvel aspect et la légitimité
de ce progrès? et qu'ainsi le danger contre lequel il a fallu se
mettre en garde, c'est bien moins celui de s'endormir et de s'ou-
blier dans l'immobilité d'une foi languissante que de la voir elle-
même s'exalter au delà des limites qui lui sont assignées, et
dépasser le but dans son ardeur de l'atteindre? L'existence et la
diversité des congrégations sont à elles seules une preuve du pro-
grès religieux dans le catholicisme1.
Voulons-nous, cependant, en voir d'une autre espèce encore?
Considérons donc, après la diversité des raisons de croire et celle
des raisons de choisir entre les différentes familles religieuses, la
diversité des motifs de se convertir. Le beau livre encore à écrire
qu'une Psychologie de la conversion et que de choses y pourrait-
on dire qui nous feraient sans doute pénétrer dans la connais-
sance de l'âme humaine à de plus grandes profondeurs qu'aucun
roman ou qu'aucune tragédie I Rappelez-vous les motifs de la
1 C'est à mon avis ce que ne comprennent pas de fort honnêtes gens, —
car je ne parle point des autres ni à eux, — qui, s'ils ne sont pas précisément
hostiles aux grandes congrégations, ne les voient pas cependant d'un très
ton œil, et semblent croire quelquefois que des clergés paroissiaux et
nationaux pourraient suffire à la vie intérieure du christianisme.
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408 LE PROGRÈS RELIGIEUX
conversion d'un Newman, on d'un Manning, ou d'un P. Hecker.
« S'il existe une forme du christianisme qui se distingue par son
organisation admirable et sa puissance;... si les sectaires, différant
tous les uns des autres, s'accordent pour la regarder comme leur
ennemie commune;... s'ils succombent les uns après les autres,
et ouvrent la route à 4e nouvelles sectes, tandis qu'elle reste
toujours' la même, cette forme de religion ne diffère guère du
christianisme de l'époque de Nicée... » Ce sont des raisonnements
de ce genre, appuyés et fortifiés de toutes les ressources de la
théologie, de l'histoire et de l'érudition, qui ont décidé de la con-
version du gradué d'Oxford. Une illumination d'art, une révélation
qu'on pourrait appeler esthétique, ici même, à Florence, dans la
chapelle des Médicis, a ouvert les yeux et transformé le cœur de
cette Américaine, Elisabeth Seton ', — dont le souvenir n'est
peut-être pas entièrement effacé parmi vous; — et ainsi, je
me reprocherais de ne pas ajouter ce détail, des impressions
qu'on eût pu oroire profanes, se trouvent n'être pas étrangères
à la propagation des Filles de saint Vincent de Paul aux Etats-
Unis. Une autre, une Anglaise, n'a pu se persuader qu'il lui fût
interdit de prier pour ses morts ou que ses prières leur fussent
inutiles, et elle a redemandé au catholicisme le purgatoire dont
le protestantisme l'avait dépossédée. Le P. Hecker, lui, a demandé
à Rome le moyen de concilier, avec sa foi chrétienne, l'ardeur
démocratique dont il se sentait animé. 11 lui a paru, comme à ce
prédicateur dont je vous ai cité quelques mots, que toutes les
formes du protestantisme étaient encore trop aristocratiques, étant
trop individualistes, et c'est pour pouvoir être socialiste en sûreté
de conscience qu'il s'est fait catholique. Osera- t-on prétendre que
toutes ces conversions se ressemblent? et s'il serait difficile de
différer davantage, ne conviendra-t-on pas, au contraire, qu'autant
qu'il y a d'âmes, et même d'états d'âmes, autant il y a, dans
l'unité catholique, de secrètes convenances, d'affinités mysté-
rieuses et de ressources inconnues? Enrichir l'âme humaine du
trésor de ces ressources, et voir ce trésor, à son tour, s'augmenter,
* Elisabeth Seton et les commencements de l Eglise catholique aux Etats- Unis,
parMmo de Barberey, 5« édition. Paris, 1892, Poussielgue. Voyez notam-
ment au ch. vi, t. 1er, p. 190, les fragments du journal d'Elisabeth Seton,
datés des 8, 9, 10 janvier 1804.
Ces fragments ont d'ailleurs un intérêt plus considérable que Ton ne sau-
rait dire s'ils témoignent, aux environs de 1804, d'un état d'âme tout à fait
analogue à celui de Chateaubriand, et s'ils prouvent, en dépit de tout ce
qu'on a pu dire, combien il y a d'humaiae vérité dans la thèse du Génie du
Christianisme.
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DANS LE CATHOLICISME 409
si je puis ainsi dire, de l'acquisition de ces âmes, c'est encore une
forme du progrès religieux.
Que dirai-je, maintenant, du progrès religieux dans l'ordre
social, ou, si vous l'aimez mieux, du progrès social par le moyen
de la religion? et, à cet égard, qu'y a-t-il de plus caractéristique
et de plus instructif que ce grand mouvement dont chacune des
phases, depuis un demi-siècle, ne semble presque avoir eu pour
objet que d'ériger plus haut, au-dessus de l'individualisme protes-
tant, la vertu sociale du catholicisme?
Par la force de sa doctrine et l'efficacité de son action, — disait hier le
Souverain Pontife, — c'est l'Église quia affranchi l'humanité du joug de
l'esclavage, en prêchant au monde la grande loi de l'égalité et de
la fraternité humaine. Dans tous les siècles, elle a pris en main la
défense des faibles et des opprimés contre l'arrogante domination des
forts; elle a revendiqué la liberté de la conscience chrétienne en ver-
sant à flot le sang de ses martyrs ; elle a restitué à l'enfant et à la
femme la dignité et les prérogatives de leur noble nature, en les
faisant participer, au nom du môme droit, au respect et à la justice,
et elle a ainsi largement concouru à introduire et à maintenir parmi
les nations la liberté politique et civile.
Vous l'entendez, Messieurs, les trois mots y sont bien qui
résument ce que l'on a quelquefois appelé « les Droits de l'homme » :
liberté, Egalité, Fraternité; et, en rappelant dans ce passage de
sa dernière Encyclique le rôle de l'Eglise en matière de progrès
social, le Pape Léon XIII n'a vraiment oublié que de dire ce que,
depuis vingt- cinq ans qu'il règne, son impulsion personnelle avait
donné d'élan à ce progrès.
Je sais bien qu'on nous dit ici : « Mais ce rôle social, dont
on lui fait honneur, l'Eglise IV t- elle toujours conçu avec la même
ampleur et rempli avec la même ardeur? » Que nous importe
l'objection! Et, en vérité, ne pourrait- on pas dire que, si ce rôle
social est bien dans l'esprit de l'Evangile, et que l'Eglise y eût fait
défaut en d'autres temps, c'est donc encore une preuve, une
preuve de plus, qu'elle n'est pas la chose immobile que l'on dit,
mais, au contraire, un être vivant, qui évolue comme tous les
vivants, et dont la plasticité s'adaptera toujours aux conditions
que lui fera l'histoire? Mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est qu'en
aucun temps l'Eglise n'a fait défaut à ce rôle social, à ce côté
terrestre de sa mission; et l'objection ne procède que d'une
méconnaissance des caractères du progrès. Le vrai progrès, le
seul progrès durable, c'est le progrès organique, celui dont le
modèle ou le type, comme je vous le disais, nous est donné
dans la nature, par l'épanouissement successif du germe ou le
40 NOVEMBRE 1902. ~7
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410 LE PROGRIS REUGLEDX
développement de l'individu : le gland qui devient chêne, l'enfant
qui devient homme, la cité qui devient nation1. Tel est aussi le
progrès religieux, dans Tordre social comme dans Tordre dogma-
tique : il procède organiquement, et si vous en voulez un bel
exemple, vous le trouverez dans la manière dont l'Eglise a délivré
Thumanité du « joug de l'esclavage ».
Elle ne Ta donc pas attaqué d'abord et de front, parce qu'à vrai
dire les sociétés antiques reposaient sur l'esclavage comme sur leur
pierre angulaire et que, si l'Eglise a sans doute mission de refaire
la société, ce n'est pas en commençant par la détruire; parce que
son objet, à proprement parler, n'était pas ni ne sera jamais la
transformation des institutions politiques, mais celle des cœurs; et
parce qu'en fait d'oeuvres sociales, sa sagesse, sa prudence, — et
sa confiance aux promesses d'éternité que lui a faites son fondateur,
— l'empêchent d'en entreprendre aucune avant de s'en être assuré
les moyens. Elle savait aussi, — ce que beaucoup de prétendus
réformateurs ou législateurs ignorent chez nous, en France, et je
crois, en Italie, — que toutes les parties d'une société se tiennent;
que la structure en est chose infiniment délicate et complexe; et
qu'on peut assez aisément l'ébranler, ou même la renverser; mais
il est plus difficile de la refaire ou de la remplacer. Avant qu'on les
eût formulées, l'Église connaissait les lois de l'incidence et de la
répercussion des réformes. Mais ce qu'elle savait surtout, c'est que si
Ton veut modifier les lois dans leur lettre et dans leur esprit, c'est
le principe des mœurs qu'il faut atteindre; et c'est ce qu'elle a fait.
« Lorsque les dieux, disaient les anciens, réduisent un homme
en esclavage, ils lui ôtent la moitié de son âme » : l'Église est
venue enseigner le contraire. Je dis bien : le contraire, tout à fait le
contraire, en rendant à l'esclave le sentiment de sa dignité
d'homme, et en enseignant au maître l'égalité des âmes devant
Dieu. Inégaux en tout le reste, nous sommes égaux au regard
de Dieu; et non pas, vous le savez, d'une égalité théorique
et abstraite, mais d'une égalité de fait, et, si je puis ainsi dire,
d'une égalité de nature et de destination, comme ayant tous été
rachetés de la mort et du péché par le même sacrifice. Rien de ce
qu'il fallait faire pour que cette idée pénétrât dans les mœurs et
les renouvelât insensiblement, l'Eglise n'a négligé de le faire. Elle
en a donné l'exemple et le modèle dans son propre plan d'organi-
sation et dans sa constitution. Deposuù potentes de sede et exal-
4 On remarquera que cette conception du progrès est celle d'Auguste
Comte, et qu'elle diffère de celle de son maître Condorcet, précisément en
ces deux points : 1° Que le progrès « développe » mais ne * crée t rien;
2° Qu'il est indéfini, mais non pas du tout illimité.
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DANS LE CATHOLICISME 411
taxit humiles. Dansées sociétés où les classes, puisqu'il y en aura
toujours, étaient proprement des castes, elle a créé, permettez-moi
cette expression trop moderne, un véritable courant de circulation
démocratique. Elle a glorifié la modestie de la servante et rabaissé
l'orgueil de la maîtresse ; elle a fait de l'esclave le supérieur de son
maître. Et le jour a commencé de luire où, des mœurs nouvelles
s'étant substituées aux anciennes, et la transformation s'étant
accomplie dans les cœurs, les dernières barrières sont tombées, et
l'esclavage a disparu, sans qu'il y eût besoin presque de l'attaquer,
comme devait à son tour disparaître le servage, et comme dispa-
raîtront sans doute, beaucoup de choses qui nous semblent
aujourd'hui nécessaires ou essentielles. Et, en effet, elles le sont,
elles le seront aussi longtemps que les mœurs n'en auront pas
prononcé, ou, sans l'avoir même prononcée, exigé la condamnation.
Car justement, et parce qu'il ne saurait procéder que de la trans-
formation des mœurs, dont il est alternativement la conséquence
et l'ouvrier, le progrès social n'aura pas de meilleur ni de plus sûr
instrument que le progrès religieux. 11 n'en aura pas dans l'avenir,
parce qu'il n'en a pas eu dans le passé. Et pour terminer ce
discours, c'est ce qu'il me reste à vous montrer en attirant votre
attention sur deux faits dont je voudrais dégager la signification.
111
Le premier, c'est que l'idée même de progrès ne date dans l'his-
toire du monde que de l'apparition du christianisme. Quelques
poètes ont-ils fait exception : Lucrèce, pour la manière dont il a
conçu révolution de l'humanité primitive, et Virgile, pour quelques
pressentiments d'avenir? Il se pourrait! Mais, d'une manière géné-
rale, ce n'est pas dans l'avenir, c'est bien dans le passé que la
civilisation gréco-latine a vu son âge d'or, et, depuis Hésiode
jusqu'à Horace, les générations des hommes ont partagé l'opinion
que l'ami de Mécène exprime dans les vers bien connus :
JEtaM parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem...
Ce n'est pas sans doute aux Hindous ni aux Chinois que vous
demanderez d'avoir pensé sur ce point autrement que les Latins et
que les Grecs. Je conviendrai d'ailleurs, sans difficulté, que le
christianisme lui-même, s'il avait conscience d'être un progrès sur
les religions antérieures, n'a pas d'abord connu toute la fécondité
de cette idée de progrès; et c'est encore un de ses progrès que
d'avoir appris qu'elle était impliquée dans son essence. Mais après
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4t2 LE PROGRÈS RKL1GIEDX
cela, ce qui n'est pas douteux, — et ce qu'Auguste Comte a si
bien démontré contre le philosophisme du dix-huitième siècle, —
c'est le progrès des idées, des mœurs et des institutions au moyen
âge sous l'influence du christianisme f. Et depuis le seizième siècle,
qui ne lusse pas, à bien des égards, d'avoir été lui-même, — vous
le savez ici mieux qu'ailleurs, — une manière de rétrogradation,
quelques progrès de l'ordre matériel et de l'ordre scientifique qui
se soient opérés, en dehors, on plutôt et pour mieux dire, en
marge du christianisme, je ne sache pas de progrès moral qui ne
doive être rapporté à son influence. Taine a été plus loin, et il a
essayé de montrer, dans une page de ses Origines de la France
contemporaine, que, si le monde moderne a traversé de terribles
crises d'immoralité, « en Italie pendant la Renaissance, en Angle-
terre sous la Restauration, en France sous le Directoire », la
cause n'en était autre que l'affaiblissement ou l'obscurcissement
momentané de l'idée chrétienne. « Quand on s'est donné ce
spectacle, et de près, ajoutait-il en terminant, on peut évaluer
l'apport du christianisme dans nos sociétés modernes. »
Voilà le premier fait, et voici le second.
Non seulement l'idée de progrès ne semble être apparue dans le
monde qu'avec le christianisme; mais, depuis le christianisme, elle
ne s'est réalisée que dans les sociétés chrétiennes; et les autres/
toutes les autres, sauf peut-être l'arabe, et pendant un court
moment, se sont montrées incapables de progrès. C'est un lieu
commun de dire, vous le savez, que l'Orient est le pays de l'immo-
bilité et ni les anciennes religions, — celle de la Chine, par
exemple, et en admettant que ce soit une religion, — ni les reli-
gions de nouvelle formation, prosélytiques ou conquérantes,
l'islamisme ou le bouddhisme, n'ont réussi à secouer cette espèce
de torpeur. Quelques Arabes ont fait de l'algèbre, de la chimie, de
la médecine; ils ont traduit, commenté, et je crois, déformé
Àristote; mais, à Constantinople comme au Maroc, et pas plus en
Perse qu'en Turquie, la civilisation n'a fait de progrès qui ne
fussent des importations d'Occident. Elle n'en a pas fait d'autres
à la Chine, ni surtout d'une autre nature.
11 semble donc qu'entre le christianisme et le progrès lui-même
il y ait une liaison de fait. Pas de progrès avant le christianisme,
ou bien peu, de bien lents, qui, de Miltiade à Jules César, n'ont
modifié un peu profondément ni l'aspect de la civilisation, ni la
« mentalité » de l'être humain. Et, d'un autre côté, pas de progrès
en dehors du christianisme. Avons- nous le droit d'en conclure
1 II convient de noter que M*» de Staël, dans ses livres de la Littérature
et de Y Allemagne, en avait eu le pressentiment.
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DANS LE CATHOLICISME 413
que cette liaison de fait soit une solidarité de fond? Je le crois,
pour ma part, et, à ce propos, vous remarquerez que si Ton ne
le croit pas, on est donc obligé, dans les principes de la théorie
du progrès infini ou indéfini, de considérer dix-huit siècles de chris-
tianisme comme un « accident » dans une histoire qui n'est vieille
que d'à peine trois mille ans. Mais, entre christianisme et progrès,
quand on refuserait de reconnaître, et quand on repousserait,
comme insuffisamment établie, cette solidarité que nous y croyons
' voir, il resterait toujours qu'on ne saurait nier la liaison, et .qu'en
attaquant le christianisme, — à la manière de nos « francs-
maçons » ou 'de nos « libres-penseurs », — nous devrions tou-
jours craindre d'attaquer du même coup non seulement le principe
de la vie morale, mais encore le principe même du progrès de
la civilisation I Ce n'est pas seulement à la corruption que retom-
beraient des sociétés athées ou antichrétiennes; ce n'est mémo
pas à la décadence; mais, ce qui nous paraît sans doute encore
bien pis, c'est à l'immobilité. Nous nous ankyloserions, pour ainsi
parler, nous nous enkysterions, comme la civilisation chinoise,
dans le dernier état où la religion nous aurait laissés en se retirant
de nous. Et, en d'autres termes encore, plus expressifs peut-être,
ce qui périrait avec la religion, si elle pouvait périr, ce serait la
fécondité même des principes au nom desquels on l'attaque. Il
est à la fois d'un catholique et d'un ami du progrès de ne pas
vouloir en courir la chance.
Si maintenant, après m'être excusé d'avoir si longtemps retenu
votre attention, je vous en remerciais très longuement, ce serait
à la fois de la modestie et de l'impertinence. Ce serait de la
modestie, parce que, sans parler de mon insuffisance, je sais que
je n'ai pu, dans une heure de parole, qu'effleurer le grand sujet
que j'ai peut-être imprudemment choisi. A Florence, et pour un
tel auditoire, je n'en pouvais choisir un moindre. Mais ce serait
aussi de l'impertinence, parce que, vous le savez, il y a des sujets
dont l'intérêt supplée de lui-même à l'insuffisance de l'orateur.
Le « progrès religieux » est de ceux-là. Dans le temps où nous
sommes, il est pour nous tous, et pour chacun de nous, d'une
telle importance de nous croire et de nous sentir dans la vérité,
que nous n'avons guère, pour nous faire écouter, qu'à exposer
les efforts que nous avons tentés pour nous éclairer et nous
rassurer. C'est tout ce que j'ai prétendu faire. Et pour détourner
un mot de Montesquieu, mon ambition serait satisfaite si j'avais
réussi par surcroît, à vous donner de sérieuses raisons de persé-
vérer dans vos convictions, dans vos espérances, et dans votre foi.
F. Brunetière.
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A LA MEMOIRE DE MONTAIMBERT
À propos du magistral ouvrage du P. Lecanuet sur la Vie de
Montalembert, Fauteur vieut de recevoir du cardinal Gibbons,
Téminent archevêque de Baltimore, la lettre suivante. Nous
sommes heureux de la publier comme un des hommages les plus
autorisés à la mémoire de l'illustre défenseur de l'Eglise et de la
Liberté.
Baltimore, 18 octobre 1902.
Mon Révérend Père,
C'est une grande et noble figure que celle du comte Charles de
Montalembert; l'histoire devait en garder un portrait fidèle, et vous
avez été bien inspiré de le retracer.
Orateur, il a été applaudi par les auditoires les plus Avers pour
qui c'était toujours une fête d'entendre sa parole brûlante; écrivain,
il a ajouté à la littérature française quelques-unes de ses plus
belles pages; érudit patient et consciencieux, il a arraché à l'oubli
des bibliothèques, des trésors qu'elles gardaient depuis des siècles.
Mais c'est surtout par les qualités du cœur qu'il nous attire,
qu'il nous charme en nous instruisant. Au milieu des nombreuses
défaillances morales que l'histoire est obligée d'enregistrer, on est
heureux de rencontrer un homme qui puisa toujours les inspirations
de sa vie aux sources les plus pures; un patriote qui n'exploita pas
le pays, un libéral qui respecta les droits de tous, un ami du
peuple qui ne flatta pas ses passions et voulut son bien plutôt que
ses faveurs.
Prêt à tous les sacrifices personnels quand l'intérêt général est
en jeu, il sait garder une noble indépendance en face du pouvoir le
plus absolu.
Ce n'est pas sa parole qu'on pourrait acheter, ni son silence
non plus.
Toutes les saintes causes sont sûres de trouver en lui un avocat
dévoué, mais, il le dit lui-même, son cœur penche beaucoup plus
du côté des vaincus que des triomphateurs.
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A Là MÉMOIRE DB MOMTAUMBKRT 41$
Aussi il ne se laissa pas éblouir par le succès ni décourager par
les revers.
Lui dont la parole avait soulevé tant d'enthousiasme, qui s'était
vu le chef écouté d'un parti puissant, il est un jour réduit au
silence, il se sent abandonné de ceux qu'il a servis, il est frappé
dans ce qu'il a de plus cher. Les flots d'amertume inondent son
âme, mais il * demeure toujours le citoyen généreux, l'amant
passionné de la liberté, l'ami fidèle dont le temps ne fait qu'affermir
les affections, l'époux et le père qui ne néglige aucun des devoirs
de la famille au milieu même des occupations les plus absorbantes.
Son cœur est assez large pour embrasser tout ce qui est digne
d'amour dans le passé comme dans le présent.
De lui aussi on peut bien dire qu'il unit la foi des croisés au
plus pur esprit moderne, le culte du moyen âge à une large intelli-
gence des temps nouveaux.
On l'a proclamé un des plus beaux caractères dont s'honore
l'humanité; il est permis d'ajouter, et une des gloires de l'Eglise
au dix- neuvième siècle.
L'Eglise a assurément le droit de revendiquer comme sien celui
qui lui donnait le nom de mère avec cet accent d'amour filial
qui souleva un jour les applaudissements enthousiastes de son
auditoire.
A elle, il a donné le meilleur de ses forces et pour elle il a livré
ses plus grandes batailles.
Quand les circonstances l'ont obligé à quitter la vie publique,
sa grande douleur, c'est qu'il ne pourra plus servir le Saint-Siège.
11 continue pourtant à le servir par la plume quand la tribune lui
est interdite. La statue de saint Pierre qui domine son bureau de
travail indique bien quelle idée dirige ses études. 11 veut l'Eglise
forte, libre, respectée.
On a pu lui reprocher de s'être trompé sur le choix des moyens,
on ne saurait avoir de doute sur la pureté de ses intentions. Si son
amour avait été moins ardent et moins désintéressé, peut-être se
serait-il épargné bien des déboires.
Que craindre d'ailleurs de l'indépendance d'un homme dont la
foi est si simple, l'âme si profondément religieuse, la vie si sincè-
rement chrétienne?
C'est à la religion qu'il va demander l'humilité dans le succès, le
courage dans l'épreuve, la consolation dans la souffrance.
Cet orateur, que l'Europe entière applaudit, aime à commencer
ses journées par l'assistance à la messe; il y communie les jours
où il doit monter à la tribune; puis, en se rendant au Luxem-
bourg, il s'arrête dans l'église de Saint-Sulpice pour s'agenouiller
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416 AU MÉMOIRE DE MONTA LE ÏBERT
devant cet autel de la Sainte- Vierge où il est venu prier dans tontes
les grandes crises de sa vie.
La piété n'est donc pas le privilège exclusif des âmes pusilla-
nimes, ni la foi celui des intelligences affaiblies.
Moins religieux, Montalembert aurait-il été plus sincèrement
démocrate?
Combien il est touchant de le voir, dans sa campagne de
La Roche- en- Breny, se mêler à la vie des villageois, assister avec
eux chaque dimanche aux offices paroissiaux, recevoir au château
les pauvres des environs chaque vendredi, en souvenir de la
Passion de Notre- Seigneur, et les jours suivants leur rendre la
visite.
Il serait difficile de dire où il est le plus beau : à la tribune,
lorsqu'il plaide devant la France la cause de la liberté, ou bien
dans ces misérables chaumières, lorsqu'il porte aux déshérités de
ce monde les paroles de consolation et d'espérance.
Il eût manqué quelque chose à sa grandeur si, à tant de cou-
ronnes, il n'eût ajouté celle qu'un Dieu a choisie pour son partage :
la couronne d'épines.
Elle ne lui fut pas refusée.
Ses dernières années furent abreuvées d'amertume, et sa vie,
comme celle de son maître, s'éteignit dans la souffrance...
On ne pouvait mieux le caractériser que par les trois mots
gravés sur sa tombe : Bonus miles Christi.
Heureuse la nation qui peut offrir à ses enfants de si nobles
modèles 1
Recevez, mon Révérend Père, mes félicitations pour la belle
œuvre que vous avez faite.
Votre tout dévoué en N.-S.
J., Gard. Gibbons.
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L'ÉRUPTION DE LA MARTINIQUE
Lorsque, au mois de juin dernier, nous ayons entretenu les
lecteurs du Correspondant de la catastrophe des Antilles, la nou-
velle du désastre venait à peine de parvenir en Europe; on ne
possédait encore que de rares renseignements, en partie contradic-
toires. Les ruines de Saint-Pierre n'avaient pu être explorées;
moins encore s'était-on approché du cratère. Sur beaucoup de
points, on en était réduit à de simples conjectures, et, en l'absence
de toute constatation méritant de s'appeler scientifique, le phéno-
mène semblait garder un caractère absolument insolite, comme s'il
était impossible de le ranger dans aucune des catégories déjà
connues de manifestations volcaniques.
Aujourd'hui, la lumière commence à se faire. Les témoignages
sont venus, de plus en plus précis; l'horrible amoncellement de
cadavres, de décombres et de cendres qui occupe la place de
Saint-Pierre a livré bon nombre de ses douloureux secrets. Des
hommes de science ont visité le lieu du désastre et fait, pour
approcher du cratère, des efforts d'autant plus méritoires, que la
saison des pluies, à peine terminée au moment où nous écrivons,
ajoutait des difficultés spéciales aux dangers de l'exploration. Car
le foyer est toujours actif, et son action meurtrière a repris par
deux fois, le 20 mai et le 30 août, le caractère foudroyant de la
catastrophe initiale.
Au nombre de ces courageux explorateurs, il faut citer surtout
ceux que le ministère des colonies, sous le patronage de l'Aca-
démie des sciences de Paris, a envoyés dès le mois de juin à la
Martinique : c'est-à-dire M. Lacroix, professeur au Muséum
d'histoire naturelle, chef de mission, et ses adjoints : M. Rollet
de l'isle, ingénieur hydrographe, et M. Giraud, géologue. Dans
deux rapports adressés à l'Académie, la mission a fait connaître
les résultats de ce premier voyage. Puis, à peine rentré en
Europe, M. Lacroix a dû repartir dès le commencement de sep-
tembre, sans même attendre la fin des pluies, pour organiser des
postes d'observation, reconnus indispensables à partir du jour où le
bombardement volcanique, cessant de s'acharner sur la région de
Saint-Pierre, a élargi son action destructive en la portant au sud-est,
sur le Morne-Rouge. Sur ce second voyage de M. Lacroix, quelques
renseignements intéressants sont déjà parvenus, et tout récemment
une dépêche annonçait qu'il avait enfin réussi à atteindre le sommet
de la Montagne Pelée.
Aussi croyons-nous bien faire en consacrant de nouveau quelques
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418 L'ÉBUPTION DB Là MARTilflOOE
pages à l'histoire de ce douloureux épisode, afin de lui restituer
son véritable aspect, tel qu'il parait bien nettement résulter des
constatations dont nous venons d'indiquer l'origine.
Ce qui fait le caractère propre et absolument exceptionnel de la
catastrophe des Antilles, c'est la façon instantanée dont elle s'est,
non seulement produite, mais reproduite & deux reprises. Le 8 mai,
trois minutes ont suffi pour la destruction totale de Saint-Pierre. A
peine la trombe volcanique avait-elle passé qu'un vent de retour
ramenait la fumée en arrière, et moins d'une heure après, un ciel
pur éclairait le lieu du carnage. Le 20 mai, une nouvelle trombe,
non moins rapide et de même direction, achevait de détruire ce
qui avait pu rester debout dans la malheureuse ville; enfin, le
30 août, le Morne- Rouge, jusque-là préservé, quoique plus voisin
du volcan, se voyait à son tour atteint, d'une manière un peu
moins désastreuse, mais tout aussi subite.
On conçoit aisément que, devant des phénomènes de bombarde-
ment aussi extraordinaires, les imaginations se soient donné car-
rière, et qu'on ait cherché des explications nouvelles pour ce qui
paraissait sans exemple dans l'histoire du volcanisme. L'hypothèse
qui se présentait le plus naturellement à l'esprit, celle d'un jet
oblique de lave liquide, avait dû être abandonnée dès le premier
moment, aucune trace de coulée n'ayant été relevée au voisinage
des ruines.
C'est alors que les uns prétendirent que le volcan avait dû lancer
une masse de gaz combustibles, dont l'inflammation subite aurait
causé l'incendie de la ville en même temps que l'asphyxie des
victimes. Pour d'autres, l'électricité devait être la principale cou-
pable, et certainement les habitants de Saint-Pierre auraient été
électrocutés par le développement instantané d'un courant de haute
tension. Quelques-uns enfin jugeaient l'occasion bonne pour exhaler
leur mauvaise humeur contre la doctrine du feu central, coupable
à leurs yeux d'avoir égaré et faussé jusqu'ici toutes les conceptions
des géologues. Us bâtissaient alors de toutes pièces une théorie
nouvelle, basée sur l'intervention du magnétisme terrestre. A les
en croire, le courant magnétique incontestable, qui circule constam-
ment à travers l'écorce du globe, éprouverait à de certains moments
et en certains points des résistances inattendues, sous l'influence
desquelles son énergie, conformément aux lois de la thermodyna-
mique, se transformerait en chaleur et en électricité, capables
d'effets foudroyants.
Ajoutons à cette énumération ceux qui, sans s'attaquer à la cause
même du volcanisme, profitaient de l'aubaine pour donner cours à
leur manie prophétique, et s'efforçaient d'établir, à coups de statis-
tique, une relation entre les paroxysmes volcaniques et la situation
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L'ÉRUPTIOR DE LÀ MART1NIQDR 419
réciproque du soleil et de la lune; on bien encore, rattachant la
catastrophe des Antilles aux tremblements de terre de la région
interaméricaine, se hasardaient à pronostiquer l'explosion finale de
toute la Martinique, avec le prochain effondrement des lies voisines.
Que reste -t -il de tout cela, à la lumière des constatations déjà
fûtes par des observateurs compétents? C'est ce que nous voudrions
en ce moment rechercher.
L'étude attentive des ruines a montré que le fléau, parti d'un
point voisin de la cime du volcan, quoique situé à 300 ou 400 mètres
plus bas, avait embrassé, le 8 mai, un secteur dont l'axe, passant par
le quartier du Fort à Saint-Pierre, était orienté au sud- sud-ouest;
les extrémités du secteur aboutissant, l'une au bourg du Garbet,
l'autre à celui du Prêcheur.
Dans l'axe de la zone ravagée, toutes les constructions ont été
détruites, tous les arbres renversés et brûlés. Biais tandis que les
murailles orientées de l'est à l'ouest étaient invariablement jetées
par terre, les murs orientés du nord au sud restaient debout; si
bien qu'en abordant ce quartier de Saint-Pierre par l'ouest, on
aurait pu, apercevant de loin les façades, garder l'illusion que la
ville existait encore; au lieu qu'en regardant par le sud, on ne
voyait plus que des files parallèles de pans de murs, avec des amas
de décombres dans les intervalles. Une violente et subite poussée
gazeuse venant du nord pouvait seule rendre compte de ces circons-
tances. L'irruption des gaz n'avait d'ailleurs été accompagnée
d'aucune projection de blocs incandescents. Car, sur aucun point
des ruines, il n'a été trouvé de pierres de la grosseur d'une noisette.
Les décombres sont mélangés à un amas de cendres avec ces menues
pierrailles qu'en langage volcanique on appelle des lapillis.
Mais de quelle nature pouvaient être les gaz projetés? Ils ne
devaient pas être combustibles ; car si, dans le voisinage de la zone
centrale, les arbres, couchés vers le sud et carbonisés, étaient
privés de feuilles et de branches, un peu plus loin ils demeuraient
debout, mais sans feuilles, et plus loin encore le feuillage n'avait
subi aucun dommage. Il y a plus; pas un seul des objets en métal
recueillis dans les ruines ne porte des traces de fusion. Même, en
quelques points du quartier du Fort, on a trouvé des morceaux de
caoutchouc intacts et des cartouches de revolver encore chargées.
Enfin, les cadavres observés en dehors des ruines des maisons
incendiées ne présentaient que des brûlures superficielles, tandis
que leur allure dénotait l'asphyxie et la suffocation subites, jointes
à une violente poussée qui les avait projetés à terre dans la direc-
tion du sud.
Des gaz inflammables ne pouvaient avoir agi de la sorte. Au
contraire, aucun des faits observés n'est incompatible avec l'hypo-
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420 L'ÉRUPTION DS LÀ MARTINIQUE
thèse d'une projection de vapeur d'eau et d'acide sulfureux,
entraînant une quantité de cendres chaudes. Ces cendres, en
même temps qu'elles déterminaient l'incendie des constructions
en bois, auraient, en pénétrant dans les organes respiratoires,
brûlé les poufnons des malheureux que la violence même du
courant gazeux pouvait suffire à asphyxier. Ces accidents d'ailleurs
ont été directement observés sur l'équipage du Roraïma, l'un des
navires qui ont pu s'échapper de la rade le 8 mai.
A ces déductions vient s'ajouter le témoignage de ceux qui, du
Morne- Rouge ou de la mer, ont pu apercevoir la catastrophe. Que
tous n'aient pas vu identiquement de la même manière un phéno-
mène qui n'a duré que trois minutes, cela n'est pas étonnant; et
on s'explique ainsi que les uns suent surtout remarqué le nuage de
vapeurs, tandis que d'autres étaient frappés des points brillants
qu'ils y voyaient luire ou des éclairs qui sillonnaient cette nue.
Du moins y a-t-il quelques traits essentiels sur lesquels tous sont
d'accord. De la région du cratère, situé un peu au-dessous de la
cime, et non loin de l'origine du ravin de la rivière Blanche, on a
vu descendre, dévalant vers Saint-Pierre avec une rapidité fou-
droyante, une véritable volute de nuages grisâtres qui tourbillon-
naient en roulant sur le sol, et que traversaient des éclairs avec
détonations. En trois minutes, ce tourbillon avait parcouru les
8 kilomètres qui, à vol d'oiseau, séparent la ville du sommet de la
Montagne Pelée.
Or, à la direction près, puisqu'au lieu de monter en l'air, la volute
descendait le long de la montagne, cette description convient trait
pour trait au panache de fumée que lancent tous les volcans, lors-
qu'après un long repos ils entrent en éruption. En effet, on voit
alors s'élever vers le ciel, en quelques instants, une colonne de
fumée dont la hauteur dépasse parfois dix ou onze kilomètres, et
qui est lancée avec une telle force que les ouragans les plus violents
sont impuissants à la dévier. Cette colonne est visiblement formée
d'une rapide succession de nuages tourbillonnants, gris ou noirs,
et qui consistent en vapeur d'eau entraînant des cendres, d'où
vient leur coloration. Ces cendres étant chargées d'une électricité
contraire à celle de la vapeur d'eau, il se produit d'incessantes
décharges avec éclairs. Les cendres elles-mêmes ne sont que de la
lave dans un grand état de division. Elles se forment parce que la
lave, qui va monter dans le cratère, est parcourue et soulevée, au
début de son ascension, par de grandes masses de gaz, où la
vapeur d'eau est mélangée avec les acides du soufre et du chlore,
et qui, sur leur passage, pulvérisent la matière fondue en l'entraî-
nant avec elles.
D'autre part, la vapeur d'eau se condense rapidement et
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L'ÉRUPTION DE LÀ MàRTIMQUE 42t
retombe sur les flancs du cône volcanique, en y déterminant des
averses torrentielles; l'eau de pluie, mélangée à la cendre, produit
alors les déluges de boue, comme celui qui, le 5 mai, entraîna à
la Martinique la ruine de la sucrerie Guérin; sans compter le con-
tingent que doivent apporter à ces condensations de vapeur les
grandes quantités d'eau qui, dans la saison des pluies, s'abattent
sur la Montagne Pelée et en imprègnent toute la surface, véritable
éponge de matériaux incohérents.
Ceci n'est pas une hypothèse. Tous ceux qui, en temps ordi-
naire, ont fait l'ascension de cette montagne (en particulier un
savant allemand, M. Deckert, dont le voyage, exécuté en 1898, a
été l'objet d'un récit publié en 1902 dans le journal de la Société
de Géographie de Berlin), reconnaissent qu'entre 1100 mètres de
hauteur et le sommet (situé à 1353 mètres), on en est réduit, non
à marcher, mais à patauger dans un marécage continu, où on
enfonce jusqu'aux genoux. Le sol consiste en pierre ponce, impré-
gnée d'eau et de matières végétales en décomposition ; et l'alizé,
qui souffle à cette hauteur avec une extrême violence, y arrête
tout net le développement de la magnifique végétation tropicale
dont le reste du cône est couvert. Dans la saison des pluies, un
brouillard épais plane sur la cime et ne la laisse apercevoir que
par intervalles, déchargeant sur elle de vrais torrents d'eau.
Par là s'explique la violence des émissions boueuses, qui ont
toujours été caractéristiques des manifestations actives de la Mon-
tagne Pelée, au point que, lors de la première éruption de 1851,
la commission scientifique instituée dans l'Ile avait cru pouvoir
conclure (bien à tort d'ailleurs), qu'on avait affaire à un « volcan
de boue » et non à un « volcan de feu ».
Il resterait à expliquer pourquoi, à la Martinique, l'émission des
vapeurs et des cendres, loin de se faire, par la cheminée du cratère,
suivant la verticale, comme c'est le cas dans tous les paroxysmes
des volcans classiques, s'opère si souvent dans une direction oblique
et même descendante. Attribuer cette descente, comme quelques-
uns L'ont fait, à l'entraînement de la colonne par les vents alizés,
est douer ces derniers d'une puissance inadmissible, d'autant
mieux qu'on a vu, au moins une fois, le bombardement se produire
dans une direction tout juste opposée à celle du vent.
Une seule hypothèse paraît propre à rendre compte du fait, celle
d'une obstruction momentanée de l'orifice terminal, causée par un
tampon de lave pâteuse, qui agirait sur la poussée des gaz internes
à la façon d'un. bouchon, en les obligeant à chercher une issue
latérale.
Cette hypothèse concorde bien avec tout ce qu'on sait aujour-
d'hui de la nature particulière des laves de la Martinique. Dès le
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423 L'ÉRUPTION DE LÀ HABT1N1QDK
premier moment, l'analyse des cendres blanchâtres tombées à
Saint-Pierre (et que la violence des vents alizés a réussi à porter
jusqu'à Fort-de-France) avait permis de constater que la lave de la
Montagne Pelée rentrait dans la catégorie des andésites, roches
ainsi nommées à cause de leur abondance parmi les produits des
volcans des Andes, et représentées en Auvergne par certaines
variétés de coulées, comme celle du Volvic. Depuis lors, c'est sur-
tout par de la pierre ponce que les cendres se sont montrées cons-
tituées. Or l'andésite, et surtout la ponce, sont incomparablement
moins fusibles que les laves normales du Vésuve et de l'Etna, ces
dernières surtout, qui appartiennent à la grande famille des basaltes.
C'est le basalte franc qui a donné naissance aux nappes de lave
noire et compacte, épanchées en coulées si merveilleusement régu-
lières par les Puys à cratères d'Auvergne. Au contraire, les
andésites et les ponces se rapprochent des laves pâteuses du Puy
de Dôme et du Pic de Sancy, qui ont formé des intumescences,
sans jamais s'étaler en coulées proprement dites.
Du reste, dès son premier voyage, M. Lacroix avait pu aborder
le pourtour du cratère, qui s'ouvre sur le flanc sud-ouest de la
montagne, dominé de quelques centaines de mètres au nord par les
escarpements verticaux de la cime. Il s'était assuré que, en arrière
de l'échancrure du cratère, il existait un talus de blocs que, grâce
à leur incandescence, on voyait manifestement rouler les uns sur
les autres. Tout autour de la cime, jusqu'à une distance qui ne
dépassait pas 800 mètres, des fragments de ce talus, d'une
dimension comprise entre un mètre cube et la grosseur du poing,
gisaient sur le sol, projetés par les explosions gazeuses. Tous, au
centre, étaient formés de pierre ponce; mais la croûte extérieure,
plus compacte, était en andésite et parcourue par des craquelures,
évidemment dues au retrait d'une matière en fusion pâteuse, retrait
déterminé par le refroidissement plus rapide de la partie externe.
Il était donc démontré que la lave de la Montagne Pelée était
assez visqueuse pour que les vapeurs mélangées y demeurassent
emprisonnées, en produisant cette sorte d'épongé pierreuse qu'on
appelle la ponce, et qui est incapable de s'épancher en vraies
coulées. Une telle lave, lorsqu'elle arrive au voisinage de la surface,
ne peut plus former qu'une intumescence pâteuse, qui obstrue
r orifice au lieu de s'écouler sur les flancs du cône. Tantôt ce
tampon spongieux garde au centre un vide suffisant pour donner
issue â une poussée de gaz; tantôt cette poussée vient buter contre
un obstacle qui lui barre le chemin, et alors, ou bien elle fait sauter
cette sorte de bouchon dans une explosion violente; ou bien, après
l'avoir heurté, elle s'y réfléchit pour sortir par quelque issue latérale
qui est restée mieux ouverte. Deux fois, â la Martinique, le malheur
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r
L'kRDPTION DE U MARTIHIQOE 423
a touIu que cette sortie fût dirigée sur Saint-Pierre, tandis que la
troisième fois elle était déviée vers le Morne- Rouge.
Si la constitution, au sommet de la Montagne Pelée, d'une intu-
mescence pâteuse, était devenue plus que vraisemblable lors de la
première visite de M. Lacroix, la probabilité s'est changée depuis
lors en certitude. En effet, au cours de son second voyage, le
savant explorateur a pu constater que l'intumescence avait consi-
dérablement grandi. Elle forme aujourd'hui un amas à surface
hérissée d'aspérités irrégulières, une sorte de chou-fleur, qui s'élève
déjà plus haut que l'ancienne cime, elle-même demeurée sans alté-
ration. Ainsi, alors qu'au mois de juin,, du haut du sommet, le
cratère apparaissait comme un abîme aux parois verticales, profond
d'au moins 300 mètres, le voilà non seulement comblé, mus
occupé par une masse qui menace de déborder l'édifice primitif.
C'est la première fois, au moins depuis qu'on fait des observa-
tions à la Martinique, que cette circonstance se produit. Lors de
l'éruption du 22 janvier 1762 *, tout s'était borné à des détonations,
avec émission d'eau chaude et dégagement de gaz sulfurés en
divers points de la montagne, fin août et octobre 1851, l'activité
n'avait pas dépassé la projection d'un panache de cendres, qui, en
retombant, avaient déposé sur les toits de Saint- Pierre une couche
presque aussi blanche que de la neige. Cette fois, outre les bom-
bardements désastreux sur lesquels nous avons insisté, il s'est
formé une accumulation de lave pâteuse qui n'a pas cessé de
croître depuis six mois.
Cette accumulation finira-t-elle par former un tel obstacle à la
sortie des gaz, que ceux-ci feront sauter en l'air au moins le sommet
de la Montagne Pelée, comme a sauté en 1883 le célèbre Krakatoa,
comme avait sauté en 1815, également dans les îles de la Sonde,
le volcan Timboro? Bien téméraire serait celui qui hasarderait une
prédiction dans ce sens. Il semble pourtant qu'on puisse faire à ce
sujet quelques remarques rassurantes.
D'abord, si la dévastation par les cendres et les déluges de
boue est totale dans un rayon de 3 kilomètres autour de la cime,
du moins, et malgré la violence des poussées gazeuses, aucun bloc
de la grosseur du poing n'a-t-il été projeté, comme nous l'avons
déjà dit, à plus de 800 mètres du cratère. Cela n'indique pas une
tendance bien caractérisée à l'explosion. Ensuite, M. Lacroix
estime que l'éruption de la Martinique n'est pas sans analogie avec
celle qui s'est produite en 1866 et 1867 à S an ton n, dans l'archipel
grec. Or cette dernière n'a donné lieu à aucune explosion désas-
treuse, encore bien que l'intumescence ignée se produisît au milieu
* Et non 1792, comme Ta fait croire à beaucoup d'auteurs une erreur
d'impression, commise dans la relation de voyage de Dupuget.
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424 L'ÉROPTION DE LA MARTINIQUE
même de la mer. Enfin on peut faire valoir que déjà l'éruption
actuelle de- la Martinique a su pousser à plus de 1,300 mètres
d'altitude son champignon de lave visqueuse sans que les mani-
festations explosives, si meurtrières qu'elles fussent pour le voisi-
nage, aient endommagé sérieusement l'ancien édifice du volcan.
Ce sont là des motifs d'espérance; mais, nous y insistons, ni le
mot de certitude, ni même celui de probabilité, ne peuvent être
prononcés en pareille occurrence.
En revanche, et pour rassurer provisoirement ceux qui se
seraient émus des premiers pronostics américains, annonçant la
prochaine disparition de toutes les Antilles, il convient de faire
remarquer, d'abord que rien absolument n'autorise à comparer les
circonstances de la Martinique avec celles du Krakatoa, ensuite
qu'il n'y a pas de similitude à établir entre le, cas de la Montagne
Pelée et celui du reste de l'île.
Toute la partie centrale et méridionale de la Martinique, y
compris les Pitons du Garbet, appartient à une période éruptive
ancienne, certainement antérieure à la présence de l'homme dans
ces parages. Les laves y sont d'une autre nature, et les appareils
volcaniques d'où elles ont dû sortir ont été assez oblitérés, par
l'action de3 pluies tropicales, pour n'être plus reconnaissables, ce
qui leur assigne une réelle ancienneté. Au contraire, par sa fraî-
cheur et sa régularité, la Montagne Pelée accuse un volcan très
moderne, qui est venu, pourrait-on dire, se coller comme un
hors- d'oeuvre à l'extrémité septentrionale de l'île, 0(1 son contour
exactement circulaire contraste avec le dessin plus dentelé des
côtes voisines. Il n'est donc pas interdit de caresser l'espoir que
l'activité volcanique y demeurera concentrée, sans que ses ravages
s'étendent au delà du cône lui-même, c'est-à-dire en dehors d'un
rayon d'une dizaine de kilomètres.
Ce qui plaide encore en faveur de cette localisation, c'est le fait
qu'à part les ravinements causés par les déluges de boue et les
accumulations qui en ont été la suite dans les parties inférieures,
aucune modification, ni de la surface du sol, ni du fond de la
mer, n'a été constatée à la suite des paroxysmes de 1902. Au
début, on avait prétendu de divers côtés que des changements de ce
genre s'étaient produits. En tel point, la topographie se trouvait tota-
lement bouleversée, des crevasses béantes traversaient la contrée.
En tel autre, un abîme s'était subitement ouvert au fond de la mer.
Puis , c'était le sommet de la montagne qui avait dû disparaître.
Les observations faites par M. Lacroix et ses collaborateurs ont
fait évanouir toutes ces affirmations. Quand le brouillard veut
bien laisser voir la cime, la photographie montre que son contour
n'a pas changé, et la mesure trigonométrique lui assigne toujours
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L'ÉRUPTION DE Là MART1MQU8 425
son altitude de 1,353 mètres. Il est bien vrai que, dans cette
éruption comme dans toutes celles des volcans connus, il y a eu,
par suite de la pression de la lave contre les parois peu solides
de la cheminée, ouverture d'une fissure, ou plutôt d'une zone de
fissures, allant de la cime à la mer dans la direction du sud- sud-
ouest, le long du ravin dit de la rivière Blanche; par cette
fissure, la lave serait sortie, comme elle fait au Vésuve ou
à l'Etna, si sa liquidité le lui avait permis. Retenue à l'intérieur
par son excès de viscosité, elle se contente de trahir sa présence
par la ligne continue de fumerolles qui jalonne la fissure, et dont
Ja composition s'est montrée à M. Lacroix identique avec celle des
fumerolles classiques. Mais cet accident n'affecte qu'une petite
partie du cône, dont le reste n'a pas bougé. Si le câble sous-marin
aboutissant à Saint-Pierre s'est rompu, c'est parce qu'il portait
précisément sur le prolongement en mer de la fissure principale.
Quand on l'a relevé, on a constaté que le goudron de l'enveloppe
fondait en gouttelettes. Ce n'est donc pas un tremblement de terre
qui a brisé le câble, mais la combinaison de sa situation en porte-
à-faux et d'une action calorifique due à des fumerolles sous-
marines. Et les sondages de M. Rollet de l'Isle ont bien prouvé
que le fond de la mer n'avait subi aucune modification. Si le sol
a tremblé à la Martinique, c'est la suite de l'ébranlement causé
par les explosions du cratère, et non l'effet d'une rupture d'équi-
libre affectant toutes les Antilles. Enfin, en dehors de la soufrière
de Saint- Vincent, voisine de la Martinique, et dont l'éruption a
eu lieu identiquement le même jour que celle de la Montagne
Pelée, il ne parait pas, jusqu'à nouvel ordre, qu'il y ait un rapport
nécessaire entre les phénomènes volcaniques de l'île et ceux qui
ont affecté cette année F Amérique centrale. Peut-être même, en
voyant l'activité éruptive et sismique redoubler en ce moment
dans le Guatemala, serait-on porté à se flatter de l'espoir que
l'autre côté de la cuvette caraïbe, celui des Antilles, en pourrait
éprouver quelque soulagement.
Tout cela n'empêche pas la situation des Antilles d'être péril-
leuse, comme nous l'exposions dans notre article du mois de juin.
Même, en ce qui concerne la Martinique, il peut être sage de consi-
dérer que l'éruption de 1762, la plus ancienne qui soit connue
avec certitude, avait été insignifiante; que celle de 1851, sans èlre
le moins du monde désastreuse, a été sensiblement plus violente ;
enfin que l'éruption de 1902 a pris les proportions d'une vraie
catastrophe. Loin d'indiquer une activité qui décline, cette pro-
gression accuse plutôt l'inverse, et impose le devoir de ne pas
s'endormir dans une fausse sécurité. Seulement il ne convient
peut-être pas de s'inquiéter outre mesure et de laisser peser sur
10 NOVEMBRE 19)2. 28
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426 L'ÉRUPTION DE Là M ART INIQUE
l'île entière une menace qui, jusqu'à nouvel ordre, ne concerne
que le cône volcanique de son extrémité septentrionale.
Pour le moment, à supposer que la crise actuelle prenne
bientôt fin (ce que rien n'indique encore), il faudra surveiller avec
grand soin les moindres manifestations de l'activité thermale ou
solfatarienne, qui succède toujours aux paroxysmes, ne négliger
aucun signe précurseur, et, au premier danger démontré, évacuer
le pourtour entier de la montagne, dans un rayon d'au moins
10 kilomètres. Encore ne serait-ce pas suffisant, dans le cas où
une violente explosion du cône terminal provoquerait un ras de
marée, capable de balayer toute la côte. Il faudrait alors que les
refuges eussent été choisis, non au niveau de la mer, mais à cette
altitude d'une trentaine de mètres que jamais, jusqu'ici, aucune
vague de ce genre n'a dépassée.
Si maintenant nous cherchons à résumer ce que nous apprend la
catastrophe des Antilles, nous dirons que l'enquête scientifique fait
évanouir presque complètement le caractère extraordinaire qu'on
était porté à lui attribuer. Imprévue, elle n'aurait pas dû l'être
pour ceux qui, gardant en mémoire les tentatives de 1762 et 1851,
assistaient, dès la fin d'avril, à une indiscutable reprise d'activité.
Meurtrière, elle l'eût été beaucoup moins si, mieux instruites sur
les dangers à redouter d'un foyer de lave visqueuse, les autorités
de l'île avaient conseillé, dès le 3 mai, un exode qui s'imposait.
Sans doute ou n'eût pas empêché la dévastation de tout le cône,
mais les existences humaines auraient été préservées et, une fois
le volcan calmé, le climat des tropiques eût vite fait d'effacer les
traces de la destruction, en livrant de nouveau à la culture un
territoire fécondé par les principes fertilisants des cendres.
Malheureusement la connaissance du régime des volcans est
encore bien peu répandue. Même parmi les spécialistes, combien
en est-il qui puissent se flatter de la posséder, quand on songe que,
sur quelques centaines de volcans actifs connus, chacun, pour
ainsi dire, a son rythme et sa manière d'être à soi? Si bien qu'un
homme qui aurait vieilli dans l'étude attentive du Vésuve, de l'Etna,
ou du volcan des îles Sandwich, aurait tout son apprentissage à
refaire s'il voulait étendre ses conclusions à des volcans tels que
ceux des Andes ou de l'Amérique centrale.
C'est que le problème est loin d'être simple. Sous nos pieds, et
à une distance variable selon les points, existent d'immenses réser-
voirs de matières ignées, dont la partie superficielle, tout au moins,
est formée de silicates analogues à des laitiers de forge, qui tiennent
en dissolution des gaz et des vapeurs, notamment de la vapeur
d'eau, avec les acides du chlore et du soufre. Les volcans, tou-
jours situés sur des parties faibles de l'écorce terrestre, accusent
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I
I/ÉRGPTION DE Là H1RT1N1QUB 427
des communications permanentes, restées ouvertes à la faveur
de circonstances spéciales, entre les réservoirs ignés et la surface.
Toutes les fois que, dans les réservoirs, la tension des vapeurs,
dissoutes dans la lave ou pierre fondue, dépasse un certain degré,
elle détermine l'ascension de la lave dans la cheminée volcanique.
Biais la matière fondue n'est pas partout identique. Elle oscille
entre deux types extrêmes, celui des laves basaltiques, parfaitement
fluides, et celui des ponces ou des roches analogues, à peine
susceptibles de ramollissement par la chaleur. D'autre part, les
circonstances qui déterminent le départ des gaz sont nombreuses
et variables d'un réservoir à un autre, bien que tuus, en profon-
deur, s'alimentent au même foyer. EnGn le réseau des fentes par
où les matières fondues se frayent passage peut avoir une forme
plus ou moins favorable, comme aussi les terrains traversés ne sont
pas les mêmes en tous lieux. De là dérive l'extrême variété qu'en
observe dans les manifestations extérieures de l'activité éruptive.
Avec une lave parfaitement liquide, la sortie se fait paisiblement,
sans projections, en coulées qui s'épanchent librement. Pour une
moindre fusibilité, la sortie peut être accompagnée par des pro-
jections, d'autant plus violentes que l'éruption a été précédée par
une plus longue période de repos. Enfin, avec une lave très
pâteuse, les phénomènes explosifs dominent sans partage, les
coulées sont rares ou absentes, la cheminée s'encombre d'intu-
mescences qui peuvent provoquer de dangereuses projections.
Voilà comment les volcans diffèrent d'un lieu à un autre, oscil-
lant, eux aussi, autour de deux types extrêmes : le type violent a
sa réalisation la plus parfaite dans le Sangay, ce volcan de la
République de l'Equateur, qui de mémoire d'homme n'a jamais
cessé d'être en éruption violente, projetant tous les quarts d'heure
une pluie de débris telle, que ses abords sont inhabitables jusqu'à
une grande distance. Quant au type tranquille, nulle part il n'est
mieux réalisé qu'au Mauna Loa, dans les îles Sandwich. Là, depuis
un temps immémorial, la lave basaltique ne cesse de couler, sans
aucune explosion violente. Absolument inutiles aux paroxysmes du
Sangay, les conjonctions du soleil et de la lune n'ont jamais réussi
à activer celles du Mauna Loa; de même que le voisinage de la
mer, auquel tant de personnes attribuent les éruptions, est impuis-
sant, dans le cas des îles Sandwich, à provoquer aucune explosion.
Tant il est vrai que tout cela dérive de causes profondes, dont il
est bien probable que la complète appréciation nous échappera
longtemps encore.
Il faut donc nous y résigner. L'équilibre de la terre ferme est
partout plus ou moins menacé, et là même où cette menace est
évidente, le temps est loin où l'homme pourra se flatter de con-
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428 L'ÉROPIION DR Là MÀRTIMQUE
naître assez bien le péril pour en esquiver les conséquences. C'est
pourquoi, conscients des dangers auxquels notre domaine terrestre
est exposé, mais réfléchissant que les périodes de cataclysmes
tiennent peu de place, à côté des longues phases de jouissance
paisible qui nous sont laissées, nous devons poursuivre en paix nos
travaux de chaque jour, nous appliquant patiemment à connaître
de mieux en mieux le monde qui nous entoure, afin d'être au moins
avertis du destin que les circonstances peuvent nous ménager.
D'ailleurs, si parfois, autour de nous, il nous arrive d'entendre
maudire les forces soi-disant brutales de la nature, et la fureur
sauvage qu'elles semblent déployer par instants contre notre espèce,
disons- nous bien que ce n'est pas seulement un blasphème contre
une Providence mieux instruite que nous de ce qui peut convenir;
mais c'est aussi mal connaître au fond le rôle des divers agents
sur lesquels repose le maintien de l'harmonie terrestre. En effet,
celui-là se trompe, qui croit n'avoir rien à redouter du jeu tran-
quille et régulier des saisons, et s'imagine que les eaux courantes,
ici-bas principe de toute vie, peuvent poursuivre indéfiniment leur
œuvre sans dommage pour nous.
La pluie que les vents humides apportent à la terre ferme, en
retour du bienfait inestimable dont elle est la source, exige des
continents qu'elle arrose un tribut d'apparence bien modeste,
sous la forme de ces menues parcelles que les ruisseaux et les
rivières conduisent peu à peu jusqu'au grand réservoir de l'océan.
Insensible pour plusieurs générations successives, ce tribut finirait,
à la longue, par devenir très appréciable, et la destruction totale
du relief terrestre en serait l'inévitable aboutissement. Depuis
longtemps cette destruction eût été accomplie, si les manifesta-
tions de l'énergie intérieure du globe n'étaient venues l'empêcher,
soit en jetant sur la surface des masses de matières éruptives, soit
en provoquant dans l'écorce terrestre des mouvements qui en
rajeunissaient les inégalités. C'est grâce à cette lutte, constamment
renouvelée, des puissances intérieures contre les agents externes,
que la terre ferme a pu traverser un nombre considérable de
périodes géologiques, pendant lesquelles elle a été progressivement
façonnée jusqu'à ce qu'elle fût propre à devenir la demeure de
notre humanité. En souvenir d'un pareil bienfait, il convient d'en-
visager d'un œil moins sévère les manifestations actuelles de cette
énergie, même quand elles prennent pour nous une forme désas-
treuse, ou tout au moins de ne pas lancer des imprécations irré-
fléchies contre un ordre de phénomènes sans lequel l'occasion de
voir le jour n'aurait pas été donnée à notre espèce.
A. DE L APPARENT.
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L'AVENIR DES CONGREGATIONS
EN FRANCE
lTN NOUVEAU MODE D'EXISTENCE EST-IL NÉCESSAIRE?
« L'Eglise est avant tout une institution destinée à sauver les
âmes,.. Il ne faut pas perdre de vue la vitalité de l'Eglise... L'Eglise
est un sauveur d'âmes vivant; et comme sauver les âmes ne con-
siste pas seulement à les appeler afin qu'elles viennent chercher
leur salut, mais plutôt à les suivre dans le désert où elles se sont
égarées, l'Eglise est souvent obligée de régler ses mouvements sur
les caprices du monde. Ainsi la variété, le changement, la flexibilité
et la croissance sont des choses auxquelles on pouvait s'attendre
d'avance de sa part; et loin d'être contraires à son unité, elles en
sont les fruits. Un homme n'est pas confiné à un seul endroit parce
qu'il est soldat; mais, au contraire, par le fait même qu'il est soldat,
il est obligé de se transporter en différents lieux pour servir son
pays. 11 suit son ennemi; l'Eglise suit le sien pour reprendre les
âmes dont il s'est emparé... A certaines époques, l'Eglise semble
copier le monde, quoiqu'elle le fasse toujours d'après, un procédé
qui lui est propre. Sa conduite à l'époque de la Renaissance en est
la preuve. Cette sorte de flexibilité avec laquelle l'Eglise, pour
sauver les âmes, s'adapte à toutes les circonstances des âges où
elle se trouve, lui vient du Saint-Esprit qui demeure en elle, par
l'intermédiaire des papes, des saints du jour et de l'esprit, soit des
anciens ordres qui ont conservé leur ferveur primitive, soit des
nouveaux qui sont suscités par l'Esprit- Saint pour satisfaire aux
exigences des temps. » (P. Faber, Vie spirituelle, ch. xxn )
J'ai tenu à citer tout d'abord cette belle page d'un des écrivains
catholiques les plus profonds de notre époque. H me sera permis,
je pense, de m'en inspirer pour répondre à la question formulée en
tète de cette étude. Que nous soyons, en effet, dans des temps
particulièrement difficiles et dans des circonstances qui exigent
beaucoup d'efforts nouveaux, c'est ce que l'ennemi se charge de
nous démontrer tous les jours de manière â ce que nul n'en doute.
La vie religieuse de la France est en péril. Elle l'est d'autant plus
que les institutions les plus menacées ne sont pas celles qui contri-
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430 L'AVENIR DES CONGREGATIONS
buaient le moins à la sauver; car enfin, c'est bien dans ce but que
l'Eglise les avait créées, soutenues et développées. Réfléchir sur cette
situation et en parler, ne fût-ce que pour provoquer les observa-
tions et les conseils d'hommes plus compétents, est-ce là une ten-
tative téméraire? Tout dépend de la manière dont on la conduit.
On peut parler de ce3 choses sans se donner même l'apparence de
prétendre au rôle de réformateur ou de prophète; et c'est assez
pour se faire au moins excuser.
Retenons bien ce que le P. Faber n'est pas seul à nous dire, mais
ce qu'il nous dit avec une heureuse précision : la vie religieuse des
peuples catholiques est très loin d'être immobile. A coup sûr elle
ne la pas été au cours du dix-neuvième siècle. Cette vie, nous
venons de l'indiquer en passant, mais il convient d'y insister, se
compose de deux parties : l'une est l'ensemble des pratiques par
lesquelles le peuple catholique s'affermit dans sa foi et en applique
plus ou moins bien les préceptes dans la vie commune; l'autre est
le mode d'existence adopté par les hommes et par les femmes parti-
culièrement voués au service de Dieu et du prochain. Ces deux
régions de la vie religieuse sont faites pour communiquer ensemble,
car il est de l'essence du catholicisme que la seconde soit un réser-
voir d'où découlent les eaux destinées à alimenter et à féconder la
première. Le lecteur l'a compris tout de suite, c'est de la seconde
que nous entendons parler de préférence, puisque c'est elle qui,
au moment présent, souffre le plus ostensiblement persécution.
Mais parmi les assouplissements que le P. Faber, — après tant
d'autres, — a loués dans l'Eglise, ne doit-on pas justement noter
les modifications survenues dans les relations de ces deux mondes,
le monde religieux laïque et le monde religieux proprement dit?
Ce n'est pas qu'il y ait ici une véritable nouveauté, mais il y a
certainement progrès, du moins en France et dans quelques autres
pays. Alors que dans plus d'une nation l'ensemble de la société
croyante laisse encore ses prêtres et ses moines faire pénitence
pour elle, faire la charité pour elle, nous avons vu chez nous s'éta-
blir un rapprochement et une sorte de collaboration entre laïques
et religieux. Les monastères ne sont plus nécessairement tous, — il
s'en faut, — des lieux où l'âme se retranche complètement du
monde pour commencer tout de suite une vie toute spirituelle et
presque céleste. Pour être secourue par des mains pieuses, l'infor-
tune n'est plus obligée d'aller frapper à la porte d'un couvent à
peine entr'ouvert. Ce n'est plus enfin dans ces couvents que s'accu-
mulent des richesses, gagnées d'ailleurs, comme elles l'étaient, par
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EN FRANCE 431
des défrichements, par des cultures digne3 de servir de modèle à
la civilisation naissante. Un des résultats les plus remarquables de
la politique anticléricale a été la constitution de ces sociétés civiles
où des laïques sont devenus les propriétaires, ou, — pour parler le
langage technique du monde industriel, — les employeurs des
religieux.
Est-ce là seulement un moyen, un artifice nécessaire pour faire
échapper les œuvres catholiques à la spoliation légale? Il se peut
que telle ait été l'origine ; mais la suite, ce semble, a été autre. De
ce concours imposé est résulté un rapprochement plus intime entre
les deux éléments. Si ce n'est pas une collaboration, c'est un con-
cours d'efforts tendant au même but et créant des résultats soli-
daires les uns des autres. Peut-être tel père de famille aurait-il été
bien aise que la congrégation dont il avait entendu l'appel eût
trouvé le moyen de faire tous les frais sans lui. Peut être aussi
la communauté aurait-elle souhaité que les incontestables droits
des sociétaires pliassent un peu plus devant les convenances de
l'œuvre et devant les méthodes de ceux qui en avaient la charge
morale. Il n'est pas besoin de connaître à fond l'humanité pour
pressentir, de part et d'autre, ces petits murmures et pour se les
expliquer facilement. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que nulle part
ils n'ont fait grand bruit et que la collaboration des laïques et des
religieux a gagné sensiblement à la fin du dernier siècle. Les pre-
miers ne se sont pas contentés d'une souscription ou d'une aumône.
Entrés dans l'œuvre pour y surveiller leurs intérêts, ils l'ont défendue
avec plus de suite auprès de leurs amis et auprès de l'opinion contre
les projets du pouvoir. Quant aux seconds, peut-être y ont ils gagné
d'être moins étrangers au mouvement de ce monde pour lequel, en
définitive, ils se dévouent, et ils y ont perdu jusqu'à cette apparence
d'intransigeance qu'on leur reprochait quelquefois.
Cette tendance au rapprochement des deux personnels ne pouvait
pas se faire sentir également ni de la même manière dans les
différentes formes de la vie religieuse. Il n'est pas sans intérêt de
se rendre compte ici de ces distinctions.
La vie contemplative'ne comportait pas de grandes modifications,
à cet égard surtout. Si elle a reçu quelques directions nouvelles,
c'est d'ailleurs que l'impulsion est venue, et nous en dirons bientôt
quelques mots.
Dans la vie active il en a été autrement. Passons rapidement en
revue les œuvres enseignantes, les œuvres hospitalières et ce qu'on
peut appeler, faute d'un terme plus précis, les œuvres d'inter-
vention charitable dans les principales misères de ce monde.
Dans les œuvres enseignantes, la collaboration des laïques et des
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432 L'ÀVEKIR DES CONGRÉGATIONS
religieux s'est manifestée à tous les degrés, dans renseignement
primaire ob la fondation des écoles libres, dans les grandes villes
et surtont à Paris, a absorbé des sommes si considérables, dans
l'enseignement supérieur, qui a réuni au sein de chaque université
catholique un personnel mixte, dans l'enseignement secondaire
enfin. Ici peut-être s'est- on un peu trop contenté de l'appel fait aux
sociétés civiles devenues propriétaires des collèges. Une tentative
un peu bruyante pour rajeunir l'enseignement congréganiste des
jeunes filles par des emprunts faits aux méthodes universitaires n'a
pas eu tout le succès espéré. La personne qui en avait pris l'ini-
tiative y avait mis un mélange assez curieux d'intelligence et de
candeur. Elle avait oublié qu'au regard d'une politique fermement
assise sur des principes qu'on n'ébranle pas impunément, on peut
d'autant plus se permettre les nouveautés dans la pratique qu'on se
les interdit plus sévèrement dans la théorie. Elle n'avait pas réfléchi
qu'au point de vue du succès humaiu et social, il est toujours
imprudent d'annoncer ce que l'on veut obtenir, quand on n'a pas
en mains de quoi faire encore plus et encore mieux qu'on n'a
promis. Enfin elle avait eu le tort d'aimirer naïvement bien des
choses dont elle paraissait faire la découverte, alors que les côtés
faibles en avaient déjà été vus de plus d'un, et de dénigrer d'autre
part avec excès celles à qui elle offrait son concours... pour les
régénérer, disait-elle. Malgré tout, la meilleure preuve que l'idée
première de la tentative était bonne, c'est que cette idée n'a pas
été abandonnée : elle fait ailleurs son chemin prudemment, avec
l'espoir justifié des progrès les plus consolants.
Les œuvres hospitalières avaient toujours consacré l'alliance da
dévouement congréganiste et du dévouement laïque. Chassées des
hôpitaux officiels, les Sœurs se sont offertes aux œuvres libres.
Elles n'ont sans doute ni construit ni poussé à construire en trop
d'endroits de vastes hôpitaux, sur lesquels un ministère quelconque
aurait mis la main un jour ou l'autre. Pour les familles aisées elles
ont ouvert des maisons de santé où les exigences de la chirurgie
contemporaine sont plus sûres d'être respectées que dans les
demeures les plus luxueuses. Puis, elles ont ouvert des dispensaires
de quartier. Elles ont surtout organisé les soins des malades à
domicile, par les Franciscaines, par les Petites Sœurs de l'Assomp-
tion, par les Petites Sœurs de l'ouvrier, par vingt autres congré-
gations locales ou régionales.
On essaie, en ce moment même, à Paris, de retrouver çà et là
les membres souffrants des colonies provinciales. On s'efforce de
les soustraire à r endettement, de leur épargner surtout le déclas-
sement qui succède tant de fois à un séjour de quelque durée dans
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EN FRANCE 43*
les grands hôpitaux laïcisés. Or, en attendant qu'on puisse avoir
des infirmeries ou de petites maisons de santé instituées par ces
comités où la province se reconstitue dans la capitale, qui met ces
comités charitables sur la piste des misères intéressantes? Qui va
de porte en porte pour les reconnaître, pour les soigner, pour les
soustraire enfin à cet isolement où la nostalgie devient si mauvaise
conseillère? Les Sœurs normandes, les. Sœurs aveyronnaises, les
Sœurs bretonnes... campées dans ce but à Paris. Je n'ai pas l'inten-
tion de parler en détail de toutes ces œuvres ni de répéter les éloges
mérités qu'on en fait si souvent. J'en cite seulement quelques-unes
afin de rappeler comment le personnel de nos congrégations reli-
gieuses est depuis longtemps sorti du cloître pour aller au peuple
et y aller en mêlant ses efforts à ceux de laïques dévoués : ce que les
unes ne pouvaient point aisément faire, les autres le faisaient.
Certes, les Sœurs de Saint- Vincent de Paul pratiquaient depuis
longtemps cette méthode. Elles n'ont faib'i ni dans leur héroïsme
ni dans leur aptitude à varier les formes utiles de leur dévouement;
mais elles ont vu sans jalousie se former à côté d'elles toutes ces
troupes dressées à un service spécial en vue de besoins nouveaux.
De ce second groupe au troisième la transition est à peine sen-
sible; car déjà ces hospitalières multipliées vont au dehors et se
portent au-devant de ceux qui réclament leur charité.
Voici un fléau social sur lequel tout le monde est d'accord, c'est
la mendicité des enfants. Une société toute laïque s'est constituée,
il y a quelques années, pour essayer de le conjurer. D'excellents
philanthropes, des hommes très instruits, des hommes éminents,
des hommes très influents, des hommes disposant des faveurs du
pouvoir et pouvant facilement faire un appel efficace, semblait- il, à
l'infinie variété des interventions administratives, ont entrepris
cette belle tâche. Ils se sont réunis de temps à autre, ils ont
échangé des rapports très instructifs dont la suite forme un volume
intéressant : mais enfin ils ont échoué radicalement. Après une
existence assez courte et qui se prolongea même un peu dans une
inaction pénible, la société finit, l'an dernier, par se dissoudre,
reconnaissant publiquement qu'elle n'obtenait pas de résultats et
ne voyait plus les moyens d'en obtenir. Un ordre religieux aurait- il
pu, à lui seul, faire mieux? Avec un peu d'encouragement, ou plutôt
avec une liberté moins parcimonieusement mesurée, oui, je le crois.
Mais le fait positif est qu'à l'heure actuelle il n'y a dans Paris
qu'une oeuvre qui,, luttant avec persévérance contre la mendicité
des enfants, en sauve un certain nombre et prouve par là ce qu'elle
pourrait faire avec des ressources plus étendues; c'est l'œuvre des
petites mendiantes de la rue de la Santé et du Raincy. Or, elle a
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434 L'AVENIR DES CONGRÉGATIONS
touIq avoir un directeur laïque; c'est, à l'heure actuelle, un ancien
intendant général; il prend son rôle au sérieux, et, pour le savoir,
on n'a qu'à consulter le personnel s'occupant des enfants mêmes,
c'est-à-dire les Sœurs Franciscaines.
Contre le vagabondage des adolescents, Paris n'a vu également
qu'une tentative suivie de quelques résultats : c'est celle de
M. Henri Rollet, secondé par des religieuses du tiers-ordre régulier
àe Saint -Dominique et par des dames du monde : celles-ci viennent
faire toutes les semaines le catéchisme préparatoire à la première
communion.
S'agit-il de jeunes criminels de l'un ou de l'autre sexe; les
ordres religieux ont offert au gouvernement même de collaborer
avec lui, et le gouvernement a accepté, parce qu'il ne pouvait pas
faire autrement. Qu'il cherche à se dégager de plus en plus, je l'ai
montré souvent. Mais, en attendant que cette rupture soit complète,
que font les communautés? Elles ont des comités paroissiaux et
des sociétés de dames qui les aident dans l'œuvre extérieure du
patronage. Souvent aussi elles ouvrent des musons intermédiaires
dont elles confient la direction à des laïques pour mieux acheminer
leurs pupilles de la vie de recueillement à la vie libre1.
Je pourrais continuer cette énumération longtemps encore. Ce
que j'ai dit suffit à montrer comment la vie religieuse et la vie
laïque (mais chrétienne) tendent à s'emprunter mutuellement des
concours très pratiquement coordonnés.
La vie congréganiste at-eile été immobile dans ses relations
avec ses chefs ecclésiastiques et dans sa vie intérieure? Ceci est
beaucoup plus délicat. Il est permis cependant et très utile de noter
deux mouvements, l'un émanant de Rome, l'autre partant des
derniers ministères français et qui, malgré la modération si conci-
liante du Souverain Pontife, sont visiblement divergents.
Parmi les projets mis en avant pour régenter le peu qu'il voudra
bien laisser subsister de nos ordres religieux, le gouvernement
rappelle avec instance qu'il a inscrit, comme condition nécessaire
d'une autorisation (douteuse d'ailleurs), l'acceptation complète de
la juridiction de l'ordinaire^ Il ne s'agit pas là évidemment du
mode de juridiction qui existe déjà et du genre de relations dont
presque tous les évêques autant que les congrégations se sont
généralement bien trouvés jusqu'à présent. Il s'agit d'un resserre-
1 J'avais décrit Tune de ces maisons dans un article du Correspondant.
Grâce à l'autorité du recueil, la lecture de cet article fut presque .aussitôt
suivie de créations nouvelles.
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r '
EN FRANGE 435
ment beaucoup plus étroit, d'une sujétion plus entière et plus
absolue de chaque congrégation à l'égard de son évêque.
. Quelle paraissait être au contraire depuis quelques années la
tendance des instructions et des directions de la Papauté? D'in-
viter à la concentration et à l'union un grand nombre de commu-
nautés vivant dans l'indépendance les unes des autres, et de
ramener à l'unité du type primitif des variétés trop divergentes.
Toujours prudente et sagement temporisatrice, la cour de Rome
n'a point lancé à ce sujet d'appel solennel; mais il est notoire
qu'elle a encouragé et conseillé un tel mouvement. Avec raison,
est- il permis de dire. Une communauté purement diocésaine est
plus limitée dan3 son recrutement, plus limitée dans son expan-
sion J, plus exposée à la routine, plus en danger de se voir com-
promise par quelque incident intérieur, par quelque choix malheu-
reux ou par une disette accidentelle de sujets capables. Avec
l'isolement produit par la juridiction toute épiscopale, rien de tout
cela n'est réparable promptement. Dans ce système, enfin, chaque
communauté se replie sur elle-même et substitue peu à peu aux
grandes traditions de ses fondateurs de petites habitudes toutes
locales nées d'influences personnelles ou d'amitiés particulières. Et
pendant que la maison est en danger de s'affaiblir, les sujets
risquent individuellement d'être moins libres : car, malgré les
décrets les plus récents du Pape, l'autorité du chef étant plus
concentrée est exposée à devenir plus absolue.
Les conséquences de l'isolement sont surtout graves, — et c'est
là ce qui devrait toucher le plus les amis de notre puissance et de
notre prestige, — en ce qui concerne l'expansion mondiale. Si
certain évoque d'Angers qui, en 1830, prétendait assujettir complè-
tement le Bon Pasteur à sa seule juridiction, avait eu gain de cause
à Rome, comment la Mère Euphrasie PelleVier aurait-elle pu fonder
les cent trente maisons qu'elle a jetées à travers les cinq continents
comme une semence d'amour, d'admiration et de respect pour le
génie charitable de notre pays? Et c'est ainsi pour tant d'autres
congrégations qui peuplent tant de contrées de leurs création?
enseignantes, hospitalières, agricoles, scientifiques, colonisatrices
en un mot. * -^
Donc, le progrès de la vie Teligieute^proprement dite au sein du
catholicisme semble bien se dessiner de la sorte : mouvement exté-
rieur d'expansion et de variabilité dans les efforts appropriés aux
' 1l est évident que ce danger disparait si l'on a eu vue des besoins
exclusivement diocésains. Alors le caractère restreint de l'œuvre se trouve
être un avantage. Mais la même règle ne peut s'appliquer indistinctement
à toutes. /
j/^
436 L'AVENIR DES CONGRÉGATIONS
besoins des temps et de3 lieux, — mouvement intérieur vers
l'unité par le rapprochement de branches invitées à unir de nou-
veau leur vie à celle du vieux tronc commun. Mais dans ce rythme
puissant de sa vie propre, cette portion si considérable de l'Eglise
ne s'est donc point isolée, encore une fois. Elle a plus que jamais
appelé à elle le concours de la société des fidèles; et là est bien la
caractéristique de la phase contemporaine de l'évolution qui
s'accomplit dans notre vie religieuse.
C'est cependant cette belle évolution que la fores brutale vient
traverser à coups de textes législatifs, de décrets, de circulaires, de
menaces, le tout en contradiction avec les principes de 1789, avec
l'esprit et même le texte du Concordat, avec les engagements enfin
qui avaient servi à faire voter les lois les plus récentes.
Que vont donc devenir nos communautés auxquelles l'autorisa-
tion sera refusée et celles qui, tout de suite, ont cru devoir prendre
sur elles de se dissoudre? Il ne s'agit point ici de faire la leçon à
qui que ce soit. Hais la lutte n'est pas finie : on peut même croire
qu'elle ne fait que commencer. Il est donc bon de réfléchir sur les
incidents qui en ont marqué les débuts.
La plupart des catholiques auraient souhaité une tactique unique
ou, du moins, une tactique suivie par la très grande majorité des
congrégations. Cette tactique devait-elle être la résistance passive
sur place? Devait- elle être le départ? Le départ en masse était
impossible, pour plusieurs raisons qu'il est permis de considérer
comme invincibles. D'abord, les œuvres de bienfaisance pouvaient-
elles jeter sur le pavé leurs vieillards, leurs infirmes, leurs orphe-
lins, les enfants qu'elles avaient arrachés au vice et à la misère?
L'Etat, dit -on, en eût clé fort embarrassé. A coup sûr, mais les
pauvres abandonnés l'eussent été mille fois plus. L'Etat avait,
quanta lui, bien des moyens de se tirer de la difficulté. Ces moyens
étaient détestables, je l'accorde; mais en fait de mauvaises mesures
et de mauvais expédients, en est-il à cela prè>? Aurait- il reculé,
par exemple, devant un emprunt gigantesque, destiné à multiplier
les établissements laïques et à improviser, dans les maisons confis-
quées, tout un personnel des$né à grossir le nombre des électeurs
ministériels? Le public aurait gémi, mais finalement il aurait payé.
Nous allons voir bientôt si ce n'est pas là le sort qui nous attend.
D'autre part, les nations qui nous entourent ne sont pas toutes
également accueillantes, et les ressources destinées au pain de
l'exil ne sont pas illimitées. Donc, puisqu'une partie considérable
des congrégations ne pouvait réellement pas quitter la Fjpnce*
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Efl FRANCE 437
toutes (saur un très petit nombre d'exceptions justifiées par des
situations particulières) devaient rester, demander l'autorisation,
puis, en cas d'exécution avec ou sans guet-apcns légal (suivant
l'expression de 11. Aynard), faire appel à des courages dignes des
courages bretons. Gela valait mieux que de s'envoler de droite et
de gauche comme des bandes de pigeons effrayés du premier coup
de fusil qu'ils entendent. L'esprit de résistance aurait grandi dans
la lutte : l'imagination populaire s'en serait souvenue, et, — pour-
quoi ne pas avoir le courage de son opinion? pourquoi ne pas dire
tout haut la pensée de plus d'un? — on aurait peut-être vu se
justifier à nouveau la grande maxime de l'Eglise : Sanguis mar-
tyrum% semen christianorum.
Ce qui est fait est fait. Mais demain sera signalé, n'en doutons
pas, par de nouvelles exécutions. Eh bien, nous ne pensons pas
que pour les difficultés qu'elles vont créer, l'émigration soit la
solution. Nous regrettons aujourd'hui que trop d'Alsaciens-Lorrains
aient quitté les provinces arrachées à la France. Ce sont les plus
Français qui sont partis. N'eussent-ils pas été plus utiles à la patrie
mutilée et à son avenir en gardant une place destinée à être prise
si vite par des immigrés? Or, il est bien à craindre que l'émigration
des religieux ne donoe lieu plus tard à des regrets analogues.
Je sais bien qu'il faut tenir compte d'un certain nombre d'objec-
tions faciles à prévoir. On dira d'abord : « Hais ce n'est pas volon-
tiers que nous allons partir, puisque Ton va nous dissoudre; nous
sommes donc des exilés, des bannis, tout ce que vous voudrez,
mais non des émigrés, nous du moins qui ne sommes pas partis les
premiers. Nous voulons cependant rester fidèles à nos vœux; nous
voulons demeurer groupés, puisque notre vocation a été précisé-
ment de vivre en commun, dans la compagnie les uns des autres,
sous une même obédience. Dieu est partout et partout la prière
s'élève jusqu'à lui. Nous prierons donc pour notre patrie hors de
chez nous comme chez nous, et notre prière aura le surcroît de
mérite qui s'attache à un sacrifice accepté.
« D'ici là, nous ferons connaître et aimer la France, nous éten-
drons son influence, et, de notre côté, nous nous instruirons au
contact de l'étranger. Après les décrets de 1880, un grand nombre
de nos novices n'ont-ils pas tiré très grand parti de leur séjour en
Angleterre? 11 en sera de même encore une fois. Pourquoi ne pas
l'espérer?
« Enfin, beaucoup d'entre nous ne sont-ils pas entrés dans la vie
religieuse expressément pour travailler à la propagation de la foi et
à l'évangélisation des infidèles? Ceux-là ne changent donc rien à
leur destinée. Ils seront seulement plus nombreux sur ce théâtre
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4)8 L'AVENIR DES CONGRÉGATIONS
qui les attendait les uns après les autres; quant & leurs séminaires
et noviciats, ils les mettront où ils pourront, plus près sans doute
des pays mêmes où les nouvelles recrues sont destinées i payer de
leurs personnes. »
Toutes ces raisons sont spécieuses et quelques-unes très fortes.
Aussi avons-nous dit simplement : l'émigration n'est pas la solu-
tion, ce qui est reconnaître qu'elle en sera peut-être une forcée
dans quelques cas. Là, en effet, il faudra s'en rapporter en toute
confiance au zèle éprouvé de nos religieux pour retirer de l'exil
toutes les compensations qu'il est possible d'en retirer. Mais consi-
dérons qu'autre chose est une émigration à la fois partielle et régu-
lière déversant sur le monde le surplus de nos vocations, entrete-
nant des relations suivies entre la mère-patrie et les missions qui
en émanent et qu'autre chose est un départ en masse. Le mission-
naire, c'est avant tout l'envoyé du chef de l'Eglise universelle;
mais c'était aussi l'envoyé de la France, et de là la grande situation
de la Fille aînée. Des religieux simplement expulsés seront-ils
encore ce qu'ils étaient auparavant? Obtiendront-ils encore le
respect sur lequel ils pouvaient compter, par exemple, dans les
pays musulmans où la politique les protégeait tout autant que la
reconnaissance, réelle, on ne saurait le nier, pour les services
rendus? Le fanatisme ne trouvera- t-il pas une fin de non-recevoir
toute prête à leur opposer en leur disant : « Votre pays ne veut plus
de vous ; qu'est-ce donc que vous y avez fait, et comment pouvez-
vous prétendre encore à la protection de ceux qui vous expulsent? »
Mais il y a à faire, ce semble, une autre réflexion plus grave que
les précédentes. Notre pays était un foyer de propagande reli-
gieuse. Si le foyer s'éteint, que deviendra le rayonnement? Vous
parlez d'évangéliser les infidèles; mais une grande partie de la
France va certes avoir besoin d'être évangélisée à nouveau. Il y a
environ une vingtaine d'années, je crois, un de mes compatriotes de
Bourgogne, Mgr Laplace, évêque de Pékin, était de passage dans
notre commun département; et, un jour, dans une réunion fami-
lière, il disait en riant : « Savez-vous que si cela continue, je vais
être obligé de vous envoyer des missionnaires de Chine pour vous
convertir. » Qu'est-ce qu'il dirait aujourd'hui? La même chose,
sans doute, que m'écrivait, peu avant de mourir, un collègue et un
ami bien cher. 11 me parlait d'un jeune séminariste de Saint-
Sulpice, et il me disait : « 11 n'ira pas au loin..., en fait de sau-
vages, Paris lui suffit. » C'était, en effet, au moment du pillage de
l'église de Saint- Joseph. Qu'on me permette <ie me répéter : lui
aussi, que dirait- il à l'heure actuelle? Car enfin, le mois de sep-
tembre 1902 l'a démontré avec une richesse de faits véritablement
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EN FRANCK 439
débordante, à lui seul Paris compte plus de modernes Apaches que
les deux Amériques ne comptent encore de descendants des pauvres
Apaches d'autrefois.
Un mal d'une autre nature se répand dans un grand nombre de
nos campagnes; c'est l'affaiblissement du sens moral et l'indiffé-
rence croissante à tout ce qui n'est pas grosse jouissance du
moment. On se met du côté du gouvernement parce qu'on voit bien
qu'à cette condition tout est permis et qu'autrement tout est
suspecté, inquiété et tracassé. Une bonne partie de la population,
sans doute, se raffermit dans ses croyances à la vue des consé-
quences que produit l'abandon de la foi religieuse. Mais l'autre
descend de plus en plus vers un matérialisme que la femme et
même la jeune fille acceptent avec une insouciance inouïe. Le
mariage a été avili par la loi du divorce et encore plus par l'appli-
cation qui en est faite. Aussi voit-on dans certains villages une sorte
de promiscuité bestiale. Les femmes ne sont plus touchées du
désordre de leurs maris; la réciproque est vraie quelquefois. Des
pères et mères de famille poussent leurs filles à des bals publics où
l'on n'a laissé rien à désirer à la débauche précoce. On voit des
fils se disputer l'héritage de leur père alors que celui-ci est encore
à l'agonie, et se battre devant lui avec une telle violence qu'ils
roulent l'un et l'autre sur le lit même du mourant. Les représen-
tants de l'autorité, ceux qu'on craignait le plus autrefois, — car
on voyait en eux non seulement la loi, mais la conscience en uni-
forme, — ont reçu l'ordre de ne pas faire d'affaires, si ce n'est,
bien entendu, aux congréganistes et à leurs amis. Donc, en dehors
des temps d'expulsions ou de grève trop violente, ils se livrent à
tous les agréments, un peu pimentés, de la vie champêtre; ils
donnent l'exemple de ces fraudes diverses qu'ils devraient empêcher
ou réprimer, et enfin maraudent largement sur d'autres terres encore
que celles où l'on prend des lièvres au collet. Attribuer à cette frac-
tion de la population des idées et des passions proprement poli-
tiques est une de ces naïvetés qui font bien rire les spectateurs tant
soit peu renseignés. La politique des meneurs, qui savent ce qu'ils
veulent et ce qu'ils font, oui, celle-là est bien la cause de cet avilis-
sement; mus ce semblant de politique vague et inconsciente de la
masse docile, cette tactique grossière qui consiste uniquement & se
laisser toujours pousser de plus en plus & gauche, elle n'est que
l'effet de cet abandon de tout scrupule, de toute justice et de tout
respect. Dans un de ces milieux si compromis, faites venir un
conférencier qui discute doctement sur les intérêts et sur les droits,
on l'écoutera d'une oreille distraite, sans le comprendre. Réus-
sissez, — on le pouvait encore ces années dernières, — & leur faire
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440 I/ÀVEMR DES CONGRÉGATIONS
écouter des religieux qui ne feront pas, même de loin, la plus
légère allusion à la politique, mais qui, rétablissant à leurs yeux
étonnés la vérité du dogme catholique, leur rappelleront comment
Tidée de Dieu est une condition de la bonne éducation des enfants,
de la paix des ménages, de l'honneur des filles, de la dignité de la
vieillesse, du calme de la mort; six mois après le Conseil municipal
radical- socialiste-franc-maçon sera renversé l.
Celui- ci essaie- 1- il une revanche et fait- il venir quelque orateur à
son tour, on voit paraître sur les tréteaux d'un café une fi gui c
d'échappée de Saint-Lazare. La présidence de la réunion est donnée
à ce qu'on a pu trouver de plus libre, sinon dans la « pensée », au
moins dans les moeurs. Alors, une heure durant, les pauvres gens
entendent démontrer, d'abord que Dieu n'existe pas, et ensuite
qu'il faut se révolter énergiquement contre lui. Es^ce là un pays à
abandonnera lui-même? Est-ce là un pays qui puisse impunément
donner & tous les autres le meilleur de son apostolat? Ne mérite-t-il
pas au contraire que les âmes religieuses sacrifient tout ce qu'elles
pourront de leurs préférences et de leurs plus belles traditions pour
aviser à la tâche urgente de restaurer en lui le christianisme?
Les éléments, certes, ne manquent pas. Des deux formes du
dévouement catholique dont nous parlions tout à l'heure, le dévoue-
ment congréganiste et le dévouement laïques, le premier est menacé
dans sa liberté plus que jamais; mais, Dieu merci, le second est en
mesure d'échapper, et, depuis une année surtout, il a agi.
Dans un milieu que je viens de dépeindre sous des couleurs
vraies, mus peu riantes, on a vu, je ne dirai pas des audaces, mais
des initiatives et des courages qui ont donné des résultats exem-
plaires. Des demoiselles de familles bourgeoises ne se sont pas
contentées de recueillir des souscriptions, elles ont fait plus et
mieux : elles se sont rendues elles-mêmes dans les villages, dont
l'appoint donné ou refusé à la cause maçonnique, devait déterminer
la victoire ou la défaite. Elles ont été de maison en maison, et elles
ont modifié la majorité de manière à faire changer la députation de
l'arrondissement. Ces efforts-là ont été faits en cent endroits, et ils
seront renouvelés, car il faut bien se persuader que, plus faciles,
en définitive, que les gros dons pécuniaires, ils rendent incontes-
tablement plus de services.
Le gouvernement osera- t-ii fermer les établissements créés pour
les malades? On ne peut répondre de rien. 11 y a cependant quel-
* Après avoir fait inutilement courir le bruit que les missionnaires
avaient été arrêtés pour actes criminels, à leur sortie du pays.
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EN FRANCE 441
ques chances pour que, provisoirement, la plupart de ces fonda-
tions subsistent encore. Ce n'est donc pas de ce côté-là qu'il est
le plus urgent d'aviser. Le cas échéant, les exemples donnés depuis
longtemps par des veuves vivant dans le monde (j'ai nommé les
Dames du Calvaire) ne seront certainement pas perdus.
A l'heure tout à fait actuelle, n'avons-nous pas dans l'élan des
institutrices volontaires le gage inattendu d'un zèle aussi précieux?
Il est acquis que, malgré son esprit de persécution, le gouvernement
n'ose point pousser l'arbitraire à l'égard des congrégations dis*
soutes au delà de l'interdiction d'enseigner dans l'endroit même où
était l'école frappée. Ceux et celles qui étaient hier, ceux et celles
qui allaient être demain des congréganistes seront légion. C'est
uoe force qu'il importe de ne pas laisser se perdre en l'aban-
donnant à l'inspiration ou à la fantaisie individuelle.
Mais l'enseignement libre retiendra-t-il longtemps celles qui
viennent de *e faire inscrire ainsi 1rs premières? Il faut tenir
compte des intérêts, des liens de famille, de toutes ces nécessités
enfin dont elles viennent de subordonner les eiigences à la
noblesse de leur pieux désir. Quoi qu'il arrive par la suite, elles
auront rendu un service immense; elles auront ouvert la brèche
et planté le drapeau. Les suivront celles qui se sentent une voca-
tion et veulent tourner correctement les difficultés du moment.
Les sectaires verront s'il est plus facile de venir à bout d'une per-
sonne libre, usant du droit commun, que de congrégations obligées
à mille ménagements dans l'intérêt de la communauté tout entière.
A ce sujet, M. Clemenceau devrait bien raconter à M. Combes
ce que le hasard me permit d'entendre de sa bouche même en une
réunion « choisie » l. En 1871, M. Clemenceau était adjoint au
maire de Montmartre. A peine installé « par délégation du peuple »,
il avait pris la résolution de séparer l'Eglise de l'Etat, à Mont-
martre, — je ne fais que résumer son récit, débité de très bonne
humeur, et je lui laisse la responsabilité de certains détails. — Il
commença donc par les écoles, et s'en fut tout de suite chez les
Frères pour leur annoncer que dorénavant le catéchisme ne devrait
plus ni s'enseigner ni se réciter ailleurs que dans les églises; à
l'école, c'était une perte de temps et un outrage à la neutralité.
« Monsieur l'adjoint, répondit (paraît-il) le cher Frère, il est cer-
tain que H. le curé et MM. les vicaires font le catéchisme beaucoup
mieux que nous. En nous abstenant, nous leur donnerons un
surcroît de travail, mais ils ont assez de dévouement pour
l'accepter, et ainsi nous ne porterons pas tort à nos enfants. Nous
4 Etaient présents MM. Floquet, Goblet et cinq ou six autres hommes
politiques.
10 kovbmbrb 1902. 29
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442 L'AVENIR DES CONGRÉGATIONS
allons donc nous conformer à vos ordres, et nous emploierons le
temps du catéchisme à d'autres exercices. » Bon début! se dit la
future terreur des ministères opportunistes. Et il alla aussitôt
frapper à la porte d'une vieille demoiselle qui tenait école. Il lui
répéta son boniment. Mais il s'était à peine expliqué qu'il recevait
une réponse d'une autre sorte. « Monsieur, dit en se redressant
la pauvre laïque, sachez bien que si vous voulez m'empècher
d'expliquer le catéchisme, il faudra que vous me tuiez!... etc. »
Sur ce, M. Clemenceau battit en retraite, rentra dans sa mairie et
abandonna sa campagne de laïcisation. Quant à moi, je ne veux
pas conclure de cette histoire que les institutrices laïques ensei-
gneront mieux la religion que les congréganistes, mais enfin elles
se gêneront beaucoup moins pour dire à leurs élèves une bonne
partie de ce qu'elles pensent, et elles ne feront qu'user de leur droit.
Pour la formation, bonne ou mauvaise, de l'enfance, l'école n'est
pas tout. C'est dans les années qui la suivent immédiatement que
l'élève, ou abandonné à lui-même (car la famille d'aujourd'hui est
trop occupée hors de chez elle pour pouvoir achever de l'élever),
ou soutenu par un patronage intelligent et cordial, prépare sa
véritable destinée. Le plus grand tort de l'école neutre a été
jusqu'ici, non de donner aux enfants des idées vraiment corrup-
trices *, mais de ne pas leur donner d'idées du tout sur les choses
que nous, chrétiens, nous considérons comme essentielles. Son
crime, c'est de lancer les adolescents dénués de toute ^ide morale
habituelle dans un milieu où les dangers se multiplient et se parent
de tout ce qui peut séduire les sens et l'imagination de natures
précoces. Si l'on avait à choisir entre des écoles religieuses suivies
d'un délaissement complet ou des écoles laïques suivies d'un patro-
nage bien dirigé, je n'hésiterais pas pour ma part, et c'est la
seconde solution que je préférerais. Je n'étonnerai ici, j'en suis
sûr, aucun de ces prêtres et de ces admirables étudiants, et de
ces vaillantes jeunes filles qui, dans nos grandes villes, ont créé
tant de patronages, destinés, la plupart du temps, aux enfants des
écoles laïques. Voilà donc une tâche qui s'impose comme plus urgente
que jamais et pour laquelle, grâce â Dieu, nous sommes préparés.
Nous le sommes aussi pour plus d'une intervention se greffant
sur le patronage, offrant à ceux-ci les moyens d'acquérir une
instruction complémentaire, proposant â ceux-là des exercices de
piété qui entretiennent le feu sacré, agissent par l'exemple, forti-
fient les sentiments religieux par l'abolition du respect humain,
par la confiance que communique le sentiment d'une union dont
4 Depuis un au ou deux, il y a de graves réserves à faire pour les jeunes
adjoints surtout. Ceux-là se mettent à enseigner positivement le mal.
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EN FRANGE 443
l'amour de Dieu et du prochain forment l'indestructible ciment.
Dans les constructions déjà si puissantes de cette complexe
entreprise, les ordres religieux nous ont été d'un secours inappré-
ciable. Supposons qu'ils soient en grande majorité bannis ou
dissous, quel est notre devoir? Avant tout, de ne pas oublier leurs
bienfaits et de ne pas croire que le monde catholique soit appelé à
ouvrir sans eux, et, à plus forte raison, contre eux, une ère abso-
lument nouvelle. S'il en est qui restent parmi nous, soutenons-les
comme des corps d'élite représentant les traditions. Avec ceux qui
les guident, entretenons, où qu'ils soient, des relations qui nous
permettent de profiter de leur expérience et de leurs vertus.
Croyons que, dans l'avenir même, la société aura toujours besoin
de ces hommes et de ces femmes abandonnant tout, soit pour la
prière, soit pour la charité active et complètement désintéressée.
Restons convaincus que, pour un certain nombre de ces natures,
il sera toujours utile de pouvoir se réserver des séjours où tout les
confirme dans leur vocation disciplinée. On n'abolit pas à volonté
vingt siècles d'expérience religieuse; on ne refait pas à sa fantaisie
ce qu'a fait l'Eglise catholique.
Biais ceci bien entendu, comment suppléer à ce qui risque si
fort de nous manquer demain? C'est là la question la plus délicate;
mais la difficulté, loin de nous conseiller l'abstention, nous
commande un effort méthodique et surtout persévérant.
Voyons d'abord ce que nous avons. Les tiers-ordres ne sont pas
d'hier, ils ont déjà fait beaucoup pour le salut de la chrétienté.
Ecoutons leur historien : « L'Eglise, violemment attaquée par de
nombreux ennemis, subissait, dans une partie de la France et de
l'Italie, une persécution déclarée : les temples étaient profanés,
le service divin interrompu, les prêtres poursuivis et massacrés,
les monastères dévastés, les fidèles obligés de se soustraire par la
fuite ou l'apostasie aux plus indignes traitements; et l'hérésie
triomphante des Albigeois, envahissant tout le midi de la France,
menaçait la société de la livrer aux doctrines infâmes et subver-
sives du manichéisme... La spoliation des biens ecclésiastiques
avait réduit le clergé à la misère et soulevé contre lui les haines
implacables, parce qu'elles étaient intéressées, de ceux qui l'avaient
dépouillé1... C'est dans le but de résister à l'oppression que
saint Dominique institua une association composée d'hommes
vivant dans le monde, mais fermes dans la foi, qui s'engageaient
1 C'est ainsi qu'au cours du dix-neuvième siècle, les haines d'une trop
grosse partie de la nouvelle bourgeoisie française ont été entretenues par le
souvenir (mêlé de remords et de crainte) de la vente des biens dits
nationaux.
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444 L'AVENIR DES CONGRÉGATIONS
à défendre la liberté de l'Eglise par tous les moyens en leur pou-
voir, par leurs prières, leurs aumônes et leurs bonnes œuvres.
Le saint avait tracé pour cette société nouvelle qui n'était ni le
monde ni le cloître, et qui participerait de l'un et de l'autre, des
règles appropriées à sa double destination et qui en assujettissaient
les membres à des pratiques de piété et de mortification religieuse
compatibles cependant avec les devoirs ordinaires de la vie domes-
tique et civile, »
Telle fut l'origine des tiers-ordres, dont les règlements ont pu
être remaniés plus d'une fois pour répondre aux exigences des
temps. Us se développèrent à un point tel que Pierre des Vignes,
chancelier de l'empereur schismatique Frédéric II, pouvait écrire
à son maître : « Les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs se
sont élevés contre nous, et voilà que, pour énerver encore plus
notre puissance et nous priver du dévouement des peuples, ils ont
créé deux nouvelles fraternités, dans lesquelles ils admettent si
universellement les hommes et les femmes qu'à peine se trouve-
t— il une personne qui ne fasse partie de l'une ou de l'autre et dont
le nom n'y soit inscrit. »
Rappeler ces souvenirs, n'est-ce pas, dira- 1- on, désigner d'avance
ces unions à quelque accès nouveau de fureur légiférante ou de
délire interprétatif par voie de circulaire? La réponse est facile.
D* abord, les innombrables éditions des Manuels des Frères et
Sœurs des tiers-ordres font, à n'en pas douter, le plus incontes-
table ornement de la bibliothèque officielle à la direction des
cultes. Puis si, pour nous servir d'une arme utile, nous attendions
que le pouvoir nous en garantisse l'usage, autant vaudrait tendre
le cou tout de suite. Récemment, je le sais, à une personne faisant
sa déclaration pour l'ouverture d'une école libre, le plumitif chargé
de lui délivrer le récépissé lui posa cette question : « Etes -vous
d'un tiers- ordre? » Il a même ajouté, parait- il : « Etes- vous
enfant de Marie? » et il a déclaré qu'être mère de cinq enfants
n'était pas du tout une garantie de laïcité.
Souhaitons à ce zélé fonctionnaire d'être bientôt nommé officier
d'académie, car il le mérite. Mais enfin, on n'en est pas encore
venu à tirer de la déclaration des Droits de l'homme la nécessité,
pour des personnes vivant dans le monde, exerçant une profession,
usant de tous leurs droits civils et politiques, de rendre compte à
l'Etat de leurs relations et de leur manière de prier. Le jour où
l'on en sera là, eh bienl nous le verrons et nous aviserons. En
attendant, il faut être convaincu que la prudence ne commande
pas d'avoir peur et encore moins de paraître avoir peur.
Les tiers-ordre3 connus du monde entier sont-ils le seul mode
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Bfl FRANCE 415
d'association où puissent entrer utilement ceux qui vont voir se
fermer devant eux tant de portes conventuelles? D'un côté, la loi
Waldeck- Rousseau, si dure pour les congrégations, n'a pu priver
les laïques du droit de former des associations même religieuses. Il
faut donc savoir se servir de cette loi ; car, sous ce rapport, au témoi-
gnage des gens les plus compétents, elle réserve des trouvailles ou
des surprises heureuses à ceux qui se donneront la peine de
chercher. D'autre part, la souplesse de la direction et de la disci-
pline catholiques permet bien des formes d'unions et de concours.
On a jugé jusqu'ici qu'il était bon d'avoir à respecter et &
honorer des costumes spéciaux. Peut-être en at-on quelque peu
abusé. Peut-être le désir de bien marquer sa personnalité religieuse
et de multiplier les ornements symboliques a-t-il inspiré des inven-
tions un peu enfantines et ayant le tort de trop attirer l'attention
des malveillants. Mais enfin, il n'y a rien là d'essentiel. Tout le
monde le sait, le costume des Franciscains était simplement le
costume de certains paysans italiens du moyen-âge; le costume des
Filles de la Charité était celui de la femme bourgeoise au temps
de la Fronde. Il n'est pas jusqu'au vêtement des Carmélites qui,
au cours d'une excursion dans des parties plus retirées de
l'Espagne, n'apparaisse comme assez peu distinct, en sommé, de
l'habillement féminin tel qu'il pouvait être autrefois dans la
Castille. La mode a subi dans le monde des changements fréquents;
les moines n'en sont pas responsables, et leur fidélité aux usages
contemporains de leurs fondateurs ne mérite pas d'être interprétée
comme une rupture si intransigeante avec la société de leur
époque. Donc on comprend très bien que des personnes désireuses
de mener une vie conforme à leur conscience et dont ils n'ont de
compte à rendre à personne, prennent cependant le costume de
tout le monde. Les anticléricaux du jour paraissent attacher une
grande importance & ces marques extérieures d'une manière de
sentir et d'une manière de vivre qui les choquent. Si, — principe
mis à part, — on leur fait cette concession, n'est- il pas juste
qu'elle soit payée de quelque avantage? On comprend à la rigueur
que ceux qui s'habillent d'une façon particulière s'entendent dire :
« Vous vous dénoncez vous-mêmes comme une des congrégations
que nos lois récentes ont visées. » Mais les autres qui circulent,
comme tout honnête citoyen dans nos rues et offrent leurs services
à qui les veut, ne sauraient être inquiétés sans une inquisition
préventive absolument arbitraire.
Cherchera- t-on s'il y a entre ces personnes quelques liens, si
quelques-unes d'entre elles habitent ensemble, si elles travaillent
à une même œuvre? Mais tout cela existe entre des gens qui ne
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446 L'AVENIR DIS COftGtttGATIOKS
forment même pas une association, an sens juridique. Tels les
élèves internes des écoles normales de l'Etat (qui ont pris l'enga-
gement de servir l'enseignement pnblic pendant dix années); tels
ceux de leurs professeurs, directeurs et économes qui vivent en-
semble dans l'établissement; tels les vicaires d'une paroisse qui
habitent le même presbytère et y ont une table commune. Mettons
que ce soient là des associations; en tous cas, elles sont légales.
Pourquoi donc ne verrions- nous pas des jeunes filles indépen-
dantes se préparer ensemble & l'enseignement chrétien dans une
même école normale libre et quelques-unes d'entre elles partager
ensuite le soin d'un même enseignement dans une école primaire
ou secondaire? C'est évidemment dans ce sens que les amis de
l'enseignement et des œuvres catholiques doivent travailler sans
relâche. Quant à assurer à ce personnel tout ce qu'il réclame d'es-
prit de suite, de discipline et de bonne entente, il me semble que
l'Eglise, avec l'organisation de sa vie séculaire et ses méthodes si
éprouvées, n'a plus à en chercher les moyens.
Ces moyens seront-ils certains engagements * et, pour dire le
mot, certains vœux? Mais depuis que le catéchisme se distribue et
se récite, tout chrétien sait qu'une personne individuelle, vivant
dans la société laïque, ressemblant enfin à tout le monde dans tout
ce qui regarde la loi civile, est toujours maîtresse de s'engager
elle-même par un vœu dans le for intérieur de sa conscience. Qui
peut lui en demander compte dans l'Etat? Qui a le droit de s'en-
quérir auprès des gens s'ils ont les mêmes jours de jeûnes ou les
mêmes jours de bombances, les mêmes soirées aux Français et à
l'Opéra ou les mêmes heures d'adoration dans une église et les
mêmes heures pour les visites des pauvres?
Supposez que les membres des sociétés de Saint- Vincent de Paul
se laissent persuader qu'ils doivent s'engager à la régularité de
leurs réunions et de leurs visites par des vœux positifs, en quoi
deviendraient-ils une congrégation ou représenteraient-ils, par
fraude, une congrégation disparue? On serait bien embarrassé de
le leur prouver, à ceux qui resteraient d'ailleurs, l'un ingénieur,
l'autre médecin, celui-ci avocat, celui-là négociant. Ce n'est ici
sans doute qu'une hypothèse et une hypothèse dont la réalisation
1 Au moment où j'écris ces ligues, on me fait l'honneur de me demander
mon concours pour une société antialcoolique, dont S. Em. le cardinal
Langénieux est président d'honneur; une des conditions, -— et elle est,
m'assure- t-on, inexorable, — est de prendre et de tenir rengagement de ne
jamais faire usage de boissons distillées. Serait-ce là un vœu? fit la
société mériterait-elle donc d'être dissoute comme une congrégation
déguisée ?
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EN FRANCE 447
ne parait pas réclamée. Biais il ne manque pas de célibataires des
deux sexes qui pourraient s'en inspirer utilement. Qui les empê-
cherait d'adopter pour devise cette parole du Christ dans saint
Jean : « Je ne demande pas qu'ils soient séparés du monde, mais
qu'ils soient préservés du mal... » Il est permis d'ajouter : « Et
qu'ils travaillent & en préserver les autres ». Pour des chrétiens
restant dans leur famille, que de tâches à accomplir tous les jours
et auxquelles suffirait certainement le temps qu'on cesserait de
perdre en agitations convenues, factices... et ennuyeuses 1 Recher-
cher les enfants qui n'ont pas été baptisés ou qui n'ont pas fait
leur première communion, offrir à leurs parents des facilités qu'ils
ignorent ou méconnaissent, faire le catéchisme ou en compléter la
connaissance... Je m'arrête, tant ces bienfaits et une foule d'autres
analogues sont connus... Il n'est nullement interdit de les multiplier.
N'y aura-t-il aucune difficulté grave? Hélas I en général, ce qu'il
y a de plus difficile au monde, c'est de faire le bien. Qui ne le sait?
Au programme qui vient d'être esquissé on peut particulièrement
objecter que'beaucoup de jeunes gens et surtout de jeunes filles
de situation médiocre, ayant à peu près renoncé à toute profession
lucrative, n'auront pas, pour cette existence de dévouement, les
ressources de la vie de communauté. Assurément! Et c'est là ce
qui, — quoi que nous fessions, — rend la persécution d'aujourd'hui
si barbare dans tous les sens du mot! Mais alors, c'est le cas de
s'ingénier plus que jamais à triompher de la difficulté. Pourquoi
ces jeunes filles riches, désormais empêchées d'entrer comme elles
le faisaient dans ces congrégations maintenant dissoutes ou exilées,
ne s'adjoindraient-elles pas des compagnes? Aucune loi ne leur
défend d'avoir trois, quatre « officieuses », comme on disait sous le
Directoire. Aucune loi, j'imagine, ne peut les empêcher de traiter
comme elles l'entendent leurs demoiselles de compagnie, femmes
de chambre, lectrices ou intendantes. Nous sommes en démocratie
et sous un régime égalitaire. Pourquoi donc les compagnes choisies
ne se donneraient-elles pas aux mêmes œuvres de prière ou de
charité? Qu'on le sache bien, ceci n'est pas une utopie.
Nous avons tous vu des religieuses apportant à leurs congréga-
tions de belles dots; nous en avons vu quelques-unes consacrer
ces dots à l'érection d'une belle chapelle, & l'entretien d'un luminaire
somptueux, bref, à tout ce que j'appellerai le luxe de la dévotion.
Je ne les en blâme pas. Tout ce que l'économie politique allègue
en faveur des différentes formes du luxe soit privé, soit public,
peut se dire de celle-ci, et elle ne serait pas embarrassée pour faire
valoir d'autres justifications. Mais enfin ce n'est peut-être pas trop
le moment de faire des générosités de cette nature : celles que
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448 L'AYWIR DES CONGRÉGATIONS
nous venons d'indiquer les remplaceraient avec avantage.
Serait-ce maintenant une utopie que de dire ce qui soit? Jus-
qu'ici on a considéré avec une certaine défiance une personne qui,
étant entrée dans la vie religieuse, en sort définitivement : elle a
toujours plus ou moins la réputation d'une défroquée. C'est une
des nombreuses hypocrisies du monde. Pour savoir si cette réputa-
tion est méritée, il faudrait connaître les motifs intérieurs de
chacune, et il est évident qu'on ne le peut pas. Un tel argument
est surtout téméraire depuis que les communautés ne connaissent
plus guère que des vœux temporaires, au moins pendant une
longue suite d'années. Mais il le deviendra plus encore, s'il est pos-
sible, quand l'exil, quand la spoliation sous prétexte d'impôt, quand
la tracasserie tyrannique sous prétexte d'inspection, auront obligé
l'Eglise à inventer de nouvelles formes intermédiaires entre la
charité isolée de chaque laïque et une vie de communauté perpé-
tuelle. Dès lors, pourquoi des jeunes filles, n'ayant pas du tout
renoncé à se marier & un âge raisonnable, ne s'imposeraient-elles
pas à elles-mêmes l'engagement de concourir d'une certaine,
manière aux œuvres de l'Eglise pendant trois, quatre ou cinq ans?
Ce serait pour elles une sorte de « service » catholique, analogue
au service militaire que leurs frères accomplissent avant de pouvoir
disposer librement d'eux-mêmes.
Je crois qu'il y a quelque part des jeunes gens qui, avants —
ou peut-être après, — ce service patriotique, se sont imposé une
tâche spéciale, une règle particulière, une méthode de vie et
même, — ce qui est plus audacieux, — un costume. On dit qu'ils
servent de jeune garde, libre et laïque, â une œuvre qui n'est ni
moins libre ni moins laïque. On dit qu'ils ont un aumônier et
qu'ils ont même â faire des vœux surérogatoires pour le temps
que durera leur mission volontaire. Or, rien de tout cela ne les
empêche d'être de véritables étudiants en lettres, en droit, en
médecine, et rien de tout cela ne les empêchera de se classer
dans la société proprement dite. Il n'y a donc rien d'impossible à
ce que cet exemple soit imité.
A ces métamorphoses partielles de la vie religieuse, y aurait-il
des avantages de nature à consoler sérieusement l'Eglise?
Peut-être y aurait-il d'abord celui-ci, de renforcer la vie parois-
siale : elle n'est pas sans en avoir quelque peu besoin. Certes,
je ne méconnais pas ce que l'énormité des paroisses urbaines,
comptant jusqu'à cinquante ou soixante mille âmes1, réclament
de chapelles de secours. D'autre part, il est des œuvres qui aiment
* Saint Ambroise en a même quatre- vingt mille.
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EN FRANGE 449
à être chez elles et qui doivent s'en trouver réellement bien. Hais
il est certain aussi que le centre de la vie catholique doit être
avant tout dans la paroisse et que c'est de là que part, quand on
le veut bien, l'action destinée à ressaisir et à garder le plus sûre*
ment les familles populaires. Eu définitive, il faut aujourd'hui
rappeler aux masses le chemin de l'église où l'on se marie, où
l'on baptise les enfants, où ils font leur première communion :
c'est là que le père, la mère et les enfants peuvent être le moins
déshabitués de venir ensemble, ce qui est le fondement sur lequel
tout le reste, si bon qu'il soit, doit être nécessairement édiûé. Or,
si ces associations pieuses évitent, comme elles seront bien obli-
gées de le faire, tout ce qui les exposerait à passer pour des
congrégations défendues, n'est-ce pas dans la paroisse, autour
de son curé, qu'elles grouperont le mieux leurs efforts?
Elles pourront rendre un autre service. Il y a environ cinq ou
six ans, un Chartreux du nord de la France publiait une petite
brochure qui fit quelque bruit. Elle était intitulée : A reculons!
L'auteur s'efforçait de démontrer que la charité contemporaine
tournait le dos à la vérité en multipliant ses secours sous une
forme qui désagrégeait les familles. A chaque difficulté, assistance
et bienfaisance intervenaient pour élever, pour garder, pour ins-
truire, pour soigner, pour corriger séparément des enfants dont
les parents n'avaient plus dès lors à s'occuper. Il ajoutait que la
charité catholique avait fait à cet esprit du siècle beaucoup trop
de concessions...
Ici, je le sais, ces critiques n'étaient pas sans appeler quelques
réponses contenant plus que des excuses. On pouvait objecter
que la charité n'était pas toujours libre de ses méthodes et que,
lorsqu'elle trouvait la famille déjà dissociée par des conditions
économiques, sociales, politiques, nées elles-mêmes d'une longue
série de circonstances complexes, il fallait bien aller au plus pressé
et ne pas pousser, par le refus intransigeant d'une aide impar-
faite, à une désagrégation plus grave encore. Mais enfin le cri
d'alarme était utile et il y a lieu d'y faire droit, autant que possible.
Ne sera-ce pas en tenir un compte équitable et efficace que de
disséminer dans les paroisses bien des dévouements cessant de se
concentrer dans l'intérieur de communautés fermées? Il est impos-
sible, par exemple, de ne pas avoir de3 orphelinats. Mais pour
lutter contre les accaparements et surtout l'oppression de l'assis-
tance publique, il est urgent d'avoir des comités, paroissiaux dans
les villes, cantonaux dans les campagnes, qui organisent un place-
ment familial libéré de toutes les infamies de l'heure présente1.
1 Je me permets de renvoyer sur cette question à un volume que je vais
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450 L'AVOIR DIS COKfiRÉGiTlONS EN FRANGE
Si l'on applique cette méthode par laquelle des associations
laïques ou semi-laïques monteront la garde en l'absence des miles
communautés, peut-être trouvera-t-on des organisations qui méri-
teront de survivre. Il arrive souvent qu'une institution imaginée
pour tourner une difficulté est trouvée bonne et qu'on la conserve,
même quand le péril qui avait contraint à l'inventer est momen-
tanément écarté. En mettant tout au mieux, l'Eglise ne cessera
jamais d'être périodiquement méconnue, jalousée, inquiétée, per-
sécutée. Ce qu'elle aura expérimenté avec succès dans l'une de
ces périodes, elle fera bien de l'entretenir et de le perfectionner
en vue des suivantes, car elles ne sauraient lui manquer. Dans
l'intervalle, elle évitera même ces légers abus et ces apparences
d'une séparation systématique d'avec la société laïque, qui leur
valent souvent quelques ennemis, — plus ou moins déguisés, —
de plus. L'ennemi éternel, l'ennemi déclaré lui en veut singuliè-
rement de s'être déjà lavée de ce reproche et d'avoir en même
temps mis des obstacles redoutables à la confiscation pure et simple
par ces alliances dont nous parlions au commencement de cette
étude. Raison de plus pour persévérer dans cette méthode 1
Après Iéna, Napoléon voulut empêcher la Prusse de préparer,
de méditer même une revanche. 11 lui interdit d'entretenir plus
d'un petit nombre, fixé par lui, de corps d'armée permanents.
Pour remplacer ceux des soldats de métier qui allaient lui manquer,
que fit la Prusse? Elle inventa sa landwehr, composée de soldats
restant dans leurs foyers, mais prêts à se laisser encadrer pour la
défense de la patrie. C'est avec cette organisation qu'elle a vaincu à
Leipzig et à Waterloo. Puisque nous avons les éléments nécessaires,
préparés de longue date par la collaboration croissante d'un grand
nombre de congréganistes et de laïques, ayons donc, nous aussi,
une landwehr catholique. Faisons-la de plus en plus solide; et
comme la Prusse a gardé la sienne qui l'a conduite, hélas I à
Sadowa et à Sedan, ainsi l'Eglise de France trouvera peut-être
bon, même plus tard, de diminuer quelque peu son ancienne armée
permanente, c'est-à-dire ses communautés fermées, et d'entretenir
sur un très bon pied son armée de réserve, plus mêlée à la vie
extérieure de la nation.
Henri Joly.
donner dans quelques jours, à la librairie Lecoflxe, sous ce titre : De la
corruption de ?ios institutions.
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LAQUELLE?1
VII
Angelotti n'était pas content. Les affaires du prince Montecor-
vello ne prenaient point mine de s'arranger. Elles traînaient, et le
pauvre Angelo commençait à en concevoir de l'inquiétude, d'autant
plus que, ces derniers temps, le prince était devenu invisible, —
pour son bailleur de fonds, au moins. — Malgré son adresse et
son activité, Angelo ne pouvait parvenir à mettre la main sur lui
pour l'acculer à une explication décisive. Se présentait-il au palais
Montecorvello, de si bonne heure qu'il fût, le prince était déjà
sorti. Et, daps la journée, aucune chance de le rencontrer par
hasard, car Angelotti ne fréquentait pas le monde élégant où le
prince passait sa vie. Ou plutôt, il n'y fréquentait pas aux mêmes
heures, car Angelotti le connaissait aussi, ce monde, et par ses
petits côtés, mais on ne le recevait que par la petite porte, celle
des clients et des créanciers.
Il savait pourtant par sa police secrète que, durant les semaines
précédentes, le prince avait piloté la baronne et Mll6S de Verneuil
à travers les galeries du Vatican. Il savait encore que, depuis les
premiers beaux jours, il avait emprunté un cheval de sang à
l'un de ses amis et suivait régulièrement les courses auxquelles
les jeunes Françaises prenaient part en voiture. Il savait bien
d'autres choses encore; par exemple que, depuis l'apparition
du brillant et chaud soleil de mars, la baronne avait changé ses
heures de réception; qu'elle ouvrait à présent son salon à deux
heures et qu'elle avait fait dresser une tente vaste et coquette dans
le petit parc, sur la pelouse -> qu'on y jouait au tennis, et que le
prince Montecorvello y passait des heures, accueilli toujours avec
une courtoisie sympathique.
Angelotti avait donc tout lieu d'accuser le prince si les choses ne
marchaient pas de façon plus rapide; d'autant qu'il n'avait plus
* Voy. le Correspondant des 10 et 25 octobre 1902.
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452 LAQUELLE?
l'excuse de pouvoir alléguer qu'il ne savait pas laquelle choisir
entre les deux cousines. Depuis une bonne quinzaine, il n'existait
plus de doute à ce sujet : de tous côtés, on assurait que M11' Nellie
de Verneuil était l'héritière de plusieurs millions d'origine amé-
ricaine... Qu'attendait donc don Cesare? S'imaginait-il, par hasard,
que cela durerait longtemps encore et qu'Angelotti serait à perpé-
tuité l'intendant des Montecorvello, travaillant sans relâche pour
fournir indéfiniment au luxe de leur descendant ruiné?
Angelotti se disait tout cela en entrant vers quatre heures du
soir à sa banque. Elle était installée dans une maison noire et
d'aspect sordide, dans un vicolo, non loin du borgo Vecchio.
— Quoi de nouveau aujourd'hui, Tomaso? dit-il en entrant
à un vieux caissier au visage glabre, assis à un bureau dans une
pièce petite, sombre, et qui suintait l'humidité.
— Rien, signor Angelo, si ce n'est la visite de la Révérende Mère
Supérieure des Dames de la Sainte-Parole, qui pense à établir une
maison d'éducation au Mexique, mais qui n'a pas les fonds néces-
saires. Elle aurait voulu vous en parler, signor Angelo, mais j'ai
répondu à la vénérable dame que ce genre d'affaires n'était pas de
celles que nous pouvons accepter..., que nous ne procurions jamais
d'argent, que nous nous bornions à recevoir celui dç nos clients
et à le faire fructifier, uniquement pour leur rendre service.
— Tu as bien fait, Tomaso, tu as bien tait de répondre ainsi. Ces
dignes femmes ne doutent de rien 1 mais les temps sont durs et
l'argent ne rentre pas dans la caisse aussi vite qu'il en sort.
— A propos de cela, signor Angelo, le prince Montecorvello est
passé par ici tantôt.
— Ah! Et que voulait-il? interrogea anxieusement Angelotti.
— Pas grand chose, ricana en sourdine le vieil employé. Une
petite bagatelle de cinq mille lires !
— Cinq mille lires I s'écria Angelotti devenant pourpre de
colère. Cinq mille lires! Et qu'as- tu fait? Tu ne les a pas données,
j'espère?
— Seigneur 1 non, je ne l'ai pas fait! J'ai répondu au prince
que vous seriez ici ce soir, à cinq heures, qu'il revînt vous les
demander à vous- môme, mais que je ne pouvais pas prendre sur
moi de les lui avancer...
— C'est bon ! répondit Angelotti calmé, en ouvrant la porte de
son cabinet personnel. Quand le prince viendra, fais-le entrer!
— Cinq mille lires! murmurait-il encore en s'asseyant à son
bureau, qui n'était autre qu'une simple petite table de bois blanc
recouverte d'une toile cirée noire. Cinq mille lires! Il va bien, le
petit prince ! Voyons donc un peu où nous en sommes, pour avoir
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LAQUELLE? 453
des chiffres prêts à lui mettre sous les yeux tout à l'heure...
Et Angelot ti alla à un solide coffre- fort, qu'il ouvrit avec pré-
caution. A l'intérieur, on eût dit une bibliothèque : de petits
registres s'alignaient côte à côte; c'étaient les obligés d'Angelo
Angelotti. Chacun d'eux avait son petit livre et on y lisait souvent
des choses bien singulières.
Celui du prince Montecorvello laissait voir des colonnes serrées
de chiffres qui s'allongeaient pendant bien des pages, car c'était
don Urbino qui l'avait inauguré, au temps où il vendit ses terres
pour construire des maisons.
Avec don Cesare, les chiffres ne s'alignaient plus guère que sur
une seule colonne. De temps en temps, cependant, un gros chiffre,
précédé d'un signe mystérieux, tâchait de rétablir l'équilibre.. Mais,
depuis plusieurs mois, les avances d' Angelotti figuraient seules.
Dans les dernières semaines, notamment, elles s'étaient fort accrues
par suite de l'offre qu'il avait eu l'imprudence de faire lui-même
pour les irais de la campagne matrimoniale.
A l'heure actuelle, le prince Montecorvello devait près de cin-
quante mille francs à Angelotti.
La porte du bureau s'ouvrit et don Cesare apparut.
— Ah çàl Angelotti, dit-il en s' efforçant de dissimuler sa nervo-
sité sous une apparence de dédain et de hauteur, qu'est-ce que
cela veut dire? Je passe ici aujourd'hui pour demander une petite
somme à votre caissier (n'est-il pas convenu que vous m'avancez
ce dont j'ai besoin?) et Tomaso me refuse et m'oblige à revenir
vous Ja demander à vous personnellement?
— Tomaso a bien fait, prince, et la somme n'est pas si petite
que vous paraissez le croire : cinq mille lires!
Mais, changeant de ton, il se hâta d'ajouter :
— Votre Excellence sait- elle combien elle me doit?
— . Mais, répondit don Cesare interdit, il en a déjà été question
il y a trois mois...
— Oui, et Votre Excellence avait bien voulu adopter alors le
conseil que je m'étais permis de lui donner. C'est pourquoi j'avais
de nouveau mis ma caisse à votre disposition. Voyons, où en êtes-
vous maintenant, prince? Et où en sont vos espérances de mariage?
— Vous allez trop vite, Angelotti. J'ai fait la cour aux jeunes
filles...
— Aux deux!
— Il le fallait bien d'abord... Enfin, je crois maintenant appro-
cher du but... Je me suis fait aimer, ou presque, de la petite
héritière... 11 ne faut plus qu'une occasion pour franchir le der-
nier pas...
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454 LAQUBLLB?
— Voilà, prince, dit résolument Angelotti. Vous me devez près
de cinquante mille lires, sans compter les cinq mille que vous
m'avez demandées et que j'ai le regret de ne pouvoir vous donner.
La fin de la saison approche et le carême commence dans quelques
jours. Après Pâques, ces dames s'en iront; il fera chaud déjà à
Rome et les fêtes mondaines seront finies. Que reste-t-il encore en
fait de réceptions? Ce soir, un bal à la Cour, — le dernier bal, —
et le bal costumé de Roccabella après-demain. Eh bien, voici mon
dernier mot : Si, d'ici à une semaine» votre oncle, Son Eminence,
n'a pas demandé pour vous la main de la jeune fille, je me retire,
et vous vous défendrez comme vous pourrez.
— Je me défendrai? Et contre qui? demanda le prince surpris.
— Contre vos créanciers, mon prince! Ce n'est pas moi qui
vous ai prêté de l'argent; l'avez- vous jamais cru? Non! non, j'ai
donné ma garantie pour vous quelquefois; mais de l'argent! Je ne
suis qu'un pauvre homme travaillant durement et je n'ai pas des
cinquante mille lires à avancer au prince Montecorvello! C'est
l'argent de clients et d'amis à moi que vous avez dépensé, don
Cesare, et ces gens-là n'ont pas envie de le perdre!
— Mais enfin, repartit le prince étourdi de la révélation; mais
enfin, ces gens-là, d'où espèrent-ils que je puisse Les rembourser,
sauf le cas d'un mariage?
— Mais, prince, et votre palais? Il est vieux et délabré, c'est
vrai, mais il a tout de même une valeur! C'est votre palais qui
répond pour les sommes que l'on vous a prêtées.
— Le palais!...
— Mais naturellement! Comment! vous avez cru que je pourrais
vous trouver de l'argent sans aucunes garanties ! mais on vous a
prêté sur hypothèque ; vous avez donc signé sans vous en aperce-
voir?
— Mon palais! répétait le prince atterré. De sorte que...
— De sorte que, si vous ne remboursez pas ces sommes-là, le
palais sera saisi et vendu, répondit froidement Angelotti.
Le prince ne répondit pas. Il avait pâli et passait machinalement
la main sur son front. Jamais il n'avait pensé à cela : Son palais!
le palais de ses pères, le vieux palais de Montecorvello pourrait lui
être enlevé! Et comme il demeurait muet, hypnotisé par cette pensée :
— Vous voyez, mon prince, qu'il n'y a pas de temps à perdre
pour jouer votre dernière carte, reprit Angelotti d'une voix nette
et tranchante. Votre Excellence peut être assurée que je ne parle
ainsi que dans son intérêt. Maintenant, prince, j'ai le regret de
prendre congé de vous : une visite que je ne puis remettre me
réclame...
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LAQUILIE? 455
— Alors, dit encore le prince d'une voix blanche, vous refusez
positivement de m'avancer ces cinq mille lires?
— Absolument, don Gesare ; car cela m'est impossible. Hais si
vous en avez un besoin si urgent, ne pourriez-vous les trouver
ailleurs? vos amis? votre oncle? donaBianca?...
Le prince rougit.
— Vous vous moquez, Angelotti, quand vous parlez de'« mes
amis » ! Quant à mon oncle, vous savez mieux que personne où il
en est comme ressources. Et pour ce qui est de Bianca... (et il
rougit en prononçant ce nom) elle en a déjà fait assez!... "
— Eh bien, il n'y a qu'à vous hâter et tout ira bien!... Allons,
prince, adieu et bonne chance !
Et Angelotti quitta le prince, bien décidé à faire un dernier
effort pour sauver ses cinquante mille lires. Car c'était bien lui
qui, en réalité, les avait avancées, mais il avait un homme de paille
(il en avait même plusieurs) qui endossait au besoin la responsa-
bilité morale des poursuites. Supposez, par exemple, qu'Angelotti,
pour ne pas perdre son argent, fût réduit à faire saisir et vendre le
palais Montecorvello. Cette extrémité serait dure au fils de l'inten-
dant de don Urbino ! Il fallait la main d'un étranger pour une exécu-
tion pareille! Angelotti sentait le cœur lui manquer d'avance! 11
rachèterait plutôt lui-même le palais que de le voir tomber en des
mains inconnues! il le louerait ensuite sûrement à une branche
quelconque de l'administration pontificale. Enfin, on verrait; mais,
pour le moment, Angelotti aimait mieux rentrer dans ses cinquante
mille lires sur lesquelles un bon tiers était pur bénéfice.
Il allait encore une fois sauver les Montecorvello ; il le sentait en
allant voir dona Bianca. Il lui semblait deviner que là était la cause
des hésitations de don Cesare, qui, sachant combien il était rede-
vable à la princesse Corglione, hésitait devant la petite infamie
qu'il était sur le point de commettre. Il s'agissait de lever ses
scrupules en amenant sa cousine à lui conseiller elle-même ce
mariage.
Une fois déjà, à eux deux, Angelotti et Bianca, ils avaient sauvé
les Montecorvello. Oui! quand le prince Urbino, un peu avant sa
mort, s'était trouvé un jour à deux doigts de la ruine... Comme
aujourd'hui, on était alors sur le point de tout vendre, et le vieux
prince, fou de douleur, menaçait de se jeter dans le Tibre.
Bianca, sa nièce, venait de quitter le couvent pour habiter son
palais. C'était un miracle de beauté, un trésor de vertus et de
talents, et don Urbino était tout réjoui à la seule pensée que cette
belle créature continuerait la tradition radieuse des princesses Mon-
tecorvello. Il attendait que Cesare eût acquis un peu plus de
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4*6 LAQUELLE?
sérieux aûn d'être capable d'apprécier son bonheur, pour les
marier.
Quand il se vit acculé à la ruine, au plus fort de son désespoir,
Angelotti se présenta comme un sauveur. Oui, un sauveur, pensait
Angelotti, auquel toutes ces choses revenaient en ce moment à la
mémoire. Angelotti demandait la main de Bianca pour le prince
Corglioae, qui s'offrait à avancer à don Urbino les sommes dont il
avait besoin, sans intérêt, et pour un temps illimité.
Et Angelotti fermait volontairement les yeux sur le désespoir muet
de Bianca, sur la douleur et la honte qui avaient abrégé la vie du
vieux prince, lorsque, le mariage fait et Bianca partie pour Naples,
don Urbino apprit un jour par la vieille nourrice de sa nièce les
détails du supplice de la vie intime et familiale du palais Corglione.
Le prince Giuseppe, âgé de quarante ans, était chétif et sans valeur;
il passait pour avoir une santé délicate. En réalité, il souffrait d'un
mal horrible : il était épileptique, et, durant cinq années, l'exis-
tence de Bianca fut un martyre de toutes les minutes...
Don Urbino fléchit sous ce coup. Il appela Angelotti, qui prétendit
toujours avoir tout ignoré. Le prince fut envahi d'un tel désespoir, il
se figura avoir une telle part dans le malheur de sa nièce, qu'il ne put
supporter l'idée de profiter de ce malheur. Et tout d'un coup, sans
attendre, en une seule fois, il rendit au prince Corglione les sommes
qu'il en avait reçues.
Cela avait été une grande maladresse, au dire1 d' Angelotti. Quatre
ou cinq ans après son mariage, le prince Corglione était mort, en
léguant à sa veuve sans enfant une partie de sa fortune, dont le
reste avait fondu dans le creuset où les richesses des Montecorvello
s'en étaient allées...
Angelotti dut attendre dona Bianca chez elle. Elle était à l'église.
La princesse, après son veuvage, était revenue à Rome et y
menait une existence très retirée à cause de son deuil d'abord, puis
de sa situation de fortune, devenue modeste.
Elle avait loué quelques pièces dans le palais d'une famille amie,
un petit palais à peu près aussi délabré que celui de son cousin
et situé dans un vicolo du Transtevere.
Angelotti ne l'attendit pas longtemps ; elle entra d'un pas tran-
quille dans la salle froide et nue. Dona Bianca n'avait pas changé
depuis qu Angelotti la connaissait. C'était bien la pure beauté
aperçue et admirée à Saint-Pierre par les jeunes Françaises. Elle
avait alors vingt-huit ans, et sa beauté, vue de prè3, était vraiment
merveilleuse.
— C'est vous, Angelotti? dit-elle avec une surprise sincère où
l'on aurait pu démêler un peu d'effroi. Que se passe-t-il?
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LAQUELLE? 457
Pour dona Bianca, Angelotti avait toujours été porteur de
mauvaises nouvelles.
— J'avais besoin de vous parler, princesse. Les affaires de votre
cousin vont mal, très mal...
— Et que puis-je y faire? interrogea«t-el!e a9sez froidement.
Puis, un peu hautaine, elle ajouta aussitôt :
— Du reste, Angelotti, vous perdez votre temps en venant vous
adresser à moi. Je n'ai plus rien, ne le savez-vous pas, et mieux
que personne?
— Il n'est pas question de cela, princesse, protesta humblement
Angelo; il s'agit simplement d'un conseil à donner au prince...
— Pour lejui donner, il faudrait le voir, répondit un peu tris-
tement Bianca. Et il y a bien longtemps qu'il n'est venu ici... Vous
voyez que vous vous adressez mail Enfin, de quoi s'agit-il? et
dites-moi la vérité.
— Votre Excellence veut la vérité? Je l'avertis qu'elle est très
dure! Et cependant, princesse, vous êtes la seule personne dont
un conseil puisse avoir de l'effet sur le prince et le sauver de la
douleur de voir vendre son palais.. .
— Vendre son palais I le palais des Montecorvello? Oh I comment
en est-il réduit à cette extrémité?
Et Bianca regardait Angelotti avec angoisse, tandis que des
larmes perlaient brusquement sous ses paupières.
Angelotti, sans rien dire, tira un petit registre d'une des poches
profondes de son vêtement et plaça sous les yeux de Bianca les lon-
gues files de chiffres où se développait toute l'histoire de la déca-
dence des Montecorvello. Les emprunts onéreux du vieux prince,
les opérations désastreuses du fils, les prêts, les intérêts accumulés
auxquels s'étaient ajoutées quelques dettes criardes et vulgaires :
comptes de fournisseurs, paris aux courses, soldées par Angelotti...
et le reste.
Devant certains signes mystérieux qui, de loin en loin, ponctuaient
la liste et établissaient provisoirement l'équilibre, Angelotti s'arrêtait.
— Ici, une mauvaise passe dont vous avez tiré votre cousin,
princesse...
Et dona Bianca souriait amèrement.
— Je ne. puis plus le faire; je suis à bout... L'un après l'autre,
mes bijoux eux-mêmes s'en sont allés... Et pourtant j'en avais
beaucoup...
— Quoil vous seriez-vous défaite aussi de votre diadème?
Même dans les heures de crise, vous me l'avez toujours refusé, et
j'en aurais tiré si bon parti I...
— Non, dit la princesse avec dignité. Ce diadème, qui me vient
10 NOVEMBRE 1902. 30
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458 LâOUfLLB?
de ma mère, me demeure, et il ne sortira pas de mes mains pour
passer dans celles d'un usurier ou sous le marteau d'un commis-
8oire-priseur !
— Il est si beau! murmura Angelotti, je pourrais vous en faire
avoir..,
— Rien! J'ai sacrifié tout le reste, même des bijoux de famille
qui avaient été des cadeaux de souverains. Hais ce diadème de
rubis a été mis par le pape Léon X dans la corbeille de mariage
d'une de mes ancêtres. Si je ne puis le porter, j'en ferais don à
une madone...
Mais, continua-t-elle, ceci nous a éloignés de notre sujet. Vous
m'avez parlé d'un conseil à donner à mon cousin? Quel est-il?
Angelotti exposa alors à dona Bianca le plan de mariage dont il
était l'auteur. Au moment de lui parler des sentiments de son
cousin, il eut une minute d'hésitation, quelque chose comme un
remords devant le regard mélancolique des beaux yeux profonds
fixés sur lui. Hais Angelo était de ces hommes forts qui savent au
besoin imposer silence à toute délicatesse, et m£me à leur cons-
cience lorsqu'elle les gêne. Les cinquante mille lires que lui devait
le prince lui firent oublier soudain les yeux dont l'éloquence l'avait
presque ému. Et, allant froidement jusqu'au bout de sa communi-
cation cruelle, il ajouta :
— Le prince est vivement épris de cette jeune fille. Je crois que
là est avant tout le secret de son attitude à votre égard, comme
envers son oncle le cardinal...
Après ces mots, il s'arrêta. Il espérait qu'une réponse quelconque
de dona Bianca lui faciliterait la suite. Hais la princesse demeurant
silencieuse, il dut continuer sans le secours attendu :
— Le prince est insouciant et léger; toute sa conduite depuis la
mort de don Urbino le prouve... Cependant, la difficulté de sa situa-
tion présente, le penchant..., la passion, disons le mot, que cette
jeune fille lui a inspirée... Enfla, don Gesare se trouve tiraillé
entre des sentiments d'ordres divers... Son intérêt, son bonheur
même, d'une part..., des scrupules de délicatesse, de l'autre. En
un mot, princesse, il faut bien que vous le sachiez, le prince..., et
sans qu'il me l'ait avoué, je le devine, hésite uniquement devant la
crainte de vous déplaire... peut-être de vous chagriner...
Bianca l'interrompit :
— He chagriner? Pourquoi?
Angelotti, avec une gaucherie voulue, tenta d'expliquer à la
princesse que don Gesare se croyait sans doute envers elle des
obligations sacrées; que, dans une certaine mesure, il ne se croyait
pas tout à fait libre..., que, malgré la chance unique de relever par
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UQUILLET
459
an mariage riche l'éclat de sa famille, il reculait probablement devant
la pensée de se montrer ingrat envers elle... •
La princesse sourit fièrement.
— Mon cousin ne me doit rien, dit-elle. Pour lui, personnelle-
ment, je n'ai rien fait : c'est au nom et à la grandeur de la famille
que j'ai de granc( cœur fait des sacrifices. Je suis une Montecor-
vello aussi! Un peu plus, un peu moins de souffrance, un sacrifice
de plus ou un sacrifice de moins, cela importe peul Je donnerai
volontiers à mon cousin le conseil que vous avea si sagement
indiqué, monsieur Angelotti.
Après un instant de silence, die reprit :
— Cette demoiselle de Verneuil n'était-elle pas à Saint-Pierre,
lors de la dernière cérémonie?
— Oui, Excellence.
— Je voudrais savoir, murmurart-elle, si c'est elle que j'ai vue :
une belle jeune fille très fraîche, avec des yeux brans clairs et
francs?...
— Je le crois, princesse, car elles vous ont vue aussi et m'ont
parlé de vous.
— Je la reverrais avec plaisir, dit doucement Bianca.
— Je sais qu'après-demain soir, dimanche, avant le bal du palais
Roccabella, ces dames doivent passer une heure à la réception de la
, villa Médicis pour y montrer leurs costumes, qui ont été choisis et
dessinés par les jeunes peintres français. Si Votre Excellence
connaît le directeur ou si, parmi vos amis...
— Sachez, Angelotti, interrompit Bianca avec un peu de dédain
dans la voix, que la princesse Corglione n'a besoin de personne
pour l'accompagner et l'introduire; elle n'a qu'à se présenter pour
que les portes s'ouvrent partout devant elle...
Angelotti n'avait plus rien à faire, à présent qu'il s'était assuré
le concours de dona Bianca. Il se retira, un peu hâtivement, car il
se sentait gêné en sa présence.
Pendant leur entretien, la nuit était venue; une vieille servante
était entrée doucement et avait posé sur la table une lampe dont la
lueur très faible n'éclairait qu'en partie la vaste pièce. Lorsqu'elle
fut seule, la princesse se dirigea lentement vers une des fenêtres.
Elles donnaient sur le vicolo sombre et on ne distinguait rien
an dehors. Mais Bianca leva les yeux, et, dans l'étroite bande de
ciel qu'elle pouvait apercevoir, des étoiles scintillaient comme de
doux regards. Elle demeura longtemps immobile, les yeux perdus
dans ces autres yeux qui la regardaient de l'infini.
Une cloche tinta lentement XAve Maria du soir; une autre lui
répondit, puis une autre, et une autre encore..., et les voix de
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460 LAQUELLE?
Rome, les voix de la terre semblaient répondre aux regards qui
tombaient du ciel.
Ces cloches et ces étoiles disaient la paix et l'espérance... Et
pourtant Bianca Gorglione laissa tomber sa tête entre ses mains et
pleura...
À la même heure, au cœur de Rome, le palais royal s'illuminait.
Le Quirinal ruisselait de lumières, le mont tout entier était en fête
et s'emplissait de bruit.
C'était le bal de la cour, le dernier de la saison.
Vers minuit, il était dans toute sa splendeur. C'est alors que
René de Valgrand s'aperçut qu'il était amoureux de Nell.
Il fit cette découverte tout d'un coup, et ce fut sans doute l'effet
de la comparaison ; car, retenu et absorbé par ses devoirs diploma-
tiques, il avait à peine eu le temps de s'approcher de la jeune fille.
Il la rejoignit enfin et la conduisit au buffet réservé où ils s'ins-
tallèrent à la même petite table que Nellie et un jeune attaché de
l'ambassade américaine.
Nell et René avaient beaucoup pensé l'un à l'autre en ces
derniers jours. Lui, vaguement, sans s'avouer à lui-même ses
propres sentiments, — ou les ignorant peut-être encore, — elle,
en se disant tout bas qu'il lui semblait être le mari qu'elle rêvait.
Education, intelligence, nature d'esprit, carrière, elle trouvait en
M. de Valgrand le type qu'elle s'était formé du compagnon de sa
vie. Restait le cœur.
Là, Nell y voyait moins clair. Comment pénétrer un cœur
d'homme? on les dit si trompeurs! si habiles à feindre! Mais ici,
Nell souriait triomphalement : elle possédait une pierre de touche
mystérieuse et sûre : n'é tait-elle pas pauvre? Oh I se faire aimer au
point qu'on oubliât le manque de fortune ! Etre aimée pour elle-
même, et justement par celui qu'elle avait choisi dans son cœur!
Nell, à ce qu'elle éprouvait, comprenait qu'elle jouait une grosse
partie. Il lui semblait qu'un échec dans cette conquête du bonheur
lui ferait perdre à jamais la confiance en elle-même et dans les
autres. Et, à son insu, elle employait toutes ses armes de séduction.
Elle en devenait coquette, elle qui prétendait haïr la coquetterie.
Elle était vraiment femme, enfin, avec ce naissant amour au cœur...
Ses yeux, tournés vers M. de Valgrand, avaient une lueur douce et
tendre. Le sourire était confiant, la voix, claire, avait inconsciem-
ment des modulations de caresse.
René admirait profondément ce soir-là Muo de Verneuil. Dans ce
cadre de féerie et de somptuosité, elle paraissait tout à son avan-
tage, dans le milieu le mieux approprié à sa beauté comme à
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UQUKLLE? 461
l'élégance de son allure. Il la trouvait à souhait pour le rôle délicat
de femme de diplomate, avec son coup d'oeil juste, son tact parfait,
son esprit judicieux.
Mais, tout en s'avouant qu'il devenait amoureux de Nell, il sentait
que, par bonheur, il ne l'était pas encore au point de ne pouvoir
raisonner et réagir. Il s'était, croyait-il, aperçu du mal à temps.
Or, Nell était sans fortune, même pauvre, s'il fallait en croire le
bruit public. S'il avait eu, lui, une situation plus productive, il
n'eût pas hésité; pas hésité non plus s'il avait possédé plus de
fortune..., encore moins hésité si, du jour au lendemain, un coup
inespéré du sort l'avait bombardé ministre ou ambassadeur... Mais,
comme simple conseiller d'ambassade, pouvait-il épouser une femme
qui, en dehors d'elle-même, ne devait avoir rien à lui apporter?
Alors, il prit soudain une résolution énergique, celle (Je demander
un congé et de quitter Rome immédiatement. Il calcula que, deux
jours plus tard, il pourrait être déjà loin. C'était dur; mais il ne
voyait que ce moyen de se défendre contre un sentiment qui ne
tarderait peut-être pas à devenir irrésistible et pourrait l'entraîner à
une folie...
11 souffrait de cette détermination, et taudis qu'il l'agitait dans
son esprit, Nell, à côté de lui, rêveuse, ne disait rien... Après le
souper, ils retournèrent dans la salle des fêtes, la salle où, ancien-
nement, se réunissaient les conclaves. On y dansait, et la reine
Marguerite allait d'une dame à l'autre, pleine de charme, de grâce,
de bienveillance. Une cascade de perles ruisselait sur son corsage,
un nuage de dentelles l'enveloppait. Sous ses cheveux dorés, étoiles
de diamants, ses yeux bleus brillaient comme de vivantes per-
venches... Cette reine était une inoubliable vision.
Nell s'en emplissait les yeux et la mémoire... Puis, s'arrachant à
la magie qui Téloignait des réalités, et, changeant de ton :
— Allez-vous au bal costumé des Rocabella? demanda -t -elle à
M. de Valgrand. Ma tante nous y conduit...
René hésitait en pensant à sa résolution de fuir, à sa décision de
départ immédiat...
— Je ne sais, dit- il vaguement... Peut-être... Au moins, dites-
moi quels costumes vous et votre cousine avez choisis?...
— Non, non, vous n'en saurez rien ! On nous les a dessinés à la
villa Médicis et nous irons, avant le bal, les montrer à nos conseil-
lers, pour le cas où il y aurait quelque petite retouche à y faire...
René demeura silencieux et rêveur. Il cherchait à s'étourdir, il
se répétait qu'en somme Nell était très jeune, que deux ou trois ans
sont vites passés... que peut-être d'ici là un bon génie lui aurait
permis de se distinguer dans quelque négociation importante... ou
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462 LAQUELLE?
bien, tout simplement, que le portefeuille des Affaires étrangères
tomberait (une fois n'est pas coutume!) aux mains d'un ami9 ou
d'un ami de ses amis...
VIII
— Allons, Cesare, disait à son cousin la princesse Corgltone,
est-il besoin que, pour gagner aujourd'hui votre confiance, je
retourne en arrière jusqu'à nos années de jeunesse, d'enfance
même? Les avez-vous donc oubliées pour que je doive en évoquer
à présent les souvenirs?
— Non, Bianca, répondait le prince Montecorvello embarrassé ;
non, je n'ai rien oublié... Mais je n'avais que des confidences
pénibles, humiliantes même à vous faire...
— Et vous avez préféré vous taire, me fuir, moi, votre amie
d^utrefois, votre proche parente, presque votre sœur? Vous n'avez
pas senti que ces ménagements étaient pour moi presque une injure?
C'était le surlendemain de la visite d'Angelotti à la princesse
qu'avait lieu cet entretien. Dès la veille, elle avait envoyé sa vieille
Serafina prier son cousin de venir la voir. Elle avait hâte de causer
avec lui. Mais Cesare était absent.
Depuis quelque temps, il vivait dans une angoisse qui avait
fini par triompher de son insouciance. Superficiel et égoïste, ayant
des appétits de luxe et le besoin de la vie facile, il n'avait, au fond,
jamais aimé Bianca. Il la respectait et l'admirait. Il lui savait gré
surtout de la parure qu'elle donnait au nom. 11 l'eût préférée pour
cela à toute autre femme. Il n'ignorait pas que sa cousine avait
tout sacrifié à l'esprit de famille. Chaque fois qu'un des bijoux de
sa corbeille ou de son héritage était passé de ses mains en celles
d'Angelotti pour payer une dette ou faire face à une difficulté, sans
enjoindre le silence à l'officieux intermédiaire, elle avait cru
l'imposer suffisamment par son attitude. Mais Angelo, — par cons~
cience, disait-il, — avait eu soin de tenir le prince au courant de
ces sacrifices. Cesare le regrettait à présenti Tout bas il s'avouait
que, puisqu'il fallait en venir là, au mariage de raison avec une
étrangère, il eût préféré ne pas savoir que sa cousine s'était
dépouillée pour lui au point d'être devenue pauvre. D'y penser, il
avait honte. 11 souffrait, non dans son cœur, mais dans son amour-
propre*
C'est pourquoi il fuyait Bianca, cherchant à se tromper lui-
même et à trouver dans la gravité des circonstances la justification
de sa conduite.
En quittant Angelotti à la suite de l'entretien qu'ils avaient eu
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LiQCBLLB? m
à sa banque, le prince avait tenté de s'étourdir à force de mou-
vement. 11 avait fait seller son cheval et, bien que la nuit fût
proche, était parti, droit devant lui dans la campagne, du côté des
Gasielli Romani, dont les paysages étaient liés à ses plus chers
souvenirs d'enfance. Près de Frascati il s'était arrêté pour la nuit
dans une petite osteria tenue par un vieux serviteur de son père.
I/bomme, à la vue de don Cesare, ne sut d'abord comment exprimer
sa joie. 11 appela sa famille pour recevoir dignement le fils de son
ancien maître. Mais, avec le tact d'un cœur dévoué et sa finesse
native d'Italien, > il discerna bientôt le trouble du prince, et se
contenta de le servir en silence.
Cesare passa le jour suivant dans cette campagne. 11 se rappe-
lait le temps où, à perte de vue, les champs qui l'entouraient
composaient le domaine patrimonial de sa famille. Dans ces bois,
dans ces vignes, à côté de son père, il avait chassé pour la première
fois... Par ces sentiers ombreux serpentant sous les futaies, il avait
escorté Bianca dans ses premières leçons d'équitation... Dans cette
villa grise, là-bas, au milieu d'un parc, suivant une tradition de
famille, les Montecorvello allaient passer leur lune de miel...
aujourd'hui elle appartenait à un riche Américain...
Tous ces souvenirs, surgissant à la fois, lui remplissaient l'âme
de mélancolie et d'amertume. Avec le regret de ce qui était perdu,
lui venait au coeur le désir fou de reconquérir, pour les Montecor-
veUo, un peu de ce passé à la fois si lointain et si proche... Tou-
tefois, demeurer davantage en ces lieux dont la seule vue lui
étreignait le coeur eût été un supplice, et las, à demi-brisé, il
reprit, sous des impressions poignantes, le chemin de Rome...
11 venait à peine d'y rentrer quand il reçut, dans son triste et
misérable palais, l'appel inattendu de dona Bianca; et, sans cher-
cher à deviner la cau9e de cet appel, il s'était empressé de s'y
rendre, comme le naufragé qui se débat contre les flots s'accroche
sans réflexion i la première épave à sa portée.
Assise dans un antique fauteuil à dossier haut et sculpté, la
princesse l'attendait en peignant des miniatures. Dans la grande
salle froide et dénudée, l'embrasure profonde de la fenêtre oh elle
avait établi son pauvre atelier formait comme une sorte de boudoir
où se reposait son âme d'artiste.
Elle peignait une Béatrice sur fond d'or; une Béatrice symbo-
lique, qui tenait à la main un lys et un rameau vert, et dont le
visage idéalisé semblait dire le poème de l'amour éternel.
Le prince, en face d'elle, la contemplait, demi-attristé, demi-
confus... Puis, d'une voix altérée :
— Eh bien, dit-il, vous savez tout à présent... De notre vieille
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464 UQUBLLET
race, de toute cette ligne d'ancêtres dont vous et moi avons été, —
je n'ose plus dire nous sommes, — si fiers, il ne reste plus que
nous deux, Bianca... Et sur nous, il semble que tout s'effondre...,
qu'autour de nous les ruines s'amoncellent...
D'un geste presque violent, il parut vouloir comprimer l'émotion
intense qui l'étreignait, et, pour se calmer un peu, il fit quelques
pas dans la grande salle. Bianca, les yeux perdus dans l'espace,
suivait une pensée douloureuse... A quoi rèvait-elle?...
Gesare revint vers elle et lui prit la main : elle restait inerte et
froide; il y appuya son front brûlant
— Devant vous, je me sens bien petit, Bianca... Lorsque je
pense à vous et à moi, il me semble que notre race se termine en
une fleur rare et précieuse et en un de ces fruits de la mer Morte,
amers et pleins de cendres...
Il allait s'attendrir, mais la princesse ne lui en laissa pas le
temps. Les paroles d'Angelotti retentissaient à son oreille. Dans
l'émotion de son cousin, elle ne voyait que le trouble et l'angoisse
causés par une situation désespérée.
Elle retira lentement sa main, et d'une voix douce, mais ferme,
elle reprit :
— Angelotti m'a parlé sans réserve de votre situation, mon
cousin. Il est inadmissible que le palais des Hontecorvello soit
demain vendu aux enchères... Ce palais, c'est nous..., c'est mieux
et plus que nous-mêmes, Gesare : l'àme de toute une race l'habite
depuis des siècles... Et ce n'est pas tout encore : Angelotti m'a
parlé d'autre chose..., d'un mariage qui s'offre à vous, d'un
mariage qui peut réparer toutes les ruines..., plus encore : d'une
jeune fille que vous aimez.. .
— Oui, tout cela est vrai, quoique... l'aimer?...
— Mais oui, vous l'aimez I Pourquoi vous en défendre? Cet
amour vous sauvera de vous-même... Dès lors, qu'est-ce qui vous
arrête? Il faut prendre un parti, mon cousin; l'heure est décisive...
— Bianca, le cœur me manque lorsque je pense i vous! s'écria
le prince malgré lui.
— Et pourquoi donc? dit simplement la princesse, pâle mais
toujours calme; rien ne nous a liés que le même culte pour nos
souvenirs de famille! J'ai, moi, tout sacrifié pour rendre aux Monte-
corvello leur grandeur passée. Vous êtes, vous, plus heureux : vous
ne sacrifiez rien !
Elle se tut et un long silence pesa entre eux.
— Si la future princesse, reprit-elle, est une jeune fille aux yeux
de lumière et de vérité que j'ai entrevue à Saint-Pierre, je vous
félicite en toute sincérité... Et maintenant que nous nous sommes
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LAQUELLE* 465
dit tout ce que nous avions à nous dire, je vous rends votre liberté,
mon cousin; faites-en un bon et profitable emploi; tous mes vœux
vous suivront... A présent, excusez-moi : j'ai à sortir... Adieu,
Gesare...
La princesse avait hâte de rester seule.
Gesare sorti, par un suprême effort de volonté, elle s'absorba
dans son travail. Doucement, presque avec tendresse, elle caressait
de son pinceau le visage de la Béatrice au lys, Béatrice, l'image
type de l'amour devenu le lien entre l'être aimé et l'au-delà...
Puis Bianca laissa tomber sa main, l'effort la dépassait.. Un rayon
de soleil dardait sur le fond d'or de la feuille de parchemin qu'elle
peignait, et elle demeurait fascinée devant le nimbe lumineux qui
auréolait la douce figure.
Elle ferma à demi les yeux : regardant en elle-même et revivant
sa vie. Vie d'enfant et de jeune fille, toute entière écoulée derrière
les murs d'un couvent, dans un nuage d'encens qui jamais ne se
dissipait et ne permettait de rien distinguer du dehors... Des
chants, des mélodies, des hymnes religieux l'avaient bercée
durant des années et avaient étouffé en elle les voix de la nature
et du monde. Des femmes aux gestes lents, à la voix douce, à
l'âme belle, avaient pris à tâche de former son âme et son cœur à
l'image idéale d'une beauté qu'elles s'efforçaient de réaliser.
Bianca était sorti de leurs mains, cœur tendre, âme pure, pleine
d'illusions. Elle avait cherché au dehors la vie dont elle avait vécu,
la seule à laquelle elle fût préparée, et il se trouva que tout dans la
vie lui fut une souffrance. Les laideurs morales qu'elle entrevit
blessèrent son âme, et l'amour qu'elle rencontra blessa bien autre-
ment son cœur!
L'amour!... Même au couvent, Bianca y rêvait... Quand les
parfums de l'encens la grisaient, quand les vagues berceuses de
l'orgue endormaient sa rêverie, quand les cantiques célestes empor-
taient son âme sur leurs ailes, elle se représentait un amour
bumain où son âme se serait fondue avec une autre âme, dans une
même aspiration d'éternité...
Elle se rappelait à présent combien elle avait aimé, ou cru
aimer son cousin. Sans illusions aujourd'hui, c'était sur les illusions
mortes que roulaient ses larmes. Ge beau patricien, dont les traits
un peu adoucis reproduisaient ceux des grands ancêtres, avait été
le type idéal poursuivi dans ses rêveries de jeune fille. Et lorsque,
revenue définitivement auprès de don Urbino, son oncle, elle avait
été à même de juger mieux Gesare, elle avait eu besoin d'un long
temps pour le voir enfin tel qu'il était, et non plus à travers des
rêves qui le transformaient en paladin.
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466 UQUILLB?
Le jeune prince était passionnément épris de la rie moderne à
laquelle il ne demandait qu'une satisfaction plus complète de ses
goûts de plaisir. Bianca en avait été douloureusement impres-
sionnée, elle qui résumait dans son âme ardente le mysticisme et
la poésie de l'Italie toute entière.
Tandis que Cesare, rejetant au loin des traditions gênantes, ne
voyait dans les souvenirs et les gloires du passé que le moyen de
rendre le présent plus brillant et plus joyeux, Bianca aurait voulu,
de ce noble passé, composer un trésor dont les générations à venir
avaient, disait-elle, le droit de leur demander compte.
— Intacts nous les avons reçus, intacts nous devons les trans-
mettre, aimait-elle à répéter à son cousin.
Mais Cesare ne pouvait se hausser à cette conception supérieure
de la vie; sa fierté de race se bornait à porter gaiement un beau
nom, dans le vulgaire contentement de se parer d'une étiquette qui
lui ouvrait toutes les portes en lui assurant des déférences.
Tout cela, Bianca ne l'avait compris que plus tard. Le cœur
humilié, l'âme douloureusement atteinte dans ses rêves déçus, elle
s'était laissé marier à un autre...
Ah! l'horreur de ces cinq années de mariage? elle n'y pouvait
penser sans épouvante. Et le soulagement éprouvé de se sentir
enfin délivrée lui était d'abord apparu comme une faute et presque
un remords. Mais son retour à Rome, sa jeunesse qui chantait en
elle, et l'avenir qui paraissait lui sourire encore, n'avaient pas
tardé à dissiper ces scrupules... Pourtant, elle s'était aperçue bien
vite que le vide se faisait devant elle; que Cesare, toujours indo-
lent et sans élévation d'âme, ne pouvait devenir un appui, et que
ses dernières illusions s'évanouissaient cruellement une à une...
Maintenant, elle était forcée de reconnaître que c'était fini, et,
tristement, elle songeait, souffrait et pleurait.
Le sentiment terrestre qui avait agi le plus puissamment sur elle
était le culte de la famille... Au moins, le mariage de Cesare allait
relever les Montecorvello, et cette pensée allégeait un peu la tris-
tesse lourde de son cœur.
Tout à coup, une idée lui vint, et die sourit d'abord, en hochant
la tète comme pour la chasser. Mus l'idée s'obstinait, et loin de
lâcher prise, paraissait s'ancrer davantage.
— Serafina! appela-t-elle.
La vieille servante apparut.
— Serafina, j'irai ce soir â une réception. Il faut me faire belle,
tu entends?
La servante leva les mains au ciel.
— Avec quoi vous habillerai-je, dona Bianca? Il y a si long-
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UQtKLLK? 467
temps que vous ne sortez plus! Pas une de vos anciennes belles
robes n'est à la mode du jour!
— Je ne t'ai pas dit de m'habiller à la mode, Serafina! Je t'ai dit
de me faire belle. Si tu ne trouves rien dans mes armoires, cherche
dans les vieux coffres,.. Il y a ma robe de noce... ; celle-là, tu peux
me la préparer, en l'arrageant un peu... Et puis, fais comme tu
voudras, mais, je le répète, je veux être belle et que tout soit prêt
pour huit heures, à mon retour de l'église.
Et à huit heures, tout était prêt lorsque Bianca entra dans sa
chambre, qui était une seconde édition de la salle nue et vide. Mais
Serafina y avait allumé tous les candélabres et tous les flambeaux
de la maison.
Elle commença alors à babiller la princesse, et Bianca se laissait
faire, absorbée en elle-même. De temps en temps, la voix de sa
vieille servante la tirait de sa rêverie.
— Tournez la tête, dona Bianca, que je fixe votre diadème!...
Penchez- vous, ma princesse, j'ai une épingle à mettre à votre col.
Sauveur de mon âme! s'exclama enfin la vieille en joignant les
Bianca leva les yeux sur la glace et ils s'y reflétèrent doux et
mélancoliques.
— Oh as-tu déniché tout cela, ma bonne Serafina?
— Dans les coffres... Il y a si longtemps que vous ne les ouvrez
plus... ; vous avez oublié ce qu'ils contiennent. Moi, je les visite de
temps à autre pour l'entretien. Les coffres de noce des Gorglione
étaient bien garais... Allons, dona Bianca, partez maintenant, il
est tard.
Et doucement, elle enveloppa la princesse dans une longue
pelisse de satin noir.
— Vous êtes belle, très belle, murmurait encore la vieille en
l'accompagnant à la voiture qu'elle avait fait appeler.
Bianca savait bien qu'elle était belle; il n'était pas un regard qui
ne le lui dit; mais, en ce moment, die avait conscience de sa
beauté. Peut-être aussi était-elle plus belle parce qu'elle souhaitait
passionnément l'être ce soir où il lui semblait dire adieu à la vie.
A la villa Médicis, le Directeur exprimait une joyeuse fierté de
voir son salon si brillamment rempli. Les pensionnaires étaient au
complet; la longue file de leurs habits s'alignait plus longue que
jamais aux pieds d'Esther et de Mardochée.
— Je suis vraiment heureux, disait-il, de voir ces jeunes gens
s'humaniser un peu et prendre goût au monde; car enfin, même
pour des artistes, la connaissance du monde est indispensable.
Les pensionnaires de la villa n'auraient pas voulu manquer ce
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468 LAQUELLE?
jour-là à la réception de leur Directeur. Les peintres y étaient par-
ticulièrement intéressés : il s'agissait de jeter un dernier coup-
à une de leurs œuvres, conçue en commun, et à laquelle la
tout entière avait collaboré : les costumes travestis de Nell et
îllie.
elques dimanches auparavant, à la suite d'un colloque avec
Ae\\ ami Glaczkowicz, Nellie, Nell et ce dernier étaient brave-
ailés prendre leurs sorbets dans la salle à manger, dernier
e de l'art français les soirs de réception. Et là, avec toute sa
de Slave et de vieillard, H. Glaczkowicz avait dit aux pen-
aires de la villa :
Messieurs, permettez-moi de vous solliciter au nom de Mu" de
mil, qui n'osent vous demander un petit service.
: quoi, Nell, se jetant avec vaillance en avant, avait dit
ment :
Voilà, messieurs, on annonce un bal travesti chez le duc de
ibella. Nous rendriez-vous aimablement le service de nous
uer des costumes? C'est une question d'amour-propre national;
ne voudriez pas que des compatriotes, des Françaises, fussent
rçues. Eh bien, messieurs les peintres et sculpteurs, ne trou-
-vous pas, en regardant ma cousine et moi, quelque chose
ous convienne pour cette circonstance?
l'en était suivi une discussion qui avait duré plusieurs jours,
rait fait des croquis, et les plus hautes questions artistiques
rit été agitées. Enfin, l'accord s'était fait sur une conception
tut goût. Et, précisément, ce soir-là même, la villa, un peu
use, allait juger son œuvre achevée et vivante.
de Valgrand et M. Glaczkowicz avaient dîné à la villa. Le
ier tenait son congé en poche et se disposait à partir le sur-
main. Il n'en avait parlé qu'à son vieil ami, en lui exposant
isons, ses regrets et sa hâte de fuir avant qu'il fût trop tard.
fin Polonais avait écouté sans rien dire d'abord et un peu
té. Pressé par René de lui donner son avis :
Mon ami, au point de vue raison, je ne puis vous désapprouver,
n âge, on ne juge pas très bien de ces choses, car on regrette
nt les folies que l'on n'a pas faites. Vous riez? Ce n'est point
radoxe. En somme, vous avez raison..., et vous auriez raison
e en faisant demain le contraire de ce qui parait si évidem-
raisonnable...
as le salon, un murmure se fit entendre... Le serpent noir
e le mur frissonna.
11 et Nellie entraient.
tlie portait un ravissant costume italien du temps de la
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jT^&^Tiv
LAQUBLLI? 469
Renaissance. Les satins rose tendre, les perles et les fils d'or
seyaient à sa beauté de bijou rare. Si exquise qu'elle fût, elle avait
un peu l'air d'une figurine de musée.
Avec Nell, au contraire, l'école moderne triomphait. Elle, dans
sa splendeur de jolie fille fraîche et vivante, était simplement
costumée en paysanne italienne marchande de fleurs; ses bras
blancs sortaient, fermes et ronds, des manches courtes d'une
chemise de toile. Sa taille, flexible et pleine, semblait plus souple,
serrée dans un corselet de laine brodée, et ses beaux cheveux,
tordus sous un foulard éclatant, étaient piqués de grosses épingles
d'or. Les peintres avaient compté sur son teint d'aurore. Un large
panier de fleurs se balançait sur sa tête; [des gerbes de roses
chargeaient ses bras, et elle semblait ainsi une belle fleur elle-même,
plus fraîche, plus éclatante avec le rayonnement de ses yeux bruns
et le reflet nacré de son sourire. '
Ah ! les peintres n'avaient pas trouvé du premier coup cet effet-
là l ils avaient tâtonné longtemps avant d'imaginer ce petit costume
si simple qui, loin de déguiser et de dénaturer sa personnalité,
mettait en valeur la femme et ses perfections de formes!
On les entourait Nell posa sur le piano son panier de fleurs et sa
gerbe de roses.
H. de Valgrand s'approcha; il était étrangement ému.
— Ainsi, voilà enfin le mystère éclaircil murmura- t-il d'une
voix un peu voilée. Et voyez ce que sont les choses! je n'avais pas
l'intention d'aller au bal Roccabella; j'irai pourtant, pour conserver
plus longtemps la vision que vous êtes, pour la graver plus pro-
fondément dans mon souvenir...
Nell le regarda avec un peu d'angoisse au cœur. Ce soir, elle
aussi avait voulu être belle et triompher d'une résistance qu'elle
sentait sans se l'expliquer.
M. de Valgrand poussa un soupir, comme si la respiration lui
eût manqué un instant. Son cœur battait très fort ; mais sa raison
luttait encore : il ne voulait pas se laisser vaincre.
Il chercha à brûler ses vaisseaux.
— C'est la dernière vision de Rome que j'emporterai pour long-
temps. Ce sera la plus belle!...
— Vous partez? demanda Nell en pâlissant un peu, mais sans
laisser autrement deviner l'anxiété qui lui serrait le cœur.
— Oui, dans deux jours; je pars en mission d'étude...
Un silence tomba entre eux. Elle avait les yeux baissés et une
tristesse l'envahissait. Aurait- elle perdu la partie? avait-elle échoué
dans sa conquête du bonheur? L'oiseau d'amour, l'oiseau bleu
allait-il s'envoler après lui avoir fait entendre sa chanson? Et,
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470 LAQGKLU?
pourtant, René de Valgrand l'aimait... elle sentait qu'elle ne lui
était pas indifférente. Mais quoil elle était pauvre, ou du moins il la
croyait telle, et les paroles de son oncle lui revinrent à la mémoire,
avec son défi de conquérir le bonheur et de mériter l'amour.
Dans un dernier effort, elle releva la tète, décidée A lutter encore.
M. de Valgrand la regardait, et, pour la première fois, elle baissa
les yeux sous un regard dont elle ne reconnaissait plus l'expression...
Le jeune diplomate sentait sa tète s'égarer. Il y avait ce soir-là
dans lia beauté de Nell quelque chose de plus tendre que d'ordi-
naire, de plus capiteux aussi, comme si le voisinage de tant de
fleurs produisit autour d'elle un effet grisant.
— Et que fcrez-vous, au bal, de toutes ces fleurs? demanda-t-il
en se penchant vers Nell.
— Je les donnerai.
— Ne m'en donnerez-vous pas une, comme \un souvenir, avant
mon départ?
— Mais oui, répondit faiblement la jeune fille. Choisissez.
— Non, choisissez pour moi... ou plutôt, oui, laissez-moi choisir
dans votre corbeille... je veux celle qui vous ressemble le plus...
Parmi les roses et les orchidées, les lilas et les œillets, les vio-
lettes et les tubéreuses, les bruyères et les camélias, René découvrit
un rare bouquet de cyclamens sauvages. Il prit deux ou trois fleurs.
Le surplus du bouquet restait dans la corbeille. Il hésita en le
regardant; puis, ne pouvant résista: à son désir, il s'en saisit encore :
— Permettez-moi de le garder I dit-il. Je ne puis supporter l'idée
que d'autres reçoivent de vous quelques-unes de ces mêmes fleurs...
Nell n'eut pas le temps de répondre» Un silence s'était fait tout
d'un coup dans le salon, un silence absolu, fait de surprise et
d'admiration.
Une femme était debout, encadrée par la baie de la porte; die
se tenait immobile sur le seuil, comme hésitante, étonnée de l'effet
produit par son apparition.
Le Directeur de la villa et M. Glaczkowicz s'étaient levés tous
deux et s'avançaient, empressés et respectueux.
— Princesse! quel honneur et quelle surprise! murmurait le
Directeur en lui baisant la main.
— Qui est-ce? demandait Nell; et une voix quelconque près
d'elle disait :
— C'est la princesse Corglione..., c'est dona Biaaca...
Oui, c'était bien elle, la dame de Saint-Pierre; Nell et Nellie la
reconnaissaient à présent, malgré la différence de costume; c'était
le même visage, les mêmes yeux de velours, les mêmes traits purs
et lumineux.
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LAQUELLE? 471
Serafina l'avait faite vraiment belle!
Doua Bianca portait la robe de noces des Corglione, un damas
blanc tissé de lys d'argent : les lys de Florence, qui montaient
autour d'elle et l'enserraient comme une gerbe. La robe était
ancienne et de la belle époque florentine : les Corglione avaient la
même origine que les Monte corvello. Le corsage baleiné dégageait
le cou, et la nuque était encadrée dans un col Hédicis de merveil-
leuses guipures.
Bianca n'avait pas de bijoux : nul collier sur sa gorge ronde,
pas d'agrafes étincelantes au corsage : ainsi qu'elle l'avait dit à
Angekrtti, elle ne possédait plus rien. Mais, dans ses cheveux, les
rubis du diadème étincelaient et jetaient jusque sur ses joues un
léger reflet de leurs feux pourpres.
La princesse était une résurrection, la résurrection d'une époque,
d'une race, d'un monde. Ce n'était pas seulement une femme dans
la splendeur de sa beauté, qui se tenait debout au milieu des
hommages de ces savants et de ces artistes, c'était Y Italie des
Médicis qui revivait.
Nul ne songeait à s'étonner de l'apparition soudaine de la prin-
cesse à la villa. Sa beauté éveillait les mêmes sentiments que la
contemplation d'une œuvre d'art. On disait autour d'elle combien
elle était belle, comme on eût admiré tout haut une merveille
artistique.
Bianca, un pâle sourire sur les lèvres, promenait ses regards
dans le salon. Elle rencontra vite les yeux de Nellie et de Nell,
et ses yeux à elle s'attardèrent sur cette dernière. Elle aussi les
reconnaissait.
Maintenant, elle hésitait un peu. Laquelle de ces deux jeunes
filles était celle que son cousin avait choisie? Laquelle était la
jeune héritière? Elles se ressemblaient, quoique cependant diffé-
rentes.
Souhaitant les connaître, elle fit un pas en avant, poussée sur-
tout par son désir que la future princesse Montecorvello fût la
jeune fille aux yeux de lumière et de vérité.
— Vous avez là de bien jolies fleurs, mademoiselle, dit-elle
en s'approchant du piano où Nell se tenait appuyée près de sa
corbeille.
Et se tournant vers M. Glaczkowicz :
— Vous seriez bien aimable de nous présenter l'une à l'autre,
dit-elle avec grâce.
Puis, la présentation faite :
— Vous avez été bien inspirée, dit- elle à Nell avec un sourire,
de choisir ce costume de conladine... Il n'a pas l'air d'un traves-
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472 LAQUELLB?
tissement..., il est vrai, et vous devez aimer ce qui est vrai,
ajouta-t-elle en plongeant son regard de velours dans les yeux
clairs de la jeune fille.
— Voulez-vous me permettre, Madame, de vous offrir une fleur?
dit alors Nell, émue sous ce regard qui rayonnait d'une clarté
presque surnaturelle.
Et elle chercha dans sa corbeille.
Bianca la regardait faire avec un sourire vague, comme détaché.
— Pourquoi prenez-vous la peine de chercher si longtemps,
lui demanda-t-elle en voyant ses mains errer et hésiter entre les
roses, en choisir une pour la laisser et en prendre une autre...
— Je cherche une fleur assez belle pour vous, Madame, et je
n'en vois pas... Ah! celle-ci, peut-être, continuart-elle, en prenant
un lys rouge, égaré parmi des roses aux teintes pâles.
— Non, permettez-moi de choisir moi-même. Tenez..., cette
fleur-ci. C'est celle qui m'ira le mieux.
Et la main de Bianca se glissait, preste, parmi les feuillages légers
et les branches fleuries. Dans cette corbeille préparée pour une
fête, une sombre fleur pourpre, par un hasard étrange, s'était
égarée... Bianca la prit et la fixa à son corsage : c'était une fleur
de la Passion...
Nell demeura muette, le cœur glacé. Hais déjà la princesse, lui
laissant un remerciement, s'éloignait au bras du Directeur qui lui
faisait les honneurs de la villa où elle n'avait pas paru depuis bien
des années. Elle retrouvait 1&, ce soir, d'anciennes connaissances,
des amis de sa jeunesse, du temps où, sortie à peine du couvent,
don Urbino était si fier de la présenter, sans l'avouer encore,
comme sa future fille.
M. Glaczkowicz l'avait rejointe dans la bibliothèque; les fenêtres
étaient ouvertes, il faisait au dehors un temps délicieux, une nuit
claire, scintillante. Devant la façade de la villa, les arbres touffus
répandaient une ombre épaisse. Leur feuillage était découpé de
façon à ménager sur la Ville Eternelle des aperçus qui ressem-
blaient à des tableaux. Au fond de chacun d'eux se détachait en
masse sombre le dôme de Saint-Pierre. Les clochetons, les cou-
poles, les obélisques se dressaient dans le calme de la nuit et la
limpidité de l'atmosphère; et, sur Rome endormie, le ciel versait
une lumière d'argent.
— Pourquoi donc m'avez- vous oubliée toutes ces années der-
nières? demanda la princesse à l'aimable Polonais.
— Oh! ce n'est pas oubli! Je suis un vieil égoïste et je fuis
les impressions pénibles; j'en ai trop ressenti dans ma vie! Il
m'eût été douloureux de vous revoir... A mon âge, je puis vous
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LAQUELLE? 47S
parler ainsi. Hais de penser à votre jeunesse radieuse, à la vie
pleine de promesses qui vous attendait, à ce que vous avez trouvé
ensuite..., à vos sacrifices inutiles..., à votre existence actuelle...
Non, c'était trop douloureux pour moi! Ne savez-vous donc pas
que vous avez été dans ma vie toute une révélation d'idéal et de
charme? Que vous avez incarné en vous toute cette Italie presti-
gieuse et séductrice dont je suis le vieil amoureux?... Princesse,
ne m'en faites pas trop dire, je craindrais d'être ridicule. Mais
j'aurai soixante-douze ans dans quelques jours, me permettez-vous
de vous dire que vous seule avez eu le pouvoir de me faire
regretter ma jeunesse ? . . .
Bianca, un peu émue, le regardait, surprise, tandis que leur
arrivait du salon voisin l'harmonieux écho du Printemps de Grieg
que jouait Nellie au piano.
Quelques instants plus tard, un jeune homme vint s'asseoir au
piano après Nellie, c'était un des pensionnaires nouvellement
arrivés. On lui demanda la marche de Lohengrin. Il hésitait. Ses
yeux, errant sur l'assistance à l'aventure, tombèrent sur Bianca
appuyée à la fenêtre. Du piano» on l'apercevait, baignée dans le
rayon de lune et dans le scintillement des lys d'argent de sa robe.
Alors, à la Beauté qu'elle symbolisait, le jeune pensionnaire
répondit par l'éternelle beauté de la sonate du Clair de Lune.
Hais l'heure s'avançait; Mm° de Verneuil fit signe à ses nièces :
il était temps de se rendre au palais Roccabella.
René de Valgrand les accompagna i leur voiture.
— Pourquoi n'allez-vous pas à ce bal, demanda M. Glaczkowicz
à dona Bianca.
— Je n'en sais rien, je n'y ai pas pensé, répondit-elle en
hésitant.
— Allez-y, princesse, vous êtes superbe ainsi; vous êtes une
admirable évocation du passé. Allez-y, pour la joie des artistes qui
seront nombreux à ce bal; allez-y! Voulez- vous me permettre de
vous y accompagner; ma voiture est là, tout à vos ordres...
Et Bianca, tentée, se laissa conduire au bal.
Le palais Roccabella est un des plus anciens et des plus beaux de
la Rome des Papes. C'est aujourd'hui l'un des plus sévèrement
fermé du « Honde noir ». Pour y pénétrer, il faut montrer patte
blanche.
Le vieux duc, qui fêtait l'entrée dans le monde de sa petite-fille*
avait prétendu, par un caprice d'artiste et de grand seigneur,
ressusciter pour une nuit l'Italie de jadis. Les costumes étaient
strictement italiens de toutes les époques. Les princes frôlaient
10 HOVBMBRB 1902. 31
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474 LAQUELLE?
les condottieri; les grandes dames, les contadine; quelques-uns
reproduisaient des tableaux ou des portraits célèbres, ou bien
encore incarnaient pour cette nuit des personnages du drame ou de
l'histoire. Le duc de Roccabella lui-même n'était-il pas on admi-
rable Gapulet et sa petite-fille Giulia une adorable Juliette?
C'était vraiment un spectacle de féerie que cette foule étince-
lante, ondulant sous l'éclat des lustres et des girandoles, autour
des colonnes de marbre rose qui, de distance en distance, soute-
naient les arcades aux riches tentures de velours de Gènes. Toute,
la fleur de la noblesse romaine était là réunie : assemblage de
noms célèbres où défilait toute l'épopée de l'Italie. La plupart des
hommes portaient des costumes historiques dont jadis avaient dû
se parer leurs ancêtres. Il était des armures et des cottes de mailles
sur lesquelles, visiblement, le sang avait coulé. Les pages qui
circulaient, offrant des sorbets et brûlant des parfums, avaient
revêtu des livrées datant de la Renaissance. Et entre les scintille-
ments des miroirs de Venise, des torchères d'argent ciselé, des
cadres florentins aux ors atténués par le temps, les portraits des
Roccabella passés, grands seigneurs et nobles dames A la mine
hautaine, semblaient contempler leurs descendants avec une souve-
raine et dédaigneuse pitié.
Nell et Nellie vivaient un rêve. Le prince Montecorvello s'ap-
procha d'elles et Nellie rougit en acceptant son bras. Son cœur
battait, et elle leva timidement ses doux yeux bruns sur le beau
prince qui la guidait à travers cette fête magique. Il semblait chez
lui, saluant autour de lui d'un geste ou d'un mot courtois, et Nellie
perdait conscience de la réalité... Elle était la princesse dont elle
portât le costume... Il l'aimait et il allait le lui dire. Elle ne
pensait plus à hier; demain n'existait pas pour elle. Elle se laissait
bercer par la féerie; elle était heureuse, et c'était tout...
Rianca, de loin, les suivait des yeux. Entourée ce soir-là d'ado-
rations et d'hommages, elle souriait doucement, avec le cœur
déchiré. Mais c'était fini de souffrir : une illusion ne vaut pas qu'on
la pleure, et, elle le voyait bien, c'était sur une illusion qu'elle
pleurait...
Le prince Montecorvello avait éprouvé un moment de saisisse-
ment en voyant sa cousine entrer dans la galerie. Il s'était approché
d'elle pour la saluer et, tout de suite, elle l'avait mis à l'aise avec
une parole affectueuse :
— Ronsoir, mon cousin I Vous êtes surpris de me voir ici?...
Puis, plus bas :
— Je vous félicite, Cesare, j'espère que vous serez très heureux...
A ce moment, le duc Roccabella venait offrir son bras i la prin-
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LAQUELLE? 475
cesse pour lui faire les honneurs de la fête, et Gesare n'eut plus
l'occasion de se rapprocher d'elle.
Son âme faible et dénuée d'énergie en était soulagée. Le remords
s'était dissipé comme par enchantement II cherchait même à se
persuader que l'apparition de Bianca au bal de ce soir était le pré-
sage d'un changement dans sa façon de vivre.
— Elle est si belle! pensait-il. Elle n'a qu'à vouloir pour con-
quérir à Rome la situation la plus enviable!
Lui, il ne pouvait plus attendre; il venait de passer des jours
affreux dont le cauchemar l'étreignait encore. Angelotti, après lui
avoir refusé les cinq mille lires, avait poussé son impitoyable
rigueur jusqu'à lui refuser même la petite somme nécessaire aux
frais de son costume, pour lequel il avait dû recourir à un usurier...
C'en était trop ! Aussi le prince, acculé, se promettait-il de ne plus
laisser traîner les choses...
Il est juste de reconnaître que Nellie F enchantait, tant elle appa-
raissait radieuse et séduisante en héroïne du Décaméron. L'éclat
des lumières, l'enivrement de la danse et de la musique la transfi-
guraient. En même temps, une sorte de griserie envahissait la jeune
fille, et les flatteries que lui prodiguait le prince, ses regards, plus
éloquents encore que ses paroles, achevaient de jeter le trouble
dans son cœur...
Gesare le comprit, et, décidé à brûler ses vaisseaux, il se montra,
sans franchir les bornes permises, tendre et passionné. Il ne jouait
pas la comédie, car il était parvenu à se persuader qu'il était sin-
cère. Il n'avait plus qu'une pensée : en finir avec sa situation intolé-
rable; et le sentiment qu'il jouait sa dernière carte le rendait
presque irrésistible. Aussi, quand le bal prit fin, pensa- t-il avoir
conquis le cœur de la jeune Française, et que son oncle, le cardinal,
pourrait hardiment aller demander pour son neveu la main de
Nellie de Verneuil.
J. d'Anih.
La suite prochainement.
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] ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS
TENDANCES ACTUELLES ET RÉCENTES MESURES
BASES DUNE RÉFORME NÉCESSAIRE
[uestion de la réorganisation de nos écoles militaires, liée de'
celles du recrutement de l'armée et de l'avancement des
s, est posée depuis longtemps devant l'opinion publique :
tend encore une solution.
i études émanant de personnalités compétentes lui ont été
rées dans cette Revue, en 1887 et en 1899. La première *,
stoire tient une large place, se rapporte, presque exclusive-
à l'histoire de l'Ecole de Saint-Cyr. L'auteur de la seconde2
lamne le recrutement des officiers par les écoles auquel il
ue le recrutement direct par les régiments, en vue d'obtenir
d'origine; son opinion a fourni matière à un article critique
lques pages à un officier général qui propose une réforme
rutement par les écoles3.
>tre tour, nous avons abordé la question 4 à propos de cer-
dispositions d'un décret de réorganisation de Saint-Cyr, du
>tembre 1900, mais d'une manière incidente et sur un
e de points très restreint.
lis, le ministre de la guerre a touché plus ou moins, soit aux
d'admission, soit à l'organisation générale et au service
ur, soit aux programmes d'enseignement des Ecoles de
2yr et de Saint-Maixent, des Ecoles d'application de cavalerie
aur et de l'artillerie et du génie à Fontainebleau, de l'Ecole
tillerie et du génie à Versailles, de l'Ecole normale de gym-
îe et d'escrime de Joinville, des Ecoles préparatoires d'enfants
ipe et des Ecoles d'application pour le tir de l'infanterie,
limite d'âge pour l'admission à Saint- Cyr a été abaissée à
ins ; l'application de cette mesure qui devait avoir lieu tout
j. le Correspondant des 25 septembre et 10 novembre 1887.
r. le Correspondant du 25 novembre 1899.
\ le Correspondant du 10 décembre 1899.
r. le Correspondant du 25 octobre 1900.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 477
d'abord (décret du 18 mars 1901) à partir de Tannée 1903 du con-
cours, a été reportée récemment à 1904. L'instruction ministérielle
pour l'admission à la même école en 1902 a reçu plusieurs modifi-
cations dont les plus importantes sont relatives au programme
d'histoire, qui n'embrassera désormais que la période de 1789
à 1889 *, et à l'introduction d'un programme de « sciences poli-
tiques ». Le nombre des admissions à Saint-Cyr-et à l'Ecole poly-
technique a été diminué, tandis qu'on augmentait celui de Saint-
Maixent et de Versailles. Les élèves cavaliers de la Section de
cavalerie de Saint- Cyr qui étaient envoyés au régiment pendant un
an après leur nomination au grade de sous-lieutenant, entre-
ront dorénavant directement à l'Ecole d'application de Saumur.
A dater du 1" novembre de l'année dernière, l'enseignement des
officiera-élèves de l'artillerie, à Fontainebleau, a été séparé de celui
des officiers-élèves du génie. Enfin, une circulaire ministérielle
récente a créé, pour les élèves de l'Ecole polytechnique se destinant
à l'artillerie, un stage régimentaire d'un an placé entre la sortie de
cette Ecole et l'entrée à Fontainebleau.
L'organisation actuelle des écoles militaires se compose de dis-
positions accumulées sans grande suite depuis de nombreuses
années. Les précédentes ajoutent encore à sa complication. Notre
principal but étant d'exposer un système complet de réforme de
nos écoles militaires d'officiers, nous n'aurons à examiner, pour
rester dans notre sujet, que les deux dernières mesures, et plus
particulièrement celle qui concerne le stage régimentaire des sous-
lieutenants d'artillerie; la première consacre le principe de la sépa-
ration de l'artillerie et du génie; la seconde inaugure l'application
d'un autre principe qui peut se définir ainsi : Tout officier doit
avoir servi dans le rang.
Dans l'état actuel de nos institutions militaires, le stage régi-
mentaire généralisé ne peut être qu'une solution d'attente du pro-
blème de l'unité d'origine des officiers. La démocratie a en pers-
pective une solution plus radicale que fait pressentir, en ces
termes, le rapporteur du budget de la guerre de 1902 : « Nous ne
vouions pas discuter ici s'il convient, en faveur du principe de
l'unité d'origine des officiers, de renoncer au recrutement que nous
donnent les Ecoles polytechnique et de Saint-Cyr... Au surplus, la
question du remplacement des règles actuelles se posera quand on
discutera la nouvelle loi de recrutement et les lois qui en seront la
conséquence. » Autant dire sans ambages que nous nous achemi-
1 Une analyse du nouveau programme des connaissances exigées ne serait
pas sans intérêt.
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478 «os écolis uuTiiiss pâmons
nons vers l'application à tous les aspirants à l'épaulette du régime
de Saint-Maixent, de Saumur et de Versailles. Ainai se prépare,
sous une forme ou sous une autre, le nivellement des individualités
dans l'armée.
Le stage régimentaire adapté à notre organisation actuelle, et
l'unité d'origine des officiers, telles sont donc les questions qui
méritent, avant tout, de fixer notre attention.
Bien que Ton s'efforce, à Saint-Cyr comme à Fontainebleau, de
se rapprocher le pins possible de la vie régimentaire dans ses
nombreux détails, on n'arrive pas à combler tout à fait la lacune
que présente, sous ce rapport, l'enseignement donné aux élèves.
Nous ne croyons ni opportun ni utile de remédier à cette lacune
inévitable en introduisant dans F organisation actuelle de nos deux
écoles d'officiers le stage régimentaire *.
Et d'abord, comment n'envisagerions-nous pas avec méfiance
une mesure proposée par quelques hommes, — non des moindres
parmi ceux qui s'occupent de l'armée dans le Parlement et ailleurs,
— bien plus comme devant servir au nivellement de nos écoles
militaires que comme étant propre à suppléer à l'insuffisance de
l'enseignement pratique? Former des officiers sans préoccupation
d'égalité à établir entre eux, c'est, à leurs yeux, entretenir un
régime de privilège. Ils n'ignorent pas, cependant, que l'égalité à
laquelle ils tendent sera toujours factice avec le système d'édu-
cation militaire par les écoles, pratiqué aujourd'hui. Quelle que
soit, par exemple, la durée du stage que l'on exigerait des élèves
de Saint-Cyr et de Fontainebleau, elle resterait sensiblement infé-
rieure à celle du temps de service régimentaire imposé aux sous-
officiers pour l'admission à Maixent et à Versailles1. N'importe 1
Les mêmes hommes s'empresseront de proclamer, pour la plus
grande satisfaction des masses impuissantes à démêler la trame de
1 « Les raisons qui conduiront à envoyer prochainement, sans doute, les
sous-lieutenants dans un régiment d'artillerie, conduiront également à
traiter d'une façon semblable les sous-lieutenants du génie, et, par ana-
logie, à prendre la môme mesure pour les sous-lieutenants de cavalerie
sortant de Saint-Cyr. » Ce passage du rapport sur le budget de la guerre de
1902 a été écrit antérieurement à la décision ministérielle qui a imposé le
stage régimentaire aux sous-lieutenants d'artillerie; il est probable que le
rapporteur connaissait, sur ce point, les intentions du ministre, à moins,
cependant, qu'il n'ait voulu lui dicter les siennes.
3 Les sous-officiers admis à Saint-Maixent et à Versailles ne comptent
pas moins de trois à quatre ans de service en moyenne (dont deux obliga-
toires comme sous-officier) au moment d'entrer dans ces écoles*
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HOS tCOLte MILITAIBES D'OmCKRS 479
cette comédie, que tous les Français sont égaux devant la loi
militaire, puisqu'ils portent tous le sac!
La mise en pratique du stage régimentaire comporte la solution
préalable des questions suivantes : A quel moment aura-t-il lieu?
Quelle sera sa durée? De quel grade seront pourvus les stagiaires?
Suivant la solution adoptée, la mesure dont il s'agit donne lieu
à plus ou moins d'inconvénients.
Le ministre de la guerre vient de se ranger parmi les partisans
du stage placé immédiatement avant l'entrée dans les écoles, c'est-
à-dire du stage comme soldat. Dans une lettre récente adressée au
président de la Commission de l'armée *, au Sénat, au sujet des
remaniements à introduire dans le texte de la proposition de loi
de H. le sénateur Rolland sur le service militaire de deux ans, il
propose, en effet, de modifier l'article 24 ainsi qu'il suit : « Les
jeunes gens reçus à V Ecole spéciale militaire, et ceux reçus à
l'Ecole normale supérieure, à YEcole polytechnique, à l'Ecole
forestière ou à l'Ecole centrale des arts et manufactures, qui sont
reconnus aptes au service militaire, ne sont définitivement admis à
ces écoles qu'après avoir accompli une année de service dans
l'armée active. » Pour justifier cette mesure, le ministre fait valoir
qu' « il importe de traiter nos grandes écoles de telle sorte qu'un
privilège accordé à l'une d'elles ne soit pas pour les autres une
cause de défaveur vis-à-vis de l'opinion et n'en tarisse pas le recru-
tement ». H s'agit, on le voit, d'une nouvelle consécration du
dogme égalitaire. Nous nous bornerons à faire observer qu'un tel
stage, pour les élèves de l'Ecole polytechnique, entraînerait l'obli-
gation de désigner, avant leur entrée, l'arme de leur choix; il en
résulterait aussi que les élèves de la même Ecole qui se destinent à
l'artillerie, seraient assujettis à un stage comme soldat et à un
autre comme sous-lieutenant.
Le général Trochu considère le stage en qualité de soldat,
comme nn moyen d'introduire un peu d'esprit militaire dans nos
écoles, et de briser chez ceux qui y sont admis « la tradition éco-
lière ». La remarque n'est pas sans valeur, mais, d'un autre côté,
traiter ces novices comme les premiers bleus venus, n'est-ce pas
leur imposer des rigueurs inutiles et leur faire perdre un temps
précieux? Il est absurde d'appliquer à une élite intellectuelle
comme celle des jeunes gens admis dans nos écoles d'officiers, un
régime approprié à des paysans illettrés et frustes.
Appelons-en, sur ce sujet, aux leçons de l'expérience. On se
souviendra peut-être qu'à une certaine époque, les jeunes gens
1 M. de Freydnet.
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480 NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFIClIRS
ayant dépassé la limite d'âge pour Saint-Cyr pouvaient encore y
être admis, après avoir servi effectivement deux ans dans un corps
de troupe. Au lendemain de leur arrivée au régiment comme sous-
lieutenants, les officiers faisaient incontestablement preuve de plus
de connaissances pratiques et d'un peu plus d'assurance devant la
troupe que leurs autres camarades; mais ceux-ci savaient se mettre
rapidement au niveau commun, sans qu'à aucun moment le service
du régiment et leur propre prestige eussent à souffrir de leur
infériorité passagère. Les Saint-Gyriens d'aujourd'hui ne pénètrent
pas moins facilement que leurs devanciers les détails de la vie
régimen taire et no se forment pas moins rapidement qu'eux à la
pratique du métier.
Des officiers, anciens appelés ou engagés volontaires, ont tenté
parfois de nous persuader que l'on ne pénètre bien le soldat qu'en
vivant à côté de lui, avec lui, dans la chambrée. Ces officiers
étaient dans leur rôle, et leur sincérité n'est pas à mettre en
doute, mais comment pourraient-ils sérieusement prétendre que
leurs camarades sortis des écoles n'arrivent pas promptement à la
même connaissance parfaite du soldat par la pratique journalière
de leur métier? Comment soutiendraient-ils un seul instant qu'ils
exercent mieux leur autorité sur leurs subordonnés et qu'ils en
obtiennent davantage, qu'ils montrent plus d'activité et d'initiative,
qu'ils possèdent plus complètement qu'eux les règlements? Si la
part que les officiers provenant du rang doivent, dans leur mérite
professionnel, au contact direct avec l'homme de troupe, au début
de leur carrière, leur assure une réelle et durable supériorité, on
s'explique difficilement qu'un petit nombre d'entre eux atteigne les
hauts grades de la hiérarchie militaire.
Quelques-uns de ceux qui préconisent le stage régimentaire,
comme soldat, y voient un excellent moyen d'atteindre les fils de
famille, les jeunes gens fortunés et bien élevés, en les mêlant
d'aussi près que possible aux fils de paysans, d'artisans et d'ou-
vriers, sous le prétexte qu'ils ne connaîtront bien les devoirs et
surtout les besoins du soldat qu'en servant comme tel. A ne juger
ces hommes que sur leurs intentions, nous serions déjà à peu près
éclairés sur ce que vaudrait le stage dans ces conditions. Notre
opinion sur le fond du sujet fortifie cette présomption. En résumé,
nous ne. jugeons pas utile, encore moins nécessaire, le stage comme
soldat, quelles que soient nos institutions d'enseignement militaire.
Le fruit que la jeunesse des écoles retirerait de sa participation
aux occupations dont la vie d'entraînement du soldat est remplie,
ne serait pas en rapport avec le temps qu'elle lui coûterait.
Nous ne voyons, au contraire, aucun inconvénient sérieux à
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NOS feCOUB MIUTAIRBS D'OFFICIERS 481
placer, dès à présent, le stage régimentaire entre les deux années
d'études, du moins pour les élèves de Saint-Cyr. Etant assimilables,
à ce moment, aux meilleurs sujets du rang qui obtiennent les
galons de sergent, ils seraient stagiaires avec le grade de sous-
officier dans lequel ils acquerraient d'autant plus facilement
d'utiles connaissances pratiques, qu'ils posséderaient déjà un
ensemble de notions théoriques1. En principe, ce stage devrait
être de six mois au plus, afin de ne pas augmenter le temps de
service nécessaire pour arriver à l'épaulette, ce qui équivaudrait à
une élévation de la limite d'âge pour l'admission ; mieux encore, il
pourrait être pris sur les deux années d'études, en remaniant les
programmes actuels des cours.
L'organisation et l'enseignement de l'Ecole polytechnique ne se
prêteraient pas aussi bien que ceux de Saint-Cyr à un stage comme
sous- officier , placé entre les deux années de séjour. Néanmoins,
nous aurions préféré qu'il en fût ainsi, au lieu de voir recourir au
stage précédant immédiatement l'entrée à l'Ecole de Fontainebleau.
Dans une lettre adressée au rapporteur du budget de la guerre
en 1902 et relative à ce dernier stage, le ministre de la guerre fait
ressortir, entre autres avantages à attendre de ce changement pour
les officiers d'artillerie, que « les sous- lieutenants élèves seraient
aptes aux fonctions de chefs de section dans les batteries six mois
après leur sortie de l'Ecole polytechnique », que « leur instruction
se ferait beaucoup mieux au contact de la troupe que dans une
école », que « l'année de régiment entre l'Ecole polytechnique et
l'Ecole d'application serait une diversion utile à des études très
difficiles », qu'on éviterait ainsi « un véritable surmenage intel-
lectuel ». En terminant cette lettre, le ministre n'a pas craint de
mentionner l'avantage suivant, d'une tout autre nature : « Cette
année de dispersion dans les régiments servirait à rompre
certaines coteries qui prennent naissance dans les établissements
où l'on se prépare à l'Ecole polytechnique et qui, en ce moment,
1 Les Saints-Cyriens stagiaires jouiraient, comme les Portepeefashnriche
de l'armée allemande, de la faveur de fréquenter les officiers.'
En Allemagne, les jeunes gens pourvus d'un certificat d'études délivré
dans les gymnases et dans quelques autres écoles désignées, peuvent entrer,
sous certaines conditions, dans un régiment, en qualité d' c avantageur ».
Cinq à six mois plus tard, on les nomme Portepeefœhnriche. Au bout de
Tannée, après examen, ils sont admis dans une école de guerre. C'est au
sortir de cette école où ils séjournent un an, qu'ils subissent l'examen
d'officier.
D'après un ordre de cabinet du 6 mars 1902, les jeunes gens pourvus du
certificat de rhétorique ou de philosophie délivrés dans les mêmes établis-
sements, ont le droit de subir l'examen de Faehnrich.
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482 NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIELS
durent jusqu'à la sortie de l'Ecole ^application, par suite d'une
existence en commun sans discontinuité, » S'il est vrai qu'on
réserve toujours pour la fin le meilleur argument, ceux qui pré-
tendraient encore que l'apprentissage des sous-lieutenants d'artil-
lerie dans les corps de troupe a pour but principal de développer
leur instruction et de les préparer & recevoir fructueusement
l'enseignement de l'Ecole d'application de Fontainebleau, ceux-là
ne pourraient être que des aveugles volontaires.
En résumé, nous réprouvons absolument le stage comme soldat.
Quant à celui que l'on ferait comme sous-officier, dans les condi-
tions que nous avons indiquées, nous le croyons utile, mais non
indispensable. En dehors de l'armée, on s'imagine trop souvent que
l'enseignement de nos écoles militaires est exclusivement théo-
rique. Dans l'armée elle-même, il n'est pas rare de rencontrer
d'anciens Saint-Cyriens affectant de représenter l'Ecole comme
ayant dégénéré en collège où l'on bourre les élèves d'histoire, de
littérature et de théorie *t et où l'on joue au soldat, alors que de
leur temps, à les en croire, on y formait vraiment des hommes et
des professionnels. La vérité est que depuis la guerre, les bri-
mades et les révoltes périodiques, signes de l'esprit écolier, ont
disparu, et que les commandants de nos écoles d'officiers, les
directeurs des études, les professeurs et les instructeurs cherchent
à introduire, autant que possible, dans l'enseignement, la pratique
régimentaire. Chaque jour apporte, pour ainsi dire, une amélio-
ration sous ce rapport.
Nous montrerons plus loin que, mis en œuvre dans des condi-
tions différentes de celles où se donne aujourd'hui l'enseignement
militaire, le stage régimentaire peut revêtir un caractère prononcé
d'utilité, si même il ne s'impose pas. Mais, tout d'abord, expliquons-
nous complètement sur la question, devenue brûlante, de l'unité
d'origine des officiers.
Le principe de l'unité d'origine des officiers procède directement
4 L'auteur (ancien officier) de la Puissance française (1885), œuvre de
valeur, dénotant une connaissance sérieuse de notre état militaire, critique
l'enseignement de Saint-Cyr comme péchant par la pratique; à son avis,
l'histoire, la géographie, la littérature et les langues c qui sont, dit-il, du
ressort de l'éducation antérieure » y tiennent trop de place; sa conclusion
est que le stage régimentaire s'impose.
Cette opinion nous surprend d'autant plus que renseignement de Saint-Cyr
a subi, de 1872 à 1880, un remaniement fondamental dans le sens de la
pratique. La réforme à laquelle nous faisons allusion s'est opérée sous le
commandement du général Hanrion, et a été, en très grande partie, l'œuvre
4e notre prédécesseur comme directeur des études, le colonel, depuis
général Thévenin.
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«06 ÉCOLES MfLYTAIRIS DDFf 1CI8RS 48S
do sentiment égalitaire; aussi, dans les visées de la démocratie,
domine-t-il tontes les questions qui se rattachent aux écoles mili-
taires. Sous quelle forme l'appttquera-t-on définitivement? C'est ce
qu'il est difficile de prévoir dûs un temps où les mesures désorga-
nisatrices que Ton n'osait croire exécutables hier, deviennent
aujourd'hui des réalités.
En tout cas, notre organisation actuelle des écoles, violant, aux
yeux de nos réformateurs parlementaires, l'égalité qui leur est
chère, est menacée d'une transformation radicale. S'imaginer qu'on
ne touchera à nos établissements d'enseignement que pour leur
adapter le stage régimentaire serait une pure illusion. 11 ne peut être
question, croyons-nous, de supprimer toutes les écoles existantes
pour faire du régiment la pépinière des aspirants au grade d'offi-
cier; l'hypothèse d'une école unique n'est guère admissible non
plus; mais, peut-être créera- t-on, sur le modèle des Ecoles de
Saint-Maixent, de Versailles et de Saumur, des écoles pour chaque
arme, où l'on ne serait admis qu'après avoir servi comme soldat
et comme sous-officier. Jeter, autant que possible, dans des moules
uniformes, toutes les intelligences, tontes les aptitudes, tous les
caractères, voilà le but suprême où l'on tend, voilà l'amalgame que
l'on rêvel C'est avec ce métal sans nom que la démocratie voudrait
forger l'épée de la France I
Le niveau de l'enseignement militaire se relèverait sans doute à
Saint-Maixent, Saumur et Versailles, si ces écoles, préalablement
remaniées et devenant les sources uniques du recrutement des offi-
ciers, bénéficiaient des éléments que leur procurerait la suppression
deSaint-Cyr et de l'Ecole polytechnique; toutefois, il ne pourrait
être qu'inférieur au niveau actuel de renseignement de Saint-Cyr,
de Saumur (officiers) et de Fontainebleau. C'est ce dont il est facile
de se rendre compte.
Prenons pour exemple l'infanterie où le nombre des sous-lieu-
tenants promus annuellement est de 40 pour 100 de celui des
sous-lieutenants nommés dans toutes les armes réunies. L'expé-
rience a démontré qu'il n'est pas possible d'étendre l'admission à
Saint-Cyr au delà des 500 premiers candidats, environ, de la liste
de classement d'admission, sans être amené à accepter des jeunes
gens insuffisamment aptes à suivre les cours de l'école. Or, le nombre
moyen, depuis 20 ans, des élèves de Saint-Cyr et de Saint-Maixent
promus annuellement sous-lieutenants est de 670 (exactement 667)
dont 330 Saint-Cyriens et 340 (337) élèves de Saint-Maixent. Or,
avec une seule école d'infanterie, il faudrait, pour assurer le recru-
tement annuel de cette arme, admettre un nombre d'élèves supé-
rieur de 170 au maximum (500) d'élèves capables de recevoir
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484 NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS
l'enseignement de Saint- Cyr et de 340 an nombre moyen (330)
d'élèves qui y entrent annuellement. Il en résulterait que les
programmes actuels d'admission à Saint-Cyr devraient être rema-
niés dans le sens d'une simplification et d'une réduction des
matières, pour être mis à la portée de tous les sujets.
Ce que nous disons de Saint-Maixent s'applique, de la même
manière, à Saumur et à Versailles. On uniformiserait donc l'ensei-
gnement militaire, dans chaque arme, au prix de rabaissement de
son niveau actuel et au détriment des meilleurs sujets. Dès lors,
dans la médiocrité du milieu ainsi créé, se détendraient les ressorts
des individualités de mérite; dès lors aussi, s'affaibliraient les
forces vives de la nation représentées par la belle jeunesse qu'attire
la carrière des armes.
Les réformateurs qui songent à réaliser, par ce moyen, l'unité
d'origine des officiers, placent le stage régimentaire avant l'entrée
à l'école. Dans ces conditions, les aspirants à l'épaulette acquer-
raient difficilement de sérieuses connaissances pratiques ; les menus
détails du service régimentaire d'une part et, de l'autre, les études
préparatoires aux examens d'admission à l'école, les absorbe-
raient à peu près complètement. Sur le terrain de la pratique,
ils resteraient inférieurs à nos anciens sous-officiers promus direc-
tement officiers. Esclaves de leurs devoirs, animés du véritable
esprit militaire, jaloux de leur autorité, rompus à toutes les
exigences du service, corrects dans l'exercice de leurs fonctions
dont ils n'étaient distraits par aucun des cours multiples imposés
aujourd'hui aux aspirants officiers de Saint- Maixent, enfin en
contact incessant avec le soldat dont ils connaissaient à fond les
qualités et les travers, nos anciens sous-officiers, tels que nous les
avons connus avant la guerre de 1870, étaient aussi d'excellents
camarades. Certains d'entre eux manquaient, il est vrai, d'éduca-
tion première, mais personne n'avait à en souffrir sérieusement.
Leur grande expérience professionnelle, très appréciée du comman-
dement, suppléait à ce qui leur manquait du côté de l'instruction
générale et leur permettait, à l'occasion, de servir de guide aux
officiers des écoles débutant dans la carrière. Quelques-uns, d'une
exceptionnelle valeur, primaient de temps en temps les Saint-
Gyriens pour l'avancement. Cependant, comme l'ambition du pins
grand nombre n'allait pas au delà du grade de capitaine, ils ne
portaient aucunement ombrage à leurs camarades d'une autre ori-
gine qu'eux. On savait se rendre mutuellement justice ; aussi, l'union
était-elle, alors, dans tous les corps, aussi complète que possible f .
1 Jusqu'en 1885, les sous-officiers des corps de toutes armes pouvaient
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«OS ÊGOLffi MILITAIRES D'OFFICIERS 485
Noos trouverions encore aujourd'hui, dans nos sous-officiers
rengagés, des serviteurs comparables à nos anciens sous-officiers,
c'est-à-dire possédant leurs qualités de fond. Ils se sont réfugiés
définitivement dans la position de sous-officier, bien qu'elle ne leur
permette pas de dépasser le grade d'adjudant, parce qu'ils y
jouissent d'avantages matériels et moraux dont l'ensemble constitue
une situation plus enviable, i certains égards, que celle d'officier.
C'est ce que n'a pu s'empêcher de reconnaître le rapporteur du
budget de la guerre, dans les termes suivants : « Nous avons dans -
les régiments d'excellents sous-officiers rengagés dont la carrière
est actuellement limitée au grade d'adjudant, parce que le concours
de Saint-Maixent, de Versailles et de Saumur présente trop de
difficultés pour qu'ils puissent l'aborder. Parmi ces sous-officiers,
beaucoup seraient susceptibles d'entrer dans les écoles de sous-
officiers (Saint-Maixent et Versailles), si l'on faisait, dans le
concours, la part plus large aux titres créés par l'ancienneté, et si
l'on allégeait un peu les programmes. Avec les qualités militaires
acquises par de longues années de service et la connaissance
approfondie du métier, ils compenseraient aisément ce qui peut
leur manquer en instruction générale. Ils feraient d'excellents
officiers de troupe. L'âge auquel plusieurs arriveraient à l'épaulette
ne permettrait peut-être pas à tous de dépasser le grade de
capitaine, mais, pour ceux-là mêmes qui ne passeraient pas officiers
supérieurs, cette situation comparée à celle qu'ils peuvent attendre
aujourd'hui marquerait une évolution ascendante, un progrès
incontestable, et ouvrirait un avenir nouveau. Ils pourraient
franchir par leur travail, par leur conduite, par les services rendus,
un échelon de plus, et la République, en les y aidant, serait
incontestablement dans son rôle. Orientons-nous nettement dans
cette direction. »
Dans la « direction » même où il nous invite à nous orienter, le
rapporteur du budget va jusqu'à faire brèche au principe d'unité
d'origine des officiers; il écrit encore : « Pour ouvrir aussi large-
ment que possible l'accès à l'épaulette, pour rester dans la formule
traditionnelle : « Tout soldat a, dans sa giberne, le bâton de maré-
« chai », nous ne verrions que des avantages à ce qu'on admit, sous
« certaines réserves, et en exigeant certaines conditions d'anden-
« neté ou de campagnes, la possibilité pour un sous-officier d'être
être pourvus directement du grade d'officier, conjointement avec les élèves
sortant de l'Ecole polytechnique et de Sain>Cyr. C'est à cette époque
qu'ont été créées l'Ecole d'infanterie de Saint-Maixent (succédant à l'Ecole
du camp d'Avord), et l'Ecole de Partillerie et du génie à Versailles, des-
tinées à recevoir les sous-officiers aptes à devenir officiers.
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486 JtOS ÉCOLES HLlTÀiaES HOFFIOBS
« nommé sous-lieutenant directement sans passer par une école.
« Cette exception devrait être admise, bien entendu, de manière à
« ne pouvoir, à aucun titre, s'exercer comme une laveur, mais
« seulement à constituer une récompense pour des services d'une
« importance absolument justifiée. »
Quoique la part accordée aux sous- officiers du rang ne soit, pour
le rapporteur, qu'une exception de faible portée k la règle géné-
rale, quoiqu'il ne s'agisse, au fond, que d'une sorte de concession
faite à l'esprit démocratique, nous constatons avec satisfaction ce
retour, de sa part, au recrutement direct par le rang; mais, tandis
qu'il recourt à ce recrutement, surtout pour éviter le reproche de
négliger une catégorie de sous-officiers très intéressante, très méri-
tante, nous le voulons aussi large que possible à côté de celui
des écoles. Autrement dit, nous opposons la dualité d origine à
l'unité d'origine des officiers.
Nos écoles régimentaires du premier et du deuxième degré, ou
primaires et secondaires, sont déjà assez bien organisées dans les
corps de toutes armes, pour que, remaniées sur quelques points,
elles puissent suffire à l'instruction des sous-officiers candidats à
l'épaulette. Les cours sèment réglés de telle sorte que l'enseigne-
ment serait uniforme, ou à peu près, dans tous les régiments. Les
chefs de corps ne feraient aucun classement de leurs candidats;
ils se borneraient à présenter ceux qu'ils jugeraient aptes à devenir
officiers, et accompagneraient leurs propositions de notes détaillées
sur l'instruction générale et professionnelle de chacun d'eux; leur
choix serait soumis à l'acceptation des officiers généraux du corps
d'armée, qui pourraient le modifier. Une commission ministérielle
examinerait, par corps d'armée, tous les sous-officiers proposés,
au point de vue de l'instruction militaire théorique et pratique et
de l'instruction générale, et établirait la liste de classement
général. Les années de services, l'ancienneté comme sous-officiers,
les campagnes et les blessures entrement en ligne de compte. Le
coefficient de l'instruction militaire pratique serait le plus élevé.
La loi sur l'avancement fixerait la proposition à établir entre le
nombre des officiers provenant des écoles, et celui des officiers
sortant du rang; nous ne verrions aucun inconvénient & ce que les
grades de sous-lieutenant soient attribués par moitié aux uns et
aux autres. Le nombre des sous-officiers ainsi promus au grade
d'officier ne serait pas assez élevé pour que le recrutement des
sous-officiers de carrière ait à en souffrir. Dans ces conditions,
quelques sous -officiers jeunes d'âge et de service, et d'unç valeur
exceptionnelle, trouveraient de bonne heure leur voie, ce qui ne
serait que justice; mais, en raison de l'importance accordée à
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>vï '-sç^^r**-.''
AOS tGOUS MIUTA1RSS DWfiCIEBS 487
l'ancienneté des services, à l'ancienneté de grade et à l'instruction
militaire pratique, la moyenne d'âge et de service des sous-
officiers classés pour le grade de sous-lieutenant serait plus élevée
que la moyenne correspondante des élèves de Saint-Maixent. On
obtiendrait par là un fonds d'officiers possédant, grâce à un long
noviciat, la solidité de celui que procurait l'ancien recrutement par
le rang, et peut-être même supérieur i ce dernier sous le rapport
de l'instruction générale.
11 y aurait dualité d'origine dans le recrutement des officiers,
mais non antagonisme des deux catégories entre lesquelles ils se
partageraient. La passion politique ne pourrait plus opposer
l'esprit particulier d'une école à l'esprit particulier d'une autre,
et allumer ainsi d'incessantes et dangereuses rivalités. On verrait
renaître l'union fraternelle des officiers si près d'être compromise
depuis quelques années. Le gain serait sensible pour la discipline
et l'esprit militaire. En un mot, l'armée française tirerait une
force nouvelle de la coopération de ces serviteurs modestes et
expérimentés, aujourd'hui confinés dans le grade de sous-officier.
*
La dualité d'origine étant admise, ce qui permet de ne négliger
aucun de» éléments qui s'offrent à nous pour le recrutement du
corps d'officiers, il nous reste à examiner si l'on ne pourrait obtenir
une organisation plus rationnelle de nos écoles militaires {.
En fait d'unité (nous disons unité et non égalité) désirable pour
les jeunes gens qui aspirent à devenir officiers, celle qui consiste-
rait à les faire, avant tout, participer en commun à un enseignement
militaire considéré comme indispensable à tous les sujets, quelle
que soit l'arme à laquelle ils se destinent, nous parait être le
meilleur fondement à donner à l'éducation militaire par les écoles.
Dans l'ensemble des connaissances militaires, il est facile de
distinguer celles que les aspirants officiers de toutes armes doivent
posséder, de celles qui sont spéciales à chaque arme. Une école
où les jeunes gens sèment initiés aux premières constituerait le
premier degré de l'enseignement militaire; on y entrerait par
concours.
Quand nous disons une écolo, nous n'entendons point par là
un établissement unique, mais un certain nombre d'établissements
organisés sur le même modèle, avec un programme unique d'ins-
4 Nous ne nous occupons, dans cette étude, que des officiera des armées
métropolitaine et coloniale, appartenant à la catégorie des eombattanù.
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48S NOS ftOLBS MILITAIRES VOFFIGUBRS
traction militaire, et entre lesquels seraient répartis tous les jeunes
gens admis.
Il est à peine besoin de faire ressortir les avantages de cette
décentralisation de l'enseignement militaire. Elle fournit le moyen
d'instruire un petit nombre d'élèves à la fois, ce qui leur rend
facile de s'assimiler les matières des cours, et permet aux profes-
seurs d'apprécier et de noter chacun d'eux en connaissance de
cause; elle simplifie tout ce qui touche à l'emploi du temps et au
régime intérieur, facilite la surveillance ainsi que l'application des
soins d'hygiène, et diminue le danger des épidémies si redoutable
avec les grandes agglomérations. Gomme nous le verrons plus
loin, le choix des emplacements de ces écoles n'est pas chose
indifférente.
L'enseignement militaire commun à toutes les armes, ou ensei-
gnement du premier degré, devrait être principalement théorique.
Jeter le débutant dans le dédale de la pratique avant de l'initier
à la science militaire dans ses généralités, dans ses rudiments, ce
serait, à notre avis, mettre la charrue avant les bœufs. Si, en
traitant plus haut du stage régimentaire, nous n'avons pas invoqué
cette raison pour condamner celui qu'on imposerait dès à présent
aux élèves de Saint- Cyr, c'est que l'enseignement pratique est,
dans cette école, pour ainsi dire parallèle & l'enseignement théo-
rique, et que la lacune signalée dans le premier de ces ensei-
gnements n'entraîne aucun inconvénient marqué. Ce n'est pas,
d'ailleurs, le principe du stage que nous avons critiqué, mais
seulement son application dans tétat actuel de notre régime
d'enseignement militaire. Le stage est, au contraire, justifié, et
devient même nécessaire avec l'organisation que nous proposons.
Un séjour d'un an dans une des écoles du premier degré serait
suffisant pour acquérir les connaissances générales indispensables
aux aspirants officiers. Par la place même que nous assignons au
stage régimentaire à la suite de cette année d'école, nous indi-
quons clairement qu'il devrait se faire dans l'arme où l'on se
prépare à entrer. C'est donc d'après le classement de sortie de
l'école du premier degré que les jeunes gens auraient à désigner
leur arme de préférence jusqu'à concurrence du nombre des places
disponibles dans chacune d'elles. Il serait tenu compte aux élèves
qui se destinent à la cavalerie de leurs aptitudes pour cette arme,
constatées au cours de l'année d'école.
Dans ces conditions, le stage régimentaire a toute sa valeur.
Les élèves de l'école du premier degré détachés dans un corps de
troupe, n'étant plus absorbés par la préparation à des examens
qui sont pour eux, en quelque sorte, question de vie ou de mort,
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IOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 48*
pourraient 9e donner tout entiers à la pratique du métier. Nous
avons déjà fait observer qu'un élève de Saint-Cyr, après un an
d'école, était assimilable à un sous-officier; il en serait de même
des élèves de l'école du premier degré, quand ils auraient subi
l'examen final; on ne pourrait donc leur attribuer, pendant leur
stage, d'autre grade que celui de sergent. Ils continueraient à
porter l'uniforme de l'école. Au point de vue disciplinaire, ils
n'auraient de supérieurs hiérarchiques, parmi les sous-officiers,
que le sergent-major et l'adjudant; leurs fautes seraient signalées,
le cas échéant, par ces derniers aux officiers qui, seuls, auraient
le droit de les punir. Nous ne jugeons désirable, à aucun point
de vue, que ces jeunes gens soient associés, en dehors du service,
à l'existence des sous- officiers du rang; ils n'auraient rien à y
gagner; ils prendraient donc leurs repas à la cantine, coucheraient
dans une chambre séparée et seraient autorisés à fréquenter les
officiers.
Toutes les phases de la vie régimentaire se déroulant en une
année, il en découle qu'un stage d'un an serait nécessaire pour
mettre les élèves des écoles du premier degré en état d'exercer
chacun des emplois dévolus aux sous-officiers par les règlements,
à l'intérieur de la caserne et sur le terrain d'exercice.
Lorsque l'élève de l'école du premier degré, que nous désignerons
désormais sous le nom d'école de guerre, aurait terminé son stage,
il commencerait à se spécialiser dans son arme, mais il ne possé-
derait, au point de vue de la science de la guerre, que des notions
générales; il ne ferait encore qu'un bon ou un très bon sous-officier.
Le moment serait venu pour lui de recevoir l'instruction technique
qui en ferait un officier. Ce n'est qu'à l'école d'arme qu'il pourrait
pénétrer dans tous ses détails l'emploi tactique de l'arme à laquelle
il se serait préparé.
L'école d'arme succédant à l'école de guerre, est une école de
perfectionnement, une école d'application. Jusqu'à présent, il
n'existe que deux écoles de ce genre : celle de Saumur pour les
élèves de Saint-Cyr classés dans la cavalerie, et celle de Fontai-
nebleau pour les élèves de l'Ecole polytechnique sortant dans
l'artillerie et le génie.
L'école d'application d'infanterie est à créer. Si l'arme qui fournit
aux masses armées leur corps de bataille en est restée privée, la
raison en est que les officiers sont détachés tous les ans de leurs
corps, en nombre limité, à l'Ecole normale de tir de Ghàions, à
l'Ecole de gymnastique et d'escrime de Joinville et à l'Ecole des
travaux de campagne à Versailles, alors que l'enseignement qu'on
y donne et celui qu'ils reçoivent dans les écoles régionales de tir
10 NOVEMBRE 1902. 32
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490 HOS ECOLES MIL1TJURKS DWFICIKBS
pourraient, devraient rentrer dans celui d'une école unique d'appli-
cation.
A l'issue de leur stage, ayant leur envoi à l'école d'application,
les élèves recevraient le brevet de sous-lieutenant. La durée des
études de l'Ecole d'application serait d'un an pour toutes les
armes. Les notes données aux élèves, pendant leur stage, par les
chefs de corps, compteraient pour le classement final.
La haute autorité sur les écoles de guerre, au point de vue
administratif et militaire, appartiendrait aux commandants des corps
d'armée dans le ressort desquels elles sèment établies. L'unité d'en-
seignement, dans ces écoles, serait assurée par la création d'un
inspecteur général permanent secondé par des officiers supérieurs
et relevant directement du ministre de la guerre.
Entre toutes les écoles militaires, y compris l'Ecole supérieure
de guerre dont l'enseignement, dès à présent très bien entendu,
deviendrait, avec quelques perfectionnements, la sanction logique
de celui qu'on recevrait dans les écoles de guerre et d'application,
un lien serait indispensable. Ce lien n'existe pas dans notre orga-
nisation actuelle où l'instruction militaire est dirigée, dans chaque
école, conformément aux programmes ministériels, mais sans que
l'on se préoccupe de ce qui se pratique ailleurs, sans que Ton
s'inspire de vues communes. Un officier général qui a laissé de
durables souvenirs à Saint-Cyr, comme commandant de l'Ecole, le
général Hanrion, proposait, il y a une quinzaine d'années, la for-
mation d'un conseil supérieur des écoles, dont la mission serait
« d'examiner l'appropriation et la concordance des plans d'étude
des divers établissements, l'étendue de l'instruction qu'on y donne,
l'esprit qui y préside et les méthodes qu'on y emploie ». Telle est
l'institution qui, seule, pourrait assurer l'unité de l'enseignement
militaire de tous les degrés.
La reconstitution de nos établissements d'enseignement militaire
destinés aux officiers, sur la base que nous venons d'indiquer,
constitue une réforme organique de trop haute portée pour que
nous n'entrions pas ici, sur quelques points essentiels, dans des
explications de nature à justifier nos propositions. Nous voudrions
même aller au-devant de certaines objections auxquelles un exposé
rapide de cette question pourrait laisser la voie ouverte.
Le nombre d'élèves des écoles militaires actuelles (formant des
officiers), promus annuellement sous -lieutenants, s'étant maintenu
depuis quelques années entre 1,000 et 1,100, .quatre écoles de
guerre de 250 à 275 élèves seraient suffisantes. Chacune d'elles
aurait donc une compagnie de cet effectif pour les exercices divers 1 .
4 Les écoles de guerre allemandes sont à l'effectif de 100 à 150 élèves.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES FOPFiCiBHS 491
Le séjour dans les écoles de guerre étant fixé à un an, l'ensei-
gnement militaire y resterait inévitablement, pour l'infanterie et
la cavalerie, au-dessous de celui de Saint-Cyr où les études ont
une durée double; mais une année d'école d'application permet-
trait aux élèves d'infanterie d'atteindre ce niveau, et même de le
dépasser, dans l'ensemble, grâce au stage régimentaire qui aug-
menterait sensiblement leur savoir pratique. Dans la cavalerie, au
lieu de deux ans passés i Saint-Cyr et un an & Saumur, on aurait
un an d'école de guerre, un an de stage et un an d'école d'appli-
cation; l'instruction théorique serait donc un peu moins développée
au profit de l'instruction pratique.
L'enseignement de l'Ecole polytechnique étant surtout scienti-
fique, l'éducation militaire des officiers-élèves de Fontainebleau est,
pour ainsi dire, à faire entièrement. Dans l'organisation que nous
proposons, le jeune homme ayant en vue une arme spéciale com-
mencerait son apprentissage militaire à l'école de guerre; après un
an de stage régimentaire, il passerait à l'école d'application où il
acquerrait les connaissances techniques nécessaires dans son arme.
Le programme actuel des connaissances exigées pour l'admission
à Saint-Cyr pourrait être conservé intégralement pour l'admission
dans les écoles de guerre; il en serait de même des conditions
générales d'admission au concours, y compris la mesure relative &
l'abaissement de la limite d'âge à vingt ans.
La création des écoles de guerre appelle l'élaboration d'un
programme nouveau dont nous nous bornerons à indiquer les
grandes lignes. Les règlements d'exercice et de manœuvres et ceux
qui traitent des divers services de l'infanterie — l'arme dont les
autres sont les auxiliaires — feraient le fond de l'enseignement
théorique et pratique; on y ajouterait de3 notions générales sur
l'organisation, la formation et la tactique des différentes armes, sur
l'armement et le tir de l'infanterie, sur les ouvrages élémentaires
de fortification passagère et sur les principes de la fortification
permanente. Le programme comprendrait aussi la géographie mili-
taire de la France et des colonies, la topographie (cours et levés),
l'administration et la législation de l'armée, la langue allemande ou
la langue anglaise, l'escrime, la gymnastique et l'équitation.
11 est impraticable de faire poursuivre sérieusement aux élèves
des écoles militaires l'étude des langues étrangères; on devrait se
borner, faute de temps, à entretenir la connaissance qu'ils en ont
acquise antérieurement. C'est seulement quand on aura adopté,
dans l'Université, pour l'enseignement de l'allemand et de l'anglais,
une méthode rationnelle et pratique, différente de celle qui est
suivie aujourd'hui, qu'on sera en mesure d'exiger des candidats
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492 NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS
aux écoles militaires qu'ils sachent non seulement bien traduire,
mais parler couramment une des deux langues.
L'emplacement des écoles de guerre est tout indiqué dans de
grandes places de garnison telles qae Lille, Nantes, Besançon,
Grenoble, Toulouse, Montpellier, etc., où les troupes et les éta-
blissements militaires serviraient à l'instruction des élèves.
L'école d'application d'infanterie constituerait une précieuse
innovation; elle serait établie au camp de Gbàlons. On y transpor-
terait l'enseignement des écoles d'application pour le tir de l'infan-
terie, et celui de l'Ecole des travaux de Versailles. Le cours spécial
de l'Ecole normale de tir, suivi actuellement par quelques capi-
taines d'infanterie, y serait professé par les instructeurs du cadre
de cette école !. Tous les officiers d'infanterie recrutés dans les
écoles participeraient donc, dans les mêmes conditions, à l'ensei-
gnement du tir et des travaux de campagne. En outre, le service
régimentaire de cette arme n'aurait plus à souffrir de l'absence des
officiers détachés de leurs corps, ce qui mérite d'être pris en
considération, au moment où le service militaire à court terme
imposera à tous un travail intensif. Les élèves se perfectionneraient
dans la connaissance des différentes armes et dans les applications
de la topographie. Us suivraient un cours de télégraphie militaire.
Enfin, ils participeraient à des manœuvres.
Il suffirait de quelques changements dans les programmes des
cours de l'Ecole de Saumur, pour qu'ils s'adaptent à l'école d'appli-
cation de la cavalerie.
Nous ne croyons pas indispensable de donner aux officiers
d'armes spéciales une instruction scientifique aussi étendue que
celle que reçoivent actuellement les élèves de l'Ecole polytechnique.
11 en résulte que le programme des cours de l'école de Fontai-
nebleau serait à remanier.
Les langues allemande et anglaise et l'ôquitation entreraient
dans l'enseignement des écoles d'application. Saumur conserverait
l'Ecole d'application de cavalerie2. Fontainebleau et Versailles
seraient le siège des écoles d'application de cavalerie et du génie.
Dans le cas de fusion des armes spéciales, l'école d'application
unique occuperait les locaux de l'Ecole de Fontainebleau.
En affectant les bâtiments inutilisés de Saint-Cyr et de Saint-
Maixent à deux des quatre écoles de guerre, les dépenses afférentes
à notre plan de réorganisation se réduiraient à l'édification des
1 L'Ecole normale de tir conserverait ses autres attributions actuelles.
* Rien ne serait changé aux attributions de l'école actuelle, comme école
d'instruction pour les aides-vétérinaires, école de dressage, école de mare-
chalerie et atelier d'arconnerie.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 493
deux antres écoles et à celle de l'école d'application d'infanterie.
Encore est- il que parmi les villes les mieux situées pour recevoir
les écoles de guerre, on en trouverait, vraisemblablement, qui
seraient disposées à se charger en totalité, sinon en grande partie,
des frais de construction des locaux nécessaires.
L'Ecole normale de gymnastique et d'escrime de Joinville serait
maintenue pour les officiers et les sous-officiers.
Rien ne s'opposerait, avec notre système d'éducation militaire, au
maintien du Prytanée. Sa raison d'être subsistera aus9i longtemps
que la carrière militaire sera en honneur, et que l'on considérera
comme un devoir de récompenser dans leurs enfants les pères qui
se sont dévoués à la défense armée de la patrie. Dans un temps où
les vocations militaires deviennent de plus en plus précieuses à
mesure que redoublent les efforts de la démocratie pour en détendre
les ressorts1, n'est-il pas permis d'espérer qu'on les rencontrera
dans les familles de soldats plus souvent qu'ailleurs?
La Flèche pourrait donc être une école préparatoire aux écoles de
guerre; elle ne jouirait d'aucune immunité spéciale en ce qui
concerne les conditions générales d'admission dans ces écoles.
La gratuité de l'enseignement, dont bénéficient les élèves de La
Flèche, devrait s'étendre à toutes les écoles militaires. Si nos
gouvernants avaient le souci de notre avenir militaire, s'ils n'obéis-
saient à aucune préoccupation étrangère au bien de l'armée, ils
n'hésiteraient pas un seul instant à adopter cette mesure proposée,
dès 1848, par le général Gavaignac, ministre de la guerre, à l'Assem-
blée constituante, réclamée depuis, à plusieurs reprises et récemment
sous la dernière législature, par la Commission de l'armée 2.
Bien que nous ne nous occupions ici que des écoles militaires
1 a Une démocratie ne saurait être dans son rôle quand elle cantonne les
enfants dans la carrière suivie par leurs pères. » (Rapport sur le budget de
la guerre, en 1902.)
• D'après les ordres donnés par le ministre de la guerre, les places
vacantes au Prytanée militaire doivent être données aux candidats prove-
nant des établissements de l'Etat. Cette mesure a été prise dans l'intérêt de
la République. » [Ibid.)
2 c Seuls dans l'armée, les élèves de nos grandes Écoles servent leur pays
et le paient... La réforme que constitue la gratuité des écoles militaires est
tout à la fois réclamée par l'opinion, fondée sur le sentiment de l'égalité [il
s'agit ici d'une saine égalité dont personne n'aurait à souffrir moralement
ni matériellement] et motivée, aujourd'hui plus que jamais, par l'assujet-
tissement général des élèves au service militaire t. (Rapport fait au nom de
la Commission de l'armée chargée d'examiner le projet de loi ayant pour
but de modifier la loi des 26 janvier, 3 mai et 5 juin 1850, relative aux
Ecole polytechnique et Ecole militaire, et à l'Ecole navale de Brest (Colla-
tion des bourses), par M. le colonel du Halgouet, député.
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494 NOS tCOLBS MIUTA1BK D'OFFICIERS
formant on préparant des officiers, nous croyons i propos de
faire entrevoir, en quelques mots, les moyens de donner aux
sons- officiers qui n'aspirent pas & devenir officiers, c'est- à-dire
aux socs-officier» de carrière, une instruction militaire en rapport
avec leur mission spéciale d'instructeurs de la troupe.
L'importance acquise par les sous* officiers dans notre état uni-
taire actuel semble grandir tous les jours et justifier de plus en
plus cette observation quasi prophétique de M. de Tocqueville :
« La classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n'avait
point encore paru dans l'histoire, est appelée désormais, je pense,
à y jouer un rôle1. »
En 1874, dans son rapport sur le projet de loi des cadres
présenté au nom de la Commission de l'armée, le général Cbaretos
proposait, en ces termes, la création d'écoles de sous- officiers :
« On dit que les sous-officier* ne se forment pas à l'école, mus
dans les rangs. Cela n'est vrai que jusqu'à un certain point,
car s'ils ne s'y forment pas entièrement, ils arrivent dans les
rangs préparés à faire des sous-officiers bien supérieurs par l'ins-
truction à ceux qui ne les ont pas quittés. »
Les écoles d'enfants de troupe (Rambouillet, Montreuil-sur-Mer,
Saint- Hippoly te du Gard et les Andelys pour l'infanterie, Anton
pour la cavalerie et Bilom pour l'artillerie et le génie), organisées
dix ans plus tard et destinées aux fils de militaires 2, ne sont pas
de véritables écoles de sous-officiers de carrière; un grand nombre
de sujets qui y sont instruits manquent le but pour lequel elles
ont été instituées et ne fournissent pas, à beaucoup près, un
nombre de sous- officiers en rapport avec les effectifs qui y sont
entretenus. Elles devraient être organisées sur un nouveau pied
qui permettrait de compter sur une réduction notable du déchet
actuel. Peut-être même pourrait-on en étendre le recrutement,
sous certaines conditions, à d'autres qu'à des enfants de familles
militaires, par exemple, aux fils de fonctionnaires de l'Etat. H
importe plus que jamais, avec le temps de service militaire réduit
qui nécessite un grand nombre de sons-officiers, de œ négliger
aucun des moyens qui s'offrent à nous « de retenir dans l'armée
toute une catégorie de bons sujets assez lettrés pour qu'ils puissent
lire, écrire et tenir un compte, trop illettrés pour que leur ambition
puisse aller au delà du galon, et de faire revivre ainsi, pour l'enca-
drement des troupes, cette classe de spécialistes autorisés que la
* Delà démocratie en Amérique.
* FEb de soldats, caporaux, soiw -officiers jusqu'au grade de capitaine, et
fils d'officiers supérieurs décédés.
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NOS ÉCOLES MLlUlRES DWFICMRS 49*
transformation de l'armée et les mœurs nouvelles ont à peu près
complètement supprimée1. »
Quant aux écoles de sous-officiers proprement dites, elles sont
à instituer. Leur but devrait être de former exclusivement des
instructeurs ; elles se recruteraient parmi les soldats, caporaux et
brigadiers de tous les corps de troupe. L'avantage qu'elles offri-
raient d'assurer l'unité de méthode dans l'instruction des troupes,
serait suffisant, à lui seul, pour motiver leur création.
La suppression des Ecoles de Saint-Cyr et Polytechnique comme
source de recrutement, la première pour les officiers d'infanterie
et de cavalerie, la seconde pour les officiers d'armes spéciales,
telle est la conséquence de l'organisation que nous venons d'expo-
ser. Saint-Cyr revivrait, jusqu'à un certain point, dans les écoles
de guerre doublées des écoles d'application, d'infanterie et de
cavalerie, mais les aspirants aux armes spéciales ne trouveraient
plus d'enseignement équivalent à celui qu'ils ont reçu jusqu'à
présent à l'Ecole polytechnique. Un coup d'oeil sur l'histoire de
l'Ecole polytechnique à ses débuts et sous l'Empire éclairera utile-
ment les explications qu'appelle de notre part une proposition de
réforme de cette importance.
V Ecole centrale des travaux publics, instituée en septembre
4794 par la Convention, était destinée à remplacer les Ecoles
spéciales de l'ancien régime, plus ou moins désorganisées par la
Révolution, et où se recrutaient jusque- là les ingénieurs civils et
militaires (ponts et chaussées, mines, ingénieurs géographes,
officiers d'artillerie et du génie) . Environ un an plus tard, quand
on s'aperçut de l'insuffisance de la nouvelle institution pour rem-
placer toutes les écoles spéciales, on la transforma en Ecole prépa*
ratoire à ces écoles qu'on s'empressa de rétablir par une loi
(octobre 1795), et on lui donna le nom d'Ecole polytechnique.
Les sciences d'application professées dans les écoles spéciales ne
furent pas enseignées à. l'Ecole polytechnique où les études
abstraites tinrent désormais la seule, sinon la plus grande place.
Il est intéressant de constater que le corps de l'artillerie ne figu-
rait point parmi ceux dont l'Ecole centrale des travaux publics
devait être la pépinière. Au moment de la réorganisation des écoles
spéciales, Fourcroy répara l'omission. L'Ecole polytechnique réunit
alors le corps de l'artillerie à ceux qu'elle alimentait déjà; cepen-
dant, elle ne disposa que des deux tiers des emplois d'officiers;
t f Général Trochu, Œuvra posthumes.
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496 NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS
l'Ecole d'artillerie de Chàlons1, ayant protesté contre la loi de réor-
ganisation d'octobre 1795, fut admise à faire entrer dix-neuf de ses
élèves à l'Ecole polytechnique pour en suivre les cours et être
classés dans les différents services au même titre que les poly-
techniciens 2.
Une autre protestation plus significative contre l'organisation de
l'Ecole polytechnique, est celle qui émana du Comité central des
fortifications. Le privilège dont jouissait l'Ecole, de pourvoir, seule*
au recrutement de tous Je3 services publics, était, d'après ce comité,
de nature à éloigner d'eux des individualités distinguées, à « affai-
blir l'émulation » et & « restreindre les moyens d'assurer aux
divers services le nombre d'élèves qui leur est nécessaire ». Aussi,
proposait-il d'autoriser tout citoyen remplissant les conditions
générales requises à participer au concours pour une école des
services publics, sans avoir suivi les cours de l'Ecole polytech-
nique. Pctiet, ministre de la guerre, en transmettant au Directoire
les observations du comité sur les inconvénients de la centralisation
outrée qui caractérisait l'organisation de l'Ecole polytechnique3,
les appuya des siennes dans le même sens; il fit valoir, par
exemple, que les ponts et chaussées « donnaient des élèves en
plus grand nombre et, en même temps, les plus instruits, au détri-
ment des services militaires ». Il en concluait que l'adoption de la
proposition du comité était « propre à préserver les corps militaires
de la décadence où ils tomberaient infailliblement ». Dans un
mémoire ultérieur, le même comité ne craignit pas de se prononcer,
dans les termes suivants, en faveur des anciennes écoles spéciales
contre l'organisation nouvelle : « Depuis l'institution de l'Ecole
polytechnique, le génie et l'artillerie n'ont point eu de sujets d'une
capacité comparable à celle qu'un concours général de tous les
citoyens leur procurait autrefois. » '
Les questions soulevées par le Comité central des fortifications
étaient en discussion devant le conseil des Cinq- Cents et celui des
Anciens au moment où éclata la révolution du 18 brumaire; dès
lors, elles furent abandonnées, mais ce qu'il avait espéré obtenir
des délibérations de ces assemblées se réalisa, jusqu'à un certain
point, par la force des choses, vers la fin des guerres napoléo-
niennes, pour les officiers d'artillerie. Les besoins en officiers de
1 Cette école avait été réorganisée en 4791 par Laplace.
1 II en fut ainsi pendant quelques années.
8 Dans le chapitre de son livre sur La haute éducation intellectuelle, con-
sacré aux sciences, Mgr Dupanloup vise plus particulièrement l'Ecole
polytechnique quand il dit, par prétention, au sujet de certaines Ecoles :
« Je nedemanderai pas si elles n'ont pas été créées dans une pensée de
centralisation plutôt que dans l'intérêt de la science, mais... »
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ROS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 497
cette arme s'étant considérablement accrus, Napoléon décréta (1811)
que ceux-ci seraient recrutés à Saint-Cyr, à La Flèche et dans les
lycées impériaux. Les élèves de Saint-Cyr et de La Flèche jugés
aptes au service de l'artillerie étaient nommés directement sous-
lieutenants dans les corps de troupes & l'issue de leurs deux années
d'études, tandis que les élèves des lycées entraient après examen
à l'école de Metz où ils séjournaient un an ou deux avant de servir
dans les régiments. Quelques mois plus tard, le ministre de la
guerre demandait à l'Ecole polytechnique un certain nombre d'élèves
pour les envoyer à l'école de Metz. Il en fut ainsi jusqu'en sep-
tembre 1814, époque à laquelle l'artillerie se recruta de nouveau à
l'Ecole polytechnique1. Il ne paraît pas qu'au cours de la période
de 1811 à 1814 l'empereur ait eu & se plaindre d'avoir recouru à
ces centres divers de recrutement.
Les considérations qui précèdent mettent en lumière les avan-
tages à attendre, pour l'avenir de l'artillerie, d'un centre spécial
de recrutement capable de répondre & tous les besoins. L'Ecole
polytechnique ne peut être ce centre spécial, en raison de la nature
de son enseignement. En effet, il n'existe « aucun rapport entre
les qualités nécessaires pour réussir dans l'étude des mathéma-
tiques transcendantes et celles qui rendent un homme propre à
suivre avec succès la carrière des armes ».
Ainsi s'exprimait, en 1836, le marquis de Chambray, maréchal
de camp d'artillerie. C'est sur lui-même qu'il démontrait l'inutilité
des mathématiques transcendantes pour les officiers d'armes spé-
ciales : « Dans ma carrière d'officier d'artillerie, je n'ai jamais
trouvé une occasion de me servir des mathématiques transcen-
dantes...; aussi, les ai-je si complètement oubliées que j'ai été
obligé de consulter un de mes anciens camarades livré à l'ensei-
gnement pour qu'il me rappelât le nom de ces parties des mathé-
matiques qu'on nous avait enseignées...; je présume qu'il en a été
de même dans les autres carrières qu'alimente l'Ecole polytech-
nique... C'est une conséquence de ce que ces parties ne reposent
que sur des abstractions et des hypothèses, et ne présentent
aucune application dans la pratique, excepté peut-être en astro-
nomie... Laplace, membre du Conseil de perfectionnement, émit
l'opinion que l'on enseignait trop de mathématiques aux élèves. On
donnait pour motif que cette étude exerçait l'esprit et la sagacité
1 Depuis 1804, l'Ecole était soumise au régime militaire. Une ordonnance
royale de 1814 fît cesser cet état de choses quia été rétabli depuis. Le titre
d'~* Ecole militaire » ne se justifie guère que par ce fait que ses élèves sont
considérés comme étant présents sous les drapeaux pendant leurs deux
années d'études et relèvent, par conséquent, du ministre de la guerre.
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f ,
4M HOS tCOLIS MILITAIRES D'OFFICIERS
des élèves et les rendait capables de saisir toutes les applications
dont ils pourraient Être chargés par la suite... Je ne me sois pas
occupé nne seule fois de physique depuis que je suis sorti de
l'Ecole... Quant à la chimie, je l'ai pour ainsi dire complètement
oubliée. »
Le même officier général a écrit encore : « Il n'est pas prouvé
que deux ou trois années d'études opiniâtres à F Ecole polytechnique
rendent plus apte à suivre les cours des écoles spéciales. À l'Ecole
d'état- major, les élèves qui sortent de l'Ecole polytechnique ne
paraissent pas supérieurs, sous ce rapport, i ceux qui sortent de
l'Ecole militaire de Saint-Cyr. »
Une expérience encore plus concluante, dans le sens de cette
dernière observation, est celle qu'a permis de faire, de nos jours,
l'Ecole supérieure de guerre. Si l'on consulte les classements
d'entrée et de sortie de cette école, on se convaincra que les
élèves de Saint- Cyr disputent, assez souvent avec succès, les
premières places aux officiers d'armes spéciales. En outre, on ne
compte pas moins d'officiers d'artillerie et du génie, — toute pro-
portion gardée, — que d'officiers d'infanterie et de cavalerie
échouant aux examens d'entrée. Ainsi s'est opérée une sorte de
nivellement général des officiers de toutes les armes; aucune d'elles
ne saurait se prévaloir d'être supérieure à une autre. En un mot,
le particularisme d'arme a vécu. L'enseignement scientifique de
l'Ecole polytechnique n'a donc pas l'influence qu'on lui prête
parfois au point de vue de l'éducation militaire des sujets qui se
destinent aux armes spéciales; il est à peu près inutile pour eux.
C'est assez dire qu'un enseignement plus abordable s'impose.
En posant en principe, sans aucune restriction, que les mathé-
matiques transcendantes sont superflues pour tous les officiers
d'armes spéciales, nous dépasserions notre propre pensée. Il
importe de distinguer, parmi les officiers d'artillerie, ceux qui
s'occupent de la fabrication du matériel et de ht confection des
munitions (canons, armes i feu, fusées, projectiles, cartouches,
voitures, affûts, etc.) de ceux qui les reçoivent en charge et les
emploient, et, parmi les officiers du génie, ceux qui construisent
des ouvrages de défense permanents et des bâtiments militaires,
de ceux qui se livrent à des exercices de polygone. Les ofiriers
appartenant à la première catégorie de chacune de ces armes sont,
à proprement parler, des techniciens, des ingénieurs; pour eux, la
adence pure, loin d'être mutile, est un fondement nécessaire; ils
devraient donc puiser leurs connaissances & la infime source que
te» i ugénieursi des ponts et chauaaées, des bums» des caaatrurtians
navales, etc., par conséquent * FEcole polytechnique. C'est
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*0S ECOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 499
ment aux officiers d'artillerie et du géaie de la deuxième catégorie,
c'est-à-dire aux officiers auxquels incombe le service* des corps de
troupe, que s'appliquerait l'organisation de renseignement que
nous avons préconisé; cet enseignement serait en rapport avec
leurs obligations professionnelles sensiblement moins étendues que
cdies auxquelles ils sont soumis actuellement.
Parmi les dispositions essentiellement vicieuses de l'organisation
de l'Ecole polytechnique, celle qui oblige les élèves & ne désigner
le service de leur choix qu'après le classement de sortie, mérite
tout particulièrement d'être relevée1; elle n'a pas seulement pour
conséquence de faire affecter aux armes spéciales généralement les
élèves les moins distingués, elle y introduit aussi un grand nombre
de sujets qui n'embrassent la carrière militaire qu'après avoir vai-
nement caressé l'espoir d'être classés dans un service civil, ce qui
a fait dire à un de nos écrivains militaires que l'Ecole polytech-
nique était « une souricière merveilleusement organisée » . Ecoutons
sur ce sujet l'avis du maréchal de caïap de Ghambray : « Appelez
dans la noble carrière de Vauban et de Gribeauval des hommes de
vocation, ce seront toujours les meilleurs. » Nous irons jusqu'à
dire : « N'y appelez que des hommes de vocation. »
Les observations précédentes nous paraissent suffisantes pour
justifier la réforme dont nous avons indiqué les traits essentiels.
Nous n'irons pas jusqu'à dire que l'adjonction des services publics
constitués par les ingénieurs- constructeurs de l'artillerie et du
génie, aux services déjà existants, augmenterait le prestige de
l'Ecole polytechnique; du moins contribuerait-elle à relever le
niveau de son enseignement. L'école reprendrait ainsi sa mission
de grande école scientifique, celle-là même qui lui a été assignée
au début de sa fondation. D'autre part, en créant pour les aspi-
rants aux armes spéciales un enseignement plus accessible et mieux
approprié que ne l'est aujourd'hui celui de l'Ecole polytechnique,
on assurerait Te recrutement des officiers dans de meilleures con-
ditions.
II m été souvent question, depuis quelques années, de la fusion
du génie et de l'artillerie. Par diverses mesures, et, en particulier,
par la création récente d'un enseignement spécial à chacune de
ces armes à l'Ecole de Fontainebleau, le ministre de la guerre
s'est prononcé radicalement contre cette fusion ; d'un autre côté,
4 D*apfêB la loi en i 6 décembre 1799, les candidats de l^oete étalent
tenus de déclarer à l'examinateur d'admission le service attqndl îk se
inHJMirnt. et ne paoraient modifier cette désignation. En 1606, te Conseil
de perfectionnement décida que tes élè«es ne choisimeirt te service où ils
désiraient entrer qu'au moment de lear sortie,
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500 NOS ÉCOLES MILITAIRES D OFFICIERS
il a admis jusqu'à un certain point, pour chaque arme, la sépara-
tion des ingénieurs et des officiers de troupe1. On conçoit que
l'étendue du savoir exigé jusqu'ici des officiers d'artillerie et du
génie ait rendu la fusion des deux armes, sinon impossible, du
moins très compliquée, et, par conséquent, ait favorisé la spéciali-
sation ; il est tout simple qu'on ait hésité à demander à un officier
de réunir toutes les connaissances que se partagent aujourd'hui
l'officier d'artillerie et celui du génie, c'est-à-dire d'être à la fois
artilleur, constructeur, pyrotechnicien, pontonnier, architecte,
aérostier, télégraphiste, sapeur et mineur; mais on reconnaîtra
que l'obstacle à la fusion serait plus facilement surmontable, si,
comme nous le proposons, les officiers d'artillerie et du génie
étaient débarrassés du bagage scientifique actuel, et remplacés par
des ingénieurs en ce qui concerne les études et les travaux tech-
niques des deux armes. Dans ce cas, la fusion s'appliquerait aux
officiers de troupe.
Aux Ecoles des ponts et chaussées et des mines, correspondraient,
pour les ingénieurs de l'artillerie et du génie, une école des fabri-
cations de l'artillerie et une école de construction du génie; la
partie administrative des fonctions devant incomber plus tard aux
uns et aux autres ferait l'objet d'un cours spécial. Ces ingénieurs
étant hiérarchisés militairement avec assimilation aux officiers de
troupe, ressortiraient au ministère de la guerre; ils auraient sous
leurs ordres le personnel civil et militaire des divers établissements,
et seraient chargés du service des directions actuelles d'artillerie et
du génie, pour tout ce qui regarde, d'une part, la fabrication du
matériel dans les établissements de l'artillerie, d'autre part, la
construction des ouvrages de défense et la gestion du domaine
militaire2. L'institution de ces corps de techniciens aurait, entre
autres avantages, celui de rendre disponibles en cas de mobilisa-
4 a Le ministre n'accepte pas la spécialisation absolue qui consisterait à
créer un corps d'ingénieurs définitivement cantonné dans le service des
établissements. Il estime que, pour fabriquer de bonnes armes, il faut être
appelé à les servir soi-même de temps en temps. Il compte confier les éta-
blissements constructeurs à des officiers, capitaines ou officiers supérieurs
qui seraient astreints seulement à passer dans la troupe deux ans dans le
grade de capitaine et deux ans dans le grade de chef d'escadron, et qui
auraient un avancement en rapport avec les service rendus. La décision
ministérielle du 30 mai 1901 a déjà consacré cette spécialisation, la seule
que le ministre croit compatible avec les exigences de la fabrication du
matériel de guerre. » (Rapport sur le budget de la guerre de 1902; réponse
du ministre à la Commission.)
3 Les Allemands ont récemment séparé, dans l'arme du génie, l'élément
technique de l'élément combattant, en créant un personnel spécial chargé
de construire les ouvrages de défense.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES D'OFFICIERS 501
iion tous les officiers d'artillerie et du génie. Aujourd'hui, — soit
dit en passant, — on serait obligé, en temps de guerre, pour
diriger quelques-uns des établissements de l'artillerie, de recourir
à des officiers de réserve et de l'armée territoriale.
On simplifierait encore le problème de la fusion des deux armes,
en retirant au génie l'attribution qui lui a été faite des travaux
topographiques exécutés autrefois par les officiers du corps d'état-
major. Ces travaux seraient confiés à des ingénieurs formant un
corps spécial, dit des ingénieurs-géographes (topographes et géo-
désiens), renouvelé de celui qui remonte à la fondation de l'Ecole
polytechnique, et qui attacherait son nom à la confection d'une
carte d'ensemble de la France et des colonies à l'échelle du
1/50,000*.
Nous bornerons là nos observations sur la réforme de l'Ecole
polytechnique, résultant du plan d'enseignement militaire que
nous venons de tracer. Il ne nous reste qu'à résumer, dans ses
rouages essentiels, l'organisation que nous soumettons à l'appré-
ciation des hoipmes compétents.
Un certain nombre d'écoles de guerre, réparties sur le territoire,
recevraient par concours les jeunes gens qui se proposent d'em-
brasser la carrière des armes; les connaissances communes à toutes
les armes y formeraient le fond de l'enseignement qui aurait une
durée d'un an et serait plus théorique que pratique. Au sortir des
écoles de guerre, les élèves désigneraient leur arme de préférence,
et entreraient avec le grade de sergent dans les corps de troupe
de cette arme, où ils feraient un stage d'un an dans les emplois
divers de sous-officiers. Promus officiers à la fin de ce stage, ils
seraient envoyés à l'Ecole d'application de leur arme, où s'achève-
raient en un an, pour toutes les armes, leur instruction militaire
technique. L'Ecole supérieure de guerre resterait, au-dessus des
écoles de guerre et d'application, ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-
à-dire une école des hautes études militaires* une pépinière d'offi-
ciers d'élite.
Il est presque inexplicable qu'on ait laissé jusqu'ici sans fonde-
ments assurés et sans harmonie entre ses différentes parties,
l'édifice auquel l'Ecole supérieure de guerre sert de couronnement
en France. Les Allemands n'ont pas, comme nous, perdu leur
temps à remanier en détail une organisation défectueuse; ils ont
donné de bonne heure à leur enseignement de fortes assises et
l'unité qui manquent encore au nôtre. Il est vrai qu'à aucun
moment, ils n'ont obéi, pour mener à bonne fin cette œuvre capU
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502 NOS ÉCOLES MHJTÀIMS DWFICIERS
taie, à un mobile d'ordre politique, et que la stabilité ministérielle
les a préservés des réformes intempestives et insuffisamment
mûries. Si, dans notre esquisse de la reconstitution des écoles
militaires, on remarque certaines propositions rappelant plus ou
moins leurs institutions, nous voulons espérer qu'on ne les attri-
buera pas & un goût de servile imitation de notre part. Nous avons
pensé tout simplement que là où se rencontraient la logique et
l'esprit de suite, on avait des chances sérieuses de trouver quelques
bonnes inspirations.
Notre projet de réorganisation des écoles militaires, applicable,
— il est utile de le constater, — avec le service militaire réduit
dont le Parlement s'apprête à nous imposer imprudemment la
lourde charge, n'est pas, à proprement parler, une nouveauté dans
toutes ses parties. Tout en mettant à profit nos idées personnelles,
nous avons tiré parti des travaux publiés sur ce sujet. En général,
les écrivains militaires n'ont pas élaboré de plan complet de
réforme organique des écoles , ; la plupart se sont bornés k pré-
senter des observations critiques et des vues d'ensemble. Telle ou
telle des opinions qu'ils ont émises a trouvé, plus ou moins, son
application dans cette étude.
Pour achever de tout dire en peu de mots, nous avons recherché,
sans aborder les questions secondaires, des solutions simples,
rationnelles, conformes aux véritables intérêts de l'armée. Aux
partis extrêmes qui consistent à prendre, soit les écoles, soit le
régiment, pour source unique du recrutement des officiers, nous
avons préféré celui qui, tenant entre eux à peu près le juste
milieu, permettait de ne négliger aucune des ressources dont nous
disposons.
Général Bouhelly.
* Le plan récent le plus complet émane d'un membre de la Commission
de l'armée, à la Chambre des députés, sous la dernière législature, M. Ger-
vais. Il a été présenté, en 1900, sous la forme d'une proposition de loi ayant
pour objet « de créer la communauté et l'unité d'origine des officiers
d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie et du génie ».
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'*5swra?5B?r.
QUESTIONS D'ASSISTANCE
Là
Parmi les nombreux projets de loi qui attendent , dans les limbes
des commissions, le grand jour de la discussion publique, plusieurs
concernent l'assistance. Pour nous borner aux principaux, nous
citerons le projet de révision de la loi sur le service des enfants
assistés l, préparé par VL Théophile Roussel, dont l'âge mérite-
rait bien un tour de faveur; la proposition relative & l'assistance
aux vieillards et aux infirmes, qui termine l'organisation de
l'assistance obligatoire, telle qu'elle a été définie dans le pro-
gramme adopté au début de ses travaux par le Conseil supérieur
de l'Assistance publique2; la proposition qui détermine les moyens
d'assistance et de coercition propres à réprimer le vagabondage,
mesure si souvent réclamée par les conseils généraux depuis
quelques années; la proposition ayant pour objet l'institution de
{'assistance aux enfants de familles indigentes; enfin le projet de
loi sur la surveillance des établissements de bienfaisance privés,
dont IL le président du Conseil a déposé à nouveau le texte en en
4 Loi du 5 mai 1869. — La commission chargée d'étudier le projet de
revision proposé par le gouvernement a été nommée le 28 mai 1892, et le
rapport de M. Roussel a été déposé le 8 juillet 1898. (Documents parlemen-
taires, Sénat, 1898, n»283.)
3 Voici la formule adoptée par ie Conseil supérieur :
« L'assistance publique est due i ceux qui sont, temporairement ou défi-
nitivement, dans l'impossibilité physique de pourvoir aux nécessités de
la vie. »
Cette définition comprenait quatre catégories : enfants, malades, vieillards
et incurables. Des lois antérieures ont pourvu aux besoins des deux pre-
mières; ceux des deux autres font l'objet du projet préparé par le Conseil
d'Etat et adopté par le Conseil des ministres à la date du 1er juillet 1898.
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504 QUESTIONS D'ASSISTANCE
demandant la mise à l'ordre du jour, dans la séance da 21 octobre
dernier.
Pourquoi, entre tous ces projets, le chef du ministère a-t-il choisi
celui-ci, dont les dispositions ont soulevé, dès son apparition, une
vive opposition et qui est, d'ailleurs, un des derniers venus? On
peut supposer, sans être téméraire, qu'il aura semblé se rattacher
plus directement à la campagne actuellement menée contre les
congrégations religieuses et qui est, de l'aveu même de H. Combes,
la raison de sa présence à la tête du cabinet.
11 ne sera pas superflu de retracer brièvement la genèse du projet
de loi, pour en déterminer les motifs et préciser les divergences
d'opinion qui ont amené son élaboration '.
Jusqu'en 1887, le gouvernement, s'appuyant sur un avis du
Conseil d'Etat du 17 janvier 1806 et sur une jurisprudence cons-
tante, s'était cru en droit de surveiller et de fermer, au besoin, les
établissements de bienfaisance.
A la suite des polémiques que souleva la fermeture d'une colonie
agricole par un simple arrêté, le ministre de l'Intérieur crut devoir
soumettre au Conseil d'Etat la question de savoir quels étaient les
droits de police et de contrôle que possède le gouvernement sur les
établissements de bienfaisance privés. Par un avis du là jan-
vier 1892, le Conseil déclara « que, dans l'état actuel de la législa-
tion, le gouvernement ne possède des droits de police et de con-
trôle que sur les établissements de bienfaisance privés fondés par
des associations de plus de vingt personnes, ou sur ceux auxquels
s'applique une réglementation résultant de textes spéciaux. »
Le ministre, se sentant désarmé à l'endroit des établissements
créés par des particuliers, résolut de recourir à une loi. Il renvoya
à l'examen du Conseil supérieur de l'Assistance publique un rap-
port de M. le directeur de l'Assistance et de l'Hygiène publiques
établissant la nécessité d'un texte spécial et chargea le Conseil de
préparer ce texte.
Il s'agissait donc simplement de combler la lacune qui venait
d'apparaître en donnant au gouvernement les droits qu'il avait
pensé jusqu'ici tenir de l'avis de 1806. Mais l'honorable rapporteur
désigné par le Conseil, M. le docteur Thulié, ancien président da
1 Pour la rédaction de cet exposé, nous nous sommes servis des fasci-
cules 4, 14 et 53 des publications du Conseil supérieur de l'Assistance
publique.
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LA SURVEILLANCE DES INSTITUTIONS PRIVÉES 505
Conseil municipal de Paris, crut devoir élargir ce programme. Le
projet préparé par lui, inspiré de la législation sur l'enseignement
primaire, exigeait la déclaration préalable de tout établissement,
en reconnaissant à l'administration le droit de s'opposer à l'ouver-
ture. Il organisait un système d'inspections multiples aux points de
vue de l'hygiène, de l'instruction, du travail. Il accordait au préfet
le droit de fermeture, sauf recours au ministre qui devait statuer
après avis du Conseil supérieur, ce recours n'étant pas suspensif.
Déclaration avec droit de veto équivalant à une autorisation
préalable; fermeture ad nutum; c'était bien le régime de l'arbi-
traire administratif remplaçant celui de la liberté.
Aussi, dès la première séance où fut discuté le projet, enten-
dit-on d'énergiques protestations. « C'est une loi contre l'initiative
privée et la liberté de faire le bien! » s'écria M. Joseph Reinach;
M. Aynard démontra les funestes résultats qu'on devait attendre
du système proposé. Sur la proposition de M. Henri Monod, direc-
teur de l'Assistance publique, le projet présenté fut renvoyé i
l'examen d'une commission spéciale.
Cette commission écarta le texte proposé par M. Thulié et lui en
substitua un autre dû à l'initiative de M. de Crisenoy, ancien direc-
teur des affaires départementales, dont la compétence était indis-
cutable. C'était un projet de résolution en treize articles, posant
les bases de la loi, en laissant au gouvernement le soin d'en préciser
les détails avec le concours du Conseil d'Etat.
On peuUrésumer ces principes comme suit :
1° Dans les huit jours de l'ouverture d'un établissement, le fon-
dateur est tenu d'en faire la déclaration, en indiquant le but de
l'établissement, les catégories des personnes assistées.
2° Les directeurs des œuvres recevant des assistés inscriront sur
un registre les renseignements concernant chacun d'eux.
3° Une inspection permanente sera organisée en utilisant le con-
cours des fonctionnaires existant déjà; les directeurs devront
recevoir les inspecteurs délégués et leur fournir tous renseigne-
ments utiles.
4° La fermeture des établissements privés ne pourra être pro-
noncée que par l'autorité judiciaire. En cas d'urgence, le préfet
aura le droit d'ordonner la fermeture provisoire pour un mois, au
plus.
Ces résolutions, adoptées par le Conseil supérieur à l'unanimité,
dans sa séance du 31 janvier 1896, furent transmises au Conseil
d'Etat pour servir de base à un projet de loi. Celui qui fut adopté,
sur le rapport de M. de Mouy, maître des requêtes, en diffère
pourtant singulièrement. Au lieu de se borner à organiser le droit
40 NOVEMBRE 1902, 33
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£<* QUESTIONS PA8&1&TANCE
de police qui appartient à l'Etat, le projet nouveau s'immisce dans
le fonctionnement des établissements privés. Prenant texte de
certains abus signalés en 1882 par H. Théophile Roussel, dans une
enquête sur les orphelinats et ouvroirs *f le Conseil d'Etat impose à
tous les orphelinats l'organisation d'un enseignement professionnel.
Il stipule que les mineurs recueillis devront bénéficier d'allocations
quotidiennes dont le taux s'élève de 0 fr. 05 à 0 fr. 40, suivant
l'âge; ce pécule sera divisé en deux parts, l'une constituant un
fonds commun destiné i allouer des gratifications et trousseaux aux
enfants ; l'autre, qui sera capitalisée au nom de chacun d'eux, et
remise à la sortie, sous le contrôle de l'inspecteur départemental; le
patronné recevra en plus un trousseau dont la valeur est précisée
à 80 francs jusqu'à dix-sept ans et à 150 francs au-dessus de cet
âge. Les établissements seront soumis à la surveillance des inspec-
teurs de l' Assistance, du préfet, du sous-préfet ou de leur délégué.
Enfin la fermeture sera prononcée par arrêté préfectoral, sauf
recours au ministre, statuant par décret rendu sur avis conforme
du Conseil d'Etat.
On voit combien ces dispositions diffèrent des conclusions
adoptées par le Conseil supérieur; on comprend que le rapporteur,
fier de son œuvre, ait pu conclure : « Le cadre de la loi est ainsi
singulièrement élargi ; elle sort du domaine de la police pour aboutir
à une sorte d'organisation légale de la bienfaisance privée 2. »
Le projet de loi déposé à la Chambre des députés le 8 juin 1900,
par le président du Conseil, ministre de l'intérieur, fut renvoyé à
la commission d'assurance et de prévoyance sociales. Celle-ci
apporta au texte proposé quelques améliorations de détail, notam-
ment en ce qui touche la limitation de l'obligation du pécule aux
enfants âgés de plus de treize ans. liais les grandes lignes du
projet déposé au nom de la commission par IL Bienvenu-Martin,
rapporteur, restent bien celles que nous venons de faire connaître 3.
Si donc l'on compare les deux documents dont nous venons
d'indiquer rapidement les idées dirigeantes, on constate qu'ils sont
d'accord sur deux points :
Substitution d'une simple déclaration & l'autorisation préalable,
en matière d'ouverture d'établissements;
4 Les faits signalés concernent la durée excessive du travail, sa division
exagérée, l'insalubrité des locaux, l'insuffisance de la nourriture. Il convient
de remarquer que l'enquête a porté sur 1116 établissements, dont 4M étaient
des établissements publics et 726 des établissements privés. (Documents
parlementaires, Sénat, 1882, n° 451.)
* Exposé des motifs du projet. (Doc. pari., Chambre des députés, 7« légis-
lature, n» 1689, p. 12.)
» Séance du 17 mai 1901. (Chambre des députés, V législature, »• 2359.
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LA SURVEILURCK DE IRST1TOTKWS PRIVÉES 567
Organisation, d'an service d'inspection avec les agents dont
dispose déjà l'administration.
Ils sont, an contraire, en divergence sur trois points :
Obligation d'organiser un enseignement professionnel complet;
Attribution d'un pécule aux enfants recueillis;
Désignation de l'autorité qui appliquera les sanctions prévues
par la loi et notamment prononcera la fermeture des établissements.
Nous allons successivement passer en revue ces diverses ques-
tions. Elles forment le fond même du débat *.
Nous constatons avec joie l'abandon du régime de l'autorisation
préalable, même sous la forme atténuée du veto suspensif. C'était
par avance la condamnation du système organisé par l'article 291
du code pénal, qui devait définitivement disparaître avec le vote
de l'article premier de la loi du 1° juillet 1901. 11 ne nous coûte-
rat nullement de remercier l'auteur de la loi de cette victoire de la
liberté, cemme nous l'avons remercié jadis de la liberté accordée
aux syndicats par la loi du 21 mars 1884, si cette disposition
. a'avait pour corollaire l'organisation d'un régime arbitraire pour
toute une catégorie de Français, particulièrement dignes de respect
à nos yeux. Nous ne pouvons nous réjouir d'une liberté acquise
au'prix de la servitude d'autrui.
L'accord s'est manifesté également en ce qui touche la nécessité
d'un contrôle de l'Etat. Au Congrès international d'Assistance et
de Bienfaisance de 1900, les limites et la forme à attribuer à ce
contrôle ont soulevé une discussion fort vive; le principe n'en
était pas contesté 2. Certains trouvaient même que la surveillance
4 Ou lira avec profit, en raison de la haute compétence des adversaires, la
polémique qui a eu lieu en 1891 à ce sujet entre M. Loys Brueyre, membre
du Conseil supérieur de l'Assistance publique, défendant le point de vue
adopté par ce Conseil, et MM. Henri Monod, directeur de l'Assistance
publique, et Ch. Brunot, inspecteur général, qui soutenaient le projet du
gouvernement. [Revue philanthropique, 4901, t. IX, p. 529, et t. X, p. 128 et 1 35.)
Voy. également la déposition des trois délégués de l'Office central,
MM. le comte d'Haussonville, Brueyre et André des Rotonrs, devant la
Commission d'assurance et de prévoyance sociale à la Chambre des députés,
en février 1901.
Mentionnons enfin l'enquête à laquelle il a été procédé dans la Seine-Infé-
rieure par une commission d'études, sous la direction de MM. Paul Allard
et J. Le Picard, et dont les résultats ont été soumis à la même commission
de la Chambre.
2 Voici la formule adoptée par le Congrès :
t Pour arriver à l'entente, la bienfaisance privée aura à se soumettre au
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568 QUESTI0N8 D'ASSISTANCE
fonctionnait déjà assez activement pour qu'il fût superflu de lai
donner une forme spéciale 1 .
Mais le gouvernement demandait une arme pour réprimer
certains abus. Du moment où l'avis du Conseil d'Etat lui enlevait
le décret de 1806, il se déclarait impuissant, désarmé.
Des abus ! il y en avait probablement dans les 1,700 orphelinats
privés et les 4,000 œuvres de toute nature dont l'existence a été
relevée par l'enquête à laquelle a procédé l'Office central des
institutions de bienfaisance 3. On a fait grand bruit de certains
faits isolés, relevés et grossis par la presse ; des orateurs et écri-
vains radicaux ont cité avec componction tel document épiscopal,
qui ne nous avaient pas habitués jusque-là à accepter avec tant de
confiance les allégations de NN. SS. les évèques. Mais ce serait
une illusion de croire que l'inspection suffira à les faire disparaître
contrôle, tel qu'il sera déterminé par les lois. L'Etat devra, à son tour, lai
assurer et lui garantir sa liberté d'action.
« Les conditions imposées et les formalités exigées pour autoriser l'exis-
tence des œuvres et leur accorder la capacité légale d'acquérir et de posséder
devront être aussi simples et aussi rapides que le permet le contrôle effectif
sur la valeur et la capacité de ces œuvres. »
4 En lisant les rapports annexés aux divers projets que nous examinons,
nous n'avons pas relevé moins de dix lois ou décrets donnant à l'Etat un droit
de contrôle sur les diverses sortes d'établissements visés par la loi nouvelle :
Loi du 24 mai 1825 (existence légale des communautés religieuses de
femmes).
Loi du 5 juin 1838 (établissements privés d'aliénés).
Loi du 5 août 1850 (éducation et patronage des jeunes détenus).
Décret du 26 février 1863 (crèches).
Loi du 19 mai 1874 (ateliers où on emploie des enfants).
Loi du 30 octobre 1886 (inspection des écoles ouvertes dans des établisse- -
ments privés).
Loi du 24 juillet 1889 (protection des enfants maltraités ou moralement
abandonnés).
Loi du 2 novembre 1892 et décret du 13 mai 1893 (travail des enfants,
filles mineures et femmes dans les établissements industriels).
Loi du 13 juin 1893 (hygiène et sécurité des travailleurs).
2 D'une note soumise en 1901 par l'Office central à la Commission de la
Chambre des députés chargée d'examiner le projet de loi relatif aux asso-
ciations, il résulte que le nombre des assistés hospitalisés par les établisse-
ments confessionnels catholiques s'élève à 23,396 pour le seul département
de la Seine, et à 107,400 pour la France entière.
Ce dernier chiffre se décompose comme suit :
Enfants 83,000
Femmes et filles dans des refuges 700
Vieillards 17,000
Aliénés 6,700
Tota^ . 107,400
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LA SURVEILLANCE DES INSTITUTIONS PRIVÉES 509
& jamais. Les établissements de l'Etat ont été toujours inspectés,
ils sont soumis à des règlements précis, et cependant des débats
publics à la Chambre nous ont appris que tout ne se passait pas
pour le mieux dans certaines colonies publiques dont les noms
ont acquis une triste célébrité; les fermetures successives des
établissements de filles d'Àuberive, la Fouilleuse et Cadillac ne
sont pas moins significatives. Personne n'a songé à rendre la
direction de l'Etat responsable des faits qui ont motivé ces
mesures et n'a demandé la suppression des colonies publiques.
Pourquoi donc généraliser quand il s'agit d'œuvres privées et
prétendre que toutes sont suspectes parce que deux ou trois ont
pu manquer à leur devoir?
Nous ne contestons nullement, d'ailleurs, que l'inspection peut
produire de bons résultats, mais c'est & la condition qu'elle soit
exercée avec douceur et bienveillance, en tenant compte du tem-
pérament spécial des personnes inspectées. Les religieuses ont
d'immenses qualités, mais elles ont le tort, grave aujourd'hui,
d'être peu au courant des événements politiques et de lire leurs
règles plus souvent que les journaux. Or le travail des enfants
n'était pas réglementé par la loi au temps de saint Vincent de
Paul et de saint Jean-Baptiste de la Salle; l'hygiène n'avait pas
encore été transformée par les découvertes de la science moderne.
Si donc une première visite dénonce sur ces points certains écarts
& un inspecteur, je crois qu'il aura tort de dresser en une seule
séance quatre-vingt-dix contraventions, comme cela s'est vu. 11
gagnera beaucoup plus d'influence en expliquant le texte de la loi
méconnue, en prévenant qu'il sera obligé de sévir à «une visite
ultérieure, si les modifications nécessaires n'ont pas été effectuées,
en limitant aux points essentiels ses procès-verbaux, s'il doit en
arriver là. En agissant ainsi, il gagnera la confiance, et plus tard
ses visites seront attendues comme celles d'un conseil et non d'un
ennemi dont on a toujours quelque attaque à redouter.
Je me hâte d'ajouter que, dans le nombreux personnel dont
dispose l'Etat, il est des fonctionnaires qui entendent ainsi leur
mission. Les œuvres privées apprécient leur compétence et leur
expérience et elles ont été heureuses d'obtenir le concours de
certains d'entre eux pour la direction de leur administration.
Jusqu'ici, l'accord avait pu s'établir assez facilement entre les
deux tendances. Il n'en fut plus de même lorsque le Conseil d'Etat
prétendit intervenir dans le fonctionnement intérieur des insti-
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510 QUESTIONS D'ASSISTANCE
tutions privées et leur imposer la double obligation d'organiser
an enseignement professionnel et de constituer un pécule aux
mineurs qu'elles élèvent.
La question est délicate; qu'on nous permette de précisa: le
point où l'intervention de l'Etal nous semble devenir abusive.
Il est des pays où le gouvernement, bien loin d'entraver l'action
des œuvres privées, confessionnelles ou autres, les considère
comme d'utiles auxiliaires qui le soulagent à bon marché d'une
partie de ses obligations. En Angleterre, par exemple, au lieu de
créer A grands frais des établissements nouveaux, l'Etat alloue une
subvention hebdomadaire à toute école de réforme ou école indus-
trielle certifiée * qui recueille un enfant en état d'abandon matériel
ou moral. En Prusse, lors de la mise en vigueur de la loi capitale
du 2 juillet 1900 sur l'éducation préservatrice, le gouvernement
a lait appel à toutes les œuvres privées confessionnelles pour
accueillir les enfants en danger moral, et il leur a alloué des
sommes importantes pour les aider à construire des bâtiments
nouveaux, en même temps qu'un prix de journée pour chaque
enfant placé par le juge de tutelle.
Nous pouvons, du reste, trouver des exemples analogues sans
sortir de France. En vertu de la loi du 5 août 1850, l'adminis-
tration pénitentiaire place dans des colonies privées des enfants
pour l'éducation desquels elle paye on prix de journée. Des mineurs
sont aussi confiés i des particuliers ou à des établissements soit
par l'administration, soit par la justice, en vertu des lois du
24 juillet 1889 et du 19 avril 1898.
Bans tous ces cas où l'Etat intervient, soit par des subventions,
soit simplement en confiant à une œuvre privée un enfant dont
il a la responsabilité, nous ne lui contestons pas le droit de faire
ses conditions et d'imposer une forme déterminée de rémunération
«t d'éducation pour son pupille.
Ses exigences auront d'autant plus de chances d'être accueillies
sans résistance s'il ajoute : « Nous croyons devoir vous imposer des
charges nouvelles, dans l'intérêt «de l'enfant; mais nous entendons
en prendre notre part et nous augmentons en conséquence notre
prix de journée. »
1 Pour, obtenir fe certificat qui donne droit à recevoir les enfants en tou-
chant la subvention de l'Etat, il suffît qu'une école fasse une demande en
Rengageant à se soumettre à l'inspection officielle et à déférer aux obser-
vations des inspecteurs en ce qui toucbe l'hygiène et l'instruction.
En fait, J 'immense majorité des reformatories et industrial schooli sont
« certifiées *>, sans distinction de culte ou de tendances. I/Etat a pour règle
■de placer toujours les enfants dans des écoles de leur confession religieuse,
fin cas d'erreur, ies panent* ont le dxoft de réclamer.
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Là SURVEILLANCE DES INSHTOTHMIS MUTÉES 511
Mais comment lui reconnaître les mêmes droits à l'égard d'éta-
blissements pour lesquels il ne fait rien, dont il exige, au contraire,
des impôts que la virtuosité budgétaire de certains députés s'in-
génie & rendre de plus en plus lourds1?
Use famille paurre est chargée d'enfants qu'elle ne peut arriver
ni à vêtir, ni à nourrir; ou encore un des parents meurt, l'époux
survivant se remarie ou vit en concubinage, et les enfants du
premier Ht traînent dans la rue, exposés à tous les mauvais
exemples. Une œuvre intervient et dit : « Je veux bien me charger
de votre enfant et rélever gratuitement Mais il va me coûter sans
rien produire pendant six, sept, huit ans; comme compensation,
vous me le laisserez jusqu'à dix-huit ou vingt et un ans. » Quoi
de plus juste? Et la preuve que cet arrangement, nul en droit,
est équitable au fond, c'est qu'il est respecté le plus souvent par
les intéressés.
Et maintenant, l'Etat pourrait intervenir et dire à l'œuvre en
question : « Vous vous acquittez gratuitement d'une portion de la
mission qui m'incombe; vous élevez ces enfants, vous les nour-
rissez et les instruisez comme leurs parents devraient le faire. Mais
je trouve que ce n'est pas encore assez; au lieu d'en faire des
domestiques, des hommes de peine, vous allez leur enseigner un
métier chèrement rétribué; puis vous leur constituerez une de* i
leur majorité. Et si vous refusez, en vertu de mon droit de surveil-
lance, qui n'a rien à voir là-dedans, je ferme votre établissement. »
Je ne voudrais pas abuser des mots, mais vraiment employer un
pouvoir à un but autre que celui en vue duquel il a été concédé,
n'est-ce pas ce qui caractérise l'abus de pouvoir?
11 faut remarquer» du reste» que ce que l'Etat veut exiger des
oeuvres privées, il se garde bien de le mettre en pratique. Lui aussi
est un grand éducateur de mineurs indigents, ïl a sous sa tutelle
138,000 enfants assistés ou moralement abandonnée Leur situa*-
tion est exposée avec tous les détails désirables dans la belle étude
que M. Henri Monod a consacrée à un service dont il est justement
fier2. Eh bien I j'ai constaté dans ce travail que l'Etat n'a point
WBgé à organiser d'ens^goemeat industriel pour ses pupilles,
1 L'enquête poursuivie dans la Seine-Inférieure a établi que les- divers
impôt» payés par tes orphelinats de ce département représentent une somme
de tè francs pat tète d'enfant recueilli. Cette somme comprend les impôts
fonciers, des portes et fenêtre*» de mainmorte et la taxe d'abonnement.
Don» k. ffepast ée» pays étrangers, les établissements charitables sent
■■— jiHfn de» taxe» publiques. Tel est le casr notamment, en Allemagne.
1 Le*Bmf*nt9, <mùsU$ (fascicule 4& do publications da Conseil supérieur et
F Assistance pofcHque)i
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612 QUESTIONS D'àSSISTàRGE
élevés pour la plupart à la campagne, en vue de devenir des domes-
tiques de ferme, et que le pécule de ces enfants n'atteint pas en
moyenne 100 francs à leur majorité. Et M. Bienvenu- Martin s'est
livré dans son rapport à des calculs très complets établissant qu'on
exigera des œuvres privées des sacrifices pouvant s'élever à 585 fr.
par enfant au même âge, en y comprenant le trousseau obligatoire
d'une valeur de 150 francs1.
On raisonne toujours comme si ces orphelinats étaient riches et
faisaient de gros bénéfices sur le travail des enfants; la vérité est
que l'immense majorité d'entre eux est lamentablement pauvre.
On sait comment ils naissent. Une personne charitable, qui est
le plus souvent un prêtre ou une religieuse, rencontre un enfant
abandonné. Elle le recueille2. Puis un autre survient, un autre
encore..., quand il y en aura cinq, ce sera un orphelinat, aux
termes du projet. Des ressources, il n'y en a point d'assurées ; on
vit comme on peut, chacun travaille quand il en a la force, on
quête surtout et on se contente de peu. D'après l'enquête faite
dans le département de la Seine-Inférieure, dans vingt-deux orphe-
linats élevant 1,472 enfants, la dépense totale s'élevait à 520,000 fr.
sur lesquels le travail, compris celui des maîtresses, couvrait
170,000 francs. L'insuffisance à combler annuellement est de
350,000 francs, soit les deux tiers.
Il y a des établissements qui font des bénéfices, ce sont les
orphelinats annexés à certains établissements industriels ou encore
les ouvroirs organisés pour la production en grand3. Puisque l'ins-
1 Rapport précité, p. 16.
2 Les choses ne se passent pas différemment dans les pays protestants.
En 1866, un jeune étudiant du London-Hospital trouve dans la rue un
enfant abandonné; il l'emporte chez lui. D'autres suivent... Le docteur Bar-
nardo entretient maintenant 5,000 enfants dans les œuvres multiples qu'il
a successivement créées.
En 1828, une femme sortant de prison vint demander asile à l'aumônier,
le pasteur Fliedner; celui-ci la loge dans un pavillon au fond de son jardin.
Ce fut le point de départ des œuvres de relèvement des Kaiserswerth et de
l'institution des diaconesses.
Nous pourrions multiplier ces exemples. Saint Vincent de Paul ne pro-
cédait pas autrement; il n'eût jamais fondé l'hospice des Enfants-Trouvés,
s'il lui eût fallu justifier de ressources pour obtenir une autorisation
préalable.
3 Nous ne pouvons aborder ici incidemment ce grave sujet du travail dans
les ouvroirs, qui est plus économique que charitable, et a une répercussion
si regrettable sur la condition sociale de la femme.
Il a été traité avec une grande compétence par M. le comte d'flaussonville
(Salaires et misères de femmes), et par M. A. Fleurquin (le Travail de la femme
dans les ouvroirs de Paris). Voy. aussi la communication de M. Henri Joly :
les Maisons du Bon-Pasteur (Réforme sociale, 1901, t. II, p. 287).
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Là SORVEILLàKCB DBS INSTITUTIONS PRIVÉES 513
pection pourra contrôler leurs livres, qu'on limite l'obligation des
prélèvements aux établissements dont les inventaires se soldent
avec des excédents, on pourrait, à la rigueur, le comprendre1.
Hais il serait vraiment inique de les étendre à ceux qui ne sauvent
les enfants de la rue qu'au prix des privations et du concours de
dons étrangers.
Dans les dispositions actuelles des pouvoirs publics, on ne peut
pourtant guère espérer une modification favorable des dispositions
adoptées. II convient donc de se demander comment les œuvres
menacées pourront faire face à ces nouvelles charges. Nous ne
voyons pour elles que deux moyens :
Obtenir un concours plus large de la charité catholique;
Diminuer le nombre des enfants recueillis.
Les lecteurs de cette revue savent qu'il ne faut] guère compter
sur le premier. Les mesures législatives votées ou projetées imposent
à leurs bourses des sacrifices de plus en plus lourds. Les catho-
liques tiennent avant tout à leurs écoles et à leur clergé; ils sacri-
fieront le reste, s'il le faut, pour assurer ces deux services essen-
tiels, car leurs facultés contributives ont aussi leursjimites.
Reste la diminution de la population dans les établissements. Des
gens compétents ont évalué de douze à quinze mille le nombre des
enfants qu'il faudrait renvoyer pour trouver les ^millions néces-
saires à l'organisation de l'enseignement professionnel * et au
paiement des pécules prévus. Ce seront autant de futurs vagabonds
ou criminels abandonnés aux mauvais conseils et aux suggestions
de la misère.
Nous arrivons au point sur lequel s'est livré la grande bataille
au Conseil supérieur; nous voulons parler des sanctions et spécia-
lement de l'autorité qui doit prononcer la fermeture en cas d'infrac-
tion grave.
« Il s'agit d'un droit de propriété, a-t-on dit, les tribunaux de
l'ordre judiciaire sont seuls compétents.
— Nous ne touchons pas à votre propriété, a-t-on répondu, nous
* Ce système a été proposé dans un article publié par le journal le Temps,
au moment du dépôt du projet de loi.
a En ce qui touche les frais qu'entraînera cet enseignement, nous ren-
voyons le lecteur à l'article précité de M. Brueyre. Celui-ci a une compé-
tence indiscutable : il a organisé des écoles professionnelles comme direc-
teur du service des enfants assistés de la Seine, et, depuis sa retraite, il se
consacre à de nombreuses œuvres privées, au nombre desquelles se trouve
un orphelinat où fonctionne cet enseignement.
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514 QUESTIONS D'ASSISTANCE
vous empêchons seulement d'en user d'une certaine manière que
nous jugeons contraire à l'ordre public. C'est affaire d'administra-
tion relevant des tribunaux administratifs. »
Mais si cette propriété a été constituée spécialement en vue de
cet usage que vous prohibez, la décision administrative ne la rend-
elle pas indirectement improductive? On a vu des particuliers
construire de vastes bâtiments dans les marais de la Sologne ou les
landes de Bretagne pour y installer une colonie agricole; si vous
leur retirez brusquement et sans motif les enfants dont le concours
était promis au fondateur, ne le ruinez-vous pas aussi sûrement
qu'en confisquant sa propriété? Dès lors, ne devez- vous pas assurer
aux intéressés la garantie d'une juridiction civile, d'un débat public
et contradictoire?
C'est précisément ce débat qui effraie les partisans de la justice
silencieuse. « Si l'on veut que l'inspection soit sérieuse, il ne faut
pas l'énerver par la crainte de voir ses constatations livrées i la
discussion passionnée des débats judiciaires !. » On n'a pas de ces
craintes en Angleterre, où les rapports des « commissaires de Sa
Majesté » sont chaque année imprimés et mis en vente 2, en sorte
qu'il nous est plus facile de nous renseigner sur les établissements
anglais que sur ceux de notre propre pays.
Quant au rapporter du Conseil d'Etat, il craint d' « entraver le
libre exercice des droits de l'administration et d'enlever, par là
même, toute efficacité à la loi3. » Il redoute les conflits entre
l'autorité judiciaire et l'administration préfectorale; l'honorable
maître des requêtes ne pressentait évidemment pas la jurispru-
dence inaugurée depuis quatre mois en matière de conflits. On
avait cru jusqu'ici que la séparation des attributions judiciaires et
administratives était une des formes de la liberté, une conquête
de 1789 4. Il n'y a pas de point sur lequel se soit plus exercé
l'ingéniosité des faiseurs de constitutions. Mais si l'on veut pré-
venir toute possibilité de conflit, il faut revenir au régime absolu,
dans lequel l'administration et la justice se confondent5; H faut
aussi s'empresser de rétablir l'art. 75 de la constitution de
l'an VIII, contre lequel bataillait le libéralisme de H. Henri
* Rapport Bienvenu-Martin, p. 19.
* Comme tous les documents parlementaires, du reste, à la librairie Eyre
et Spottiswoode, East Harding street, Londres, E. C.
8 Exposé des motifs, p. 17.
* Le principe en est posé pour la première fois par la loi des 16-24 août 4790,
titre II, art. 13.
5 On sait que les intendants, fonctionnaires essentiellement adminis-
tratifs, portaient le titre d' t intendant de police, de justice et de finance»,
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Là SDRVflLUNJI DES INSTITOTI01» PRIVÉES 515
Brisson, au temps lointain de sa jeunesse. C'est peut-être le
« couronnement de l'édifice » que nous préparent les futurs
congrès radicaux-socialistes.
Au Conseil supérieur, les coups les plus rudes ont été portés &
la juridiction administrative par un vieux républicain, resté fidèle
toute sa vie aux idées libérales, M. Jules Simon. Au cours de sa
longue carrière, il avait vu les tendances du Conseil d'Etat refléter
si fidèlement les idée3 gouvernementales du moment qu'il avait
une confiance limitée dans l'impartialité d'un corps dont il avait pu,
du reste, apprécier personnellement la science juridique et la com-
pétence administrative. Après avoir blâmé les dispositions de la loi
sur l'enseignement primaire invoquées comme précédent par
H. Thulié, M. Jules Simon ajoutait : « Je ne suis pas pattisan de
la justice administrative, je ne l'approuve pas, surtout en ce qui
touche l'enseignement primaire. Cependant, dans les lois sur
l'instruction primaire, il y a bien une justice administrative, mais
c'est une justice. Où est votre organisation dans l'assistance
publique? Je regarde les deux projets et je vois qu'à la place d'une
justice administrative, on nous donne l'administration, le préfet...
Si vous admettiez la fermeture par autorité administrative* vous
préféreriez la justice du préfet à la justice du tribunal *. »
Ces fortes paroles ont certainement contribué à décider l'organi-
sation d'un recours contre la décision du préfet, devant le ministre
statuant en Conseil d'Etat, qui a été introduit dans le projet
définitif.
La question de juridiction a perdu, du reste, beaucoup de son
intérêt depuis un an. Nous avons constaté que le très grand nombre
des établissements visés par la loi sont des maisons congréganistes,
et celles-ci sont maintenant livrées à l'arbitraire gouvernemental.
Pour peu que les Chambres adoptent le projet déposé le 17 octobre
dernier par M. le président du Conseil, il en sera bientôt de même
des bienfaiteurs laques qui seraient tentés d'employer leur fortune
à soulager les pauvres, avec le concours de religieux hospitaliers.
Avec sa clairvoyance habituelle, M. le comte cTHaussonville a
montré immédiatement la conséquence de cette mesure 2 : les bien-
faiteurs s'abstiendront, et ce sera une nouvelle série de vieillards
sans abri, d'enfants sans éducation.
1 Publications du Conseil supérieur, fascicule 53/p. 47.
* Le Temps du 26 octobre 1902 : « Le nouveau projet de loi sur les assen
dations et la bienfaisance privée. »
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516 QUESTIONS D' ASSISTANCE
Les passions sont montées à un tel diapason que je ne garan-
tirais pas que certains députés ne préfèrent cette solution au
danger de voir des enfants élevés par des congréganistes.
Nous ne ferons pas aux auteurs du projet l'injure de leur
attribuer des sentiments pareils. Mais c'est avec tristesse que nous
constatons que, au lieu de nous rapprocher, nous voyons s'accen-
tuer de plus en plus la divergence entre les deux conceptions des
secours publics et privés.
Les uns estiment que le premier rôle appartient à l'initiative
privée et que l'Etat ne doit intervenir que subsidiairement, pour
assurer les services obligatoires et combler les insuffisances de la
charité1.
Les autres considèrent l'assistance comme un grand service
public; l'Etat ou la commune ont la direction et la responsabilité
des secours. Les sociétés privées ne sont que leurs auxiliaires et
doivent se soumettre à la direction officielle.
C'est la théorie socialiste. M. Waldeck-Rousseau n'a pas seule-
ment introduit le socialisme au ministère, il l'a fait entrer au
Conseil supérieur de l'Assistance publique2, et, dès la première
session, ses représentants ont pris aux discussions une part qui
montre qu'ils n'entendent pas accepter docilement les idées défen-
dues jusque-là par cette assemblée.
M. le président du Conseil n'a pas encore eu le loisir de nous
faire connaître son sentiment en matière d'assistance; mais nous
sommes surabondamment édifiés sur ceux que lui inspirent les
congrégations religieuses. C'est vraiment par trop compter sur la
crédulité du public que de venir nous dire qu'on a « excepté de la
mesure les congrégations charitables3 ». Tout le monde sait dans
les milieux compétents que, en arrivant au ministère de l'intérieur
et des cultes, M. Combes entendait disperser les congrégations
charitables comme les autres. 11 a fallu qu'un haut fonctionnaire,
qui n'a jamais été suspecté d'une tendresse excessive pour les
4 « L'initiative privée doit faire tout le bien qu'elle peut faire.
a L'Etat ne doit faire que le bien qui ne serait pas fait par l'initiative
privée. Il doit travailler à se rendre inutile en s'eft ornant de mettre l'initia-
tive privée en état de se passer de lui. » (Jules Simon.)
* La composition et le nombre des membres de ce Conseil ont été
modifiés par un décret du 11 mars 1901. Deux membres notables du parti
socialiste, MM. Augagneur et André Lefèvre, font partie des membres
nouveaux nommés par décret.
8 Journal officiel, 29 octobre 1902, Sénat p. 1064, col. 2.
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LÀ SURVEILLANCE DES INSTITUTIONS PRIVÉES 517
œuvres catholiques, lui fît remarquer qu'on n'improvise pas les
moyens d'hospitaliser et de secourir 120,000 indigents et que ni
l'Etat, ni les départements, ni les communes ne sont outillés pour
se substituer aux congrégations supprimées.
En rentrant ses foudres, H. Combes espérait sans doute être
bientôt en mesure de modifier cette situation. Il fera bien toutefois
de se renseigner sur le montant des frais qu'entraînera l'organi-
sation à créer et de demander à son collègue des finances s'il a à
sa disposition les millions nécessaires pour faire face à ces
dépenses. Nous nous permettons de douter que la réponse puisse
être affirmative. Le « budget républicain » ne souffre pas seulement
d'une de ces crises périodiques qu'ont connues tous les gouverne-
ments depuis les temps du roi Pharaon; l'immixtion persistante
des députés dans l'administration, les coûteuses réclames électo-
rales que nos maîtres se votent tous les quatre ans, y ont introduit
des désordres plus profonds. Nous ne supposons pas que les
homélies bilieuses de M. Justin Combes suffisent à modifier une
situation à laquelle n'a pas osé s'attaquer la parole cinglante et
autoritaire de M. Waldeck-Rousseau.
Louis Rivière
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L'ARMÉE DES CENT-JOURS
D'APRÈS UNE REGENTE PUBLICATION
Napoléon : ses dernières armées, par Henri Couderc de Saint-Chamant,
capitaine de cavalerie. Paris, Flammarion, 1902, 577 pages in-8».
Le retour de l'île d'Elbe et le drame de Waterloo ont, depuis
quelques années, leur historien définitif, autant du moins que
quelque chose est définitif en histoire : si les jugements politiques
de M. Henry Houssaye peuvent appeler des réserves *t l'abondance
de ses recherches, la sûreté de son sens critique, la nerveuse maî-
trise de son style, et, par dessus tout, ce don incomparable qu'il
possède de rendre la vie aux personnages qu'il met en scène, cory-
phées ou simples figurants, tout cela a de quoi, pendant longtemps,
décourager nos écrivains de refaire le tableau des Cent-Jours.
Aussi bien, ce n'est point ce but téméraire que s'est proposé
M. le capitaine de Saint-Chamant. Grand admirateur de H. Hous-
saye, peut être même trop docile à accepter ses préventions contre
le gouvernement de la Restauration, cet officier érudit a pensé qu'à
côté du tableau d'ensemble que nous offre / S 1,5, il y avait place pour
une étude plus spéciale, plus technique, sur le gigantesque effort
militaire accompli par Napoléon en quelques semaines, au milieu
de difficultés inouïes. Gomment l'armée de Waterloo a été formée,
instruite, équipée, c'est ce qu'il nous montre à l'aide de documents
empruntés surtout aux archives de la Guerre, et de témoignages que
M. Houssaje n'a pu utiliser2. Son livre est naturellement destiné
avant tout aux hommes du métier, mais naturellement aussi l'his-
toire générale aura à en faire son profit, et nous voudrions en indi-
quer brièvement ici le substantiel intérêt, même pour des profanes.
L'armée que Napoléon retrouvait en France différait à |bien de3
égards de celle qu'il avait laissée un an auparavant lors de son
1 Ces réserves ont été formulées ici môme, avec une inoubliable autorité,
par le feu duc de Broglie, et reproduites dans le volume qu'il avait publié
sous le titre è! Histoire et politique.
1 Parmi les sources que cite volontiers M. de Saint-Chamant, il en est
une que connaissent, au moins par extraits, les lecteurs du Correspondant :
c'est le très curieux recueil de pièces publié par M. Albert Malet pour la
Société d'Histoire contemporaine sous le titre de Louis XV1I1 à Gand. Le
second et dernier volume vient précisément de paraître (à la librairie
Picard); il y a là tout un côté jusqu'ici presque ignoré de l'histoire des
Cent-Jours.
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L'ABMÉB DIS CENT JOURS 519
abdication. Rappelé par dessus tout pour conclure et pour main-
tenir la paix, le gouvernement de la Restauration avait eu pour
premier soin de réduire un état militaire également écrasant pour
les familles et pour le Trésor public. Le principe d'une telle réduc-
tion ne fat critiqué sur le moment et ne pouvait l'être qu'au nom
d'intérêts respectables sans doute, mais incapables de prévaloir
contre le vœu du pays et contre une évidente nécessité; un inter-
prète de ces intérêts livrait naïvement sa pensée dans une bro-N
chure anonyme : « La France se trouve dans cette position parti-
culière d'être obligée de calculer le pied militaire qu'elle continuera
d'entretenir moins sur les besoins réels que sur la nécessité de ne
point abandonner les braves officiers qui l'ont si loyalement servie. »
Ce qui revenait à dire que la France de 1814 aurait dû avoir des
soldats pour obéir à ses officiers, et non des officiers pour com-
mander à ses soldats! Pareille prétention échappe à la discussion.
11 était donc légitime que, par des licenciements, des congés
définitifs ou temporaires, de? réunions de corps ou de régiments
jusque-là distincts, on diminuât un état militaire organisé pour la
guerre, et pour la guerre contre l'Europe coalisée. Les plus vieux
soldats furent, comme de juste, renvoyés de préférence dans leurs
foyers, et très peu d'hommes de troupe restèrent sous les dra-
peaux, qui eussent fait les campagnes antérieures à 1806 : dans
Tannée royale de 1815, l'empereur ne retrouvait que quelques-uns
de ses grognards d'Italie, d'Egypte et d'Austerlitz. — En ce qui
concerne les sous-officiers et soldats, le seul tort du gouvernement
de Louis XVI II fut de frustrer la garde de sa mission de confiance
auprès de la personne du souverain, pour lui substituer des corps
nouvellement créés ou rétablis, dont le recrutement, l'uniforme,
l'appellation évoquaient les souvenirs de l'ancien régime.
D'importantes réductions s'imposaient de même dans le cadre
des officiers : mais il eût fallu procéder à cette cruelle opération
avec plus de ménagements pour les amours-propres et les intérêts,
prodiguer les consolations honorifiques à ceux dont on était forcé
de supprimer l'emploi et de rogner la solde, surtout ne pas les
évincer au profit d'hommes qui, pendant les guerres de l'Empire,
n'avaient pas servi ou avaient porté les armes contre la France.
De tout ceci, il résultait qu'à part les officiers de nomination
récente auxquels je viens de faire allusion, la masse de l'armée
de 1815, chefs et soldats, était mal affectionnée au gouvernement
royal et regrettait son ancien général. On ne le constata que trop
facilement lors de la marche du golfe Jouan aux Tuileries. Les
derniers scrupules de ceux qui hésitaient à trahir leur serment
s'évanouirent quand ils surent que Louis XVIII avait passé la
frontière et que la coalition se reformait; sans apprécier ce que
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520 LàRMÊB DBS C&NT-J0DRS
l'entreprise de Napoléon avait de criminellement égoïste, ils ne
virent que le sol de la patrie menacé, et obéirent an sentiment
éloquemment exprimé par le général Cbabert : « Le Français ne
doit se battre que contre les ennemis de son pays, et de braves
gens comme nous doivent se réunir pour le défendre. » Une fois
la moitié de l'armée passée à Napoléon, qui oserait blâmer l'autre
moitié d'avoir préféré la guerre étrangère à la guerre civile?
Suffisamment rompue au métier, attachée à l'empereur par un
culte fanatique, qu'avivait encore une sorte de complicité dans les
derniers événements, cette armée de mars 1815 était manifeste-
ment hors d'état de résister à un assaut de la coalition reformée,
à présent surtout que Napoléon, loin de pouvoir faire appel aux
contingents des Etats secondaires d'Allemagne, les voyait figurer
dans les rangs de ses adversaires. Aussi, tout en sauvegardant
d'abord les apparences et en répétant qu'il comptait sur la paix, il
prodigua les mesures pour faire face à la colossale invasion qui se
concertait, et même pour la déconcerter par une foudroyante
offensive. Dans cet effort suprême, son génie se révéla plus actif
et plus inventif que jamais.
Il faut lire dans le livre de M. de Saint Chaînant le détail des
combinaisons improvisées pour enfler les cadres, multiplier les
régiments, faire affluer les munitions, mettre les places en état de
défense, réunir, en un mot, le personnel et l'attirail d'une guerre
qui s'annonçait gigantesque : rappel de tous les militaires en
congé ou en semestre; levée de la conscription de 1815; invitation
aux vieux soldats libérés de venir, avec une solde extraordinaire,
reprendre leur place autour du drapeau; formation, parmi les
citoyens de bonne volonté, de corps francs, chasseurs de mon-
tagne, chasseurs de la Vendée, fédérés des grandes villes; mise
en activité des gardes nationales, qui devaient être chargées de la
défense des places fortes, et octroi de la faculté du remplacement,
pour atténuer la rigueur de ce service; achat et même réquisition
d'armes à feu, rapidement réparées et distribuées; achats répétés
de chevaux en France et à l'étranger; accumulation d'approvision-
nements divers; ébauche de fortifications autour de Paris, pour
éviter, en cas d'invasion, le retour d'une surprise comme celle de
mars 181 4... Décrets, notes, lettres impératives, se succédaient
avec une abondance qu'on pourrait qualifier de fébrile, si tout
n'avait été merveilleusement conçu et ordonné vers un but unique,
la préparation de la guerre imminente.
Grâce à cette énergie créatrice, grâce aussi au zèle de collabora*
teurs dont le premier était Davout, Napoléon obtint un résultat
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L'ARMEE DBS CBRT-JOUBS 521
prodigieux, mais qui devait pourtant demeurer insuffisant. Car la
France était trop épuisée, la proportion trop inégale entre ses
ressources et celles des envahisseurs, pour que la lutte pût se
prolonger avec quelques chances de succès : vainqueurs à Waterloo,
Napoléon et son armée eussent été submergés sous le flot des
Austro-Russes. Blême en dehors de cette flagrante disproportion,
bien des symptômes inquiétants se révélaient.
Tout d'abord, si certaines provinces donnaient des gages effec-
tifs de leur patriotique enthousiasme, il y en avait beaucoup d'autres
où, par lassitude, par horreur de la guerre, par attachement aux
Bourbons, le départ des conscrits et la rentrée des soldats en
congé s'opérait dans de piètres conditions. Il en était ainsi dans la
Flandre et la Picardie, où la nomination de fonctionnaires anciens
terroristes ne faisait qu'exaspérer les esprits ; à Marseille, où un
bonapartiste découragé déclarait que « si on dépavait les rues, on
trouverait une fleur de lis sous chaque pavé ». Ceci pouvait passer
pour une hyperbole de la Canebière, mais dans toute la région de
l'Ouest, des faits, et non plus seulement des mots, attestaient les
dispositions hostiles des populations. Bien loin de fournir le contin-
gent sur lequel on avait cru pouvoir compter, les départements de
Bretagne et de Vendée immobilisaient des forces assez sérieuses,
sous la direction d'un chef énergique comme Lamarque. La disette
d'hommes était aussi angoissante que dix-huit mois plus tôt, au len-
demain de Leipzig, et Davout pouvait répondre à Lecourbe, qui lui
réclamait des renforts pour la défense de la Franche-Comté : « Je
n'ai pas un soldat disponible à Paris; ce que je dis est à la lettre. »
Indice plus grave encore, la garde impériale, réorganisée dès le
passage à Lyon, la garde, comblée de prérogatives et d'attentions,
la garde, qui selon les propres expressions de Napoléon devait
«être la première servie et passer avant tout », la garde eut quelque
peine à se reconstituer au complet. Pour en parfaire les effectifs, il
fallut recourir à la conscription de 1815, et introduire dans les
rangs de ces vétérans par excellence des enfants de vingt ans qui
n'avaient jamais vu le feu.
Au demeurant, l'esprit de la troupe n'en était pas moins excel-
lent, avec une tendance, notée par M. Houssaye, à la nervosité et
à la défiance envers les chefs. Napoléon avait tant répété, depuis le
débarquement du golfe Jouan, que les désastres de 1814 étaient
uniquement imputables à la trahison, que ces âmes simples
voyaient des traîtres partout. Moins naïfs, les officiers n'étaient pas
moins inquiets : les événements des années précédentes avaient
ébranlé leur foi dans l'invincible étoile de l'empereur; quelque
spécieuses qu'eussent été leurs raisons de reprendre la cocarde
tricolore, ils ne se sentaient pas la conscience tout à fait en repos,
40 NOVEMBRE 1902. 34
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hK L'ARMfcE DIS CWT-J0URS
et envisageaient avec angoisse les conséquences d'une seconde
restauration royale. Eux aussi étaient en défiance les uns des
autres, se suspectant facilement de tiédeur ou même de connivence
avec l'ennemi : les craintes étaient si folles à cet égard que Flahaut,
de l'aveu de Napoléon, alla jusqu'à exercer une surveillance i peine
dissimulée sur l'intègre et irritable Davout.
Enfin et surtout, la plaie séculaire du haut commandement
français, les rivalités entre généraux, qui avaient changé l'issue
de la guerre de Sept Ans, compromis la campagne de 1813, et
qui devaient se reproduire en 1859 et en 1870, ces rivalités, en
dépit de la gravité des circonstances, se réveillaient plus âpres que
jamais. Tout en protestant de son amitié pour Sucbet, Grouchy
protestait que ce serait pour lui un déshonneur que d'être placé
sous les ordres d'un autre maréchal. Maurice Mathieu demandait
sa retraite plutôt que de servir sous Clausel, qui était son cadet.
Mouton-Duvernet n'acceptait pas d'être subordonné à Vaodamme.
Il n'y avait pas jusqu'au brave et honnête Rapp qui ne s'avisât
de le prendre de haut avec Davout; il s'attira cette réponse : « Mon
cher Rapp, je vous déclare d'amitié que si je recevais une seconde
lettre de ce style, je cesserais d'être ministre de la guerre ou vous
cesseriez de commander un corps d'armée. »
Autant et plus peut-être que la disette d'hommes, la pénurie
d'argent vint entraver les préparatifs et empêcher la complète
réalisation des plans de Napoléon. Il ne restait plus rien de ces
contributions des pays vaincus grâce auxquelles il avait pu, avant
1814, se constituer un trésor de guerre et subvenir aux frais de
plusieurs campagnes sans augmenter les impôts; et la France,
en grande partie ravagée par l'invasion récente, inquiète d'ailleurs
du résultat de l'aventure, n'avait ni la possibilité ni la volonté de
faire un gros effort financier. Il fallut donc recourir aux expé-
dients, et surtout aux économies, désastreuses en pareil cas. En
fait de vivres, on dut se résigner à n'avoir que des approvision-
nements incomplets, dont une partie encore avait été obtenue par
le procédé vexatoire de la réquisition ; on ne délivra pas de caisses
d'amputation aux médecins des régiments, sous prétexte que les
grandes ambulances seraient toujours à portée des blessés; bref,
on restreignit le plus possible cette minutieuse et copieuse prépa-
ration qui avait été jusque-là, dans les guerres napoléoniennes, un
trait caractéristique et un élément de succès. Par ladrerie, sinon
par perfidie, certains fournisseurs fraudèrent sur la qualité de
leurs livraisons : c'était le pain biscuité qui ne se conservait pas,
ou bien des cartouches qu'on trouvait remplies de sable en guise
de poudre. Les soldats s'exaspéraient» et le maître parlait de faire
des exemples : mais le temps n'était plus aux actes de justice
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L'ARMÉE DES CENT-JOCRS 5?3
sommaire, qu'excuse seule aux yeux de la foule la triomphante
continuité du succès.
Malgré bien des lacunes et des points faibles, c'était un
incroyable tour de force, irréalisable pour tout autre, que d'avoir
improvisé en deux mois ces sept armées qui s'échelonnaient sur
nos frontières et les défendaient contre une surprise, en attendant
le moment de passer à l'offensive. Pour les commander, Napoléon
avait dû chercher au delà du cercle habituel de ses lieutenants,
bien rétréci désormais par la mort, la maladie ou l'infidélité.
Gardant Davout pour le ministère, Soult pour l'état-major général
et Ney pour un rôle spécial à côté de lui, il envoya Suchet à
Lyon, d'où il devait veiller sur les Alpes; partout ailleurs, l'empo-
reur mit au premier rang des subordonnés ou des disgraciés de
la veille. Ce furent d'abord des divisionnaires éprouvés, ceux qu'il
avait toujours médité de porter au faite et qu'on peut appeler
les maréchaux de Sainte-Hélène^ Vandamme, Gérard, Clausel;
puis un ancien serviteur hérité de Desaix, Rapp, qui, d'aide-de-
camp de confiance, devint chef de l'armée du Rhin ; puis enfin des
hommes de valeur, relégués à l'écart naguère pour leurs opinions
politiques ou pour des motifs mal éclaircis : Lecourbe n'avait pas
été employé depuis le Consulat, et Brune depuis 1807; l'un fut
envoyé en Franche-Comté et l'autre en Provence.
De la correspondance de tous ces chefs de corps ou comman-
dants d'armées, M. de Saint-Chamant a donné de nombreux et
intéressants extraits : il s'en dégage une impression uniforme
d'activité, de patriotisme... et d'appréhension. Du haut en bas
de l'échelle, cette armée des Ceat- Jours, la plus enthousiaste peut-
être que la France eût connue depuis 1792, brûlait de combattre
sous les yeux du chef qu'elle avait reconquis, mais sentait plus
ou moins confusément qu'elle marchait à l'abîme. Tous partageaient
l'état d'esprit des grenadiers de la vieille garde, qui, comme l'a dit
le chantre épique de Waterloo,
Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu debout dans la tempête.
L. de Lanzac de Laborie.
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LA GRANDE VENERIE DU DUC D'AUMALE
A CHANTILLY
On m'a raconté qu'an jour le prince de Galles étant venu chasser
& Chantilly, M. le duc d'Aumale, pour honorer son hôte, aurait fait
Uuminer la forêt, et qu'un cerf fut forcé, la nuit, aux lueurs bla-
fardes d'une immense lumière électrique. C'eût été féerique, mais,
hélas 1 ce n'est ni vrai ni vraisemblable. Car si tout ce qui se ratta-
chait aux chasses de Chantilly était admirablement conçu, rien n'y
était arrangé pour jeter de la poudre aux yeux, de telle sorte qu'un
profane aurait pu venir à un rendez- vous et s'écrier dans son désen-
chantement : « Comment, ce n'est que cela! » Mais l'initié ne pou-
vait s'empêcher d'admirer cette apparente simplicité, sous laquelle
se devinait le plus grand confortable et un luxe du meilleur aloi.
La tenue des hommes, leurs manières, leurs allurc9, la qualité
des chevaux, la façon de mener la chasse, tout était parfait, les
chiens l'étaient presque.
Pour expliquer ma pensée et avant de commencer une série
d'éloges, je ne puis m'empêcher de faire une petite critique que
le duc d'Aumale ne voulait pas admettre, mais qu'en sa qualité
de prince de la maison de France, il pardonnait : ses chiens
n'étaient pas assez français. Ils étaient même anglais et de pur
sang encore, étant tous achetés dans les réformes d'élevage des
meutes de renard d'Angleterre.
Or, là-bas, comme on chasse en plaine, toujours en pays décou-
vert, on recherche des chiens ayant certaines qualités fort appré-
ciables d'ailleurs, mais on néglige beaucoup la voix, tandis qu'en
France, pour chasser au bois, nous sommes forcés de développer
le côté musical de la 'chasse et nous y arrivons en conservant les
autres qualités tout autant que les Anglais.
J'aurais aimé voir à Chantilly des chiens criant bien.
Il en existe en France. Ceux qui les possèdent auraient été
heureux et fiers de remonter l'équipage du prince. Ses chasses
auraient été aussi vites, plus gaies, plus entraînantes. *
C'est du moins mon humble avis. Si, dans un défaut, un chien,
retrouvant la voie, prenait sur la meute une avance considérable,
faisait une tête, comme on dit, il ne tardait pas à trouver un
piqueur qui lui barrait le chemin, au passage d'une ligne.
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Là GRÀflDE VÉMRIS DO DUC D'AUMALE k CHANTILLY 515
L'homme levait son fouet sans brait, sans cris, et le chien
venait à sa botte, aussi soumis que s'il avait fait vœu d'obéissance.
Les retardataires arrivaient les uns après les autres et se ran-
geaient auprès de leur camarade, comme des fantassins à la parade.
Et si, pour témoigner leur impatience, ils aboyaient alors
bruyamment, jamais un seul n'essayait de passer sous le fouet.
Dès qu'on l'abaissait, ils repartaient tous à la fois.
C'était joli et exécuté à merveille.
Je me souviens même qu'un jour un cerf, après une heure de
chasse, avait pris l'eau dans les étangs de Commettes, près du
petit château de la reine Blanche. Les chiens l'entouraient, mais,
n'étant pas fatigué, il nageait au milieu d'eux et les dominait,
comme s'il avait été sur terre. Sur un ordre, on rappela les chiens
qui tous, sans hésiter, abandonnèrent la poursuite et vinrent au
rivage se ranger derrière le piqueur.
Alors le cerf fut magnifique. Il sembla dire : « Monseigneur,
puisque vous jouez si beau jeu, je jouerai aussi moi comme un
prince. » Et sortant de l'eau à son tour, il vint passer à vingt pas
devant la meute qui l'aboyait, immobile.
On lui donna dix minutes d'avance et l'on remit la meute sur
la voie.
Il ne revint pas aux étangs, mais, quand ses forces faiblirent, il
s'arrêtaen plein bois, sur la terreferme,et défendit bravement sa vie.
Comment s'obtenait un dressage aussi parfait?
A l'automne et le matin, de bonne heure, quatre hommes à
cheval allaient en forêt, menant quatre ou cinq vieux chiens et
deux jeunes recrues. On lançait un cerf et les jeunes suivaient les
vieux. Mais il arrivait qu'une biche ou quelque animal de change
bondit sous le nez des conscrits qui couraient après. Immédia-
tement, ils étaient rejoints et fouettés d'importance, de sorte qu'en
quelques leçons ils apprenaient qu'il était impossible de se. dérober
par la fuite au châtiment mérité et devenaient obéissants et sages.
J'ai toujours admiré avec quelle adresse les hommes rejoignaient
leurs chiens, qui souvent chassaient à la muette.
Il est curieux que les Anglais hésitent à croire qu'en France les
chiens qui chassent un animal ne le quittent pas pour un autre,
quand les chiens anglais ont une aptitude très grande à ne pas
prendre change.
Il est pourtant certain que l'équipage de Chantilly, composé de
Fox-Hounds, après avoir attaqué un cerf, ne l'abandonnait pas
pour un autre.
Quant aux biches, il n'en faisait aucun cas.
Des invitations étaient envoyées chaque année au commence*
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&26 U GftAUDI YÊHERU DO DUC D'AUMiLI
ment de la saison. Elles portaient ces mots : « De la part du duc
d'Aumale », et les dates des rendez- vous fixées à l'avance.
liais la chasse de Chantilly était ouverte. Tout le monde pouvait
y aller, et quiconque s'y conduisait selon les régies de la civilité à
la chasse, était assuré qu'on ne trouverait pas sa présence importune.
On n'a guère suivi en France cet exemple donné par un prince
qui avait trop longtemps vécu en Angleterre pour ne pas admettre
le public à voir courir ses chiens.
Les réunions étaient à certains jours très nombreuses, princes,
gentilshommes, bourgeois et manants, et parmi ces derniers quel-
ques lads des écuries d'entraînement, qui galopaient & tort et à
travers, au risque de causer quelque accident déplorable.
Mais un homme de bonne compagnie se faisait présenter au
prince, qui l'accueillait toujours avec la plus grande affabilité.
La première fois que j'allai & Chantilly je fus bien surpris, et
très agréablement, quand, k l'hallali, le capitaine des chasses vint,
de la part du prince, m'offrir le pied droit du cerf forcé. Le pied
gauche était toujours réservé pour accrocher dans le chenil.
J'allai remercier Son Altesse, qui me dit son regret de n'avoir pas
à m'offrir des chasses aussi belles que celles de la forêt de Paimpont.
— « Vous aimiez à plaisanter, Monseigneur! Quant au pied dont
vous avez bien voulu me faire les honneurs, je l'ai placé & Paimpont,
où je le garde comme un beau souvenir, au premier rang parmi mes
autres trophées de chasse.
« D'autres raconteront vos talents militaires et diront quel éclat
vous avez jeté sur l'Académie française. Moi, qui regarde en vous
l'homme de sport, je ne vous trouve pas remplacé par vos confrères
de l'Institut dans votre forêt de Chantilly, où je vous revois toujours
au trot et toujours murmurant (j'allais dire grommelant) à votre
cheval des paroles d'encouragement en anglais.
« U faudrait à vos confrères, je le crains, pour se remettre des
fatigues d'une chasse à courre, un repos trop long pour ne pas
nuire à leurs travaux scientifiques; tandis que vous, à peine des-
cendu de cheval, encore tout éperonné, vos bottes encore marquées
du peu de boue qu'on pouvait ramasser dans les terrains sablon-
neux de vos bois, vous vous remettiez au travail dans la grande
bibliothèque du château, avant de vous habiller pour le repas du soir.
« Et pendant que vous paraissiez absorbé à écrire l'histoire des
Condé, vous aviez l'oreille ouverte aux conversations pourtant
discrètes qui se faisaient autour de vous; et au moment où l'on s'y
attendait le moins, vous donniez une opinion toujours juste sur des
Sujets auxquels on pouvait vous croire étranger.
« C'est alors que, pour éprouver à quel point vous connaissiez tou
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A CHANTILLY 527
les trésors de vos vitrines, des savants de toutes sortes vous ont
tendu le piège innocent de parler devant vous de quelque livre
rare, inconnu, ignoré, dont le titre figurait sur votre catalogue. On
vous voyait alors vous lever tranquillement et aller droit à l'ouvrage
mentionné, que vous rapportiez sans jamais vous tromper de rayon. »
Le prince de Galles, pour n'avoir pas chassé la nuit, n'en a pas
moins assisté à plusieurs chasses de jour; et toutes les fois qu'une
Altesse Royale est venue à Chantilly, il a semblé que le temps et
les cerfs se mettaient d'accord pour plaire aux augustes visiteurs.
C'était presque un axiome qu'une chasse donnée en l'honneur
d'un prince étranger devait être une belle chasse.
Quand l'impératrice d'Autriche y vint, elle arrivait d'Irlande, où
elle avait brillamment galopé derrière les chiens à travers un pays
coupé de gros obstacles, dans des chasses autrement difficiles à
suivre. Aussi ses chevaux étaient-ils entraînés, et dans la plus
belle condition qu'on puisse imaginer.
Il y eut deux débuchers qui, s'ils parurent longs et durs à des
cavaliers moins bien montés, semblèrent un jeu d'enfant à Sa
Majesté Autrichienne. Puis l'animal de chasse étant entré dans
une harde où il se trouva le dix-septième cerf, il fallut le déharder.
De sorte que le3 chiens, après avoir montré qu'ils pouvaient courir,
firent voir qu'ils savaient aussi se garder du change et forcer un
cerf au milieu de n'importe quel embarras.
Je doute que le dernier des Gondés, ce grand veneur, eût jamais
pu mieux faire.
La reine de Naples, au contraire, amena à Chantilly un cheval
manquant de condition qui mourut étouffé dans un galop pour
lequel il n'avait pas une préparation suffisante, et l'héroïne de Gaëte
renonça à la chasse à courre après ce premier essai malheureux.
Le duc de Bragance était plus amateur de fusils que de chasse
à courre. Sa visite devait être la première étape d'un voyage &
travers toutes les cours d'Europe. Elle fut ausbi la dernière, car ce
blond Méridional se laissa prendre aux charmes de cette exquise
princesse Amélie qui fut la cause innocente du second exil de sa
famille et qu'il ramena en Portugal. Pendant cet exil, un jour d'été
qu'il m'avait fait l'honneur de me retenir à déjeuner, à Sheen-
House, le comte de Paris me dit : « Il faudra revenir l'hiver pro-
chain, nous irons faire un bon galop derrière les chiens de la reine. »
A Londres, je rencontrai M. Coates : « Si le prince n'oublie pas
ce qu'il vient de me dire, j'arriverai au premier appel. J'aurai
besoin d'un bon cheval, pourrai- je compter sur vous? — Je vous
trouverai ce qu'il vous faudra, me répondit le chef des écuries du
duc d'Aumale, il vous faudra un bon cheval. Le comte de Paris est
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528 LA GRANDE Y EUE RIE OU DUC DAUMàlK
mon élève, ça ne me rajeunit pas, mais j'en suis fier. Il enfour-
chera le premier cheval que je lui présenterai, sans jamais se donner
la peine, comme tant d'autres, de le faire monter devant lui pour
voir ce qu'il sait faire. Si ses préoccupations ne le laissent pas aller
à la chasse au9si souvent qu'il le voudrait, il y peut marcher au
premier rang, à côté de n'importe quel Anglais. Il ne sait pas ce
que c'est la peur, et, à la chasse, comme en toutes choses, il ne
connaît qu'une ligne, la droite. »
On ne voyait que rarement aux rendez- vous le duc de Chartres,
retenu à Rouen par ses devoirs de colonel ; mais quand il y venait,
il trouvait moyen d'y faire de la photographie.
Pendant son exil en Angleterre, avant 1870, il avait fait
demander des cerfs à Chantilly pour les essayer devant les Surrey-
stag-Hounds, et on lui avait envoyé quinze animaux, le résultat de
tout un paoneautage. Dans le lot se trouva une biche qui eut beau-
coup de succès, et jamais il n'y avait plus de monde au rendez-
vous que les jours où l'on devait courir après la biche française. La
poursuite à outrance de la chasse anglaise plaisait au caractère
entreprenant du prince, et les savants déduits de la vénerie, qu'il
plaisantait volontiers, ne lui faisaient pas oublier l'émotion des
galops à travers les champs du comté de Surrey.
Il y avait acquis la réputation de « Hardrider » quand il put ren-
trer en France où, sous le nom emprunté, traosparent et illustre de
Robert le Fort, il ne tarda pas à se faire le renom d'un vaillant
capitaine.
C'est la chasse à courre qui finit par triompher du peu de goût
que le jeune duc d'Orléans avait pour l'équitation. N'écoutant
aucun conseil, il s'en allait, cahin-caha, courir après les chiens. Il
avait quatorze ans quand il put servir au couteau son premier cerf.
Ce succès l'avait encouragé, mais ce fut une chute qui lui donna
enfin l'émulation nécessaire. En sautant un tronc d'arbre, son
cheval l'avait désarçonné et jeté par dessus ses oreilles. « Vous
voyez bien, Monseigneur, lui dit tranquillement M. Coates qui le
suivait, qu'il est utile quelquefois d'avoir une bonne assiette. »
A côié de son père le duc de Nemours, j'ai vu plusieurs fois le
comte d'Eu sur le grand cheval blanc qui galopait si vite sans avoir
l'air de se presser dans son mouvement de balançoire.
Sa pensée distraite semblait s'égarer, au delà des mers, vers ce
trône dont il avait épousé l'héritière et qu'il semblait avoir consolidé
en conduisant les Brésiliens à la victoire.
Dans cette campagne contre le Paraguay, il avait prouvé, disent
les autorités compétentes, qu'il avait non seulement le physique,
mais aussi les talents militaires des Condôî.
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A CHAAT1LLY 529
Quand il fut décidé qu'on rendrait à leur destination ces belles
écuries qui étalent sur la pelouse, en face de la tribune des courses,
leur façade de palais, il y eut un moment d'inquiétude. On se
demandait comment, avec une quarantaine de chevaux, on arrive-
rait à occuper cet espace immense, voûté comme une cathédrale,
où le prince de Condé en avait réuni deux cents.
Les chambres des cochers et palefreniers se trouvant placées sous
les toits à la Mansard, la nécessité de remonter à une telle hau-
teur pouvait, à elle seule, causer une complication et un ralentisse-
ment dans le service.
Le luxe des grandes livrées d'autrefois demandait moins de temps
que la correction des livrées modernes.
Un homme avait vite endossé une vaste houppelande suspendue
dans un coin et, coiffé d'un grand chapeau tout doré, caché sa
personne en sabots sous un entassement de galons.
Jadis, le style, c'était l'habit.
Aujourd'hui, c'est l'homme.
Aussi, comme un jour le duc d'Aumale demandait :
« Gomment se fait-il que j'aie un homme pour deux chevaux
quand mon oncle, le prince de Condé, en avait & peine un
pour huit?
« — J'espère que Monseigneur me fait l'honneur de croire que
la tenue de ses écuries n'est plus celle de son oncle » , répondit sim-
plement M. Goates, qui savait bien, d'ailleurs, que cette remarque
n'était pas un reproche.
Et, de fait, la tenue des écuries, comme celle de toute la maison,
était irréprochable. La moitié du bâtiment était occupée par un
vaste manège, où l'on exerçait les chevaux à couvert par les temps
de neige ou de gelée. Dans l'autre partie, on avait aménagé vingt
boxes, vingt stalles et deux très grandes selleries, sortes de
vitrines de 3 mètres de hauteur qui, dans cette immensité, faisaient
à peine l'effet de commodes dans une chambre.
On se demandait pourquoi on les avait faites si petites jusqu'au
moment où, par l'inspection de ce qu'elles contenaient, on se ren-
dait compte de leur grandes dimensions.
Des stalles en chêne bruni, larges et confortables, des grands
boxes dans lesquels un cheval pouvait se reposer à l'aise, mais
pas de cuivres superflus, pas de couronnes fragiles en sables
multicolores; de l'ordre et de la propreté à l'excès, et rien de plus.
J'avais constaté la même simplicité élégante dans les écuries de
la reine d'Angleterre, à Londres. Pour suivre agréablement les
chasses de Chantilly, où jamais un obstacle ne se présentait à
sauter, il fallait des chevaux marchant bien au pas, bien au trot et
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530 Là GRANDI VÉNERIE DO DUC D'AUMALE
pouvant donner de la vitesse au galop; possédant, en un mot, les
qualités d'un parfait cheval de promenade.
Aussi, le duc d'Aumale, qui avait des visiteurs d'été & monter,
tenait-il & ce que les chevaux des piqueurs fussent excellents de
qualité et d'apparence. Tout sujet médiocre ou taré était réformé
sans retard, les autres, après la saison des chasses, se remettaient
doucement de leurs fatigues et se préparaient à la saison suivante
en promenant les amis du prince sur ce terrain élastique qui passe,
au dire des entraîneurs, pour le meilleur de France. Et cette cava-
lerie, relativement peu nombreuse, fournissait toujours ainsi des
chevaux de promenade sages et des chevaux de chasse en condition.
Souvent le vautrait du prince de Joinville chassait le sanglier en
forêt de Chantilly et avec un très grand succès. On a dit, avec
juste raison, que sa carabine, faisant un peu trop tôt son office,
avait parfois tué dans un ferme des sangliers qui n'auraient pas
demandé mieux que de reprendre leur fuite après s'être arrêtés
dans un moment de mauvaise humeur vraiment bien excusable.
Le prince agissait ainsi par l'horreur qu'il avait de voir découdre
ses chiens. Il s'exposait pour eux, sans y songer, à se faire
découdre lui-même. Plusieurs fois culbuté par des sangliers, il en
rencontra même un qui fît cette chose étonnante de couper sa
botte et de blesser son cheval à l'épaule et à la hanche d'un seul
coup de boutoir.
Dès qu'il voyait sa meute aux prises avec un solitaire dont les
défenses lui donnaient des inquiétudes, il se jetait dans la mêlée
et, à bout portant, visait l'animal, même couvert par les chiens,
sans que jamais sa balle s'égarât, tant étaient grands son sang-
froid et son adresse.
Il lui arriva, étant à cheval, au trot, de tuer raide un sanglier
qui traversait dans un ferme roulant la route de Senlis.
Le duc d'Aumale, étonné, ne put s'empêcher de s'écrier : « Bravo,
mon frère, c'est un beau coup de carabine ! »
Quant a moi, j'avoue mes préférences pour l'emploi du couteau
de chasse.
Le prince de Joinville avait l'ouïe un peu dure, mais, dans son
métier de marin, il avait pris l'habitude d'observer la nature et de
tirer parti de ses observations. Un jour, égaré dans les bois, il
s'arrêta brusquement, et se tournant vers le vicomte de Gironde
qui le suivait :
« Monsieur, entendez-vous la chasse?
« — Non, Monseigneur.
« — Vous ne l'entendez pas, mais votre cheval l'entend.
Regardez-le. »
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k GOANTILLT 531
Et, piquant dans la direction vers laquelle il avait va l'animal
tendre les oreilles, il ne tarda pas à retrouver ses chiens.
Le piqueur et les valets de chiens du vautrait avaient ordre de
servir à la carabine tout sanglier armé qui, ne voulant plus courir,
en appelait & la force. Et le prince, malgré le plaisir qu'il trouvait à
ce jeu, ne voulait pas qu'on l'attendît.
Un vieux solitaire, se faisant battre un jour en hallali courant
dans une enceinte, le prince, le piqueur et les valets de chiens
descendirent tous de cheval et entrèrent au bois pour le servir.
Quand tout le monde fut bien engagé dans le fourré, l'animal
en sortit et reprit sa course, suivi de M. Quiclet qui, trouvant une
carabine encombrante et ne portant jamais que son couteau, était
resté seul à cheval.
M. Quiclet m'a montré depuis, dans son salon, la tète de ce
sanglier que le prince de Joinville lui avait envoyée avec cette
inscription :
SOUVENIR DO 10 DECEMBRE 1874
CHANTILLY
PRIS A LA TABLE
SERVI AU COUTEAU PAR M. QUICLET
APRÈS 2 H. 1/2 DE CHASSE
M. Quiclet, qui dirigeait l'équipage de Chantilly, était bien
l'homme du monde le mieux choisi pour démontrer que chasseur
et bourru ne sont pas synonymes. On l'appelait, par courtoisie,
le capitaine des chasses; mais il n'avait en réalité aucun titre
officiel. C'était un ami du duc d'Aumale, in dépendant- et, sincère,
montant dans la perfection des chevaux qu'il achetait lui-même,
recherchant de bonnes allures et des membres solides, sans trop
s'occuper des difficultés de caractère, comme s'il avait pensé que
l'égalité du sien pouvait suffire pour deux.
Quand M. le comte de Paris résidait au château d'Eu, le prince
de Joinville, son oncle, ne manquait jamais d'y venir chaque année
en déplacement avec son vautrait (meute pour le sanglier), et, à
l'occasion du mariage de la princesse Hélène, fille aînée de M. le duc
de Chartres, avec le prince Waldemar, il y eut dans la forêt.une
chasse au sanglier que la reine de Danemark, mère du fiancé, suivit
en voiture. On lui avait donné pour guide, sur le siège, à côté]du
cocher, un vieux garde, très au courant des refuites des;animaux9
qui la conduisit deux fois sur le passage du sanglier, dont la vue
l'amusa beaucoup, et je n'en suis par surpris, car je professe pour
cette noble bête une véritable admiration.
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532 LA GRANDE VtNERIB 00 DUC If AUMALE
On dit souvent qu'elle n'est qu'un vulgaire cochon. Certes, la
comparaison est facile; il n'est pas besoin d'une vive imagination
pour la trouver, et la science lui donne raison en déclarant qu'ils
descendent l'un de l'autre. Cela prouve tout simplement que les
caractères les plus nobles et les plus braves peuvent s'avilir dans
la servitude.
La chasse est un plaisir plein d'amères déceptions, et souvent
tout tourne mal précisément le jour même où, l'assistance étant
plus nombreuse et plus brillante, on voudrait voir tout marcher
à souhait. Mais saint Hubert, patron des chasseurs, fut cette fois
favorable à ses disciples, et nul organisateur de féerie n'aurait
arrangé une mise en scène plus merveilleuse que celle qui termina
celte journée.
Le sanglier, les jambes raidies, mais le cœur toujours fier dans
sa poitrine haletante, avait été rejoint par la meute. En se défen-
dant comme un désespéré pour vendre au moins chèrement la vie
qu'il ne pouvait plus sauver, l'animal aux abois arriva sans s'en
apercevoir sur le bord d'une carrière abandonnée et roula avec les
chiens au fond du trou dont les bords escarpés ne leur permettaient
plus de sortir.
La reine de Danemark eut le temps d'arriver et de contempler
de haut en bas cet hallali extraordinaire.
En général, la chasse à courre dans nos forêts de France
n'offre pas, au point de vue hippique, la même excitation qu'une
chasse au renard aux environs de Melton-Mowbray, dans le Leices-
tershire. Le duc de Chartres le savait mieux que personne.
Pendant le premier exil de sa famille, il avait, nous l'avons dit,
suivi en Angleterre des chasses anglaises à la manière anglaise;
aussi, excité par la présence des princes anglais, il voulut montrer
qu'en France aussi il y avait deux manières de suivre les chiens,
et au risque de se rompre le cou, à travers coteaux et ravins,
il se lança sous bois sans trouver d'imitateur.
Madame la comtesse de Paris assistait régulièrement aux chasses
à courre du prince de Join ville; mais elle n'aimait rien tant que la
chasse du sanglier à tir avec un unique chien n'appartenant à
aucune race définie, sorte de roquet dont un garde alsacien avait
découvert et développé les étonnantes qualités.
Castor avait voué aux sangliers une haine féroce et, seul, il
osait aller attaquer dans sa bauge la compagnie la plus nombreuse.
Devant la ténacité de cet avorton, les sangliers partaient, mais
d'un pas tranquille, dignement, comme une garnison qui sort
d'une place forte, enseignes déployées, avec tous les honneurs
de la guerre. C'était une retraite, mais pas une fuite. Castor les
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A CflAHTlLLY 533
accompagnait de ses cris, et comme il se taisait, dès qu'il les avait
perdus de vue, ou savait toujours vers quel endroit ils se diri-
geaient et Ton avait le temps de s'y rendre.
Ca9tor était resté en France, mais la princesse avait emporté
son portrait dans un groupe où elle est photographiée avec lui et
un énorme sanglier qu'elle avait tué par son aide.
Le courage de Castor plaisait à Madame la comtesse de Paris,
qui se laissait parfois emporter elle-même par son ardeur jusqu'à
la témérité.
Un jour, un sanglier qu'elle avait blessé se retourna sur elle,
la chargeant dans son désir de vengeance. Mais elle, au lieu de
fuir, courut au-devant de son adversaire et le tua raide d'une
balle à bout portant. Le garde qui l'accompagnait, n'ayant pas le
temps d'arrondir sa phrase dans les formules exigées par l'éti-
quette, n'avait pas pu s'empêcher de lui crier : « Faites bien
attention! »
Si Madame la comtesse de Paris aimait les émotions de la chasse
au sanglier, elle excellait surtout dans le tir difficile de la bécasse.
Cet oiseau voyageur ne s'élève pas à volonté comme le faisan,
et qui veut l'atteindre ne doit pas craindre sa peine.
Mais la princesse était une marcheuse infatigable, et quand, sur
le quai du Trépert, j'ai assisté à son départ pour l'exil, j'ai
surpris bien des regards et entendu bien des paroles qui m'ont
fait comprendre que ses mains, habiles à manier les armes à feu,
avaient su également s'employer aux exercices de la charité; que
ses pas l'avaient aussi souvent portée vers des misères à soulager
que vers des oiseaux à abattre, et qu'elle avait su prêter l'oreille
aux plaintes timides des pauvres mieux qu'à la voix rageuse de
l'intrépide Castor.
Une expression très souvent employée et souvent mal comprise
est celle-ci : Laisser-courre par un tel. Ce qui ne veut pas dire
que la chasse a été dirigée par un tel, mais que c'est un tel qui a
donné un cerf à courir, qu'on est allé attaquer le cerf rembuché
par lui, qu'on a découplé sur sa brisée.
Le valet de limier qui fait son travail n'a pour se guider que
les indications laissées par l'empreinte du pied, bien plus sûres
d'ailleurs que celles de la tète. Et il arrivait parfois à la fin de la
saison, en avril, qu'au moment où l'on s'attendait à voir bondir
un superbe dix-cors, on voyait un animal sans tète, un cerf qui
venait de perdre son bois.
Je me rappelle en avoir vu un semblable sauter une ligne au
lancer, et des assistants de s'écrier : Tiens 1 une biche 1 Je n'ai pas
oublié de quel air simple et assuré, et avec quel fin sourire M. Quiclet
Z f
W4 Là GRANDE YÈRgaii DO DUC D'AUMALB
dit au prince : « Monseigneur, c'est pourtant bien un cerf, et, par
le pied, je le garantis dix-cors. »
A l'hallali, il portait haut sa tète découronnée et, quoique sans
armes, se défendait avec énergie. II fallut lui couper le jarret pour
l'abattre. A cette époque du printemps, les chiens, même les plus
vieux et les plus confirmés , semblent tout d'un coup se laisser
aller & chasser les biches de préférence.
Il faut croire que les cerfs, en perdant leurs bois, traversent une
crise qui les bouleverse de telle façon qu'ils ne sont plus eux-
mêmes et que leur fumet devient méconnaissable.
En Russie, on ne chasse pas à courre comme en France, et si
les grands-ducs savaient parfaitement toutes les choses de la
vénerie, ils ne les avaient jamais vues mises en pratique. Aussi
voulaient-ils se rendre compte de tout, et trois fois la meute étant
découplée sur un cerf qu'il avait détourné, on put dire : Laisser-
courre par le grand -duc Wladimir.
Dans cette situation en vedette, occupant la place la plus en
vue de la vénerie française, le capitaine des chasses de Chantilly
était toujours prêt à donner les conseils de $on expérience, et,
comme les gens qui savent beaucoup, ne craignait pas, à l'occa-
sion, d'avouer qu'il ne savait pas.
S'il croyait aux exploits cynégétiques de nos pères, il admettait
que la génération nouvelle peut bien faire, elle aussi.
Un jour, à cheval avec lui dans l'avenue du Bois de Boulogne,
j'écoutais, bouche bée, une histoire de chasse merveilleuse qu'il
me contait et qui s'était passée à Chantilly, du temps des Condés.
Et puis, ajouta-t-il en matière de péroraison, je n'y étais pas.
Le rendez-vous était fixé à midi à quelque carrefour de la forêt, où
les piqueurs et valets de limier qui avaient lait le bois venaient
faire leur rapport. La meute était conduite divisée en hardes de
dix chiens tenues par des hommes à cheval, ce qui permettait de
la déplacer extrêmement vite et facilement. Au moment de
l'attaque, le duc d'Aumale, qui, toujours, portait une trompe
dont il se servait volontiers, M. Quiclet et le piqueur Hourvari se
plaçaient de manière à voir l'animal au lancer et à sonner la vue.
On mettait cinq ou six limiers pour faire bondir le cerf ou les
cerf-, car souvent il y en avait plusieurs ensemble, et dès que
l'animal ou la harde avait vidé l'enceinte on découplait tout bas et
raide sur la voie.
Forcément il se faisait quelquefois deux chasses, mais tous les
chiens étaient bientôt ramenés à la même et ne la quittaient plus.
J'ai vu les limiers hésiter à attaquer dans des hardes de cerf où
ils ne savaient auquel s'en prendre. J'ai vu aussi plusieurs gros
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k CH1HTILLY 535
cerfs ensemble refuser de partir et intimider] les limiers. Hais
on finissait toujours par les mettre en route et les séparer.
Les chenils étaient situés dans une cour attenant & la partie
ouest des grandes écuries, au bord de la pelouse sur laquelle on
les menait prendre leurs ébats et à laquelle tous ces chiens, en
plus des chevaux de courses à l'entraînement, donnaient un mou-
vement amusant et extraordinaire.
Deux fois par jour, matin et soir, le piqueur en premier avec le
piqueur en second et deux valets de chiens, tous à pied et en
petite tenue, sortaient les soixante chiens composant l'équipage de
cerf. Hourvari, le premier piqueur, marchait à l'arrière-garde, les
autres en tête et sur les flancs. Le piqueur du prince de Joinville,
Vol-ce- l'est, avec ses valets de chiens, promenait de son côté le
vautrait de la même manière et dans la même tenue. Il y avait en
plus un petit équipage de quinze beagles sous la direction de Chéri.
Ils servaient à chasser le chevreuil à tir. Même on m'avait dit qu'ils
en avaient forcé plusieurs. J'en parlai à M. Quiclet. C'était parfai-
tement vrai. Seulement, ajoutait le capitaine des chasses, vous
vous rendez bien compte que si ces petits chiens ont pu prendre
des chevreuils dans cette forêt de Chantilly, où ils n'ont jamais
plus de peine à courir que sur un tapis, ils ne pourraient rien faire
dans votre pays de Bretagne, où il leur faudrait talouper par-dessus
ajoncs et bruyères.
D'ailleurs, ils sont plus vîtes et plus résistants qu'on ne suppo-
serait tout d'abord et, pour tout dire, je crois que les chevreuils de
Chantilly sont assez faciles à prendre.
La grande tenue de chasse d'Orléans est rouge avec chapeau à
trois cornes et galons sur toutes les coutures. On la trouve décrite
dans les règlements faits par Louis XV, mais le duc d'Aumale
avait adopté la petite tenue, plus en rapport avec les modes
modernes.
C'est une tunique de drap bleu d'Orléans, avec col droit et
boutonnée.
Un galon de vénerie au col et aux manches, le bouton est
d'argent avec un 0 dans un triangle. Une toque galonnée de
vénerie et une culotte de velours bleu. La tunique n'a pas de
revers sur la poitrine. Elle est ouverte de manière à laisser voir la
cravate blanche à plastron, sans col. La trompe, le couteau de
chasse et le ceinturon de vénerie. Le gilet est galonné d'argent,
parce que Louis XV a réglé que le gilet de livrée de la maison
d'Orléans serait galonné d'argent pour tous les services.
Quant à la tenue de chenil, elle était ainsi faite :
Toute en drap bleu d'Orléans. Casquette plate à visière vernie.
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.536 LA GRAUDI VENERIE DU DUC D'AUMALK k CHARTJLLY
La jaquette et le pantalon pour les piquears, le veston et le pan-
talon pour les valets de chiens. Même bouton que pour la tenue de
chasse.
On donnait aux chiens de la soupe de viande de cheval et de
pain d'orge; mais seulement les soirs de chasse, au retour.
Les autres jours ils n'avaient à manger que du pain d'orge sec,
à quatre heures. On peut discuter & perte de vue sur la théorie de
cette manière de faire; mais il y a un Tait certain, c'est que, dans la
pratique, elle donnait de bons résultats ; les chiens étaient toujours
gais, vigoureux, en beau poil, en un mot très bien portants.
Leur cuisine et leur salle de bain étaient un modèle de propreté
et d'agencement, ainsi que leurs chenils.
Tous les ans, le 3 novembre, la messe de Saint-Hubert était
célébrée solennellement dans l'église paroissiale de la ville.
Le chien de tête y assistait, le cou paré de la cocarde de Saint-
Hubert, bleue et rouge, et tenu en laisse par le premier piqueur.
Ce jour-là, le rendez -vous était à la table et l'on attaquait un
dix-cors dont les bois venaient s'ajouter à la belle collection du
château.
Le chien chassait avec sa cocarde, dont on ne le dépouillait que
pour en parer le pied gauche du cerf avant de le suspendre dans
le chenil.
Quand je vis Hourvari à l'exposition canine du Cours-la-Reine,
en mai 1886, il me fit part de ses inquiétudes qui ne tardèrent pas
à se trouver justifiées.
Quelque temps après, la vie était arrêtée au château des Gondés
comme à celui de la Belle- au- Bois- Dormant. A l'arrivée du Prince,
dans le conte de Perrault, la Belle se réveilla. Nous avons vu
le duc d'Aumale rentrer dans son château, mais c'est seulement
quelques années après son retour qu'il laissa à son neveu, le duc
de Chartres, le soin de tirer de son sommeil la grande vénerie de
Chantilly.
Donatien Levesque.
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LA VIE ÉCONOMIQUE
ET LE MOUVEMENT SOCIAL
I. Une grève générale en 1902. — Les revendications des mineurs français.
— Les responsabilités. — Les conséquences de la grève. — L'idéal socia-
liste : la mine à l'£tat.
II. La houille blanche et la liberté de l'industrie. — A qui doivent
appartenir les chutes d'eau ? — Discussions des juristes et des économistes.
— Le récent congrès de Grenoble. — Solutions pratiques.
ni. — L'émigration des hommes et des capitaux. — La fortune fran-
çaise à Pétranger : fortune ostensible et fortune secrète. — Les encoura-
gements de la métropole aux colonies. — La jeunesse et le service
militaire. — Y a-t-il une science coloniale?
IV. Questions financières. — Le refus de l'impôt est-il possible? —
Répercussion de la politique sur la finance. — Les doléances des contri-
buables. — Le budget de 1903.
I
Pendant quelques années, les partis socialistes célébrèrent, en
un jour de fête pacifique et joyeuse, la grève générale : c'était le
1" mai. Dès le matin, au petit jour, les fanfares parcouraient
les cités manufacturières. Les ouvriers organisaient des cortèges,
arboraient des drapeaux et gagnaient en foule les hippodromes.
Là, des discours étaient prononcés, qui attaquaient le capital et
vantaient la grève libératrice. Puis, quand le soir était venu, les
ouvriers terminaient, dans de bruyantes agapes, la fête proléta-
rienne. De cette fête, rien ne subsiste aujourd'hui, sinon l'idée
d'une cessation générale du travail.
Ce projet de grève nationale, après avoir séduit les chefs
remuants du socialisme, hante aujourd'hui les milieux ouvriers.
Acclamée aux congrès nationaux corporatifs de Marseille, de Paris,
de Nantes, de Limoges, de Tours, de Toulouse et de Rennes, l'idée
d'une grève générale fut adoptée à l'unanimité moins deux voix,
au congrès socialiste de Paris, le 6 décembre 1899. Mais, en 1901, à
Lyon, au congrès national corporatif, qui se tint du 23 au 27 sep-
10 novbmbri 4902. 35
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538 U VIE ÉCONOMIQUE
tembre, les adversaires de la grève générale et légale reprirent
l'offensive et réclamèrent des moyens d'action plus révolution-
naires. La situation était critique. Pour sauver le principe delà
grève et ne pas mécontenter les réformateurs à outrance, on
proposa l'adoption du texte suivant : « La grève générale ne peut
être seulement un moyen d'amélioration d'une catégorie de tra-
vailleurs quelle qu'elle soit. Le congrès déclare que le mouvement
qui peut se produire en faveur des mineurs, et dont nul ne pent
prévoir ni l'importance ni la portée, et qui peut aller jusqu'à
l'émancipation commune, sera en tout cas un mouvement de
solidarité qui n'entamera en rien les principes révolutionnaires que
tous préconisent par la grève générale. » Cette formule cabalistique
fut votée par 355 congressistes contre 41. On compta en outre
85 bulletins blancs.
Malgré l'opposition de nombreux socialistes parlementaires ou
révolutionnaires, l'idée d'une grève générale pénétra de plus en
plus dans les syndicats ouvriers, où elle fut, depuis un an, étudiée,
discutée, recommandée. Au dernier congrès de Gommentry, du 26
au 28 septembre, les socialistes révolutionnaires enflammèrent les
esprits et annoncèrent que l'émancipation du prolétariat était
proche. C'est à ce moment que plusieurs agitateurs* prenant au
sérieux leur rôle de « pionniers du socialisme » , parcoururent les
centres miniers, prêchant la grève générale comme les sectateurs
de Mahomet prêchent la guerre sainte. Voulaient-ils provoquer un
mouvement révolutionnaire ou simplement agiter l'opinion? Les
avis sont partagés sur ce point; mais leur appel fut entendu et,
dans plusieurs régions, les mineurs cessèrent le travail avant que
le signal n'eût été officiellement donné.
C'est alors que le Comité national des mineurs entra en scène.
Le 30 septembre dernier, il écrivit à M. Darcy, président du
Comité central des houillères de France, de nommer une délégation
de treize membres pour discuter, conjointement avec une délégation
ouvrière de pareil nombre, les questions de salaires et de travail.
Le 6 octobre, le Comité central des houillères répondit « qu'il
serait aussi peu compétent en fait que mal fondé en droit pour
donner un avis sur des situations locales ou des avis particuliers ».
Le Comité national des mineurs prévoyait bien la réponse, mais
il lui était impossible de reculer, sachant que ses troupes avaient
commencé la campagne gréviste. Le Comité, composé des citoyens
Brioude, Girardet, Buvat, Bexant, Joucaviel, Marin et Evrard, se
réunit donc à Paris les 7 et 8 octobre; il annonça que la grève
générale commencerait le 9 octobre et il publia lettres et manifestée
dont voici les plus importants :
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ET LE MOUVEMENT SOCIAL 539
Au Président du Comité des houillères : « Le Conseil national
des mineurs de France a l'honneur de vous accuser réception de
votre réponse. Après un examen attentif, le Comité a été obligé de
constater que cette réponse équivoque est une fin de non-recevoir,
ou plutôt un défi jeté à la corporation des mineurs. Ce défi, nous
sommes chargés de le relever. »
Au Président du Conseil des ministres : « Devant les bénéfices
scandaleux réalisés par les compagnies, les ouvriers, dont les
infimes salaires sont à la merci de ces dernières, demandaient la
fixation d'un minimum de salaire qui leur permette de vivre, et, à
cet effet, avaient nommé des délégués chargés de défendre cette
question. Un refus en règle, telle fut la réponse des compagnies ; à
quoi ce matin les ouvriers ont opposé la grève générale. »
Aux mineurs de France : « Le Conseil national acculé et sou-
cieux du mandat que lui a confié le congrès de Commentry, répond
par la grève générale pour le 9 octobre au matin. Pas de défail-
lances, pas de réclamations particulières. Tous pour un, un pour
tous. Cessons le travail ensemble pour le reprendre ensemble. »
Au prolétariat français : « C'est contraint et forcé que le Con-
seil national des mineurs se voit dans l'obligation d'imposer au
prolétariat français les conséquences qui peuvent découler de la
grève de la corporation minière. Nous vous faisons juges de notre
conduite et nous sommes sûrs que tous vous ferez l'impossible
pour aider la corporation dans la lutte gigantesque qu'etle entre-
prend. »
Ces manifestes, rédigés à la bâte, trahissent l'impatience et
l'inexpérience du Comité national des mineurs. A peine la grève
générale était- elle déclarée que la division éclata au sein de
la corporation. Certains syndicats refusèrent d'abord, comme à
Montceau-les-Mines, d'abandonner le travail. Dans d'autres régions,
les ouvriers obéirent malgré eux à l'ordre venu de Paris, et
plusieurs, parmi eux, reprirent bientôt leur tâche accoutumée.
Quant aux syndicats jaunes, ils déclarèrent ne pas vouloir parti-
ciper au mouvement gréviste. Mais la scission la plus importante
vint immédiatement du Pas-de-Calais et du Nord, où les socia-
listes ministériels, MM. Basly et Lamendin, Arcades ambo, amis
du gouvernement et des compagnies minières, déclarèrent que
la grève dite générale aurait lieu par régions et que les reven-
dications ouvrières seraient limitées au salaire. Une telle tactique
allait amoindrir l'effet d'une grève dite générale. Le gouvernement
accueillit avec satisfaction cette habile diversion que M. Edgard
Combes vint immédiatement encourager dans le Pas-de-Calais.
M. Basly ne perdit pas un instant et, dès le 11 octobre, il écrivait
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540 U VIE ÉCONOMIQUE
aux deux préfets de la région : « Les syndicats miniers du Nord et
du Pas-de-Calais m'ont donné mandat de solliciter votre intervention
dans le conflit actuel. Us vous demandent de vouloir bien vous
entremettre auprès des compagnies minières de votre département,
dont le personnel ouvrier est en grève, pour que des négociations
soient ouvertes entre leurs représentants et ceux des mineurs. »
Les préfets acceptèrent avec d'autant plus de joie l'idée d'inter-
venir, que le gouvernement les encourageait par l'espoir de dis-
tinctions inattendues. C'est en vain que le Comité national des
mineurs protesta, le 12 octobre, par l'organe du secrétaire général,
M. Cotte; la protestation resta lettre morte devant l'habile inter-
vention de MU* Basly et Lamendin. Les compagnies minières,
sollicitées par les préfets, entrèrent en négociations avec les repré-
sentants des mineurs.
Telle que nous l'avons vue se produire et que nous l'observons
aujourd'hui, la grève générale des mineurs se présente sous un
triple aspect. Aux militants du parti socialiste, elle apparaît comme
une « action » révolutionnaire. C'est la pensée du citoyen Aristide
Briand : « La grève générale, pour la société capitaliste, c'est
l'inconnu toujours redoutable, l'adversaire mystérieux dont la force
peut être présumée d'autant plus grande, plus irrésistible, qu'on
n'a pas encore eu l'occasion de la mesurer. C'est une révolution
qui commence dans la légalité, avec la légalité. Eu se refusant
au collier de misère, l'ouvrier se révolte dans la plénitude de son
droit1. » Pour d'autres, plus modérés, une telle grève a un but
politique; elle forcera les pouvoirs publics à accorder aux ouvriers
mineurs : 1° la journée de huit heures; 2° un minimum de salaire;
3° une retraite de 2 francs à tout mineur âgé de cinquante ans.
Enfin, les praticiens du socialisme déclarent que la grève de 1902
ne doit avoir qu'un but purement économique et ne tendre, dans
chaque région minière, qu'à l'élévation des salaires.
11 serait téméraire de déduire dès aujourd'hui les conséquences
multiples qu'une grève générale peut avoir pour notre pays.
Envisagée comme fait purement économique, la grève de 1902
est un malheur. Imposée par un comité national, non moins
utopiste que révolutionnaire, elle a fait cesser brusquement le
travail, sans avertissement préalable, sans permettre ces discus-
sions amiables que n'ont jamais refusées les compagnies minières
et auxquelles les ouvriers consentent à l'heure actuelle. Que si
1 La grève générale et la Révolution, Paris 1900, p. 14.
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ET LE MOUVEMENT SOCIAL 54t
nous considérons le prix de la main-d'œuvre, nous trouvons
naturel qu'il soit fixé par des commissions mixtes, composées de
patrons et d'ouvriers. Ainsi a fonctionné, en Angleterre, l'échelle
mobile des salaires; ainsi ont été conclues, depuis dix ans, les
fameuses « conventions d'Arras », non moins célèbres que les
puits artésiens. C'est en 1891 qu'une première convention, fixant
le taux des salaires, fut signée à Arras par les représentants des
compagnies du Nord et du Pas-de-Calais et les délégués des
mineurs; en 1898 eut lieu une deuxième convention; en 1899, à
deux reprises, les conciliabules reprirent, suivis d'accord; enfin,
en 1900, une nouvelle convention d'Arras, majorant encore les
salaires, porta à 40 pour 100 la prime allouée aux mineurs.
Aujourd'hui, les compagnies se déclarent dans l'impossibilité de
verser de pareilles allocations, alors que déjà, en Angleterre, les
ouvriers mineurs ont accepté des réductions nécessaires : mais les
ouvriers français comptent sur la grève générale pour triompher
des résistances patronales.
Ces conflits, désastreux pour l'industrie française, se compren-
nent d'autant moins que nos ouvriers mineurs sont les plus favo-
risés des ouvriers français. Outre leur salaire en argent, déjà très
élevé, ils ont un salaire en nature, — c'est-à-dire des avantages
matériels concernant le logement, le combustible, les approvision-
nements, — qu'on ne trouve, dans aucun pays, aussi largement
départis. Nous en avons eu le témoignage dans les délibérations
de la conférence internationale de Berlin qui, en 1890, a consacré
plusieurs séances à l'industrie minière. Tout cela est bien oublié.
L'école socialiste, en voyant les syndicats de mineurs plus forte-
ment organisés que les autres, encourage, si même elle ne pro-
voque, les plus âpres revendications. Les ouvriers réclameraient la
journée de « deux » ou de « trois » heures qu'elle appuierait leurs
prétentions. Tel M. Paul Lafargue, un des meilleurs disciples de
Karl Marx, qui, s'adressant aux étudiants socialistes, leur disait :
« La production mécanique, développée et réglementée par une
administration communiste, n'exigera du producteur pour pourvoir
aux besoins normaux de la société qu'une présence maximum de
trois ou de deux heures sur le chantier du travail; ce temps
social de travail nécessaire rempli, il pourra librement jouir des
plaisirs physiques et intellectuels de la vie1. » Ainsi formés, les
étudiants s'en vont, dans les milieux ouvriers, colporter ces insa-
nités et vivent de ces chimères. Pourvu que le réveil sanglant
ne succède pas au rêve chimérique I La grève générale n'est- elle
* Le socialisme et les intellectuels, Paris, Giard et Brière, 1900, p. 36.
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542 Là VIE teOHOMlQUK
pas, dans l'esprit des agitateurs, le prélude de la révolution sociale?
Si les mineurs de France n'avaient été soutenus que par leurs
propres syndicats et leur Comité national, la grève eût été de
courte durée, mais ils ont eu, pour eux, les municipalités socia-
listes, le concours pécuniaire de nombreux syndicats étrangers et
l'appui de plusieurs fédérations françaises. Telle, notamment, la
Fédération des travailleurs du livre qui, par l'organe de son
délégué, M. A. Keufer, écrivait, dès le début de la grève : c Dans
sa séance du samedi 11 octobre, le comité central de la Fédération
du livre a décidé d'ouvrir une souscription dans ses 163 sections
pour venir en aide aux mineurs en grève. Sur le produit de cette
souscription, une somme de 1,000 francs sera versée chaque
semaine aux grévistes pendant toute la durée de la grève, main-
tenue par la Fédération des mineurs. »
Telle aussi la Fédération des dockers de Marseille qui, le 19 oc-
tobre, écrivait à M. le Président du Conseil des ministres : « Voulant
avant tout éviter les conflits, et surtout les conséquences fâcheuses
qui, toujours, en découlent, nous prenons la liberté de vous aviser
que la Fédération des ports et fleuves de France, répondant à
l'appel à la solidarité fait par le comité national des mineurs, a
décidé de s'arrêter dans la généralité des ports de France. » Une
ville répondit chaudement à cet appel, ce fut Dunkerque, par suite
de l'intervention de M. le député Basly 1. On sût ce qu'il advint
et comment, pendant trois jours, la ville fut livrée aux pires mani-
festations révolutionnaires. Heureusement l'armée, — qui avait, en
cette occurrence, reçu des ordres, — ramena la sécurité et la
confiance ; un référendum des ouvriers décida la reprise du travail.
C'est au même moment que la Chambre des députés fut saisie, à
son tour, de la question de la grève générale. Elle entendit le
mardi 21 octobre MM. Brian d et Basly, et le jeudi 23 octobre,
MM. Jaurès, Plichon, Beauregard et Combes. On venait d'apprendre
que les mineurs des Etats-Unis avaient accepté un arbitrage;
c'était aussi l'idée de l'arbitrage qui devait prévaloir. Il n'y eut pas
moins de neuf ordres du jour. Voici le texte définitivement adopté,
1 Une conférence de M. Basly eut lieu à Dunkerque le 49 octobre; elle
se termina par le vote de Tordre du jour suivant :
« Les ouvriers du port de Dunkerque s'engagent :
c 1° A ne décharger que les navires venant habituellement à Dunkerque,
dits ligues régulières ;
« 2° A continuer à décharger les navires en cours, mais à ne plus le faire
à partir de ce jour, pour aucun navire de charbons étrangers, venant rem-
placer les charbons français et nuire ainsi aux mineurs en grève, et ce,
jusqu'à la reprise complète du travail dans les fosses. »
On sait que cette décision a été momentanément suivie d'effet.
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BT LE MOUVBMKHT SOCIAL 548
ainsi que le résultat des scrutins. (On y retrouve tout le méca-
nisme parlementaire.)
« La Chambre prenant acte de la déclaration du Président du
Conseil qu'il pressera dans les deux Chambres la discussion et le
vote des réformes intéressant les ouvriers mineurs... »
Nombre des votants 528
llajorité absolue 265
Pour l'adoption 525
Contre 3
« Confiante dans sa fermeté et sa sagesse pour maintenir toot
ensemble la liberté du travail et le libre exercice du droit de
grève... »
Nombre des votants 515
Majorité absolue 258
Pour l'adoption 335
Contre. . 180
« L'invite à user de toute son influence pour faire accepter
l'arbitrage par les parties en présence. »
Nombre des votants 513
Majorité absolue . 257
Pour l'adoption 418
Contre 95
Enfin la Chambre, après avoir accepté à mains levées' une propo-
sition additionnelle de M. l'abbé Lemire, concernant l'organisation
de conseils permanents de conciliation, a adopté l'ensemble de
l'ordre du jour :
Nombre des votants 539
Majorité absolue 270
Pour l'adoption 375
Contre 164
Tandis que la Chambre des députés essayait de témoigner quel-
ques sympathies aux ouvriers mineurs, le ministre de la justice
envoyait aux procureurs généraux une circulaire qui mettait en
joie les chefs socialistes. « La première condition pour que les
poursuites aboutissent, écrivait M. Vallé, c'est de les entreprendre
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544 Là VIE ECONOMIQUE
avec prudence. Il importe qu'elles ne puissent jamais être conà-
dérées comme un moyen de faire obstacle au droit de grève qui, lai
aussi reconnu, doit être librement pratiqué. D'autre part, je ne
saurais trop vous mettre en garde contre toute tendance qui pour-
rait pousser les magistrats du parquet à vouloir faire des exemples.
Au contraire, dans leurs réquisitions, ils devront demander aux
juges de juger l'homme et non pas le milieu, l'acte et non pas la
doctrine1. »
Quel était, il y a quelques semaines, ce milieu qu'il était défendu
d'apprécier? Une lettre intime, que nous recevions du Nord, le
21 octobre, d'un des fondateurs des syndicats jaunes, nous édifie
sur ce point. « Je vous remercie de tous les encouragements que
vous me donnez. Nous avons absolument besoin de fonds pour tenir
nos organisations qui ne reçoivent de secours de personne, alors
que les rouges sont abondamment alimentés par les municipalités
socialistes et par l'étranger. Nos syndicats ont écrit au préfet pour
demander à intervenir dans la discussion contradictoire avec les
patrons. Les rouges ont pris une délibération, disant que si les
délégués jaunes sont admis, ils refuseront de délibérer. Nous
n'avons qu'une peur, c'est de voir les patrons céder. En agissant
ainsi ils feraient la plus grande faute qu'ils puissent commettre»
S'ils cèdent, les révolutionnaires vont triompher partout et, dans
six mois, un an, tout recommencera. Les ouvriers jaunes sentent
très bien cela. Les tortures morales et physiques que les sauvages
de la « sociale » leur font subir ne sont qu'un avant-goût de celles
qui sont réservées aux bourgeois. J'ai parlé dans beaucoup de
réunions publiques et je ne puis dire toutes les infamies, les
horreurs que les révolutionnaires se promettent de faire exécuter
par « les riches, leurs femmes et leurs filles », dès que la révolution
sera arrivée. C'est une propagande odieuse qui a un succès inouï
auprès des masses populaires. » En fait, la liberté du travail fut
donc supprimée dans les centres miniers. A quoi servaient çk et là
gendarmes et dragons auxquels nul ordre n'était donné et qui
voyaient les municipalités et les députés socialistes encourager
ouvertement les atteintes à la liberté du travail. On put croire un
instant, dans le Nord et le Pas-de-Calais, que les syndicats
jaunes grouperaient autour d'eux tous les ouvriers indépendants
et que leur fière attitude en imposerait aux grévistes. Hais ceux-
ci se sentant soutenus, encouragés, excités par leurs amis do
parlement exercèrent une telle pression et par des moyens telle-
ment violents que toute résistance devint impossible.
4 Voy. la Petite République, H octobre 1902.
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ET LE MOUVEMENT SOCIAL 545
C'est alors que le comité central des jaunes de France entra en
«cèpe. Le 24 octobre, il fit un appel au public où il dénonça les
violations de la liberté du travail : * Dans le Nord et le Pas-de-
Calais surtout, les membres de nos syndicats jaunes ont particuliè-
rement souffert de l'odieuse tyrannie des rouges; des attaques à
main armée dirigées contre eux, pris individuellement oa en
groupe, par les perturbateurs de Tordre social ; des violences hon-
teuses, exercées par les gréviculteurs sur les femmes et les enfants
de nos camarades, — violences avouées cyniquement à la tribune
de la Chambre des députés par M. Selle, le maire révolutionnaire
de Denain. » L'opinion publique commença à s'émouvoir de ces
révélations. Nombre de journaux firent connaître les souffrances
des mineurs jaunes. La Société d'économie sociale, qui depuis
deux aos encourageait les syndicats indépendants, répondit la
première à l'appel de leurs délégués et convia ses adhérents à
fournir des dons abondants « pour atténuer au moins les souffrances
imméritées des femmes et des petits enfants que les grévistes
veulent, dans leurs corons désolés, réduire au régime des camps
de concentration ». Si les syndicats des mineurs jaunes, qui
avaient blâmé la brusque cessation du travail, avaient pu protéger
suffisamment leurs adhérents, la grève eût été terminée le lundi
27 octobre. C'est alors que les compagnies minières auraient examiné,
avec le concours des délégués ouvriers, l'ensemble des revendica-
tions des mineurs. Mais la pression révolutionnaire et le consente-
ment tacite du gouvernement prolongèrent la grève.
Comment les négociations furent-elles entamées? Aprè3 les entre-
tiens du président du Conseil des ministres avec le Comité des
houillères et le Comité national des mineurs, il fut décidé que les
revendications ouvrières seraient examinées par chaque compagnie.
Le programme du Comité national des mineurs, qui, à l'origine,
concernait la durée du travail, le minimum de salaire, les retraites,
les délégués mineurs, les accidents du travail, les prud'hommes,
les renvois injustifiés, fut limité à une question précise : le relève-
ment des salaires. L'attention publique se fixait particulièrement
sur les régions minières du nord de la France. Les directeurs des
compagnies du Pas-de-Calais se réunirent le 31 octobre, à Àrras,
avec les délégués des syndicats rouges. Les directeurs des com-
pagnies minières du Nord se réunirent à Lille, le 2 novembre,
d'abord avec les délégués des syndicats rouges, puis avec les
représentants des syndicats jaunes. Ni à. Arras, ni à Lille, l'accord
ne put se faire et des arbitres furent choisis. Au moment où nous
écrivons (6 novembre), les décisions arbitrales ne répondent pas
aux espérances des ouvriers.
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546 LÀ VIE ÉCONOMIQUE
Quelles que soient les concessions faites aujourd'hui par les
compagnies minières, il dépend de leurs administrateurs et direc-
teurs d'éviter bien des conflits futurs. Pour cela il semble que
l'institution de conseils d'usines — où sont examinées les questions
intéressant le personnel ouvrier — rendrait de réels services. Ce
sont les causes de conflit qu'il faut éyiter. Hais l'école socialiste a
un autre idéal. Les réformes obtenues aujourd'hui ne sont que des
jalons, et le retour de la mine à l'Etat, voilà le but nettement pour-
suivi. Alors l'Etat fixera des salaires élevés ; il diminuera les heures
de travail; il assurera des rentes viagères au personnel vieilli et
fatigué. Si on objecte que l'industrie des mines ne réalisera pas des
bénéfices constants et suffisants pour faire face à ces services
publics nouveaux et dispendieux, on allègue que la collectivité
répond des engagements du pouvoir civil. L'impôt payé par tons
n'est-il pas la ressource suprême des gouvernants? Collectivisme
et fonctionnarisme, voilà le terme de l'évolution sociale qu'on nous
promet.
II
Tandis que la houille noire est une cause de conflits, voici que
la houille blanche — il s'agit des chutes d'eau, — provoque de
vives discussions et agite les congrès. C'est à Grenoble, il y a
quelques semaines, que les amis et partisans des forces hydrau-
liques se donnèrent rendez-vous. M. Gabriel Hanotaux, prenant le
premier la parole, leur disait :
« Votre nom, ce beau nom de Houille blanche, est connu de
tous. 11 coule, si j'ose dire, si fraîchement et si légèrement sur les
lèvres des hommes qu'il a séduit les imaginations et les a charmées
comme la vivante expression d'une nouvelle conquête du génie
humain qui unit le travail et la poésie, la science et la nature. »
Tel n'est pas l'avis du touriste qui se déclare inconsolable. Où, il
y a trente ans, il trouvait la solitude des montagnes et la limpidité
des cascades, il rencontre aujourd'hui les câbles électriques, les
barrages, les canaux, les tuyaux, les turbines. Il fuyait l'industrie
des villes et il la retrouve dans les Alpes. Là même où l'animal ne
pénétrait pas, l'excursionniste apprend que des millions de chevaux-
vapeur vont porter le mouvement et la vie. C'en est donc fait des
sommets inaccessibles et des neiges immaculées se dit tristement le
touriste; les joies alpestres sont finies.
Faut-il vraiment prendre le deuil et pleurer, avec Tartarin, les
neiges d'aman et la solitude à jamais perdue dans les Alpes? Eu
aucune façon. La poésie se transforme avec la nature. L'art de
i
ET LI MOUVEMENT SOCIAL 547
l'iDgénienr a conquis la montagne et discipliné les chutes d'eau,
mais il n'a pas supprimé le paysage. L'électricité, qui se joue dans
les neiges, ne compense-t-elle pas l'installation des fils métalliques?
Ceux-ci ne rappellent-ils pas, du reste, les harpes éoliennes? Tar-
tarin est injuste ; il n'a pas le sens de la vie et n'a jamais lu Edouard
Rod. Du reste, les neiges et les glaciers, les lacs et les réservoirs
de tout genre, apparents ou cachés, artificiels ou naturels, ne
fournissent pas seulement la force motrice, mais ils transforment
l'organisation du travail et la condition du peuple. Grâce aux
nouvelles forces hydrauliques, les pays montagneux sont devenus
des centres d'activité industrielle et de commerce. Telle contrée de
la Suisse et du Dauphiné doit i ses chutes d'eau le bien- être de ses
habitants. Nous ne plaignons donc pas les touristes; nous deman-
dons cependant que, dans les régions alpestres, les syndicats
d'initiative veillent i la protection des beaux sites et qu'en favori-
sant l'industrie, ils ne chassent pas l'étranger. Les montagnards
seraient des ingrats s'ils laissaient détruire inutilement les paysages
dont la nature les a si généreusement dotés.
Deux questions intéressent aujourd'hui les amis de la houille
blanche. A qui doivent appartenir les chutes d'eau? Comment
réglementer l'emploi de la force motrice?
Au mois de juillet dernier, un vieux professeur de droit posa la
première question à un futur docteur et crut embarrasser ce candidat
en lui disant : « C'est là une question bien nouvelle et dont les
livres ne parlent guère. » Mais le candidat était Savoyard, malin et
disert; il répondit simplement : « La question est résolue par le
Code civil (articles 644 et 645). Les cours d'eau appartiennent
aux riverains. » A quoi le vieux maître répondit : « Tel n'est pas
mon avis; les chutes d'eau n'appartiennent à personne; elles sont
res nullius, par conséquent elles doivent être attribuées à l'Etat. »
C'est bien là, en effet, le grand débat que suscite aujourd'hui la
houille blanche. Faut- il croire que le Code civil a tout prévu et que
ce vénérable digeste de 1804 a fourni les solutions nécessaires
en 1902. Alors ses rédacteurs auraient deviné l'électricité et les
merveilleuses conquêtes de la houille blanche? La question n'est
pas anssi simple que le croient les étudiants savoyards, car elle
intéresse les riverains, les industriels d'une région et l'Etat.
C'est pour étudier ces questions qu'un congrès eut lieu, du
7 an 13 septembre, à Grenoble- Annecy-Chamonix, congrès très
brillant au juel prirent part plus de cinq cents adhérents et qui fut
remarquablement préparé et dirigé par un industriel dauphinois,
H. Charles Pinat. Si les chutes d'eau appartiennent aux riverains,
il suffît, en raison des besoins nouveaux de l'industrie, de corn-
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548 LA VIE ÉCONOMIQUE
pléter le Gode civil et de faciliter l'exploitation des forces hydrau-
liques; si, au contraire, on admet que les chutes d'eau doivent
appartenir à l'Etat, il faut alors élaborer une législation nouvelle
basée sur le système des « concessions » que le gouvernement
accordera à qui bon lui semblera. Le congrès de Grenoble a adopté
la première solution pour les motifs suivants que M. Pillet, pro-
fesseur à la Faculté de droit de Paris, a très savamment mis en
lumière1. D'abord, les cours d'eau, d'après le Gode civil, sont à la
disposition des riverains au point de vue des usages domestiques
et de l'irrigation ; pourquoi chercher un autre régime lorsqu'il s'agit
de la force motrice. Il faut remarquer, en outre, que l'usage de
cette force motrice a été maintes fois reconnu par les tribunaux
comme appartenant aux riverains ; le droit de ces derniers apparaît
« comme un accessoire de la propriété des rives ». EnGn, le Gode
civil (art. 644) reconnaît formellement aux riverains le droit de
détourner le lit du ruisseau ou du torrent, à charge de le rendre à
son cours ordinaire, à la sortie de la propriété. Si donc, on fait une
loi nouvelle facilitant la prise et « l'utilisation » des eaux, elle
devra consacrer la liberté industrielle et non point l'entraver au
profit de l'Etat.
Ces idées ont rencontré à Grenoble plusieurs contradicteurs qui,
du reste, invoquèrent le projet du gouvernement déposé le
6 juillet 1900 et les travaux de la commission parlementaire dont
M. Guillain fut rapporteur. Ils ont fait appel à l'intervention directe
de l'Etat, soutenant qu'elle est nécessaire pour vaincre la résis-
tance des barreurs de chutes. Ils ont déclaré que toute chute d'eau
supérieure à cent chevaux devait être concédée par l'Etat et que le
concessionnaire bénéficierait (afin de supplanter les riverains) de
l'expropriation pour cause d'utilité publique. La conclusion c'est,
que si ces idées triomphaient, elles augmenteraient la toute-puis-
sance de l'administration au détriment de la propriété individuelle
et entraveraient l'essor des petits ateliers domestiques à qui l'élec-
tricité donne à bas prix l'éclairage et la force motrice. Aussi ces
projets centralisateurs ont-ils été rejetés par le congrès de Grenoble,
en sa séance plénière du 13 septembre dernier, dans les termes
suivants : « Le congrès de la houille blanche, — considérant que
les droits elTectifs des propriétaires riverains résultant de l'article 644
du Go le civil, ont permis, par le libre jeu de l'initiative industrielle,
de parvenir à la création de forces hydrauliques considérables,
assurant des distributions importantes et étendues,
% Voy. la Houille blanche, revue générale des forces hydro-électriques,
Grenoble, septembre 1902.
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ET LE MOUVEMENT SOCIAL U9
<( Emet le vœu que la faculté d'user des cours d'eau dans les
conditions de l'article 644 du Gode civil soit conservée aux proprié-
taires riverains, quelle que soit l'importance de la chute *. »
Il faut se garder de toute illusion. Du moment où la Chambre
des députés sera invitée à discuter les projets concernant les chutes
d'eau, elle réclamera des mesures qui conduisent à la « socialisa-
tion » des forces hydrauliques. Monopole de la houille noire,
monopole de la houille blanche, voilà l'avenir industriel qu'on nous
promet. Si M. Jaurès venait à découvrir la houille rouge, tenez pour
certain qu'il voudrait l'attribuer à l'Etat, à moins que, par un jeu
de logicien, ce député- philosophe ne croie devoir se réserver à
l'exclusion de tous, cette richesse nouvelle. Mais ce serait là une
mesure exceptionnelle et transitoire, confirmant, bien plus qu'elle
ne détruit la règle générale de l'appropriation collective. Ainsi pro-
cèdent nombre de sociologues; ils généralisent pour le public, mais
ils spécialisent^ lorsque leur auguste personne est en jeu. Le divin
Platon n'agissait pas autrement, si nous en croyons ses disciples.
III
La jeunesse française entend chaque année des appels à l'émi-
gration et à la colonisation. On lui vante l'initiative anglo-saxonne,
l'essor économique du peuple allemand, les départs périodiques des
Suisses et des Italiens pour les pays d'outre-mer. Le gouvernement
a voulu sans doute encourager nos jeunes émigrants, car il a
publié récemment l'état de la fortune française à l'étranger2 et il a
fait afficher dans toute la France les conditions de la colonisation
en Algérie.
Comment peut-on connaître la richesse française disséminée
dans toutes les contrées de la terre? Ce serait déjà très difficile de
l'apprécier dans notre propre pays. Quels habiles enquêteurs et
quels fins limiers seraient nécessaires 1 A l'étranger, nos diplomates
et nos consuls ont été chargés de cette très délicate mission et ils
l'ont remplie avec amabilité et délicatesse, mais sans grand espoir
4 Depuis deux ans, la question de la houille blanche a suscité de nom-
breux travaux. Nous signalerons parmi les plus importants : Ch. Pinat,
Législation des chutes d'eau, Lyon 1902; R. Tavemier, Les grandes forces
hydrauliques des Alpes, Saint-Etienne 1901; Lutilisation des chutes d'eau dans
les Alpes françaises, Paris 1902 ; Société d'études législatives, bulletins nos 1 et 2,
Paris, Arthur Rousseau 1902; la Houille blanche, revue générale des forces
hydroélectriques, juin 1902.
a Voy. Journal officiel, 25 septembre 1902.
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550 LA VIE ÉCONOMIQUE
de réussir. En effet, ils n'ont réussi que très imparfaitement, car la
tâche n'est pas de celles que l'on apprend au quai d'Orsay. On
leur a envoyé de Paris un questionnaire, et s'ils avaient pu on
voulu répondre intégralement, nous saurions aujourd'hui, estimés
en francs et en centimes : 1° le3 industries eztractives; 2° les
industries agricoles; 3° les industries manufacturières; 4° les
établissements de commerce et de banque; 5° les entreprises de
transports; 6° les placements ou fonds publics, actions et obliga-
tions diverses; en un mot, toute la fortune française hors de
France. Comment les fonctionnaires du ministère des affaires
étrangères se sont-ils procuré les renseignements voulus? nul ne le
sait. Mais, à tout hasard, le ministère a publié des chiffres qui
nous éclairent sur la répartition apparente de notre richesse à
l'étranger, les voici :
Europe 21 milliards, 012 millions.
Asie 1 » 121 - »
Afrique 3 » 693 »
Amérique du Nord. . 1,058 i
» centrale. . 290 ( 3 » 972 »
» du Sud. . 2,624)
Océanie 57 »
Total. . . 29 » 855
»
Quelle confiance faut- il accorder à ces chiffres? C'est là, en
effet, la fortune ostensible, avouée, reconnue, mais il y a la fortune
secrète, celle que des milliers de capitalistes déposent depuis
quelques années dans les banques étrangères? Si les Français font
émigrer leurs richesses mobilières, ce n'est pas pour les déclarer à
Londres, à Bruxelles ou à Bàle, à un aimable consul. D'autre part,
comme les banquiers étrangers sont liés par le secret professionnel,
nos agents diplomatiques essaieraient en vain de se renseigner
auprès d'eux. Donc l'enquête est aussi incomplète qu'imparfaite. Le
rapporteur officiel le constate avec mélancolie : « Dans les pays
mal policés, ou le recours à la protection consulaire s'impose jour-
nellement à nos nationaux, la manifestation constante des intérêts
français permet encore d'en estimer la valeur; mais là où les insti-
tutions libérales assurent la sécurité publique, les mêmes intérêts
évitent plutôt qu'ils ne recherchent l'attention de l'autorité» et une
enquête comme celle-ci se trouve privée de ses meilleurs moyens
d'information *. » Ainsi on nous dit que la fortune française en
« Journal officiel, 25 septembre 1902, p. 6,381.
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1T LE MOUVEMENT SOCIAL 551
Suisse est de 455 millions de francs; chiffre de beaucoup inférieur
à la réalité, puisque les seules banques de Bâle, de Genève et de
Lausanne ont en dépôt des sommes bien supérieures. Il en est de
même pour la Belgique où la richesse française ne serait que de
600 millions, tandis que depuis deux ans nos capitaux fixes et
circulants, au dire de nos voisins, atteignent au moins 1 milliard
200 millions. L'enquête ne nous renseigne pas davantage sur
l'Alsace où l'on ne mentionne que les filatures et les tissages
appartenant aux Français.
Une autre lacune de t'enquète c'est qu'elle nous montre la valeur
nominale des capitaux français à l'étranger, mais non la valeur
effective, réelle et vénale en 1902. Telle entreprise par actions est
estimée 20 millions parce qu'elle a, en effet, absorbé 20 millions,
mais elle en vaut peut-être actuellement le quart ou la moitié. On
comprend que MM. les consuls aient cherché à simplifier leurs tra-
vaux et qu'ayant à fournir des chiffres, ils les aient présentés sans
faire des estimations personnelles et des réductions plus ou moins
aléatoires. Quoi qu'il en soit, il est intéressant de constater que
les capitaux français trouvent au dehors un emploi rémunérateur,
et que la France possède à l'étranger, — et sans compter ses
colonies, — un ensemble de placements atteignant le chiffre de
30 milliards. C'est un chiffre minimum admis par plusieurs éco-
nomistes.
Pour encourager la colonisation, le gouvernement a pris un
excellent moyen; il a fait apposer des affiches aux portes des
mairies. On pouvait lire, cet été, dans nos villes et villages, un
prospectus très complet où l'on offrait des concessions de terre en
Algérie. Pous les obtenir, il faut : 1° être Français; 2° être chef
de famille; 3° avoir des connaissances agricoles; 4° posséder un
minimum de 5,000 francs; 5* s'engager à résider pendant cinq
ans sur les terres concédées. Le gouvernement de l'Algérie annon-
çait qu'il donne la préférence aux cultivateurs de profession ayant
une famille nombreuse, et il recommando aux futurs colons de ne
quitter la métropole « que s'ils se sentent la santé, l'énergie et le
goût du travail, qui sont indispensables pour réussir ». Les centres
à peupler en 1902 sont au nombre de trois dans le départe-
ment d'Alger : Voltaire, Hanoteau, Borély-la-Sapie; trois dans
le département d'Oran : Rochambeau, Aïn-Zindamine, Prévost-
Paràdol; trois dans le département de Constantine : Ber?iellef
Corneille, Canrobert. Loin d'attirer par d'alléchantes promesses
les jeunes Français en Algérie, l'administration coloniale ne leur
dissimule pas que les difficultés sont nombreuses et qu'il faut,
pour réussir, autant de persévérance que de valeur morale.
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552 LA VIE ÉCONOMIQUE
Lorsque le parti socialiste traite comme chose négligeable l'avenir
colonial des peuples européens, il méconnaît une des sources prin-
cipales de la richesse moderne. Ce fut, il y a un siècle, l'erreur de
plusieurs économistes et notamment de J.-B. Say ; qui comparait le
départ de 100,000 émigrants à une perte de 100,000 nationaux.
Tout autre est aujourd'hui l'enseignement des économistes fran-
çais. Non seulement ils encouragent la colonisation, mais il existe
pour eux une véritable science coloniale. Au lecteur qui douterait
de la réalité de cette science, nous conseillons la lecture des deux
volumes, — récemment annoncés par le Correspondant, — que
consacre, à la Colonisation chez les peuples modernes, M. Paul
Leroy -Beau lieu !. Ils y verront que plus un peuple colonise, plus
il grandit, mais aussi que la colonisation est une œuvre lente et
coûteuse qui ne réclame pas seulement l'initiative des émigrants,
mais l'effort de compagnies largement dotées et privilégiées, comme
aussi le concours permanent de la métropole. La colonisation, en
effet, ne se résume pas dans l'ouverture de débouchés commer-
ciaux, dans l'achat et la vente de marchandises, dans des installa-
tions provisoires où les émigrants assoiffés d'enrichissement rapide,
prendraient comme devise : auri sacra famés. C'est une entreprise
vaste et persévérante qui se diversifie suivant les différents types
de colonies : colonies de peuplement, situées dans les pays tem-
pérés où la race européenne s'implante et se développe facilement,
comme le furent autrefois les colonies anglaises, devenus les Etats-
Unis d'Amérique; colonies de plantation, établies dans les pays
chauds, où les races indigènes, indolentes et molles, semblent
destinées à rester sous l'absolue dépendance des Etats civilisés;
colonies mixtes, comme l'Algérie et la Tunisie, où deux races se
maintiennent, sans qu'on ait grand espoir de fusion, et rendent
difficile le gouvernement de la métropole. « La colonisation entraîne
une action profonde sur un peuple et sur un territoire, pour donner
aux habitants une certaine éducation, une justice régulière... Elle
est aussi l'action méthodique d'un peuple organisé sur un autre
peuple dont l'organisation est défectueuse 2. » Il appartient donc
aux représentants de la métropole de bien se rendre compte du
milieu où ils doivent encourager et même diriger souvent la colo-
nisation. L'expérience a montré qu'ils doivent respecter les saines
coutumes de l'indigène 3; associer ceux-ci, autant que faire se
peut, a l'administration de la justice4; s'appuyer sur l'influence
* 5« édition. Paris, Guiliaumin et O, 1902.
* Op. cit., t. II, p. 710.
3 Op. cit., p. 646.
* Op. cit., p. 648.
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1T LE MOUYUUHT SOCIAL 553
morale du missionnaire1. « Quant aux peuples païens ou féti-
chistes, il serait très important de les gagner au christianisme, ne
serait-ce que pour les préserver du mahocnétisme qui les guette et,
à la longue, en ferait sa proie *. » Nous voudrions que le ministre
des colonies invitât son personnel à lire, * mMiter et à résumer
l'ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu : les meilleurs résumés seraient
un titre à l'avancement.
Ce qu'on ne paraît pas assez comprendre dans les sphères gou-
vernementales, c'est la nécessité de favoriser l'établissement des
jeuneà Français, non seulement dans nos colonies, mais à l'étranger.
La loi militaire du 15 juillet 1889 — qu'on se propose de trans-
former — décide que les jeunes gens établis à l'étranger, hors
d'Europe, peuvent être, sous certaines conditions, dispensés du
service militaire en temps de paix. On a voulu encourager ainsi
l'émigration et accroître l'influence française à l'étranger. Chose
bizarre ! ceux-là seuls sont dispensés du service qui vont dans les
pays étrangers, mais non ceux qui vont peupler nos colonies. Il
paraît que c'est encore trop, car la nouvelle loi militaire, actuelle-
ment discutée supprime toute dispense. Nous espérons que le
Parlement comprendra mieux que le ministre de la guerre les vrais
intérêts de 4a colonisation et de l'émigration. Déjà la Chambre de
commerce française de Rio-de- Janeiro a transmis un vœu en faveur
des dispenses du service militaire pour les jeunes émigrants fran-
çais 8. Si nos chambres de commerce à l'étranger étaient consultées
sur ce point, nous devinons qu'elles réclameraient plusieurs excep-
tions au principe égalitaire dont se réclame aujourd'hui la majorité
de nos représentants.
IV
Le refus de l'impôt est- il possible? Voilà une question bien
actuelle, sur laquelle journalistes et poètes ont donné leur avis.
Qu'en pensent les économistes?
« Qui peut le plus, peut le moins », disaient les vieux légistes.
Dans un pays où la résistance à l'oppression est proclamée le plus
sacré des droits et des devoirs, il semble que le refus de l'impôt
ne soit qu'une bagatelle, eine Nichtigkeit. Mais les conséquences
sont redoutables. Si, à un moment donné, les Français des deux
sexes se refusent à toute contribution, c'en est fait de l'Etat; tous
1 P. Leroy-Beaalieu, Colonisation, etc., p. 659.
* Op. cit., p. 654.
* Voy. Journal des Débats, n°» des 5 et 6 septembre 1902.
10 kovbmbbb 1902. 36
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5*4 LÀ VIE ÊCOflOMIQUft
le» services publics sont arrêtés et la vie nationale est suspendue»
« Voilà bien ce que nous désirons, s'écrient des gens généralement
paisibles et doux. Nous voulons refuser à un gouvernement mal-
honnête les moyens d'action et de persécution et mettre l'autorité
civile dans l'impossibilité de nuire. »
Il est bien certain que le refus de l'impôt est légitime si on le
considère comme un mode de résistance à l'oppression. Il est
toujours permis de lutter et même de se révolter contre les tyrans.
Mais la question délicate est celle-ci : Est-il possible et pratique*
en France, de refuser l'impôt à date fixe, par exemple, le 1" jan-
vier 1903. Une de nos lectrices nous écrivait récemment : « Gom-
ment n'avez- vous pas encore traité cette question passionnante?
Ce serait si bon d'arrêter la machine gouvernementale. Je propose
la grève générale... des contribuables. »
Que l'idée d'une rébellion en masse ait des tenants convaincus,
farouches, c'est certain, mais la grève des contribuables nous
parait impossible. Nous avons voulu revoir notre système d'impôts
et noter le produit des contributions directes et indirectes pendant
l'année 1901. Tout cela nous a été fourni, au ministère des
finances, par le Bulletin de statistique et de législation comparée,
un de nos meilleurs recueils, créé par M. de Foville., Il faudrait
d'abord refuser les impôts directs, ceux que le percepteur nous
notifie par une feuille blanche, verte et jaune, suivant la célérité
de nos paiements : ce sont l'impôt foncier sur la propriété bâtie
et non bâtie, l'impôt personnel mobilier, l'impôt sur les portes et
fenêtres, l'impôt des patentes. Puis se présentent en foule les
taxes assimilées aux impôts directs : taxes des biens de main-
morte, redevances des mines, taxes sur les vélocipèdes, sur les
billards, sur les cercles, sociétés et lieux de réunions, taxes mili-
taires, taxes sur les voitures, chevaux, mules, mulets, chiens, etc.
Tous ces impôts, si on y joint les taxes municipales, ont produit,
en 1901, la somme de 1,030,668,819 fr. 92. Pour priver le gou-
vernement actuel de ce milliard, il faudrait donc une grève de
contribuables, grève â laquelle ne participeraient ni les électeurs
socialistes, ni les radicaux, ni les républicains modérés, ni une
très grande partie de ce qu'on appelait autrefois « les conserva-
teurs ». L'Etat serait peut-être privé d'un cinquième des impôts
directs, soit de 200 millions, qu'il aurait bien vite retrouvés dans
les fonds des caisses d'épargne, dans rémission des bons du
Trésor et dans son compte-courant â la Banque de France. Hais
pour que ce résultat se produisit, il aurait fallu une presse très
active et une propagande de plusieurs mois, allant, dans tous les
coins de la France, porter l'idée du refus de l'impôt Combien, au
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et le Motmanirr social
moment de s'exécuter, auraient faibli devant les menaces du fisc !
Biais, dirat-on, il y a les impôts indirects? Ceux-ci sont innom-
brables; ils frappent la production, la circulation, la consommation
des richesses. Nul n'y échappe, ni l'enfant ni le vieillard. Ils nous
enveloppent, ils nous enserrent, ils nous étreignent. Ce sont eux
qui augmentent le prix du sucre, du sel, des boissons, du tabac,
des allumettes. Il faut y ajouter les taxes de l'enregistrement et du
timbre. On peut dire que tout acte de notre vie civile est grevé
d'un impôt. S'il fallait énumérer et détailler l'ensemble des recettes
que nous fournissons annuellement à l'Etat, trente pages de cette
revue n'y suffiraient pas. Du berceau i la tombe, nous appartenons
au fisc qui nous guette. C'est ainsi que notre gouvernement arrive
à recueillir, en une seule année, une somme ronde de 3 milliards
500 millions. Un tel système de contributions, aux formes innom-
brables, rend illusoire, en France, le projet de refuser l'impôt.
Si nous avions, au contraire, un impôt unique sur le revenu,
« impôt global et colossal » comme on dit au pays flamand, la
grève des contribuables serait plus facile. Aujourd'hui pareille
grève ne serait ni générale, ni régionale, ni locale.
Tout cela n'empêche pas que l'accroissement des impôts ne soit
une dure charge dont chaque budget augmente le fardeau. On sait
que le ministre des finances a déposé le projet de budget pour 1903 :
il nous demande 3,574,876,812 francs. « C'est un budget de
réformes, disent les parlementaires avisés; il est l'œuvre d'un
homme de tempérament. » Qu'est-ce que le tempérament? On ne
le définit pas, mais ce doit être une force, car il en a fallu à
H. Rouvier aux heures difficiles de sa vie mouvementée. Aujour-
d'hui le ministre des finances, ayant besoin de recettes nouvelles,
s'attaque principalement à l'alcool et au tabac. Ce sont là deux
ennemis dont il entend triompher.
Voici d'abord l'alcool. Il existe en France quelque cent mille
paysans qui se rient du fisc et de ses agents. Disséminés dans
toutes les parties du territoire, mais surtout dans le Midi, ces
réfractaires répondent au nom barbare de « bouilleur de cru ».
Leur crime, — s'il en est un, — consiste à distiller vins, marcs,
cerises, prunes, cidres et poirés, provenant exclusivement de leur
récolte et à ne pas payer les droits de fabrication que les distilla-
teurs professionnels versent au Trésor. Maintes fois, depuis 1870,
on a essayé d'atteindre les bouilleurs de cru, mais ceux-ci ont au
Parlement, des défenseurs ardents, et quant à eux, ils se conten-
tent d'opposer la force d'inertie. Leur nombre et leur passivité
font leur force. Seul un ministre i tempérament était capable de
s'attaquer à l'alambic et de vaincre la fabrication clandestine.
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556 U VIE ECONOMIQUE
Voici ce qu'il propose : « Les petits récoltants dont la production
sera inférieure à un hectolitre en alcool pur, procéderont i la
distillation dans un local public ou sur un emplacement spécial
agréé par l'administration, lis seront, par suite, dispensés de
toutes formalités autres que celles concernant la distillation des
boissons. » Gomment les socialistes parlementaires accueillent-
ils ce projet? Ils se disent enchantés, parce que les mesures prises
par le ministre des finances conduisent au monopole et qu'elles
enlèvent & la petite production son caractère individuel. La Petite
République fait entendre un chant de triomphe : « Que de fois
les amis de fil. Rouvier nous ont dit i nous socialistes : « Vous ne
« parlez que de la socialisation de la grande propriété, mais vous
« serez entraînés à socialiser aussi la petite. » Et voici qu'eux-
mêmes, sous le coup des nécessités fiscales, commencent la socia-
lisation de l'industrie par la petite propriété. Et ce qu'ils dénon-
cent, dans notre système, comme le terme inévitable et funeste,
devient pour eux un point de départ1. »
Pense-t-on que les bouilleurs de cru se désolent et se couvrent
de cendres? En aucune façon. Ils font marcher leurs députés et ils
en appellent aux ministres, collègues de fil. Rouvier. Ils annon-
cent en outre que, si ces mesures draconiennes sont adoptées, ils
'trouveront des « biais ». Ils ont ou ils affectent la sérénité du
pécheur i la ligne. Malgré leur nom étrange, ces hommes n'ont
rien de bouillant ni de bouillonnant. Ce sont des sages.
Le ministre desf finances poursuit en outre les fumeurs, non pas
tous, mais ceux qui habitent dans les zones frontières. Jusqu'ici
pour faire échec à la contrebande, l'administration Vendait dans
quelques régions privilégiées, un tabac à prix réduit qui, disait-on,
supplantait les tabacs étrangers. Or l'expérience a prouvé que la
fraude n'était nullement entravée. Le projet décide donc que la
vente du tabac à prix réduit ne sera plus maintenue qu'à l'extrême
frontière, dans cent communes seulement. Donc les départements
du Nord, du Pas-de-Calais, de la Savoie, le territoire de Belfort et
une partie de la Somme, de l'Aisne, des Àrdennes, de la Meuse, de
Meurthe-et-Moselle, des Vosges, de la Haute-Savoie, du Doubs,
du Jura, de l'Ain, des Alpes-Maritimes vont rentrer dans le droit
commun et leurs habitants fumeront au même prix que les Parisiens.
Arrivera-t-on, par l'ensemble des moyens que propose le gou-
vernement à équilibrer le budget de 1903? Nul ne le sait. Les
bouilleurs de cru ne fourniront que 50 millions et les fumeurs des
zones frontières, 22 millions. Il y a bien d'autres recettes nou-
< Numéro du 30 octobre 1902.
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ET LE MOUVEMENT SOCIAL
▼elles et anciennes que nous aurions à examiner. Contentons
de rassurer nos lecteurs, en ne leur donnant que les cl
suprêmes. Les voici :
Projet de recettes 3,574,876,812 fr
Projet de dépenses 3,574,398,930 i
Excédent. . . 477,882 ;
Supposons que les projets du ministre des finances *
adoptés, il se pourrait que Tannée 1903 donnât un démenti
espérances optimistes. C'est qu'en effet le rendement des ii
est proportionné à l'activité économique, & la sécurité intéri
à la stabilité politique. Déjà la rente française a perdu ses
cours; les caisses d'épargne remboursent nombre de leurs cl
les grèves compromettent notre situation industrielle. Comme
pas redouter de futurs déficits? Si du moins tant d'impôts, va
ment payés, nous assuraient une politique loyale et pacifique
retombaient en manne bienfaisante sur ce vieux sol de Franc
a porté tant de récoltes, alors des millions de citoyens se coi
raient des charges fiscales. Mais c'est pour d'autres qu'ils pei
pour une armée de budgétivores toujours croissante et so
inutile ; c'est & d'autres que vont les fruits de leur travail. Pa
contribuables! ils ont le destin de la brebis, de l'abeille
bœuf portant le joug, — dont Virgile a chanté les labeurs :
Sic vos non vobis vellera fertis, oves.
Sic vos non vobis mellificatis, apes.
Sic vos non vobis fertis aratrat boves \
A. Béchaux.
1 « Brebis, c'est pour d'autres que vous portez la laine ; abeilles, c'est
d'autres que vous donnez le miel; 6 bœufs, c'est pour d'autres que
portez le joug. »
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LA CAMPAGNE DE «ASSENA EN FORTl'GAL
D'APRÈS LE RÉCIT D'UN TÉMOIN
Mémoires du colonel Delagrave : Campagne du Portugal (1810-1811). Avertis-
sement et notes, par Edouard Gachot. — Paris, Delagrave, 1902, 256 pages
in-8°, avec une carte, huit aquarelles et quatre portraits en noir.
La dure et ingrate campagne deMasséna en Portugal a fait jusqu'ici
l'objet de peu d'études approfondies de la part des historiens fran-
çais4. Parmi les auteurs de Mémoires contemporains, qui se sont
révélés si nombreux dans ces dernières années, Marbot est à peu près
seul à en avoir parlé, et Ton sait assez que chez lui la verve est si
spontanée, si débordante, qu'elle l'entraîne souvent malgré lui au delà
des limites de l'exacte et prosaïque véracité.
Voici un témoignage plus digne de foi, encore que ni l'entrain ni le
coloris n'y fassent défaut. Il a été rédigé non point pour occuper les
loisirs et tromper les regrets de la retraite, mais quelques mois à
peine après les événements, pour l'édification personnelle du major
général Berthier. L'auteur en est un officier d'ordonnance de Junot, le
commandant Delagrave; s'il est naturellement tenté d'épouser les
préventions de son général, attristé de servir en sous-ordre dans ce
même Portugal qu'il avait précédemment envahi en commandant en
chef et presque en vice-roi, Delagrave a un sens trop délicat de la
loyauté pour ne pas s'efforcer de rendre justice à tous. D'ailleurs, le
texte que publie aujourd'hui son petit-neveu a été muni d'un abon-
dant et instructif commentaire par M. Edouard Gachot, l'historien des
campagnes d'Italie, le futur biographe de Masséna; l'annotateur a pris
4 II serait pourtant tout à fait injuste de ne pas citer ici quelques chapi-
tres du beau livre de M. le commandant Girod de l'Ain sur la Vie militaire
du général Foy y et la substantielle étude récemment consacrée par M. Guillon
aux Guerres d'Espagne sous Napoléon (librairie Pion).
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Là CAMPAGNE DE MASSfiNA EN PORTUGAL 559
l'heureuse liberté non seulement de compléter les indications du
mémorialiste, mais an besoin de discuter ses jugements.
Un grand attrait du récit de Delagrave, attrait singulièrement rare
flans les autobiographies, c'est l'extrême modestie de l'auteur : il ne
se met jamais en scène, et dans les occasions où il lui est indispen-
sable de mentionner sa propre intervention, par exemple à propos de
la prise d'Astorga, où il commanda brillamment la colonne d'assaut,
il a recours à cette périphrase, « un des aides de camp de M. le duc
d'Àbrantès ». Il est impartial presque autant que modeste; s'il dénonce
en adversaire avisé les défauts de la junte centrale des insurgés espa-
gnols Aj il met en lumière les talents de tel ou tel chef ennemi, comme
Don Julian, qui profita de la négligence des assiégeants pour sortir en
plein jour de Giudad-Rodrigo et gagner le large avec deux cents che-
vaux. Malgré l'accueil uniformément hostile que reçurent les envahis-
seurs, il rend hommage aux qualités du peuple portugais, « naturel-
lement vif, spirituel et entreprenant », et indique en termes expressifs
le contraste qui saute aux yeux dès qu'on a franchi la frontière his-
pano-portugaise : a L'architecture, la propreté, la recherche en beau-
coup de choses d'agrément, feraient croire au voyageur qu'il est à
deux cents lieues de l'Espagne. »
C'est sans doute d'après ses souvenirs de 1808 que Delagrave tra-
çait ainsi le portrait moral des Portugais, car en 1810, grâce aux ins-
tructions et aux menaces de Wellington, l'armée de Masséna ne trouva
partout que la solitude. Le commandant a dit l'étrange, l'impression-
nant aspect des campagnes ravagées, des villes dépeuplées, des mai-
sons sommairement démeublées, de tout un pays subitement mué en
désert; à Villafranca, qui comptait d'ordinaire plus de trois mille
âmes, il ne restait qu'un enfant de six mois, que nos grenadiers
recueillirent et adoptèrent sous le nom de Napoléon Lagloire.
Cette exaspérante tactique contribua aux désordres qui signalèrent
la prise de Coïmbre : dans une ville presque entièrement abandonnée
par ses habitants, le pillage était plus difficile à prévenir. Masséna
d'ailleurs manquait peut-être du désintéressement personnel qui lui
eût permis d'être impitoyable sur cet article, et de plus, la maraude
était déjà devenue alors un indispensable moyen d'existence et une
institution quasi officielle dans l'armée de Portugal. Delagrave entre
ici dans des détails pleins de pittoresque et d'intérêt.
Le principe des guerres napoléoniennes (principe adopté, avec tant
d'autres, par l'armée allemande de Roon et de Moltke) était qu'en
terre ennemie les troupes devaient vivre sur la contrée. La pratique
4 « Elle était à la fois ombrageuse et défiante; elle destituait les généraux
accusés d'impéritie, et redoutait ceux qui passaient pour être habiles. >
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660 LA CAMPAGNE DE MASSftNA EN PORTUGAL
en avait été d'une application relativement aisée tant qu'on avait eu
affaire aux riches et dociles populations de l'Allemagne : elle se com-
pliquait étrangement en Espagne et surtout en Portugal, où l'on se
trouvait en face de l'évacuation et de la dévastation systématiques.
Delagrave s'en prend à l'administration militaire du temps, dans
laquelle ordonnateurs et commissaires aux guerres avaient sous leurs
ordres un personnel infiniment plus hétéroclite et moins militarisé que
celui de notre intendance moderne ; mais, quand même les ordonna-
teurs eussent été mieux disciplinés et les fournisseurs plus scrupu-
leux, les réquisitions n'en seraient pas sensiblement mieux rentrées
dans un pays où la solitude et le vide avaient été faits de propos
délibéré. Tirer ses approvisionnements de France, il n'y fallait point
songer, car sans parler de la distance, les communications étaient
coupées du côté de la terre par les insurgés espagnols et du côté de
la mer par les Anglais. Force fut donc, pour ne pas mourir de faim,
d'autoriser et même d'encourager la maraude; des détachements de
chaque régiment allaient, avec une audace de jour en jour plus
entreprenante, à la recherche des cachettes où les paysans portugais
avaient dissimulé leurs troupeaux et leurs récoltes; il s'organisait de
véritables dépôts, où l'on mettait en réserve le produit des razzias
particulièrement heureuses.
Ces très spéciales conditions d'existence avaient encore un autre
inconvénient que de porter atteinte à la mobilité de l'armée et de
relâcher la discipline : plus d'une fois, la pénurie des vivres entraîna
les déterminations du haut commandement, et pour trouver de quoi
nourrir ses troupes, Masséna dut prescrire des mouvements qu'une
stratégie normale eût déconseillés. C'est là une considération qu'ont
négligée la plupart de ceux qui ont critiqué la campagne de Portugal
et sur laquelle Delagrave a soin d'insister.
11 n'en avait pas moins partagé et il traduit avec énergie l'impa-
tience de ses compagnons d'armes, immobilisés pendant de longues
semaines devant les lignes de Torres-Vedras : « Dans l'armée fran-
çaise », dit-il, « tout le monde pensait qu'on ne se serait pas avancé si
loin pour s'en retourner sans avoir rien entrepris. » Il montre que si
la situation était grave pour le prince d'Ëssling, sans nouvelles de la
France et de l'empereur depuis trois mois, voyant ses effectifs
s'éclaircir et ses munitions s'épuiser, Wellington, « ce Fabius ren-
forcé », passa lui aussi par bien des anxiétés et redouta jusqu'au
bout une attaque désespérée où la furie française aurait pu avoir
raison de tous les obstacles. Le général anglais était hanté par le
souvenir de son prédécesseur sir John Moore, fuyant éperdument vers
la mer et se sacrifiant avec quelques braves pour permettre au gros de
son armée de s'embarquer à la Gorogne.
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LA CAUPAGNS Dl MASSËNA EN PORTUGAL 561
Dans une campagne où les grands engagements furent si rares, et
où l'on manœuvra plus que Ton ne combattit, la bravoure français
pourtant des occasions de se manifester. Delagrave, si volontaire
concis et réservé quand il s'agit de lui-même, relate avec admii
l'héroïsme des malades de l'hôpital de Coïmbre, rassemblant
forces pour repousser les bandes portugaises et arrachant
capitulation à ceux qui avaient compté les massacrer sans résist
il célèbre le sang-froid des dragons de Montbrun, soutenant d<
ferme, aux portes de Pombal, une charge de la cavalerie anglais*
ramenant ensuite en désordre.
La publication de ce récit donne à regretter que Delagrave n'a
retracé les autres périodes de sa brillante et aventureuse carrtt
surtout la campagne de Russie, qu'il fit après celle de Por
Disparu MaMoscowa, Junot le porta comme tué, les siens prii
deuil, et les bureaux de la guerre délivrèrent à son frère son a<
décès. Ce fut au bout de deux ans seulement, en septembre 1814
reparut inopinément : emmené prisonnier au fond de la Rusi
n'avait pas eu la possibilité d'envoyer de ses nouvelles. Il <
colonel pendant les Cent-Jours, et fut sous la seconde Restau
véhémentement soupçonné de conspirer, sans être pourtant imj
dans aucun procès. Il vivotait alors dans sa ville natale, à Arge
réduit pour toutes ressources à un traitement de non-activité d
cents francs. Le gouvernement de Juillet améliora sa condition
rielle, mais le trouva trop âgé pour être remis en activité. Il <
mourir en 1849 plus que septuagénaire.
L. DUFOUGERAT.
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REVUE DES SCIENCES
Mécanique : Le grand pendule du Panthéon. — 1851-1902. — Démons-
tration directe du mouvement de rotation de la terre. — Une expérience
célèbre. — Fixité du plan des oscillations d'un pendule. — Ligne de
repère invariable. — Si le plan immuable pendulaire semble se déplacer
comme les aiguilles d'une montre, c'est que la terre tourne. — Premiers
essais. — 11 y a cinquante ans. — Le petit hôtel de Foucault. — La
. maison n* 34 de la rued'Assas, à Paris. — A l'Observatoire. — Tout
Paris au Panthéon. — Le grand pendule les jeudi et dimanche. — Le fil
casse. — Fin des expériences. — A Cologne, à Gœttingue, à Genève. —
Dans les cathédrales d'Amiens et de Reims. — Remarques du général
Dufour. — La marche apparente du pendule ne serait pas uniforme dans
le méridien et hors du méridien. — Faits à contrôler. — Reconstitution
du pendule au Panthéon. — Une inauguration officielle. — Hygiène :
Les huîtres et la fièvre typhoïde. — A Gonstantinople. — Causes de
contamination. — Chemins de fer : La vapeur et l'électricité. — Supé-
riorité de la traction électrique. — Variétés : Le prix des astres.
Depuis le mercredi 22 octobre, le grand pendule de Léon Fou-
cault oscille de nouveau sous la coupole du Panthéon. Il y avait un
demi-siècle que cette expérience célèbre avait été réalisée par le
physicien français. La Société astronomique de France a pensé
qu'il y avait intérêt à la placer de nouveau sous les yeux du public
et lui apporter ainsi une démonstration matérielle du mouvement
de rotation de la terre. Il y a eu une imposante cérémonie d'inau-
guration du nouveau pendule, sous la présidence du ministre de
l'instruction publique, en présence des plus hauts représentants
de la science; il y a eu des discours... et le pendule reconstitué a eu
l'honneur de commencer ses oscillations devant les grands de la
terre. En 1851, — autre temps autre moeurs, — la première expé-
rience avait été faite tout simplement devant quelques professeurs
et devant un petit public de curieux.
En 1851, l'expérience fit certain bruit dans le monde. C'était la
première fois que Ton fournissait une preuve matérielle et tangible
de la rotation de la terre. Il y avait bien déjà la démonstration par
la déviation vers l'est d'un corps tombant de haut. Notre globe, en
tournant, peut être assimilé & une roue. La vitesse de chaque point
d'une roue est d'autant plus grande que l'on considère un point
éloigné de l'axe de rotation. De même, un point élevé au-dessus du
sol tourne dans l'espace plus vite qu'un point bas. En sorte
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RIVUX DBS SCIENCE $03
qu'une pierre tombant d'en haut aura une vitesse horizontale dans
le sens de la rotation du globe, soit ouest-est, plus grande que le
point du sol sur lequel elle s'arrêtera après sa chute. Donc elle
déviera vers l'est. Newton avait pressenti le fait. Il a été contrôlé
par M. Reichs. Une pierre tombant dans un puits des mines de
Tireyberg s'est écartée de la verticale de 28 millimètres en arrivant
au fond situé à 158 mètres de profondeur. Le calcul indiquait 27mm,6.
liais cette démonstration parle peu aux yeux. On peut d'ailleurs se
tromper de quelques millimètres sur le point de chute. Elle est
difficile à réaliser.
Dans la conception très ingénieuse et très fine de Léon Foucault,
la preuve est enfin perceptible pour tout le monde. Et l'on peut
suivre pendant des heures entières le mouvement de la terre. On la
voit en quelque sorte se déplacer et tourner sur elle-même. Fou-
cault a très élégamment tiré parti d'un fait bien connu des géo-
mètres, à savoir que le plan d'un pendule qui oscille reste invariable
quand même se déplace son point de suspension. Une fois le
pendule lancé dans l'espace, il continue à se balancer dans une
direction immuable. Il forme une ligne de repère fixe un peu
comme l'aiguille aimantée qui pointe toujours dans la même direc-
tion, alors même que l'on déplace sans cesse la boussole; par con-
séquent, le pendule donnant une trace fixe, si la terre tourne, il
faudra bien que cette trace fixe se déplace en apparence comme les
aiguilles d'une montre. On verra le plan du pendule tourner de
droite à gauche1.
Ainsi, si, par hypothèse, on pouvait installer un grand pendule
au pôle, le plan de ses oscillations semblerait tourner et faire un
tour entier en vingt-quatre heures. Mais l'hypothèse étant inadmis-
sible, il faut bien le placer à une latitude abordable. Or là, la verti-
cale du lieu ne coïncide plus avec l'axe de rotation de la terre; il
s'en suit une complication dans le phénomène qui préoccupa beau-
coup Foucault. Il opéra sur petite échelle pour se rendre compte de
ce qui se passait, et il trouva expérimentalement et par un calcul
approximatif que « la vitesse de plan des oscillations du pendule
autour de la verticale est à peu près égale à la vitesse de rotation
de la terre multipliée par le sinus de la latitude du lieu où Ton
se trouve ». Ce résultat fut d'ailleurs confirmé par les recherches
de Lîouville, Sturm, Arago, etc. A chaque pôle terrestre, le plan
pendulaire accomplit sa rotation comme la terre, de moins en
moins vite à mesure que la latitude diminue, et enfin le déplace-
ment est nul à l'Equateur où l'expérience devient impossible.
• Les académiciens de Florence avaient déjà observé, vers 1660, le dépla-
cement du pendule, mais sans en trouver la raison.
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Foucault étudia toutes les conditions du problème d'abord chez
lui; il accrocha à la voûte de la cave de la maison que possédait
sa mère un petit pendule de 2 mètres de long supportant une
boule de laiton de 5 kilogrammes. La déviation du plan d'oscil-
lation devenait très nette au bout d'une demi-heure. On a demandé
à ce propos où se trouvait la maison de Foucault. Elle était située
rue d'Assas, au coin de la rue de Vaugirard. On a construit
depuis, sur son emplacement, une maison de rapport portant le
n° 34 de la rue d'Assas. Elle est facilement inconnaissable, car
son propriétaire, bien inspiré, a fait mettre sur la façade l'ins-
cription suivante : « Ici s'élevait un hôtel où mourut, le 11 fé-
vrier 1868, Jean- Bernard-Léon Foucault, membre de l'Institut,
né à Paris le 19 septembre 1819. C'est dans cet hôtel qu'il réalisa,
en 1851, la première expérience qui démontra la rotation de la
terre par l'observation du pendule. »
Ce premier pendule de 2 mètres fut transporté ensuite à l'Observa-
toire de Paris, allongé et installé, dit Foucault, avec l'autorisation de
H. Arago dans la salle de la Méridienne, à 11 mètres de hauteur.
Le succès ayant été complet, Foucault obtint de l'administration
de l'époque d'installer un pendule gigantesque sous la coupole du
Panthéon. Ses oscillations durèrent, aller et retour, plus de
six secondes; le déplacement du plan se voyait facilement après
chaque balancement du pendule. On voulut répéter de toutes parts
l'expérience du Panthéon. Dès la même année, on installa de
grands pendules dans la cathédrale de Cologne, à l'université de
Gœttingue, puis encore dans les cathédrales d'Amiens, de Reims, etc.
Depuis 1851, on répéta l'expérience au Conservatoire des arts et
métiers et surtout plus récemment à la Tour Saint- Jacques.
Au Panthéon, on fut obligé, pour satisfaire la curiosité du
public, de faire marcher si souvent le pendule qu'au bout de
quelques semaines il se cassa à la partie supérieure, et l'on trouva,
un matin, sur le sol, le fil entortillé autour de la sphère de cuivre
de 28 kilogrammes. Il va falloir maintenant, dit Foucault un peu
attristé, attendre des amis de la science de nouvelles ressources
pour refaire un nouveau pendule. Mais le Panthéon fut rendu au
culte. Et ce lut fini des expériences de Foucault.
La nouvelle installation qui vient d'être faite en 1902 est copiée
sur celle de 1851. Seulement on a remplacé la sphère de laiton par
une boule en plomb de poids égal, celle-là même qui avait servi au
regretté M. Maumené pour le pendule de la cathédrale de Reims.
Le mode de suspension du fil a été modifié par M. Berget, chargé
de l'installation. Le fil a été saisi à chaud dans une filière pour
répanir bien symétriquement les efforts de suspension. Le fil
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RCTUI DES 8CONCI8 565
d'acier est constitué par une corde de piano de 67 mètres de long
et de 0m,72 de diamètre. La durée d'oscillation est exactement de
8 s. 3, soit 16 s. 34 pour l'oscillation complète. L'oscillation se fait
au-dessus d'une table blanche qui porte des divisions inscrites
de 10° en 10*. Tout autour de la circonférence, on a placé un talus
circulaire de sable. Une pointe termine la sphère du pécule, et, à
chaque oscillation, elle fait une trace sur le sable. A chaque retour
du pendule, la déviation constatée est de 3 millim. 6, par consé-
quent très appréciable après quelques oscillations. Le pendule est
mis en marche en brûlant le fil qui retient la sphère dans un plan
perpendiculaire à l'axe du Panthéon. Les oscillations peuvent
durer plusieurs heures en diminuant d'amplitude, bien entendu.
Après 8 heures, si l'oscillation subsistait, le plan pendulaire serait,
a-ton dit, exactement perpendiculaire à la direction du départ,
c'est-à-dire dans l'axe du monument, ce qui ferait 32 heures pour
la rotation complète au lieu de 24 heures. Ceci n'est pas bien
certain. Ce serait le cas ou jamais de contrôler un fait curieux
signalé du temps de Foucault par des observateurs de Genève.
MM. Wartman et Marignac avaient installé eux aussi avec le
général Dufour un pendule sous la voûte de l'église de Saint- Pierre,
à Genève. Ils eurent la patience d'observer le nombre des oscilla-
tions pendant des heures entières pour vérifier précisément si le
plan d'oscillation se déplaçait, comme on devait s'y attendre, avec
une vitesse uniforme dans toutes les directions. Lancé d'abord
dans le plan du méridien, le plan pendulaire employa 2 h. 22"m.
33 s. à dévier de 25°. Puis, lancé dans une direction perpendi-
culaire, on a vu le pendule se hâter un peu plus et donner la même
déviation de 25° en 2 h. 6 m. 55 s., soit un quart de temps plus tôt.
Le même résultat s'est reproduit quatre fois. Il ne doit donc pas
résulter d'une erreur. Le général Dufour avait écrit i Arago pour
que l'on tentât l'expérience avec le pendule du Panthéon. Il y
aurait donc là un sujet d'étude intéressant à poursuivre, puisque
le grand pendule a été rétabli. Tout n'est peut-être pas dit en
effet sur le pendule et sur la rotation de la terre.
On sût depuis des années, depuis les observations américaines,
anglaises, françaises et italiennes, que les huîtres peuvent trans- .
mettre la fièvre typhoïde. Ce mode de contamination est excep-
tionnel; cependant il est très réel et fait des victimes, en particulier
dans certaines villes situées au bord de la mer, où les parcs se
trouvent infectés par les eaux d'égout. Ainsi, à Rennes, on a
relevé un certain nombre de cas certainement dus aux huîtres.
A Bastia, la fièvre typhoïde a souvent pour cause l'ingestion de
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patelles, de bigorneaux, de clovisses péchés sur des roches situées
dans lé voisinage de l'endroit où se déversent les eaux d'égoat.
Mais c'est Gonstantinople surtout qui doit à une particularité
analogue la fréquence relative de l'étiologie ostréaire de la
dothienenthérie. Il n'y existe cependant pas de parcs & huîtres,
mais celles-ci trouvent un milieu extrêmement favorable à leur
développement dans l'eau de la Gorne-d'Or, de la Marmara et
même du Bosphore, où aboutissent tous les égouts, toutes les
matières en décomposition de la ville. On va les prendre là pour
les vendre directement, sans leur faire subir un séjour dans de
l'eau de mer très pure. M. le docteur Remlinger, directeur de
l'Institut impérial de bactériologie de Gonstantinople, a voulu
savoir au juste si vraiment le mode de contamination par les
huîtres était à redouter i Gonstantinople, et il s'est livré, en con-
sultant des confrères, à une enquête méthodique.
Dans le seul hôpital français, dont le médecin est M. Euthyboule,
du 15 janvier au 15 juin 1902, il y a eu 34 fièvres typhoïdes.
Sur ces 34 malades 17, la moitié, avaient mangé des huîtres i
une époque qui coïncidait avec ce que l'on sait de la durée
d'incubation de la fièvre typhoïde. Dans sa clientèle en ville, le
docteur Euthyboule soigna, dans le même intervalle de temps,
10 cas, et 8 de ces malades avaient mangé des huîtres. Une jeune
fille, notamment, avait mangé des huîtres au souper d'un bal dix
jours avant de tomber malade. Son père, qui avait mangé des
huîtres en même temps qu'elle, à la même soirée, contracta aussi
une fièvre typhoïde à laquelle il succomba.
Au commencement de 1901, une même table réunissait, à l'issue
d'un bal, quatre personnes. La conversation s'engagea sur le
danger que présentent les huîtres à Gonstantinople. Trois des
convives, parmi lesquels M. le docteur Remlinger, l'auteur même
de l'enquête, s'abstinrent d'y toucher. Mais le quatrième, un
jeune homme de vingt-cinq ans, déclara que les huîtres n'avaient
jamais fait de mal à personne, et tout en se livrant a des plaisan-
teries faciles sur le compte des médecins, il absorba deux domaines
d'huîtres.
Dix jours plus tard, il entrait à l'hôpital français et malgré tous
les soins succombait rapidement4. L'étiologie ostréaire de la fièvre
typhoïde n'a rien de spécial à la colonie ou à la clientèle française.
M. le professeur Mordtmann, médecin en chef de l'hôpital alle-
mand, a constaté les mêmes faits. La fièvre typhoïde s'acharn*
même littéralement sur un groupe de hauts fonctionnaires alle-
4 Revue d'hygiène et de police sanitaire, 20 octobre»
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akyoi bis saurais m
mands récemment arrivés à Constantinople. Par peur de la dothie-
nenterie, ces personnes qui toutes appartenaient à l'élite de la
Société, évitaient soigneusement de boire de l'eau, mais dans la
brasserie où elles prenaient leur repas en commun, elles faisaient
par contre une grande consommation d'huîtres. Elles contractèrent
toutes la fièvre typhoïde les unes après les autres et plusieurs
succombèrent.
Vers la même époque, le stationnaire allemand présenta des cas
de fièvre typhoïde, et la maladie sévissait exclusivement sur les
officiers : or ceux-là seuls mangeaient souvent des huîtres. Et ces
exemples pourraient être multipliés indéfiniment. A Constantinople,
le danger est d'autant plus grand que les huttres abondent et se
développent parfaitement bien dans les eaux polluées par près de
deux millions d'habitants. Il est inutile d'enfermer ces mollusques
dans des parcs, fil. Remlingor a trouvé dans les huîtres de Cons-
tantinople sinon le bacille d'Eberth, du moins toujours le coli-
bacille associé i un grand nombre d'espèces putrides.
Qu'y a-t-il & faire pour supprimer le danger de contamination?
Pour Constantinople, évidemment, exiger l'établissement de parcs
rationnellement situés en eau de mer pure, et pour toutes les
régions où il n'y a pas de parc, avoir recours à un moyen facile :
exiger simplement que les huîtres pêchées en milieux suspects
soient maintenues pendant une semaine dans l'eau de mer pure.
MM. Boyle et Herdmann affirment que dans ces conditions tout
danger disparaît. M. le D* Sacquepée a vu, en effet, le bacille
d'Eberth disparaître au bout de six jours, dans un lot d'huîtres
profondément souillé, puis mis à tremper dans de l'eau de mer
renouvelée deux fois en vingt-quatre heure. Ce qui est vrai pour
Constantinople l'est également pour toutes les régions de culture
de l'huître. On ne saurait donc trop recommander aux ostréicul-
teurs de veiller sur leurs parcs et sur les bancs d'huîtres dans
l'intérêt de la santé publique.
La locomotive à vapeur est loin d'avoir dit son dernier mot en
matière d'exploitation des chemins de fer. Cependant on peut
prévoir le jour où l'électricité remportera la victoire sur la vapeur.
On commence déjà un peu partout à construire des chemins de fer
électriques. L'économie de transport par l'électricité semble de plus
en plus s'affirmer. MM. Arnold et Porter, dans une communication faite
devant l'Institut américain des ingénieurs-électriciens, ont groupé
des chiffres qui mettent hors de doute que la locomotive à vapeur
dépense beaucoup plus que le moteur électrique. D'autre part,
M. Gérard, président de la Société belge des électriciens, a con-
10 novbmbri 1902. 37
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568 W5V0I DIS SCIENCES
firme, devant la Société des ingénieurs civils de France, les faits
avancés aux Etats-Unis. Le courant électrique étant même produit
par du charbon, l'avantage est nettement acquis à l'électricité. La
locomotive à vapeur nécessite remploi de combustibles choisis plus
chers que ceux que Ton utilise dans les foyers des stations cen-
trales. La locomotive à tirage forcé ne vaporise, dans les meilleures
conditions, que 6 kilog. 5 d'eau par kilogramme de charbon, et si
l'on pousse son allure, cette vaporisation ne ressort plus qu'au
chiffre assez minime de 5 kilog. 5 d'eau. Dans une chaudière fixe,
la vaporisation est d'au moins 7 kilog. 5 et atteint souvent 9 kilo-
grammes d'eau par kilo de charbon. A cela, il faut ajouter que la
locomotive à vapeur consomme de 8 kilogrammes à 20 kilogrammes
de vapeur par cheval de puissance à la jante de ses roues, tandis
que par l'intermédiaire de la machine électrique et en tenant
compte de toutes les pertes, on ne consomme que de 8 à 10 kilo-
grammes de vapeur par cheval i la jante. On est conduit ainsi à
conclure qu'avec la locomotive à vapeur, on dépense environ
33 millièmes de combustible par cheval et avec le moteur électrique
17 millièmes seulement. L'économie de traction avec l'électricité
est donc presque moitié moindre.
Le prix des astres I Un amateur ingénieux de la Société astrono-
mique de France trouvant que les nombres que l'on donne d'habi-
tude pour représenter la masse des planètes ne disent rien à l'esprit
a eu l'idée de les exprimer en francs. Dès lors, chaque astre est
déterminé par sa valeur marchande. D'habitude on fait connaître les
masses du soleil, de la lune et des planètes par les chiffres suivants :
Terre 1, Vénus 0,787; Mars 0,105; Mercure 0,061 ; la Lune 0,013.
Puis les grandes masses Soleil 324,439; Jupiter 310; Saturne 92;
Neptune 16; Uranus 14. La Terre est prise pour unité.
Représente-t-on la masse de la Terre par une pièce de 20 francs.
Alors on aura Vénus 15 francs, Mars 2 francs, Mercure 1 fr. 20, la
Lune 0 fr. 25, Uranus 280 francs, Neptune 320 francs, Saturne
1,840 francs, Jupiter 6,200 francs. Et le Soleil? Oh! le Soleil
exigera un lingot de 6,488,780 francs. Ainsi la Terre 20 francs,
le Soleil plus de 6 millions. Cette manière originale de compter ne
laisse pas en effet que de montrer mieux que par des nombres
ordinaires aux grands et aux petits enfants. Les différences qui
existent entre les diverses masses de notre système solaire.
Henri de Pabville.
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Nous recevons la lettre suivante
• - - Bordeaux, le 24 «octobre 1902.
La Chambre de commerce de Bordeaux, à M. Lavedan, Directeur
du Correspondant, 31, rue Saint-Guillaume, à Paris, VIIe.
Monsieur le Directeur,
La revue que vous dirigez a publié dans son numéro du 25 août
dernier, sous la signature de M. Francis Mury, un article sur la sur-
production vinicole dans le midi de la France et de la Gironde, conte-
nant des considérations et des appréciations que la Chambre de
commerce de Bordeaux ne croit pas utile de réfuter malgré leurs
manifestes exagérations; mais cet article se termine par des affir-
mations sur un prétendu ensablement progressif de la Gironde qui ne
laisserait plus remonter jusqu'à Bordeaux que des navires de faible
tonnage et qui devrait amener les transports maritimes à abandonner
dans un avenir prochain le port de Bordeaux et aussi à déserter les
appootements de Pauillac à l'embouchure de notre fleuve.
Ces affirmations témoignent d'une telle méconnaissance des condi-
tions de navigabilité de la Gironde et de la Garonne, que la Chambre
de commerce de Bordeaux ne saurait les laisser passer sans une éner-
gique protestation, appuyée sur les documents officiels de la Direction
générale des Douanes et de l'administration des Ponts et Chaussées.
Condensés dans une notice sur le port de Bordeaux, publiée en 1900
à l'occasion de l'Exposition universelle des ports maritimes de la
France, dont nous vous adressons un exemplaire, ces documents
constatent les chiffres ci- après :
MOUVEMENT DB LA NAVIGATION DANS LE PORT DE BORDEAUX t
En 4860, 1,212,853 tonnes.
En 1880, 3,072,015 tonnes.
En 1890, 3,125,133 tonnes.
En 1898, 3,892,696 tonnes.
Le mouvement de 1900 (dernière année pour laquelle les chiffres
officiels sont publiés) a été de 4,315,145 tonnes.
TIRANT DfBAU DES NAVIRES AYANT FREQUENTE LB PORT :
Naylrei ao-dewoufl de 5 m. De 6 m. à 6 m. 99 De 6 m. et au-dettufl.
En 1870 5,183 469 15
En 1880 5,407 687 122
En 1898 3,537 1,053 330
En 1900 3,256 1,125 324
Et en 1901. . . . 3,374 1,095 387
Les grands paquebots des Messageries maritimes attachés au port de
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Bordeaux et y remontant régulièrement à chaque voyage, sans allé-
gement à Pauillac, ont les jauges brutes ci-après :
Portugal 5,549 tonnes
LaPlata 5,807 —
Brésil 5,871 —
Chili 6,375 —
Atlantique 6,901 ' —
Les navires d'un tirant d'eau de 6m,75 peuvent monter et descendre
par les plus faibles marées : en vive eau ordinaire, le port de Bordeaux
peut recevoir des navires de 8 mètres de calaison.
Le long des appontements de Pauillac, les profondeurs d'eu
atteignent un minimum de 9" ,40 à basse mer, soit de 43 mètres à
13m,50 à haute mer et permettent l'accès de Favant-port de Bordeaux
aux navires des plus fortes calaisons connues.
L'excellent état actuel de navigabilité de la Gironde et de la Garonne
est dû aux travaux poursuivis dans le fleuve en exécution de la loi do
3 août 1881 qui ne sont pas encore complétés.
, suffisants
notion des conditions de navigabilité d'un fleuve l'impression qu'j
pu laisser l'article rédigé par M. Francis Mury sur des renseignements
erronés.
La Chambre de commerce de Bordeaux vous demande, Monsieur le
Directeur, de publier la présente lettre dans votre revue, afin de
dissiper dans le public, qui aurait pu être ému par cet article, une
impression fâcheuse pour les intérêts de notre port, et elle n'hésite
pas à penser que vous ferez droit à sa demande.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de notre considé-
ration distinguée.
Le Secrétaire, Le Président,
P.* Rubay. Gabriel Faure.
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CHRONIQUE POLITIQUE
8 novembre 1902,
Gomment ne pas parler tout d'abord de la mesure qu'a prise
M. Combes contre Mgr Perraud? Une note officieuse a annoncé que,
sur sa demande, le Conseil des ministres avait résolu de supprimer
le traitement de l'évèque d'Autan. Assurément, la décision ne
saurait atteindre le vénérable et éloquent prélat * ; elle passe au-
dessous de lui. On n'en est plus à s'indigner ni même à s'étonner
des mobiles qui l'ont inspirée; on ne peut que prendre en pitié le
malheureux qui en a conçu l'idée. On reconnaît bien là l'homme
qui enjoignait naguère au directeur des chemins de fer de l'Etat
de le faire nommer administrateur, sous peine de révocation;
l'homme qui, abusant de son mandat de sénateur, faisait du juge
de paix de son canton son homme d'affaires, le chargeant à la fois,
comme agent de recouvrements, de poursuivre ses débiteurs et,
comme magistrat, de les condamner. Pour ce ministre, tout se
résume en une question d'argent, et, jugeant des autres par lui-
même, il s'est persuadé qu'en supprimant le traitement de
Mgr Perraud, il le frapperait au cœur.
Il faut rendre justice à l'Empire. Il n'avait point songé à employer
de tels procédés contre Mgr Dupanloup. Il savait quel intrépide
et redoutable adversaire sa politique trouvait dans l'évèque
d'Orléans. Contre l'auteur du Pape et du Congrès, l'évèque avait
élevé une protestation retentissante; il avait flétri et tué dans leur
germe les tentatives commencées pour séduire le clergé et pour
énerver son action; il avait dénoncé, avec une clairvoyance que
les événements n'ont que trop justifiée, les doctrines qui se propa-
geaient pour la corruption de la jeunesse, sous la tolérance com-
plaisante d'un gouvernement inexorable envers la presse politique.
L'Empire sentait cruellement les coups qui lui étaient portés; il
avait traduit devant la Cour d'appel, qui d'ailleurs l'acquitta, le
grand athlète; il avait mis en interdit auprès de ses fonctionnaires
l'évèché d'Orléans, sans autre résultat que d'y attirer une affluence
plus nombreuse, au milieu de laquelle se faisait honneur de paraître
« Tout le monde voudra lire la grande page oratoire et religieuse qui a
valu au cardinal Perraud les persécutions du pouvoir : Discours prononcé
dans la cathédrale de Sainte-Croix d'Orléans, le 12 octobre 1902, à t occasion
du premier centenaire de la naissance de Mgr Dupanloup, évoque d'Orléans. —
Libr. Herluison, à Orléans.
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572 CHRONIQUE POLITIQUE
le premier président, M. Dubois (d'Angers) ; exemple qui ne se
reproduirait peut-être pas aujourd'hui, et qui, en tout cas, ne
demeurerait pas impuni. L'Empire avait fait cela; mais supprimer
le traitement de l'évêque, non, cette pensée ne lui était pas venue,
soit qu'il ait reconnu que la loi ne lui en donnait pas le droit, soit
qu'il ait compris que ce genre de vengeance, en le déshonorant lui-
même, ne ferait que grandir celui qui en aurait £té l'objet. La honte
de cette mesure était réservée au ministère actuel; tous les
membres du gouvernement, y compris M. Loubet, en ont pris leur
part. Nous accordons à M. Combes qu'il en a eu l'initiative. On se
figure, autant, du moins, qu'on peut entrer dans le sentiment de
pareilles âmes, la basse jouissance qu'il a dû éprouver en faisant
cette vilenie au cardinal devant lequel, en d'autres temps, l'ancien
tonsuré se fût agenouillé.
C'est à ce moment que, par une sorte d'ironie méprisante, —
encore bien qu'il soit permis de la trouver peu opportune, — le
roi de Portugal a conféré à l'apostat l'ordre du Christ, comme pour
lui dire : « Tu renies la croix; je vais te la marquer au front t »
M. Combes ne s'en est pas tenu à la décision prise contre
Mgr Perraud. Il a averti, les 74 évèques signataires de ,1a pétition
aux Chambres, qu'il les avait déférés au Conseil d'Etat, et sans
attendre l'arrêt de ce tribunal, il leur a, de sa propre autorité,
infligé un blâme. Un blâme de H. Combes t Nous supposons que
les évêques ne s'en seront pas émus. C'est bien le cas de répéter
ce que M. de Falloux, répondant, en 1849, à un adversaire, disait
de l'injure : « L'injure subit la loi des corps physiques; elle n'ac-
quiert de gravité qu'en proportion de la hauteur d'où elle tombe. »
Le blâme venant de M. Combes, sa gravité est nulle. Si le prési-
dent du Conseil déplore la manifestation des évêques, il ne peut
s'en prendre qu'à lui; c'est à lui seul qu'elle est due. Il a fallu la
conduite aussi folle qu'odieuse de ce ministre pour soulever dans
un même élan les esprits les plus divers. Il a fallu M. Combes
pour que l'épiscopat se montrât. L'épiscopat s'est levé; il a fait
entendre sa voix ; il a exprimé dans le langage le plus déférent, le
plus digne, le plus irréprochable, les souffrances et les appréhen-
sions de l'Eglise. Il n'est pas un homme de bonne foi, sans dis-
tinction de partis, qui n'ait compris la démarche des évêques,
et qui n'y ait rendu hommage. Il y a quarante ans, sous le second
Empire et devant les périls que les affaires d'Italie amoncelaient
contre la religion et contre la France, Mgr Jaquemet, évêque de
Nantes, écrivait : « Quelle puissance aurait encore l'Eglise de
France, si elle faisait entendre avec unanimité le langage de l'indi-
gnation qui est dans toutes les âmesl »
Cette unanimité, que souhaitait Mgr Jaquemet, s'est réalisée.
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CHRONIQUE POLITIQUE 573
Grâce à M. Combes, l'Eglise de France s'est ressaisie; elle est
tout entière groupée derrière ses chefs, unis eux-mêmes entre eux,
et elle ira resserrant et confirmant d'autant plus cet accord qu'elle
voit redoubler contre elle les complots, les attentats et les per-
sécutions.
Ainsi que M. Gourju le lui rappelait dans une des dernières
séances du Sénat, M. Combes n'en est plus à compter avec les illé-
galités; ce n'est pas seulement contre les communautés ensei-
gnantes, contre les écoles libres et leurs propriétaires qu'il a violé
la loi* Il la méconnaît à tout instant, et M. Gourju lui citait, entre
autres exemples, ces vœux politiques des conseils généraux que la
législation interdit et que le ministre de l'intérieur, dont le devoir
serait de les faire annuler, accueille et encourage. La suppression
de traitement ordonnée contre un évèque est de la part de M. Combes
une nouvelle atteinte à la loi, et s'il plaisait au cardinal Perraud de
la déférer au Conseil d'Etat, les témoignages les moins suspects
ne lui manqueraient pas pour appuyer sa réclamation. C'est ainsi
qu'en 1882, dans la séance du 1" décembre, répondant à une
question de M. Batbie sur la suppression du traitement de quelques
desservants, le président actuel du Sénat, M. Fallières , alors
ministre des cultes, distinguait entre la situation des desservants
et celle des curés de canton ou des évêques. Pour les desservants,
il alléguait, sans pouvoir citer d'ailleurs aucune loi pour justifier
la mesure, qu'ils n'étaient pas compris dans le Concordat et qu'on
ne pouvait dès lors invoquer en leur faveur les articles d'un traité
synallagmatique, qui eût lié le gouvernement; pour les évêques,
au contraire, aussi bien que pour les curés, il admettait les pres-
criptions du traité, et s'interdisait par là même contre eux le droit
qu'il s'arrogeait contre les desservants.
Veut-on un autre témoignage, qu'a reproduit autrefois le Cotres*
pondant *? Dans cette même année 1882, un des plus enragés
sectaires, Paul Bert, qui fut, lui aussi, ministre des cultes, s'avouait
également désarmé contre les évêques. Ses réflexions sont curieuses
à relire, parce qu'elles révèlent le plan poursuivi, dès cette époque,
par les ennemis de l'Eglise; « Vous avez parfaitement raison,
écrivait Paul Bert à une feuille de l'Allier, en rappelant que le
gouvernement a le droit de supprimer, sajis autre formalité, tous
les traitements des desservants, si bien qu'on pourrait ainsi* par
mesures individuelles et justifiées par des faits, arriver à la sup-
pression presque totale du budget des cultes. Quant aux évêques
et aux curés, c'est autbe chose. Mais avouez que ces gaillards
choisissent bien leur moment, alors qu'une loi, dont je suis le
4 10 avril 1883. Le budget des cultes et renseignement d'Etat, par Charles de
Incombe.
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574 CHRONIQUE POUT1QD1
rapporteur, va bientôt permettre de les punir comme de simples
desservants. »
La grossièreté de la forme est digne du fond. Mais de la décla-
ration de ce possédé il n'en résulte pas moins que même en
admettant, — ce qui est faux, — que l'on put supprimer le
traitement des desservants, on ne pouvait atteindre celui des
évèques et des curés. La loi qu'annonçait Paul Bert n'a pas été
faite; donc M. Combes a commis une illégalité de plus, en suppri-
mant le traitement de l'évêque d'Autun.
Gomme la Chambre, le Sénat a terminé par un ordre du jour
favorable au gouvernement, la discussion soulevée sur la fermeture
des écoles libres. Le vote n'a pas changé le droit. A l'heure même
où les pouvoirs publics approuvaient le ministre des cultes, les
tribunaux déclaraient qu'il avait violé la loi. M. de Chamaillard a
pu en témoigner, lui qui, désespérant de faire juger une cause que
le cabinet s'obstinait, sous prétexte d'incompétence, à soustraire &
la magistrature, s'est déridé à briser les scellés apposés par l'admi-
nistration afin de se faire poursuivre lui-même. La cour de
Rennes, en l'acquittant, a reconnu son droit. Ainsi avait jugé
la cour de Chambéry; ainsi jugent les tribunaux qui déclarent
innocents, malgré les parquets, les religieux inculpés pour avoir '
exercé leur ministère sacerdotal.
Ces arrêts mettent les sectaires en fureur. Ils n'admettent pas
l'indépendance des juges; ils les veulent désormais à leur dis-
crétion, révocables à merci, dès qu'ils ne se seront pas conformés
aux ordres du pouvoir. Ne nous en étonnons pas; c'est la tradition
révolutionnaire. Ils pensent comme cet ami de Robespierre qui,
parlant d'un membre d'une des commissions révolutionnaires,
disait : « Il ne vaut rien, absolument rien, au poste qu'il occupe;
il lui faut des preuves % comme aux tribunaux de l'ancien régime. »
Un juge qui veut des preuves, un juge qui n'obéit pas aux consi-
gnes, un juge qui prétend ne s'inspirer que de sa conscience et
de la loi, pour eux n'est pas un juge. La défense républicaine le
répudie.
Nous ne pouvons que nommer, parmi les orateurs qui ofit
marqué dans cette discussion du Sénat, M. de Chamaillard, M. de
Lamarzelle, M. de Blois,#l'amiral de Cuverville, M. Delobeau, M. Mil-
liard, M. de Goulaine. Nous les avons applaudis. Mais nous enga-
geons les conservateurs et les modérés du Sénat à n'accueillir qu'avec
réserve, et sans les accompagner de félicitations trop candides, les
déclarations libérales de M. Clemenceau. Noua ne méconnaissons
pas le talent de l'orateur; mais nous nous défions, sinon de sa
bonne foi, du moins de sa logique. M. Clemenceau se pose en
partisan de la liberté d'enseignement, et il vote en faveur de
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CHRONIQDB POLITIQUE 575
M. Combes, qui la supprime; il se sépare au scrutin de ceux qui
la réclament, et il s'unit à ceux qui la repoussent. Les actes, on en
conviendra, ne concordent guère avec les paroles. 11 est vrai que
tout le monde n'entend pas la liberté comme le fait, nous le croyons,
H. Clemenceau. L'homme du Bloc nous parait la comprendre
comme ses devanciers de 93, qui ne parlaient que de la liberté,
au moment où ils l'égor geaient dans la personne de leurs
adversaires.
Un seul exemple suffira pour justifier les doutes que nous inspire
le libéralisme de M. Clemenceau. Il veut, assure-t-il, la liberté d'en-
seignement, la liberté de conscience, la liberté du père de famille;
il défend les droits des parents avec des arguments dont quelques-
uns seraient propres à nous toucher. Mais cette liberté d'enseigne-
ment, il commence par la refuser aux congrégations. Pour lui, les
congrégations n'ont pas le droit d'exister, et la raison qu'il en
donne, c'est qu'elles forment des vœux contraires à la nature :
« Je dis, s'écrie- t-il, qu'il n'y a pas de liberté de la servitude,
et que pour que la liberté soit, il faut que les organes de tyrannie
et d'oppression cèdent la place à la liberté. Le droit à la famille,
.fondement de l'Etat, vous l'avez remplacé par le célibat obliga-
toire. » Mais ce célibat obligatoire, il n'est pas seulement la règle
des congrégations; il est aussi celle du clergé séculier. Tout le
sacerdoce catholique a fait ce vœu. Voilà donc tous les prêtres
privés de la liberté d'enseigner, et tous les pères de famille, dont
M. Clemenceau proclame le droit, privés de l'exercer. La liberté
reste pour ceux qui, dans ce pays de France où la religion catho-
lique est celle de la majorité, ne croient pas à cette religion. Dès
lors, la contradiction s'explique, et l'on ne s'étonne plus que, tout
en protestant de son amour pour la liberté, M. Clemenceau vote
pour ceux qui la détruisent. Il vous répondra que ce qu'il repousse,
ce n'est pas la liberté, c'est la théocratie romaine. Avec ce mot, la
politique est bien simplifiée. C'est ainsi qu'aux jours de la Terreur,
on guillotinait les gens, en haine de Gobourg, tout en invoquant la
fraternité.
Il y aurait beaucoup à dire sur la revue historique qu'a tentée
M. Clemenceau. Son érudition nous semble de même aloi que celle
de ce pauvre Floquet, s'excusant piteusement d'avoir dit à tort
que Pie IX était franc-maçon, parce qu'il l'avait lu dans Larouss e.
M. Clemenceau vous affirmera, en s'en scandalisant, qu'Henri IV a
dit : « Paris vaut bien une messe ». On perdrait sa peine, en lui
apprenant que le mot n'est pas de Henri IV, mais de Sully, qui, zélé
protestant, jugeait à sa façon la conversion de son maître, et il est
bien probable qu'il n'a jamais su que d'Aubigné lui-même, tout en
ne pardonnant paa au roi son abjuration, en a reconnu la sincérité.
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576 CflROSIQUK POLITIQUE
Il vous parlera encore, en disciple de M. Homais, de la « nuit du
moyen âge », croyant apparemment avoir ainsi résumé l'histoire
des siècles qui virent Albert le Grand, saint Bernard, saint Thomas
d'Aquin, saint Louis, Dante. Il ignore que si, à cette époque, les
sciences se sont développées, si le trésor des lettres antiques nous
a été conservé, si l'indépendance des peuples a été défendue et
sauvegardée, c'est aux ordres religieux et à la Papauté qu'on le
doit. Il prétend que la liberté humaine a été vaincue par l'Eglise.
Un de ses collègues, dont il a pu déjà admirer le talent, M. de
Lamarzelle, lui avait répondu d'avance dans le discours qu'il pro-
nonçait dernièrement, à Rennes, lors de l'ouverture du congrès des
jurisconsultes catholiques. Il montrait, dans une superbe exposi-
tion, que la conscience humaine, jusque- là livrée aux Césars,
maîtres des corps et des âmes, n'avait été affranchie que le jour
où fut mise en pratique cette parole: « Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu », que le jour où se trouvèrent
des hommes, des chrétiens, des apôtres, des héros, pour dire aux
maîtres qui prétendaient leur imposer leurs lois : non licet et non
possumus.
Est-ce encore au nom de la liberté que la faction ministérielle
de la Chambre a composé la Commission des congrégations? On
sait que par les conditions qu'elle prétendait leur imposer, elle a
fait à ses adversaires un devoir d'honneur de ne prendre aucune
part au scrutin d'où cette commission est sortie. Les sectaires ont
donc obtenu ce qu'ils désiraient. Enfin, ils seront seuls; entre eux
et le gouvernement la délibération sera secrète. Ni pour lui, ni
pour eux, il ne s'agit de décider quelles congrégations on autori-
sera. Leur pensée est de n'en admettre aucune, et, pour mieux
assurer leur plan, ils en sont à se demander par quel artifice
de procédure ils pourront soustraire au Sénat, qui, pourtant,
ne mérite pas leurs défiances, l'examen, au second degré, des
demandes qu'ils auront repoussées. Ils découvriront l'expédient,
on n'en saurait douter. On voudrait seulement espérer que le
Sénat, blessé dans ses droits, refusera de le subir.
La tactique habituelle du gouvernement s'est retrouvée dans
cette crise néfaste de la grève des mineurs. Pour les Jacobins,
aujourd'hui comme autrefois, l'homme d'ordre, le citoyen paisible,
le travailleur est suspect. Il y a quelques jours, interpellé au
Conseil municipal sur les raisons qui l'avaient amené à interdire
à une réunion de patriotes le port du drapeau tricolore, le préfet
de police répondait qu'il avait redouté une contre- manifestation.
Ainsi, qu'à Paris, des bandes aillent manifester, avec le drapeau
rouge, au cimetière du Père-Lachaise, pour les fédérés, ou devant
lastatue d'Etienne Dolet, pour la libre-pensée; qu'en province, i
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CHRONIQUE POLITIQUE 577
Dunkerque, à Saint-Etienne, et jusque dans les moindres villages
An Puy-de-Dôme et de la Haute-Loire, des grévistes promènent à
l'ombre du même drapeau et aux chants de la Carmagnole leurs
sinistres farandoles, le gouvernement laisse faire; la rue, les champs,
les routes sont livrées aux perturbateurs ; on n'a pas à redouter
contre eux les démonstrations des honnêtes gens; dès lors, on leur
permet tout. Mais que dans ces régions désolées par la grève, des
ouvriers, las d'une oisiveté qui ruine leurs familles, veuillent
retourner aux chantiers, les meneurs sont là qui les guettent; armés
de gourdins et de matraques, ils leur barrent le chemin; ceux
qui résistent sont roués de coups. Cependant, les gendarmes sont
présents ; ils n'ont qu'un geste à faire pour protéger les travailleurs.
Ce geste leur est défendu; ils n'ont pas le droit d'intervenir. Mais
voici le sous-préfet de l'arrondissement; les ouvriers qu'on menace
vont à lui; ils le conjurent de donner des ordres pour assurer
leur entrée à la mine. « N'insistez pas, leur crie le fonctionnaire
affolé, vous provoqueriez des désordres; retournez bien vite chez
vous. » Gomme s'il avait souci d'encourager les violences, le
garde des sceaux ordonne aux parquets de suspendre les pour-
suites judiciaires contre les émeutiers, tandis que ses collègues de
l'intérieur et des travaux publics refusent d'entendre les délégués
des Jaunes, régulièrement syndiqués, mais coupables de vouloir
la reprise du travail et la paix sociale.
M. Combes a porté le même esprit à la tribune dans la réplique
qu'il a faite à M. Jaurès sur la question de l'arbitrage. Toutes ses
paroles semblaient avoir été concertées avec l'orateur socialiste
pour accuser les patrons et les déclarer d'avance responsables de
l'insuccès d'un arbitrage qu'on s'efforçait de leur rendre inaccep-
table, en les sommant de s'y résoudre. Les compagnies ont dédaigné
d'apercevoir ce jeu misérable ; elles ont engagé des pourparlers
avec les syndicats, et, tout en demeurant convaincu que les ouvriers
n'auront qu'à regretter le long et désastreux chômage dans lequel
de criminels meneurs les ont entraînés, nous ne pouvons que
souhaiter qu'un accord se fasse entre les deux parties, en dehors
du gouvernement et des politiciens. Mais ce qui ne montre trop à
quel point de désarroi nous en sommes, c'est qu'au lieu d'exiger
l'admission des Jaunes dans les négociations, les compagnies,
obéissant à la consigne gouvernementale, ont consenti à les écarter.
Nous ne comptons pas beaucoup, devant de tels exemples, sur
les conservateurs et les modérés pour jeter bas le bloc républicain.
Les exécutions de cette sorte ne rentrent guère dans leurs apti*
tudes; mais peut-être les gens du bloc arriveront-ils à s'en charger.
Les membres de la Convention, qui renversèrent Robespierre, ne
valaient pas mieux que lui; ils le menèrent à l'échafaud pour ne
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S78 CffitOHIQUE POUT1QOI
pas y monter eux-mêmes, et ne songeaient pas, en le mettant i
mort, à faire cesser la Terreur. Ce fat de l'opinion publique qui,
personnifiant la Terreur dans le tyran, la déclara morte avec lai.
Nous verrons peut- être quelque révolution analogue, et voici déjà
que des rangs de la coalition ministérielle s'élèvent les dénonciations
et les cris de trahison. Le traître est M. Doumer, que la commission
du budget vient de prendre pour président; le dénonciateur est
H. Jaurès, qui accuse & la fois l'élu et les électeurs : « La majorité
se livre et livre la République, écrit-il. C'est la suprême duperie,
ou c'est le commencement de la trahison... La présidence de la
commission du budget est une de nos plus grandes forces poli-
tiques, c'est un des pouvoirs de l'Etat, et quand une majorité est
assez insensée pour le livrer à l'ennemi, elle porte en elle le prin-
cipe de toutes les déchéances et de toutes les abdications. »
Ainsi l'ennemi n'est plus hors du bloc; il est dans le bloc lui-
même. Ce n'est plus ni la Congrégation, ni M. de Mun, ni même
H. Méline ou M. Ribot; c'est M. Doumer, et avec lui, comme ses
complices, les membres de la commission du budget. L'épuration
commence entre les purs; elle ira plus loin, et c'est en elle, sans
doute, que le bloc trouvera le principe de sa chute.
Si les modérés ne se sentent pas de force & précipiter le dénoue-
ment, qu'ils sachent, du moins, arrêter leurs dispositions pour le
jour où il se produira. Le meilleur moyen de s'y préparer, c'est de
s'unir. La proscription dont ils sont tous frappés, leur indique leur
devoir ; qu'ils ne fassent pas entre eux plus de distinctions que n'en
font leurs adversaires. La liberté est leur drapeau commun; c'est
en associant leurs efforts, sans rivalités ni défiances, qu'ils ramène-
ront son règne, avec celui du droit, de la justice et de l'honneur.
Le prince royal de Danemark vient de faire une visite à l'empe-
reur d'Allemagne. L'événement a été justement remarqué. Depuis
la guerre du Sleswig, qui a dépouillé le Danemark de provinces qui
lui étaient chères, c'est le premier signe de rapprochement entre
les deux maisons souveraines, entre les vaincus et les conqué-
rants. Les optimistes du quai d'Orsay affectent en vain de n'atta-
cher à cette entrevue aucun caractère politique.
En se réconciliant avec la Prusse, le Danemark atteste la puis-
sance croissante de l'Empire. Il entre dans le plan qui tend
à grouper les petits Etats autour du potentat germanique, et i
faire avec lui une ligue contre ce mouvement révolutionnaire
dont chacun de ces Etats se sent menacé et qu'entretient
le gouvernement de la défense républicaine. Bien loin de nous
rassurer sur les effets de ce rapprochement, l'influence de la
Russie sur la famille royale du Danemark ne fait, à notre avis, qu'a*
rendre la signification plus grave; car il est évident que la visite
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CHB0N1QUE POLITIOOE 579
n'eùl pas été faite, si la Russie l'avait déconseillée. On a raconté
que la princesse Marie, fille du duc de Chartres et femme du
prince Valdemar, était venue & Paris pour avertir nos tristes
gouvernants du péril qui les menaçait, et c'est dans une feuille
ministérielle que nous trouvons, avec l'aveu du danger, l'appel à la
fille de France pour le conjurer : « Une réconciliation entre les
deux maisons souveraines de Danemark et d'Allemagne, écrit le
Français, entraînant un rapprochement plus étroit de Guillaume II
avec la famille russe, offrirait & la flotte allemande des refuges et
des points d'appui qui lui manquent encore, et préparerait peut-
être l'accomplissement des desseins & longue portée que, par
instants, l'empereur allemand se plaît à laisser entrevoir. A la cour
de Danemark, nul ne conteste la gracieuse influence de la prin-
cesse Marie de Chartres, unie au prince Valdemar. La princesse
Marie n'a jamais oublié qu'elle était Française. Elle saura, nous n'en
doutons pas, empêcher que ces grands changements politiques,
s'ils se produisent, deviennent jamais une menace pour sa patrie. »
Nous aussi, nous ne doutons pas du dévouement héréditaire de
la fille de Robert le Fort, non plus que de celui des religieux qui,
chassés de France, portent en Orient l'influence française. Biais
encore faudrait-il que ce gouvernement de proscripteurs ne rendit
pas leur tâche trop difficile, et ne défit pas leur œuvre & mesure
qu'elle s'avance.
M. Chamberlain va partir pour l'Afrique du Sud. Il veut se rendre
compte de la situation; il veut, comme il vient de l'annoncer au
Parlement, conférer avec les représentants de tous les intérêts et
examiner leurs vues sur la politique à suivre.
Il eût sans doute agi plus sagement, en prenant ses informations
avant d'engager la guerre. L'Angleterre a vaincu les Boers, mais il
lui reste à surmonter les difficultés que sa victoire a créées;
M. Chamberlain trouvera dans lés contrées qu'il va visiter un état
de choses plus alarmant que celui qui avait précédé la lutte ; il
entendra à Johannisburg des plaintes plus vives que celles dont il
se faisait l'organe contre le président Krtiger; les uitlanders, qu'il
avait prétendu défendre, lui adresseront des réclamations qu'ils
n'avaient pas élevées contre le gouvernement du Transvaal. Au
Cap, il verra les deux races, anglaise et hollandaise, plus animées
l'une contre l'autre que les Boers ne le sont contre leurs vain-
queurs, et le haut commissaire, lord Milner, débordé par l'opposition
qu'il rencontre. On ne se représente guère M. Chamberlain s'essayant
au rôle de pacificateur, et moins qu'ailleurs, dans cette Afrique du
Sud où son nom rappelle tant de souffrances et a suscité tant de
haines. Cependant l'entreprise n'effraie pas le ministre des colonies;
il va la tenter, et l'Angleterre, après quelques hésitations, semble
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580 CHRONIQUE POLITIQUE
aujourd'hui presque unanime pour l'encourager et croire à son
succès.
La Chambre des communes discute depuis quinze jours le projet
de loi scolaire présenté par le gouvernement. L'adoption, à une
grande majorité, des premiers articles fait prévoir le vote du projet
tout entier. Il serait trop long d'en énumérer ici, les dispositions. La
plus essentielle a pour conséquence de donner aux particuliers, fon-
dateurs ou propriétaires des écoles libres, une part prépondérante
dans la direction de l'école, et, suivant l'esprit qui anime le plus
grand nombre d'entre eux, d'y établir le régime confessionnel, en
réservant, bien entendu, la « clause de conscience » qui permet
aux parents de refuser pour leurs enfants l'instruction religieuse.
Mais ce refus est l'exception; l'éducation religieuse est le prin-
cipe reconnu de la législation nouvelle. En Angleterre, où le clergé
catholique n'est point bâillonné comme en France, le cardinal
Vaughan est intervenu lui-même en faveur du projet. Il a écrit
à l'un des chefs du parti irlandais, M. Redmond, une lettre
publique pour obtenir des représentants de l'Irlande qu'en dépit
de leurs légitimes griefs contre le cabinet actuel, ils ne fassent
pas opposition au bill sur l'éducation. L'unanimité de l'épis-
copat catholique appuie le projet, et le débat qui s'agite est
ainsi résumé par Mgr Vaughan : « Y aura-t-il, oui ou non, une
entière liberté d'enseignement pour le dogme catholique dans les
écoles publiques de l'Angleterre ; c'est-à-dire le dogme catholique
sera- 1- il, oui ou non, complètement banni de notre enseignement
public primaire? » Le cardinal flétrit la prétendue neutralité de
l'école, comme « le plus hypocrite moyen qui ait été inventé pour
détruire la religion dans les âmes »; et aux non- conformistes, qui
s'efforcent de la faire prévaloir, il répond que ce serait « une
atteinte à la liberté de tous ceux qui veulent, en même temps
qu'une bonne instruction, procurer à leurs enfants la connaissance
de leur propre religion ».
Ainsi peut parler, dans le royaume de Henri VIII et d'Elisabeth,
un évèque catholique; et non seulement il peut parler, mais il peut
se faire entendre des pouvoirs publics et obtenir d'eux le respect
des droits qu'il invoque.
Le Directeur : L. LAVEDAN.
Vun des gérants : JULES SERVAIS.
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LE CHEMIN DECANOSSA
Qui se souvient encore du Kulturkampfî Qui se rappelle cette
lutte fameuse entre les catholiques allemands et ce que leurs
adversaires appelaient pompeusement la « civilisation moderne »?
Qui a présentes à l'esprit les péripéties de ce duel acharné où Ton
vit le césarisme prussien aux prises avec la foi catholique, le
prince de Bismarck avec le parti du « Centre », le nouvel empire
allemand avec Rome?
Et cependant, cette histoire, déjà vieille de trente années, semble
être l'histoire d'hier, pour ne pas dire l'histoire d'aujourd'hui,
tant il y a d'analogies frappantes entre les causes du conflit ancien
et celles du conflit actuel; tant les jacobins de no? jours se
montrent les disciples fidèles, les imitateurs serviles du prince
de Bismarck I
Il ne saurait être question de retracer Ici les phases successives
du Kulturkampfî encore moins d'entrer dans le détail des divers
incidents qui en ont marqué le développement. Le temps et l'espace
nous manqueraient; et, d'ailleurs, cette histoire a été déjà faite et
bien faite ici même * : on ne saurait y revenir sans s'exposer à
tomber dans les redites ou le plagiat. Il nous suffira de rappeler,
aussi brièvement que possible, comment et sous quels prétextes
les catholiques allemands furent persécutés par le tout- puissant
chancelier, comment ils résistèrent, comment enfin ils triom-
phèrent*. Il est, à notre avis du moins, peu d'études plus inté-
ressantes et plus réconfortantes, car il n'y en a pas qui démontre/
.de façon plus éclatante la supériorité de la liberté sur la tyrannie
et du droit sur la force.
1 Voy., dans le Correspondant des 25 novembre, 10 décembre 1878 et
10 janvier 1879, les articles du R. P. Lescœur sur* M. de Bismarck et la
persécution de lEglise en Allemagne : ils ne retracent, il est vrai, que la
première phase du Kulturkampf, la période d'attaque et de guerre ouverte.
Nous devons mentionner également la série des remarquables articles de
M. l'abbé Kannengieser sur le catholicisme allemand (nos des 25 avril,
10 septembre 1891 ; 25 février, 25 août, 10 septembre, 25 septembre, 25 dé-
cembre 1892; 10 janvier, 10 juillet 1893 ; 25 novembre et 10 décembre 1900).
9 Outre les articles mentionnés dans la note précédente, nous devons
signaler l'ouvrage capital de Paul Majunke : Geschichte des Kulturkampfes,
Paderborn, Friedrich Schœningh, 1902 (12« édition).
4e LIVRAISON. — 25 NOVEMBRE 1902. 38
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582 LE CHEMIN DE GAROSSi
I
Il y a juste trente ans, le prince de Bismarck montait à la
tribune du Reichstag allemand. On discutait le budget des affaires
étrangères de l'Empire et l'un des chefs du parti national-libéral,
M. de Bennigsen, demandait la suppression de l'ambassade d'Alle-
magne auprès du Vatican. Le chancelier prit la parole pour
combattre la proposition en faisant valoir toutes les raisons d'ordre
politique qui en conseillaient le rejet dans l'intérêt même de
l'Etat. Mais il tint à rassurer sa majorité anticatholique sur la
fermeté de ses dispositions agressives à l'égard de l'Eglise et,
faisant une allusion quelque peu pédantesque à la pénitence
fameuse de l'empereur Henri IV vaincu par Grégoire VII, il pro-
nonça cette phrase mémorable :
« Soyez sans crainte; nous n'allons à Ganossa ni matériellement,
ni moralement. »
On sait le succès de cette fière déclaration. Acclamée par le
Reichstag, elle fit le tour de l'Allemagne et du monde. Elle devint,
en tout pays, le mot de ralliement et comme le programme des
adversaires de Rome. Inscrite sur la pierre de l'un des piliers du
château de Harzburg, elle semblait, à l'adresse du Saint-Père et
des catholiques, un défi permanent, une déclaration de guerre
éternelle.
Et pourtant, les faits devaient lui donner le plus éclatant
démenti. Dix années à peine étaient écoulées et, revenant en
arrière sur toute la ligne, reniant ses paroles de haine, abrogeant
ses lois de persécution, le prince de Bismarck était trop heureux
de faire sa paix avec l'Eglise, de rendre aux catholiques leurs
droits, de s'appuyer sur eux dans sa lutte contre le socialisme
grandissant. Aujourd'hui, ils sont en faveur auprès de l'empereur
Guillaume II; le Centre catholique est devenu, dans le Reichstag
allemand comme dans la Chambre des députés de Prusse, le pivot
de la majorité gouvernementale et l'arbitre de la situation.
Qui aurait pu, au début du conflit, supposer qu'il aurait pareille
issue? A juger humainement les choses, jamais il n'y eut partie
plus inégale que celle qui, au lendemain même de la guerre de 1870,
mit le prince de Bismarck aux prises avec les catholiques allemands.
D'un côté, la première puissance du monde, un gouvernement
parvenu au plus haut degré de grandeur et de force matérielles,
dictateur de l'Allemagne, dominateur de l'Europe, appuyé sur une
forte armée, sur un parlement docile, sur une presse à sa dévotion,
ne rencontrant plus au dedans ni au dehors aucune résistance
apparente, jouissant en un mot d'un prestige et d'une autorité
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L* CHBVIff DE CABOSSA 583
tels que Napoléon Ier seul les posséda aux jours les plus brillants
de son règne. À la tète de ce gouvernement, un vieil empereur
chargé d'ans et de gloire, vénéré de son peuple, adoré de son
armée, et enfin, comme premier ministre ou plutôt comme sou-
verain réelt un homme d'Etat de premier ordre, en possession de
la plénitude de son génie et de sa gloire, faisant trembler l'Europe
d'un froncement de sourcils, admiré de beaucoup, redouté de tous,
presque déifié par le chauvinisme teuton et savourant non sans
quelque dédain les acclamations et l'encens de ceux-là mêmes en
dépit de qui il avait fait l'unité allemande.
De l'autre côté, qui osait se dresser en face du colosset Quel-
ques milliers de prêtres ou de religieux, une douzaine d'évêques
et quelques millions de catholiques groupés aux deux extrémités
de l'Empire, n'ayant pour alliés qu'une poignée de protestants
orthodoxes, sans autre soutien que l'appui lointain du Saint-Siège»
la conscience de leur bon droit, leur foi dans les promesses de la
parole divine.
Comment la lutte avait-elle pu se prolonger, comment avait-elle
pu même s'engager entre ces huit millions de catholiques et le
reste de l'empire allemand, entre ce nain et ce géant, entre ce
David et ce Goliath?
En apparence, rien de plus insignifiant, on pourrait même dire
rien de plus mesquin que les incidents qui provocpièrent la lutte.
Une querelle entre catholiques et vieux- catholiques aurait fait tout
le mal. Au lendemain de la paix de Francfort, un prélat alle-
mand, l'évêque d'Ernriand, interdit l'enseignement religieux à deux
prêtres de Braunsberg qui avaient protesté contre le dogme de
l'infaillibilité pontificale; les prêtres révoqués réclament; les vieux-
catholiques les soutiennent; le gouvernement intervient, exige la
réintégration des excommuniés; l'évêque tient bon; ses frères
dans l'épiscopat l'appuient ou l'imitent : et voilà la guerre allumée,
une guerre qui allait mettre l'Allemagne en combustion pendant
dix années! Quelle disproportion entre les effets et les causes!
Toutefois, si, au lieu de rester à la surface, on va au fond des
choses, on ne tarde pas à reconnaître que ce médiocre incident
fut simplement l'occasion ou le prétexte du conflit. En réalité,
celui-ci avait des origines autrement anciennes, des racines autre-
ment profondes, une bien autre portée. Bismarck et les bismarc-
kiens ont essayé de donner le change en parlant de Kulturkampf^
c'est-à-dire de « lutte pour la civilisation », comme si vraiment
il se fût agi de défendre la société moderne contre les attentats
de Rome et les attaques souterraines des Jésuites ! La vérité, c'est
que le catholicisme avait contre lui, non pas la civilisation, non
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bU LB CHBMK DE CAHOSSÀ
pas les principes modernes, mais, — ce qui est fort différent, —
la libre-pensée allemande, l'Etat prussien et la franc-maçonnerie
internationale. Nombreuses, ardentes et redoutables étaient les
forces qui se dressaient en face de lui. C'étaient les universités
allemandes, tout imprégnées de l'enseignement de Hegel, croyant
comme lui à la déification de l'humanité, avec l'omnipotence quasi
divine de l'Etat pour corollaire. C'était l'esprit hobereau, l'esprit
méticuleux, processif et oppressif de la bureaucratie prussienne,
qui, depuis le grand Frédéric, a plus ou moins caporalisé la nation
et fait prévaloir partout le respect, on pourrait presque dire le
culte du dieu-Etat. C'était l'immense majorité des protestants
allemands, surtout de certains protestants libéraux, chez qui s'était
éteinte peu à peu toute foi dans la révélation chrétienne, à ce
point que pour beaucoup la religion était devenue une sorte de
philosophie, et que l'on avait pu, sans injustice, leur appliquer,
dans le domaine religieux, la qualification de « nihilistes ». C'était
le groupe, peu nombreux, mais puissant, des Juifs devenus, au
lendemain de la guerre et grâce à la « danse des milliards », plus
puissants et plus audacieux que jamais. C'était toute la bande des
francs-maçons, toute l'armée des libres-penseurs en lutte perma-
nente contre le catholicisme et croyant le moment venu d'eu finir
avec lui en Allemagne.
Par quel singulier concours de circonstances cette coalition
d'éléments soi-disant libéraux et antichrétiens avait- elle pu rallier
à sa cause le piétiste et le conservateur intransigeant qu'était, au
fond, M. de Bismarck? Il y avait, de cela, plusieurs raisons, les
unes d'ordre politique, les autres tenant au caractère du chance-
lier. Le malheur avait voulu qu'il eût constamment pour adver-
saires des puissances ou des populations catholiques : l'Autriche
avant Sadowa, la France avant Sedan, les Alsaciens -Lorrains
depuis la conquête, les Polonais toujours. Il n'était pas jusqu'aux
guelfes hanovriens parmi lesquels il ne lui arrivât de rencontrer
des réfractaires aussi fidèles à leur ancienne dynastie qu'à leur
foi religieuse. Enfin, la seule alliance qu'il eût, et de fraîche date,
contractée avec un Etat de race latine, — l'Italie, — n'était pas
faite, on en conviendra, pour le rapprocher du Saint-Siège et du
catholicisme.
Il avait brisé la vieille Confédération germanique si longtemps
soumise à l'influence de la catholique Autriche et sur ses ruines il
avait restauré l'antique Empire d'Allemagne, rajeuni, renforcé,
unifié sous le sceptre des Hohenzollern protestants. Ayant à sa
tête une « dynastie évangélique », l'Allemagne devenait un
« empire évangélique » : M. de Bismarck l'avait déclaré lui-même
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LE CHEMIN DE CANOSSi 585
dans un discours au Reichstag1. Qu'il le voulût ou non, qu'il s'en
rendit compte ou non, c'était la revanche de l'Allemagne protes-
tante sur l'Allemagne catholique, de la Réforme sur Rome, et
M. de Bismarck, qui ne fut jamais un vainqueur généreux, enten-
dait bien pousser jusqu'au bout les conséquences de son triomphe.
Non qu'il songeât, ainsi que certains de ses alliés politiques, à
extirper le catholicisme du sol allemand. Gomme tous les grands
politiques, comme tous les grands manieurs d'hommes, il était loin
de méconnaître la vertu sociale et la puissance morale des croyances
religieuses; mais il prétendait en faire un instrument de règne; il
voulait, au lieu de les servir, s'en servir dans l'intérêt du nouvel
empire et pour assurer la prépondérance des races germaniques.
Il l'avait dit, dans un moment d'épanchement, au maire de Reims
pendant la campagne de 1870 : « Si nous nous rendons maître du
catholicisme, les races latines auront bientôt perdu leur influence2. »
Se rendre maître du catholicisme, le germaniser, ou mieux le
prussifier, en faire une Eglise nationale avec un clergé d'Etat :
tel fut, en effet, le programme qu'il essaya de réaliser, le but qu'il
visa dès son retour en Allemagne, après la signature des prélimi-
naires de paix. Il y voyait des avantages de toute sorte : il pensait
relever le prestige des Eglises protestantes allemandes de tout ce
qu'aurait perdu en indépendance et en unité l'Eglise catholique
romaine. Il se flattait de trouver dans un clergé à sa dévotion un
auxiliaire excellent pour la défense de l'Etat et de la société; il
espérait s'en servir, surtout dans l'Allemagne du Sud, pour neu-
traliser les tendances particularistes encore puissantes et pour
cimenter l'édifice à peine achevé de l'empire allemand unitaire et
centralisé. Peut-être même rêvait il de détourner au profit du
nouvel empire, et grâce à son alliance avec le clergé catholique
allemand, une panie de l'influence si considérable que l'Eglise
romaine, même désarmée, même captive, exerce encore dans le
domaine de la politique internationale. C'est ainsi qu'il aurait,
comme il l'avait dit au maire de Reims, en 1870, enlevé aux races
latines, pour le transporter à la race germanique, un des plus pré-
cieux éléments de leur prestige et de leur puissance dans le monde.
Tous ces calculs étaient ingénieux et savants. Malheureusement
ils péchaient par la base. Ils reposaient sur une méconnaissance
complète de la nature de l'Eglise catholique, de sa constitution et
de l'esprit qui l'anime. M. de Bismarck ne tarda pas à s'en con-
vaincre. Au lendemain de la proclamation du dogme de l'infailli-
bilité pontificale si longtemps et si vivement discuté en Allemagne
« 6 mars 1872.
* Eatretien rapporté dans le Figaro du 14 septembre 1882.
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586 LE CH1M1N DE CANOSSX
avant sa définition, il avait pensé que la promulgation des décrets
du concile du Vatican provoquerait un schisme dans le clergé
allemand et jetterait celui-ci dans ses bras. Il comptait que les
vieux-catholiques allaient devenir, sous sa puissante égide, le noyau
de l'Eglise catholique allemande. Grande fut sa surprise, et presque
son indignation, lorsqu'il vit qu'après comme avant, les catholiques
allemands restaient, par-dessus tout, des catholiques romains.
C'est alors qu'il changea brusquement d'allures et de procédés.
N'ayant pu les attirer à lui, il prétendit les briser. N'ayant pas
réussi à en faire ses instruments, il voulut les écraser. Gomme ils
ne consentaient pas, suivant une de ses expressions favorites, à
« se subordonner », il ne trouva rien de mieux que de les persé-
cuter. C'est l'histoire éternelle de tous les despotes. Prétendant
imposer à tous et en toutes choses, même en matière religieuse,
même dans le domaine de la conscience, la prééminence du pouvoir
politique, de la loi laïque et de l'autorité civile, ils arrivent inévi-
tablement à entrer en conflit avec les dépositaires de l'autorité
religieuse et les interprètes de la loi divine, dès que ceux-ci osent
se tenir debout et revendiquer leurs droits.
Le prince de Bismarck l'a reconnu lui-même, un jour, à la tri-
bune du Parlement prussien :
« Il s'agit, disait-il, de l'antique conflit de pouvoirs qui est aussi
vieux que l'espèce humaine, du conflit de pouvoirs qui est beau-
coup plus ancien que la venue de notre Sauveur en ce monde, du
conflit de pouvoir qu'Agamemnon à Aulis eut à subir contre ses
prophètes, qui lui coûta sa fille et empêcha les Grecs de mettre à
la voile, du conflit de pouvoirs qui, sous le nom de lutte des papes
et des empereurs, a rempli L'histoire d'Allemagne au moyen âge
jusqu'à la ruine de l'empire allemand... Le but que la papauté
avait incessamment devant les yeux, comme les Français la fron-
tière du Rhin (!), le programme qu'elle fut près de réaliser au
moyen âge, c'est l'assujettissement du pouvoir séculier au pouvoir
religieux, but éminemment politique, mais qui est aussi vieux que
l'humanité, car, depuis qu'elle existe, il y a eu, soit des gens
habiles, soit des prêtres en titre, qui affirmèrent connaître la
volonté de Dieu plus exactement que leur prochain; et que ce soit
là le fondement des prétentions papales à la domination, personne
ne l'ignore. La lutte du prêtre conlre le roi, et, dans le cas
présent, du pape contre l'empereur d'Allemagne, telle que nous
l'avions déjà vue au moyen âge, doit être jugée comme tout autre
lutte : elle a ses conclusions de paix, elle a ses temps d'arrêt, elle
a ses armistices... Ge conflit de pouvoirs est soumis aux mêmes
conditions que toute autre lutte politique; c'est donc un déplace-
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LE CHEMIN DE CANOSSÀ S8Ï
ment de ht question, calculé pour produire de l'impression sur les
gens dénués de jugement, quand on le présente comme s'il
s'agissait de la défense de l'Eglise; il s'agit de délimiter jusqu'où
doit aller le pouvoir des prêtres, jusqu'où doit aller le pouvoir du
roi, et cette délimitation doit être faite de telle sorte que, de son
côté, l'Etat puisse subsister en ces limites. Car, dans l'empire de
ce monde, il a le pouvoir et la préséance !. »
Le jour od le prince de Bismarck prononça ces paroles, il eut
un mérite incontestable : & travers son étalage si profondément
pédantesque et par là même si profondement tudesque de mytho-
logie classique et de souvenirs moyenâgeux, il sut, du moins,
poser la question dans des termes d'une clarté parfaite. Mus il
ne fit pas toujours preuve de la même franchise. Jamais, on le
sait, il n'a voulu accepter le rôle d'agresseur. A l'entendre, il a
toujours eu le malheur d'être provoqué. Provoqué par l'Autriche,
provoqué par la France, il l'aurait été également par ht cour de
Rome et par les catholiques allemands. Contre tous, il s'est borné,
en les écrasant ou en essayant de les accabler, à faire usage du
droit de légitime défense.
A l'en croire, il n'eut jamais pour l'Eglise catholique et pour
ses défenseurs que des sentiments de profond respect et de sinoëre
bienveillance. Il était revenu de France, au lendemain de nos
défaites, rempli, sinon de confiance, du moins des intentions les
plus conciliantes. Il ne voulait que ta paix, la concorde, -là bonne
entente : il ne demandait qu'à être payé de retour.
Le malheur de M. de Bismarck, — comme celui du loup de la
fable, — fut de n'être pas compris. C'est, du moins, ce qu'il a tou-
jours affirmé. Comment, suivant hii, aurait-on répondu i ses avances,
à ses ouvertures si amicales? Par de la réserve? Par de la malveil-
lance? Par de l'hostilité? Par des menées occultes? Par une opposi-
tion déclarée? Non, plus encore : « par une mobilisation ». Ce sont
les termes mêmes dont il s'est servi. La reconstitution du « parti
du Centre » ou parti catholique, après la guerre, aurait été, tou-
jours suivant les paroles du prince- chancelier, « une batterie de
brèche braquée contre l'Etat »; ses chefs étaient « les artilleurs
qui la servaient, les ingénieurs qui l'avaient établie » .
Une fois engagés dans cette voie, H. de Bismarck, ses partisans
au Parlement et ses « reptiles » dans la presse n'hésitèrent pas à
lancer contre les catholiques allemands les accusations les plus
graves. Non seulement on leur fit un crime d'avoir pris pour chef
un ancien ministre du roi de Hanovre, H. de Windthorst, la « petite
1 Chambra des seigneurs de Prusse, séance du 10 mars 1873. {Discours du
prince de Bismarck, t. V, p. 30 et suiv.)
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588 LE CHEMIN DE CAROSSi
Excellence de Meppen » et la bète noire de M. de Bismarck ; non
seulement on leur reprocha de vouloir former un parti exclusive-
ment religieux, comme une sorte d'Etat dans l'Etat, et de prétendre
à un partage égal des fonctions publiques en proportion du
nombre d'adhérents de chacune d'elles; mais encore on les
dénonça comme les perturbateurs de la paix publique, comme les
ennemis de l'Etat, comme des traîtres à la patrie.
Le chancelier de fer ne craignait pas de dire à la tribune, et
les journaux à 8a solde répétaient en choeur, que les députés
catholiques étaient les irréconciliables ennemis de l'empire alle-
mand. M. de Bismarck les accusait, il accusait avec eux le clergé
catholique, les fidèles, l'Eglise elle-même de vouloir « qu'aucune
loi en Prusse ne pût exister sans l'approbation du Pape 1 » ; bien
plus, que l'esprit de l'enfant fût « empoisonné dans les écoles; »*
qu'on « préparai, par l éducation donnée à C enfance, des recrues
polonaises sur lesquelles notre armée n'aurait pas à compter; »
que, dans les régiments, « le commandement de V officier qui est
à leur tête eût un moindre effet que l'influence du confesseur 2 ».
Il affectait de ne voir dans les membres du « parti du Centre »
que des alliés de l'étranger. Au risque de les désigner aux vio-
lences populaires, il les représentait comme les adversaires irré-
conciliables de l'iniépendance allemande, il allait jusqu'à agiter
le spectre vraiment peu effrayant de l'invasion française, il lui
reprochait de chercher des appuis dans la presse bavaroise, gallo-
phile, an ti- allemande3. » Non content d'imputer au parti catho-
lique l'humiliation diplomatique de la Prusse à Olmtitz et jusqu'à
la défaite des Gibelins en Italie, au temps de Conradin, il préten-
dait que les défenseurs modernes du Saint-Siège comptaient encpre,
pour le triomphe de leur cause, sur l'appui du bras séculier
représenté par la France ; il affectait de considérer la déclaration
de guerre de 1870 coïncidant avec la définition du dogme de
l'infaillibilité comme la promulgation à main armée des décrets du
concile du Vatican; il insinuait que l'Eglise entrait en lutte avec
l'Allemagne par dépit et par désespoir de voir la suprématie poli-
tique passer des deux grandes puissances catholiques à la Prusse,
Etat protestant. En combattant de tels adversaires, en cherchant
à les détruire, M. de Bismarck prétendait accomplir un devoir
rigoureux, celui de la défense des institutions impériales.
Le réquisitoire, on le voit, était aussi complet que virulent; mais
1 Chambre des seigneurs de Prusse, 17 décembre 1873. (Discours du prince
de Bismarck, V, 154.)
a lbid.t 6 mars 1872. (Discours, IV, 114 et 115.)
8 Chambre des députés de Prusse, 30 janvier 1872. (Discours, IV, 61.)
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LE GHBMIN DE CAHOSSÀ 589
il était aussi faux que violent. Les accusations qu'il contenait
étaient autant de calomnies évidentes pour quiconque connaît un
peu l'Allemagne et son histoire. Nul n'ignore aujourd'hui qui pro-
voqua la guerre de 1870 et qui déchaîna la guerre religieuse en
Allemagne; chacun sait combien les préoccupations religieuses et
le souci de complaire au Vatican étaient étrangers au gouvernement
français lorsque éclata la guerre franco* allemande. Tout le monde
a été témoin de l'invariable fidélité des populations catholiques de
l'Allemagne au drapeau national : on se rappelle avec quel courage
leurs enfants combattirent à côté, et souvent à l'avant- garde, des'
troupes prussiennes; quelles pertes cruelles subirent ces recrues
polonaises ou silésiennes sur lesquelles le chancelier de fer déver-
sait publiquement le soupçon. Depuis lors, les catholiques alle-
mands n'ont pas laissé passer une occasion de protester de la
sincérité de leur patriotisme, de leur fidélité à l'empire, à la consti-
tution impériale, au drapeau allemand; ils ont toujours conformé
leurs actes à ces affirmations; pas une fois, en dépit de tous les
efforts de leurs ennemis, on n'a pu arriver à fournir la moindre
preuve de leurs prétendues relations avec les ennemis de l'Allemagne.
Tout cela n'a pas empêché M. de Bismarck, les pseudo-libéraux,
les progressistes, les conservateurs protestants qui formaient sa
majorité, d'articuler, de répéter, de propager contre le parti du
Centre et contre ses partisans les accusations, notoirement fausses,
que nous venons de rappeler. Mais la calomnie n'est- elle pas, en
tout temps et en tous pays, l'arme favorite employée contre les
catholiques? Et ne fallait-il pas perdre ceux d'Allemagne dans
l'opinion de leurs concitoyens avant de les frapper et de les
proscrire?
II
C'est bien, en effet, d'une proscription véritable qu'ils furent
l'objet et aucun autre terme ne donnerait une idée exacte de l'ini-
quité, de l'arbitraire, de la violence du traitement qu'on leur infligea.
Aussitôt que M. de Bismarck eut pris son parti, il « mobilisa »,
lui aussi, avec l'énergie et la décision qui le caractérisaient; il
ouvrit, lui aussi, une « batterie de brèche » plus réelle et plus
formidable que celle qu'il accusait faussement les catholiques
allemands de dresser contre l'Etat. Depuis longtemps, d'ailleurs,
le plan d'attaque était arrêté dans l'esprit du tout-puissant chan-
celier. Dès le commencement de l'été de 1870, avant que la guerre
avec la France eût éclaté, avant que le dogme de l'infaillibilité
pontificale eût été défini, le comte d'Arnim annonçait, par ordre
supérieur, aux évêques allemands le sort qui les attendait, eux et
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M8 L* CHEJfl» DI UBOS&à
leurs ouailles, s'ils se soumettaient aux décisions du concile du
Vatican. Obstacles apportés au choix de nouveaux évêques;
expulsion des Jésuites; mesures d'exception contre les autres
ordres religieux ; défense de laisser les ecclésiastiques faire leurs
études à Rome; interdiction à l'Eglise d'intervenir dans l'école :
telles étaient les mesures dont les catholiques étaient menacés.
C'était déjà, en partie, le programme du Kulturkampf : il fut
suivi à la lettre.
En dépit de ces menaces, le clergé catholique et les fidèles
allemands refusèrent, comme on sait, de tomber dans le schisme;
mais ils n'eurent garde de négliger l'avertissement que leur faisait
adresser M. de Bismarck et auquel la faveur manifeste dont com-
mençaient à jouir les vieux- catholiques servait, d'ailleurs, de
commentaire significatif. C'est sous l'influence de ces craintes que
se reconstitua, dans le Landtag prussien, le parti catholique, la
« fraction du Centre » , dont la première apparition remontait à
1849, mais qui, depuis dix ans, grâce à la paix religieuse dont
jouissait la Prusse, s'était peu à peu désagrégée, puis dissoute. Les
élections de 1870 avaient envoyé à la Chambre prussienne cin-
quante-deux députés élus comme catholiques, qui formèrent, dans le
Landtag, un groupe compact, homogène, actif et complètement
indépendant du gouvernement aussi bien que des autres fractions
politiques. Leur nomination indiquait, de la part des catholiques
allemands, la volonté arrêtée de prendre leur part de la direction
des affaires publiques et de défendre, sur le terrain parlementaire,
la liberté de leurs consciences et l'intégrité de leur foi : rien de
plus, rien de moins. Mais c'est précisément ce que ne pouvaient
leur pardonner M. de Bismarck ni les partis anticatholiques sur
lesquels il s'appuyait. Le chancelier ne reconnaissait ni aux catho-
liques ni à aucune autre communion religieuse le droit de demander
que, dans la répartition des fonctions publiques, il lui fût fait une
part proportionnelle à son importance numérique; il admettait
encore moins qu'il pût se former dans un Parlement une fraction
confessionnelle faisant dépendre avant tout sa conduite politique
de ses croyances religieuses.
C'est là une très grosse question, dont le prince de Bismarck
n'ignorait certainement pas la gravité, mais qu'il tranchait un peu
légèrement. Lorsqu'il s'élevait contre l'introduction des débats
théologiques dans les assemblées politiques, il avait incontesta-
blement raison, à ce point même qu'il semblait, suivant l'expression
courante, prêcher des convertis, car personne, parmi les catho-
liques, ne songeait à ériger les parlements en conciles ou à leur
proposer de voter un Credo. Mais, en dehors et à côté des dogmes
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LE CHEMIN DE CAHOSSA 591
proprement dits, il est no certain nombre de principes supérieurs
et d'ordre moral qui influent sur tous les actes des partis politiques,
et dont l'adoption ou le rejet dépend pins ou moins des convictions
religieuses. Dans le Reicbstag allemand comme dans les Chambres
prussiennes, comme dans tous les parlements de l'Europe, il n'était
pas, il n'est pas encore aujourd'hui un groupe qui ne conforme sa
conduite politique à l'idée qu'il se fait de la nature morale de
l'homme, de ses droits naturels et sociaux, de ses devoirs envers
ses semblables et envers Dieu. C'est ainsi qu'au moment où éclata
le Kulturkampf, chacun avait déjà pris position. Les vieux conser-
vateurs prussiens avaient arboré le drapeau de l'absolutisme féodal
et piétiste. Les nationaux-libéraux avaient pour devise l'unification
de l'Allemagne sous la forte main de la Prusse et le développement
de toutes les libertés, hormis de la liberté religieuse. Les progres-
sistes voulaient là république sans Dieu; le3 socialistes, le nivelle-
ment et le matérialisme.
Quant au parti catholique, à la « fraction du Centre », il récla-
mait, nou pas l'affirmation ou la reconnaissance de tel ou tel dogme
catholique, mais simplement le respect de sa foi, le règne des lois
morales contenues dans le Décalogue, l'amélioration matérielle et
morale du sort des masses populaires, la liberté et la justice. Au
lendemain même de la proclamation de l'Empire allemand, il avait
formulé ses principes dans une déclaration fameuse et demandé
que les libertés essentielles dn citoyen, notamment la liberté reli-
gieuse, .que reconnaissait déjà la constitution prussienne, fussent
également consacrées par la constitution impériale1. Avec la liberté,
1 Voici ce document capital, qui constituait le programme politique du
parti du Centre et qui était présenté sous la forme d'un amendement au
projet de constitution de l'Empire :
« Tout Allemand a le droit d'exprimer librement son opinion par la
parole, récriture, la presse ou la représentation graphique.
c II ne peut être établi de censure; aucune autre restriction ne peut être
apportée à la liberté de la presse que par la voie législative.
«Les délits commis par la parole, l'écriture, la presse ou la représentation
graphique sont punissables conformément aux règles générales du droit
pénal.
« Tous les Allemands ont le droit de se réunir paisiblement et sans
armes, dans des locaux fermés, sans autorisation administrative préalable.
Cette disposition n'est pas applicable aux réunions à ciel ouvert, qui sont
soumises aux prescriptions de la loi en ce qui concerne l'autorisation admi-
nistrative préalable.
« Tous les Allemands ont le droit de s'associer pour tout objet non
Interdit par les lois pénales. — La loi règle, notamment au point de vue du
maintien de la sécurité publique, l'exercice des droits reconnus par le
présent article et par le précédent. — Les associations politiques peuvent
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592 LE CHEMIN DE CAROSSi
la justice devait être, aux yeux des catholiques allemands, la base
de la politique, à l'intérieur comme à l'étranger. C'était ce qu'affir-
mait leur belle devise : Justifia est fundamentum regnorum. M. de
Bismarck, on le comprend, ne pouvait guère s'entendre avec nn
parti politique qui professait de tels principes. Il le lui fit bien voir.
Non seulement les paragraphes relatifs à la liberté de conscience
ne furent pas insérés dans la constitution de l'Empire allemand,
mais encore la section du culte catholique fut supprimée au minis-
tère des cultes, et le titulaire de ce ministère fut changé. M. de
Mûlher, fonctionnaire libéral et modéré, dut céder la place au trop
célèbre docteur Falk. En même temps, des démarches étaient faites
à Rome pour obtenir du Pape qu'il désavouât la « fraction du
Centre » et, sur son refus, le chancelier allemand faisait paraître
dans la presse officieuse des articles menaçants où il n'était question
que de reprendre, à trois siècles de distance, la lutte traditionnelle
entre la Réforme et la Papauté, entre Rome et l'Allemagne.
C'était une déclaration de guerre en règle. Les actes suivirent
immédiatement.
Dès la fin de novembre 1871, on faisait voter, en quelques jours,
être, par voie législative, soumises à des restrictions ou à des interdictions
temporaires.
« Est garantie la liberté des croyances religieuses, de l'union en associa-
tions religieuses et de l'accomplissement en commun des pratiques reli-
gieuses au foyer domestique ou en public. La jouissance des droits civils et
politiques est indépendante des croyances religieuses. Aucune infraction
aux devoirs civils et politiques ne doit résulter de l'exercice de la liberté
religieuse.
o L'Eglise évangélique, l'Eglise catholique romaine, de même que toute
autre association religieuse, règle et administre ses affaires en toute indé-
pendance et reste en possession et jouissance des établissements, fondations
et deniers affectés à ses œuvres de culte, d'enseignement et de bienfaisance. »
EnGn, ce programme était complété par la déclaration suivante :
« En vertu de l'entente intervenue entre la Confédération de l'Allemagne
du Nord et les Etats de l'Allemagne du Sud, le régime, de la presse et du
droit de réunion est, d'après l'art. 4, n° 16, de la constitution de l'Empire
allemand, du ressort de la législation impériale. Mais, dans la plupart des
Etats confédérés, et notamment en Prusse, ces droits si importants ont déjà
obtenu, sôus forme de principes fondamentaux, des garanties constitution-
nelles, servant de règle à la législation nationale, et il ne peut être dans
l'esprit de la constitution de l'Empire de mettre en question ces garanties
par un renvoi inconditionnel à la législation ultérieure de l'Empire sur ces
matières. On demande donc que les dispositions des art. 27 à 30 des Prin-
cipes constitutionnels prussiens, ainsi que les dispositions étroitement
connexes des art. il et 15 de ces mêmes Principes, soient reprises dans la
constitution de l'Empire, aBn que celle-ci soit non seulement le rempart de
la sécurité nationale et du bon ordre, mais encore la garantie de la liberté
de ses habitants. »
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LE CBEM1N DE CAN0SS1 593
au Reichstag le Kanzelparagraph, c'est-à-dire un paragraphe
additionnel au Gode pénal de l'Empire allemand et destiné à
réprimer ce que Ton appelait les abus de la chaire. Il avait pour
auteur le ministre bavarois von Lutz, partisan avéré des vieux-
catholiques. Son but manifeste était de fermer la bouche au clergé
catholique et de couper en quelque sorte les communications entre
lui et les fidèles. Il punissait d'un emprisonnement, pouvant aller
jusqu'à deux ans, tout ecclésiastique qui, dans l'exercice de son
ministère, devant une foule assemblée ou dans un édifice consacré
au culte, énoncerait publiquement, à propos des affaires de l'Etat,
des avis ou des appréciations « d'une façon qui paraîtrait de nature
à troubler la paix publique » . Plus tard, la même disposition fut
étendue aux écrits ecclésiastiques, de telle sorte que le clergé
allemand n'eut plus aucun moyen légal de mettre les catholiques
en garde contre les entreprises des vieux-catholiques et coatre
l'intrusion des prêtres excommuniés, ni d'avertir les fidèles des
mesures prises ou préparées contre eux par les pouvoirs publics.
Grâce à l'imprécision voulue de ses termes, cette loi subordonnait
au bon plaisir de la police la liberté de la prédicationjchrétienne,
elle plaçait les interprètes de la parole divine sous la menace per-
pétuelle de la prison, et l'on verra plus loin quel usage surent en
faire les fonctionnaires et les magistrats de M. de Bismarck.
Ge n'était là, d'ailleurs, qu'une simple préface, et d'autres
attaques, plus directes, plus violentes, allaient se succéder.
Le 11 mars 1872, une loi applicable à tout l'Empire réservait
à l'Etat seul et à ses délégués l'inspection de toutes les écoles,
publiques ou privées, et de tous les établissements d'éducation ou
d'enseignement. C'était une véritable révolution. Depuis le grand
Frédéric, la législation prussienne avait fait de renseignement
religieux la base de l'instruction primaire et placé l'école sous le
contrôle des curés ou pasteurs : la loi nouvelle leur en fermait la
porte sans d'ailleurs supprimer l'enseignement religieux, de sorte
que la surveillance et, par suite, la direction de cet enseignement
pouvaient se trouver placées entre des mains laïques : des vieux-
crtholiques, de3 protestants, des juifs, des libre-penseurs allaient
être investis du droit de contrôler comment on apprenait le caté-
chisme à des enfants catholiques; ils allaient pouvoir, sous prétexte
d'inspection, dénaturer, entraver, annihiler l'enseignement reli-
gieux, peut-être même le tourner contre la religion.
C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Dans son. livre sur la
Persécution de ï Eglise catholique en Prusse , Mgr Janiczewski,
évêque de Gaesen et Posen, cite quelques-unes des prouesses
accomplies par les nouveaux inspecteurs des écoles : les uus
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594 LI CHEMIH DE CAlfOSSA
faisaient arracher et jeter hors de l'école les crucifix et les tableaux
de sainteté; les autres, en présence des élèves, traitaient de fables
les récits de l'histoire sainte; d'autres se livraient à des facéties
d'un goût encore plus douteux au point de vue moral et s'amusaient
à poser à des jeunes filles des questions suggestives, telles que
celle-ci : Quels sentiments doivent remplir le cœur d'une jeune
fille à la vue d'un officier de hussards ?
Mais il ne suffisait pas d'avilir ainsi l'instruction primaire ou de
tourner en dérision l'enseignement moral et religieux : il fallait
encore assurer la ruine de cet enseignement en fermant les écoles
libres et en proscrivant les congrégations religieuses. C'est ce qui ne
tarda pas à être fait par la loi du h juillet 1872, surnommée ce la
loi des Jésuites ». Aux termes de cette loi, l'ordre des Jésuites,
ainsi que les ordres religieux et congrégations « ayant avec lui des
affinités » (verwandte), étaient bannis du territoire de l'Empire. La
fondation d'établissements nouveaux de ces ordres était interdite;
les établissements existants devaient se dissoudre dans un délai
que fixerait le Conseil fédéral, mais qui ne dépasserait pas six
mois. Les membres de ces ordres pouvaient être expulsés du
territoire de l'Empire, s'ils étaient étrangers; les indigènes pou-
vaient être astreints à la résidence dans des districts déterminés,
ou, au contraire, le séjour dans certaines régions pouvait leur être
interdit : ils étaient, en un mot, placés sous la surveillance de la
haute police et traités comme des malfaiteurs de droit commun.
La portée de cette loi, si vague dans ses termes, fut, du reste,
singulièrement étendue par le Conseil fédéral : il assimila aux
Jésuites, c'est-à-dire frappa d'interdiction et d'exil les Rédemp-
toristes, les Lazaristes et les prêtres du Saint-Esprit. De son côté,
le ministre des cultes rendit une décision en vertu de laquelle
l'enseignement dans les écoles publiques était interdit, en Prusse,
à tous les ordres religieux. D'autres mesures de rigueur furent
également prises contre l'association des Itarianites et contre toutes
les autres a*sociations religieuses d'étudiants.
Si durs, si odieux, si arbitraires que fussent tous ces actes, ils
ne constituaient cependant que de simples opérations préliminaires
et comme des combats d'avant- poste, ià. de Bismarck avait battu
en brèche les ouvrages avancés : il ne s'était pas encore direc-
tement attaqué au corps de place, c'est-à-dire au clergé séculier.
Tout en fermant l'école aux ministres du culte, tout en proscrivant
les ordres religieux, tout en menaçant même de peines sévères les
prédicateurs trop indépendants, il se défendait de porter atteinte à
l'Eglise catholique, pour laquelle il ne cessait, au contraire, de
professer le plus profond respect.
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LE CHEMIN DE CÀNOSSi 595
Hais le moment approchait où, jugeant le terrain convena-
blement préparé et n'ayant réusai, d'ailleurs, ni à diviser ses
ennemis, ni à briser leur résistance, il allait jeter le masque et
tenter directement de séculariser ou de nationaliser, c'est-à-dire
d'asservir le clergé catholique allemand. Ce fut l'objet des quatre
lois qu'il fit voter, en 1873, par les Chambres prussiennes, et qui
sont devenues tristement célèbres sous le nom de lois de mai.
La première de ces lois (11 mai 1873), sur l'éducation des clercs
et la nomination aux postes ecclésiastiques, mettait le recrutement
du clergé entre les mains de l'Etat : nul ne pouvait être nommé
titulaire d'un emploi ecclésiastique dans l'Empire d'Allemagne s'il
n'était Allemand, s'il n'avait suivi, pendant trois ans, les cours d'une
université allemande, fait ses études théologiques dans un des
séminaires placés sous la surveillance de l'Etat et subi avec succès
un examen de littérature et de philosophie devant un jury spécial
nommé par l'Etat. Par surcroît de précautions, l'évêque était tenu
de faire connaître d'avance les candidats qu'il se proposait de
nommer au président de la province, et celui-ci avait droit de veto
non seulement dans le cas d'incapacité ou d'indignité légale, mais
encore « si le candidat avait par devers lui des faits autorisant à
croire qu'il contreviendrait aux lois de l'Etat ou aux ordonnances
rendues par l'autorité de l'Etat dans les limites de sa compétence
ou qu'il troublerait la paix publique ». En d'autres termes, la
nomination des ecclésiastiques était remise au bon plaisir de M. de
Bismarck et de ses agents.
La deuxième loi (12 mai) instituait une <c cour royale pour les
affaires ecclésiastiques, siégeant à Berlin, nommée par le roi de
Prusse, composée de onze membres, dont six au moins choisis
parmi les magistrats rétribués par l'Etat : cette cour était chargée
de juger en dernier ressort tous les recours formés, soit par l'Etat,
soit par les particuliers, contre les décisions des autorités ecclé-
siastiques.
La troisième loi (13 mai) supprimait indirectement toute disci-
pline ecclésiastique : elle prohibait l'excommunication majeure,
défendait de rendre publique aucune peine ecclésiastique et inter-
disait aux évèques de prononcer aucune condamnation pour
l'accomplissement d'un acte prescrit par l'Etat. On ne pouvait
affirmer plus nettement la prétention de subordonner la conscience
à la volonté de l'Etat, Dieu à César.
Une dernière loi (14 mai) offrait, pour ainsi dire, une prime aux
renégats et aux apostats : elle permettait de sortir de l'Eglise par.
' simple déclaration devant le juge de paix et de s'affranchir ainsi
des prestations dues à la paroisse .
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596 LE CHEMIN DE CABOSSA
Enfin, l'observation de cet étrange code ecclésiastique était
sanctionnée par une série de pénalités aussi sévères que variées,
qui comprenaient l'amende de 100 à 1000 thaJers, l'emprison-
nement de six mois à deux ans, la suspension de fonctions et
l'incapacité de remplir des emplois publics pendant une période
variant d'un à cinq ans.
Un des chefs les plus éminents du parti du Centre, M. de Mal-
linckrodt, avait, dès leur présentation, justement qualifié ces lois :
« Elles prétendent, avait-il dit, rétablir la paix religieuse en con-
sommant l'asservissement extérieur, le bouleversement intérieur et,
par suite, la dissolution de l'Eglise catholique dans le pays. »
Ges lois abominables allaient- elles, du moins, clore la série des
violences et des attentats contre la liberté de conscience? En aucune
façon : elles n'en marquaient que le début. Plus la persécution
s'accentuait, plus la résistance s'affermissait, et, sa prolongation
même exaltant jusqu'à la fureur la colère des persécuteurs, ceux-ci
recouraient à des mesures de plus en plus odieuses et tyranniques
auxquelles répondait, de la part des victimes, une résolution de
plus en plus invincible de ne point céder. C'est ainsi que les choses
s'étaient passées autrefois, en France, lors de la constitution civile
du clergé; c'est ainsi également qu'elles se passèrent en Alle-
magne, et l'analogie entre les deux situations apparaît, dans bien
des cas, absolument frappante.
Une des premières conséquences des « lois de mai » avait été
de jeter une perturbation profonde dans la société civile et dans
les familles aussi bien que dans l'Eglise. L'Etat, considérant
comme intrus les ecclésiastiques qui avaient refusé de se soumettre
à la nouvelle législation, tous leurs actes étaient tenus pour nuls :
nuls les mariages qu'ils bénissaient, nuls les baptêmes qu'ils admi-
nistraient, nulles les constatations de décès faites par eux. 11 fallut
remédier d'urgence à cette situation par une loi qui institua l'état
civil en Prusse.
Une autre loi, du 20 mai 1874, sur l'administration des diocèses
vacants, imposait aux titulaires désignés ou administrateurs de ces
évêchés des obligations nouvelles et rigoureuses : ils devaient jus-
tifier qu'ils remplissaient les conditions requises par les « lois de
mai » et prêter serment « d'être fidèle et obéissant au roi, ainsi que
d'observer les lois de l'Etat », formule habilement choisie pour les
forcer de choisir entre leur conscience et la déchéance. La même loi
prévoyait le cas où un diocèse serait devenu vacant par suite d'une
condamnation judiciaire : dans cette hypothèse, le chapitre, qui
sans doute continuerait à considérer le prélat condamné .comme
son évêque légitime, devait néanmoins procéder à la désignation
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LE CHEMIN DS CAR0SSÀ 597
d'un vicaire capitulaire; foute de quoi, les chanoines perdaient
leurs traitements et le ministre des cultes nommait un commis-
saire pour administrer le diocèse. Si, pendant l'administration de
ce commissaire, une fonction ecclésiastique, une cure, par exemple,
devenait vacante, les personnes investies du droit de présentation
étaient invitées à l'exercer et, si elles n'en usaient pas, la désigna-
tion du nouveau titulaire était faite par la commune, c'est-à-dire
par l'ensemble des habitants mâles, majeurs et en possession de
leurs droits civils.
Une troisième loi, du 21 mai 1874, renforçant et aggravant celle
du 11 mai de l'année précédente, appliquait les pénalités édictées
par cette dernière à quiconque conférait ou exerçait un emploi
ecclésiastique, comme titulaire ou comme suppléant, sans avoir
prouvé qu'il s'était conformé aux prescriptions légales.
Plus odieuse encore que toutes les autres était la loi du
h mai 1874, qui mettait les évèques et le clergé à la discrétion de
la haute police. Les auteurs de cette loi, — ou plutôt son auteur
unique, H. de Bismarck, — n'ignoraient pas que les prélats, les
curés, les prêtres, frappés ou déposés par la cour ecclésiastique de
Berlin, n'en demeuraient pas moins, aux yeux des fidèles, les seuls
pasteurs réguliers, et qu'ils continuaient, de fait, à en exercer
les fonctions. Cette résistance muette, mais invincible, exaspé-
rait les proscripteurs : ils essayèrent d'en avoir raison par la
terreur.
D'après leur loi nouvelle, la police avait le droit d'imposer ou
d'interdire le séjour dans certains districts ou dans certaines
localités à tout ecclésiastique qui, déposé par sentence judiciaire,
accomplirait une démarche indiquant qu'il prétendait continuer
ses fonctions. Mais cela ne suffisait pas encore : c'était l'exil même
que la loi autorisait, si l'ecclésiastique revendiquait expressément
ou exerçait de fait les fonctions dont il était destitué, ou s'il con-
trevenait aux mesures de police prises contre lui. De plus, les
mêmes peines étaient applicables aux personnes condamnées pour
exercice illégal du ministère ecclésiastique. Enfin, en cas de pour-
suites intentées pour faits de ce genre, les inculpés pouvaient,
provisoirement et en attendant le jugemeut, être soumis par la
police à l'internement ou à l'interdiction de séjour.
Ainsi le régime, non plus des suspects, mais des malfaiteurs,
était appliqué à tout le clergé. Les auteurs des lois d'exception
avaient commencé par les Jésuites : ils continuaient par les évèques
et les simples prêtres : c'était le développement logique de leur
principe, la conclusion fatale de leurs premiers actes.
11 y avait déjà trois ans que la lutte se poursuivait, et ni d'un
25 NOVBMBRB 1902. 39
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3ft Lfi CBMIN n GIX09S4
o&té, ni de l'autre, ou ne faiblissait. Le « chancelier de fer »,
accoutumé à voir tout plier devant loi, n'admettait pas que la
résistance des catholiques pût se prolonger. Il tenait en réserve
d'autres violences, d'autres iniquités, et l'année 1875 vit encore
s'enrichir de nouvelles armes le formidable arsenal législatif que
lui avait docilement préparé le parlement impérial.
La loi du 4 juillet 1875 permit d'exproprier les catholiques au
profit des vieux-catholiques. Elle portait, en substance, que, par-
tout où ces derniers seraient en « nombre important », ils auraient
droit de partager avec les catholiques l'usage des églises, les
subventions, les revenus ecclésiastiques, etc. C'était, d'ailleurs, le
président de la province qui, en vertu des pouvoirs discrétion-
naires que lui conférait la loi, déciderait si les vieui-cathoJiques
étaient ou non « en nombre important » dans une commune : or,
il arriva que, s'inspirant des vues du gouvernement et de l'esprit
de la loi, des présidents de province jugeaient que trente ou qua-
rante vieux-cartholiques, dans des communes de 3,000 à 4,000 âmes,
constituaient un groupe assez important pour que l'on pût imposer
aux catholiques le partage de l'église, c'est-à-dire, en fait, les en
déposséder.
En même temps, la loi sur l'administration des biens d'Église
(20 juin 1875) enlevait la gestion de ces biens au curé qui en avait
jusqu'alors été chargé avec le concours cte deux membres de la
commune : elle le confiait à deux conseils, appelés l'un bureau
d'Église, l'autre délégation municipale, tous deux élus par les habi-
tants de la commune, et dans lesquels le curé n'occupait plus
qu'une position subalterne. On se flattait de faire ainsi passer dans
des mains hostiles à l'Eglise l'administration des biens ecclésias-
tiques; mais cette espérance fut déçue comme tant d'autres illu-
sions des persécuteurs.
M. de Bismarck, qui avait pris Metz et Paris par la faim, pen-
sait qu'il pourrait de même réduire le clergé prussien par la famine.
C'était le but des lois sur l'administration des biens ecclésiastiques
et sur les vieux-catholiques : ce fut également, et plus encore,
l'objet d'une autre loi de 1875. Au mépris des engagements pris
par la couronne de Prusse envers le Saint-Siège, sans égard pour
le caractère spécial des traitements ecclésiastiques constitués en
compensation des biens d'Église sécularisés, cette loi supprimait
en Prusse le budget des cultes catholiques. Toute allocation de
l'Etat au clergé était suspendue jusqu'à nouvel ordre dans tout
diocèse dont le chef ne s'était pas soumis aux « lois de mai » : il
n'y avait d'exception que pour les ecclésiastiques qui, malgré leur
évêque, feraient par écrit acte de soumission aux lois de l'Etat : en
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LK CUMIN M GAR06SA. 59»
d'autres termes, le gouvernement accordait officiellement des
primes an schisme et i l'apostasie.
La campagne menée contre le clergé séculier ne faisait pas
perdre de vue à M. de Bismarck la guerre entamée contre les
ordres religieux. S'il prétendait asservir l'un par la crainte de la
misère, il voulait se débarrasser des autres par la force. Malgré la
loi contre les Jésuites, qui avait été l'un des premiers actes du
Kulturkampf, il restait encore quelques congrégations en Alle-
magne et même en Prusse, surtout des ordres hospitaliers, sans le
concours desquels le général de Kameke, ministre de la guerre,
avait déclaré, en plein conseil et en présence de l'empereur, qu'il
ne se chargerait pas d'entrer en campagne. H. de Bismarck et ses
alliés du Parlement n'en poursuivaient pas moins la suppression
aussi complète que possible des couvents. La loi du 31 mai 1875,
votée sous leur inspiration, supprimait en Prusse tous les ordres
religieux n'ayant pas pour objet exclusif l'assistance aux malades :
encore les congrégations hospitalières étaient-elles placées sous le
contrôle permanent de la police et pouvaient-elles, i toute époque,
être dissoutes par ordonnance royale. Les membres de toutes les
autres congrégations devaient être dispersés dans les six mois;
le ministre des cultes avait seulement le droit d'accorder un sursis
de six mois aux ordres enseignants, afin que l'on eût le temps de
les remplacer. Mort immédiate, mort avec sursis ou menace
constante de mort : tel était, en résumé, le sort fait aux ordres
religieux. C'était l'exécution complète, intégrale du plan de cam-
pagne tracé par les ennemis du catholicisme.
Il ne subsistait donc plus rien de la liberté religieuse, rien des
garanties accordées aux consciences par les articles 15, 16 et 16 de
la Constitution prussienne. Ceux-ci devenaient un non- sens ou une
ironie. Ils étaient supprimés de fait; il ne restait plus qu'à les
abroger en droit : c'est ce qui fut fait par une dernière loi, complé-
ment et couronnement du Kuliurkampf.
Les lois dont on vient de résumer les dispositions étaient plus
draconiennes, plus odieuses les unes que les autres; mais la façon
dont elles furent appliquées en aggrava encore les prescriptions.
Le prince de Bismarck présidait à leur exécution avec son âpreté
ordinaire, et l'administration prussienne y procédait avec son habi-
tuelle lourdeur de main. Toutes les pénalités nouvelles édictées par
ces lois de prescription, — et Dieu sait si elles étaient nombreuses
et sévères, — furent prodiguées, pour ainsi dire, à outrance.
Procès, amendes, emprisonnements, bannissements s'abattirent
comme grêle sur les religieux, les prêtres, les curés, las évêques et
les archevêques.
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600 LE CHEMIN DE CANOSSA
Pour en donner nne idée, il suffira de constater, avec la Gazette
de Francfort, journal démocratique et par conséquent peu sus-
pect, que, seulement dans les quatre premiers mois de 1875, des
condamnations à la prison ou à l'amende pour motifs religieux,
frappèrent : 241 ecclésiastiques, 136 journalistes religieux ou laïcs
et 210 simples particuliers» En outre, durant le même laps de temps,
la police avait opéré 30 saisies de journaux, 65 arrestations, 74 per-
quisitions domiciliaires, 103 internements et dissous 55 réunions
publiques ou associations *. L'arbitraire lo plus absolu régnait dans
les poursuites comme dans les condamnations. La police et la jus-
tice prussiennes ne se bornaient pas à réprimer les infractions
directes aux lois de l'Etat : elles se mêlaient de questions d'ordre
purement spirituel et prétendaient étendre leur contrôle jusque sur
l'administration des sacrements, faisant par exemple des refus
d'absolution un motif de condamnation contre un prêtre.
Il ne se passait, pour ainsi dire, pas de jour sans qu'un évêque
encourût des poursuites pour avoir conféré des fonctions ecclésias-
tiques à un prêtre sans l'aveu du gouvernement, ou le prêtre ainsi
institué, pour avoir exercé son ministère. Aussi ne peut-on ima-
giner à quel total formidable s'élevaient les amendes prononcées
contre ces criminels d'un nouveau genre. C'est ainsi que l'arche-
vêque de Posen eut en quelques mois 30,000 tbalers (112,500 fr.)
à payer et Ton ne saurait calculer le nombre d'années de prison et
le montant des amendes qui s'accumulèrent sur sa tête pendant la
durée du Kulturkampf. Quant à son clergé, bien que privé de
tout traitement et dépouillé de tout revenu, il se vit, par surcroît,
condamné à des amendes dont le total dépassait 300,000 francs.
Pour recouvrer ces sommes énormes, le gouvernement commen-
çait par retenir les traitements du clergé. Après les traitements,
c'était au mobilier que s'attaquait le fisc prussien ; des presbytères
comme des palais épiscopaux, il ne restait bientôt que les quatre
murs; puis, quand on ne trouvait plus rien à vendre à l'encan,
c'était le prêtre, le prélat lui-même qui était saisi et incarcéré, en
attendant d'être exilé. Il n'était même pas besoin de cette procédure
fiscale pour se défaire ainsi des ecclésiastiques réfractaires; il suffi-
sait à la police d'user de son droit d'internement en choisissant
une forteresse comme résidence obligatoire. '
On ne s'en fit pas faute. A la fin de 1875, sur douze prélats
prussiens, sept étaient emprisonnés, et parmi eux le cardinal Ledo-
chowiki, archevêque de Posen et primat de Pologne; sept étaient
1 Dans les deux arrondissements de Trêves et de Coblentz, 17 réunions
furent dissoutes en 1873.
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LE CBEMIN DE ClflOSSÀ 601
déposés; cinq seulement étaient encore à leur poste, mais réduits à
la misère par la saisie de tout ce qu'ils possédaient.
Les paroisses n'étaient guère moins maltraitées que les évêchés.
Au moment où le Kulturkampf prie fin, on voulut se rendre compte
des vides qu'il avait faits dans les rangs du clergé catholique :
sur 8,439 ecclésiastiques en fonctions au commencement de 1873,
1,170 avaient disparu, dont 1,125 curés et 645 vicaires. 601 pa-
roisses, comptant 647,000 âmes, étaient dépourvues de tout
secours religieux; 584, comptant 1,502,000 âmes, en étaient par-
tiellement privées. Dans le diocèse de Mayeoce 112 cures étaient
vacantes, 70 dans celui de Paderborn, 100 dans celui de Cologne,
plus encore dans celui de Trêves.
Il n'y avait plus trace d'établissements épiscopaux, ni de sémi-
naires, ni de collèges ecclésiastiques, ni d'écoles tenues par des
moines. La plupart des couvents étaient déserts; des ordres con-
templatifs, tels que les Carmélites, avaient eux-mêmes dû s'expa-
trier. Seuls, les ordres hospitaliers et quelques écoles congréga-
nistes de filles avaient été épargnés. Mais l'administration prus-
sienne semblait prendre à tâche d'entraver l'enseignement religieux
en ayant recours aux tracasseries les plus mesquines : ainsi, elle
exigeait qu'il fût donné en allemand dans des pays de langue
polonaise; elle réduisait le noubre des heures libres où il pouvait
être distribué ; elle s'arrogeait le droit d'exercer son contrôle sur
l'enseignement du catéchisme. Dans le grand-duché de Posen, la
police alla même jusqu'à inquiéter les enfants des écoles, — des
enfants de sept ansl — pour avoir été, par ordre des parents, subir
dans l'ég'ise un examen sur la religion. A Munster, c'est aux femmes
que s'attaquèrent les suppôts de M. de Bismarck : des dames furent
traduites en justice et condamnées à l'amende pour avoir rédigé
une adresse & leur évêque.
Rien, comme on voit, — ni l'odieux ni le grotesque, — ne man-
quait à cette persécution implacable, et, à moins de faire couler le
sang, à moins de livrer les chrétiens aux bêtes, comme au temps
de la primitive Eglise, ou à l'échafaud, comme en 1793, ou au
peloton d'exécution comme en 1871, on ne pouvait faire plus
pour ruiner le catholicisme en Allemagne. Ainsi que l'écrivait alors
le pape Pie IX à l'empereur Guillaume 1", « toutes les mesures
du gouvernement prussien tendaient à détruire l'Eglise catholique ».
La théorie de la persécution était découverte, les procédés
étaient trouvés, les prétextes imaginés. Tous les persécuteurs qui,
dans divers pays de l'Europe, allaient, à leur tour, combattre le
catholicisme, ou plutôt l'idée religieuse, n'avaient plus rien à
inventer. M. de Bismarck leur avait préparé les formules, tracé le
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è02 le <nnmr « carobsi
plan de campagne, donné l'exemple : il leur suffisait de le copier
ou, pour mieux dire, de le singer.
Ht
Gomment le parti catholique allemand put- il résister à un si
furieux assaut, à une si violente explosion de toutes les haines
sectaires, de toutes les colères gouvernementales? C'est ce qu'il
nous reste à rappeler, et c'est la partie la plus douce de notre tâche.
On trouverait, en effet, dans l'histoire de l'Eglise, peu d'épisodes
plus beaux, plus émouvants, que celui de la lutte soutenue, pen-
dant sept années, par les quelques millions de catholiques alle-
mands, et surtout prussiens, contre la première puissance protes-
tante du monde et contre l'arbitre de l'Europe; on trouverait peu
d'exemples plus consolants que celui de leur triomphe final.
€e triomphe, ils l'ont dû, sans doute, à l'assistance divine;
mais comme ils ont su le préparer et le mériter. Le secret de leur
victoire est dans leur énergie, dans leur union, dans leur fidélité
inviolable aux lois de l'Eglise comme à leurs devoirs de citoyens ;
dans la solidité de leur organisation puissante et éprouvée; enfin
et surtout dans leur souverain mépris pour toutes les rigueurs
exercées soit contre eux-mêmes, soit contre leurs pasteurs. Il
n'est pas une loi de l'Etat qu'ils aient enfreinte tant qu'elle ne
portait pas atteinte à la liberté de leur foi; pas un droit, pas un
devoir de conscience sur lequel ils aient transigé; pas un ordre de
la puissance temporelle qu'ils n'aient tenu pour non avenu, lors-
qu'il était en contradiction avec les préceptes divins ou avec la
constitution de l'Eglise.
Dans cette lutte de tous les jours et de tons les instants entamée
et poursuivie sur tous les terrains à la fois, chacun a combattu
avec une égale ardeur et une égale persévérance. Les catholiques
ont eu dans les Chambres prussiennes et au Reichstag allemand,
comme dans les Parlements de tous les pays, des défenseurs
habiles, éloquents, infatigables. Les Windthorst, les Reicbens-
perger, les Mallinckrodt, les Ketteler, les Schorlemer-Alst, les
Bal lest rem, les Lieber, les Moufang et les Hajunke compteront
toujours parmi les plus vigoureux champions de la liberté religieuse,
parmi les plus brillants orateurs de la cause catholique. Cependant,
ils ont connu, dans d'autres pays, des émules et peut-être même
des maîtres. Si leur parole a trouvé plus d'écho, si leur action a
exercé plus d'influence que n'en eut jamais nulle part l'opposition
d'une minorité catholique, c'est qu'ils avaient derrière eux, pour
les soutenir, des populations laïjues admirablement organisées,
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LE. CHIMLN DE CANOSSA 603
t
dévouées sans réserve à leurs devoirs de chrétiens et à la défense de
leur foi, invinciblement calmes et tenaces dans leur résistance.
Aucune division politique ne jetait parmi eux la désunion et ne
diminuait leurs forces; ils ne se compromettaient dans aucune
aventure étrangère au but unique de leurs efforts et de leur
action : la défense de leur foi, la sauvegarde de leurs libertés. Ils
eurent aussi cette fortune d'être menés au combat, eux et leurs
électeurs, par un clergé vaillant, par un épiscopat plein de zèle
dont les membres combattirent toujours au premier rang et payèrent
de leurs personnes en souffrant pour leur foi. Enfin, les encoura-
gements du Saint-Siège ne leur manquèrent pas un instant et, du
fond de son palais du Vatican où il semblait plus encore prisonnier
que pontife, Pie IX ne cessa de protester comme eux, avec une
inflexible énergie et une souveraine autorité.
L'organisation du parti catholique en Allemagne remonte fort
loin. Dès longtemps, ses chefs ont su mettre largement à profit cet
instinct d'union,* cette tendance au groupement et à l'association
qui est un des traits distinctifs du caractère germanique. Des cen-
taines de sociétés de toute nature ont, de tout temps, permis aux
catholiques allemands de se compter et de se concerter; elles leur
ont servi de lien et de cadre ; elles ont préparé de la façon la plus
utile leur union active sur le terrain politique. Celle-ci a été l'œuvre
et le chef-d'œuvre de Windthorst. C'est grâce à lui que se constitua
le Volksverein ou union populaire catholique ; c'est à lui que l'on
doit la réunion de ces congrès annuels dans lesquels le parti catho-
lique arrête son programme, passe la revue de ses forces et qui se
succèdent depuis près d'un demi-siècle avec un succès toujours
grandissant1. A la veille de la présentation des « lois de mai »,
une réunion générale des associations catholiques allemandes avait
lieu à Mayence et il s'y formait une association permanente, Y Union
des catholiques allemands, qui se donnait pour mission la discus-
sion des questions politiques intéressant l'Eglise avec l'assistance
aux victimes de la persécution.
Le parti catholique était donc prêt pour la défense quand com-
mença le Kulturkampfi et la déclaration de guerre du gouverne-
ment prussien ne pouvait le surprendre. II n'eut, pour ainsi dire,
qu'un signe à faire pour reconstituer dans les Chambres la « fraction
du Centre », et l'on a vu plus haut comment, dès la première
alarme, en 1870, les électeurs catholiques envoyèrent au Parlement
* Voy. dans les numéros du Correspondant des 25 septembre et 10 oc-
tobre 1902, les articles consacrés par M. Heimann au dernier congrès
catholique tenu, cette année même, à Mannheim, avec plus d'éclat que
jamais.
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604 LI CHEMIN DE CAHOSSà
les 52 députés qui la composèrent d'abord. Hais ce n'était là qu'un
commencement. Depuis lors et à chaque élection générale, à mesure
que la persécution s'accentuait et que le danger grandissait, des
majorités toujours plus fortes envoyaient à Berlin un nombre
croissant de députés catholiques. De 1870 à 1873, le total des
suffrages catholiques doubla. Le Centre, qui se composait de
52 membres en 1870, en comptait 87 dès 1873, 89 en 1876, 95 en
1879; plus tard, la centaine fut atteinte et même dépassée.
D'une élection à l'autre, toutes les armes légales étaient mises
en usage pour soutenir et renforcer l'action parlementaire des
députés catholiques. Les pétitions contre les projets de loi destinés
à ruiner l'Eglise catholique recueillaient des adhésions par milliers et
par millions. A lui seul, un député de Silésie, le docteur Pétera,
déposa sur le bureau du Reichstag 500 de ce3 pétitions comptant
ensemble plus de 80,000 signatures.
L'un des premiers résultats du Kulturkampf lui de donner à la
presse catholique, jusqu'alors assez languissante, un surcroît de
vigueur et d'activité : on ne tarda pas à compter, en Allemagne,
plus de 120 journaux catholiques quotidiens, qui ne cessèrent de
défendre la cause de la liberté religieuse avec une admirable
énergie. Le gouvernement recourut vainement à tous les moyens
pour les réduire au silence : il les accabla d'amendes écrasantes, il
fit mettre en prison nombre de leurs rédacteurs, il essaya de les
corrompre, il alla jusqu'à introduire des policiers dans leur rédac-
tion. Tout fut inutile; rien ne put avoir raison de la Germania, ni
des autres feuilles de même nuance, soutenues par l'unanimité des
catholiques allemands.
Dès le début du conflit, l'épiscopat allemand tout entier se jeta
résolument dans l'arène et jusqu'au bout, en dépit des persécu^
tions, des outrages, des amendes, des confiscations, de la captivité
et de l'exil, il ne cessa de donner l'exemple.
Lorsque l'évêque d'Ermland est inquiété pour avoir fait descendre
de leurs chaires des professeurs vieux-catholiques, tous les autres
évèques du royaume de Prusse prennent fait et cause pour lui et
adressent à l'empereur lui-même une protestation aussi ferme que
mesurée.
Quelques mois plus tard, quand le projet de loi sur l'inspection
des écoles est présenté par le gouvernement, les prélats prussiens
envoient une pétition collective aux deux Chambres pour obtenir le
rejet de la proposition et, en même temps, ils adressent publique-
ment aux curés de leurs diocèses des instructions précises pour les
inviter à maintenir fermement leurs droits.
Lorsque les lois de mai sont mises en discussion devant le
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LE CHEMIN DE CABOSSA 605
Parlement prussien, l'épiscopat fait parvenir aux deux Chambres
et au roi des protestations solennelles dans lesquelles il déclare
qu'aucun catholique ne peut, sans abandon de sa foi, se soumettre
à la législation proposée.
Après le vote de celle-ci, ce fut aux fidèles eux-mêmes que les
évêques s'adressèrent. Dans un appel au peuple catholique, ils
déclaraient que « l'exécution des nouvelles lois avait pour consé-
quence la séparation de l'Eglise allemande de l'Eglise universelle
fondée par l'Homme- Dieu et par le Rédempteur du monde ». Ils
affirmaient plus hautement que jamais l'indépendance nécessaire
de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat ;
«... L'Eglise, — disaient- ils, — ne peut reconnaître ce principe
de l'Etat païen, que les lois de l'Etat soient la source suprême de
tout droit et que l'Eglise possède seulement les droits que lui
accordent la législation et la constitution de l'Etat; elle ne saurait
l'admettre sans méconnaître la divinité du Christ, celle de sa
doctrine et de ses institutions et sans mettre le christianisme lui-
même dans la dépendance du bon plaisir des hommes... »
Ils annonçaient d'avance qu'ils se refusaient à l'observation de
ces lois, car, disaient- ils en terminant, « nous aimons mieux que
l'Eglise périsse en Prusse sans notre faute que par notre faute ! »
Quelques mois se passent, le conflit s'aggrave, s'envenime encore,
et, le 3 février 1874, l'archevêque de Posen, Mgr Ledochowski
est arrêté et jeté dans la prison d'Ostrow. Ses frères dans l'épis-
copat n'ignoraient pas que le même sort les attendait et, en effet,
quatre prélats ne tardèrent pas à être incarcérés à leur tour. Mais»
loin de les intimider, cette perspective ne fit qu'exalter le courage
de ces hommes vraiment apostoliques, et, du seuil de la prison, ils
publièrent une protestation collective contre la mesure arbitraire et
brutale dont le grand archevêque venait d'être victime.
« ... Le même Dieu, disaient-ils, qui nous oblige à l'obéissance
et à la fidélité dues au roi et à la patrie, nous ordonne de ne rien
faire, de ne participer à rien, de ne rien approuver et même de ne
rien passer sous silence de ce qui s'oppose aux éternelles lois de
Dieu, à l'enseignement de Jésus-Christ, de son Eglise et à notre
conscience. Cependant les lois ecclésiastico politiques nouvellement
publiées atteignent, dans plusieurs points essentiels, la liberté
donnée par Dieu, la constitution même instituée par Dieu et
l'enseignement de l'Eglise catholique révélé par Dieu; par consé-
quent, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas contribuer à leur
exécution, conformément aux paroles de l'apôtre qui dit : II faut
obéir à Dieu plutôt quaux hommes. »
A chaque nouvel empiétement, à chaque nouvelle agression du
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606 Lft CHEMIN DE CABOSSA
gouvernement, chaque fois qu'ils étaient sommés de s'incliner
devant la souveraineté de l'Etat et de ses lois en matière ecclé-
siastique, les prélats opposaient le même invariable et inflexible
Non possumus. Avec l'évêque d'Ermland, ils répondaient sans se
lasser : « Nous tenons l'Etat pour souverain dans le domaine de
FEtat et l'Eglise pour souveraine dans le doibaine ecclésiastique. »
C'était répéter, en d'autres termes, le précepte même du Christ :
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, m
La position était inattaquable, et c'est avec toute raison que le
clergé allemand s'y maintenait invariablement.
Ces protestations, ces appels lancés par des prêtres vénérables
entre tous et déjà presque entourés de l'auréole du martyre
avaient un retentissement énorme non seulement en Allemagne,
mais encore à l'étranger. Les plus précieuses approbations, les
plus paternels encouragements leur venaient de Rome. Il leur
arrivait des adhésions et des félicitations des évèques du inonde
entier, d'Autriche- Hongrie, de Belgique, d'Espagne, d'Italie,
d'Angleterre, des Etats-Unis, d'Australie, de la France même et de
l'Alsace-Lorraine, malgré toute la difficulté de la situation créée
par la guerre récente et par l'annexion de nos provinces perdues.
Hais ce qui est surtout admirable, c'est l'empressement, l'ardeur,
le courage vraiment héroïque avec lesquels le clergé et les fidèles
allemands répondaient à la voix de leurs évêques et en suivaient
les instructions. Pour les uns et pour les autres, les lois nouvelles
étaient comme non avenues. Us leur opposaient une résistante
passive, muette, mais invincible. Après comme avant les « lois de
mai », les évèques continuaient à nommer aux cures et aux vica-
riats vacants sahs solliciter plus qu'autrefois l'agrément préalable du
gouvernement. Après comme avant les « lois de mai », les curés,
les vicaires ainsi nommés persistaient, en dépit des condamnations
judiciaires, à exercer le ministère ecclésiastique, et les populations
à les reconnaître comme seuls pasteurs légitimes. Accablés
d'amendes, ruinés, les prêtres catholiques continuaient à remplir
leurs fonctions pastorales; en captivité, dans l'exil, ils étaient rem-
placés soit par les prêtres des paroisses voisines, soit par des
suppléants inconnus de l'autorité civile. Quand un curé ou un
desservant avait été déposé par la « Cour des affaires ecclésias-
tiques » de Berlin, le gouvernement prussien mettait l'évêque en
demeure de nommer un successeur au prêtre dépossédé : fevèque
ne désignait personne. La loi avait prévu le cas et elle appelait les
habitants de la commune à élire leur nouveau pasteur : l'assemblée
communale faisait grève. La loi avait enlevé l'administration des
biens d'Eglise aux curés pour la confier à deux commissions laïques
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LE CBBMlft DB CAflOSSA 601
instituées dans chaque paroisse et dont le gouvernement prussien
espérait se faire des auxiliaires contre les curés : au ces commis-
sions ne se réunissaient pas, au, sauf de très rares exceptions,
elles laissaient les curés gérer de fait, comme auparavant, le patri-
moine ecclésiastique.
H. de Bismarck et ses acolytes s'étaient flattés de dresser, à l'aide
du vieux catholicisme, autel contre autel : or, jamais les vieux-
catholiques ne paraissent avoir compté plus de quarante mille adhé-
rents dans tout l'Empire. Dans les paroisses où il s'en rencontrait
quelques-uns, les autorités administratives ne manquaient pas de
leur accorder, comme la loi les y autorisait, l'usage commun de
l'église : les catholiques se retiraient plutôt que de subir un pareil
contact et construisaient à leurs frais- des chapelles provisoires oii
les fidèles s'entassaient, ne laissant à leurs adversaires que les
quatre murs du temple. Ils avaient cherché à séduire le clergé
subalterne par l'appât des avantages matériels et à le détacher des
évèques : c'est à peine si l'on compta une dizaine de défections par
diocèse; encore les curés d'Etat, comme on les appelait, ne furent-
ils jamais curés que de nom : traités en intrus dans leurs paroisses,
ils étaient mis en quarantaine par la population qui les laissait
seuls et perdus, pour ainsi dire, dans leurs églises désertes, abso-
lument comme les curés assermentés au temps de la Révolution
française. Plutôt que de recourir à eux, les catholiques allemands
aimaient mieux enterrer eux-mêmes leurs morts, se marier ou faire
baptiser leurs enfants dans une paroisse voisine, recevoir en secret
les sacrements et célébrer dans les maisons les cérémonies du culte.
M. de Bismarck rencontrait, d'ailleurs, du côté du haut clergé
les mêmes résistances insaisissables, mais invincibles, que chez les
autres fidèles. En frappant les évèques, il s'était flatté d'atteindre
l'Eglise à la tête et de l'asservir grâce au concours d'un épiscopat
à sa dévotion. Or, ce calcul fut déjoué comme les autres. Les évè-
ques déposés étaient obéis autant et plus qu'avant la persécution.
De l'exil ils gouvernaient leurs diocèses. Captifs, ils étaient suppléés
par des délégués connus d'eux seuls, ainsi que de leur chapitre, et
dont les noms ne furent jamais trahis. La loi obligeait bien les
chapitres à pourvoir à la désignation d'un administrateur des dio-
cèses vacants; mais les chapitres ne se réunissaient pas. A. défaut
du délégué du chapitre, le gouvernement nommait un commissaire;
mais ce commissaire, privé de tout concours, ne pouvait rien, ne
faisait rien. Partout, à tous les degrés de la hiérarchie, s'était
constituée une sorte de ministère ecclésiastique occulte (geheime
Seelsorge) qui échappait à toutes les investigations comme à toutes
les vexations du « chancelier de fer » et de ses agents. Ceux-ci pour
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608 LE CHEMIN DE CANOSSA
vaient frapper, punir, ruiner, emprisonner : ils ne pouvaient
entraver la vie de l'Eglise; le sanctuaire leur restait fermé.
A l'école comme à l'église, les catholiques savaient, à force de
zèle et de fermeté, maintenir leurs droits et déjouer les calculs de
leurs persécuteurs. Le ministre de l'instruction publique rédui-
sait-il le nombre des jours où les élèves des écoles devaient être
conduits à l'office divin : les parents y envoyaient leurs enfants
chaque jour. Le prêtre était-il exclu de l'école et l'enseignement
religieux supprimé : il était repris avec plus d'assiduité par les
mères de famille, « ces indéfectibles inspectrices d'école » , comme
les appelait un jour Windthorst, et, loin d'être réduite, la part du
catéchisme se trouvait, de fait, augmentée.
Dans toute la population catholique d'Allemagne, la persécution
avait provoqué un redoublement de foi et de zèle. Jamais l'assis-
tance aux offices n'avait été plus régulière, jamais plus fréquente
la réception des sacrements, jamais l'union entre pasteurs et fidèles
n'avait été plus complète et plus intense.
IV
Ce régime dura près de quinze années. Pendant les quatre pre-
mières, la persécution alla toujours croissant; puis il y eut quatre
années de statu quo, et ensuite sept années de détente progressive,
Si violent, si inflexible qu'il pût être, M. de Bismarck sentit, en
effet, qu'à continuer ce jeu il devenait non seulement odieux, mais
ridicule. Diverses circonstances contribuèrent, d'ailleurs, à lui
ouvrir les yeux et à préparer son mouvement de retraite. Il savait
qu'à la cour de Prusse on le suivait à regret dans la voie où il
s'était engagé : l'impératrice Augusta, que l'on disait catholique
de cœur, blâmait ouvertement la persécution, et le vieil empereur
Guillaume avait lui-même manifesté clairement ses répugnances en
plus d'une occasion; c'est avec peine qu'il avait consenti à sanc-
tionner certaines lois ecclésiastiques, notamment celle qui instituait
l'état civil et celle qui dépouillait l'Eglise de son patrimoine. Mais
ce qui ébranla surtout le « chancelier de fer » , ce fut le mouvement
socialiste dont le développement redoutable coïncida avec le Kul-
turkampf et qui grandit surtout en 1877 et 1878, c'est-à-dire au
moment même où l'inefficacité de la persécution antireligieuse
commençait à devenir manifeste.
On se rappelle comment, en quelques années, le parti démo-
crate-socialiste, jusqu'alors quantité négligeable, était devenu une
puissance, comptant dans le Reichstag allemand une douzaine de
représentants et groupant près de trois cent mille électeurs. On
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LE CHEMIN DI CANOSSA m
sait avec quelle ardeur et quelle audace les disciples de Lassalle
et de Karl Marx propageaient dans les masses ouvrières, par la
presse et par la parole, les doctrines les plus subversives, les
théories les plus révolutionnaires, attaquant non seulement le
capital et la société bourgeoise, la religion, la famille et la pro-
priété, mais encore l'armée, l'empereur. l'Empire et M. de Bismarck
lui-même. Celui-ci prétendit avoir raison de ses nouveaux adver-
saires par une répression rigoureuse. Mais de graves mécomptes
l'attendaient encore de ce côté. Les lois d'exception qu'il proposa
au Reichstag de voter contre les socialistes furent d'abord repous-
sées par la majorité parlementaire, et les socialistes menacés se
vengèrent par des attentats contre l'empereur.
Ce fut un trait de lumière pour M. de Bismarck : les coups de
feu de Hœdel et de Nobiling firent plus pour l'éclairer que les
plus beaux discours des Windthorst et des Reichensperger. Il
comprit enfin que, dans sa lutte contre les ennemis de la société,
il ne pouvait se passer du concours de tous les éléments conser-
vateurs, et, en première ligne, de celui des catholiques. Il en
avait besoin pour former sa majorité dans le Reichstag; il en
avait besoin plus encore pour combattre la propagande collecti-
viste, anarchiste et nihiliste, pour raffermir ces deux fondements
de toute société : le respect de la vie humaine et le respect du
bien d'autrui. C'était là le vrai Kuliurkampf : il sentit combien
il était plus urgent que l'autre; il se rendit compte également
qu'ils ne sauraient être menés de front et qu'il devait renoncer à
l'ancien s'il voulait sortir victorieux du nouveau.
Aussi le voyons-nous, dès 1878, chercher à entrer en négocia-
tions officieuses avec la cour de Rome, par l'intermédiaire du nonce
à Munich, Mgr Masella *. Une telle démarche devait certainement
lui coûter. Depuis le début du Kulturkampf, il n'avait cessé, en
effet, d'être en lutte ouverte ou sourde avec le Saint-Siège. Les
protestations du Saint-Siège avaient toujours fait écho à celles de
l'épiscopat allemand. Tous les efforts du gouvernement prussien
pour arracher au Saint-Siège un désaveu de l'attitude du Centre,
avaient misérablement échoué. A toutes les ouvertures qui lui
étaient faites, Pie IX avait toujours répondu en revendiquant
hautement les droits de la conscienee catholique, en réclamant
comme première condition d'entente le retrait des « lois de mai » ;
il avait même osé, lui, vieillard désarmé, traiter publiquement son
1 II y avait eu une tentative antérieure, dès 1876, par l'entremise du
ministre de Bavière à Rome; mais elle avait immédiatement échoué,
le gouvernement allemand ayant posé comme première condition la sou*
mission du clergé aux c lois de mai ».
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610 LE CHEMIN M G4B08SA
redoutable adversaire de « moderne Attila » et de « nouveau fléau
de Dieu ». En vain M. de Bismarck avait-il prétendu amener le
Pape à composition en essayant d'ameuter contre loi les puissances;
il avait signalé, comme on péril commun, la modification introduite
dans la constitution de l'Eglise par la proclamation du dogme de
l'infaillibilité pontificale, et il en avait pris texte pour provoquer
l'adoption de mesures communes en vue du prochain conclave : ces
démarches, d'une correction an moins douteuse, n'avaient eu
d'autre résultat que de compromettre davantage le prince-chance-
lier aux yeux des catholiques allemands et du Saint-Siège comme
aux yeux, de l'Europe.
La mort de Pie IX, en février 1878, offrit à l'homme d'Etat prus-
sien une occasion favorable, ou plutôt un prétexte honnête pour
sortir d'embarrs. Bien que l'attitude et la politique de Léon XIII
dans le conflit allemand fussent, au fond, identiques & celles de
Pie IX, le cabinet allemand affecta de considérer l'avènement du
nouveau pontife comme un élément de pacification. A en croire la
presse officieuse de Berlin, un Pape pacificateur venait de succéder
i un Pape batailleur, et ce changement de personne allait ameaer,
de la part de la curie romaine, un revirement politique.
Au fond, c'est à Berlin seulement que se produisait le ^revirement,
et le désir de désarmer y devenait de plus en plus manifeste.
M. de Bismarck ne demandait à Borne que de l'aider à « sauver sa
face »; mais il avait compté sans la fermeté du Saint-Siège et
surtout sans l'énergie des catholiques allemands. 11 aurait voulu
que le Souverain Pontife donnât & ceux-ci le conseil de se rallier
dans le Reichstag à la politique du chancelier; mais le Vatican ne
voulut rien faire avant d'avoir consulté les chefs du parti du Centre,
et ceux-ci, au premier mot qui leur fut adressé, firent clairement
entendre que, fils soumis de la Papauté dans le domaine spirituel, ils
réservaient leur liberté d'action sur le terrain parlementaire, et ne
jugeaient possible la réconciliation avec le gouvernement que le
jour où il aurait mis fin à la persécution et abrogé les lois de mai.
C'était montrer clairement an prince de Bismarck le chemin de
Canossa.
Le terrible homme d'Etat fit, comme on peut croire, quelques
difficultés pour y entrer. Il ne tarda guère cependant à s'y engager,
tant devenait urgente pour lui la nécessité de se constituer une
majorité au Reichstag avec l'appoint des voix catholiques. Engagées
avec Mgr Masella à Ki^sengen, en 1878, mais aussitôt rompues que
commencées, les négociations furent reprises à Vienne, puis à
Gastein, et elles aboutirent, en 1880, à la présentation par le gou-
vernement prussien, et au vote par le Reichstag, d'un projet de
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• LE CBMHH m €àfi0S& 611
loi qoi marquât le premier pas en arrière des persécuteurs. C'était
ce que Ton a appelé la première « loi de paix ». Elle fut suivie de
plusieurs autres en 1882, 1883 et 1886 et complétée par celle de
1887 qui marqua la fio du Kulturkampf, Les premiers pas furent
des plus timides. Il fallait ménager Tamour-propre de 11. de Bis-
marck et aussi tenir compte des préventions des protestants alle-
mands. Aussi ne pouvait- il être question d'un abandon direct et
total des « lots de mai ». On n'obtint même jamais que l'une d'elles
fût abrogée en bloc et d'un seul coup. On commença par les main-
tenir en principe, mais en conférant au gouvernement et à ses
agents le pouvoir absolument discrétionnaire d'exempter de l'ap-
plication de quelques-unes de leurs dispositions certaines caté-
gories d'ecclésiastiques, dans des cas et à des conditions rigoureu-
sement déterminés.
Puis, cette première étape franchie, on s'engagea plus résolu-
ment dans la voie des concessions. Les exceptions facultatives
furent transformées en prescriptions générales et permanentes ins-
crites dans la loi elle-même. Ensuite on commença à toucher au
palladium,. va texte même des « lois de mai ». Quelques articles
isolés furent abrogés ou remplacés par des dispositions libérales.
Peu à peu, insensiblement et pour ainsi dire pièce à pièce, l'édifice
des lois de persécution s'effrita, s'effondra, disparut.
La première « loi de paix », celle de 1880, avait seulement
restreint la compétence de la cour des affaires ecclésiastiques,
facilité l'administration provisoire des diocèses et rendu aux ordres
hospitaliers le droit d'enseigner.
La loi de 1882 étendit les effets du droit de grâce en faveur des
évèqucs condamnés pour infractions aux « lois de mai » et déposés :
la remise de leur peine par l'empereur devait désormais entraîner
leur réintégration dans leurs diocèses, et cette combinaison permit
de rendre leurs fonctions à la plupart des évèjues persécutés. La
même loi dispensait de l'examen d'Etat, sous certaines conditions,
les candidats aux postes ecclésiastiques et autorisait même, éven-
tuellement, le ministre des cultes à permettre l'exercice du ministère
à des ecclésiastiques étrangers. Enfin, les communes et les per-
sonnes ayant droit de présentation n'étaient plus obligées de
désigner des candidats aux postes ecclésiastiques que la persécu-
tion avait rendus vacants.
La loi de 1883 réalisait des progrès beaucoup plus considé-
rables : elle rendait absolument libre la nomination de tous les
ecclésiastiques amovibles, des suppléants et des vicaires, limitait le
droit de veto de l'Etat et la compétence de la Cour des affaires
ecclésiastiques à quelques cas peu nombreux et clairement déter-
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m LE CHEMIN Dl CAN088A. -
minés. De plus, elle autorisait les évêqaes en fonctions à faire des
ordinations dans les diocèses encore privés de titulaires.
En 1886, le législateur prussien desserrait encore quelques
mailles du réseau dans lequel il avait, avec 4ant d'art et de téna-
cité, cherché à emprisonner l'Eglise catholique. L'examen d'Etat
pour les ecclésiastiques était supprimé. Les évèques étaient auto-
risés à rétablir des séminaires. Le droit de surveillance de l'Etat
sur ces établissements était réduit au minimum. Les supérieurs
ecclésiastiques recouvraient le droit de révocation de leurs infé-
rieurs, sans intervention* de l'Etat, à moins que la révocation
n'entraînât une perte ou une diminution de traitement. Les ordres
hospitaliers étaient autorisés à ouvrir et à diriger toute une série
d'établissements d'assistance, tels qu'orphelinats, ouvroirs, refu-
ges, etc. Enfin, — et cette concession était énorme, — la fameuse
Cour des affaires ecclésiastiques cessait d'exister.
A cette détente progressive de la législation correspondaient des
mesures administratives et des actes de gouvernement d'une portée
et d'une signification peut-être plus considérables encore. Le
remplacement de M. Falk, comme ministre des cultes, la visite du
Kronprinz au Pape, le choix de Léon XIII comme arbitre dans le
différend survenu avec l'Espagne à propos des lies Garolines :
toutes ces démarches étaient, sinon autant de pas sur la route de
Ganossa, du moins autant de témoignages de bonne volonté,
autant de marques d'intentions conciliantes et pacifiques. En même
temps, la formule inacceptable de serment que les « lois de mai »
avaient voulu imposer aux évèques était abolie et l'on en revenait
au texte usité avant le Kulturkampf. Les grands et petits sémi-
naires se rouvraient dans tous les diocèses. Les « curés d'Etat »
nommés pendant la période de lutte et contrairement aux règles
canoniques étaient révoqués et remplacés par des pasteur* légi-
times. Les portes des prisons s'ouvraient devant les prêtres persé-
cutés; les exilés rentraient en Allemagne. Peu à peu, un à un,
évèques déposés, curés destitués revenaient dans leurs évèchés ou
dans leurs paroisses, reprenaient leurs fonctions sacerdotales,
recouvraient leurs traitements supprimés.
De toute l'œuvre néfaste des persécuteurs, il ne restait plus que
l'obligation imposée à l'Eglise d'obtenir l'assentiment préalable de
l'Etat pour les nominations ecclésiastiques, les obstacles apportés
à l'exercice de sa juridiction disciplinaire et la proscription des
ordres religieux autres que les congrégations hospitalières. C'étaient
là les derniers vestiges de la guerre religieuse : la loi du
29 avril 1886 les fit disparaître. Elle n'exigeait plus d'avis préalable
à l'autorité civile que pour la nomination des curés titulaires; elle
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LE CHBÏW DE CANOSSA 613
limitait le droit de veto de l'Etat; elle déclarait formellement que la
célébration de la messe et l'administration des sacrements ne
pourraient jamais donner lieu à aucune poursuite; elle abrogeait
les dispositions légales qui avaient restreint les pouvoirs discipli-
naires des supérieurs ecclésiastiques; enfin, elle permettait le
retour en Prusse, avec restitution de leurs biens, à toutes les
congrégations religieuses qui se consacrent soit à l'exercice du
ministère ecclésiastique, soit à celui de la charité, soit à l'éducation
et à l'instruction des filles, soit à la vie contemplative. Enfin, le
gouvernement se réservait le droit d'autoriser les congrégations de
missions à l'étranger. Seuls, les Jésuites, du moins en tant que
congrégation, restaient sous le coup de la proscription ; mais, dans
la pratique, ils devaient bénéficier, à titre individuel, d'une tolé-
rance de plus en plus large.
Le maintien de cette exception était assurément fâcheux, ainsi
que le refus de la liberté d'enseignement aux ordres religieux dans
les écoles de garçons. Cependant, et si regrettable que pût être
l'intransigeance du gouvernement prussien sur ces deux points, la
loi de 1886, confirmant et complétant celles qui l'avaient précédée,
n'en marquait pas moins le triomphe de la liberté religieuse et du
catholicisme.
Le Saint-Père, qui avait suivi pas à pas et facilité par d'habiles
négociations l'œuvre de pacification, constatait publiquement, dans
son allocution consistoriale du 23 mai 1887, l'heureuse issue de la
lutte et le résultat si satisfaisant de ses efforts.
De son côté, le prince de Bismarck avait, devant la Chambre
prussienne, défini la portée et précisé le caractère des nouvelles
lois en des termes qui avaient, à juste titre, soulevé les colères de
ses anciens partisans en même temps que les applaudissements de
ses nouveaux alliés. Autant que le langage pouvait être considéré
comme l'expression de la pensée de ce grand diplomate, ses
paroles semblaient, en effet, attester toute l'étendue de l'évolution
accomplie, sous la pression des événements, par le célèbre homme
d'Etat.
ce On a allégué, — disait-il, en réponse à M. de Beseler, — que
les ordres religieux sont haïs des protestants. Messieurs, il ne s'agit
pas de cela. Il ne s'agit pas de savoir si quelque chose est agréable
ou odieux à quelqu'un dans son for intérieur, mais il s'agit de
rétablir la paix de l'ensemble de la nation et celle de l'Etat. Je ne
puis croire la majorité de mes coreligionnaires assez irritables pour
que la vue d'un froc excite leur haine et leur fureur; il en est peut-
être quelques-uns qui éprouvent cette impression ; mais nous ne
pouvons, dans l'œuvre législative, tenir aucun compte de tels sen-
25 NOVEMBRE 1902. 40
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614 LE CHEMIN DB GAHOSSà
timents. Il s'agit bien plutôt de savoir si nos concitoyens catholiques
croient, ou non, ne pouvoir vivre en paix avec nous sans un cer-
tain nombre d'ordres religieux et sans l'autorisation de principe
accordée à ces ordres. S'ils le croient vraiment, je ne puis, à mon
point de vue évangélique, leur donner tort; mais il ne me convient
pas d'entrer, comme le préopinant, dans l'examen critique de cette
question : est-il raisonnable qu'il y ait des moines et des nonnes?
C'est un point sur lequel chacun doit prononcer d'après sa propre
conscience... Pour moi, il me suffit que, du côté catholique, on y
tienne... »
Il disait encore dans ce même discours :
«... Le préopinant a aussi motivé son opposition contre les
ordres religieux sur leur dépendance de supérieurs étrangers.
Sans doute, cela peut, dans certaines .circonstances, être incom-
mode; mais, à mon avis, la dépendance de nos compatriotes de
supérieurs étrangers est encore bien plus regrettable : or, il y a
une foule de partis et de groupes politiques, que je pourrais
nommer et que j'échangerais volontiers contre un ordre religieux
étranger, chez lesquels le système de l'obéissance absolue, du
perindè ac cadaver et du sacrificium intellectus est poussé beau-
coup plus loin que dans les ordres cloîtrés. La propagande, que le
préopinant redoute de la part des congrégations, est pratiquée par
les ordres intérieurs à supérieurs parlementaires et par les frac-
tions d'ordre parlementaires avec des moyens différents et autre-
ment puissants. On devrait donc, par ce motif, restreindre beau-
coup plus étroitement le droit d'association à l'égard de ces partis
qui ont des chefs indigènes et étrangers, ou même exclusivement
étrangers. »
C'était la raison même qui parlait, ce jour-là, par la bouche du
prince de Bismarck, et les bravos, les rires approbatifs de la
majorité de la Chambre prussienne soulignaient ces déclarations
cinglantes à l'égard des fauteurs de persécution. Biais le chancelier
et ses auditeurs eux-mêmes étaient trop clairvoyants pour ne pas
comprendre qu'en flétrissant l'intolérance, le chef du gouverne-
ment allemand prononçait sa propre condamnation et celle de ses
anciens complices. Prêcher la concorde, comme il le faisait aujour-
d'hui, c'était réprouver ses violences passées et désavouer le
Kulturkampf. M. de Bismarck avait, il est vrai, imaginé une
explication ingénieuse pour dégager sa responsabilité. Le Kuitur-
kampft disait-il, n'était pas son œuvre : il ne l'avait jamais voulu;
il n'avait jamais désiré que la paix; s'il avait lutté autrefois contre
les catholiques, c'est qu'il y avait été entraîné, forcé; c'est qu'il
avait été « trompé par une presse polonisanie ».
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Lï CHEMIN DE GANOSSi 615
Les Polonais étaient la cause de tout le mal : c'est ainsi que le
chancelier prétendait masquer, ou plutôt nier, son pèlerinage &
Ganossal
Il y était allé, cependant; il avait dû battre en retraite devant
des moines, des religieuses, devant des prêtres désarmés, devant
quelques vieux évèques qu'il tenait dans ses prisons; il avait dû,
pour rétablir la paix en Allemagne et raffermir les bases chance-
lantes de la société, solliciter l'appui du prisonnier du Vatican ; il
lui avait fallu se soumettre aux conditions posées par l'Eglise,
faire droit aux réclamations formulées par le parti catholique.
Celui-ci, pendant une lutte de près de quinze années, n'avait pas
faibli un instant, ni reculé d'un pas. Jusqu'au dernier moment, il
était resté debout, en armes, pour ainsi dire, ayant derrière lui
toute la population catholique de l'Allemagne également unie,
également résolue à ne rien abdiquer de ses droits et de ses légi-
times revendications. Cette fermeté invincible dans la défense
d'une liberté sacrée, cette attitude vigoureuse, également éloignée
de toute faiblesse et de toute violence compromettante, avaient eu
raison du déchaînement des passions sectaires comme des injonc-
tions hautaines du gouvernement le plus puissant qu'il y eût alors
dans le monde.
Le vainqueur de Sadowa et de Sedan ne s'était pas trouvé de
taille à lutter contre la conscience catholique : sa volonté tenace,
son pouvoir formidable s'étaient brisés contre ce mur d'airain. Il
n'en pouvait être autrement, et la faute initiale, la faute unique,
mais capitale, de M. de Bismarck, avait été de ne pas le prévoir.
Jamais, en effet, et nulle part, l'Eglise catholique ne s'est rabaissée
au rang d'Eglise d'Etat. Jamais et nulle part de vrais catholiques
n'ont consenti à se séparer de Rome. Jamais et nulle part l'Eglise
ne s'est résignée à faire abandon de l'indépendance souveraine
qu'elle tient de Dieu, pour mettre sa puissance spirituelle et son
autorité au service d'un maître terrestre et mortel. Mais presque
jamais les détenteurs de la puissance temporelle, les vainqueurs et
les dominateurs du monde n'ont compris ni respecté la grandeur
de cette irréductible résistance. La plupart se sont rués sur elle,
se flattant de la balayer d'un geste. Presque toujours ils ont refusé
de comprendre qu'il est une volonté plus haute que la leur, une
force plus forte que leur puissance, des lois antérieures et supé-
rieures aux leurs : il les ont méconnues, pour leur malheur et pour
leur ruine, car la loi morale, la liberté de la conscience faible et
désarmée ont invariablement fini, — quand leurs défenseurs font
vraiment voulu, — par avoir raison de la violence, du despotisme
et de la tyrannie.
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616 LE CHEMIN DE CANOSSÀ
C'est l'histoire de tous les temps et de tous les pays, et, à ce
point de vue, M. de Bismarck n'avait pas tort d'invoquer jusqu'aux
souvenirs lointains de l'antiquité grecque. Il aurait pu se souvenir
des paroles admirables que prononçait, il y a bientôt trois mille
ans, la douce et sublime Antigone quand aux ordres impies et à la
loi scélérate de Gréon elle opposait l'invincible barrière du devoir
et de la conscience. « Je ne pensais pas, disait-elle, que vos arrêts
dussent avoir tant de force que de faire prévaloir les volontés d'un
homme sur celles des immortels, sur ces lois qui ne sont point
écrites et qui ne sauraient être effacées. Ce n'est pas d'aujourd'hui,
ce n'est pas d'hier qu'elles existent; elles sont de tous les temps,
et personne ne peut dire quand elles ont commencé. Devais-je
donc, par égard pour les pensées d'un homme, refuser mon obéis-
sance aux vérités éternelles, elles aussi, cri superbe de la cons-
cience humaine que, de siècle en siècle, tous les opprimés, tous
les persécutés répètent tour à tour et jettent à la face de leurs
bourreaux, avec une confiance invincible dans le succès final. »
Sans remonter jusqu'à Antigone, M. de Bismarck, qui savait si
bien son histoire, aurait pu et dû se souvenir que toute puissance
humaine entrant en guerre contre l'Eglise catholique provoque
par là même un déchaînement de passions, une recrudescence
d'appétits païens qui mettent en péril la société elle-même et
amènent infailliblement la ruine des imprudents qui ont entamé
la lutte. Il aurait pu et dû se rappeler qu'après de longs et violents
assauts, tous les adversaires de l'Eglise ont vu leurs forces
s'épuiser contre cette puissance éternelle et insaisissable comme
l'âme humaine; tous alors ont dû implorer son assistance, recon-
naître leur erreur, et, soit sur le trône, soit dans le malheur et
l'exil, prendre le chemin de Ganossa. Us l'ont tous suivi, tous
depuis l'empereur Henri IV jusqu'à Napoléon, depuis Théodose
jusqu'à Bismarck. La voie reste toujours ouverte, et bien d'autres
y passeront après eux.
C'est là l'enseignement fécond qui se dégage de l'histoire du
Kulturkampf ; elle nous apprend à ne jamais douter du triomphe
de la conscience catholique sur la tyrannie des sectaires. Hais il
en ressort également une autre leçon non moins haute, non moins
profonde : c'est que, pour assurer cette victoire si douce et si
bienfaisante de la liberté religieuse, il faut l'avoir méritée à force de
constance, d'énergie, de bonne organisation, de patients efforts et
de généreux sacrifices. Gomme le royaume du ciel, elle est réservée
aux lutteurs vaillants : violenti rapiunt illam.
René Lavollée.
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UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
CHRISTINE TRMJLZIO DE BELGIOJ
I
Parmi les plus étranges figures de la révolution italiei
princesse de Belgiojoso occupe une place à part. Ce n'est f
princesse déclassée, pas plus qu'une femme d'élite. C'est une
curieuse, faite de contrastes, et dont le caractère se prêtera
veilleusement à fournir à un Victor Hugo un large champ
développer ses antithèses. Tour à tour républicaine avec I
et monarchiste avec Victor- Emmanuel H et Cavour, adm
de Garibaldi et adversaire de la libre-pensée, prêchant i
la suppression des couvents et aimant à s'habiller en sœui
aristocrate par les manières et fréquentant souvent la cou
des démocrates avancés, cette princesse lettrée et passionna
la politique active n'a rien de banal. Dans un livre touffu
de renseignements curieux et non exempt d'erreurs histo
M. Raphaël Barbiera vient de nous raconter sa vie *. J'estii
les lecteurs du Correspondant liront avec intérêt les quelque!
que je vais consacrer à l'examen de cet ouvrage.
La princesse de Belgiojoso naquit à Milan le 28 juin
Elle était fille du marquis Jérôme Trivulzio et de la ce
Vittoria Gherardini. Les Trivulzio appartiennent à la plus
noblesse milanaise. Dès le douzième siècle, cette famille es
santé. Un des ancêtres de la princesse, le célèbre Jean-J
4 Raflaello Barbiera, La Principessa Belgiojoso, i suoi amici e n
suo tempo. Milan, librairie Trêves, 1902.
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618 DUE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
Trivuizio, maréchal de France, fit la conquête du Milanais au
nom de Louis XII et, nommé gouverneur de son pays, se montra
extrêmement dur pour ses compatriotes. 11 servit avec le môme
zèle François Ier et mourut en 1518. Un autre membre de la
famille servit Napoléon I", qui le nomma général et ministre de
la guerre du royaume d'Italie. 11 mourut encore jeune à Paris,
en 1805. L'empereur le regretta beaucoup et voulut que ses funé-
railles fussent imposantes. Quatre généraux, Miollis, Duplessis,
Michaud et Morlot, tenaient les cordons du poêle. Le cardinal
Gaprara, légat du Pape et archevêque de Milan, présida la
cérémonie.
Comme on le voit, des liens anciens et nouveaux rattachaient
les Trivuizio à la France au moment où Christine Trivuizio naissait.
Aussi, ne faut-il pas s'étonner de rencontrer ses parents parmi les
plus fidèles partisans du régime napoléonien.
Les Trivuizio étaient bien connus pour leurs idées aristo-
cratiques et leur fierté. Un mot de la marquise Marguerite Tri-
vuizio, tante de la princesse, est, encore de nos jours, célèbre à
Milan. Au curé de la paroisse de Saint-Alexandre, vis-à-vis de
laquelle s'élève le sévère palais des Trivuizio, qui lui reprochait
son orgueil et lui rappelait qu'après tout nous ne sommes que
de misérables vers, la marquise répondait vivement : « Oui,
je suis un ver, mais Trivuizio I » Malgré ces sentiments, que les
parents de la princesse de Belgiojoso partageaient et qu'elle-même
ne renia jamais complètement, les Trivuizio acceptèrent avec
enthousiasme les nouveautés introduites en Italie par la Révolution
française. Le père de la princesse Christine était un érudit que
Napoléon I" avait comblé de faveurs. Il était chambellan d'Eugène
Beauharnais, chevalier de la couronne de fer et fort influent à
la cour du vice-roi d'Italie. Sa femme était une des dames d'hon-
neur de la princesse de Beauharnais. Lorsque le royaume d'Italie
s'effondra à la suite des derniers désastres de l'Empire français,
les Trivuizio se rangèrent parmi les mécontents qui ne pouvaient
se consoler de la chute d'un régime qu'ils avaient servi avec
passion. Les anciens officiers italiens des armées napoléoniennes
et une partie de la noblesse furent, en Italie, les premiers artisans
des troubles qui devaient préparer la révolution de 1859.
Le père de la princesse Christine n'assista point aux événe-
ments qui détruisirent la puissance de Napoléon Ier. Une violente
maladie l'avait emporté à la veille des désastres de la campagne de
Russie en 1812. Mais, si le marquis Trivuizio n'était plus là pour
combattre la restauration autrichienne, les autres membres de sa
famille restaient parmi les adversaires du nouveau gouvernement.
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CHRISTINE TRIV0LZ1O DE BELGIOJOSO 619
La jeune Christine grandissait dans cette atmosphère hostile à
l'Autriche et apprenait, dès l'enfance, à compter sur une révo-
lution pour rétablir les affaires de l'Italie dans un état satî
sant. Le second mariage de sa mère ne modifia nullemeo
tendances politiques de ceux qui l'entouraient. La veuve du
quis épousa en secondes noces le marquis Alexandre Vis
d'Aragona. Issu d'une illustre famille milanaise, le beau-père
future princesse de Belgiojoso était un homme léger, corne
plupart des grands seigneurs milanais du dix-neuvième sièc
avait lu les ouvrages de Rousseau et partageait les erreurs c
utopies du philosophe. S'occupant avec passion des progri
l'agriculture, il était loin de négliger la politique. Bientôt il s<
en rapports avec Gonfalonieri, le comte Porro et le poète
Berchet. Ils préparèrent une révolution; mais l'Autriche était
aguets et, avant qu'ils pussent mettre leurs projets à exécutic
police intervint. Le comte Porro- Lambertenghi et les amis q
réunissaient habituellement chez lui furent mis sous les ven
Avertie à temps de ce qui se passait et sachant que son
était compromis dans les agissements des carbonari, la man
d'Aragona prit une résolution virile. Elle courut au plus v
Affori, où son mari possédait une maison de campagne
peine arrivée là, elle se précipite dans le cabinet de travai
marquis et brûla dans la cheminée tous les papiers qi
trouva, sans même se donner la peine de les lire. Il n'était
temps. Les papiers brûlaient encore quand le comte Bolza, ch
la police de Milan, entra à son tour dans la maison. Il constata
que la cheminée était pleine de papiers brûlés, mais il ne put
saisir. Les documents compromettants avaient disparu.
Quelques mois après, Christine Trivulzio épousa le prince ]
de Belgiojoso. Les Belgiojoso appartiennent à une illustre £a
des Romagnes qui portait jadis le nom de Barbiano, fief imj
qu'ils possédaient dans leur pays d'origine. Ils étaient déjà
sants au neuvième siècle et jouèrent un grand rôle en Lombi
Belgiojoso est un bourg de la banlieue de Pavie, célèbre
notre histoire par la. bataille où François Ier fut fait prisoz
Charles Barbiano, le premier qui porta le titre de prince de B
joso, fut l'ambassadeur de Ludovic le More, duc de Milan, a
de Charles VIII. 11 poussa vivement le roi de France à fai
célèbre campagne de 1494 en Italie. Gomme les Trivulzio, le;
giojoso avaient donc leur page dans l'histoire de France.
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620 UNS PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
Le prince Emile Barbiano de Belgiojoso était né & Milan le
14 mars 1800. Il avait vingt-quatre ans lorsqu'il épousa Christine
Trivulzio, qui n'était âgée que de seize ans. Assez instruit, élégant
et léger, le prince manquait de religion et était affilié à la secte des
carbonari. Quant à sa femme, elle avait grandi dans un milieu où
le carbonarisme et l'esprit révolutionnaire étaient en honneur, mais
elle mêlait aux sentiments qu'elle avait hérités de ses parents,
des convictions religieuses qui résistèrent à toutes les épreuves et
qui, malheureusement, ne s'accordèrent pas toujours avec ses
actions et sa conduite morale.
Le mariage fut célébré solennellement le 15 septembre 1824,
dans l'église paroissiale de Saint-Fidèle à Milan . Il ne fut pas heureux.
La princesse était une fort belle femme. De taille élevée, maigre,
d'une pâleur rappelant le marbre, elle avait des cheveux très noirs,
des yeux également noirs, très grands. Son regard était vif et
dominateur. Des manières très distinguées, une vive intelligence
et beaucoup de culture rehaussaient la beauté de ses traits et
suffisent à justifier l'influence qu'elle exerça, à Paris et en Italie,
pendant de longues années.
L'harmonie ne régna que quelques jours entre le prince et la
princesse. Leurs caractères ne s'accordaient point. Us ne restèrent
que très peu de temps ensemble et, en 1830, ils se séparèrent à
l'amiable, sans tribunaux, sans avocats ni papier timbré.
Néanmoins ils continuèrent à avoir, à plusieurs reprises, des
rapports entre eux, comme d'anciens amis qui se rencontrent de
temps en temps.
Tandis que le prince Emile se liait intimement avec Mazzini, sans
oublier les plaisirs qui le tenaient souvent & l'écart de la politique,
la princesse se faisait recevoir à son tour dans une loge de carbonari.
Pendant les conspirations de, 1821, il s'était formé à Milan un
groupe de dames résolues à aider les carbonari dans leurs entre-
prises. Parmi ces dames, on remarquait la comtesse Gonfalonieri,
femme du célèbre chef du complot de Milan, condamné à mort
en 1824 S Mme Mathilde Viscontini, mariée au général polonais
baron Dembowski, un vétéran des armées napoléoniennes, et une
jeune sectaire qui occupera dans la suite une place éminente dans
les sinistres associations que Mazzini créera pour l'aider dans ses
ténébreuses entreprises, MUe Blanche Milesi. Ces dames avaient
pris le nom de « jardinières ». Elles étaient affiliées à la franc-
maçonnerie et faisaient une propagande très active dans les salons,
sans dédaigner l'action populaire. La princesse de Belgiojoso, très
1 L'empereur d'Autriche commua sa peine et le fit enfermer au Spielberg.
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CHRISTINE TRIVULZIO DE BELG10J080 621
liée avec H116 Milesi, ne tarda pas à entrer dans l'association des
« jardinières ».
La police autrichienne surveillait ces dames et n'épargnait
aucun effort pour être exactement renseignée sur leurs faits et
gestes. Elle avait sous la main une nuée d'espions pu confident^
comme on les appelait habituellement, qu'elle savait recruter dans
toutes les classes de la société. Non contente d'en inonder l'Italie,
elle envoyait ses confidenti à l'étranger pour surveiller les émigrés
et les voyageurs suspects.
Ces confidenti étaient merveilleusement renseignés. L'argent ne
leur faisait jamais défaut et le flair non plus. M. Barbiera nous
en donne la preuve en publiant quelques-uns des rapports secrets
des confidenti tirés des archives secrètes du gouvernement lom-
bardo- vénitien.
En 1830, après la séparation amiable des époux Belgiojoso,
la princesse partit pour la Suisse. Elle négligea de demander la
permission de voyager à l'étranger, comme le prescrivait alors la
loi autrichienne» Ce départ furtif et irrégulier impressionna la
police milanaise. La princesse était mal notée et on redoutait ses
menées. C'en était assez pour la faire étroitement surveiller. Le
comte Bolza lança aussitôt à ses trousses un habile confidente qui
remplit consciencieusement sa tâche, comme le prouve le rapport
qu'on va lire :
«... Il n'y a pas longtemps que les princes de Belgiojoso se sont
séparés; et comme la jeune princesse avait pris la résolution de
s'expatrier pour quelques années, sa tendre mère, dans le but de
lui donner une espèce de compagnon, de mentor et d'économe, jeta
les yeux sur l'ex- capitaine Bel trame, l'appela de Bergame, le
proposa à sa fille et il fut accepté par elle; et, à partir de ce
moment, il a suivi la princesse dans tous ses voyages. Contrainte
par le mauvais état de sa santé, cette jeune dame a loué une
maison de campagne peu éloignée de Genève où, après un séjour
de quelques mois, elle s'est un peu rétablie. Dernièrement elle a
voulu que son capitaine fit un tour dans les différents cantons de
la Suisse; après quoi, dans ces derniers temps, elle l'a envoyé en
Italie avec sa berline de voyage, chargée de la plus grande
partie de ses bagages, avec l'ordre d'aller ensuite la rejoindre à
Lugano, où elle comptait se rendre en prenant la .voie de Berne. »
La princesse Belgiojoso souffrait alors d'attaques d'épilepsie et
sa santé s'en ressentait profondément. Quant à son ami Beltrame,
c'était un personnage particulièrement suspect à la police. Il avait
servi dans les armées de Napoléon et, comme la plupart de ses
anciens camarades, il regrettait son ancien maître, était très hostile
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622 UNE PRINCESSE RÉTOUJTIOHHÀIRI
& l'Autriche et affilié au carbonarisme et & la franc-maçonnerie.
La police de Milan n'avait donc pas moins d'intérêt à le surveiller
qu'à suivre les pas de la princesse.
La Suisse était alors la pierre d'achoppement de la police
autrichienne. N'osant braver ouvertement la colère de Metternich,
la Confédération avait imaginé un expédient fort simple pour
protéger les émigrés italiens et refuser leur extradition. Elle faci-
litait leur naturalisation comme citoyens suisses et, dès qu'ils
étaient naturalisés, elle s'appuyait sur la loi qui protège tout
citoyen de la libre Helvétie pour refuser leur extradition. Pour
être naturalisés, les conspirateurs italiens n'avaient qu'à acheter
un arpent de terre et dès lors ils étaient proclamés citoyens
suisses. Les carbonari de la Lombardie profitèrent largement de ce
moyen si facile de se soustraire à toute poursuite.
« La princesse Belgiojoso n'avait pas besoin d'y recourir pour
être proclamée concitoyenne de Guillaume Tell. Elle se souvint
que, par un décret du 11 juillet 1808, tous les Trivulzio avaient
droit de cité en Suisse, et il ne lui fut pas difficile de prouver
qu'elle était la fille d'un Trivulzio...
« Aussitôt, elle se fit remettre par le grand conseil du canton du
Tessin une déclaration officielle affirmant qu'elle était citoyenne
helvétique, et précisément du canton du Tessin, et que tout le
monde devait la reconnaître comme telle.
A ce moment, l'esprit fécond de Mazzini fondait une nouvelle
secte, celle de la Giovane 1 ta lia (la Jeune Italie), qui devait
travailler avec une indomptable persévérance jusque vers 1859 à
troubler l'ordre établi dans la Péninsule. Gomme le carbonarisme,
la Giovane Italia n'était qu'une section de la secte maçonnique.
On se demande pourquoi, puisque la franc-maçonnerie existait et
comptait de nombreux affiliés, Mazzini éprouvait le besoin de fonder
de nouvelles sectes. La réponse est facile quand on connaît les
dessous de toute cette agitation sectaire. Mazzini, tout chef de la
secte maçonnique qu'il était, ne se dissimulait point que la franc-
maçonnerie était fort mal famée et qu'il répugnait aux honnêtes
gens d'y entrer. Voilà pourquoi il fut un des promoteurs du carbo-
narisme, et lorsque cette secte, par ses crimes, se fut discréditée à
son tour, il fonda la Giovane Italia. Dans la Giovane ltaKa%
comme dans la secte des carbonari, entreront des patriotes hon-
nêtes qui ne connaîtront pas les rapports intimes liant l'association
à la franc-maçonnerie. En outre, dans la Giovane Italia, comme
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CHRISTINE TRIVOLZIO DE BELGIOJOSO 623
parmi les carbooari, il y aura deux catégories d'affiliés. Les uns,
comme Pieri, Pianori, Orsini et d'antres criminels, sauront parfai-
tement à qnoi s'en tenir touchant l'esprit sectaire et maçonnique
de l'association et seront prêts à faire tontes les besognes dont
Mazzini les chargera, y compris les plus abominables forfaits.
A d'autres, on ne fera voir que le côté patriotique du programme,
et voilà pourquoi nous voyons figurer, dans les listes des associés,
des noms parfaitement honorables, des personnages incapables de
se souiller par la moindre action malhonnête. Sans doute, ces
hommes et ces femmes honnêtes méritent aussi le blâme, car il
n'est pas permis à une personne respectable d'entrer dans une
association secrète; mais pour être équitable dans le jugement des
bommes et des choses, il faut aussi faire la part des passions, des
illusions d'alors,, et aussi du sentiment patriotique qui poussait
les Italiens à se débarrasser de la domination étrangère.
Le prince et la princesse Belgiôjoso, bien que séparés de
corps et de biens, étaient tous les deux partisans ardents de
Mazzini. Ils furent des premiers à entrer dans la Giovane halia.
Ils aidèrent la secte par une propagande active et par de larges
souscriptions. Mazzini les charmait et les enthousiasmait. Il parlait
hautement de sa foi en Dien et s'écriait : « J'adore Dieu et
une idée qui me vient de Dieu : une Italie unique (sic). » Il dira plus
tard : l'unité de l'Italie, mais alors, ne voulant rien brusquer, U ne
parlait que d' « Italie unique » !
Pour ceux qui connaissent aujourd'hui tout le mal accompli par
le révolutionnaire italien, le chef de la Giovane halia est un
sinistre personnage qui ne saurait inspirer d'autre sentiment que
celui de l'horreur. Mais, pour ceux qui l'approchaient alors, surtout
pendant sa jeunesse, Mazzini était un charmeur. Il avait une belle
prestance, était très soigné dans sa tenue, parlait avec âme et
éloquence. C'était un homme très cultivé, un organisateur actif et
incomparable, un homme passionné pour la musique et pour toutes
les manifestations de l'art, un écrivain de grande valeur. Si l'on
ajoute à cela le soin avec lequel il savait dissimuler à la plupart
de ses partisans les moyens odieux dont il comptait se servir, on
comprendra les dévouements qu'il suscitait même parmi les hon-
nêtes gens. Les Belgiôjoso furent de ce nombre.
Cependant, M. de Metternich s'irrite en voyant que la Suisse, et
en particulier le canton du Tessin, deviennent de plus en plus le
centre de toutes les menées mazziniennes. Il voit avec colère
qu'à une centaine de kilomètres de Milan, à Lugano et dans les
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624 ONE PfilffCESSK RÉVOLOTIOJKAIRE
environs, tous ceux qui ont maille à partir avec sa police politique
trouvent un asile d'où ils peuvent narguer les autorités impériales
et préparer de nouveaux complots.
Hetternicb commence par admonester le comte von Hartig, gou-
verneur de Milan, qu'il accuse de mollesse, de faiblesse, en lui
ordonnant d'adresser une sommation menaçante au gouvernement
du Tessin.
C'était au moment où le gouvernement tessinois venait d'ac-
corder droit de cité en Suisse à la princesse de Belgiojoso, Hartig
charge un homme de confiance, H. Fermo Tend, de porter au
landmann (président) de ce gouvernement une note, sommant
les autorités tessinoises d'accorder immédiatement à l'Autriche
1' « extradition de tous les réfugiés sujets du royaume lombardo-
vénitien qui s'étaient rendus complices du crime de haute trahison,
et d'éloigner du territoire tessinois les autres individus dangereux
pour la tranquillité des provinces limitrophes appartenant à l'Au-
triche et à la Sardaigoe ».
La Note déclarait, en terminant, que, faute par le gouvernement
du Tessin de donner à l'Autriche la satisfaction réclamée, le gou-
vernement impérial romprait toutes relations avec le canton et se
réservait de prendre les mesures qu'il jugerait nécessaires.
Que faire pour se tirer d'un si mauvais pas? La finesse mon-
tagnarde des Tessinois leur suggéra de se montrer empressés vis-
à-vis des sommations austro-sardes.
Le landmann^ loin de repousser les demandes du gouverneur
de Milan, lui répondit que ce que l'Autriche et le Piémont deman-
daient était fort juste. L'aveu devait d'autant moins coûter au
landmann qu'il savait parfaitement que son gouvernement violait
chaque jour sans vergogne le droit des gens en accordant protection
à tous ceux qui voulaient travailler au renversement des gouverne-
ments voisins. Mais, après avoir ainsi reconnu la justesse des récla-
mations, le landmann déclarait qu'il allait nommer une Commis-
sion chargée d'examiner sérieusement l'affaire et d'indiquer les
moyens à prendre.
Cette fameuse Commission s'arrangea, comme on le pense bien,
pour faire traîner les choses.
Quant à la princesse de Belgiojoso, voici la lettre qu'un agent
de la police secrète adressait à Hartig, le 21 octobre 1830, pendant
son séjour à Lugano :
« A peine arrivée ici, la princesse a donné un bal magnifique
auquel elle a invité des personnes de tout rang, y compris celles
qui sont exilées du territoire suisse à la suite des réclamations des
puissances de l'Europe qui ont demandé à la Confédération helvé-
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CHRISTINE TRIVCLZIO DE BBLGIOJOSO 625
tique de prendre une mesure générale pour que la Suisse cessât
dorénavant d'être impunément l'asile de tant de bannis.
« La princesse de Belgiojo9o est une tête exaltée qui serait bien
mieux chez elle, à Milan, que toujours par voies et par chemins à
l'étranger. »
Là princesse, en effet, conspirait alors éomme son mari. Seule-
ment ses agissements étaient mêlés d'aventures romanesques et de
dissipations. Elle savait que le gouvernement autrichien était bien
près de perdre patience, qu'il la regardait comme une conspiratrice
dangereuse à cause de sa haute situation sociale et surtout de ses
richesses dépensées sans compter pour favoriser les idées révolu-
tionnaires, et elle travaillait de tout son pouvoir à contrecarrer les
efforts que cette police fusait sans relâche pour la contraindre à
rentrer à Milan.
Afin d'échapper â ses tracasseries et à ses pièges, elle gagne
Gênes, puis entre en France, et séjourne successivement à Nice, à
Antibes, â Toulon, â Marseille, où elle apprend que le gouverne-
ment autrichien vient de mettre ses biens sous séquestre. Il s'agis-
sait de plusieurs millions qu'elle avait hérités de son père. Le décret
avait été affiché â Milan et publié par la Gazette officielle. En voici
la traduction :
« Par ordre supérieur, on somme la princesse Christine de
Belgiojoso, née Trivulzio, de rentrer dans les Etats de Sa Majesté
Impériale, Royale, Apostolique, et de faire constater son retour,
en se présentant à la Délégation provinciale (de Milan) dans le
délai de trois mois, sous peine d'être déclarée morte civilement et
de voir confisquer tous ses biens, que l'on déclare, en attendant,
mis sous un rigoureux séquestre. »
Si mécontente qu'elle fût de ce décret despotique, la princesse
refusa absolument de s'y soumettre et resta fidèle à la cause
mazzinienne.
Au sujet de la Giovane ltalia, je trouve, dans le livre de
M. Barbiera, de curieux renseignements.
Elle différait du carbonarisme en ce sens qu'elle avait adopté le
programme de l'unité italienne sous la République dont Rome
devait être la capitale, tandis que les carbonari n'avaient pas un
programme bien défini. Ils voulaient la révolution, un régime
libéral et constitutionnel, mais ils ne repoussaient pas une monar-
chie de leur choix et la division de l'Italie en plusieurs Etats. Con-
faionieri, chef des carbonari de Milan, ne voulait que l'union du
Milanais et du Piémont. Mazzini était réfractaire à toute idée fédé-
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626 UHI PR1RCISSB RÊVOLDTIONNilRS
raliste. Il voulait faire grand, et c'est pourquoi il adopta le pro-
gramme de l'unité italienne. Repoussant toute transaction avec le
pouvoir temporel du Pape, il voulait installer le siège de son gou-
vernement à Rome. Estimant que la République serait, en Italie,
la forme de gouvernement la plus favorable aux entreprises maçon-
niques et révolutionnaires, il déclarait une guerre à mort à tous
les princes italiens* et repoussait toute idée de transaction avec la
monarchie. Il est vrai qu'en 1859, Mazzini devait sensiblement
transiger avec Victor-Emmanuel II et Gavour. Mais il n'en arriva là
qu'après trente années de conjurations incessantes et d'insuccès.
En 1831, au lendemain de la fondation de la Giovane Italia,
le grand sectaire était loin de prévoir ce qui se passerait en 4859.
Il était tout occupé à préparer des révolutions et des attentats et
à organiser sa secte suivant les traditions maçonniques, avec des
réunions secrètes et des signes mystérieux pour se reconnaître.
« Le symbole décoratif consistait en un petit rameau de cyprès,
symbole aussi de la mort à laquelle tous les affiliés devaient se
vouer pour fonder « la République une et indivisible dans tout le
« territoire italien indépendant, unifié et libre. » Car tel était le
principe fondamental de l'association. — Le serment, dicté par
Mazzini, était solennel; en certains points, terrible.
« Moi citoyen italien,
« en présence de Dieu, père de la liberté, en présence des
« hommes nés pour en jouir, en présence de moi-même et de ma
« conscience, miroir des lois de la nature;
« par les droits individuels et sociaux qui constituent Y homme;
« par l'amour qui me lie à ma malheureuse patrie ; par les siècles
« de servitude qui l'affligent; par les tourments endurés par mes
« frères, les Italiens; par les larmes répandues par les mères sur
« leurs fils morts ou captifs; par le frémissement de mon âme en
« me voyant seul, inerte et impuissant à l'action ; par le sang des
« martyrs de la patrie; par la mémoire des pères; par les chaînes
« qui m'entourent,
« Je jure
« de me consacrer tout entier et toujours, en mettant en œuvre
« toutes mes forces morales et physiques, à la patrie et à sa régé-
« nération, de consacrer la pensée, la parole et l'action & la con-
« quête de l'indépendance, de l'union et de la liberté de l'Italie;
« et exterminer (sic) par le bras et de noircir par la voix les tyrans
« et la tyrannie politique, civile, morale, nationale ou étrangère;
« de combattre de toutes les manières les inégalités parmi les
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CHRISTINE TMVULZ10 M BILGIOJOSO 627
« hommes d'une même terre ; de promouvoir par tous les moyens
« l'éducation (?) des Italiens à la liberté (7) et aux vertus (77) qui
« la rendent éternelle;
« d'obéir aux ordres et aux instructions qui me seront transmis
« par celui qui représente vis-à-vis de moi l'union des frères;
« de ne révéler à personne, malgré les séduisantes promesses
« qu'on pourrait me faire ou les tourments auxquels je pourrais
« être assujetti, l'existence, les lois, le but de la fédération et de
« détruire (sic), s'il est possible, le révélateur.
« Je jure en ces termes, reniant tout intérêt particulier, pour le
« bien de ma patrie, et en invoquant sur ma tète la colère de Dieu,
« l'abomination des hommes, l'infamie et la mort du parjure , si je
« manquais à mon serment. »
« La princesse Belgiojoso, se demande son biographe, prêta-
t-elle ce serment?... Certainement ni elle ni son ex-mari, le prince
Emile, ne tinrent compte d'un paragraphe du règlement de la
Giovane llalia, affirmant que le but de la République était aussi
de poursuivre « l'abolition de toute aristocratie et de tout privilège
« ne dépendant pas de la loi éternelle de la capacité et des actions ».
Christine de Belgiojoso ne se fit jamais appeler « citoyenne » ; mais,
au contraire, « princesse ». A tout observateur attentif du fond de
son caractère, elle se révèle, au contraire, comme une grande
dame de la Renaissance, jetée par la destinée au milieu des
révolutions modernes. Quant au prince Emile, il était aristocrate
jusqu'au bout des ongles, et Mazzini lui donnait souvent ce titre,
lorsque, en présence d'amis fidèles, il se plaignait de son penchant
pour les plaisirs mondains, comme il regrettait les hésitations et
les -faiblesses de ses amis. »
1 Pour ma part, j'ai lieu de croire que ni le prince ni la princesse
de Belgiojoso n'ont jamais prêté l'infâme serment dont on vient
de lire le texte. Si violent que fût Mazzini, il avait trop de tact et
d'habileté pour ne pas comprendre qu'un tel serment eût éloigné
de la Giovane ItaHa nombre d'hommes, je ne dis pas religieux ou
même délicats, mais vulgairement honnêtes.
Or, comme, pendant plusieurs années, la Giovane Italia s'est
recrutée parmi des gens qui, même au milieu de leurs errements,
étaient incapables de s'engager par serment & commettre des
crimes abominables, il s'ensuit que ce serment n'était destiné
qu'à un nombre restreint de sectaires bons à tout faire et que,
pour les autres, on devait se contenter d'un serment les obli-
geant seulement à faire de la propagande en faveur de la secte et
de son programme républicain et unitaire.
Les preuves à Fappui de cette thèse ne font point défaut. Il y
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628 UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
en a une notamment gui a la plus grande valeur. A mesure que la
Giovane Italia s'est déshonorée par ses attentats et ses crimes, ses
adeptes ont diminué sensiblement et les gens honnêtes ont aban-
donné Mazzini.
La première entreprise de la Giovane Italia fut dirigée contre
Charles-Albert, accusé de trahison par Mazzini. Pendant que le
grand sectaire envoyait Gallenga à Turin pour assassiner le roi de
Piémont !, il organisait une eipédition de flibustiers dans le but de
soulever la Savoie. La princesse de Belgiojoso, ignorant la crimi-
nelle mission confiée à Gallenga, travailla de toutes ses forces au
succès de l'entreprise. Malgré la saisie de ses biens par le gouverne-
ment autrichien, elle remit à Mazzini la somme de 100,000 francs2.
Les cocardes que portaient les flibustiers, commandés par le général
Ramorino, — celui-là même qui, amnistié en 1848, rentra au ser-
vice du Piémont et fut fusillé comme traître après la bataille de
Novare, — ces cocardes avaient été préparées à Hyères par la
princesse de Belgiojoso 3. Le prince de Belgiojoso, non moins
dévoué à Mazzini et non moins fanatique pour son œuvre que la
princesse Christine, son ex-femme, comme M. Barbiera se plaît à
l'appeler, avait, de son côté, versé des sommes considérables entre
les mains du sinistre chef de la Giovane Italia pour couvrir les
frais de l'expédition de Savoie. Bien plus, le prince était destiné à
être l'aide de camp de Ramorino; mais, à la dernière heure, il se
déroba. Mazzini ne lui pardonnait pas cette «défection ». Mus
le prince avait été bien inspiré en quittant la partie avant de
se compromettre au milieu des flibustiers et des gens tarés. Le
prince s'était aperçu que le sens pratique faisait complètement
défaut & Mazzini. 11 prévoyait un désastre et ne voulût point en
prendre la responsabilité. L'issue de cette machination insensée
lui donna pleinement raison. Elle coûta la vie à quelques fana-
tiques révolutionnaires sans émouvoir les bons et fidèles Savoyards.
L'insuccès complet de la tentative ne modifia point les idées et
les sentiments de Mazzini. L'incorrigible sectaire continua à flétrir
ceux qui l'avaient abandonné et, en particulier, Belgiojoso. Il
écrivait à cette époque à un de ses fidèles collaborateurs cette
singulière lettre :
4 Gallenga s'introduisit au palais royal de Turin; mais il n'eut pas le
courage de commettre le crime dont il s'était chargé. Le complot fut révélé
plus tard, et Mazzini et Gallenga furent condamnés à mort par contumace.
2 Voy. La Gecilia, Memorie storico-politiche, t. !•*, p. 173.
3 Actes secrets de la police autrichienne. Archives de Milan, liasse GXLII.
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CHRISTINE TRIVDLZiO DE BELGIOJOSO 629
« Il s'agit d'avoir une foi, de la prêcher ou de mourir. Voilà
notre mission, et le malheur ne peut pas la changer. Quelle est
donc la chose qui pourrait nous faire changer d'avis? »
N'est-il pas étrange d'entendre un homme qui ne risque rien et
qui expose la vie de ses amis aux plus graves dangers affirmer
avec la plus grande désinvolture que sa mission est de « prêcher
sa foi ou de mourir »? Et ne comprend- on pas très bien qu'un
chef qui prêchait aux autres une doctrine qu'il avait le plus grand
soin de ne jamais pratiquer lui-même, ait vu, peu à peu, s'éloigner
de lui tous ceux qui gardaient dans leur cœur un peu d'honnêteté
et de droiture, malgré leurs illusions et leurs fautes? Lé prince
de Belgiojoso fut de ce nombre.
Quant à la princesse, malgré la conduite de son mari dont elle
était parfaitement informée, et malgré les çivis de quelques amis
fidèles, elle n'abandonna point Mazzini et lui garda sa confiance et
son enthousiasme, même après la pitoyable issue de l'expédition de
Savoie.
Pendant que Mazzini préparait cette triste entreprise, le gouver-
nement autrichien instruisait un procès contre le prince et la prin-
cesse de Belgiojoso. Ils étaient accusés de haute trahison. Les
détails de cette affaire sont fort curieux.
Mazzini avait plus de zèle que de prudence dans l'œuvre difficile
du recrutement de ses partisans. Si démocrate qu'il aimât & se dire,
t les grands noms de l'aristocratie le séduisaient. Il espérait aussi
qu'en ouvrant largement les portes de sa secte aux hommes de la
haute société, il pourrait plus aisément entraîner son pays dans la
voie de la révolution. D'autres fois, le zèle bruyant de certains
personnages le trompait sur leurs véritables intentions. Ce qui est
certain, c'est que le grand conspirateur fut souvent dupé et que
des traîtres se glissèrent bien des fois parmi ses fidèles partisans.
De ce nombre était le marquis Raymond Doria de San Colombano,
patricien génois.
Doria avait été un zélé carbonaro. Dans la secte, il avait pris le
nom symbolique de Mars *. Grâce à son zèle maçonnique, il avait
été promu au « sixième degré », comme dignitaire de la charbon-
nerie et de « Grand Maître » pour toute l'Espagne. Il connaissait,
en effet, l'Espagne pour y avoir demeuré. Sa mère, Anna Saavedre,
était Espagnole : son père, le marquis Stefano Doria, était Génois.
* Tous les détails qui suivent sont extraits des Actes secrets de la Prési-
dence du gouvernement lombardo-vénitien et des Procès de la Giovane Italia.
Archives de Milan.
25 kovbmbrb 1902. 41
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6S0 TOft PRINGS8SE ftfcTOLOTIOlINAlBI
Raymond Doria avait épousé la fille d'an noble Piémontais; mais le
mariage n'avait pas été heureux, et sa femme vivait loin de loi, à
Caselle, près de Tarin, auprès de ses parents, chez lesquels die
s'était réfugiée au lendemain du jour où elle s'était séparée de son
mari. En 1831, Doria avait trente-huit ans.
Bien que né à Malaga, il habitait Gènes. Il était entré dans
l'armée piémontaise, où il avait atteint le grade de capitaine de
cavalerie. Il avait quitté l'Espagne à la suite <F intrigues maçon-
niques. Accusé de haute trahison et de rapports suspects avec le
général Santa-Cruz, ministre de la guerre, il avait quitté la pénin-
sule ibérique pour éviter un procès, au moment même où Santa-
Cruz était destitué.
A Gènes, il ne tarda pas à attirer l'attention des tribunaux par
une aventure galante. Il avait trompé et enlevé une femme. Il fut
condamné à deux ans de prison. Le gouvernement commua sa
peine en deux années d'exil.
Doria avait connu la princesse de Belgiojoso pendant le séjour
qu'elle fit dans cette ville au lendemain de son départ de Lugano,
et la princesse, ne soupçonnant point un traître dans ce « Grand
Maître » de la Charbonnerie espagnole, l'avait traité en frère et ami.
Lorsque Doria entra dans la Giovane Italia% il était depuis quelque
temps en rapports avec la police autrichienne.
Dès le 28 juin 1831, le chevalier Charles- Juste de Tonresani-
Lanzfeld, conseiller aulique, directeur général de la police à Milan,
envoyait au président du tribunal de cette ville une note impor-
tante contre deux conspirateurs lombards : Jean Albinola et Félix
Argenti.
La vie aventureuse d' Argenti mérite que je m'arrête un instant
pour en donner un aperçu.
Au moment de son arrestation, Argenti avait vingt-neuf ans. Il
était né à Viggiù, bourgade de l'arrondissement de Varèse (Lom-
bardie). Dès sa première jeunesse, il avait été au premier rang
parmi les ennemis de la domination autrichienne. Il s'était inscrit
parmi les carbonari de la Vente de Milan. Compromis 'àans les
événements de 1821, il s'était enfui en Piémont; mais ne se sentant
point en sûreté dans un pays où régnait Charles- Félix, il s'était
embarqué pour l'Espagne et avait fait, avec le grade d'officier, la
campagne de 1823 contre le duc d'Angoulème. Passé ensuite au
Mexique, où il était entré dans la Charbonnerie mexicaine, il avait
pris part à la révolution qui renversa l'empereur Iturbide. Après
l'établissement de la république au Mexique, Argenti était rentré
dans son pays. A Varèse, il s'éprit d'une jeune femme du peuple.
Le mari, pour se débarrasser de lui, le dénonça à la police, qui
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C&RISTlJiE TBIT0LZ40 DE BÉLGIOJOSO 651
somma Argenti de quitter la ville, liais Argenti éluda la surveil-
lance des gendarmes qui gardaient la maison de la femme qu'il
aimait et y pénétra. Informés de sa présence, les soldats voulurent
l'arrêter; mais Argenti s'enfuit par une fenêtre et courut toute
la nuit, poursuivi à travers champs par les gendarmes.
Acculé & un mur, il voulut le sauter d'un bond, filai lui en
prit. En tombant, il se brisa une jambe; mais il parvint encore à
échapper en se traînant dans un champ de blé, où il se cacha. La
nuit empêcha les gendarmes de continuer leur poursuite. Ils atten-
dirent longtemps, mais l'énergie d' Argenti lassa leur patience.
Malgré d'atroces souffrances, le jeune carbonaro eut assez de force
pour rester toute la journée caché dans le blé. Le soir, un robuste
paysan le rencontra, le chargea sur ses épaules et le transporta au
delà de la frontière suisse, peu éloignée de l'endroit où Argenti
gisait à terre. Là, dans le village d'Arto, un chirurgien soigna sa
pauvre jambe et la guérit. Il pouvait donc encore courir, et Argenti
n'était pas homme & ne pas profiter de sa guérison. Il voyagea de
nouveau à travers le monde. « J'ai trois fois dissipé mon bien,
disait- il plus tard, et trois fois je me suis relevé dans l'aisance. »
Il chercha et trouva du travail à Trieste, à Gênes, à Livourne. Les
villes maritimes avaient toujours ses préférences parce que, cons-
pirant sans cesse, il comptait se réfugier sur des navires anglais
ou américains le jour où il aurait la police à ses trousses. Or, à
cette époque, les navires de l'Angleterre et des Etats-Unis jouis-
saient du droit d'asile. 11 ne tarda pas & en profiter. 11 s'embarqua
pour le Nouveau Monde, passa au Brésil, où il fit un peu tous les
métiers. Un jour, réduit à la misère, il ne dédaigna point de
tondre les chiens. A la nouvelle des journées de Juillet 1830, il
partit pour Paris. Là, il se mit d'accord avec une domaine de
compatriotes exilés comme lui. 11 organisa une descente en Italie.
Il voulait à tout prix que son pays suivit l'exemple de la France.
Peu de temps après, Argenti s'embarquait à Marseille avec ses
compagnons*
L'expédition échoua dès le premier jour. A peine débarqués en
Toscane, les flibustiers furent immédiatement arrêtés. Argenti fut
livré par le gouvernement toscan à la police de l'Autriche, et le
voilà, dans les prisons de Milan, soumis à de longs interroga-
toires devant IL Zajotti, juge instructeur, chargé des procès poli-
tiques.
« U faut savoir, dit l'historien de la princesse Belgiojoso,
qu' Argenti se faisait passer pour consul du Brésil à Livourne. Il
ne manquait même point de gens qui croyaient qu'il Fêtait réelle-
ment; mais le gouvernement toscan ne. voulut jamais le recon-
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6S2 UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
naître1, et Argenti attribuait ce refus à M. de Metternich. De là,
une haine violente contre le chancelier autrichien. Cette haine le
poussa à proposer aux carbonari d'assassiner le chancelier. Argenti
se chargeait de l'affaire. Mais ce ne fut point Doria, comme il s'en
vantait dans ses lettres à Metternich et devant les juges de Milan,
mais bien le marquis de Passano qui s'opposa à l'abominable
proposition d' Argenti. Cette assemblée de conjurés avait eu lieu,
au cours d'une nuit, à bord d'un navire américain, dans le port
de Gènes. Etrange réunion que celle de ces conspirateurs par-
lant à voix basse au fond de la cale d'un navire!... Et ils ne se
doutaient pas qu'un Judas (Doria) était parmi eux2... »
Jean Albinola, l'autre révolutionnaire dont il est question dans
la note de Torresani citée plus haut, fut à son tour arrêté.
Il était né à Viggiù, comme son ami, et jeune comme lui. Les deux
sectaires furent enfermés dans les prisons de Porta-Nuova, à
Milan. La police autrichienne était heureuse d'avoir entre les
mains des personnages aussi dangereux et elle comptait bien leur
arracher les secrets de la secte mazzinieane.
Torresani fit un rapport à M. de Metternich sur cette affaire, et
le chancelier chargea M. le comte Sedlnitzki, ministre de la police
à Vienne, de transmettre à la police de Milan une lettre qu'il avait
reçue au mois de décembre 1830, du marquis de San Colombano
(Doria).
Dans cette lettre, Doria racontait à M. de Metternich qu'au sein
d'une Vente de carbonari qui avait eu lieu secrètement, au mois
d'août 1830, à Gènes, Argenti s'était chargé d'assassiner le chan-
celier d'Autriche. Il ajoutait que la proposition d' Argenti avait été
repoussée par l'assemblée des conspirateurs parce que lui, Doria,
s'y était opposé.
« Félix Argenti, consul général du Brésil àLivourne, disait Doria,
s'est offert de tuer Votre Altesse, si on le lui permettait. Les car-
bonari sont armés d'un fusil et d'un stylet. Ils portent deux paquets
de cartouches et doivent avoir 16 francs en poche. Les carbonari
doivent se tenir prêts à agir au premier signe de leurs supérieurs.
Ils sont responsables vis-à-vis d'eux de l'exécution des ordres! qu'ils
reçoivent. En désobéissant, ils risquent la vie. »
A peine eut-il lu la lettre de Doria, le chef de la police de Milan,
Torresani s'écria : « Voilà notre homme 1 » Il écrivit aussitôt à
Vienne en demandant à Metternich de faire signer par l'Empereur
un décret assurant l'impunité à Doria et l'exemptant de toute con-
1 Argenti avait habité Livourne après son séjour au Brésil et avant la
révolution de Juillet.
2 Voy. Gantù, Cronistoria9 t. II, ire partie, p. 287.
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■^
CHRISTINE TRIVULZIO DE BEL610J0SO 633
frontation avee les personnes qu'il dénoncerait au juge instructeur.
Le décret fut immédiatement accordé et Torresani s'empressa de
faire venir Doria à Milan.
« lia veuue ici, à Milan (racontait Doria au cours d'un interro-
gatoire devant le tribunal de cette ville), a été causée par la
communication qu'on m'a faite d'un décret de Sa Majesté l'empe-
reur. J'ai été escorté par deux gendarmes jusqu'à la frontière
austro- sarde; et de là je suis arrivé librement à Milan avec l'inten-
tion de faire connaître que je suis un homme d'honneur (?) et de
coopérer, autant que je le puis, à dévoiler les machinations per-
fides qui menacent tous les gouvernements légitimes. »
En arrivant à Milan, Doria prit une première précaution pour
échapper au poignard des amis qu'il trahissait. Il changea de
nom. Continuant à être Doria pour la police et les magis-
trats, en ville il ne s'appela plus que qu'Etienne de Gregorio.
Nous verrons plus loin que cette précaution fut inutile et que les
mazziniens ne tardèrent pas à être au courant de ses dénonciations.
Doria passait chaque jour de longues heures devant Zajotti
et les autres magistrats qui instruisaient le procès contre la
Giovane Italia et la franc-maçonnerie. Les procès -verbaux de ses
interrogatoires remplissent des volumes. Il dénonce des Italiens et
des Espagnols, fait arrêter nombre de persçnnes parmi lesquelles
des gens très haut placés, et entre autres le marquis Camille d'Àdda
Salvaterra. Heureusement, la loi autrichienne n'admettait pas qu'on
condamnât un accusé de crime politique si celui-ci n'avouait pas.
C'est ainsi que d'Àdda échappa au gibet.
Je laisse de côté de curieux détails touchant ces dénoncia-
tions de Doria et les personnes qu'il accusa, pour ne m'occuper
que de la princesse Belgiojoso.
« Pendant deux journées entières, dit son historien, le misé-
rable parla de la princesse devant le tribunal.
Il déclare « avoir connu la princesse dans le foyer des rebelles :
à Gênes. Le marquis de Passano de Gênes, grand maître de la char-
bonnerie, lui a dit que la jeune dame lombarde était une jardi-
nière distinguée et que, s'il désirait en faire la connaissance, il
n'avait qu'à aller un soir à la promenade de l'Àcquasola1.
« Les jardinières étaient divisées en deux catégories spéciales,
différant par l'élévation du grade dont elles étaient revêtues : les
apprenties et les maîtresses. La secte se servait des jardinières
« pour séduire (ce sont les propres expressions du délateur) des
« employés du gouvernement et des personnages. » Elles se
* La promenade préférée des Génois.
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- ^
• M
€34 ' UHI PB1KGISSE BÉYOLOTIOIIIIÀIRE
servaient des mêmes gestes que les conspirateurs, des mêmes
mots et des mêmes signes pour se reconnaître.
« Un soir, à la promenade de l'Acquasola, la très belle prin-
cesse se promenait sous le bras du marquis de Passano qui lui
présenta aussitôt Doria; et, à partir de ce moment, la princesse
et Doria devinrent amis. Elle croyait avoir trouvé un frère parta-
geant sa foi dans la rédemption de l'Italie 1...
« L'Acquasola était précisément le lieu de réunion des conspi-
rateurs. Lorsque la promenade du soir était finie1, ils y allaient»
divisés par petits groupes pour ne pas éveiller de soupçons. Celui
qui devait faire une communication serrait fortement dans sa main
droite une canne munie d'un poignard, et, passant devant tous ses
confrères, il faisait à chacun, avec sa canne, un signe convenu
d'avance. Il montait ensuite sur un des coteaux de l'Acquasola; et,
peu à peu, les petits groupes y montaient aussi les uns après les
autres. Alors, il allait au-devant de chaque groupe, communiquant
en peu de mots ce qu'il devait dire. Aujourd'hui, c'était l'arrivée
de quelque personnage suspect; demain c'était pour avertir qu'on
courrait quelque grave danger, etc.
« Dans ses conversations avec le marquis Doria, la princesse Bel*
giojoso, pleine de confiance en Doria, ne lui cacha point qu'elle avait
dépensé beaucoup d'argent pour la cause italienne. Elle ajouta que,
« même sous ce rapport, l'esprit de ses bons et chers cousins mila-
nais (les Belgiojoso) était excellent » ; car ils donnaient de fortes
sommes pour la cause commune. La princesse dit encore (toujours
d'après les révélations de Doria) que, en Lombardie, les filets de
la conspiration s'étendaient chaque jour davantage; qu'il y avait,
en Lombardie un grand nombre de jardinières et beaucoup de
jardins formels. Neuf jardinières constituaient un jardin formel,
et tous les jardins formels constituaient r avant-garde d'une armée
occulte de femmes.
« Les lecteurs savent que Doria a révélé, dans une lettre au
prince de Metternich, que Félix Argenti voulait l'assassiner. Eb
bien, Doria, dans ses dénonciations devant les juges de Milan,
tendait à insinuer le soupçon que la princesse était la complice
d'Argenti, en racontant qu'il croyait qu'ils avaient fait ensemble le
voyage de Gênes à Livourne... »
C'était là un pur mensonge, mais Doria s'en servait pour grandir
l'importance du service qu'il rendait à la police autrichienne.
Pour prouver que son amitié avec la princesse Belgiojoso était
très intime, Doria ajoutait ceci :
4 C'est-à-dire lorsque la foule avait quitté l'Acquasola.
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CHRISTINE TRIVULZK) DE BELG10J0S0 635
« La princesse a dîné plusieurs fois avec moi, en compagnie de
Passano, et cela dans ma propre maison. De même, en partant de
Gènes, afin de garder l'un de l'autre un excellent souvenir, elle
m'a donné un cordon de petites marguerites garnies en or et un
couvert en vermeil, et moi je lui ai donné mon portrait encadré
dans un médaillon en or. »
Dans la longue dénonciation de Doria contre la princesse Belgio-
joso, ses parents et ses amis, se trouve aussi ce passage :
« Dans mes familiers rapports avec la princesse, j'ai pu recon-
naître qu'elle était maîtresse jardinière et qu'elle avait, à Milan,
beaucoup d'amies qui étaient également jardinières et toutes aussi
fanatiques qu'elle-même pour la liberté italienne. La princesse
disait du bien aussi d'un grand nombre de ses amis, aussi sectaires
qu'elle, parmi lesquels elle faisait entendre qu'il y en avait un
dans l'entourage même de S. A. I. l'archiduc vice-roi *. Bien que
faible de santé (car elle m'avouait qu'elle était souvent fatiguée),
je dois la croire capable de se livrer à toute entreprise hardie,
parce que ses sentiments sont très résolus. »
Quelle foi faut-il prêter aux dénonciations de Doria? Il y a évi-
demment du vrai et du faux daçs ses dépositions devant les juges de
Milan. Le président Zajotti et ses collègues ne s'y trompèrent point.
Leurs recherches prouvèrent que si Doria avait dit la vérité lorsqu'il
avait révélé les secrets de l'organisation de la Giovane Italia et des
machinations mazziniennes, ainsi que la part importante que la
princesse Belgiojoso y avait prise, il avait, au contraire, menti
lorsqu'il avait affirmé que la secte avait des agents dans l'entou-
rage de l'archiduc Renier et que la princesse était la complice
d' Argent!.
Cependant la présence de Doria à Milan ne demeura pas long-
temps inconnue aux mazziniens. Grâce à leur vigilance, ils ne
tardèrent pas à savoir que le faux Gregorio était un sectaire
hypocrite qui livrait à la police les secrets de la Giovane Italia
et ruinait ses espérances.
Les nombreuses arrestations qui suivirent les dénonciations de
Doria avaient jeté l'alarme dans les conciliabules de la Giovane
Italia. Découvrir la cause de ces arrestations, le traître qui les
avait provoquées, le punir inexorablement, était, pour les sectaires,
le premier de leurs prétendus devoirs. Il était d'ailleurs conforme
au serment que Mazzini leur avait imposé. Dès lors, ils n'eurent
« L'archiduc Renier, vice-roi de Lombardîe.
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636 UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
pins qu'une pensée : déchirer le voile qui couvrait le délateur. Ils
savaient que ce devait être un gros bonnet de la secte, puisqu'il
avait mis la police sur une piste sûre, et qu'un simple apprenti ne
pouvait certainement pas connaître les chefs de la Giovane Italia,
ni faire mettre sous les verrous ceux qui étaient à la portée des
gendarmes. De là & connaître le rôle de Doria il n'y avait qu'un
pas. Doria, d'ailleurs, était trop haut placé parmi ses anciens
confrères pour pouvoir longtemps jouer le rôle de dénonciateur sous
un nom d'emprunt. Ses allées et venues journalières au tribunal
éveillèrent des soupçons. On finit par apprendre que le marquis
Doria se cachait sous le nom de Gregorio; qu'il habitait un petit
appartement dans la rue qui porte aujourd'hui le nom illustre
d'Alexandre Manzoni; qu'il n'avait à son service qu'une femme
d'une vie équivoque, Maria Bernardi, à laquelle il avait confié un
jeune enfant.
Dès qu'ils eurent ces précieux renseignements, les mazziniens
préparèrent un attentat contre le dénonciateur, mais le coup
manqua, et c'est la compagne du traître qui reçut le coup de
couteau.
Cependant, les mensonges de Doria contre la princesse de
Belgiojoso portaient leurs fruits. Le tribunal de Milan instruisit un
procès de haute trahison, non seulement contre la princesse, mais
aussi contre son mari et son beau-frère, Antoine de Belgiojoso. La
princesse était, en outre, accusée de complicité dans la tentative
manquée d'Argenti contre le prince de Metternich.
Interrogé par Zajotti, Argenti démentit les racontars de Doria. 11
reconnut bien avoir rencontré la princesse de Belgiojoso sur le
navire qui l'amenait de Gènes à Livourne ; mais il nia formelle-
ment avoir jamais eu des rapports intimes ou même suivis avec
elle. Interrogé à son tour, Albinola fit les mêmes déclarations. En
présence de ces dénégations, le tribunal de Milan renonça &
l'accusation de complicité dans l'attentat projeté contre Metternich
et se rabattit sur la haute trahison, où le prince et la princesse
de Belgiojoso avaient pour compagnon leur frère Antoine»
Dès le mois de mai 1831, la police de Milan dénonçait au parquet
Emile et Antoine de Belgiojoso, affirmant qu'ils étaient « de prin-
cipes libéraux et intimement liés avec des personnages connus par
leur fanatisme. »
Quant au prince Emile de Belgiojoso, Doria n'en avait pas dit un
mot au cours de ses longs interrogatoires, par la raison bien simple
qu'il ne l'avait jamais vu. En effet, le mari de la princesse Christine,
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CHRISTINE TR1V0LZM) DE BILGIOJOSO 637
depuis qu'il s'était séparé de Mazzini, était allé à Paris; mais là,
s'il conspirait avec quelques exilés italiens, son principal souci
était de mener une vie joyeuse. Quelques agents secrets que la
police autrichienne avait mis à ses trousses avouaient, dans leurs
rapports, qu'Emile de Belgiojoso n'était pas un homme sérieux et
qu'il ne fallait plus voir en lui un conspirateur dangereux. Mazzini,
qui s'était fait de grandes illusions à son sujet, se plaignait de lui
et écrivait à un de ses amis : « En attendant, le prince de
Belgiojoso s'amuse à Paris I * »
En présence des aveux de la police, le tribunal de Milan renonça
à suivre immédiatement le procès intenté au prince Emile de Bel-
giojoso. Mais l'empereur François 1" intervint tout à coup et ordonna
que toute poursuite fût abandonnée. Il est probable que l'empereur,
plus sage que le parquet de Milan, comprit que son gouvernement
serait tombé dans le ridicule en s'obstinant à voir un homme
dangereux dans ce gentilhomme léger qui ne songeait qu'au plaisir
et pour lequel la politique n'était qu'une espèce de sport, un fruit
défendu auquel il ne touchait que pour obéir à la mode.
Si le prince Emile de Belgiojoso était un personnage fort peu
dangereux, un conspirateur de vaudeville, il n'en était pas de même
de son frère Antoine. Celui-ci avait pris une part active à la révo-
lution de Modène et de Bologne, en 1831. La police l'avait dénoncé
avec beaucoup de persévérance au tribunal de Milan. Torresani
écrit, dans sa note du 11 décembre 1831, qu'Antoine de Belgiojoso
a été arrêté à Turin au moment même où il y arrivait et bien qu'il
fût malade à la suite d'un long et fatigant voyage. Belgiojoso
venait de France, ce qui le rendait suspect au gouvernement sarde
qui savait que c'était là que Mazzini avait organisé sa criminelle
expédition de Savoie.
Torresani répond par un refus à la princesse de Belgiojoso mère
lui demandant un passeport pour aller à Turin soigner son fils
malade. Il se plaint de la faiblesse de la police piémontaise qui a
permis au détenu de voir Louis de Belgiojoso, un de ses frères. Il
avoue que de hautes protections couvrent les plus grands cou-
pables et s'en indigne.
« Je n'ignore pas, dit-il, qu'Antoine de Belgiojoso se loue du
traitement généreux dont il est l'objet de la part du gouvernement
royal de Turin, qui lui permet même d'avoir des entrevues avec
son frère Louis et d'écrire. J'ai déjà demandé pour qu'on mette un
terme à ces dangereuses (sic) concessions. Mais j'ignore si l'on
1 Lettres inédites de Mazzini, publiées par la Nuova Antologia de Rome,
livraison du 1er octobre 1901.
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638 UHC PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
pourra obtenir quelque chose, car les relations de cette grande
famille (les Belgiojoso) sont trop nombreuses et. trop répandues
dans la haute société. »
Torresani avait raison de se plaindre des hautes protections qui
couvraient le noble conspirateur. Au lieu de le livrer à l'Autriche,
le gouvernement de Charles-Albert lui donna un passeport pour
l'étranger, et l'empereur François I" approuva la conduite du
cabinet de Turin.
Quant à la princesse de Belgiojoso, son cas était plus grave. La
police avait la preuve manifeste qu'elle était affiliée & la secte de
la Giovane Italia, qu'elle y jouait même un rôle important, ce qui
suffisait pour la faire condamner. Les espions la poursuivaient de
leurs dénonciations. Outre ce que Doria avait dit d'elle, où, malgré
des mensonges et des exagérations, il y avait beaucoup de rensei-
gnements vrais, d'autres dénonciateurs signalaient au parquet de
Milan les méfaits de la princesse. Elle favorisait l'émigration des
sectaires poursuivis par la police et elle dépensait beaucoup d'argent
pour leur assurer l'impunité. Elle était même peu éclairée dans le
choix des personnes qui maniait son argent. Un nommé Pironti
auquel elle avait confié 10,000 francs s'était tout simplement appro-
prié cette somme. La princesse était accusée d'avoir pris comme
agent de ses entreprises politiques un étudiant piémontais, Iasanini,
violent sectaire, exilé de son pays à la suite de la part qu'il/ a
prise à la révolution de 1821 . Iasanini faisait un double métier. Il
était commis- voyageur d'une maison de soieries de Lyon et profi-
tait de ses voyages pour faire passer en Italie des brochures incen-
diaires (sic). Appelé devant le juge instructeur, le banquier Joseph
Harietti, de Milan, déclara, après avoir prêté serment, qu'il avait
été en correspondance avec Mme de Belgiojoso après sa fuite de
Milan au sujet de deux traites, l'une de 15,000, l'autre de
20,000 francs en faveur de Iasanini. Cet aveu confirmait pleine-
ment les dépositions des espions touchant les rapports de la prin-
cesse avec ce sectaire dangereux. Le tribunal était également
informé des largesses de la princesse envers tous ceux qui
travaillaient avec ardeur à préparer la ruine de la puissance autri-
chienne. Zajotti interrogea un certain nombre de ses com-
plices que la police avait arrêtés à la suite des dénonciations; de
Doria, mais les hommes comme les femmes nièrent fermement; toute
participation i un complot, ainsi que leur propre sécurité, aussi
bien que les engagements pris en entrant dans la Giovane Italia,
le leur prescrivait.
Malgré cette attitude résolue des complices de la princesse, les
Magistrats savaient à quoi s'en tenir sur le rôle qu'elle avait
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CHRISTINE TRIVULZIO DR BELG10JOSO 639
joué. Le 24 juillet 1833, le tribunal criminel de Milan déclarait
qu'il y avait la preuve que la princesse de Belgiojoso était cou*
pable de haute trahison, et il en ordonna l'arrestation. Le tribunal
prescrivait également qu'on soumit la princesse à de sévères interro-
gatoires pour l'obliger à avouer son, crime. Non? savons que M*' de
Belgiojoso était en lieu sûr. Mais le tribunal de Milan, en prenant ces
mesures, se préparait à prononcer contre la princesse une condamna-
tion par contumace. Heureusement pour elle, l'empereur d'Autriche
intervint encore une fois et empêcha les juges de porter leur arrêt.
François Ier, que les carbonari et les francs-maçons dépeignaient
sous les plus sombres couleurs, était un souverain débonnaire,
réprouvant souvent les excès de zèle de sa police. Il n'aimait pas
qu'on pourchassât les femmes et il déplorait les persécutions dont
quelques dames de Milan avaient été l'objet, lors des procès des
carbonari, en 1821. Pour sauver les apparences et ne pas donner
un démenti trop rude à la magistrature milanaise, l'empereur
déclara qu'il voulait examiner lui-même les actes des procès. Par
un décret du 31 janvier 1834, après avoir pris connaissance du
dossier, François Iir ordonnait de nouvelles recherches et voulait
qu'on se rendit bien compte si des sociétés secrètes entre femmes
sous le nom de Jardinières existaient réellement.
Il est clair qu'en invoquant un supplément d'instruction, l'empe-
reur ne cherchait qu'à enterrer le procès. Car, touchant les /ardr-
nières, les preuves étaient si nombreuses et si évidentes qu'il eût
été puéril d'en chercher d'autres. D'ailleurs, le peu d'empresse-
ment de François lw à prendre une résolution prouve ses véritables
intentions. Il attendit six mois avant de signer son décret pour
demander un supplément d'instruction, et il feignit d'ignorer que
les procès des carbonari depuis quelques années avaient prouvé
l'existence de cette secte de femmes au sujet de laquelle il mani-
festait des doutes invraisemblables. Décidément, Torresani avait
raison lorsqu'il se plaignait des hautes protections qui mettaient les
Belgiojoso hors des atteintes de la justice. Les juges de Milan,
obéissant aux volontés de l'empereur, s'occupèrent pendant quelque
temps encore de « Jardins » et de « Jardinières », puis, un beau
jour, ils classèrent le dossier de la princesse Belgiojoso. Si le procès
eût continué, elle ne pouvait qu'être condamnée, et, d'après la loi
autrichienne, le coupable de haute trahison devait être pendu !
Argenti et Albinola furent moins heureux. Ils ne pouvaient
compter, comme les Belgiojoso, sur de hautes protections. Leurs
procès furent menés avec la plus grande rigueur. Convaincus du
crime de haute trahison, ils furent condamnés à mort. Mais la clé-
mence impériale leur épargna la potence. Albinola avait fait, au
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640 UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
cours de ses interrogatoires, des révélations importantes touchant
la Giovane Italia, son organisation et ses secrets. On lui en tint
compte, et l'empereur réduisit sa peine à huit ans de réclusion au
Spielberg. Argenti eut le même sort» Plus tard, les deux conspira-
teurs furent exilés en Amérique.
Quant à la princesse Belgiojoso, elle demeurait à Hyères où elle
se trouvait dans la gène. L'argent qu'elle avait si largement donné
à Mazzini pour sa misérable expédition de Savoie avait considéra-
blement diminuée ses ressources. Ses revenus étant saisis par le
gouvernement autrichien, elle ne savait trop comment se tirer
d'affaire pour vivre convenablement à l'avenir. Son mari, — malgré
leur séparation, — lui offre alors une somme de 40,000 francs, en
s'inquiétant de sa santé. Elle le remercie cordialement, lui avouant
que sa bourse était à peu près vide et que sa santé laissait à
désirer, mais elle refuse les 40,000 francs, parce qu'elle ne veut
pas l'en priver, sachant qu'il a des dettes et estimant que, si elle
acceptait cet argent, elle mettrait son mari dans l'embarras.
Tout est étrange dans ce singulier ménage. Voilà, en effet, deux
époux légalement séparés tout en échangeant des lettres très affec-
tueuses et en multipliant les bons procédés réciproques I
Cependant, il fallait songer à l'avenir. La princesse Belgiojoso
s'ennuyait à Hyères. Les beautés de la nature provençale et l'azur
de la mer ne lui suffisaient pas. Elle avait besoin de vivre dans
une grande ville où elle pourrait satisfaire à l'aise son goût pour
la politique, la littérature, les beaux-arts, et où elle pourrait aussi
gagner sa vie au cas où les revenus de ses terres de Lombardie
continueraient à rester sous le séquestre. Elle quitta donc Hyères
pour venir s'installer à Paris, où nous allons la suivre.
Comte Joseph Grabinski.
La suite prochainement.
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«B3
ETUDES LITTÉRAIRES
LE DIVORCE DANS LE ROM ET AU THEATRE '
I
M. Paul Hervieu, dans son théâtre (la Loi de fhomme, les
Tenailles), MM. Paul et Victor Margueritte, timidement dans
Femmes nouvelles et hardiment dans les Deux Vies, à la tête d'un
parti assez important d'hommes de lettres, romanciers et auteurs
dramatiques, mènent une campagne fort active contre notre légis-
lation du divorce. Non point, comme on pourrait le croire, contre
le divorce lui-même, mais contre les restrictions de ses causes. Ils
réclament le divorce par consentement mutuel, et même le divorce
par la volonté d'un seul, que la loi Naquet a omis, et par là ils
prétendent restituer au mariage sa dignité et sa franchise. Le
mariage était, paraît-il, la prison perpétuelle : il va devenir, au
lieu d'une geôle, une demeure ensoleillée qui ne sera plus habitée
que par des époux heureux, rayonnants et fiers de pouvoir s'en
aller. Les enfants eux-mêmes, qui le croirait? vont bénéficier du
nouvel état de choses. Ces Messieurs nous préparent une société
enfin libérée, des unions enfin libres. Plus de ces affreux contrats
synallagmatiques où chacun se croyait tenu à un engagement.
Réjouissons-nous. Et pour mieux nous réjouir, voulez-vous entendre
une histoire?
Mae Henriette de Kergazon est courtisée par M. de Boisgommeux
qui, dans son enthousiasme passionné, jure de lui consacrer toute
son existence. Mais, désespéré, dit-il, par ses rigueurs, il va cher-
cher l'oubli dans un confortable château du Poitou. Un jour, il voit
arriver Henriette. Celle-ci, qui a obtenu de son mari, archéologue
distrait et peu impressionnable, la promesse du divorce, accourt
porter la bonne nouvelle à Boisgommeux. Maintenant ils sont libres
de s'aimer éternellement. Boisgommeux ,' qui croit à une visite de
4 Bibliographie : théâtre de Paul Hervieu : La Loi de fkomme, les Tenailles
(Lemerre, édit.). — Les Deux Vies, roman par Paul et Victor Margueritte
(Pion, édit). — Mariages riches, roman par Henry Fèvre (Fasquelle, édit.).
— Le Bilan du divorce, par Hugues Le Roux (Galmann-Lévy, édit.). — Le
C/iemin de Dumas, étude sur le théâtre de Paul Hervieu, par Etienne Bar-
feerot (Rousseau, édit.).
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642 ÉTUDES LITTÉRAIRES
deux ou trois jours, se «laisse aller à une joie débordante. Mais il
déchante quand elle déclare qu'elle ne s'en ira plus. « Qu'avez-
vous, mon ami? demande-t-elle devant sa mine déconfite. — C'est
un nouveau point de vue », répond-il, et il répète : « C'est un
nouveau point de vue... » Et il entreprend aussitôt de lui montrer la
fausseté de sa position, il l'invite à Ken peser tous les sacrifices
qu'elle lui fait. La jeune femme s'étonne, puis elle éclate : « Un
homme qui se traînait à mes pieds pour obtenir une heure de ma
vie!... Je lui apporte ma vie tout entière et il n'en veut pasl... »
Mais Boisgommeux ne démord pas de son explication : « C'est un
autre point de vue!... »
Vous avez reconnu, à cette scène d'un comique si fin et si juste,
la perle du théâtre de Meilhac et Halévy, la Petite Marquise.
L'excellent Boisgommeux qui aime en homme du monde (« j'en
appelle, dit-il, à toutes celles qui ont l'habitude des hommes du
monde! ») ne se soucie point des charges du mariage, et la pauvre
Henriette, enfin éclairée sur la passion des hommes du monde,
retournera chez son brave homme de mari, qui est distrait et luna-
tique, mais patient et doux.
Il raisonne admirablement, ce Boisgommeux. Il raisonne beau-
coup mieux que les héroïnes du théâtre de M. Paul Hervieu ou que
celle du dernier roman de MM. Paul et Victor Margueritte. II y a
deux points de vue, en effet : il y a celui de la passion et celui
du mariage, celui du plaisir et celui de la vie sociale, celui de
l'individu et celui de la famille. Boisgommeux, quand il doit
prendre parti, les distingue très nettement : c'est un coquin, mais
il a l'esprit français et il parle clair. Nos auteurs de romans et de
pièces de théâtre ne voient, eux, que le premier point de vue. Ils
négligent le second par une défaillance de raisonnement et se font
une figure de sociologues modernes quand, en réalité, ils rééditent
tout simplement Tes vieux sophismes romantiques.
Car nous assistons à une nouvelle levée de boucliers en faveur de
la divinisation de la passion et des droits de l'individu; la littérature
du dix-neuvième siècle nous a déjà offert un spectacle tout pareil.
Les armes sont changées, non le but de l'expédition. Nos Indiana
et nos Valentine parlent un langage moins emphatique; elles
exigent les mêmes lunes. Que voulaient ces âmes incomprises?
Quelles étaient leurs aspirations? Se réaliser, c'est-à-dire, pour
être franc, jouir malgré les tyrannies sociales contre la société
oppressive et hypocrite. La société dont nos auteurs font une
abstraction est malmenée dans leurs ouvrages comme le gendarme
dans Guignol. Que réclament nos héroïnes d'aujourd'hui? Vous
allez voir que c'est la même chose. On a beau les placer dans des
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LE DIVORCE DUCS LE ROMAR ET AU THEATRE 643
situations exceptionnellement avantageuses, les favoriser de toutes
manières dans leurs souffrances intimes afin de provoquer une pitié
facile et de séduire les cœurs sentimentaux. Leur égoîsme apparaît
malgré tant d'habileté. Et pourtant, Dieu sait s'il est commode
d'arranger une intrigue de roman ou de drame destinée à prouver
l'injustice d'une, loi dans tel cas déterminé. Cest là, pour un
écrivain, un jeu d'enfant, et si demain M. Hervieu ou MM. Margue-
ritte obtenaient dans le sens qu'ils indiquent un changement de
législation, rien ne serait plus aisé que d'en montrer les résultats
fâcheux sur tel ménage dont on organiserait l'existence selon les
besoins de la cause. Le choix des situations serait seulement
beaucoup plus considérable, parce que leur législation serait plus
mauvaise. Un fait ne prouve rien, s'il ne peut être généralisé. Ceux
qu'ils ont exploités n'ont pas ce caractère, je le démontrerai sans
peine. Si les romanciers et les auteurs dramatiques ont le droit
strict de combiner à leur gré une intrigue vraisemblable et des
caractères humains, nous leur opposons une fin de non-recevoir dès
qu'ils prétendent tirer une conclusion générale de prémisses qu'ils
ont posées, eux et non pas une loi de nécessité.
Ce fut toujours une erreur d'asservir l'art à un but pratique.
C'est d'abprd l'amoindrir, car le beau n'est pas l'utile. Et c'est
ensuite lui donner volontairement un caractère passager, à lui
qui a pour mission d'extraire de nos sentiments, de nos passions,
de notre vie, ce qu'ils peuvent contenir de permanent et de durable,
ce que chacun peut ressentir, ce par quoi les hommes se com-
prennent, se relient les uns aux autres, communient ensemble en
quelque sorte. Le but de l'art n'est pas un but pratique; il ne
saurait pas plus être le changement de tel article du code, comme
l'imaginent MM. Hervieu et Margueritte, que celui de la sculpture
n'est la reproduction de nos modes éphémères. Prenez le théâtre de
Dumas fils, et voyez comme il a vieilli pour cette cause. Traiter un
sujet d'une utilité aussi immédiate, c'est sacrifier l'avenir au profit
du présent, c'est se vouer au prompt oubli en cherchant le reten-
tissement des polémiques d'actualité.
De plus, en prétendant se substituer ou se joindre aux publi-
cistes et aux législateurs, ces artistes se trompent encore sur leur
apport sociaL Ils commettent une erreur d'observation. Impres-
sionnés par leur sensibilité, ils se laissent émouvoir par l'intérêt
d'un cas particulier, ils compatissent à une souffrance unique. Au
nom de cette souffrance unique, les voici qui s'insurgent contre la
contrainte de la toi. Et ils ne comprennent pas que le propre du
législateur est de faire œuvre de conservation sociale, de protection
sociale, et, pour cela, de considérer l'humanité moyenne et non pas
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644 ÉTUDES LITTÉRAIRES
telle ou telle individualité. Il n'y a pas, dans l'histoire du monde,
une seule législation qui n'ait lésé quelques intérêts particuliers.
Or nos romanciers découvrent des cas particuliers, s'en emparent,
les grossissent et triomphalement crient à la révolte. Ils ne servent
ainsi ni l'art, ni la société, ni eux-mêmes. Un Balzac, un Paul
Bourget ne commettent pas cette erreur d'optique. Quand ils font
de la critique sociale, ils décrivent l'état général de nos mœurs et
des conditions de notre existence, telles qu'elles découlent néces-
sairement de l'organisation de notre société. Ils se rendent bien
compte que le romancier ne doit pas s'en tenir à quelque petit
problème particulier et accidentel. M. Edouard Rod, dans Made-
moiselle Annette, M. René Bazin, dans la Terre qui meurt, l'ont
compris également ainsi.
Cette petite expédition de littérateurs en faveur de l'extension
du divorce n'offre donc pas de grands dangers pratiques. S'il y a
une mauvaise loi à voter, ils peuvent se reposer sur nos Assem-
blées. Mais elle indique un état d'esprit qu'il faut combattre. Cet
état d'esprit est proprement anarchique. On en petit relever des
traces dans combien de nos romans à la mode et de nos pièces à
succès! Il consiste à livrer à la famille de furieux assauts. Derrière
le mariage et les maris, c'est la famille qui est visée. Pauvres
maris! à la ville on les tue : souvenez-vous du drame d'Etretat. Sur
la scène, on les bafoue. Ce n'est pas nouveau : les romantiques, je
l'ai dit, défendaient pareillement les droits de la passion. Mais,
après leurs jeux de massacres, il y eut une trêve pendant laquelle
ces mêmes maris vilipendés furent traités avec égards; on leur
attribua quelques rôles généreux. L'armistice est expiré, et voici
qu'on les déchire avec un plaisir tout neuf.
Je m'en tiendrai aux tournois contre les chefs. M. Hervieu et
MM. Margueritte sollicitent la controverse. Il est juste de la leur
accorder et de négliger ceux qui les suivent avec moins de talent,
un Henry Bernstein qui, dans le Détour, caricature l'honorabilité
familiale et trouve moyen, par une surprise de notre émotion, de
rabaisser notre sentiment le plus sacré, qui est le respect filial :
quelle belle entreprise sociale vraiment ! un Henry Bauer qui, dans
Sa Maîtresse, nous présente le double tableau d'un mauvais ménage
et d'une bonne union libre, à la façon des auteurs de campagne où
les cadres vont par paires, et nous désarme par une ingénuité
dépourvue de fraîcheur. Puis, je rattacherai, comme ils le font eux-
mêmes, les thèses de leurs ouvrages à l'étude de notre législation
et, ce qu'ils font beaucoup moins, à celle de notre société. Enfin,
je considérerai leurs tendances à un point de vue plus général qui
est l'individualisme et ses dangers.
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LE DIVORCK DANS LE ROMAN ET AU TflEàTRB 645
II
Il a déjà été parlé ici même da théâtre de M. Paul Hervieu. Je
ne reviendrai pas sur l'écrivain dramatique, sur ses qualités, —
un art qui va droit au but, un style concis et net, — sur ses
défauts, — le peu d'humanité des personnages qui se présentent à
nous comme des théorèmes de géométrie. Je n'examinerai ses
œuvres que dans leur conception de l'amour, du minage, da
divorce et de la famille. Il ne sera question que des Tenailles et de
la Loi de lhomme% seules pièces qui nous intéressent dans ce
débat.
Dans chacune de ces pièces, l'auteur, pour démontrer sa thèse,
se sert de deux armes : le choix de l'intrigue et les réflexions géné-
rales que l'un ou l'autre des personnages est chargé de faire en
son nom. Ni l'intrigue, ni le3 réflexions, dans les Tenailles^ ne
servent efficacement sa cause.
Irène Fergan est malheureuse. Elle en veut à son mari de ce
qu'elle ne l'aime pas. Elle a de grandes aspirations de bonheur que
celui-ci ne satisfait point. Aussi veut-elle divorcer, car elle a
horreur de ces épouses médiocres qui sont toujours contentes de
leur sort, et M. Fergan est agaçant, principalement parce qu'il a
toujours raison, parce qu'il ne s'apitoie pas sur cette pauvre petite
femme incomprise, et parce qu'il lui refuse sa liberté. Surtout,
elle a revu un ami d'enfance, demi-savant et demi-explorateur,
Michel Davernier, qui tient dans le monde des propos exempts de
préjugés. M. Fergan ne voulant pas se rendre à d'aussi bonnes
raisons, — rassurez-vous, la dernière ne lui est pas donnée, —
Mmo Fergan parait se résigner à la continuation de la vie commune,
avec l'aide, on le devine, de Michel Davernier. Nous retrouvons,
dix ans plus tard, les deux époux retirés à la campagne, et il semble
que l'âge ait atténué leur incompatibilité d'humeur. Miis le conflit
renaît au sujet de leur fils que le père veut envoyer au collège, et
que la mère veut garder à la maison. Pour triompher dans cette
lutte, Irène ne craint pas de révéler à son mari qu'il n'est pas le
père de René. Ainsi elle gardera son fils pour elle seule. Fergan, à
son tour, veut divorcer. — Non, dit-elle, ma jeunesse est passée,
mes espérances sont abolies, mon avenir de femme est mort. Je me
refuse à changer le cours de ma vie. Je n'ai plus la volonté que de
rester, jusqu'à la fin, où je suis, comme j'y suis. — Fergan n'a
pour arme que son aveu qu'elle peut rétracter, et le dernier mot du
drame est celui-ci, que prononce Irène : a Nous sommes deux
malheureux. Au fond du malheur, il n'y a plus que des égaux. »
A quoi Fergan a répondu par avance en disant : « Vous êtes une
55 NOVBMBRI 1902. kl
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646 ÉTUDES UTÎÉRÀIRES
coupable et je suis un innocent. » Ainsi, par un mécanisme ingé-
nieux, M. Paul Hervieu croit avoir fait mouvoir devant nous ces
tenailles de la loi qui torturent tantôt la femme et tantôt le mari.
Tout d'abord, — et afin de flatter ses goûts féministes, — je lui
objecterai que ces tenailles ne tortureront le mari que s'il le veut
bien, et que le dénouement de sa pièce est arbitraire. Mme Fergan
a livré le terrible secret à son mari pour être seule admise à diriger
l'éducation de son fils. Or la loi, dans son titre de la puissance
paternelle, donne à M. Fergan le droit de diriger cette éducation.
Aux yeux de la loi, le petit René est son fils. Il héritera de la for-
tune que sa mère a volée pour lui, mais le père légal garde tous ses
droits Irène n'atteint aucunement son but. Et dès lors rien n'est
plus facile pour Fergan que d'obliger sa femme au divorce en la
menaçant d'exercer son pouvoir. Qu'on ne parle pas d'indélicatesse
ou de chantage : l'abominable conduite de sa femme l'autorise à
toutes les représailles. Que le fils d'Irène appartienne à elle seule,
soit, mais qu'elle s'en aille. A moins que Fergan, tout à coup
cornélien, ne consente au plus grand des sacrifices.
Le mari n'est donc pas une victime de la loi. La femme l'est-elle
davantage? Qu'est-ce qu'Irène exige de la loi? Elle exi^e de la loi
ce que la loi n'a pas à lui donner : son bonheur. Dépourvu des
ornements de la rhétorique, son raisonnement est celui-ci, que
Sarcey lui prêtait assez judicieusement : « Je suis née pour être
heureuse. Je veux être heureuse. Je n'aime pas mon mari; je le
quitterai; j'en aime un autre, je serai à lui. » (Test l'amour libre
qu'elle demande. Rien ne nous garantit d'ailleurs que, livrée à
Michel Davernier, elle ne s'en lasse un jour comme elle s'est lassée
de Fergan et ne réclame d'un troisième mari la satisfaction de son
cœur exalté. «Mais, ma pauvre chérie, lui dit sa soeur, un nouveau
mari, tu le prendrais en grippe à son tour, comme tu as pris
l'ancien, par ces causes indéfinies qui sont en toi. » Ainsi que lâche
de l'expliquer cette excellente Pauline Valenton, Irène e*t une
personne qui n'est pas tout le monde. Si la loi avait & tenir compte
des Irène, que deviendrions-nous, nous tous qui faisons partie de
la bonne humanité moyenne, celle qui travaille, celle qui gagne
son pain à la sueur de son front, celle qui s'entr'aide de son mieux
par les œuvres de charité et par celles de solidarité, celle qui mêle
de beaucoup de mal peut-être le bien qu'elle fait, mais discerne ce
bien comme son idéal et n'a pas la prétention de tirer de ses souf-
frances individuelles une calamité publique, et d'un mal accidentel
une législation? Pour mieux réponlre à ce qu'on est convenu
d'appeler dea aspirations de femmes incomprises, il faudrait qu'une
loi bouleversât tant de ménages qui marchent à peu près comme
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LE DIVORCE DÀKS U BOtfàN M AU THÉÂTRE 647j
toutes les choses humaines, eu ouvrant la porte à un torrent
d'égoïsme. Quand dont entendrons- nous Mme Ferg^n parier de ses
devoirs? Comme toutes les révoltées» elle a la bouche pleine de ses,
droits, mais, de ses obligations, elle ne s'embarrasse point :
s'inquiète-t-elle du bonheur de son mari? songe t-elle à augmenter
ce bonheur? et, dans sa vie oisive de femme sans enfant, envisage-
t-elle la possibilité de remplir son rôle social par la charité, par la
bonté, par un peu de sacrifice? Non, elle réclame son bonheur, à
elle, sans voir qu'elle est elle-même la cause de son impossibilité.
A lire ces ouvrages modernes, on croirait vraiment que chacun de
nous entre dans la vie pour y éprouver un maximum de jouis-
sances. S'il ne l'obtient pas, il est d^çu, et il invective, avec l'inso-
lence d'un créancier, la société et la loi qui l'ont trompé. Est-ce
dans l'expérience, est-ce dans l'observation de la vie que nos
auteurs ont puisé cette dangereuse utopie? Et quelle singulière '
conception se font-ils de la loi, en exigeant qu'elle assure et protège
chaque bonheur individuel? Ainsi, la personne d'Irène Fergan est
totalement dépourvue d'intérêt, et ce n'est sûrement pas à cause
d'elle que le divorce par la volonté d'un seul mérite de retenir notre
attention.
A côté de l'intrigue, il y a les réflexions. Elles ne tiennent pas un
compte plus rigoureux de l'expérience sociale. Ecoutez Michel Da-
vernier, qui s'autorise de lointains voyages pour rajeunir d'anciens,
paradoxes. « Ohl pour moi, dit-il, se marier, naître et mourir, cela
me parait composer les trois grandes solennités de l'existence. Je
leur attribue une égale importance, je les envisage avec le même
esprit. On ne s'occupe pas de naître, on meurt involontairement,
quand il le faut. Ainsi donc, j'imagine que le mariage doit s'accom-
plir sans que l'on s'en soit plus mè'ê que de sa propre naissance,
sans qu'on l'ait plus préparé que sa mort... » Ce Davenaier confond
deux choses distinctes : l'instinct de la nature, qui exige impérieu-
sement la conservation de la race, la continuation de l'espèce, et,
dans ce but, la subordination de l'individu à la famille, et l'acte de
notre volonté libre de choisir les conditions les plus favorables &
cette propagation de l'être. Car si nous n'avons pas à nous occuper
de noire propre naissance, d'autres naissances dépendent de nous.
Davernier ajoute encore : « La nature veille pourtant à nous rendre,
malgré nous, amoureux d'un être à l'exclusion de tous les autres
êtres. Et ce sentiment est aussi arbitraire, aussi indéfinissable,
que la loi qui nous fait d'abord ouvrir les yeux et, plus tard, les
fermer à. la lumière. » A son avis, les mariages faits contre cette loi
sont tôt ou tard rompus et renoués autrement par la nature qui
prend sa revanche. «Le mariage, c'est l'amour!... auquel de ver-
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618 ÊTUDIS LITÏÉBA1RES
tueux usages ont noblement fait d'ajouter la mairie et l'église. Dans
votre système, il ne serait pins que l'action sérieuse de signer un
contrat consHérable. Je veux bien voir, dans ce genre d'engage-
ment, le plus notable des actes bourgeois; je lui dénie le carac-
tère, la beauté fatale d'être un des trois grands actes humains. »
Vou9 reconnaissez le sophisme romantique; dès les premiers mots
vous avez compris qu'il allait s'épanouir. C'est la fatalité de l'amour.
Toutes les conséquences de la passion sont légitimes : n'est-elle
pas une force naturelle? George Sand serait ravie : cependant elle
n'avait pas imaginé de faire sanctionner par une loi la beauté fatale
de l'amour; elle se contentait de prétendre à vivre en marge de la
société.
Il y a une part de vérité dans les paroles de Davernier. La loi ne
crée pas le mariage, elle le reconnaît et le protège. « Le mariage,
définissait Portalis, est la société de l'homme et de la femme, qui
s'unissent pour perpétuer leur espèce, pour s'aider, par des secours
mutuels, à porter le poids de la vie, et pour partager leur com-
mune destinée. » Son but est double : la conservation de la race
humaine, et cette communauté indivisible d'existence qui fait
l'honneur et la moralité de l'union conjugale. Son origine n'est
point dans la volonté du législateur, mais dans la volonté définitive
des parties. C'est de cette volonté que l'Eglise a fait un sacrement.
III
Les Tenailles furent représentées au Théâtre-Français en 1895.
La Loi de l'homme date de 1897. Ce nouveau drame est à la fois
plus habile et plus attrayant. M. Hervieu a su mieux combiner
cette fois la trappe où il veut nous faire trébucher et d'où il nous
défie de sortir. Laure de Raguais est trahie par son mari qui est
l'amant de Mme d'Orcieu. Elle a surpris leur liaison, mais ne peut
la faire constater officiellement, l'adultère du mari hors du domi-
cile conjugal ne constituant pas un délit, d'après le Code, et
n'autorisant pas l'intervention de la justice. Première injustice de
la loi : pourquoi cette différence de traitement entre l'adultère du
mari et celui de la femme? Il est facile de répondre qu'ils n'ont
pas les mêmes conséquences sociales et que le législateur envisage
ces conséquences pluiôt que la moralité absolue.
M. et M** de Raguais se séparent à l'amiable. Elle a la garde
de sa fille Isabelle, sous réserve de la laisser un mois par an à son
mari. Ce H. de Raguais nous est présenté au premier acte comme
un type de séducteur et qui n'est pas insensible aux charmes de
sa femme. Celle ci estime que toute lutte est contraire à sa dignité :
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LK DIVORCE DANS LE ROMAN ET AU THEATRE 649
c'est son droit. Néanmoins, l'Eglise noos apprend que la femme
fidèle sanctifie le mari infidèle. Dans un de ses derniers romans,
t Heureux ménage, Bl. Marcel Prévost nous peignait une femme
délaissée qui, par sa patience et son amour, parvenait & reconquérir
nn mari plus difficile que M. de Raguais, et retrouvait un bonheur
d'arrière-saison.
Isabelle atteint ses dix- sept ans. Pendant ses séjours annuels
chez son père, elle s'est éprise du jeune André d'Orcieu, qui la
demande en mariage. André est le fils de cette BIme d'Orcien qui
est demeurée l'intime amie de M. de Raguais. Lorsque la jeune
fille confie son secret k sa mère, celle-ci s'oppose à ce mariage.
Elle oublie que son consentement n'est pas nécessaire. Là, encore,
la loi est contre elle. Lorsque les père et mère ne s'entendent pas
sur l'opportunité du mariage de leur enfant, le consentement du
père suffit. M. de Raguais, remis en sa présence, le lui rappelle.
Elle révèle la vérité à Isabelle, et Isabelle, un instant, se rend à
ses raisons, filais il lui suffit de revoir André pour laisser triompher
son jeune amour. Ainsi abandonnée de tous, affolée, la malheu-
reuse mère éclaire sur la tragique situation fil. d'Orcieu. Cette
fois, c'est le salut, le salut au prix d'un crime. Elle est bien
certaine enfin que ce mariage abominable ne se fera pas. Erreur.
Après quelques cris de colère, M. d'Orcieu ne songe plus qu'à sa
réputation et au bonheur de son fils également compromis, et,
pour consolider l'un et l'autre, il oblige fil. de Raguais à réprendre
sa femme comme un objet perdu et pour l'instant nécessaire.
M"* de Raguais est terriblement punie. Je ne crains pas de dire
qu'elle le mérite. Pendant sa longue retraite, elle a dû mieux
comprendre la vie, mieux envisager ses responsabilités, viriliser
son caractère, quand ce ne serait que pour mieux élever sa fille
dont elle a seule assumé la direction. Elle sort de cette retraite
en des circonstances qui sollicitent toute son énergie, toute sa
présence d'esprit, et nous la découvrons avec surprise livrée à
ses nerfs, aussi faible qu'un enfant en colère, sans influence et
sans autorité sur sa fille, En vérité, elle justifie pleinement le Gode
qui, dans la société conjugale, attribue le second rang à la femme.
Elle livre un secret, qui n'est pas le sien, à sa fille, premièrement,
et ensuite à fil. d'Orcieu, qui en peut tirer une vengeance tragique.
Celui-ci, plus sensible à sa considération, dénoue le drame d'une
façon quasi-comique; mais, enfin, il pouvait le dénouer par la mort
de sa femme, par celle de fil. de Raguais. film* de Raguais, dans ces
conditions, eût-elle reconquis sa fille? Comment n'a-t-ellé pas envi-
sagé ces éventualités? Elle ne réfléchit pas, direz-vous : abandonnée
de tous, c'est une malheureuse qui ne sait plus se gouverner. C'est
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m ÉTUDES UTTÉBAIHES
précisément ce que je lui reproche. Elle jette tout le monde dans
un précipice sans en sortir elle-même. Devait* elle s'incliner devant
la volonté de son indigne mari, et accorder un consentement
d'ailleurs inutile? Certainement non. Son devoir était de se retirer
en avertissant «a fille qu'elle n'accorderait jamais ce consentement.
Partagée entre son amour et son devoir, — car il est impossible
que la jeune fille ne se soit pas rendu compte que sa mère ne
pouvait avoir de tort envers son père et qu'elle n'ait pas attribué
secrètement à celui-ci les causes de la séparation, et il est, en
outre, impossible qu'elle n'ait pas donné à sa mère ses préférences
et subi davantage son ascendant, — Isabelle se serait décidée
sans doute à attendre. M. Paul Hervieu, dans la Course du
flambeau, a érigé en dogme l'ingratitude des enfants; il n'a pas
confiance dans leur tendresse filiale. Ignore-t-il donc la sainte et
douce amitié qui unit si souvent la fille à la mère et qui, dans
notre cas, devait tout spécialement les unir, à cause même de
leur solitude et de leur abandon? Isabelle eût-elle voulu passer
outre : la jurisprudence eiige encore qu'il soit fût mention du
refus du consentement de la mère. Ordinairement, on lui adresse
un acte respectueux. Peut-être une jeune fille de dix-sept ans
eût- elle reculé devant cette obligation. Son père, à moins d'être
un gredin, ne l'eût pas encouragée, l'eût détournée tardivement
de son projet. C'est mal débuter dans la vie conjugale que d'y
entrer contre le gré d'une mère qui a supporté seule la charge de
votre éducation.
— Vous brbez, objecte-t-on, l'amour d'Isabelle et d'André. —
Vous permettrez que je ne m'afflige pas outre mesure du chagrin
de ces jeunes gens. L'une a dix-sept ans, l'autre vingt-trois. Us
se consoleront, n'en ayons point souci. Cette douleur vaillamment
supportée trempera mieux leurs âmes. — Et si André soupçonne
la vérité? Vous l'exposez à mépriser sa mère. — Ceci ne regarde
point Mme de Raguais. A Mme d'Orcieu à s'assurer de l'estime de
son fils et premièrement & la mériter. — Et M. d'Orcieu? — Il n'y
a guère à craindre que celui-là découvre quoi que ce soit. Il
accusera l'univers entier plutôt que sa femme. — Enfin, si les
deux jeunes gens continuent malgré tous les obstacles à s'aimer,
ont rencontré cet unique amour hors duquel on ne peut imaginer
le bonheur? — Ce serait exceptionnel, et il n'est guère de raison
dans l'exception. 11 faudrait alors laisser faire le temps, qui est
galant homme. Peut-être exigerait-il ce dernier sacrifice de M"6 de
Raguais : le chagrin persistant de sa fille la conduirait à accepter
une situation sans autre issue.
Car Mme de Raguais se trompe encore dans son appréciation des
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LE DIVORCE DANS LE ROMAN ET AU THÉÂTRE 651
droits des parents., a Une loi, dit-elle à son mari, une loi qui nous
vient du fond de la barbarie, a prononcé à travers les siècles,
comme une mauvaise fée, que la fille à laquelle je donnerais un
jour la vie, ne serait pas du tout à moi!... que cette fille- là serait
uniquement à vous, à vous qui, pour que je la crée tout entière
par des mois de pieux recueillement et des heures de torture,
n'avez eu qu'à m'en jeter la tâche... » Non, sa fille n'est pas à
elle, elle n'est pas davantage au père. Le père et la mère ont
envers l'enfant des devoirs naturels; à son tour, l'enfant a des
devoirs naturels envers eux. Ce sont ces devoirs naturels qui
enragent les féministes et font écrire à III. Hervieu des phrases
comme celle-ci : « Une moitié de l'humanité traite l'autre en race
conquise », ce qui veut dire tout simplement que l'homme est le
chef de la communauté, qu'il travaille pour assurer la subsistance
de la famille, qu'il administre les biens venus de son épargne ou
du travail d'autres hommes qui l'ont précédé, qu'il protège cette
famille et la dirige, tandis que la femme, retenue au foyer par son
état physique et par ses enfants, occupe la place même que la
nature lui a assignée.
IV
Ainsi les cas de M. Hervieu ne prouvent rien et les infortunes
dont il offre l'histoire à notre pitié ne sauraient constituer un
réquisitoire contre la loi.
Si l'aventure des Deux Vies que viennent de publier MM. Paul
et Victor Margueritte ne prétendait contenir une thèse, et de
i'avant-propos à la dernière page ne rappelait sans cesse qu'il
s'agit bien d'une thèse, je compatirais sans effort aux malheurs de
leur héruïae, M"0 Francine Le Hagre. Mais ils prennent le soin
minutieux de dissiper notre attendrissement par leurs considéra-
tions générales et par le procès qu'ils font à la société. Qu'attendre
de raisonnable au point de vue social de romanciers qui prennent
pour épigraphe cette parole de Flaubert, généralement mieux
inspiré : « La justice humaine est, pour moi, ce qu'il y a de plus
bouffon au monde; un homme en jugeant un autre est un spec-
tacle qui me ferait crever de rire, s'il ne me faisait pitié. » Gustave
Flaubert, Tolstoï, MM. Mtrgueritte conçoivent sans doute une
société régulièrement organisée sans la justice, la famille, la pro-
priété et le respect des contrats. Ils ont puisé cette opinion dans
l'histoire, dans l'expérience, dans l'observation. Ils ont trouvé la
preuve de la bonté de l'homme et de l'inutilité de la répression, de
sa constante loyauté dans ses engagements qu'il est vain de lui
rappeler. Reconnaissez-vous le3 théories du plus grand empoison-
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652 ÉTUDES LITTERAIRES
neur social, Jean-Jacques Rousseau? De ce que la justice est
souvent mal rendue, il faut conclure à sa suppression? Un homme
raisonnable estimerait qu'il suffit de mieux choisir les juges, de
leur donner plus d'indépendance, de réclamer d'eux plus d'hono-
rabilité et de capacité; mais nous ne rencontrons plus d'hommes
raisonnables, ou du moins ils ne sont plus écoutés.
Francine Favié, fille d'une mère vertueuse et d'un père débauché,
a donné sa main à M. Le Hagre. Ce M. Le Hagre ne jouissait pas
d'une bonne réputation et Mme Favié s'opposait à ce mariage. Mais
la jeune fille a passé outre. Voili déjà qui me rassure. Francine ne
sera pas étrangère à son malheur. Elle a commis une faute initiale.
Dans la plupart des mariages qii tournent mal, il y a ainsi une
faute initiale. Il est bien rare qu'on puisse prédire l'avenir de
deux jeunes mariés, et c'est pour cette cause que nos pères avaient
inventé ce joli mot dénaturé depuis : mariage de convenances.
Mariage de convenances, cela signifiait parité d'éJucation, de
famille, accord d'âge, de fortune, de situation. Le mariage de
convenances n'excluait point l'amour et préparait d'avance ce qui
suit l'amour, l'affection durable, l'entente dès caractères, car
l'amour n'est pas éternel, et c'est encore une des manies de nos
sophistes modernes de combler toute la vie humaine avec l'amour,
d'exiger sa perpétuité, sa continuité, son exaltation permanente.
Passion vient de pâtir et contient presque le verbe Passer. Elle
détruit plutôt qu'elle ne crée. Or, il s'agit ici de ce qui crée la
famille et la fait durer.
La faute de Mne Le Hagre, si cruellement punie, ne sera pas
stérile si nous en tirons une réflexion morale. Ce sont nos mœurs
qu'il faut changer plus encore que nos lois contraires à la famille.
Quand MM. Margueritte nous disent : — Voyez avec quelle légèreté
Ton se marie aujourd'hui ! Voyez ce que l'on cherche dans l'union
conjugale : c'est la fortune, c'est la considération, ce sont des
relations, ce sont des satisfactions de cupidité ou de vanité I —
nous nous empressons de nous joindre à eux pour déplorer cet
état de choses qui est lamentable. Dernièrement, M. Henry Févre
publiait un roman, Mariages riches, qui est la sombre peinture du
mariage tel qu'il se pratique dans notre société riche et oisive» Se
marier dans ces conditions, c'est aller au-devant de l'infortune.
-Mais je prétenls qu'en facilitant le divorce, on souillera davantage
encore les mobiles du mariage. Je reviendrai tout à l'heure sur ce
point. Il ne suffit jamais de déplorer un mal; il faut de suite songer
â le supprimer ou tout au moins à l'atténuer. Une éducation plus
sérieuse, plus forte, plus conforme à ce que la vie réclame d'elles
ne peut-elle être donnée aux jeunes filles? Ne peuvent-elles être
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LE DIVORCE DAKS LE ROMAN ET AU THEATRE 653
mieux inspirées dans leur choix, après que leurs parents eux-mêmes
ont déjà préparé ce choix? Et, par exemple, ne peuvent-elles par-
venir à comprendre la sauvegarde qu'apporte dans un ménage le
travail du mari? Elles épousent des maris oisifs, dont toute l'exis-
tence s'écoule en des futilités ou parmi les tentations, et s'étonnent
de leur conduite mauvaise. Quand l'ouvrier rentre#de son travail,
quand le paysan revient des champs, quand l'avocat rentre du
Palais, quand le médecin revient de sa tournée de malades, ils
retrouvent avec joie la paix du foyer et le sourire de leur femme.
Ils aspirent au repos. Il y a dans le travail un grand élément de
moralité, et la sagesse des nations nous apprend que l'oisiveté est
la mère de tous les vices.
Al. Le Hagre est un parfait goujat. Nous le voyons au cours du
livre, à la fois ou tour à tour, ignoble, couard, coureur de filles,
avare, etc. C'est beaucoup pour un seul homme. Ce pauvre mari
est par trop chargé; il en est invraisemblable et paraît un peu trop
destiné à fournir aux erreurs de Mmo Le Hagre l'excuse nécessaire.
Elle le surprend en conversation criminelle avec la bonne alle-
mande de sa fille, et elle abandonne aussitôt, avec la petite, sa
maison souillée pour se réfugier chez sa mère, Mme Favié. Je
néglige cette Mm* Favié, et l'amour magnifique qu'elle inspire à
un jouvenceau, de vingt ans plus jeune qu'elle, je les néglige
parce qu'ils n'ont rien à démêler dans notre discussion et aussi
parce que leur disproportion d'âge les rend plus agaçants que
pitoyables. Alors commence la comédie du divorce. Le tribunal de
la Seine est allé jusqu'à prononcer en une seule audience 159,
242, 294 divorces1. Mme Le Hagre ne figura point parmi ces
favorisés. Elle ne peut obtenir la rupture de son mariage : on lui
oppose une prétendue scène de réconciliation. Elle devra réintégrer
le domicile conjugal avec sa fille. Et pourquoi M. Le Hagre s'est-il
opposé avec tant de férocité à la libération de sa femme? L'aime-
t-il? Eprouve- 1- il quelque repentir? Est-ce par affection paternelle?
Ce serait mal le connaître que de lui prêter un sentiment humain.
Non, il ne se soucie ni de la mère, ni de la fille : il veut simplement
conserver l'administration de la fortune de Mmt Le Hagre. Déses-
pérée, celle ci, plutôt que d'accepter cette situation intolérable,
s'enfuit à l'étranger, emmenant la petite Josette. Seulement, elle ne
part pas toute seule, elle est accompagnée d'un M. Eparvié, explo-
rateur en congé, déjà mûr, mais fort épris, qui sera son protecteur,
disons son mari naturel. Elle n'a pu trouver le bonheur ni dans
notre pays, ni dans notre société régulière; sans doute elle le ren-
contrera sous d'autres cieux et hors de l'atteinte des lois.
1 Voy. Réforme sociale du 16 juillet 1901.
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651 ÉTUDES LITTÉRAIRES
La vie est pleine d'infortunes. On n'y peut faire an pas, sans
benrter un malheur. Misères matérielles, misères morales, elles
pénètrent dans toutes les habitations des hommes. Sans doute il
est commode d'en rejeter la responsabilité sur la société et sur les
lois plutôt que d'accuser la nature et notre destinée. Je veux bien
plaindre Mmo Le Hagre, mais, tout d'abord, son cas exceptionnel
ne saurait justifier une croisade en faveur du divorce par la volonté
d'un seul. Son procès était bon : ce n'est pas la faute de la loi si
les juges l'ont mal jugé. Puis, le mauvais esprit qui l'anime me
détourne de lui accorder beaucoup de commisération. Elle pérore
comme une pécore de George Sand, c'est-à-dire & tort et à travers.
Elle nous assure, par exemple, en de copieuses tirades, que le
mariage n'est pas le monopole de l'amour, du dévouement, du
respect de soi, du sacrifice envers les enfants, et que tout cela se
trouve aussi dans l'union libre. Ehl qu'est-ce enfin que l'union
libre, et pourquoi le mariage n'est-il pas une union libre? L'union
libre, c'est la liberté de s'en aller, c'est le droit à l'abandon, c'est
le droit de manquer à ses engagements d'assistance et de protection
envers la femme ou envers les enfants pour en contracter ailleurs,
c'est le droit de renouveler sans cesse ses expériences de bonheur,
c'est la substitution d'une série de volontés différentes à la volonté
permanente, à la personnalité durable, et le droit de satisfaire tour
& tour les caprices de ces vouloirs changeants? Si c'est tout cela,
je conviens que le mariage n'est pas une union libre, et qu'il
impose à des créatures raisonnables, sachant ce qu'elles font quand
elles s'unissent, la contrainte du devoir, l'obligation du sacrifice.
Certes, on peut se tromper dans le mariage. L'Eglise admet des
cas de nullité. La société a toujours admis des cas de séparation.
Aujourd'hui, elle a proclamé le divorce et énuméré ses trois causes
de rupture, dont l'une est assez vague, et assez vaste, et assez
malléable, et d'une application assez commode pour se prêter aux
différences de conditions et de personnes. La famille n'est- elle
donc pas suffisamment désagrégée? Parce que Mme Le Hagre s'est
trouvée dans des circonstances si bizarres qu'elle n'a pu profiter
d'une législation déjà dangereuse, est-ce une raison suffisante pour
vouloir bouleverser la société? Car nous verrons que le rétablisse*
ment du divorce par consentement mutuel et par la volonté d'un
seul n'aboutit à. rien moins qu'à un bouleversement social. Abus
écoutez ce que dit Mm0 Le Hagre à sa mère : « Savons-nous,
jeunes filles, ce que c'est que le mariage? Me l'as- tu appris?... Ai-
je fait autre chose que passer de l'autorité de mon père à celle de
mon mari? Les jeunes filles savent-elles que c'est leur esclavage
qu'elles signent sur les grands livres de la mairie et de l'Eglise?
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LE DIVORCE DARS LE ROMAN 1T AU THEATRE 655
Mais non, elles ignorent tout de la Vie, des mœurs. On a eapté
leur signature. Malheureuses, elles peuvent, elles doivent la désa-
vouer : c'est un dol! Et nous sommes des milliers comme cela! »
J'ai souligné le mot doivent qui ne l'est pas dans le texte.
Il fait prévoir Eparvié. Car Mm0 Le Hagre ne se contente pas de
parler, elle agit. Elle ne s'oublie pas dans la lutte qu'elle entreprend
contre la société. Et même elle ne cherche qu'elle. Elle met sans
cesse ses droits en avant, mais ne tient nul compte de ceux de
M. Le Hagre. Au nom de quoi lui prend-elle sa fille? Lui appartient-
il de le déclarer déchu de la puissance paternelle? Lui appartient-
il de priver, dans l'avenir, sa fille de l'appui paternel, de tout ou
partie de la fortune paternelle? Quel sort lui réserve-t-elle en lui
donnant un père tout neuf, pour employer l'expression hardie
d'une femme en mal de divorce qui, par cette promesse, calmait
son enfant en larmes? Gomment ne voit-elle pas qu'elle compromet
tout un avenir dont elle n'a pas le droit de disposer?
Et puis MM. Marguerîtte croient leur roman terminé. Il com-
mence. Tolstoï en a écrit la suite, et sur un autre ton. C'est Anna
Karénine. Anna Karénine a pratiqué, elle aussi, l'union libre. Elle
s'est enfuie avec le comte Wronsky, lequel, dans sa séduction de
jeunesse et d'honneur, lui apportait toutes les garanties de félicité.
Vous souvenez-vous des tristesses de sa vie quand la passion
diminue et s'en va? Vous souvenez-vous de l'horreur de sa mort?
Ahl Tolstoï, toutes les fois qu'il se fie à son observation, discerne
d'un œil d'aigle la vérité de la vie humaine. Gomment se fait-il
qu'il s'égare et divague dès qu'il se pose en sociologue, au rebours
de Balzac qui barbouille trop souvent de romanesque la vie de ses
personnages, mais résout en maître les problèmes généraux et
complexes de la vie sociale? Et que MM. Marguerîtte ne prétendent
point que Mme Le Hagre peut rencontrer auprès d'Eparvié un
bonheur durable. Elle cherche son bonheur de femme dans l'amour.
L'amour trompe toujours ceux qui subordonnent tout à lui. L'amour
n'est pas le but unique de la vie. Les romanciers le disent pour
plaire aux femmes. Ils répandent ainsi une sentimentalité absurde,
et qui désarme devant les difficultés de l'existence. Non, le but de
la vie, c'est la famille, c'est le travail, c'est la fondation et la con-
servation du foyer. L'amour aide à faire le nid; il n'en fournit pas
les matériaux durables et solides. Gar l'amour passe et l'humanité
dure.
L'Eglise voit dans le mariage une association perpétuelle que
nul ne peut briser. Mais dans la société civile même, un abîme
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656 ÉTUDES UlTfiRàlfiBS
sépare le divorce pour causes déterminées du divorce par consen-
tement mutuel et par la volonté d'un seul. Dans le premier, l'un
des conjoints demande à se faire relever de ses engagements parce
que l'autre les a violés, ce dont il offre la preuve. Il ne s'institue
pas le juge de sa propre cause. Dans le second, les parties violent
de connivence leurs engagements, ou, pis encore, l'une d'elles
déclare simplement vouloir s'y soustraire.
Comprenant bien que les romans et les pièces de théâtre
n'exposent que des cas particuliers, MM. Bervieu et Margueritte,
émettent, à l'appui de leur thèse, des arguments d'une portée plus
générale. Le premier, dans une interview récente1, approuve la péti-
tion que MM. Margueritte ont présentée à la Chambre, car les au-
teurs du Désastre et des Braves gens, que Ton croyait, par leur nom
même et ces hommages à la patrie, engagés parmi les défenseurs de
l'ordre et de la famille, ne craignent pas de mener cette campagne
anarchique au nom de la liberté. Cette pétition réclame le divorce
par consentement mutuel et par la volonté d'un seul. Avant de la
discuter, voyons les faits, c'est-à-dire les changements de notre
législation et leurs résultats. L'expérience est la base de toute
étude sociale.
Avant la Révolution, le divorce n'existait pas. L'Eglise, qui pro-
nonçait les mariages, admettait seulement des cas de nullité et des
cas de séparation de corps. L'indissolubilité du mariage fit, sous
l'ancien régime, la force de la famille française. Le divorce fut
introduit brusquement dans notre législation avec la loi du 20 sep-
tembre 1792, qui en instituait trois espèces : le divorce par con-
sentement mutuel, le divorce prononcé sur la demande de l'un des
conjoints, pour simple cause d'incompatibilité d'humeur ou de
caractère, le divorce pour cause déterminée 2. D<3 plus, la sépa-
ration de corps était abolie. Le décret du 4 floréal an U facilita
encore le divorce en permettant de le prononcer sur un simple acte
de notoriété, délivré par le Conseil général de la commune ou par
les comités civils des sections, sur l'attestation de six citoyens
constatant que les deux époux vivaient séparés de fait depuis plus
de six mois.
Les effets de ces lois se firent aussitôt sentir, surtout dans les
grandes villes. Dans les trois premiers mois de 1793, le nombre
des divorces, à Paris, égala celui des mariages. C'était la disso-
lution de la famille, qu'achevait l'égalité dans les successions de
* Voy. Figaro du 11 novembre 1902.
9 Dans un article très documenté sur la Crise du mariage t paru dans le
Correspondant du 10 janvier 1902, M. Henri Joly a déjà parlé de cette loi du
divorce sur laquelle ma discussion m'oblige à revenir.
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LE DIV0R1K BàNS LE BOM\N ET AU TBfcATRi 657
l'enfant légitime et de l'enfant naturel. En l'an VI, le nombre des
divorces dépassa, dans la capitale, celui des mariages, a A
Paris, en l'an IX, dit le tribun Carion-Nisas, le nombre des
mariages a été de quatre mille environ, celui des divorces de
sept cents; en l'an X, celui des mariages d'environ trois mille
seulement, celui des divorces de neuf cents, proportion croissante
et décroissante qui, des deux côtés, effraie, et qui prouve que le
divorce, loin d'être un remède est un mal de plus, et quau lieu
d appeler les citoyens au mariage, comme on ta prétendu^ il les
en dégoûte, il les en écarte. » Voilà ce que l'expérience apprit à
penser de la loi. On avait cru faciliter le mariage en lui ôiant son
indissolubilité; on avait imaginé lui rendre la santé et on le tuait.
L'union libre, réclamée aujourd'hui par les féministes et tous ce*
sociologues en chambre qui n'envisagent pas l'organisme général
de la nation, on l'avait déjà après 1792, et du coup on supprimait
le foyer et cette force vigoureuse de la famille, sans quoi tout état
social est ébranlé et aucune race n'est durable.
Les rédacteurs du Gode civil n'oublièrent pas cette expérience,
ou du moins pas tous. Portalis défendit l'indissolubilité du mariage,
et Bonald, dans son livre du Divorce au dix-neuvième siècle,
s'étonne qu'avec de tels principes on n'ait pas néanmoins écarté le
divorce de notre droit civil. Locré (Législation civile) nous rap-
porte l'opinion du Premier Consul auquel il prête ces propos :
a Qu'est-ce qu'une famille dissoute? Que sont les époux qui, après
avoir vécu dans les liens le3 plus étroits que la nature et la loi
puissent former entre les êtres raisonnables, deviennent tout à
coup étrangers l'un à l'autre, sans pouvoir s'oublier? Que sont les
enfants qui n'ont plus de père, qui ne peuvent confondre dans les
mêmes embrassements les auteurs désunis de leurs jours; qui,
obligés de les chérir et de les respecter également, sont, pour ainsi
dire, forcés de prendre parti entre eux ; qui n'osent rappeler, en
leur présence le déplorable mariage dont ils sont les fruits? Oh!
gardez -vous d'encourager le divorce I Ce serait un grand malheur
qu'il passât dans nos habitudes I » Néanmoins, il fit maintenir
dans le Code, à côté du divorce pour causes déterminées, le divorce
par consentement mutuel, mais en l'entourant de garanties» Sans
doute il entrevoyait déjà le parti qu'il en pourrait tirer pour lui-
même et pour la durée de sa dynastie.
La loi du 8 mai 1816 abolit le divorce sans soulever de protes-
tations; il y avait trop de ruines à réparer, et on avait besoin
d'une forte constitution de la famille. Le 27 juillet 1884, le divorce
fut rétabli sur l'initiative de M. Naquet, mais seulement pour causes
déterminées. Quels ont été ses résultats depuis dix-huit ans que
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658 ÉTUDES UTTftRilRKS
fonctionne la loi nouvelle? H. lingues Le Roux, qui avait entrepris
une enquête sur la société française actuelle et sur les maladies
morales qui la conduisent à la décadence, a consacré un ouvrage &
ce sujet, ie Bilan du divorce. Après nous avoir démontré, au cours
de son enquête, que ces résultats sont très fâcheux; que le divorce
est un des signes de notre mauvaise santé physique et intellectuelle;
que la femme, plus que l'homme encore, a intérêt au mariage indis-
soluble; que ce mariage indissoluble est seul capable d'assurer la
conservation et l'accroissement de la société humaine; que la pro-
portion croissante des divorces est inquiétante : il conclut d'une
manière assez inattendue et contraire à la leçon des faits, au réta-
blissement du divorce par consentement mutuel sous les garanties
du Code de 1803. Mais il est, pour MM. Hervieu et Margueritte, un
allié compromettant. Il conclut ainsi parce qu'il y voit un moyen
de tuer le divorce par ses propres excès. Si c'e9t une expérience,
elle a déjà été faite, et, d'ailleurs, c'est une expérience trop dange-
reuse : les médecins ne mettent pas d'habitude un malade à la
mort sous prétexte de suivre les progrès intéressants de sa maladie.
Les législations étrangères sont contradictoires au sujet du
divorce. En Italie, où il n'existe pas, un projet de loi qui l'institue
a les faveurs des hautes classes et la réprobation du peuple. En
Autriche, le Code ne s'affranchit pas, en cette matière si humaine,
de la religion ; il distingue entre les époux catholiques et les non-
catholiques. Cette distinction se fait au moment du mariage.
Le mariage est indissoluble pour les époux dont l'un au moins
est catholique, et la séparation de corps seule admise. La sépa-
ration de corps volontaire est autorisée comme dans le Code
italien : les époux n'ont qu'à se présenter devant le tribunal; il
n'est même pas nécessaire qu'ils fassent connaître les motifs de
séparation. Les époux non catholiques au moment du mariage
peuvent divorcer pour les causes suivantes : adultère, condamna-
tion à une réclusion d'au moins cinq ans, abandon intentionnel,
attentats, sévices répétés, aversion insurmontable.
L'Angleterre, où le divorce est admis, est le pays où la statis-
tiquedes divorces indique le chiffre le plus bas. C'est qu'il n'est admis
que sous des difficultés extraordinaires Avant 1857, il fallait un acte
du Parlement. Une loi du 28 août 1857, remaniée en 4873, a ins-
titué une cour spéciale des divorces et des causes matrimoniales.
Une seule cause de divorce est admise, l'adultère, et même pour
que l'adultère du mari puisse motiver le divorce, il faut qu'il ait été
accompagné de certaines circonstances aggravantes. L'Angleterre,
par ses lois de protection de la famille, par la liberté du testament,
par une éducation qui apprend & accepter les responsabilités de la
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LE DIVORCE DANS LE ROMAN ET AU THÉÂTRE 659
vie et non & les discuter sans cesse et à les rejeter, a acquis cette
vigueur et cet esprit d'entreprise dont elle abuse aujourd'hui,
mais qui ont fait sa grandeur.
VI
Le terrain est maintenant déblayé. Examinons successivement
les arguments exposés en faveur du divorce par consentement
mutuel et par la volonté d'un seul, les arguments de fait et les
arguments de droit.
1* « Ne pensez-vous pas, disent MU. Margueritte, qu'avertie
que l'union qu'elle contracte peut être précaire, toute femme mettra
sana doute plus de prudence à choisir son mari, plus de soins à le
garder1? » — « Il y aurait moins de divorces, répète docilement
M.. Hervieu; devant la perspective de changement de vie, on
prendrait garde2. » — L'expérience et le bon sens ont déjà
répondu : non. L'exjiérience nous est fournie par l'application de
la loi de 1792. Et comment ne pas voir qu'avec ces portes de
sortie toutes grandes ouvertes, le mariage perd toute importance?
Pour employer les comparaisons un peu triviales des Margueritte,
apporte-t-on le même examen à la signature d'un contrat définitif
d'aliénation ou à celle d'un bail de courte durée? Maris et femmes
sont capables de concessions mutuelles pour vivre ensemble : ils
n'en feront aucune s'ils aperçoivent cette porte qui donne sur de
nouvelles unions.
2° La situation des enfants est moins cruelle dans le divorce que
dans la séparation de corps, où souvent ils seront témoins d'unions
illégitimes. Cette question ne tracasse pas beaucoup M. Hervieu
qui répond avec ironie : « La nature nous donne une forte leçon :
die a créé les veuves et les orphelins... Or les enfants doivent
chaque jour s'attendre à être orphelins. Le divorce devance la
nature... moins cruellement. » On oublie que la séparation de
corps, par sa tristesse même, ne sera jamais qu'une exception,
tandis que le divorce ainsi facilité risque de passer dans les moeor8
parce qu'il donne la faculté de recommencer indéfiniment sa vie,
La séparation de corps maintient, tout en le relâchant, le lien de
famille; même désunis, le père et la mère n'entrevoient lavenir
que par rapport à leurs enfants communs. Ces enfants deviennent
leur but, au lieu que dans le divorce, qui autorise de nouveaux
liens, ils ne sent plus qu'une gêne. Le divorce admis, le nombre
des enfants ainsi sacrifiés sera plus grand, et ils seront, en
général, plus délaissés.
4 Revue des Revues, 1" mars 1901.
2 Figaro du il nov. 1902.
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660 ÉIUOES LITTÉRAIRES
3* A côté des droits de l'enfant, il y a ceux du père et de la
mère, et voici l'argument de droit. Ce divorce élargi, disent les
M argue rit te, « rendra à l'individu l'exercice d'une liberté qui, de
par l'essence même des lois, de par les plus légitimes aspirations
humaines, est inaliénable ». Et M. Hervieu : « Il ne faut pas qu'un
être appartienne en toute propriété à un autre être. » Mais il n'est
pas question de l'inaliénabilité de la personne humaine. Il s'agit
seulement de savoir si l'homme peut prendre un engagement défi-
nitif, et si, l'ayant pris, il est tenu de le remplir. Puis je librement
engager mon avenir? Ai-je le droit de répondre demain que je ne
suis plus l'homme de la veille, que j'ai changé, et que ma volonté
n'est pas aliénable? L'admettre, c'est nier la persistance de notre
personnalité, c'est proclamer que nous sommes une suite de
phénomènes, de vouloirs, sans aucune responsabilité. Quand je
signe un billet, puis-je à l'échéance protester ma signature en
objectant que ce contrat ne me \\p pas? A tout instant, l'homme
engage son avenir. Quand j'ai un enfant, cet événement d'un jour
m'impose des obligations et des sacrifices qui dureront jusqu'à ma
mort, dont je n'aurai jamais le droit de m'affranchir. Ma vie
m'appartient comme auparavant, mais avec des charges nouvelles.
Ainsi celui qui se marie ne peut plus considérer son existence
comme il la considérait avant son mariage : il dirigera à son gré
cette existence, mais en tant qu'homme marié. Le contraire serait
trop commode. Ni l'un ni l'autre des conjoints ne peut rompre
volontairement son engagement. Ils ont associé leurs deux exis-
tences par un contrat perpétuel que leur seul désir séparé ou
commun ne peut détruire.
Oh! je sais bien quelles ruines peuvent accumuler dans une
famille et dans un cœur les dérèglements de l'un ou l'autre époux.
Je ne suis pas sans pitié, comme on le pourrait croire, pour ces
victimes trop nombreuses qui subissent des malheurs immérités.
Mais la question n'est pas là. La mort, la maladie, les infortunes
matérielles, les accidents nous frappent aveuglément : il importe
de les supporter avec courage, au lieu de s'insurger contre eux.
Ce sont des maux individuels, et non point des maux sociaux. Au
lieu que le divorce par consentement mutuel et par la volonté d'un
seul serait un mal social, en ce qu'il supprimerait l'importance, la
noblesse et la loyauté du mariage, et le transformerait en un
concubinat légal et passager au gré des parties. Je n'ajoute pas
que* loin de protéger la femme, il l'asservirait davantage. Le
réclamer, c'est introduire la loi où elle n'a que faire, dans l'union
libre qui se passe très bien d'elle.
Au fond, ses partisans se rendent bien compte qu'ils ne sauraient
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LE DIVORCE D1NS LE ROMAN iT AU THEATRE 661
argumenter sérieusement, ni au point de vue de l'institution du
mariage, ni au point de vue de l'intérêt des enfants. Ils voudraient
ne pas opposer les droits de l'individu à ceux de la famille, mais,
pour être francs, il faut qu'ils les opposent. Ainsi ils sont amenés
à continuer contre la famille cette entreprise qui dure depuis cent
ans. La cellule sociale, c'est la famille, et l'on prétend la détruire.
Après la loi démocratique du partage égal qui opère sur la moyenne
et la petite propriété, comme « la terre sur les mottes de terre »,
voici que le mariage, fondation de la famille, est attaqué dans son
essence, qui est son indissolubilité. Ne parle- t-on pas de descendre
la majorité matrimoniale de vingt-cinq à vingt et un ans, afin de
diminuer l'autorité du père et de la mère? N'oppose-t-on pas, dans
l'éducation des enfants, un droit abstrait de l'Etat aux droits
sacrés des parents?
Quels sont donc ces droits de l'individu qu'on invoque unique-
ment? N'ont-ils pas une contre-partie composée de devoirs, ou ne
dissimuleraient- ils pas une lâcheté devant la vie et ses difficultés,
une peur des sacrifices qu'elle impose tous les jours à notre
sensualité et à notre orgueil? Qu'est-ce que ça veut dire ce grand
mot : se réaliser y que vos héroïnes ont sans cesse à la bouche,
sinon remplir l'univers avec sa personne et se livrer à son égoïsme?
Et nous voici enfin dans l'individualisme, dans la fatalité de la
passion, dans la divinisation de l'amour, dans tous les sophismes
romantiques. G'est un autre point de vue, comme dirait Bois-
gommeux; ce ne peut être le point de vue social. Car la société,
pour durer, a besoin d'ordre, et partout où l'amour passe, ainsi
que le remarque judicieusement, dans la Loi de thomme% un
commissaire de police, qui est le seul personnage doué de bon sens
dans tout le théâtre de M. Paul Hervieu, « partout où l'amour
passe, il laisse un grand désordre ». J'ajouterai seulement : lors*
qu'il est abandonné à lui-même, comme une force inorganisée.
Henry Bordeaux.
25 novbmbri 1902. 43
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LAQUELLE?'
IX
M. GlaczkowJz venait de quitter son bureau pour s'approcher de
la table turque où l'attendaient son café au lait et ses petits pains
viennois.
Le Polonais avait gardé l'habitude de se lever matin et de tra-
vailler au moins deux heures avant F apparition de son vieux valet
de chambre lui apportant son déjeuner. C'était le signal d'une
balte dont l'écrivain savourait le charme en dilettante. Une des
manies de ce vieil homme d'Etat doublé d'un artiste était précisé-
ment de tenir un très grand compte de cette demi-heure de repos
pendant laquelle il rêvait aux choses belles ou curieuses. Il préten-
dait, et peut-être n'avait- il pas tort, que le reste de sa journée
dépendait en partie de ces impressions matinales.
Depuis vingt ans, il avait élu domicile sur la place d'Espagne. Il
occupait un petit appartement, — le même toujours, — dans une
vieille maison habitée par une famille italienne. La grand-mère avait
d'abord été sa padrona, puis le fils; à présent, c'étaient les petits-
enfants qui, l'ayant connu toute leur vie, s'étaient accoutumés à le
vénérer comme une sorte de dieu lare, de fétiche qui leur avait
porté bonheur. Il courait dans la famille toute une légende i ce
sujet : la venue de M. Glaczkowicz avait mis fin à une jettatura
qui durait depuis un siècle.
Le Polonais était rentré de bonne heure du bal Roccabella. En
prenant, au matin, son traditionnel déjeuner, ses yeux, tombant
sur les marchandes de fleurs qui entourent à ce moment la fontaine
de Bernini, il se rappela Nell; et sa pensée flottante alla de la jeune
fille à Bianca, s'arrêtant tour & tour à l'une et à l'autre.
La porte du petit salon s'ouvrit et René de Valgrand parut.
— Gomment! déjà! lui cria gaiement son vieil ami. Je ne
m'attendais pas à vous voir si matin après une nuit de bal!...
4 Voy. le Correspondant des 10, 25 octobre et 40 novembre 1902.
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LAQUELLE? 663
— Pourquoi? répondit le jeune diplomate. Une nuit de bal est
beaucoup moins fatigante qu'une nuit d'insomnie.
— Est-ce donc une comparaison que vous avez faite souvent?
— En tous cas, je l'ai faite ces temps-ci... J'avais de cruelles
indécisions. Mais c'est fini, et je me trouve dans l'heureuse dispo-
sition d'esprit de quelqu'un qui a pris un parti...
— C'est vrai, dit un peu malicieusement M. Glaczkowicz. Ne m'en
avez- vous pas entretenu déjà?...
— Non! non! répondit vivement fiené. Il s'agit d'autre chose!
Il demeura un instant silencieux.
H. Glaczkowicz aussi. Puis, après avoir allumé une cigarette :
— Eh bien ! et ce bal, s'est-il poursuivi aussi brillant qu'au
début? Mes jeunes amies de Verneuil et la princesse Gorgtione ont-
elles été bien admirées?
— Oh ! pour dona Bianca, ce bal a été un triomphe ! Je ne crois
pas qu'il y eût là un homme qui ne fût à ses pieds! On espère, dans
le monde romain, que cette apparition — ou réapparition — est le
prélude à une vie moins retirée... Quant à M11" de Verneuil... vous
les avez vues... Nellie était exquise... et quant à Ne 11...
— Eh bien?...
— Voyez- vous, reprit M. de Valgrand d'un ton trè3 sérieux, œ
bal d'hier a achevé de me faire voir clair en moi-même... j'aime
M1U de Verneuil. Je ne me rendais pas entièrement compte de la
profondeur de ce sentiment jusqu'ici; il me semblait l'aimer avec
mon intelligence, mon cœur même, à vous voulez ; mais il y a
davantage à présent... Je me sens invinciblement amoureux d'elle,
et ne pouvant plus résister & l'entraînement qui me domine tout
entier...
— Cela ne m'étonne pas, répondit gravement le Polonais. Et
puis?
— Eh bien. Si je renonce à Nell maintenant, je risque de la
perdre pour toujours. Je ne puis, je l'avoue, supporter cette idée...
D'un autre côté, au point de vue de ma carrière, il faut que je me
marie... Au point où j'en suis, le concours d'une femme intelli-
gente me serait précieux... même indispensable... Vous qui con-
naissez la vie diplomatique et ses exigences, dites-moi si je trou-
verais facilement une femme comparable à M"° de Verneuil?
— Non, dit franchement M. Glacztowicz.
— Je ne voudrais pas épouser une étrangère. Une étrangère, si
cultivée qu'elle fût, ne serait pas la femme qui convient i un diplo-
mate français! Peut-être aurait-elle une personnalité trop accentuée
— elles l'ont -presque toutes! — et elle ne s'adapterait pas... Il
hii manquerait toujours le sens français, le sens de la mission frau-
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664 LAQUELLE?
çaise. D'autre part, les jeunes filles de France sont élevées pour la
France. Elles savent peu de langues, ignorent les autres pays,
n'ont aucunement conscience de l'âme étrangère. Elles ne s'adap -
tent pas non plus à la vie cosmopolite et à la bohème élégante qui
est le fond de notre existence, à nous autres, errants, qui tenons
presque autant du missionnaire que du comédien... Que faire donc?
Mais voici que je rencontre sur ma route une Française, Française
de race et d'éducation avec la connaissance et l'habitude des
milieux étrangers, une Française ayant le sens français et la vision
cosmopolite...
M. Glaczkovvicz, hochant la tète en marque d'approbation, com-
pléta la pensée de René de Valgrand.
— C'est un oiseau fort rare. . .
— Et j'aurais tort, n'est-ce pas, de le laisser s'envoler?
— Oui, il vous paraît préférable de le mettre en cage?...
Après un instant de silence, M. de Valgrand reprit d'un accent
plus rapide :
— J'ai tort d'être gêné aujourd'hui près de vous par les raisonne-
ments que je vous exposais il y a deux jours en vous annonçant
mon départ... Oui, il y a la question de fortune... Biais, si les faits
restent aujourd'hui les mêmes, j'avoue que je les envisage diffé-
remment. Avec ce que j'ai et ce que me donnent mes appointe-
ments de conseiller d'ambassade, nous aurions de quoi vivre, sans
éclat, mais honorablement. J'y ai bien réfléchi. Au point de vue
mondain, nous adopterions un genre de vie aussi simple et aussi
retiré que possible, pendant quelque temps du moins. Je vais entre-
prendre un gros travail sur un point de l'histoire diplomatique de
la France et je m'y absorberai. Au besoin, je prendrai un congé
pour y travailler plus complètement. Dans un an, deux au plus, cet
ouvrage sera terminé et m'aura posé, je l'espère. Alors, au lieu de
rester plus longtemps dans les ambassades d'Europe, dans des
postes, très agréables, sans doute, mais où il est difficile de se
distinguer, faute d'occasion, je demanderai, — et j'obtiendrai —
un poste de ministre éloigné, un po3te de travail, où j'espère
donner la mesure de ce dont je suis capable. Vous voyez que, pour
me tirer d'affaire, il n'y a rien de mieux pour moi que de devenir
un homme de valeur I Dites après cela que mon mariage d'amour
ne serait pas le plus beau des mariages de raison?
M. Glaczkowicz avait un rayon sur le visage.
— Mon cher enfant, embrassez-moi I dit-il en allant vers René les
bras ouverts. Vous serez heureux parce que vous n'avez pas fait fi
du bonheur ! ... Oh ! le bonheur I ... Je pense parfois que, s'il y en a si
peu sur la terre, c'est que les hommes, — et les femmes, hélas ! —
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LAQUELLE? 665
ne savent ni le voir, ni le conquérir, ni le garder... On le sacrifie à
bien des considérations secondaires... Et, pourtant, le bonheur
lui-même veut être acheté... il n'est qu'à ceux-là qui veulent y
mettre le prix...
Un silence d'apaisement se fit entre eux. Car il est des silences
heureux, — effleurés, comme disent les Russes, de l'aile d'un ange,
— comme il est aussi des silences lourds et pleins de muettes
douleurs.
En bas, sur la place, les roses, les œillets et les iris riaient dans
le soleil ; et la nappe d'eau de la fontaine scintillait comme de
l'argent.
— Etes- vous du pique-nique de demain à Âlbano et à Nemi?
demanda René.
— Mais oui! Le rendez -vous est à la porte Cape ne. Nous serons,
je crois, assez nombreux. Verrez vous ces dames aujourd'hui?
— Non. Demain je tâcherai de causer sérieusement avec Mlle Nell.
Je veux savoir si elle m'autorise à demander sa main. À présent, je
voudrais que tout marchât très vite !
Le Polonais eut un sourire.
— Allons, partez maintenant! II est onze heures et j'ai un rendez-
vous avec un vieil archiviste qui doit m' apporter des paperasses.
S'il vous voyait, vous l'effaroucheriez !
Le lendemain, le soleil se leva brillant dans un ciel bleu et Nell
et Nellie en eurent l'âme tout illuminée. Elles descendirent au
jardin, heureuses et rayonnantes, tandis que Catherine et Francesco
préparaient les paniers et les bourriches.
Elles se promenèrent, enlacées et comme rêveuses, sous les
arbres qui avaient entendu les paroles d'amour de Chateaubriand.
Chacune de son côté pensait à M"ê de Reaumont pour l'envier
d'être morte dans l'illusion du bonheur.
Il y a, en effet, deux sortes d'amoureuses : celles qui, à l'heure
de la mort, regrettent l'amour qui leur souriait, et celles pour qui
la mort a déjà commencé avec la fin de l'amour; celles qui pleu-
rent sur l'amour qui reste, et celles qui, ayant pleuré sur l'amour
mort, n'ont plus de larmes pour la vie.
Nell et Nellie étaient de celles-là. Maintenant qu'elles se sentaient
près du dénouement, leur cœur battait plus fort; elles auraient
voulu retarder la marche du temps et faire durer cette aube
d'amour dont les précieuses minutes s'envolaient trop vite...
Elles rentrèrent à la villa, car il élait temps de partir. Une
déception les y attendait : leur tante se plaignait d'un commence-
. ment de migraine. Elle dit aux jeunes filles que, ne se sentant pas
le courage. d'affronter une journée de fatigue, elle les confierait à
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666 LAQUELLE?
la femme du secrétaire de l'ambassade américaine qui devait venir
les prendre tout à l'heure.
La voiture de Mme Blackhouse, l'amie qui devait chaperonner
jjue. jç Verneuil, arriva des dernières au rendez-vous. Une demi-
douzaine d'équipages étaient déjà rangés au pied de la pyramide de
Cestius. M. Glaczkowicz et René de Valgrand s'y trouvaient dans un
phaéton, et Nell les aperçut bien vite ; le prince Montecorvello n'était
pas encore là; mais il viendrait sans doute à cheval et rejoindrait
la caravane en route. On partit, en suivant la voie Appienne.
La caravane ne fît que traverser Albano. On avait faim et on
allait tout droit à Nemi, dont le petit hôtel, sur le lac, était déjà
retenu.
À travers les bois, à cette heure, la nature était encore toute
jeune et fraîche. Il avait plu légèrement dans la nuit, juste assez
pour abattre la poussière et laver les feuilles. Le chemin était bordé
cfaubépities roses et on avançait sous une voûte de volubilis
entr'ouverts...
Pendant que l'hôtelier déballait les provisions, on se réunit sur
la terrasse.
Le prince Montecorvello n'apparaissait pas encore...
Nellie sentit son cœur se serrer. Hais don Cesare avait un si bon
cheval..., il pouvait arriver d'un instant à l'autre...
— J'ai pensé à vous, disait Nell à M. Glaczkowicz; je me suis
souvenue que vous ne buvez que du thé : j'en ai apporté et je vais
tous le faire moi-même.
Et elle installa sa bouilloire à esprit de vin sur l'appui d'une
fenêtre... Sans savoir pourquoi, elle se sentait heureuse. Et, cepen-
dant, René de Valgrand ne lui avait pas même adressé la parole. 11
la regardait seulement d'un air tendre et sérieux à la fois.
Le déjeuner fini, on s'en revint par les bois, du côté d'Aricra.
Près de la villa Torlonia, M. Glaczkowicz, qui connaissait bien
le pays, conseilla de remiser les voitures chez le garde et de
s'enfoncer dans les bois.
On parvint à une clairière où quelques-uns s'assirent dans
l'herbe. D'autres se dispersèrent. Les jeunes filles se mirent à cher-
cher des fleurs et des fraises sauvages. Les bois d'Aricia sont rem-
plis de myosotis et de violettes.
Nellie s'était éloignée d'un pas lent, les yeux attachés à terre,
feignant d être absorbée par sa cueillette. Dès qu'elle se vit hors de
l'atteinte des regards, elle ne chercha plus à feindre. Elle se laissa
aller dans les herbes hautes, cachée par un buisson. Elle était
triste, son cœur était lourd de peine. Une sorte d'angoisse l'étrei-
gnait à la gorge et ne lui permettait ni de parler ni de pleurer.
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UQDMiLE? 667
Cette partie» dont elle s'était fait une joie, s'écoulait avec une
lenteur désespérante. Quelle mélancolie tout à coup répandue sur
cette journée dont l'aube avait été si pleine de promesses!... Gom-
ment don Osare n'était il pas là?
L'inquiétude la torturait... Lui était- il arrivé un accident? ou
bien, — affreuse pensée I — ce que Nellie avait pris pour de l'amour
n'était-il que de la galanterie mondaine, de la banalité trompeuse,
passe- temps d'une heure, distraction sans conséquence ?...
Nellie se sentait lasse physiquement et moralement..., lasse de
ce trouble, de ces incertitudes..., lasse aussi et comme accablée du
grand air et de la lumière... Elle se laissa glisser tout à fait dans
l'herbe, abaissa sur son front son canotier blanc, et ferma les yeux.
Rêva- 1- elle de l'oiseau d'amour, de l'oiseau bleu qu'à l'heure de
son départ elle avait entrevu ?
A quelques pas d'elle, sa cousine était en train de le faire captif...
Nell aussi cueillait des myosotis, ou prétendait en cueillir. Elle
s'était éloignée pour rêver à l'aise, pour savourer un bonheur
qu'elle ne s'expliquait pas. Puis, il lui semblait que, ce jour- là, entre
elle et René, il « allait se passer quelque chose... ». C'était une
impression vague et cependant impérieuse, et ce « quelque chose »
là ne pouvait avoir de témoins. Non, cette rencontre suprême de
leurs cœurs ne pouvait se passer que sous le beau ciel de Dieu,
dans ce renouveau où l'amour et la joie chantaient sur toutes les
branches, où la voix des sources disait le même refrain que les
fleurs et les oiseaux...
... Nell cueillait des myosotis... Et Nell, l'Américaine, la raison-
nable et la raisonneuse, Nell éprouvait, à ce plaisir enfantin, la
même joie que la plus simple petite bergère...
Elle souriait à son bouquet et l'embrassait en riant... Elle regar-
dait autour d'elle : le soleil, dans les sous-bois, se montrait pro-
digue, vraiment ; il semait de lames d'or les petits sentiers sous les
pas de la jeune fille, comme s'il eût voulu la mener au bonheur par
une route royale de féerie. Il poudrait d'or aussi le ciel et les
arbres autour d'elle, et l'air même qui l'enveloppait.
Le coeur plein de l'émotion divine du bonheur pressenti, Nell leva
les yeux vers le ciel, comme pour dire :
— Merci, mon Dieu, d'avoir fait la terre si belle I
Il régnait autour d'elle un silence absolu. Les grillons et les
cigales se taisaient.
Tout à coup, un doux chant se fit entendre, moins qu'un chant,
un gazouillement, que laissait échapper un petit oiseau posé sur
une branche d'épine rosée. Nell, se rappelant l'oiseau de bonheur et
d'amour, s'approcha doucement du buisson. Hais, brusquement.
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668 laquelle*
elle s'arrêta, saisie, et son cœur battit plus vite : de l'autre côté du
buisson, René de Valgrand la regardait. . .
Sans savoir pourquoi, Nell devint plus rose que l'aubépine, et
son bouquet de myosotis lui échappa des mains...
M. de Valgrand s'approcha et, sans rien dire, ramassa les fleurs.
— Je suis surprise..., je ne m'attendais pas à vous rencontrer
ici..., murmura-t-elle, troublée et balbutiante.
Ce n'était pas sa faute; mais l'émotion était si forte qu'elle pou-
vait à peine parler.
— Non, non, dit doucement M. de Valgrand, ne dites pas cela...,
vous saviez, vous deviez pressentir que je désirais vous parler...,
que j'avais à vous dire des choses...
A son tour, il s'arrêta; lui aussi était ému.
Nell ne répondant pas, il reprit plus calme :
— Me permettez-vous, Mademoiselle, de vous dire que je vous
aime; que le bonheur de ma vie dépend d'un mot de vous, du mot
qui lierait votre destinée à la mienne?...
Et il regarda Nell. Elle avait levé sur lui ses yeux clairs et doux.
Sans trouble, à présent, presque sans surprise, elle jouissait de la
joie de son cœur...
Il attendait une réponse. Les yeux tendres et lumineux de la
jeune fille la lui donnèrent sans doute, car elle ne parla pas et
cependant il comprit.
— Merci, dit- il en se penchant et en baisant plusieurs fois la
petite main dégantée.
— Il me fallait avoir cet aveu avant de continuer... J'avais besoin
de savoir comment vous accueilleriez mes sentiments avant de vous
exprimer mon amour et de vous en conter l'histoire..., car il y a
une histoire..., Mademoiselle..., ce n'est pas un de ces amours
tranquilles comme le miroir du petit lac que nous admirions ce
matin... Il y a du torrent en lui... Il a dû emporter dans son flot
des préjugés et des]hésitations... C'est une conquête qu'il lui a fallu
faire..., et il faut qu'il soit bien fort pour avoir triomphé...
Et passant doucement sous son bras le bras de Nell, ils mar-
chèrent lentement dans l'allée verte qui tournait autour de la clai-
rière.
— Vous conterai-je cette histoire? Oui, car je veux que vous les
connaissiez une à une, les étapes de mon bonheur. Mais, d'abord et
avant tout, répondez- moi de votre voix tendre... J'ose vous
demander si vous m'aimez?...
— Oui, dit Nell doucement.
— Merci, du fond de mon cœur!... Pour moi, je vous ai aimée
comme il faut aimer... Non par un coup de foudre aveugle, mais
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LAQUELLE? 669
avec mon intelligence et ma raison... Je ne veux pas vous le
cacher : j'ai lutté contre moi-même, je me suis raidi contre cet
entraînement, au lieu de me laisser glisser sur une pente si douce.,,
j'ai hésité des semaines; un instant même j'ai reculé devant des
obstacles faits d'idées préconçues, d'opinions enracinées dans le
monde..., je n'ai pas de fortune à vous offrir, je n'ai à peu près que
ma carrière, pour le moment plus brillante que productive. Riche
ou déjà chef de mission, il y a des semaines que je vous aurais
demandé de partager mon sort...
— Je comprends tout ce que vou3 ne me dites pas, murmura
Nell délicieusement émue. Mais comment en êtes-vous venu à penser
différemment? Ne craignez-vous pas de le regretter? Vous ne m* avez
pas demandé, à moi, si j'ai quelque cho3e à vous apporter en dehors
de ma modeste personne, de mon cœur qui vous appartient déjà?...
— Nous ne parlerons pas de cela, si vous le voulez bien ! Ce que
je tiens loyalement à vous dire, Nell, c'est que ce n'est pas le côté
brillant et les chatoyances de la vie diplomatique que je vous offre
en ce moment, mais le côté sérieux, sévère même de ma carrière,
lorsque la fortune n'y est pas jointe. Ce sont quelques années, —
vos plus belles peut-être, — consacrées, pour moi au travail et pour
vous à l'attente... Je compte, travailler beaucoup et m'imposer par
la valeur personnelle..., par les services rendus... On arrive aussi
par ce moyen -là. Il y aura toujours des postes de luxe, de cour-
toisie, et des postes de travail où on a besoin d'hommes laborieux.
Je rechercherai ceux-là..."
— Ohl s'écria Nell, rayonnante, je ne m'étais donc pas trompée
en vous aimant I...
— : Ni moi en comptant bien que vous me comprendriez... Et
savez-vous, Nell, que je me sens comme renouvelé, comme rajeuni,
depuis que je vous ai ouvert mon cœur, depuis que je vous écoute
et que je vous vois!... dites-moi que vous vous confierez à moi
sans crainte, à travers le monde, le vaste monde, où parfois nous
serons isolés, réduits à nous suffire l'un à l'autre; et que vous ne
regretterez rien de ce que vous aurez quitté?...
— Rien!.. Je ne vous dirai pas que votre peuple sera mon peuple
et votre Dieu mon Dieu, puisque vous et moi avons la même patrie...
Mais je vous dirai : Votre rêve sera mon rêve, vos espoirs mes
espérances!...
Et elle se tut, trop émue et trop heureuse pour continuer. H. de
Valgrand la serrait doucement sur son cœur. La tête un peu lasse
de la jeune fille s'appuya sur son épaule. On a beau être diplomate,
on n'en est pas moins homme. René ne put se défendre de poser
un baiser sur le front de sa fiancée...
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670 LAQUELLE?
Ils se mirent en marche en silence ; ils allaient vers la clairière
où flamboyait le soleil et où riaient les amis.
Un peu avant d'y arriver, René demanda à Nell s'il pourrait, le
lendemain, parler de ses intentions à M** de Verneuil?
— Précisément j'y pensais, dit Nell, et je vous prie de n'en rien
faire. Je parlerai moi-même à ma tante Solange, mais seulement
par convenance. Ce que vous avez à faire, — et ce que je désire ins-
tamment, — c'est que vous partiez dès demain pour Paris, en pro-
fitant de votre congé, pour aller vous-même et sans retard me
demander à mon tuteur...
— Une lettre ne suffirait -elle pas pour le moment? ou une
démarche d'un de mes chefs à Paris? Il m'est si dur de penser à
vous quitter à présent! répondit le jeune homme d'un accent plein
d'âme.
— Je vous en prie ! non par caprice, mais comme une faveur !
J'ai mes raisons pour le faire... je vous les donnerai plus tard...
Vous me feriez une peine très vive en me refusant...
— Alors, tout est dit, chère Nell ; je partirai dès demain matin.
— Merci, René ; vous ne le regretterez pas I Je vous enverrai ce
soir une lettre que vous remettrez à mon oncle Georges...
Âh ! le joli retour, ce soir-là, à travers la Campagne romaine, dans
le déclin du jour et les parfums de la terre qui s'endort, l'éloquence
des pierres grises de la voie Àppienne et les crénelures du tombeau
de Cecilia Metella se découpant sur le bleu pur!
René de Valgrand, à qui M. Glaczkowicz avait cédé sa place,
faisait la route dans la même voiture que Nell. Elle était en face
de lui, tendre, rêveuse. Nellie, qui souffrait et n'était pas par-
venue à secouer sa tristesse, se taisait aussi, engourdie dans sa
.peine. Mm* Blackhouse, au mouvement rythmé de la voiture, s'était
endormie.
Heureux, Nell et René se regardaient sans rien dire.
Parmi les générosités que Dieu fait à sa créature, il n'en est pas
de plus belles qu'un beau cadre à un bel amour. Heureuse la vie
sur laquelle a lui cette aurore qu'aucune nuit ultérieure ne fait
oublier! Les cadres d'amour! Quelle influence ils ont sur les sen-
timents! tantôt ils les décuplent, tantôt ils les immortalisent!
Nell et René avaient cette joie de s'aimer dans un beau cadre, et
ils jouissaient divinement de leur bonheur.
Il était neuf heures lorsque les deux cousines rentrèrent à la villa
Ludovisi. Nellie se plaignait de douleurs de tête; elle embrassa
rapidement sa tante et regagna sa chambre solitaire.
Mme de Verneuil parut contente de voir Nellie se retirer, et,
d'un geste, retint Nell qui se disposait à en faire autant.
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LàQMLLE? 67}
Tante Solange était nerveuse et agitée, un peu rouge même et
fiévreuse, et Nell en fut frappée.
— Qu'y a-til, tante? lui demanda- 1 -elle un peu inquiète. Souf-
frez-vous?-.
— Mon enfant, je suis contente de te voir seule et tout de suite.
Je n'aurais pas pu dormir cette nuit. J'ai reçu une visite extraordi-
naire... Je ne sais que penser...
— Chère tante, expliquez vous !
— Imagine-toi que, vers trois heures, on m'a annoncé que le
vieux cardinal Montecorvello, accompagné de M. Angelotti, deman-
dait à me voir. J'étais dans ma chambre. Le cardinal ne marche
pas... 11 a fallu trois hommes pour le porter de sa voiture ici... Il
parle très peu français, et c'est Angelotti qui nous a servi d'inter-
prète Bref, il venait me demander ta main.
— La mienne?
Nell était stupéfaite.
— La tienne ou celle de Nellie I J'avoue que, d'après la demande
en elle-même, je n'ai rien pu y comprendre ! J'ai cru d'abord qu'il
s'agissait de Nellie, à cause des allusions du cardinal à l'amour de
son neveu et au costume de grande dame florentine qu'elle portait
au bal de l'autre soir; mais il m'a fallu penser autrement quand il
m'a pnrlé de la fortune, du contrat, que sais-je?... Je répète que je
n'ai pas bien compris... Gomme, en ce qui te concerne, ces ques-
tions ne me regardent pas, je me suis bornée à répondre que je
ferais connaître demain tes dispositions au cardinal par l'intermé-
diaire de M. Angelotti, et que, si tu y consentais, il pourrait
s'adresser à ton tuteur...
Nell était muette, toute surprise; un peu mal à l'aise. Les assi-
duités du prince auprès de sa cousine ne lui avaient pas échappé;
elle n'y avait attaché aucune importance. Mais voilà qu'elle se
demandait s'il n'y avait pas là une erreur dont l'aimable Nellie allait
peui-être souffrir...
La voix de sa tante l'arracha à sa méditation.
— Eh bien, Nell, tu ne dis rien? Je n'ai pas voulu te parler de
cela devant Nellie, puisqu'il s'agissait d'une question qui t'est
personnelle...
— Vous avez bien fait, tante Solange, il ne faut pas lui en
parler, au moins pour le moment..., c'est inutile.
— Que ferons nous, alors? et, avant tout, que dois-je répondre
en ton nom au cardinal?
— Chère tante, il y a une réponse très simple et point blessante
à lui faire... Il n'y aura pas besoin de lui dire que son beau neveu
ne me plaît pas... J'ai une grande nouvelle à vous annoncer, et
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674 LAQUELLE?
vous serez la première, avant même mon oncle Burlslay, — à l'en-
tendre. Je dois bien cela à votre tendresse. Je me suis engagée
envers M. de Valgrand...
— Chère enfant, dit Mme de Verneuil toute émue, en embrassant
sa nièce, sois bien heureuse et reçois mes félicitations. Il me
semble que tu as bien choisi...
Et, après un court silence, Nell reprit :
— M. de Valgrand voulait venir vous voir dès demain, mais je
l'en ai dissuadé en lui demandant avec insistance de partir immé-
diatement pour Paris. Je tiens à ce qu'il voie sans retard mon oncle
Georges...
— Je comprends tout cela, mon enfant Alors, il n'y a simple-
ment qu'à écrire à Angejotti? Inutile d'avoir une nouvelle entrevue
à ce sujet...
Nèll hésita un peu et réfléchit :
— Il me semble cependant, chère tante, qu'il vaudrait mieux le
voir... En somme, vous n'êtes pas très sûre vous-même de celle de
vos deux nièces que le cardinal a demandée. Mieux vaudrait, il me
semble, envoyer un mot à Angelotti pour le prier de venir vous
voir vers quatre heures... Justement, à cette heure-là, Nellie sera
à la garden-party de l'ambassade d'Angleterre...
— N'y vas-tu pas aussi?
— Non, chère tante, nous avons arrangé hier que Mme Blackhouse
y conduira Nellie seule.
— Eh bien, mon enfant, voilà qui est entendu, dit Mme de Ver-
neuil. Il est tard. Allons nous reposer. Je ne sais pourquoi, je me
sens toute courbaturée..., l'émotion, sans doute...
Au palais Montecorvello, le cardinal et son neveu attendaient
impatiemment le retour d'Angelotti. Us savaient que, le matin,
Mme de Verneuil Favait prié de venir la voir ce même jour, à quatre
heures, et ils auguraient bien de cet empressement à leur répondre.
Son Eminence, fatiguée de sa sortie de la veille, prenait quelque
repos, en attendant la venue d'Angelotti.
C'était l'heure où la princesse Corglione avait l'habitude de venir
chaque jour faire une petite visite à son oncle, à qui elle apprenait
les nouvelles de la ville et du monde. Lorsqu'elle entra dans le
salon, elle n'y trouva que son cousin qui, de long en large, arpen*
tait la vaste pièce.
La princesse n'avait pas vu son oncle depuis deux jours. Elle
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LAQUELLE? TO
savait qu'il était sorti la veille, mais elle ignorait la démarche qu'il
avait faite.
Ce fut Cesare qui la mit au courant de ce qui s'était passé. La
nervosité qui s'était emparée de lui, la préoccupation de ses propres
affaires, l'empêchèrent de remarquer l'expression de complet déta-
chement que respirait le visage de Bianca. Elle était plus calme
que de coutume, et ses yeux semblaient suivre un rêve lointain et
lui sourire.
Don Cesare achevait à peine de lui conter l'événement de la veille
lorsque Angelotti ouvrit la porte avec fracas et, tout blême, entra
comme un ouragan dans la salle :
— Joués! prince! nous avons été joués! Quelle situation!...
Et il s'épongeait le front.
Puis, d'une voix stridente :
— Gomment vous êtes-vous trompé ainsi! Comment?...
La colère F étouffait. Les cinquante mille lires que lui ^devait le
prince lui remontaient à la gorge...
A la vue de dôna Bianca, il se calma un peu.
— Mais enfin, qu'y a-t il? interrogea le prince hors de lui. La
petite héritière ferait-elle la capricieuse?...
— Ah! ah! ah! la petite héritière! Il s'agit bien de cela! Vous
avez manqué de flair, mon prince! Mauvais chien de chasse pour
les millions qu'un Montecorvello!...
Et Angelotti, continuant à épancher sa bile, devenait presque
grossier. A son insu, le mépris du paysan qui possède pour le noble
incapable de gagner de l'argent, ou de le garder, remontait comme
une écume à la surface de sa nature originelle et fruste.
La princesse Corglione le fit taire, rien qu'en le nommant de sa
yoix calme. Elle le traitait toujours avec politesse, une politesse
bien autre que celle de don Cesare. Elle ne l'appelait jamais « Ange-
lotti » tout court; elle disait : « Monsieur Angelotti » et ce
« monsieur » là tombait de si haut qu'il reléguait le fils de l'inten-
dant très loin, là où il ne lui semblait plus rien avoir de commun
avec les Montecorvello, pas même le souvenir des services rendus à
la famille.
— Veuillez nous raconter ce qui s'est passé, Monsieur Angelotti,
avec le plus de calme et de clarté possibles...
— Eh bien, princesse, à quatre heures je me suis présenté à la
villa Ludovisi. Au bout d'un instant, la baronne et une de ses
nièces, — la Nellie qu'on appelle Nell, l'Américaine enfin, — m'y
ont reçu. Alors, la baronne m'a dit qu'elle avait communiqué
votre demande, prince, à sa nièce, et que la jeune fille allait y
répondre elle-même... MlIi Nell se disposait en effet à parler... je
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674 UQOELIE?
l'ai arrêtée d'abord.,. C'était gênant devant cette jeune fille. Tout
de même j'ai cru devoir dire qu'il y avait erreur, que nous avions
parlé de l'autre demoiselle.
Les deux dames se sont regardées... C'était une situation aaaez
singulière...
A ce moment-là, je plaignais la jeune fille, qui n'en paraissait
pas gftnée, d'ailleurs.
Mmo de Vemeuil m'a dit alors à peu près ceci :
— Excusez- moi si j'insiste, mais je dois avouer, Monsieur Ange-
lotti, que je n'ai pas bien compris ce qui s'est passé hier. Le
cardinal m'a demandé la main d'une de mes nièces, mais de
laquelle?
— MaisdeMll0Nellie!
— Il m'avait semblé comprendre, d'après quelques-unes de vos
paroles, qu'il serait question de clauses particulières au contrat...
— Parfaitement, Madame la baronne» ai-je répondu. Votre
Excellence doit savoir que, lorsqu'une jeune fille étrangère épouse
le chef d'une de nos grandes familles, il y a des clauses spéciales à
observer, presque des traditions. Une partie de la fortune de la
nouvelle princesse romaine doit rester à la famille, quoi qu'il
arrive...
A son tour, la baronne m'a répondu sèchement :
— Je pressentais bien qu'il y avait entre nous un malentendu.
Précisons nettement les choses. Ma nièce Nellie n'a aucune fortune.
Ma nièce Nell, — et elle posa la main sur l'épaule de la jeune fille
assise auprès d'elle, — est millionnaire...
Une exclamation de stupeur échappée des lèvres de Cesare coupa
la parole à Angelotti, qui continua néanmoins :
— La baronne me dit alors d'un ton un peu dédaigneux :
— Maintenant que la situation est clairement établie, laquelle de
mes nièces le prince Montecorvello me faisait- il l'honneur de me
demander?...
— Ma foi, prince, j'ai perdu la tète. La baronne et la jeune fille
n'avaient pas l'air bien fâchées. Elles souriaient même d'un sourire
un peu ironique. Mais il ne fallait pas se montrer trop exigeant.
J'ai pensé en un clin d'oeil qu'il y avait encore moyen de s'en tirer,
en mettant tout sur le compte d'une erreur de Son Eminence. J'ai
dit que le cardinal était un peu sourd, qu'il avait embrouillé les
noms et qu'en se trompant il m'avait entraîné dans son erreur.
Mais qu'il n'y avait aucun doute; qu'à présent je me souvenais, et
que c'était bien M110 Nell, ici présente, que le prince Montecorvello
souhaitait passionnément épouser. J'ai été éloquent, prince, je
vous le jure, en peignant votre flamme à la tante et en lui repré-
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LAQUELLE? 675
sentant le noble effet d'une couronne de princesse sur ce beau front
et ces cheveux bruns.
J'ai osé solliciter une réponse.
La jeune fille me Ta donnée tout de suite... ça n'a pas été long...
Elle est fiancée I... Gela suffisait comme réponse catégorique, n'est-
ce pas? Mais elle y a ajouté un petit discours bref et senti : eût-
elle été libre, elle n'eût pas accueilli davantage la demande du prince
Montecorvello, parce qu'elle voulait être aimée pour elle même...
Don Cesare s'était effondré sur un fauteuil, blême et atterré.
Bianca le contemplait avec une compassion sincère. Elle ne souffrait
plus; rien en elle ne vibrait; l'illusion était morte.
Angelot» i, désespéré, passa chez le cardinal, lui faire part de ce
nouveau déboire.
Bianca et Cesare demeurèrent seuls.
— Allons, mon pauvre cousin, c'est à recommencer! lui dit-elle
non railleuse, mais d'une voix pleine d'affection.
— Ah! Bianca! Bianca! ne vous moquez pas! Quelle situation
affreuse est la mienne! Allez-vous donc me manquer aussi?
Bianca ne répondit pas. Don Cesare était parvenu à tuer en elle
toute illusion, et à présent que, dans sa détresse, il faisait appel à
son cœur, il s'étonnait de n'y trouver que la cendre des tendresses
qu'il avait méconnues ..
En siience, Bianca lui tendit la main et sortit.
A la même heure se passait, à la villa Ludovisi, un de ces petits
drames intimes et douloureux dont la vie saigne trop souvent.
A la suite de l'entretien qu'elles venaient d'avoir avec Angelotti,
M*' de Verneuil et Nell avaient échangé leurs impressions, mélangées
de mépris et de dégoût.
Puis, la baronne était allée rendre la visite d'une vieille amie
venue à Rome passer le Carême et la Semaine sainte, tandis que
Nell, demeurée seule, rêvait dans le salon.
Fatiguée et bien aise de cette heure de solitude, elle se
blottit dans la vérandah, parmi les palmiers et les fougères. Elle
aimait cette petite oasis tropica'e que, depuis trois mois, elle s'appli-
quait à rendre aussi touffu et aussi sauvage que s'y étaient prêtées
les plantes grimpantes et retombantes dont elle était remplie. Elle
écarta le large store de soie, à demi-tendu devant la baie, et s'arrêta
brusquement de surprise et d'émotion.
Nellie, livide dans un peignoir blanc, était devant elle. Au
mouvement du store, soulevé par le bras de Nell, elle s'était levée
d'un bond. Les coussins froissés du petit divan disaient qu'un instant
auparavant sa fine et frêle personne y était affaissée sous le poids
d'un chagrin trop lourd.
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676 tAQUKLtE?
— Mon Dieul Nellie! c'est toi ! dit Nell d'une voix altérée, tandis
qu'elle feignait de ne pas remarquer le visage défait de sa cousine
et qu'elle s'occupait à rétablir les plis harmonieux du rideau. Tu
n'es donc pas allée à la garden-party ?
— Non, je n'étais pas bien, répondit sa cousine d'une voix faible
et fiévreuse, et je me suis excusée près de Mm° Blackhouse.
Un silence tomba. Nellie, immobile, regardait Nell de ses yeux
angoissés et douloureux.
Nell sentait que c'était à elle de parler, qu'il fallait parler, qu'il
était impossible de laisser la pauvre petite souffrir seule, et qu'il y
avait là une blessure à panser avant que l'amertume y fit œuvre
de gangrène. Le rôle était pénible pour Nell, d'autant plus pénible
qu'à cette heure elle-même était heureuse, mais elle était trop
vaillante et trop généreuse pour reculer.
— Nellie, ma petite Nellie, dit-elle tendrement en se penchant
vers sa cousine, les bras ouverts. Ne veux- tu pas me dire ce qui te
fait mal?
La pauvre enfant n'attendait que ce mot. Elle se jeta dans les bras
de Nell et fondit en larmes.
Nell la laissa pleurer, et toutes deux s'assirent sur le divan. Il
faisait calme, doux, un peu sombre autour d'elles. Peu à peu, les
sanglots de Nellie se calmèrent, ses nerfs se détendirent.
— Eh bien, pourquoi pleures-tu?
— J'étais là, j'ai tout entendu... Oh! folle qui avais cru, tous
ces temps derniers, que c'était moi que le prince aimait...
— Et c'est là la cause de ta souffrance, ma chérie?
— Oui, Nell, je me croyais aimée et je m'étais attachée à lui,
tandis qu'à présent...
Et elle pleurait des larmes brûlantes.
— Ma petite Nellie, si tu avais aimé le prince et qu'il en eût
aimé une autre, je comprendrais ta peine et tes larmes. Mais si tu
as entendu notre entretien avec Angelotti, tu as dû comprendre
que, pour le prince, il ne s'agissait pas d'amour. 11 a prétendu
t' aimer, te croyant riche. Il m'a demandée, moi, à la fin, en appre-
nant son erreur. Que pleures- tu donc, ma chérie? Le rêve de ta
jeunesse, de ton imagination, auquel le prince de Montecorvello a
prêté pour quelques jours ses traits? le rêve d'amour qui dormait
dans ton cœur, comme en celui de toutes les jeunes filles, et auquel
don Cesare s'est trouvé par hasard mêlé?...
Nellie pleurait toujours.
— Nell, je ne me consolerai jamais, c'e3t trop durl...
— Allons, ma chérie, qu'est donc le prince Montecorvello pour
que ta vie soit assombrie par son souvenir?... L'as-tu aimé*
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L4QUBLLI? «77
d'ailleurs? Ou, plutôt, qu'as-tu aimé en lui, en dehors de sa belle
prestance, de son uniforme doré de garde-noble, de son prestige de
descendant d'une illustre famille?...
L'accent de Nell était tendre et elle berçait entre ses bras la
pauvre désolée.
— En ce moment, tu souffres, ma mignonne, aussi je ne t'en
dirai pas plus. Bientôt nous reparlerons de ces choses et tu verras
comme elles t'apparaltront toutes différentes lorsque tes yeux ne
seront plus troublés par les larmes...
— Nell, tu es heureuse, toi?
— Oui, Nellie, je suis heureuse, bien heureuse, mais cela trouble
mon bonheur de te voir pleurera..
Et elle fondit en larmes à son tour :
— Nellie, ma chère petite Nellie, je pense tout à coup que ce qui
arrive à présent est peut-être de ma faute. Te souviens-tu de cette
conversation entendue par nous au Pincio et de la prière que
je t'ai faite alors de ne rien faire savoir de notre situation réci-
proque?...
— Oui, tu me suppliais de garder le silence au nom du bonheur
de ta vie...
— Mais jamais je n'aurais voulu acheter ce bonheur d'une minute
de ton chagrin! Oh! pardonne-le-moi, ma chère petite, ne me laisse
pas le remords d'être une cause de douleur pour toi?...
Nellie soupira et, en se redressant :
— Non, Nell, n'aies pas de remords* Je me rends déjà mieux
compte de ma souffrance. C'est un rêve que je pleure, tu as raison.
C'est une déception passagère, la découverte d'une laideur où
j'avais cru trouver un rayon de beauté... Et pourtant, lorsque j'y
pense, murmura-t-elle d'une voix lointaine, pourquoi n'ai-je pas
été aimée pour moi, comme tu Tas été par M. de Valgrand...
Puis, après un long silence :
— Tante Solange ne se doute de rien, il ne faut pas lui laisser
deviner ce qui s'est passé dans mon cœur...
— Sais-tu, chérie, ce que nous devrions faire? dit Nell d'une
voix persuasive. Nous devrions profiter de ce qu'il ne fait pas
encore très chaud pour aller à Naples. Nous reviendrions pour
la Semaine sainte et nous rentrerions ensuite à Paris... Qu'en
dis- tu? ne serait-ce pas charmant d'être bercées là-bas sur la mer
bleue et de se laisser vivre tout doucement pour calmer ta tris-
tesse?...
— Mais, dit Nellie un peu hésitante, que dirait M. de Valgrand
de ce programme?
— 11 en serait enchanté, répondit Nell. D'ailleurs, il part demain
25 NOVEMBRE 4902. 44
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678 UQUBLLE?
et sera retenu vraisemblablement une huitaine à Saris. Il viendrait
ensuite à Naples pendant que nous y serions. Tu verras qu'il ne se
plaindrait pas...
La nuit était venue. Une clarté illumina tout d'un coup le salon,
c'était Francesco qui faisait jaillir l'électricité.
— Allons, ma chérie, viens t' habiller, tu ne vas pas dîner en
peignoir, dit Neil en entraînant sa cousine vers la porte.
— Non, non, disait faiblement la pauvre petite. Laisse-moi
remonter dans ma chambre, je ne dînerai pas. .., je n'ai pas faim.. .,
j'ai le cœur trop gros...
Nell hésita... Elle n'avait pas l'habitude du chagrin* En ce cas
spécial, quelle thérapeutique donnerait le meilleur résultat?... Un
instant, la prière de cette voix brisée l'émut et elle fut sur le point
de céder..., de la laisser pleurer en paix, comme on laisse couler
le sang d'une blessure. Mais sa raison parla plus haut et elle sentit
qu'il ne fallait pas abandonner la pauvre enfant à son imagination
endolorie. Il lui fallait, au contraire, réagir tout de suite, apprendre
à se dominer, d'abord pour dissimuler sa souffrance aux autres, et
s'en rendre maîtresse ensuite.
— Non, Nellie, tu ne peux faire cela! Tante Solange s'inquiéte-
rait, et, du reste, après ce qui s'est passé, il importe pour ta dignité
que tu ne changes rien à tes habitudes et à ton allure. Allons,
viens, je vais t'aider à t'habiller...
Et elle l'entraîna.
Elles dînèrent toutes les trois. Nellie était bien un peu pâle, mais
elle fit bonne contenance sous le regard de tante Solange, inquiète
malgré tout.
M. Glaczkowicz vint seul prendre le thé dans la soirée. Mis
depuis la veille au courant de l'événement qui allait modifier la vie
de son jeune ami, René de Valgrand, il dit à Nell, en termes émus,
combien il était heureux d'un bonheur qu'il leur avait souhaité à
l'un et à l'autre, dès le premier jour.
— Demandez à René ce que je lui avais déjà dit de vous avant
même qu'il vous connût? Il m'a confié depuis qu'une sorte de pres-
sentiment l'avait assailli le jour où il vous rencontra pour la pre-
mière fois au palais Farnèse.
Dans la soirée, Nell proposa à l'approbation de sa tante le petit
voyage à Naples dont elle et sa cousine avaient parlé. M*6 de Ver-
neuil fit la même objection que Nellie, et Nell donna la même
réponse. M. Glaczkowicz appuya. Il comprenait qu'il y avait là
autre chose qu'un caprice. Il était très fin : l'abœnce du prince
Montecorvello, la veille, avait surpris. Il avait aussi entendu parler
dans Rome de la sortie du vieux cardinal et de sa visite à h villa
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LAQUULB? *Î9
Ludovisi. 11 remarquait la pâleur de Nellie. Enfin, il sentait quelque
chose dans Pair.
Tante Solange n'avait qu'à céder à l'instance de ses nièces; elle
le fit de bonne grâce : du reste, elle aurait eu bien du regret de
rentrer en France sans avoir vu Naples. On décida donc de partir
dès le lendemain.
En prenant congé, le vieux Polonais promit sa vishe aux bords
du golfe légendaire, où il aurait plaisir, dit-il, à accompagner
M. de Valgrand.
La baronne et ses nièces quittèrent Rome le jour suivant et ne
firent que traverser Naples pour s'installer au Pauailippe, dans un
hôtel dont les terrasses en étages, couvertes de lauriers roses, des-
cendaient jusqu'à la mer.
Elles y passèrent une exquise semaine avant l'arrivée de Bi. de
Valgrand.
Nell avait quitté Rome avec une vague angoisse au cœur. Elle 9e
jugeait égoïste et responsable de l'erreur qui avait eu pour résultat
une souffrance cruelle pour sa cousine.
Une simple porte séparait les chambres des deux cousines. La
première nuit, Nellie, abattue et épuisée, avait dormi d'un sommeil
de plomb ; la seconde nuit, le bruit d'un sanglot était parvenu
jusqu'à Nell, éveillée et troublée aussi.
Mais la nature est une si grande consolatrice, une si apaisante
amie, qu'au bout de quelques jours de promenades parmi les
floraisons de la campagne napolitaine, sous un ciel pur et au
bord d'une mer bleue, il se fit un changement chez la petite
âme malade. La blessure n'avait pas été bien profonde. Nellie
reprit ses couleurs, et, la nuit d'après, Nell n'entendit plus de
sanglots.
Il y eut même un jour où Nellie paria la première de sa peine,
et ce fut pour remercier Nell de ne pas lui avoir permis de se
complaire dans son chagrin.
— Comme tu avais raison 1 J'aimais, ou j'avais cru aimer un
songe 1 Sans toi, j'aurais été capable de gâter ma vie, uniquement
en me figurant qu'elle était gâtée...
— C'eût été bien dommage, mignonne! Un Cesare ne le vaut
pasl Vois-tu, ajouta- 1- elle plus sérieusement, il y a, je crois,
des amours dont la perte équivaut à la perte de la vie; mais ce
softt ceux où nous mettons le meilleur de nous-mêmes..., et ils
«ont rares, dit-on. Mais, même alors, il doit y avoir le moyen de
vivre et d'être heureux encore d'une autre espèce de bonheur. Car
/tous continuons d'exister. Même malheureux, notre mot-survit,
et je ne crois pas que nous ayons jamais le droit de l'abandonner
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6*0 LAQUELLE?
ni de perdre de vue la mission qu'il a reçue ou qu'en un jour de
clairvoyance nous lui avons donnée...
Nellie ne comprenait pas très bien, mais elle se reprenait &
vivre, à trouver le monde beau et la vie supportable.
Elles passaient tout le jour dans les barques berceuses et les
champs embaumés, en réservant les excursions plus lointaines aux
lies magiques pour plus tard, lorsque René de Valgrand les
y accompagnerait.
Un matin, il arriva quand on ne l'attendait pas encore. Nell,
les bras chargés de fleurs, s'était arrêtée sur la terrasse, les yeux
perdus dans une extase : la contemplation de cette merveille qu'est
le golfe de Naples aux heures matinales. De minute en minute, le
tableau changeait : les moirures de l'eau allaient s'élargissant et
la masse du Vésuve, dessinait ses vagues contours. Nell suivait
du regard l'œuvre de la brise et du soleil qui, lambeau à lambeau,
arrachaient les voiles de la brume. Chaque matin, elle venait assister
à la toilette du volcan. Elle guettait le moment où, dans son impo-
sante beauté, il sortait enfin, avec un suprême effort, de ses der-
nières enveloppes de gazes et des enroulements des petits nuages
d'azur.
Elle eut comme un cri de frayeur en voyant René devant elle,
puis une douceur inattendue la pénétra. Ils avaient tant à se dire
qu'ils restèrent un moment sans paroles. Enfin, les premières ten-
dresses échangées :
— Quel rôle m'avez- vous fait jouer, chère Nell? Et quel air
étrange ai-je dû avoir vis-à-vis de votre oncle quand je lui ai
demandé la main d'une jeune fille sans fortune et qu'il m'a accordé
celle d'une héritière 1 et de quelle héritière?
— Eh bien, dit Nell avec un sourire exquis, vous en plaindrez-
vous? J'avais fait le rêve d'être aimée et épousée pour moi-même
et par qui j'aimerais. Vous m'avez donné ce bonheur et je m'en
souviendrai toute ma viel... oui, même si vous deviez me faire
souffrir un jour... Ne protestez pas! On sait ce que valent les
hommes 1 Mais, enfin, vous m'aimez maintenant, je ne puis en
douter, et je tâcherai, mon cher futur mari, de conserver votre
amour. Comprenez- vous, à. présent, pourquoi j'étais si pressée
de vous voir partir pour Paris? Je voulais avoir cette joie jusqu'au
bout!
— Oui, et vous avez dû faire la leçon à votre oncle, car il a
rempli à merveille son rôle de tuteur consciencieux qui tient i se
renseigner sur tous les détails de la vie offerte à sa pupille.
— Je sais, je sais; l'oncle Georges m'a tout raconté! Mais, vous,
racontez- moi à votre tour!...
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LAQUELLE? 681
— Je ris encore en pensant à la façon dont M. Burlslay m'a
tourné et retourné en tous sens. J'ai dû lui exposer en détail ma
situation; lui faire le tableau de notre vie future, telle que je vous
l'avais peinte à vous-même, et, pour finir, faire miroiter â ses yeux
de tuteur mes espérances de carrière.
— Alors est venu le coup de théâtre? Mon oncle vous a dit :
« Je vois que ma nièce a bien placé ses affections! » Et il a encore
dit, n'est-ce pas : « Nell est une bonne petite fille? »
— Il m'a dit : « Nell est une perle, et je crois que vous en
êtes digne. » Et il a ajouté : « Cette perle n'est pas tout à fait
sans monture... »
— Et vous avez répondu, j'espère, que c'était là un détail mépri-
sable I dit Nell avec malice.
— Mais pas du tout, Mademoiselle; l'amour-propre vous grise!
Le détail, dans notre cas, n'était pas méprisable, et M. Burlslay
aurait pris une fâcheuse opinion de moi si je l'avais dédaigné. J'ai
dit à votre tuteur que je ne m'étais pas inquiété de savoir si vous
aviez quelque chose ou non, mais que ce que vous pourriez avoir
serait le bienvenu pour vous rendre la vie plus facile et plus douce...
— Et mon oncle a répondu. . . ?
— Ma nièce a quelque chose comme deux cent cinquante mille
francs...
— Mais c'est presque une fortune! me suis-je exclamé avec sur-
prise!...
— De rentes!... a-t-il achevé.
— Tableau !
— Mais oui, comme vous dites! Et je vous assure, Nell, que j'ai
dû faire une drôle de figure, tant j'étais ébahi... Alors votre oncle
a été charmant, et il m'a parlé avec une confiance et une affection
dont j'ai été extrêmement touché... Il m'a parlé de vous aussi!
11 m'a raconté ce rêve de vouloir être aimée pour vous-même, et s'il
ne m'a pas fait vous aimer davantage, il m'a permis de vous con-
naître mieux et de m'expliquer pourquoi je vous ai si impérieuse
ment chérie...
Us se turent et un moment se passa sous les lauriers-roses à
écouter chanter leurs cœurs... Us oubliaient tout dans cette effusion
de leur bonheur, quand ils s'aperçurent tout d'un coup que midi
allait sonner et qu'il était temps de rentrer pour annoncer à
Mtte de Verneuil l'arrivée de son futur neveu.
M. Glaczkowicz, fidèle à sa promesse, arriva le lendemain, et la
semaine qui suivit fut une série d'enchantements. La saison était
délicieuse et permit à Mme de Verneuil et aux jeunes filles de con-
naître d'inoubliables impressions des nuits napolitaines.
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682 LAQUELLE?
Tout le long du golfe, sur les terrasses qui bordent la mer, le soir,
et presque jusqu'au jour, ce sont des concerts sans fin. Des barques
chargées de guitaristes et de chanteurs vont et viennent d'une rive
à l'autre, promenant les sérénades sous les balcons de marbre des
villas. L'harmonie et l'air parfumé ne font qu'un. La musique est
embaumée et la brise est mélodieuse. Le Napolitain s'éveille quand
vient la nuit; ses yeux et son âme s'ouvrent quand brille la première
étoile.
Nellie et sa tante faisaient une provision de beaux souvenirs. Elles
allaient rentrer en France pour y reprendre leur vie ordinaire. En
attendant, elles s'emplissaient les yeux et la mémoire de tableaux
merveilleux dont les années à venir seraient tout embellies.
Nell était trop heureuse pour analyser ses impressions. Sûre-
ment, elle reviendrait à Naples ! Mais, quoi qu'il dût advenir, et
malgré tout ce que la vie pouvait lui réserver de peines plus
tard, son aurore d'amour était si radieuse que, quand elle aurait
des cheveux blancs, elle en serait encore toute illuminée 1
XI
Après le désastre final, le départ des dames de Verneuil et
l'écroulement des espérances si péniblement échafaudées, le prince
Montecorvello avait été pris dans un tourbillon d'inquiétudes,
d'angoisses et de difficultés sans nombre. Angelotti, qui devait
renoncer à l'espoir de rentrer dans ses cinquante mille lires, lâcha
sur le malheureux Gesare, le meute des prêteurs auxquels, jusqu'à
ce jour, il avait seulement permis d'aboyer de loin. Le prince leur
fut livré dans un hallali sonné, en manière de signal, par l'usurier
qui lui avait avancé le montant de son costume et l'argent de poche
des dernières semaines. Affolé, le pauvre prince ne savait où donner
de la tête. Il chercha un secours, au moins un conseil, chez les
siens, ses parents, ses amis. Il ne trouva partout que de l'indiffé-
rence. Son oncle, le cardinal, ne souhaitait plus qu'une chose :
qu'on lui laissât, sa vie durant, la jouissance des quelques salles
qu'il occupait encore dans le vieux palais, pour y mourir en paix.
A son neveu de se débrouiller!
Désespéré, le prince se retourna vers Bianca. Dans cet effondre-
ment général, il se souvenait de l'amie d'enfance et de jeunesse, de
la femme au cœur chaud, à l'affection dévouée jusqu'au sacrifice
absolu.
Gesare n'était pas mauvais; il n'avait pas la force d'être bon. Il
était faible, désemparé... C'est pourquoi il pensait à Bianca. Volon-
tiers, il lui eût dit :
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LAQUELLE? 683
Je n'ai plus qu'à pleurer, j'ai besoin d'une épaule!..-,
Le soir du jour où le vieux cardinal avait donné définitivement à
Àngelotti la signature l'autorisant à mettre en vente le palais Mon-
tecorvello, Cesare se rendit chez sa cousine. Qu'allait-il y faire? Il
n'en savait rien lui-même. Epuisé par toutes les secousses qu'il
venait de subir, il cherchait du calme, du repos, de l'affection.
Il était cinq heures du soir lorsqu'il se présenta chez la princesse.
Serafina lui dit que sa maltresse était au jardin.
Le très modeste petit palais où dona Bianca avait trouvé un abri,
avait jadis fait partie des dépendances d'un couvent. Il possédait
un jardin entouré de murs élevés, et c'était, dès le printemps, une
véritable oasis de verdure et de fraîcheur. La nature faisait tous les
frais de sa décoration, et Bianca y vivait beaucoup depuis quelque
temps, depuis que, retirée de plus en plus du monde, elle était résolue
à voir clair en elle-même et à connaître enfin son propre cœur...
Une partie de ses jours s'y passait dans une entière solitude ; ce
jardinet était son domaine : les vieilles gens qui occupaient le reste
du palais fuyaient le grand air et craignaient l'humidité des plantes.
Le prince y pénétrait pour la première fois. Il s'arrêta un instant,
hésitant et surpris, sur le seuil de la porte. Une grille rouillée mais
d'un beau travail ancien de ferronnerie fermait un petit cloître aux
colonnettes de pierres grises où quelques débris de sculptures
gisaient sur le sol. Tout palais romain, si modeste qu'il soit, ren-
ferme ainsi un musée en germe.
La porte tourna lentement sous la main du prince qui, n'aper-
cevant pas Bianca, poursuivit sa marche parmi les herbes et le
feuillage.
Un sentier très étroit courait entre des massifs touffus; il menait
à une clairière où des rosiers grimpants formaient un berceau. La
princesse y était assise sur un banc de pierre, et, de loin, Cesare
s'arrêta, immobile, à la contempler.
Bianca était appuyée à un antique sarcophage, vêtue d'une robe
longue en serge blanche ; un mezzaro génois enveloppait sa tête
et ses épaules et, de ses doux reflets laiteux, caressait son visage
pâli. A côté, dans un bassin, deux nymphes jouaient en se dispu-
tant une fleur de laquelle s'échappait un filet d'eau qui tombait avec
un petit chant monotone et très doux.
Bianca rêvait... Rêverie mélancolique sans doute, mais d'où la
douleur semblait bannie, car son beau front resplendissait d'une
lumière intérieure et paisible, de cette lumière pure et comme sur-
naturelle dont on se sent baigné sur les cimes.
Devant ce calme et cette beauté, Cesare eut un élan, et son cœur
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684 LAQUELLE?
se mit à battre. Oh ! se réfugier près d'elle, s'apaiser au contact de
cette sérénité!...
En même temps, le souvenir lui revint des projets de son père,
que sa cousine aurait si volontiers accueillis, et reportant sa pensée
en arrière, il eut la triste vision de tout ce qu'il avait perdu...
Bianca, levant enfin les yeux, aperçut le prince venant avec len-
teur vers elle, et, dans le détachement de son cœur, elle ne put se
défendre d'un sentiment de pitié pour le pauvre désemparé.
— Du courage, Gesare, dit-elle en lui tendant la main. Je ne
suis pas allée voir mon oncle aujourd'hui : je savais que vous
deviez avoir avec Angelotti un entretien, et j'ai préféré me tenir à
l'écart.
Et comme Gesare demeurait silencieux :
— Du courage! murmura- 1- elle encore.
Ge mot, banal, elle le sentait bien, lui venait seul aux lèvres.
Que pouvait-elle dire à cet homme de trente ans qu'elle connaissait
sans énergie, qu'elle devinait abattu et sans espérance?
— Bianca! balbutia- 1- il enfin, tout m'abandonne et me manque
à la fois! M'abandonnerez-vous aussi?
— Je ne vous abandonne pas, mon cousin, qui .avez été presque
mon frère. Je ne vous abandonnerai jamais, si vous entendez par
là que ma pensée puisse se désintéresser de vos chagrins et que
votre bonheur puisse me devenir indifférent! Mais je comprends
trop bien votre peine profonde pour tenter de la consoler
aujourd'hui...
Le prince la regarda avec une sorte d'étonnement hagard.
— Comment dites-vous? Mais c'est aujourd'hui, Bianca, que
j'ai surtout besoin de votre compassion! Aujourd'hui, que tout
m'accable et que cette vente de notre palais de famille me frappe
au point le plus sensible et le meilleur de moi-même... Avoir
espéré le sauver et tout perdre à la fois ! Avoir vécu en aveugle et
n'apercevoir le précipice qu'à l'heure où, tout au bord, il n'y a
plus qu'à s'y laisser glisser avec désespoir!...
— Sont-ce là vos seuls regrets, Cesare? vos seuls sujets de
douleur et de plaintes? interrogea la princesse d'une voix hésitante.
— Non, Bianca, si je lis bien enfin en moi-même, j'y découvre
le regret, amer et déchirant, du bonheur perdu...
— Mais avez-vous tout fait pour le conquérir et pour le garder,
ce bonheur? Comme le royaume du ciel, le bonheur souflre vio-
lence, Cesare! Qu' avez-vous fait pour vous l'assurer, pour mériter
1* amour qui serait votre sauveur à présent; cet amour plus fort
que le temps et que les traverses de la vie?
— Je n'ai rien fait, c'est vrai... Je n'ai rien su comprendre, ni
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LAQUELLE? 685
en moi, ni hors de moi. Je n'avais qu'à tendre la main : le bonheur
et l'amour peut-être étaient à ma portée...
Bianca releva la tète et, surprise, plongea ses yeux dans ceux
de son cousin.
— Nous ne nous comprenons pas, sans doute. Pardonnez-môi
si je ravive une douleur, mais je faisais allusion à votre amour
pour cette jeune Française dont Ângelotti m'avait parlé. Et, je
vous le demande encore : n'avez-vous donc pas su vous faire aimer
d'elle assez fortement pour que cet amour pût être à présent votre
refuge et votre espoir?
Le prince rougit et son regard gêné évita celui de sa cousine.
Cueillant une fleur et l'effeuillant d'une main machinale :
— Je vous en prie, Bianca, qu'il ne soit plus question de cette
affaire entre nous... Je n'ai pas aimé M116 de Verneuil. Vous savez
bien que ce mariage n'était qu'une solution... Pourquoi Angelotti
m'a-t-il représenté à vos yeux comme épris d'elle? Sans doute,
par une sorte de délicatesse..;, pour ne pas me faire passer à vos
yeux pour un vulgaire coureur de dot. Mais c'est fini..., tout
est fini!... Dans cet amour n'était pas le port de salut que vous
rêviez pour moi! Et puis, rappelez-vous : la jeune fille à qui j'ai
fait la cour cet hiver n'était pas « celle aux yeux de lumière »
en qui vous aviez cru voir la future princesse Montecorvello.
— C'est vrai! murmura dona Bianca. Celle-là, un autre l'a gagnée
parce qu'il a su, comme je vous le disais, la conquérir et la mériter...
Il se fit entre eux un silence pendant lequel on n'entendit
d'autre bruit que celui du petit filet d'eau tombant dans le bassin
de marbre. Un calme endormant les enveloppait. Autour d'eux,
jusque sur leurs têtes, les roses penchaient la tête, comme lasses
du poids du jour. Parmi l'herbe dure et sauvage s'égaraient des
volubilis et des pervenches, semblables à des yeux qui auraient
beaucoup pleuré. Un acacia balançait ses grappes, et le sol, aux
pieds de Bianca, était jonché de pétales roses. Une brise légère en
jeta quelques-uns sur la robe blanche de la jeune femme. Cesare
les prit et les porta à ses lèvres.
— Bianca, dit- il alors à voix basse, vous ne comprenez donc
pas? Comment vous dire que vous seule pouvez être mon refuge,
vous seule, ma Notre-Dame du Salut!...
— Moi, Cesare! exclama- t-elle d'une voix où la surprise se
mêlait à une mélancolique incrédulité.
— Oui, vous... vous seule! vous que j'ai toujours admirée...
vous en qui j'ai toujours vu la plus noble et la plus belle des
femmes! Oh! soyez-en la meilleure et prenez pitié de moi au-
jourd'hui...
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686 LAQUBLLI?
Bianca, les yeux demi-clos, restait muette.
11 se méprit sur ce silence, et, plus bas, plus doucement, de la
voix caressante qui avait surpris le cœur de Nellie, il continua :
— Souvenez -vous, Bianca, de nos jeunes années. Nous repren-
drons, si vous le voulez, notre vie à votre retour du couvent.
L'ombre de mon père en serait heureuse, lui qui nous avait destinés
l'un à l'autre... Rappelez-vous nos promenades dans les bois de
Frascati. Il y a quelques jours encore j'y ai retrouvé vos traces :
des souvenirs de vous y flottaient dans l'air, et, dans les arbres de
la forêt, le vent, semblait murmurer votre nom...
Et comme elle demeurait toujours muette, il saisit les mains de
Bianca en murmurant :
— Ne m'avez-vous pas aimé en ce temps-là?
Sortant alors de son immobilité de statue, la princesse retira dou-
cement ses mains, et regardant tristement son cousin :
— Trop tard, Cesare! trop tard à présent pour raviver ces
cendres devenues une froide poussière... le temps de l'amour est
passé. »
— Quoi! s'écria le prince, est-ce vous qui parlez ainsi, Bianca 1
Vous qui, tout à l'heure, disiez l'amour plus fort que le temps et
survivant à la souffrance?...
Avec un triste sourire, Bianca dit lentement :
— Je vous ai aimé, Cesare, comme on aime un rêve dans ces
premières années que vous rappeliez tout à l'heure... et l'amour a
duré longtemps, car j'avançais dans la vie les yeux fixés sur un
idéal qui me dérobait la réalité. Jeune fille, je vous ai aimé dans
nilusion et l'espérance. Plus tard, à Naples, durant les années
affreuses qui ont suivi, je vous ai aimé encore, sans espoir désor-
mais, et pour la seule joie de l'amour même... Revenue à Rome,
veuve, libre... et bientôt pauvre, si j'ai continué à vous aimer, c'était
dans la tristesse du désenchantement, dans la douleur d'une illu-
sion qui s'envole...
— Vous m'avez aimél vous m'avez aimé! répétait le prince*
vous m'aimerez encore! Et d'ailleurs, à défaut d'amour, votre
pitié me suffira... la pitié de Bianca est meilleure que l'amour d'une
autre...
La princesse secoua la tète.
— Ce n'est pas possible, et vous vous abusez vous-même.
Vous souffrez, et, sous l'étreinte de la douleur, vous venez à moi
crier votre peine. Mais vous ne m'aimez pas, Cesare, vous ne m'avez
jamais aimée, et moi je ne vous aime plus... Je ne crois plus en
vous... ; pis encore..., j'ai perdu la foi en mon amour.. .%Vous ai-je
même vraiment aimé? Je ne le sais plus. Mais je m'interroge et je
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LAQUELLE? * W
ne trouve plus dans mon cœur la chaleur qui donne la vie, l'élan
qui donne la force de porter une croix.
Elle avait parlé d'une voix profonde et convaincue, où rien ne
vibrait plus des émotions d'autrefois. Il sentit que c'était fini, que
quelque chose de définitif et d'irrévocable venait de se passer entre
eux. Il n'insista pas. Trop tard il apprenait que la source d'amour
se tarit si l'on n'y puise pas. Dans le silence qui tomba entre eux
lorsque dona Bianca eut fini de parler, une voix secrète soufflait
tout bas à Gesare que sa cousine avait raison et qu'il n'était pas de
ceux que l'amour peut consoler d'avoir perdu tout le reste...
Un carillon de cloches les tira de leur rêverie : Rome chantait
Y Ave Maria. Sur toute l'étendue de la Ville et dans la campagna
d'alentour, le cantique des anges, retournant au ciel, s'élançait
de la terre. L'espace en demeura encore tout vibrant et sonore
après que les clochers et les campaniles eurent fait le silence.
Bianca se leva et resta un instant debout, appuyée au sarco-
phage de pierre. Gesare la contemplait d'un oui terne... Le jardin
s'était subitement assombri, ou bien la tristesse accrue de son
âme le lui faisait paraître plus sombre. En réalité, le soleil avait
disparu, les clochettes des volubilis s'étaient closes, les pervenches
cherchaient le sommeil sous les feuilles, et les roses se recueillaient
pour la nuit approchante. Seul, le petit filet d'eau coulait tou-
jours, imperturbable : il disait, lui, la continuité inlassable de la
douleur.
— Avez-vous donc renoncé pour vous-même à toutes les joies
de la vie? dit Gesare d'une voix un peu sourde. Vous êtes belle
comme un rêve d'artiste, comme une évocation de poète I...
Regardez autour de vous : partout les joies de la vie sont prêtes
à vous sourire; pourquoi prétendez-vous que votre cœur est mort
et que tout est fini?...
A ce moment brillait, dans les yeux de Bianca, une flamme que
Gesare n'y avait jamais vue. Un tendre sourire entrouvrait ses
lèvres, et, sans répondre, elle marcha vers la grille, suivie du
prince. Là, elle s'arrêta, et, lui tendant la main :
— A bientôt, mon cousin; dans quelques jours, nous nous
reverrons. Je ne cessera jamais de vous être sincèrement attachée
et de prier pour vous...
Et elle passa.
Quelques jours plus tard, en effet, Gesare revit la princesse :
ce fut au couvent des Dames du Cénacle, dont elle venait de
fermer la porte sur elle avec un soupir d'allégement et de déli-
vrance.
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688 ' LAQUELLE?
Mm* de Verneuil et ses nièces, revenues à Rome pour la Semaine
sainte, commencèrent ensuite leurs préparatifs de départ : le
mariage de Nell et de M. de Valgrand était fixé au mois suivant
et elles avaient hâte de rentrer à Paris, où les appelait l'oncle
Burlsley, impatient de revoir sa chère Nell.
Nellie était sincèrement heureuse du bonheur de sa cousine,
et sa blessure de cœur en avait été tout à fait cicatrisée. Cette
petite égratignure avait été salutaire à la jeune fille, en lui faisant
pressentir la douleur et entrevoir les épines de la vie. Jusqu'alors,
cette vie s'était écoulée pour elle dans une sécurité affectueuse et
dans les limites d'un horizon restreint. La médiocrité de sa fortune
n'était pas pour elle une cause de soucis ni de véritable inquié-
tude. Elle y était habituée dès l'enfance et n'avait jamais pensé
à d'autres conditions d'existence. Son cœur et son imagination
même jusqu'à cette heure avaient dormi. Ils s'étaient un instant
réveillés dans ce brusque changement de vie, de milieu, et, il faut
bien le dire, de climat. Le ciel lumineux conviant à une fête sans
fin la jeunesse éternelle dont la nature se pare avec orgueil dans
ces villas en fleurs à la saison des neiges, avaient agi sur Nellie
comme ils agissent toujours sur les nouveaux venus en pays de
soleil. La petite Parisienne, dont jusqu'alors les tours de Saint-
Sulpice avaient borné l'horizon, goûtait pour la première fois la
joie de vivre. Elle s'était épanouie dans cet air plus doux où flottait
• en tout temps un arôme grisant de laurier, de buis et d'écorce
d'oranges. La gaieté de la vie l'avait enivrée comme des bouffées
de printemps. Le désir de vivre, le désir d'aimer, le désir de jouir
chantaient en elle...
Durant quelques jours, le prince Montecorvello avait person-
nifié tout cela, et Nellie avait cru l'aimer alors qu'elle n'avait aimé
en lui que le reflet de toutes ces choses grisantes... Mais, réveillée,
elle voyait clair en elle désormais! Réveillée, Nellie l'était bienl
Elle comprenait à présent ce que sa cousine, un jour, avait voulu
dire en parlant de vie personnelle et intérieure. Aujourd'hui, Nellie
n'aurait plus dit que, dans sa vie, il n'y avait rien> car elle y
découvrait des élans, des enthousiasmes, des extases et même des
souffrances insoupçonnées plus tôt. Et, chose étrange, Nellie
n'aurait pas voulu en rien effacer... Non, car, dans ces souffrances
mêmes, elle s'était sentie vivre enfin... Sous la douleur qu'une
Providence maternelle lui avait dispensée légère, elle s'était sentie
Vibrer. Elle y avait puisé une grande leçon.
Humblement, elle reconnaissait que les hommages s'étaient
adressés à Yhéritière. Au premier moment, la désillusion avait été
rude; mais la brave enfant se relevait du choc plus forte, plus
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LAQUELLE? 689
sérieuse, pleine d'indulgence pour les faiblesses des autres.
Lorsqu'elles rentrèrent à Rome, la société italienne était très
agitée par deux nouvelles qui, venant d'éclater brusquement, la
passionnaient : la ruine avérée du prince Montecorvello avec, comme
conséquence, la mise en vente de son palais, et l'entrée en religion
de la princesse Corglione.
Cette dernière nouvelle impressionna péniblement Neil et Nellie
lorsque, le soir de leur arrivée, on en parla devant elles dans leur
petit cercle d'intimes.
On commentait beaucoup cette résolution de la princesse. Son
apparition au bal en avait fait espérer une toute différente. Il y
eut des gens qui voulurent voir dans une décision si imprévue
un coup de tête, du dépit, tout au moins du regret de n'avoir pas
été aimée de son cousin.
Ces commentaires blessèrent Nell dans son admiration pour une
princesse digne d'être admirée comme une héroïne de l'histoire ou
de la légende. Elle le dit très vivement même, et un regard de
M. Glaczkowicz laTécompensa de sa clairvoyance.
— Vous avez raison, Mademoiselle. La princesse Gorglione est
au-dessus du dépit et incapable d'un coup de tète. Quant au
désespoir... franchement, qui donc, parmi nous, juge don Gesare
capable d'en inspirer?
Il attendit un moment une protestation, qui ne vint pas, il
continua :
— Je connais depuis longtemps dona Bianca, et je ne puis
pas dire que sa résolution me surprenne. Elle s'est simplement
retirée d'un monde où elle cherchait un idéal de perfection qu'en
dehors d'elle-même elle ne pouvait rencontrer.
M. Glaczkowicz ignorait, comme tout le monde, le dernier acte
du petit drame intime dont le cœur de dona Bianca avait été ému.
La veille de son départ, Nell sortit avec M. Glaczkowicz pour
une course mystérieuse. Accompagnée du vieux Polonais, elle se
rendit chez un horticulteur dont les serres fameuses sont retirées
hors la ville, aux alentours de la Porta Pia. Elle y fit composer sous
ses yeux une corbeille digne d'une royale fiancée, et elle-même alla
la déposer au couvent à l'adresse de la princesse Gorglione. C'était
son adieu, l'expression de l'ardente sympathie épanouie dans son
âme à l'échange de leurs regards.
En la recevant des mains de la tourière, Bianca eut un sourire
mélancolique et doux. Qui la lui envoyait? Elle se pencha sur les
lys, les azalées, toute la floraison blanche étalée à ses pieds. Au
milieu de cette neige se détachait une fleur de la Passion, tout
empourprée, et la princesse comprit..,
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m LÀQUBLLEÎ
Elle prit dans ses bras l'énorme corbeille et la porta au milieu
du chœur, où elle la déposa aux pieds de l'autel. Puis, seule dans
la chapelle, elle demeura un instant debout, droite et presque imma-
térielle dans sa robe blanche. Elle semblait un beau cierge avec la
flamme brûlante de ses yeux. Les fleurs parlaient des joies du
monde, et Bianca se rappela le bal Roccabella où elle avait sen-
ties ces joies fugitives. Ce soir-là, elle leur avait dit adieu. Au
bras du duc, elle avait fait le tour de la salle des fêtes, puis, sou-
riante, en avait pris congé pour toujours.
Elle s'agenouilla près de la corbeille, prit entre ses mains la
fleur de la Passion, et pria.
Bianca Corglione avait trouvé la paix...
XII
La veille de son mariage, Nell passait la matinée en tète-à-tète
avec son oncle. Ils causaient tous deux affectueusement de choses
sérieuses, comme à son retour de Boston, quelques mois plus tôt.
H. Burlslay était triste de se séparer de sa nièce avant d'avoir
joui de sa présence, de sa jeunesse, du charme nouveau apporté
par elle dans sa vie. Mais il était dit que l'oncle Georges ne serait
heureux que par le bonheur des autres. Il appréciait chaque jour
davantage René de Valgrand, et, ce matin-là, il répétait pour la
centième fois à Nell que son choix seul pouvait le consoler d'avoir à
se séparer d'elle.
On devait signer le contrat dans l'après-midi, et M. Burlslay
donnait à sa nièce quelques explications supplémentaires.
— Rends-moi le carnet de chèques que tu avais emporté à Rome,
il ne te servirait plus, et noué allons le détruire.
— Cependant, oncle Georges, avant de vous le rendre, et, ce
matin même, tant que je suis encore maîtresse de ma fortune,
avant d'être en puissance de mari, comme disent les gens de lois,
je veux en signer un..., et même un gros...
— Qu'on veux- tu foire?
— - Cher oncle Georges, dit la jeune fille, en venant s'asseoir sur
le bras du fauteuil de Pex-banquier; je veux donner une dot k ma
cousine Nellie...
— Eh bien! et tes principes? il me semble qu'en ce moment tu
manques de logique !
— Non, mon bon oncle, je ne vais pas à rencontre de mes prin-
cipes en voulant doter Nellie... Mais peut-être la femme qui saura
conquérir l'amour n'est-elle pas encore prête pour la lutte... Peot-
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LAQUELLE? ttft
être mon cas est-il justement l'exception qui, pareil à un jalon isolé,
indique seulement la route.,., Nellie n'a pas tant de vaillance; elle
«st tendre et douce, elle a besoin d'appui, et il lui faut une ne
toute faite...
— Et combien veux -tu lui donner? demanda simplement
M. Burlslay .
Nell se pencha sur le bureau de son oncle et griffonna quelque
chose sur un papier qu'elle tendit à M. Burlslay.
— Trois cent mille francs! s'écria celui-ci. N'est-ce pas beaucoup?
— Non, cher oncle, dit Nell sérieusement. 11 ne faut pas faire les
choses à demi. D'ailleurs, j'ai une grosse dette envers ma cousine,
une dette si grosse que ma fortune ratière ne serait pas de trop
pour l'acquitter : je lui dois précisément mon bonheur.
Alors elle raconta ce qui s'était passé entre elles, la conversation
surprise au Pincio, sa prière à Nellie d'en garder le secret, les
hésitations de sa cousine et le chagrin qui avait effleuré la pauvre
petite, tandis qu'elle, Nell, cueillait la rare fleur d'amour.
L'oncle ne riait plus; il comprenait à présent que sa Nell, <&u
cœur .tendre et fort, voulût assurer à jamais la paix et l'avenir 'de
la petite âme frêle dont elle avait risqué de compromette le
bonheur. ,+
— Fais donc à ton gré, ma chère fille. Mais comment feras-tu
accepter cela à ta cousine? y
— Ohl très bien. Regardez, cher oncle, mon cadeau de noces.
Elle tira de sa poche un assez large écrin. 11 contenait une
superbe garniture de corsage byzantine, — des ors de toutes les
nuances, ciselés, émaillés, semés de turquoises et de perles. Au
milieu, une petite lame d'or, en se déplaçant, laissait voir une
miniature de Nell, peinte sur ivoire. La miniature se soulevait à
son tour et découvrait une petite cavité, où Nell plaça le chèque
plié très fin.
M. Glacxkowicz arriva ce même jour de Rome.
Il donnait à H. de Valgrand une bien grande preuve d'affection
en acceptant d'être son témoin; il avait eu de la peine à se décider
à revenir à Paris. C'était la première fois qu'il y rentrait depuis
que la France était en République! Et il trouva tout bien changé!...
Après la signature du contrat, qui avait eu lieu dans la plus
stricte intimité, comme on prenait en famille le petit thé de cinq
heures, le Polonais donna des nouvelles de Rome. Le palais Monte-
corvello venait d'être acheté par une dame de l'Argentine, que
l'archevêque de Buenos- Ayres avait adressée à Angelotti en la lui
recommandant comme un des piliers de sa cathédrale, et l'un des
plus généreux soutiens des œuvres diocésaines. Cette vente avait
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692 LàQOILLfe?
sans doute remis à flot don Cesare, car on l'apercevait tous les
jours au Pincio et à la villa Borghèse, sur un cheval magnifique,
très empressé autour du landau où dona Patrocinio de San Her-
mandad y Ratatorcida étalait les grâces de sa personne et les
splendeurs de ses toilettes...
— Vous verrez que cela finira par un mariage 1 conclut le vieil
augure.
— Est-ce une jolie femme? demanda tante Solange de sa voix
languissante.
— Peut-être l'a-t-elle été..., on n'en peut guère juger à présent.
C'est la fille d'un gaucho qui a fait fortune en vendant des bœufs,
et la veuve d'un marchand de laine. Elle a au moins quinze ans de
plus que le prince, pèse cent vingt kilos, et se montre, dit- on,
toute disposée à mettre le prix à une couronne.de princesse.
Malgré elle, Nell regarda sa cousine.
Nellie riait de bon coeur et sans arrière-pensée.
Le lendemain matin, pour la dernière fois peut-être, Nell déjeu-
nait seule avec son oncle. Elle était calme, rose, fraîche et reposée.
Son oncle était ému. Le mariage de Nell lui rappelait celui de sa
mère. En ce moment, Ellen et Nell, il les confondait toutes deux
dans son cœur, sinon dans sa mémoire.
M. Burlslay n'avait pas faim et ne mangeait guère; mais il était
heureux du bel équilibre de cette nature de jeune fille qui savait
dominer les émotions. Nell déjeunait tranquillement, du même
appétit égal, toute souriante et très calme, quoique plus silencieuse
qu'à l'ordinaire.
L'oncle ne put s'empêcher d'en faire la remarque.
— Et pourquoi serais-je différente, oncle Georges? Vous oubliez
que je ne me suis pas emballée* comme on dit, pour René; je
l'aime profondément, ce qui est autre chose; je l'aime avec con-
fiance; c'est pourquoi je suis calme; j'ai confiance en lui, en la
sincérité de son affection; et j'ai confiance en moi-même, en la
vérité de mes sentiments. Nous nous aimons, nous poursuivons le
même but, nous avons le même idéal et les mêmes aspirations :
nous serons heureux, je crois, autant qu'on peut l'être en ce
monde.
Et Nell, embrassant son oncle, le quitta pour aller à sa toilette.
Chez elle, comme chez sa tante et sa cousine, c'était un tumulte
de femmes de chambre et de couturières. Nell, enfin dans sa robe
blanche, renvoya ses habilleuses et demeura seule, en attendant
Nellie qu'elle avait fait demander.
Sa cousine apparut, ravissante dans un nuage bleu pâle aux
reflets argentés. Elle embrassa tendrement Nell et toutes deux de-
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LAQUELLE? 693
meurèrent ton moment enlacées devant la glacé où elles se regar-
daient en souriant.
Elles formaient nn groupe délicieux : Nell avec sa belle taille, son
teint éblouissant dans la blancheur du satin qui la moulait et de
l'illusion qui l'ennuageait; Nellie, un peu pâle, fine petite pâte de
Sèvres ou de Saxe, bibelot d'étagère, comme habillée d'un lointain
morceau de ciel; à cette heure, elles ne se ressemblaient plus et on
pouvait déjà prévoir qu'elles se ressembleraient de moins en moins
à mesure que la vie accentuerait en elles la différence de leurs
natures.
— Ma petite Nellie, je veux te donner un souvenir de mon
mariage; un souvenir de ces mois passés ensemble, qui, de deux
cousines, bonnes amies, ont fait, je l'espère, deux sœurs à jamais
tendrement unies, n'est-ce pas?
Les baisers de Nellie, ponctués de quelques larmes, interrompi-
rent Nell.
— J'ai attendu jusqu'à ce matin pour te le remettre, parce que je
voulais choisir un moment où tu ne puisses rien me refuser.
Elle ouvrit l'écrin et en sortit la superbe parure.
— Oh! Nell! c'est trop beau!..., s'écria Nellie à la vue du
bijou.
— Non, ma chérie, et tu vas me promettre de l'accepter, tel que
je te le donne, contenant et contenu.
— Gomment? dit Nellie surprise. Que veux-tu dire?...
— Tu comprendras pourquoi après. Dis-moi clairement, comme
je te le demande, que tu acceptes mon souvenir contenant et con-
tenu?...
— Hais oui, je l'accepte!... et de grand cœur...
Elle répétait docilement la petite formule, sans la comprendre.
Alors Nell agrafa au corsage de sa cousine la plaque byzantine,
en fixant à l'entour les chaînettes d'or et les turquoises qui la com-
plétaient. Nellie avait ainsi l'air d'une petite icône. Emerveillée,
elle se pencha sur la glace pour admirer de plus près le beau travail
de ciselure et d'incrustations.
— On dirait que cela s'ouvre au milieu?... dit- elle.
— Gela s'ouvre, en effet. .. G'est une boite à surprise, la surprise
que tu as acceptée. Il y a deux petits compartiments : dans le
premier, celui qui apparaît d'abord, tu trouveras mon portrait;
dans le second, tu mettras ensuite ce que tu voudras, ce que tu
auras de plus cher dans quelque temps..., peut-être le portrait ou
les cheveux d'un mari...
— Oh! Nell, un mari!... À présent, que je connais mieux le
monde, je crois bien que je n'en aurai jamais! Hais j'en saurai
25 novembre 1902. 45
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6*4 UQ01LLB?
prendre mon parti, en cherchant un but utile et intéressant à
ma vie...
— C'est parfait; mais le mariage ne tfen empêchera nullement;
et j'espère même qu'il t'y aidera...
On frappait à la porte du petit salon. Celait René de Valgrand
qui faisait demander si Nell pouvait le recevoir.
Nellie alla terminer sa toilette et montrer son beau bijou k sa
tante, en laissant Nell avec René et avec l'oncle Burlslay t qui appor-
tait un télégramme à sa nièce... un mot de la princesse Corglione
qui priait pour elle et lui souhaitait le bonheur...
Dans la chapelle de la Nonciature, toujours un peu sombre, un
beau rayon de soleil tomba tout à coup et enveloppa Nell d'uni
pluie d'or au moment même où le Nonce donnait aux jeunes époux
la bénédiction papale.
Les Italiens de l'ambassade et quelques Américains de choix,
invités à la cérémonie, tous presque également superstitieux,
s'accordèrent à voir dans cette flèche d'or tombée du ciel le plus
heureux présage.
a Heureuse l'Epousée sur laquelle le soleil brille » dit un
proverbe anglais. — Et sur Nell un soleil prodigue s'était tout à
coup déversé.
La main du prélat se leva lentement sur la jeune fille, qui rayon-
nait dans cette gloire, et, en prononçant les paroles sacrées, sembla
lui donner, avec les bénédictions suprêmes, le gage assuré du
bonheur dont elle avait si noblement poursuivi la conquête.
J. d'ànin.
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ÉTUDES SCIENTIFIQUES
LES MICROBES SONT-ILS UTILES?
« Hais... on ne parle que de ma mort là-dedans !.. . » s'écrie
avec ironie un personnage de comédie, excédé des prévoyantes
dispositions d'un contrat dont on lui soumet la lecture.
Combien de représentants les plus qualifiés de cette mystérieuse
flore microbienne qui nous enveloppe et nous pénètre de ses
débordantes colonies, ne pourraient-ils pas actuellement répéter la
même pessimiste protestation, ...si d'aventure, nous revenions
pour quelques instants as l'époque où les « bètes parlaient » et les
plantes aussi...
Jamais croisade plus enthousiaste ne remplit le monde d'une
sainte et belliqueuse ardeur. « Guerre aux microbes », c'est le cri
universel des savants et des profanes, le « Dieu le veult » de
l'humanité moderne, plus éprise de bien- être que d'idéal, plus
docile au suggestionnant positivisme de la civilisation qu'aux
intangibles mais réconfortantes aspirations de la foi religieuse ».
Se porter bien et longtemps, c'est là, pour chacun de nous, un
désir aussi naturel que légitime. Malgré ses inévitables et cruelles
déceptions, la vie terrestre nous retient par tant d'attaches, même
au point de vue « altruiste » qu'on ne saurait trop encourager les
efforts des esprits généreux et intuitifs qui cherchent à la prolonger.
D'où l'autorité sans limite dont jouissent invariablement, quelles
que soient leurs contradictions successives, les théories qui sem-
blent dévoiler victorieusement le secret de cette insaisissable
pierre philosophale. Humoristes, matérialistes, vitalistes, tous ont,
pour un temps plus ou moins long et à tour de rôle, souveraine-
ment régné sur les esprits. Tous ont pleinement donné l'illusoire
satisfaction d'une conquête définitive de la vérité pathologique.
Tous, et ce qui ne laisse pas de paraître singulièrement irrationnel
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696 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
a priori, ont compté de brillantes périodes de succès thérapeu-
tiques d'une égale et incontestable valeur démonstrative. Sans
nous attarder à déterminer plus ou moins approximativement la
part individuelle des influences suggestives qu'on est en droit
d'invoquer à l'actif de chacune de ces révélations psycho -scienti-
fiques, influences qui donnent en réalité la clef de la plupart des
discordances de leurs résultats pratiques, nous avons le devoir de
reconnaître impartialement qu'elles ont réussi parce qu'elles déte-
naient une parcelle quelconque de cette certitude que les sciences
naturelles poursuivent si péniblement. Leur tort et l'inévitable
motif de leur chute alternative a été d'exagérer systématiquement
ce degré parfois infime de réalité absolue que tant de contingences
sociales modifient d'un siècle à l'autre. Les impitoyables « sai-
gneurs » des temps de Louis XIV avaient pour eux l'excuse d'une
foi irréductible en l'intoxication du liquide sanguin par les agents
morbifères dont ils ne pouvaient démêler que très imparfaitement
le rôle. Us y étaient aussi invités par l'indication tout objective de
refréner les excès d'une « pléthore » constitutionnelle que les
mœurs et les coutumes gastronomiques de l'époque avaient élevé
au rang de caractère ethnique héréditaire. Et voilà pourquoi l'usage
de la saignée résistait aux plus spirituelles moqueries comme au
plus acerbes critiques des poètes et des satiriques qui ne man-
quaient pas d'ailleurs de s'y soumettre fort complaisamment à
l'occasion. Son efficacité circonstancielle, bien que plus ou moins
plausiblement expliquée, ne permettait pas de s'en passer.
Aujourd'hui, tout est à T « antisepsie » et à la « stérilisation ».
Eau, lait, fruits, légumes, comestibles de toute forme, de toute
provenance et de toute saveur, ne sont jugés dignes de pourvoir à
nos besoins de réparation organique ou de satisfaction culinaire
que munis du brevet de « virginité microbienne » authentiquement
délivré par les usines ou laboratoires attitrés. De très dures leçons,
dont il serait impardonnable de ne pas tenir compte, viennent
d'ailleurs, trop souvent, nous tenir en éveil et nous contraindre à
suspecter jusqu'aux mets qui, par leur nature et leur origine,
avaient jusqu'à présent paru résister aux plus subtiles infiltrations
bactériennes. Telles ces humbles et succulentes « huîtres » que
d'invraisemblables mais authentiques méfaits ne tarderont pas, s'ils
se renouvellent, à frapper d'un discrédit gros de conséquences
économiques.
L'audace microbienne ne connaît donc plus de limite. Germes
pathogènes, germes inoflensifs se disputent ou envahissent de
conserve l'universalité des milieux organiques ou inorganiques
aptes à leur développement. Modérant à l'occasion leurs exigences
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LES MICROBES SONT-ILS UTILES? 697
nutritives; ils savent discrètement se contenter, en attendant mieux,
d'un champ peu hospitalier pourvu qu'il soit nouveau. Ils mar-
chent en colonnes serrées et habilement conduites à la conquête
absolue de notre inconsistante planète, dirigeant à leur gré ses
intimes manifestations vitales, imposant en fin de compte à notre
faible raison la troublante égalité de puissance et d'action, dans
l'ordre des phénomènes accessibles à nos sens, de ces deux
facteurs si incommensurablement opposés : l'infiniment grand et
l'infiniment petit.
Mais ne se fait-on pas en réalité une conception trop étroite et
trop partiale du rôle des microbes? De ce que la presque totalité
de no3 désastres pathologiques leur est manifestement attribuable,
s'en suit- il rigoureusement qu'ils n'ont d'autre mission que le mal,
d'autre but que notre ruine?... Habitués à rapporter tout à nous,
nous ne craignons pas d'affirmer, avec une orgueilleuse témérité,
que tel être ou tel objet est inutile ou nuisible s'il ne nous sert pas
ou s'il nous est contraire. Hais que savons-nous le plus souvent de
l'importance de ses fins cachées? Et si, strictement préoccupés de
nos intérêts vitaux, nous nous imposons le scrupuleux devoir de
lutter sans merci contre ces influences gênantes ou malfaisantes,
en résulte- t-il absolument parlant que nous ayons le droit de nous
glorifier de nos succès?...
Telle est la réflexion, assez paradoxale au premier abord, que
nous inspire l'état actuel de la question microbienne, si prodigieu-
sement développée depuis dix ans, mais à peu près invariablement
dans le sens exclusif de l'extraordinaire nocivité de ses innom-
brables agents. Ne convient-il pas de l'aborder sous une autre face
et de rechercher si nos intérêts bien entendus n'exigent pas quelque
prudente réserve dans l'irréductible et massive stratégie que nous
lui opposons?...
En poursuivant aveuglément la destruction totale des germes, ne
nous privons-nous pas trop souvent, et sans raison plausible, de
secours inappréciables qu'il nous faut péniblement remplacer par
des équivalents infidèles ou artificiels?... N'est-ce point, en définitive,
œuvre juste et profitable que de faire ressortir l'incontestable utilité
éventuelle ou permanente de certaines espèces microbiennes qu'à
l'instar des meilleurs produits dé notre flore alimentaire il convien-
drait plutôt de cultiver avec soin ou tout au moins de couvrir d'une
prudente neutralité?... Il nous serait agréable de n'avoir pas
inutilement entrepris de répondre à cette originale et instructive
question.
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ÉTUDES SCIENTIFIQOBS
Rien de plus anatomiquement débile, rien de plus fonctionnel-
lement énergique qu'un microbe. L'esprit se refuse à concevoir
comment de cet être infinitésimal et d'une organisation si simplifiée,
dont les dimensions extrêmes, pour ne parler que de ceux qui ne
peuvent échapper à nos moyens perfectionnés d'investigation, ne
dépassent que très rarement deux ou trois millièmes de milli-
mètre... Gomment de ce foyer d'une inappréciable petitesse
peuvent s'irradier les plus puissants effets de biologie dyna-
mique?... Introduisez dans le sang d'un monstrueux quadrupède
un seul de ces microscopiques mais virulents « bâtonnets » qui
pullulent si rapidement dans une culture charbonneuse, et il vous
suffira de quelques heures pour constater l'envahissement complet
jusqu'à l'obstruction mécanique du réseau circulatoire du gigan-
tesque animal, tant auront été actives et progressivement fécondes
les multiplications successives du germe initial et de ses dérivés
immédiats.
« On estime qu'une bactérie peut en deux heures donner nais-
sance à deux éléments adultes pleinement doués du pouvoir de se
reproduire. Au bout de vingt-quatre heures, cette même bactérie,
si elle ne rencontre aucun obstacle à son épanouissement, aura
produit une progéniture du poids approximatif de un cinquantième
de milligramme. Mais que ces conditions de liberté complète
persistent seulement pendant trois jours et le résultat atteindra
la déconcertante évaluation de 7,500 tonnes..., soit le chargement
habituel de deux paquebots ou de plusieurs trains de marchan-
dises1!...»
A ce significatif extrait d'un de nos précédents articles sur la
question microbienne que nous reprenons aujourd'hui sous un
angle visuel diamétralement opposé, nous n'ajouterons d'autre
restriction que celle de l'impossibilité matérielle d'une pareille
expérimentation. Trop d'insurmontables impedimenta viennent
en réalité refréner l'exubérance des cultures microbiennes ; mus .
celles-ci n'en conservent pas moins un extraordinaire pouvoir
végétatif.
Si cette digression sommaire donne un suffisant aperçu de ce
que l'on peut craindre de l'hostilité microbienne, elle permet aussi
1 Les microbes pathogènes, par Louis Delmas.
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LES MICROBES SONT-ILS UTILES? 699
d'entrevoir ce qu'on peut espérer de la collaboration de ces êtres
insaisissables. Nuisibles, utiles ou inertes, leurs interventions
diverses obéissent aux mêmes lois de prodigieuse activité. Tel, au
premier chef, l'acte si longtemps inexpliqué de la « fermentation »;
l'un des moteurs les plus puissants de ce « tourbillon » sans fin
qui représente schématiquement l'évolution des êtres animés qui
puisent et déversent tour à tour dans l'intarissable réservoir de la
nature les matériaux de leur organisation. Or, nous savons main-
tenant, depuis les immortelles découvertes de Pasteur, que cette
indispensable et féconde mise en train de la vie collective et indi-
viduelle est l'œuvre capitale des microbes : attendu que dans un
milieu absolument privé de germes, c'est-à-dire idéalement stérile,
les substances nutritives conservent indéfiniment l'intégrité molé-
culaire qui s'oppose en principe à leur assimilation. Plus de
« levures », c'est-à-dire plus de « ferments figurés », et vous
supprimerez ipso facto « le pain et le vin », pour ne parler que
des plus importants de nos aliments traditionnels.
Exposez au contact d'une pareille atmosphère, aussi infertile que
pure, un sol également vierge de colonisation bactérienne, et vous
y arrêtez, en outre, le grand œuvre de la mort, soit la restitution à
peu près intégrale à la terre, dont nous sommes issus, des matières
premières qu'elle nous a temporairement prêtées pour l'accomplis-
sement de nos mystérieuses destinées. « Pas de microbes, pas de
putréfaction », c'est-à-dire conservation indéfinie des détritus orga-
niques avec leurs inéluctables effets d'encombrement et inhibition
abusive de leur dynamisme latent. Ajoutons aussi : germination
des plantes ou supprimée, ou limitée à la fécondation coûteuse, et
souvent incertaine, des engrais minéraux.
Si, de ces phénomènes extrinsèques dont l'univers tout entier
est le champ d'action, nous essayons de pénétrer le secret méca-
nisme de notre propre nutrition, nous ne tardons pas à recon-
naître, dans ces deux ordres de faits biologiques, si opposés par
leur importance et par leurs manifestations apparentes, une com-
plète analogie. C'est au renfort continu des « ferments » supplé-
mentaires élaborés par leurs « saprophytes » habituels que nos
sécrétions digestives doivent une bonne part de leur efficacité. Le
liquide salivaire, si utile au ramollissement et à la liquéfaction
préparatoires des aliments solides, est, en outre, doué d'un pouvoir
saccharifiant dont il parait superflu de signaler l'heureux effet
initial sur la sapidité des matières et sur leur aptitude immédiate
à l'assimilation. Or l'opportun et laborieux monopoleur de ce rôle
bienfaisant n'est autre qu'un des microbes les plus indiscrètement
répandus intus et extra dans l'air, sur la terre, au sein des ondes,
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700 ETUDES SCIENTIFIQUES
en nous, sur nous et autour de nous, au point de n'être que très
approximativement identifié par sa qualification imaginée de
bacillus subtilis. Presque au même degré de multiplication ubi-
voque, nous citerons le bacillus meserUericus; hôte extrêmement
prolifique du tube intestinal de l'homme et des animaux supérieurs,
que d'indiscutables constatations ont définitivement affranchi de
son ancien renom de parasite dangereux. 11 est, en effet, démontré
que ce microbe, insuffisamment connu jusqu'à ce jour, participe
très efficacement au travail de la digestion intestinale, qui dépasse
de beaucoup l'étroite réglementation de la « chylification » clas-
sique de nos anciens traités.
Ainsi, stimulée par les revendications de l'industrie et de l'agri-
culture, la « question microbienne », qui semblait tout d'abord ne
devoir jamais franchir les bornes du domaine médical, est en voie
de prendre une extension grosse de conséquences imprévues-
Obligés de faire à certains de ces inquiétants parasites la loyale
concession de propriétés utiles à notre bien-être, force nous est en
même temps de nous départir de la rigueur que les méfaits d'un
grand nombre d'entre eux nous avaient primitivement imposée
sous la forme irréductible d'un « anathème général ». Non, tous
les microbes ne nous sont pas nécessairement hostiles. 11 en est
même qui nous veulent du bien et dont nous ne pourrions vraisem-
blablement nous passer sans compromettre l'harmonie du concert
nutritif dont la nature a réglé les moindres détails. Il serait donc
illogique d'exagérer systématiquement l'ardeur de la lutte que la
peur des « infections » a soulevée contre le monde bactérien. Et
l'on peut affirmer en toute certitude qu'une « stérilité absolue »
intime ou ambiante nous serait aussi désastreuse qu'une submersion
pathogène.
C'est donc, en définitive, comme en bien des choses, affaire de
« juste milieu ». On ne peut, malheureusement, entrevoir que dans
un avenir très lointain la connaissance entière de ce monde « extra-
lilliputien », à peine accessible à nos plus grossissantes lentilles.
Arriverons-nous même jamais à percevoir, ne fût-ce qu'une
seconde, l'infinitésimale image de ces germes dont l'existence
réelle est exclusivement attestée par la constante énergie de leurs
virus?... Tels ceux des « fièvres éruptives » et de la « syphilis »...
Aussi sera-t-il peut-être toujours impossible d'établir une nomen-
clature exacte des espèces utiles et nuisibles de la flore et de la
faune microbienne, filais les progrès qu'on a le droit d'escompter,
dès maintenant, promettent Tassez prochaine réalisation d'un
modus vivendi plus rationnel, plus rassurant, plus conforme en un
mot & nos désirs innés de jouissances physiques et morales que
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LES MICROBES SONT-ILS UTILES? 701
cette énervante période de transition où les intolérants essais du
« rite sanitaire » n'ont certainement rien ajouté aux facilités et
partant aux charmes de l'existence.
Quoi qu'il en soit, et pour s'en tenir strictement aux données
actuelles de l'observation, le rôle utilitaire des microbes s'affirme
de jour en jour. Au point que la vie terrestre, animale ou végétale,
ne saurait théoriquement non moins que pratiquement se com-
prendre sans cette discrète mais active intervention que nous
n'avons encore attentivement explorée qu'au point de vue trompeur
de notre conservation personnelle. Et n'oublions pas, en définitive,
que si les microbes nous tuent nous ne pourrions non plus « vivre
sans eux ».
Donc, paix aux microbes de « bonne volonté », selon la généreuse
formule de l'Evangile; mais guerre sans répit aux « malinten-
tionnés ». C'est-à-dire, en termes plus précis, ne a stérilisons »
qu'à bon escient les matières ou les milieux qui nous servent de
réservoirs alimentaires. Respect aux eaux de provenance éprouvée,
malgré les quelques centaines inévitables de germes inoffensifs qui
n'en altèrent ni les vertus analytiques ni la cristalline limpidité.
Les filtrer ou les faire bouillir serait les exposer aveuglément à des
aléas qu'on ne doit encourir qu'en cas de contamination authen-
tique ou raisonnablement probable, tels : l'indigestibilité, l'inertie
nutritive, ou les souillures surajoutées du fait de la mauvaise
tenue des agents épurateurs. La recherche excessive du mieux
n'est pas toujours favorable à la conservation du bien.
Les agronomes, qui expérimentent à volonté in anima vili,
viennent d'ouvrir, dans cet ordre d'idées, une voie où nous ne
pourrons sans doute les suivre que de très loin. Sachant aujour-
d'hui avec une entière certitude que, sans le concours empressé des
bactéries du sol, dont l'existence même ne pouvait être soupçonnée
avant ces derniers temps, l'énergie solaire serait insuffisante à
livrer aux plantes les quantités d'acide carbonique et d'azote libre
absolument indispensables à leur vie rudimentaire mais intensive,
ces observateurs émérites se sont appliqués à trouver les moyens
de rendre plus effective et plus précise l'aide un peu confuse de ces
fidèles agents. Faire au milieu de leur tourbe indisciplinée une
sélection judicieuse des espèces favorables à la végétation et leur
offrir ensuite sur un terrain débarrassé de compétiteurs des condi-
tions exceptionnellement propices à leur développement, tel a été
le problème heureusement résolu naguère par des spécialistes de
haute valeur. Ces sortes d* « engrais animés », qui viennent ainsi
renforcer l'action de leurs congénères traditionnels minéraux et
animaux, peuvent actuellement se grouper sous deux types fonda-
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702 ÉTUDES SOENTlflQDES
mentaux qui ne tarderont pas à se dissocier en de nombreuses sub-
divisions, illimitées comme les genres de cultures auxquels ou les
adaptera successivement, savoir : les «c nitragines », qui représentent
le résultat de la culture massive des bactéries développées dans les
tubercules si connus des légumineuses; et les « alinités » ou cultures
exclusives du « bacillus megatherium ». Les premières ont été
réalisées en Allemagne par Nobbe et Heltuer : les secondes en
France par Garon. Toutes ont pour objectif commun d'amplifier, et
de régulariser pour ainsi dire ad libitum* le rôle providentiel de
cet humble « micrococcus nitrificans », découvert par Winogradsky
et que Ton a le devoir de considérer comme le plus consciencieux
facteur du chimisme végétal. De toutes les bactéries exclusivement
telluriques, c'est, en effet, celle qui présente le maximum d'affinité
pour le « carbonate d'ammoniaque » dont les détritus organiques
de toute sorte alimentent surabondamment le sol, mais qne les
agents physiques habituels sont impuissants à décomposer. Sous
l'agression tenace et systématique du micrococcus1, ce sel, inassi-
milable dans son état d'intégrité, perd progressivement ses éléments
constitutifs. L' « acide carbonique et 1' « azote » rendus à leur
liberté d'allure reviennent momentanément à leurs milieux pré-
férés : le premier,, dans les zones atmosphériques accessibles aux
organes respiratoires des plantes; le second, dans la région la moins
aride de l'humus, où s'emparant de l'oxygène de l'eau d'infiltra-
tion, il se transforme tout d'abord en « acide nitrique » et bientôt
après, grâce aux riches approvisionnements de soude et de potasse
qui l'entourent de toute part, en « nitrates alcalins », terme ultime
de son fructueux avatar, fixation synthétique et rationnelle des
premiers éléments de la nutrition végétale.
Voilà des faits et des résultats qui donnent fort à réfléchir. Sans
préjuger des surprises de même nature que l'avenir tient certaine-
ment en réserve; sans prétendre non plus, en aucune façon, réha-
biliter les espèces irrévocablement condamnées, n'avons- nous pas,
d'ores et déjà, à un point de vue plus général, le droit et le devoir
de reconnaître aux « microbes » une réelle utilité?...
* Malheureusement difficile à isoler et à cultiver volontairement
Louis Delmas.
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LA COMÉDIE ET LES MŒURS
SOUS
LA RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET*
in. — LA FAMILLE, L'AMOUR ET LE MARIAGE
I
Dans les comédies relatives à la politique ou à l'argent, il restera
toujours, en dépit de nos efforts, un élément d'actualité qui doit
nécessairement échapper à toute recherche. D'ailleurs, les mœurs
du Parlement, de la Bourse ou de la Banque sont elles-mêmes
factices et pour ainsi dire extérieures. Un député, un agent de
change, un spéculateur, sont gens qui, vivants, jouent un rôle;
transportez-le sur la scène : nous aurons la comédie d'une comédie.
Mais, si nous analysons les pièces sur les mœurs réelles de la
société, celles qui se rapportent à Y éducation, à Y amour ou au
mariage, et si nous pouvons retrouver les raisons de leur succès
ou de leur chute, nous aurons bien, je crois, surpris la psychologie
d'une génération disparue. Là, en effet, nous palpons la vie. Car,
de toutes les questions que l'on pose aux hommes de tous les
temps pour savoir quels ils furent en réalité, ou vers quel idéal
ils se sont tournés, il n'en est pas, après l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'àme, de plus graves et de plus caractéristiques
que celles-là. On change aisément et impunément, semble-t-U, le
régime politique des Etats; mais les véritables révolutions se font
dans les mœurs et par les mœurs. Organisation de la famille,
étendue et limites du pouvoir paternel, indissolubilité du mariage
ou divorce, indulgence ou sévérité envers la femme coupable,
recherche de la paternité, etc., telles sont les thèses éternelles dont
la philosophie et la critique doivent avant tout, pour connaître les
hommes, poursuivre et renouveler sans cesse la discussion.
1 Voy. le Correspondant des 10 septembre et 25 octobre 1902.
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704 LÀ COMÉDIE ET LES MCEORS
En étudiant des comédies qui touchent à ces graves problèmes,
il nous faut, plus que jamais, nous rappeler nos principes. Nous
ne cherchons pas dans la pièce elle-même les goûts ou les théories
d'une époque. Non. Mais, étant donnée la pièce, les contempo-
rains en acceptèrent-ils l'action et les personnages? ce qui nous
parait aujourd'hui banal et timide, ne leur causa-t-il pas d'abord
de la surprise et presque du scandale? Nous ne pouvons étendre
assez loin notre enquête pour nous flatter de résoudre à fond ce
délicat problème. Il faudrait, en effet, pour être complet, suivre,
parallèlement au développement de la comédie de mœurs, celui de
la poésie lyrique et du roman; rapprocher par les dates les prin-
cipales œuvres de Balzac et de George Sand des comédies où les
questions analogues sont abordées. Et, d'autre part, on pourrait
constater que notre théâtre n'a pas attendu le milieu du siècle
pour représenter au vif tel caractère ou dépeindre telle situation.
Je l'ai déjà dit, le grand tapage romantique couvre de loin la voix
timide ou modérée d'un certain nombre d'écrivains très distingués
et dont les œuvres doivent légitimement compter comme un
moment de l'évolution dramatique. Toute une série de comédies
sérieuses et réfléchies, d'une forme le plus souvent médiocre, mais
aux sujets graves ou osés, se déroule aux yeux de spectateurs
attentifs. Aujourd'hui, pour qui les lit dans le texte complet, elles
ennuient, elles sont ternes; mais, réduites à une analyse essentielle,
débarrassées de leur enveloppe surannée, elles présentent une
certaine intensité dramatique; on y peut toucher comme un noyau
solide et fécond.
Peut-être quelques-uns de ceux que l'histoire de notre théâtre
intéresse, et qui cependant croient pouvoir négliger systématique-
ment l'étude de cette période, éprouveraient-ils quelque surprise à
trouver dans une pièce de Bayard ou de Mazères, d'Empis ou de
Bonjour, comme une première esquisse de telle comédie d'Àugier,
de Dumas fils ou de Barrière. Et si l'œuvre en elle-même leur parait
faible, c'est-à-dire démodée, ils constateront qu'elle a provoqué le
premier jour des résistances ou des discussions curieuses, et qu'en
somme les thèses les plus hardies de nos contemporains sont, à leur
date, plus nouvelles par la forme que par le fond.
II
On ne trouve pas, pendant cette période, un grand nombre de
comédies relatives à l'éducation. Et pourtant, dans une société qui
se reforme, et où tous les principes sont remis en question, il
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SOUS U RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 105
semble qu'un pareil sujet dût s'imposer. Aussi, en maint passage
de pièces consacrées à quelque intrigue d'amour ou de politique,
les allusions à l'autorité des pères, aux bienfaits et aux dangers
de tel système pédagogique, sont-elles nombreuses. Souvent, au
dénouement, on attribue à la faiblesse ou à l'orgueil des parents,
les malheurs d'une jeune fille ou les épreuves d'un mari. N'est-ce
pas un petit problème d'éducation que la Demoiselle à marier,
ou que le Mariage de raison? Hais ces comédies doivent nous
intéresser à un autre titre. Et encore quelle place ne tient pas
l'éducation dans le Mariage <F argent ou dans la Mère et la fille!
Je prétends donc seulement qu'on cherche peu à la traiter isolé-
ment, comme sujet spécial, et pour ainsi dire théoriquement.
Seul, — autant qu'il me semble, — Casimir Bonjour a consacré
deux pièces à l'éducation. Il aimait, en suivant trop fidèlement
peut-être les exemples de ses maîtres classiques, à choisir des
thèses générales et à conclure par des préceptes. Après la Mère
rivale (1821), dont nous aurons tout à l'heure à dire un mot, il
donna la corné Jie qui fut regardée par les contemporains comme
son chef-d'œuvre : F Education ou les deux Cousines (1823). Et
c'est encore celle que l'on cite lé plus volontiers1. Pour nous, tout
en pensant qtfe ï Argent, le Protecteur et le mari, le Bachelier de
Ségovie sont supérieurs aux Deux Cousines, nous louerons G. Bon-
jour d'avoir voulu et d'avoir su plaire avec un ouvrage aussi
sérieux.
Le rédacteur des Débats constate que l'auteur a imité Molière, et
il l'en félicite; il le félicite surtout d'avoir « façonné son modèle
aux mœurs du jour ». — « Ses personnages, dit-il, n'ont conservé
de leurs antiques modèles que ce qu'il eût été impossible de leur
faire perdre sans les dénaturer... Du reste, ils parlent et agissent
toujours dans l'ordre naturel de nos idées, de nos préjugés et de
nos mœurs2. » Ainsi le siècle se reconnaissait dans la pièce. Et
quelle en est la thèse? Le poète la résume dans le vers suivant,
qu'il prend pour épigraphe :
L'homme fait son état; la femme le reçoit.
Nous sommes chez des bourgeois, chez de gros négociants, les
Dupré. Leur fille, Laure, a été élevée dans un pensionnat & la
mode; rentrée au foyer, elle dédaigne sa famille, elle rougit de son
état; elle est humiliée par la visite d'une de ses amies de pension,
Mmo d'Orval; elle repousse le fiancé que lui destinait son père, le
1 Cf. Lenient, II, 46.
* Débats, 12 mai 4823.
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706 Là COMfeDIB ET LIS MCBORS
jeune Duval* qui appartient comme elle à une honorable lignée de
commerçants, et se laisse faire la cour par un certain Rosambert,
frère de M** d'Orval, type du fat élégant et séducteur. Pour dimi-
nuer la responsabilité de Laure (suivant le procédé classique), le
poète place auprès d'elle une « demoiselle de comptoir », Florine,
intrigante et perverse, qui doit, au dénouement, être enlevée par
Rosambert. Et, toujours selon l'usage classique, il oppose & Laure
sa cousine Glaire, orpheline élevée chez les Dupré, modèle de bonne
tenue et de réserve. Or il se trouve (comme dans les Femmes
savantes) que le jeune Duval, rebuté par Laure (Axmande), se
tourne vers Claire (Henriette) et l'épouse : ce sera le seul châtiment
de la pauvre Laure qui s'y résout avec un vif sentiment de ses
torts et la promesse de renoncer à ses orgueilleuses prétentions.
Le rôle de Rosambert fut trouvé vague et incomplet. Cest en
effet un assez pâle décalque du Chevalier à la mode de Dancourt,
et du Honcade de î Ecole des Bourgeois, de Dalkûnval, avec
quelques traits du Richelieu que Blonvel avait mis à la scène,
en 1796, dans le Lovelace Français. — Florine, l'intrigante, fat
sévèrement jugée, « rôle faux d'un bout à l'autre »; tel n'est pas
notre avis, mais tel était celui des contemporains, lesquels avaient
encore, à cette date, un certain respect de la femme, et ne trou-
vaient pas tant de plaisir que nous à la mépriser. Aussi nous
expliquons-nous que Duviquet ait conclu son article des Débats par
ces mots : « L'exagération me paraît l'écueil dont M. G. Bonjour
doit le plus se défier... » Exagération signifie hardiesse : Laure
était un type prématuré de la révoltée, Florine une esquisse pré-
maturée de la grisette en quête d'un établissement.
Les Deux Cousines tinrent longtemps l'affiche. On la reprit
en 1834. Etienne Béquet, dans les Débats, leur consacra un article
sévère : c'est que les temps étaient bien changés, et que G. Bon-
jour ne paraissait plus si exagéré!
En 1844, l'auteur des Deux Cousines revenait & l'éducation,
mais envisagée d'une façon très différente, avec le Bachelier de
Ségovie. Influencé sans doute par le succès des comédies histo-
riques, G. Bonjour eut l'ambition de transporter son action dans
l'Espagne du dix-septième siècle, et de mêlera l'intrigue morale et
philosophique, dont il se fût contenté vingt ans auparavant, un
peu de philosophie et beaucoup de diplomatie. Nous sommes à la
cour de Charles II, au moment où celui-ci doit faire choix d'un
successeur. La comtesse Berlips tente de faire pencher la balance
en faveur du candidat allemand ; mais grâce à don Gusman et à
Pedro (le bachelier), c'est Philippe d'Anjou qui l'emporte : et voilà
pourquoi « il n'y a plus de Pyrénées ». G. Bonjour n'apporte pas,
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SOCS U RESTAURATION ET U MÛRARCHIE DE JUILLET 707
dans le maniement des incidents historiques, la main légère de
Scribe on de Dumas père; et Janin n'aura pas tout i fait tort de
blâmer le mélange d'une étude sociale et abstraite avec des événe-
ments qui ne dépendent en aucune façon de la moralité à laquelle
nous conduit le poète. Quoi qu'il en soit, le cadre est plus riche et
plus varié que celui des Deux Cousines : c'était, sans aucun doute,
une concession faite au goût du jour. Et, dans ce cadre, se déve-
loppe une thèse qui peut se résuiûer en deux vers, prononcés par
le bachelier :
Je dois, pour mon malheur, aux bienfait! de ma mère,
Une éducation... dont je ne sais que faire.
Pedro est un déclassé. Fils de laboureur, il a reçu une instruction
solide et brillante, dont tout l'effet est de l'avoir rendu impropre
au métier de son père, sans lui procurer un état en rapport avec sa
légitime ambition. Dans une tirade vraiment très spirituelle
(G. Bonjour excelle en ces développements qui appartiennent
plutôt à Yépître qu'au drame), Pedro nous explique quel accueil il
a reçu de la part de ses anciens maîtres et de ses puissants protec-
teurs1. Tous les emplois auxquels il aspire lui sont interdits; l'un
demande de la naissance, l'autre de la fortune, un troisième de
longues années de stage sans profit... Sans compter qu'une foule
de déclassés assiègent la moindre place :
Les bourses des couvents, celles des séminaires
Rendent l'esprit commun et les talents vulgaires.
Cette ville en fourmille, et dans tous les quartiers
On ne voit que docteurs, misère et bacheliers.
Aussi, quand par hasard une place est vacante,
Au lieu d'un candidat,on en trouve cinquante...
Pedro s'attache donc à don Gusman, un jeune noble paresseux
dont il fera la besogne; et, l'un portant l'autre, ils arrivent à
décrocher, Gusman une place de directeur (?) au ministère, Pedro
un emploi de commis. La pièce est d'ailleurs assez lente; elle
abonde, plus qu'aucune du même auteur, en tirades bien venues
et en traits vifs et piquants. Le succès, à FOdéon, en fut immédiat
et durable. Janin, peu complaisant, le constate sans réticence.
« Cette comédie, dit-il, a franchement réussi. Mais cependant de
quel droit, ou plutôt par quelle maladresse funeste, une pareille
comédie a-t-elle échappé au Théâtre-Français *? » H en loue parti-
« Le Bachelier de Sègovie, I, 3.
* Débats, 21 oct. 1844.
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708 U COMÉDIE ET LES ÏCBORS
entièrement le style. Mêmes éloges dans le Constitutionnel : « Le
mérite le pins saillant de cette pièce est incontestablement le style;
elle est pleine de vers heureux et de jolis détails, et quelques
scènes fort gaies s'y font remarquer *... »
Hais comment fut jugée la thèse de l'auteur? assez équita-
blement, nous semble- t-il, et comme nous pourrions le faire
aujourd'hui. — On approuva le poète « d'avoir mis la main sur un
travers social bien vrai : sortir de sa condition ». Mus on le blâma
d'avoir voulu « trop prouver », en donnant à son bachelier beau-
coup de talent, d'esprit et d'activité. Car, s'il est des déclassés qui,
en dépit de tous les obstacles, se font une situation dans le monde,
ce sont ceux-là : et leur succès est légitime. Et pourtant, la
démonstration exagérée de G. Bonjour réussit auprès d'un public
plutôt favorable à la « montée de nouvelles couches? » C'est que,
souvent, au théâtre, la conscience sociale proteste en faveur du
bon sens et de la modération, contre les ambitions hâtives et les
utopies : peut-être, dans le succès du Bachelier de Ségovie, y eut-
il quelque peu de réaction contre le mélodrame et le roman.
III
Plus encore, et d'une façon plus générale que l'éducation,
l'amour et le mariage sont l'éterhel thème dramatique. Ceux qui
appellent le mariage un établissement en indiquent toute l'impor-
tance sociale; et ce mot évoque à lui seul tous les intérêts, toutes
les espérances, toutes les critiques, toutes les déceptions, dont le
mariage est comme le centre et l'occasion. L'amour, s'il existe dans
le mariage, y introduit un élément passionnel, donc dramatique; si
l'amour est représenté en dehors du mariage, ce seront nécessai-
rement des conflits, soit entre des droits et des sentiments, soit
entre des intérêts positifs et des rêves ou de3 désirs.
Aussi tout dramaturge a- t-il traité, parce qu'il faisait du théâtre,
la question du mariage. Mais encore peut-il l'avoir seulement
considéré comme le dénouement d'une intrigue, ou l'avoir étudié
en lui-même, avec les différents problèmes sociaux ou moraux qu'il
soulève dans la vie quotidienne. Et dans ce dernier cas, les spec-
tateurs ont dû éprouver, en face de pièces révélatrices, accusa-
trices ou instructives, des impressions utiles à recueillir.
Scribe a consacré au mariage un très grand nombre de vaude-
villes et« de comédies. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir
1 Constitutionnel, 21 oct. 1844.
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SOUS U RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 709
la table des matières de son théâtre. Sans insister sur la jolie petite
pièce qu'est la Demoiselle à marier, où l'éternel travers de « la
poudre aux yeux » est très finement exploité, signalons les raisons
de son prodigieux succès. On y admira la franchise avec laquelle
Fauteur protestait contre la comédie du mariage; on y vit un
plaidoyer en faveur de l'ingénuité contre la coquetterie '. Seul, le
Globe écrivit un article sévère *. Mais, averti par l'enthousiasme du
public, il revenait sur son premier jugement, et cherchait à
l'expliquer par des raisons critiques. « En voyant cette pièce
comme plusieurs autres du même auteur, on éprouve malgré soi,
dit le rédacteur du Globe, une espèce de regret mêlé de dépit.
L'idée principale est pleine de vérité et de comique... Eh bien,
l'idée est souvent rétrécie, quelquefois faussée, et elle manque de
développements. Faut-il encore en dire la raison ?„ Supposons
l'auteur moins timide en traçant le plan de la pièce nouvelle : il
l'aurait divisée en deux parties; un intervalle de quelques jours se
serait écoulé entre les deux actes. Alors, que d'invraisemblances
évitées! Ce qui est forcé deviendrait naturel, ce qui est faux
deviendrait vrai 3. »
Dans le Mariage enfantin comme dans la Pensionnaire mariée,
les contemporains admirèrent surtout la difficulté vaincue : sujet
scabreux, exécution délicate, impression morale. Car on ne sait pas
assez, — et, pour le savoir, il suffit de lire les journaux du temps,
— que Scribe, dont le nom évoque aujourd'hui les idées les plus
bourgeoises et les plus banales, excelle surtout à soutenir un
paradoxe et à sortir d'une impasse. Il semble attraper au vol,
comme un improvisateur soumis aux caprices de son auditoire,
n'importe quelle donnée qu'il se fait fort de rendre acceptable. Et,
sans doute, voilà pourquoi les collaborateurs lui furent si néces-
saires. On lui apportait, de toutes parts, des pièces impossibles;
son sens dramatique en était piqué et comme irrité; et il redressait,
il rendait viables tous ces avortons.
Une des partie3 les plus difficiles qu'il ait gagnées, c'est à coup
sûr, celle du Mariage de raison. Je voudrais bien pouvoir lire
la pièce telle qu'elle était, lorsque Varner l'apporta à Scribe;
l'étude critique des transformations subies par le manuscrit du
premier auteur, vaudrait, à elle seule, toutes les analyses du talent
de Scribe. Toujours est- il que la donnée essentielle est assez diffi-
cile à faire passer : une jeune fille de dix-huit ans, jolie, charmante,
1 Débats, 24 janv. 1826.
* Le Globe, 21 janv. 1826.
» Ibid., 28 janv. 1826.
25 NOVEMBRE 1902. . 46
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710 LA €01ftmS 1T LES TOURS
accomplie, épouse par raison un ancien militaire de trente-six ans,
invalide à jambe de bois... Aussi les résistances du public forent-
elles assez vives, mais sans empêcher le succès, bien au contraire f
— « II. Scribe, disent les Débats, vient de changer tout à coup
oette vieille poétique de notre scène. Chez lin, les amoureux
s'aiment èperdument, et cependant ils abjurent volontairement
une passion dont ib attendaient tout leor bonheur; les femmes
n'ont pour leur mari qu'une amitié fort raisonnable, et cependant
les maris ne s'en trouvent pas moins heureux; l'amour voit
s'ëvanonk* toutes ses illusions, toutes ses espérances, sans que la
sensibilité des spectateurs ait à se révolter *. » Et quelques jours
après, le même journal ajoute : « L'amour sur la scène du Gym-
nase perd chaque jour de sa puissance. Déjà, on lui enlève le plus
beau de ses droite, celui de faire des mariages. Permis & lui
d'enflammer encore, çà et là, quelques jeunes cœurs sans raison et
sans expérience; mais & condition d'arracher lui-même son ban-
deau, de briser soudain toutes ses flèches au moindre signe de la
volonté d'un père, d'un oncle on d'un tuteur. M. Scribe vient de
renverser l'autel du dieu qu'il encensa longtemps; et le Mariage
de raison est trop heureux au Gymnase, pour qu'on ose désormais
y risquer quelque mariage d'amour*. » Le Globe donne une analyse
un peu ironique de la pièce, et conclut en ces termes : « Avec cette
fable un peu commune, M. Scribe a su créer le plus joli vaudeville
qu'on ait jamais joué au Gymnase. C'est un petit roman, tissé avec
tant d'art, brodé avec tant d'esprit et de grâce, on y trouve des
détails si ingénieux, que certains incidents, invraisemblables
quand on fait t analyse de la pièce, semblent tout naturels à la
représentation. Succès éclatant et bien mérité8. »
A trois ans de là, le 6 mai 1829, les frères Dartois firent repré-
senter aux Nouveautés les Suites <Tun mariage de raison. Le
célèbre Potier y joua le rôle de l'invalide Bertrand, créé au Gym-
nase par Gontier4. Je n'ai pu mettre la main sur cette pièce; il est
probable que les suites en question devaient être plutôt fâcheuses.
Quant au Mariage d'inclination ou Mafoina, le sujet en est phB
romanesque que réel. Halvina s'est mariée secrètement à un triste
aventurier nommé Bareniin. Elle se voit obligée d'avouer sa déso-
béissance à son père. Le public retrouvait dans cette pièce une
thèse analogue à celle du Mariage de raison : on ne doit pas,
en se mariant, en s9 établissant, céder au caprice, au désir ou
1 Débats, 12 oct. 1826.
* lbid., 17 oct. 1826.
* Globe, 14 oct. 1826.
4 Bouffé, Mes Souvenirs, p. 160.
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SOUS LA RESTAMATION ïïl LA MONARCHIE DE JUILLET 711
à l'imagination; le mariage est chose sérieuse, et toute légèreté
en pareille matière peut avoir de funestes conséquences. Mais ici,
on voyait l'accord de la raison et de l'amour, dans l'union d'Arved
et de Marie, par opposition au mariage eitravagant et malheu-
reux de Malvina et de Barentin ».
IV
La nécessité d'assortir les époux» contre-partie de la thèse du
Mariage de raison, forme le fond de lEcole des Vieillards.
-Casimir Delavigne donna cette pièce le 8 décembre 1823, au
Théâtre- Français. Talma et M11* Mars y jouaient les deux premiers
rôles*. Le succès fut éclatant.
On connaît le sujet de F Ecole des Vieillards. Danville, à
soixante ans, vient d'épouser une très jeune femme, Hortense.
Celle-ci, fort honnête, mais très étourdie, se compromet et com-
promet Thonneur même de son mari. Les suites de cette légèreté,
— un duel entre Danville et le grand seigneur séducteur, — épou-
vantent et éclairent Hortense qui désormais, on l'espère du moins,
saura mieux observer les devoirs de sa très délicate situation.
La nouveauté du sujet était dans le déplacement des sympa-
thies. Dans ta comédie du dix huitième siècle, qui suivait les
traditions de Molière, le mari trompé est ridicule ; ici, au contraire,
c'est au vieux mari que s'intéressent les spectateurs, c'est la jeune
et jolie femme qu'ils désapprouvent. L'accueil fait à lEcole des
vieillards > les éloges des critiques3, Y examen qu'en a publié
Etienne 4, tout prouve bien que les contemporains se sont crus en
possession d'une morale bien supérieure à celle du dix-septième et
du dix-huitième siècle, et plus respectueux du mariage. Mais je
crois bien qu'ils se sont trompés, et que l'on s'abuse généralement
quand on conclut du succès des plaisanteries de MoBère, de
Regnard, de Danconrt, etc., sur les maris et sur les femmes, à des
mœurs relâchées et au mépris de la fidélité conjugale. Le George
Dandin de Molière n'est pas ridicule parce que sa femme le trompe;
«aïs* par sotte vanité, il a fait un mariage disproportionné, et il en
'JKfofe, 13 déc 1828.
3 Sur Talma dsm* r Ecole des vieillard*, voy. Mémwm <tAk7L îhantu,
IV. 64.
3 Débats, 8 déc. 1823; — 10 déc 1823 ; — 3 janvier 1824. — Cf. Cojus*.
Rationner, 3 déc. 1823:
4 EéSL dto œovres de C Doter fgne <fe 1836, Paris*. Delloye et Leçon,
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712 LA COMtDIE ET US MOEQBS
recueille les conséquences. « Tu Tas voulu, George Dandin! » Si
nous rions d'Àrnolphe, dans C Ecole des femmes, ce n'est pas du
tout que nous approuvions le manège cruel et pervers d'Agnès, c'est
qu'il faut être bien bêtement orgueilleux pour s'imaginer qu'on se
fera aimer d'une jeune fille en l'enfermant. Et dans cette même
pièce, la tirade de Chrysalde sur les douceurs d'un état auquel
Arnolphe est exposé s'il épouse Agnès, n'est qu'un vigoureux et
superbe paradoxe, lequel n'est pris au sérieux que par Arnolphe :
seul, il en est scandalisé; et nous en rions. Mais où voyez- vous que
Molière ait ridiculisé un honnête homme trompé par sa femme? Est-ce
qu'il ne sauve pas Alceste des griffes de Célimène? Est-ce qu'il ne
rend pas sympathique Ariste, homme d'âge mûr, qui, dans C Ecole
des maris, épouse sa jeune pupille? Est-ce que Orgon lui-même,
dans Tartufe, ridicule par sa dévotion mal comprise, mais coura-
geux et probe, n'échappe pas à toute mésaventure conjugale?
Disons donc que Molière nous prévient, avec son large bon sens,
contre les dangers de toute mésalliance; mais ne disons pas qu'il
fait rire aux dépens du mariage 1 c'est absurde! Il écrivait pour
des spectateurs intelligents : le malheur est qu'il est lu aujourd'hui,
et souvent commenté, par des imbéciles.
Or, que prouve de plus l'Ecole des vieillards? Que, quoi qu'il
arrive, le mari sortirait sain et sauf des démarches inconséquentes
de sa femme? Conclusion fausse, assurément, et naïve, et dange-
reuse. Comment! Dan ville, âgé de soixante an?, cède à un caprice
en épousant Hortense; il la laisse seule â Paris, sous la garde assez
peu sûre d'une grand- mère étourdie; et, de retour, il est surpris,
indigné, exaspéré, de ce que sa jeune femme a dépensé trop
d'argent, de ce qu'elle reçoit, sans penser â mal, des visites com-
promettantes, etc. Mais il n'a que ce qu'il mérite, ce brave homme.
Au dix-septième siècle, on eût ri de lui, au nom du bon sens. Le
dix-neuvième siècle fut d'un autre avis. C'est que, sans doute,
en 1823, on respectait profondément les jeunes femmes de vieux
maris. Allons, tant mieu»! On eut raison, d'ailleurs, d'admirer la
composition et le style de la pièce. L'Ecole des vieillards est un
ouvrage très distingué; aujourd'hui encore, on pourrait le
reprendre; il est assurément moins démodé que F Honneur et
l'argent.
Dans une pièce restée longtemps inédite, et tout récemment
publiée, la Filleule ou les Deux âges, C. Bonjour aborde un sujet
analogue. Le général Béclard, âgé de soixante ans, est aimé de sa
pupille, la jeune Sophie; il veut résister à cet amour; mais enfin,
comme il le dit, « il se laisse faire ». Au second acte, nous retrou-
vons Sophie mariée â Béclard; mariée n'est pas le vrai mot : en
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80GS LÀ RESTAURATION IT LA MONARCHIE DE JUILLET 713
Angleterre, un prêtre les a bénis, mais il reste à légaliser cette
union qui n'a encore rien de réel, et qui ne vaudrait pas plus à
Rome qu'à Paris. Béclard a finement agi en ne contractant avec
Sophie que ce pseudo- mariage. En effet, la jeune femme se débat
bientôt dans la plus cruelle situation : les discours ironiques de ses
amies, les sollicitations impertinentes des fats, son inconsciente
passion pour un jeune officier, secrétaire du général, tout l'avertit
de son erreur. Au cinquième acte, un imbroglio do vaudeville
oblige les personnages à régler leur situation réciproque : Béclard,
avec dignité, avec bonne humeur, déclare l'expérience concluante,
et donne à Julien la main de Sophie.
La composition de cette pièce marque, comme déjà le Bachelier
de Ségovie, une évolution dans le talent de G. Bonjour. Action plus
vive, incidents plus nombreux, intrigue d'une complication aisée,
où se fait sentir l'influence de Scribe : telles sont les nouvelles
qualités de facture. Le caractère du général, toujours placé dans
une situation délicate, est bien soutenu ; ce qui serait impudence
ou sottise chez un mari réel, devient chez lui finesse et philosophie.
J'aime moins les rôles de Sophie et de Julien ; mais n'est-ce pas
plutôt que, jusqu'au dénouement, leur position est nécessairement
fausse? Enfin, le style, infiniment soigné, pèche par des longueurs
auxquelles on était alors moins sensible, et manque un peu de
force dans les passages dramatiques, mais il -est constamment
spirituel et juste.
Quel eût été le jugement du public, si la pièce avait vu la
rampe? Il nous est impossible de le savoir. Toutefois, on eût loué,
je pense, le bon sens tout classique et tout français de cette
comédie, où le romanesque n'apparaît que pour recevoir une leçon,
où la vieillesse se résout à son véritable rôle, où l'amour finit par
s'accorder avec la raison.
Vieux mari, jeune femme, avons-nous vu dans r Ecole des vieil-
lards. Dans le Jeune mari de Mazères (1826), Une rivale de
Ancelot et P. Foucher (1836), et la Femme de quarante ans de
Galoppe d'Onquaire (1844), c'est le mari qui est trop jeune, c'est
la femme qui est trop mûre.
Le Jeune mari est une excellente comédie. Pour sortir de ses
embarras financiers, Oscar de Beaufort épouse une veuve riche,
mais presque vieille. Celle-ci, pour le mieux maintenir sous sa
dépendance, ne paye ses dettes que par fractions; et elle le sur-
veille, elle le gouverne comme un enfant. Excellent trait de carsc-
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714 U COMEDIX ET LIS MCBQRS
tère, elle met dans son affection une jalousie inquiète qui doit, aa
lieu de la faire aimer, la rendre tyrannique et odieuse. Un incident,
— une prise de corps décrétée par les créanciers, — oblige Her-
minie à régler tout l'arriéré de son mari; dès lors, sur les conseil»
de ses amis, Oscar change d'attitude : c'est lui qui redevient le
maître. Pour bien faire ressortir l'incompatibilité de cette union,
l'auteur a placé dans son action deux intrigues parallèles : un
vieux receveur général courtise une jeune fille, nièce d'Herminie;
une veuve de préfet, B1B* Delby, cherche à épouser le jeune Surville.
Mais le receveur et la veuve, instruits par l'exemple d'Oscar et
d'Herminie, renoncent, l'un à l'ingénue, l'autre au lieutenant, et
a' épousent : Surville, de son côté, pourra épouser Clara : voilà
deux ménages assortis. — Succès considérable, prolongé, et dont
les contemporains ont donné d'excellentes raisons.
« Le Jeune mari, dit Pr Dubois dans le Globe, n'est point sans
doute un caractère d'une vive originalité et d'une touche vigou-
reuse; mais c'est une figure de notre temps , un mauvais sujet,
tombé de l'armée dans les salons, vivant d'expédients et d'étour-
deries, et enfin réduit par nécessité à épouser une vieille créole,
qui paie ses dettes, lui donne un cabriolet et un groom, le fait
électeur, et lui promet l'éligibilité s'il se conduit bien1... »
Mazères, dans sa préface2, rappelle l'heureuse destinée de sa
pièce, et en fait justement ressortir la moralité. Parmi les anec-
dotes qu'il se platt à raconter d'une plume un peu complaisante, il
en est une qui mérite d'être retenue. Mazères reçut un jour, d'une
dame veuve, riche et très élégante, une invitation à dîner. « Mon-
sieur, dit la veuve à l'auteur du Jeune mari, vous êtes mon sau-
veur, et j'ai tenu à vous en témoigner ma reconnaissance... Je ne
suis plus jeune. Je cherche le bonheur, et croyais le trouver dans
un second mariage. Mais j'ai vu votre pièce, et j'en ai reçu une
rude leçon qui me sera profitable... Je resterai veuve. » Un mois
après, ajoute Mazères, elle épousait un jeune et brillant militaire.
On était à l'époque où le romanesque se développait de plus en
plus, sinon dans les mœurs, au moins dans la littérature, qui, si
elle n'est pas Y expression de la société* exprime les désirs» les
inquiétudes et les regrets de la société* Or, parmi les types que le
roman se plaisait à décrire et à embellir, se trouvait justement la
Femme de trente ans et la Femme de quarante ans. Seulement on
tendait à rendre sympathique et séduisant, un personnage que la
vraie comédie, la comédie sensée et spirituelle, avait voulu jadis
remettre à sa place et renvoyer aux devoirs de son âge.
* Le Glèbe, *8 dov. 1826.
* Mazères. Comédies etmwmir^ 1868, 1. 448.
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SOUS LA RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 715
J. Janin, en rendant compte du drame d'Ancelot et P. Foucher,
Une rivale^ reprochait vivement à Balzac d'avoir rendu possible et
vraisemblable au théâtre l'amour inspire par la femme de quarante
ans. « La femme de trente à quarante ans, dit-il, était autrefois
une terre à peu près perdue pour le roman et pour le drame; mais
aujourd'hui, grâce à ces riantes découvertes, la femme de quarante
ans règne seule dans le roman et dans le drame. Cette fois le nou-
veau monde a supprimé l'ancien monde, la femme de quarante ans
l'emporte sur la jeune fille de seize ans. — Qui frappe? s'écrie le
drame de sa grosse voix. — Qui est là? s'écrie le roman de sa veux
flutée. — C'est moi, répond en tremblant la seizième année aux
dents de perle, au frais sourire, au doux regard : c'est moi 1... Mais
aussitôt romanciers et dramaturges de répondre : Nous sommes
occupés avec votre mère, mon enfant; repassez dans une ving-
taine d'années, et nous verrons si nous pouvons faire de vous
quelque chose1. »
Mme de Girardin, qui cite ce passage, le commente très spirituel-
lement, dans sa Lettre parisienne du 30 novembre 183 6. Ce n'est,
dit-elle, la faute ni de M. Ancelot, ni de M. P. Foucher, ni de M. de
Balzac..., mais bien la faute de la société elle-même. « Aujour-
d'hui, Julie ambitieuse et vaine, commence par épouser volontai-
rement, à dix-huit ans, SL de Volmar; puis, â vingt-cinq ans,
revenue des illusions de la vanité, elle s'enfuit avec Saint-Preux,
par amour. Car les rêves du jeune âge maintenant sont des rêves
d'orgueil... Vous parlez des auteurs anciens : ils peignaient leur
temps. Laissez M. de Balzac peindre le vôtre. La Junte de Racine,
dites-vous? — Hais aujourd'hui, elle choisirait bien vite Néron,
pour être impératrice... Voyez donc un peu les femmes passionnées
qui, de nos jours, font parler d'elles : toutes ont commencé par un
mariage d'ambition; toutes ont voulu être riches, comtesses, mar-
quises et duchesses, avant d'être aimées. Ce n'est qu'après avoir
reconnu les vanités de la vanité, qu'elles se sont résolues à
l'amour. Il en est même qui ont recouru naïvement après le passé,
et qui, à vingt-huit ou trente ans, se dévouent avec passion au
jeune homtne obscur qu'à dix-sept ans elles avaient refusé d'aimer.
M. de Balzac a donc raison de peindre la passion où il la trouve,
c'est-à-dire hors d'âge. M. Janin a raison aussi de dire que cela
est fort ennuyeux ; mais si cela est fort ennuyeux pour les lecteurs
de romans, c'est bien plus triste encore pour les jeunes hommes
qui rêvent l'amour, et qui en sont réduits à s'écrier dans leurs
transports : « Que je l'aime I Ohl qu'elle a dû être belle2! »
4 Débats, 28 not. 183(5.
* Le Vicomte de Launay. I. 35*
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716 LÀ COMtDIE ET LES MŒURS
C'est précisément le titre de la Femme de quarante ans que
Galoppe d'Onquaire1 donnait à une comédie en vers, représentée
au Théâtre-Français en 1844. Il s'inspirait de Balzac, puisque son
héroïne, Mme de Silly, répondait :
... Mon âge? il a son bon côté,
Et M. de Balzac Ta réhabilité!
L'intrigue de la pièce n'est pas compliquée. Mme de Silly cherche,
comme l'Herminie de Blazères, à retenir auprès d'elle un mari de
vingt-cinq ans. Elle croit avoir une rivale dans une jeune fille
mystérieuse à qui M. de Silly donne asile. Mais c'est sa propre fille,
celle.de son premier mariage. On établit cette enfant, et voilà
notre femme de quarante ans rassurée, jusqu'à la prochaine fois.
Assez pauvre pièce en soi, mais intéressante à sa date, surtout
par les critiques qui peuvent vous éclairer sur l'état d'âme des
contemporains.
Le rédacteur du Constitutionnel écrit : « Vous voulez peindre
la femme de quarante ans, c'est-à-dire cette lutte héroïque de la
femme parvenue à son temps le plus délicat et le plus périlleux, où
elle chemine sur ce chiffre fatal de quarante années comme un
équilibriste sur la corde rai de... Pour réussir dans ce tableau
féminin, il fallait mettre votre femme de quarante ans aux prises
avec un amant et non avec un mari. H est évident que c'est la
crainte de tout perdre sans retour et le désir de conserver encore,
qui fait la puissance, l'habileté de la femme de quarante ans, et lui
fournit les armes les plus fines et les plus désespérées. Si dès le
début vous la mettez en possession d'un mari qu'elle aime, elle est
pourvue, et tout est dit... En donnant à Mm* de Silly un mari au
lieu d'un amant, vous avez ôté à la femme de quarante ans sa
force véritable, son dernier prestige, son unique refuge, le besoin
de recourir aux précautions, aux ruses, aux artifices, à la grâce de
l'esprit, aux finesses du cœur (ici le rédacteur signale la nouvelle
de Gh. de Bernard)1. Et remarquez bien que vous auriez pu
4 Léon Galoppe d'Oaquaire (1810-1867) a donné au théâtre, outre la
Femme de quarante ans, un drame en vers (en collaboration avec Pitre-Che-
valier), Jean de Bourgogne (1846), le Jeu de Whist (1847), V Amour pris aux
cheveux (1851), le Chêne et le Roseau (1852). Il a publié sous le titre le Diable
boiteux à Paris, — en province, — au village, une série d'articles critiques et
satiriques parus dans le Corsaire; c'est comme la suite des Hermites de Jouy.
On lui doit également quelques recueils de vers et des études à la Bévue
des beaux-arts.
* La Femme de quarante ans, de Charles de Bernard, est la première des
cinq nouvelles publiées sous le titre du Nœud Gordien* Paris, Werdet,
1838, 2 vol.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 717
donner à votre femme de quarante ans nn amant sans éveiller la
susceptibilité des prudes et les obliger à se voiler. Elle est veuve s
elle veut épouser de Sîlly; elle le dispute à une jeune et jolie
femme, et à force d'art et d'adresse finit par l'emporter : l'habileté
de son expérience triomphe des attraits de la véritable jeunesse1. »
Th. Gautier, lui, pense qu'un pareil sujet relève du roman, non
de la scène. Il rappelle, comme son confrère du Constitutionnel,
Balzac et Ch. de Bernard; il juge que le romancier, qui peut user
de longues préparations et de demi-jours discrets, réussira dans
cette peinture. Mais, au théâtre, le spectacle de cette lutte contre
une jeunesse qui s'en va, sans que rien puis3e la rappeler, c'est
chose triste et pénible. Les plaisanteries mêmes, sur ce thème, sont
sinistres 2.
L'année suivante, dans une comédie intitulée l'Enseignement
mutuel, de Eug. Nus et Gh. DesDoyers, reparaissait le type de la
femme de quarante ans. Et Th. Gautier revenait à la charge :
« On ne ferait pas mal d'en finir, au théâtre, avec les femmes de
quarante ans. Cette obstination à reproduire ce type suranné
devient fatigante. Il n'y a que les anges qui puissent toujours avoir
quinze ans. Mais pourquoi vanter sans cesse les quadragénaires
Une femme est jeune tant qu'elle est belle. Il y a des vieilles de
dix-huit ans et des jeunes de trente. Mais à quoi bon ces chiffres?
Une héroïne ne peut- elle marcher que son extrait de baptême â la
main? Retrouvons, au moins au théâtre et dans les poèmes, la
jeunesse qui nous fuit3. »
Voyez pourtant ce que peut faire la nouveauté d'un titre ou
d'une formule. Dè> 1821, la lutte de la femme de quarante ans et
de la jeune fille avait éternise à la scène par Casimir Bonjour, dans
la Mère rivale, pièce qui rappelait elle-même la Mère Coquette de
Quinault, et la Mère jalouse de Barthe. Le poète avait voulu repré-
senter un travers nouveau; il avait saisi, en bon observateur, une
transformation sociale et morale que Balzac ne devait décrire que
dix ans plus tard. « Quelques personnes, dit C. Bonjour, dans
l'Avant propos de la Mère rivale, ont prétendu que j'avais attaqué
un défaut beaucoup trop rare pour devenir le sujet d'une comédie.
Peut-être qu'en y réfléchissant davantage, elles se seraient con-
vaincues du contraire. Dans l'enfance des sociétés, les agréments
physiques sont les seuls qui nous attirent vers l'autre sexe... Mais,
lorsque la civilisation a fait des progrès, et que l'éducation s'est
perfectionnée, la jeunesse et la beauté ne sont plus des titres
« Constitutionnel, 25 nov. 1844.
* La Presse, 25 nov. 1844 (Hist. de VArtdram.% III. 291).
*lbid.t 15 sept. 1845 (BiU. de VArt drarn., IV, 115).
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718. LA COMtûlE II LKS MŒURS
exclusifs i nos hommages : les qualités morales sont plus appré-
ciées, l'esprit plus coûté et l'art de causer devient presque l'art de
plaire. C'est alors que les mères peuvent rivaliser avec leurs filles;
et comme la coquetterie est innée chez les femmes, du moment où
elles en ont le pouvoir, elles doivent en avoir la prétention... A
mesure que l'instruction et le luxe ont été plus répandus, et que
la société est arrivée à un état de corruption élégante, ce défaut a
dû se multiplier. Il est très ordinaire à l'époque où nous vivons.
Quoique jeune encore, j'en ai vu de nombreux exemples; et depuis
que cette comédie a été représentée, on m'a raconté une foule
d'anecdotes dont j'aurais pu tirer parti, si je les eusse connues
plus tôt. »
Il nous raconte ailleurs qu'il fut obligé, pour que MUo Volnais
voulût bien, au refus de M115 Mars, de M11* Leverd, de M11* Dupuis,
se charger du rôle de la mère, de rajeunir la fille, et de lui donner
seulement quinze ans, afin que sa mère pût n'en avoir que trente!
« Je fus frappé de ce raisonnement, dit-il, et de ce jour-là même,
je me mis à la besogne. Sophie n'eut que quinze ans, Mu* Volnais
fut épousée, et l'on représenta ma pièce1. » Ainsi, sans les
exigences des comédiens, le dénouement eût été plus réel, et la
leçon morale plus forte. Telle qu'elle est, la Mère rivale est une
alerte et vive comédie en trois actes, un peu inexpérimentée,
sentant trop le bon modèle , mais agréable à lire, et contenant, sur
le travers qui en est le sujet, une foule de .traits heureux et de
couplets bien tournés. C. Bonjour, pour renforcer en quelque sorte
le caractère de Mme Dorval, l'a rendue bienfaisante, comme le
Dervières des Deux Gendres. Cette mère indifférente, qui cache sa
fille aux yeux de tous, et lui refuse presque le nécessaire, fait
ostensiblement la charité. Lisette explique ainsi sa conduite : Aimer
les siens, fi donc! cela ne mène à rien.
Une telle conduite est par trop naturelle;
Queljgré vous en sait-on? tout le monde s'en mêle.
Pour nous faire un beau nom, pour éblouir les gens,
Nous usons de moyens tout à fait différents.
Le bien qu'on fait chez soi n'est connu de personne.
II. faut, lorsque Ton veut passer pour être bonne,
Laisser là des parents qui vous tendent les bras»
Pour aller secourir ceux qu'on ne connaît pas.
Attirer les regards est l'importante affaire;
Et ce n'est que le mal qu'on fait avec mystère.
Aussi, comme tu vois, on est du comité
Des] prisons, de celui de la maternité L..
« Cas. Bonjour, Mélange*.— EcL de 1902, p. 9.
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SOUS LÀ RE3TAIHUTON ET Là MONARCHIE DE JUILLET 71»
Voilà, certes, de jolis vers, — et qui disent quelque chose. Les
contemporains y virent même une méchante allusion aux dames de
charité, qui oubliaient de pratiquer à leur foyer la vertu même
qu'elles représentaient en public. « Le succès a failli être com-
promis, dit la Gazette de France, par quelques petits esprits
libéraux. Toujours à l'affût des allusions, ils ont cru trouver matière
à flatter l'esprit de parti dans des rapprochements que l'auteur
n'avait sûrement pas songé à faire *. » Qui sait?
M*is je citais plus haut un passage de J. Janin9 et un autre de
Mme de Girardin, & propos de la Femme de trente à quarante ans.
Ne dirait- on pas que les critiques de 1836 se sont inspirés de ces
vers, écrits en 1821 : Sophie vient de déclarer à sa mère qu'elle
aime et qu'elle est aimée; et Mme Dorval réplique :
Vous aimer! j'admire, en vérité,
Et votre suffisance et votre vanité !
Vous aimer!... dites-moi, qu'avez- vous donc pour plaire?
Uue enfaot, qui ne sait que rougir et se taire!...
Vous n'avez pas quinze ans!... ni grâce, ni maintien;
Et vous vous figurez!... mais, détrompez- vous bien.
De lui ne croyez pas que vous soyez aimée !
Il lui faut, mon enfant, une beauté formée ;
Il faut, pour le toucher, pour captiver ses vœux,
Une femme qui plaise à l'esprit comme aux yeux,
Ayant les qualités que lui donne l'usage,
Sans avoir rien perdu des charmes du bel âge;
En un mot (recevez cet avis en passant),
Il lui faut une femme, et non pas une enfant.
La if ère rivale reçut des spectateurs et des critiques de 1821,
encore nourris du répertoire, un accueil très favorable; mais,
évidemment, ceux-ci furent moins sensibles à l'originalité de cer-
tains traits qu'aux souvenirs de bons modèles 2. Et, puisque ce
dernier mot semble m'y inviter, je ne veux pas quitter la Mère
rivale sans signaler une curieuse imitation des classiques. Voici
Mme Dorval qui se croit trompée par Belcour, qu'elle espérait
épouser; elle s'imagine que sa fille lui a volé l'affection de sou
amant; et, dans un court monologue, elle exprime sa fureur et sa
jalousie : lisez-le (fin de l'acte II); c'est, en vérité, le monologue de
Roxane, c'est celui de Phèdre, quand elles découvrent, l'une
l'amour de Bajazet pour Atalide, l'autre l'amour d'Hippolyte pour
Aricie. Après tout, n'est-ce pas dans ces deux tragédies de Racine
1 Gazette de France, 9 juillet 1821.
> Débats, 25 juillet 1821. — Constitutionnel. 12 et 17 Juillet 1821.
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720 U COMÉDIE 1T LE8 MŒURS
que nous trouvons pour la première fois la Femme de quarante
ans disputant à une jeune fille le cœur d'un jeune homme?
VI
Nous abordons des pièces plus profondes, malgré leur forme par-
fois légère, avec le Mari à la campagne, de Bayard (1844), et le
Mari à bonnes fortunes, de C. Bonjour (1824). Les limites de cette
étude ne nous permettent pas d'insister longuement sur ces deux
comédies. Il suffira de faire remarquer que, dans le Mari à bonnes
fortunes, le ridicule et même l'odieux retombent sur le mari.
« M. Bonjour, dit le rédacteur des Débats, a vengé un sexe faible
des outrages du sexe le plus fort; la femme, abandonnée par son
époux parjure, lutte avec courage contre l'exemple contagieux
qu'on daigne à peine dérober à ses regards; placée dans la situa-
tion la plus critique, puisqu'un penchant trop vif pour son jeune
cousin est presque justifié par une longue habitude d'enfance, et
par le droit d'une vengeance que des mœurs faciles rendraient
presque excusable, elle résiste, elle combat, elle triomphe; et sa
victoire, quelque pénible qu'elle soit pour elle, reçoit à l'instant
même sa récompense, puisqu'elle lui rend son mari1. » Et quel-
ques jours après, Duviquet conclut ainsi une étude détaillée du
Mari à bonnes fortunes : « Cette pièce plaira surtout aux femmes,
et aux connaisseurs pour l'observation des mœurs. »
L'article du Globe contient des remarques que leur date rend
intéressantes. « Je ne sais, dit le critique, si le Mari à bonnes
fortunes, tel qu'il est peint dans la pièce, est bien un caractère de
notre temps, et si ce n'est pas plutôt un souvenir, une tradition de
temps et de mœurs déjà loin de nous... » Puis il loue particulière-
ment la science de l'intrigue; et ne dirait-on pas que ceci est écrit
à propos d'une pièce de Scribe : « Cette pièce est un jeu continuel
de surprises; il semble que l'auteur prenne sans cesse plaisir à
faire craindre aux spectateurs une inconvenance, qu'il leur sauve
toujours par une saillie heureuse2. » J. Janin reprend, dans sa
Littérature dramatique, à propos de l'Homme du jour, de Boissy,
l'observation du Globe sur les mœurs peut-être démodées du Mari
à bonnes fortunes, « Or, dit-il après une analyse très malveillante,
voilà ce qui arrive lorsqu'on se trompe d'époque et de mœurs,
lorsqu'on transporte dans l'année 1824 les mœurs de 1750; lors-
* Débats, 2 oct. 1824.
1 Globe, 4 oct. 1824.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 721
qu'on suppose que rien n'a changé dans la galanterie d'autrefois;
lorsqu'on ne veut pas voir que toutes les peines que se donnait
jadis un homme du monde pour obtenir un signe de tète ou un
coup d'éventail, il se les donne aujourd'hui pour acheter un arpent
de terre et pour obtenir quelques voix aux élections du Conseil
municipal *... » Cette fois, Janin fait de la bonne critique relative.
La pièce de G. Bonjour est ingénieusement intriguée et spirituel-
lement écrite : elle n'a pas la valeur d'observation que nous avons
remarquée dans le Protecteur et le mari, ou dans l'Argent.
Quant au Mari à la campagne, de Bayard, c'est surtout un très
amusant vaudeville sur une donnée sérieuse. La leçon qui s'en
dégage est celle-ci : une femme doit rendre son intérieur agréable,
sinon le mari cherchera des distractions de contrebande. Lisez la
vive analyse de M. Th. Gautier 2, et vous aurez ensuite le désir de
connaître la pièce qui fut accueillie avec une sorte d'enthousiasme.
Les Débals signalent certaines ressemblances entre M. Mathieu,
dont la dévotion aigre-douce fomente la division dans le ménage
Golombet, et Tartufe3; le Constitutionnel rapproche le Secret du
ménage, de Greuzé de Lesser, et la Femme vertueuse de Balzac 4.
La pièce de G. Bonjour et celle de Bayard effleuraient seulement
la grave question de l'accord entre les époux, question plus nette-
ment abordée dans quelques comédies, moins littéraires assuré-
ment, mais où les mœurs du temps peuvent se retrouver. Sophie
ou le mauvais ménage, de Merville et Francis, part d'une donnée
de vaudeville : H. de Bermont, en l'absence de sa femme qui est
au bal, donne asile chez lui à Hme Borello, dont le mari, proscrit
italien, vient d'être arrêté. MMt de Bermont, à son retour, demande
la clef du cabinet où la fugitive est enfermée; refus du mari; scène
de jalousie; la femme fait appeler un serrurier; il en résulte une
plainte en adultère déposée au parquet par Mme de Bermont. On
plaide. On a plaidé : M"5 de Bermont est condamnée à rester chez
son mari. Alors elle se répand en accusations contre la société qui
la rive à sa chaîne (voyez les Tenailles), et elle veut mourir. A cet
effet, elle prépare du poison dans un verre de lait; elle l'oublie un
instant sur sa table, et c'est sa fille, une enfant de six à sept ans,
qui le boit! Désespoir des parents, qui voient expirer leur fille entre
leurs bras.
Les déclamations dont la pièce est remplie contre les situations
terribles et inextricables créées par le mariage (chacun des époux
4 J. Janin, Histoire de la littérature dramatique., Il, 372.
> La Presse. 10 juin 1844 (EUt.de TArt dram., III, 211).
3 Débats, 10 juin 1844.
4 Constitutionnel, 10 juin 1844.
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7ÎÎ Là COMÉDIE 1T LIS MŒURS
se croyant des droits sur l'autre) inspirent au critique des-
9ébat% les réflexions suivantes qui, très ironiques sans doute, n'en
etprknent pas moins le sentiment du public : « Et cependant,
dit-tl, il s'agit d'une femme de bonnes mœurs, il s'agit d'un galant
tomme... Savez-voos pourquoi ces gens-là sont malheureux? Tout
simplement parce qu'ils sont mariés : ces gens-là sont unis par un
sentiment indissoluble. Le mariage, le saint mariage, a flétri tontes
les existences; il a défiguré tous les visages; il a dénaturé toutes
les âmes; le mariage est le fléau de cet intérieur qui pourrait être
si heureux ! Si Mn* de Bennont n'était que la mattresse de M. de
Bermont; si 11. de Bennont n'était que l'amant de sa femme, à la
bonne heure ' ! »
A cette époque, la question du divorce s'était posée de nouveau;
quelques-uns espéraient en obtenir le rétablissement. Je ne trouve
sur ce sujet qu'un vaudeville, dont la situation a été souvent
exploitée et retournée. En mai 1833, on donnait Vive le Divvrce!
de Laurencin : Une jeune femme, M** Beauvoisin, se p*a*t à faire
enrager son bonhomme de mari; elle l'Obsède de ses caprices rui-
neux ; elle le brouille avec ses vieux amis; elle irrite sa jalousie en
encourageant les assiduités d'un jeune cousin. Tout à coup son
attitude change; elle devient aimable, prévenante; le jeune cousin
est évincé; les vieux amis sont rappelés. D'où vient cela? Cest
qu'elle a lu dans les journaux que le divorce allait être remis en
vigueur. Et comme son mari fa épousée pour sesbeaux yeux ; oomme,
divorcée, elle serait réduite à la misère, ou comme elle ne retrouve-
rait pas myotérieur aussi confortable et un mari aussi patient, elle
se hâte de réparer son imprudente conduite 2.
Mais si l'incompatibilité d'humeur a fourni quelques pièces aux
auteurs du temps, la mésalliance ne pouvait être oubliée. Anoelot
fit représenter en mai 1830, au Théâtre-Français, trois actes
intitulés : Un an ou le Mariage d'amour. A l'analyse, au choix du
moment, à la^coupe des actes, au développement des incidents et
des caractères, au dénouement, on croirait cette comédie composée
d'hier; seul le style, à la lecture, nous avertit que l'auteur écrivait
en 1830, et assez mal. Etienne Béquet, aux Débats, en signala tout
de suite la nouveauté; après quelques réflexions sur les mésal-
liances, et sur les pièces qui s'y rapportaient, il observe que, jus-
qu'à ce jour, kst écrivains dramatiques se sont bornés à l'étude de
la période qui précède te mariage. « Ils ont fondé l'intérêt de leurs
récits ou de leurs^drames, dit-il, sur le triomphe des grâces et des
vertus luttant contre le torrent de l'opinion, contre la différence
4 Débats, 13 août 1832.
* Constitutionnel, 23 mai 1833.
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SOUS LA RESXÂflBiTlON IT U MOIARCfllK DE JUILLET 723
des'' rangs et de la fortune. Mais ils se sont arrêtés au pied de
l'autel. Que deviennent les époux 7... M. Ancelot a pris le revers
de la médaille '. » Jugez maintenant si la comédie d' Ancelot n'offre
pas quelque rapport avec la Catherine de M. H. Lavedan, — toutes
réserves faites au point de vue de la vraisemblance et du style ! —
Un jeune pair de France, le comte de LesseviUe, a renversé, avec
sa voiture, et blessé une jeune couturière, Louise Leroux, fille
d'un sergent retraité. Gomme il est en tilbury, et non en automo-
bile» il s'arrête» ramène Louise chez elle, la fait soigner, et revient
fréquemment prendre de ses nouvelles. Rétablie, Louise va rendre
visite à la mère du comte de LesseviUe, et, pour témoigner sa
reconnaissance, elle lui apporte une broderie* ouvrage patient de
sa convalescence. La marquise, qui tient sans doute à conserver les
distances, remet un billet de 500 francs & Louise qui* indignée de
voir qu'on lui paye son cadeau, refuse l'argent. Une jeune veuve,
Mme d'Hervilly, qui a des vues matrimoniales sur le comte, joint ses
sarcasmes à ceux de la marquise; et les deux femmes vont chasser
Louise, quand le comte, s'adressant à la pauvre fille, lui dit :
« Restez.!... comtesse de LesseviUe, vous êtes chez vous! » Et
c'est le premier acte.
Au second acte, nous sommes & la campagne. Les nouveaux
-époux, qui semblent fort heureux, reçoivent la visite d'un officier,
ami du comte. Celui-ci, d'une part, est assez humilié par les gau-
cheries de sa femme qui dit mon époux > et je ni en rappelle x et
qui, sans le vouloir comme sans le savoir (là est la moralité), blesse
à chaque instant l'étiquette aristocratique. D'autre part, le comte
ne peut voir, sans en être irrité, les familiarités du jeune officier
qui, jadis, a connu Louise couturière, et qui la traite presque en
grisette. Ajoutez (excellente observation de mœurs) les embarras
causés par la famille de Louise, et en particulier par sa cousine
II1* Dutour qui, bien intentionnée, mais fort maladroite, travaille
de son mieux à brouiller le ménage.
Le troisième acte nous montre le comte de LesseviUe fatigué
d'une femme qui lui fait si peu honneur dans son monde, reve-
nant, par l'instinct fatal de son éducation et de sa race, i
Mm* d'Hervilly. La bonne Mme Dutour, dans ses bavardages, apprend
à Louise qu'elle est trompée, et Louise, au désespoir, se précipite
par la fenêtre.
Le dénouement est celui drun mélodrame ou d'une tragédie.
Mais la pièce elle-même renferme, sur la mésalliance et sur ses con-
séquences inévitables, des détails bien observés et un enseignement
fout à fût approprié à la crise sociale du gouvernement de Juillet.
« Débats, 10 mai 1830.
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7Î4 LA COMÉDIE ET LES MOEURS
VII
Iljfaut aborder maintenant une série de pièces tout & fait hardies
pour leur date, et dont la hardiesse même fit le succès. Sans doute
Dumas père, Hugo, Soulié et bien d'autres accoutumaient le public
aux situations les plus risquées. Hais, dans le drame et dans le
mélodrame, le recul de l'histoire, la musique des vers, ou seule-
ment la grandiloquence d'un style qui ne rappelle presque jamais
le ton de la conversation courante, en un mot l'invraisemblance des
situations et de la forme déguisent et pallient le réalisme du fond.
Hais, dans Une faute de Scribe (1830), Une liaison de Mazères et
Empis (1834), Une chaîne de Scribe (1841) et Un ménage parisien
de Bayard (1844), les contemporains pouvaient voir de» geos vêtus
comme eux-mêmes, parlant une langue sobre et souvent banale,
évoluer dans une intrigue parfois un peu trop habile, toujours
possible du moins : et l'impression était aussi cruelle en soi que
celle d'un fait divers ou d'une médisance de société.
C'est pour mémoire seulement que je rappelle Une faute dont
les couplets compromettent beaucoup la réelle valeur et que l'on
oublie trop volontiers dans la masse des vaudevilles de Scribe. Là,
ce n'est pas d'une menace ou d'une tentation qu'il s'agit : la faute,
quelles que soient les circonstances atténuantes, est bien réelle.
Quand Léonie de Villevallier revoit son mari, absent depuis un an,
elle est coupable; son repentir est si vif qu'elle a un accès de
délire dans lequel elle révèle et sa chute et le nom du séducteur.
Ernest de Villevallier est au désespoir, mais il sauve la situation aux
yeux de ses parents et de ses serviteurs, en expliquant tous les
incidents qui avaient pu faire soupçonner sa femme; il remet
à celle-ci ses dernières volontés, lui donne des ordres auxquels
elle se soumet, et part pour ne plu3 revenir. Je vous assure qu'il y
a beaucoup de sobriété et dç justesse dans la scène où les deux
époux s'expliquent • ; chacun y dit ce qu'il doit dire. Ce n'est pas
aussi puissant que le Supplice dune femme; mais enfin, c'est de
la bonne comédie.
Si les dernières scènes à9 Une faute peuvent rappeler le Supplice
d'une femme, la pièce de Mazères et Empis, intitulée Une liaison
fsdt songer, par endroits, au Mariage d Olympe.
Eugène de Rinville, jeune homme au caractère faible, capable,
par une sorte de point d'honneur imaginaire, de persister dans un
amour honteux qui le lasse et l'humilie, Rinville donc a une liaison
1 Une faute, acte II, se. 9.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET 725
avec M"8 de Saint- Brice, aventurière de profession. Celle-ci sent
très bien qu'Eugène ne l'aime plus; et, pour prévenir une rupture
qui la renverrait à la vie incertaine et misérable, elle travaille à se
faire épouser. Or, au premier acte, nous sommes à Vienne, en
Autriche, où Rinville est allé promener sa chaîne. C'est un trait
d'excellente observation que ce besoin de déplacement perpétuel
du faux ménage. Mm' de Rinville mère, qui veut tenter de rompre
celte liaison, arrive à Vienne, avec sa fille, le fiancé de sa fille, et
une jeune orpheline, Claire de Préval, qu'elle a recueillie. Eugène
vient trouver sa mère; il est sensible à ses reproches, d'autant
plus qu'il attend avec anxiété une circonstance qui précipiterait la
rupture; il est encore plus .sensible au charme discret et honnête
de Claire, en qui il devine l'épouse qui le sauverait de la maîtresse.
De son côté, le fiancé de M11# de Rinville, d'Arnay, a retrouvé en
Mne de Saint -Brice une ancienne connaissance de ses années de
plaisir : il lui demande un rendez-vous et l'obtient. — Comment
sortirons-nous de cette situation assurément très dramatique et
nouée avec autant de force que de vraisemblance? Par un dénoue-
ment d'une belle franchise, et qui renferme une haute moralité :
tandis que M"" de Rinville, se fiant à la parole de son fils, organi-
sait, de concert avec le diplomate Guttenberg, l'arrestation de
Mme de Saint- Brice, celle-ci, profitant d'un moment de faiblesse
d'Eugène, se faisait épouser, et lorsqu'on se présentait pour la
saisir, elle s'écriait : « Comte de Rinville, laisserez-vous arrêter
votre femme? » Et, à l'instant même, Eugène venait de constater,
parla révélation de d'Arnay, l'infamie persistante de celle à laquelle
appartient désormais son nom.
Une Liaison ne réussit qu'à demi. E. Béquet, dans les Débats,
constate l'accueil sévère du public, et porte lui-même un jugement
rigoureux sur cette « pièce médiocre f. » Il nous raconte que les
spectateurs furent amusés par les deux premiers actes, mais que le
dénouement souleva d'unanimes protestations. Nous verrons plus
loin qu'il se produisit une singulière erreur dans l'esprit du public;
et peut- être, au théâtre^ jugerions-nous ainsi. Les auteurs durent
modifier la dernière scène. A cette déclaration dramatique, aussi
surprenante pour les spectateurs que pour Mœe de Rinville, sa fille, et
les autres personnages : « Comte de Rinville, laisserez-vous arrêter
votre femme 1 » — à la terrible morale qui se dégage de l'irréparable
malheur auquel Eugène s'est rivé, — ils substituèrent un mouve-
ment chevaleresque et sentimental de limo de Saint-Brice : celle-ci, à
partir de la deuxième représentation, déchirait, d'un geste superbe,
* Débats, 23 avril 1834. '
25 novbmbri 1902. 47
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726 LA COMÉDIE ET LES MŒURS
le contrat de mariage, et rendait à Eugène de Rinville sa liberté.
Sur ce nouveau dénouement, le rédacteur de la Gazette de
France (Merle, sans doute) ', fait d'excellentes réflexions. Il loue
sacs réserve la première version : « On voit, dit-il, qu'Ernest,
entraîné par sa faiblesse et éclairé en même temps sur le compte
de Mm0 de Saint-Brice, recevra, par les suites assurées d'une union
si déplorable, le juste châtiment d'une liaison qu'un moment
d'erreur pouvait faire excuser, mais qu'il a rendue criminelle par
un mariage que réprouve également ce qu'il doit à lui-même et
à la société. Je me trompe pourtant. Je viens de raconter le
dénouement de la première représentation, lequel ri a point été
adopté par le public qui a vu dans l'hymen de JUm* de Saint-
Brice une sorte de récompense pour cette femme. Les auteurs, alors,
pour faire acte de soumission envers cette volonté souveraine, ont
changé le dénouement de leur pièce dans l'intervalle de la pre-
mière à la deuxième représentation. Aujourd'hui, Mme de Saint-
Brice déchire l'acte de mariage et se retire noblement après ce
témoignage de générosité. Ainsi c'est elle qui joue le beau rôle!
Ainsi elle est réhabilitée par cet acte d'abandon et d'humilité. Et
de plus, quand un jeune homme comme Eugène aura affligé, ruiné,
deshonoré sa famille par une liaison et un hymen *>i misérables,
quand il aura résisté à toutes les supplications de l'honneur et de
la maternité, il en sera quitte pour le petit moment de trouble
final qui en résultera pour lui!... Belle leçon 21 »
Mais, de tous les critiques, celui qui a le mieux jugé la pièce,
c'est un des auteurs, Mazères, lui-même, qui rappelle, dans sa
préface, écrite en 1858 (la première représentation était de 1834),
les scrupules du public et de quelques journalistes. Il persiste à
croire, comme nous, que le premier dénouement était le meilleur,
le seul qui renfermât une leçon morale. Et, faisant allusion à Une
chaîne, de Scribe (1841), et aussi à la Dame aux camélias (1852),
il ajoute les justes réflexions suivantes : « Une liaison est venue
vingt-cinq ans trop tôt. J'ose dire que nos jeunes imitateurs prê-
tent à leur héroïne un parfum attrayant, une auréole presque
mystique, qui demandent en quelque sorte faveur pour ses vices,
tandis que nous avons eu la brutalité de peindre la nôtre telle que
sont toutes ses pareilles. Ce n'était pas un moyen bien sûr d'avoir
pour soi les fringantes spectatrices des premières représentations
et leur entourage 3. »
4 Merle, le second mari de M»« Dorval, rédigeait à cette époque le
feuilleton de la Gazette de France.
2 Gazette de France, 6 mai 1834.
1 Mazère», Comédies et Souvenirs, 1858, III, 3.
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SOUS LÀ RESTAURATION ET Là MORàRCHB DE JUILLET 7*7
J'engage tous ceux qui sont curieux de littérature dramatique
& lire Une liaison, puis à relire le Mariage d Olympe , d'Em.
Augier. Celui-ci, comme Mazères et Empis, a traité rudement
l'aventurière; mais, chez lui, le mariage est accompli; il veut nous
prouver que la femme tombée ne se relève pas par le mariage, et
que, dans le milieu honnête et patriarcal où la transplante son
naïf époux, elle est reprise par la nostalgie de la boue. Ainsi,
en 1855, la thèse soutenue par Mazères en 183A, et alors repoussée
par le public, était applaudie. Une liaison, ta Dame aux camélias,
le Mariage dOlympe, sont en quelque sorte une succession
faction et de réactions : contre, pour, contre.
L'héroïne 6! Une chaîne est bien différente de M** de Sahrt-
Brice. Louise, femme de l'amiral de Saint- Géran, est une grande
dame.
C'est, il faut en convenir, un sujet fort scabreux. Si l'on en
donnait une analyse réduite, le lecteur s'écrierait ; « Hais ce doit
être une pièce abominable, scandaleuse; — la femme coupable ne
peut être que méprisable; — le mari trompé que ridicule; —
l'amant, un triste sire..., etc. » Lisez Une Chaîne : Louise émeut
et reste sympathique; l'amiral de Saint- Géran est le plus aimable,
le plus digne et le moins ridicule des hommes; Emmeric se fait
plaindre et non mépriser. Par quel tour de sa magie, Scribe a-t-îl
obtenu ce résultat? Probablement, comme le remarque Sarcey !,
parce que, sauf au second acte, l'auteur a évité, avec autant de
soin qu'un dramaturge contemporain l'aurait recherché, la psycho-
logie de son sujet. Et tandis qu'il nous distrait, nous amuse, nous
captive par les incidents admirablement choisis, enchaînés, liés et
déliés, au milieu desquels se débattent ses personnages, nous ne
pensons presque plus aux sentiments qui ont motivé cette situa-
tion, ni surtout à la moralité de ces sentiments.
Mais quelle fut l'impression des spectateurs en 1841? Il est un
fait certain, c'est l'étourdissant succès de la pièce, « succès, dit
J. Janin, le plus incroyable, le plus extraordinaire, le plus effrayant
de M. Scribe ». Le même J. Janin donne d'Une Chaîne l'analyse
la plus malveillante. Il attribue, non sans raison, le plaisir du
public & l'habileté de l'auteur; mais c'est manquer de bonheur,
quand on fait de la critique au pied levé, que d'aller précisément
reprocher à Scribe les deux scènes de rupture de l'acte II et de
l'acte III, les seules où l'on trouve un peu de sérieuse
psychologie1!
4 Sarcey, Quarante ans de théâtre, IV. pp. 128, 434, 138, 146.
2 Débats, i«* décembre 1841. >
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728 U COMÉDIE ET LIS MCEORS
Th. Gautier, lui aussi, fonde tout le succès de celte comédie sur
la curiosité piquée et satisfaite. « Nous proclamerons volontiers,
dit-il, que, l'art dramatique n'étant plus qu'un exercice d'adresse,
l'auteur d'Une Chaîne est l'homme le plus adroit de ce temps- ci;
mais, pour notre compte, nous avouons qu'une œuvre sans poésie
et sans style nous intéressera toujours fort peu. » fit quand il a
raconté les principales péripéties de la pièce, il ajoute : « Il y a
avait là, assurément, une analyse de cœur, dans le genre du roman
$ Adolphe, qui eût pu être d'une haute portée philosophique, mais
M. Scribe, selon son habitude, n'a fait que l'effleurer M »
J'ai beau chercher dans les témoignages contemporains, je ne
trouve point, au sujet d'Une chaîne, de réflexions philosophiques
et morales, rien de ce qui avait été suggéré par Une liaison C'est
bien la preuve, semble-t-il, que la comédie da Scribe transformait
en un jeu d'esprit, en un plaisir ingénieux et rapide, un sujet au
fonds triste et douloureux. Le théâtre, pour lui, doit rester un
divertissement; mais ce divertissement sera d'autant plus piquant
et imprévu que la donnée, prise en elle-même, paraissait moins
susceptible de le produire.
C'est encore le souvenir $ Adolphe qu'évoque la comédie de
Bayard, Un ménage parisien. — Bayard? comment, l'auteur du
Mari à la campagne, des Premières armes de Richelieu, le vaude-
villiste, le neveu de Scribe, a écrit une pièce hardie, une pièce
digne d'être comparée, sinon pour l'exécution, du moins pour le
choix du sujet, avec celles de nos grands dramatistes contempo-
rains? Sans doute, et la situation mise en scène dans Un ménage
parisien ressemble sous certains rapports à celle de Madame
Caverlet et de Montjoye : seulement, Bayard n'en tire pas le même
parti que E. Augier et O. Feuillet. H. et line de Vernange vivent
fort estimés; on les reçoit beaucoup et ils reçoivent, c'est un
ménage modèle. Mmo de Vernange a, d'un premier mariage, un fils,
charmant jeune homme, qui aime et demande la main d'une
jeune fille dont la famille est liée avec la sienne. Tout projet de
mariage amène une sorte d'enquête; et l'on découvre que M. et
MB* de Vernange ne se sont jamais mariés qu'au XIII* arrondisse-
ment (nous dirions, aujourd'hui, au XXI0). De là, scandale,
rupture de l'union projetée, jusqu'à ce que le fils de lime de Ver-
nange ait obtenu de sa mère qu'elle fasse régulariser sa situation.
La partie morale et psychologique du sujet est traitée avec une
certaine finesse, et Bayard n'a pas mal rendu les angoisses de
cette femme qui tremble à la moindre alerte pour sa réputation,
« Presse, 9 déc. 1851 (Hùt. de Vkrt dramat., II, 184)*
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8008 LÀ RESTAURATION IT U MONARCHIE DE JDILLBT 729
et qui en est réduite à rougir d'elle-même devant son fils.
J. Janin, dans les Débats, traite avec sympathie l'œuvre de
Bayard et en constate le vif succès *. Th. Gautier, cette fois, passe
à côté du sujet, ne dit mot de l'intrigue, et se contente d'une
charge brillante contre les versificateurs dramatiques de son temps;
il ajoute quelques réflexions, que j'ai citées plus haut, sur la manie
des Parisiens de « se peindre en laid2 ». Le feuilleton le plus
intéressant est celui du Constitutionnel; il est signé de Briffaut,
dont le Ninus II est fort médiocre, mais dont la prose est souvent
piquante et suggestive8. Briffaut, donc, indique la signification du
Ménage parisien pour un spectateur lettré de 1844. « Il s'est
introduit, dit-il, et naturalisé dans nos mœurs publiques et dans
nos habitudes privées un genre d'unions qui ont cru pouvoir se
passer de l'intervention légale. Ces unions se piquent souvent de
vertu et de fi iélité. Elles vivent tolérées, quelquefois même hono-
rées, et dans une sécurité complète. Le théâtre, ce censeur et cet
instituteur de mœurs, a rompu, à l'égard de ces faux ménages, le
long silence qu'il avait gardé. La comédie nouvelle leur montre
qu'ils vivent dans un calme funeste à eux et aux autres, et, par le
sentiment qu'elle leur inflige, elle les somme d'entrer dans la loi
commune et les pousse d'entrer dans la société. Ce sujet a d abord
une opportunité qui lui concilie la bienveillance; et il entre de
plain-pied dans nos moeurs... Cette comédie est une excellente et
sage observation de mœurs; elle est nouvelle, morale, et d'une
application juste, facile et présente. Le public a été ému et charmé;
c'est un des meilleurs succès que le Théâtre-Français ait obtenu
depuis longtemps 4. »
VIII
Ces différentes pièces nous ont conduit à celle que l'on peut
regarder comme la plus forte et la plus simple â la fois de toutes
les comédies passionnelles, entre 1815 et 1848, la Mère et la fille,
de Mazères et Empis. Mazères avait lu sa pièce à quelques amis le
27 juillet 1830, et J. Janin nous a laissé le récit de cette lecture,
accompagnée au loin par les sourds murmures d'une révolution.
« La fenêtre de la rue était agitée, mais d'une agitation contenue,
et dont nul ne pouvait dire le jeu. Nous avions bien peu la science
des émeutes en ce temps- là!... La lecture achevée, et comme nous
« Débats, 29janv. 1844.
a Presse, 5 fév. 4844 (Hist. de VArl dramat., llf, 158).
* On peut en juger par les Récits d'un vieux parrain (Œuvres, 1858, 1).
* * Constitutionnel, 29 janv. 1844.
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730 Là COMtDlE BT LES VQBUR8
étions en train d'applaudir, soudain je ne sais quelle force irrésis-
tible ouvrît la fenêtre qui donnait sur la rue, et alors nous vîmes
passer des gens qui revenaient de la rue de Richelieu. « Nous
« venons de saluer une révolution », disaient- ils. » Janin conclut
sa narration (et il excelle dans ce genre, car il est un conteur bien
plus qu'un critique) par les réflexions suivantes : « La pièce fut
jouée peu de temps après et accueillie comme une comédie nou-
velle. Nul ne s'aperçut que c'était une œuvre faite sous le dernier
règne. Toute cette société française de la Restauration, si profon-
dément agitée pendant trois jours, s'était calmée si vite qu'elle
retrouvait son image fidèle dans une comédie faite sous ta Restau-
ration... Un trône, et le plus grand trône du monde, avait pu se
briser rien que dans le temps de lire ces cinq actes; mais rien
n'était changé dans les mœurs de cette nation. Le lendemain des
trois jours, elle s'était remise, comme si rien ne se fût passé, aux
romans de M. de Balzac, à la comédie de M Scribe, à la musique
de Beilini; elle était revenue à M,u Mars, à Nourrit, à MIU Falcon :
la seule nouveauté étrange et terrible, c'était le Robert le Diable%
de Meyerbeer !. »
Quelques mots suffisent à faire comprendre le sujet de la Mère
et la fille. M. Duresnel, honorable magistrat, ne voulant pas
emmener avec lui dans les Pyrénées, où il occupe pour peu de
temps une place de juge, sa femme, son fils d'un premier mariage,
et sa fille Fanny, les a laissés à Paris, où dès le début de l'action il
vient les rejoindre. En son absence, on a beaucoup reçu un jeune
Anglais, lord Talmours, ami de son fils. Fanny aime lord Talmours;
le fils croit que celui-ci n'attend que le retour du père pour
demander la main de sa sœur. Mais un habitué de la maison, Ver-
dier, caractère ironique et raisonneur à paradoxes (on dirait déjà
un raisonneur de Dumas fils), nous fait entendre qu'il se passe là
des choses singulières : lord Talmours feint de l'amitié pour le fils,
de l'amour pour la fille; en réalité, il a entraîné dans une faute
irréparable la mère eîle-même. Or, M*e Duresnel nous est repré-
sentée comme atterrée par une situation dont elle ne sent toute la
gravité et toute l'horreur qu'au retour de son mari. La belle et
robuste confiance de celui-ci, la naïveté radieuse et confiante de
Fanny, l'amitié droite du jeune fils pour lord Talmours, forment
avec les remords de la mère une opposition naturelle et puissante.
C'est au moment même où l'on va signer le contrat du mariage de
lord Talmours et de Fanny que Duresnel apprend la vérité. Sans
1 J." Janin, Critique dramatique. Ed. Jouaust, 1875, I, 28t. — Cf. Alex*
Dumas, Mémoires, VII, 161.
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SOUS LÀ BBSIADlàTIQN ET U MONARCHIE DE JUILLET 731
doute, la scène où il interroge les deux coupables, et où il leur
impose comme expiation sa volonté, ne valent pas, comme mouve-
ment dramatique et comme sûreté de dialogue, le dernier acte du
Supplice dune femme. Hais la position respective des personnages
est analogue, et les deux dénouements peuvent se comparer.
Duresnel ordonne à lord Talmours de se déshonorer lui-même aux
yeux de Fanny, en refusant, pour une question d'argent, de signer
le contrat; il ordonne à sa femme de garder le silence sur son
crime, de vivre désormais près de lui et sans lui, expiant par son
dévouement à sa fille l'inexpiable passé. La beauté de ces dernières
scènes est dans la rapidité et la simplicité de l'action et du style;
je ne sais rien de moins déclamatoire que cette pièce écrite en 1830.
Ce fut d'ailleurs un succès des plus francs. Tous les journalistes
le constatent *. La hardiesse du sujet frappe le public, mais ne le
scandalise pas; on est sensible à Injustice distributive du dénoue-
ment. Un sujet n'est jamais en soi immoral, si la conscience et la
vérité y prennent leur revanche. La Mère et la fille, le Supplice
dune femme% sont des pièces hardies, et qui n'ont pas été écrites,
sans doute, pour les pensionnats, mais d'une réelle moralité. Cette
moralité, Mazères essaye de la faire bien ressortir dans sa Préface
de 1858 : « Pour que notre action, dit-il, soit jusqu'à son dénoue-
ment fidèle à son but, en même temps que d'une moralité instruc-
tive sinon réparatrice, signalons l'épouse coupable à la pitié
comme à la désapprobation publique, et que la punition d'une
grande faute soit ce qu'elle est dans la société actuelle, sage,
modérée, à huis-clos en quelque sorte, et sans atteindre à la consi-
dération de la famille 2. » Mazères nous apprend aussi qu'un mot
trop raide, prononcé par M. Duresnel, fut désapprouvé par , les
spectateurs et corrigé à la seconde représentation. Jouée dans sa
nouveauté à l'Odéon, la Mère et la fille fut reprise à la Comédie-
Française en 1834 avec le même succès. De 1830 à 1849, elle fut
donnée plus de cent cinquante fois. Aujourd'hui, qui la connaît?
Hais je lis précisément dans le feuilleton de la Gazette de
France quelques réflexions propres à expliquer, et le succès actuel,
et la prompte dépréciation de la pièce. Le rédacteur écrit :
« Plusieurs ouvrages ont présenté successivement, depuis la Mère
coupable et Misanthropie et repentir^ le tableau de femmes
mariées dans une situation plus ou moins équivoque, et amené les
choses au point où la Mère et la fille ont pu se montrer en plein
théâtre. Les auteurs des pièces antérieures ont frayé la voie à
« Débats, 13 oc 1. 1830. — Gazette de France, 14 oct. 1830.
8 Mazères, Comédies et Souvenirs, 1858, II, 307.
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m LA. COMtDlI KT LES MCEDRS
MM. Mazères et Empis, qui, je le crois et je l'espère, n'ont plus
rien laissé à faire sur ce sujet à leurs successeurs. Sot que je suis!
comme si le public, les poètes et la force des choses pouvaient
jamais dire : Assez! Les enfants, les femmes, les auteurs et les
spectateurs sont comme les révolutions, et crient toujours :
Encore! Il faut l'avouer cependant, Y encore de la Mère et la fille
est inquiétant pour l'avenir1! » On sait si la prédiction s'est
réalisée. En recevant à l'Académie française, le 23 décembre 1847,
un des auteurs de la Mère et la fille, Empis. Viennet lui 'lisait :
« Je vous sais gré de respecter votre auditoire lorsqu'il est si
disposé peut-être à ne pas se respecter lui même... L'exaltation
des passions que vous mettez en scène ne va jamais jusqu'à la
glorification du vice. » Est-ce bien le même éloge qu'on adresserait
maintenant à la plupart de nos auteurs dramatiques?
Que dirai-je, enfin, de F Honneur dune femme \ de Et. Arago
et Marie-Aycard. 11 m'est difficile d'analyser le sujet, qui, sous
certains rapports, et surtout comme dénouement, ressemble à la
fois à YAngèle de Dumas père a, et à la Denise de Dumas fils. Le
rédacteur des Débats s'écrie : « Où en sommes-nous, q«ie nous
ayons perdu même no 9 préjugés de théâtre3! » Mais le Constitu-
tionnel, après quelques réflexions ironiques, fait remarquer (et,
pour notre sujet, c'est essentiel) qu'on aurait bien tort de juger
des mœurs du temps par les horreurs tolérées sur la scène : « Il
faut observer, dit le critique, ce singulier contraste que forment
entre eux le théâtre et la société, l'un rétrogradant vers la passion
brutale et allant de sucrés en succès, tandis que l'autre s'épure,
se fait d'heure en heure humaine et décente, et, devant ses
propres progrès d'ordre et de civilisation, adoucit et désarme la
pénalité de ses codes; d'où il suit que le drame ignoble et brutal
n'a qu'une cause accidentelle et assez mesquine : l'impuissance
des auteurs qui, incapables de se maintenir dans les voies hautes
et littéraires, se précipitent tète baissée dans le dévergondage, ou
le trouble, et la direction purement mercantile des théâtres qui
luttent à coups d'adultères et d'assassinats a qui emportera les
plus fortes recettes. Ce n'est là qu'une question de ch (Très. Le
4 Gazette de France, 14 oct. 1830.
a U Honneur d'une femme est de décembre 1832 et Angèle de décembre 4833.
Dumas père a peut-être pris l'idée de son drame daus la pièce d' Arago :
Alfred d'Alvimar ressemble à d'Eonecour, Henri Muller à Jules Preval et
Angèle à Emilie. Mais dans C Honneur d'une femme, l'action est beaucoup
plus resserrée et, par cela même, le dénouement tout passionnel en est
plus vraisemblable.
» Débats, 31 déc. 1832.
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SOUS LÀ BESTAUBATIOR ET U MONàRCHlI DB JUILLET 733
drame actuel n'a pas, Dieu merci, trouvé sa source dans dos
mœurs; dos mœurs, au contraire, le repoussent par leur douceur
et chaque soir elles eu foot justice1. » Je yeux bien qu'il entre
dans ce* déclarations du Constitutionnel un peu de mauvaise
humeur contre les romantiques; mais l'aveu n'en est pas moins
précieux à noter. H nous prouve que nous ne devons pas /aire
t histoire des mœurs avec tes œuvres elles-mêmes, mais avec les
jugements que les contemporains ont portés sur ces œuvres.
Enfin, le dernier degré dans la hardiesse semble avoir été atteint
par Scribe, — je dis bien Scribe, l'auteur du Verre d'eau et de
Bertrand et Raton, — qui donna, le 17 mars 1832, en collaboration
avec Terrier, un drame en cinq actes et neuf tableaux : Dix ans
de la vie dune femme ou les Mauvais conseils Dans cette pièce,
Adèle Darcey tombe, de chute en chute, jusqu'au dernier degré
de l'infamie et de la misère. Si une leçon morale se dégage de
l'action et surtout du dénouement, c'est, il faut l'avouer, au prix
de scènes pénibles et d'une crudité quelque peu inutile.
L'impression du public fut une sorte d'étonnement qui se mani-
festa le premier soir par des protestations. Scribe ne se fit pas
nommer; il voulut laisser à Terrier toute la responsabilité, A la
seconde, il fit ajouter son nom sur l'affiche. « Ce drame, dit le
rédacteur des Débats, montre sous une face étrange et toute
nouvelle ce talent à part, sur lequel toute la comédie. de notre
époque a roulé pendant quinze ans... II. Scribe a voulu être
hardi. U était fatigué d'entendre dire : Ceci est joli! Le public a
écouté, passionné pour et contre, avec des grincements de dents;
on semblait avoir honte de l'intérêt qu'on y prenait malgré soi2. »
Le Constitutionnel est absolument révolté : «... Il nous manquait
encore l'exemple d'une représentation aussi scandaleuse... Ras-
semblez ce qu'il y a de plus hardi dans la vie d'une femme sans
mœurs, et je doute que vous puissiez vous faire une idée des
tableaux effrontés que MM. Scribe et Terrier viennent de nous
offrir... Quel cauchemar et quelles mœurs! Mais ce roman, quelque
ignoble qu'il soit, pouvait encore être présenté sur la scène. Eh
bien, les auteurs ont abordé l'écueil avec une audace si effrénée
qu'il y a à peine quelques scènes que l'on puisse entendre sans
indignation. (Ici, le rédacteur cite la scène de l'acte 111, dans
laquelle Darcey rend Adèle à son père; le fait est que la situation
est admirable, et que le dialogue est conduit avec autant d'art
que de simplicité.) Sauf cette exception, c'est une suite de tableaux
« Constitutionnel, 3 janv. 1833.
a Débats, 19 mars 1832.
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734 U COMÉDIE IT LES MŒURS
hideux, et dont l'horreur toute gratuite excite le dégoût... Jamais
la scène n'offrit l'exemple d'un dialogue aussi cru. C'est au point
que M~° Dorval, honteuse de son rôle, a quitté la scène, et n'a
cédé aux exigences impérieuses du public qui la rappelait qu'en
pleurant et avec un dépit qui lui fait honneur. Quoique cette
œuvre ait été d'abord si justement sifflée, on n'a pas jugé à propos
de la retirer, et chaque soir, elle recueille de nombreuses marques
de réprobation1. »
Que sif encore une fois, on accuse le Constitutionnel de repré-
senter le goût étroit d'un groupe de spectateurs attachés aux
œuvres pseudo-classiques, on pourra lire dans les Souvenirs
dramatiques d'Alex. Dumas 2 un réquisitoire en règle contre Dix
ans de la vie (Tune femme. Dumas commence ainsi : ce Nos œuvres
et celles de l'école romantique ont été si souvent taxées d'immora-
lité par des gens qui tiennent H. Scribe pour un auteur moral,
qu'il doit bien nous être permis de rétorquer ici l'accusation, et de
montrer, pièce en main, jusqu'où on poussait parfois le scandale
dans le camp opposé au nôtre. » Soit une longue analyse, par
laquelle Dumas s'efforce de prouver sa thèse.
Si nous voulions, pour notre part, prolonger et compléter cette
enquête, nous parlerions encore ici d'une pièce très osée de
Montigny (le successeur de Delestre-Poirson à la direction du
Gymnase, en 1844, et le futur mari de Rose Chéri). Montigny fit
représenter en octobre 1835, à l'Ambigu, Un fils. C'est une pièce
trop romanesque, mais qui soulève et qui discute un problème social
et moral, la recherche de la paternité; elle eut un certain succès *.
Il faudrait encore signaler la comédie curieuse, paradoxale, dans
laquelle Casimir Bonjour (que nous retrouvons à tous les tournants
de ce sujet, ce qui prouve quelle place il a tenu dans le théâtre de
son temps) a soutenu le mariage des prêtres. Le Presbytère coïn-
cida, nous l'avons vu, avec l'affaire d'un certain abbé Dumonteil.
Le même jour, la Cour de cassation rendit sou arrêt sur le pourvoi
de cet abbé, et la Comédie-Française donna la première représen-
tation du Presbytère. Le Constitutionnel, que la thèse n'effarouche
pas, reproche seulement à Cas. Bonjour de n'avoir pas assez fran-
chement abordé la question : « L'auteur n'attaque que par des sen-
tences le célibat des prêtres 4. » Mais le Journal des Débats (l'ar-
ticle est d'Et. Béquet) se montre très sévère et très judicieux *. Il
1 Constitutionnel, 26 mars 183%.
* Tome II, p. 229.
* Débats, 26 oct. 1835.
* Constitutionnel, 22 et 25 février 1833.
» Détail, 26 fév. 1833.
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SOUS LA RISTÀURATiON ET LA MONARCHIE DE JUILLET 735
reconnaît d'ailleurs, ce qui est vrai, que la pièce est bien écrite et
abonde en vers heureux; c'est, sous ce rapport, une des meilleures
de Cas. Bonjour.
Pour finir par un rapprochement avec notre théâtre contem-
porain, je cite la jolie pièce de Waflard et Fulgence, Un moment
d imprudence (Odéon, décembre 1819 *). Toutes distances et
toutes proportions gardées* il y a, dans cette comédie, quelque
chose du Demi-monde de Dumas fils, — et Mma de Saint- Ange est
grand- tante assurément de Suzanne d'Ange.
IX
Nou3 avons terminé cette rapide enquête sur la comédie et les
mœurs, pendant la période qui s'étend de 1815 à 1848. 11 n'est
guère de sujet, on le voit, que leâ auteurs comiques n'aient alors
abordé et exploité plus ou moins adroitement.
La conclusion générale que nous voudrions tirer de cette étude
tient dans les deux remarques suivantes : il n'est pas besoin
d'attendre Ta date fatidique de la Dame aux Camélias pour
trouver, sur la scène française, de l'observation, du réel et de la
hardiesse; les auteurs comiques tels que G. Delavigne, Scribe (mais
un Scribe plus sérieux, au moins dans le choix de ses sujets, que
le Scribe de la plupart des critiques), Mazères, Empis, C. Bonjour,
Bayard, Et. Arago, etc., méritent d'obtenir une mention dans
l'histoire de notre théâtre. Il est temps que l'on sache que les
spectateurs de 1830 ou de 1840 ne se sont pas seulement délectés
aux Tour de Nesles et aux Lucrèce Borgia, ni amusés bêtement en
revanche à toutes sortes de petits vaudevilles agrémentés d'airs
en serinette.
Et, — c'est le second point, — quelle que soit nécessairement,
dans les limites de cet article, l'insuffisance de la documentation,
je souhaiterais d'avoir démontré, par un exemple, que les mœurs
d'une époque nous apparaissent bien moins dans les ouvrages
mêmes que dans les jugements des critiques et des contemporains.
Charles-Marc des Granges.
» Débats, 4 déc 1819.
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ÉTDDES SOCIALES
SEPT SIÈCLES
DE BIENFAISANCE LAÏQUE ET DE CHARITÉ CHRÉTIENNE
LES HOSPICES CIVILS DE LYON
Les questions hospitalières sont à Tordre du jour.
La pitié sincère et active pour la souffrance et la misère est
une des caractéristiques de notre époque peut-être trop décriée, car
elle est grande malgré ses folies, elle comprend et pratique le
mot du poète : l'homme ne demeure étranger à rien d'humain.
Malheureusement, il faut en convenir, à la générosité qui éclaire
et qui dirige, se mêle souvent, de nos jours, l'utopie qui fascine et
qui égare. Un nouvel Evangile est annoncé, flétrissant la charité et
condamnant l'aumône. Les apôtres de cette religion humaine pro-
clament fougueusement certains droits nouveaux : droit de l'infor-
tune, droit de la souffrance, droit de l'invalidité et de la vieillesse,
ils n'osent ajouter, droit de l'incapacité et de la paresse aux bien-
faits de l'Etat providence...
Sans doute, beaucoup d'esprits de premier ordre, de penseurs
solides et documentés attaquent l'ennemi corps à corps, sur le
terrain des questions hospitalières comme sur d'autres champs de
bataille. Ils n'ont pas de peine à démêler dans les déclamations du
socialisme d'Etat, la petite part de la vérité et la grosse part du
sophisme, la part de la possibilité et celle de la pure rêverie.
Mais les preuves les plus péremptoires sont encore les arguments
par les faits. A notre tour, nous voudrions esquisser une réfutation
indirecte des utopies à la mode, en montrant ce qu'a fait, pour ses
malades et pour ses pauvres, une cité vraiment libérale qui faillit
payer de son existence son amour de la liberté ; une ville, fière de
l'esprit décentralisateur qu'elle a toujours jalousement gardé et
qu'un ministre du commerce non socialiste vantait comme le plus
beau fleuron de sa couronne; une métropole industrielle, en appa-
rence un peu gagnée par la contagion ambiante, mais puissante
encore par l'impulsion du passé, par l'initiative des individus ; une
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 737
capitale chrétienne enfin où la Richesse pratiqua héroïquement ses
devoirs bien avant que la Pauvreté ne se reconnût des droits.
Une étude sur une famille de la noblesse commence d'ordinaire
par la description des armes de la maison.
Les hospices de Lyon sont de haut lignage, et, comme il convient
à des personnes morales, leurs armes sont des armes parlantes.
Examinons ces pièces à conviction. Elles nous content, fièrement
et finement, l'originalité des institutions qui se groupent sous leur
enseigne. Œuvres, non pas de quelques bienfaiteurs illustres,
encore moins de la bienfaisance officielle, mais du temps, d'un
milieu, d'une race, ces institutions portent sur leurs armoiries
comme sur leurs moindres rouages, un cachet d'origine : l'em-
preinte de cette « ville antithèse » qui est avant tout la ville de la
charité.
Le blason des hôpitaux lyonnais est le suivant :
Ecartelé, au un et au quatre : de Lyon; au deux, dazur à la
« Mère de Pitié* <F argent; au trois, d!or% à la charité au naturel ,
l'écu timbré d'une couronne de baron.
L'alliance des armes de la ville avec celles des « hôpitaux géné-
raux » montre les liens qui ont toujours rattaché les grands établis-
sements hospitaliers de Lyon, non seulement aux Lyonnais en tant
qu'individus, mais à la communauté lyonnaise. Elle atteste le
caractère local de l'œuvre des hospices civils.
Les deux figures qui font pendant, la Charité profane et la
«Mère de Pitié », sont les emblèmes des deux anciens hôpitaux
généraux, « Notre-Dame de Pitié du pont du Rhône » devenu
l'Hôtel- Dieu, et « l'Aumône générale » aujourd'hui la Charité.
Le contraste entre les deux allégories est un symbole. II évoque
une originalité des œuvres de l'ancien Lyon, et de celles qui,
comme les hospices civils, restent imprégnées du vieil esprit lyon-
nais, l'équilibre cherché, obtenu et énergiquement maintenu dans
ces institutions mixtes, entre les éléments chrétiens et les éléments
profanes, entre l'Eglise et le siècle.
Le vitrail qui surmonte la porte principale de la chapelle actuelle
de la Charité, témoigne du même équilibre stable. La « charité »
est au milieu, entourée, à droite, de ses principaux bienfaiteurs
laïques, à gauche, de ses plus célèbres donateurs ecclésiastiques.
Quant à la couronne de baron, elle évoque un épisode typique
de l'histoire de « l'Aumône générale ».
Un avocat de Lyon, enfant d'un pauvre fripier, un vrai fils de
ses œuvres, Jacques tloyron, possédait la baronnie de Saint-Trivier-
en-Dombes. Par son testament, il légua cette propriété à la Charité,
qui devint ainsi baronne de SaintTrivier.
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73$ LIS HOSPICES CIVILS DE LYON
Les orphelins et les pauvres étaient les vrais héritiers de Moyron.
Les « recteurs * de l'Aumône n'avaient que la gestion de son héri-
tage. Il se produisit dono cette bizarrerie que des malheureux,
dénués de tout, se trouvèrent légalement possesseurs d'un fief
noble, seigneurs de plusieurs chàtellenies et d'un bourg fortifié.
C'était chose curieuse et touchante de voir & Saint- Trivier, dans les
grandes cérémonies religieuses, un orphelin de l'Aumône, occuper
la place d'honneur, un enfant élevé par charité, être pour un jour
<c haut et puissant seigneur, baron de Saint- Trivier ».
La terre de Saint- Trivier a été aliénée par les hospices qui n'en
conservent pas moins la couronne comme souvenir. Un pieux
attachement aux reliques d'autan est encore un caractère de l'œuvre
hospitalière lyonnaise, en qui s'allient merveilleusement deux
tendances à peine compatibles, le culte de la tradition et l'horreur
de la routine.
Cette œuvre très ancienne et cependant suffisamment moderne
comprend aujourd'hui huit établissements réunis sous une admi-
nistration commune. Six sont assez récents, leur histoire tiendrait
en quelques lignes. Il en est autrement des deux a hôpitaux
généraux » par lesquels l'œuvre des hospices civils plonge ses
racines dans le passé.
Une tradition, née, au dix-septième siècle, d'une interprétation
donnée à certains passages obscurs de vieux historiens, a fait
considérer jusqu'à nos jours l'Hôtel-Dieu actuel de Lyon, comme
la continuation directe du doyen des hôpitaux français, le Xeno-
dochium ouvert, en 542, à Lugdunum par Childebert et la reine
Ultrogothe.
Lyon était au sixième siècle un carrefour de voies internationales,
un gîte d'étapes pour armées et voyageurs. Comprenant les services
qu'un établissement hospitalier rendrait en ce point de rencontre de
toutes les infortunes, en ce rendez-vous de toutes les fatigues, le
fils de Clovis y fonda un hospice-hôpital à deux fins : le service des
malades et la réception des passants. Le pieux souverain obtint
facilement pour son institution l'approbation et l'appui de l'autorité
ecclésiastique.
La légende des origines mérovingiennes de l'Hôtel-Dieu, de Notre-
Dame de Pitié du Pont du Rhône, née d'un contresens plus ou
moins involontaire, consacrée en 1762 par l'érection sur la façade
du monument, des statues du fondateur et de son épouse, pois par
le nom de rue Childebert donné k une voie longeant l'Hôtel- Dieu,
procura pendant deux siècles à l'hôpital en question tous les avan-
tages des généalogies à peu près authentiques.
Elle lui conférait les prérogatives des fondations royales» notam-
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LSS HOSPICES CIVILS DI LYON 739
ment l'exemption de la mainmorte. Ellevle soustrayait & la supé-
riorité et visite des officiers de la « générale réformation ».
Louis XIV, en accordant à l'hôpital lyonnais de nouveaux privi-
lèges, s'exprime ainsi : « Les Recteurs de l'Hôtel-Dieu de Lyon
nous ont fait exposer que, depuis la fondation royale dudit Hôtel-
Dieu, faite sous le règne de Cbildebert » L'hôpital lyonnais
fournirait donc un chapitre au livre que l'on pourrait écrire sur ce
sujet un peu paradoxal : les bienfaits des légendes. Hais bienfai-
santes ou malfaisantes, toutes les légendes se dissipent aujourd'hui.
Elles pâlissent et finissent par s'évanouir devant les investigations
de la critique contemporaine.
Un Lyonnais patriote, mais loyal1, dut constater au cours de
savantes recherches qu'il était impossible de rattacher par filiation
directe, l'hôpital des bords du Rhône au Xenodochhnn de Childe-
bert. L'Hôtel- Dieu actuel tient à l'antique fondation, seulement par
une sorte d'hérédité morale, par les liens unissant toujours le pré-
sent au passé dans une cité qui est un conservatoire de la tradition.
Aussi bien, les origines positives de l'hôpital lyonnais pour n'être
pas mérovingiennes n'en sont pas moins antiques et gracieuses.
L'Hôtel-Dieu des bords du Rhône, c'est « l'Hostellerie du Pont ».
En 1182, un groupement professionnel de laïques, unis par des
liens religieux, comme le moyen âge en connut beaucoup, une
confrérie de « Frères Pontifes » s'occupa de relier les deux rives
du Rhône par une communication stable. Jusqu'alors de simples
passerelles provisoires et légères unissaient Lyon à la plaine du
Dauphin é.
A la tète de leur pont de bois, dont les arceaux devaient peu à
peu céder la place à des arches de pierre, les Frères Pontifes
bâtirent une maison dont ils firent leur résidence. Ils y recevaient
les passants pauvres, fatigués ou malades. La règle et l'esprit de
la confrérie leur prescrivait, en effet, non seulement de prêter
main forte aux voyageurs, d'établir des bacs et de construire des
ponts, mais encore d'accueillir les hôtes de passage dans des
hospices destinés à leur usage.
Pendant les premiers temps de son existence, l'histoire de
l'hôpital du Pont n'offre rien de très saillant. Disons seulement que
des Frères Pontifes, l'institution passa aux mains des moines de
Haute-Combe en Savoie, puis de ceux de la Chassagne-en-Dombes.
Cependant, en 1478, une peste épouvantable désola Lyon et les
alentours. Par sa situation isolée, l'hôpital du Pont était rétablis-
sement le plus convenable pour recevoir les pestiférés. Les échevins
supplièrent l'archevêque d'enlever l'administration de l'Hôtel-Dieu
< M. M. G» Guigne.
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740 LES HOSPICES CIVILS DE LYON
aux moines, entre les maifas desquels elle périclitait, et de la leur
confier. Ils s'engagèrent à relever les bâtiments ruinés, à héberger
convenablement les pauvres, à gérer l'hôpital en bon père de
famille. De leur côté, les moines déclaraient qu'il leur était impos-
sible de diriger plus longtemps l'établissement selon les vœux et
les besoins du public. Une transaction fut passée entre lea reli-
gieux de la Ghassagne et les échevins de Lyon ; le consulat versa
aux moines la somme assez considérable de 1050 livres tournois.
Dès lors, l'administration temporelle de l'Hôtel -Dieu devint celle
qui pendant cinq siècles a fait sa force et sa gloire, une adminis-
tration de laïques notables.
Bientôt, l'administration spirituelle de l'hôpital échappa elle-
même en partie à l'archevêque. Sixte IV, voulant mettre fin aux
tiraillements qui se produisaient au sujet de la chapelle de l' Hôtel-
Dieu, entre l'archevêque et le curé d'une paroisse de Lyon, accorda
par bulle, à cette chapelle, la plupart des droits paroissiaux et
décréta que ni l'archevêque, ni aucun juge ecclésiastique ne pour-
rait prononcer contre l'hôpital ou ses recteurs une sentence
d'excommunication ni d'interdit.
Les échevins de Lyon gardèrent, pendant un siècle environ, la
gestion de l'hôpital du Pont. Mais, en 1583, le consulat, écrasé par
la multiplication de ses charges, dot se résigner à confier à d'autres
épaules une partie de son fardeau. Il délégua l'administration de
l'Hôtel-Dieu à six notables choisis parmi les habitants de Lyon.
Ceux-ci, « tant bourgeois que marchands de ladite ville », étaient
nommés par les échevins après chaque fête de saint Thomas,
laquelle élection était faite de telle sorte que troix vieux demeu-
rassent toujours pour instruire les jeunes.
Les consuls restèrent recteurs primitifs de l'Hôtel-Dieu. C'est à
eux que le bureau de l'hôpital s'adressait pour la solution des pro-
blèmes imprévus. Le nombre des recteurs délégués s'accrut dans
le cours des siècles et, peu à peu, au système de l'élection par le
consulat se substitua, sans cloute sous l'influence de l'exemple
offert par l'hôpital voisin, l'Aumône générale, la méthode plus sage,
plus lyonnaise, du recrutement par le bureau lui-même.
En 1583, l'Aumône générale existait, en effet, depuis cinquante
ans.
Une atroce famine décime, en 1531, le Lyonnais et les provinces
voisines. Le bichet de froment qui, aux portes de Lyon vaut d'or-
dinaire 10 sols tournois, se vend 50 et 60 sols. Les campagnards
sont réduits à manger l'herbe des champs. De Beaujolais, de Forez,
de Savoie, de Bourgogne, les affamés partent par pleins bateaux. Ces
esquifs, abandonnés au fil de l'eau, conduisent et débarquent à Lyon
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 741
plus de hait mille malheureux. De ces troupes misérables et qui sem-
blent plus larves et anatomies vives que autres créatures, un seul
cri retentit jour et nuit : « Je meurs de faim! je meurs de faim! »
Ce lamentable spectacle émeut les Lyonnais jusqu'aux larmes.
Tous sortent de leurs demeures et portent des vivres aux débar-
quants, les enfants de la ville embrassent les enfants étrangers,
les pauvres de Lyon partagent avec ceux du dehors leur morceau
de pain. Les affamés sont secourus avec tant d'empressement que
plusieurs meurent pour s'être trop avidement jetés sur la nourriture.
Cependant, les échevins de Lyon tiennent conseil avec les nota-
bles et les gens du roi. La première décision presque unanime de
rassemblée est de jeter dehors les « marauds et coquins » en leur
baillant une piécette. Un assistant, Jean du Peyrat, réussit à
empêcher le vote de cette résolution inhumaine; il demande qu'on
consulte les gens d'église : c'est assurer le triomphe de la charité.
Messieurs du consulat, après de 'longues discussions, se décident
& se charger, en bons chrétiens, des hôtes que la Providence leur
confie. Puis, ils redeviennent gens d'affaires et se mettent en quête
de se procurer du blé. Ils font annoncer à son de trompe, qu'ils
donneront à ceux qui apporteront du froment à Lyon, 20 sols par
ânée « outre et par dessus ce qu'ils pourront vendre leur blé au
marché ». Grâce à cette mesure, le froment afflue sur la place; en
moins de huit jours, le bichet tombe de 60 à 35 sols.
Cependant, des souscriptions s'organisent sous les auspices de
« notables commerçants *. Des refuges sont offerts par les particu-
liers, et les pauvres répartis entre ces asiles. Tandis que les impo-
tents jouissent d'un repos réparateur, les vagabonds valides, les
« gros marauds et truands » sont enrôlés pour travailler aux fossés
de la ville.
En attendant le résultat des souscriptions, les notables auxquels
elles sont confiées, consentent des avances de leur poche. Ces
sommes sont employées & faire confectionner une quantité de pains
de deux livres. Les commissaires, préposés à la distribution des
vivres, ordonnent la frappe de dix mille marques de plomb de la
forme et de la grandeur d'un douzain. Sur chaque plomb est inscrit
le nom de l'un des quartiers de la ville.
Le 17 mai, le consulat fait proclamer à son de trompe, que les
pauvres aient à se trouver le lendemain, quand sonnera la cloche de
Saint-Bonaventure, sur la place de l'église pour illec recevoir leur
aumône. Huit mille affamés se présentent au rendez-vous. A Saint-
Bonaventure se sont réunis cinquante des principaux de la cité avec
les marques et le pain. On écrit le nom, le lieu de naissance des
pauvres, on leur baille à chacun du pain et une marque et on leur
25 iiovBMBRi 1902. 48
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742 LES HOSPICK CIVILS DE LYON
prescrit de se retirer au logis que la marque figure et enseigne.
' Dès le lendemain, les pauvres répartis par quartiers, reçoivent
une aumône quotidienne, savoir : « de pain pour chacun une livre
et demie, un potaige et une pièce de chair. » Ainsi est fait tous les
jours, du vendredi 19 mal au neuvième jour de juillet. A ce moment-
là, la terre réclame des bras pour la moisson, les pauvres sont con-
gédiés avec une petite provision de bouche et quelque peu d'argent.
Comme le remarque un historien de Lyon \ l'intelligence des
affaires avait singulièrement aidé, pour faire face à une calamité
imprévue, l'esprit charitable des Lyonnais. L'avidité des accapa-
reurs n'avait pu tenir devant la surenchère de 20 sols offerts par
ânée de blé, et le froment était vite descendu à un prix abordable..
Cette même intelligence des affaires devait transformer en insti-
tution stable une organisation provisoire due à un beau mouvement
de générosité.
Les pauvres partis, suivant, une habitude constante dans le
centre commercial qu'était Lyon, les commissaires chargés d'en-
caisser les souscriptions et de procéder aux dépenses correspon-
dantes avaient à rendre compte de leur mandat. Ils le firent le
21 janvier 1 534. Restait comme reliquat net la somme de 296 livres,
2 sols, 7 deniers.
Ce résultat imprévu encouragea un homme de bien, Jean Bro-
quin, à solliciter l'établissement d'une Aumône permanente. Le
25 janvier 1534, étaient présents aux Etats de la cité, les ecclé-
siastiques, les gens du roi, les conseillers de la ville. Une approba-
tion solennelle fut donnée aux statuts de « l'Aumône générale »,
dont voici un extrait.
« Au nom de Dieu, Amen. Sachant tous que, pour ce qu'il y a
présentement grand nombre de pauvres, tant malades que valides,
petits enfants cryans et huansde faim et de froid... et pouvant être
causes de la peste... Fut proposé mettre ses aultres aumônes et
charité durable, afin de nourrir à perpétuité les pauvres de la ville
et ne plus y avoir mendicité... »
Huit personnages furent élus, lesquels firent serment de bien et
loyalement administrer tout ce qui concernait l'Aumône, pour deux
années seulement « sans en attendre autre gagne- pain ni salaire
que de Dieu ». L'objet essentiel de l'institution était de secourir les
malheureux de la ville. Les pauvres du dehors avaient la moindre part.
On leur remettait au passage l'aumône de la passade. En outre,
ceux qui tombaient malades pouvaient se faire héberger à l'Hôtel-
Dieu, qui était encore l'hôtellerie du Pont. Aux ménagiers qui
logeaient en ville, on distribuait une aumône ordinaire plus consi-
« M. Steyert.
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 745
dérabie et double somme, les jours ou vigiles de « bonne fête ».
Bientôt, aux services de distribution s'adjoignirent des œuvres
connexes qui, avec le temps, devaient prendre le pas sur l'œuvre
primitive.
En 1614, par exemple, une initiative importante se produisit :
celle d'enfermer certains pauvres qui, réduits à une extrême
misère, ne pouvaient gagner leur vie ni être suffisamment nourris
par les distributions. Telle est l'origine du Bicètre lyonnais.
Ces pauvres, installés d'abord provisoirement dans le vieil hôpital
de Saint-Laurent de Gadaigne, furent, en 1622, transférés dans le
claustral nouvellement bâti de la Charité actuelle; ils y débar-
quèrent en bateau, comme le rappelle un vitrail de l'église de
l'ancienne « Aumône générale ». Ce dépôt demeura à la Charité
jusqu'à la grande Révolution.
De même qu'il y a dans les hôpitaux de Lyon un groupe moderne
et un groupe ancien, de même il existe dans l'organisation de ces
établissements mixtes, des éléments à peu près modernes qui n'ont
pas grand chose à voir avec le passé, et d'autres, au contraire,
presque entièrement dus à la tradition. Ce sont naturellement ces
derniers, profondément originaux et foncièrement lyonnais, que
nous signalerons plus spécialement à l'attention du lecteur.
En 1583, comme on l'a vu, le consulat de Lyon remit l'adminis-
tration de l'Hôtel-Dieu à six notables de la ville. La direction de
l'Aumône générale appartenait déjà aux notables bourgeois. Voici
comment la nomination de ces « recteurs » s'effectua dès le milieu
du dix-septième siècle.
Le dimanche fixé par les règlements, le dimanche avant la Saint-
Thomas, pour l'Aumône générale, celui d'après la fête pour l'Hôtel-
Dieu, les administrateurs se réunissaient au bureau de leur œuvre.
Chacun des recteurs sortants proposait trois noms de notables et
marquait d'un trait de plume celui du candidat préféré. Le prési-
dent faisait le compte des voix et dictait le procès-verbal de la
séance. Les nouveaux élus étaient ensuite prévenus en grande
pompe et installés solennellement.
Les charges imposées aux recteurs furent, au début, assez
douces. Voici, pour l'Hôtel-Dieu, les principales, telles qu'elles sont
énumérées dans l'acte de 1583 :
« Les recteurs confieront à l'un d'eux la recette et la dépense s
ils auront soin que les pauvres soient nourris, médicamentés et
servis, comme l'ordonnent la charité et la piété...; ils feront faire
les réparations aux propriétés...; les comptes seront rendus tous
les deux ans en présence des recteurs en charge. »
Ce qu'on demande d'abord aux administrateurs des hôpitaux,
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714 LES HOSPICES CIVILS DE LYON
c'est leur temps. Us ne s'appartiennent plus et deviennent les
serviteurs des pauvres. Le dimanche, jour de repos pour tout le
monde, ils sont accablés de besogne. Bientôt, à ce don de leur
personne, les recteurs en ajoutent d'autres moins précieux peut-
être, mais moins à la portée de toutes les bourses. En 1623, des
constructions sont commencées à l'Hôtel- Dieu. Pour faire face aux
premières dépenses, les administrateurs en charge consentent une
avance de 300 livres, et deux recteurs sortants abandonnent la
même somme à l'hôpital.
Cette générosité exceptionnelle est vite érigée en règle. Le don
gratuit à la sortie devient pour tout recteur une obligation morale
à laquelle nul ne peut décemment se soustraire, sauf une exception
que nous aurons à signaler.
Ce don, pour onéreux qu'il fût, n'était que la moindre charge
pécuniaire incombant aux administrateurs de l'Hôtel-Dieu et de la
Charité. Autrement lourde était Y avance gratuite. Cette obligation
se trouvait, sinon dans la règle initiale des hôpitaux lyonnais,
du moins dans l'esprit qui présida à leur fondation.
En 1531, les affamés avaient dû leurs premières distributions aux
avances gratuites des notables chargés des souscriptions. Avec le
temps, l'avance gratuite devint si lourde qu'on dut essayer de
la réglementer. Pendant un grand nombre d'années, tout recteur
entrant en exercice versait 10,000 livres et le recteur acceptant la
fonction de trésorier, 100,000. Ces chiffres élevés furent, par la
force des choses, souvent dépassés en pratique.
Que l'on ajoute au don gratuit, et à la perte d'intérêts qu'impli-
quait l'avance gratuite, l'obligation pour les administrateurs de solder
de leur poche toutes les dépenses de leur fonction et l'on concevra
que des notables lyonnais se soient ruinés au service des pauvres.
Tel le trésorier en charge lors de la Révolution, Faye, dont les
400,000 livres d'avances furent remboursées en assignats. L'on
comprendra aussi que certains notables ayant les reins moins
solides ou l'épiderme moins chatouilleux que les autres, aient
offert une somme pour pouvoir décliner honorablement une gloire
trop onéreuse. M. Dumas, marchand drapier, nommé recteur de
l'Hôtel-Dieu, s'excusa et, pour être à tout jamais dispensé de cet
honneur, versa à l'établissement 4,000 livres.
Le cas de M. Dumas est exceptionnel; en général, l'adminis-
tration des hôpitaux constituait une fonction enviée et briguée.
Pour compenser les lourdes charges du rectorat, quels étaient donc
les privilèges insignes accordés aux « sages et nobles hommes 1 »?
Ils vont eux-mêmes nous l'apprendre.
1 Titre que les recteurs prirent de bonne heure dans les actes officiels.
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 745
Le 11 juillet 1777, Joseph II, co-régent des Etats d'Autriche,
roi des Romains et empereur, voyageant sous le nom de comte
de Folkenstein, visite l'Hôtel- Dieu de Lyon. Il parcourt avec
intérêt les salles, demande des explications et paraît ravi. « Mais
combien, s'écrie- 1- il tout à coup, combien donne-t-on aux admi-
nistrateurs qui servent si bien les pauvres? — Prince, répondent
les recteurs, loin de recevoir, les administrateurs versent. Chacun
fait, de plus, en entrant en exercice, l'avance de 10,000 livres
sans intérêt; celle du trésorier est de 100,000. — Je ne comprends
pas, réplique l'empereur, qu'un père de famille expose ainsi sa
fortune et celle de plusieurs citoyens par les avances considé-
rables qu'il est obligé de faire. Si l'hôpital se trouve, comme vous
le dites, dépenser plus qu'il n'a de revenus, le trésorier sera un
jour dans de terribles embarras. — Prince, répondent le3 recteurs,
le malheur que vous prévoyez peut arriver, mais tel e9t l'antique
usage de la maison. D'ailleurs, cet hôpital a toujours trouvé des
hommes assez généreux pour se charger du patrimoine des pauvres.
La noblesse est attachée au dévouement et aux sacrifices du tréso-
rier qui devient échevin. *
Si le trésorier arrivait à l'échevinage presque au sortir de
charge, les simples recteurs y parvenaient d'ordinaire quelque
temps après leurs fonctions. A partir de 1761, le rectorat des
hôpitaux fut même une condition préalable pour faire partie du
corps consulaire lyonnais. M. Bertholon, avocat, est nommé con-
seiller de la ville, bien qu'il n'ait pas servi les pauvres en qualité
de recteur. Le roi, sur la remontrance respectueuse qui lui est
adressée, casse l'élection vicieuse.
Les échevins de Lyon jouissaient depuis 1495 de la noblessfe
héréditaire. On peut donc dire, sans faire de phrases, qu'à Lyon
le service des misérables conduisit à la noblesse. L'appauvrisse-
ment au profit des pauvres, n'est-ce pas la plus honorable des
« savonnettes à vilains » ?
D'ailleurs, l'élévation au consulat ne dispensait pas à tout
jamais du service des hospices. Au contraire, parmi les membres
du bureau de l'Aumône générale et de l'Hôtel-Dieu se trouvait de
droit un ex-consul à qui revenaient certaines fonctions délicates,
notamment la surveillance de tous les bâtiments de l'œuvre.
Le développement des hôpitaux lyonnais et la multiplication de
leurs rouages amenèrent vite une spécialisation dans le corps rectoral.
Au dix-huitième siècle, à l'Hôtel-Dieu, il y a quatorze recteurs.
Le premier est un des présidents, conseillers ou gens du roi, de la
cour des Monnaies, sénéchaussée et présidial de Lyon. Le second
est le recteur-avocat. A lui incombe la tâche de plaider les procès
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746 US HOSPICES CIT1LS M LYON
pendants. Cette charge en est si bien une au sens brutal du mot,
qu'elle dispense son titulaire du don gratuit; alors que les antres
recteurs sortants font une offrande proportionnée à leurs moyens,
l'avocat s'incline et remerde la compagnie.
Au-dessous de l'avocat, viennent l'ex-consul et le trésorier. Les
dix autres administrateurs, qui sont « de notables négociants »,
prennent place ensuite selon leur rang d'ancienneté.
A l'Aumône générale, les recteurs sont au nombre de seize, et
l'officier du roi n'occupe que le second rang. Le conseil d'adminis-
tration de la Charité ne diffère que par un détail important de celui
de J'Hôtel-Dieu. A la suite de libéralités insignes consenties par le
haut clergé lyonnais, la première place au bureau de l'Aumône
appartient à un ecclésiastique, à l'un des membres du célèbre
chapitre noble de Saint- Jean.
Le type lyonnais d'administration hospitalière devait avoir et eut,
en effet, comme toute institution humaine, ses avantages et ses
inconvénients : le rectorat des hôpitaux, dignité respectable et
respectée, acheminement aux grands honneurs, gonfla, il faut
l'avouer, quelques-uns de ceux qui en furent revêtus d'une
soperbe peu en harmonie avec l'esprit de charité. Piètres et mes-
quines nous apparaissent à distance les éternelles contestations de
préséance entre les recteurs des deux hôpitaux lyonnais. A qui, de
l'Aumône générale ou de 1* Hôtel-Dieu, revient vraiment le titre
d'hôpital général? La discussion s'envenime, on consulte Furetières,
et le célèbre Dictionnaire ne fournissant aucune réponse péremp-
toire, on porte le différend devant le maréchal de Villeroy.
Mais l'orgueil du dévouement n'est-il pas une faute vénielle?
L'amour-propre demeurant, quoi qu'on fasse, un des leviers du
monde, n'est-ce pas encore une institution louable que celle qui
met la charité au service de la vanité?
La morgue des recteurs, la haute idée qu'ils avaient de leur
fonction et de leurs droits fut, d'ailleurs, loin d'être toujours nui-
sible i leur œuvre. On en jugera par l'anecdote suivante :
M. de Hyons, conseiller du roi, premier président de la cour des
Monnaies, sénéchaussée et présidial de Lyon, conservateur des
privilèges de France lyonnais, etc., et président élu du bureau de
l'Hôtel -Dieu, forme, au dix-huitième siècle, le projet ambitieux de
s'éterniser dans sa présidence. Il s'appuie sur une déclaration
de 1608, concernant l'administration des hôpitaux. Mus, par let-
tres royales de cette même année 1698, l'hôpital de Lyon est
soustrait, comme étant de fondation royale, à la réglementation
générale.
Les recteurs de l'Hôtel-Dieu s'opposent de toutes leurs forces à
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LES HOfiPiCIS CIVILS DE LYON 747
ce qu'un administrateur défasse, en un jour, l'ouvrage de plu-
sieurs siècles. « L'administration de l'Hôtel-Dieu, disent les sages
hommes, ne ressemble point aux autres administrations du même
genre. Les autres hôpitaux ont été dotés dans leur principe, et
l'œuvre y était mesurée par des produits fixes ou éventuels; elles
n'ont besoin ni de crédit ni de combinaison. Des administrateurs
mercenaires, sous l'œil des prélats et des magistrats, peuvent les
diriger suivant les principes de toutes les administrations pu*
bliques... Hais les hôpitaux de Lyon ne sont parvenus à l'état où
on les voit que par le moyen de leur régime particulier, par les
avances gratuites des administrateurs..., et par les bienfaits que
les citoyens de tous les ordres, et principalement ceux qui ont
concouru à cette administration, y répandent, soit de leur vivant,
soit dans leurs dernières dispositions. Un changement quelconque
dans leur régime en détournerait les principales sources... »
Cette réponse des recteurs montre, mieux que ne sauraient le
faire toutes les phrases, comment l'administration des hôpitaux de
Lyon s'était faite ce qu'elle était, et pourquoi les Lyonnais ne
voulaient pas qu'on la leur défit. L'arrogance de M. de Myoos ne
put rien contre l'obstination tranquille de ses anciens collègues.
Jusqu'à la Révolution, les hôpitaux lyonnais gardèrent leur admi-
nistration typique, œuvre du temps et de la nécessité.
En 1791, la situation était devenue critique pour les établisse-
ments hospitaliers et pour le royaume ; la Révolution commençait, le
trésorier de l'Hôtel-Dieu de Lyon s'en montrait justement effrayé.
Il avait fait des avances considérables qui ne pouvaient lui être
remboursées : les recteurs de l'hôpital exposèrent au départe-
ment leurs craintes pour l'avenir; l'Hôtel-Dieu était endetté de
1,774,000 livres; le département proposa au bureau, soit de
vendre quelques immeubles appartenant à l'hôpital, soit de solli-
citer des Lyonnais un supplément d'imposition.
Plutôt que d'en venir à ces extrémités, les recteurs préférèrent
donner leur démission; ils la remirent entre les mains de la muni-
cipalité lyonnaise. Celle-ci nomma pour régir l'Hôtel-Dieu, con-
jointement avec elle, une commission de neuf administrateurs.
L'Aumône générale passa également sous la directipn d'une com-
mission municipale.
En 1801, un arrêté du ministre de l'intérieur changea de nou-
veau le régime administratif des hospices lyonnais. Il les plaça
sous la direction d'un conseil unique, composé du préfet du dépar-
tement, des trois maires de la ville et de quinze citoyens. En cas
de mort ou de vacance d'un des membres, le bureau présentait
trois noms entre lesquels le préfet choisissait.
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-)4S LES HOSPICES CIVILS DE LYOH
Ainsi la direction des hospices civils fit retour aux notables. Us
l'ont conservée depuis lors, en dépit des bouleversements légis-
latifs et sociaux qui ont caractérisé le dix-neuvième siècle. La
nomination du conseil, faite tantôt à vie, tantôt pour un temps,
tantôt par la municipalité, tantôt par le ministère de l'intérieur, et
depuis longtemps par la préfecture, s'est toujours effectuée en
tenant compte, autant que possible, de la vieille aspiration lyon-
naise qui fait chercher le progrès là où il a le plus de chance de
se rencontrer, dans le sens indiqué par la tradition.
Les avances gratuites des recteurs sont supprimées, mais il ne
s'ensuit pas que la charge d'administrateur des hospices lyonnais
soit devenue lucrative. Loin de toucher, les successeurs des « nobles
et sages hommes » ont toujours à verser. Ils supportent les faux
frais de leur gestion, voyages, déplacements, voitures. Tous les
ans, à l'occasion de la fête patronale de chaque hôpital, ils offrent
un grand repas auquel ils convient les autorités de la ville et le
haut personnel des hospices. Ce jour- là, les administrateurs ne
sont plus des chefs respectés, ce sont d'aimables maîtres de
maison recevant de leur mieux des invités de choix.
La plupart des administrateurs actuels se soumettent bénévole-
ment encore au vieil usage du don gratuit; d'aucuns n'attendent
même pas la fin d'un long mandat pour témoigner par une géné-
rosité éclatante de leur affection envers leur œuvre. Un simple
coup d'œil sur la liste des administrateurs des hôpitaux lyonnais
remet en mémoire une des originalités de l'œuvre :
Président d'honneur : S. G, l'Archevêque de Lyon.
Président-né : le maire de Lyon.
Mais le chef-d'œuvre d'équilibre entre l'esprit chrétien et l'esprit
profane, c'est l'organisation des servantes des pauvres.
L'origine de ces Sœurs est assez modeste.
Un cordelier, venu à Lyon en 1501, ramena à Dieu, par son
éloquence, bon nombre d'âmes égarées. Parmi les brebis retrouvées,
il y avait beaucoup de « Madeleines ». Ces repentantes furent
installées à l'Hôtel-Dieu, où, pour les prémunir contre l'oisiveté,
on les attacha au service des pauvres.
Ces filles nç tardèrent pas à se signaler par leur bonne conduite,
aussi les échevins-recteurs les élevèrent-ils au-dessus des simples
domestiques. Ils autorisèrent deux d'entre elles, des plus anciennes
et des plus discrètes, à quêter en ville pour les pauvres.
En 1514, l'archevêque de Lyon voulut faire de ces filles des
religieuses professes. Les consuls refusèrent pour des motifs
intéressants à rappeler. « Les biens des hôpitaux, (firent les
échevins, nous ont été donnés pour nourrir les pauvres. Si les
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 749
filles étaient religieuses, ce sont elles qu'il faudrait entretenir les
premières. De plus, si elles étaient professes, Monsieur de Lyon
et ses officiers prendraient de l'autorité sur elles ».
Le vieil homme n@ meurt pas en une fois. Il fallut, parait-il,
exhausser un mur au coin du quai par lequel les coureurs de
bonnes fortunes passaient pour aller rendre visite aux malrepenties.
Une prison fut même installée pour les filles incorrigibles dont la
douceur ne pouvait venir à bout.
Le costume des servantes de l' Hôtel-Dieu doit lui-même son
origine à un acte de sévérité. Les consuls- recteurs remarquèrent
que certaines filles ne gardaient pas dans leurs vêtements la
modestie conforma à leur état. Celles qui en avaient le3 moyens
osaient porter des parures et fourrures précieuses, & la confusion
et au scandale de leurs compagnes moins fortunées.
Pour faire cesser l'abus, les échevins considérant que les filles
devaient toujours se rappeler « qu'elles étaient rendues et repen-
ties » ordonnèrent que leur vêtement serait de couleur foncée,
sans fourrure apparente ni superfluités. Le costume devint noir à
la fin du seizième siècle. Au dix-huitième siècle, il se rapprocha
de la tenue actuelle. En 1793, la Convention ayant proscrit les
emblèmes religieux, les servantes de l'Hôtel-Dieu revêtirent une
tenue très laïque, elles arborèrent le bonnet rond, le ruban et la
cocarde tricolores. Après la Révolution, elles reprirent tranquille-
ment leur habit religieux.
Le nom de Sœurs apparaît pour la première fois en 1548, et
l'an 1584 peut être considéré comme l'origine des engagements
simples pris par-devant les administrateurs.
Avec le temps, ces promesses acquirent un peu plus de solen-
nité; la hiérarchie des Sœurs se compliqua, leur origine se modifia
profondément et heureusement.
Au seizième siècle, des veuves sont adjointes aux filles repen-
ties.
Au dix-septième siècle, beaucoup de Sœurs sont d'anciennes filles
adoptives de la Charité, fait qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.
En 1601, la femme de Noble François Fibreri, détenu dans les
prisons de Piémont, fait vœu, si son mari recouvre la liberté, de
servir gratuitement les pauvres pendant une année.
Aujourd'hui, comme autrefois, les hospitalières lyonnaises com-
prennent quelques personnes d'un rang social élevé. Mais la plupart
sortent d'un milieu assez humble. On les recrute dans d'honnêtes
familles d'artisans, parmi les jeunes filles douées d'une constitu-
tion robuste. Elles sont adressées par l'économe au maître spirituel
qui les examine. Si l'épreuve est satisfaisante, l'administration les
25 NOVEMBRE 1902. i9
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75* LIS HOSPICES CIVILS DE LYON
reçoit Sœurs novices et leur fait suivre quelques cours pour qu'elles
deviennent des infirmières accomplies.
Les novices portent une tenue de toile blanche avec un simple
bonnet rond. Après un certain temps de probation, elles reçoivent
Tbabit religieux dans une première cérémonie appelée vèture, et
elles sont alors Sœurs prétendantes.
Au bout de quinze ans environ de bons et loyaux services, les
prétendantes? peuvent être admises à la croisure. Celle-ci est une
cérémonie plus solennelle, pour laquelle l'Eglise déploie ses pompes.
On remet [aux nouvelles croisées un anneau et la croix pectorale,
grand objet de leurs ambitions. La croisure est d'ailleurs surtout
un acte administratif, par lequel la direction hospitalière prend
l'engagement de fournir aux Sœurs jusqu'à leur dernier jour « la
nourriture, les vêtements, tant en santé qu'en maladie, lors même
qu'elles seraient atteintes de maux incurables ». L'administration
conserve le droit de révoquer les croisées pour fautes graves. De
leur côté, les Soeurs restent libres de se retirer quand bon leur
semble, sans que de part et d'autre il puisse être réclamé aucune
indemnité/ ni dommages et intérêts. Les promesses de la croisure
sont de simples engagements et non des vœux. Elles n'ont aucun
effet pour les croisées quittant l'hôpital et n'obligent pas en cons-
cience. De r Hôtel-Dieu 7 qui est leur maison-mère, les hospitalières
ont rayonné sur les autres hôpitaux de la ville.
En 1699, le bureau de l'Aumône reçut avec reconnaissance trois
croisées et trois prétendantes que les recteurs de l'Hôtel- Dieu
envoyaient à leurs collègues pour réorganiser le service intérieur
de la Charité. Ceux-ci avaient été jusqu'alors confiés aux Sœurs de
Saint- Vincent de Paul. Ces religieuses, dont l'éloge serait superflu,
avaient malheureusement commis une légère faute, celle de ne pas
tenir suffisamment compte du caractère lyonnais. Elles avaient le
tort, impardonnable à Lyon, de s'appuyer sur leur supérieur général
ou même, sur l'archevêque, ce qui exaspérait les recteurs laïques,
si chatouilleux sur les chapitres de l'indépendance et de l'autorité.
Le bureau de l'Aumône fut si heureux du changement de per-
sonnel qu'il paya de sa poche, aux Sœurs de Saint- Vincent de
Paul, leur voyage jusqu'à Paris.
Le nom de Sœurs, dit un historien de i'Hôtel-Dieu *, les exer-
cices pieux auxquels elles sont assujetties, lenr renonciation à la
tutelle de famille, leur vie d'abnégation et de fatigue, tout semble
les ranger dans la règle monastique. A vrai dire, il n'en est rien,
certaines anecdotes à ce sujet sont particulièrement significatives.
En 1610, les administrateurs de l'Hôtel-Dieu convoquent les
1 M. Pointe.
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LES HOSPICES CIVILS NE LYON 7M
prétendantes et leur demandent quelle est la plus ancienne au
service des pauvres, afin qu'elle soit admise au nombre des Sœurs
portant le voile blanc ; les filles indiquent la prétendante Louise
Soyr, qui est immédiatement promue Sœur servante. Mais, à la
stupéfaction des recteurs, la jeune fille déclare que, bien que très
flattée de l'honneur qui lui est accordé, elle l'acceptera seulement
à trois conditions : si elle est conduite à l'autel par les recteurs
comme une épouse, si elle reçoit l'habit religieux des mains de
Tévêque et si elle prononce des vœux solennels.
Les recteurs répondent que la maison hospitalière n'est pas un
couvent, qu'il n'y a pas, dans cette demeure, des religieuses pro-
prement dites, mais seulement des filles promettant de se consacrer
au service des pauvres et pouvant, à tout instant, se retirer ou être
congédiées. Mais Soyr persiste dans sa résolution.
Les recteurs comprennent alors que Louise est l'instrument des
autres prétendantes. Celles-ci, sous le prétexte de prendre l'habit
religieux et de prononcer des vœux solennels, dissimulent l'ambi-
tion de s'établir si fermement dans la maison qu'elles ne puissent
plus en être expulsées. Les recteurs sévissent contre Louise Soyr,
elle sera renvoyée à l'Aumône générale, dont elle est fille adoptive.
Cependant Louise se présente au bureau et demande grâce; ses
compagnes intercèdent en sa faveur. Les recteurs veulent bien,
par égard pour un repentir sincère, oublier la faute; mais les pré-
tendantes devront se rappeler qu'elles ne sont et ne peuvent être
religieuses, qu'on leur donne l'habit seulement par décence, et
qu'elles ne sauraient le recevoir que de la main des administra-
teurs. En signe de véritable pardon, Louise est admise comme
Sœur servante.
En 1631, Antoine Fillaire, conseiller du roi, lègue ses biens à
l'Hôtel- Dieu, à charge pour l'hôpital de distraire de la succession
2,000 livres destinées à la dot de quarante jeunes filles pauvres.
Les recteurs, agissant en pères tendres et prévoyants, « estiment
que les servantes de l'Hôtel-Dieu, voulant contracter mariage,
doivent participer aux bienfaits de Fillaire; ils arrêtent que dix dots
de 50 livres seront réservées aux servantes des pauvres ».
Ces deux anecdotes, prises au hasard entre cent, montrent com-
ment se constitua à la longue la communauté des hospitalières
lyonnaises, œuvre non pas d'un saint, pas même d'un grand homme,
mais du temps et, il faut bien l'avouer, pour beaucoup, du hasard,
œuvre d'ailleurs améliorée et amendée sans cesse grâce aux leçons
de l'expérience.
Une administration entendue et plus que gratuite, des hospita-
lières intelligentes et dévouées, alliant la ferveur religieuse à la com-
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752 LES HOSPICES CIVILS DE LYON
pétence d'infirmière d'élite, sont déjà des avantages que beaucoup
d'hôpitaux de France pourraient envier aux hospices civils de
Lyon ; les hôpitaux lyonnais possèdent encore une autre prérogative
remarquable, leur indépendance pécuniaire absolue.
Grâce aux ressources étendues dont disposent ces établisse-
ments, tous les services peuvent être assurés sans concours étranger.
L'administration, — fait, croyons-nous, unique pour les grandes
villes de France, — ne reçoit, du moins depuis 1869, aucune
subvention de l'Etat, du département, ni de la commune. Elle ne
perçoit rien sur le prix des concessions des cimetières; il ne lui est
rien alloué sur les droits perçus aux bals de charité, spectacles,
concerts.
Cette situation à part des hospices de Lyon tient à deux causes
principales : d'abord, au fait qu'ils sont lyonnais. Lyon est la cité
de France où le self-help est pratiqué le plus en grand. La ville
de la charité est en même temps la ville de l'épargne.
L'autre cause est un heureux hasard, plus ou moins directement
rattaché à un accident, dont nous empruntons le récit aux historiens
lyonnais. Le 11 octobre 1711 fut marqué à Lyon par un événement
terrible. C'était le jour de la fête de saint Denis de Bron, fête
licencieuse célébrée d'abord en l'honneur de Bacchus et ensuite
plus ou moins christianisée. Dionysos, dieu de l'ivresse, était, par
analogie de nom, devenu saint Denis. Après la cérémonie reli-
gieuse, Bacchus reprenait ses droits.
Il était six heures du soir, la foule venant de Bron se pressait
sur le pont de laftGuillotière, — ce pont dont l'histoire est intime-
ment liée à celle de l'hôpital du Pont, — pour rentrer en ville
avant la fermeture des portes, déjà annoncée par la cloche de la
retraite. Soudain, le carrosse d'une riche dame, Catherine de
Mazard, veuvede M. Amédée de Serviat, débouche du côté de
Lyon, il est suivi d'une lourde charrette chargée de tonneaux vides.
Le carrosse et la charrette s'engagent sur le pont en fendant la
foule.
Par un malencontreux hasard, au point le plus étroit de l'édifice,
en face du corps de garde, un des chevaux de MmQ de Serviat
s'abat et la voiture verse. Il fait nuit. La foule saisie et apeurée se
heurte au carrosse ; la charrette qui suit augmente l'embarras et
complète la barricade. Est-ce fatale méprise, est-ce connivence
avec des malfaiteurs, le sergent et les soldats qui gardent la porte
de la ville, la ferment et refusent de livrer passage sans une grati-
fication en argent. Un effroyable tumulte se produit, et deux cent
trenie-huit personnes périssent de la plus horrible des morts.
L'auteur involontaire de la catastrophe, Mmo de Serviat, aban-
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 753
donna, en 1725, c'est-à-dire quatorze ans après l'accident, par
donation entre vifs et moyennant certaines charges assez oné-
reuses1, aux hôpitaux lyonnais, le domaine auquel elle se rendait
le soir do la catastrophe. La Part- Dieu, évaluée à 100,000 francs
environ, à la mort de M** de Serviat, valait un siècle plus tard près
de 14 millions.
Le revenu de l'ancienne propriété Serviat constitue & peine la
moitié des ressources ordinaires annuelles des hospices lyonnais.
Le reste, sauf quelques bagatelles, provient de legs ou de dons
volontaires, dont la plupart sont antérieurs à la seconde moitié
du dix-huitième siècle. La fortune des hôpitaux de Lyon, s'accroît
de jour en jour, tout don au dessus de 300 francs est capitalisé.
Beaucoup de legs, tant anciens que modernes, sont affectés à
des fondations spéciales; nous citerons seulement deux des plus
remarquables, la fondation Mazard et la fondation Rouville.
Par son testament du 13 avril 1735, Etienne Mazard, marchand
chapelier à Lyon, légua à l'Aumône générale la somme de
150,000 livres à charge pour l'hôpital de doter tous les ans de
150 livres chacune, trente- trois jeunes filles pauvres, dont trente-
deux de Lyon et une de Talayers, village natal du défunt.
La somme placée sur la ville fut constituée en une rente perpé-
tuelle de 7,500 livres ; la Révolution interrompit le service de cette
rente qui, soumise à la liquidation comme dette d'Etat, fut réduite
de deux tiers. La distribution des dots, suspendue en 1793, fut
rétablie en 1808, mais, à cause de la diminution de la rente, ne
fut plus effectuée que de deux ans en deux ans. Une délibération
du conseil des hospices répartit ces dots entre les paroisses de
Lyon; quatre furent réservées de droit à des filles de chapeliers.
Toutes les années où le service de la fondation Mazard revient
en échéance, les curés de Lyon dressent une liste d'aspirantes à
raison do trois environ par dot à distribuer. Les jeunes filles doi-
vent, sauf l'exception établie par le fondateur, être nées à Lyon de
parents domiciliés dans la ville, de plus, être issues d'un légitime
mariage, et âgées de dix à seize ans.
Le dimanche avant l' Annonciation, les postulantes s'assemblent
au bureau de la Charité et procèdent au tirage des lots. Celles que
le sort favorise, reçoivent le jour de leur établissement ou celui de
1 Les historiens lyonuais ont cru jusqu'à nos jours que l'accident et sa
donation étaient liés par la relation de cause à effet. Mais des recherches
récentes ont prouvé qu'il n'en était rien, et que Mm* de Serviat, en aban-
donnant, à certaines conditions, son bien aux hôpitaux, avait fait une
bonne affaire plutôt qu'une bonne œuvre. Encore une jolie légende qui
s'évanouit! (Cf. la Donation de la Part-Dieu aux hospices, la légende et
l'histoire, par A. Vachez.)
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754 LES HOSPICES CIVILS Dff LYOH
leur majorité, la somme de 148 fr. 15, représentant tes 150 litres
tournois f.
Autrement compliquée est la fondation Rouviile. En 1583, Guil-
laume Rou ville, ancien consul de Lyon, meurt en laissant un testa-
ment dont nous extrayons les Kgnes suivantes :
« Ledit testataire, de sa certaine science... fait, institue et
nomme de sa propre bouche son héritière universelle de plein droit,
demoiselle Drïvonne Rouviile, sa bien -aimée fille aînée, à la charge
que de la maison dudit testateur assise en la rue Mercière, où
pend l'enseigne de l'Ange... efle jouira des louages et revenus dix
ans après le décès dudit testateur seulement, dans lesquels dix ans
eïïe sera tenue de faire bâtir le derrière du devant de ladite
maison... Et après les dix ans et ledit bâtiment fait, elfe sera tenue
de bailler le revenu des louages et l'argent qui en proviendra, de
cinq ans en cinq ans aux plus pauvres enfants d'elle ou de ses
sœurs... ou aux enfants de leurs enfants ou lears successeurs...
auquel ou à laquelle elle connaîtra être plus de besoin, en sa
conscience en laquelle il se confie... joint l'avis... conseil et con-
sentement des deux plus notables et plus apparents du parentage.
« Et là, où ladite Drivonne viendrait à aller de vie à trépas,
ledit testateur prie MU. les Recteurs de l'Hôtel- Dieu du Pont du
Rhône qui seront, pour lors, de prendre ladite charge, soin et
administration de ladite maison, aux mêmes charges et conditions
que dessus. »
Gomme il y a beau temps que Drivonne est allée de « vie à
trépas », la régie de la maison de l'Ange a passé aux administra-
teurs des hospices civils auxquels elle n'est pas sans causer de
réels embarras. Tous les cinq ans, une commission choisie par les
administrateurs et assistée de deux notables du « parentage » Rou-
viile remet aux plus nécessiteux de la même famille le montant des
locations échues.
La descendance Rouviile est extrêmement panachée. A côté des
Vintimille y figure, paraît-il, un modeste facteur. La fondation
revenait à échéance, en 1895; la commission eut à examiner les
demandes de cinquante-quatre postulants, parmi lesquels elle en
retint trente- cinq. Elle fut assistée dans son travail par MM du
Grosriez et Sabon, notables de la famille Rouviile.
Les détails de la régie de la maison de l'Ange montreraient à
eux seuls que les hospices de Lyon ne sont pas nés d'hier et que
la Révolution elle-même ne put qu'ébranler faiblement l'œuvre de
4 Le tirage au sort a, paraît-il, été iuventé par les administrateurs. La
fondation primitive imposait aux recteurs le choix direct des candidates.
On va revenir Tan prochain au texte et à l'esprit de la fondation.
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 755
cinq siècles. Cette impresssion d'an long passé, se continuant pai-
siblement dans le présent, se retrouve quoique plus effacée, soit
qu'on pénètre sous le dôme de l'Hôtel -Dieu lyonnais, sous la célèbre
coupole due à l'inspiration de Soufflet, soit qu'on examine un des
services intérieurs de cet hôpital.
A la pharmacie de l'Hôtel- Dieu, les remèdes d'usage courant
sont cachés dans des placards, et à la place des classiques bocaux
se voit une charmante collection de potiches du dix-septième et du
dix- huitième siècle portant en lettres noires ou dorées le nom de
spécialités depuis longtemps hors d'usage, thériaque, storax,
corne de cerf, pondre de vipère, serpent de Californie, etc.
Par tradition, plutôt que par nécessité, la pharmacie a continué
longtemps à fabriquer la fameuse thériaque, drogue compliquée où
il entrait uoe foule d'éléments, entre autres de la poudre de vipère.
Tel était jadis le renom du produit, tels étaient les soins qui
devaient entourer sa composition, que la préparation en était pour
ainsi dire officielle. Elle s'effectuait à l'hôtel de ville, devant une
délégation des recteurs.
Le respect pour les reliques du passé n'a pas empêché le s
hôpitaux lyonnais d'entrer, quand qu'il l'a fallu, souvent avant
les autres hôpitaux de France, dans la voie des réformes néces-
saires.
A l'flôtel-Dieu de Paris, en 1788, quatre, cinq et six personnes
étaient encore entassées sur le même lit. Quand Louis XVI exigea
que chaque malade eût sa couche à part, il y avait longtemps que
l'Hôtel-Dieu de Lyon avait pris l'initiative de ce progrès. Dès 1630,
les recteurs de l'hôpital du Pont du Rhône s'ingénièrent pour
réduire la largeur des lits et en faire des couchettes individuelles. On
ne couchait plus par deux ou trois que lors des grandes affluences.
Il faut ajouter toutefois que, malgré les sommes énormes produites
en 1787, par une souscription à laquelle contribuèrent toutes les
notabilités lyonnaises^ et spécialement l'archevêque, Mgr de Mon-
tazet, l'usage barbare des compagnons de lits ne disparut radica-
lement des hôpitaux de Lyon que vers 1832.
Ces hôpitaux peuvent revendiquer, avec toutes preuves à l'appui,
l'honneur d'une initiative capitale. C'est chez eux que fut inauguré
le concours comme mode de recrutement pour les fonctions du
service de santé. Un concours fut organisé à l'Hôtel-Dieu de Lyon,
en 1739, pour l'admission des garçons chirurgiens (élèves internes),
exemple que Paris suivit seulement en 1802.
Les chirurgiens chefs de services sont nommés au concours,
dans les hôpitaux lyonnais, depuis 1788, et les médecins chefs
depuis 1811. A deux reprises, en 1814 et 1821, le préfet du
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756 LES HOSPICES CIVILS DE LYON
Rhône, obéissant à des instructions supérieures, enjoignit aux
administrations des hospices de renoncer à ce genre de recru-
tement pour les chefs de service et de procéder par choix direct du
candidat. L'administration éleva contre l'injonction une protes-
tation respectueuse; elle la motiva suffisamment pour obtenir gain
de cause, au grand avantage de l'établissement et des malades.
Il est inutile de rappeler le nom de toutes les sommités médicales
qni ont illustré et illustrent encore les hôpitaux de Lyon et pour
lesquels le concours en question fut souvent le premier échelon
vers la gloire.
L'œuvre a grandi en même temps que les artisans. Eq 1896,
dernière année dont nous ayons consulté le « Compte moral », le
nombre total des journées d'hospitalisés dans les huit établisse-
ments dépendant des hospices civils a été de 1,487,365.
Nous terminons par ceâ chiffres éloquents nos remarques à
bâtons rompus sur les hôpitaux de Lyon, remarques que nous
comptons reprendre un jour, plus méthodiquement, en consacrant
un volume à une partie de la grande œuvre lyonnaise, cette gloire
de la ville, à laquelle nous tenons par le cœur plus encore que par
l'origine.
D'autres cités que Lyon offrent des hôpitaux magnifiques et
spacieux, des cliniques dotées de tous les perfectionnements
modernes, des cuisines ou des pharmacies montées à V américaine;
dans toutes les branches d'organisation, dans tous les services où
le passé ne saurait agir profondément sur le présent, les hospices
lyonnais ne présentent aucune supériorité incontestable. Mais leur
perfection s'affirme éclatante partout où le passé informe le
présent, où l'on a pu, suivant l'habitude lyonnaise, chercher le
progrès dans le sens indiqué par la tradition.
L'indépendance pécuniaire de ces hôpitaux demeure, hélas!
pour la plupart des villes, un idéal irréalisable. Toutes n'ont pas,
dans leur histoire, un hasard heureux. Et puis, comment trans-
porter hors de Lyon une des qualités fondamental du caractère
lyonnais : la libéralité économe qui donne sans compter, mais
qui compte soigneusement avant et après, qui fait passer la
charité avant les affaires, mais qui fait considérer la charité comme
une affaire?
Nous n'oserions présenter l'organisation des hospitalières lyon-
naises comme un modèle à suivre pour tous les hospices du
monde, voire de la République. Si ces demi sœurs font merveille
à Lyon, c'est d'abord qu'elles sont l'œuvre de la ville, et c'est
ensuite qu'elles sont conformes au milieu, qu'elles répondent aux
tendances de la cité où rien ne se complète, « ni les monuments
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 757
ni les idées ' ». Les hospitalières de Lyon n'ont pas été destinées
à soigner Ikomme^ mais certains hommes, dont elles sont comme
les sœurs spirituelles. Et de même qu'on ne compte plus les
héros, ni les gens de talent issus de ces « inachevés » que sont
les Lyonnais, au dire d'un Lyonnais, de même on ne saurait
nombrer les merveilles de charité et d'initiative accomplies par
ces « inachevées » que sont les servantes des pauvres malades.
S'il est à souhaiter que les hospitalières demeurent une intéres-
sante particularité de Lyon, il serait assez à désirer que les hôpi-
taux de toutes les villes fussent dotés d'un conseil d'administration
analogue à celui des hospices lyonnais. A l'heure où les méfaits,
réels ou supposés, mais, hélas I craignons-nous, à peine exagérés,
de l'Assistance publique, fournissent une nourriture journalière à
la presse violente, il convient de féliciter la cité où l'administration
hospitalière, bien loin de toucher, est forcée de verser.
Les administrateurs des hospices civils sont, aujourd'hui, ce qu'ils
étaient en 1600, des notables. Si, à notre époque démocratique, le
rectorat n'achemine plus à la noblesse, le titre d'administrateur des
hôpitaux demeure une consécration de notabilité, un brevet d'in-
telligence, d'honorabilité professionnelle et de délicatesse morale.
La notabilité et l'indépendance pécuniaire de ces administrateurs
garantissent leur indépendance vis-à-vis du pouvoir. En 1821, le
conseil des hospices, composé en majorité de royalistes, sut résister
à l'autorité, qui prétendait faire supprimer le concours médical.
Changez la forme du gouvernement, le notable lyonnais, restera le
même, un calme, mais un tenace, décidé à demeurer maître chez
lui, capable, au besoin, suivant la recommandation de M. Lamy,
d'intenter à l'Etat une action en bornage.
Nous avons sous les yeux la liste des administrateurs et anciens
administrateurs des hospices en 1896. Sans nous attacher spécia-
lement aux célébrités, nous relevons au hasard les professions sui-
vantes : un directeur de verrerie, un grand chirurgien, un adjoint au
maire, un doyen de faculté, un ingénieur, un professeur à l'Ecole
de médecine, surtout beaucoup de propriétaires et de négociants,
de notables, « tant bourgeois que marchands », comme dit le
règlement de 1583.
Ainsi que jadis, chaque notable fait profiter l'œuvre de sa com-
pétence; le chirurgien s'occupe de la pharmacie; le propriétaire
des domaines ruraux; le doyen de la faculté du droit des terrains
de la Part- Dieu qui sont un nid à chicaues, etc.. C'est un ancien
négociant en denrées coloniales, un successeur de ces « épiciers »
lyonnais, rivalisant jaiis d'initiative avec les armateurs de Mar-
1 M. Aynard.
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7*8 LES HOSPICES CIVILS DE LYON
seille, qui a réorganisé admirablement la pharmacie de l'Hôtel-Dieu.
Le mode de recrutement de l'administration lyonnaise est
(Tailleurs an gage de son libéralisme. Les notables sont choisis en
tant que notables, sans tenir compte de leurs opinions politiques
ou religieuses. Serait-ce un paradoxe de prétendre que, de même
que la liberté naît parfois du conflit entre despotismes, le libéra-
lisme provient souvent d'une lutte entre préjugés?
SU fallait caractériser d'un mot l'esprit général du conseil des
hospices civils, on pourrait le rapprocher de celui de la Chambre
de commerce lyonnaise, cette institution dont le public connaît
l'esprit d'initiative et dont plusieurs circonstances récentes ont
permis d'apprécier la sage fermeté.
On conçoit que, sans suspecter le libéralisme de ce conseil, les
catholiques de Lyon aient désiré avoir, comme ceux des autres viHes,
leur hôpital à eux, d'autant que la fondation de cet hôpital était
nécessaire pour l'établissement d'une faculté catholique; l'hôpital
Saint- Joseph mériterait une étude à part dont les hospices civils de
Lyon n'auraient pas à être jaloux. L'émulation entre institutions
comme entre personnes qui s'estiment n'est-elle pas un ferment de
progrès, et la liberté de la bienfaisance ne constitue- t-elle pas une
des libertés les plus essentielles?
De cette liberté primordiale, les Lyonnais ont, d'ailleurs, depuis
longtemps appris à se servir. « Le sentiment religieux, l'humanité
ou le simple goût de faire le bien, dit M. Àynard, ont créé à Lyon
des institutions sans nombre, où sont soulagées toutes les misères,
depuis le malade accidentel jusqu'à l'incurable repoussant1. » La
plupart des Lyonnais de souche répéteraient, croyons-nous,
volontiers, sous sa forme vieillotte, la phrase prononcée en 1634,
par un recteur parvenu au terme de son mandat :
« Les roses ne se cueillent que dans les épines, les perles dans
la mer, les diamants qu'en la croûte des rochers, ni Tor qu'en les
cachots de la terre.
« Ainsi, on ne peut recueillir le contentement d'une vraie félicité
qu'avec la peine et le labeur qu'on exerce dans le monde envers
les pauvres qui sont les membres de notre saint Rédempteur. »
Cette félicité reste- t-elle uniquement morale? On s'occupe
beaucoup de Lyon dans le monde économique. On est frappé de
la vitalité de sa grande industrie, la soierie, qui a pu, sans perdre
trop de terrain, évoluer sous le feu de la concurrence étrangère, et
de fabrique de haut luxe devenir « fabrique au kilomètre ».
Les Lyonnais sont d'intrépides pionniers. On les rencontre au
K L'œuvre de3 Dames du Calvaire fut créée à Lyon trente-trois ans avant
de l'être à Paris.
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LES HOSPICES CIVILS DE LYON 75*
Klondike, en Abyssinie, en Chine, et ils s'attirent parfois cette
question à la fois très flatteuse et très humiliante pour leur amour-
propre : « Est-ce que vraiment vous êtes Français? »
Si le Lyonnais consent à courir après la fortune, il excelle à la
cueillir au passage* Ce l'est pas à lui qu'il Gonviejidrâit d'enseigner
la valeur industrielle de « cette houille blanche » dont il aperçoit
de Fourvières les réserves inépuisables. Une société puissante et
privée a capté les forces motrices du Rhône, elle est en train de
rendre la vie à de vieux quartiers morts, de renouveler l'existence
sociale de la cité.
Le passé de la grande ville industrielle répond à son présent.
Jadis Francfort français, sorte de Hambourg de l'intérieur, Lyon
était surtout la ruche bourdonnante où les écus s'amoncelaient par
le labeur heureux de toute une race. A toutes les époques de son
histoire, le travail fructueux fut, comme l'esprit de charité, une
des caractéristiques de la « ville antithèse » .
En présence de ces deux phénomènes d'ordres divers, prospé-
rité matérielle intense, d'une part; d'autre part, intensité de la vie
charitable... et chrétienne, l'esprit se prend à rêver; il se rappelle
les récompenses promises par le divin fondateur de notre religion
A ceux qui cherchent avant tout le royaume de Dieu et sa justice.
Sans doute, comme on l'a dit avant nous, les éléments qui font la
grandeur de Lyon ont des causes secondes très distinctes, mais ces
causes ne se rejoindraient-elles pas au loin dans les desseins
harmonieux de la Providence? La richesse grandissante de la ville
de la charité ne serait-elle pas pour une part, un bienfait de cette
force mystérieuse qui détourna de la cité de Marie les guerres et
les pestes, qui préserva l'Hôtel- Dieu lyonnais des horreurs d'un
bombardement.... une de ces moindres récompenses accordées «par
surcroît »?
Henri de Boissieu.
Écoles d'Infirmières et de garde-malades, par M. L. Rivière. 1 in-18. (Lecoffre.)
L'auteur a divisé son travail en deux parties : la première est réservée aux principaux
pays étrangers, notamment à l'Angleterre, l'Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse.
Dans la deuxième partie, consacrée à la France, l'enseignement organisé par l'initiative
des commissions administratives et celui <jui est dû à des sociétés privées sont successi-
vement examinés ; le dernier ctapftre, relatif à l'intervention officielle, se termine par
Paoalyse 4e la récente circulaire de AL le ministre de l'intérieur.
Cet ouvrage, rédigé avec une impartialité absolue, est sppelé à rendre les plus grands
services à toutes les personnes qui voudront avoir dés renseignements précis sur cette
question qui préoccupe à juste titre tous ceux qui ont la responsabilité des soins à
donner aux malades dans les hôpitaux publics ou privés. Il est superflu d'insister
auprès de nos lecteurs sur la compétence et sur l'érudition de notre distingué
collaborateur.
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LE CHEF-D'ŒUVRE D'UN ARTISTE-ÉCRIVAIN
MIRAMAR DE MAJORQUE
PAR M. GASTON VUILLIER
Miramar! Le joli nom, à la fois sonore et doux! Et comme il
résume admirablement les deux notes essentielles de l'Espagne :
l'amour et la chevalerie. Faites- le lancer à pleine voix par un
homme de cette race de héros; il vous rappellera le3 somptueux
fracas des noms fameux en qui s'incarne son histoire : Alcantara,
Calatrava, Gampeador... Posez- le sur les lèvres d'une fraîche
Majorquine et vous aurez le symbole de ces traditions amoureuses
que les « glosa dors » enclosent dans les malagueftas populaires*
avec tant de grâce mignarde et d'ardente passion.
Ce nom, par surcroît, désigne un pays de contrastes où les
violences de tempêtes rapides viennent parfois rompre le calme
lumineux des jours de soleil. L'artiste et l'écrivain qui, chez
M. Vuillier, non seulement voisinent mais collaborent intimement,
devaient se sentir attirés vers cette lie de Majorque où, « sous
l'ombre frêle des oliviers, les ermites, comme autrefois, cheminent
encore, où les jeunes filles, voilées de gaze, vont souriantes et
chastes, tandis que, sous les chênes, comme aux temps antiques, la
4 Un splendide volume in~4° avec 19 fac-similé d'aquarelles, 18 camaïeux
hors texte, 73 gravures sur bois, 40 croquis, musique de danse et de chants
populaires, et la reproduction du seul autographe connu de Raymond
Lulle. Tirage rigoureusement limité à 350 exemplaires numérotés et signés
par l'auteur. Prix des exemplaires, sur vélin du Marais : 500 fr. — Exem-
plaires de grand luxe avec aquarelles et dessins originaux à 1,000 et 2,000 fr.
L'ouvrage sera complet en 10 fascicules dont 2 vont être distribués. (Gaston
Vuillier, 35, rue de Babylone, Paris.)
a Voy., dans le Correspondant du 25 juillet 1901 : La poésie populaire en
Espagne, par Mm* la marquise de San Carlos de Pedroso.
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MlRàMAR DE MAJORQUE 701
cantilène de l'émonleur et la flûte du berger mêlent leurs harmonies
aux sonnailles des troupeaux ».
Ce n'est pas en reporter que l'écrivain y crayonna de3 notes
brèves, ni en touriste que le peintre y recueillit des instantanés*
La nature, là- bas, quand une fois elle vous a pris, vous garde
longuement. Des jours, des mois, des années. Jusqu'à ce qu'elle se
soit entièrement révélée et qu'elle vous ait à ce point imprégné
d'elle-même; que plus jamais elle ne redoute une infidélité.
H. Vuillier eut l'heureuse fortune d'y trouver l'hospitalière
amitié de l'archiduc Louis-Salvator qui a reconstitué, autour de
Miramar, l'ancien apanage des rois d'Aragon. Avec un tel guide et
un tel appui, il a pu savourer à loisir toutes les beautés qu'il avait
à peine entrevues dans son précédent ouvrage sur les Iles oubliées.
C'est à les décrire et à les montrer qu'il applique son double et
rare talent, dans la grande œuvre dont une aimable communication
nous a permis de parcourir les bonnes feuilles.
Dans cette lie merveilleuse, toute remplie de traditions, où le
présent répète inconsciemment l'écho d'un prestigieux passé,
quelques noms s'imposent d'abord à l'attention du voyageur.
Raymond Lulle avant tous, le grand mystique, l'ancien sénéchal
et majordome du fils de Jayme le Conquistador. Après une vie
de plaisirs et d'aventures scandaleuses, c'est à Palma qu'un
événement tragique le jeta vers Dieu. Le jeune chevalier impor-
tunait de ses assiduités la belle Ambrosia de Castello, dont la vertu
l'irritait en exaspérant sa passion. Un jour qu'il l'avait poursuivie à
cheval jusque dans l'intérieur de l'église Santa Eulalia, elle prit
l'héroïque résolution de tuer cet amour coupable du coup le plus
imprévu. Elle accueillit le tumultueux soupirant, que fascinait la
beauté de son visage, et, subitement, déchira sa robe, lui dévoilant
sa gorge hideuse et rongée par un cancer. Raymond Lulle, boule-
versé, comprit l'amère leçon et dès lors il fut le pèlerin repentant
avant d'être l'écrivain, le prédicateur et le martyr de la foi.
En 1276, il fondait à Miramar le couvent que restaura naguère le
frère de Jean Hort. Le même archiduc Salvator, au 25 janvier 1877,
fit célébrer le 600' anniversaire de cette fondation par une
cérémonie émouvante, où le clergé réuni aux écrivains et aux
poètes de Majorque portant la bannière de l'antique université
Lullienne, posa la première pierre d'un oratoire élevé sur la
cime d'un rocher à la mémoire du célèbre Frère Mineur. Par une
délicatesse bien digne d'nn Dhilosophe et d'un rêveur, l'archiduc
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7fâ LE CHEF-D'ŒUVRE D'UN 1RT1STBÉCRIVAIN
avait voulu que cette première pierre vint de Bougie où Raymond
Lulle fat lapidé, et c'est lui qui l'en avait personnellement
rapportée.
Si Miramar est plein do souvenir de Lulle, Son Gual parle
surtout de saint Vincent Ferrier qui avait établi tout proche le
centre de son activité de convertisseur. Le vieux manoir, couleur
d'ocre, dominé par une haute tour dentelée de créneaux, est
adossé à la sierra couverte de forêts» L'été, parmi les frondaisons
qui l'enserrent, il flambe comme un bloc de cuivre; mais l'hiver,
dans les brouillards de la tempête, il devient livide et semble un
manoir d'Ecosse, romantique et plein de clameurs de batailles.
Avant d'appartenir à l'archiduc Salvator, Son Guat avait eu pour
maîtres les comtes de Saint-Simon, descendants collatéraux de
notre mordant mémorialiste.
Non loin du donjon, aux environs de Valldemosa, coule la
fontaine où le populaire Dominicain envoyait puiser ceux qu'il
voulait guérir. Elle s'appelle toujours Sa bassa Ferrera* la source
de Ferrier. Sa renommée de faiseur de miracles n'a point pâli, et
l'on dit encore dans les poésies du pays :
Saint Vincent Ferrier,
Puisait l'eau dans un panier,
Et n'en perdait goutte.
C'est de tout autres préoccupations qu'était hantée Georges Sand,
lorsqu'elle vint, en 1838, s'établir pour quelques mois dans l'Ile
avec ses deux enfouis, et Chopin. Elle cherchait, pour ce dernier,
un climat qui pût infuser la vie dans sa poitrine délabrée. Mais les
poitrinaires avaient mauvaise réputation à Majorque, et la croyance
générale était qu'on devait mourir dans l'année si l'on avait fait
usage d'un objet ayant appartenu à un phtisique. De là vinrent
mille difficultés et les déménagements successifs que lui imposa
l'épouvante causée aux habitants par l'état de Chopin.
M. Vuillier a pu prendre copie du Journal de M"* Canut,
femme du banquier de M** Sand, et grâce auquel nous possédons
une relation d'une incontestable sincérité sur ce séjour mouve-
menté. On y constate l'émoi causé dans l'Ile par cette femme qui
« faisait des titres » ! Elle ne demandait pourtant qu'à vivre en
bonne bourgeoise. Sa toilette était toujours noire ou de couleur
foncée; un ruban de velours entourant le cou supportait une croix
de très gros brillants; à une chaîne enroulée à son bras était sus-
pendue une énorme quantité de bagues : « des souvenirs sans
doute *, ajoute sentencieusement Mra* Canut. Quant à la cigarette,
elle ne la fumait jamais que dans sa chambre. Il serait plus exact
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URAMAR DE MAJORQtft WS
de dire dans sa cellule, car c'est dans une cellale de Chartreuse
abandonnée qu'elle trouva son plus paisible asile. Mais ce fut bien
une autre affaire quand, résolue à quitter l'île, elle essaya de se
défoire du piano de son ami, un Pleyet admirable, dont personne
ne voulait! Cet instrument, redoutable et contaminé, dont un col-
lectionneur aurait couvert d'or le clavier, oh Chopin avait modulé
les plaintes et les caprices de son âme tourmentée, fut l'objet de
négociations tragi-comiques avant de devenir la propriété de la
famille Canut qui le possède encore. On comprend que George
Sand qui garda toute sa vie le souvenir des splendeurs major-
quines, eût conservé un souvenir moins agréable des habitants de
l'île blonde!
Est-ce dans la crainte de semblables froissements que l'impéra-
trice Elisabeth d'Autriche passait silencieuse et lointaine, et con-
versait surtout avec la nature, dans ses intermittents séjours? Celle
que son peuple appelait tendrement « la petite rose de Hongrie »
se plaisait au milieu des champs de lys et de glaïeuls, ou sur le
sommet des sierras, ou dans le recueillement d'un « mirador »
solitaire, — partent où « les hommes ne s'entassent pas volontiers,
comme de la poussière»... LeMiramarey son yacht favori, n'abor-
dera plus aux rivages que côtoie seule, maintenant, la Nixe% le
yacht de son neveu l'archiduc Louis- Salvator...
Cest peut-être une prédestination au rêve et à la vie errante que
d'avoir pour tante l'impératrice Elisabeth et pour f»ère ce mysté-
rieux Jean Hort, dont une communication officielle récente confir-
mait encore la disparition en mer sans espoir de retour. Et,
d'ailleurs, le fils du grand-duc Léopold II de Toscane et de la
grande-duchesse Marie-Antoinette de Bourbon ne porte-t-il pas
lui-même le souvenir du drame de feu qui loi ravit sa fiancée,
mettant pour jamais le deuil dans son âme fidèle? Il y a des
hommes qui « tuent le temps ». Eu répandant le bien autour de
lui, en s'adonnant à l'étude comme certains se livrent au plaisir,
que fait-il autre chose que « tuer la vie », de la seule façon que
Dieu permette?
Il n'avait pas vingt ans quand il vint pour la première fois à
Majorque. C'est on peu plus tard qu'ayant revu Miramar, il songea
i en faire l'acquisition. Il l'acheta à l'alcade de la Puebla, presque
par hasard, et grâce à un orage qui le contraignit à renoncer
a une excursion projetée. L'histoire du nez de Cléopâtre, « qui,
s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé »,
se répète constamment! S'il avait fait beau temps ce jour-là,
l'alcade conservait les ruines du couvent, et Miramar aurait peut-
être aujourd'hui disparu.
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564 LE CHEF-D'ŒUVRE D'UN ARTISTE-ÉCRIVAIN
Quand l'archiduc en fut devenu possesseur, il recommanda,
avant toutes choses, de respecter les arbres séculaires qui l'entou-
raient. Mais dès le lendemain de son installation, des coups de
cognée le réveillèrent. Dans une terre voisine, un paysan abattait
un chêne superbe. Le prince offrit de Tacheter; mus pour sauver
l'arbre, il dut acquérir aussi le terrain. On ne sait combien de
fois se répéta le stratagème I De proche en proche, il se vit con-
traint d'agrandir indéfiniment son domaine, assez loin, pourrait-
on dire, pour qu'il ne pût percevoir le bruit d'une cognée ou
découvrir de l'œil un outrage à la forêt!
L'une des caractéristiques de Majorque, en effet, ce sont les
cascades de verdure qui dévalent des sommets jusqu'à la mer. Ce
n'est pas la seule. Les oliviers de roche en sont une autre peut-être
encore plus pittoresque. « Us sont énormes, tourmentés, bossues,
caverneux, rayés de déchirures. Certains sont enroulés ou noués
sur eux-mêmes comme de monstrueux reptiles; d'autres, telles des
bêtes sauvages, se dressent menaçants, gueules béantes. 11 en est
qui dansent des sarabandes infernales et semblent se poursuivre
en hurlant. Tout ce qu'une imagination peut enfanter en une nuit
de cauchemar est évoqué par ces arbres fantômes. » Jamais Gus-
tave Doré, en ses plus fantastiques fantaisies, n'en a créé de
pareils I Dans l'Ile, l'olivier est resté, comme dans l'antiquité,
l'arbre mystérieux et sacré. C'est le vieux prophète des bois. Sous
la lune, quand ils frissonnent à la moindre brise, « des broderies
légères dessinent leurs silhouettes, on les dirait fûts d'une pluie
d'étincelles ». Souvent, leurs troncs, brisés par l'âge, sont ouverts
de haut en bas jusqu'aux racines, laissant un grand vide,
par lequel hommes et animaux passent aisément. Ce sont des
portiques chevelus par où s'engouffrent les vents triomphateurs.
Tout naturellement, ces oliviers ont leurs légendes, comme les
rochers, comme les fleurs. Quand la mer mugit et bat les falaises
qui se prolongent dans les flots en avant de Miramar, on dit qu'on
entend « le cri des Mores ». Et le fait est que si les Mores sont
absents, le cri sinistre résonne et glace d'effroi. L'archiduc est
friand des grands spectacles de la nature. Il entraîna, certaine
nuit, M. Vuillier vers la Foredada (la roche trouée) qui termine
la pointe avancée de ce môle formidable et fend la mer comme
une géante étrave de 80 mètres de haut. « Du mirador de Son
Mae roi g où nous nous sommes arrêtés un instant, dit M. Vuillier,
nous dominons les flots de plus de 300 mètres. Au-dessous de
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M1BAMAR DE MAJORQUE 765
nous, la Foredada s'allonge comme une bête monstrueuse.
Accrochés à la muraille du mirador pour mieux résister aux
assauts du vent, nons plongeons nos regards dans un amas de
vapeurs déchirées, une cuve sans bords, bouillonnante et mou-
vante où se brassent des tempêtes d'apocalypse. Soudain un-
cri déchirant monte de l'abîme» domine le tumulte et finit en un
rugissement prolongé... Nous descendons vers le promontoire. La
couleur sanglante des roches, l'éblouissement des vagues broyées,
l'orbite immuablement ouvert au milieu des embruns lui prêtent
je ne sais quelle tragique horreur. À le regarder ainsi, battu des
flots soulevés, il semble lui-même se mouvoir, ramper et s'avancer
dans la tourmente. Et toujours le rugissement déchire l'espace,
jeté comme un défi furieux, un long cri de haine. Maintenant que
nous sommes rapprochés, nous voyons s'échapper des flancs du
promontoire un jet de vapeur que le vent arrache et disperse. La
clameur sauvage, m'explique mon guide, vient du buffador. C'est
une caverne, au ras de la mer, qui se continue dans le rocher en
un couloir ascendant. Les vagues s'y engouffrent et s'y pour-
suivent; elles se compriment dans cette sorte de cheminée d'appel
d'où elles sortent enfin dans un effort bruyant. » On comprend
qu'un pays qui offre de semblables spectacles attire les âmes
avides d'émotions 1
Il ne faut pas croire, cependant, que Majorque n'ait pas des
attraits plus calmes. La tempête y est une exception, tandis que
fleurs éclatantes et fruits dorés y racontent, au contraire, et bien
plus longuement, les caresses du soleil. Des terrasses entières
disparaissent sous des manteaux de glaïeuls, et tout un vallon est
tapissé d'une moisson de lys. L'écrivain a savouré en artiste lo
charme de ces parures somptueuses.
« J'ai retrouvé, dit- il, dans un repli de la sierra, la caverne où
se réfugiait Raymond Lu lie et la jolie fontaine qui balbutie encore
le chant si doux qui accompagnait jadis, dans le monde étrange et
grandiose de la nuit, les longues songeries du vieux maître.
« Les vents tièdes s'élevant, à grands coups d'ailes, de la mer
jusqu'aux cimes, interrompent, en passant, la mélopée des gouttes
chantantes. Mais la source, comme l'oiseau après l'orage, reprend
sa pénétrante et passionnée cantilène, dès que le calme est revenu.
Elle jaillit dans la fraîcheur d'une voûte ténébreuse, encadrée de
lierre et tapissée par les fines dentelles des capillaires.
« Gomme par sortilège, l'ombre transparente et ténue qui
mollement sommeille dans la solitude du vallon, plonge la pensée
dans les indécisions du rêve. Les alentours eux-mêmes, peuplés
d'oliviers si vieux qu'ils n'ont plus d'âge, exercent de singulières-
25 NOVEMBRE 1902. 50
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766 LE CHIF-DXKOf RE D'UN ARTISTË-ÉCRIVAIH
fascinations. Repliés sur eux-mêmes, pensifs, tout frissonnants
sous leur écorce ravagée, on les croirait éternellement hantés par
des songes inquiétants. Dans la forêt où le Talion est blotti, un
silence solennel filtre des hautes ramures pour se distiller lente-
ment, et comme goutte à goutte, sur les mousses ensommeillées.
« Le yallon, ignoré des foules, s'évase vers la mer qu'on
entrevoit à travers le duvet des oliviers, toute fourmillante de
lueurs. J'y pénétrai, pour la première fois, dans une après-midi
du commencement de l'été. Le soleil oblique l'avait abandonné
déjà et, dans la paix exquise du soir, une floraison liliale, telle
une miraculeuse neige, de toutes parts resplendissait. Des milliers
de blanches tiges montaient, se pressant en assemblées sereines ou
s'alignant en théories sacrées; elles se soutenaient les unes les
autres, comme apeurées, ou, vierges très frêles, s'érigeaient en des
pâleurs et des abandons d'extase. »
Parmi ces fleurs, voici des jeunes filles qui « passent, gracieuses
et souriantes, avec des brassées de glaïeuls. Des journées entières,
elles s'occupent à les arracher. Il y en a tant et tant, rougissant
les blés verts, qu'ils entraveraient la moisson. Ces jeunes filles ne
sont-elles pas elles-mêmes de grandes fleurs en leur grâce
ondoyante, avec leurs vêtements aux couleurs éclatantes. Sous le
soleil, elles rayonnent de la joie de vivre, charmantes images du
bonheur. Pourtant elles ont leurs souffrances et, pour en demander
l'apaisement, elles vont déposer des gerbes fleuries au pied du
San Cristo. Dans la chapelle de Valldemosa, devant le Dieu cru-
cifié, nimbé de rayons, étrange en ses parures et sous les plaies
qui saignent, près de la Vierge de pureté, la Purissima, elles
invoqueront, à genoux, sa divine protection pour Yénamorat, le
fiancé qui, au loin, court le risque des tempêtes. »
Les femmes de Majorque, quoique sans rigorisme, sont demeu-
rées de mœurs très pures. Elles entourent leurs enfants d'une fleur
de poésie qu'on ne rencontre point ailleurs. Très chastes en leors
danses, les jeunes filles ont conservé les vieux boléros chantés qui
n'ont «ni la fièvre, ni l'allure passionnée de ceux du continent. A
Valldemosa, les soirées du mercredi et du samedi sont réservées
au festeig, c'est-à-dire à la cour. « Ces soire-U, la grande salle
qui forme le vestibule reste éclairée et la porte d'entrée entre-
bâillée. Sous l'œil de la mère, le jeune homme agréé par la famille
passe quelques heures auprès de sa fiancée. Asus côte à côte, dans
un coin de la pièce, à l'abri des indiscrets, les amoureux s'entre-
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M1B1MAR DE MAJOBQOS 767
tiennent & voix basse. » Gela dore longtemps, quelquefois plusieurs
années; car les jeunes couples n'habitant jamais chez les parents,
il faut réunir la somme nécessaire pour créer un foyer. Il arrive
que la jeunesse passe avant que la petite fortune soit amassée,
sans que le découragement parvienne à rompre les habitudes du
festeig. En dehors des soirées consacrées, les fiancés se retrouvent
le dimanche, au sortir de la messe, ou, dans l'après-midi, sur la
rouie qui tient lieu de promenade publique. Et n'est-ce pas là une
façon bien originale de comprendre les mariages d'argent?
Les habitudes de la vie sont à l'avenant. 11 n'est pas jusqu'au
costume qui ne participe de l'harmonie générale. La coiffure des
femmes garde comme un souvenir de la guimpe des religieuses. Le
« volant » ou « rebosillo » qui encadre le visage, met de vaporeuses
transparences sur le cou nu et le haut des épaules. Le corsage très
ajusté, légèrement échancrè, est de laine noire, terminé an coude
par une rangée de petits boutons ou s'enchâssent quelques pierres.
La jupe est toujours très simple, et généralement de couleur vive.
Les cheveux, noués en une seule tresse attachée d'un ruban noir,
retombent dans le dos à la manière des Mauresques.
H n'en faut pas davantage pour inspirer les poètes et les chan-
teurs populaires. Car on chante beaucoup à Majorque, tout en
travaillant. « Le laboureur chante en dirigeant sa charrue traînée
par des mules; le berger, comme les pasteurs de l'Hellade, chante
ou joue de la flûte comme Dapbnis; les femmes chantent, soit en
raccommodant les filets sur le seuil des portes, soit en cueillant les
olives dans les bois... »
Ce sont les malaguenas qu'en entend le plus fréquemment.
M. Vuillier en cite beaucoup qui sont charmantes et où je cueille
les suivantes, bien que la traduction ne puisse rendre les sonorités
du texte espagnol :
Les pierres que ton pied foule
Lorsque tu passes dans la rue,
Je les tourne à l'envers
Pour qu'on ne foule pas ta trace.
Vois comme elle était jolie !
Au point que le fossoyeur,
A Faspect de sa beauté,
Jeta sa pelle et pleura.
Pour un baiser que je t'ai donné
Te voilà toute fâchée...
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768 LE CaEF-D'GEOVRE D'UN ARTISTE-ÉCRIVAIN
Quand on n'accepte pas une chose,
Oa la rond, on ne la garde pas !
Au bord de la mer,
J'écrivis ton nom sur le sable.
Avec quelle joie s'en retourna le flot
Après avoir baisé les lettres!
Non seulement aucune pensée mauvaise ne perce dans ces
« copias », mai* souvent on y retrouve une ilée religieuse, —
tellement les grands chrétiens d'autrefois ont mis leur empreinte
sur le pays. Maintes fois, en entrant dans la pharmacie de
don Esteva y Oliver, à Valldemosa, l'acheteur salue par ces mots :
Ave, Maria purissima, et il termine la prière en marmottant. Vieil
usage qui date de l'époque où les Chartreux distribuaient les médi-
caments. Pour ne pas perdre de temps, on gagnait des indulgences
pendant la confection de l'ordonnance. Gela ne valait-il pas mieux
que de médire ou de déblatérer comme chez M. Ho mai 3?
Ces traditions valurent, une fois, à l'archiduc Salvator, la
récitation inopinée de plusieurs Rosaires. Egaré, par une nuit
noire, avec un muletier, il arriva enfin à une maison solitaire,
où on l'accueillit avec empressement. Même l'hôte y mit un zèle
excessif, et ordonna à la servante d'égorger une poule et de la
préparer rapidement. Mais vaquer de nuit à cet office de cuisine
n'allait pas sans accrocs. La poule annoncée se faisait attendre.
Sur quoi l'amphitryon, pour tromper l'attente et la faim, ne trou-
vait rien de mieux que de recommencer un nouveau chapelet
chaque fois qu'il avait fait à la cuisine une visite infructueuse.
Enfin, au bout de maintes répétitions, la poule fit son entrée, et —
elle n'était pas assez cuite. 11 lui manquait bien encore cinq
dizaines !
Mais où la foi véritable et profonde se manifeste avec une admi-
rable sérénité, c'est dans les cérémonies des jours saints. Le jeudi
saint, une procession aux flambeaux parcourt les rues de Vallde-
mosa, au chant du Miserere, à la suite d'un grand Christ voilé de
crêpe. Chaque famille illumine sa demeure. Les uns allument des
lampadaires anciens en cuivre ciselé avec un écusson héraldique
comme réflecteur; d'autres, les pauvres, posent leur lampe sur la
fenêtre.
Le vendredi saint, la population entière en vêtements de deuil se
presse dans l'église. Devant le voile rouge qui recouvre l'autel, le
grand Christ se dresse toujours drapé de noir. Le prédicateur
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MIRAMAR DE MAJORQUE Î69
raconte les épisodes de la Passion, et tout à coup dans on grand
silence : « Maintenant, dit-il, ôtez les clous. Et d'abord celui de la
main gauche. » Un prêtre vêtu de noir gravit une échelle et le
bruit de coups de marteau se répercute dans la nef. Le clou est
enlevé. Le prédicateur reprend son discours et, quelques minutes
après, renouvelle ses ordres : « Maintenant, enlevez le clou de la
main droite. » L'auditoire murmure une prière, et le sermon con-
tinue pour s'interrompre encore afin de procéder à l'enlèvement
des clous qui retiennent à la croix les pieds du divin Crucifié :
« Portez-le maintenant devant sa Hère infortunée I » commande le
prêtre. Et le grand corps, couronné d'épines, étendu sur un linceul,
est apporté devant la statue de la Vierge des Sept-Dou leurs. La foi
ardente des fidèles, la conviction des accents de l'orateur, toute
cette mise en scène religieusement exécutée, rendent la cérémonie
profondément impressionnante. L'esprit de Raymond Lulle et de
saint Vincent Ferrier plane toujours sur ces générations.
L'âme vibrante de H. Vuillier n'a pu contempler, de près et lon-
guement, ce pays et ces hommes sans en emporter des souvenirs
ineffaçables. On en peut juger par le texte qu'il a rédigé lui-même,
et dont je n'ai pu donner que de trop courts extraits. 11 ne faut pas
y chercher la rigueur classique. Mais on y trouvera plus de sincé-
rité que dans la manière romantique. Aucune formule étroite n'en-
serre son talent et ne bride son pinceau. Son but est de faire trans-
paraître sur un bout de toile ou de papier un peu de la splendeur
vivante du monde réel, et de faire jaillir dans une phrase un peu
de l'impression aiguë qu'éprouve, au contact du beau, sa sensibilité
très affinée par l'idéal qu'il porte en lui.
Dan 3 les splendidts aquarelles qu'il a prodiguées au cours de son
ouvrage, il en est toute une série qui symbolisent l'âme de Majorque,
comme d'autres symbolisent ses fruits ou ses majoliques. Voyez,
par exemple, cette pure figure de jeune fille, avec des yeux
d'extase. Elle tient un lys dans sa main. Mais l'emblème serait
inutile, tant on voit de candeur sur les traits de l'enfant. Il a
traduit, avec un rare bonheur, le charme savoureux des filles de
Miramar et de Valldemosa, qu'analyse son récit. C'est toujours un
épanouissement de beauté chaste. Dans l'œil très pur, dans le
franc sourire, il n'y a pas une réticence, . pas une ombre. Cette
beauté repousse le sacrilège. L'artiste a révélé, dans ces aquarelles,
un talent de composition qu'il n'avait jamais manifesté à un si
haut degré.
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110 LE CBBF-DYBUVBE D'OR ARTISTE-ÉCRIVAIN
Quant aux paysages, où il est depuis longtemps passé maître,
nul ne s'étonnera que l'incomparable lumière défi Baléares Tait
merveilleusement inspiré. Du reste, les divers procédés de repro-
duction qu'il a accumulés avec un dilettantisme plein de goût, ont
été choisis par lui, suivant l'interprétation particulière qu'exigeait
la nature de ses dessins. Ses croquis à la plume sont d'une éton-
nante virtuosité, et je ne crois pas qu'on ait souvent atteint le moel-
leux exquis et vaporeux de certaines de ses gravures sur bois.
: Il est juste d'ajouter que si SI. Vuillier a su choisir, avec le plus
sûr discernement, les collaborateurs qui lui étaient indispensables
pour mettre son œuvre à la portée du public de choix auquel il la
destine, ces collaborateurs ont droit à tous les éloges. Le texte,
sobrement imprimé en caractères Diiot, sort des presses de IL Re-
nouard. La gravure sur bois a été traitée en maître par M. Devos. Il
suffit de nommer H. Dajardin, qui a été chargé des héliogravures.
Et c'est M. Wittmann qui a assumé la tâche de reproduire les
aquarelles. On lui doit de sincères compliments, car rien n'était
plus difficile et plus délicat que de ne pas trahir la vigueur, l'éclat
et la transparence des originaux. Il est littéralement vrai de dire
que des connaisseurs ont hésité à distinguer le fac similé du modèle
lui-même. C'est, à non sens, le plus grand progrès qui ait été
accompli, jusqu'à ce jour, pour la reproduction en couleurs. Il
serait à souhaiter qu'une exposition publique de quelques pièces
permît aux amateurs de juger comme il le mérite ce tour de force.
Peut-être cependant ce souhait est-il oiseux; car les amateurs, —
toujours un peu jaloux de leurs sensations d'art, — préféreront
sans doute s'offrir à eux seuls une exposition particulière...
Pour la première fois, ils mettront la main sur une œuvre de
grand mérite et de haute valeur qui se présente à eux sans inter-
médiaire d'aucune sorte. Car, — cela aussi est un fait nouveau!
— M. Vuillier est à la fois auteur, illustrateur et éditeur. U veut
avoir toute la responsabilité de son succès !
Edouard Trogan.
De la corruption de nos Institutions, par M. H. Joly. 1 v. in -12. (Lecoffrc.)
Plusieurs des études réunies dans ce volume out été publiées ici même pour la
première fois. Mais nos lecteurs seront heureux de les trouver réunies à quelques autres
par un lien dont l'auteur explique la puissance dans son avant-propos sur le péril en
démocratie. Ce livre est non seulement à lire, mais à méditer, car s'il insiste sur le
mal, c'est pour nous mieux persuader de l'urgence qu'il y a d'appliquer le remède :
M. Joly est un médecin d'un renom justifié en sociologie, et nous lui souhaitons beaucoup
de clients.
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CHRONIQUE POLITIQUE
23 novembre 1902.
Si quelques-uns ont cru que la question religieuse était une
question isolée, sans lien avec les intérêts et les droits des citoyens,
sans influence sur la situation générale du pays, ils doivent com-
mencer à s'apercevoir de leur erreur. En réalité, cette question
touche à toutes les autres, et la campagne entreprise contre les
congrégations, bien loin de n'atteindre qu'elles seules, tient en
souffrance la nation entière.
La guerre religieuse est la raison d'être du Bloc républicain. Elle
constitue à la fois pour lui un but à poursuivre et un moyen de
vivre. Il n'a réussi & se former que pour engager cette guerre, et
il ne peut se maintenir qu'en la continuant. Sur toutes les autres
questions, les membres qui le composent sont divisés; s'ils ten-
taient de les résoudre, ils se disputeraient, et le bloc tomberait en
poussière. C'est ce que leur rappelait dernièrement un des sec-
taires, effrayé de l'opposition qui s'était produite contre le ministre
de la marine : « Si le pays tient à voir aboutir l'œuvre entre-
prise contre les congrégations, œuvre de salut public, œuvre d'où
dépend l'avenir de la société laïque et de l'esprit moderne, et qui
dépend elle-même de l'accord des gauches, écrivait H. de Près-
sensé, il est temps, et il n'est que temps que de sévères avertisse-
ments viennent arrêter sur une pente funeste les artisans, les com-
plices et les dupes de la grande conspiration des ambitions trop
pressées. »
Dans ces lignes, qui laissent entrevoir quel mépris et quels
soupçons ces compagnons professent les uns pour les autres, toute
la pensée de la faction est résumée. Elle subordonne tout au succès
de la lutte contre l'idée religieuse. Périsse la France pourvu que
l'Eglise meure I Dans ce dessein, qui menace, hélas I la France bien
plus que l'Eglise, assurée de son avenir par d'infaillibles pro-
messes, les conjurés n'essaieront ni de faire une réforme ni de
supprimer un abus; ils risqueraient de ne pas s'entendre, et leur
œuvre de destruction s'en ressentirait.
Les conséquences de cette tactique n'ont pas tardé à se révéler;
elles se développent, elles éclatent à tous les yeux. C'est le déficit,
s'accroissant chaque jour et que vont encore augmenter les
dépenses nécessitées par la fermeture des écoles libres; c'est
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772 CHRONIQUE POLITIQUE
l'inquiétude publique, se manifestant par les retraits des dépts
des caisses d'épargne, retraits dont le gouvernement ne fait que
souligner la gravité, en menaçant de ses poursuites ceux qui les
opèrent et ceux qui les constatent; c'est l'armée et la marine livrées
à des fanatiques et à des incapables, dont on reconnaît l'action
meurtrière pour la France, mais qu'on se garde de renvoyer, parce
que leur départ pourrait amener l'ébranlement, toujours redouté,
du bloc; ce sont les illégalités sans cesse renouvelées, les scellés
apposés malgré le texte des lois et contre les jugements des tribu-
naux; ce sont les avis du Conseil d'Etat lui-même torturés, rema-
niés, transformés, pour obtenir de lui que le Sénat soit dépossédé
de ses droits dans l'examen des demandes formées par les congré-
gations, tant on craint que le Sénat, qui cependant ne mérite pas
cette défiance, n'approuve pas tous les refus que leur aura opposés
la Chambre; ce sont enfin ces grèves, déclarées sans motifs, mais
immédiatement soutenues par le gouvernement, qui ne sait que
couvrir de ses basses complaisances les pires émeutiers, parce que,
s'il essayait d'arrêter leurs violences, il perdrait à la Chambre
l'appui des socialistes, sans lesquels il n'existerait pas.
Voilà où nous en sommes I Finances, industrie, commerce,
défense nationa'e, justice, sécurité publique, influence de la France
au dehors, tout est abandonné, tout est en péril, tout est atteint.
Mais la guerre religieuse se poursuit; l'Eglise, — ils le croient du
moins, — va succomber, et cette chance vaut bien que, pour la
courir, on perde la patrie.
Dans cette rage contre la foi chrétienne, la Chambre, voulant
anéantir les congrégations religieuses, a frappé, pour être plus
sûre de ne pas manquer ses coups, les congrégations charitables.
Désormais, en vertu de la loi qu'elle a votée, sur le rapport de
M. Rabier, le fait d'ouvrir un établissement congréganiste sans
autorisation sera puni d'une amende de 16 francs à 5,000 francs,
et de six jours à un an d'emprisonnement. Chose incroyable, si
tout, aujourd'hui, n'était possible! il suffira, pour constituer
l'établissement, de la présence d'un seul religieux. Le texte est
formel : a Soit que l'établissement (c'est-à-dire l'immeuble) appar-
tienne à la congrégation ou à un tiers, qu'il comprenne un ou
plusieurs congréganistes, etc.. » Ainsi, vous avez donné pour
précepteur à votre enfant un congréganiste. Il lui suffira d'être
sous votre toit pour constituer l'établissement; si vous n'avez
pas obtenu pour lui une autorisation spéciale, vous êtes passible
comme lui-même des peines portées par la loi. Ainsi, une religieuse,
comme on en trouve jusque dans d'humbles villages, va donner
ses soins à un indigent malade; elle s'installe auprès de son lit,
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'Wï^ï'v
CHRONIQUE POLITIQUE 773
elle le veille. Si elle nva pas d'autorisation, elle sera traduite en
police correctionnelle, et l'indigent n'aura dû sa guérison au
dévouement de cette sainte fille que pour aller avec elle en rendre
compte devant les juges. La conséquence est si exorbitante que le
garde des sceaux l'a répudiée. Mais nous savons ce que vaut, à
l'heure présente, une parole de ministre. H. Waldeck-Rousseau,
lui aussi, avait repoussé l'interprétation que quelques-uns atta-
chaient aux articles de la loi de 1901 sur les associations; il avait
juré ses grands dieux que cette loi ne portait nulle atteinte aux
dispositions de la loi de 1886 sur la liberté d'enseignement. Le
vote à peine émis, il convoquait le Conseil d'Etat pour lui demander
un avis contraire; il déclarait sans vergogne qu'il s'était trompé, et
l'avis du Conseil d'Etat, obtenu à une voix de majorité, grâce au
suffrage de M. Jacquin, prévalait définitivement contre les pro-
messes ministérielles.
Ce nom de Jacquin en évoque d'autres. Sous ce régime, que ne
satisfait pas la morale chrétienne, les scandales se multiplient, et
il ne s'en produit pas un sans que les gouvernants ou leurs amis
n'y soient mêlés. Ce n'était pas assez du Panama, des affaires
Wilson, Cornélius Hertz, Reinach, Arton, Humbert, etc. Voici
maintenant l'affaire Boulaine; à peine y a-t-on regardé qu'on y
trouve des gens du monde officiel. Un conseiller à la Cour de Paris,
franc-maçon de marque et radical, M. Andrieu, est traduit devant
la Cour de Rouen, sous l'inculpation de complicité de vol qualifié;
il faut bien qu'on n'ait pu dissimuler son cas pour en être venu
à cette extrémité. Mais il n'est pas le seul; avec lui on cite
d'autres magistrats, et jusqu'à un ancien ministre. Arrivera- t-on à
les mettre à l'ombre, comme on a fait pour les 104? L'avenir nous
le dira; on pourra sauver les hommes du châtiment; on ne sauvera
pas le régime de la flétrissure.
Quant à l'affaire Humbert, elle vient d'amener la disgrâce d'un
juge d'instruction, M. Lemercier. Ce magistrat s'était mis en tète,
paraît-il, de découvrir enfin les coupables. Aussitôt on s'est*aperçu
qu'un manquement professionnel le rendait incapable de pour-
suivre sa mission ; on l'en a déchargé. Le malheur est que personne
n'ajoute foi au prétexte allégué. Quand on se rappelle tout ce que
les ministres de la défense républicaine ont toléré et encouragé,
quand on se remet en mémoire ces instructions abominables contre
le Frère Flamidien, contre l'abbâ Santol, contre M. de Vaucrose
et la protection dont furent couverts ceux qui les dirigèrent, on a
peine à croire qu'une simple irrégularité ait suffi pour provoquer
les rigueurs de ce gouvernement. Oa se dit que, s'il a frappé
M. Lemercier, c'est qu'il ne voulait pas que l'on découvrit les
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174 CHRONIQUE POLITIQUE
Humbert. M. Lemercier a eu le tort de ne pas le comprendre.
Le préposé au département de la marine, M. Pelletan, ne se fait
pas faute de commettre des irrégularités; cela ne l'empêche pas de
rester ministre. Cette Chambre elle-même lui a pourtant donné
une leçon. Le Parlement avait voté dans une session antérieure
la construction de trois nouveaux cuirassés, et, sur son ordre, le
prédécesseur du ministre actuel, M. de Lanessan, avait passé avec
les constructeurs les marchés nécessaires; les travaux étaient
adjugés et commencés. M. Pelletan, qui, comme député, avait com-
battu, sans succès, ce projet, n'eut rien de plus pressé en arrivant
au ministère, que d'en arrêter l'exécution. Il décommanda les tra-
vaux. Si la mesure n'avait intéressé que la défense navale et les
constructeurs, elle eût peut-être laissé les députés indifférents;
mais elle atteignait aussi les ouvriers, qu'elle condamnait au chô-
mage, et ces ouvriers sont des électeurs; grande raison pour émou-
voir ceux dont leurs suffrages pouvaient tenir le sort en suspens.
Fût-on du bloc, on ne s'expose pas, pour l'amour d'un gouverne-
ment, à mettre en péril sa propre candidature. C'est donc du bloc
lui-même qu'ont surgi les interpellations pour demander compte au
ministre de sa conduite.
M. Pelletan aurait pu répondre que les trois vaisseaux devaient
s'appeler la Vérité, la Justice et la Liberté, et que ces noms
juraient trop avec la politique du ministère Combes pour qu'on lui
imposât la construction de navires ainsi qualifiés. Cette pensée ne
lui est pas venue ; on sait, du reste, que les jacobins ne parlent
jamais tant de la liberté, de la vérité et de la justice qu'au
moment où ils redoublent les attentats contre elles.
11 a eu un autre scrupule. 11 a craint, — c'est lui qui l'affirme,
— d'empiéter sur les droits de la Chambre, en ouvrant des
dépenses qu'elle n'avait point votées. Or on a reconnu, après la
séance, qu'il n'avait pas dit la vérité; les crédits étaient inscrits
dans le budget de 1902. M. Pelletan allait donc à la fois contre
une dépision de la Chambre et contre les engagements que l'Etat
avait pris envers les compagnies : « L'Etat doit être un honnête
homme... C'est une question de moralité », lui a-t-on répété;
langage dont le ministre a paru stupéfait, n'ayant pas l'habitude
de le rencontrer sur les lèvres de ceux qui le lui tenaient. Tandis
qu'il venait ainsi de substituer sa volonté à une loi votée par le
Parlement et à la parole donnée par l'Etat, IL Pelletan a eu le
front de se poser, en invoquant Royer-Collard, comme « le dernier
des parlementaires ». La majorité, sa propre majorité, lui a donné
tort; elle lui a enjoint, tout en lui témoignant sa confiance, de
faire le contraire de ce qu'il avait dit, et de demander aux compa-
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CHRONIQUE POUTIQlIg T75>
gnies, au risque de s'humilier devant elles, la reprise des travaux
interrompus par son caprice. S'il avait été, comme il s'en vantait,
le dernier des parlementaires, H. Pelletan n'eût pas accepté une
telle injonction; H aurait donné sa démission. Hais on a beau
affecter des allures de Diogène; on a beau jeter l'injure aux
compagnies, en les accusant de ne chercher qu'à grossir leurs
dividendes, on ne résiste pas, même en professant le dédain de la
toilette, à l'attrait des honneurs ministériels et des appointements
qui les accompagnent.
La grève des nnneurs touche à sa fin. Elle a à peu près cessé
dans le Nord; elle agonise dans la Loire, et bientôt, il faut l'espérer,
le travail aura repris partout. C'est en vain que le comité national,
essayant de se révolter contre la sentence arbitrale qui condamnait
les prétentions des mineurs du Pas-de-Calais, a fait appel au prolé-
tariat tout entier. L'invocation est tombée dans le vide. Le prolé-
tariat n'a pas répondu.
Les ouvriers peuvent évaluer aujourd'hui les résultats de ces six
semaines de chômage. Une feuille gouvernementale, le Petit Pari-
sien, n'estimait pas à moins de 50 millions te déficit imposé à
l'industrie nationale; elle ajoutait que la grève des houillères
françaises avait coûté quatre fois plus cher que toutes les grèves
allemandes de 1901.
Que de misères, que de souffrances, que de ruines, ces journées
perdues représentent pour les mineurs! Et dire que beaucoup,
parmi eux, n'ont quitté les chantiers que contraints et forcés; ils
n'auraient demandé qu'à y retourner, pour peu que le gouver-
nement eût consenti à les protéger. Mais, loin de là, le gouver-
nement n'a eu d'égards que pour leurs agresseurs; encouragés
par son attitude, les émeutiers réclament déjà l'amnistie pour les
faits de grève, et, sous ce nom, bien entendu, ils comprennent
tous les attentats : travailleurs roués de coups, maisons mises à
sac, cartouches de dynamite posées près des habitations, lignes
télégraphiques coupées; ils prétendent obliger les compagnies à
reprendre les coupables, et exiger du cabinet qu'il intervienne en
leur faveur. Le cabinet leur obéira, n'en doutons pas. Ces mêmes
ministres, qui, sur tous les points du territoire, font traquer de
malheureuses Sœurs, qui suppriment sans jugement les traitements
du clergé, qui, malgré la parole donnée par leurs commissaires de
police, poursuivent en Bretagne les défenseurs de la propriété et
de la liberté d'enseignement, ces mêmes ministres signeront pour
les grévistes toutes les grâces qu'on leur demandera; ils pèseront
sur les compagnies pour qu'elles donnent par leur faiblesse une
sanction anticipée aux grèves futures. Le garde des sceaux
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776 CBR091Q0I POLITIQUE
n'avait-il pas d'avance ordonné & ses parquets de la Loire la suspen-
sion des poursuites judiciaires? La Chambre elle-même est venue à
la rescousse, en nommant une commission d'enquête sur les causes
des grèves et la condition des mineurs. C'était sa façon de protester
contre l'arrêt des arbitres. Ne pouvant le répudier, puisque les
deux parties s'étaient préalablement engagées & l'accepter, sentant
d'autre part l'immense déception qu'après tant de folles promesses
le néant des résultats obtenus apportait aux ouvriers, elle a essayé
d'en atténuer l'effet, en donnant aux mineurs des illusions nou-
velles. Avec une crédulité que rien ne lasse, comme ils s'étaient
flattés qu'un vote du Parlement allait, d'un trait, faire droit &
toutes leurs revendications, les ouvriers vont se persuader que ce
que le scrutin ne leur a pas donné, ils l'obtiendront de l'enquête.
Us n'en recueilleront que de plus douloureux mécomptes, avec de
plus âpres colères. Mais les politiciens qui les trompent auront
ainsi gagné quelques jours, qu'ils emploieront, n'ayant pu satis-
faire les travailleurs, à pourchasser les congrégations.
Cette coïncidence de la guerre aux congrégations et de la grève
des mineurs a mis en lumière un contraste qu'il convient de
relever. Que reprochent les sectaires aux congrégations? D'en-
chaîner la volonté par des vœux; c'est là ce qu'ils appellent, avec
M. Clemenceau, « la liberté de la servitude », et ils se disent
libéraux, parce qu'ils la refusent.
Mais ces vœux, nul n'oblige les religieux à les faire; c'est dans
leur pleine indépendance qu'ils les contractent. Personne ne les y
force, et personne ne les en empêchera. Quand on considère ces
vocations humainement inexplicables, quand on voit des jeunes
gens, des jeunes filles, à qui leur naissance, leur fortune, leurs
relations, leurs avantages personnels, promettent toutes les jouis-
sances de la vie, s'arracher à ces séductions pour aller s'enfermer
dans un noviciat de Jésuites ou braver le martyre et la contagion
dans les missions de la Chine ou dans les contrées que la lèpre
désole, et cela de notre temps, au moment même où l'impiété se
déchaîne contre l'Eglise et annonce sa mort, on se dit que, quoi
que fassent les ennemis du Christ, ils n'arrêteront pas sa divine
influence; ils ne tariront pas la source qui jaillit de son cœur et à
laquelle tant d'âmes ont, depuis dix-neuf siècles, demandé l'apai-
sement de leur soif.
En regard de ces vocations libres, de ces immolations parfaite-
ment volontaires, que nous montrent les sectaires? L'enrôlement
obligatoire dans les syndicats, l'obéissance forcée à leurs mots
d'ordre, même pour ceux qui n'en font pas partie. Voici des
ouvriers qui ne sont affiliés à aucune corporation, qui, pour des
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CHRONIQUE POLITIQUE 777
raisons dont ils sont seuls juges, ont résolu de ne se lier par
aucun engagement , qui entendent travailler ou chômer à leur
guise, sans devoir ni demander compte & autrui. Ils n'en auront
pas le droit; ils n'auront rien promis, et pourtant ils seront liés.
Du jour où un syndicat, qu'ils ignorent, aura déciié qu'on doit
quitter l'usine, il faudra qu'ils la quittent, et, s'ils refusent, on les
frappera; on attaquera leurs femmes et leurs enfants; on pillera
leur maison. Gela se passera sous les yeux de l'autorité, préfets,
sous-préfets, procureurs de la République. L'autorité ne dira rien;
bien plus, elle défendra aux gendarmes d'intervenir, et s'ils ont
arrêté l'un des coupables, comme hier encore dans le Puy-de-
Dôme, comme quelques jours avant dans le Nord, dans la Loire,
comme partout, elle le fera relâcher. Est-ce là, oui ou non, pour
l'homme qui veut travailler, «c la liberté de la servitude »? Non, ce
n'est pas même la liberté de la servitude; car cette servitude, les
ouvriers ne l'ont pas demandée; ils la repoussent; il ont refusé tout
engagement qui les y soumettrait, et cependant on la leur impose!
Cette servitude obligatoire qu'il n'a su qu'encourager dans les
grèves, le gouvernement, s'il avait dépendu de lui, l'aurait fait
.entrer dans les lois. M. Millerand l'avait tenté, lorsque par un
simple décret, il constituait ces conseils du travail, qui devaient
s'ingérer comme arbitres dans les conflits entre ouvriers et patrons.
Il avait commencé par n'admettre dans ces conseils que les membres
des syndicats, en sorte que ceux qui n'étaient pas syndiqués, — et
ils forment l'immense majorité, — auraient dû subir leur joug.
C'était bien là une manière de rendre le syndicat obligatoire. 11
s'est rencontré, au Luxembourg, des sénateurs qui n'ont pas admis
ce décret de M. Millerand. U. Bérenger l'a déclaré illégal, et a pré-
senté au Sénat une proposition qui le réformait. La discussion s'est
ouverte, ces jours derniers, devant la haute assemblée. La pensée
de M. Millerand a été reprise par son successeur. M. Trouillot, le
même qui, avec MM. Pochon et Cocula, s'est fait un nom par sa
haine contre les congrégations, a essayé de faire prévaloir l'idée '
du syndicat obligatoire. Combattue avec talent par le rapporteur de
la commission, M. Francis Charmes, la tentative de M. Trouillot a
soulevé, jusque sur les bancs de la gauche, des protestations indi-
gnées, et c'est par 183 voix contre 60 (dans lesquelles le trio Pochon,
Trouillot et Cocula, s'est naturellement retrouvé), que le Sénat a
condamné la prétention du ministre.
Nous n'avons que trop lieu de craindre que cette assemblée ne
montre pas la même lucidité dans les débats sur la liberté d'ensei-
gnement. Que ne se reporte-t-elle, avant de les aborder, à la séance
que vient de tenir la nouvelle ligue formée pour la défense de celte
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778 GHBOHIQOfi POLITIQUE
liberté! 11 y avait là des hommes de toute croyance et de toute
opinion, catholiques, protestants, libres-penseurs, positivistes, qui
tous ont affirmé leur accord en faveur de cette grande cause. Nous
voudrions reproduire ici, avec l'admirable lettre de M. Rousse,
avec la puissante argumentation de M. Brunetière, le brillant et
instructif rapport de M. de Wht-Guizot, et aussi l'hommage rendu
par M. Georges Berger, protestant et républicain, à « l'acte légis-
latif de 1850 auquel, a-t-il dit, le nom de Falloux est attaché ■»
à cette loi « libératrice- de l'enseignement », que Lacordaire, dont
il a si noblement loué la grande âme, appelait « l'Edit de Nantes du
dix- neuvième siècle ».
Si l'espace nous manque, nous tenons du moins & consigner
dans ce recueil le souvenir consolant et bienfaisant de cette mémo-
rable réunion. La Ligue de la liberté d'enseignement compte déjà
250,000 adhérents. Tous nos lecteurs auront à cœar de se joindre
à eux.
Les officieux du quai d'Orsay, — les mêmes qui prônaient
naguère le traité franco-italien, en nous assurant qu'il aurait pour
"suite nécessaire la rupture de la Triple- Alliance, plus que jamais
confirmée, — s'efforcent aujourd'hui de nous vanter le traité passé
avec le Siam. Ils ont, cette fois, fait une recrue; c'est M. Jaurès.
Hais les opinions du député «socialiste sur les devoirs de notre
diplomatie et les conditions de notre influence sont trop connues
pour que son adhésion persuade les patriotes.
Parmi nos nationaux du Siam ou de l'Indo-Chine comme dans la
presse coloniale, il n'y a qu'un cri contre la convention signée par
M. Delcassé. Le groupe colonial de la Chambre s'est fait l'inter-
prète de cette protestation unanime, et c'est un des membres les
plus notables du bloc, H. Etienne, qui a été chargé de la porter au
ministre.
Y a-t-il sous cette opposition, soulevée jusque dans les rangs de
la majorité, des rivalités personnelles et des ambitions impatientes?
Est-ce le ministre des affaires étrangères, dont les adversaires du
traité convoitent la succession? Est-ce, comme d'autres le préten-
dent, M. Delcassé qui tient à soumettre, malgré tout, la conven-
tion à la Chambre, afin d'arriver par sa démission, si le vote lui est
contraire, à constituer, d'accord avec M. Loubet, un autre cabinet?
Le bruit en est répandu; nous n'en pouvons rien dire, sinon que,
de l'aveu de ceux qui le propagent, il résulte que dans ces ques-
tions où l'intérêt national devrait seul être en cause, les intérêts
particuliers, sous le régime actuel, trouvent toujours moyen de
prendre les devants et de se faire la première place.
Le nom de Lepido vient de s'inscrire sur la liste, déjà longue, des
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GHRONIQUK POLITIQUE 779
Italiens qui se sont donné pour spécialité d'abréger les jours des
souverains. La vie du roi des Belges a heureusement été épargnée.
S'il est un prince qui devait se croire & l'abri de ces attentats,
c'est bien Léopold II ; car on aurait de la peine à le faire passer
pour un tyran. Mais les assassins visent moins la personne que la
fonction des chefs d'Etat, et la République, on le sait, ne défend
pas de leurs coups les présidents. On soupçonne que le coupable a
des complices; on les recherche. Ce qui est certain, c'est que tous
ceux-là ont une part dans de tels forfaits, qui consacrent leur temps,
leur parole ou leur plume à enseigner aux foules, avec la maxime
Ni Dieu ni maître, le mépris de tous les devoirs et le droit à tous
les crimes.
L'empereur d'Allemagne a fait ses adieux au roi d'Angleterre, et
le roi de Portugal lui a succédé auprès d'Edouard VII. Il est offi-
ciellement coovenu que les deux souverains ne font à la Cour bri-
tannique qu'une visite privée, et que la politique y demeure
étrangère. Dans un récent discours au banquet d'installation du
lord-maire, M. Balfour a pris soin de s'élever contre « les concep-
tions désordonnées et fantastiques » qu'avait suggérées à « une
presse fertile en inventions » le voyage de l'empereur d'Allemagne.
Ne savait-on pas que Guillaume II venait simplement fêter le
soixante et unième anniversaire de son oncle Edouard, et pouvait-
on imaginer qu'il eût en vue un autre objet que cette touchante
réunion de famille? On n'en reste pas moins persuadé que d'autres
pensées out occupé les deux monarques; on ne suppose pas non
plus que ce soit seulement pour continuer en Angleterre l'agréable
vie qu'il a menée à Paris, que le roi de Portugal a été à Windsor.
lie gouvernement anglais, si peu prodigue de décorations aux
étrangers, en a décerné trois, ces jours derniers, à de hauts fonc-
tionnaires du Mozambique. Cette gracieuseté a été remarquée; elle
s'explique par les services que le Portugal a rendus, dans la guerre
du Transvaal, aux troupes du Royaume-Uni. Il y a dans l'Afrique
du Sud des questions à débattre, des intérêts à mettre d'accord
entre les trois nations. Il serait étonnant qu'on n'en dise rien au
roi de Portugal, et on peut être sûr que Guillaume II, avec l'esprit
pratique qu'on lui connaît, n'aura pas négligé cette occasion d'en
entretenir Eiouard VII et ses ministres, aussi bien que de ses
vues sur la Chine et sur les zones d'influence que réclame dans
l'Empire céleste le commerce germanique.
Le projet qu'a formé M. Chamberlain de se rendre au Transvaal
lui a décidément réussi auprès de ses compatriotes. Il lui a valu
en Angleterre un renouveau de popularité. Au banquet de Guild-
hall, le Premier, M. Balfour, voulant peut-être se faire pardonner
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ÎSO CHRONIQUE POLITIQUE
par son collègue cette primauté que lui a donnée dans le cabinet la
retraite de lord Salisbury, a proclamé M. Chamberlain « le plus
grand administrateur colonial que l'Angleterre ait jamais eu ».
Quelques jours plus tard, c'était & Birmingham, dans cette ville qui
l'a élu, qui a vu grandir sa fortune, et qui lui faisait un accueil
enthousiaste, que le ministre des colonies a pris, à son tour, la
parole. 11 a renouvelé, au banquet qui lui était offert, l'assurance
des intentions conciliantes dont il était animé en partant pour
l'Afrique du Sud, décidé à « s'entendre généreusement et sagement
avec ceux qui ont prêté leur appui au gouvernement, parce qu'ils
ont beaucoup souffert », mais ayant aussi la résolution « d'amener
d'anciens adversaires à accepter leur sort et à devenir des
citoyens d'un empire uni ». Il a déclaré la tâche difficile, mais
non impossible. « N'a-t-on pas vu, s' est-il écrié, les descendants
de ceux qui ont combattu avec Montcalm contre Wolff envoyer
en Angleterre un des leurs, comme le ministre du Dominium?»
Si M. Chamberlain mène à bien son entreprise, s'il opère la pacifi-
cation qu'il annonce, il aura, sinon fait oublier, du moins atténué
les griefs qu'a soulevés contre lui le ministre dont on a dit, comme
il l'a confessé lui-même, qu'il était « l'homme le plus haï de son
époque » .
Après avoir échoué deux fois dans la formation d'un nouveau
cabinet, M. Sagasta, sur les instances du roi Alphonse XIII, s'est
remis à l'œuvre, et il est parvenu à édifier une combinaison. Le
parti libéral reste donc avec lui au pouvoir, mais ce parti est fort
affaibli. Il a perdu, à droite, M. Monra, ancien ministre, qui, avec
un groupe de députés et de sénateurs, s'est rallié aux conserva-
teurs, dont le rapprochaient les questions religieuses; à gauche,
M. Canalejas qui, pour le motif contraire, est allé rejoindre les radi-
caux. Il est peu probable que, dans de telles conditions, ce cabinet
aU une longue vie, et l'on sait que le chef du parti conservateur,
M. Silvela, s'est déclaré prêt à prendre la direction des affaires.
L'inclination d'Alphonse XIII le porterait sans doute du côté des
conservateurs; mais le jeune prince a hérité, dit-on, de la patiente
et prévoyante sagesse de sa mère; peut-être n'a -il tant tenu à
garder M. Sagasta que pour mieux faire constater que, si le vieil
homme d'Eut était obligé de renoncer à sa tâche, la couronne n'en
avait pas moins tout fait pour la lui faciliter. Le roi n'en serait
dès lors que plus libre, le ministère actuel venant à tomber, pour
s'adresser à M. Silvela.
Le Directeur : L. LAVEDAN.
Lun des gérants : JULES GERVAI8.
l'AKJH.— !.. i>ft SOT* SI #1U, IMPftIMJBUXS, 18, £U1 DCS WOUÉB lAOTT JACq^M.
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le coNe^fiwsr de isoi *
L'ULTIMATUM LT LE DÉPART DE CONSALVI
I
Tandis que Spina négociait à Paris, la guerre continuât en
Italie, où la France, victorieuse à Marengo, poursuivait ses succès
contre les Autrichiens et les Napolitains. Pendant les derniers mois
de l'année 1800, l'Etat pontifical, ruiné par les passages de troupes
et par des réquisitions de toutes sortes, souffrit d'une horrible
misère, et la cour de Rome fut livrée à des angoisses continuelles.
« Le blé et l'argent nous manquent également, écrivait Consalvi à
Spina, et on ne sait où les trouver... 11 n'y a pas de force publique.
Les vols et les assassinats sont si fréquents que c'est une horreur
et une honte... Dans le palais pontifical, même dans la chambre du
Saint-Père, on brûle de l'huile, faute de pouvoir payer des chan-
delles en cire. »
Les ennemis de la France exploitaient contre elle cette situation
lamentable en la lui attribuant. Pour eux, le Français c'était néces-
sairement l'impie, le jacobin, le spoliateur, et il ne fallait voir que
duplicité et mauvaise foi dans les assurances pacifiques de Bona-
parte et ses offres de négociations. Nos soldats justifiaient parfois
ces craintes par des inconvenances et des manifestations du vieil
esprit révolutionnaire dont beaucoup étaient encore animés, Bona-
parte n'ayant pas eu le temps de les en guérir. C'est ainsi que,
pendant un armistice, deux officiers, mal stylés par le général
Dupont, vinrent à Rome réclamer en termes menaçants l'expul-
sion de plusieurs émigrés : Willot et quelques Corses, qu'ils
prétendaient être enrôlés dans l'armée pontificale. Or Willot n'avait
jamais mis le pied à Rome, et le Pape n'avait à sa solde aucun Corse,
pour l'excellente raison qu'il n'avait pas encore d'armée. Consalvi
se justifia donc sans peine, mais les deux officiers, His et Dupin,
n'avaient pas pris le vent et manquèrent de tact. « Ils exagèrent
* Vay. le Correspondant du 25 décembre 1901 et des. 10 février, 25 mai et
10 août 1902.
5a LIVRAISON. — 10 DÉCEMBRE 1902. 51
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782 LE CONCORDÂT DE 1801
beaucoup, écrivait le ministre d'Autriche Ghislieri, la force et
l'invincibilité de leur armée. Ils disent sans mystère que Tannée
française viendra elle-même chasser les émigrés français et corses,
si le Pape ne le fait pas. Ils reçoivent chez eux et traitent familiè-
rement les patriotes romains; ils affectent de faire voir au spec-
tacle et aux promenades leurs uniformes et leurs panaches, malgré
tout ce que le secrétaire d'Etat leur a représenté sur la mauvaise
impression que la cocarde tricolore pouvait faire sur l'esprit des
Romains. Ils puivent enfin le système de Basscville, de Duphot,
pour exciter une révolte et avoir par là un prétexte pour traiter
hostilement l'Etat du Pape. » Pie VII avait déjà pris la résolution
de s'enfuir devant une seconde invasion française, ne fût- elle, en
apparence, qu'une occupation pacifique. Même quand cette crainte
fut dissipée, il était navré de voir son peuple épuisé par les réqui-
sitions au point, dit Gonsalvi, « que, dans son désespoir, il déclara
un jour qu'il allait mettre la clé sous la porte plutôt que de se faire
le bourreau de ses sujets et de leur sucer le sang jusqu'à la dernière
goutte ». Cependant l'incident des deux officiers n'eut pas de suites
et les événements ultérieurs démontrèrent que Ghislieri nous calom-
niait. Bonaparte ne cessait de recommander à ses généraux de
respecter le territoire pontifical. « Paix et considération pour le
Pape», écrivait- il le 9 octobre 1800 à Brune.
Au commencement de 1801, Murât reçut l'ordre d'exiger des
Napolitains l'évacuation de l'Etat romain pour laisser le Pape
maître chez lui et de marcher contre eux en cas de refus. Mais
le général « doit traiter la cour de Rome comme une puissance
amie. Il doit témoigner dans toutes les occasions que le gouver-
nement a beaucoup d'estime pour le Pape ». Les Napolitains ne
se hasardèrent point à la lutte et s'empressèrent de conclure un
armistice qui se changea bientôt en paix provisoire. Murât avait
compris. Il allégea de son mieux les charges du passage des
troupes, traita les prélats avec affabilité et vint à Rome, où sa
belle prestance et ses manières séduisantes lui conquirent des
sympathies durables. Les dépêches de Gonsalvi le qualifient alors
iïottimo générale Murât. À la même époque, Bonaparte disait à
Lucchesini, ministre de Prusse à Paris : « La République française
est la seule puissance qui prenne quelque intérêt à l'existence
politique du chef de l'Eglise catholique. » Tout le monde sait enfin
que, dans son audience de congé, Gacault lui ayant demandé
comment il fallait agir avec le Pape, il répondit par ce mot
superbe : « Traitez-le comme s'il avait deux cent mille hommes! »
Au printemps de 1801, la France avait donc accentué, dans sa
politique extérieure, l'attitude nouvelle qu'elle avait prise, après
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LE CONCORDÂT DE 1891 785
la bataille de Marengo, vis-à-vis du Pape, auquel, de son côté, ses
devoirs de pontife et ses intérêts de prince temporel commandaient
également de traiter avec elle. Gacaalt avait toute chance d'être
écouté en négociant au nom de l'homme extraordinaire dont le
prestige grandissait chaque jour, qui venait de conclure la paix
avec l'Autriche, qui tenait dans ses mains le sort de l'Italie et déjà
pariait en maître dans une grande partie de l'Europe.
II
A la fin du seizième siècle, saint François de Sales écrivait de
Rome : « Rien ne se fait ici qui n'ait été pesé et contre- pesé par
MM. les Cardinaux. » L'observation est restée juste, et le Sacré
Collège forme toujours le grand conseil d'Etat de l'Eglise, mais
un conseil d'Etat dont la jurisprudence n'est point contingente,
suspecte et soumise aux fluctuations de la politique, parce qu'il
se compose de membres inamovibles et choisis pour leur compé-
tence, et parce qu'il obéit à des traditions séculaires et à des
principes fixes : corps délibérant qui est aujourd'hui le plus ancien
du monde et dont les lumières, l'indépendance et le désintéres-
sement n'ont jamais été contestés par quiconque a traité une
affaire sérieuse en cour de Rome. Personne n'ignore que ce conseil
est divisé en sections particulières qu'on appelle Congrégations
et qui répondent aux diverses nécessités du gouvernement de
l'Eglise. Les graves difficultés qui surgirent au moment de la
Révolution française exigèrent des délibérations spéciales et plus
solennelles, et Pie VI prit l'habitude de consulter une élite de
cardinaux choisis à son gré parmi les plus versés dans les ques-
tions importantes qu'il fallait résoudre. Ainsi naquit la Congré-
gation des affaires extraordinaires , qui n'a point cessé de fonc-
tionner depuis la fin du dix-huitième siècle, l'Eglise n'ayant point
cessé de passer par des épreuves extraordinaires. Pour examiner
le projet de convention rédigé par Bonaparte, Pie VII désigna
d'abord trois cardinaux, Antonelli, Carandini et Gerdil, chargés
d'étudier le texte et de proposer les additions ou les changements
qu'il fallait y introduire. Leur travail devait être soumis ensuite
à douze cardinaux présidés par le Pape, qui déciderait. C'est ce
qu'on appela la Petite congrégation et la Congrégation parti-
culière. Di Pietro fut l'âme de Tune et de l'autre.
Les cardinaux appelés à se prononcer sur les propositions de
Bonapartç avaient tous été victimes des Français et de la Répu-
blique romaine de 1798 qui leur avait infligé la ruine, l'exil ou la
prison. Huit, par ordre de Berthier, avaient été, pendant un mois,
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7H« LE CONCORDAT DE lfiOt
détenus dans an couvent du Corso, puis chassés du territoire de
la République, avec défense d'y rentrer sous peine de mort. Le
doyen du Sacré Collège, Albani, âgé de plus de quatre-vingts ans,
avait joué un rôle important dans deux conclaves. Il avait réussi &
faire nommer Pie VI contre les candidats de la mafson de Bourbon
et du Pacte de famille, malgré Bernis, auquel il lança un mot
cruel au cours d'une altercation célèbre. Il ôla sa barrette et la
montrant à main tendue au protégé de Mme de Pompadour lui cria :
<( Sache Voire Eminence que ce n'est pas une courtisane qui m'a
mis cela sur la tète à moi! » C'est lui qui cédant aux habiles
suggestions de Maury et de Consalvi1, avait décidé l'élection du
cardinal Chiaramonti, après plusieurs semaines de scrutins stériles.
Il causait beaucoup et passait pour ne pas garder les secrets. Aussi
Pie VU avait-il songé à le laisser en dehors de la négociation. 11 ne
l'osa point & cause de sa qualité de doyen. Il paraît que cette fois
il tint sa langue.
Braschi, neveu de Pie VI (ce qu'on appelait alors cardinal-neveu),
camerlingue et secrétaire des brefs possédait, à défaut de talents
remarquables, une longue expérience des affaires et une intégrité
parfaite.
Carandini, oncle de Consalvi, jurisconsulte renommé, chargé
de la haute direction de la justice, s'était rendu célèbre pour avoir
terminé sept mille procès en trois ans.
Doria Pampbili était surnommé le bref du Papç à cause de sa
petite taille. Secrétaire d'Etat au moment de l'invasion française,
il avait montré quelque faiblesse; mais il connaissait l'Europe pour
avoir été nonce à Madrid et à Paris.
Le célèbre Gerdil, le plus âgé de tous les cardinaux, touchait à
la fin d'une carrière illustrée par une science, une piété et une
modestie profondes. Il mourut en 1802, après avoir eu le temps de
donner son avis et d'aider à rédiger les articles de la convention
dans notre langue qu'en sa qualité de Savoyard il avait parlée dès
son enfance.
Roverella, bel esprit et versé dans le droit, était connu pour son
opposition aux réformes administratives, pourtant excellentes, de
Consalvi. Comme Doria, il plia plus tard devant Napoléon et fut de
ceux qui ayant assisté au mariage impérial obtinrent de garder la
couleur cardinalice, laquelle, cette fois, suivant la remarque spiri-
tuelle du P. Rinieri, n'était point le rouge romain.
Délia Somaglia, préfet de la Congrégation des Rites, était estimé.de
tout le Sacré Collège pour son intelligence et sa fermeté de caractère.
4 Consalvi était secrétaire du conclave.
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LE CONCORDAT DE 1801 785
Ces qualités brillaient à un plus haut degré encore dans un
homonyme du célèbre ministre de Pie IX, par lequel il ne méritait
point d'être éclipsé» Antonelli qui, chef de l'opposition sous
Clément XIV, avait défendu les Jésuites avec courage et combattu
avec science les préventions régaliennes des petits souverains
d'Italie. On citait sa réponse & l'officier français qui lui avait enjoint
de quitter la pourpre : « Un soldat se déshonore en abandonnant
et en souillant son uniforme. Un cardinal se déshonore en renonçant
par peur à porter la livrée du chef de l'Eglise. » Devenu, à cause
de cette attitude, très populaire auprès des Romains, connu et
estimé de divers souverains, Antonelli était le personnage le plus
en vue* du Sacré Collège et peut-être celui dont l'opinion comptait
le plus. Malgré sa défiance de la France, il désirait passionnément
la voir réconciliée avec le Saint-Siège, et il écrivait à Bernier qu'une
fois la chose faite, il chinterait de bon cœur son Nunc dimittis,
comme le vieillard Siméon.
Deux cardinaux de moindre importance, Caraffa et Borgia, com-
plétaient, avec Consalvi et Di Pietro, le nombre des membres de
la Congrégation particulière.
Comme au début de la négociation, le secret du Saint-Office fut
imposé à tous et prescrit plus rigoureusement encore. « La
moindre révélation produirait des conséquences très funestes.
Chaque cardinal étudiera les questions par lui-même, sans con-
sulter ni théologien ni secrétaire. Chacun apportera son vote écrit
de sa propre main et veillera scrupuleusement à ce qu'aucun fami-
lier ne puisse, ni le jour ni la nuit, se procurer le moindre rensei-
gnement sur cette affaire, qui est certainement une des plus graves
que le Saint-Siège ait jamais eues à traiter1. »
Le Premier consul entendait que tout fût terminé très rapide-
ment, et il avait parlé de célébrer dans une même cérémonie la
paix avec l'Eglise et la ratification de la paix avec l'Autriche : « On
a mis immédiatement la main à l'œuvre, écrivait Consalvi à Spina,
et nous ferons tous nos efforts pour que tout aille très vite. Cepen-
dant, qu'on réfléchisse que vous avez discuté pendant cinq mois à
Paris et qu'il n'y a pas moyen d'en finir en très peu de jours, et à
plus forte raison d'être prêt pour la ratification de la paix avec
l'empereur. Nous ferons plus que marcher : nous volerons, et c'est
tout ce qu'on peut nous demander. La nécessité de quelque délai
ressort de la gravité même de la matière la plus importante qu'on
ait jamais discutée et qui autrefois eût été l'œuvre d'un concile
général. » Et vraiment, pour quiconque connaît les habitudes
1 Avis de Coosilvi aux cardinaux de la Congrégation particulière.
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786 LE COHCORDÀT DE 1801
romaines, il est évident que jamais délibération plus considérable
ne fut menée plus activement et plus rapidement. Discussions
multipliées, approfondies et minutieuses de chaque article et de
chaque expression, séances de jour et séances de nuit, interven-
tion personnelle du Pape, efforts sincères pour concilier les exi-
gences de Bonaparte avec les principes et les formes auxquels
l'Eglise ne saurait renoncer, rien ne fut négligé de ce qui pouvait
amener un résultat prompt et décisif. « Chaque parole coûte des
sueurs de sang », ajoutait Gonsalvi, et Cacault lui-même constate,
en assaisonnant son jugement de quelque épigramme, que ces
pauvres cardinaux surmenés agissaient vraiment en toute cons-
cience, ne s'inspirant que des motifs les plus élevés : a J'ai eu
hier une audience du Pape : l'effusion de ses sentiments pour la
France, pour le Premier consul, a été tout ce qu'on peut désirer;
mais le dogme lui impose une loi qu'il n'est pas en son pouvoir
d'outrepasser... On est croyant plus véritablement ici qu'on ne
l'imagine en France, et les vieux cardinaux qui ont passé leur vie
dans les plaisirs n'en ont pas moins nourri dans leur âme la foi
dont ils se consolent à la fin de leur carrière. Ces hommes-là
doivent être poussés délicatement en pareille matière.
« Les douze cardinaux appelés par le Pape à l'examen de notre
affaire sont les plus graves et savants, et revêtus des premières
dignités. Le cardinal Gerdil, qui est de Turin, homme savant et
fort pieux, a travaillé dans cette affaire avec un bon esprit, ainsi
que le cardinal Doria, autrefois nonce à Paris. »
Naturellement, tous les cardinaux n'étaient pas aussi bien
disposés que Gerdil et Doria, et le vieux tenant de la maison d'Au-
triche, Albani, adressait au Pape un mémoire en forme de ques-
tionnaire tout imprégné de défiance contre nous : « Qui fait les
concessions? Le Pape, le Vicaire de Jésus-Christ, qui ne doit pas
oublier, en négociant, l'éclat et la grandeur de la dignité pontifi-
cale. À qui les fait-il? A un ramassis d'athées, d'incrédules et de
sectaires. Pourquoi les fait-il? Pour rétablir la religion. Il faut
alors un acte public et solennel qui répare tous les scandales
donnés par la République française. Quelles concessions fait il?
D'inouïes, les plus considérables qu'on ait jamais demandées à
l'Eglise. Le Saint- Père ne saurait donc prendre trop de précautions
pour assurer d'une manière durable le bien spirituel de la nation. »
Les collègues d'Albani ne croyaient pas à la possibilité d'exiger
un acte public et solennel de réparation, mais ils furent unanimes
à décider que le texte de Bonaparte ne pouvait être admis sans
additions et sans modifications. L'exposé que nous avons fait plus
haut de la négociation de Spina nous dispense d'explications
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LE CONCORDAT DE 1801 187
détaillées qui seraient des redites. La principale difficulté portait
sur l'article premier du titre premier qui constituait aux yeux de
Rome la base même du traité, sa seule raison d'être et le principe
d'où découlaient toutes les autres stipulations. <c Le gouvernement
de la République française, reconnaissant que la religion catho-
lique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité
des citoyens français... » Cet énoncé sec et stérile1 d'un fait histo-
rique avait remplacé les déclarations rassurantes et les garanties
des premiers projets. À cette Eglise qui, après avoir régné et
dominé pendant des siècles, avait été persécutée si violemment, et
dont les croyances et la morale étaient encore contredites par
toute une législation impie; à ce culte longtemps proscrit qui ne
jouissait que d'une tolérance précaire, encore refusée à beaucoup
de prêtres émigrés, le gouvernement français n'assurait explicite-
ment ni protection ni liberté complète. Il demandait les privilèges
des gouvernements catholiques sans adhérer au catholicisme, et
ses exigences étaient hors de toute proportion avec ses engagements.
Le second point qui souleva de longues discussions fut la nomi-
nation des évèques. Le renouvellement intégral de l'êpiscopat, la
démission imposée aux titulaires de tous les sièges existants causait
au Pape une peine et une anxiété dont nous avons déjà parlé. La
force manquait à sa main pour frapper un coup si douloureux, per
vibrare un colpo sidoloroso. 11 aurait voulu que le gouvernement
conservât tous ceux dont il n'avait pas de raison de se défier et ne
remplaçât que les royalistes trop avérés. Si enfin, malgré toutes les
supplications, le Premier consul s'obstinait à les renvoyer tous, on
estimait à Rome qu'il fallait y mettre plus de formes, le dire en
termes plus doux, chercher les moyens d'éviter les clameurs et le
scandale, et ne point irriter la plaie au lieu de la guérir.
Le Premier consul avait dit : « Le Saint-Siège reconnaît l'alié-
nation des biens ecclésiastiques. » Il parut aux cardinaux que ce
verbe impliquait une sorte de ratification et d'approbation des
spoliations accomplies, et le mot reconnaît fut remplacé par l'en-
gagement de ne point inquiéter la conscience des acquéreurs et de
ne point exiger d'eux la restitution.
On jugea aussi que le serment d'obéissance aux lois ne pouvait
être prêté sans distinction, à cause des lois comme celle du divorce.
D'autres changements et additions de détail furent introduits dans
les formules de Bonaparte ; et pour qui accuserait les Romains de
minutie et de prudence exagérée, je cite un exemple qui les justifie.
Le projet de Bonaparte renfermait l'article suivant : « Sa Sainteté
« ArUcolo stérile, c'est ainsi que le qualifie Pie VII dans sa lettre à
Bonaparte.
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788 LE CONCORDAT DE 1801
reconnaît dans le gouvernement français actuel les mêmes droits et
privilèges dont jouissaient les rois de France avant la Révolution
et le changement de gouvernement. » A Rome, on modifia ainsi la
phrase : « Le gouvernement de la République française jouira des
mêmes privilèges, reconnus par le Saint-Siège, dont jouissaient les
rois de France avant la Révolution. » La phrase manquait d'élé-
gance, et, à Paris, Consalvi consentit à la suppression des mots
reconnus par le Saint-Siège, estimant que le sens restait absolu-
ment le même. L'article ainsi allégé est devenu le seizième du Con-
cordat. Or, le 23 avril 1883, le Conseil d'Etat, appelé à donner son
avis sur le droit revendiqué par le gouvernement de suspendre les
traitements ecclésiastiques, s'exprime ainsi : « Considérant que ce
droit a existé à toute époque et s'est exercé dans l'ancien régime
par voie de saisie du temporel... ; qu'il n'a pas été abrogé par la
législation concordataire et que son maintien résulte de l'article 16
de la convention du 26 messidor an IX qui a formellement reconnu
au chef d'Etat les droits et prérogatives autrefois exercés par les
rois de France... »
Ainsi le Saint-Siège a reconnu au gouvernement le droit de
saisir le temporel ecclésiastique et de supprimer le traitement des
pauvres curés I J'estime que les conseillers d'Etat qui ont fait cette
surprenante découverte afin de sanctionner par l'autorité de l'Eglise
une iniquité qu'elle réprouve, ont rendu un service et non point
un arrêt.
Voici Je texte français du projet de convention qui sortit des
longues délibérations des cardinaux et qui fut aussi rédigé en latin.
PROJET DE CONVENTION APPROUVÉ PAR SA SAINTETÉ
ET TRANSMIS A PARIS
CONVENTION ENTRE SA SAINTETÉ LE PAPE PIE VII ET LE GOUVERNEMENT
FRANÇAIS
Le gouvernement de la République française reconnaît que la
religion catholique, apostolique, romaine est la religion de la grande
majorité des citoyens français. Animé par les mêmes sentiments et
professant la même religion, il protégera la liberté et la publicité de
son culte; il la conservera dans toute la pureté de ses dogmes et dans
l'exercice de sa discipline. Les lois et décrets contraires à la pureté
de ses dogmes et au libre exercice de sa discipline seront annulés.
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LB CONCORDAT DE 1801 789
II
11 sera fait par le Saint-Siège, de concert avec le gouvernement,
une nouvelle circonscription des diocèses français; leur nombre sera
réduit de telle manière, néanmoins, qu'il suffise aux besoins spirituels
des Qdèles.
III
Sa Sainteté témoignera aux évêques légitimes la juste et ferme
persuasion où Elle est de leur disposition à se prêter à tout sacrifice
que pourra exiger d'eux la paix et l'unité de l'Eglise. D après cette
exhortation, le Saint-Père, pour ne point retarder davantage le réta-
blissement de la religion catholique, apostolique et romaine en France,
prendra les mesures convenables pour le bien de la religion et pour le
plein effet de la nouvelle circonscription conformément à l'objet qu'il
s'est proposé en l'approuvant.
IV
Le Premier consul, professant la religion catholique, nommera aux
archevêchés et évêchés de la nouvelle circonscription dans les pre-
miers trois mois qui suivront la publication de la Bulle de Sa Sainteté,
concernant la circonscription susdite, et Sa Sainteté donnera à ceux
qui seront ainsi nommés l'institution canonique dans les formes éta-
blies dans le Concordat entre Léon X et François Ier.
V
Les nominations aux évêchés qui viendront à vaquer se feront
également par le Premier consul, et l'institution sera donnée par le
Saint-Siège, en conformité de l'article précédent.
YI
Les archevêques et les évêques, avant d'entrer en fonctions, prête-
ront directement, entre les mains du Premier consul, le serment de
fidélité.
VII
La formule du serment sera celle-ci : « Je promets obéissance et
fidélité au gouvernement établi par la Constitution de la République
française. »
VIII
Les ecclésiastiques de second ordre prêteront le même serment
entre les mains des autorités civiles désignées par le gouvernement.
IX
La prière suivante sera récitée dans toutes les églises catholiques
de France, à la fin de l'office divin : Domine, salvam fac Rem Gàlli-
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790 . LE CONCORDÂT DE 1801
canam et exaudi nos in die qua invocaverimus Te. Ou celle-ci :
Domine, salva Galliœ consules et exaudi nos in die qua invoca-
verimus Te.
X
Les évoques, de concert avec le gouvernement, feront une nouvelle
circonscription des paroisses dans leurs diocèses respectifs, bien
entendu qu'il soit pourvu aux besoins spirituels des fidèles.
XI
Ils nommeront à toutes les cures et choisiront des pasteurs doués
des qualités requises par les lois de l'Eglise pour le bien spirituel de
leurs troupeaux pacifiques, et qui n'auront pas démérité la confiance
du gouvernement.
XII
Ils pourront avoir des séminaires et conserver à volonté des cha-
pitres, mais sans obligation de dotation de la part du gouvernement.
XIII
Toutes les églises métropolitaines, cathédrales, paroissiales et les
autres, non aliénées, seront remises à la disposition du culte catholique.
XIV
Le Saint-Père, afin de coopérer autant qu'il est en lui à la tran-
quillité de la France, qui serait entièrement troublée par la répétition
des biens ecclésiastiques aliénés par la République, et particulièrement
pour ne point retarder le rétablissement de la religion catholique, eu
égard à l'importance de l'objet et à la multitude des acquéreurs,
dispense, à l'exemple de ses prédécesseurs, les acquéreurs catholiques,
ou qui s'étant éloignés de l'unité de l'Eglise y feront retour, de toute
restitution, soit des biens-fonds, soit des fruits perçus ou à percevoir.
Il déclare aussi que les autres ne seront pas inquiétés dans leur posses-
sion des dits biens, ni par Lui, ni par ses successeurs.
XV
Le gouvernement se charge d'un traitement convenable aux évéques
dont les diocèses sont compris dans la nouvelle circonscription, ainsi
qu'aux curés de leurs diocèses.
XVI
Il prendra des mesures pour que les catholiques français puissent,
site le veulent, faire en faveur des églises des fondations assujetties
aux charges de l'État.
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LE CONCORDAT DE 1801 791
XVII
Le gouvernement de la République française jouira des mêmes
privilèges, reconnus par le Saint-Siège, dont jouissaient les rois de
France avant la Révolution et le changement du gouvernement.
Quelques variantes étaient indiquées comme des concessions
auxquelles le plénipotentiaire pourrait souscrire en cas de néces-
sité. Ainsi, dans le premier article, « étant dans la même religion »
était substitué à « professant la même religion ». Tous les obstacles
remplaçaient les lois et décrets. Dans l'article VII il y avait seu-
lement : « Je promets obéissance au gouvernement: » L'article XII
sur les séminaires et chapitres pouvait être omis dans la conven-
tion pour être inséré dans la Bulle.
En résumé, si l'on veut bien comparer ce texte à la lettre du
cardinal Martiniana, on verra que le Premier consul obtenait en
substance tout ce qu'il avait demandé et que Pie VII avait bien
quelque raison d'espérer. « Le Pape, écrivait Gacault le 26 avril 1801,
est dans la persuasion que le Premier consul sera content. Nous
ne différons, dit-il, que par les tournures et les expressions. Je
lui donne tout ce qu'il m'a demandé, mais à l'égard des formes
dont je ne puis me départir, il est juste qu'il me laisse parler à
ma manière. Sa Sainteté est persuadée que dans une heure de
conversation avec le Premier consul, Elle serait parfaitement
d'accord avec lui. »
Le projet officiel destiné au gouvernement français fut accom-
pagné de diverses pièces qui le complétaient et devaient en faci-
liter l'acceptation : un mémoire exposant pour quelles raisons
Rome n'avait pu se contenter purement et simplement du texte
français, des pouvoirs de plénipotentiaire pour Spina et de nou-
velles instructions pour le guider, un bref laudatif à Bernier pour
stimuler sa bonne volonté, un projet de bulle de ratification et
enfin une lettre en italien adressée au Premier consul et écrite en
partie de la main même du Pape. Il était recommandé à Spina de
faire tous ses efforts pour que la convention ne fût pas signée
par le ministre des relations extérieures et pour qu'elle ne portât
point la date républicaine. « Il serait inconvenant qu'au bas d'un
traité religieux conclu avec le Saint-Siège figurât à côté de la
signature du plénipotentiaire pontifical celle d'un évêque qui a
été le premier à consommer le schisme en France et qui a dévié
du droit chemin avec tant de scandale pour s'abandonner aux plus
graves excè3 *. Il faudra aussi que Mgr l'Archevêque ait l'œil ou-
* L'inconvénient que Ton redoutait à Rome ne put être évité. Talleyrand
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792 LE CONCORDAT DE 1801
vert pour éviter un autre inconvénient très grave, celui de la date
républicaine. Le nouveau calendrier est une invention diabolique
tendant à faire oublier les dimanches et les fêtes du christianisme
et il est opposé à la division du temps par semaines, laquelle a été
prescrite par Dieu lui-même lorsqu'il a sanctifié le septième jour. »
La lettre à Bonaparte soulevait une question d'étiquette inté-
ressante. Gomment fallait-il qualifier le Premier consul? Les titres
que le Pape donne aux princes catholiques varient suivant leur
dignité. Les empereurs et rois sont nommés Cartssimi in Christo
filii nostri; les princes appartenant aux familles royales ou gou-
vernant des territoires de moindre importance : Dilectissimi in
Christo filii nostri; les princes romains et autrefois les doges de
Venise : Dilecti filii ou Nobiles viri. Pie VII, qui avait facilement
deviné Napoléon dans Bonaparte, le traita comme les grands
souverains, et Spina fut invité à faire ressortir la signification du
« Carissime in Christo filinoster ». La lettre elle-même dont nous
donnerons le texte original que nous croyons encore inédit était
écrite dans un langage dont il est impossible de méconnaître
l'élévation, l'accent de loyauté cordiale et la modération parfaite.
Je n'y vois pas trace de la manière vétilleuse, malveillante et
dissimulée que Talleyrand reprochait à la cour de Rome, en attri-
buant au gouvernement français seul le mérite d'avoir discuté
avec franchise , avec générosité, avec la plus libérale justice {.
« La souveraine importance de l'objet dont il s'agit n'a point
échappé à la perspicacité dont Dieu vous a doué. C'est la raison
qui nous oblige à vous ouvrir tout notre cœur paternel avec la
confiance que nous inspirent vos déclarations réitérées, ne doutant
pas que vous ne vouliez éterniser votre nom par la plus éclatante
de toutes les gloires, en rendant aux Français la religion de leurs
pères et en établissant sur cette base assurée le vrai bonheur et
le prestige d'une nation si puissante. Nous vous parlerons avec
cette loyauté, avec cette candeur qui nous est propre et qui doit
être le langage d'un père s'alressant à son fils. »
Le Pape insiste sur la nécessité d'une déclaration explicite en
faveur de la religion, sur les ménagements dus aux évêques, sur
la nécessité des séminaires et des chapitres. Il demande le retour
des ecclésiastiques émigrés et promet toute son indulgence en
faveur des prêtres mariés dont il avait jugé qu'il valait mieux ne
n'a point signé la convention du 15 juillet 1801 parce qu'il ne se trouvait
pas à Paris, mais son nom ligure au-dessous de celui de Bonaparte dans
lacté de ratification du mois de septembre dont nous publierons le fac-
similé.
1 Lettre de Talleyrand à Gacault du 19 mai 1S01.
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LE CONCORDAT DE 1801 793
pas parler dans la convention officielle. Il voulut écrire la fin de
la lettre de sa propre main et il y mit toute son âme de Pontife
à la fois très doux et très ferme, prêt à toutes les concessions que
lui permettait sa conscience, mais décidé à ne pas franchir les
limites qu'elle traçait devant lui : « Arrivé à la fin de cette lettre
que nous avons dictée jusqu'ici, nous croyons nécessaire de vous
protester de notre main, ô notre très cher Fils, en présence de
Notre-Seigneur Jésus-Christ dont nous sommes le Vicaire sur la
terre, que dans la convention remise à l'archevêque de Corinthe,
que nous avons porté notre condescendance apostolique jusqu'où
elle pouvait aller et que nous vous avons accordé tout ce que la
conscience pouvait nous permettre. Nous devons vous dire avec
la liberté apostolique que, quoi qu'il puisse nous en coûter, nous
ne pouvons absolument pas accorder plus. À bien considérer nos
concessions, vous remarquerez que ce qui nous a été demandé est
accordé en substance. Mais quant aux formes des concessions, aux
manières de les exprimer et à quelques circonstances qui les
accompagnent, nous n'avons pas pu nous dispenser de quelques
modifications auxquelles nous ne pouvions renoncer sans fouler
aux pieds les lois les plus vénérables et les usages les plus cons-
tants de l'Eglise catholique... Vous comprendrez bien vous-même
que ce ne serait pas la religion catholique qui se rétablirait en
France (et c'est elle que vous voulez rétablir), mais une autre
religion différente, si nous en venions à sanctionner par nos
concessions quelqu'une des maximes qu'elle réprouve, ce dont
Dieu nous garde et ce que nous ne ferons jamais, dùt-il nous en
coûter la vie... Ce langage franc et loyal que la liberté apostolique
nous dicte vous montrera la confiance que nous plaçons en vous
et nous voulons espérer dans le Dieu des miséricordes que nous
ne la plaçons pas en vain. 11 ne nous reste plus qu'à obtenir de
lui par nos larmes ' ininterrompues que, pour le, bien de la sainte
Eglise qu'il a acquise de son sang, il bénisse nos intentions qui
sont certainement pures de toutes vues humaines et qui ne tendent
qu'à sa sainte gloire. Nous finissons cette lettre en vous rappelant
avec une affection paternelle comment Dieu accorde une prospé-
rité stable' aux nations et à leurs gouvernants quand, en se sou-
mettant à sa religion sainte, ils se reconnaissent pour ses sujets
et défendent l'honneur de sa cause. Nous vous prions, par les
entrailles de la miséricorde du Seigneur, d'achever l'œuvre de
bon augure que pour votre louange immortelle vous avez com-
1 Ceci n'était point une simple métaphore et Pie VII était souvent ému
jusqu'à pleurer, soit en priant, soit en causant dans les conjonctures graves
où. la religion était intéressée.
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794 LE CONCORDAT DI 1801
mencée et de rendre libéralement à une nation si illustre et si
grande la religion de ses pères qu'en grande majorité elle vous
demande à grands cris. Et pour que vous puissiez réussir heureu-
sement dans une entreprise si sainte et si glorieuse, en implorant
pour vous du Ciel son secours suprême dans l'effusion de notre
cœur, nous vous donnons, ô notre Très Cher Fils, notre aposto-
lique bénédiction paternelle.
« Donné à Rome, auprès de Sainte-Marie-Majeure, le 12 mai
1801 *. »
Ce message de paix, avec la convention et toutes les autres
pièces dont nous avons parlé, partait pour Paris le 13 mai, confié
au célèbre Livio Palmoni. Palmoni arriva trop tard et se croisa
en route avec le courrier de France qui apportait la tempête.
III
Les congrégations romaines avaient donc travaillé pendant deux
mois. Ce délai ne parut pas excessif à Cacault qui en fut la cause,
comme nous le verrons, mais dès la seconde quinzaine d'avril, le
Premier consul s'impatiente. Le télégraphe, même aérien, n'existait
pas alorâ, la poste était lente et peu exacte, et à Rome, on ne
soupçonna pas l'orage qui grondait du côté do la Malmaison.
Spina est harcelé de questions et de reproches sur le retard de
Livio, après lequel il soupire : Sospirato Livio, et qu'il appelle
de tous ses vœux : Per carità venga Livio ! Bernier se plaint et
presse autant que Talleyrand. Il a vu la mission de Cacault avec
déplaisir et n'entend point que ce laïque lui confisque la gloire
de conclure le Concordat. Aussi le dessert-il de son mieux :
« Qu'on le connaisse bien 1 II faut à Rome avoir des égards pour
lui et répondre par de la politesse à ses manières affables, mus
ne jamais s'y fier, ma non fidarsene mai*... Le citoyen Cacault
disait lui-même avant son départ à Mgr Spina qu'il n'entendait
rien aux affaires de l'Eglise. Je l'en crois sur parole 3. »
Le retard de Livio donne lieu à toutes sortes de mauvais soup-
çons, les ennemis de la religion font feu de toutes leurs batteries
et le pauvre Spina tremble : « J'attends de jour en jour une scène
du Premier consul, et si nous rompons, nous ne rattellerons plus.
S* si rompe nonci atlacchiamo piri*. » La scène que redoutait
* Les actes pontificaux qui partent du Vatican portent la mention : donné
auprès de Saint-Pierre. Ceux qui partaient du Quirinal, aujourd'hui occupé
par le roi d'Italie, étaient donnés : auprès de Sainte' Marie-Majeure.
* Spina a Consalvi, 28 avril.
3 Bernier à Talleyrand, 10 mai.
A Spina, lettre particulière à Consalvi, 5 mai.
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LI CONCORDÂT DE 1601 795
le prélat éclata le 12 mai à la Mal maison, où il fat appelé avec
Bernier. « Ce matin, j'ai reçu do ministre des relations extérieures
l'avis de me rendre immédiatement avec l'abbé Bernier à la cam-
pagne du Premier consul. À une intimation pareille, on n'hésite
pas un instant à obéir. Arrivé en présence du Premier consul,
j'ai dû, au milieu de toute l'urbanité avec laquelle il m'a reçu,
l'entendre avec douleur m'annonccr qu'il est mécontent de la
conduite de la cour de Rome et pour la lenteur qu'elle met à
renvoyer le projet de concordat qu'elle a reçu et pour les chan-
gements qu'elle y a introduits et qui ont été annoncés par le
ministre Gacault. »
Spina n'a point le style coloré, mais il est facile pourtant, avec
son pâle récit, de reconstituer les grandes lignes de la conversa-
tion de Bonaparte, qui dora plus d'une heure, en présence de
Talleyrand. « Rome veut tirer l'affaire en longueur dans l'espérance
de quelque changement politique qui favorise ses prétentions.
J'aime et j'estime beaucoup le Pape, mais je me défie beaucoup des
cardinaux et en particulier du cardinal Gonsalvi, qui m'a manqué
de parole et qui est un ennemi de la France. Il avait promis que
le courrier arriverait à la fin d'avril; nous voilà au 12 mai et il
n'est pas encore arrivé, peut-être même n'a-t-il pas quitté Rome.
De plus, il a été fait à mon projet des changements auxquels je ne
puis consentir. Gacault écrit que le Pape ne veut pas admettre
l'article qui concerne les évêques, et il prétend que je lui envoie la
note de ceux dont je ne veux pas avec mes raisons pour les exclure.
Or je vous déclare que je ne veux aucun des anciens évêques et
que je ne céderai pas sur ce point. Pourquoi la cour de Rome se
laisse- t-elle mener par toutes les puissances non catholiques? Elle
s'adresse i la Russie, à la Prusse, à l'Angleterre. Est-ce que les
affaires du catholicisme regardent les hérétiques et les schisma-
tiques? Il n!y a que moi, l'Empereur et le roi d'Espagne qui ayons
droit de nous en mêler. Or vous venez de blesser l'Espagne et de
commettre une maladresse insigne en rétablissant les Jésuites à la
demande du tsar Paul Ier. Prenez bien garde; il pourrait vous en
coûter cher de vous mettre ainsi sous la protection de la Russie.
Pour avoir fait cela, le roi de Sardaigne vient de perdre le Piémont.
Cest avec moi qu'il faut vous arranger, c'est en moi qu'il faut avoir
confiance, et c'est moi seul qui peux vous sauver. Vous réclamez
les Légations? Vous voulez être débarrassé des troupes? Tout
dépendra de la réponse que vous ferez à mes demandes, particu-
lièrement au sujet des évêques. Je suis né catholique, je veux vivre
et mourir catholique et je n'ai rien plus à cœur que de rétablir le
catholicisme, mais le Pipe s'y prend de manière à me donner la
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796 LE COHCOBDAT DE 1801
tentation de me ifaire luthérien ou calviniste, en entraînant avec
moi toute la France. Qu'il change de conduite et qu'il m'écoute!
Sinon, je rétablis une religion quelconque, je rends au peuple un
culte avec les cloches et les processions, je me passe du Saint- Père
et il n'existera plus pour moi. Envoyez aujourd'hui même un cour-
rier à Rome pour lui dire tout cela! »
Spina pliait sous cette invective comme le roseau sous la tempête.
« Je sentais bien, écrit-il, toute l'indécence de ce discours, maïs
comment répondre à un ton aussi menaçant et à un homme dont
on peut tout craindre, sinon par la douceur, par les protestations,
par les prières, par les moyens les plus doux et les plus propres à
l'adoucir? »
Le reproche relatif à la Russie lui apprit le changement d'attitude
de Bonaparte à l'égard de [cette puissance. « Le Premier consul
m'a raconté en confidence tous les détails de l'assassinat de Paul 1er.
Je vois par là que le nom russe qui, il y a deux mois, était si res-
pecté de ce gouvernement, n'est plus mentionné aujourd'hui qu'avec
dédain et horreur. » On sait que dans les derniers mois de son
règne, Paul Ier, qui s'était pris d'admiration pour Bonaparte, avait
envoyé à Paris M. de Kolytchef pour traiter avec la France. Ce
diplomate, au nom de son maître, avait pris en main la défense des
princes italiens dépossédés ou menacés, et le délégué pontifical lui
avait recommandé les intérêts temporels du Saint-Siège, sans l'initier
le moins du monde à la négociation religieuse. La mort de Paul 1er
et l'attitude du nouveau tsar avaient amené, entre la France et la
Russie, un refroidissement qu'ignorait Spina, et la scène de la
Malmaison le guérit de tout désir de retourner chez M. de Kolytchef.
Elle eut des conséquences beaucoup plus graves. Dès le lende-
main, 1S mai, Talleyrand, Bernier et Spina transmettaient à Rome,
par le même courrier, la colère et les menaces du Premier consul,
chacun avec son style et sa manières propres. Talleyrand parlait le
langage dédaigneux, hautain et dur qu'il prenait avec les faibles :
Au citoyen Cacault.
« ... Le gouvernement de la République a fait pour Rome tout
ce qu'il est possible de faire et n'entendra à aucune modification
sur l'ensemble ou sur les détails du projet qui lui a été présenté
et qui seul peut obtenir son approbation...
« ... Je ne puis me persuader que la cour de Rome s'abuse sur
la force des circonstances et tienne encore à l'ancienne manière
de gagner du temps. Cette manière est aujourd'hui au nombre de
celles qui sont surannées et que la politique romaine doit aban-
donner. Le temps] sert* les institutions qui croissent et s'élèvent;
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LE CONCORDAT DE 1801 797
il dévore, quand on le laisse faire, toutes celles qui sont en déca-
dence* La chose la plus prudente que puisse faire la cour de Rome
est de profiter des dispositions du gouvernement de la République,
qui fait preuve envers elle d'une libéralité dans laquelle il y a
autant de courage que de bienveillance. Si elle laisse à ces .dispo-
sitions le temps de se refroidir, rien ne sera capable de les ranimer
et, elle doit en être assurée, rien encore ne sera capable de les
remplacer à son avantage.
(( Il serait utile à la cour de Rome qu'elle fût instruite que tout
ce qu'elle fait pour chercher des appuis hors de la sphère de ses
rapports religieux ne fait que la déconsidérer. Ses recours ^àyia
Russie et à l'Angleterre nuisent plus au pouvoir moral de la reli-
gion que toutes les pertes qu'elle déplore, et ne servent'dejrien &
sa consistance politique. Le secret de sa force est tout entier dans
le sentiment bien sincère de sa faiblesse réelle et dans une con-
fiance que tout lui recommande de conserver à l'Espagne et à la
bienveillance du gouvernement français !. »
Bernier était onctueux et ne se montrait touché que du salut des
ânes :
Au cardinal ConsalvL
« Je vais, au nom du gouvernement français, parler à Votre
Eminence le langage de la franchise. La politique est étrangère aux
affaires du ciel; la foi qui sauve les hommes est étrangère àjses
calculs. La vérité seule préside aux discussions de l'Eglise...
• *
Irrité de ces détails, et plus encore des promesses faites et][res-
tées sans effet, le Consul nous a mandés Mer à sa maison de cam-
pagne. Il nous a témoigné, à Mgr Spina et à moi, de la manière la
plus expressive, son mécontentement, non pas de notre conduite
personnelle (Dieu nous est témoin que nous n'avons dit et annoncé
que ce qu'on nous promettait), mais des inconvenables détails
qu'on oppose aux succès d'une affaire plus importante qu'aucune
de celles qui sont maintenant déférées au Saint-Siège.
« Il m'a chargé de dire à Votre Eminence « que tout délai ulté-
« rieur lui serait personnellement imputé; qu'il l'envisagerait
« comme une rupture ouverte et ferait de suite occuper par les
« troupes françaises, à titre de conquête, les Etats du Saint-Siège ».
11 a ajouté « que la France ne pouvait être sans religion, qu'il en
« voulait une, qu'il préférait la catholique romaine dans laquelle il
« était né et voulait mourir; qu'il la protégerait spécialement, la
« professerait hautement, et assisterait en pompe à ses cérémo-
« Boulay, t. II, p. 400t
10 DÉCEMBRE 1902. 52
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798 LE CONCORDAT DE 1801
« nies; qu'elle serait reconnue comme religion de la grande majo-
re rite des citoyens français ; qu'elle serait en ce sens, dominante et
« nationale parce que le vœa dominant et national est celui de la
« majorité; mais qu'il voulait qu'on se contentât de la réalité de
« la chose, sans employer ces derniers mots qui produiraient, sur
« certains esprits, le plus mauvais effet ». Il a déclaré « qu'il voo-
« lait un clergé soumis et fidèle au gouvernement; que son inten-
« lion était que les acquéreurs des domaines nationaux fussent
« imperturbables; et que l'article qui concerne les nominations aux
« nouveaux évèchés fût irrévocablement ainsi conçu : « Sa Sainteté
« ne reconnaîtra d'autres titulaires des évèchés conservés en
« France que ceux qui lui seront désignés comme tels par le
« Premier consul Bonaparte ». Toute autre rédaction serait rejetée
comme ne pouvant s'accorder avec l'état actuel de la France et les
vues du gouvernement. Il nous a enfin ajouté « que si ces vues ne
« pouvaient convenir au Saint-Siège, ou s'il en résultait de non-
« veaux délais, il finirait, quoique à regret, par prendre un parti
« quelconque en matière de religion, et travaillerait à le faire
« adopter dans tous les endroits où la France étendait son influence
« ou sa domination ».
« S'il en coûte à mon cœur, pour faire à Votre Eminence une
pareille déclaration, il ne nous a pas été moins pénible de l'en-
tendre. Elle n'a été adoucie que par l'assurance que nous a donnée
le Consul, qu'il était convaincu de nos efforts mutuels pour le bien
de la religion et par l'espoir que nous concevons encore qu'un
heureux succès viendra enfin les couronner.
« Des délais après des promesses peuvent quelquefois avoir lieu
entre des particuliers, mais de puissance & puissance sur un objet
majeur, ils sont impolitiques et toujours désastreux. On paraît ne
vouloir autre ebose que gagner du temps. Le soupçon naît da
retard, les obstacles s'élèvent et le succès, que la célérité garan-
tissait, devient impossible.
« Pesez donc ces réflexions, Monseigneur, et agissez, mais sans
délai, sans ajournement quelconque. La France appelle sa religion,
l'Italie veut la conserver, l'Allemagne désire la protéger. Les Etats
du Saint-Siège réclament un soulagement; le Souverain Pontife, un
accroissement de territoire; la Chambre apostolique, une décision
sur les domaines acquis.
« Les prêtres français gémissent dans l'exil; ils veulent tons
rentrer dans le sein de leur patrie. Eh bien, Monseigneur, rien de
tout cela ne pourra s'effectuer sans la décision du Saint-Siège, et
elle n'arrive pas! Que d'utiles occasions perdues! Que d'âmes on
eût sauvées, que de maux on eût évités, que de bien on eût
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LE GÛPCORDAT DE 1801 799
fait, que d'obstacles on aurait vaincus avec plus de célérité!...
<( Je viens d'exposer à Votre Eminence tout ce que mon atta-
chement à Dieu, à sq* patrie, à ma religion et au premier Siège m'a
inspiré. Je n'ai traté ces caractères qu'avec un sentiment pénible
de douleur, et ne me suis consolé qu'en pensant que j'avais
acquitté, avec la franchisé qui m'est naturelle, le devoir de ma
conscience. Ma tâche est remplie : il ne me reste plus qu'à
attendre, jtvec l'humilité d'un chrétien soumis et le vif désir d'un
catholique zélé, la décision du successeur dé Pierre, aux vertqs
duquel le Premier consul, la France et nous rendons le plus
parfait hommage , . »
Après avoir écrit cela, il était content de lui, et se vantait
auprès de Talleyrand et de Bonaparte de la pureté de son zèle et
de son dévouement sans bornes : « J'espère qu'enfin le cardinal
Consalvi, abjurant sa prétendue finesse ou sa paresse, nous enverra
sans délai et tout bonnement ce que nous demandons; sinon le
Consul avisera au moyen de sauver la religion par d'autres
mesures. Mais, je le répète, j'ai tout lieu de croire que Rome ne
balancera pas a. » Ces lignes sont fâcheuses pour la mémoire de
Bernier qui, pendant cette crise, a prêté docilement sa plume aux
menaces et à la violence morale exercées contre le Saint-Siège.
Quelles pouvaient être les autres mesures dont il acceptait la
pensée, sinon un schisme? Il se trompait sur Rome comme nous
allons le voir et, en particulier, sur Consalvi, qui n'avait été ni
déloyal ni paresseux. Spina, qui le connaissait mieux, lui écrivait
dans le même temps : « Vous travaillez comme une bète de somme,
corne una bestia. En devenant cardinal, vous avez promis d'aller
jusqu'à l'effusion du sang, mais point jusqu'au suicide : usque ad
effusionem sanguinis, non usque ad internecionem. » Il aimait le
secrétaire d'Etat et, après les dépèches officielles, il lui envoyait,
quand il trouvait des occasions propices, des lettres familières où
il s'exprimait avec plus de liberté. En ce moment, les deux amis
avaient une intermédiaire sûre dans une Génoise illustre qui habi-
tait à Paris et avec laquelle Consalvi était lié, la marquise de
Brignole. C'est elle qui transmit au cardinal les lignes suivantes où
Spina exprime de nouveau ses craintes et ses instances.
o Paris, 13 mai 1801.
« ... Cher ami, je vous écris avec toute l'effusion de cœur que
l'amiiié autorise entre nous. Pourquoi tant tarder à renvoyer
* Boulay, t. II, p. 401.
a Bernier à Talleyrand, 44 mai.
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800 LE CONCORDAT DR 1801
Livio? Je vous ai toujours recommandé de répondre promptement
et d'une façon décisive. Je connais maintenant ces gens-là et je
sais quels soupçons ils ont contre nous. Sachez-le, la conférence
que j'ai eue hier avec le Premier consul et avec le premier ministre
m'a épouvanté, et non pas tant pour l'affaire, mais pour votre
personne elle-même, qui m'est très chère. Vous ne vous figurez
pas comment et par qui il a été insinué au Premier consul que
vous avez toujours été l'ennemi des Français. Un rien suffit poar
accroître ses soupçons, et ce retard de Livio l'a souverainement
alarmé. J'ai dit tout ce que je savais pour le prévenir en votre
faveur et pour l'assurer qu'il n'y avait aucun cardinal sur lequel
on pût compter plus que sur vous. À la fin, H m'a réponda :
« Nous verrons bien au résultat. » Je veux espérer que Livio est
déjà en route et va nous arriver, mais croyez bien que chaque jour
qui s'écoule nous cause un très grand préjudice...
« Je n'entends pas vous faire de reproche et j'ai pitié de vous,
mais mettez-vous à ma place. Mon cœur se déchire quand j'entends
qu'on vous attaque, qu'on attaque notre cour, quand oq me
menace et que je ne sais quoi répondre parce qu'on me ferme la
bouche en me disant que j'ai promis l'arrivée du courrier par les
premiers jours de mai...
« Le délai ne dépend pas peut-être de vous; il faut alors. l'expli-
quer au ministre Gacault pour qu'il vous justifie...
« Je ne dois pas vous cacher ce que j'ai appris hier soir, c'est
que l'ordre est donné à Gacault de quitter Rome, si l'expédition du
courrier est encore retardée. Tâchez que le même Cacault démente
que le retard soit dû & l'influence des puissances étrangères. La
mauvaise humeur du gouvernement et ses soupçons sont connus de
beaucoup de monde, comme vous l'écrira votre amie, avec laquelle
j'en ai longuement parlé. Tous les deux, nous nous intéressons à
vous et nous voudrions qu'on ne pût rien vous attribuer des
désastres dont nous sommes menacés. Je dois vous faire les
compliments de Bernier, qui a dû vous écrire avec déplaisir la lettre
qui est partie hier avec la mienne et qui, l'écrivant au nom du
gouvernement, a dû la mettre sous les yeux du ministre. Noos
sommes à quatre heures de l'après-midi du 1 4, et Livio n'est pas
encore arrivé 1 »
Livio avait quitté Rome le 13 et, il serait parti viogt-qualre
jours plus tôt sans Gacault qui fut la principale cause du retard
dont on s'irritait à, Paris. En effet, le ministre français avait
demandé à connaître en détail la négociation, au succès de laquelle
il était chargé de travailler. Consalvi le trouvant au courant de
tout et pourvu du texte sur lequel on discutait, crut bien faire
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LE CONCORDAT DE 1801 801
de loi communiquer les changements qui avaient été jugés néces-
saires. Cacault éleva des difficultés et insista pour qu'on s'en tint
aux termes du Premier consul. On essaya de le persuader et de
le satisfaire en partie. Il fallut rassembler de nouveau la Congré-
gation; le Pape lui-même intervint, et tout cela prit environ trois
semaines. Il avait été convenu que le secret le plus absolu serait
gardé par les deux diplomates sur ces communications et sur les
termes du traité. Consalvi ne prévint point Spina, mais Cacault,
manquant de parole à bonne intention, écrivit à Paris qu'il y avait
des changements et il n'exposa pas la question des évèques avec
les nuances voulues. En définitive, l'un n'était pas plus répré-
hensible que l'autre, et il n'y a pas lieu de leur reprocher ces
combinaisons qui étaient plausibles, quoiqu'elles n'aient réussi
qu'à irriter le Premier consul. En diplomatie comme en guerre,
l'inconnu providentiel, ce que les hommes appellent le hasard ou
la chance, joue son rôle dans les événements. Les heureux y rem-
portent des succès dont on leur fait trop d'honneur et les autres,
des échecs qu'on leur reproche trop sévèrement : ils ont eu affaire
à l'imprévu. « Ce jeune homme, disait un vieil officier autrichien,
a inventé une manière de faire 1* guerre à laquelle on ne comprend
rien. » — « Le jeune homme » innovait aussi en diplomatie, et
avec lui, selon la remarque de Spina, les ministres les plus expé-
rimentés et les plus habitués aux grandes affaires perdaient la
boussole : faperdere la bussola.
Consalvi se défendit dans une lettre à Bernier, qui est une réfu-
tation des griefs allégués et surtout une protestation d'honnête
homme blessé au cœur pour une accusation de déloyauté. C'est
une des premières qu'il ait écrites en français, car il se servait de
l'italien avec Cacault, qui le savait.
« Je reçois presque dans le moment la lettre que vous venez
de m'écrire, datée du 13 mois courant. Je l'avouerai, avec ma
franchise assez connue, mon cœur n'a pu n'y être très sensible.
Ja croyais, Monsieur, d'être au-dessus de tout soupçon en matière
de duplicité de caractère, soit pour ma conduite constante, soit
pour les preuves que j'avais données, particulièrement & l'égard
des affaires de France. Le fait a déjà répondu pour moi : le même
jour que vous m'avez écrit, Monsieur, votre lettre (le 13 mai),
le courrier Livio était parti de Rome; ainsi tout ce qu'il a
apporté à Paris ne pourra pas être regardé comme l'effet de votre
lettre. »
Il expose ensuite les raisons du délai et le rôle du ministre
français. « Nous étions convenus ensemble que ni l'un ni l'autre
aurait rien écrit pour ne pas donner des inquiétudes et laisser
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802 LE CONCORDAT DE 1801
la chose dans son ensemble. Je tins avec scrupule ma parole.
Mgr Spina n'en sut rien du tout; vous l'avez vu vous-même.
M. Gacault a jugé de faire autrement. Je ne m'en plains point;
il a cru faire le bien, car il est un très honnête homme. Mais je
dois à moi-même de vous faire connaître la vérité exacte des
choses...
« J'en ai dit assez, à ce qu'il me semble, pour vous marquer,
Monsieur, d'où la délation a été occasionnée. Il est inutile, j'espère,
après tout ceci, de vous marquer combien la politique et le désir
de gagner du temps n'y est entré pour rien. Mais je dois à mon
honneur, je dois à celui du Saint-Père de, vous en dire un mot.
Oui, Monsieur, cette persuasion-là est bien éloignée de la vérité;
c'est bien nous faire tort que de la soupçonner. Le caractère du
Saint- Père est assez connu pour lui-même. Je m'étais flatté que
Mgr Spina aurait donné une idée plus exacte du mien, qui m'aurait
mis au-dessus de tout soupçon dans ce genre. J'en appelle aussi
à tous les Français qui oot eu affaire avec moi. Je n'en dirai pas
davantage. Le gouvernement français lui-même a vu si le Saint-
Père a mêlé rien du temporel dans la trétative des affaires ecclé-
siastiques. Ainsi je ne puis ne pas être sensible à ce que je lis
dans votre lettre que tout délai ultérieur « me serait personnel-
lement imputé ». J'y suis sensible, Monsieur, parce que je puis
me reprocher (je vous l'assure) de n'avoir rempli très exactement
mon devoir, et de n'avoir lâché toujours de faire de mon côté
tout mon possible pour le bien et pour conserver la bonne corres-
pondance et les relations amicales entre les deux gouvernements.
Mais si je suis soupçonné du contraire, le bien de la chose exige,
Monsieur, que je ne reste pas dans la place que j'occupe. Un
seul mot suffit pour m'en faire demander la démission. Permettez-
moi, Monsieur, quoique je n'aie pas le plaisir de vous être connu
personnellement, de vous en dire un mot en particulier. Je ne
tiens nullement à ma place. Au contraire, je l'abhorre et la déteste
plus que la mort. Je l'ai acceptée par obéissance, je la garde par
reconnaissance; j'ai pensé que j'aurais tous les torts vis-à-vis de
mon souverain et de mon bienfaiteur si je refusais mes faibles,
services dans un temps périlleux, dans des circonstances si diffi-
ciles. Mais s'il y a une issue par laquelle je puisse marcher sans
blesser lesdits devoirs, je me regarderai comme le plus heureux
de tous les hommes. Cette issue serait celle, sans doute, de se
démettre, si l'on ne jouissait pas de la confiance qui serait néces-
saire au bien réciproque. Soyez bien assuré, Monsieur, que je
n'en aurais aucun regret, et je ne cesserai pas pour cela de faire
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LE CONCORDAT DE 1801 803
les voeux les plus ardents pour la conservation de la bonne intel-
ligence entre les deux gouvernements, qui se trouve heureusement
rétablie, et pour la paix et la tranquillité de la France, à laquelle
est attachée celle de l'Europe. Vous voici, Monsieur, mes senti-
ments sincères.
« Je dois à la vérité une observation sur une expression de
votre lettre. En nombrant les différentes choses dont il n'est pas
possible de traiter jusqu'à la conclusion de l'arrangement sur la
grande affaire, vous parlez d'un accroissement désiré par Sa Sain-
teté de son territoire. Le Saint-Père n'espère des bonnes dispo-
sitions du Premier consul que la restitution des Etats qui déjà
appartenaient à l'Eglise romaine; il n'a aucune vue de s'agrandir.
« Je finirai, Monsieur, par vous témoigner ma reconnaissance
pour tout l'intérêt que vous prenez à moi ; je ne l'oublierai jamais.
Je me ferai toujours un devoir de vous prouver, par des faits,
l'estime et l'attachement que je vous conserverai constamment et
j'attends que vous m'en fournissiez les occasions.
« P. S. — J'ajoute que mon honneur et le bien de la chose
exigent que vous veuillez bien avoir la complaisance de chercher
un moment favorable pour faire connaître au Premier consul les
éclaircissements que j'ai donnés.
« J'avais oublié de parler de l'influence des autres cours, à
laquelle on a attribué le délai. Mais lesquelles? Que l'on touve un
seul homme (à l'exception des cardinaux et du secrétaire de la
Congrégation) qui en ait pénétré la moindre chose. II est longtemps
qu'un silence pareil était inconnu à Rome. Sa Sainteté a su le faire
garder; il est encore ignoré tout à fait. Où est-ce donc l'influence
extérieure? Je n'en dirai pas davantage. »
À Spina, comme à Bernier, il déclarait qu'il était tout prêt à
quitter son poste. « Soyez assuré que s'ils font sentir qu'ils n'ont
pas confiance en moi et qu'ils me fassent sauter, ils acquerraient
un droit éternel à ma reconnaissance parce qu'ils m'ouvriraient la
route pour sortir de ce maudit emploi sans manquer de reconnais-
sance au Pape. Je croirais être ingrat et vil en abandonnant son
service dans un temps si périlleux et si orageux ; mais je serais
très heureux de m'en aller, d'autant plus qu'étant fort sensible, je
perds la santé par la fatigue et par les amertumes qui me déchirent
le cœur. »
Le meilleur avocat de Gonsalvi et de Borne, ce fut Gacault, et il
faut qu'il ait été bien convaincu, car il est rare qu'un diplomate
réfute ainsi son propre gouvernement et prenne parti contre lui
pour le gouvernement qu'il est chargé d'accuser et de menacer*
. « U n'y a de la part de cette cour aucun, désir de traîner en loo-
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804 LE CONCORDAT DS 1801
gueur; on est gauche, lent par nature et de plus théologiens de
métier... Je vous certifie que tout ce qui nous contrarie et impa-
tiente, ce qui nous surprend et donne de l'indignation est tout
simplement dans la nature de l'affaire et dans l'esprit des congré-
gations. On peut anéantir la cour de Rome, on ne saurait changer
sa marche ancienne ni ses dogmes.
« J'ai cherché à pénétrer si l'intrigue des Anglais ou celle des ci-
devant Princes français avait agi contre nous. Le Pape lui-même
m'a assuré qu'on l'avait laissé tranquille à l'égard du projet du
Concordat; ce qu'il attribue au secret bien gardé et à la persuasion
où sont nos ennemis que l'accord ne s'effectuera jamais. Je liens
aussi de la bouche du Pape qu'il n'a pas la moindre correspon-
dance politique avec l'Angleterre. J'ai pensé que le nouvel empe-
reur Alexandre pourrait se livrer aux Anglais, s'unir à eux pour
nous empêcher de réussir avec Rome. Rien ne m'indique en la
moindre chose que cela soit; et le Pape n'a à présent aucun
rapport ou communication avec la nouvelle cour de Russie qui
puisse donner de l'ombrage...
« On mande]de Paris que le Premier consul a marqué l'intention
de prier le Pape d'éloigner de lui douze personnes dont trois sont
nommées, savoir : le cardinal Consalvi, le cardinal Antonelli et
l'abbé Bolgeni. Le Pape est très attaché au cardinal Consalvi, sa
créature, homme de quarante-quatre ans, actif, laborieux et qui a
de la capacité. Ce ministre me paraît très bien voir qu'en servant
la France, il acquerra le plus puissant appui et que c'est la seule
manière de consolider le règne de son maître. 11 me semble tra-
vailler dans cet esprit; il connaît parfaitement les affaires qui nous
intéressent. Je ne crois pas qu'un autre secrétaire d'Etat valût
mieux pour nous » .
Toutes ces justifications n'arrivèrent point à temps et ne servirent
de rien. Du 12 au 19 mai, Spina subit un crescendo de reproches
et de menaces, qui aboutit à un ultimatum net, impérieux et
tranchant.
Talleyrand à Cacault.
« Paris, 29 floréal an IX (19 mai 1801).
« Depuis la date de ma dernière lettre, les nouvelles données
que le gouvernement de la République a recueillies sur les dispo-
sitions de la cour de Rome, le portent à se confier moins que
jamais daDS la sincérité de ses protestations apparentes. Ses délais,
ses tergiversations, les arguties, enfin, qu'elle oppose à des considé-
rations de la plus grave importance, tout lui fait croire qu'elle se
laisse aller à la dangereuse entreprise de lutter contre les circons-
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LE CONCORDAT ÛK 1801 805
tances, de se jouer de la France et de marchander snr de frivoles
accessoires, quand la question de son existence comme puissance
temporelle n'est pas encore résolue, et quand celle même de son
existence spirituelle n'est pas hors de toute contradiction.
« Je vons ai exprimé, dans ma dernière dépêche, l'intention
positive du Premier consul de finir cette discussion dans les termes
arrêtés à Paris. H ne peut entendre à aucune modification, ni sur le
fond, ni sur la forme, ni sur les expressions convenues. Le projet qui
lui a été proposé a été discuté avec une égale attention de ne s'écar-
ter ni des bornes que la religion a posées à l'étendue de la puissance
du Saint-Siège, ni de celles que les droits politiques et la force des
circonstances ont assignées au pouvoir du gouvernement.
« Il est reconnu ici que la cour de Rome peut ce qui lui est
demandé, et que le gouvernement ne peut rien au delà de ce qu'il
se propose de faire. Les observations qui vous ont été faites sup-
posent que le Saint-Père ou ses ministres s'abusent sur leur posi-
tion et sur la nôtre, et qu'ils n'ont pas su se faire une idée de la
manière dont la question a été traitée à Paris. 11 faut qu'ils se
pénètrent bien de cette double vérité : 1° qu'ici les matières
théologiques sont aussi connues qu'à Rome, et que des hommes
aussi éminents dans la connaissance de ces objets que les conseil-
lers actuels de Sa Sainteté peuvent l'être, ont trouvé que la
religion, ni ses dogmes, ni ses maximes, ni sa discipline, ne pou-
vaient recevoir aucune altération des clauses imposées au Saint-
Siège par les articles convenus; 2' que le gouvernement de la
République est fermement décidé, soit à obtenir complètement et
promptement ce qu'il désire, soit à rompre définitivement toute
négociation sur des objets qu'il a discutés avec franchise, avec
générosité, avec la plus libérale justice, et dans la discussion
desquels la cour de Rome ne s'est montrée que vétilleuse, malveil-
lante et dissimulée.
« En conséquence, citoyen, j'ai l'ordre formel du Premier
consul de vous informer que votre première démarche auprès du
Saint-Siège doit être de lui demander, dans le délai de cinq jours,
une détermination définitive sur le projet de convention, et sur
celui de la bulle dans laquelle la convention doit être insérée, qui
ont été proposés à son adoption. Si, dans le délai que vous êtes
chargé d'offrir, les deux projets sont adoptés sans aucune modifi-
cation, les deux Etats seront liés de fait par des rapports pacifiques,
dont le Saint-Siège doit enfin sentir plus que jamais l'importance,
et même la nécessité. La publicité de ces rapports se trouvera
ensuite honorablement constatée par la proclamation des articles
convenus et insérés dans le projet arrêté de la bulle du Saint-Père.
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806 LB CONCORDAT DE 1801
« Si des changements tous sont proposés et que le délai expire,
tous annoncerez an Saint-Siège que, votre présence & Rome deve-
nant inntile à l'objet de votre mission, vous vous voyez obligé i
regret de vous rendre auprès du général en chef; et vous partirez,
en effet, sur-le-champ pour Florence. Vous ne donnerez pas à cette
déclaration les formes d'une menace, mais tous en laisserez tirer
les conséquences qu'on voudra.
« Le Saint-Père est entouré de perfides conseils. Le gouverne-
ment de la République n'ignore ni la source ni le but des instiga-
tions dont il est l'objet. Il désapprouve, et tout ce qu'il y a
d'hommes sensés en Europe blâment les tentatives inconvenantes
qu'une cour, qui est & la merci de tout le monde et qui devrait
connaître ses vrais appuis, ne cesse de faire pour en mendier hors
de la sphère de ses rapports religieux. Le gouvernement de la
République, enfin, ne peut être insensible à l'espèce d'ingratitude
avec laquelle elle répond à tous les efforts qu'il a faits pour l'ar-
rêter au bord de l'abîme, pour ralentir, s'il se peut, le cours
progressif de la décadence de son pouvoir. Il y a lieu de s'étonner
qu'elle s'aveugle au point de méconnaître que rien encore n'est
canoniqucment établi sur la nomination du Souverain Pontife;
que cette nomination, faite sous l'influence immédiate et directe
d'une seule puissance, a besoin d'être reconnue par toutes les
nations intéressées à sa légalité; qu'elle a été insolite quant au
lieu, et que son appareil et ses formes ne l'ont pas consacrée peut-
être avec une suffisante authenticité. »
C'était la première fois que la validité de l'élection pontificale
était. mise en question, et la prétention de la contester semblait
étrange de la part du gouvernement qui avait emprisonné Pie VI et
empêché le conclave de se tenir dans les conditions ordinaires.
« Dans une telle situation, y a-t-il de la prudence & épiloguer
sur un mode de réconciliation politique et religieuse avec le
gouvernement le plus puissant de l'Europe, et avec la nation la
plus nombreuse du catholicisme chrétien?
« Je vous invite à faire entrer ces observations dans vos
entretiens, soit avec le Saint-Père, soit avec ses ministres, et
dans les formes que vous croirez les plus propres à toucher la
sensibilité de l'un et à éclairer l'aveuglement des autres. Je
souhaite qu'elles aient l'effet que nous avons lieu d'en attendre.
Si elles ne produisaient pas cet effet, vos dernières instructions
sont, je vous le répète, de vous retirer à Florence, cinq jours
après que vous aurez fait connaître les ordres que je suis chargé
de vous adresser.
« Je vous observe encore, pour ne rien laisser d'incertain sur les
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LE CONCORDAT DE 1801 807
intentions do Premier consul, que si, avant la réception de cette
dépêche, il était parti de Rome un courrier, porteur d'un projet
modifié à quelque degré que ce soit, vous ne devez laisser au
Saint Siège aucune espérance sur l'effet de pareilles dispositions,
et les instructions que je vous adresse doivent être ponctuellement
remplies, soit dans ce cas, soit dans tout autre.
« P. S. — Mgr Spina, qui connaît parfaitement la question et les
intentions du Premier consul, écrit par le courrier que je vous
expédie, et dans le même sens que moi.
« Vous devez remarquer que l'article relatif à la démission des
anciens évêques doit être rédigé de la manière suivante : « Sa
« Sainteté ne reconnaîtra pour titulaires des évêcfaés conservés en
« France que ceux qui lui seront désignés par le Premier consul. »
Bernier, comme d'habitudfe, versait son eau bénite dans ce
vinaigre distillé si habilement et si savamment.
Bernier à Consalvi.
«... Qu'attendez -vous donc, Monseigneur? Pourquoi tarder si
longtemps i rendre au plus puissant des peuples de l'Europe le
seul bien qu'il désire? Ne le voyez-vous pas étendre son influence
victorieuse en Espagne, en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en
Italie? S'il n'est pas catholique, si l'unité rompue le sépare de
Rome, quels dangers pour l'Eglise, le Saint-Siège et l'Europel
Qui oserait les prévoir sans frémir? Qui pourrait les connaître et
posséder entre ses mains le préservatif sans l'appliquer de suite?
« Hélas I fallait- il donc attendre que les menaces suivissent les
invitations? N'était-ce pas assez de nos prières, de nos vœux et de
nos larmes? Deux mois ne suffisaient-ils pas pour l'examen sérieux
du projet? Ils sont écoulés; et rien ne paraît, rien ne satisfait
l'ardeur impatiente d'un peuple affamé de sa religion. Au nom de
cette institution divine, au nom du Saint-Siège dont nous désirons
tous de conserver l'éclat et les prérogatives, au nom même de vos
propres intérêts, rompez un désastreux silence. Envoyez sans
délai cette Bulle, ce Concordat si longtemps désiré. Il n'existe plus
que ce seul moyen de conserver en France, en Italie, la religion
de nos pères, le pouvoir temporel du Saint-Siège à Rome, les
électorats ecclésiastiques en Allemagne et peut-être la paix inté-
rieure dans la majorité du continent européen. Je le dis à Votre
Eminence avec autant de douleur que de vérité : encore cinq jours
de délai ou un refus, et tout est rompu.
« Pardon mille fois, si j'emploie des expressions aussi fortes;
mais la conviction du danger, la crainte, la douleur, le salut de
ma religion et celui de mon pays me les arrachent. Je sens
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808 LE CONCORDAT DE 1801
l'impression qu'elles feront sur voosf et déjà mon cœur attristé
se soulage, en pensant qu'il existe encore dans votre prudence et
votre célérité un moyen de succès. Puissent mes pressentiments et
mes vœux ne pas être trompés ! * »
De nouveau, auprès de Talleyrand et du Premier consul, il se
vantait de l'activité de son zèle, puis il s'en allait cajoler et
rassurer l'infortuné Spina, auquel il persuadait que sans lui tout
serait allé bien plus mal, qu'il avait la pleine confiance du Premier
consul et faisait tout pour le calmer. Il le chargeait de ses compli-
ments pour Gonsalvi et déplorait la nécessité où il se trouvait de
lui écrire des choses dures qui ne trahissaient point ses vrais
sentiments.
Le courrier porteur de Yultimatum arrivait à Rome le 28 mai et
les terribles dépêches étaient immédiatement communiquées au
cardinal.
Cacault à Talleyrand.
a Rome, 8 prairial an IX (28 mai 1801).
« J'ai reçu aujourd'hui votre lettre du 29 floréal (19 mai). Le
secrétaire d'Etat est malade de la fièvre. Je lui ai envoyé sur-le-
champ demander une audience. Il me l'a donnée ce soir dans son
lit. Je lui avais transmis auparavant les lettres que Mgr Spina et
le citoyen Bernier lui ont écrites; elles l'avaient instruit de ce que
j'avais à lui dire. Il en était dans la plus vive agitation ; il m'a
dit que le Pape en mourrait si je partais. Sa Sainteté croit que
les pièces envoyées par son courrier, sans être mot pour mot
telles que les actes rédigés à Paris, seront approuvées et admises.
Le cardinal m'a assuré qu'on avait changé la rédaction sur laquelle
j'avais fait des observations; que la lettre du Pape au Premier
consul exprimait ses sentiments d'une manière satisfaisante. 11
avait toujours la fièvre : je n'ai pu insister ce soir sur tous les
points de votre lettre. J'ai rendez- vous demain avec lui; je verrai
Sa Sainteté, et tous les ordres que vous me transmettez seront
ponctuellement exécutés. »
Une lettre familière de Gonsalvi à Spina nous rend ses impres-
sions au vif :
« J'étais au lit avec la fièvre quand m'est arrivée votre dépêche
du 19 et celle de l'abbé Bernier. Imaginez quelle médecine! Oh!
Dieu bon! Peut-on penser et repenser à un pareil fait sans en
mourir? Tant de réflexions, tant de fatigues, tant de soins, tout
cela jeté au vent! Nous voici à une rupture. Et comment? Après
avoir tout accordé au fond, après avoir combiné les moyens de
1 Nous avons cité son billet à Tallevrand.
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LE CONCORDAT DE 1801 809
nous accommoder aux circonstances actuelles de la France. Grand
malheur! Il faut adorer les décrets de la Providence... Quel mal
n'a pas fait M. Cacault sans mauvaise intention 1... S'il s'obstine
à partir, tout est perdu... Je lui ai dit que j'allais donner immé-
diatement ma démission. Je ne me suis pas laissé vaincre par ses
répugnances pourtant très fortes. Ce matin, je l'ai offerte au Pape
et je lui ai dit comme Jonas : Si cette tempête est venue à cause
de moi, jetez moi à la mer. Pauvre Paps! Il a eu la bonté de
s'en affliger. Pensez s'il m'en coûte d'ajouter à ses afflictions,
mais le bien de l'Eglise l'exige... Voilà assez écrire. Je suis mort
de fatigue et de sommeil, je n'en puis plus, je ne me trouve pas
bien et voyez dans quel moment * ! »
À Bernier, Gonsalvi expose de nouveau sa justification et sa
ferme volonté de se démettre avec un accent plus ému encore que
précédemment. Il termine aiusi son apologie :
« 11 me reste une grâce, Monsieur, à vous demander. Mon
honneur et mon respect exigent que le Premier consul sache que
j'ai été soupçonné à tort. Vous aurez bien la bonté de lui repré-
senter la vérité; je veux espérer qu'il la reconnaîtra; je m'en
flatte.
« Nous voilà après2, Monsieur, une longue lettre mal écrite
dans une langue que je sais fort peu et faite très à la hâte. Ce
n'est pas aux expressions que vous devez faire attention? elles ne
seront pas exactes, mais quant aux sentiments qu'elle renferme,
ils sont ceux d'un homme d'honneur et qui croit par là avoir des
droits à votre estime. »
Le Pape, lui aussi, fut profondément ému du coup de foudre
qui éclatait au moment même où il croyait toucher au succès et
il répéta comme son ministre : « Tout est perdu si Cacault s'en
va. » Il supplia donc dans les termes les plus pathétiques Cacault
de demeurer. Ne le pouvait-il pas? La situation n'était-elle pas
changée depuis le départ du courrier français? Livio était arrivé
porteur des messages conciliants et des concessions accordées. Le
Premier consul en était très probablement satisfait et peut-être
qu'au moment même où Rome était agitée, Paris était rentré dans
le calme. Il était possible, il était opportun d'attendre la réponse
qui serait faite aux propositions envoyées et l'effet de la lettre du
Pape au Premier consul. Cacault dut répondre que l'hypothèse
avait été prévue par Talleyrand et que son ordre de départ
restait absolu et irrévocable. 11 envoya donc Yultimatum qu'il
comparait avec raison au cercle de Popilius. En voici le texte tel
4 Gonsalvi à Spiua, 30 mai 1801.
3 Cela veut dire à la fin d'une longue lettre.
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810 LE CONCORDAT 01 1801
qu'il figure dans les pièces officielles qui furent communiquées
aux cardinaux :
« LIBERTE ÉGALITÉ
« Rome, 9 prairial an IX (29 mai 1301).
A S. Bm. le cardinal Consahi, secrétaire d'Etat.
« Eminence,
« J'ai reçu Tordre d'annoncer au Saint-Siège de la part du
Premier consul :
« 1° Que le gouvernement français ne peut entendre à aucune
modification ni sur le fond ni sur la forme du projet de convention
et sur celui de la bulle qui ont été proposé* à l'adoption de Sa
Sainteté;
« 2° Que si le Pape n'a pas adopté dans le délai de cinq jours
sans modification les deux projets susdits, ma présence à Rome
devenant inutile à l'objet capital de ma mission, je me verrai obligé
à regret, en vertu de mes ordres, à me retirer à Florence;
« 3° Que si, dans le délai précité, les deux projets sont adoptés
sans aucune modification, les deux Etats seront liés de fait par
des rapports pacifiques. La publicité de ces rapports se trouvera
ensuite honorablement constatée par la proclamation des articles
convenus insérés dans le projet arrêté de la bulle du Saint- Père.
« Agréez l'assurance de ma haute considération.
« Cacault. »
On voit en présence de quelle douloureuse alternative se trou-
vait le Saint- Père. Se soumettre à l'ultimatum, accepter des
expressions unanimement jugées contraires aux maximes et aux
formes consacrées dans l'Eglise, ratifier des concessions énormes
sans garantie et sans compensation, c'était abdiquer devant la
violence, abaisser la dignité du Saint-Siège et compromettre son
autorité pour toujours; c'était vraiment se démettre. La résistance,
c'était la conquête de Rome, la fuite ou la captivité, le renouvel-
lement de tous les malheurs de Pie VI, peut-être avec un second
schisme, un anti-pape et la persécution déchaînée dans une grande
partie de l'Europe. Pie Vil n'hérita pas.
C'est l'erreur des hommes d'Etat qui se trouvent en conflit
avec l'Eglise de croire qu'on en obtient tout par la force. Voyant
qu'elle est généralement gouvernée par des hommes âgés, doux et
conciliants, et qu'elle a beaucoup cédé dans le cours de son histoire,
ils s'imaginent qu'elle cédera toujours et ne mettra aucun terme à
sa condescendance. Dès lors ils n'en mettent aucun à leurs
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LE CONCORDAT Dfi 1801 811
exigences; ils' parlent haut, ils menacent, ils sévissent et,
tout infatués d'eux-mêmes, ils chantent victoire à l'avance jusqu'à
ce qu'ils rencontrent le granit, c'est-à-dire le Non possumus
invincible de ces vieillards qui, poussés à bout, acculés à la
violation d'un serment et à la trahison d'un devoir, finissent par
tendre paisiblement les mains aux chaînes et la tête au glaive en
disant : Faites ce que vous voudrez, nous sommes prêts à mourir!
Pie VU opposa donc un refus net et décisif à la sommation de la
France, et il faut rendre cette justice aux cardinaux, que tous le
soutinrent dans l'épreuve et l'encouragèrent à la résistance.
« Le Pape a réuni, au sujet de ma notification, la congrégation
des douze cardinaux, afin de tenir conseil avec eux sur la décla-
ration que j'ai adressée au Saint-Siège. Le Pape et la congrégation
ont persisté dans l'opinion qu'il n'était pas au pouvoir de Sa Sain-
teté de signer sans aucune modification le projet de convention
et la bulle envoyés de Paris. Le Pape, élevé dans le cloître, a des
sentiments d'anachorète, est homme de bon cœur et de bon
caractère : mais il n'y a pas moyen de le décider, d'autorité, à
signer hic et nunc. 11 me répète sans cesse : « J'ai accordé au fond
« tout ce que l'on m'a demandé; je ne refuserai rien de ce qu'il
« sera possible. Aucun intérêt temporel ne peut me foire parler
« autrement qu'il n'est prescrit par le dogme; aucune influence
« ni considération n'a agi sur moi dans cette affaire. Je n'ai pas
« eu le mérite de résister à des insinuations des ennemis de la
« France; il ne m'en a pas été fait. Je suis animé plus que le
« Premier consul du désir d'accomplir ses intentions vertueuses;
« et qui ne voit ici que notre intérêt est de le contenter?
« Son nom pst respecté et chéri; il n'y a personne dans le Sacré
« Collège de Rome qui ne souhaite la protection de la France pour
« cet Etat et l'accord entre les Français et le Pape. Les malveil-
« lants rougiraient de marquer la moindre opposition à une œuvre
« sainte, qui sera utile à tous. Les modifications que la religion
« nous fait une loi d'exiger peuvent être exprimées de diverses
« manières; c'est sur quoi on s'entendra. Il ne s'agit que de
« s'expliquer. » Je n'ai pas manqué de représenter au Pape qu'il
avait le pouvoir d'accorder tout ce que nous demandons, et que
son extrême circonscription à cet égard pouvait devenir une fai-
blesse ruineuse pour la France, pour son Etat et pour la religion;
que le pouvoir de lier et de délier était sans limites, lorsqu'il
s'agissait de prévenir des maux infinis. Je ne l'ai pas seulement
ébranlé1. »
1 Cacault à Talleyrand.
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812 LE CONCORDAT DE 1801
Les épreuves futures du Pape, l'effraction du Quirinal, l'attentat
du général Radet, tout le drame de Savooe et de Fontainebleau
était contenu en germe dans cette petite phrase : « Je ne l'ai pas
seulement ébranlé. »
Pendant deux jours la cour de Rome fut livrée aux alarmes et
les cardinaux tremblèrent*. Gonsalvi sonda le ministre d'Espagne
pour savoir si le roi Charles IV consentirait à donner asile au
Pontife. Il n'obtint rien de rassurant, l'Espagne n'ayant aucune
envie de se brouiller avec la France dont elle était devenue l'alliée.
Cependant les signes alarmants se multipliaient, le bruit de la
rupture se répandait, les garnisons françaises de Toscane avaient
été augmentées et dessinaient des mouvements de mauvais augure,
et à Rome même les patriotes redevenaient insolents et criaient
que le fruit était mûr. « Nous voilà à l'extrémité », écrivait
Consalvi le soir du 30 mai. Ce fut alors que Cacault eut une
inspiration de boa Français et de bon chrétien. Ce Breton, plus
Italien que les Italiens eux-mêmes, trouva la combinazione qui
sauva la situation. Il avait amené avec lui comme secrétaire un
jeune homme de talent, le futur historien de Pie VU, M. Artaud,
qui a raconté l'incident dans une page qui est assurément la plus
intéressante de son livre.
« Ce ministre habile reconnut sur-le-champ l'inconséquence de
ces ordres1; il me fit prier de passer chez lui, et après que j'eus lu
la lettre, il me dit :
« Il faut obéir à son gouvernement; mais il faut qu'un gouver-
« nement ait un chef qui comprenne les négociations, des mi-
« nistres qui les conseillent bien et que tout cela s'entende. 11
« faut qu'un gouvernement ait une volonté, un plan, un but.
« H faut qu'il sache nettement ce qu'il veut, et cela n'est pas
a aisé dans un gouvernement nouveau. Je suis en vérité maître de
« cette affaire, moi, en sous ordre. Si nous sommes à Rome comme
« on est à Paris, ce sera un double chaos. Après ce que j'ai fait
« pour vous, après les preuves d'affection que vous m'avez don-
ce nées, je n'aurai plus rien en réserve. Il est bien établi que le
« chef de l'Etat veut un concordat; il veut cela de longue époque;
« avant Tolentino, il se disait le meilleur ami de Rome. Dans ce
« temps-là, pour faire passer cette proposition insolite, il avait été
1 11 y a des historiens qui affirment que V ultimatum était une feinte et
que Bonaparte ne voulait point exécuter les menaces. Les contemporains
les mieux placés pour savoir la vérité, et Cacault le premier, crurent à
l'imminence du péril.
2 Des ordres qui lui ordonnaient de quitter Rome si l'ultimatum n'était
point accepté.
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LE CONCORDAT DB 1801 813
« nécessaire seulement de commencer par dire à un cardinal arche-
« vêque de Ferrare, à un des plus grands princes de l'Italie, qu'on
« pourrait le faire fusiller. Le Premier consul veut donc un con-
« cordât : c'est pour cela qu'il m'a envoyé et qu'il m'a donné en
« aide celui que je désirais. Il pense, le Premier consul, que moi aussi
« je veux un concordat; mais ses ministres n'en veulent peut-être
« pas; ses ministres sont près de lui; et le caractère le plus facile à
« irriter et à tromper, c'est celui d'un homme de guerre qui ne
« connaît pas encore la politique et qui en revient toujours au
a commandement et à l'épée. Cependant, moi aussi, je vais faire
« & sa manière... Je vous donne deux heures pour réfléchir & ceci;
« Mattei ne voulait qu'un quart d'heure pour se préparer aux grâ-
ce cieusetés du général. Nous retirerons-nous niaisement, comme
« le porte la dépèche, et alors la France est menacée pour un temps,
« d'une sorte A'irréligiosisme, mot aussi barbare que la chose,
« d'un catholicisme bâtard, ou de cette doctrine métisse qui con-
« seille de s'en tenir à un patriarche; alors, qui sait? Les destinées
« probables du Premier consul ne s'accompliraient peut-être
« jamais.
« Nous ne sommes ni l'un ni l'autre de mauvais chrétiens. J'ai
« bien vu ce que vous avez été jusqu'ici, moi je suis un révolution-
ne naire corrigé : voilà comme, après les guerres civiles, les hommes
« de partis différents sont souvent à côté l'un de l'autre, désarmés
« et amis I
« J'aime Bonaparte, j'aime le général; cet affublement d'un
« nom de Premier consul est ridicule; il a pris cela de Rome, où
« cependant il n'a jamais été. Pour moi, il est toujours le général
a d'Italie. Les destinées de l'homme terrible, je les vois presque
« absolument dans mes mains, plus que dans les siennes; il devient
a une manière d'Henri VIII, il aime et il blesse tour à tour le Saint-
« Siège; mais que d'autres sources de gloire peuvent se tarir pour
« lui s'il fait le Henri VIII à fauxl La mesure est comblée, les
.«nations ne laisseraient peut-être plus leurs maîtres disposer
« d'elles en fait de religion. Dans l'autre voie, avec le concordat,
« il y a des prodiges; il y en a surtout pour lui, et s'il n'est pas
« sage, il en restera pour la France. Soyez sûr, Monsieur, que de»
« hauts faits tentés à propos et qui tournent bien sont, & tout
« prendre et à quelque génie qu'on les doive, une riche dot pour
« un pays. Un pays, quand il lui survient des embarras, répond &
« bien des insolences par son histoire. La France, avec ses défauts/
« a besoin d'être en fonds de grandeur. Le général compromet tout
« avec ce coup de pistolet tiré pendant la paix, pour plaire à ses
« généraux qu'il aime et dont il redoute les plaisanteries de camp,
10 DÉCEMBRE 1902. 53
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114 LE GOKCOlDiT BI 1801
« parce qu'il a fait longtemps ces plaisanteries-là lui-même. 1}
« rompt l'opération qu'il désire; il sème du grain gâté. Qu'est-ce
« qu'un concordat religieux? La plus solennelle entreprise dont
« poissent s'occuper les hommes; qu'est-ce qu'un concordat reli-
« gieux signé en trois jours? Je vois les douze heures que le com-
te mandant en chef accordait à un assiégé sans espoir de secours.
« Vous savez que tout en l'aimant beaucoup, depuis les scènes
« de Tolentino et de Livournc, et les effrois de Manfredini et Itattei
« menacés et tant d'antres vivacités, je l'appelle, ce cher général, je
« l'appelle tout bas le petit tigres pour bien caractériser sa taille,
« sa ténacité, son agilité, son courage, la rapidité de ses mouve-
« ments, ses élans et tout ce qu'il y a en lui qu'on peut prendre en
« bonne part de ce genre- là. Si l'on m'accusait, à propos d'un ton
« pareil, je répondrais qu'à l'école militaire, où j'étais professeur,
« j'ai appris que tigre, en Persan, veut dire flèche; demandez plutôt
« à nos savants d'Egypte I Eh bien, le petit tigre a fait une faute;
« elle £eut être réparée, mais j'ai besoin de tout le monde. Croyez -
« vous qu'un arrangement religieux convient à la France? Croyez-
« vous qu'elle ait une tendance à l'embrasser avec ardeur et que ce
« soit servir le Premier consul que de l'aiier à accomplir une
« volonté qui, j'en suis sûr, est dans son cœur? Quand pour faire
« réussir un projet reconnu comme utile et généreux, vous aurez
« consenti à laisser là les imbéciles intérêts de la vie, venez me
« retrouver, je vous dirai ce que je médite. Attendez encore...
« Si vous m'aidez, vous en souffrirez peut-être, plus tôt, plus
« tard; probablement même il arrivera que nous en souffrirons tons
« deux, car on ne redresse jamais impunément ceux qui gouvernent.»
« Je répondis au ministre qu'il y avait des partis que l'on pre-
nait sur-le-champ; je lui déclarai que j'avais un désir vif de voir
conclure un concordat et qu'en tout je suivrais ses pas. Il m'inter-
rompit : « Non, non, il ne s'agit pas de me suivre, il faut rester
« malgré l'ordre que j'ai de rompre la négociation. Ecoutez-moi, je
« ne veux pas demander un concordat signé en trois jours; j'obéis
« au reste de la dépêche, je pars; je vais à Florence, j'envoie Con-
« salvi à Paris et je vous ordonne de rester à Rome, pour conserver
c un fil de relations avec le Saint-Siège. Je vous préviens encore
« qu'en restant à Rome sur ma seule parole, vous vous compro-
« mettez peut-être à tout jamais; mais il n'est que ce moyen
« d'arrêter l'intervention militaire; j'en ai vu des effets terribles
« dans cette Rome où je vous parle. »
ce J'embrassai vivement le ministre qui me comprit. 11 alla immé-
diatement trouver le cardinal Gonsalvi, lui lut la formidable dépêche
sans retrancher un mot, ne lai épargna pas les prêtres turbulents
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U 0NH30BBAT M 1801 815
tt coupables et il se résuma ainsi : « Il y a des malentendus; le
« Premier consul ne tous connaît pas, il connaît encore moins vos
ce talents et votre habileté, vos engagements, votre coquetterie*
« votre désir de terminer les affaires; allex à Paris. — Quand? —
« Demain, vous lui plairez, vous vous entendrez; il verra ce que
« c'est qu'un cardinal homme d'esprit, vous ferez le concordat avec
« lui. Si vous n'allez pas à Paris, je serai obligé de rompre avec
« vous, et il y a là- bas des ministres qui ont conseillé au Directoire
« de déporter Pie VI à la Guyane. Il y a des conseillers d'Etat qui
« raisonnent contre vous; il y a des généraux moqueurs qui hau&-
« sent les épaules. Si je romps avec vous, Murât, autre Berthier,
« marchera sur Rome ; une fois qu'il sera ici, vous traiterez moins
« avantageusement qu'aujourd'hui, son arrivée réveillera vos répu-
« blicains. Ils ont mal administré, mais ils n'administrent plus, et
« c'est toujours contre ceux qui commandent que l'on crie. Arrê-
« tons une disposition de choses qui sera satisfaisante et qui
« rappellera même Paris à la raison.
« Moi qui ai l'ordre de rompre les relations, j'obéirai de cette
« manière : j'irai à Florence. Je modérerai Murât, qui brûle de venir
a ici conquérir et occuper un Etat nouveau. La sœur du Premier
« consul, l'épouse de Murât, est avec lui. Elle est curieuse et dit
ce qu'on ne voit jamais assez Rome et ses merveilles. Vous, vous
« irez à Paris, et je laisserai ici mon secrétaire de légation, pour
« conserver une représentation. Ainsi, rien ne sera détruit. Je vous
a le répète, vous ferez le Concordat avec le Premier consul lui-
.« même, vous lui en dicterez une partie, et vous obtiendrez plus
« de lui que de moi, qui suis lié par tant d'obstacles. Si rien de
« cela ne réussit, je suis perdu, et j'aurai perdu aussi, avec moi,
m les espérances d'avancement que peut avoir mon secrétaire.
« Mais nous parlons ici à sacrifice fait. Encore un mot. Je ne veux
« pas dans un pays où il y a tant de bavardages, je ne veux pas
« vous laisser le poids de la responsabilité de cette action. Si ce
« qui me parait grand aujourd'hui devient par hasard une faute
« demain, il est nécessaire. que je voie le Pape, et que je prenne
<c tout sur moi. J'ennuierai peu le Pape. J'ai un petit nombre de
« phrases à échanger avec lui, pour remplir des instructions
« antérieures du Premier consul. »
« Le cardinal, homme d'une imagination élevée, frappé de l'éclat
et du mystère de ces paroles, saisit le conseil, va trouver le Pape,
le prépare & cette démarche et a la douleur de se séparer de son
ami, plutôt qu'il ne lui demande une permission. M. Cacault se
présente à l'audience de Sa Sainteté qui l'attendait, et qui lui dit
après l'avoir fiât asseoir près d'Elle : « Monsieur, vous êtes une
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81* L£ C0RC0BD1T DE 1801
« personne qoe nous aimons avec une grande tendresse. Ce conseil
« que vous donnez vous-même de ne pas signer un concordat en
« trois jours, est une action admirable dans votre position. Hais
« Gonsalvi à Paris, Rome abandonnée, et nous demeuré seul dam
« ce désert ! ! I
« Très Saint- Père, reprit le ministre, j'engage ma foi de chrétien
« et d'homme d'honneur, que je donne ce conseil de moi-même,
« qu'il ne m'a été suggéré par personne, que mon gouvernement
« n'en sait rien, que je n'agis ici que dans l'intérêt réciproque des
« deux cours, et peut-être plus dans l'intérêt de la vôtre qne de la
(( mienne. Le Premier consul vous honore, il m'a dit : Traites le
« Pape comme s'il avait 200,000 hommes. Il vous reconnaît une
« grande puissance. Apparemment qu'aujourd'hui il s'en voit le
« double autour de lui, car il ne parle plus sur un certain pied
« d'égalité. S'il se donne l'avantage, une noble confiance vous le
« rendra. Privez-vous de Consalvi quelques mois; il vous reviendra
u bien plus habile. — Vous riez, répondit le Pape, avec ces soldats
« que vous nous croyez. Nous ne les acceptons que pour les rendre.
<( Et puis, il est vrai, les soldats de Jésus- Christ sont en grand
a nombre. — Très Saint-Père, il faut que Gonsalvi parte à 11ns-
« tant, qu'il porte votre réponse; il manœuvrera à. Paris avec la
« puissance que vous lui donnerez aussi. J'ai cinquante-neuf ans,
« j'ai vu bien des affaires depuis les Etats de Bretagne, certaine -
« ment les Etats les plus difficiles à conduire. Rien ne m'a échappé
<( des misères de vos peuples d'Italie. Pour me perdre, on m'appe-
« lait Y ami des rois; je ne suis pas suspect. Quelque chose de plus
« fort sans doute que la froide raison, un instinct de ces instincts
<( de bêtes, si Ton veut, qui ne les trompent jamais, me conseille,
« me poursuit; je vois mon consul digne, froid, satisfait, soutenu
« au milieu de ses conseillers qui le détournent. Et puis quel
« inconvénient! On vous accusait : vous paraissez en quelque sorte
« vous-même. Qu'est-ce? Qu'a-t-on dit? On veut un concordat
« religieux, nous venons au-devant, nous l'apportons, le voilà ».
(( Le Pape, trop ému, versait abondamment des larmes : ce Ami
« vrai, dit-il, nous vous aimons comme nous avons aimé notre
« mère; en ce moment nous nous retirons dans notre oratoire,
« pour demander à Dieu si le voyage peut être heureux et si un
« succès soulagera nos peines, en nous éloignant de cet abîme de
« douleurs. »
L'expédient suggéré par Gacault parut au Pape, aux cardinaux,
qu'il consulta tous, la seule chance qui restât d'éviter la rupture
avec la France et tous les maux qu'elle aurait entraînés. Ils se pro-
noncèrent à l'unanimité [pour] le départ immédiat de Consalvi, qui
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LE CONCORDAT DE 1801 ttT
fat le seul à plaider contre lui-même. « Ce n'est pas moi qu'il faut
envoyer, disait-il, puisque je sais soupçonné, à Paris, de mauvais
vouloir contre les Français. Le proverbe latin dit : Si vis mittere,
mitte gratum. Ha personne nuira à ma cause. » Cacault écarta
résolument cette objection. « Je n'ai jamais eu lieu de croire que
le Premier consul ait eu aucune opinion défavorable de votre per-
sonne; il ne m'en a rien dit à Paris. Le ministre des relations
extérieures ne m'en a rien dit et ne m'en a jamais écrit un mot.
Le général Murât m'a parlé de Votre Eminence, à Florence, avec
éloge. De mon côté, j'ai eu lieu de me louer de vous à Rome. Il
n'y a donc rien à ma connaissance qui puisse m'empècher
d'applaudir au choix que Sa Sainteté a fait de vous pour aller
à Paris. » Le cardinal se résigna. Le voyage ainsi résolu, Cacault
informa Talleyrand, tandis que Gonsalvi écrivait à Bernier et à
Spica, et qu'il communiquait officiellement aux diplomates accré-
dités auprès du Saint-Siège la nouvelle de son départ et de son
remplacement par le cardinal Joseph Doria. Ces longues et fré-
quentes conférences du ministre français au Quirinal, ces réunions
de cardinaux, les nouvelles de toute sorte qui circulaient à Rome
avaient surexcité les esprits au plus haut point, et il était à craindre
que le parti avancé ne commit quelque désordre et n'exploitât le
départ de Cacault, comme la preuve d'une rupture complète avec
la France. 11 n'y avait qu'un moyen de conjurer ce péril : c'était de
montrer par un signe évident qu'il n'y avait pas réellement rupture,
et ce fut encore le ministre français qui trouva la solution. Aux
inquiétudes exprimées par Consalvi, il répondit : « Je ne vois qu'une
chose à faire, qui dépend de vous et de moi : partons ensemble
dans la même voiture, au vu et au su du public. Les pêcheurs en
eau trouble n'o3eront pas bouger. Nous irons ensemble jusqu'à
Florence, où je m'arrêterai suivant mes instructions, et d'où vous
continuerez vers Paris. » L'arrangement fut approuvé par le Pape,
et le samedi 6 juin au matin, le lendemain du jour où expirait
le délai fixé par Yultimalum, Consalvi, comblé de tendresses et
de bénédictions par le Pontife, sortait du Quirinal dans sa voiture
et allait prendre Cacault qui monta avec lui sous les yeux d'une
ioule ébahie, qui ne comprenait rien à la chose et se perdait en
conjectures. 11 est intéressant de voir comment le ministre de
France explique son initiative à Talleyrand et raconte son départ.
« Lorsque les premiers jours du délai ont été écoulés et que
l'impression de la peur de mon départ sur le Pape et ses conseillers
a été complète et sans espoir de me décider à rester, et lorsque j'ai
vu que rien ne pouvait décider le Pape à signer hic et ruine, j'ai
cherché les moyens de garantir, en partant; la tranquillité de
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ftl| U G0RG0RD1T DI 1801
Rome et la sûreté des Français. J'ai pensé que le Premier consul
souhaitait de cœur et d'âme l'accommodement avec le Pape, devenu
nécessaire à la France. Je sais que ce fut toujours son idée et
qu'elle doit enfin se réaliser. Alors il m'a paru dans ses vues d'en-
gager le Pape à envoyer à Paris son premier ministre pour s'expli-
quer et tâcher de résoudre l'affaire. Mon idée a été saisie et adoptée
avec plaisir par Sa Sainteté et le cardinal Gonsalvi. »
On a insinué que Gacault n'avait pas agi de son chef et que le
coup était combiné à l'avance entre lui et le gouvernement fran-
çais. Le ministre et son secrétaire Artaud, qui reçut ses confi-
dences sur le moment même, ont toujours affirmé le contraire, et
il n'y a aucune raison de mettre en doute la parole de ces deux
hommes d'honneur. Ce qui est vrai, c'est que Gacault était sûr de
n'être pas désavoué, car la démarche qu'il avait conseillée était
trop flatteuse pour le Premier consul pour lui causer du déplaisir.
Le voyage s'effectua sans encombre. « Me voilà arrivé à Florence.
Le cardinal-secrétaire d'Etat est parti de Rome avec moi. Il est
venu me prendre à mon logis. Nous avons fût route ensemble dans
le même carrosse; nos gens suivaient de la même manière dans la
seconde voiture et la dépense de chacun était payée par son cour-
rier respectif. Nous étions regardés partout d'un air ébahi; le
cardinal avait grande peur qu'on imaginât que je me retirais i
l'occasion d'une rupture; il disait sans cesse à tout le mqnde :
« Voilà le ministre de France. » Ce pays, écrasé des maux passés
de la guerre, frissonne à la moindre idée de mouvements de
troupes. Le gouvernement romain a plus de peur encore de ses
propres sujets mécontents, surtout de ceux qui ont été alléchés i
l'émeute et au pillage par l'espèce de révolution passée. Nous
avons ainsi prévenu et dissipé à la fois les frayeurs mortelles et
les espérances téméraires. Je pense que la tranquillité de Rome
ne sera pas troublée.
« Le cardinal a passé ici la journée du 18 (7 juin) en grande et
ostensible amitié avec le général Murât, qui lui a fait donner un
logement et une garde d'honneur. U a fait la même chose pour
moi; je n'ai rien accepté; je suis logé à l'auberge.
« Le cardinal est parti ce matin pour Paris; il arrivera peu de
temps après ma dépêche; il ira extrêmement vite. Le malheureux
sent bien que s'il échouait il serait perdu sans ressource et que
tout serait perdu pour Rome. U est pressé de savoir son sort. Je
lui ai fait sentir qu'un grand moyen de tout sauver était d'user de
diligence, parce que le Premier consul avait des motifs graves de
conclure vite et d'exécuter promptement...
•.•**$* + •*• • • • • • *•••»•
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LE CONCORDÂT DE 1801 819
«... Vous jugez bien que le cardinal n'est pas envoyé à Paris
pour signer ce que le Pape a refusé de signer à Rome; mais il est
premier ministre de Sa Sainteté et son favori ; c'est l'âme du Pape
qui va entrer en communication avec vous. J'espère qu'il en résul-
tera un accord concernant les modifications. Il s'agit des phrases,
des paroles qu'on peut retourner de tant de manières, qu'à la fin
on saisira la bonne. Le cardinal porte au Premier consul une lettre
confidentielle du Pape et le plus ardent désir de terminer l'affaire.
C'est un homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a
rien d'imposant; il n'est pas fait à la grandeur; son élocution, un
peu verbeuse, n'est pas séduisante. Son caractère est doux et son
âme s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on l'encourage avec
douceur à la confiance. »
Murât, de son côté, recommandait Consalvi au Premier consul.
« Le citoyen Gacault est arrivé ici hier matin avec le cardinal Con-
salvi. Ce dernier est parti pour Paris où je pense qu'il arrivera vers
le 30 (19 juin). Il se rend près de vous avec confiance, et le Saint-
Père attend tout des sentiments de bienveillance que vous ne
cessez de lui montrer. Je vous assure qu'ils sont de bonne foi. Au
reste, le cardinal Consalvi a ordre de faire tout ce qui est possible
en matière de religion. Ne vous laissez pas prévenir contre le
cardinal Consalvi; tous les Français n'ont qu'à se louer de lui. »
Le cardinal était parti fort triste, accablé par les préoccupations
et la hâte de ce voyage précipité. « Le plaisir de vous revoir,
écrivait-il à Spina, sera un soulagement à mes angoisses très
amères. Croyez-moi, Monseigneur, la vie m'est à charge et je n'en
puis plus! »
A Florence, pourtant, il devint moins sombre. Il fut d'abord
rassuré en apprenant que Murât n'avait reçu aucun ordre de
marcher sur Rome. Puis le bon accueil du général et ses encoura-
gements joints à ceux de Cacault le réconfortèrent en lui donnant
f espérance du succès. 11 prit la route de Paris, soutenu par le
sentiment de la grande œuvre à laquelle il allait travailler, du
service qu'il allait rendre à l'Eglise et de la justice que lui rendrait
la postérité.
f F.-D., Cardinal Mathieu.
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LA GRÈVE ET L'ARBITRAGE
Combien différemment apprécié ce droit de grève, que certains
jugent néfaste pour l'ouvrier, autant et plus peut-être que pour le
patron, et dans lequel les socialistes voient le moyen le plus effi-
cace de libération du prolétariat !
Les adversaires de la liberté de coalition sont restés irréductibles
depuis M. de Vatimesnil, qui s'exprimait ainsi, dans le grand débat
parlementaire de 1849 :
Les ouvriers qui se coalisent se nuisent à eux-mêmes, la misère
est le seul fruit qu'ils recueillent. Ils nuisent encore à ceux d'entre
eux dont l'ouvrage est lié au leur et qui voudraient continuer de
travailler. Les coalitions diminuent le revenu général du pays en
interrompant la production; elles font souvent passer à l'étranger des
commandes faites à l'industrie nationale; enfin, elles menacent grave-
ment la paix publique, étant sujettes à dégénérer en violence et même
en émeutes.
M. Jules Simon, dans son livre sur le Travail lançait également
des invectives violentes contre la grève :
La grève, c'est la pire des guerres, une guerre civile. Elle est meur-
trière au pied de la lettre, car les ouvriers en grève se réduisent
eux-mêmes à la condition d'une ville assiégée, et comme il arrive
dans toutes les guerres civiles, ils ne peuvent pas faire de mal à leurs
adversaires sans en ressentir le contre-coup.
Qu'est-ce que le droit de faire grève? C'est une arme. On l'a rendue
aux ouvriers, et on a bien fait. Maintenant qu'ils l'ont reçue, ce qui
peut arriver de mieux pour l'industrie, pour la société et pour eux-
mêmes, c'est qu'ils ne s'en servent pas. Il n'y a qu'une tvoix sur ce
sujet.
Enfin, M. Barberet jetait l'anathème à « cette arme qui est un
piège » :
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LÀ GRÈVE ET L'ARBITRAGE 821
Des socialistes de bonne foi nous disent que la grève est l'arme du
faible contre le fort. C'est une bien grave erreur. En jugeant les choses
impartialement, d'après ses effets, tout homme sensé découvrira en
elle un véritable traquenard tendu au prolétariat.
En réalité, les sacrifices ont toujours dépassé les avantages obtenus,
et, dans la plupart des cas, les réclamations n'en subsistaient pas
moins après qu'avant.
Et cependant, reconnaissait M. Barberet, la grève offre certains
avantages pour les ouvriers fortement organisés :
Les ouvriers anglais réunissent d'énormes capitaux. Gomment les
emploient-ils? Toutes leurs ressources sont accumulées en vue de la
grève, qu'ils peuvent organiser d'un bout à l'autre de leur pays. C'est
là qu'on peut juger le système, car il donne tous ses résultats pos-
sibles. Les voici : Augmentation minime des salaires et diminution
raisonnable des heures de travail. Et puis, c'est tout.
Mais n'est-ce donc rien que cela? Ne voit-on pas que c'est grâce
à l'exercice de la grève organisée que les ouvriers anglais ont
obtenu les plus hauts salaires de l'Europe. M. Barberet l'affirmait
plus encore, quand il concluait ainsi, dans son volume sur les
grèves (paru en 1873) :
A tonte chose malheur est bon. En roulant son rocher de Sisyphe,
la grève a montré aux travailleurs qu'ils étaient forts par l'union. Il
en est résulté le groupement inconscient et brutal, il est vrai, mais
instinctif et progressif.
Les auteurs qui ont reconnu les bénéfices de la grève en faveur
des ouvriers sont également nombreux. Et ces auteurs sont loin
d'être les premiers venus et les plus mai informés des questions
ouvrières. Parmi eux, nous nous contenterons de citer les opinions
d'un ouvrier, d'un ingénieur en même temps directeur du travail
en France, et du plus réputé des économistes modernes :
Les coalitions, dit M. Martin Nadaud, ont été l'âme, l'agent prin-
cipal du progrès depuis cinquante ans, aussi bien en Angleterre qu'en
France. S'il était vrai que les grèves à aucune époque aient été une
cause de ruine pour un pays, la Russie, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche
et toutes les nations où l'ouvrier est encore foulé aux pieds par les
lois, seraient plus riches que la France et que l'Angleterre.
M. Arthur Fontaine, directeur du Travail au Ministère du Com-
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m U GRÈVE ET L'ABHTRAGI
merce, trouve également que la grève n'est pas une arme négli-
geable pour la population ouvrière :
Nous sommes trompés, affirme-t-il, sur F efficacité matérielle de la
grève par les souffrances et les pertes de ces conflits retentissants
qui, pendant des mois entiers, réduisent à la misère la famille
ouvrière et arrêtent la production d'importantes usines. Mais, il ne
faut pas s'y tromper, ces graves conflits sont l'exception. Au cours
des six années 1890 à 1895, sur 100 grévistes, on en compte 31 ayant
chômé moins d'une semaine, 54 ayant chômé moins d'une quinzaine;
24 seulement ont chômé plus d'un mois et 2 plus de cent jours.
En France, une année moyenne, Tannée 1895, nous montre pour
les grèves relatives au taux du salaire : En cas de réussite, 120,000 fr.
de perte et 700,000 francs regagnés en trois cents jours par la plus-
value du salaire ; en cas de transaction, un peu moins de 600,000 francs
de perte et 1,300,000 francs de plus-value en trois cents jours; dans
l'ensemble, enfin, en tenant compte de 600,000 francs de perle en cas
d'échec complet, à peu près 1,300,000 francs de perte par grève et
2 millions de francs de plus-value en trois cents jours. — Ces calculs
montrent-ils que les avantages des grèves sont payés cher pour l'ou-
vrier? Oui, sans doute. Trop,cher? C'est une question d'appréciation « .
Enfin, M. Paul Leroy -Beaulieu, dans son Essai sur la répartition
des richesses, exprime la même opinion :
On se tromperait en croyant que, considérée en soi, la grève ait
nui à la classe ouvrière. Elle a certainement contribué à faire respecter
davantage les ouvriers par les patrons, à prévenir beaucoup d'abus
de détail, toutes sortes de modes d'exploitation ou de dégradation..,
À vrai dire, ce sont moins des grèves effectives qui ont eu ces résultats
que la simple grève, la simple possibilité de grèves.
Les causes de ces divergences d'opinion sont faciles à saisir.
Il faut, en effet, distinguer entre la grève organisée, savamment
préparée, éclatant au moment où les revendications ouvrières ont
chance d'être acceptées par les patrons et reposant sur des res-
sources abondantes qui permettent de lutter pendant longtemps,
et entre la grève anarchique, qui éclate un beau jour, par caprice
ou par surprise, sans motiis suffisants et sans caisse bien pourvue
et qui est fatalement destinée à l'échec le plus lamentable, d'autant
plus lamentable que les ouvriers s'entêtent alors dans une grève
. } Les Grèves et la Concili<Uion% A. Colin, 1897}
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LA GRfiVS ET I/ÀRWTRÀ01 $*
sans issue, croyant suppléer par leur ténacité à leur manque
d'organisation.
La grève organisée, au contraire, réussit le plus souvent avant
même d'avoir éclaté, et un patron, qui a des commandes pressées,
ne se laisse pas entraîner, de gaieté de coeur, dans une lutte dont
il ne peut prévoir la longueur et l'issue.
Sous l'ancien Régime, les ouvriers parisiens en quête de travail
se réunissaient sur la place de Grève, devant l'Hôtel de Ville. Ce
marché d'ouvriers inactifs a donné son nom à l'acte des ouvriers
qui se réunissent pour s'embaucher à des conditions nouvelles
La grève, c'est le refus concerté du travail par des ouvriers qui
attendent qu'on vienne leur proposer un contrat nouveau.
A l'époque du petit atelier, l'ouvrier, mécontent de son patron,
le quittait pour s'embaucher ailleurs. Gomme les ateliers étaient
nombreux, il lui était facile, dans le même quartier, peut être dans
la même rue, de trouver un patron qui l'acceptait. La chose se
passe ainsi, de nos jours, pour les ouvriers ou employés d'ateliers
à personnel restreint : garçons épiciers, garçons de cafés, domes-
tiques, etc.; mais, s'il s'agit de la grande industrie, où le personnel
employé comprend des centaines ou des milliers d'individus, la
question change de face. Ici l'ouvrier, qui croit avoir à se plaindre
de son patron, ou qui n'est pas satisfait des conditions de travail
de son atelier, ne peut formuler de revendications individuelles. Il
n'est qu'une unité dans l'armée ouvrière que l'usine renferme et l'on
se soucie fort peu de lui, parce que cent candidats se présenteront
pour occuper le poste qu'il désertera. Il y a, en effet, à côté de
l'armée active du travail, toute une armée de réserve de la misère
qui désire s'employer à tout prix. Si l'ouvrier mécontent réclame
des conditions nouvelles, on lui répondra que les autres ouvriers
paraissent fort satisfaits des conditions qui ne peuvent le contenter
et qu'on ne peut faire une exception en sa faveur.
Mais, si cette même réclamation, au lieu d'être formulée par un
seul, est reprise par la masse des ouvriers de l'usine, la question
est tout autre. Le patron peut bien remplacer immédiatement un
ouvrier qui l'abandonne, il ne peut pas, sur l'heure, remplacer plu-
sieurs milliers d'ouvriers qui partent d'un coup et se solidarisent
dans leur résistance.
Il n'a plus qu'à attendre : ou que les ouvriers, lassés d'une lutte
inégale, réintègrent son usine, sans bénéfices obtenus; ou bien que
ces ouvriers, assurés de la victoire, la lui imposent par une résis-
tance acharnée.
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824 Là GBÈVft ET L'ARBITfiAGI
La grève est donc la lutte entre la force de l'employeur et l'obs-
tination des employés. C'est la guerre entre deux partis, qui ont
également à en souffrir; mais qu'importe au parti vainqueur la
misère dont il a eu à souffrir dans le combat? Les privations de
toutes sortes qu'ont dû supporter des grévistes victorieux sont
bientôt oubliées, et ils ne songent plus qu'aux bénéfices acquis.
La situation des ouvriers et des patrons, lorsque éclate un conflit
du travail, est facile à préciser. Les patrons d'aujourd'hui sont
bien plus vivement atteints par la grève que les petits patrons
d'antan, qui ne possédaient pas cet énorme et coûteux machinisme
qu'immobilise une grève. Aujourd'hui, la grève est une lutte âpre,
sanglante, meutrière. Le patron, dont le machinisme est immobilisé,
ne peut attendre longtemps, dans l'oisiveté, la ruine qui le guette.
Au contraire, l'ouvrier peut, par des moyens faciles, échapper à la
famine et narguer son patron, en se nourrissant de soupes syn-
dicales et de ragoûts corporatifs. La méthode a été inaugurée à
Itontceau et suivie à Marseille, et j'ai su qu'elle y avait donné
d'excellents résultats. Pour 15 ou 20 centimes par jour, on pouvait
nourrir un gréviste, et un gréviste qui ne meurt pas de faim a le
désir de continuer la grève, s'il appartient surtout à une profes-
sion où les chômages soient rares. Il fait si bon flâner en dehors
de l'usine monotone et prendre quelques jours de liberté. Chaque
jour de chômage est donc un jour de ruine pour le patron moderne,
tandis que pour l'ouvrier c'est un jour de repos. L'ouvrier sait que
l'on ne peut pas le remplacer, — pas lui seul bien entendu, —
mais avec lui tout le personnel de l'usine, dont il est solidaire.
Inconnu de son patron pendant la période de travail, il lui est
inconnu pendant la grève. Il n'est qu'un des 3 ou 4000 grévistes
qui ont quitté l'usine. Un beau jour, [une affiche sera placardée
sur les murs de l'établissement, où il travaille, et cette affiche
lui apprendra que la grève est finie, sans qu'il comprenne mieux
pourquoi elle se termine qu'il n'a compris pourquoi elle avait
éclaté. Habitué à l'obéissance passive de l'atelier, il se soumet
facilement à l'autorité despotique du syndicat, et il ne songe guère
à discuter les résolutions qu'on lui impose. Le voilà donc rentrant
à l'usine, la conscience tranquille, assuré de ne recevoir aucun
reproche ni d'encourir aucune vengeance.
Seul, il était le jouet des caprices de son patron; syndiqué, il
devient une partie d'un organisme qui annihile sa volonté et son
individualité, mais lui assure, en échange, la tranquillité. 11 est
devenu fonctionnaire.
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Ll GRÈVE ET L'ARBITRAGK 825
M. Pic, dans son Traité de législation industrielle," nous a donné
la législation comparée du droit de coalition et il Ta fait avec une
clarté et une sobriété, qui font de son Traité un excellent guide
pour étudier cette question.
Le délit de coalition fut supprimé par la loi du 25 mai 1864 et
remplacé par le délit d'atteinte à la liberté du travail. Mais le* droit
d'association restait interdit, de même que le droit de réunion;
de telle sorte que, sous ce régime, le droit de coalition ne fut
encore qu'un vain mot. Et les ouvriers volontiers de Saint- Etienne
le virent bien, lorsqu'en 1865 ils votèrent la cessation du travail
et nommèrent un comité de seize membres, chargé de diriger la
grève. Six des membres de ce comité furent traduits en police
correctionnelle et condamnés, pour association illicite, à plusieurs
mois de prison.
Cette situation ne changea qu'avec la loi du 30 juin 1881 sur
la liberté de réunion et surtout avec la loi duj>l mars 1884 sur
les syndicats professionnels.
Depuis 1864, la coalition fut donc permise; néanmoins, la loi
prohiba, sous peine d'un emprisonnement de six jours à trois ans
et d'une amende de 16 à 3,000 francs, ou de Tune de ces deux
peines seulement, les violences ou voies de fait} les menaces ou
manœuvres frauduleuses employées par les coalisés contre les
dissidents. Les faits prévus par cette disposition constituaient et
constituent encore le délit d'atteinte à la liberté du travail.
L'expression « manœuvres frauduleuses » était précisée par le
rapporteur de la loi de 1864, M. Emile Ollivier. L'existence du
délit est subordonnée à trois conditions : la fraude, c'est-à-dire
un acte accompli de mauvaise foi; la surprise de la bonne foi par
des actes combinés artificieusement, et enfin la perpétration d'actes
de nature à faire impression sur les gens dont on veut surprendre
l'adhésion. Le délit était encore caractérisé par la nature du but
poursuivi. Ce but devait être de porter atteinte à la liberté du
travail.
Les atteintes graves à la liberté du travail tombaient sous le
coup des articles 414 et 415 du Code pénal; les atteintes légères
à la liberté du travail étaient poursuivies en vertu de l'article 416,
que la loi de 1884 sur les syndicats a abrogé '.
« Art. 414. — Sera puni d'un emprisonnement de 6 jours à 3 ans et
d'une amende de 46 francs à 3,000 francs, ou de Tune de ces deux peines
seulement, quiconque, à l'aide de violences, voies de fait, menaces ou
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m Là GRÈVE te VAMtÊÊM
Les articles 414 et 415 ont été vivement critiqués et l'on a
souvent demandé leur suppression pour revenir au droit commun.
C'est, en effet, le plus souvent contre les ouvriers que sont
employés ces deux articles, alors que les délits similaires commis
par les patrons sont difficiles à constater et échappent à toute
répression. La suppression de ces deux articles n'aurait point pour
conséquence d'assurer l'impunité aux auteurs de faits délictueux.
Pour les menaces et voies de fait, les articles 305 et suivants du
Code pénal édictent des pénalités suffisantes. Et s'il s'agit de
manœuvres frauduleuses, il est permis de soutenir que la faculté,
pour ceux auxquels elles ont porté préjudice, d'en poursuivre les
auteurs par les voies civiles et de se faire indemniser du dommage
que ces manœuvres ont pu leur causer, est une sanction suffisante^
sans qu'il soit besoin de la renforcer.
Souvent les syndicats ont passé pour les grands facteurs de
grèves et les causes inconscientes et brutales de ces conflits
violents, dont souffre l'industrie. C'est une erreur. L'expérience
a permis de constater que, dans la moitié des grèves qui se sont
produites pendant une certaine période, il n'existait pas de syn-
dicats dans la profession des grévistes. L'Office du travail a
notamment relevé ce fait qu'à Tourcoing, sur cinquante- sept
grèves qui ont éclaté en 1896, cinq seulement comprenaient des
ouvriers syndiqués. D'ailleurs, si les syndicats d'une corporation
sont fortement organisés et reliés entre eux par les liens d'une
fédération, un règlement commun leur interdit de déclarer la grève
avant d * avoir épuisé tous les moyens de conciliation (statuts de
la fédération des travailleurs du livre). Si une section de la fédé-
ration passe outre à cette injonction, la fédération ne soutient
manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d'amener ou de
maintenir une cessation concertée de travail, dans le but de forcer la hausse
ou la baisse des salaires, ou de porter atteinte au libre exercice de l'indus*
trie ou du travail.
Art. 415. — Lorsque les faits punis par l'article précédent auront été
commis par suite d'un plan concerté, les coupables pourront être mis par
l'arrêt ou le jugement sous la surveillance de la haute police pendant 2 an*
au moins et 5 ans au plus.
Art. 416 (abrogé par la toi de 1884). — Seront punis d'un emprisonnement
de 6 jours à 3 mois et d'une amende de 46 francs à 300 francs, ou de Tune
de ces deux peines seulement, tous ouvriers, patrons et entrepreneurs
d'ouvrage, qui, à l'aide d'amendes, défenses, proscriptions, interdictions
prononcées par suite d'un plan concerté, auront porté atteinte au libre
exercice ëe l'industrie on du travail.
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U GRlVI BT UARlffBAGt 8*1
pas la grève déclarée sans son assentiment. Dans les cas graves,
un délégué de la fédération se transporte sur les lieux, et on ne
compte plus le nombre des différends réglés par son entremise
pacificatrice, sans arrêt du travail. Si, au contraire, il n'existe pas
de syndicat dans l'industrie, la grève y éclate comme un coup de
foudre. Les meneurs du mouvement, novices et inexpérimentés,
essaient d'atteindre par la surprise les patrons, avec lesquels ils
ne se sentent pas assez forts pour discuter. La grève entre leurs
mains est l'arme maladroitement maniée par un poltron, non pas
celle dont les syndicats expérimentés se servent avec adresse et
loyauté.
Une autre raison qui a contribué à fausser cette arme loyale,
c'est le trop facile succès d'une première grève victorieuse K Grisés
par leur succès, les ouvriers ne songent qu'à récidiver pour obtenir
la nouvelle victoire, qu'ils croient aussi facile. Les exemples sont
nombreux de ces grèves que l'on croit terminées et dont le feu
couve sous la cendre. Nous en voyous au Greusot, à Montceau, à
Marseille, dans les charbonnages du Nord. On pourrait dire que
4es grèves sont conjuguées et que la fin d'une première grève
heureuse pour les ouvriers ne sert que de prélude à celle qui va
suivre. A Marseille, l'exemple est des plus frappants. Les gens
du port réclament une augmentation, et cette augmentation leur
était bien due, puisque, depuis de longues années, le prix de la
vie avait considérablement haussé, tandis que les salaires étaient
restés invariables. Ils obtiennent donc facilement gain de cause.
Mais, dans toute l'Italie du Nord, où l'on se tromperait fort, si
l'on croyait ne trouver que des ouvriers indolents et paresseux,
le bruit se répand qu'on paie à Marseille 6 francs par jour aux
simples dockers. Et la nouvelle est d'autant plus facilement col-
portée dans les villages de la Lombardie et du Piémont que les
nourrices de Marseille sont presque toutes originaires de ces
provinces. Voilà l'exode qui commence vers Marseille. De solides
gaillards viennent prendre la place des dockers. Et il se trouve
que ceux-ci gagnent bien 6 francs par jour, au lieu de 5 francs
qu'ils gagnaient précédemment, mais que la concurrence des
Remontais accourus en foule ne leur permet plus de travailler
que trois journées par semaine au lieu de six; de telle sorte que
leur gain hebdomadaire, de 30 francs qu'il était antérieurement,
est réduit à 18 francs, et que la grève éclate de nouveau.
Partout des exemples semblables pourraient être relevés, parce
* Voy. à ce sujet les remarques si pénétrantes de M, Bureau, dans la
Science tociale, 1901, « les Grèves d'Elbeuf ».
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828 LA GRÈVE BT L'ARBRRAGI
qu'on ne fait pas assez attention à l'année ouvrière de réserve»
inactive aujourd'hui, et ne demandant qu'à remplir les vides qui
se produisent dans l'armée active du travail. Le statisticien qui
prendra le soin de faire parler les chiffres et de faire découler de
ses arides constatations la philosophie de l'histoire des grèves,
rendra un réel service à la population ouvrière, en lui montrant
que là aussi, il y a « ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas »,
comme l'a si habilement fait ressortir le grand économiste fiastiat.
« Rien ne sert mieux à fixer pour longtemps les relations entre
employeurs et employés qu'une bonne grève prolongée », avouait
à M. Bureau un actionnaire d'Anzin. — « Il faut qu'ils en prennent
à leur aise », disait, dans un langage trivial, un directeur d'usine
de ma connaissance en parlant de ses ouvriers en grève. Et si ces
paroles, qui semblent vraiment inhumaines et cruelles, sont aussi
naïvement exprimées, c'est que les directeurs d'usines voient toutes
choses au point de vue purement industriel. Ils savent, par une
longue expérience, qu'une grève trop courte est comme une
maladie qui n'a pas suivi son cours normal. Un remède brutal
l'arrête, mais la maladie suit sa marche latente. Les ouvriers sont
encore trop ignorants des choses de l'industrie pour savoir quand
et comment leurs revendications ont chance d'être exaucées. Gain
de cause leur est trop vite accordé, ils ne voient dans ce rapide
succès que la conséquence de la faiblesse de leur patron. « On est
généralement brave contre des faibles, on hésite devant des
obstinés. » La grève éclate donc de nouveau; mais alors le patron,
effrayé par la concurrence et désarmé par ses premières conces-
sions, se retranche dans une intransigeance entêtée. Les ouvriers,
qui ont eu si facilement gain de cause une première fois, s'obs-
tinent à leur tour dans leur ultimatum, et la grève dure longtemps
au détriment des deux partis en présence, mais sans chance de
succès pour les ouvriers.
« Lorsque la grève a été victorieuse, dit encore M. Bureau, on
peut avoir la quasi-certitude que, dans un délai très court, le
contrat qui l'a terminée sera l'objet d'innombrables violations.'»
En effet, la première victoire n'est pas le résultat d'une lutte
méthodique longuement préparée, savamment conduite. Il n'y a
aucune raison pour que l'un ou l'autre des deux adversaires /sou-
vent tous les deux à la fois, considèrent comme définitif un] enga-
gement dont l'issue doit être attribuée, pour la plus grande part,
à l'habileté, parfois à la ruse, souvent à, l'influence d'un camarade
plus ardent et plus éloquent, ou d'un patron plus faible ou {dus
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LÀ GRÈVE H L'ARBITRAGE 829
expert; en an mot, à mille circonstances accidentelles beaucoup
plus qu'à une bataille loyale établissant nettement la valeur réelle
et fondée en principe des forces des deux combattants.
D'où provient cette conséquence si grave de traités de prix qui
ne sont pas exécutés? Bien souvent de ce que les syndicats ne
sont pas assez forts et ne sont pas responsables des engagements
qu'ils ont pris.
L'entente momentanée des ouvriers, dans une grève, n'est pas
suffisante pour assurer le succès définitif. Les concessions qu'un
patron est obligé de faire, il peut les reprendre quelques jours plus
tard, et remettre les choses dans l'état où elles étaient précédem-
ment; ou bien encore, le prix de la vie aura augmenté en peu de
temps, et les salaires, restés stables, ne concordant plus avec le
coût de l'existence qui a progressé, il faudra que l'ouvrier
reprenne les armes et essaie de rétablir l'équilibre rompu entre ces
deux facteurs. Une des premières grandes grèves fut la grève des
charpentiers de Paris en 1822. Ils eurent gain de cause. Dix ans
plus tard, les objets de première nécessité ayant augmenté, la
situation de ces ouvriers devint aussi précaire qu'avant. En 1833,
nouvelle grève et même succès. Et, en 1845, les mêmes phéno-
mènes se repro luisirent : cherté de vie accrue, grève et majoration
de salaires correspondant à l'augmentation du coût de la vie.
Lorsque des grévistes ont conclu un accord qui met fin à la
grève, ils n'hésitent pas à en contester les bases, s'ils s'aperçoivent
que cet accord ne leur a pas donné tous les résultats favorables
qu'ils en avaient espérés. Et ceux-là mêmes qui avaient engagé
leurs signatures au nom de leurs commettants sont les premiers,
bien souvent, à dénoncer une convention dont l'exécution loyale
risque de compromettre leur popularité. Et alors, que reste-t-il en
face du patron contractant? Personne. La situation est surtout
grave lorsqu'il n'existe que des syndicats chancelants et sans
responsabilité
Il faut, pour que le contrat soit loyalement exécuté, que les
syndicats soient forts et aient, non seulement le pouvoir, mais
aussi l'obligation d'assumer une responsabilité réelle.
Il est de règle dans notre droit, a fait remarquer M. Hubert-
Yalleroux, que celui qui s'engage soit responsable des suites de
son engagement. Jadis, on était responsable sur sa personne et
sur ses biens; dans l'ancienne Rome, le débiteur qui ne payait pas
devenait esclave de son créancier. En France, l'emprisonnement
10 DécBMBRi 1902. 54
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S30 U GBÈVE ET L'AIBITRAGK
des débiteurs existait encore il n'y a guère plus de trente ans.
Actuellement, on ne répond plus que sur ses biens, et encore pas
sur tous..., il y a des restrictions que l'humanité a fait établir : on
ne peut saisir le « coucher » d'un débiteur, non plus que ses
vêtements et ses instruments de travail. La tendance qui se mani-
feste est d'augmenter la quantité des objets insaisissables. C'est
ainsi qu'on a rendu une loi sur l'insaisissabilité des salaires, et
que les partisans du homestead voudraient obtenir la même faveur
pour l'habitation du débiteur.
Mais pourquoi la règle, qui exige la reconnaissance d'un gage
pour celui qui emprunte, va-t-elle fléchir encore parce que l'enga-
gement n'est pas pris par un individu seul, mais par plusieurs? Il
n'y a aucune raison pour cela, et dans la société en nom collectif,
chaque associé est responsable des dettes de la société comme des
siennes propres. Puis on a cherché à restreindre cette responsa-
bilité de chacun, en la reportant sur un seul ou sur quelques-uns
des membres de la société, et on a formé la société en comman-
dite, les simples commanditaires ne restant responsables que
jusqu'à concurrence d'une somme déterminée. Enfin, on a été
encore plus loin et fini par admettre que tous les associés ne
s'engageaient que jusqu'à concurrence d'une somme déterminée.
C'est la société anonyme qui prend un nom de son choix : la
Confiance, C Entreprise... Et alors le législateur a pris le soin
d'exiger de chacun des associés l'apport d'une somme minima :
500 francs ou 100 francs d'abord, 25 francs seulement depuis la
loi de 1893. Les tiers obtenaient aiosi quelque garantie : ils étaient
également avertis par les publications légales qu'ils avaient affaire
avec une société dont le capital était connu et s'élevait, par
exemple, à 100,000 francs divisés en actions de 100 francs.
La loi a donc pris des précautions pour que la responsabilité des
sociétés contractantes restât sérieuse, bien que la part de respon-
sabilité des associés fût atténuée. Mais si nous venons aux syndi-
cats professionnels, quel minimum trouvons- nous? Aucun. Les
sociétaires ne sont tenus que de leur cotisation annuelle, cette
cotisation ne s'élevant, en général, qu'à une somme minime. Et,
en face d'eux, les patrons se trouvent désarmés, eux qui risquent
leur industrie, leur fortune, leur honneur. La partie n'est pas
égale. Quelle différence avec l'Angleterre, où les Unions sont riches
et responsables, et par suite se montrent peu disposées à batailler,
lorsque leur bon droit n'est pas évident.
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Li 9BÈVI tt L'ABBtTRAGB SSt
LE FONCTIONNEMENT DE i/ÀRBITRÀGÉ EN FRANGE
Dans ces conditions se pose ht question : Comment F arbitrage
a-t-il joué en France, et comment cet organisme délicat pour-
rait-il fonctionner?
Dans la discussion du projet de loi qui fut déposé à l'ouverture
de la session parlementaire 1868-1864, et qui devint la loi des
25-27 mai 1864 sur la liberté de coalition, M. Emile Ollivier, rap-
porteur de la commission, demanda s'il ne serait pas possible
d'organiser des mesures de prévention contre ce droit brutal qu'on
mettait aux mains d'ouvriers inorganisés. Avant de plaider, on
était obligé de comparaître en conciliation devant le juge de paix.
Pourquoi la guerre industrielle ne serait-elle pas, comme la guerre
judiciaire, précédée d'un essai de conciliation? Souvent la division
naît d'un malentendu que des propos mal rapportés enveniment, et
que l'amour-propre rend, à la fin, irréconciliable. L obligation de
comparaître devant des tiers et d'expliquer ses griefs réciproques
aurait l'avantage de dissiper les malentendus et de ne laisser
subsister que les motifs réels de désaccord. Si, malgré tous les
efforts, la réconciliation ne s'opérait pas, la coalition, du moins,
serait une lutte à armes loyales, et non une surprise organisée
dans des conciliabules obscurs.
Plus tard, le ministre socialiste du commerce, M. Millerand, ne
parlera pas autrement.
Au mois de février 1873, la Chambre syndicale du papier, sous
l'influence de M* Vavasseur, conseil du syndicat, formait, de con-
cert avec le syndicat des ouvriers papetiers et régleurs, une com-
mission mixte, chargée de trancher les différends et d'empêcher
la fréquence des grèves. A défaut de règlement spécial, patrons et
ouvriers qui voulaient se séparer étaient tenus de se prévenir huit
jours à l'avance. Cette institution donna les meilleurs résultats et,
à partir de 1874, les grèves furent évitées dans cette corporation.
La considération dont jouissait à juste titre ce conseil syndical
mixte, ainsi que le faisait remarquer, en 1892, M. Choquet, prési-
dent de la Chambre syndicale du papier, était due en grande partie
à l'esprit démocratique qui animait le syndicat patronal et qui
avait eu pour conséquence, d'abord, d'appeler les ouvriers à parti-
ciper aux fêtes patronales et à juger les travaux des apprentis
appartenant à l'Ecole professionnelle entretenue par les patrons;
ensuite, de procurer des emplois aux ouvriers, et enfin d'alimenter
la caisse ouvrière de secours mutuels. Ici, l'entente était loyale,
cordiale et fructueuse»
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m Là OitYE BT L'ARBITRAGE
A Rouen, également, patrons et ouvriers typographes s'enten-
daient pour constituer une commission arbitrale et réussissaient à
éviter toute grève, générale ou partielle.
Citons encore un exemple remarquable des résultats heureux
que peut produire une entente loyale entre patrons et ouvriers. Au
moment où se préparait l'Exposition de 1878, des ouvriers peintres
voulurent profiter de l'occasion qui leur était offerte d'obtenir une
augmentation de salaires. Mais le syndicat ouvrier était tenu par
une convention avec les patrons, et il refusa de soutenir cette grève,
que son appui eût certainement rendue victorieuse. Puisqu'on
accuse si facilement les ouvriers de ne pas respecter les conven-
tions signées, il n'est pas mauvais de citer cet exemple de probité
à leur honneur.
Des exemples nombreux de cette loyauté dans l'exécution des
engagements il nous serait facile d'en trouver dans la puissante
Fédération des travailleurs du Livre. A la tête de cette fédération
se trouve un homme de la plus haute probité, qui n'hésite pas à
donner tort aux ouvriers de sa profession, lorsque ces ouvriers ont
tort. C'est la corporation syndicale qui se rapproche le plus des
puissantes Unions anglaises, dont tout le monde connaît la valeur
et la loyauté.
Mais si la situation de nos syndicats français ne nous permet
pas encore d'espérer des résultats généraux au sujet de la concilia-
tion, prévention des conflits, il nous est cependant permis de citer
quelques ca9 où la législation arbitrale a pu étouffer les grèves les
plus violentes.
En mai 1891, éclatait la grève des Omnibus de Paris. D'abord,
les ouvriers avaient chargé M. Vacquerie, rédacteur en chef du
Rappel, M. Mesureur, député de Paris, et M. Pierre Lefèvre, de
demander audience, pour le bureau de leur syndicat, au président
du Conseil d'administration de leur Compagnie. Celui-ci répondit
simplement qu'il recevrait volontiers M. Mesureur en sa double
qualité de député de la Seine et d'ancien conseiller municipal de
Paris. C'était un refus déguisé d'entrer en relations avec les repré-
sentants du syndicat, pour lesquels l'audience avait été demandée.
La grève éclata aussitôt et 4,000 grévistes quittèrent le travail,
tout en priant M. Levraud, président du Conseil municipal, de
proposer un arbitrage à la Compagnie. Une convention fut pré-
sentée par M. Levraud et signée par les représentants de la Com-
pagnie. La durée de la journée de travail était fixée à douze heures.
Le travail reprit; mais bientôt la clause de la durée de travail, dans
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LÀ GRÈVE ET L'ARBITRAGE 833
le contrat accepté par la Compagnie, se trouva violée par elle. Et
le tribunal de commerce de la Seine fut appelé à juger cette con-
travention (26 mai 1891). — Les réclamants obtinrent gain de
cause, et c'est un des cas les plus intéressants, où la jurisprudence
des tribunaux vint sanctionner la jurisprudence arbitrale.
*
Dans la grève générale des mineurs, qui éclata dans le Pas-de-
Calais, à la fin de l'année 1891, il y eut également recours à l'arbi-
trage... Les revendications des mineurs portaient sur plusieurs
points, d'ailleurs assez mal précisés : répartition plus équitable des
salaires (?), — moyenne de 5 fr. 50 par jour (prime non comprise)
pour les ouvriers à la mine, — augmentation de 0 fr. 50 par jour
pour les autres catégories, — réorganisation des caisses de secours
et de retraites, — journée de huit heures, — réintégration des
ouvriers renvoyés pour faits de grève. — Le Comité des Houillères
du Nord et du Pas-de-Calais répondit d'abord par une fin de non-
recevoir. La Compagnie de Leas, qui ne faisait point partie du
Comité, répondit dans le même sens. L'arbitrage fut alors imposé
par la Chambre. Les Compagnies s'y soumirent forcément et, dès
la première conférence, les arbitres tombèrent d'accord et trouvè-
rent le terrain de conciliation qui convenait à tous les points en
litige, sauf à la question des ouvriers renvoyés pour faits de grève.
Dans la seconde séance, ce dernier point fut réglé à la satisfaction
de tous. Ce fut la première conférence d'Arras, — et c'est un
moment à noter, car les Compagnies acceptèrent alors d'entrer en
rapport avec les représentants des syndicats ouvriers, qu'elles
avaient refusé de reconnaître jusqu'à ce jour. — Il fut convenu
que l'on prendrait, comme base des salaires de tous les ouvriers du
fond, les salaires de la période de douze mois qui avait précédé la
grève de 1889, en y ajoutant les deux primes de 10 pour 100, qui
avaient été obtenues depuis, mais qui n'avaient pas toujours été
régulièrement appliquées. — Enfin, seuls furent exclus de l'amnistie
générale pour faits de grève les ouvriers grévistes condamnés pour
délits de droit commun. — La Compagnie de Lens se soumettait
en même temps à un autre arbitrage, dont les conclusions étaient
presque identiques.
A Carmaux, en mars 1892, on appliqua pour la première fois les
procédés d'un arbitrage régulier, car les faits que nous venons de
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834 ^W " LÀ GRtTI R L'ARBITBàGE
citer pour les mineurs du Pas-de-Calais sont mieux à leur place
sons la rubrique de la conciliation que sous la rubrique de l'arbi-
trage. Ici, par deux fois, un tiers arbitre fut appelé & trancher le
débat et sa sentence fut souveraine. La première fois, il s'agissait
de modifications & apporter aux conditions du travail. Les arbitres
pour la Compagnie se trouvaient être le baron Reille, M. Albert
Gigot et H. Humblot, directeur de la Compagnie; pour les ouvriers,
H. Rondet, M. Calvignac et H. Gandiol. Ne pouvant s'entendre,
ils firent appel à M. Seguéla, ingénieur, & ML Soulié, mûre de
Rosières (Tarn), et à H. Aguillon, ingénieur en chef des mines
comme tiers arbitre. — Toutes les catégories des salures furent
fixées par ce tribunal arbitral, et le travail reprit.
Mais voici qu'au mois d'août de la même année s'élève un nou-
veau conflit, politique celui-là et non plus professionnel.
M. Calvignac, ouvrier ajusteur aux forges de la mine, venait
d'être nommé conseiller municipal puis maire de Carmaux. Et il
demandait l'autorisation de s'absenter deux jours par semaine
pour satisfaire aux exigences de sa nouvelle fonction. Il subit un
refus et, pendant un congé qu'il prit pour cause de maladie, il fat
renvoyé de la mine. 11 venait, pendant ce congé d'ailleurs réguliè-
rement accordé, d'être nommé conseiller d'arrondissement. Les
ouvriers réclamèrent la réintégration de cet employé, qui était à la
mine depuis dix- neuf ans, mais ce fut en vain. Alors, sur un coup
de colère, les mineurs envahirent la maison du directeur, H. Hum-
blot, le forcèrent à signer sa démission et déclarèrent la grève.
Cette grève se continua pendant deux mois. L'affaire fut portée au
Parlement et le baron Reille, député et président du Conseil d'ad-
ministration de Carmaux, déclara, le 18 octobre, qu'il s'en remettait
à l'arbitrage de H. Loubet, alors président du Conseil. Le 28 octobre,
H. Loubet rendit son arrêt, dont voici les conclusions :
Calvignac sera réintégré dans ses fonctions d'ouvrier de la Com-
pagnie. Un congé lui sera accordé pendant tout le temps que dureront
ses fonctions de maire ;
Seront repris par la Compagnie tous les ouvriers qui se sont mis
en grève, à l'exception toutefois de ceux qui ont été condamnés par le
tribunal correctionnel d'Albi ;
Il n'y a pas lieu de pourvoir au remplacement de H. Humblot.
Les délégués des ouvriers, qui étaient MU. Clemenceau, Mille-
rand et Pelletan, protestèrent vivement contre cette sentence.
Dans les considérants de l'arrêt, M. Loubet avait en effet écrit :
« Le renvoi de M. Calvignac ne peut être justifié par son absence
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U GRÈVE 1T L'ARBITRAGE 835
du 5 juillet au 2 août... Le renvoi , peu après son élection à la
mairie et au Conseil d arrondissement a pu légitimement paraître
une atteinte portée au suffrage universel; dès lors, la Compagnie
a outrepassé son droit. » Et cependant, lorsqu'il s'agit de M. Hum-
blot, seul auteur du renvoi ainsi qualifié, l'arbitre concluait : « Il
n'est rien allégué qui soit de nature à motiver le renvoi de cet
agent de la Compagnie. »
Nous n'avons rien épargné, ajoutaient les arbitres, pour obtenir
un résultat plus conforme à la justice et nous restons avec vous
pour la défense de vos droits. Et les grévistes refusaient de se sou-
mettre à cette sentence et faisaient « appel devant l'opinion
républicaine ».
L'opinion, qu'on l'appelle républicaine ou publique, montra peu
d'enthousiasme pour la déloyauté des grévistes, et quelques jours
plus tard la grève était terminée.
Ce n'est pas un si piètre avantage de l'arbitrage que de faire
cesser des grèves, alors même que les grévistes ne sont point satis-
faits de la sentence rendue. Et cet exemple nous montre qu'il ne
faut pas médire de ce mode de pacification, alors même qu'on s'en
sert mal. Nous verrons plus tard quel doit être le caractère du véri-
table arbitrage, dans lequel, pour notre part, nous avons une foi
profonde.
Passons à la période actuelle, à la grève générale (?) des mineurs
qui vient d'éclater au mois d'octobre 1902. Là encore, l'arbitrage
donne tort aux mineurs et réussit cependant, après quelques hési-
tations, à être accepté par eux.
Voici la vérité sur cette grève. Pendant plus de trois ans, les
cours du charbon ont été extrêmement élevés, les dividendes des
actionnaires très brillants et le cours des actions minières en rapide
croissance. Mais pendant cette période prospère, les mineurs du
Nord et du Pas-de-Calais se trouvaient « muselés » par des majo-
rations de salaires qui s'étaient élevées, pour le Pas-de-Calais,
à 40 pour 100 du salaire type (4 fr. 80), ceux de la Loire avaient
également, à la suite de l'arbitrage Grûner- Jaurès, obtenu une
prime de 9 pour 100 des salaires. Tout le monde était ou paraissait
satisfait. Ce n'est que lorsque la décroissance des cours (le charbon
industriel passant de 22 francs à 13 francs la tonne) eût forcé les
Compagnies à baisser leurs primes, que les mineurs songèrent à
réclamer. « Les réserves, dit M. Jaurès à la Chambre, doivent servir
à égaliser les salaires, dans les périodes de crise. » Mais les Com-
pagnies avaient émis d'autres prétentions. Elles avaient distribué
des dividendes élevés, et il paraissait difficile de réclamer aux
actionnaires une partie des sommes qu'ils avaient empochées. Puis,
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836 Là GRÈVE IT L'ARBITRAGE
elles avaient utilisé leurs réserves pour le foncement de nouveaux
puits et l'amélioration de travaux préparatoires. Comme les carabi-
niers d'Offenbach, les mineurs arrivaient trop tard pour réclamer
leur dû. La question posée devant les arbitres fut celle-ci : « En
raison du prix actuel du charbon, les salaires peuvent-ils être
haussés? » Naturellement, les arbitres répondirent « non », et
c'était l'exacte vérité. Les arbitres du Pas-de-Calais crurent cepen-
dant devoir ajouter que la question était mal posée et qu'il ne
s'agissait pas seulement de faire concorder les salaires avec les prix
actuels de vente et qu'en aurait dû, peut-être, faire entrer en ligne
de cotopte les énormes bénéfices de la période précédente. En effet,
tout le monde, aujourd'hui que les grèves houillères sont si fré-
quentes, sait que l'in lustrie minérale traverse des périodes succes-
sives de crise et de prospérité. Après les vaches grasses viennent
les vaches maigres, et après elles encore reviennent les vaches
grasses. Mais n'était-ce pas la faute des directeurs attitrés des
ouvriers mineurs de n'avoir pas vu le moment précis où des reven-
dications avaient chance d'être exaucées? Us choisirent juste le
moment où les Compagnies avaient intérêt à la grève. Et ce qui le
prouve bien, c'est la progression rapide du cours des actions pen-
dant la grève. Du 9 au 30 octobre, les actions d* A niche montent de
75 francs, celles d'Anzin de 45 francs, celles de Bruay de 21 francs,
celles de Béihune de 85 francs, celles de Douchy de 25 francs,
celles de Duurges de 100 francs, celles de Liévin de 60 francs,
celles d'Ostricourt de 51 francs, celles de Garmaux de 45 francs.
On savait donc que la grève ne pourrait durer longtemps et que
l'arbitrage ne pourrait imposer de nouveaux sacrifices, pour les
salaires, aux Compagnies houillères.
LÇS PROJETS DE LOI SUB L' ARBITRAGE
La première proposition de loi sur l'arbitrage, qui ait été sou-
mise au Parlement, est la proposition de MM. Camille et Benjamin
Raspail, déposée le 25 mai 1886.
L'arbitrage était obligatoire. Chaque partie devait nommer deux
arbitres, choisis en dehors de l'industrie dont les intérêts éraient
en litige et de préférence dans les corps élus. Mais à l'obliga-
tion de l'arbittage il ri y avait pas de sanction. Ce ne fut que
le 23 janvier 1890 que M. Camille Raspail compléta sa propo-
sition. Si le patron se refusait à l'arbitrage, le maire devait rendre
public ce refus par des affiches placardées à la mairie et au domicile
du patron récalcitrant et par une communication aux journaux de
la région. — Si, au contraire, le refus d'accepter l'arbitrage prove-
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LA GRÈVE ET L'ARBITRAGE (37
liait des ouvriers, les bénéfices de la loi du 27 mai 1864, sur la
liberté de coalition, leur étaient immédiatement retirés. Mais, s'ils
s'étaient soumis à la comparution arbitrale et que la sentence leur
eût déplu, ils restaient parfaitement libres de se mettre immé-
diatement en grève.
Remarquons ici qu'en retirant les bénéfices de la loi sur le droit
de coalition aux ouvriers, on les mettait sous le coup des peines qui
frappaient autrefois la simple coalition : l'amende et la prison.
En même temps que les frères Raspail, H. Lockroy, ministre du
commerce, avait déposé (le 29 mai 1886) un projet de loi sur l'arbi-
trage. Et lui aussi n'avait trouvé comme sanction au régime de
l'obligation qu'une sanction morale : la publication de jugements
répandue de tous côtés, la nation prononçant en dernier ressort.
Déjà, ajoutait M. Lockroy, dans les dernières grèves, l'influence
de l'opinion publique semble avoir été plus forte que la volonté
même des parties. Elle a, pour ainsi dire, imposé bien des fois des
dénouements; sa toute-puissance est incontestable; elle fait mieux
que des lois, elle fait des mœurs.
D'après ce projet de loi, le maire recevait la demande d'arbitrage
et la transmettait à l'autre partie. Si l'arbitrage était refusé, le
maire donnait à la partie demanderesse une attestation de ce refus,
avec les motifs invoqués. Le nombre des arbitres était laissé au
choix des parties, mais il semblait désirable que ce nombre ne fut
pas supérieur à deux.
L'année suivante, les députés catholiques MM. de Mun, Le Cour-
Grandmaison et de Lamarzelle déposèrent une proposition de loi
pour établir des conseils permanents de conciliation et d'arbitrage.
La déposition de ces trois députés récusait le maire comme instru-
ment indirect de conciliation. A ce magistrat, qui pouvait être
suspect de partialité, en sa qualité de personnage politique, était
substitué le président du Tribunal de commerce, sans doute moins
accessible d'ordinaire aux passions politiques, mais qui, — il faut
bien le dire, — est l'élu des patrons et peut voir récuser son
impartialité « économique » avec plus de raison encore que l'on
récusait l'impartialité « politique » du maire. A défaut du président
du Tribunal de commerce, là où il n'en existait point, le président
du Tribunal civil était choisi, et enfin, dans les localités où il n'y
pas de Tribunal civil, le juge de paix était appelé à remplacer le
président du Tribunal civil. Le rôle que remplissait, d'ailleurs, le
magistrat, — à quelque ordre qu'il appartint, — se bornait à la
transmission des propositions faites de part et d'autre. Il n'était
que le témoin et Y enregistreur d'un accord. Il ne devait pas peser
sur le choix des arbitres î mais les parties pouvaient s'en rapporter
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838 Là GRÈVE ET L'ARBITRAGE
à lui pour cette désignation, surtout pour celle des tiers arbitres
étrangers à la profession, chargés de départager les arbitres
nommés. La convocation faite par ce magistrat devait avoir pour
effet, dans l'esprit des auteurs de la proposition, de rendre les arbi-
trages plas fréquents. Il était grave, en effet, pour les patrons aussi
bien que pour les ouvriers, de paraître se refuser à toute discussion
et à tout arrangement.
Hais la partie la plus intéressante de la proposition de loi con-
sistait dans la création de conseils permanents de conciliation et
d'arbitrage destinés à prévenir les conflits.
Le 14 novembre 1891, M. Jules Roche, ministre du commerce,
présentait un nouveau projet de loi.
Ce projet n'imposait pas la comparution arbitrale, mais en facili-
tait l'usage, en instituant une procédure simple et gratuite et en
chargeant le juge de paix de mettre en9 mouvement la justice
arbitrale.
Enfin, le 22 octobre 1892, la loi sur l'arbitrage professionnel
était acceptée en première délibération par la Chambre. Cette loi
était basée sur le projet de M. Lockroy avec les deux modifications
suivantes :
Le juge de paix était chargé de proposer l'arbitrage, dans le cas
oh les parties n'y recouraient pas spontanément.
Le choix de l'arbitre était laissé au président du Tribunal civil,
quand les deux parties n'avaient pu s'entendre sur ce choix.
Cette loi était adoptée le 21 décembre par le Sénat, votée en
seconde délibération le 24 décembre par la Chambre et promulguée
le 27 décembre 1892.
A-t-elle donné des résultats satisfaisants? 11 semble bien que
non et que la nécessité ait souvent été démontrée d'aller plus
loin dans la voie de prévention des grèves. C'est ce qu'a pensé
M. Hillerand, qui se déclarait partisan de la pacification sociale, en
déposant son projet de loi sur l'arbitrage obligatoire. En vend les
principales dispositions :
Tout chef d'établissement industriel ou commercial, occupant
au moins cinquante ouvriers ou employés, devait faire connaître à
son personnel s'il acceptait que les conditions du travail, dans son
usine, fussent soumises à l'arbitrage obligatoire. Ainsi à l'entrée de
l'atelier, engagement formel était pris par les ouvriers de se sou-
mettre au nouveau régime, s'il était accepté par le patron.
Il y avait donc faculté, pour les patrons, d'accepter ce régime;
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rm^ LÀ GRÈVE IT L'ARBiTRAGI «*"' ~ » T~ 839
mais cette faculté était limitée par l'obligation imposée & tous les
concessionnaires nouveaux de mines, à toutes les compagnies de
chemins de fer d'intérêt local et de tramways, & tous les établisse-
ments travaillant au compte de l'Etat, enfin à tous les concession-
naires de travaux départementaux et communaux, si les départe-
ments et les communes profitaient de l'autorisation que la loi leur
accordait de les y astreindre. Ainsi toutes les grandes industries,
qui sont plus ou moins en relations d'affaires avec l'Etat, les
départements, ou les communes, devaient être bientôt soumises au
régime de l'arbitrage obligatoire. C'était, du moins, l'opinion du
ministre, qui pensait que cet exemple, si largement répandu, ne
tarderait pas à être suivi par la grande industrie tout entière.
Dans tout établissement industriel ayant accepté ce mode obli-
gatoire d'arbitrage, les ouvriers et les employés devaient choisir
parmi eux des délégués permanents chargés de les représenter
auprès des chefs d'établissement. Chaque groupe de 50 à 150 ou-
vriers ou employés formait une circonscription électorale, nommant
un délégué et un délégué adjoint, chargés de recevoir les doléances
du personnel et de les transmettre à la direction. Toute demande
écrite de ces délégués devait recevoir une réponse écrite. Faute de
cette réponse, dans les quarante- huit heures, la grève pouvait être
légitimement déclarée, pourvu que plus du tiers du personnel s'y
fût montré favorable. A ce moment, la grève devenait obligatoire
pour tous. Le vote devait cependant être renouvelé tous les sept
jours, pendant toute la durée de la grève; mais étaient exclus du
droit de vote tous les ouvriers et employés qui auraient quitté la
localité ou qui se seraient fait embaucher dans un autre établis-
sement.
Si la cessation du travail n'était pas votée au début, le personnel
devait continuer le travail; si la grève n'était pas votée à nouveau,
le personnel devait immédiatement reprendre le travail.
Enfin, dès la grève déclarée, les sections compétentes du Conseil
du travail étaient appelées d'office à trancher le différend. Les
sentences arbitrales avaient force de convention pour une durée
de six moisj
Quelles étaient les sanctions?
Amende de 100 à 2,000 francs pour quiconque aura influencé le
vote d'un ouvrier.
Amende de 16 à 100 francs pour quiconque aura mis obstacle à
l'accomplissement des fonctions d'un délégué ou d'un arbitre.
Et, en cas de récidive, la peine sera de six jours à un mois de
prison, et de 100 à 2,000 francs d'amende.
Ceci à l'adresse des patrons, naturellement. — L'ouvrier, en ce
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840 Là ORÈVI IT L'ARBITRAGI
cas, parait insaisissable, non seulement parce que le délit de sa
part serait difficile à prouver, mais aussi et surtout parce que de
fortes amendes seraient difficiles à exiger d'un ouvrier sans
économies.
Mais, en cas d'inexécution des engagements résultant de la con-
vention d'arbitrage, il y a une autre sanction qui peut atteindre les
ouvriers, et celle-ci consiste en privation des droits électifs dans
les divers scrutins relatifs à la représentation du travail. Ici, évi-
demment, la sanction existe, mais combien légère et inefficace.
Les critiques ont d'ailleurs été nombreuses sur ce projet de loi
de H. Mi liera nd.
« Quand la sentence sera défavorable à l'ouvrier, demande la
Chambre de commerce de Lille, quel moyen emploiera-t-on pour
lui faire réintégrer l'atelier? »
« Si la résistance vient du côté du chef de l'établissement, dit i
son tour la Chambre de commerce de Bordeaux, son outillage, ses
approvisionnements et sa fortune personnelle peuvent assurer le
paiement de l'indemnité; mais si ce sont les ouvriers qui résistent,
quels moyens coercitifs mettra-t-on en œuvre, non seulement pour
leur faire payer l'indemnité, mais simplement pour les contraindre à
reprendre le travail? »
« Au cas où les abstentions seront nombreuses, comme il arrive
souvent, dit la Chambre de Rouen, 101 ouvriers, sur un personnel
de 300, pourront obliger les 199 autres à cesser le travail. — La
grève sera déclarée et elle durera contre le gré de la majorité. —
Qui pourrait penser que des ouvriers, quand ils veulent prolonger
une grève, seront arrêtés par la crainte de perdre leurs droits élec-
toraux ? Dans l'hypothèse inverse, il pourra arriver que des ouvriers,
plus touchés par les privations de leur famille, que par l'intérêt des
revendications soulevées, voudront reprendre le travail, nonobstant
une grève légalement votée. Quelle autorité, armée de quelle sanc-
tion, pourra jamais interdire à qui que ce soit de travailler pour
subsister? »
Cette proposition de loi, si mal accueillie des patrons, ne recevait
pas un meilleur accueil de la part des ouvriers.
« Cette loi, dit le Comité de propagande de la grève générale,
sous son apparence de bonhomie, est une des plus scélérates que
jamais législateur ait conçues... Les grèves seront soumises à la
décision des intéressés et ne pourront avoir lieu que si la majorité
des ouvriers y consent. Or il est bien certain que jamais, envisagées
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LA GBÈVB R L'AMOTHAM 841
de cette nouvelle manière» les grèves n'obtiendront les résultats
qu'aujourd'hui Ton est en droit d'en attendre... Il est bien certain
que lorsqu'un mouvement de grève se produit, ce sont toujours
les mioorhés qui, parce que plus hardies et mieux douées, décident
le sort du combat. La nouvelle loi, issue du cerveau génial de l'un
des plus fervents disciples de Loyola, est le moyen d'anéantir
toute l'organisation syndicale. »
« Plus de grèves, dit d'autre part H. Briand, des procès 1 »
Il nous reste à voir d'où vient cette impossibilité d'assurer, pour
le moment, une organisation sérieuse de l'arbitrage.
Il est des pays où l'on ne trouve pas de pierres pour la cons-
truction des maisons. On prend alors des blocs de terre inutilisable
sous leur forme primitive, on les fait cuire pour leur donner de la
consistance et, avec ces blocs ainsi solidifiés, on étève des cons-
tructions. Les masses ouvrières sont encore friables et ne se sont
pas solidifiées au feu des syndicats. Tant que ce premier travail
n'aura pas été fait, on ne pourra construire que des monuments
fragiles qui s'écrouleront au premier orage. Il faut, donc com-
mencer par le commencement et créer d'abord des syndicats
sérieux et compacts pour asseoir sur cette base une organisation
résistante.
Tant que les syndicats ne sont pas plus solides que les syndicats
de façade qui n'existent que sur le papier, et où les ouvriers
entrent en masse à la suite d'une déclaration de grève, mais en
sortent avec 1$ même facilité et ne versent même pas les cotisations
nécessaires pour faire prospérer ces organismes, il n'y a pas à
1 compter sur eux.
On est malheureusement forcé, en ce moment, d'être modeste
dans ses projets; on ne peut po3er le bouquet triomphal qu'ar-
borent les charpentiers au faîte d'un édifice lorsque cet édifice est
parachevé. Il est indispensable de limiter ses prétentions à ce qui
peut être et de ne pas manifester de trop hautes ambitions.
Le système le plus simple qui nous apparaît, quant à présent,
consiste à obliger patrons et ouvriers à comparaître devant le tri-
bunal arbitral. Et qu'on ne parle pas ici d'obligation intolérable.
La moindre discussion avec un fournisseur force les citoyens les
plus honorables i comparaître devant un juge de paix. Et la compa-
rution devant le tribunal des prud'hommes, pour un patron, n'est
pas plus vexatoire que ne le sera une comparution devant un
tribunal sagement composé et impartialement établi. Et là il s'agira
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m U GBfcTE n i'iilITUfiK
de la paix de l'atelier et de la sauvegarde des intérêts d'une
industrie considérable.
Hais à quoi aboutira cette obligation? Simplement à faire la clarté
sur la situation. Les ouvriers poseront leurs questions, le patron
y répondra, et le procès-verbal relatera les questions et tes
réponses. On pourra juger ainsi de la légitimité des revendications
ouvrières. Le patron aura intérêt & exposer nettement sa situation
et à répondre victorieusement, s'il le peut, aux questions de ses
ouvriers. Et cette lumière portée dans le débat permettra à l'opi-
nion publique de se faire juge des parties. Que l'on ne dise pas que
cette pure coustatation sera inutile. Les procès entre patrons et
ouvriers auraient souvent été vite jugés, si l'on avait su dès le
début ce qu'on n'a appris qu'après de longues enquêtes. L'opinion
publique est une force devant iaquelle les mensonges s'éva-
nouissent et le bon droit triomphe.
Et la preuve, je la trouverais facilement dans tous les arbitrages
si imparfaits qui ont mis fin à certaines grèves. Vainement les
mineurs de Garmaux ont essayé de récuser l'arbitrage de H. Loubet ;
vainement ceux du Pas-de-Calais et du Nord ont protesté contre
l'arbitrage qui a mis fin à la grève actuelle. Une fois la sentence
arbitrale prononcée, la grève était morte t, et c'est sans succès qu'on
a essayé de la ressusciter.
Hais si l'on veut aller plus loin et permettre à l'arbitrage de
manifester à coup sûr sa puissance, il faut deux conditions
essentielles :
Si la grève n'est pas encore déclarée, que les ouvriers n'aban-
donnent pas le travail avant la sentence rendue.
Et si la grève est déjà déclarée, que les ouvriers reprennent
immédiatement le travail et manifestent ainsi leur intention sincère
de se soumettre à la sentence.
La paix sociale est à ce prix.
Tant pis pour les anarchistes qui ne cherchent dans les grèves
que plaies et bosses. La guerre industrielle est souvent plus dange-
reuse pour les ouvriers que pour les patrons.
Léon de Seilhag.
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LA DYNASTIE KRUPP
La réalité est parfois machinée comme les romans ou les drames
les plus fortement conçus : il semble qu'il n'y ait qu'à trans-
poser les incidents et les scènes de la vie cruelle en modifiant le
nom des personnages et des localités. Les Humbert, Boulaine, sont
des héros ou des comparses tout trouvés avec leur cortège de
dupes, d'hommes d'affaires, de policiers, de juges d'instruction,
avec les dessous de la politique. C'est comme un hommage fortuit
à Balzac, dont on vient d'inaugurer la statue.
N'est-ce pas aussi un dénouement qu'aurait pu imaginer un
grand peintre de mœurs contemporaines que la mort de Frédéric-
Alfred Krupp? 11 faut écarter absolument l'hypothèse du suicide;
le choc produit par la divulgation d'insinuations affreuses suffit
pour tuer un homme dont le cœur est malade, dont les artères sont
ossifiés et susceptibles de se briser.
Reprenant des calomnies lancées par un journal italien, le
Vorwaerts, organe attitré du socialisme allemand, avait parlé
d'orgies célébrées à Gapri, orgies auxquelles une érudition à bon
marché joignait l'évocation du Tibère de Suétone. Le Vorwaerts
n'était pas fâché de prendre en faute un patron qui commandait à
quarante-cinq mille ouvriers, il n'avait pas ménagé les termes.
Avant même que la plainte eût été déposée, le journal était saisi,
une instruction criminelle commencée, et les autorités prussiennes
ne se montreront pas indulgentes.
Tout porte à croire, en effet, que les faits sur lesquels on a écha-
faudé toute cette affaire de mœurs sont faux *. Le troisième Krupp
était un simple original, trop riche, qui se permettait des excentri-
cités de mauvais goût, comme la parodie d'un ermitage de Francis-
cains. Mais n'y a-t-il pas comme une étrange ironie dans cette
mort : l'un des plus riches chefs d'industrie d'Europe succombant
sous l'émotion d'une accusation infamante, le fabricant breveté des
1 Faux en ce qui concerne M. Krupp; le juge d'instruction italien aurait
trouyé le véritable coupable. Le Vorwaerts n'en maintient pas moins ses
dires que confirme, dans l'Européen, M. Henry Davray. L'Européen est un
recueil hebdomadaire que dirige, à Paris, le professeur Charles Seignobos.
Voir le Temps du 30 novembre 1902.
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844 Là DYHASTIi KRUPP
plus terribles engins de destraction et des plaques de blindage les
pins résistantes terrassé par un article de journal socialiste! Quel
tableau plein de contrastes! Quel dénouement plus lamentable
d'une vie en apparence si heureuse, si remplie d'activité, d'un
homme assez indépendant pour refuser l'ennoblissement que lui
offrait le roi de Prusse, assez orgueilleux pour ne vouloir jamais
être que Krupp d'Essen ! Et quelle apothéose que cet enterrement,
suivi par le puissant empereur d'Allemagne, marchant k piei der-
rière le cercueil, prononçant une sorte d'oraison funèbre, « éten-
dant le bouclier de la protection impériale sur cette maison en
deuil »,, sur la mémoire de son ami, de son hôte calomnié et faisant
appel à la guerre contre les socialistes *.
Le petit- fils de l'empereur Guillaume 1er devait cet hommage au
fils de l'industriel que le grand-père avait protégé, qui avait doté
non sans pane, non sans lutte, l'armée prussienne, d'engins de
guerre perfectionnés, qui avait contribué aux victoires de 1866 et
de 1870; pour son propre compte, l'empereur Guillaume II pouvait
témoigner de la gratitude à l'un de ceux qui ont facilité la consti-
tution de la flotte de guerre, au fabricant de matériel naval, de
machines, d'étraves en acier, de plaques, de pièces d'artillerie
marine, au propriétaire des chantiers de la Germania, près de Kiel.
Le cortège funèbre a défilé dans les rues d'une ville en deuil, d'une
ville qui a grandi avec l'usine Krupp, entre les rangs de vingt-quatre
mille ouvriers, de vétérans, d'associations, d'écoles qui, tous, avaient
reçu les libéralités du défunt, car cette victime du Vorwaerts était
certainement le patron le plus généreux, qui consacrait chaque
année quelques millions à ses institutions patronales, en dehors des
sommes versées à l'assurance obligatoire.
1 L'empereur Guillaume, dans un discours prononcé à Essen devant les
directeurs et les délégués des ouvriers, a traité de menteur le rédacteur du
Vonvaerts qui avait reproduit les calomnies d'un journal italien, et il a
ajouté : « Qui a commis cet acte honteux contre notre ami? Des hommes
qui, jusqu'ici, ont passé pour des Allemands, mais qui sont indignes de ce
nom, issus des rangs mômes de cette population ouvrière allemande qui
doit tant à Krupp. J'ai confiance que vous trouverez le moyen efficace pour
montrer à la classe ouvrière allemande d'une façon précise qu'il est
désormais impossible à tout ouvrier allemand, brave et honorable, soos
peine de déshonneur, de vivre avec les auteurs de cet acte épouvantable ou
d'entretenir des relations avec eux. Quiconque n'élèvera pas une barrière
entre lui et ces gens, se rendra en quelque sorte coupable moralement de
ce forfait. J'ai la confiance que les ouvriers allemands ont pleinement
conscience des difficultés du moment et qu'ils sauront trouver la conduite
à tenir dans la circonstance comme les Allemands savent résoudre les
questions graves. » La couronne, déposée au nom de l'empereur, portait,
sur le ruban timbré du W impérial, la mention : « A mon meilleur ami. *
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Là DYNASTIE KROPP 845
Le cortège funèbre, cependant, est encore parti cette fois de
l'humble demeure familiale, située au centre de l'immense fabrique,
humble maison ouvrière, dans laquelle le premier Krupp s'était
éteint, à peu près ruiné, et dans laquelle fut déposé le cercueil
d'Alfred Krupp, fondateur de la fortune et de la grandeur industrielle.
La veille au soir, le corps du troisième Krupp était transporté à
la lueur de torches portées par les pompiers en uniforme de l'usine,
précédé de leur musique qui jouait des marches solennelles; il
sortait de la villa Hûgel, de ce somptueux palais où le maître de
forge, qui tenait à rester roturier, avait dispensé l'hospitalité la
plus somptueuse & l'empereur d'Allemagne, aux rois et aux princes
d'Europe et d'Asie, où il recevait aussi d'ailleurs les particuliers et
les ingénieurs lui apportant de grosses commandes. L'humble
maison du grand-père, dans laquelle le cercueil allait demeurer
toute la nuit sous un amoncellement de couronnes, s'était trouvée
si petite que, pour permettre de faire entrer le corps et de montrer
du dehors le pasteur, la famille et l'empereur, on en avait démoli
provisoirement l'un des côtés.
Frédéric-Alfred Krupp est mort à quarante-huit ans, et, par
une fatalité qu'il partage avec un autre roi de l'industrie alle-
mande, le baron de Stumm, il ne laisse pas de fils, pas d'héritier
mâle pour continuer les affaires. Mlu Bertha Krupp est la légataire
universelle, sous la tutelle de sa mère 4. Quand on pense à la part
prise par la veuve du premier Krupp à la fondation de l'aciérie, on
comprend la détermination testamentaire.
C'est en trois générations qu'a été édifiée cette fortune qui
dépasse vraisemblablement aujourd'hui 175 millions de francs et
qui, en 1897, d'après les statistiques fiscales de la Prusse, rapportait
de 10 à 11 millions, c'est-à-dire un revenu supérieur de 2 millions
à celui que déclarait le baron de Rothschild à Francfort, dont le
capital mobilier était plus considérable et moins rémunéré : trois
vies d'hommes, et encore le grand-père fut-il malheureux dans ses
entreprises.
Les Krupp sont de souche bourgeoise : en 1703, un Arnold
Krupp fut bourgmestre d'Essen; vers la même époque, un autre
était à la tête d'une fabrique d'armes; en 1760, Frédéric- Jodoc
Krupp, secrétaire de la ville, était titulaire d'une mine de charbon ;
sa veuve acheta un haut- fourneau qu'elle paya A5,000 francs et
elle décida de faire de son petit-fils Frédéric (né en 1787) un
maître de forge. Frédéric Krupp, après avoir trafiqué en denrées
4 M. F.-A. Krupp avait épousé la baronne Marguerite von Ende, fille du
préfet de Cassel (président de gouvernement). Il laisse deux filles, Bertha
et Barbara, âgées de dix-sept et quinze ans,
10 DécBiiBRi 1902. 55
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S46 U DYNASTIE EfiUPP
coloniales, acheta en, 181 1, un terrain sur lequel il construisit
une fonderie, une forge, un atelier pour tremper l'acier; il y avait
un moulin dont la roue donna la force motrice.
L'heure était propice, le blocus continental créait une barrière
à l'importation anglaisé et favorisait le placement de l'acier aile*
mand : Frédéric Krupp, avec quelques ouvriers, fabriquait des
outils pour tanneur, des lames de ciseau, des tètes de marteau
qu'il vendait dans le voisinage; il avait acquis quelque réputation
pour les coins et les matrices qu'il fournissait à l'hôtel des mon-
naies de Dûsseldorf. Ses affaires n'étaient pas brillantes; il dut
vendre le cheval de selle dont il se servait tous les matins pour
aller à l'usine et abandonner la maison du Marché au lin pour se
retirer avec sa femme et ses quatre enfants dans une petite
maison d'ouvrier, qu'une piété filiale mélangée de fierté a con-
servée au centre des immenses ateliers d'aujourd'hui *. Frédéric *
Krupp y mourut en 1826, il n'avait plus que quelques ouvriers.
Afin d'initier de bonne heure son fils aîné au travail du fer,
à la trempe de l'acier, il l'avait retiré de l'école, où il était en
quatrième. La mère était une femme énergique; elle annonça par
circulaire qu'aidée de son fils Alfred, collaborateur du défunt et
dépositaire de ses secrets de fabrication, elle continuerait les
affaires sous l'ancienne raison sociale de Frédéric Krupp. Les
débuts d'Alfred furent durs, il a raconté souvent les privations
auxquelles sa famille avait dû se soumettre; on vivait bien plus
mal que les ouvriers d'aujourd'hui 2.
Le premier succès fut l'invention d'un procédé pour laminer
* Alfred Krupp prescrivit en 1872 que la maison de son père, qui avait
été longtemps la sienne, devait durer autant que l'usine. En 1873, il y fît
placer l'inscription que voici : « Il y a cinquante ans, cette maison d'ouvrier
fut le refuge de mes parents. Puisse chacun de nos ouvriers échapper au
chagrin que la fondation de cette fabrique fit peser sur noup. Vingt-cinq
ans, le succès fut douteux, succès qui, ensuite, a si merveilleusement
récompensé les privations, les efforts, la confiance et l'énergie du passé.
Puisse cet exemple encourager dans l'affliction, puisse- 1- il augmenter le
respect devant les petites maisons et la sympathie pour les soucis qui s y
cachent. »
* Kley cite une lettre d'Alfred Krupp : « J'ai dû, conformément au testa-
ment de mon père, continuer les affaires sans connaissance, sans expé-
rience, sans force, sans ressources pécuniaires, sans crédit. Dès l'âge de
quatorze ans, j'ai eu les soucis du père de famille; travaillant le jour, je
réfléchissais la nuit comment surmonter les difficultés. Astreint à un dur
labeur (il était son propre ingénieur, comptable, contre-maître, commis-
voyageur), j'ai vécu souvent de pommes de terre, de café, de paiu et de
beurre, sans viande, avec les tourments d'un chef de famille; pendant
vingt-cinq ans, j'ai tenu bon jusqu'à ce que, peu à peu, les circonstances
se sont améliorées et nous avons en une existence tolérable. »
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La DY* AfittE KAUPP: 84T
des cuillers, la vente du brevet fut assez fructueuse en Angleterre,
le produit en servit à agrandir les ateliers. Dans les bonnes années,'
on travaillait avec soixante-dix ouvriers; dans les mauvaises, avec
dix; en 1845, on en comptait cent vingt-deux. L'année précé-
dente, afin de lutter en Autriche même contre la concurrence autri-
chienne, Alfred Krupp et son compatriote, Alexandre Schpeller,
qui était établi & Vienne, avaient fondé & Bernsdorf, près de
Leoben, une fabrique d'ouvrages en métal qui existe encore et
dont la direction technique fut confiée au frère cadet, Hermann
Krupp. La fabrication courante, commerciale qui permettait & la
famille de vivre modestement, alimentait surtout les essais qu'Al-
fred s'obstinait & faire pour produire des canons de fusil. En 1843,
il en soumit des types au ministère de la guerre de Prusse, qui,
satisfait du nouveau fusil & aiguille, refusa de les examiner, alors
que plus libéralement on les essayait en France et qu'on délivrait
un certificat constatant l'excellente qualité. A l'Exposition de
Berlin, en 1844, Krupp H, qui sut toujours tirer parti de ces
concours industriels pour forcer l'attention, fit figurer deux canons
de fusil ainsi que des cloches qui annonçaient, par une sorte de .
carillon, l'ouverture et la fermeture. Le jury proclama les services
que l'exposant avait rendus au pays, en perfectionnant la fabri-
cation de l'acier. En 1848, année de crise, qui fit descendre à
soixante-douze le nombre des ouvriers, Alfred Krupp, qui avait eu
pour associés ses deux frères, devint seul maître de l'usine : il
n'avait plus à compter qu'avec lui-même et pouvait suivre libre-
ment le cours de ses idées. Les circonstances n'étaient pas bril-
lantes : il avait réduit son personnel, et afin de pouvoir payer les
salaires et les achats de matière première, il fit fondre et vendre le
peu d'argenterie qui restait de ses parents '.
On pourrait presque croire, si l'idée n'était enfantine, que ce
nouveau sacrifice avait enfin apaisé le destin. De meilleures
années allaient venir pour récompenser l'infatigable travailleur.
Il faut signaler ici deux traits qui ont caractérisé la politique
industrielle et commerciale des Krupp, deux règles auxquelles ils
sont restés toujours fidèles. Elles sont, il est vrai, d'une appli-
cation plus facile lorsque l'entreprise ne dépend que d'une volonté
unique, que le chef en est le self denying mon, c'est-à-dire qu'il
se refuse les conforts présents pour donner la grandeur future;
c'est une politique que la distribution des dividendes annuels
4 Jusqu'à la more d'Alfred Krupp, on ne s'est jamais plus servi d'argen-
terie dans sa maison; on n'y employa que des couverts argentés, provenant
de la fabrique d'Hermann Krupp, i Bernsdorf. Le fils d'Hermann Krupp*
M. Arthur Krupp, à assisté à l'enterrement de son cousin.
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848 LA DYNASTIE KRUPP
interdit aux sociétés par actions. Si considérables que devinrent
les revenus de l'usine, Alfred Krupp, déduction faite de ses
dépenses et de celles de sa famille, les consacra toujours tout
entiers à des agrandissements, à des améliorations; il ne songea
jamais à les capitaliser en dehors de ses affaires industrielles, de
façon à constituer une fortune mobilière ou territoriale indépen-
dante. 11 est facile de comprendre quelle force financière en est
résultée : où trouvera-t-on une compagnie qui puisse faire de
même? C'était l'identification de l'homme avec son œuvre. Dans
les années fructueuses et lucratives, cela permettait des amortis-
sements sur une vaste échelle, car l'on peut assimiler au meilleur
mode d'amortissement du matériel son remplacement par un outil-
lage meilleur. Alfred Krupp n'a eu recours à un emprunt qu'en
1874, au milieu de la dépression générale, alors qu'il ne retirait
pas de ses entreprises un revenu suffisant aux nécessités d'agran-
dissement. Il contracta un emprunt hypothécaire de 30 millions
de marks (en obligations de 600 marks remboursables en dix
ans à 660 marks par tirages annuels) . Un syndicat dont fit partie
l'institution gouvernementale de crédit, la Seehandlungs~Societet%
plaça les titres. Dès 1879, il put être procédé à une conversion,
bien que Krupp eût été, & cette date, en meàure de rembourser
l'emprunt ancien; un nouvel emprunt de 5 pour 100 de 22 mil-
lions et demi de marks, négocié avec la Deutsche Bank fut émis;
il devait être amorti jusqu'en 1899, il l'a été entièrement en 1886,
/est-à-dire treize ans avant le terme.
Un second principe a guidé Alfred Krupp, c'est ce qu'on appelle
aujourd'hui Yintégration industrielle, en empruntant ce terme aux
Anglais et aux Américains. C'est la réunion, dans une même main,
de la possession de la matière première (minerai et combustible) avec
celle des usines qui transforment la matière première jusqu'à en
faire des produits complets. Dans cet ordre d'idées, on est allé loin
à Essen, puisqu'on y a joint des navires & vapeur pour effectuer
les transports du minerai d'Espagne, des chantiers de construction
navale, sans compter des polygones d'artillerie. Alfred Krupp
avait tenu à avoir toujours une matière première excellente, et
pour cela, il fit un arrangement avec un haut-fourneau de l'Etat
pour obtenir tout l'acier fabriqué avec le minerai de Musen; lorsque
ses besoins devinrent plus grands, il acheta des mines de fer dans
le Siegerland et dans le Nassau, plus tard en Espagne, près de
Bilbao f. L'ambition de cet industriel de génie était de se suffire à
4 Actuellement, le nombre de ces mines de fer en Allemagne est de
547, dont une partie seulement sont exploitées, les autres sont conservées
comme réserve pour l'avenir.
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LA DYNASTIE KRUPP 84*
lui-même, de 0e dépendre de personne, d'être à l'abri des oscilla-
tions du prix de la matière première, des exigences des armateurs.
On eût dit qu'il avait deviné les difficultés dans lesquelles se
trouveraient un jour les grandes usines métallugiques qui
n'auraient pas pris cette précaution de s'assurer la propriété de
mines de fer et de houille, de hauts* fourneaux et de laminoirs,
lorsque les grands syndicats du charbon et de la fonte apparaî-
traient. Alfred Krupp s'est trouvé en avance sur son époque, et
l'ensemble industriel qu'il a créé est un type achevé de l'usine
autonome, de ce qu'on peut appeler le trust en profondeur par oppo-
sition aux trusts qui englobent un grand nombre d'établissements
d'une seule et même branche. Et ce qui fait l'originalité de l'œuvre,
c'est qu'elle s'est développée, — à l'exception de l'appel au crédit
dont nous avons parlé plus haut, — par ses propres ressources,
par une extension en quelque sorte spontanée et automatique.
Nous ne voulons point faire la biographie des Krupp pas plus
que nous avons l'intention de fatiguer nos lecteurs par la descrip-
tion des procédés techniques, par rénumération jdes perfectionne-
ments successifs introduits dans la fabrication de l'acier. Nous
rechercherons plutôt les causes du succès extraordinaire et mérité
qui a répondu aux efforts obstinés, qui ressemblent presqu'à de
l'abnégation dans les heures difficiles. Il faut signaler l'esprit de
méthode, le sens de la discipline, l'habileté & mettre & profit les
indications de la science. Les historiographes de l'usine d'Essen,
et le nombre en est grand, ont tous montré ces colonnes d'ouvriers,
venant chercher les creusets où l'acier est en fusion et les versant
l'un après l'autre à l'endroit indiqué. Alfred Krupp est toujours
demeuré fidèle à l'acier fondu au creuset, à cause des heureux
résultats qu'il a obtenus sous le rapport de sa durée et de sa
sûreté1.
En 1853, Krupp réussit à fabriquer des bandages de roues en
acier, sans soudure, ce fut une source de bénéfices considérables
à une époque où la construction des chemins de fer allait devenir
plus active. L'exploitation du brevet, accordé pour huit ans, fut
assez lucrative pour que toutes les dettes qui pesaient encore sur
l'usine pussent être rapidement remboursées et que la situation
financière fût enfin consolidée. Deux ans auparavant, Krupp avait
envoyé à l'Exposition universelle de Londres un bloc d'acier de
2,500 kilos; & celle de Paris, en 1855, on bloc de 5,000 kilos; il
fournissait des pièces de forge en acier fondu pour les axes de
wagons, de locomotives, de bateaux à vapeur. En 1867, Krupp
' Voy. V Industrie du fer et la Construction navale en Allemagne, par
E. Schroedter; Fremy, le Métal du Canon.
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150 Là DY5A8TIE KRUPP
exposa de nouveau & Paris un bloc d'acier fondu au creuset de
40,000 kilos, en même temps qu'un canon de 210 pouces de long,
de414 pouces de diamètre et pesant 50 tonnes; il y obtint le grand
prix, et l'impératrice Eugénie lui remit de sa main la croix d'offi-
cier de la Légion d'honneur. Depuis 1861, le marteau-pilon Fritz,
de 50,000 kilos, fonctionnait déjà, il avait coûté plus de 2 millions
de francs : lorsque, lors du premier essai, la masse énorme
s'éleva pour descendre avec une force irrésistible, tous les assis-
tants reculèrent par un mouvement instinctif, Alfred Krupp seul
n'avait pas bougé.
II. Ehrenberg, dans l'étude qu'il a consacrée aux Krupp, insiste
sur le génie tenace que le second de la dynastie a déployé dans
la construction des canons. 11 eut à triompher de l'exclusivisme
et de la routine militaires. En 1849, une commission prussienne
avait reconnu l'excellente qualité d'une pièce en acier qu'il lui
avait soumise, mais le canon de bronze avait trop de partisans.
Krupp réussit tout d'abord mieux à l'étranger. Le khédive lui
commanda 36 canons, le bey de Tunis lui en acheta également et
tous deux payèrent comptant, la Russie fut longtemps une meil-
leure cliente que la Prusse. Ce fut seulement en 1859, et cela
grâce à l'intervention personnelle et directe du régent (plus tard
l'empereur Guillaume Ier), qu'un ordre de 300 pièces de canon fut
donné par le ministère de la guerre. Dans la campagne de 1866,
quelques pièces firent explosion, alors que durant la guerre de
1870 71 cet accident ne se renouvela pas. Les froissements qu'il
subit de la part des autorités militaires, qui reconnaissaient en lui
un industriel, un fournisseur, mais non pas un constructeur,
l'amenèrent à se donner un champ d'expérience à Dulmen en 1873,
plus tard à Meppen (dont la longueur est de 17 kilomètres). En
1877, lors d'une des fréquentes visites de Guillaume 1M, on avait
réuni la production d'une seule journée : 1,000 obus, 160 ban-
dages de roues, 120 axes de locomotives et de wagons, 160 roues,
430 ressorts de wagons, 1,800 rails d'acier. Depuis 1864, l'usine
fabriquait, en effet, des rails; Alfred Krupp avait installé l'outil-
lage nécessaire et aussi celui pour fabriquer des plaques de blin-
dage, mais, par une sorte d'anomalie, ce n'est qu'après sa mort
qu'on s'en est servi. Deux autres industriels, Schumann, qui
essaya vainement d'obtenir la participation d'Alfred Krupp, et
Gruson, dont l'usine de Buckau, près de Magdebourg, fût achetée
plus tard (1886), purent produire ce qu'il fallait pour cuirasser
les navires et les fortifications, sans que d'Essen il leur fut lait de
concurrence. Gomme nous l'avons indiqué plus haut, tout en fabri-
quant pour l'industrie des chemins de fer, de la navigation, pour
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M DYNASTIE KBOPP 851
le commerce, ce qui tenait surtout à cœur au chef de l'usine sans
cesse grandissante, c'était le matériel d'artillerie : canons se
chargeant par la culasse, d'un type de plus en plus perfectionné,
d'une résistance de plus en plus grande, obus appropriés, formaient
le grand article, celui dont le débit était le plus assuré et le prix
le moins débattu. Ce n'est pas que Krupp ne rencontrât de temps
à autre des rivaux qui venaient lui disputer le marché et que, tout
au moins, un grand pays ne lui fût fermé comme débouché. Plus
récemment encore, le nombre des clients a diminué depuis que les
Etats-Unis, la Russie, et d'autres Etats ont leurs fonderies et leurs
arsenaux propres. L'intensité des commandes de canons que l'on
donnait à l'usine d'Essen a pu servir de baromètre politique !.
Durant la vie du second Krupp, il a été livré certainement plus
de 22,000 pièces d'artillerie.
Alfred Krupp mourut le 18 juillet 1887, chargé d'années2 et
d'honneurs, et l'un des hommes les plus riches d'Allemagne. Au
lieu de 1 hectare et quart, l'usine d'Essen et les autres établisse-
ments qui en dépendaient s'étendaient sur 310 hectares, dont
38 étaient bâtis; de 9 ouvriers en 1833, de 99 en 1843, de 352 en
1853, de 4,031 en 1863, le nombre en avait progressé à 12,674
en 1887; de 1873 à 1881, il y avait eu des fluctuations assez
considérables dans l'effectif, par suite de la dépression industrielle
qui avait suivi la crise de 1873 et qui avait eu sa répercussion
sur l'usine d'Essen. Dans ces chiffres, ne sont pas compris les
ouvriers employés dans les mines, sur les champs de tir, sur les
navires. On peut se demander comment était organisée la direction
de cet Etat industriel : jusqu'en 1862, Alfred Krupp s'était
contenté d'un seul fondé de pouvoirs; en 1865, il en prit un second,
auquel il en adjoignit deux autres en 1867; de 1867 â 1887,1e
nombre en fut porté à sept, qui formaient un collège composé des
principaux chefs de service, ayant chacun, dans son ressort, une
certaine indépendance, mais obligés d'en référer au conseil pour
les dispositions plus importantes. En 1879, un directeur général,
le conseiller privé des finances, Hans Jencke, fut mis à la tète de
ce ministère ; il est resté pendant près de vingt-trois ans dans ce
poste. Alfred Krupp garda toujours jalousement la haute main,
mais il eut le talent de choisir des collaborateurs de premier ordre :
4 En. 1864, il fut commandé 817 canons; en 4865 (introduction du chai»
gement par la culasse, type Krupp), 773; en 1866, 720; en 1868, 588; eu
1869, 205; en 1870, 427; en 1871, 919; en 1874, 2931. En 1878, la Russie
qui, de 1863 à 1867, avait acheté 900 canons, en commanda, d'un seul coup,
1800.
a II était né le 12 avril 1812.
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852 Là DYNASTIE KROPF
il lui fallait, en effet, le concours de jurisconsultes, de financiers,
de chimistes, d'ingénieurs; ce fut seulement en 1882 que son fils
unique, Frédéric-Alfred, âgé alors de vingt-huit ans, entra dans
ce qu'on appelait la Prokura des aciéries F. Krupp. Cinq ans
plus tard, il devenait le chef de l'énorme entreprise. Les condo-
léances de toute la famille impériale d'Allemagne, de Bismarck, lui
furent adressées, et les biographes de son père ne manquent pas
de citer les lettres de ces personnages.
Frédéric-Alfred suivit fidèlement les traditions paternelles *, aussi
bien au point de vue industriel et commercial qu'au point de vue
des relations avec les ouvriers. Nous verrons plus loin comment
on entend à Essen l'union du principe d'autorité avec la plus
libérale générosité envers les ouvriers. Il n'y avait, d'ailleurs, qu'à
marcher dans les mêmes voies, continuer à produire dans les con-
ditions identiques. Une extension fut donnée toutefois dans une
direction nouvelle, celle de la fabrication des plaques de blindage
et la construction de navires de guerre. L'usine Grusôn, à Buckau,
près de Magdcbourg, avec un capital de 12 millions de marks,
3,500 ouvriers et une production quotidienne de 5,400 quintaux
d'acier, notamment de plaques, coupoles blindées, obus, fut incor-
porée à l'entreprise. En 1896, ce fut le tour de la Société de
construction navale et de fabrique de machines, Germania, à Kiel
€t Berlin, d'être reprise par la maison Krupp; le capital en était de
25 millions de marks, elle occupait 2,850 ouvriers, et avait en
construction, en 1901, 28,971 tonneaux2. Parmi les produits les
plus remarquables de l'usine d'Essen, il faut citer les arbres de
couche en acier : celui de la Colomb ta, qui, depuis 1889, a fait
96 voyages et partant 157,811,808 tours; celui de la Civatia, qui
en a fait 215,600,000; celui du Kaiser Wilhelm, composé de
30 pièces réunies en arbre à manivelle septuple d'un poids de
226,000 kilogrammes.
En 1886, les usines d'Annen, qui avaient passé dans les mains
de Krupp, livraient les premières grandes étraves de 5,000 kilos
chacune aux chantiers du Vulkan à Stettin, pour la construction
de deux vaisseaux de guerre chinois. En 1892, la maison Krupp 9e
mit à fabriquer des plaques en acier nickel non durci; en 1893, des
plaques en acier nickel durci à la partie antérieure; elle améliora
en même temps les plaques non durcies et put, en 1894, en livrer
à l'Espagne pour le cuirassé Emperator Carlos V, d'une qualité qui
4 Le nombre des membres de la direction générale a été porté à onze.
a II est sorti des chantiers Germania les navires Greif, Meleor, Bhtx*
l'ancien yacht impérial Roheniollern, un croiseur, deux cuirassés (Siegfried
et Worth), les corvettes protégées Bismarck et Blùcher.
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U DYNASTIE KRUPP 85S
était à peu près deux fois égale & celle d'une plaque de fer forgé de
même épaisseur; elle fabrique, en 1895, une autre qualité de
plaque en nickel durci d'une force de résistance trois fois plus
grande, qui est réservée exclusivement à la marine allemande.
Ces nouvelles plaques, connues sous le nom de Krupp, sont
employées dans presque tous les chantiers du monde. Outre une
grande résistance, elles possèdent une ténacité extraordinaire.
Le procédé Krupp, dont les détails sont demeurés secrets, se
distingue par la sûreté dans la manipulation et l'homogénéité des
produits1.
A la mort de Frédéric-Alfred Krupp, l'ensemble de ses entre-
prises comprenait les aciéries d'Essen, l'aciérie d'Annen (West-
phalie), l'usine Gruson, à Buckau près Magdebourg; quatre instal-
lations de hauts- fourneaux & Duisbourg, Nenwied, Engçrs,
Rheinhausen, une fonderie et fabrique de machines & Sayn, les
trois charbonnages Hanower I, Hanower U, Saelzer una Neuack,
une grande quantité de mines de fer en Allemagne et en Espagne,
les chantiers Germania à Kiel, une fabrique de machines & Tegel, etc. ,
sans compter plusieurs bateaux à vapeur. Il employait, au 1" oc-
tobre 1900, 46,679 ouvriers; au V* octobre 1901, 44,120 ouvriers2.
Jusqu'au 1er janvier 1902, le nombre de canons vendus par la
maison F. Krupp aurait atteint le chiffre respectable de 39,876 K
Nous craindrions d'épuiser l'attention du lecteur en évoquant
toute la série des statistiques qui montrent l'immensité de ces usines,
qui se suffisent & elle- mêmes, qui comprennent tous les ateliers
imaginables, nécessaires aux différents corps de métier, des gazo-
mètres de 37,000 mètres cubes, des usines d'électricité, des
fabriques de creusets, des services de pompiers et de police.
En 1896, il y avait 36,561 chevaux-vapeur, fournis par 458 ma-
chines à vapeur, 467 grues capables de soulever près de
5 millions de kilos, 11 kilomètres de transmission, 60 kilomètres
de courroies, la consommation du combustible atteignait presque
1,100,000 tonnes; il sortait tous les jours 50 wagons de déchets,
de scories de toute sorte de l'usine. Chaque jour, 50 trains circu-
1 E. Schrœdter, l Industrie du fer et la constrnction navale.
* En «890, le nombre des ouvriers était de 41,750, dont 25,133 à Essen,
3,548 à Buckau, 2,726 à Kiel et Pegel, 10,344 dans les divers hauts-four-
neaux, mines, etc. Dans cet effectif, il figure 3,210 fonctionnaires, employés,
commis. En 1896, on ne comptait que 31,765 personnes; en 1899, 27,155.
Un recensement, opéré à cette époque, fixe à 97,752 le nombre des ouvriers,
employés et membres de leur famille, dont 25,828 demeuraient dans des
maisons appartenant à Krupp.
3 De 1885 à 1897, l'Allemagne a exporté pour 55 millions de marks de
canons, pesant ensemble 291,000 quintaux.
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854 LÀ DYNASTIE KRUPP
laient sur les 55 kilomètres, appartenant à Krupp et reliant l'usine
à trois stations des chemins de fer de l'Etat.
On comprend aisément la politique intérieure de l'usine, telle
que l'a modelée Alfred Krupp, si Ton se souvient de l'apprentissage
pénible par lequel il a passé. Dans un appel adressé aux ouvriers
de l'usine pour combattre la propagande socialiste en faveur de la
grève, il évoque lui-même l'image de ses débuts :
« 11 y a quarante-cinq ans, je me tenais, dans les ruines de ce
que fut d'abord cette fabrique, sur la même ligne avec quelques
ouvriers. Le salaire des fondeurs et des forgerons était de 5 francs
62 1/2 centimes par semaine. Pendant quinze ans, j'ai gagné juste
assez pour pouvoir payer aux ouvriers leur salaire; pour mon
travail et mes soucis à moi, je n'ai rien eu que la conscience du
devoir accompli. Avec le changement des conditions générales,
avec l'essor de la fabrique, j'ai graduellement élevé les salaires,
comme règle devançant toujours volontairement toute suggestion,
et cette règle devra rester en vigueur. Des institutions utiles ont
été créées Tune après l'autre, d'autres sont encore en projet; les
efforts les plus considérables ne sont pas ménagés dans l'intérêt
des ouvriers. » Cet appel, affiché sur les murs, porté à l'ordre du
jour du corps d'armée industriel, se termine par l'assurance « que
j'entends être et rester le maître dans ma maison comme sur mon
terrain ». Signé : Alfred Krupp, in Firma, Fried. Krupp.
Un patron, qui a commencé comme lui, qui a travaillé et vécu
au milieu de quelques ouvriers, qui n'a dépassé un effectif de cent
hommes qu'après dix-sept ans, a pu se former des idées toutes
personnelles, fondées sur l'expérience. Et quelles sont ces notions
fondamentales? Elles sont bien simples: le régime de l'autorité
absolue, tempéré par des institutions patronales qui augmentent le
confort, la santé des ouvriers et de leur famille, qui garantissent
dans la mesure du possible l'avenir pour les travailleurs trop vieux
ou invalides, pour leurs veuves et leurs orphelins. Alfred Krupp
a connu par expérience le logement étroit, la difficulté de s'appro-
visionner à bon marché et en marchandises de bonne qualité,
lorsqu'on achète au détail, par petites quantités et qu'on paie mal
son fournisseur; il a va grandir l'usine et la ville d'Essen se
développer trop lentement pour offrir des logements salubres et à
bon marché; lorsque le nombre de ses ouvriers est devenu consi-
dérable, suffisant pour alimenter cabarets et boutiques, il en a
surgi à tous les coins de rue sur la route de la fabrique. Instincti-
vement, parce que l'expérience de la vie se joignait chez lui au
désir d'améliorer la condition de ses collaborateurs, de leur rendre
l'existence plus tolérable, de leur permettre de retirer de leur*
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LA DYNASTIE KRBPP 855
salaire le maximum d'utilité et de sa lis faction, et parce qu'il
voulait s'assurer des ouvriers stables, qui resteraient le plus
longtemps possible à son service, Alfred Krupp a créé un ensemble
d'institutions patronales qui font l'admiration de ceux qui les
visitent. Il a commencé par une caisse de secours en cas de
maladie et de décès (1853-1855) à laquelle les ouvriers et le3
contremaîtres versaient une cotisation proportionnée à leur salaire
et à laquelle Krupp contribuait pour une somme égale à la moitié
de leurs versements1; on greffa plus tard sur cette organisation
celle d'une caisse de retraite. A partir de 1861, lorsque le nombre
des ouvriers de l'usine atteint près de 3,000, alors que la ville
d'Essen compte 20,766 habitants dans 1,636 maisons, la préoccu-
pation de loger dans des conditions hygiéniques et économiques
s'impose à l'attention du chef. L'afflax des ouvriers (depuis 1858 le
nombre en avait triplé) avait amené une sorte de crise des loyers
et des encombrements déplorables dans les habitations. Depuis
lors, Krnpp n'a cessé de construire des maisons pour les ouvriers et
les employés de l'usine, aussi bien des maisons pour un ou deux
ménages que des casernes pour célibataires; Frédéric -Alfred
Krupp III qui suivait de près ce qui se fait en Angleterre, a
fait élever quelques hôtels pour ouvriers célibataires, qui sont
plus confortables que les casernes et dont l'administration est
confiée pour six mois à un homme de confiance, choisi par les
locataires eux-mêmes. Ces habitations de toutes sortes ne sont pas
concentrées sur un seul point; elles forment des colonies, des
groupes isolés, dont quelques-uns ont pu être dotés de jardins,
de squares, de petits parcs où les enfants viennent s'ébattre et les
parents se reposer après la journée d'atelier. On compte aujour-
d'hui près de 4,000 logements d'employés et d'ouvriers, logements
contenant d'une à sept pièces et davantage, qui sont loués dans
des conditions de bon marché comme peut se le permettre un
chef dindustrie aussi riche *• Au 1" juillet 1891, il avait été
dépensé 12 1/4 millions marks, pour 3,659 logements; le revenu
brut était de 484,675 marks, dont il fallait déduire 112,678 marks
pour réparations et entretien, 67,650 pour gaz, eau, voirie,
48,000 pour impôts; il restait net 256,347 marks, à peine
21 pour 100 de revenu net. Malgré les avantages que présente dans
certaines conditions la transformation de l'ouvrier locataire en
4 Gratuité des visites médicales et des médicaments; secours en argent à
partir du troisième jour de la maladie; en cas de décès, contribution aux
frais d'enterrement.
a Le loyer annuel est de 90 à 108 marks pour deux pièces, 313 marks pour
six pièces En 1897, le loyer de 3,990 logements produisait 594,000 marks.
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855 LÀ DYNASTIE KROPP
ouvrier propriétaire, avantages compensés par des inconvénients
sur lesquels ce n'est pas l'endroit d'insister, l'usine Krupp a con-
servé la propriété de toutes les maisons, de toutes les habitations
à Essen et dans les environs; elle a institué une inspection du
logement au point de vue de la tenue des locataires, de la pro-
preté. Dans les exploitations plus éloignées des mines de fer et de
houille, on a vendu des terrains aux ouvriers pour y construire
leur maison et on leur a avancé de l'argent à un taux très peu
élevé. La troisième institution d'intérêt général a été la création de
magasins de vente au détail, dans lesquels les ouvriers peuvent
trouver tout ce dont ils ont besoin (1856, restaurant -pension pour
200 ouvriers; 1858, boulangerie qui vendait au prix coûtant;
1868, épicerie; 1869, moulin à vapeur; 1871, brûlerie de café,
cordonnerie avec atelier de réparation ; 1872, fabrique d'eau miné-
rale, confection et réparation de vêtements; 1874, bazar central où
Ton trouve de la literie, des meubles, machines à coudre; 1875,
abattoir et boucherie au détail). La vente a lieu strictement au
comptant; l'acheteur paie le prix courant habituel, mais comme il
est porteur d'un livret de consommateur, on lui crédite tous les
six mois sa part de bénéfice (calculé sur le prix de gros augmenté
des frais généraux)1. La maison Krupp possède et exploite plu-
sieurs restaurants; dans chaque colonie ouvrière, il y a une
Bierhalle, ce qui amène à une consommation de 40 hectolitres
en moyenne par jour. Il faut ajouter un hôtel de voyageurs
« Essener Hof » , dans lequel se trouve un cercle (casino) pour les
employés de l'usine.
La caisse de retraites, fondée par Alfred Krupp, alimentée
par les cotisations des intéressés et qui reçoit annuellement
500,000 marks de subvention patronale, paie des pensions qui
varient de 40 à 70 pour 100 du salaire annuel, les veuves touchent
50 pour 100, et les enfants une rente plus petite. En 1897, cette
caisse de retraites a déboursé 800,000 marks. Il y aurait lieu de
signaler une fondation en faveur des invalides de l'usine avec
11/2 million de capital, une caisse spéciale de retraites et de
pensions aux veuves pour les employés et fonctionnaires, créée
par le troisième Krupp et dotée d'un capital d'un 1/2 million.
Nous n'étonnerons personne en disant qu'on trouve à Essen
4 Ce bénéfice est de 5 à 7 pour 100, et vient augmenter de 60 à 84 marks
le budget d'un ouvrier qui gagne 4,200 marks. Le magasin central, le bazar
Krupp, est un bâtiment à trois étages, qui a 60 mètres de long et 31 mètres
de profondeur. Le sucre vendu correspond à la consommation d'une ville
de 50,000 habitants; il est fabriqué tous les jours 6 à 7,000 gros pains,
23,000 petits pains.
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LA. DYNASTIE KBOPP 857
des hôpitaux, des bains, des douches, une caisse d'épargQe,
de nombreuses écoles primaires, entretenues aux frais de l'usine
dans toutes les colonies ouvrières, des cours complémentaires,
tout un système de bourses en faveur des fils d'ouvriers dont les
capacités intellectuelles justifient une instruction supérieure, des
écoles ménagères, en un mot tout cet ensemble qui constitue le
bagage moral et économique de toute grande entreprise indus-
trielle.
Et le socialisme? et les grèves? Autant qu'on peut le savoir,
l'usine d'Essen a été à l'abri des grèves; toutefois dans les char-
bonnages qui appartenaient à Krupp, les ouvriers en 1872 et
1889 ont suivi l'exemple des autres mineurs.
Les socialistes d'une part, les catholiques du centre de l'autre,
ont donné des soucis au maître des usines d'Essen, notamment
après 1870 Quelques années auparavant, Hasenclever et Dreesbach
avaient essayé de prendre pied dans le district d'Essen ; aux élec-
tions de 1867 et de 1868, le premier avait obtenu entre 3,200 et
3,500 voix, en 1871 le disciple de Lassalle, V. Schweitzer, n'en
avait plus eu que 1,425. Mais l'agitation qui, dans les années d'essor
inouï après 1871, troubla les ouvriers mineurs, eut son contre-coup
àEssen; la grève des mineurs parut menaçante, lorsqu'on songe
aux énormes besoins de combustible des aciéries; les meneurs
socialistes cherchèrent à effrayer les ouvriers de Krupp, à éveiller
chez eux un sentiment de solidarité, en leur montrant le chômage
à leur porte, faute de charbon. Krupp avait pris ses précautions;
coûte que coûte, il s'était approvisionné de houille et de coke, et il
n'hésita pas à en informer ses ouvriers; le stock accumulé, les
contrats faits en Allemagne et à l'étranger couvraient la consom-
mation pour plusieurs mois; on était en mesure de continuer tous
les travaux. Dans la circulaire, dont nous avons cité quelques
lignes (24 juillet 1872), le patron rappelait les sacrifices qu'il
s'était imposés en 1848 et qu'il avait renouvelés maintenant :
« Une fidélité réciproque a fait la grandeur de l'usine. Je sais que
je mérite et que je possède votre confiance. Je mets en garde,
avant que j'aie à me plaindre de déloyauté et de résistance, contre
le sort que des agitateurs et des journalistes, sous le masque de la
philanthropie, de la sympathie, et en abusant des maximes reli-
gieuses et morales, cherchent à préparer pour la grande classe
ouvrière. Leur moisson viendra lorsque, par de fausses promesses,
ils auront à jamais ruiné l'existence de voire classe ; ils veulent
tout détruire pour pécher dans les mines en eau trouble. Qu'on
cherche ce qu'ont été ces apôtres, quelle a été leur carrière domes-
tique et morale. Les cotisations en argent des ouvriers pour payer
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«5S lk MfWASTIB KROPt»
le scandale parié et écrit (journaux, réunions publiques) sont une
proie plus agréable et plus commode que les fruits du travail véri-
table. Les « Bssener Btetter1 » entre autres s'efforcent de mettre
en suspicion le caractère de l'administration de ma fabrique... En
présence de mensonges aussi grossiers d'adversaires malinten-
tionnés, je fais la déclaration que voici : Rien, aucune suite des
événements ne me déterminera à me laisser arracher quelque
chose, quoi que ce soit. L'administration continuera à gérer les
affaires de la fabrique, dans l'esprit de mes principes, avec la même
bienveillance qui sert de loi, et cela pour mon compte aussi
longtemps que je pourrai considérer les ouvriers comme les colla-
borateurs dévoués de l'établissement. Il est incontestable que je
puis à tout moment céder ma situation à d'autres, et tout aussi
. certain qu'une société de capitalistes ne me dépassera pas en
sympathie et en esprit de sacrifice... Je mets en garde contre les
séductions d'une conjuration qui menace l'ordre et la paix. Dans
mes entreprises, le brave ouvrier trouve l'occasion, après un tra-
vail modéré, de jouir eu paix dans sa maison, de sa pension, et
cela dans des termes meilleurs que n'importe où. J'attends et
j'exige pleine confiance, je refuse tout examen de revendications
injustifiées, je devancerai comme je l'ai toujours fait toute demande
équitable; que tous ceux qui ne veulent pas se contenter de cela
dénoncent au plus tôt le contrat de travail, afin de prévenir le
préavis de ma part, qu'ils quittent ainsi légalement la fabrique
et fassent placé à d'autres. »
Ce langage était singulièrement net, il correspondait à l'état
d'âme d'un grand industriel qui entendait rester maître chez lui.
Ce même industriel, lorsqu'après la crise de 1873, les bénéfices
disparurent, qu'il fallut travailler à perte, qu'à moins de fermer les
ateliers, il fut nécessaire de réduire les salaires, ce même indus-
triel n'hésita pas & expliquer la situation à ses ouvriers et à leur
expliquer pour quels motifs, tant que l'équilibre ne serait pas
rétabli entre le prix de revient et le prix de vente, il fallait que
tout le monde supportât sa part dans le recul passager. Le Kul-
iurkampf, la lutte engagée si inconsidérément par Bismarck et qui
agita si profondément les populations catholiques du Rima, troubla
aussi indirectement l'usine; il fit sentir en tout cas à Alfred Krupp
que son influence politique était moindre qu'il ne l'aurait cru. Lors
des élections de 1887 sur le septennat militaire, il ne parvint pas à
1 Le rédacteur en chef des Feuilles iTEnen était un ancien tourneur en
métal de l'usine, nommé Stœtzel, d'abord socialiste révolutionnaire > puis
socialiste chrétien, qui a battu en 1898 Frédéric- Alfred Krupp dans les
élections au Reichstag par 30,103 voix contre 27,498.
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LÀ DYJU8TII KRDPP 859
faire élire son fils. Celui-ci, d'ailleurs, qui était membre de la
Chambre des Seigneurs de Prusse depuis 1896, ne fut élu comme
représentant d'Essen au Reichstag qu'en 1893 et ne fut pas
renommé en 1898 l.
Si Krupp II n'exerçait pas une grande autorité sur les électeurs,
qui, en 1877, nommèrent au Reichstag Siôtzel avec 11,645 voix,
ce n'est pas qu'il ne leur adressât de sages conseils. Il rédigea une
brochure qu'il intitula : Un mot au personnel de mes établisse-
ments industriels, dans laquelle il faisait l'examen et la critique des
doctrines socialistes. Il combat le collectivisme qui, loin d'amé-
liorer la condition des travailleurs, la rendra plus mauvaise. Il
suppose que son usine passe dans les mains de la collectivité :
est-ce que ses directeurs, ses employés et ses ouvriers les meilleurs,
les plus experts se soumettront à la nouvelle administration? Au
lieu de l'expérience qui, seule, donne les moyens d'assurer la
continuité des traditions, de surmonter les périodes de crise avec
leurs dangers, l'affaire risquera de tomber entre des mains peu
compétentes. En admettant même qu'on pût y remédier, la fabrique
ne tardera pas à chômer, car il ne faut pas seulement produire, il
faut encore vendre; la consommation indigène est insuffisante à
absorber la production, il faut cultiver le débouché extérieur. Que
l'usine tombe dans les mains des socialistes, aucun Etat, aucun
gouvernement ne voudra la considérer comme la continuation de
l'ancienne maison, et toutes les commandes étrangères iront
ailleurs.
« L'ouvrier n'a pas apporté les inventions. Il n'est pas atteint
par les dépenses et les pertes que le fabricant prend à sa charge
pour les essais et les installations. 11 reçoit le salaire de son travail.
C'est moi qui ai introduit les inventions et les productions qui en
résultent; l'ouvrier n'a pas le droit de demander le fruit de l'acti-
vité d'autrui, ce serait blesser le sentiment inné de la justice.
Gomme tout le monde, je défends ma propriété : tout comme ma
maison, mon invention est à moi ainsi que le fruit qu'elle donne,
que la récolte soit bonne ou mauvaise. L'ouvrier dans son salaire
reçoit relativement la plus grande part de ce que rapporte l'affaire;
4 Uoe mesure d'Alfred Krupp, qui fut beaucoup commentée et critiquée,
qui donna lieu à des pétitions de la part du personnel, consista à faire
suspendre, à partir de 1876, le travail seulement le dimanche, les 1er jan-
vier, Vendredi saint, lundi de Pâques, Ascension, Toussaint, lundi de la
Pentecôte, jour de Noël. Les autres grandes fêtes catholiques, l'usine ne
chômerait plus; les ouvriers qui le demanderaient obtiendraient le temps
nécessaire pour aller à la messe de six heures. Krupp ne céda que pour la
Fête-Dieu, qui fut ajoutée à la liste des jours fériés.
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860 LA DYNASTIE KRDPP
dans les bonnes années en moyenne, le salaire représente les trois
quarts de la valeur du produit fabriqué; le reste doit couvrir les
intérêts, l'amortissement, les frais généraux, les mauvaises créances,
et après cela seulement vient le bénéfice. Dans les années mau-
vaises, où le patron ne gagne rien, où il subit des pertes considé-
rables, le travailleur reçoit toujours son salaire. C'est pour cela que
le patron, dans les bonnes années, doit gagner plus qu'il ne
dépense; tout comme l'agriculteur, il lui faut prévoiries vicissi-
tudes; tous deux souvent sèment et ne récoltent rien *. »
Nous ne prolongerons pas la citation. Rrupp emploie, dans
cette brochure qui fit alors beaucoup de bruit, le langage que
pouvaient comprendre ses ouvriers, le langage que lui dictait
la conviction inspirée par sa carrière de self -mode man. 11 avait le
sentiment très net et très justifié de sa valeur comme chef, comme
porteur de la partie intellectuelle, dirigeante dans la collaboration
entre le capital et le travail. La figure de son successeur semble
bien effacée en comparaison de la sienne.
Alfred et Frédéric-Alfred Krupp ont régné en maîtres absolus,—
ils n'ont partagé avec personne la souveraineté de leur domaine
industriel. Il n'en sera plus de même aujourd'hui que la succes-
sion échoit à une femme. Les mines sont passées sous le régime
du gouvernement par délégation, du gouvernement par un conseil
de directeurs responsables devant la veuve de Frédéric-Alfred
Krupp, tutrice de l'héritière, MUt Bertha Krupp 2.
Arthur Raffalovich,
Correspondant de l'Iastitnt*
1 II ne voulut jamais entendre parle r, naturellement, de la participation
aux bénéfices: L'agitation de 1877 s'étendit à la fabrique. Krupp y coup*
court par le renvoi immédiat de trente meneurs. Après l'attentat contre
l'empereur d'Allemagne, en 1878, il fut choisi comme candidat national-
libéral et battu par le candidat du centre, Stœtzel, qui obtint 14,527 voix
contre 13,882 à Alfred Krupp.
2 Par testament, M. Frédéric-Alfred Krupp a donné comme conseiller à
sa veuve un grand industriel saxon, retiré des affaires, M. Hartmann.
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LE SECRÉTAIRE
DE MADAME LA DUCHESSE
Jean de Clerval à M™ la duchesse de Clerval.
Oran, le 15 mai 190.».
Chère maman, convenez que vous ayez commis un jugement
téméraire en reconnaissant mon écriture ! « Tu n'écris jamais, sauf
pour demander de l'argent I » m'avez-vous dit un jour, oubliant
d'ajouter que je n'écris guère. Eh bien! non. Je n'ai pas fait de
dettes. Au contraire, je capitalise. Il me reste encore dix louis sur
les cinquante démon mois. Dix louis, avec ma solde de sous-officier
de spahis, cela va me conduire au port, c'est-à-dire au chèque du
premier juin. Mais, dame! ne soyez pas en retard! J'ai résolu de
vous étonner par mon économie jusqu'à mon congé de septembre.
Alors, j'espère que vous vous montrerez généreuse. Mais nous n'en
sommes pas encore là, hélas!
Ceci, — vous allez rire, — est une lettre sérieuse. Vous cherchez
toujours un secrétaire, m'avez-vous dit. Vrai, je n'aurais pas
soupçonné qu'il fût tellement difficile de remplacer cette « pra-
tique » de Montengibert que vous avez gardé beaucoup trop long-
temps. Quoi qu'il en soit, peut-être bien que j'ai votre homme.
Mon lieutenant, Pierre d'Andouville, est devenu mon ami, malgré
la hiérarchie, depuis notre petite campagne sur la lisière du Maroc,
l'hiver dernier, d'où il ne serait pas revenu sans moi. 11 n'a pas été
ingrat, puisque son rapport m'a valu ma médaille militaire. De plus
il me traite en camarade et en égal, hors du service. Je vous le
présenterai un jour. Il vous plaira et vous étonnera par son bon
cœur, son jugement sûr, et des idées sérieuses qu'on ne trouve pas
toujours, je l'avoue, chez un officier de spahis. Je le crois homme
de bon jugement; je me suis félicité d'avoir suivi son conseil,
plus d'une fois. Par hasard je lui ai dit que vous cherchiez un
homme introuvable, à qui confier tous les portefeuilles dans votre
petit royaume de Clerval, depuis les Finances jusqu'aux Beaux-
Arts, en passant par la Guerre, c'est-à-dire les domestiques, et les
10 DBCBMBRE 1902. 56
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862 LE SECRÉTAIRE DE M™ LA DUCHESSE
Travaux Publics, c'est-à-dire vos hectares de toiture et vos kilo-
mètres de sonneries électriques, les uns laissant toujours passer la
pluie, les autres ne laissant jamais passer le courant. « J'ai préci-
sément le sujet en question », s'est écrié mon chef en allumant un
autre « Henry Clay » que je venais de lui offrir. (Et vous me
demandez ce que je peux bien faire de cinquante louis par mois!)
Là- dessus, pendant une demi-heure, il m'a célébré les vertus et
l'intelligence d'un ancien camarade de l'Ecole préparatoire tombé à
la rivière, autrement dit malheureux aux examens. N'attendez pas
de moi la reproduction de ce panégyrique. Je me borne à vous dire
que Pierre a un œil remarquable quand il s'agit de coter un
homme. J'ajoute que, même pour obliger un ami, il n'essaiera
jamais d'enrosser quelqu'un. — Pardon! Je sers dans la cavalerie.
— Faut-il poser la candidature de l'homme introuvable? Parlez,
maman. Votre fils vous écoute et vous aime bien.
Maréchal logis spahis Clerval.
Oraa de Paris, 19 mai.
Invite homme introuvable à poser lui-même candidature par
lettre explicative. Tous bien ici.
Alex.
Philippe Hurault à M. le duc de Clerval.
Nancy, le 25 mai.
Monsieur le duc^
Un de mes amis, Pierre d'Andouville, officier aux spahis d'Oran,
me fait savoir par un billet dont la concision me gène un peu
que vous cherchez un secrétaire. 11 m'engage à poser ma candi-
dature pour cette fonction.
Je ne puis malheureusement imiter le laconisme de mon protec-
teur, et je vous demande pardon à l'avance pour l'ennui que vous
causeront ces pages. Mais il faut bien que je me présente mai-
même. Plus encore, il est nécessaire que je me présente sinon bien,
du moins tel que je suis.
Ma famille, de modeste mais honorable bourgeoisie lorraine, a
perdu l'aisance après la guerre de 1870, qui nous avait porté le coup
le plus rude en coûtant la vie à mon père, officier supérieur, tombé à
Reichshoffen. Je n'ai pu suivre sa carrière à cause de mon échec
aux examens de Saint-Cyr, où mon camarade d'Ecole préparatoire,
Pierre d'Andottville, est entré brillamment. Permettez-moi de vous
dire, pour sauver ma réputation à vos yeux, que mon numéro
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Lff SECRÉTAIRE DE M"- LA BUCHSSSE 863
venait sur la liste immédiatement après celui du dernier admis.
C'est une malechance dont je ne me consolerai jamais.
J'ai fait une seule année de service militaire, & cause du veu-
vage de ma mère, dont je suis Fenfant unique. Nous vivons
ensemble. La quitter sera un chagrin pour moi, une crise doulou-
reuse pour elle... mais il le faut! Nancy pourra un jour me donner
ce que je cherche : non la fortune, mais une situation rendant la
vie de famille possible. Pour cela je dois compléter la somme
nécessaire au cautionnement exigé . Tel est le motif qui me fait
accepter l'expatriation.
J'ai vingt-six ans. Le programme de Saint- Cyr peut vous éclairer
sur mes connaissances. J'ai travaillé deux ans dans une banque,
trois ans dans la Compagnie d'assurances dont une inspection m'est
promise, quand j'aurai les fonds indispensables. Par le curé de ma
paroisse et le président du tribunal, mon cousin éloigné, vous
pourrez compléter ces renseignements, dans le cas où la recom-
mandation de Pierre, qui a votre fils sous ses ordres, semblerait
insuffisante. Je parle anglais avec facilité, ma mère étant née en
Irlande. Ha santé est bonne. Je suis grand et fort ; je monte passa-
blement à cheval. Enfin, — pour de bonnes raisons, — j'ai l'habi-
tude de la sobriété et de l'économie.
Quant à savoir si je conviens pour les fonctions & remplir auprès
de vous, je l'ignore d'autant plus que j'ai une idée fort vague de
ces fonctions elles-mêmes, ainsi que de la situation qu'elles me crée-
raient. Je dois vous sembler, dans ces conditions, un solliciteur
assez gauche; mais vous voudrez bien convenir qu'il ne saurait
en être autrement. Si le peu que je viens de vous dire ne vous
démontre pas l'inutilité de ma démarche, veuillez me dire sous
quelle forme il vous agrée de poursuivre l'étude de vo3 projets à
mon égard.
La duchesse de Clerval à M. Philippe Hurault.
Paris, le 27 mai.
Le temps presse un peu, Monsieur; c'est moi qui réponds à votre
lettre, mon mari étant absorbé, ces jours-ci, par d'autres affaires
qui retarderaient sa correspondance avec vous.
Le désir de connaître, avant tout, le programme des occupations
qui vous seraient confiées est plus que naturel. Mais, précisément,
l'absence de programme fixé pour ces occupations est le premier
article de ce programme. Quelqu'un m'écrivait dernièrement que
nous cherchons un premier et unique ministre pour le royaume de
Clerval. Le mot est juste si vous le prenez dans la forme plaisante
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864 LE SECRETAIRE DE M- LÀ 0DCBES8E
que lui donnait son auteur, car mon mari et moi ne cherchons
nullement à jouer au souverain. Tout au contraire, nous désirons
oublier le plus possible que nous sommes... ce que nous sommes,
c'est-à-dire des gens surchargés de devoirs. Les remettre en bonne
main, d'abord pour qu'ils soient mieux accomplis, ensuite pour
qu'ils nous laissent quelque liberté de satisfaire nos goûts et de
vivre un peu pour nous-mêmes, tel est le but que nous poursui-
vons. Donc vos fonctions consisteraient à nous remplacer partout
où la chose est possible, mais plus particulièrement à Clerval, qui
est, malheureusement, un « château historique », c'est-à-dire la
plus chère et la plus incommode des résidences que puisse connaître
une famille.
Nous serons là dans trois semaines. Pourriez-vous y arriver en
même temps que nous, afin de procéder à un « essai loyal » qui ne
vous est pas moins nécessaire qu'à nous? Quant à la situation qui
serait la vôtre, je me borne à vous dire que vous partageriez notre
table, tout au moins à Clerval, et que vos appointements seraient
de vingt-cinq louis par mois. Notre famille se compose d'un fils,
dont vous connaissez l'existence, et d'une fille beaucoup plus jeune
qui vit avec nous, sous la garde d'une institutrice âgée et respec-
table. Vous avez le droit de connaître ces détails. De mon côté, j'ai
appris sur vous les choses essentielles qui m'intéressent. Le seul
fait que nous voilà en rapport vous montre qu'on m'a parlé de
vous comme vous pouviez le désirer, et comme je le prévoyais bien
d'ailleurs, d'après votre façon d'écrire.
Conclusion : voulez- vous être à Clerval le 20 juin? Je n'attends
personne jusqu'au mois suivant. Nous aurons le temps de travailler :
sous ce rapport, j'ose dire que je vous donnerai l'exemple.
Pour venir à Clerval, qui se trouve à deux lieues du chemin de
fer entre Joigny et Sens, ne commettez pas la faute toute naturelle
de chercher la ligne directe qui doublerait la durée du voyage.
Prenez l'express du matin de Nancy à Paris, puis la ligne de Lyon
que vous quitterez à la petite gare de Busseuil vers les sept heures
du soir. Une voiture vous y attendra. 11 va sans dire que les frais
de ce déplacement me concernent.
Philippe Burault à Pierre cTAndouville.
Nancy, le SO mai.
Si l'on m'avait dit huit jours plus tôt que j'allais habiter le
château de Clerval en qualité de secrétaire du duc!... Tout s'est
arrangé tellement vite que je me frotte les yeux pour être sûr que
ce n'est pas un rêve. Ma pauvre vieille maman frotte les siens pour
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LB SECRÉTAIRE DE M- U DUCHI8SE 865
les sécher. Cette séparation est dure pour elle. Heureusement que
je peux compter sur Madelon, qui adore sa tante; malgré tout» la
maison va leur sembler bien vide quand je ne serai plus là.
En somme, c'est une partie que je joue, mais sans beaucoup de
risque : nous ne serons pas mariés, moi et les G 1er val. Des six mille
francs qu'ils me donnent, je peux en économiser cinq, ce qui
complète en deux ans le petit magot dont je cherche l'arrondisse-
ment. Donc, merci cordial à toi, mon bon vieux, qui me rends un
si fier service par un mot dit au hasard, presque sur la frontière
du Maroc.
Tout de même, si tu t'étais donné la peine de m'écrire quatre
pages, au lieu de quatre lignes, tu m'aurais fort obligé. Tu m'as
dit : accepte, et j'ai accepté parce que j'ai confiance en toi.
Néanmoins c'est chose grave que de se lier à des gens dont le
caractère vous est complètement inconnu. La duchesse elle-même
s'est chargée de me répondre; il est clair que c'est elle qui mène
la maison. Elle dit nous, au commencement de sa lettre; puis le
je fait bientôt son apparition, pour ne plus s'en aller. On devine
facilement en elle une femme de tèle. Elle prévoit tout, m'envoie
mon itinéraire. Peu s'en faut qu'elle ne me dise à quel buffet je
dois déjeuner. Quel âge a-t-elle? D'où sort-elle? Je lui aurais
octroyé, sans sa couronne ducale, un papa banquier, ou industriel,
de première force sur les chiffres. Comme tu es agaçant de ne pas
me donner le moindre « tuyau »!
Quant à leur habitation, tout le monde en a vu le dessin ou la
lithographie. J'avoue que mes instincts d'artiste sont chatouillés
à l'idée de vivre en relation familière avec ces splendeurs, admi-
rées si souvent dans les livres à images qui excitaient ma jeune
imagination; mais, en somme, je plonge dans l'inconnu. Tout cela,
joint aux préparatifs & faire, met un peu de flottement dans ma
cervelle. Une chose reste bien nette et bien solide : ma reconnais-
sante amitié.
Pierre cCAndouville à Philippe Hurauît.
Oran, le 10 juin.
Quelques « tuyaux » en hâte, pour faciliter ton entrée chez les
Clerval dont, par parenthèse, je me réjouis d'avoir pu t'ouvrir la
porte. Mon capitaine les connaît, étant du même monde, et je l'ai
fait causer abondamment.
Lui, cinquante ans, chic énorme, sans utilité possible dans un
pays où il n'y a plus de Cour, plus de salons, plus de Chambre
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866 LK SECRÉTAIRE DE M"" LÀ DUCHESSE
des pairs, et où les ambassadeurs sont pris dans renseignement ou
le journalisme. Se console, quand il est à Paris, en allant tons les
soirs au théâtre. Quand il est dans son château, il fait jouer ses
pièces, sur son théâtre, par, — et devant, — ses invités.
Quant i s* occuper d'eux autrement, c'est une chose qui l'ennuie
plutôt II ne s'occupe de rien, sauf des frais de politesse indispen-
sables : c'est l'homme le plus poli de France. Tu seras, en réalité,
le maire du palais sous la haute direction de la reine ; mais ce n'est
pas une reine fainéante, tu l'as déjà pressenti.
Elle, quarante ans, fille du fameux Hertel, le plus grand maître
de forges qu'il y ait eu en France après Schneider.
Tu te souviens des immenses usines de Lieucourt, à quelques
stations de Nancy. Nous les avons visitées ensemble. Elles sont
dirigées maintenant par le frère aine de ta duchesse. Donc, malgré
sa couronne, elle a dans les veines du sang d'industriel. Tu l'avais
deviné : je te marque un bon point.
Son intelligence des affaires, quand tu la connaîtras mieux, te
confondra d'admiration. Il n'est pas un notaire de Paris qu'elle ne
puisse rouler, dit-on. Mon capitaine ajoute qu'elle roule le monde
parisien, ce qui est encore plus difficile. Dans sa maison elle tient
le gouvernail d'une main et les cordons de la bourse de l'autre.
Son mari, d'ailleurs, n'y apporte nulle objection et remplit loyale-
ment son métier de mari pauvre.
Elle fait de son esprit tout ce qu'elle veut : des compositions
musicales, fort louables parait-il; un peu de peinture; un peu
d'architecture; un peu de toilette (pas plus qu'il n'est nécessaire),
et beaucoup de bons placements, car sa fortune est énorme, heu-
reusement, comme tu le verras bientôt. La dépense est effroyable,
moins encore à Paris qu'à Glerval, où il y a toujours du monde,
quand il n'y a pas une foule. Tu t'y amuseras fort, si ta duchesse
t'en laisse le temps, et je suis un peu effrayé pour la petite cousine...
Mais j'oublie que tu ne m'as pas fait tes confidences. Toutefois je te
connais trop pour ne pas soupçonner entre toi et « Madelon »
quelque ébauche d'idylle. Si je me trompe, mettons que je n'ai rien
dit.
Ouf! quelle lettre 1 Pas écrit d'aussi longue depuis deux ans.
Réponds quand tu seras installé ; j'espère que mes « tuyaux » sont
justes. Dans le cas contraire, la faute en serait au camarade que j'ai
fait causer.
Le fils est bien. Il a pris toute la race du père. Sans sa bravoure,
je n'aurais pas le plaisir de causer avec toi aujourd'hui. Mais quelle
chance pour lui que maman ait apporté quelques millions, les uns
disent douze, les autres vingt ! En voilà toujours bien pour deux
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LÉ SfiCRfcTAlBE DE 1- LA DOGHBSSK 867
générations, si maître Jean de Clerval ne fait pas de trop fortes
bêtises. À vrai dire, je ne pense pas qu'il en fera.
. Philippe Hurault à Mm% veuve Hurault.
Clerval, le 21 juin.
Ma chère mère, vous attendez avec impatience mes premières
impressions. Je me bâte de vous dire qu'elles sont bonnes. D'abord,
jusqu'à Paris, voyage délicieux, — en première classe d'après vos
conseils, a pour que les domestiques du château voient que je
suis un Monsieur ». Âh bien ! ils doivent être fixés à l'heure qu'il
est, les domestiques I
A Paris, train omnibus ; voyageurs de première classe plus que
rares par conséquent. Une femme de tournure pas ordinaire sur le
quai, avec la femme de chambre chargée du sac obligatoire. La
dame me regardait beaucoup; moi je regardais la dame, pour
n'avoir pas l'air sot. Tout d'un coup elle s'approche,, l'air un peu
amusé, et me dit.
— Monsieur Philippe Hurault, sans doute?
J'étais si étonné que la réponse, pas bien difficile à trouver,
cependant, traîna un quart de seconde sur mes lèvres. Déjà, sans
l'attendre, mon inconnue se nommait :
— Je suis la duchesse de Clerval. Montez avec moi; nous allons
voyager ensemble et nous causerons, voulez-vous?
Elle était déjà en voiture ; je compris que « ma patronne » est
habituée à ne pas attendre les réponses de ses interlocuteurs. Au
fait, elle se doutait bien que je n'allais pas dire non.
Il serait puéril de chercher à vous faire croire que je n'étais pas
intimidé, par la seule et stupide raison que j'abordais une duchesse
pour la première fois de ma vie. Le voisinage d'un duc m'aurait
laissé parfaitement calme. Cependant l'arrière-grand-père de cette
imposante personne était forgeron ; le mien était notaire. Et je suis
républicain 1... Quelle dose de bêtise chez nous autres hommes 1
La femme de chambre s'était casée ailleurs. Nous avions le com-
partiment à nous seuls. Je faisais semblant de ranger dans le filet
mes menus bagages afin de me :donner le temps de chercher une
phrase. Celle que j'avais préparée pour le salon de Clerval, à sept
heures du soir, ne valait plus rien dans le wagon banal et poudreux
dont on venait de fermer la portière, à trois heures de l'après-midi.
J'ai la manie de faire mes sièges d'avance : on appelle cela,
j'imagine, avoir l'esprit lent.
Je me retournai et m'assis enfin. Ma voisine m'examinait avec
une curiosité pratique et patiente. Elle avait trois heures devant
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868 LE SICRÈTAIRK DE M- Là DUCHISSE
elle pour mesurer l'intelligence de sa nouvelle acquisition, et,
manifestement, elle comptait me laisser les premières minutes de
ces trois heures pour marquer le niveau indicateur de ma conver-
sation.
— Je m'attendais à trouver Madame la duchesse installée à
Clerval, prononçai-je, en me touchant les tempes avec le mouchoir
intact réservé pour l'arrivée, ainsi qu'une paire de gants dont il
n'était plus temps de me parer, hélas I
— Nos installations ne vont pas si vite, répondit-elle. Mon mari
ne compte venir qu'à la fin du mois. J'ai déjà conduit ma fille et
son institutrice à Clerval ; par conséquent la maison de Paris n'est
pas encore fermée et le château n'est pas encore ouvert. C'est un
moment fort ennuyeux. Mais vous allez m' aider.
— J'ai peur que ce soit tout le contraire, Madame, puisque c'est
vous qui devez faire mon éducation.
— Elle se fera toute seule, et très vite, si vous avez de la
mémoire.
— C'est mon bon côté, affirmai -je avec hardiesse. Les Lorrains
ne sont pas des esprits pétillants. Long, lent% lourde dit le pro-
verbe.
Je me souvins alors qu'elle était Lorraine, et je rougis jusqu'aux
yeux.
— Vous avez du moins la taille, dit-elle, en comptant les
pivoines de mes joues avec un amusement très marqué.
Puis, redevenant sérieuse :
— Comprenez tout d'abord, fit-elle, ce que j'appellerai le carac-
tère plastique de votre rôle. Vous êtes chez nous un... invité com-
plaisant, à qui la maltresse de maison peut demander toutes les
corvées. Généralement un secrétaire vit à part, ce qui empêche de
l'avoir sous la main quand on a besoin de lui. Je n'ai pas été
longue à découvrir que c'est un mauvais arrangement. Vous ne
serez pas « Monsieur le secrétaire » , vous serez « Monsieur Hurault ».
Ne vous faites pas d'illusion :,il serait cent fois plus agréable pour
vous d'être un intendant pur et simple. Savez- vous causer à table?
— J'ai lu quelque part, répondis-je, qu'on peut toujours causer
à table en demandant à sa voisine : Allez- vous souvent au théâtre?
Sans être impressionnée par cet effort humoristique, elle demanda»
me parcourant des yeux avec un calme superbe :
— Jouez- vous la comédie?
Je n'en finirais pas, ma chère mère, si je reproduisais tout
l'interrogatoire, qui dura jusqu'à Joigny. Evidemment il faut me
préparer à être mis à table à côté des bûches, à faire valser les
grosses dames, à monter i cheval avec les cousines pauvres et i
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LE SECRÉTAIRE DE M« U DUCHESSE 869
jouer les quatrièmes rôles dans ces comédies de salon qui, j'ai déjà
pu le voir, sont la grosse affaire de la saison de Clerval.
J'ai fait part de ces intuitions à la duchesse. Elle a eu ce
singulier sourire qu'on lui voit souvent, qui semble causé moins
par la parole même de l'interlocuteur, que par la vision d'une
chose échappée à la notion de celui-ci. Toutefois elle n'a pas
contredit les aperçus que je venais d'émettre. Bien au contraire, elle
a ajouté :
— Vous paraissez avoir du sang-froid et du tact, Monsieur
Hurault. Il faut vous en féliciter. Tout homme dans votre situation
en aurait besoin; votes en aurez besoin plus qu'un autre.
Qu'a-t-elle voulu dire? J'ai cru comprendre, sans modestie,
qu'elle me trouve trop bien pour « la situation ». Je n'y puis rien.
Est-ce ma faute si j'ai eu pour mère la plus distinguée et la plus
charmante des femmes? N'ayez pas peur, et dites à Madelon de
dormir tranquille. Je l'adore ; je vous aime ; et le fils de .mon père
ne peut être qu'un honnête homme.
À la station, automobile pour les trois voyageurs, charrette pour
les bagages. Toute la gare sens dessus dessous. Chaque homme
d'équipe s'était arrangé pour porter au moins un parapluie.
— Veuillez vous charger des pourboires, convenables sans
ostentation, m'a dit la duchesse.
Voilà mes fonctions de comptable inaugurées.
L'automobile nous a menés bon train par des chemins bordés de
peupliers, dans un pays très vert, et quelque peu humide. De
temps à autre ma compagne me signalait une ferme en me disant :
« Voilà de l'ouvrage pour vous » Elle paraît savoir son terrier par
cœur. Enfin, vers les sept heures et demie, nous étions au fameux
château de Clerval, admirablement beau dans la lumière rose du
soleil couchant. MUe Yvonne attendait sa mère au pied du perron,
en compagnie de Miss Mac Àlister, la gouvernante irlandaise,
« trop bien » aussi, celle-là, pour sa situation..., mais des cheveux
gris. Continuez, à n'avoir pas peur. Présentation sur le pouce, avec
affirmation très nette de mon estampille d' « invité complaisant ».
Yvonne de Clerval m'a cocé d'un coup d'œil plutôt précoce, non
dépourvu de sympathie, et qui m'autorise à croire que nous serons
bons amis.
— Elle a quatorze ans, m'a dit sa mère, sans doute pour me
donner la note.
' La petite, d'un air fort drôle, a complété le renseignement :
— Quatorze ans, onze mois et dix-sept jours.
Entre ces deux notes, il faudra tâcher de ne pas faire de disso-
nances.
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870 LB SECRfcTA]Rfc.DB M"* U DUCHESSE
Le maître d'hôtel* chauve, avec des favoris de commodore
anglais, m'a conduit dans mon appartement par d'interminables
couloirs dont les voûtes avaient des résonances de cathédrale. Un
valet de chambre, — qui sera, parait-il, mon valet de chambre, —
suivait, chargé de mes bagages. Vous pouvez croire que je n'ai pas
même regardé ma chambre. Une demi-heure pour ouvrir ma malle,
si bien faite par Madelonl et pour changer de pied en cap!...
Mais quel costume endosser?... Le commodore était encore là,
heureusement I De mon air le plus calme je lui ai demandé :
— Je pense qu'on se met en habit tous les soirs?
11 m'a regardé pour voir si je ne me moquais pas.
— Mais oui, Monsieur, naturellement, a-t-il répondu avec une
nuance de froideur.
J'ai la chair de poule en songeant que j'aurais pu paraître à
table avec une redingote. L'habillement va coûter cher à l'invité
complaisant de Mme la duchesse!
Il était huit heures deux minutes quand je suis entré au salon,
où les lampes n'étaient pas encore allumées. À l'autre bout de cette
immensité, je distinguais le groupe de trois dames qui me regar-
daient venir. La duchesse a serré un peu les lèvres, avec une
légère torsion de la bouche. Quelque chose lui déplaisait, l'éton-
nait ou l'inquiétait dans ma personne. Quoi? Je n'en sais rien.
Mlle Yvonne m'a dévisagé franchement, comme elle eût fait pour
un acteur entrant en scène. J'ai vu qu'une idée drôle lui traversait
l'esprit. Quant à Miss Mac Alisier, elle a étouffé un honnête soupir
de compassion.
— Je crains d'être en retard..., ai-je balbutié.
— Vous avez une bonne excuse, a répondu la châtelaine avec
miséricorde. (On aurait dit que je m'étais fait attendre une heure.)
L'exactitude est une véritable manie dans ma maison.
— Oh! oui I a susurré M1,e Yvonne, avec un regard d'encoura-
gement à l'intention du retardataire.
— Madame la duchesse est servie, proclamait le commodore,
qui était entré sur mes talons.
Nous sommes partis ; MBe de Glerval ouvrait la marche avec sa
fille au bras. Evidemment je ne suis pas « invité » au point de
remplacer le maître de maison, même quand je suis le seul mâle
présent. Mac Àlister suivait, avec votre fils à l'arrière-garde.
N'ayant rien de mieux à faire, j'ai compté trente pas pour la
longueur du salon, autant pour la largeur du vestibule, une
vingtaine dans un couloir parallèle au mien. Il ne restait plus
.qu'un trajet insignifiant pour gagner la table* perdue au milieu
des steppes déserts de la salle à manger.
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LE SECRÉTAIRES M" LÀ. DUCHESSE 871
La châtelaine avait sa fille en face d'elle, Mac Âlister à un bout,
moi à l'autre. J'avais oublié mon mouchoir, et mes bottines neuves
me faisaient mal. J'étais, en somme, assez malheureux, d'autant
plus que je voyais à côté de mon assiette des instruments de chi-
rurgie dont il m'était impossible de dçviner l'usage, et qui étaient,
je l'ai su plus tard, une fourchette à melon et une pince à asperges.
Le commodore et deux hommes en livrée faisaient le service. Pro-
bablement le dîner était fort bon. La duchesse, à peine assise, m'a
parlé de Nancy, et s'est amusée à me coller sur plusieurs points
d'histoire et d'architecture locales. Positivement, on aurait dit que
c'était elle qui avait quitté le matin la Ville des Ducs. C'est une
femme extraordinaire. Yvonne parlait peu; l'Irlandaise pas du tout;
moi, j'étais obligé de parler tout le temps. Parfois la duchesse
écrivait un mot au crayon sur un bloc- notes placé devant elle à
côté d'une pendule de voyage. J'ai bien vu que le commodore
trouve que je mange trop, et pas assez vite.
On est allé prendre le café sur la loggia précédant le perron.
Oh I mes pauvres pieds meurtris par l'enflure du voyage, battant
de toutes leurs artères contre l'inexorable vernis 1 Figurez- vous un
homme atteint d'une rage de dents et marchant sur ses joues...
Cela se voyait, car la jeune Yvonne a murmuré à son Irlandaise :
— Mad wùh his boots, poor fellowl Sorry for htm!
— Very kind of y ou, ai-je répondu, sans que la duchesse pût
m 'entendre, pour montrer une fois pour toutes que je parle anglais,
et que j'entends pousser l'herbe. Yvonne est devenue rouge comme
un coq; Mac Alister a failli s'évanouir. Pour la première fois de ma
vie, j'ai reçu ma tasse des mains d'une fille de duc.
L'horloge de la façade, — un anachronisme, cette horloge, — a
sonné neuf heures et demie, et la jeune personne a embrassé sa
mère. J'ai cru pouvoir me retirer aussi.
— Voulez-vous être dans mon bureau à neuf heures, demain
matin? a dit la châtelaine.
Mon valet de chambre m'a éclairé jusque chez moi, et a pris mes
ordres pour mon premier repas, ou plutôt c'est moi qui ai pris les
siens. J'ai cru comprendre qu'il serait indiscret de vouloir mon
chocolat avant huit heures.
Enfin seul! Des pantoufles et un mouchoir! La vie a du bon
parfois.
Mais je tombe de sommeil. Trois baisers au bas de cette page :
un pour votre front, chère mère, deux pour les joues de Madelon,
qui sont sèches maintenant, j'espère. Elles ne l'étaient] pas ce
matin I
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m Ll SBGEETilRI DB 1P- U D0CHES8I
Madelon à Philippe HuraulL
Nancy, le 21 juin.
Quel triste et interminable jour, mon unique ! Depuis mon retour
de la gare avec maman (elle veut que je l'appelle ainsi désormais,
pour nous donner un peu de consolation à Tune et à l'autre), j'ai
vécu entre une pendule et un indicateur. Je t'ai suivi de station en
station. A Paris, j'ai changé de gare avec toi. J'espère que nous
avons eu le temps de déjeuner, que notes n'avons pas manqué la cor-
respondance, pas perdu nos bagages.
As- tu dormi en route? Non. Tu t'es tiré les yeux à force de lire.
Je ne me suis guère servi des miens que pour pleurer. « On croirait
que je pars pour la Chine I » me disais- tu en voyant mes larmes.
Hélas! Je n'aurais pas peur des Chinoises!
Mon bien- aimé! je n'ai pas eu le courage de te le dire. Si j'ai
tant pleuré, c'est que la terreur de te perdre est en moi. Elle ne me
quittera plus jusqu'au jour où, de nouveau, tes bras seront autour
de mon cou. Penses-tu qu'on te donnera bientôt un congé?
Oh! cette duchesse!... J'ai beau me répéter qu'elle a un fils de
vingt- trois ans. Cette ligne de je ne sais plus quel livre me torture :
« Une duchesse a toujours la trentaine! » Oui, je sais bien ; elle est
entourée des hommes les plus célèbres, les plus élégants de France.
Hais quel homme en France vaut mon Philippe? Sais- tu pourquoi
je t'ai fait jurer de ne pas lui dire que je t'aime, que nous devons
nous marier un jour? C'est pour ne pas lui donner l'idée de te
prendre & moi, pour s'amuser, comme font ces grandes dames.
Philippe! je n'ai plus de père; je n'ai plus de mère; je n'ai rienl...
Mais j'ai touty tant que j'ai toi. Je n'ai jamais vu que toi; jamais
connu, jamais aimé que toi. Ma vie est dans ta main, comme la vie
d'un pauvre petit insecte que tu aurais cueilli au bord d'une haie,
que tu pourrais faire mourir en serrant un peu les doigts, — ou
plutôt en les ouvrant pour me faire retomber dans la poussière,
Mais cette horrible duchesse n'est pas tout. Bientôt ce cbàtean
maudit sera plein des femmes les plus élégantes, les plus coquettes
du monde, — peut-être pas des plus austères. Te verront-elles? Je
voudrais espérer que non. Je voudrais savoir que tu passes tes
journées dans un arrière-coin du château, à faire tes comptes, oo
dans les fermes au milieu des sacs de blé et des chars de foin, mal
peigné, mal habillé, tout poudreux, pas beau.. .
Quelle vie je vais mener pendant ton absence! Et tout cela pour
un peu d'argent! Dépêche-toi d'en gagner assez, et reviens, sans
rester une minute de plus qu'il ne sera nécessaire. Pourvu, mon
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LE SECRÉTAIRE DE M- LÀ DUCHESSE 873
Dieu ! que tu ne me trouves pas vieille et fanée. Il me semble que
je suis déjà tellement plus laide que ce matin I
Si tu m'aimes, chéri, n'oublie pas ma lettre, une fois par
semaine. Maman t'a dit qu'elle pourrait servir pour elle et pour
mol Surtout ne me cache rien. Si tu sens que tu vas aimer une
autre femme, dis-le-moi franchement. Tu n'auras pas un mot de
reproche et je défendrai à maman de t'écrire que je meurs de cha-
grin. Tu sauras seulement que/* suis morte, et tu diras : « Pauvre
petite, elle m'aimait bien, tout de même! » Et tu seras triste tout
un jour, n'est-ce pas?
Je viens de pleurer sur moi, couchée dans mon cercueil blanc,
avec ma bague de fiancée au doigt et ton portrait sur mon cœur.
Hais peut être que tout cela n'arrivera point, et que je serai ta
femme un jour, et que la duchesse m'enverra un cadeau, et que tu
m'aideras à lui faire une belle lettre pour la remercier.
Voilà que je souris presque. Il faut en profiter pour tâcher de
dormir. Oh! mes pauvres yeux, comme ils me font mal! Si tu les
voyais ce soir, mon aimé, tu ne dirais pas qu'ils sont en velours noir.
Dors bien, chéri, et rêve de ta petite. N'es-tu pas mort de fatigue?
T'a- 1- on bien reçu?
Yvonne de Clerval à son frère Jean.
Clerval, le 22 juin.
L'événement du jour est l'arrivée du nouveau secrétaire. Maman
l'a apporté hier soir en revenant de Paris, où elle était allée passer
vingt-quatre heures. Si tu veux mon avis, c'est un choix malheu-
reux. Il est trop beau et ça donnera des embêtements pendant la
grande semaine de Clerval, en septembre. Mais je n'en serai pas le
témoin, puisque, régulièrement, je suis expédiée chez grand- mère
pendant cette folle orgie, sous prétexte de faire de la place aux
invités.
M. Hurault a cinq pieds six pouces, des moustaches blondes, des
yeux bleus, des dents superbes. Si tu avais vu la grimace de maman
hier soir, quand il est venu diner, dans son bel habit noir tout
neuf, avec des bottines toutes neuves aussi, l'infortuné! Même j'ai
fait une gaffe. J'ai dit en anglais à mon Sac- à-Malice, comme
tu appelles cette bonne Mac Alister, qu'il semblait avoir les
pieds en compote. « Merci pour eux! » m'a-t-il répondu dans la
même langue. J'ai piqué un fard; Sac- à- Malice a eu honte de moi.
Par bonheur, maman examinait les peintures nouvelles des solives
du plafond Henri II, qui sont la grosse affaire du moment. Je n'ai
pas écopé.
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874 LE SECRETAIRE' J)E M"c Là D0CHE8S1
Ce matin, je faisais mon tour de préau avec la fidèle compagne
de ma jeunesse, avant d'aller moudre ma sonate. De loin, j'aperçois
mon jeune homme planté comme un appareil de photographie, et
plongé dans une admiration évidente de nos tours plutôt sérieuses
d'aspect. J'ai louvoyé de massif en massif jusqu'à lui, et j'ai poussé
un petit cri de surprise à sa vue. Il m'a saluée très correctement,
ni trop, ni trop peu, et je lai ai fait mes excuses de ma bêtise de
la veille. Je suis comme ça, moi, tu le sais, principalement pour
l^s inférieurs.
* — Tout cela est ma faute, a-t-il répondu. Je n'avais qu'à ne pas
comprendre l'anglais. Je ne l'ai pas fait exprès, je vous assure.
Mais ma mère est Irlandaise.
Sac-à- Malice modula son « oh I » le plus harmonieux, et prit pan
à la conversation. Les voilà les meilleurs amis du monde. Evidem-
ment, il me considère comme «c la fille du patron » et se méfie de
moi. Je compte l'apprivoiser. Il est amusant; et puis j'aime les
beaux hommes.
Au coup de neuf heures, il s'est envolé. Maman l'attendait pour
le premier eiercice de dressage. Pauvre garçon! Il faudra qu'il ait
la tête solide pour se reconnaître dans les fameux livres à souche.
Mais il paraît qu'il est très fort en mathématiques, ce qui ne l'a pas
empêché d'être refusé à Saint-Cyr, nous a-t-il dit pendant ce court
entretien.
— La même chose est arrivée à mon frère, ai-je intercalé par
manière de consolation. Et il n'en est pas mort.
— C'était un peu plus grave pour moi, a-t-il fait observer en
tournant enfin sur ma personne ses yeux clairs, qui donnent vague-
ment l'idée d'un appareil à marquer les gaffes.
Mais il est toujours de bonne humeur, et je devine qu'il se dit en
lui-même : <r Cette enfant a du bon. »
11 a tâché de savoir quel genre d'homme est papa, ce qui est à
coup sur une curiosité pardonnable dans sa position. Voyant que je
me récusais :
— Monsieur le duc est l'homme le plus distingué que je con-
naisse, a répondu la bonne Mac.
— Ce n'est pas comme sa fille? ai-je encore intercalé pour
embarrasser maître Philippe.
Mais il s'est sauvé du compliment banal que je voyais venir.
— 11 y a plus d'une manière d'être distingué, a-t-il prétendu, ce
qui est vrai d'ailleurs.
C'est alors que l'horloge a sonné.
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U SKCfttTilRB DE M- LA D0CB1SSB $75
Philippe Hurault à Madelon.
Clerval, le 25 juin.
Je profite de mon dimanche pour décrire le volume que j'ai
promis à « ma petite ». Mais commençons par causer sérieusement.
Toi, si intelligente, comment peux-tu te rendre malheureuse à
plaisir? C'est seulement pour les imbéciles qu'une duchesse a
toujours trente ans. Ce n'est pas pour le fiancé, très amoureux, de
la plus jolie, de la plus fraîche, de la plus admirée brunette, pas
encore de si tôt majeure, qui ait jamais foulé de son pied mignon
les dalles de la Carrière.
D'ailleurs, même si la duchesse avait trente ans en réalité, —
ou même vingt-cinq, — il te suffirait d'être avec elle une minute
pour comprendre qu'elle n'a ni le temps de se laisser faire la cour,
ni l'envie qu'on la lui fasse, ni, bien qu'elle ne soit aucunement
laide, le physique de l'emploi. Enfin, si tu étais homme, et surtout
si tu étais mot, tu sentirais, je n'en doute pas, une répulsion
instinctive à l'idée de mêler la galanterie au salaire et le sentiment
à la domesticité. Car, enfin» ne nous faisons pas d'illusions : je suis
ici ce qu'on nomme un « chef domestique » dans les grandes
fermes de notre pays.
Et si je voulais, moi, me mêler d'être jaloux 1 Rien ne te défend
des hommages des jeunes gens que tu rencontres. Tout me sépare
des femmes que je peui rencontrer ici. Une chose surtout m'en
sépare : le ridicule dont nous nous couvririons, elles et moi, si
nous avions la sottise d'oublier qu'un secrétaire n'est pas un
homme. Je te conjure d'être raisonnable; tes chers yeux rouges
m'empêchent de te gronder; mais songe que tu me fais injure si tu
manques de confiance. Et, pour clore ce chapitre, j'embrasse tes
'joues tout près des deux oreilles roses, sur lesquelles tu vas dormir,
n'est-ce pas?
J'ai employé une journée entière à visiter le château. Et d'abord,
mon enfant, quand tu entreras à l'église Bonsecours, — l'église
où nous serons mariés, — afin d'y faire ta prière, dis une oraison
spéciale pour remercier Dieu qui nous a épargné l'épouvantable
épreuve de posséder un château historique, et de nombreux
millions.
Cette réserve faite, j'avoue que Clerval est une des plus intéres-
santes merveilles qui puissent frapper l'imagination, quand on peut
l'étudier à loisir et comprendre tout ce qu elle signifie. Clerval, en
réalité, se compose de quatre châteaux poussés l'un sur l'autre,
qui sont autant de pages de l'histoire de cette famille, autrefois
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«76 LE SECRÉTAIRE DE H- LA DUCHESSE
toute-puissante. Trois étages souterrains, jadis corps de garde,
cuisines, prisons, voire même oubliettes, retracent la vie féodale.
C'est la première page, écrite en caractères barbares, d'une lour-
deur massive.
Puis, sur ce fondement, dont les matériaux suffiraient à bâtir
une cathédrale, les nobles seigneurs, devenus difficiles en matière
de confort et de luxe, ont bâti une de ces forteresses du quinzième
siècle, dont les ogives flamboyantes et les fleurs de pierre cachent
des murailles de dix pieds d'épaisseur; car désormais il faut compter
avec les boulets.
Puis la Renaissance arrive; on est tout au luxe italien de l'archi-
tecture. Les guerres féodales sont finies. Un Glerval, grand pannetier
et grand fauconnier de France, a vu à l'œuvre les fameux archi-
tectes appelés par le Roi. 11 veut démolir le vieux château, bâtir du
neuf. Le monarque lui a fait cadeau d'une forêt pour ses charpentes.
Entre les deux grosses tours d'angle, il élève une façade genre Pri-
matice, en attendant qu'il fasse tomber les donjons passés de mode.
Le moment venu, impossible de démolir les deux colosses trop
résistants; ils sont encore là, pareils à deux armures massives enca-
drant une tenture légère, finement brodée.
Enfin nous sommes sous Louis XIII; Glerval s'est tiré sans
trop d'éraflures des guerres de la Ligue. La famille est à l'apogée
de la fortune; son chef, maréchal de France, trouve le château
trop petit. L'architecte royal vient de Fontainebleau pour lui
ajouter une aile immense. Heureux temps — pour les seigneurs
— où le Roi payait leurs châteaux! Par rancune pour cette
époque, je suis républicain. Mais je suis artiste (cela ne va pas
toujours très facilement ensemble) et je serais désolé que mes ancê-
tres de la roture n'eussent pas aidé ceux du duc à nous donner
cette relique de pierre. Et je salue avec admiration (toujours en
artiste) ce morceau du grand passé qui vit encore par ces murailles. *
Il est bon qu'il soit resté en France au moins une famille histo-
rique, habitant son château et menant le train des seigneurs
de jadis, modifié par la marche des siècles, ce qui, par parenthèse,
produit de curieux effets. Entendre le teuf-teuf des automobiles
devant ce perron que Marie de Médicis balaya de sa traîne quand
elle vint chez nom; voir les touristes braquer leurs kodaks sur ces
tours encore incrustées de quelques boulets d'Henri IV, je t'assure
que cela prête â réflexions. Nous aurons le temps de philosopher â
propos de ces contrastes, qui fourmillent sous mes yeux.
Je ne me fais pas d'illusions quant aux difficultés qui m'atten-
dent. Mais c'est une rare bonne fortune pour un penseur, même
pour un petit penseur de mon espèce, que de voir de près Vexis-
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LE MKiRtTÀlft* HrU WJCBE8SR 877
tence d'une grande ftumille qui a conservé sa demeure, maintenu
son rang matériel et sa couleur française. L'odeur violente de
remède — remède contre la ruine — du dollar américain n'a pas
encore pénétré sous nos solives où les peintures d'Edme Pothier
restent intactes. Les millions de la duchesse d'aujourd'hui viennent
d'un peu plus bas que ceux des anciennes châtelaines; mais ils sont
propres et n'ont pas eu besoin de passer la frontière. Il s'agit
d'empêcher qu'ils ne s'évaporent. C'est à quoi la dame de céans
s'applique avec une habileté qui cause ma plus sincère admiration.
Tout Paris la tient pour intelligente, mus je suis mieux à même
que tout Paris de reconnaître son génie d'organisation, qui va
encore sauver pour quelque temps cette famille de l'appauvrisse-
ment général de la noblesse. De neuf à dix heures chaque matin,
elle abat plus de besogne que tous les employés de la préfecture de
Meurthe-et-Moselle dans leur journée. Si tu la voyais à son bureau
Henri H, qui servit à Marie de Médicis pendant son séjour au châ-
teau, et qui ressemble aujourd'hui au bureau d'un administrateur
de Compagnie, tant il est couvert de registres, de factures, de
papiers d'affaires et de lettres!
Je m'assieds à côté d'elle, après un bonjour presque militaire
tant il est laconique, mus affable et gracieux de sa part, avec les
oscillations inévitables dans l'humeur d'une femme encombrée de
tant de soucis. Quelles pages de comédie humaine (et probablement
je ne vois pas les plus intéressantes) dans ce courrier ouvert en ma
présence! Factures de fournisseurs, bordereaux d'agents de change,
communications d'hommes d'affaires, cela fait une vingtaine d'en-
veloppes à ouvrir ; mais c'est le fonctionnement normal du méca-
nisme d'une grande fortune. Tout cela est déchiffré d'un seul coup
d'œil, analysé d'un coup de crayon qui me donne la réponse à
faire, toujours au nom de « Monsieur le duc », bien entendu.
Viennent alors les petits côtés de la grande vie : la couturière
qui s'excuse d'un retard, le peintre décorateur qui viendra cette
semaine, le maquignon qui a trouvé une ponette pour le governess
cart de mademoiselle, le chef d'orchestre qui doit séjourner ici
pendant la grande semaine, et soumet un programme. Je choisis
ceux là au hasard dans une légion.
Enfin, voici la lèpre, le cancer, la vermine, attachée inévitable-
ment à la personne des infortunés riches : la demande d'argent
sous toutes les formes. Cela parcourt la gamme entière, depuis la
mendicité humble bornée au petit billet de banque, voire même &
la pièce d'or, jusqu'à l'entreprise audacieuse et sans vergogne de
l'aventurier, du maître chanteur et do fou. Ce matin, le directeur
d'une soi-disant Bévue héraldko -mondaine envoyait un numéro
10 riGBMtu 490*. 5?
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87t LB HGRÉTilfil Itt M~ U D0CUSU
spécimen, contenant un article biographique dont l'objet, un duc
précisément, n'était pas traité avec bienveillance, môme en suppo-
sant qu'il le fût avec justice. « Demande d'abonnement déguisée, <a
fait la duchesse. Au panier 1 Souvenes-voua qu'on n'obtient rien d*
moi ni par flatterie ni par menace. D'ordinaire, je ne lis même pas les
essais de ce genre. Mais il faut vous habituer à l'odeur delà poudre. »
Un industriel désirait cinquante mille francs pour éviter la fail-
lite, plus deux cent mille autres pour « reconstituer le fond de non-
lement ». Il exposait a l'affaire » comme la chose la plus simple du
monde, promettait un gros intérêt, une part dans les bénéfices, une
association en règle. Sa prose flairait l'honnêteté. 11 terminait en
affirmant qu'il se fera sauter la cervelle s'il ne. reçoit pas de réponse.
La duchesse a haussé les épaules ; le panier s'est enrichi d'une
dépouille de plus. Tout de même je vais lire avec plus de soin la
colonne des suicides, dans les journaux... Il est un peu dur, mon
métier de millionnaire par procuration. La duchesse a deviné ma
pensée et m'a dit : « Vous êtes un sentimental, mais ce n'est pas
un reproche. » J 'ai saisi la fin de la phrase, encore que non exprimée :
«c Gela vous passera! »
Sois (tranquille, Madeion, cet horrible défaut me restera, du
moins <en ce qui te concerne. Je t'aimerai toiyours.
Nous avons eu, pour finir, le long exposé d'un farceur qui se
charge de faire sauter la banque de Monte-Carlo, si une somme
•de trente mille francs lui est confiée. On partagerait. Puis un
incompris littéraire a demandé cinquante louis pour faire imprimer
-son livre, dont il communique un fragment On voit qu'il laisserait
4 la ^commanditaire l'honneur de le signer. On voit surtout que le
pauvre diable a faim... Je ne te dissimule pas que cette première
séance m'a plongé dans un découragement profond. « Il nous
manque aujourd'hui la lettre anonyme, a dit la duchesse, liais
patience! Vous en verrez bientôt! j»
La correspondance dépouillée, nous avons passé à l'adminis-
tration intérieure. Le cuisinier a soumis ses menus et fait viser ses
oommaades de vivres, qui seront payées à ma caisse. De môme
pour la moindre éponge .et le moindre balai du maître d'hôtel. De
même pour les brosses, le cirage, les flanelles du cocher. Tout
cela se détache d'un livre à souche, même les ordres pour récarie.
Une voiture à la gare pour y prendre un invité; une autre pour l'y
reconduire; l'automobile pour madame; le tonaeau pour ■nrlnnmi
-selle; le dog-cart pour « M. Hurauk », qui commence la touraie
des fermes. Chacune de oes sorties est écrite sur un chèque, avec
l'heure, le nom du cheval et des hommes de service» Le talon sert
à confondre le malheureux piqueur s'il est «n fade H k fine
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Ll SIORÉTAttE M M"» LA BQGBI8SK 87*
•travailler chaque cheval à son tour. C'est merveilleux d'organi-
sation théorique. Ou sent que cette femme supérieure met toute
son intelligence à défendre sa fortune contre le vol, la tromperie,
le coulage. Mais quel pessimisme, probablement justifié, dans ces
précautions! Nul n'est censé ignorer la loi, dit le code de nos
juges. Nul n'est censé être honnête, dit le code de Clerval.
J'ai fait part de ces réflexions attristantes à ma patronne. J'ai
déjà pu voir qu'elle ne déteste pas de philosopher un brin, quand
la besogne le permet. Elle a dirigé sur moi, pendant quelques
secondes, des yeux froids et perçants ; mais elle n'a rien dit. Moi,
j'ai osé dire, étant vexé de ce silence :
— Madame, je ne crains pas plus le rayon X pour ma personne
physique que le regard X pour ma personne morale. Les deux
sont saines.
— Je le crois, a-t-elle répondu. Ce que vous appelez mon
regard X n'était qu'un coup d'c&il d'envie et d'admiration pour
votre ignorance du monde. Vous allez voir le monde ici mieux
que personne, puisque vous le verrez d'en bas et d'en haut tour
à tour, ce qui est donné à peu d'êtres. Si vous voulez m'en croire,
réservez votre jugement.
Madelon! ma bien aimée! s'il est vrai que la confiance est une
maladie dangereuse, qu'il faut guérir pour ne pas succomber dans
les luttes de cette vie, elle restera du moins entre nous deux comme
le reste de chaleur et de lumière d'un soleil éteint.
Philippe Hurault à Pierre d'Andouville.
Clerval, le 25 juin.
On me donne congé le dimanche, ou à peu prè6. En avant la
correspondance! car, pendant la semaine, je ne peux guère songer
à écrire mes lettres. J'en expédie une vingtaine par jour, dictées
<m indiquées, et nous sommes dans kt morte-saison! Mais cela
n'est qu'un détail dans mes fonctions, qui m'apparaisseot die plua
en plus a immenses et sans limites », comme dit le livret de
YÀfrieeàne.
Je me demande A je ne serai pas claqué en trois semaines; à
quel tu pourrais me répondre que la duchesse en fait deux fois
plus que moi et qu'elle le fait depuis plus de trois semaines. C'est
vrai. Mais- elle touche plus de cinq cents francs par mois, comme
compensation ». Eh bien ! parole d'honneur ! je ne voudrais pas mener
la vie qu'elle mène pour les appointements qu'elle touche!
Elle m'inspire non seulement de l'admiration, ainsi que tu jne
Xm prédit, mais une sotte de pitié. Sa vie ressemble si peu an
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880 LI SOCIÉTAIRE DI M- M DUGHKSI
tableau que je m'étais fait de l'existence d'une grande dame : la moitié
de la matinée au lit; l'autre moitié à sa toiletté*; les délices d'une
chère exquise lentement savourée ; une promenade autour de ses
parterres de roses, en compagnie d'un groupe de courtisans ou
d'amoureux. Puis, ses pieds chaussés de ôatin ne pouvant sup-
porter une longue marche, Cydalise rentre au salon. Entretiens
galants ou spirituels; des visites arrivent; des rafraîchissements
sont servis. La journée se passe, la camériste attend madame pour
la vêtir d'une robe de cinquante louis arrivée le matin. On soupe;
la table est nombreuse, les bijoux étincellent. Vingt plats sont
servis. Puis le café fume dans les tasses. Des groupes se forment
dans l'immense salon. Ici, les vieux jouent au whist; là, flirtent les
jeunes. On fait de la musique; on danse, on bâille, oo va dormir,
et l'on recommence le lendemain.
Pauvre ami! Cydalise ressemble à la duchesse comme un des
vieux carrosses qu'on montre à Versailles ressemble à notre auto-
mobile.
À neuf heures, la duchesse est à son bureau, dans sa robe
« tailleur », la même depuis mon arrivée ici — cinq jours! Autre
robe pour le dîner, pas toute neuve, tant s'en faut. Voilà pour la
toilette. Les repas sont d'une simplicité relativement frugale.
Croirais-tu que l'émincé, le salmis, la coquille, ces éditions à prix
réduits du plat de la veille, ne sont pas inconnus chez nous?
Peu de visiteurs jusqu'ici, et seulement des voisins qui passent
toute l'année à la campagne. Le menu fretin des fonctionnaires non
politiques vient s'y joindre : des curés tout seuls; des notaires, des
médecins avec leurs femmes et leurs filles, heureux et gênés de
manger leur soupe en face d'une duchesse, avec un domestique
derrière chaque chaise. Nous ne sommes pas encore prêts pour les
invités parisiens de haute marque. On achève d'installer les cinquante
chambres du château; j'en vérifie l'inventaire sur la pancarte
dissimulée dans chaque pièce; j'établis un bordereau pour chaque
broc cassé, pour chaque tapisserie endommagée par les mites. Je
fais polir les armes, épousseter les bannières de la salle d'armes.
Je visite les chasubles de la chapelle; j'examine le vernis des
tableaux de la galerie; je compte les bouteilles de la cave ; j'inspecte
les victorias et les breaks; je me fais montrer les chevaux; je passe
la revue des grandes livrées. Les carnets à souches fondent sous
mes doigts; l'argent aussi, car c'est moi qui paie tout. Une seule
personne pourrait voler ici : ton serviteur, et encore je déclare
que ce ne serait pas facile.
Tu devines que je suis moulu quand vient le soir. La duchesse
n'est jamais fatiguée, ni même ennuyée, de cette existence de cUree-
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1E SECRÉTAIRE DI M- U DUGHS8K 88Î
trice d'hôtel et de conservatrice de muaée. Hais sapristi! je com-
mence à comprendre pourquoi .le duc est resté à Paris, lui malin I
Je le comprends d'autant plus que j'ai appris un détail qui a
son importance : le château et la terre de Clerval appartiennent à
la duchesse. Les hypothèques dévoraient tout. .Elle a payé rubis
sur l'ongle, et ce pauvre duc couche dans des draps qui ne lui
appartiennent pas plus qu'à moi. Hais, enfin il couche dans la
demeure de ses pères qui, sans les millions d'Àlexandrine Hértel,
serait aujourd'hui démeublée et livrée aux chouettes, ou à quelque
financier isra^lite. ■
Je suis bien logé, quoiqu'un peu tristement, tout au bout de
l'aile Louis XIII, avec une sortie indépendante sur les jardins*
C'est un privilège tout à fait extraordinaire à Clerval, où tout est
barricadé pendant la nuit, comme dans un château fort. Je pourrais
courir le guilledou si, d'une part, je n'étais vertueux, et si, de
l'autre, je ne tombais de sommeil. , <
Aussi, je te quitte. Peut-être qu'un jour, avec ma protection,
tu seras invité chez nous. Ha faveur, toutefois, n'est pas encore
solidement établie. On m'observe, on m'instruit; parfois même on
me cingle, sans avoir l'air d'y toucher, quand il n'y a personne
pour entendre. Ces gens-là ont des formes, il n'y a pas à dire.
Tout de même, c'est une drôle de vie que la mienne, en ce moment.
Quoi qu'il en soit, je te remercie.
Philippe Hurault à Mme veuve Hurault.
, ■ ■ i
Glerval, le 2 juillet.
Chère mère, je dicte ma lettre dominicale pour vous à la
meilleure, à la plus dévouée, à la plus charitable des femmes. Ces
épithètes vous surprendront moins quand vous saurez qu'il s'agit
d'une Irlandaise : Miss Mac Àlister est son nom.
Je suis manchot pour deux ou trois jours. Il y a, dans ce châ-
teau, des hectares de pavé de marbre qui sont très glissants quand
on y marche et très durs quand on y tombe, ce que j'ai fût avant-
hier. Pas d'autre mal qu'un, poignet foulé, et c'est le droit»
- malheureusement. Je circule, je mange et je dors comme à l'ordi»
. naire; mais je ne peux pas écrire, et vous seriez mortes d'inquié-
. tude, vous et Madelon, si le courrier de demain ne vous apportait
pas de mes nouvelles. Soyez parfaitement tranquilles. Hiss Mac
Àlister s'est constituée mon interne et me pose des bandages qui
feraient l'admiration de tous les internes de l'Hôtel* Dieu. UUe ne
s'en tient pas là, puisqu'elle veut bien être le secrétaire de ce
secrétaire provisoirement hors de combat. Dimanche prochain, je
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m lb ncftmmr de m- u iwcfisssE
reprendrai ki plume; Tout va bien, sauf cet accident, qui n'appren-
dra qu'il faut veiller sur se* pas et sur ses actions dans un ehtoaa
historique.
M. le due va rentrer cette semaine, avec te reste des domestiques
et des chevaux. Le château prendra son aspect normal et deviendra
plus animé. Heureusement, je serai valide alors et pourrai remplir
mes fonctions. Elles m'intéressent de plus en plus. J'ajoute que
l'amitié quasi maternelle de Mis» Mac Alisier est, pour moi, infini-
ment précieuse dans la solitude morale de ma vie présente. Vous
êtes une mère trop tendre pour n'en être pas un peu jalouse, mais
une mère trop détachée de tout égoïsme pour ne pas vous es réjouir.
Celle $ui tient la plume est heureuse d'offrir ses compliments à si
compatriote, et de lui affirmer que M. Philippe Hurault sera complè-
tement remis de son accident sous très peu de jours. Obliger un
jeune homme aussi recommandable et aussi sympathique est un
plaisir non moins qu'un devoir pour la soussignée, sur qui M"** Hérault
peut compter en toute occasion.
K. Mc Austbb.
Mm% veuve Hurault à Miss Mac Alisier.
Nancy, le 4 juillet.
C'est à vous que je réponds, Mademoiselle, pour vous remercier
d'abord, et ensuite pour me réjouir que Dieu vous ait mise près
de mon fils. Non seulement je ne suis pas jalouse de son affection
envers vous, mais encore je vous cédé de grand cœur une partie
de mes droits maternels. Pour un jeune homme peu habitué an
moude et à ses embûches, un poignet foulé n'est pas le seul acci-
dent à craindre dans un château comme celui de Clerval. Philippe
est le plus dévoué des fils et le plus loyal des hommes; seulemert
il a vingt-six ans et ne m'a jamais quittée. Il a Sait sou service mili-
taire à Nancy ; nous nous voyions tous les jours. Je ne crains rien
pour son coeur, mais la tète tourne facilement à un jeune homme.
Que Dieu nous préserve, lui de tout vertige, moi de tout chagrin!
Dkes-lui que nous allons bien. Nous9 cela veut dire sa mère et
sa cousine. Celle-ci est une jeune parente, petite-fille de la s&m
de mon père, née d'un autre mariage entre Irlandaise et Lorrain,
mariage encore plus vite brisé que ne fut le mien. Madelon est
orpheline presque depuis sa naissance» Elle a grandi chez moi et
remplace la fille que j'ai perdue. Que Philippe vous montre sa
photographie! Voua entendrez parler par ce» jolis yeux l'âme
ardente et pure, that wili never cUcainer ainsi que nous déoas
cher nous*
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LI MCRfcTAlRE JK M- U DUCBSSSÏ 8tt
Hais voilà que je bavarde comme une vieille femme que je ne
suis pas tout à fût encore. Je finis par où j'aurais dû commencer.
Que Dieu vous bénisse pour la compassion que vous avez montrée
.à mon fils! Oui, certes, en toute occasion, je compterai sur vous.
Philippe Hurault à sa fiancée*
Clerval, le 9 juillet.
(Test fini. Le bandage est ôté. Je peux l'écrire, Madelon, et te dire
que je t'aime. Tu comprends qu'on ne dicte pas ces choses-là, même
à Kathleen Mac Àlister. Oui, mon enfant, elle s'appelle Katbleen!
Quand nous posséderons un château, je t'assure qu'il n'y aura
pas de pavés en marbre, ni de salles d'armes de cent pieds de
long. C'est là que je me suis flanqué par terre, sous les yeux
des chevaliers bardés de tôle et, chose plus grave, sous les yeux
d'Yvonne de Clerval qui a commenoé par rire à en perdre la respi-
ration. Quand elle a vu ma grimace, — la douleur me mettait des
larmes dans les yeux, — elle est devenue rouge comme une
pivoine. Puis, tandis que la bonne Kathleen plongeait mon poignet
dans l'eau froide, avec des Dear me! et des Goodness! qui sentaient
à plan nez la verte Erin, l'enfant a disparu. Un quart d'heure
après, elle revenait avec le docteur Galinier, qu'elle était allée
chercher au village, toute seule, nu-tête, et ramené presque au pas
de course ainsi qu'il me Ta raconté, bien qu'elle le lui ait défendu ,
parait-il. Qu'aurait dit la duchesse, si elle avait connu ceflr
escapade? Mais ne penses-tu pas que cette jeune aristocrate j s
une rude petite femme?
J'ai mangé dans ma chambre pendant plusieurs jours et n'ai
revu l'enfant qu'hier.
— Vous ne m'en voulez pas d'avoir ri? m'a-t-elle demandé.
Pourquoi est-ce qu'on rit toujours quand on voit tomber quelqu'un?
— Mademoiselle, ai-je répondu, vos éclats de rire ont servi à
quelque chose, puisque le docteur Galinier semble les avoir
entendus de chez lui. Donc je vous remercie. Grâce à vous, je n'ai
pas souffert longtemps.
— Le docteur Galinier est une vieille commère, a- 1- elle dit en
haussant les épaules, plutôt contente que fâchée, en somme, de
cette indiscrétion qui la réhabilite à mes yeux.
Enfin, je connais mon duc! Il est arrivé hier de Paris, dans un
automobile de trente chevaux, peint en gris, assez pareil à un
torpilleur qui aurait des roues. Trente-cinq lieues en trois heures.
Que doit penser l'ombre de Charles IX, qui vint coucher à Clerval
et s'y reposer un jour, se rendant de Sens à Montargisl
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884 u tfcftfttilht bt m- u noonsc
J'ai vu le gentilhomme-chauffeur débarquer de sa machine, wêê&z
poudreux, comme tu peux croire. Mais Je ne me suis pas Aontré,
ni la duchesse, ni II"6 Yvonne. La prudente Mac Atister m'arrit
prévenu. Timoléon de Clerval n'aime pas qu'on le voie s'il rfest
tiré à quatre épingles et luisant comme un sou neuf. Avant le
dloer, en habit l'un et l'autre, nous nous sommes rencontrés sous
le regard un peu malicieux de la châtelaine. Le duc a été d'une
politesse humiliante. Il a fait t roi s pas au devant de moi, m'a serré
là main' après un grand salut, m'a témoigné sa gratitude pour la
peine que je veux bien m'ira poser d'être leur secrétaire. Jamais je
n'ai pris un tel bain de courtoisie, reçu une telle douche Sinfério^
rite. On1 sentait la revanche de 1789. « Ah! tu veux de l'égalité,
mon gaillard? Eh bienl on va t'en donner jusqu'à plus soif! »
Il sautait aux yeux qu'on ne m'aurait pas fait la moitié de tant de
belles phrases si j'avais été seulement vicomte. Mais, mon Dieu !
que cet homme est distingué ! Kathleen ne l'a pas surfait.
Il est de bonne taille, un peu grisonnant, avec des favoris de
diplomate, et un sourire muet, discret, correct, de grand pannetier,
ou de grand fauconnier, ou de grand quelque chose, habitué aux
grimaces du favori dans le cabinet du Roi, aui grimaces de l'am-
bassadeur autour du tapis vert d'une conférence. En examinant
bien ce sourire, on y trouve aussi la crispation de l'homme qui avale
des couleuvres. Un vrai duc doit en avaler beaucoup de nos jours,
surtout quand il doit à sa femme le couvert et le logement.
Son moindre geste est précisément celui qu'il faut avoir dans
chaque occasion. Oatre qu'il a cela dans le sang, et qu'il a chassé,
dîné ou promené avec tous les rois et empereurs de l'Europe, cette
bonne tenue est augmentée en lui par l'étude des maîtres. Toutes
les soirées de sa vie parisienne se passent au théâtre, ce qui, forcé-
ment, le rend un peu/* comédien ». Mais il ne faut pan prendre ce
mot dans le mauvais sens, qui serait fort injuste, appliqué à Un.
Sachant par Pierre d'Àndouville qu'il prend encore ptos de
plaisir à faire jouer ses pièces qu'à voir jouer celles des antres, je
lui ai parlé littérature dramatique, et nous avons été bons amis. Ce
malheureux est allé voir toutes les œuvres, petites ou graata,
bonnes ou mauvaises, anciennes ou modernes, qu'on a jouées à Pan
depuis la chute de Napoléon III. Il connaît tous les acteurs* tooto
les actrices, tous les directeurs, tous les auteurs, tous les critiques,
sans compter les peintres de décors, les costumiers, les fabricants
de perruques. H m'a promis un rôle dans une revue, — de sa com-
position, — qui sera le clou de la Grande Semaine dn chaton de
Clerval. Au fumoir, après dîner, il m'en a lu des. couplets. Ce qutl
y a de plus extraordinaire, c'est que ses couplets sott bien* Je k
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IS WtypU M M- U OTCiISSB ;885
lui ai dit aaa* servilité Louangeuse. Il m'a remercié avec un sourire
de jeune pnemer rappelé en scène» Lui, eqra le compère. La com-
mère sera une certaine M"* Le Cqmpasseur, « qui ressemble^ Angèle
Poinsinet ». Gomme je n'ai pas l'avantage de connaître Angèle Poin-
sinet, il m'est impossible de me figurer M*' Le Compasseur, Mw* il
est probable qu'elle rachète ce nom bourgeois par up .talent con-
sidérable. Sans cela, nous ne lui ouvririons pas nos partes.
La duchesse m'a parlé de son mari pour la première, fois, le len-
demain matin, et l'a excusé, pour ainsi dire, de ce cabotinage :
— A une autre époque, il serait ambassadeur de France; il
pourrait, dans un tel poste, rendre des services à son pays. Mais
voyez-vous un ministre des affaires étrangères envoyant le duc de
Clervalen mission? Il n'en faudrait pas plus pour lui faire perdre
son portefeuille, et tout pivote autour de cet argument sous le joli
régime actuel,
Je n'ai rien répondu, ayant pris la ferme résolution «Je. ne japonais
parler politique avec ces gens dont, après tout, je ne puis exigçr
qu'ils soient républicains. D'ailleurs, il y a bien quelque chose &
dire sur cette exclusion absolue des « classes dirigeantes » qui, en
voyant les choses froidement, ont leur utilité dans une nation.
C'est tout au moins l'avis d'un pharmacien qui a vendu, parait-
il, certaines « pilules rafraîchissantes.» à la dame de céans, et
n'a pas craint de faire figurer ce nom aristocratique en tète
du livre d'or de sa clientèle. Résultat, une lettre curieuse au
courrier d'hier : « Madame la duchesse, permettez à un inconnu
de vous demander si, réellement, les pilules d'Un Tel sont un
produit sérieux et efficace... » Le signataire, capitaine au long
cours retraité, donne son adresse à Marseille et envoie un timbre.
Ainsi, malgré la nuit du 4 août 1789, malgré la Déclaration des
Droits de l'homme, malgré la Terreur, malgré la guillotine, voilà
un gaillard qui ne se croira bien purgé qu'après avoir eu l'exemple
de l'ancienne noblesse pour faire tomber ses hésitations! Je lui, ai
renvoyé son timbre collé sur une feuille blanche. N'es-tu pas
effrayée de l'importance et de la délicatesse de mes fonctions?
Ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai pas le temps de souffler.
Nous sommes maintenant sur le pied de guerre : trois chefs à la
cuisine ; quatre valets de pied, deux maîtres d'hôtel, le valet de
chambre du duc; cinq ou sir caméristes, lingèjres, lessiveuses; deux
petits grooms : cela peut s'appeler une maison. Les trois jardiniers
font ménage à part, ainsi que les deux garde?. Joins à, ceja quinze
chevaux et une huitaine d'hommes à l'écuriç. Ceux:là,ont leur
popote; on ne les voit jamais que sur le si^ge. Enfin les deux
chauffeurs vont manger à l'auberge du village. Ce sont des êtres
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8S6 LI SECRÉTAIRE DI M~ LÀ DUCHESSE
supérieurs qui se donnent des airs de polytechniciens, et n'accepte-
raient pas de porter une lettre à la poste. Les billets de miHe
francs fondent dans mes mains; je ne les regarde plus. Et la
Axchesse passe dix minutes chaque matin à signer les bons de ses
livres à souche.
Au revoir, Madelon, j'ai peur de t'ennuyer avec toutes ces
histoires. Il me reste à peine le temps de te dire que je t'aime.
Embrasse maman et garde le reste.
Madelon à Philippe Hurault.
Nancy, le il juillet.
Tes histoires ne m'ennuient pas, mon Philippe, sans compter
qu'elles intéressent ta mère au suprême degré. Cependant, une
autre fois, conserve au moins une demi-page pour me dire que tu
m'aimes. Dans mes lettres, si je m'écoutais, toutes les lignes, y
compris la dernière, ne te diraient pas autre chose.
Hélas! je m'aperçois d'une chose horrible, mais inévitable! Tu
n'as plus le temps de penser & moi, qui n'ai pas, dans mon humble
petit cerveau, d'autre pensée que la tienne. En quelques jours,
tout a tellement changé ! Mille devoirs, vingt ou trente personnes
te séparent de moi. Tu te fatigues, tu te précipites, tu tombes...,
et ce n'est pas moi qui te pose des compresses, qui cours chercher
le médecin. Pas même cela!
Chéri! tu avais des larmes dans les yeux à force de souffrir!
Penses-tu que les miens sont restés secs?... Ah! je tâche d'oublier
ces heures affreuses. Comme je suis jalouse de la bonne Miss Mac
Alîster! Et aussi un peu de la gentille M110 Yvonne. Je suis jalouse
de ces êtres qui ne soupçonnent pas mon existence... Mais tu vas
me gronder encore.
J'ai un peu peur de toi, maintenant; je me sens plus timide
quand je t'apporte mon amour. N'ai-je pas l'air d'une pauvre fille
de la campagne apportant un panier d'oeufs au guichet de la
Banque de France?
Enfin, tu semblés fort heureux et je tâche de m'en réjouir. Je
tâche même de m'amuser de ce qui t'amuse. J'approuve tes
réflexions et suis toute fière que tu les communiques à une pauvre
ignorante de mon espèce, qui ne sait que t'aimer.
Je fais, moi aussi, des réflexions. Ce duc qui n'est pas chez loi
dans son château; cette duchesse dont la bourse et la vie intime
semblent appartenir au public; cette lutte perpétuelle contre le vol
et la tromperie, tout cela diffère tellement de ce que je m'étais
figuré! Faut-il croire que la haute noblesse n'est plus qu'un vain
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II SKâfiîlUE M M"* Là DDCaiSSE 887
mot? Faut il penser, au contraire, ainsi que tu parais le découvrir,
que l'4galité républicaine est une illusion? Qu'y a-t-il de vrai
ici-bas?
Une chose, mon Philippe : l'amour dévoué, unique, absolu,
comme celui que j'ai pour toi.
J'y reviens toujours. Que veux- tu? Ce n'est pas ma faute. Le
laboureur ne peut parler que de sa moisson. La Carmélite ne peut
parler que du ciel. Moi, je ne peux parler que de mon amour.
Philippe Eurault à Mm* veuve Hurault.
Glerval, le 46 juillet.
Même les dimanches ne sont plus des jours de repos, chère
mère. Ce matin, à sept heures, j'étais à cheval, escortant le duc et
M11* Yvonne. Un groom suivait à quarante pas. J'imagine que nous
avions fort bon air. J'aurais voulu pousser la promenade jusqu'à
Nancy, défiler en cet appareil sous votre fenêtre où* naturellement,
vous auriez été accoudée avec une jeune personne de ma connais-
sance auprès de vous. J'espère qu'elle m'aurait trouvé bonne mine
sur ma grande jument grise. Le duc m'a dit :
— Vous montez un peu « en cuirassier », jeune homme. Mais
votre assiette est remarquable.
Peut-être vous devinez ma réponse. :
— Rien d'étonnant si je monte « en cuirassier ». Mon père est
mort avec sa cuirasse sur le dos.
Tandis que le noble cavalier s'inclinait sur sa selle, juste comme
il fallait, sa fille a ajouté, les yeux brillants :
— Mon frère aussi est un brave. Il a reçu la médaille militaire le
printemps dernier.
— Je le sais, Mademoiselle. Même il l'a reçue pour avoir sauvé la
vie de mon meilleur ami. Je vous félicite d'être une sœur de héros.
— Et moi, je vous félicite d'être un fils de héros.
Le duc a regardé sa fille arec étonnement, car il n'a pas le doc de
la faire parler; je soupçonne qu'il ne la trouve pas amusante. Avec
moi il peut parler théâtre, et il ne s'en fait pas faute, ce qui, par
contre, ne semble pas amuser la jeune Yvonne. Mais elle adore ces
chevauchées matinales et l'on ne peut pas tout avoir, comme elle
le dit fort judicieusement. Nous allons sortir tous les matins à b
fraîcheur, avant le rapport, ainsi que l'époux de la ponctuelle
Àlexandrine appelle notre conférence, avec une pointe d'ironie.
Ge n'est pas lui qui signera jamais des bons à souche pour éviter
le gaspillage.
Tout en équitant, nous cherchons de nouveaux effets pour la
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888 LE SICRETilBK DE M- Là DUCHESSE
Revue en préparation. Je pense que c'est ma réplique à propos de
cuirasse qui a donné au duc une idée dont je me réjouis fort peu.
Il s'agit de me faire paraître en scène avec une armure complète
sur le dos.
■ — Je tiens ma situation, a dit l'auteur tout excité. Vous revenez
des croisades, et trouvez le mobilier de votre château saisi par les
huissiers. La châtelaine s'est placée comme dame de compagnie
chez la cbanoibesse de Pontbreton. Il faut vous dire que celle-ci est
un type célèbre dans tout le pays. D'ailleurs, vous en jugerez, car
elle vient dîner ce soir.
C'est notre premier grand dîner. Le menu est formidable. J'en
sais quelque chose, car je viens de le copier dix-huit fois, ce qui
m'a ramené aux plus mauvais jours du collège et des peneifla.
Déjà il m'avait fallu écrire les invitations, ce qui n'est pas un exer-
cice propre â développer l'intelligence.
Au moment où je calligraphiais ma douzième truite saumonée
sauce verte, le dut est entré dans mon petit salon- bureau par la
porte vitrée qui donne sur le jardin. Il était accompagné de sa fille.
Tous deux, évidemment, trouvaient l'après-midi dominicale un peu
longue et visitaient mon établissement pour se distraire. Le doc
m'a offert un cigare et s'est assis sur mfen divan. Sa jeune compagne
s'est mise à fureter dans tous les coins. Pas un livre, pas un bibelot,
pas un cadre n'a échappé à son attention.
— Votre mère, Monsieur Hurault? m'a t~el!e demandé en consi-
dérant votre photographie.
Puis; examinant au grand jour celle de Madelon :
— Ah! vous avez une sœur?
— Pas tout à fait, Mademoiselle. Mais peu s'en faut; nous avons
grandi ensemble, et nous sommes cousins.
— Gomme elle est jolie 1
— Voyons? a fait le duc.
Il parait que Madelon ressemble à une certaine ingénue da
Vaudeville, connue pour sa beauté. Veuillez le lui dire, sans y
ajouter mes félicitations. C'est l'ingénue que je félicite. Mais que
« ma cousine » n'aille plus se figurer que personne ici ne connaît
son existence. Heureuse créature! Elle a été admirée par un duel
J'ai été superbe d'indifférence, et nul ne s'est douté du rôle que
M11* Madelon joue dans ma destinée.
Cette visite m'a fait perdre une demi-heure, et voilà mon valet
de chambre qui prépare mon habit et verse mon eau chaude... Ne
vous semble-t-il pas que vous lisez la proôe d'un jeune millionnaire?
J'achève ma causerie. Les invités sont partis; les portes exté-
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LE SBCRÉTA1BI 01 M» U DUCHESSE 889
rieures fermées et verrouillées, — sauf la mienne. Minuit sonne;
mais je veux que ma lettre parte demain. Dans cette maison, il
faut que je me résigne à me passer de sommeil.
Au lieu d'un dîner, nous en avons eu deux. À huit heures et
demie, > la cbanoinesse de Pontbreton brillait encore par son
absence. Elle devait s'asseoir à la droite du duc, son âge égalant
la noblesse de sa race, et aussi, malheureusement, sa pauvreté.
Remanier toutes les places ne fut pas très commode. À neuf heures
moins un quart, on se mettait à table. Tout était desséché ou brûlé.
J'ai rarement fait. un plus mauvais repas. Soudain, comme on
prenait le café, — les six fenêtres du salon étaient ouvertes, —
quelqu'un s'écrie :
— Voilà Zoé!
. Les hommes se précipitent vers le perron, éclairé par de puis-
sants réflecteurs. La nuit était claire, assez fraîche, avec une rosée
abondante. Une calèche à un cheval, modèle 4830, vient s'arrêter
devant les marches. Sur le siège, à côté du cocher en chapeau de
paille, une forme humaine enveloppée d'une simarre de velours
bleu clair rehaussée d'hermine, et coiffée d'une casquette plate,
surexcite au plus haut point notre curiosité. Le personnage au
manteau royal quitte sa banquette, un peu péniblement, ouvre la
portière. Une petite femme ratatinée, emperruquée, mise comme
une pauvresse, appuie sa main sur la manche du duc, qui s'est
avancé.
— Bonsoir, mon cousin, prononce la comtesse Zoé de la voix
rauque et sans sexe de certains vieillards.
Puis, sans attendre les paroles de bienvenue :
— J'espère que vous n'avez pas eu froid, Casimir?
Casimir est le jardinier, le valet de pied et le maître d'hôtel de la
cbanoinesse, voire même son frère de lait. Quant i l'homme au
chapeau de paille, c'est son fermier, son unique fermier, hélas! qui
lui prête son cheval et conduit sa voiture quand « mademoiselle »
fait une sortie. (Jamais on n'a pu lui faire comprendre qu'une
femme non mariée puisse être « madame la comtesse », de par son
canonicat.)
Zoé, tout en montant le perron, nous explique ses aventures.
Coco s'est déferré en route. Casimir a couru chercher un maréchal
et s'est mis en transpiration, chose dangereuse pour un asthmatique
de soixante- douze ans. Par bonheur, la cbanoinesse avait sa sortie
de bal. Moi j'aurais fait monter Casimir dans la voiture plutôt que
de lui prêter mon hermine. Mais je ne suis pas cousine d'un duc,
cbanoinesse encore moins.
On a remis un couvert pour la dernière descendante des Pont"
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890 Ll SECRÉTAIRE DE M" LA WCBF8SB
breton, et tout le monde est allé la voir dinar, ce qu'elle a trouvé
fort naturel. Nous étions entre noue, c'est-à dire tous comtes on
marquis du voisinage, connus de Zoé; car nous faisions une poli-
tesse à la a société » du pays, avant d'aborder la grande fète avec
le monde plus mêlé qui va bientôt remplir trots étages du château.
— Qui est ce jeune homme? a demandé tout à coup la cbanoi-
nesse, en fixant sur mon humble personne ses yeux noirs, encore vifs.
J'étais resté là par curiosité, devinant d'instinct que j'avais
devant moi un échantillon de ce qu'étaient les grandes dames, &
l'époque où elles tiraient leur grandeur d'elles-mêmes, non pas de
leur argent ou de la réclame des journaux.
La duchesse a murmuré quelques paroles à l'oreille de son
auguste parente, qui a pris sa face-à-main et l'a braquée sur moi,
comme si j'avais été une des figures de la tapisserie. Cet examen
terminé, elle a fait un signe que le duc a compris, et l'on m'a
présenté.
— -Vous êtes bien jeune, Monsieur! a déclaré ce débris véné-
rable, après un examen supplémentaire qui a paru amuser beaucoup
la compagnie.
— Madame, ai-je répondu, en admirant tout à l'heure vos bontés
pour Casimir, j'ai désiré pour la première fois de ma vie avoir des
cheveux blancs.
— Hé! Monsieur, a-t-elle riposté avec; un peu de surprise, vous
parlez aux femmes comme on leur parlait autrefois.
Pour me récompenser, elle m'a tendu la main que j'ai baisée,
tâchant de me figurer ce que devaient être les manières de la cour
de Charles X. En me relevant, j'ai vu le dos d'une personne qui
s'enfuyait. C'était M110 Yvonne qui cherchait sans doute un coin
désert pour éclater de rire.
N'importe : il est heureux pour une jeune personne de ma con-
naissance que Zoé de Pontbreton n'ait pas cinquante ans de moins...
J'embrasse cette jeune personne, et vous aussi, chère mère.
Dieu, que j'ai les paupières lourdes! Et dire qu'il faudra être à
cheval dès sept heures du matin! Nous autres bourgeois n'avons
pas le secret tout aristocratique de la vie sans sommeil.
Yvtnme de Clerval à son frère Jean.
Clerval, le 20 juillet.
Maman me dit que tu te plains de[mon silence. Elle est raide,
celle-là! Tu ne réponds jamais à mes lettres! Mais je suis bonne
fille, « sous une enveloppe un peu fruste », pour parler comme
papa, qui me gâte à iaire frémir. La cousine Zoé n'y apporte pas
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m sraftrmr de w* la dcksiissi m
tant de fermes1. Elle a dîné ici hier et m'a dit en face que j'étais
presque aussi mal élevée que mon frère. Mets ça dans ta* poche-1
Tout ça parce qu'elle est arrivée à dix heures, peur se mettre à table
à huit (quelque chose1 avait cassé dans son cheval), et qu'elle
avait donné* sa sortie de bal à Casimir, crainte qu'il s'enrhume,
et que f ai dit que je ne savais pas que la rai-carême était si tard
cette année. (Sac-à-Malice me ferait recommencer cette* phrase si
elle voyait ma1 lettre, veux-tu parier?) Avec ma guigne ordinaire,
les vingt personnes qui étaient là se sont arrêtées de parler tout
k coup, comme au commandement, exprès pour laisser entendre
cette trop juste remarque. C'est alors que toi et' moi avons reçu la
décharge à deux coups du compliment rapporté plus haut.
On a conduit en cortège la dernière des Pontbreton au réfectoire,
et on l'a: regardée1 manger, comme si c'eût été la reine Victoria,
ce qu'elle a trouvé le plus naturel du monde: Elle n'en a pas
perdu un coup de dent. Par bonheur, nous avons'eu un intermède;
à la façon du Cirque. Tout en dévorant des choses froides et
immangeables, elle a découvert ton protégé Philippe le Bel dans
un coin; immédiatement, elle a tiqué dessus, et papa s'est empressé
de le lui présenter dans les formes. Le noble étranger a été à la
hauteur; il a tourné à- là haute et puissante dame un compliment
qui paraissait pillé dans Corneille ; sur quoi, elle lui a donné ses
ongles à baiser. J'ai tellement cru voir Ghimène en flirt avec le
Cid qu'un de mes fous rires m'a pris, et que je me suis sauvée,
moitié pour ne pas me faire attraper de nouveau, moitié parce
que certains spectacles « ne sont pas faits pour les yeux d'une
jeune fille » , comme dit Kathleen Mac Alister.
Malheureusement pour Chimène, le Cid aime ailleurs. J'ai pincé
son secret, qu'une lettre de sa mère à Kathleen (encore une victime
de ce jeune homme dangereux!) m'avait laissé entrevoir. Faire
péhétrer papa dans le sanctuaire de l'étranger, y pénétrer à sa
suite, reluquer les photographies du secrétaire, — c'est du meuble
ou de l'homme, à ton choix, que je te parle, — tu comprends que
ce fut pour ta sœur un simple jeu d'enfant. Du premier coup, j'ai
mis dans le mille, en faisant celle qui croyait que c'était sa sœur. Il
m'a détrompée, chose d'autant plus facile que Kathleen m'avait dit
qu'il n'a pas de sœur. Et j'ai cru avoir sous les yeux une tomate
ornée de moustaches blondes. Ça doit faire mal de rougir si fort!
« Ils ont grandi ensemble! » Moi, je te parie qu'ils sont
fiancés. C'est écrit sur le nez de la demoiselle, fichtrement jolie,
soif dit en passant. Ce serait le cas d'employer ta phrase : « 11
faè va pas s'embêter ! » si toutefois elle est convenable. Avec toi,
on n'est jamais sûr. Une brune délicieuse, mais habillée!... J'espère
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m U SIC1ÊTÀ1R1 WI-U D0CBU8E
qu'il va prendre des leçons chez nous, pour les futures toilettes de
sa future. /.«.-.
Quoi qu'il en soit, la cousine de Pontbreton peut se fouiller, à
moins que Philippe le Bel ne soit ébloui par l'auréole de sa noblesse.
Gomme il reçoit le Temps, je suppose qu'il est républicain. Papa
ne parlant jamais politique, pour la bonne raison qu'il parle tou-
jours théâtre, aucune discussion n'est à. craindre.
Naturellement, on prépare une revue et l'infortuné Hurault va,
j'en ai peur, accepter d'entrer dans une de nos armures pour faire
un Croisé qui a manqué le paquebot à Ptolémaïs. Papa,, jusqu'à
présent, n'avait pu trouver personne pour endosser un complet de
cinquante kilos. Tous ces messieurs se défilent quand il . le leur
propose, même les plus grands et les plus forts. Aussi le nouveau
secrétaire est devenu premier favori. Papa l'invite à se joindre &
nos promenades. Il monte comme un capitaine de gendarmerie, .et
écrase un peu Galypso. Mais ça m'amuse de cavalcader entre deux
hommes, ni plus ni moins qu'une demoiselle à marier. Et puis
j'aime que le seigneur Philippe me mette à cheval. Je sens qu'il me
porterait debout sur sa main, à bras tendu. Nous sommes bons
camarades, bien qu'il montre un peu trop qu'il a peur que je
m'imagine qu'il oublie qu'un abîme nous sépare. Encore une
phrase avec trop de que 1 C'est drôle comme ils vous viennent sous
la plume quand le sujet vous inspire!
Les Parisiens n'ont pas encore débarqué ici. On fait les envi-
rons, pour être tranquilles ensuite. C'est mon meilleur moment,
parce que la province est convenable et qu'on ne m'envoie pas
coucher en sortant de table, rapport aux conversations trop risquées.
L'ennuyeux, par exemple, c'est qu'il me faut serrer la bride à
mon argot. Toutes ces demoiselles sauf deux ou trois, parlent
comme les Oraisons funèbres de Bossuet. Quant aux hommes,
jeunes ou vieux, Clerval les impressionne et je ne déteste pas ça.
Les invités de la grande série affectent de ne pas s'apercevoir
qu'ils ne sont pas dans un chalet bâti l'année dernière. Sans être
poseuse, j'estime qu'il faut être poli, non seulement pour les per-
sonnes, mais aussi pour les choses., Ne trouves- tu pas? Sous ce
rapport, M. Hurault est parfait. 11 n'est pas encore blasé, et nous
parle chaque jour de ses) découvertes archéologiques. 11 est très
fort en architecture et en histoire; du moins, il est beaucoup plus
fort que nous, ce qui revient au même. 11 e$t tout à fait gobé, par
maman dont il admire les travaux en ( tout genre. S'il se tire bien
de l'épreuve de l'armure, entre papa, et li|i c'jest à la vie, à la mprt.
Tout de même, je, crois qye l'administration locale se défie un
peu de la Revue. On va corser le programme. Il y a eu quelques
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u srafran uwru bochisbk m
discussions, papa {prouvant le désir manifeste de remplir l'affiche
à lni tout ami. Maman a dit que c'était de mauvais goût. Alors
papa a proposé CEté de la Saint- Martin. Alors maman a pincé
les lèvres et a proposé le Gendre de Monsieur Poirier. Alors papa
a appelé maman : « Ma chère Alex », maximum d'invective dans
sa bouche, comme tu sais. Toi qui connais tant de comédies, tâche
de me dire pourquoi CEté de la Saint-Martin fait grimper maman,
et pourquoi le (rendre de Monsieur Poirier met papa aussi hors
de lui que la chose est humainement possible. .
Finalement on va jouer le Caprice, de Musset. Maman a dit :
— Voilà un rôle tout indiqué pour M1" Le Gompasseur, si elle
n'est pas épuisée par son rôle de commère.
Sans doute, c'était encore une malice trop difficile à saisir pour
ma faible intelligence. Hais papa ayant obtenu qu'on ferait venir
une actrice dont j'ai oublié le nom pour ce mettre en scène », il
s'est retiré content et calmé. Reste à savoir qui jouera le Caprice.
Pas moi, pour sûr.
P. S. — Je viens de rigoler si fort qu'il faut que je te le dise.
Philippe le Bel m'avait demandé avec son air le plus ingénu, pen-
dant une promenade équestre, s'il y a un jardinier fleuriste dans
les environs. Je lui ai fait avouer, — sans trop de peines, tu penses,
— qu'il voulait envoyer des fleurs « à sa mère ». Naturellement, j'ai
fait intervenir l'administration locale qui a donné l'ordre au jardi-
nier de mettre une bourriche de roses à la disposition de ce jeune
diplomate. Plus naturellement encore je me suis arrangée pour voir
l'adresse de la bourriche, confiée au messager qui va chaque jour à
la gare. De patientes investigations m'ont fait découvrir que la mère
de notre ami Hurault se nomme mademoiselle Madeleine Cormeroy,
et c'est après-demain Sainte-Madeleine. La jolie brune va baiser ces
fleurs avec ivresse, et Philippe le Bel se frotte les mains, tout fier du
succès de sa ruse.
Tu essayerais en vain de le convaincre que je ne suis pas une
petite oie blanche, au cœur affectueux.
Philippe Hurault à Madelon.
Clerval, le 21 juillet.
Bonne fête, ma bien- aimée! Quand nous serons riches, tu auras
un beau présent le 22 juillet. Demain, tu n'auras que de belles
roses. Puissent-elles t'arriver pas trop fanées 1 Elles me coûtent
cher, car elles me coûtent un mensonge. Meptir pour gagner une
fortune? Jamais 1 Mentir pour que ma bien- aimée ait des fleurs, —
10 DECEMBRE 1902. 5&
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891 LB SICHtTAlR* DE M- Là Dtm&ISBB
mes fleurs, — le jour de sa' fête? Oui, Mademoiselle. Et si tu 2
comme f ai joint la rouerie au mensonge !
De mon air le plus candide, j'ai demandé à la charmante Yvoene,
— car elle est charmante, — s'il existait un fleuriste à Clerval ou
dans tes environs. Ça, c'était la rouerie. Puis j'ai ajouté, — voilà
le mensonge, — qu'il s'agissait d'un bouquet pour maman. Comme
de juste, les parterres du château ont fourni les roses désirées.
Tu vas me dire qu'il était beaucoup plus simple de déclarer tout
bêtement que je désirais envoyer des fleurs à ma cousine? J'en
étais empêché par une sorte de pudeur. Je ne venx pas qu'on
sache, ni même qu'on se doute. Il me semble que noire amour
serait profané, s'il était connu de ces gens dont le cœur est pris
tout entier par les préoccupations mondaines. Croient4ts à l'amour?
Comprendraient- ils le nôtre? Ne s'en moqueraient- ils pas?
Gardons nos secrets, chérie, et que Dieu te bénisse f Respire dans
ce3 roses mes voeux et mon baiser.
Oh! qu'ils sont singuliers, tous ceux qui m'environnent! Dans
ma lettre de dimanche, tu as vu apparaître la comtesse Zoé. Pas
seulement singulière, celle-là, mais tout à fait folle. Ecoute plutôt.
Mardi matin, je reçois un billet de cette noble et antique demoi-
selle réclamant ma visite, le plus tôt possible, avec défense, sur
mon honneur, d'en parier à qui que ce soit du château. Hier,
j'étais sorti à cheval pour aller voir une coupe : c'était l'occasion.
De la forêt, je pousse jusqu'à Pontbreton. Joli manoir dont il ne
reste qu'un morceau, avec une tourelle qui lui donne le sceau
vigoureux et élégant du seizième siècle. Mais quel délabrement an
dehors, quelle pauvreté à l'intérieur T
Casimir était là pour prendre ma monture. 11 n'avait plus sa
sortie de bal, heureusement. Calypso m'aurait cassé les reins. Une
petite vieille, juste le pendant de Casimir, m'a introduit dans le
salon au dallage de marbre, — moins bien encaustiqué que les
nôtres, n'aie pas peur, — où la cbanoinesse m'attendait, raide et
sévère dans son fauteuil. J'ai examiné ma conscience, tout en
prenant possession du tabouret qui m'était désigné. Je me sentais
sur la sellette, et, chose plus grave, je sentais la sellette uu peu
vermoulue, craquer sous un fardeau trop lourd. Entre la cbanoi-
nesse et moi s'établit alors ce dialogue que je sténographie, en te
demandant par avance de compatir à mes tourments. Car j'ai bien
souffert, tantôt suffoqué par Y envie de rire, tantôt blessé jusqu'à la
moelle de ma modestie. Hélas! Pourrai -je encore être modeste,
désormais?
Zoé. — Monsieur, f ai réfléchi à notre rencontre de dimanche
soir. Mon âge me rend plus clairvoyante que... certaines personnes,
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LE SBOtTAU» DI M- LA MJGHE8SB 885
en même temps qu'il me donne le droit d'admonester las gens
«roc plus de franchise. Vous avez, an surplus, m* parole, comme
j'exige la vôtre, que l'entrevue de ce jour restera entre nous deux.
Moi. — Tout ce que vous me ferez la grâoe de me dire sera reçu
par moi avec reconnaissance, écouté avec respect, conservé avec
discrétion.
Zoé. — Cet air de bonne compagnie avec lequel vous parlez aux
femmes est perdu aujourd'hui. Je vois que je ne m'étais pas
trompée sur votre compte. Mais venons au fait, et laissez-moi vous
dire une histoire. Vous avez l'esprit assez délié, pour me comprendre
à demi-mot.
Certain jeune homme de grande famille, ruiné par des événe-
ments en dehors de son pouvoir, pénétra dans un intérieur opulent
sous l'étiquette fausse d'un nom bourgeois, en qualité d'intendant.
Il était beau, distingué; la race éclatait en lui comme les dorures
d'un habit de cour sous un manteau en loques. Ses sentiments
étaient les plus nobles du monde. Il arriva ce qui devait arriver.
Dans le château vivait une jeune fille qui conçut pour lui un attache-
ment passionné. Ils s'épousèrent; après quoi, pouvant désormais
tenir son rang dans le monde, le gentilhomme reprit son nom et
son titre. Que dites-vous de mon histoire, Monsieur? (Elle ne
m'avait pas quitté des yeux, attentive à lire sur mon visage la
confusion d'un intrigant dont les desseins sont découverts.)
Moi. — Je connais votre histoire, Madame la comtesse, pour
l'avoir lue quand j'étais plus jeune. Soit dit en passant, tous les
romanciers venus depuis l'ont refaite, les uns dix fois, les autres
vingt. Mais elle n'a aucun rapport avec la mienne. Je ne suis pas le
marquis Hurault de Quelque Chose. Le duc de Clerval n'est pas un
ancien corsaire retiré après fortune faite, et surtout il n'a jamais frus-
tré mon grand-père d'un million. Enfin, MUa Yvonne a quatorze ans.. .
Zoé. — D'abord, elle en a quinze : on la rajeunit. Ensuite, avec
l'éducation qu'on lui jlonne, toutes les folies sont à craindre.
Moi. — Pardonnez si mon opinion diflère de la vôtre. Mlu Yvonne
est une des jeunes filles les moins capables de folies que je con-
naisse. D'ailleurs, je doute qu'on puisse découvrir la « Marguerite »
du Roman d'un jeune homme pauvre, au commencement du ving-
tième siècle, dans aucune famille de millionnaires du sol français.
Zoé. — Vous n'en savez rien. Le tout serait de découvrir un
marquis de Champcey d'Hauterive. Et, précisément, cher Monsieur,
quel que soit votre nom véritable, vous êtes cet homme- là!
Moi (sur un ton plaisant). — Mais alors, Madame la comtesse,
en admettant que je sois marquis, ou seulement comte, en admet-
tant que MUo Yvonne partage votre bienveillance à mon égard, et
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896 LE SECBtTAlBï DI »- Là DDGBESSE
en admettant qu'on lai permette de se marier aussi jeune, quel
inconvénient verriez-vous à cette union? Car je devine que la ques-
tion de fortune est sans importance pour vous.
Zoé. — Certes, j'ai ftdt mes preuves à cet égard. J'aurais pu
épouser un bourgeois très riche... Mais revenons à ce qui m'occupe,
et laissez- moi vous confier le secret désir de mon pauvre vieux
cœur. Je suis la dernière Pont breton. Qooi de plus naturel que' de
tester en faveur du gendre de mon neveu Clerval? Avec ce château
facile à restaurer (hélas ! infortunée chanoinesse t. . .)le mari d'Yvonne
reçoit le nom et le titre. Marquis de Pontbreton! Savez vous, Mon-
sieur, que les Pontbreton et les Clerval se pillaient mutuellement
leurs domaines au douzième siècle, et que ce fut le roi saint Louis
qui les réconcilia le soir de Tailleboarg? J'ajoute (ceci accompagné
d'une moue fort drôle) que, s'il y eut une mésalliance dans une
des deux maisons, ce ne fut pas dans la mienne.
Moi. — Le désir que vous exprimez est bien digne d'une âme
comme la vôtre. Il est pénible de penser qu'on emportera son nom
avec soi.
Zoé. — A la bonne heure. Mais encore faut-il que je trouve un
petit-neveu disposé à quitter son nom pour prendre le mien. S'il ai
était autrement, quel désespoir pour la fin de ma viet Aussi, je suis
trop loyale pour le cacher, tout mariage sans substitution m'aurait
pour implacable adversaire. Voilà, Monsieur, de quoi j'ai désiré
vous prévenir.
J'avais compris ; et toi aussi, Madelon, tu viens de comprendre. La
chanoinesse a découvert en moi quelque grand seigneur déguisé, venu
pour enlever la jeune Yvonne au nez et à la barbe de ses parents.
Elle n'y mettra nul obstacle, au contraire, si je dois être le père de
petits Pontbreton plus ou moins nombreux. Que si, en revanche,
je m'obstine à conserver le titre et le nom que je tiens de mes ancê-
tres, la comtesse Zoé dévoile mes intrigues et lès empêche d'aboutir.
Et, afin que je n'en ignore, elle me le dit, parlant à ma personne.
Qu'elle soit un peu folle, tu n'en es plus à t'en apercevoir.
Mais j'éprouve un infini respect pour cette vieille femme qui a
souffert, lutté, rêvé, désiré, appréhendé, bâti des châteaux en
Espagne pendant trois quarts de siècle, sans que l'idée de l'argent
ait occupé son esprit pendant une. seconde. Perpétuer son nom,
voilà tout ce qui l'occupe. C'est beau, après tout, cette vieille
race, quand elle est restée ce qu'elle doit être, quand le souci du
passé et de l'honneur tient dans ses ambitions la place que tient
dans les nôtres le souci de la fortune. La Révolution, dont l'œuvre,
peu à peu, cause la disparition de cette espèce, aurait peut-être
dû en conserver des spécimens, comme les Américains réservent,
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Ll SECBETA1RR DK M- U ittttttE 897
sur certains territoires, de grands espaçai pour servir de refuge
aux échantillons presque disparus dm hôtes majestueux de leurs
forêts vierges. Mais je n'ai pas fiai de te conter ma visite à la
chanoinesse.
1 La voyant troublée, agitée à Fexcès, j'ai craint que cet esprit
sans équilibre ne fasse éclater un beau jour quelque maladresse
qui nous rendrait, elle et moi, la risée du château. Pour la calmer,
j'ai tiré ton1 portrait de ma poche.
— Madame, ai- je dit, je vais confier un secret à votre honneur.
Je suis fiancé. Voici le portrait dé celle que j'aime.
Là-dessus, j'ai ouvert le médaillon et mis ton image sous ses
yeux. L'eflet salutaire s'est produit aussitôt.
— Charmant visage I a déclaré la chanoinesse. Quel que soit
son nom, — je ne veux pas le savoir, — il saute aux yeux qu'elle est
de bonne race... Mais alors, qu'êtes- vous venu faire à C 1er val?
— Gagner quelque argent, ai-je répondu avec une certaine
honte d'avoir à prononcer un pareil mot dans un pareil lieu. Nous'
ne sommes pas riches...
Elle m'a interrompu par un soupir où j'ai senti une bienveillante
pitié :
— Ah! oui, l'argent 1...
Quoi qu'il en soit, elle va chercher ailleurs un mari pour sa
nièce et un continuateur pour son nom. Et, sans le savoir, elle a
conquis mon amitié, parce qu'elle a dit que tu es belle, et parce
qu'elle sait que nous nous aimons. Ce noble cœur est digne de
partager nos secrets, ne trouves- tu pas?
Voilà une longue lettre, et cependant ma besogne est lourde.
On va chasser bientôt. Ici, nous ne sommes pas de grands chas-
seurs, mais néanmoins on prépare une « ouverture » à une quin-
zaine d'invités appartenant aux deux sexes. Il faut préparer les
chambres, qui ont toutes des noms où je commence à me recon-
naître. Il y a la « Bônnivet », la « petite Bonnivet », la « Judith »,
la « Mortemart »', la chambre a des Chasses » , la chambre « de3
jumelles ». Ces noms viennent d'une tapisserie, d'un portrait,
d'un souvenir. Quelquefois, on ne sait pas d'où ils viennent Les
étages aussi ont leurs noms : celui des « Philosophes », celui des
« Chevaliers ». Selon les cas, les habitants de ces chambres sont
séparés les uns des autres par un kilomètre de galeries et cinquante
marches d'escalier, ou par une simple porté. J'imagine que l'attri-
bution des billets de logement doit réclamer tout le tact et toute
l'expérience de la duchesse. Mais elle possède ces deur qualités,
surtout la seconde, à un point qui excite de plus en plus mon
admiration.
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8S8 UE SKRtTAlBE M WT U DUGHSSSB
Madekm à Philippe Hurault*
Nancy, le 23 juillet.
Merci de ta lettre, merci de tes roses! Les pauvrettes sont arri-
vées presque mortes de fatigue, après un tel voyage. Un bon bain
les a remises. Maintenant elles éblouissent, elles embaument. Cher,
tu n'as pas tout à fait menti en disant qu'elles étaient pour ta mère,
à qui je les ai prêtées^ sauf une que je garde sur mon cœur. Pour
que chacun de mes mouvements me fasse sentir sa présence, je
lui ai laissé une petite épine. Ainsi je porte le cîlice parfumé de la
dévotion à mon amour, en attendant que je porte sa couronne, à
tous les yeux visible.
Mais comme tu changes, mon Philippe I Non, je ne veux pas dire
que tu es changé en mal : tes roses me disent le contraire. Mais tu
deviens diplomate, toi qui l'étais si peul J'imagine qu'il faut être
diplomate pour vivre au milieu du grand monde. Aussi je te par-
donne, pourvu que tu ne sois jamais diplomate avec moi, « ta petite ».
Je te pardonne aussi d'être moins modeste, car j'ai toujours
trouvé que tu Tétais trop. Gomme je la comprends, cette charmante
vieille qui te prend pour un noble seigneur déguisé! Je l'adore
(c'est de la chanoinesse que je parle en ce moment) . Désormais la
voilà notre confidente et mon amie, après avoir été ma plus cruelle
ennemie, puisqu'elle voulait l'enlever à moi. Je ne m'étonne pas
que tu l'admires et qu'elle émousse tes armes, fier républicain!
Vas- tu changer même sous ce rapport? Là, par exemple, je te laisse
tout à fait libre. Comment pourrais-je être républicaine, puisque
j'ai un roi : Philippe le Bien- Aimé.
T'invitera-t-on aux chasses? D'une part, je le voudrais, car c'est
ton plus grand plaisir. De l'autre, j'ai peur d'un accident au milieu
de cette fusillade. Te souviens -tu de ma première lettre, qui m'a
valu d'être grondée pour « ma jalousie »? Mon rêve était de te savoir
enfermé, invisible, avec tes livres de comptes, ou bien courant les
bois et les métairies pour faire ton métier d'intendant. Seigneur! il
est loin, mon rêve! Le duc veut te faire jouer la comédie; sa fille
vient fureter dans ton bureau ; la chanoinesse veut te transformer
en marquis. Et voilà juste un mois que tu es à Clervall Oh! comme
tout cela t'amuse au fond, cher Philippe! Hélas! ne dois- je pas
craindre que tu ne t'ennuies plus tard?... Pour la pauvre Madelon,
il est impossible de s'amuser sans toi, et encore plus de s'ennuyer
avec toi. Hors de ta présence, elle existe, voilà tout!
La suite prochainement. Léon DE TiNSEâO.
Droits de iraéitcjion et de reproduction réservés pour tous pays,
y comprit la Suède, la Norvège et le Danemark.
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LETTRE'S INÉDITES
DE XAVIERIDE MAISTRE
A SA FAMILLE
On ne connaît, des lettres de Xavier de Maistre, que celles qu'a
publiées H. Eugène Réaume en 1877 et qui sont toutes adressées à
des amis *. L'éditeur déplore vivement de n'en avoir pas trouvé une
qui remonte au delà de 1823, bien que l'auteur du Lépreux et du
Voyage autour de ma chambre soit né en 1763; encore n'en donne-
t-on qu'une de cette soixantième année, la seconde étant de
mai 1828. M. Réaume ne doute pas « que les membres encore
vivants de la famille de Xavier ne possèdent un grand nombre de
lettres datant de son séjour en Russie, ou même antérieures à cette
époque ». Mais il désespère d'en avoir communication après les
refus qu'ont déjà essuyés plusieurs personnages et le comte de
Marcellus lui-même, un ami pourtant des de Maistre. »
Dans l'excellente étude qu'il a écrite ici même sur Xavier de
Maistre {Correspondant de3 10 et 25 mars 1892), M. de Lescure
se félicite d'avoir pu feuilleter « un des dossiers si jalousement
défendus » ; mais il convient qu'il n'en a pu faire qu'un usage très
discret. « Il faut, ajoute- 1- il, ménager ces susceptibilités et ces
effarouchements, respectables même dans leurs excès. »
L'amicale confiance d'un arrière- petit- fils de Joseph de Maistre
nous permet aujourd'hui de satisfaire plus complètement la légitime
curiosité des historiens et des critiques. Le comte Gonzague de
Maistre, à qui sont échues la plupart des lettres de famille de Xavier,
nous autorise à y puiser en toute liberté ; il nous permet de repro-
duire in extenso, de citer partiellement ou de résumer cette pré-
* Œuvres inédites de Xavier de Maistre, 2 vol. petit in-12 elzévir, chez
A. Lemerre, Paris, 1877. Cette publication nous donne, avec de la cor-
respondance, quelques Essais et fragments. Elle se recommande surtout par
l'excellente introduction dont elle est précédée et qui est bien ce qu'on
possède jusqu'ici de plus complet sur Xavier de Maistre.
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900 LfcTTBIS WÉWnS
rieuse correspondance sans autre woci que l'intérêt même des
lecteurs. C'est ce que nous allons faire, en donnant le plus de
place possible au texte même. Nous n'ajouterons à ces documents,
tous inédits, que le peu de commentaires indispensable pour en
faire voir la suite ou pour en expliquer les obscurités de détail.
Il va sans dire que nous observerons Tordre chronologique; en
pareille matière, il s'impose.
I
DU PIÉMONT EN RUSSIE
(1791-1800)
La première lettre que nous possédions est écrite de Fenestrelle,
le 25 mars 1791, au chevalier Nicolas de Maistre fl. Quoique nous la
reproduisions surtout pour son ancienneté, le sujet ne laisse pas
d'en offrir quelque intérêt. 11 faut, pour la comprendre, se rappeler
que Xavier, alors âgé de vingt huit ans, était officier dans l'iofan-
terie de marine sarde :
Est-ce un rêve? J'ai daté ma lettre de Fenestrelle; tu auras su
toutes nos affaires par la voix publique, en conséquence tu les sauras
mal. Je vais t'en donner une idée, et tu avoueras que Je suis né sous
une mauvaise étoile. Samedi passé, à onze heures et demie du matin,
une dizaine de soldats qui étaient en place Saint-Charles, se jetèrent à
l'église pour ne pas aller à Fenestrelle. Le complot a été fait sur deux
pieds et dans le moment. Dès que ces mauvais sujets furent à l'église,
d'autres, qui allaient là par curiosité, s'y arrêtèrent aussi à leur solli-
citation, en sorte que dans un instant le nombre alla à quarante à peu
près, mais pas davantage. Dès que nous en fûmes informés, nons
courûmes, plusieurs officiers, avec le comte Vital, et dans l'instant ils
sortirent tous. Voilà l'affaire exactement comme elle s'est passée. Le
roi, à qui on en avait fait la relation, dit qu'on avait bien fait de les faire
4 Le comte François-Xavier de Maistre, président du Sénat de Savoie
(1705-1789) n'eut pas moins de quinze enfants, dont cinq moururent
jeunes. Il faut citer à part Joseph, l'ainé et le plus illustre (1753-1821) qui,
de son mariage avec M,u de Morand, eut deux filles, Adèle et Constance,
et un fils, Rodolphe (1789-1866), qui épousa en 1820 M11' de Sieyeset fut la
souche des de Maistre actuels. Nommons aussi, une fois pour toutes,
ceux avec qui Xavier se trouvera en correspondance : Nicolas (1756-1836),
appelé aussi le chevalier et qui fut colonel du régiment de Savoie; André
(1757-1818), doyen du chapitre de la cathédrale de Chambéry, qui mourut
évèque nommé d'Aoste; Marie-Christine, qui épousa M. de Vignet; Anae-
Marie, qui épousa M. de Saint- Real; Eulalie; Jeanne-Françoise, qui épousa
M. de Buttet; Thérèse, qui épousa M. de Constantin. Xavier (1763-I85ÎJ
n'avait après lui qu'un frère, appelé Victor et qui mourut jeune.
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DE XAVIER DE MU8TRK À SA FAMILLE 901
sortir, et cela paraissait fiai. L'après-midi, tout changea de couleur; on
fit entrevoir cela au roi comme une rébellion; on eut la sottise de dire
que les officiers y avaient trempé parleurs discours imprudents devant
les soldats. Enfin d'une niaiserie on a trouvé le moyen d'en faire un
crime qui, s'il existe réellement, n'a pas assez été puni, et qui, s'il
n'existe pas, ne méritait pas le bruit qu'on a fait. Tu m'avoueras,
mon cher ami, qu'il est bien cruel, lorsqu'on n'a rien à se reprocher,
de s'entendre faire des harangues les plus humiliantes et les plus
dures, par le gouverneur et par tous ceux qui nous commandent. Les
bals et les plaisirs de l'hiver ne m'ont jamais fait manquer une visite
au quartier. Je puis te jurer que je n'ai pas dit une seule parole à ce
sujet devant aucun individu du . régiment, sergents ou soldats ; et je
suis compris dans le nombre des gens indisciplinés et turbulents; on
nous fait partir comme des voleurs, et le public fait mille contes
absurdes et injurieux. Je suis fort mécontent, et je t'assure que je ne
sers plus avec plaisir.
Tu peux t'imaginer ma situation à mon départ de Turin, le chagrin
de partir et de partir de cette manière, les affaires sans nombre qu'une
semblable précipitation m'avaient données. Je me jetai, à minuit, sur
la paille qui était restée dans ma chambre,' tout botté, harassé de
fatigue et de rage. Je commençais à m'assoupir lorsque j'entendis
crier de tous côtés au feu. Figure-toi ce qu'on aurait dit de nous, si
nous avions encore brûlé le quartier avant de partir. Cette réflexion
fut la première qui se présenta à mon esprit lorsque je m'éveillai. Je
me sentis saisi d'un mouvement de désespoir si violent que je jurai,
en montant sur le couvert, de me précipiter dans le feu si je ne pou-
vais l'éteindre; crois que je n'y aurais pas manqué. Le feu, qui était à.
une cheminée, fut éteint dans l'instant. Mais le soir, en me couchant
à Orbassan, les genoux me tremblaient comme lorsqu'on a éèbappé à
un gnàà danger. Je ne sais pas ce qui pourra me consoler de tout
ceci. Je voudrais bien, lorsque j'aurai paisiblement achevé ma garnison
de Feneslrelle et qu'on awt oublié tout ceci, trouver quelque manière
de me retirer et de trouver ma subsistance ailleurs. Adieu. J'attends
tes lettres pour l'arrangement de mes âflkires à Turin. Dis-moi ce
qu'on dit de nous dans le public.
On imagine bien que le désespoir do jeune et sensible officier
n'eut pas de suites sérieuses. Il resta dans l'armée, sua languir
trop longtemps à Fepestretle. Nous avons des lettres datées
d'Aoste en 1794 et 1798; elles sont» d'ailleurs sans grand intérêt.
L'année 1799 nous le, qefttre mèM & des événements d'une tout
autre importance. Voja&l le Piémont occupé par les Autrichiens,
qnll déteste, il qukte tarin le 7 octobre pour rejoindre Tannée
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902 LITTRiS WJJûITÏS
russe en Suisse. 11 va seul, avec un porteur, de Bellinzona à
Feldkirch, où il trouve le général Bagration qull suit à Lindau.
De là il écrit, le 26 octobre, à sa sœur M"a de Buttet, restée à
Turin :
Depuis le 7 octobre que je suis parti de Turin, je n'ai pas eu la
moindre nouvelle de personne, pas même des événements politiques.
Ce n'est pas un reproche, mais seulement pour te donner une Idfée de
mon chagrin. H me reste toujours un fond d'inquiétude sur la manière
dont on aura pris mon départ brusque de Turin. Je crains fort qu'on,
ne m'en fasse une affaire difficile à arranger. Cependant Clermont
s'est chargé de ma lettre au duc d'Aoste, et ce prince m'a promis de
m'obtenir l'agrément du comte de Saint-André. Je t'écris toujours à
toi-même pour ce que je veux dire à Savoie1. 11 me [semble, depuis
mon équipée, que tout le monde doit aussi être parti, excepté toi,
cependant. Je t'ai encore écrit par des muletiers qui mettront la lettre
à la poste d'Alexandrie; un négociant se charge de faire parvenir
celle-ci. Quelqu'une arrivera.
H paraît que nous entrons en quartier d'hiver; tu vois que je n'ai
guère pris mon temps. Nous devons partir d'ici pour aller sur le
Danube; d'autres croient que ce n'est qu'un leurre et qu'on agira.
En atteadant, me voilà établi à l'avant-garde russe, à la suite du
général prince Bagration. Je mange à la table d'état du grand-duc, et
le général me fournit un cheval qui me transporte où je dois aller.
J'ai un uniforme vert de pomme avec le collet et parement couleur
de brique. Voilà tout ce que je sais de moi, et tu n'en exigeras pas
davantage, sans doute. Ce matin, j'ai dîné chez le fameux maréchal
Souvarov. On lui a dit que j'étais peintre et que je voulais faire son
portrait. « Eh bien, oui, a-t-il dit, et si je ne me tiens pas bien, vons
me donnerez un soufflet. » Yoilà quelle a été ma réception. Il a reçu
en môme temps le prince de Gondé et le duc de Berry, avec leur suite,
dans la même chambre. Il avait mal à un pied, et, d'une jambe, il
était ea botte, tandis que l'autre était chaussée d'un bas de 01 et le
pied d'une pantoufle rouge. Quoiqu'il parle assez bien le français,
son neveu, le prince Coniakof expliquait ordinairement tout ce qu'il
disait au prince français. On a servi pour petite entrée une énorme
tête de cochon, après quoi la soupe; et avant de se mettre à table,
on a présenté à la ronde du salé cru coupé en morceaux de toutes
formes.
Je ne puis rien te dire de ma situation, car je l'ignore moi-même;
et pour savoir ce qu'il en sera de moi il faudrait connaître la manière
de penser et d'être des Russes, et il est difficile de s'en faire une idée.
4 Son fnôre Nicolas, colonel du régiment de Savoie.
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DE XAVIER DR IfÀISTIB À SA FAMILLE 903
Il m'y a aucun rapport avec ce que j'ai vu dans ma vie, ni pour les
mœurs ni pour les idées, h pari quelques jeunes gens qni .ont pris,
su moins en apparence, nos mœurs et nos manières.
Le général auquel je suis attaché m'a rendu et me rendra service,
sans cependant s'intéresser à moi. Si je lui disais que j'ai besoin de
son cheval pour retourner en Piémont et de ses boites pour me
chausser, il ne trouverait pas cela extraordinaire; et je suis bien sèr
que le lendemain il aurait oublié son cheval et ses bottes et encore
plus parfaitement le cavalier. Du reste, on entre et on sort de chez
ces Messieurs, on fume, on siffle, on prend du tabac dans leur taba-
tière sans qu'on pense à le trouver mauvais, et on est avec eux aussi
bien le premier jour que le dernier.
Je n'ai point encore vu d'affaire qui bien me fâche, mais cela viendra.
La vie est assez bonne, je profite du temps de repos pour apprendre
le russe. Je commence à le lire, mais non à le comprendre. J'ai
attrapé une grammaire que je suce de mon mieux. Ne manque pas
de dire à Savoie qu'il plaide ma cause pour obtenir la conservation
de mon emploi et de ma paie; sans cela on ne peut manger; et il ne
suffit pas, comme tu sais, de manger pour vivre, il faudrait pour cela
rester toute sa vie à table et ne jamais rien faire autre. Ne manque
pas de me donner des nouvelles de tout le monde et de mes propres
affaires. J'aurais le plus grand besoin d'avoir une lettre du bureau de
la guerre portant permission de servir à l'armée russe, comme
Tillette chez les Autrichiens. La faveur de conserver mon ancienneté
et ma paie doit être aisée à obtenir, puisque Galaté et Yenanzon l'ont
eue. 11 faut prier la Buron, si elle n'est pas brouillée avec moi, et
tous les saints de Turin. Alors je serai fort bien et cela pourra m'étre
utile. Mais ce commencement est difficile. Savoie te dira quels étaient
mes moyens à mon départ, et tu jugeras de ce qu'ils sont maintenant
Il faut donc faire l'inimaginable et m'informer de tout afin que je
prenne un parti, car ,si on prend mal mon équipée et que je n'obtienne
rien en Piémont, je ne pourrai continuer ici et je resterai dans la pre-
mière ville où je trouverai des portraits à faire. Je commence mes
aventures un peu tard, mais je ne m'en repens pas, et j'avais une
telle nécessité de sortir de ma léthargie h Turin, que je serais tombé
malade de chagrin sans savoir de quelle espèce il était. Je suis comme
un homme échappé d'un cachot et qui 6e sauve dans un désert; en
est toujours bien aise de changer de situation. Depuis que nous
sommes ici, le temps est sombre et triste, le lac est désert parce que
les Français sont à l'autre bord; les boutiques sont fermées à cause
des Cosaques; ou ne voit que des chevaux, des Russes, des Russes et
des chevaux. D'ailleurs aucun intérêt d'amitié ou de liaison ne vermt
ce triste pays peur moi. Ces hommes qui ne parient pas la même
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904 ' • LITTRIS INÉDITES ' ■
langue que moi me semblent des estampes qui ne servent que pour
les yeux, et le pays n'est qu'un paysage. Ce matin, j'ai été au port,
j'ai attendu longtemps une barque qui venait' de Bregentz. J'ai vu avec
plaisir qu'elle était chargée de raves; j'ai vu beaucoup de' piquets dans
l'eau, et je suis revenu chez moi pour te faire part de mes observations.
• J'ai aussi écrit dans les mémoires de ma campagne, à l'article de
cette petite ville : Lindau : dés piquets dans Veau, ce qui suffira
aux voyageurs, d'autant plus qu'on n'est pas obligé d'y passer parce
qu'elle est dans une île...
Tandis qu'il prend part à la célèbre retraite de Souvarov, des
lettres, datées de Crombach et d'Augsbourg, neas- le montrent
livré à la plus grande incertitude sur son propre sort et sur celui
de l'armée russe. Le 31 décembre, il écrit de Prague à son frère
Joseph, « régent de la chancellerie de Sardaigne, à Cagliari » :
Le peu de succès de toutes les lettres que j'ai écrites à mes amis à
Turin, c'est-à-dire l'impossibilité où l'on est d'en faire parvenir par la
poste m'a ôté jusqu'à l'idée d'écrire en Sardaigne. Cependant je suis
sûr que celle-ci ira à Florence, et de là, j'espère, où tu es. Me voici à
Prague pour l'hiver probablement. Je m'acheminais en Russie si
l'armée y était allée, pour ne savoir que faire.de mieux, car retourner
en Piémont avant que le roi y soit, je ne m'y résoudrai jamais. Il est
assez singulier que, pour. ne pas voiries Autrichiens, je vienne m'éta*
blir en Allemagne. Je n'ai rien d'intéressant à te dire sur mon
équipée; j'ai fait beaucoup d'étapes les unes sur les autres jusqu'à ce
que j'arrivai, il y a quinze jours, à Ratisbonne. Je vis' là toute la
compagnie de la Diète chez le prince La Touc-Taxis. Il n'y avait là que
moi qui n'eût point de crachat. J'ai fait le portrait de la princesse de
La Tour, sœur de la reine de Prusse; elle l'a accordé à mon général
le prince Bagration. Je fais à présent celui du grand Souvarov; il me
donne des séances, chose qu'il fait pour la première fois de sa vie. Il
paraît que nous retournerons contre les Français, et que les petites
mésintelligences qui avaient causé notre départ précipité de la fron-
tière finiront de disparaître pendant le quartier d'hiver. On commence
à raisonner sur le théâtre où nous devons représenter. Sera-ce sur le
Rhin, en Suifese ou en Provence? car on ne parle rien moins que de
retourner en Italie pour passer en France. 0 combien de projets j'ai
déjà ouï faire, sans compter les miens I Mais depuis longtemps je n'en
fais plus; je me laisse entraîner par la rivière dans laquelle je suis
tombé. Le généralissime Souvarov a demandé de l'emploi en Russie
pour moi. Je serai sûrement placé. Mais quelle place et quel service
pour les subalternes! Les appointements na suffisent pas, à moins de
vivre en soldat ; on va dans un village à cent lieues de toute société,
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DE XAVIER Dl MA1STIK A SA f AM1LLP S05
et on y resté toute la vie. Si le Piémont reste aux Autrichiens, ce sera
mieux que rien. Depuis mon départ, je n'ai pas eu d'autres nouvelles
de Turin qu'un biHet de quatre ligues de Savoie. J'ignore absolument
comment vous êtes dispersés. Je ne te dis seulement pas de m'écrire,
car je ne recevrais pas ta lettre; elles sont régulièrement interceptées.
J'espère que ma lettre te parviendra et te. tranquillisera sur mon sort.
Je serai fort bien tant que l'armée ne retournera pas en Russie, et
dans ce temps, j'espère que nos troupes seront formées et je ne lais-
serai pas le Piémont pour. la Sibérie. Je vais faisait: beaucoup de
portraits, je compte envoyer celui de Souvarov au roi.; J'ai aussi
commencé le second volume du Voyage f. Je l'ai trouvé partout; il
est traduit en allemand. On en a fait un autre intitulé.: Second
voyage autour, etc., aussi traduit, très joli, et une troisième imita-
tatioD, Voyage dans mes poches, médiocre. Voici toute la cohue qui
arrive. Adieu... •.»'.-•
L'incertitude ne fat pas de longue dorée. Le 26 janvier 1800
Xavier écrit às**3MnyM"*#e**ttet :
a
Je pars décidément pour la Russie; je n'ai aucune réflexion à faire;
l'armée part, et je la suis, ne pouvant faire autrement. Le départ de
cette armée pourrait avoir des suites pour le Piémont. Si j'avais les
moyens de retourner là, y serais-je placé? L'incertitude de toutes
choses me détermine; il en sera ce qui plaira à Dieu. L'armée part, ou
du moins le quatrième général, le 30 courant. Je ne sais point
encore si j'irai avec le quatrième général ou non. Je suis très
tranquille sur mon sort, et je ne suis pas fâché de voir la Russie,
persuadé que, si le Piémont revient à son ancien maître, je retom-
berai toujours sur mes pieds quoi qu'il arrive; et, s'il était nou-
vellement bouleversé, il ne serait pas mal d'être ici. Je n'ai donc
d'autre inconvénient que l'inévitable angoisse de quitter tout ce qui
m'intéresse pour entrer dans un avenir incertain. La plaie est grande
et difficile à guérir. Il est inutile maintenant que tu m'écrives. Je sois
fâché que Savoie ne m'ait rien dit de Saint-Réal a. Je pense oependant
que tu peux encore écrire à Gracovie où nous passerons. Hasarde
toujours une lettre là; toutes celles que Yenançon a reçues de sa
famille sont encore en date de novembre; rien n'égale la lenteur de
cette malheureuse correspondance. J'ai beaucoup fait de connais-
sances ici et à Ratisbonne, qui m'ont toutes été procurées par le
Voyage' autour de ma chambre. J'espère qu'il m'en fera frire aussi
à Pétersbourg, si j'y vais. Je suis un grand benêt de n'avoir pas su
faire le second volume. J'avais besoin d'être un peu émoustiUé, et tu
1 Premier projet de l'Expédition nocturne autour de ma chambre.
* Son beau-frère.
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*8 LETTHBS MIÉD1TES>
verras que je me corrigerai, quoique un peu tard. J'ai reçu ta lettre
4e change ici, oà je l'ai facilement eaigée, et oà «fie est arrivée assez
2 propos. Je souhaite que tous paissiez tous rembourser, le voyage
ne me coûtera pas grand chose, et j'ai la certitude que je me tirerai
d'affaire. Aussi ne soyez point inquiet sur la promenade que je fais.
Quand ta écriras au comte4, dis-loi tout ce que tu sais de moi, et
tout ce que je voudrais lui dire ainsi qu'à Saint-RéaL Je te prie aussi
d'écrire on petit mot à ma dauphine ; H faut que tu fasses cet effort de
générosité. Et si le modérantisme permet qu'on ait des relations es
Savoie, tu parieras bien aussi un peu de moi à Faachetfe et com-
pagnie. Toutes mes pauvres affections se trémoussent à la fois dans
mon cœur, et je suis comme une novice religieuse qui va faire ses
vœux; toute sa résignation la soutient, mais au fond de l'âme, si on la
mariait, on lui ferait plaisir. Et moi, je m'en retournerais volontiers
si je pouvais; mais je vais gaiement. Je remercie toute la maison
Costa de son bon souvenir; la pensée de mes amis me soutient dans
l'éloignement. Adieu, ma bonne Jane. Je t'écrirai toujours de toutes
les stations principales. t
H
DE L'ARRIVÉE EN RUSSIE JUSQUE 1,'lNSTALLATlQN A *ÉTEBS*OCJUi.
— SÉJOUR 1» MOSCOU.
(1800.(805)
Une lettre adressée de Kobrin en Pologne à son frère Le cbevaUer,
Le 17 mars 1800, noue apprend qu'il est formellement engagé
depuis le 1er mars au service de la Russie, mais qu'il se préoccupe
encore de conserver son grade en Piémont. 11 a reçu un commen-
cement de sotde et « passé les premières difficultés ». 11 n'est
retenu en Pologne que par une maladie de Souvarov; sans cet
accident, dit-il, il serait déjà à Péiersbourg. Le sort on plutôt son
humeur tourna bientôt les événements dans un autre sens. Dana
une lettre écrite die Moscou, le 29 décembre 1 801, à son frère Nicolas
par l'intermédiaire de Joseph, et reçue de celui-ci à Cagliari le
3 avril 1802 2, — tant étaient lentes las communications, — nous
apprenons qu'il a renoncé à l'armée et demandé son congé, sans
l'avoir encore obtenu, du reste. Il vit de son talent de portraitiste :
Je reçois aujourd'hui seulement ta lettre, mon cher ami. Il y avait
1 A son frère Joseph.
2 En tète de toutes les lettres qu'il reçoit de «on frère, Joseph prend soin
de noter le jour exact de l'arrivée. Ce nous est d'un grand secours pour en
fixer la chronologie, Xavier omettant pariais teate iudicatioa de date et
de lieu.
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de xayiir m nmm a sa famille sa?
si longtemps que je n'avais plus revu de ton écriture J Tu ne compren-
dras jamais le plaisir .que j'ai «eu em ouvrant le gros paquet du comte.
Il a été un peu diminué en voyant que tu n'es pas dans une position
stable ; la mienne est bonne maintenant ; et quoique je t'aie déjà, ou au
comte, narré tout cela dans une très longue épître, je t'en dirai encore
quelque chose. J'ai demeuré une année entière logé chez un prince
Gagarrô, où j'étais avec tout l'agrément imaginable; j'étais chez lui
comme tu «s chez moa frère. Mais son espoir était que je me char-
gerais de l'éducation de son jeune fils. J'avais eu ce projet lors du
règne de Paul Ier, parce que, ne voulant être militaire absolument sous
ce régime, je n'avais d'autres ressources. Lorsque je me suis vu libre
de faire à ma volonté et que je n'ai plus craint d'être renvoyé ou mis
en Sibérie, je me suis ressouvenu de mes anciens dadas et je m'y suis
livré. J'avais désiré longtemps d'entrer dans le corps des cadets; le
grand-duc lui-même me l'avait fait espérer; il est le chef de ce coqas
où les officiers ont le logement, la table, une bonne paie et le séjour
stable à Pétersbonrg. Mais les officiers se sont vivement opposés à
cette traverse qu'ils ont subodorée. Le grand-duc ne s'intéressait que
faiblement à moi. Gela n'a pas *eu lieu sous le règne passé, et lorsque,
sous celui-ci, j'aurais pu facilement réussir, je n'en avais plus d'envie.
La crainte de recommencer une carrière subalterne et pénible, la diffi-
culté de la langue, que je ne saurai jamais bien, et plus que tout
peut-être, la possibilité de vivre libre, m'ont fait penser à quitter le
servioe. Tu ne peux te figurer ce que c'est qu'un capitaine au service
russe. Un Russe qui serait capitaine à mon %e, ne serait pas reçu en
bonne compagnie ; ici le grade est tout. Or comme les domestiques de
la cour ont des grades et que quelques-uns sont colonels, les mar-
chands en ont, les employés civils quelconques en ont, il s'ensuit
<qu'on ne peut sortir de place sans être obligé de filer doux. Cela n'a
pas lieu pour les étrangers, qu'on traite différemment. Toutefois il
n'est pas possible à quelqu'un qui a eu une éducation semblable à
la nôtre de servir ici dans mon grade. D'ailleurs il n'y a pas de quoi
vivre; quoiqu'on ait augmenté d'un quart la paie de tous les officiers,
elle n'égale pas encore la nôtre en Piémont. J'aurais aussi fort aimé
d'être employé dans les mines; Gela n'aurait pas été impossible si tu
avais été à Pétersboctrg pour courir pour moi et faire des visites, mais
je n'ai pu vaincre mon naturel -et je le jure que c'est vraiment que je
ne puis pas être actif et intrigant rf ne me restait donc plus que d'être
peintre, et voilà ce qui était réellement mon fait. Je n'ai eu aucune
démarche à faire; j'ai seulement déclaré à quelques amis que je ferais
dorénavant des portraits à cent cinquante roubles. Il y a eu fureur au
commencement; j'ai gagné près de quatre mille livres de notre mon-
naie dans les trois premiers mois. Depuis lors, cela c'est un peu
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ralenti; mais je comptai* alors, lorsque les jours étaient assez beaux
pour me permettre de travailler; qae je gagnais cinq loois par joar.
Or tu sais qu'ici, en hiver, les jours n'ont guère que trois heures de
bonne clarté, ta vois qae je les employais bm.
J'ai tout de suite payé cinq oents roubles de menues dettes aux
camarades et tailleurs; j'ai monté ma garde-robe et, pour la première
fois de ma vie, j'ai vingt-quatre chemises; je n'ose pas te dire qu'elles
sont de toile de Hollande. J'ai placé soixante louis; j'en ai prêté mala-
droitement trente et j'en ai quarante en poche. Si cela ne fait pas le
compte, le diable sait où est le reste, car il y a bientôt cinq mois que
je peins et il me semble, à vue d'oiseau, que je devrais avoir plus
d'argent. — Revenons. J'étais donc à Pélersbourg, chez mon prince,
qui a suivi l'empereur au couronnement et que j'ai accompagné ici.
Lorsqu'il a voulu partir j'ai été plusieurs jours dans des angoisses
inexprimables; il faisait semblant de ne pas comprendre que je voulais
le quitter et me dégoûtait par toutes les raisons possibles de mon
projet pittoresque. Je l'aime vraiment beaucoup et il m'avait témoigné
tant d'amitié, il m'avait été si utile dans un moment pénible, par
l'asile qu'il m'avait offert chez lui, que je ne savais comment me
décider. Cependant je l'ai fait, je l'ai laissé repartir seul en lui pro-
mettant d'être de retour chez lui au 1er janvier, parole à laquelle il
me faudra manquer sous peine de faire deux cents lieues dans trois
ou quatre heures, car je t'écris maintenant en date du 31 décembre.
Je suis maintenant logé chez la princesse Anne-Petrowna Schakowskoî,
à peu près comme j'étais chez Gagarin à Pétersbourg. C'est elle, en
grande partie, qui m'a procuré les portraits que j'ai faits dans le com-
mencement. J'ai, vis-à-vis de chez elle, un charmant atelier pour l'huile;
je fais la miniature chez moi. Je dîne là et j'y passe ma vie. 11 n'y a
point d'homme dans la maison : une mère jolie comme Mme Dunoyer 4
et dans ce genre ; quatre jeunes princesses, deux nièces composent la
maison. Il y vient quelques bons amis. Le soir, on lit, on jase, on fait
des petits jeux, on joue à colin-maillard et on est déjà accoutumé à me
-voir seul contre le poêle, triste; vieux et blême, ne pouvant pas me
forcer à rire. Cependant quelquefois je me déride, j'ouvre mon grand
bêtisier des autres fois et je suis alors quatre fois plus gai que tous les
autres. Cela me réconcilie insensiblement avec tous ceux que mon
premier aspect avait glacés et prévenus contre moi. Tu vois tout cela
comme si tu y étais. Il me faudrait me répandre dans le monde, aller,
venir, rencontrer les gens et faire voir mes portraits; mais, hélas! le
cœur u*e manque; cela va par le courant et rien de plus. Cette occu-
pation fait tout mon bonheur; elle m'empêche, au moins pendant le
1 Cousine par alliance dés de Malstre.
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DE XàVIBR DE MÀISTRE À SA FAMILLE 909
travail, de penser que je suis vieux, plus peut-être encore que toi,
mais elle ne me le fait pas oublier. Je me promène toujours en Sar-
daigne ou à Chambéry, souvent à la cité d'Aoste et partout où j'ai des
affections, et je vois toujours que rien ne peut remplacer les premières.
Il est toujours une autre terre à laquelle on pense malgré soi. Au
reste, ce n'est pas la terre que je regrette; plût à Dieu que mes amis
fussent ici, je ne penserais plus à en sortir.
Une lettre du 30 janvier à Tune de ses sœurs, Mme de Vignetr
annonce avec quelle satisfaction il a obtenu de l'empereur « son
congé absolu avec le grade de major, la permission de porter l'uni-
forme et une gratification de cinq cents ducats, ce qui fait cinq
mille livres de Piémont à peu de chose près » . Dans les quatre
derniers mois, il a fait, malgré la brièveté des journées, vingt por-
traits à 15 louis pièce. Il emploie le temps qui lui reste à peindre
des paysages ; « c'est le genre pour lequel il croit avoir le plus de
facilité et qui fait son bonheur ». Le soir, il va dans le monde et y
est fort bien accueilli. Dans ces conditions, il ne peut manquer de
s'attacher à la Russie, ce Tu sens, dit-il, que cela doit me donner
de l'affection pour ce pays- ci et qu'il ne me convient pas de le
quitter sitôt. J'ai maintenant la perspective consolante d'avoir du
pain dans ma vieillesse, si Dieu me condamne à devenir vieux. »
Le 10 février 1802, il expose avec entrain sa situation à Joseph,
toujours régent de la grande chancellerie à Gagliari ; il lui narre ses
dépenses assez fortes, ses gains qui heureusement l'emportent et
lui permettent, après avoir payé toutes ses dettes, de placer
quelques économies. Le voilà donc, décidément, peintre en minia-
tures, attrapant, comme il dit, « quelques ressemblances et beau-
coup d'argent » .
Dans une lettre du 24 mars, encore adressée à Joseph, il exprime
l'espoir de « doubler sa petite cassette, qui est maintenant de dix
mille et cinq cents francs », sans compter « vingt louis en poche
et deux portraits commencés ». Mais, avec une nature comme la
sienne surtout, l'argent ne fait pas le bonheur, et, dans la mène
lettre, nous lisons ces lignes mélancoliques :
Il faut bien que nous prenions un arrangement pour correspondre,
puisque notre séparation semble se prolonger. Rien ne me console de
cette triste perspective. La crainte de ne plus revoir mes pénates
empoisonne tout ce qui peut m'arriver d'heureux. Et où sont mes
pénates? Si je ne consultais que ma raison, elle me dirait sûrement
qu'ils sont ici, mais je ne me suis jamais laissé mener par le nez à
la raison, et je suis bien décidé à revoir mes amis de l'ancien temps.
10 DÉCEMBRE 1902. 59
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910 LETTRES INÉDITES
Tu ne saurai* croire l'effet que le retour du soleil fait sur moi au
printemps en Russie, Les glaces et la tourmente ne me rappellent que
le col du mont et des souvenirs désagréables. Mais dès que les bou-
leaux commencent à verdir et que je sens les premières bouffées du
vent chaud de la belle saison, je suis frappé d'un sentiment indéfinis-
sable. J'ai des réminiscences, des sensations de ma jeunesse, lorsque
j'habitais sous le beau ciel de Pignerol, et je pleurerais si je n'avais
honte. Je ne vois rien dans un horizon immense que des tètes noires
de sapins, et pas une montagne. Je ne vois pas même les nuages qui
sont suspendus sur le mont Blanc; cette idée me fâche et je m'en
plains à tout le monde...
S'il devient Russe tantôt avec entrain, tantôt avec résignation,
du moins ne se fait- il pas schismatique : « Je te prie, écrit-il en
riant à son frère Nicolas, le 31 décembre 1802, de dire à Fan-
chette que je ne deviendrai point schhsmatijue à moins qu'elle ne
change de religion. Dans ce cas-là je me ferai turc avec elle. En
sa considération, j'ai ôté de mon col une image de saint Alexandre
Newdki, qui est un saint schismatique et qu'une jolie demoiselle
m'avait donnée. Quand pourrai-je devenir dévot avec mes bonnes
sœurs et mes bonnes cousines? En attendant je tâche de me tenir
debout entre le ciel et la terre, ne pouvant me tirer d'affaire tout
seul* » Et cela le mène, sans qu'il marque la transition, à prier
le chevalier d'avancer en son nom 20 louis à son frère le doyen.
Le petit sermon des sœurs n'était pas tout à fait perdu. Nous ver-
rons plus tard Xavier de Maistre, converti, traiter les affaires
religieuses avec plus de sérieux.
Une lettre du 4 mars 1803, à Mme de Constantin, nous apprend
qu'il est sur le point de quitier Moscou, où « il n'a presque plus de
travail », et où « il est arrivé une nuée de peintres ». — « On m'a
fait, dit- il, espérer un emploi à Péterabourg; si cela a lieu, mon
existence changera absolument et je crains bien que ce soit en
mal... J'ai un pressentiment qui me dit que c'est mon dernier bon
temps qui vient de finir. »
Il part, en effet, pour Pét ers bourg. Une de ses lettres sans date et
sans suscription le montre en compagnie de son frère, « arrivé
depuis quinze jours ». Or, c'est le 13 mai 1803 que Joseph de
Maistre atteint la capitale russe en qualité de ministre plénipoten-
tiaire de S. M. le roi de Sarlaigne1. On aimerait qu'il donnât là-
dessus plus de détails, d'autant que la première correspon lauce
russe de Joseph porte la date du 3 août et est purement diploma-
1 Joseph de Maistre, par Georges Cogordan, p. 55.
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DE XAVIER DE MAISTRE A Si FAMILLE 911
tique. Telle quelle, la lettre de Xavier mérite qu'on la reproduise
pour elle- même. La destinataire n'en peut être que sa sœur Eulalie.
Le naturel y est poussé à l'extrême.
... Mon frère est arrivé depuis quinze jours, et je le vois à peine. J'ai
été conûné pendant longtemps dans une maison de douleur : le prince
chez qui j'ai demeuré longtemps (le prince Gagarin) a perdu sa jeune
et bonne épouse, et j'ai vu et partagé sa tristesse. Une nombreuse
famille au désespoir, les larmes d'un vieux père de quatre-vingts ans,
ont attendri mon cœur que je croyais pétrifié par le chagrin. J'arrive
maintenant de leur campagne où je retournerai demain. Je pars dans
le courant du mois, de juin pour Moscou où mes affaires me deman-
dent. Je ne les ai pas aussi bien faites ici que là, quoique je ne dois
pas me plaindre. J'ai fait d'assez bonnes épargnes; et je serais très
content si je n'avais fait mieux. En attendant, vogue la galère, il y a
toujours plus d'argent que de vie, et, comme dit le proverbe, quand on
est mort, on est mort. C'est tout ce qu'on peut dire de plus philoso-
phique sur le destin de l'humanité, et ce qui doit nous engager à
prendre le temps comme il vient et à ne pas trop compter sur l'avenir,
ni faire de projets. Je me dis souvent, quand je suis inquiet sur mon
sort : De quoi puis-je me plaindre? je n'ai jamais été mieux habillé,
nourri, cbauffé, logé, traîné, couché. Je n'ai jamais été aussi libre,
aussi maître de mes quatre volontés. Je suis à huit cents lieues de
chez moi, il est vrai, mais où est mon chez moi? J'ai ici de vrais amis.
Le soleil se lève chaque matin ; et en effet le ciel ne fait-il pas le tour
de la terre? Est-ce que les Russes n'ont pas le nez au visage comme les
autres? C'est un vrai préjugé que ce désir de retourner dans un pays
où on n'a rien à faire, uniquement parce que notre mère y a fait ses
couches. Cependant, si mes affaires continuent à aller bien, si je ne
crève pas, si mes amis ne meurent pas, et si tout se tranquillise en
Europe, si et cœtera, j'exécuterai le projet d'aller avec le Doyen et toi
chez nos neveux. Là nous rirons encore quelquefois, car tu sais qu'au
milieu de mes plus grandes peines je ne puis m'empêcher de dire
quelquefois des coq-à-1'âne. C'est ce grain de folie que le bon Dieu
m'a donné, en compensation d'un sort heureux qu'il m'a refusé. Le
cadeau n'est pas le plus beau qu'il eût pu me faire, mais cheval donné
ne se regarde pas à la dent, et au fond il aurait pu me faire tout à fait
fou ou tout à fait raisonnable, ce qui aurait été également fâcheux.
J'ai reçu hier deux énormes lettres de Xavier Vignet et de Jenny. Je
sais toute la parenté du mont Blanc comme si j'y étais. Je suis parrain
de l'aînée des jumelles avec la princesse Schakowskoï. Qui vivra
Terra. Adieu ma bonne amie, je t'ai écrit des enfantillages pour
dégorger ma triste campagne. J'embrasse Adèle ainsi que son père
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Sl2 LETTRES INÉDITES
l'embrasse. Il ne peut écrire; les affaires l'obsèdent. Si tu vois Galaté
et Faa, dis-leur qu'au premier jour je leur écrirai. Je n'ai pas le temps
aujourd'hui, car le courrier part et mon frère est là avec sa cire
d'Espagne à la main qui s'impatiente. Adieu, ma bonne Eulalie.
Xavier ne dut pas obtenir à Pétersbourg la situation qu'il y
venait chercher, car vers la fin de l'automne *, il retourne à Moscou,
chez les Schakowskoï, pour y rester jusqu'à ce que son frère,
en 1805, lui obtienne, comme nous le verrons bientôt, une charge
importante. Cette fois, il s'ennuie sincèrement dans l'hiver de
Moscou.
Je pâlis et je m'étiole, écrit-il à Mme de Buttet, comme les choux
que tu as plantés dans ta cave. J'ai aussi comme toi le nécessaire
qu'on appelle superflu, et n'en suis pas plus heureux pour cela; mon
cœur n'est pas satisfait; et c'est une triste consolation que la raison
me donne en m'annonçant qu'il ne le sera jamais. Mais j'ai depuis
longtemps pris le parti de ne pas arrêter mes idées sur les siècles
passés. Ainsi, parlons de choses présentes et réelles,.. Personne ne
possède cet esprit de paresse (épistolaire) aussi énergiquement que
moi. Cela ne m'empêche pas d'être quelquefois fâché sérieusement
contre les personnes qui ne m'écrivent pas. C'est bien dommage, ma
Jane, que nos amis ne répondent pas aux lettres que nous avons envie
de leur écrire; toute ma fortune ne suffirait pas à payer les frais de
poste, et je crois que tu en recevrais une belle pacotille de ma part.
Ce que tu me dis du libraire qui veut avoir quelque chose de moi, m'a
fait pousser un soupir. Je suis quelquefois tenté d'essayer encore,
mais les moments de chaleur sont courts, le courage me manque; et
l'amour du repos, soit la paresse proprement dite, reprend bientôt son
empire. Je vois donc à regret que je ne suis pas destiné à la littérature
et mon pauvre Voyage autour de ma chambre ressemble assez au
galop de Rossinante. Tâchons au moins, ma Jenny, de nous écrire
plus souvent. »
Une lettre du 11 avril 1804 à son frère le doyen du chapitre de
Ghambéry prouve qu'il sait cependant mêler le badinage à la tris-
tesse et qu'il n'a abandonné ni le goût des lettres ni celui de la
peinture. Le doyen avait lui-même commis une oie et l'avait
envoyée à Xavier. Celui-ci lui répond avec quelque indulgence :
J'ai été charmé de ton ode, mon doyen. C'est vraiment ce qu'on
1 On a une lettre datée de Pétersbourg le 8/19 octobre. Les dates se rap-
portent tantôt à l'ancien style, tantôt au nouveau, et elles ne le mentionnent
pas toujours.
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DE XàVJER DE MàlSTAE k SA FAMILLE 913
doit appeler une surprise, car je t'avoue que je ne m'y attendais pas,
et tu peux, avec plus de raison que personne, dire que :
Dans ta tète un beau jour ce talent se trouva.
Je suis fâché que tu ne me Taies pas fait parvenir tout entière; il y
a de la poésie et des idées. C'est dommage des quarante-sept ans, car
ton ode est sûrement bien meilleure que celle des Larmes de Saint-
Pierre de Malherbe, ce qui t'aurait fait espérer d'arriver à la hauteur
de celle de La Rochelle. Je ne te dis rien des quelques fautes que j'y ai
vues, les fautes ne sont rien quand il y a du bon, parce qu'on peut
lever les solécismes, mais non ajouter le bon. Je ne puis te passer
cependant, tout sert à aggraver, horrible hiatus, ni la chair virgi-
nale descendue, c'est trop mystique pour moi. La première, troisième,
quatrième, cinquième et la septième surtout sont belles; et puisque
tu en as fait vingt-deux, c'est marque que la verve est de tenue, et tu
devrais continuer; en prenant un sujet plus fertile, tu seras étonné de
la facilité que tu y trouveras..., rien ne fait passer la vie comme les
vers. J'en ai aussi fait quelques-uns depuis mon séjour ici, mais
rien de Pinderaque ou peu, une ode à mon frère, qui n'est pas finie,
et une foule de petits couplets, madrigaux pointus, et pour écrire
dans les livres de souvenir des demoiselles russes, voire môme des
impromptus, trois fables ; et le tout te sera envoyé quand j'aurai le
temps de copier.
Le doyen, d'après la lettre, n'est pas des pins fortunés; on voit
d'ailleurs, à plusieurs reprises, que Xavier lui fait des envois de
20 livres qui sont probablement annuels. La pensée de ces diffi-
cultés ramène un moment la mélancolie; mais on ne s'y arrête pas
trop longtemps :
Je ne suis pas plus heureux; voilà ce qui doit te consoler. Je trouve
aussi déjà que la vie devient laide, mais je fais comme ces maris qui
ont une Femme laide et qui la caressent par procédé. D'ailleurs, je ne
sais si tu as remarqué qu on n'est jamais si disposé aux tristes
réflexions que lorsqu'on écrit des lettres...
Je compte beaucoup sur le travail pour mes vieux jours. S'il ne
rend pas heureux, il tranquillise. D'ailleurs je n'ai pas le temps de
lire, et j'ai encore tous les auteurs classiques, tous les anciens philo-
sophes en réserve, que je n'ai jamais lus. J'ai le bonheur de n'avoir lu
Plutarque, ni Sénèque, ni Montaigne, ni Gicéron, excepté en troi-
sième. Voilà bien de la provision. En attendant, la peinture aura tous
mes loisirs. Je peins à présent comme un enragé. Je voudrais pouvoir
t'envoyer quelques-uns de mes bons portraits, il me semble que j'ai
fait de grands progrès dans cette dernière année. Je peins aussi à
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?14 LETTRES INEDITES
Thuile, mais c'est des Vandercroûtes, et je n'ai pas même sn faire un
paysage valant celui qui est chez la religieuse. H faut de la routine à
tout... Oh! si tu pouvais venir t'asseoir sur mon grand divan de
maroquin, comme je te ferais tout voir jusqu'aux plus petites esquisses.
Mais il faut encore attendre. Je veux devenir riche! Je ne conçois pas
comment cela m'est venu en tête; et tu avoueras que j'étais bien
celui de toute la famille qui avait le moins l'encolure de s'enrichir,
aussi je crains bien d'échouer dans mon projet.
Le ton n'est pas très différent dans une lettre adressée au même
le 13 mai. Il vient encore de parler de ses chères Alpes et de
s'étonner « que les arbres veuillent se donner la peine de fleurir
ailleurs qu'A la cité [d'Aoste] ou à Turin » :
Cependant, ajoute-t-il, ma situation et mes idées sont telles, qu'il
me faut mettre ma raison de côté pour espérer mon retour. Il doit y
avoir bien de l'incohérence dans les différents projets que je vous
communique dans mes lettres, mais le fond est toujours le même :
l'attente d'un triste avenir, que modifient de temps en temps des
élans d'imagination et de courage, qui sont bien rares, et qui ressem-
blent aux efforts inutiles que fait un vieux cheval abattu pour se
relever, malgré qu'on lui donne des coups de pied, et qu'on le tire à
force par la queue. Adieu, mon doyen ; il m'en fâche de vivre sans loi,
nous aurions fait si bon ménage à tout moment. Mais comment
espérer la tranquillité sur la terre? nous serions troublés chaque jour
par quelque accident humain ou inhumain. Il faudrait, pour être
heureux, aller habiter ensemble une solitude éloignée, où il y eût
beaucoup de monde pour ne pas s'ennuyer, et où il n'y eût personne
pour n'être pas vexé; avec une bien petite fortune, de peur de res-
sembler aux riches, et beaucoup d'argent pour faire bombance et
pour inventer la colombe volante et le mouvement perpétuel. Gomme
cela est difficile à exécuter, il nous faudra encore aller un peu comme
le diable vous pousse.
En écrivant, Tété de cette même année, à Mmô de Buttet, sa
mélancolie prend un ton plus léger et pins poétique.
Il faut, dit-il après avoir d'abord parlé de maladie, chasser ces
tristes pensers. J'en ai d'assez riants où je suis. Le temps est superbe,
et, au 3 de juin à peine encore, je sens la chaleur de l'été. La princesse
marie ses deux filles aînées le môme jour, et dans huit jours la double
noce aura lieu. Imagine, si tu peux, l'entrain de la maison. Cepen-
dant, depuis que je suis dans cette charmante société, je n'ai jamais
été plus solitaire qu'à présent; les quatre amants s'embrassent du
matin au soir, en attendant qu'on leur permette de s'embrasser du
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DE XAVIER DE MA1STRE À SA FAMILLE 915
soir au matin. La maman, le père et les intimes sont occupés de la
dot, du trousseau, d'une terre à acheter; et moi je suis au jardin, qui
rêve le long de l'allée des soupirs, ou bien je rime des vers sous le
logement d'un rossignol, qui a l'air de me dire : « C'est moi qui suis
le favori du dieu de l'harmonie; c'est moi qui suis jeune et joyeux;
c'est pour moi que le soleil rayonne à travers le feuillage et que la
matinée sourit dans ce jardin. Tout ce que tu vois, les fleurs, les
ombrages, la rosée, l'air lui-même et la lumière, tout cela est pour les
jeunes rossignols, piou, pii, piou pii pii. »
III
DE L'ARRIVÉE A PÉTERSBOURG JUSQU'AU DÉPART POUR LE CAUCASE
(1805-1810)
Au printemps de 1805 Xavier de Maistre part déGnitivement de
Moscou, non sans quelque tristesse de quitter ses amis. Le 4 avril
de cette année, il avait été nommé par le tsar membre honoraire
de l'amirauté; et bientôt après on l'appelait à diriger le musée
de ce département. Cette situation assez importante était due à
l'amitié qu'éprouvait pour Joseph l'amiral de Tchitchagoff. Elle
ne laissa pas d'exciter de fortes jalousies dans la petite colonie
sarde. Joseph, qui, au reste, servait de son mieux chacun de ses
compatriotes, la justifia assez fièrement : « Lorsqu'on est, écrivait-
il en parlant de son frère, tout à la fois militaire, physicien,
chimiste, écrivain brillant, dessinateur de premier ordre, etc., on
peut bien obtenir quelque chose. Celui qui envoie des chansons aux
dames et des mémoires à l'Académie des sciences sortira incessam-
ment des rangs. » — Dans la lettre, justement, où Xavier lui avait
donné pleins pouvoirs pour chon-ir entre l'amirauté et un autre
poste qui lui était également offert, on trouve des remarques assez
approfondies sur les inclinaisons de l'aiguille aimantée *.
L'amitié des deux frères ne se démentit jamais. On en a la preuve
dans maintes lettres où ils font l'éloge l'un de l'autre. Mais il
n'en existe peut-être pas de plus touchant témoignage que le billet
suivant, écrit par Xavier en avril 1807, pour obtenir de Joseph le
pardon d'une légère offense :
Mon cher ami, tu es fâché contre moi. Cela me fait bien de la peine.
Tu m'as boudé le jour de Pâques; il faut que tu sois bien irrité
* Xavier de Maistre s'intéressa toujours activement au progrès des
sciences. Oo peut voir dans Eugène Réaume, t. I*r, p. lxxxiii, la liste des
Mémoires qu'il a donnés à l'Académie royale des sciences de Turin et de
ceux qu'il a publiés dans la Bibliothèque Universelle de Genève.
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916 LETTRES INÉDITES
contre ton frère. Je t'écris ce billet avant de me coucher pour pouvoir
dormir; je t'assure que je n'ai jamais cru de t'offenser. Si je l'ai fait,
pardonne-moi. Je vis bien, vendredi, que tu avais été blessé de mon
refus trop brusque; mais si j'avais su que tu t'en fusses ressouvenu,
je n'aurais pas tardé si longtemps à te voir. Je t'avais dit vendredi que
je dînais chez moi parce que j'avais un engagement que je ne voulais
pas t' avouer; c'est mon mensonge qui m'a embarrassé et qui m'a fait
commettre une malhonnêteté. Crois-moi tous les vices imaginables,
excepté celui de ne pas l'aimer comme je le dois et comme c'est mon
bonheur. Adieu, cher ami, oublie tout cela, je t'en conjure; écris-moi
un mot.
A partir de la fin de 1807, la correspondance de Xavier avec sa
famille paraît se ralentir, nous verrons dans la suite pourquoi.
Même en tenant compte des lettres qui ont dû se perdre ou qui
pourraient se trouver ailleurs, il est étrange que notre dossier n'en
contienne qu'une seule jusqu'au début de 1810. C'est une raison
suffisante de la reproduire en bonne partie. On ne la lira pas, du
reste, sans quelque intérêt, au moins lorsqu'elle parle des rapports
de Joseph de Maistre avec son souverain sans royaume. La
première moitié est du 20 décembre 1807; la seconte, du
24 février 1808. Elle est adressée à M"' de Buttet :
Tant de circonstances réunies, et conjurées avec ma paresse,
s'opposent à la régularité de ma correspondance, que j'espère, ma
chère Jenny, que tu ne t'en prendras pas uniquement à ce mien vice,
si tu as quelque levain sur le cœur k cause de mon long silence.
Comment et quoi t'écrire à travers les orages qui nous ont séparés?
C'est comme si je voulais te jeter d'ici ma plume tout au travers des
longitudes et des latitudes. Maintenant les difficultés ne sont plus les
mêmes. Cependant j'ai écrit à Nicolas, et je n'ai point eu de réponse.
J'espère être plus heureux avec toi. J'ai su par les lettres de Mme Le
Nôtre * que tu es à la Bonne ville où je t'adresse ma lettre. J'aurais
bien des choses à te dire, mais pas autant à t'écrire. Il ne s'est fait
aucun changement notable dans la situation du trimaislre 3 qui est
ici. Rodolphe grandit et se conduit bien. Son père engraisse et
travaille comme quand il était jeune. Il passe son temps tristement
bien, c'est-à-dire qu'il est aussi heureux que les circonstances et
l'éloignement de sa famille le lui permettent. Si vous étiez tous ici,
je ne désirerais rien; mais cette séparation éternelle ne peut être
compensée par rien. Je suis étonné que personne ne nous écrive du
' Le Nôtre est le nom qu'en famille on donnait à Joseph de Maistre.
2 Les trois de Maistre : Xavier, Joseph et son fils Rodolphe.
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DE XAVIER DE IfAlSTRB A SA FAMILLE 917
Mont-Blanc. Les lettres de Turin arrivent assez régulièrement. Adèle *
m'a envoyé un portrait de Bussolini très bien fait; mais de ma Jane,
de Tbérésine, de la Viguet, enfin de Chambéry, rien. Cela est trop
cruel, et il n'y a que toi qui me tireras de ce chagrin. Je vais faisant
des plans sans On pour vous revoir; mais plus je retourne le sac,
moins j'y trouve de moyens. 11 faudra un miracle, une comète, qui me
donne une poussée. Je ne désespère cependant pas. Et le hasard donc!
Je suis bien venu ici sans rime ni raison; je pourrais bien m'en
retourner de même.
Le 24 février. Depuis que j'ai commencé ma lettre, j'ai reçu des
nouvelles de Savoie qui m'apprend la maladie de Tbérésine et sa
convalescence; la vie de celte pauvre femme n'est qu'un enchaînement
de calamités... Quoique ma situation n'ait pas changé depuis que je
t'ai écrit, mes moyens diminuent avec la cherté excessive qui aug-
mente sans cesse ici. Les ducats qui valaient trois roubles il y a quatre
ans en valent cinq et trente sols maintenant en papier. Et depuis que
je vis avec des appointements, je mange tout en herbe, comme à
Turin, et je ne sais pas faire économie. Il me prend seulement quel-
ques rages d'avarice qui ne durent guère et, à la fin de l'année, je suis
Gros-Jean comme devant.
Mon frère est toujours bien portant ainsi que mon neveu. M. Le
Nôtre est triste et me fait pitié. Il est traité sans égard par son bour-
geois et ne voit devant lui que chagrin et vieillesse. Sa séparation
d'avec sa famille est un poids qui, au lieu de diihinuer par l'habitude,
augmente chaque jour, et sa situalion lui devient impossible. Je suis
sûr que ceux qui voient cela de loin le voient bien mal. Je te prie de
dire mille choses tendres à Thérésine et à Constantin. J'ai reçu dans
le temps une lettre de la première et une de Camille qui m'envoie des
découpures. Je les ai trouvées charmantes et les ai placées à mon
miroir. J'embrasse et je remercie ma chère filleule, à laquelle je
répondrai la première fois que j'écrirai à Thérésine, ce qui sera
bientôt. Adieu, ma bonne et chère Jane. Adieu, Éloi. Écris-moi chez
la Villeneuve, vis-à-vis le Palais d'Hiver.
Ce qu'il écrit le 25 janvier 1810 à son frère Nicolas témoigne
qu'il n'a guère changé durant les deux années où nous le perdons
de vue. C'est toujours le mélancolique prêt à se moquer de lui-
même. On y remarquera aussi l'analyse de sa méthode &i sincère de
composer, et l'admiration avec laquelle il parle de son frère :
Si le change actuel n'avait pas réduit au tiers mon pauvre capital,
je serais probablement déjà avec toi, mais je ne puis plus y penser.
« Pille aînée de Joseph de Maistre.
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918 LETTRES 1HÉDITES
Tous mes travaux sont à peu près perdus, et me voilà bientôt Gros-
Jean comme devant. En revanche, je suis dans une situation agréable,
quoique mal assurée. Je tâche de ne rien prévoir, mais je t'avoue que
c'est une chose bien douce de penser qu'on a un pied à terre, et bien
cruelle d'avoir tant fait pour l'avoir et de le perdre. Cette vague
inquiétude d'une vieillesse pénible perce à travers mon insouciance et
se môle avec mes plaisirs; et, comme je suis peu maître de mes idées,
il arrive souvent que de tristes pressentiments me saisissent dans la
société. Les personnes qui voient ma physionomie se décomposer et
devenir sombre s'imaginent que j'éprouve quelque malheur actuel.
Les vieilles demoiselles croient que c'est une grande passion malheu-
reuse et me témoignent de l'intérêt, ce qui me rend encore plus pâle
et plus triste. De temps en temps, je reprends courage comme un
poltron révolté. Je ris, je chante, je me remets à la peinture, voire
même je fais des vers. Cette étincelle de génie, obscure et douteuse,
que la nature m'a donnée, reparaît tout à coup à mes yeux comme
-ces étoiles tombantes qu'on voit quand on ne les regarde pas et qui
n'existent plus lorsqu'on veut les regarder. Alors j'entreprends un
paysage qui reste à moitié fini et qui aurait été charmant.
Je t'envoie des stances que j'ai faites sur l'aventure d'un prisonnier
qui voit entrer un papillon dans son cachot4. Je me suis imaginé
pendant huit jours que j'étais en prison, pour entrer dans mon sujet.
En outre, pour faire mon histoire du Lépreux de la cité cTAoste, j'ai
eu la lèpre pendant deux mois. Tu sens que tout cela n'est pas fait
pour égayer.
Parmi le nombre des bonnes connaissances que j'ai faites à Saint-
Pétersbourg, il faut cependant que je te narre comme quoi j'en ai
plusieurs de très intéressantes et une qui m'intéresse au point que le
public en a parlé et m'a marié sans que j'aie mérité cette faveur de
sa part, car l'apparence même n'y est pas a. Cette aimable société me
fait passer des moments agréables, quoique mes amours ressemblent
un peu à, ceux de mon oncle Tobie et de Mme Vadman. Tu me marques
que tu portes fort bien ta cinquantaine. Je ne porle pas mal mes
quarante-six sonnés, et, lorsque j'ai ma perruque à la brigadière, je
ne suis pas trop mal. Yolkonski te devait bien un petit compliment,
*t je laisse la chose indécise quant à notre fraîcheur. Mon frère se
porte aussi à merveille. Il est singulièrement engraissé; ses cheveux
sont blancs, mais il les conserve. Il a toujours la même activité de
pensée et d'élocution qu'il avait jadis. C'est un homme admirable, le
1 Voy. cette poésie, la meilleure peut-être qu'on doive à Xavier de
Maistre, dans les Œuvres inédites, t. II, p. 220 (éd. Réaume, chez Lemerre,
déjà citée).
2 Le mariage se fera cependant.
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DE XAVIER DE MA1STRE À SA FAMILLE 9i&
microscope le plus fort ne verrait rien à redire dans sa conduite privée
ou publique. Aussi il a le bonheur d'être bien connu et apprécié ici.
S'il avait sa famille avec lui, il serait parfaitement heureux. Il soutient
cette séparation, ainsi que tous ses chagrins, avec une force admirable
et rien na le détourne jamais de ses habitudes religieuses, non plus
que de ses heures de travail. Cela va comme un chronomèlre le plus
parfait. Cet ordre et cette règle paraîtraient devoir entraîner de la
sécheresse. Mais non, son cœur et son esprit ont toute leur fraîcheur.
Rodolphe est toujours très bien, il voit le monde et se conduit à mer-
veille; il est peu caressant, mais très bon et il s'amuse comme on doit
le faire à vingt ans.
IV
LA CAMPAGNE DU CAUCASE
(1810-1811)
Un moment ralentie, la correspondance de Xavier avec ses frères
et sœurs redevient très abondante à partir de l'été de 1810 C'est
qu'il se trouve à ce moment, et pour près de deux années, tout à
coup séparé des siens et envoyé en expédition dans les sauvages
défilés de la Géorgie. À cet événement on doit la mieux écrite, —
suivant nous, — de tontes les œuvres de Xavier de Maistre :
Prisonniers du Caucase.
De longues et nombreuses lettres nous renseignent sur les phases
de cette campagne. La plupart sont adressées à Joseph, depuis
celle qui annonce, au soir du 9 juillet 1810, Tordre d'un départ
qu'il faut exécuter dès le lendemain matin, i six heures, sans
pouvoir se dire adieu, jusqu'à celle qui, datée de Tiflis le
22 décembre 1811, apporte la copie des rescrits impériaux qui
nomment le colonel de Maistre, en récompense de ses bons services,
chevalier de l'ordre de Saint-Wladimir et de l'ordre de Sainte-Anne.
Mais, justement parce que la correspondance avec Joseph est la
plus fréquente, les faits s'y trouvent assez dispersés. Nous préfé-
rons reproduire l'unique lettre adressée à Nicolas durant cette
campagne. Tout s'y trouve raconté en ordre : motifs et circons-
tances du départ, combats, blessure, mœurs des habitants. Elle
est envoyée de Tiflis, le 8 juin 1811 :
Mon frère l'a sans doute instruit de mon changement de situation.
Il a été nécessité par plusieurs circonstances réunies. La première de
toutes était le chagrin sourd qui me rongeait de n'être plus militaire
dans un pays où tout le monde Test*... Une autre raison qui m'a décidé
1 Nous supprimons ici toute une page à cause des longueurs. Il y est
raconté comment Xavier est devenu lieutenant- colonel, puis colonel, par
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920 LETTRES IK ÉDITES
de changer d'emploi est que celui que j'avais était amphibie. J'étais
dans la marine avec un grade militaire, servant dans le civil. Tout ce
département de nouvelle création menaçait ruine. Les employés sont
comme les femmes : lorsqu'on en quitte une, on en trouve une
autre; mais lorsqu'on est quille, cela devient plus difficile.
Enfin, la dernière et peut-être la première raison est une affaire de
cœur qui ne pouvait pas finir et que j'ai cru devoir couper court. Je
m'étais attaché sans le moindre projet à une demoiselle fort à mon
gré qui me recevait chez elle sans scrupule, vu mon âge et ma tète
chauve. Cela a duré près de deux ans, lorsque tout à coup et je ne sais
pourquoi, on a commencé à en parler. Les commères se sont réveil-
lées. Après avoir demeuré six ans presque ignoré à Pétersbourg, je
me suis vu sur le chandelier. Tous les émigrés, marchands ou peintres
ou précepteurs, se sont levés en masse pour me dénigrer. Il est si
aisé de faire du mal. Tout le monde, en attendant, parlait à Made-
moiselle de son mariage, ce qui lu chagrinait. La princesse Amélie,
sœur de la jeune impératrice, lui demanda si ces bruits étaient fondés.
Tous les vieux parents représentaient qu'il ne convenait pas à une
demoiselle d'honneur de recevoir des hommes au palais. On com-
mençait à ne pas me trouver si vieux ; ses bonnes amies lui faisaient
observer que je l'étais, et les commères que je ne l'étais pas. Sur ces
entrefaites, je vis une ouverture à obtenir l'emploi que j'ai et à partir
de Pétersbourg. Je saisis l'occasion aux cheveux, et lorsque la
demande fut faite et la démarche irrévocable, armé de toute la réso-
lution dont je suis capable, j'allai pour l'annoncer à l'aimable Sophie;
mais en entrant dans son appartement, le cœur me manqua. Je ne
lui dis que la moitié de mes projets et ne parlai point du départ.
Quelque temps après, elle partit à la campagne; mon affaire se décida
et je partis sans la revoir : Infandum; regina, jubés renovare
dolorem. J'espère que voilà ma dernière folie. Je suis né en 1763, au
mois d'octobre, et j'ai été amoureux en 1810. J'ai cependant lu mon
Molière plus d'une fois. En te parlant sur ce ton, mon esprit seul s'en
môle, car, lorsque je fais la conversation avec moi-même, je ne suis
pas du tout plaisant.
Me voilà donc en Géorgie. J'y suis arrivé de Pétersbourg dans vingt-
deux jours; il y a plus de' 3,000 verstes à 103 au degré. Je débutai au
camp à 50 verstes de Tiflis, où je me présentai le 3 août. Le 14 sep-
la faveur du ministre de la marine Tchitchagoff, et comment cela excita la
jalousie des autres officiers sardes, en particulier celle de Patono. « Il
m'écrivit une lettre insolente à laquelle je ne répondis pas. Je lui avais
donné trois coups d'épée dans notre jeunesse, assez mal à propos. Ainsi
nous serons quitte. » C'est peut-être le seul détail qu'on connaisse sur le
duel pour lequel Xavier fut {consigné quarante-deux jours et qui donna
lieu au Voyage autour de ma chambre.
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DE XAVIER DE MA1STRE A SA FAMILLE 92!
tembre, je partis avec une expédition contre des insurgés du Daguestan,
sur la mer Caspienne, entre Ba-Kou et Derbent. Les insurgés furent
battus et pacifiés. Cheik-ali-khan, leur ancien chef, s'enfuit chez les
Lesquis. Le 2 novembre, j'appris que l'armée était partie de Tiflis
pour le pachalik d'Akaleck. Je partis à l'instant de Derbent, j'arrivai
à Akaleck dans dix jours. 11 y. a près de \ ,000 verstes. Je dormais
deux heures tous les matins et quelquefois à cheval. En arrivant, je
trouvai le blocus formé. On voulut s'emparer d'un poste important,
qu'on surprit, en effet, pendant la nuit. Le lendemain, j'y fus envoyé
pour y placer une batterie. Les Turcs faisaient un feu d'enfer. Ma
besogne était presque terminée, lorsque, en montrant un gabion vide
que je voulais faire apporter, je reçus un coup de fusil au bras droit,
qui passa entre les muscles et les os au milieu de l'avant-bras. C'est
un bonheur inouï que les os n'aient pas été touchés, car il n'y a pas
de chair dans cet endroit du bras, et je ne comprends pas comment
la balle a pu se cacher et faire deux ouvertures. J'ai bien souffert, et
mon bras est toujours bien faible et engourdi. Je terminai cependant
ma batterie et j'allai me faire panser. J'étais là comme Pilate dans le
Credo, car c'est aux officiers du génie à faire cela; mais, comme ils
étaient occupés ailleurs, je m'offris à les remplacer. Deux heures après
mon accident, les Turcs attaquèrent et prirent notre batterie. Les
Russes revinrent et la reprirent aussitôt. Les Turcs se battaient avec
le sabre, les nôtres à la baïonnette. Il y eut là une bagarre infernale.
Nous perdîmes cinq ou six officiers et deux cents soldats, et je dois
probablement mon existence à ce coup de fusil qui m'éloigna de là.
Quelques jours après, la peste se déclara dans notre armée. Après
avoir pillé et dévasté le malheureux pachalik, nous fîmes notre
retraite en battant les Turcs qui nous poursuivaient, mais la peste
nous a suivis et a fait bien du mal parmi les soldais. On en a préservé
le pays par de grandes précautions, et maintenant elle tire à sa fin.
Voilà, mon cher ami, un abrégé de mes faits et gestes. Si je n'étais
pas si âgé, tout pourrait aller bien ; mais je suis déjà un peu roide
pour tant de mouvement. Je suis ici fort agréablement. Mes appointe-
ments suffisent amplement à tous mes besoins; ma maison est com-
posée de deux domestiques, deux cosaques, trois chevaux de bât et
trois chevaux de selle. Je suis au quartier général à moins de quelque
expédition particulière. Le pays est superbe et l'air excellent (la peste
à part) ; mais aucune société. Les Géorgiens vivent un peu à l'orientale ;
les femmes ne reçoivent pas, et nous ne savons' pas leur langue.
Les femmes sont très belles et méritent leur réputation. Cependant
leurs traits sont trop marqués : un nez aquilin, des yeux d'une beauté
rare, des sourcils qui se touchent, souvent, et qu'elles peignent en
noir avec une herbe, et quelquefois les paupières avec du brou de
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m LETTRES INÉDITES
noix. Ce sont des Ûgures dans le genre de celle de la baronne Dunoyer,
en lui donnant de grands yeux noirs. On ne voit jamais d'hommes ni
de femmes blondes. Si on rencontre des enfants géorgiens avec des
yeux bleus et des cheveux blonds, leur âge ne passe jamais l'époque
de l'arrivée des Russes en Géorgie; et si par hasard quelqu'un naît
avec des cheveux blonds ou rouges, on les teint avec cette herbe qui
serait bien précieuse pour nos tètes rouges. Toute l'Asie s'en sert; on
ne voit point de cheveux blancs en Perse à moins que ce ne soit des
gens d'une extrême misère. Les vieillards enduisent leurs cheveux
d'une pâte faite avec de l'herbe sèche broyée, appelée xina; ils en
couvrent de même leurs grandes barbes, et lorsque la pâte est séchée,
ils se lavent, et leurs poils sont d'une belle couleur orange. Alors, avec
une pâte d'une autre herbe appelée bas ma, ils répètent la môme opé-
ration, et ils sortent de là noirs comme du jais. L'opération se fait au
bain et dure quatre heures. La couleur ne prend pas sur la peau, mais
seulement sur les cheveux, sur la barbe et sur les ongles; les teintu-
riers les ont toujours noirs. Les femmes et les hommes s'épilent le
corps comme les Juives. Le costume des deux sexes est très beau. Les
femmes ne sortent jamais sans un grand voile qui les couvre de la tête
aux pieds et qui est de kalincot blanc. Elles le serrent avec la main
sous le nez, en sorte que l'on ne voit que leurs yeux. Les femmes sur
le retour sont très scrupuleuses là-dessus; mais les jeunes et jolies
personnes, lorsqu'elles rencontrent un étranger, arrangent toujours
leur voile, qui, s'ouvranl un instant, les laisse apercevoir tout en-
tières. Elles avancent en même temps un pied. L'habillement, qui est
ouvert, laisse entrevoir le pantalon de soie cramoisie, les petites pan-
toufles vertes et la ceinture de shall. Ce sont toujours' des couleurs
vives et tranchantes. Mais tout cela disparaît aussitôt. Leur beau
visage est déjà caché et on peut appeler cette apparition un éclair delà
beauté;
L'imagination les embellit encore sous leur voile qui me parait très
bien imaginé. Les personnes sans fortune cachent là-dessous de
mauvais habits, et toutes ont l'air distingué. J'ai dessiné quelques
costumes, quelques paysages; mais je manque de courage, je me dis
souvent : A quoi bon, pour qui et pour quoi? Pétersbourg est la
troisième patrie que j'abandonne. Je suis au moins sûr de quitter ce
pays-ci sans regret; ce qui est une triste consolation.
Je passe mon temps à donner des plans. L'automne prochaine je
lèverai sur le terrain. Il y a encore beaucoup de points absolument
inconnus ou faussement indiqués. Depuis que je suis guéri, je vais
tous les jours me promener à cheval avec le général en chef. 11 a vingt
étalons persans, tous plus beaux les uns que les autres; et, comme
mes chevaux ne sont pas pour la parade, il a la bonté de me prêter les
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DE XAVIER DE MilSTRE A SA FAILLIE 923
siens, et j'ai le plaisir de caracoler sur les plus beaux chevaux que
j'aie vus. Adieu mon cher et très cher frère. Quand nous reverrons-
nous? Adieu, mon Doyen4, j'ai ou! avec plaisir tes succès aposto-
liques. — Pais un effort pour me donner de tes nouvelles. Tes lettres
ne se perdront plus; mon frère profite maintenant des estafettes pour
•m'écrire. Embrasse ta femme, Fanchctte. Je ne puis nommer tout le
monde, mais ma chère marraine particulièrement. Je voudrais avoir
des nouvelles du curé de la Bauche a, il doit être bien vieux, rappelle-
moi à son souvenir. Jamais personne ne m'en a rien dit. Dis-lui qu'il
m'a mal élevé, car je ne suis pas sage à quarante-sept ans. Adieu à
tous. Je t'ai ouvert mon sac; il est inutile de l'avertir que ce n'est que
pour toi.
Malgré le caractère heureusement très complet de cette lettre,
nous ne pourrons nous dispenser d'en rappeler quelques autres
de la même période. Le 17 janvier 1811, Xavier remercie Joseph
<( pour tous les soins qu'il prend de ses affaires spirituelles et
temporelles »; il a souligné lui-même. Il parle à bâtons rompus de
la guerre et de toutes sortes de sujets, de la vie en général, et
d'une nouvelle édition de son livre :
Je ris quelquefois en pensant à toute la peine que nous nous
donnons à notre âge. Et pourquoi? nous ressemblons à deux voya-
geurs au milieu de la mer du Sud. Courage! nageons encoro quelques
toises; nous n'avons plus que 299 lieues à faire; et nous \uilà dans
une île où on nous mangera. Il faudra encore attendre une année
avant de recevoir la pièce officielle; et Dieu sait! la peste, les Persans,
les Turcs, le climat, etc., etc.. Adieu, cher. A propos, et le Voyage
autour? Je voudrais pouvoir t'expliquer ce que je sens là-dessus,
mais comment? 1° Pourquoi faire une édition d'un livre qui en a
cinq ou six et que personne ne demande, puisqu'on en aurait fait une
autre sans nous? 2° Pourquoi rentrer à mon âge dans la carrière
littéraire, en donnant trente pages du Lépreux, qui est déjà connu à
Pétersbourg et qui a déplu en haut lieu, comme tu sais ou ne sais pas?
Mon avis donc est de ne rien faire, car cela est inutile et peut être
nuisible. Il ne faut pas éveiller le chat qui dort...
On se demandera pourquoi le Lépreux avait bien pu déplaire
en haut lieu. Une lettre de Joseph de Maistre nous le fait savoir.
Le censeur chargé de délivrer le permis d'impression trouva qu'on
avait déjà beaucoup écrit sur cette maladie!
1 Xavier termine souvent les lettres qu'il écrit à l'un de ses frères ou à
Tune de ses sœurs par quelques mots à l'adresse des autres.
2 Le prêtre chez qui il avait ét4 élevé. '
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924 LETTRES INEDITES
Une lettre plus importante est celle qui est écrite de Tiflis le
A février 1811, et qui contient, sur l'état religieux de la Géorgie
à cette époque. — sur les catholiques, les orthodoxes, les musul-
mans, les païens mêmes, qui s'y coudoyaient, — des renseigne-
ments qu'on ne trouverait nulle part ailleurs. C'était Joseph qui
avait demandé cette sorte de rapport :
Tu m'as recommandé de m'occuper des missions, et je vais te
narrer tout ce que je sais là-dessus. Nous avons ici à Tiflis un couvent
de Capucins, un autre à Gori à 20 lieues d'ici en Carleline. Les deux
couvenls ont quatre prêtres en tout; ils ont bâti une belle église et
une jolie maison ici, avec bien peu de moyens et beaucoup de zèle.
Le peuple catholique de Tiflis est pauvre et composé de soixante familles.
Quelques Arméniens se convertissent, mais je ne pense pas qu'on fasse
jamais de progrès autres que ceux de la population des catholiques
qui augmente. Ces Pères sont estimés et même honorés; un Romain,
Padre Felippo, âgé de quarante ans, mène la barque avec un cœur
droit sans beaucoup de génie. 11 prêche en géorgien et a beaucoup
d'activité. 11 est permis aux moines catholiques par l'impératrice
Catherine II de recevoir les Arméniens qui veulent se convertir, mais
défendu de les prêcher. Un de ces Capucins, Frà Pietro, frère lai,
veut s'en retourner en Italie pour cause de maladie. Il est gras et
gros, et je crois, entre nous, qu'il veut profiter de l'occasion pour se
défroquer. Il y a un autre couvent de Capucins et beaucoup de catho-
liques à Avaleik che? les Turcs. Sans la peste nous les aurions peut-
être réunis à la Russie. De l'autre côté du Caucase il y a un couvent
de deux Jésuites à Mordor. Le P. Henri, Français de nation, est un
homme remarquable, un vrai missionnaire; il a appris et prêché
l'arménien dans six mois, effort miraculeux. Il apprend maintenant
le Tartare. C'est de ce côté-là qu'est le bon filon.
Diverses nations ont encore des idolâtres, qui sont'les plus aisés à
convertir; d'autres ne sont qu'à moitié musulmans. Ce sont tous des
hommes superbes et intelligents, ayant les vices des âmes fortes et
déviées, d'un courage héroïque et qu'on ne domptera jamais qu'en les
civilisant. Une de ces nations, les Cicenses (en prononçant à l'italienne)
ont encore plusieurs cérémonies dérivées du christianisme, qu'ils ont
sans doute anciennement professé. Us ont, sur une montagne, un
ancien temple ou église dans lequel personne n'ose entrer, sans qu'ils
sachent dire le pourquoi. Mais lorsqu'ils veulent prêter un serment,
ils vont à cette église et mettent leur bras droit dedans; et lorsque
leurs enfants naissent ils les portent près de cette église et les lavent
avec l'eau d'un puits qui est au bas de la montagne. On avait envoyé
des prêtres grecs qui y sont demeurés plusieurs années. Malheureuse-
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DE XAVIER DE MAISTRE A SA FAMILLE 925
ment, un d'eux fut surpris et lue avec une femme; et depuis lors ils
n'en ont plus voulu et l'islamisme fait des progrès. Cet événement est
de trois ou quatre ans au plus. Gela les a très indisposés. Un de ces
Cicenses, auquel on demandait pourquoi il ne voulait pas se faire
chrétien, répondit : « Qu'y gagnerais-je? il me faudra payer pour me
faire baptiser, pour me marier et pour me faire enterrer? » Cela
prouve assez qu'on s*y est mal pris.
Il n'y a pas dix ans que la grande Cabarda, la nation la plus puis-
sante du Caucase, était presque toute idolâtre, Les prêtres turcs
étaient sujets des princes et n'avaient aucune influence. Depuis trois
ou quatre ans, pour diminuer l'influence de ces princes, on s'est servi
de celle qu'on a pu avoir sur ces peuples pour donner le pouvoir aux
prêtres turcs, qui, maintenant, sont juges, droit qui appartenait aux
princes. De ce moment, l'islamisme est devenu général et organisé, et
nous avons perdu toute espèce d'influence sur ce beau pays. C'est un
mal bien difficile à réparer. On commence à revenir sur les méthodes
qu'on a employées contre ces nations auxquelles il est inutile de faire
la guerre et qu'il faudra apprivoiser par le commerce et le luxe ou,
du moins, le bien-être.
Il s'agit maintenant d'établir une église de Jésuites à yiadicaucase.
Cette ville est située entre la grande et la petite Abarda, dans le pays
des Cicenses. Le général Delpozzo, Piémontais, en est le commandant.
C'est un homme recommandable de mille manières. 11 jouit d'une
réputation d'intégrité qui lui a valu la confiance de ces peuples sau-
vages, chez lesquels il a été prisonnier. Il s'intéresse fort à l'établis-
sement en question, dont tu auras sans doute entendu parler; et il
faut profiter de cette circonstance favorable et envoyer de bons
sujets. Delpozzo est d'avis que quatre Jésuites feront davantage que
40,000 soldats pour conquérir ces pays qui sont les plus belles vallées
du monde, mais qui, maintenant, ne sont que des repaires de voleurs
et des nids pour la peste. Ces missions seront difficiles et dangereuses,
mais elles offrent un grand but, celui de donner à la religion et à
l'empire de Russie une quantité innombrable d'hommes courageux
et industrieux, qui maintenant sont ses ennemis. Le général en, chef
et tous les préposés du gouvernement mettent peu d'intérêt aux
missions, parce qu'il leur parait qu'elles devraient être faites par la
religion dominante, ce qui serait juste, si cela était possible. Mais
comme l'expérience a démontré que les prêtres grecs n'ont jamais
augmenté le nombre des chrétiens..., il vaut encore mieux avoir des
catholiques pour sujets que des musulmans ou des idolâtres...
Je dois bientôt recevoir une note des chrétiens et couvents qui sont
nos voisins. Il est évident pour tous ceux qui connaissent bien les
catholiques des pachaliks de Kars et d'Akalievk, qu'en les favorisant
10 DÉCEMBBB 1902.
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9*6 LETTRES INÉDITES
et leur donnant asile et sûreté en Géorgie, on en attirerait aisément
un très grand nombre ; mais il faudrait une loi constante et soutenue,
et surtout ne les faire jamais dépendre de chefs musulmans, comme
on a fait pour la dernière colonie qui est venue. Je pense qu'il fau-
drait les mettre sous la dépendance d'un officier russe et toujours
catholique, — pourvu que ce ne soit pas moi, qui serait mouarave ou
chef des catholiques, comme il y a des officiers russes mouaraves des
Tatars, — en lui faisant tels avantages qu'il pût se résoudre à se fixer
dans ce chien de beau pays. Les émigrations de ces colonies sont plus
aisées qu'on ne pense. 11 faut connaître la situation et les mœurs de
ces gens-là qui ne tiennent point à leur pays où ils sont vexés, qui
n'ont qu'on trou dans la terre pour maison et un tapis pour tout
meuble. La plupart vont passer l'été dans la montagne et sont encore
à moitié nomades. On peut leur donner des villages abandonnés ou
plutôt la place d'anciens villages, mais autour desquels sont des
champs fertiles qui ont encore l'empreinte des vieux sillons. Voilà,
mon cher ami, tout ce que je sais sur ce sujet intéressant. Adieu;
mon bras est guéri ; mon petit doigt revient et il ne me reste qu'une
grande faiblesse qui m'empêche de serrer la main.
D'autres préoccupations religieuses, et d'un ordre plus intime,
se font jour dans une lettre écrite un peu plus tard, le 14 octobre,
de Tiflis encore, à Mne de Constantin. Xavier y constate avec
peine « que le torrent qui l'a séparé de sa sœur augmente toujours
et l'emporte chaque année plus loin d'elle. 11 croit cependant que
la Géorgie en sera le terme, à moins qu'il ne soit fait *ardar co
Perse ou pacha en Turquie, ce qui n'est pas probable ».
11 ne faut, ajoute-t-il, compter sur rien, ni désespérer de rien.
J'espère encore te revoir avant que nous nous revoyions dans une
autre vie. Je dois te dire à ce sujet, que j'espère aussi que nous nous
reverrons là, sans cependant en être bien sûr, car je suis bien éloigné
de cette perfection qui pourrait même donner la certitude. Mais an
moins depuis quelques années, je me suis mis en règle. J'ai recom-
mencé les exercices de la religion que j'avais négligés, j'ai honte de le
dire, pendant plus de vingt- six ans. Mais je suis encore bien froid; les
longues habitudes sont difficiles à déraciner et je crains quelquefois
de n'être pas revenu sincèrement. Si les efforts que j'ai faits pour
m'acquérir une petite fortune n'avaient pas été déjoués, je serais
retourné auprès de toi, et je crois alors que je serais devenu meilleur.
L'existence en Géorgie était, d'ailleurs, bien faite pour inspirer
des réflexions sérieuses :
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DB XAVIER DE HA1STBK A SA FAMILLE 927
Je n'ai rien à te dire, continue Xavier, sur ma situation actuelle,
qui est bonne mais triste, car c'est une espèce de seconde émigration.
Je suis nouvellement seul après avoir retrouvé pendant quelque temps,
à Pétersbourg, une partie de ma famille. A mesure que nous vieillis-
sons les chances de se revoir deviennent toujours plus incertaines, et
je t'assure que j'ai quitté mon vieux frère avec un serrement de cœur
inexprimable. Notre campagne de cette année a été nulle, les ennemis
ne nous ont pas attaqués, et nous les avons laissés tranquilles. La
raison en est que la récolte dans toute cette partie de l'Asie a été si
mauvaise, qu'on a de la peine à vivre au jour la journée. Et, pour notre
part, en Géorgie, nous avons encore par dessus le marché la peste,
qui, sans être des plus fortes, a cependant enlevé bien du monde, et
a dégoûté sans doute nos ennemis de venir nous faire visite. Nous
n'en vivons pas moins dans la plus belle tranquillité, parce qu'on
s'accoutume à tout. Lorsqu'on rencontre le tombereau qui emmène
un pestiféré au lazaret ou au tombeau, on enfile une autre rue, et on
n'y pense plus. Elle tire maintenant vers la fin, et nous espérons que
le froid la détruira entièrement.
DEPUIS LE RETOUR ET LE MARIAGE DE XAVIER DE MA1STRE A PÉTERSBOURG
JUSQU'AU DÉPART DE SON FRÈRE JOSEPH. — ODE SDR LA CHUTE DE
NAPOLÉON.
(1812-1817)
La vie de Xavier de Maistre est un roman d'aventures où
perpétuellement Ton passe d'un extrême à l'autre. Le voilà,
à la fin de 1811, vieil officier célibataire, tristement en gar-
nison au fond de la Russie, perdu dans une ville du Caucase
où sévissent de concert la famine et la peste? Erreur! Nous le
trouvons dans la capitale russe, en février 1812, officiellement
fiancé à une personne qu'il aime depuis plusieurs années. C'était
cette même demoiselle d'bonneur de Leurs Majestés Impériales,
auprès de laquelle il s'était assez fait remarquer par ses assiduités
pour se croire (il est vrai qu'il était susceptible) obligé de quitter
Pétersbourg. On se souvient peut-être que de 1808 à 1810, les
lettres de Xavier à sa famille s'étaient faites très rares; revenu
auprès de « Sophie », il va de nouveau cesser d'écrire, n'ayant
plus à chercher loin le placement de ses confidences. C'est à Joseph
qu'il nous faut demander des informations :
Je vous prie, écrit-il le 19 février (2 mars) 1812, à M. le chevalier de
Rossi, de vouloir bien faire part à Sa Majesté du prochain mariage de
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928 LETTRES INEDITES
mon frère, colonel dans l'Etat général de l'armée à la suite de Sa
Majesté Impériale, avee M119 Zagriatsky, demoiselle d'honneur de Leurs
Majestés Impériales. C'est une personne du plus grand mérite et de la
plus grande distinction. Sa Majesté Impériale a daigné donner à ce
mariage une approbation qui ajoute beaucoup à la satisfaction de ma
famille. Le grand maréchal de la cour est venu voir M,u Zagriatsky
dans l'appartement qu'elle occupe au palais, et lui a fait part qu'en
témoignage de l'approbation que l'empereur donnait à ce mariage» il
daignait convertir pour elle en pension viagère, la somme de 3000 ron-
bles que les demoiselles d'honneur reçoivent annuellement pour leur
entretien et qu'on nomme argent de table. Il lui a promis de pins
qu'à la première occasion, Sa Majesté Impériale daignerait encore
approcher mon frère de sa personne en le nommant son aide de camp.
EnOn, Monsieur le Chevalier, il a couronné ses bontés et mis le
comble à notre joie en décidant que les garçons qui pourraient pro-
venir de ce mariage seront élevés dans la religion catholique, bienfait
insigne que je place au-dessus de tous les autres et sans lequel ce
mariage, s'il s'était fait, n'aurait été pour nous qu'une source de
désagréments. Tout mon chagrin est de ne pouvoir suspendre la celé*
bration jusqu'au moment où nous aurions pu recevoir l'approbation
de Sa Majesté '.
« L'état des choses », c'était l'imminence de la rupture entre
la France et la Russie. Quelques mois après, Napoléon passe le
Niémen avec trois cent mille hommes. Mais, victorieux des hommes,
vaincu par les éléments, il lui faut bientôt ramener en Pologne les
débris de la Grande-Armée. L'Europe entière se lève alors contre
lui; elle le bat en Allemagne, en France, et elle entre dans Paris,
tandis qu'à Fontainebleau, il signe son abdication.
A cet affranchissement universel, nul n'applaudit avec plus
d'enthousiasme que nos trois de Maistre de Saint-Pétersbourg.
Et qui oserait les en blâmer, après que la France avait conquis
4 Peu de temps après, 12 mars, Joseph recevait de sa future belle-sœur
la lettre qu'on va lire :
« Recevez, je vous prie, Monsieur le comte, mes remerciements pour le
cadeau que vous m'avez envoyé. Je le reçois avec d'autant plus de plaisir
que, dans la lettre qui l'accompagne, vous me montrez les sentiments d'an
bon et tendre frère. Croyez, Monsieur le comte, que je mettrai tous mes
soins à mériter ces sentiments, et j'ose me flatter que le temps, en vous
faisant connaître mon attachement pour toute votre famille, ne fera que
me gagner de plus en plus cette amitié que j'ambitionne. Agréez, je vous
prie, l'assurance des sentiments distingués de votre toute dévouée.
Sophie Zagriatsky. »
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DE XAViBd DR MàlSTRI A SA FAMILLE 929
leur petite patrie de Savoie, vaincu et ravagé leur grande patrie
russe? Tous contribuèrent pour leur part à l'écrasement de Napo-
léon : Joseph par ses efforts diplomatiques, son fils Rodolphe et
Xavier en prenant les armes.
Xavier est parti pour la guerre avec une grande confiance :
« J'ai un pressentiment que le grand homme s'y cassera le col »»
a-t-il écrit à son frère, de Valdenburg, le 11 juin 1813. Il n'est
cependant qu'à moitié satisfait de la façon dont personnellement
on le traite : « Je m'attends, dit-il dans une lettre datée de six
jours plus tard, à retirer peu de profit de cette campagne dans
laquelle je me suis déjà trouvé gratis à trois batailles rangées1. »
Nous ne voyons pas qu'il eût tellement à se plaindre. Il était alors
quartier- maître dans l'armée que commandait le lieutenant- général
Walmoden, et il allait bientôt recevoir (18 juillet) le grade de
major-général, qui lui aurait fait une situation importante dans
l'armée russe s'il avait voulu y persévérer. Hais il n'a point la
chance de prendre part aux campagnes les plus glorieuses, retenu
d'abord par la fièvre dans un village de Silésie, immobilisé ensuite
sous les murs de Danizig. Le temps lui dure de sa femme; il
quitte Dantzig pour l'aller voir à Pétera bourg, et il la rencontre à
Riga, qui vient au-devant de lui.
Cette démarche, aussi bien, ne le rend pas très fier, et il
reprend avec sa femme le chemin de Dantzig :
J'espère, écrit-il à Joseph le 47 février 4814, après lui avoir narré ce
que nous venons de dire, j'espère que tu approuveras la résolution que
j'ai prise de rebrousser chemin. Mon voyage à Pétersbourg dans le
moment où Ton se sacrifie à Brienne était un poids sur mon cœur que
l'espoir seul d'embrasser ma femme pouvait me faire supporter. 11 me
semble qu'un uniforme de général est une parure honteuse à Péters-
bourg dans un semblable moment, et, quoique à Dantzig je ne serai
pas plus utile à la grande cause que je ne l'aurais été dans la capitale,
au moins je ne devrai ce malheur qu'à la nécessité et non à mon choix,
comme on aurait pu le croire. J'ai été bien malheureux dans cette
belle campagne. La fièvre et la malveillance m'ont entouré de leurs
doubles filets. Malgré cela, je ne suis pas triste et ne murmure pas,
car j'ai une mesure de bonheur qui est rarement accordée aux ambi-
1 II parle, daus la même lettre, des Soirées de Saint-Pétersbourg : c Si la
guerre continue et que ton Rodolphe ne puisse te rejoindre de longtemps,
voilà qui est décidé, les Soirées Péter sbourgeoises vont paraître. Ratisse-moi
bien cela, ôte tout ce qui accroche le moins du monde et tu m'enverras
sonica (?) un exemplaire; souviens-toi que tu m'as vexé deux ans pour me
faire imprimer. Attends -toi à la revanche : dens pro dente, »
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930 MTTRIS INÉDITES
deux, et une femme parfaite vaut bien un cordon. Son bonheur double
et triple le mien. Rien n'égale sa gaîlé, soo contentement, qui se
répandent jusque sur les gens qui nous servent et qui ont l'air d'être
heureux de notre bonheur.
Le 8 mars (ou le 18?), il envoie de Dantzig à son frère une
lettre où se mêlent assez étrangement l'éloge de Sophie et d'inté-
ressantes, voire même, à la fin, d'importantes réflexions sur la
guerre européenne :
Tu auras su mes aventures par d'autres voies, mon cher ami. Notre
voyage a été très heureux, et nous voilà à Dantzig où nous avons
recoinmencé la lune de miel. J'avais grandement besoin de ce renfort.
J'étais triste et même malade. Ce n'est que depuis que je tiens ma
femme dans mes bras que je suis décidément rétabli des maux
physiques et moraux dont j'ai été accablé en 4813. Elle-même s'est
toujours bien portée... 11 paraît que nous ne marcherons pas en avant,
à moins de grands événements dont Dieu nous préserve. Notre corps
est passé sous les ordres du général Lobanoff, qui commande la
réserve, et celui-ci nous a destiné des quartiers dans le duché de Var-
sovie et jusqu'aux frontières de Russie. On a demandé une autre dislo-
cation, mais je ne sais si on l'obtiendra.
Voilà le duc de Wurtemberg sans commandement et j'ai toujours
mieux fait de ne pas le suivre à la capitale. Jusqu'à présent, tout est
pour le mieux, dans la mauvaise situation où je suis. Ma chère Sophie
l'embellit tellement que je ne regrette plus rien. Chaqne jour ajoute à
la profonde estime que j'ai pour elle, et me la fait chérir davantage.
Elle a beaucoup de courage, et je la trouve toujours prête à faire tous
les sacrifices que sa nouvelle situation pourrait exiger. Elle semble
n'avoir [aucune habitude, tant elle se prêle facilement et sans effort à
une manière de vivre si différente de celle du passé. Je t'assure, mon
cher frère, que je suis bien heureux. Je suis maintenant décidé à
suivre mon sort sans rien demander et même sans désirer un change-
ment d'armée. Si on ne veut pas m'employer, je ne veux pas m'en trop
affliger. Je vois, au reste, tant d'autres qui ont déjà tous ces avan-
tages auxquels je pourrais aspirer et qui sont tout aussi et? même plus
mécontents que moi. Je vais m'appliquer à jouir philosophiquement
de mon bonheur actuel. J'ai passé la cinquantaine, et, même avec des
succès, je ne puis faire un grand chemin. Notre Rodolphe est dans le
cas de réussir, il en a les moyens et l'occasion. Laissons donc couler
l'eau sous le pont. Sophie l'embrasse fraternellement. Elle voulait
l'ajouter quelque chose, mais ses dents le lui défendent. Elle est forcée
de finir ses dépêches aux grands parents, et les interrompt par de
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DE XAVIER DK MAISTRE À SA FAMILLE 931
fréquents soupirs de douleur. Si tu rencontres une bonne occasion de
m1 envoyer un Voyage autour, tu m'obligeras. Sophie a oublié de me
l'apporter. Dis-moi à quoi tu t'occupes, et si tu ramasses toujours des
pierres sans songer à bâtir.
Nous n'avons ici que de vieilles nouvelles, étant hors la route. Ce
diable d'homme est bien tenace, et cela fait voir combien nous sommes
heureux qu'il ait fait la grande sottise de Moscou. Un médecin fran-
çais qui a beaucoup de sens m'assurait ces jours-ci que lorsque Napo-
léon était à Vitepsk, son intention n'était pas encore d'aller à Moscou,
qu'il n'avait jamais eu celle d'y aller en 4812, et que, lorsqu'on se mit
en marche sur Smolensk, toute l'armée regardait cela comme une
expédition passagère après laquelle on reviendrait en ligne de Vitepsk
et Moguiloff, où Ton devait passer l'hiver. C'a donc été une résolution
subite, une vraie inspiration. Tl semble de voir le fll avec lequel Dieu
fait jouer les marionnettes. Voilà ce que c'est que le génie, l'audace, les
talents militaires : un mouvement d'orgueil détruit tout cet échafau-
dage et laisse quatre cent mille cadavres de conquérants sur une terre
déjà conquise! Et, pendant que ces événements se passent, il y a de
grands philosophes qui pensent, qui réfléchissent, qui se désespèrent,
et de quoi? De ee qu'ils n'ont pas le grand cordon de Saint-Georges et
d'autres même celui de Sainte-Anne (!) N'y a-t-il pas de quoi mourir
de rire? Adieu.
Sa femme, de plus en plus, l'emporte en intérêt sur les victoires
de la coalition; et on le comprendra d'autant mieux qu'elle est sur
le point de devenir mère. C'est ce qu'il annonce à Joseph à la fin
d'avril 1815, de Cerey, dans le duché de Varsovie» « près de
l'endroit où le souverain de l'île d'Elbe a passé le Niémen en 1812 ».
Il ne laisse pas, dit-il, « d'être tout fier de l'espoir d'être bientôt
un père de famille, et il ne s'en intéresse plus que médiocrement
aux grands événements politiques ou à Napoléon ». Cependant,
nous le voyons, en post-scriptum, parler d'un petit travail qui ne
va guère avec ce beau détachement du monde :
J'ai oublié de te dire que j'ai commencé une ode sur les événements
passés et futurs. Mais je l'ai prise sur un ton si haut que je manque
d'haleine. J'ai déjà 22 strophes de faites et je ne fais que com-
mencer. D'ailleurs, j'avais dit beaucoup d'injures au grand homme;
et depuis qu'il n'est plus qu'un nigaud pensionné, cela n'aurait pas de
sel. Je t'enverrai ce rogatum.
L'ode part le 3 juin, accompagnée de ces lignes :
J'ai bien quelque regret, mon cher ami, de t'envoyer par la poste
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932 , . LE1TRIS INÉDITES
une chose aussi pesante qu'est une ode en 40 strophes. Je la confie
au cher lecteur, en le priant de la garder pour toi et de m'envoyer
tes observations impartiales. J'ai mis un mois à la mettre au jour et
c'est toujours un mois de passé. On peut supprimer la 13e strophe où
il y a une faute de rime et qui n'est pas très nécessaire, et la 24e qui
est un peu trop dure pour la grande nation. Enfin, dis-moi tout ce
que tu en penses, si tu en as le loisir.
L'ode resta inédite, ce n'est que juste d'en convenir. Il nous en
coûte d'enlever à son auteur le bénéfice d'une circonstance si atté-
nuante. Comme, cependant, il est à peu près mis hors de cause
par le fait de n'avoir jamais livré cette œuvre à l'impression, et
comme, d'autre part, elle peut servir de document complémentaire,
soit sur les sentiments de l'Europe envers Napoléon, soit sur les
derniers jours du lyrisme classique, nous en reproduirons la plus
grande partie. Elle n'a pas moins de trente- neuf strophes de six
vers chacune, au total deux cent vingt-quatre vers. C'est un chiffre,
eût dit le général du Monde où ton s* ennuie. Nous laisserons de
côtelés dix premières strophes, où le poète essaie longuement sa
lyre, suivant la forme traditionnelle, et tout à fait de la même
manière que les violonistes, avant de jouer, accordent leurs instru-
ments. Après ces soixante vers « pour rien », il commence ainsi :
Je prédirai le sort de ce mortel avide,
De ce tyran cruel, souverain parricide
Et brigand couronné,
Insensé qui du ciel croit tromper la justice
Et régner par l'orguei', la fraude et l'avarice '
Sur le monde enchaîné.
Le voilà sur un trône où Ta placé le crime;
Un glaive, teint du sang d'une auguste victime,
Fume encore daus ses mains.
D'un regard menaçant il mesure le monde
Et de son àme atroce aucun mortel ne sonde
Les sinistres desseins.
Des princes avilis, des rois nés sous le chaume,
Prosternés à ses pieds, adorent du fantôme
La fragile grandeur.
Usurpateur sanglant d'un sceptre qu'il ravale,
11 cache à l'univers sous la pourpre royale,
r •. Le remords de son cœur.
Sa voix a convoqué les peuples innombrables
Que soumet la terreur de ses lois formidables
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DE XAVIER DE MAISTRE À SA FAMILLE 933
A son cruel pouvoir.
Esclaves malheureux d'une aveugle furie,
Ils ignorent, hélas! que leur triste patrie
Ne doit plus les revoir.
Leur sort est arrêté : les flots du Borysthène
Aux coupables enfants des rives de la Seine,
Préparent des tombeaux.
Leurs cadavres blanchis par l'horrible froidure,
Sur des bords infestés deviendront la pâture
Des voraces corbeaux.
Aux ordres de leur chef les Français obéissent,
Leurs flots tumultueux autour de lui frémissent
De l'ardeur des combats.
L'Occident tout entier, secondant leur manie,
Pour accabler le Nord, couvre la Germanie
D'armes et de soldats.
Cependant, au fracas de l'horrible tempête,
La superbe Russie a soulevé sa tête
Qu'entourent les hivers.
Elle voit le torrent qui menace et s'avance,
Et, géant impassible, elle attend en silence
Le choc de l'univers.
D'une main colossale, elle embrasse, le pôle,
Déserts abandonnés sous l'empire d'Eole
A l'aquilon glacé;
De l'autre elle commande au féroce Caucase
Et sous un ciel brûlant elle verse le Phase .
Dans l'Euxin courroucé.
Mais qui peut arrêter l'audace ambitieuse
D'un farouche guerrier qu'une fortune heureuse
A toujours couronné?
Il s'avance, il poursuit sa funeste carrière,
Déjà ses légions ont franchi la barrière
Du Niémen étoané.
Qu'il triomphe à son gré d'un succès éphémère,
On le verra bientôt, pâlissant de colère,
Sans garde, sans appui,
La description de la Russie est continuée pendant six strophes encore.
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LETTRES INEDITES
Sous un vulgaire nom précipitant sa fuite,
Repasser, éperdu, la fatale limite
Qu'il insuite aujourd'hui.
Les phalanges du Nord paraissent consternées,
Mais le Ciel, leur montrant les palmes destinées
Aux sublimes efforts,
Ramènera bientôt ces troupes valeureuses,
Et le Niémen verra leurs enseignes heureuses
Triompher sur ses bords.
Telle de l'Océan l'onde tumultueuse.
Subissant chaque jour la force impérieuse
Et la loi des destins,
Par un subit effroi semble fuir son rivage
Et livrer les trésors de son vieil héritage
Aux avides humains.
Mais bientôt, quand du ciel la magique influence,
N'enchaîne plus Neptune et lui rend la puissance
Du terrible trident,
Le dieu frappe aussitôt les mers obéissantes
Et ramène en courroux les vagues menaçantes
Sur leur bord écumant.
L'ennemi furieux s'abandonne au pillage,
Les échos effrayés ré pète ut de sa rage
Les sinistres clameurs.
L'insatiable mort ne trouve plus d'obstacle
Et les temples en feu, de cet affreux spectacle,
Eclairent les horreurs.
0 muse, cache-moi cette effroyable scène,
Cache-moi des forfaits que pourront croire à peine
Les siècles à venir,
Et, de ces jours cruels éteignant la mémoire,
Prépare tes burins pour transmettre à l'histoire
Le plus doux souvenir.
Déjà renaît le calme à l'ordre d'Alexandre,
Du terrible hourra le cri s'est fait entendre
De l'aurore au couchant.
Le héros rend la paix à la terre opprimée
Et de tant d'ennemis la monstrueuse armée
Rentre dans le néant.
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DE XàVIIR DE MAISTRE À Si FAMILLE 935
Au seul bruit de son nom, par un heureux prodige,
Des lys persécutés l'impérissable tige
S'élève jusqu'aux cieux.
La croix blanche s'avance aux champs de Lombardie
Et l'aigle des Césars reprend vers l'Italie .
Son vol audacieux.
Noyé daos les douceurs d'une muette opulence,
L'efféminé tyran qui règne sur Byzance
Tremble dans son palais.
Ce nom retentissant jusqu'aux bords de l'Euptirate,
Des Persans obstinés force la race ingrate]
A demander la paix.
Des guerriers d'Occident les enseignes s'abaissent,
La discorde s'éteint, les chaînes disparaissent
A l'aspect du vainqueur.
De deux peuples fameux il scelle l'alliance
Et pour gage de paix il présente à la France
Louis et le bonheur.
Ne te dérobe plus, 6 prince magnanime,
Aux lauriers dont voudraient ceindre ton front sublime
Les peuples satisfaits.
Amour de l'univers, dont tu fus l'espérance,
Permets aux nations libres par ta vaillance
De vanter tes bienfaits.
Ton nom dans l'avenir brillera d'âge en âge,
Mais si le Temps jaloux répandait un nuage
Sur tes heureux exploits,
Les rochers parleraient, témoins de ta victoire,
Et les champs de Leipzig pour célébrer ta gloire
Trouveraient une voix.
Et toi, puissant pays, terre heureuse et chérie,
Asile favorable et nouvelle patrie
Que m'accordent les dieux,
Profite des bienfaits que leur main te dispense
Et jouis du bonheur sous la douce influence
D'un règne glorieux.
J'aime tes habitants, tes fleuves, tes rivages,
Et l'air que j'y respire, et de tes bois sauvages
L'immense profondeur.
Je vais, je vais rentrer dans ces retraites sombres
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936 LETTRES IStDITËS DE XAVIER DE MA1STRK A SA FAMILLE
Et plein d'un doux transport, méditer sous leurs ombres,
Ta gloire et mon bonheur.
Xavier revient encore sur cette ode en deux lettres de juillet,
regrettant, dans l'une, de n'y avoir pa « mettre le retour de la
maison de Bragance et la délivrance de l'Espagne », parce qu'il
« ne connaît ni les armes ni les emblèmes du Portugal », et, dans
l'autre, acceptant les remarques de son frère.
Nous aimons mieux l'entendre annoncer, le 2 décembre, à
M"* de Constantin un heureux événement de famille, et prêcher,
sans s'en douter, quelques petits détails de sa biographie :
Depuis quatre jours, tu as une nièce de plus qui s'appelle Alexan-
drine et qui, à l'heure où je t'écris, est âgée de quatre-vingt-seize
heures. Ma femme, quoique âgée de trente-cinq ans, a fait très heu-
reusement ses premières couches, elle n'a souffert que treize heures.
J'ai trouvé cela bien long, et elle encore plus; mais on s'attendait à
plus d'embarras et on veut que je sois très content...
Nos affaires, jusqu'à présent, sont très embrouillées. On dit qu'un
jour nous serons riches. Mais quand? En attendant, je vis tranquille-
ment, mes parents russes me traitent fort bien, et me témoignent
beaucoup d'amitié; voilà, chère Thérèse, tout ce qui me regarde.
Un prochain article nous montrera Xavier de Maistre en Russie
pendant quelques années encore après le départ de son frère
Joseph. Il fera ensuite un court voyage en Savoie et restera de
longues années en Italie. Nous verrons ce qu'il pense des hommes
et des choses au temps de la Sain te- Alliance et après la révolution
de 1830.
Félix Klein.
La suite prochainement.
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AU PETIT PALAIS
LA COLLECTION DUTUIT
Le Petit Palais des Champs-Elysées, qui, durant deux ans, a été
la demeure choisie d'expositions éphémères, donne asile aujourd'hui
à une collection promise pour toujours aux regards des visiteurs.
Au mois de juillet dernier, la Ville de Paris est devenue l'héritière
des trésors d'art qu'avait assemblés M. Auguste Datuit, de Rouen,
et c'est eux qu'elle expose, dès maintenant1, dans le plus moderne
de ses palais. Il lui faut savoir gré sans doute de cette diligence,
mais il serait téméraire de la remercier, elle seule. M. Auguste
Datuit avait tout fait pour assurer après lui cette activité. Il
savait les lenteurs des administrations, et les destinées des legs les
plus précieux, coutumiers de longues attentes dans les greniers.
Il avait donc pris soin d'ordonner, par son testament, que si ses
collections n'étaient pas acceptées par la Ville de Paris deux mois
après sa mort, et placées dans un délai de quatre mois, elles
reviendraient à la Ville de Rome. Et Paris a eu à cœur d'accepter
sans retard des richesses si généreusement offertes et déjà répu-
tées parmi les amateurs pour leur rareté. M. Georges Gain, conser-
vateur du musée Carnavalet, chargé de l'organisation du Petit
Palais, M. Jean Robiquet, secrétaire du musée, se sont mis à
l'œuvre avec zèle. Voici qu'aujourd'hui une partie des salles, où
naguère se développait la suite merveilleuse de l'histoire de l'art
français, ont recueilli l'une des plus belles collections que particu-
lier ait jamais formée.
Cette collection a été commencée en 1832 par Eugène et par
1 L'inauguration a lieu le 11 décembre. — Les pages qui suivent ne pré*
tendent pas être une étude technique, qui réclamerait, pour chaque caté-
gorie d'oeuvres, de longs détails. Elles donnent une vue d'ensemble sur la
collection.
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938 U COLLECTION DDTOIT
Auguste Dutuit. Si le testament qui l'a donnée à Paris est signé
d'Auguste Dutuit, c'est son frère qui l'avait créée et qui, jus-
qu'en 1886, où il est mort, n'avait cessé de l'enrichir par des
achats faits dans les ventes publijuos ou par des trouvailles
personnelles. Il avait la vocation, l'enthousiasme tenace de l'érudit
amateur, qui cherche, qui trouve et qui achète. Eutre les deux
frères, d'ailleurs, il y avait communion d'idées. Leur vie était
modeste et leurs besoins simples; leur immense fortune était restée
indivise entre eux et leur sœur, M110 Hélôïae Dutuit, et la pins
grande partie de leurs revenus se dépensait en achats artisti |oes et
en œuvres de bienfaisance. Tous les denx avaient pour l'Italie une
préférence passionnée. Elle ne les empêchait pas de vivre à Rouen
parmi les brumes. Mais rarement une année passait sans qu'ils
fissent un séjour aux rives du Tibre. Auguste Dutuit surtout a
beaucoup vécu à Rome, et il y vivait tranquille et sans façon.
C'était un petit homme un peu voûté, d'aspect timide, coiffé d'un
chapeau mou, et vêtu d'un par-dessus jaune clair. On conte
qu'à une grande vente à Rome, des marchands, étonnés de voir
un acheteur qui payait si peu de mine, le prirent pour un fac-
chino opérant au nom de quelque inconnu et firent entendre
leurs protestations. Auguste Dutuit se leva et donna son nom : il
était célèbre chez les amateurs. Peut-être, de leurs séjours répétés à
Rouie, les deux frères ont-ils fini par rapporter un goût quelque
peu intolérant de l'art italien. S'ils se sont montrés éclectiques en
ce qui cooeerne les estampes, la peinture et la cérami jue, ils ne
paraissent avoir aimé ni la seul pi are ni l'architecture françaises.
Ces Rouenn&is n'ont pas senti le gothique Ni le Palais de Justice,
ni la cathédrale, ni les vieilles maisons à pigoons et & colombages,
dans le voisinage desquels leur existence se passait le plus
souvent, ne les ont invités à comprendre l'art français du treizième
au quinzième siècle. Seul l'hôtel du Bourgiheroulde les séduisait.
Ils auraient voulu l'acquérir et y installer leurs collections qui, sans
doute, à leur mort seraient revenues, avec l'hôtel, à la ville de
Rouen. Leur projet ne s'est pas réalisé, et certains assurent que
c'est au ressentiment que les deux frères éprouvèrent après cet
échec que la Ville de Paris a dû d'être choisie comme légataire. Les
dispositions dernières qu'a prises Auguste Dutuit prouvent du
moins qu'il tenait à ce que «a collection fût conservée dans son
intégrité. Ce n'est pas qu'elle forme un ensemble. Presque tous les
arts et presque toutes les époques y sont représentés par de
précieux exemples. Biais sa variété même fait son caractère. Elle
contient tout ce qui a pu attirer un amateur éclairé vivant dans la
seconde moitié du dix- neuvième siècle, antiquités, faïences, pièces
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Là COLLECTION DUTU1T 939
d'orfèvrerie, médailles, livres et reliures, toiles de maîtres, gra-
vures et estampes rares. Le seul catalogue forme plusieurs volumes.
Il ne saurait être question de tout énumérer, ni de tout étudier.
Parmi cette diversité même, les organisateurs du Petit Palais ont
tenté de mettre de Tordre et d'établir des groupements.
L'antiquité devait naturellement attirer des amoureux de l'Italie.
Les Dutuit sont même allés plus loin dans leurs recherches que
l'antiquité romaine ou grecque. L'art égyptien ', lui aussi, est
représenté par une statuette en bronze à'Imhotpou, d'une finesse
remarquable, par un imposant Borus à tête d'épervier, et par une
statuette de Jeune Egyptienne \ en basalte vert. Mais c'est l'art grec
ou l'art gréco- romain qui est le plus éclatant dans la galerie
réservée aux antiques. La grande statuette de bronze figurant
Bacchns adolescent a été trouvée à Rome en 1880, via del Babuino,
dans les fouilles pratiquées à l'emplacement de l'église anglicane.
Elle est de très belle allure. Baccbus jeune, nu, fait une libaiion.
De sa main droite, il tenait un canthare, qu'il regardait; le bras
gauche levé s'appuyait sans doute sur un thyrse. Canthare et
tbyrse n'ont pas résisté au temps. Mais le type de Bacchus jeune
est connu par les peintures de Pompéi et par quelques statuettes
analogues. La tête, légèrement tournée de côté, et couronnée de
lierre en fleur, est fort belle. Le modelé du corps, en particulier
de la poitrine, révèle une exécution simple et sûre et donne à
croire que ce bronze précieux est une copie d'une œuvre grecque
ancienne et de la meilleure facture. Une autre statuette, à peu près
de même dimension, s'impose aussi, à l'attention par l'harmonie
des lignes et la vigueur des formes. C'est un bronze romain qui
a été trouvé aux fins d'Annecy. Les statuettes de bronze décou-
vertes dans la Gaule romaine sont fort nombreuses. Beaucoup
sont des œuvres gréco-romaines importées en Gaule pour orner
les riches villas. D'autres, au contraire, portent la marque de
leur époque, et tantôt elles traduisent en style grec des concep-
tions celtiques, tantôt elles traduisent en style celtique les idées
grecques ou romaines. C'est parmi les œuvres de la première
manière qu'il faut ranger la statuette des fins d'Annecy. Elle est
toute classique d'allure et de proportions. Elle représente un
homme jeune, nu, debout, le corps un peu appuyé sur la jambe
4 Les antiques sont exposés dans la galerie extérieure.
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940 LA COLLECTION DOTOIT
droite, et le torse ainsi déplacé par un léger déhanchement qui
dessine la jambe et rend plus sensible le jeu des muscles. Le bras
droit est levé, replié à la hauteur de la poitrine, et le geste de la
main semble accompagner une parole. — D'autres bronzes plus
petits sont des répliques d'oeuvres anciennes. Un Pâtre grec, vêtu
d'une courte tunique et d'une peau de bête, jambes et bras nos,
rappelle par son réalisme un peu convenu l'école alexandrine, son
goût des scènes de genre et des pastorales. Avec sa physionomie
étrange et paysanne, ses joues glabres, ce pâtre, qui renverse la
tête et entr'ouvre la bouche pour crier, évoque quelque berger de
Théocrite. Non loin de lui, une petite statuette, de patine un peu
rugueuse, semble l'œuvre d'artistes non moins délicats, mais sans
doute moins soucieux du réel. C'est une personnification du
Sommeil : un bel adolescent nu, avec des ailerettes au-dessus des
tempes, paraît s'arrêter un instant dans une marche qui devait être
douce. Ses mains, d'après leur disposition, et par comparaison avec
d'autres ouvrages du même genre, devaient tenir, l'une un bouquet
de pavots, l'autre une coupe. L'ensemble est gracieux sans manié-
risme. Enfin, un grand nombre de petites pièces de bronze, figu-
rines, tètes, animaux, servaient de manches de couteau on for-
maient des décors de meubles. Il y en a toute une vitrine.
La collection n'est pas moins riche en céramique, en orfèvrerie,
en monnaies, etc. Vases grecs de toutes sortes, vases rouges avec
figures noires, vases noirs avec figures rouges, lécythes blancs
d'Athènes, coupes de terre émaillée, aryballes, flacons, toutes les
variétés sont présentes. Un Miroir gravé, pièce très rare !, d'une
exécution extrêmement fine, montre un dieu marin, barbu, aux
cheveux hérissés, poursuivant Persée qui vient de couper h tête
à Méduse, tandis qu'Athôna protège Persée. Une délicate bordure
de lierre en fleur entoure le miroir. Un fragment de fresque,
trouvé dans ces fouilles de la Farnesina, auxquelles' on doit des
œuvres décoratives si curieuses, représente une femme assise : la
main droite est tendue vers un enfant nu qui lui apporte un
bouquet de fleurs. Aux bras, elle a des bracelets; au cou, un
collier de pères. C'est probablement Vénus et l'Amour. Tout
l'intérêt est dans les lignes, car il n'y a là aucune couleur. C'est
un simple dessin au trait, comme dans les vases grecs & fond
blanc. Quelques-unes de ces statuettes de femmes aux coiffures
jolies et auxécharpes légères, telles qu'on en a trouvées à Tanagra,
achèvent d'évoquer pour le visiteur cet art des Grecs, harmonieux
et souple, qui avait enchanté les frères Dutuit. 11 ne faut point
' Elle a été payée, 24,000 francs en 18S4.
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U COLLECTION DUTU1T 941
cependant laisser ce petit musée antique sans regarder, dans la
vitrine même où sont exposées les monnaies et médailles, une
petite statuette polychrome.: c'est la représentation de l'acteur
tragique, telle qu'on Ta vue souvent reproduite. Le visage couvert
par le masque tragique, surélevé sur le cothurne, drapé d'une
étoffe colorée, l'acteur, le bras droit replié à la hauteur de la
tète, est immobilisé dans une attitude pathétique, et semble jouer
quelqu'une de ces tragédies assombries par la Fatalité antique.
L'art de la Renaissance, celui de la Renaissance française comme
celui de la Renaissance italienne, avait inspiré aux frères Dutuit
une admiration fervente. Entre l'antiquité et la Renaissance, ils
sont cependant fort loin d'avoir tout délaissé : des verreries et des
céramiques attestent leur souci de l'art arabe; la superbe croix pro-
cessionnelle, dont le dernier possesseur avait été le roi d'Abyssinie
Théodoros, prouve qu'ils n'étaient pas indifférents à l'art byzantin.
Mais, de la Renaissance, ils avaient acquis des ouvrages incompa-
rables, d'admirables bijoux, surtout un bijou italien d'une beauté
attachante, des pièces d'orfèvrerie et d'argenterie, des sculptures
attribuées à Lucca délia Robbia et à Jean de Bologne, des émaux
de Limoges, des majoliques italiennes et des faïences françaises.
Les émaux ne sont pas nombreux, mais ils sont de choix. Ils
représentent des sujets religieux et sont dus aux Pénicaud : il en
est de Nardon Pénicaud et de Jean II et de Léonard. Nardon excelle
dans ce qu'on a nommé l'émail sur apprêt. Il exécute l'émail sur
un fond blanc qui recouvre la plaque de cuivre presque tout
entière; le dessin est en traits noirs très appuyés, des hachures
d'or servent à accentuer les lumières. La difficulté dans cette tech-
nique est de représenter les chairs. Nardon Pénicaud avait coutume
de placer des tons violacés sous le blanc laiteux, mais par là il
obtenait des effets un peu sombres et ses émaux ont souvent une
apparence noirâtre. Quant au sujet même, Nardon demande son
inspiration décorative aux Flamands, et sa méthode, sa manière de
composer, de distribuer la lumière évoque surtout l'art des tapis-
siers. Bien différents sont les émaux de Jean II Pénicaud. Au lieu
de travailler sur apprêt, Jean travaille sur le cuivre même et
ainsi il arrive à une finesse extrême. Il triomphe dans les demi-
teintes, dans les grisailles; il est sans pareil pour passer du blanc
éclatant aux ombres légères du gris, et garde ce goût très sûr que
n'ont pas. toujours les émaux bien plus brillants de ce Léonard
Pénicaud, lui aussi, habile et savant, et dont l'œuvre remplit le
seizième siècle.
10 DECEMBRE 1902. 61
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m Li COLUCTSW Wtm
II n'est pas» dans tout le Petit Palais, de vitrine plus éclatante
que celle des majoliques italiennes. On peut ne pas les aimer; on
pent ne pas les comprendre quand elles sont isolées des palais
Italiens auxquels elles étaient destinées. On ne saurait refuser &
leur ensemble voyant une étrange volupté de coloris. Ces majoliques
portent les marques les plus connues d'Italie. De la fabrique de
Cafaggiolo viennent de grands plateaux d'apparat, de style toscan,
et composés pour des crédences princières. Tel est un grand plat
rond, à décor polychrome, représentant un combat entre Grecs et
Romains. Deux groupes de cavaliers avec leurs bannières se ren-
contrent près (Tune ville forte. A un arbre est suspendu Fécusson
d'une famille florentine, d'azur aux armes des Médicis, coupé d'or
au chien noir rampant. De Faënza vient probablement la grande
coupe montée sur un pied bas, à décor polychrome et représentant
le Repas dEnie et de Didon, d'après la composition de Raphaël.
Le fond est un décor architectural avec niches à coquilles,
médaillons sculptés, et deux fenêtres grillées. Les tons de cette
coupe sont un peu faibles, mais, par sa finesse, elle est une œuvre
remarquable du début du seizième siècle. La fabrique d'Urbino a
fourni un grand nombre de vasques, d'aiguières, de masques, de
vases. Les fresques de Raphaël ont été pour elle un trésor inépui-
sable de sujets décoratifs, et elle en a largement usé avec autant
de sûreté de main que de fantaisie d'exécution. La coupe ronde,
en émail polychrome, et où l'on voit sainte Marie devant le
Christ, est précisément de la fabrique d'Urbino. Le sujet est tiré de
l'évangile selon saint Jean. Sainte Marie s'agenouille devant le Christ
après la résurrection; à gauche, on voit le tombeau ouvert et
trois anges; au fond, de grandes roches et un paysage avec
château fort, bâti sur une montagne. D'Urbino aussi viennent ces
aiguières, dont l'une montre une femme portant un vase sur sa
tète et rappelant la figure de Raphaël dans Y Incendie du Borço,
et ces gourdes de chasse à panse aplatie dont les anses sont sup-
portées par des masques de satyres. Mais ce sont les faïences de
Gubbio qui tiennent le premier rang. C'est à Gubbio, dans le duché
d'Urbin, que vint se fixer, à la fin du quinzième siècle, le maître
des majolistes, Giorgio Àndreoli, l'inventeur de ces colorations
rouge rubis et de ces reflets métalliques qui font l'éclat de ses
ouvrages. Une coupe i pied bas, celle-là sans reflet, représente
une bacchanale antique, dans le genre de Raphaël. Silène ivre est
soutenu sur son âne par deux faunes, tandis qu'une bacchante
joue des cymbales. Au premier plan, un enfant ailé s'amuse à
faire passer une chèvre dans un cerceau. Un antre plat représente
le Jugement de Paris. Paris est assis sur une roche entourée
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LA COILICTION DUTOIT 943
d'arbres ; il est vêtu d'une tonique rouge. Les trois déesses, à
peine ceintes d'une écharpe, sont devant lui. Le fond est formé
par un paysage. En bleu est tracée la signature M0 Giorgio 1520.
Cne très belle coupe raconte la Peste de Florence. Sous un por-
tique, une femme nue est accroupie. Sur ses jambes est étendu
un enfant mort. Elle essuie ses larmes avec ses cheveux. Derrière
elle, deux enfants éplorés; devant elle, deux hommes, debout,
dans une attitude recueillie; au fond, le soleil couchant dorant
les murs de la ville. D'autres faïences, enfin, sont ornées de
portraits. L'une des plus curieuses montre un buste de jeune fille
à mi-corps, les cheveux à reflets dorés, coiffée de rouge et or
sur fond bleu. Au fond est inscrit la légende : Chi bene guida
sua barcha è sempre in porto.
Les faïences françaises sont beaucoup moins nombreuses. Elles
sont, il est vrai, représentées par trois pièces d'une valeur rare : ce
sont trois faïences dites de Henri II, et que l'on nomme aussi
faïences d'Oiron ou faïences de Saint-Porchaire. L'incertitude des
noms est ici le signe de l'incertitude de l'origine. Les exemplaires
des faïences de cette sorte ne sont pas fréquents. On n'en compte
pas plus d'une soixantaine. Ces pièces exécutées à l'époque des
derniers Valois s'expliquent par les recherches que firent à cette
époque nombre de curieux pour contrefaire les porcelaines que les
caravanes apportaient d'Extrême-Orient. Elles semblent avoir été
obtenues par un procédé très ancien chez les potiers français et
qui consistait à appliquer sur la terre encore fraîche des plaques
en relief en bois ou en métal; ces plaques produisaient une impres-
sion en creux qu'on remplissait ensuite avec de la terre d'un ton
différent. De là des pièces somptueuses et d'un dessin très com-
pliqué. C'est à ce genre qu'appartiennent le chandelier et les deux
aiguières de la collection Dutuit. Le chandelier a pour décor
trois figures d'enfants en ronde- bosse, dont l'une porte l'écusson
de France au chiffre de Henri IL Chaque enfant est debout sur une
plinthe et le tout forme un triangle qui repose sur une base circu-
laire. L'une des aiguières, en forme de balustre, a une anse de
chaque côté, et une au-dessus du couvercle. L'autre a une anse
placée en travers du col et portant un lion couché en ronde-bosse.
• Les couleurs varient du jaune clair au jaune brun foncé et les
dessins sont infiniment délicats.
En verre de Venise est une aiguière de forme harmonieuse,
verre bleu avec émail rouge, blanc et or. La panse porte de chaque
côté un médaillon polychrome dont les personnages forment une
Annonciation. La Vierge a les mains croisées sur la poitrine; elle
porte un manteau bleu et des revers de manche violets. L'ange
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944 LA COLLICTIOH DUTC1T
Gabriel, avec des cheveux blonds, un manteau bleu et des ailes
doublées de violet figure dans l'autre médaillon. Il porte un lys
d'or. Sur le goulot, un long lys est planté dans un vase blanc.
L'anse est émaillée d'or. L'ensemble de cette aiguière du quinzième
siècle est d'une élégance fine.
Les frère3 Dutuit, si passionnés pour l'art italien, ont aimé les
maîtres flamands. Dans leur galerie, ce sont les toiles de Téniers,
de Ruysdaël, de Terburg, ô'Hobbéma, de van der Velde qui sont les
plus nombreuses. Le Liseur de gazette, que Dutuit acheta à la vente
du baron de Vorange, fait connaître une manière claire de Téniers
qui n'est ni moins fine, ni moins spirituelle. Une frappante étude
d'Intérieur hollandais est attribuée à Pieter de Hooch. Celle de
Terborch nous fait voir un homme et une femme assis et causant
ensemble. Une autre femme est debout près d'eux et assiste à h
conversation sans paraître y prendre part active. Près de l'homme,
un serviteur tient une bouteille et l'élève afin de remplir une
coupe. Toute la puissance d'impression est ici dans la justesse
absolue du détail. Aucun sacrifice n'est fait à la convention. C'est
un instant de vie familière, saisi et interprété. On s'arrêtera avec
curiosité devant un Portrait de Rembrandt par lui même. Ce por-
trait occupe le premier rang parmi les eaux-fortes du maître.
Rembrandt y est peint debout, vêtu d'un costume oriental et coiffé
d'un turban. A ses pieds est couché un chien et au fond de la pièce,
dans l'ombre, se devine un casque et une cuirasse. L'œuvre est
signée et datée de 1632. On s'est demandé si elle était authentique.
Les amateurs, entre autres raisons, font valoir la véracité de la
signature; Rembrandt est écrit seulement avec un /, et c'est ainsi
qu'il signait en 1632, à ce qu'on assure.
Avec les meubles, les statuettes, les dessins et quelques tableaux,
les organisateurs du Petit Palais ont tenté de restituer un coin
d'un cabinet dix-huitième siècle. La disposition des salles ne leur
permettait pas une restitution plus complète et plus intime. Telle
qu'elle est, elle a du charme. Un bas-relief en terre cuite de
Clodion décrit un cortège de bacchantes : l'une est sur un char
traîné par des lions que montent des amours; d'autres amours
suivent tenant des guirlandes de roses. Près de là, un tableautin
de Pater, puis un petit Hubert Robert d'une coloration atténuée et
discrète évoque une vue de Rome : un temple, une colonne, i
l'horizon, la ligne du Cotisée légère dans l'atmosphère bleue; an
premier plan de petits personnages animas et spirituels, au bord
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LÀ COLLECTION DUTOR 945
d'une fontaine. Deux beaux dessins de Fragonard, des arbres aux
ombres somptueuses, sous lesquelles jouent toute une suite de
jeunes femmes et de jeunes hommes. L'un représente les Jardins
de la villa d'Esté, l'autre une Allée ombreuse. À côté d'eux,
une feuille de Watteau fait voir toute une série de tètes poudrées
et légères, de visages rieurs, aux lèvres un peu rougi es, soulignées
d'une mouche, voluptueuses et insouciantes.
De toutes les salles, celle-là retiendra peut-être le plus long-
temps les connaisseurs, où sont réunies quelques-unes des admi-
rables gravures de la collection. Eugène Datait avait assemblé
plus de dix mille estampes, aux états multiples et rares. Il avait
accompli cette merveille de retrouver et de garder toute l'œuvre
gravée de Rembrandt, de Durer, de Callot, de Claude Lorrain. Il a
découvert et acquis ainsi des trésors. Sa curiosité, d'ailleurs, ne
se tenait pas à quelques élus. Elle allait de Durer à Martin
Schonghauer, à Mantegna, à Lucas de Leyde, à Rubens, à Van
Dyck On ne pouvait songer à tout montrer : la place manquait et
on n'aurait pu le faire d'ailleurs sans péril pour les œuvres expo-
sées. Plus de mille seront offertes aux regards des visiteurs; elles
seront renouvelées. Les autres pourront être consultées. Grâce à
cette collection, on connaîtra désormais l'œuvre gravé de Rembrandt
tout entier. Pour arriver & le posséder, Eugène Dutuit n'avait
reculé devant aucune démarche, ni devant aucun chiffre. La plus
belle des deux épreuves de Jésus guérissant les malades a été
payée 27,500 francs; le Grand Coppenol à fond blanc plus
de 30,000.
En même temps qu'ils formaient cet ensemble unique de gra-
vures, les frères Dutuit achetaient des manuscrits précieux et des
livres rares. En 1847, à la vente du marquis de Coislin, Eugène
Dutuit achetait l'un des plus beaux manuscrits du quinzième siècle,
YBistoire du Grand Alexandre, roman de chevalerie orné de plus
de deux cents miniatures; plus tard, il acquérait, en 1861, à la
vente La Bédoyère, le Bréviaire des Frères Mineurs, richement
enluminé; à la vente de la collection Bordes, les Heures de la
Vierge; la Relation des funérailles <T Anne de Bretagne; plus tard
il achetait le Poème d Adonis offert par La Fontaine à Fouquet,
et l'exemplaire du sacre de Louis XVI, ayant appartenu à Marie-
Antoinette. Il recherchait également les reliures; il a cons-
titué une série complète de livres aux armes des rQis de France
depuis Louis XI jusqu'à Louis-Philippe ; il a acquis les Tragédies
de Racine illustrées par les originaux de Gravelot; la reliure du
Xénophon portant le médaillon en relief de Henri II, la reliure des
Phénomènes d'Antoine Mizauld aux armes de François I" ; la
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m u oouKimi wmnT
reliure des Œuvres de TralKen au chiffre de Diane de Poitiers.
Des six mille volumes de la collection, il n'en est pas un qui n'ait
attiré l'attention d'Eugène Datait par quelque rareté, et l'on
demeure étonné de l'activité et de la ténacité des deux collection-
neurs dont ht patiente ferveur a amassé en soixante années des
merveilles.
On peut ne pas tout aimer dans la collection Dutuit. Ceux qui
l'ont créée Pavaient formée pour eux, selon leurs goûts, parfois
peut-être selon leur caprice. Telle qu'elle est, elle est une évo-
cation de ce qui peut intéresser des hommes amoureux des choses
de l'art et avertis de leur histoire. Sur beaucoup de sujets, les séries
qu'ils ont composées sont incomplètes : elles ne prétendaient pas i
être complètes. Elles contiennent, en revanche, presque tontes des
exemplaires remarquables. U y aurait eu quelque vanité à vouloir ici
tous les examiner; il a suffi de connaître l'intérêt de quelques-nos
pour sentir la valeur de l'ensemble. Les organisateurs du Petit
Palais ont eu le très juste sentiment que cette collection était faite
pour rester une collection due à un particulier, non pour devenir
un Musée. Ils l'ont gardée à dessein dans une partie restreinte de
l'espace dont ils disposaient. Ils ne pouvaient foire plus ni mieux.
Ce n'est pas leur faute s'ils n'ont pu donner à la collection l'inti-
mité et tout l'aspect familier qu'elle aurait eue sans doute dans
quelque vieille maison de Rouen. Du moins les richesses entassées
chez Auguste Dutuit ne resteront point, au hasard des cartons,
des greniers et des poussières, sans décor et parfois en péril. Il a
voulu lui-même que le public y prit désormais sa part et pût rece-
voir quelque chose des impressions que longtemps il avait gardées
pour lui seul. Il serait juste que le visiteur du Petit Palais eût nne
pensée de reconnaissance pour ces deux frères modestes et singu-
liers qui vécurent surtout pour l'art, et à la générosité de qui Paris
doit un don magnifique.
André Chadmkix.
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LES ŒUVBES ET LES HOMMES
CHRONIQUE DD MONDE
DB Là LITTÉRATURE, DES ARTS ET DU THEATRE
Où nous en sommes. — Grimes et scandales. — Le sang et la boue. — •
L'anarchie partout. — Ministres et Président contre l'intérêt national. —
M. Loubet et les deux consciences. — Revues de fin d'année. — Boulaine
et Rouvier. — Au Panthéon. — Projet de loi d'un cordonnier. — Deux
Présidents. — Sus aux titres! — Un secret bien gardé. — Pronostics. *—
Les défroques de la famille Humbert. — Les 300 chapeaux de l'héroïne,
— Pantalons de dentelles et travestissements. — Un couplet prophétique*
•— Vente sensationnelle. — Bijoux princiers. — Comédienne et mon-
daine. — Les millions d'une collectionneuse. — Epée de général et bâton
de maréchal. « Philosophie des choses. — Exposition de Chats. — Cages
de Serins. — Oiseaux de basse-cour. — M. Loubet chez M. Chauchard.
— Trait de courtisan. — A la galerie Georges Petit. — Les Arts de la
Femme. — Devises fortifiantes. — Vivent les Sœurs! — M. Loubet se
dérobe. — A l'Académie des Sciences. — Oœur de femme et coeur
d'homme. — A l'Hôtel de Ville. — Exposition d'Enseignes. — Autre-
fois et aujourd'hui. — Epi grammes et Rébus. — Une enseigne de
60,000 francs. — Gérôme s'amuse. — Devises comiques. — Les statues.
— Balzac et ses Pensées. — M. Loubet se dérobe toujours. — Les Théàt res.
— Le retour de Sarah Bernhardt. — Le cabotinage de Coquelin . — Une
page de Mmt Adam. — Monsieur Camille... — A quinzaine...
Après un été pluvieux et un maussade automne, nous entrons
dans un hiver qui, dès le début, menace d'être rude et semble
pronostiquer les grands froids. La neige a prématurément couvert
nos campagnes; les régions de l'Est ont frissonné d'une tempé-
rature de 16 à 18 degrés au-dessous de zéro, et si le patinage du
Bois de Boulogne a pu commencer ses arabesques joyeuses, la triste
Chronique a dû enregistrer déjà plus d'un drame de la misère.
Mais c'est dans l'ordre moral et politique que se présente peut-
être le plus sombre tableau. Quel débordement de scandales et de
crimes! Quel torrent de corruption et de pourriture! Chaque jour
. éclate une nouvelle affaire, qui dépasse en horreur ou en ignominie
celle de la veille I — C'est une mère dénaturée qui poignarde sa
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M LES (BOYRBS IT LE8 HOMMES
fille; c'est une rentière qu'on égorge pour la voler; c'est une
femme galante étranglée dans sa débauche; c'est l'assassinat,
compliqué de viol, de Bourg- la- Reine; c'est le mystère de Bois-
Colombes; c'est « la tragédie d'Etretat »; c'est « le drame de
Saint-Cloud »; c'est le rapt d'un enfant; c'est le suicide d'an
notaire; c'est « l'affaire de la rue de la Bourse »; c'est l'énigme
honteuse du faubourg Saint- Honoré; c'est le mari qui tue froidement
sa femme; c'est la maîtresse abandonnée qui casse la tète de l'amant
volage ; c'est toute la gamme des explosions et des violences de la
jalousie, de la haine, de la passion, de la cupidité, de la ven-
geance; c'est le règne effréné du vitriol» du revolver et du
couteau I
Et quand ce n'est pas le sang qui coule, c'est la boue et la
honte qui éclaboussent : c'est l'obscénité étalée à tous les kiosques
et salissant nos rues; c'est le projet de loi sur « l'élargissement
du divorce » par consentement mutuel ou sur le simple désir d'un
seul des conjoints, c'est-à-dire l'union libre; c'est l'ignominie de la
Traite des blanches; c'est le vol et l'escroquerie se pratiquant
en tous les domaines et sur la plus large échelle, depuis les caves
supposées inviolables de la Banque de France jusqu'aux champs
de courses où des jockeys américains raflent par centaines de
mille francs l'argent des parieurs; depuis les banquiers en fuite
jusqu'à ceux qu'on met sous les verrous; depuis Thérèse Hnmbert
et son auguste famille jusqu'à Malleval, Boulaine et Rosemberg,
jusqu'à ce directeur de l'Espérance, qui file avec neuf millions
en laissant dix mille francs en caisse pour toute consolation à ses
victimes; depuis d'anciens ministres et des conseillers à la cour,
complices de déprédations et de filouteries, jusqu'aux juges d'ins-
truction, aux simples greffiers et aux modestes policiers, surpris la
main dans le sact — Tous les jours, on arrête ainsi des tripoteurs,
et le public se demande vraiment si c'est bien utile, puisque, dès le
lendemain, on leur accorde des évasions de faveur, si même on
ne les pensionne au dehors sous la condition de garder le silence...
Ceux qui nous restent se résignent à de moindres coups; ils déva-
lisent un musée, comme à Marseille, en enlevant une collection
de médailles d'or des plus précieuses; ils pillent audacieusement,
en plein Paris, la caisse d'une perception; même, ils ne dédaignent
pas de cambrioler les chalets de nécessité, comme à la place de
i'Observatoire... Il n'y a pas de petits profits! — Et, après tout,
pourquoi ces derniers se montreraient- ils plus dégoûtés que nos
législateurs, emportant clandestinement de la Chambre les savons,
les éponges et les petites serviettes des cabinets... parlementaires?...
On a démenti, dans ces derniers temps, que la Lèpre eût fait
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LC8 OUVRIS R LES HOMMES 949
son apparition à Paris. Ne vous semble- 1- il pas, tout de même,
qu'elle y exerce ses hideux ravages, en gangrenant le corps social
et en rongeant les parties les plus essentielles à la vie?..
Quelle fin d'année nous donne une telle décomposition morale I
Et vers quel avenir marchons-nous dans cette voie de fange et de
pestilence?... L'anarchie est partout, et, bien loin de la combattre,
nous avons un gouvernement (si j'ose in exprimer ainsi I) qui
l'encourage et la protège! c'est-à-dire un gouvernement qui va
contre la nature même de sa fonction, qui s'applique à semer et à
répandre tout le mal qu'il devrait extirper et détruire I
Ne remarquez-vous pas, en effet, comme chacun de nos minis-
tres est précisément, par la plus étrange des anomalies, contre
l'ensemble des intérêts spéciaux confiés à sa garde?
Le défroqué ministre des Cultes est par-dessus tout contre les
cultes, contre les évèques et le clergé, contre les congrégations
d'hommes et de femmes, contre les institutions religieuses de tout
genre, contre les simples citoyens suspects d'une croyance I...
Le ministre de la Guerre est bruyamment contre l'armée, contre
les généraux qui la commandent, contre les règlements qui
garantissent ses droits, contre l'avancement régulier de ses officiers
et leur indépendance I
Le ministre de la Marine — oht pour celui-là, l'évidence éclate!
— est nettement contre nos forces navales, dont il entrave à plaisir
le développement* contre les services les plus essentiels qu'il
désorganise, contre les amiraux qu'il brise ou paralyse au mépris
des plus éminents services, contre toutes les traditions de la flotte,
contre les séculaires coutumes de nos équipages!
Le ministre des Finances est contre les économies réclamées de
toutes parts, contre l'allégement des charges qui nous accablent,
contre les bas de laine qu'il soutire et pressure, contre les réformes
seules capables de rendre l'essor à nos rentes et la confiance aux
eusses d'épargne.
Le ministre de la Justice est hautement contre toute justice,
contre les magistrats qui osent avoir de la conscience, contre
la poursuite des escrocs, des voleurs, des écumeurs d'affaires,
contre le châtiment des prévarications et des forfaitures.
Le ministre de l'Instruction publique est contre la liberté de
l'enseignement supérieur, contre la liberté de l'enseignement
secondaire, contre la liberté de l'enseignement primaire, contre
toutes les écoles, non seulement chrétiennes, mais où se trouvent
seulement une cornette et un crucifix. Périsse l'instruction plutôt
que d'être distribuée par des maîtres et maltresses croyant en Dieu!
Le ministre des Affaires étrangères est contre l'extension et
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9W LIS CBUVRIS ET LB8 HOMMES
l'influence de la France au dehors, contre tout ce qui peut gêner
les Anglais en Egypte, en Chine, au Siam, au Maroc, à Terre-
Neuve, contre Marchand et sa troupe héroïque à Facboda, contre
nos explorateurs et nos soldats dans la brousse africaine, contre
tout ce qui n'est pas l'aplatissement devant les ambitions alle-
mandes ou britanniques.
Le ministre de l'Agriculture est contre l'allégement des charges
qui écrasent la terre, contre les institutions de protection et de
crédit qui viendraient en aide aux travailleurs des champs, contre
le droit naturel des bouilleurs de crû, contre les mesures capables
d'arrêter la désertion de nos campagnes.
Le ministre du Commerce est contre l'exportation de nos pro-
duits, par l'exagération des taxes douanières, et, pour la même
cause, contre les facilités d'introduction des matières indispensa-
bles à l'industrie; contre les patrons en conflit avec des grévistes,
contre les gendarmes qui se permettent de résister aux émeutiers,
centre une prospérité publique étouffée par les manœuvres hypo-
crites des agents du pouvoir et par la constante agitation qui en
résulte.
Et, au-dessus de ces ministres antilogiques à leur mission, plane
un autre fonctionnaire dont les actes sont encore plus en opposi-
tion avec l'ensemble des intérêts supérieurs de l'Etat : c'est le
. Président de la République, c'est le roi fainéant, c'est M. Loubet
lui-même, signant et sanctionnant d'une main servite toutes les
mesures contre la paix sociale, contre l'ordre matériel, contre tous
les droits, toutes les libertés, toutes les garanties des ciioyen9f —
alors que, dans ses discours, il ne cesse de prôner l'union, l'apai-
sement, la concorde. — Et, tout cela, uniquement pour garder
son fromage et ses douze cent mille francs! — Virtus post
nummos...
Comment s'étonner qu'à son tour l'amiral Pelle tan, sous prétexte
qu'il est ministre, refuse de payer à la Compagnie du Gaz la con-
sommation faite pour l'éclairage de son domicile particulier, et qu'il
soutienne, contre cette Compagnie, quatre procès, — qu'il gagnera,
soyez-en sûrs, tandis que les pauvres Sœurs chassées de leurs
maisons perdront leur cause...
Je ne sais pas si M. Loubet est allé voir, au théâtre de la Porte-
Saint- Martin, le drame des Deux Consciences; mais, s'il a négligé
d'aller entendre cette pièce, il y a perdu l'occasion des plus utiles
réflexions... Naguère, un ministre de l'Empire avait inventé, pour
sa commodité particulière, la théorie des deux morales; les digni-
taires du régime actuel ont imaginé le système caoutchouté des
deux consciences, qui permet de faire ou de laisser s'accomplir le
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LES OEUVRES IT US HOMItfS 961
mal, en empochant tout de même les honoraires comme si l'on
avait fait le bien.
Un antre sujet de méditation pour M. Loubet doit être le Mes-
sage que son collègue des Etats-Unis vient d'adresser an Congrès
américain pour lui exposer la situation des choses.
« Nous continuons, a proclamé fièrement M. Roosevelt, à tra-
ce verser une période de prospérité prodigieuse. Gomme peuple»
« nous avons joué un grand rôle dans le monde, et cherchons à
« en jouer un plus grand encore dans l'avenir... »
Eh bien, M. Loubet, parlez-nous aussi de la prodigieuse prospé-
rité de la France, dn grand rôle que vous lui avez fait jouer en
Europe, et de la figure plus grande encore que vous entendez lui
assurer dans un prochain avenir...
« Même si nous le voulions, a poursuivi M. Roosevelt, nous ne
«pourrions jouer un rôle modeste... »
Hélas! M. Loubet, comment qualifier le rôle, ou plutôt, la pos-
ture, comme aurait dit Jules Ferry, où notre pays se sent si pro-
fondément humilié sous votre consulat?...
Enfin, s'est écrié en terminant M. Roosevelt, « ce qui nous
ce guide, ce ne sont pas les sentiments des faibles et des lâches;
« c'est l'évangile de l'espérance et de l'effort triomphant. Nous ne
« redoutons pas la lutte pour résoudre les graves problèmes de
« l'intérieur et du dehors, parce que, animés d'énergie et de bon
« sens pratique, nous voulons séparer le bien du mal, pour con-
te server le premier et nous débarrasser du second... »
Faites- vous de même, M. Loubet? Entamez- vous résolument la
lutte contre le mal, pour assurer le triomphe du bien? Vous
rangez -vous du côté des lâches ou vous inspirez-vous du fortifiant
évangile où votre collègue transocéanique puise le courage et
l'espérance?...
Vous possédez dans un tiroir la liste des 104 Panamistes qui
ont volé, ruiné 800,000 actionnaires et déshonoré la France :
allez-vous cesser de les couvrir et les livrer à la justice?
Vous connaissez la retraite mystérieuse des Humbert : allez-
vous faire cesser le scandale de leur fuite favorisée par votre police
et de la cachette dorée où vous protégez leur impunité criante!
Gela vaudrait mieux pour votre renom que les éternelles chasses
de Marly, de Gompiègne et de Rambouillet, où vous croyez en vain
faire oublier votre effacement systématise.
L'opinion, irritée, anxieuse, inquiète, vous suit, au contraire, en
faisant justement peser sur vous les responsabilités que lièvres et
perdreaux sont impuissants à détourner de votre tète. Et les
Revues de fin d'année, si la Censure ne vient pas ébarber leurs
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952 LES ŒUVRES ET US HOMMES
flèches, vous crieront ce que tout le monde pense et murmure
tout bas... — Laisserez- vous jouer Y Affaire Coffre- fort, comédie-
bouffe? — Lankesl-on, ne rencaisser on pas? — vaudeville à
couplets? — L'Insaisissable, pièce à surprises? — Le Garde des
Sots, tragi-comédie, et autres du même genre?
Non, sans doute; les ciseaux officieux couperont l'aile des
refrains satiriques; mais, du moins, ne vous restera~t-il pas de la
tentative une leçon digne d'être recueillie?...
L'aventure de Boulaine aurait aussi trouvé sa place dans ces
couplets moqueurs, mais, vraisemblablement, la sévère Anastasie
ne se fût pas montrée moins impitoyable à son égard qu'au sujet de
la dynastie si chère à Jacquin. Et, pourtant, quelle heure joyeuse
eût passé le parterre à revoir sur la scène cette figure si parisienne
du banquier noceur dont le bavardage d'une petite soubrette a si
brusquement interrompu l'amusante odyssée I...
Mais on a pensé, sans doute, que c'est assez de la Chambre
pour égayer la galerie par ses excentricités et ses sottises. On y
retrouve, d'ailleurs, plus d'un Boulaine, même jusque sur les
bancs ministériels. — Quel lecteur a oublié la déclaration effrontée
de l'homme accusé d'avoir trempé dans le panamisme, et qui
s'est audacieusement écrié à la tribune : « Eh bien, oui, j'ai faut
des affaires! Mais, depuis quand, pour être député ou ministre,
a-t on perdu la liberté de faire des affaires?... » Et il en a fait, —
les siennes, bien entendu, plutôt que celles de l'Etat...
Avant de se séparer, et sans même avoir ébauché ce que ces
étranges législateurs appelaient, de façon assez pittoresque, un
« budget de recueillement », — euphémisme destiné à couvrir un
déficit de 200 millions! — ces pantins, dis-je, qu'un journal qua-
lifie plaisamment de ce corneilles qui abattent des lois », se sont
amusés de propositions charentonnesques, à peine dignes du car-
naval.
Le chansonnier Gouyba, qui est pourtant un lettré, agrégé de
lettres et d'histoire, a demandé sérieusement le transfert au
Panthéon des cendres de Quinet, de Michel et, de Renan, de Bal-
zac*. — Et de Zolal lui a crié un interrupteur facétieux.
— Etes-vous sûr du consentement des familles?... lui a demandé
un autre. Et comme il s'agissait d'enterrement, l'hétéroclite motion
a été renvoyée à la commission du budget.
Plus originalement inspiré, un député de Marseille, le citoyen
Gadenat, ancien cordonnier, se qualifiant de socialib te- révolution-
naire, a saisi ses collègues, — par compassion sans doute pour le
pauvre budget, et en vue de lui procurer quelques ressources, —
d'un projet de loi tendant à frapper d'un impôt toutes les décora-
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LIS (EOYRIS ET LES HOMMES 953
tions9 depuis celles de la Légion d'Honneur jusqu'au Poireau
agricole, en passant par les palmes violettes des différents degrés 1
— Et il n'y va pas de main morte, le cordonnier législateur!
L'impôt nouveau serait proportionnel au chiffre des contributions :
les grands-croix payeraient 75 pour 100 de leurs taxes actuelles;
les grands-officiers, 50 pour 100; les commandeurs, 20 pour 100;
les chevaliers, 15 pour 100. — Et jugez de ce que serait l'impôt
pour les boutonnières ornées à la fois de rubans multicolores I...
Mais ne riez pas de cette fantaisie : la Ghambre a déclaré
l'urgence I
Un autre, le citoyen Fournier, ancien .ouvrier mécanicien aux
ateliers du chemin de fer de la Camargue et député socialiste du
Gard, va plus loin : il demande la suppression de tous les titres de
noblesse, comme attentatoires à l'égalité démocratique. — Seule-
ment, que va dire de cette incartade le baron Millerand?...
C'est sur de pareilles niaiseries, accompagnées de horions et
d'expulsions scandaleuses, que finit une session où la seule préoc-
cupation sérieuse a été d'obtenir du gouvernement la communi-
cation du rapport confidentiel du général Voyron sur l'eipédition
de Chine, rapport où, prétendait- on, se trouvaient les révélations
les plus accusatrices sur le rôle de nos missionnaires. — Quelle
aubaine si le fait était vrai! — Aussi la curiosité haineuse de la
radicaille parlementaire, vivement surexcitée par le refus même
qu'avait opposé Waldeck- Rousseau à toute divulgation du docu-
ment, a- 1- elle fini par en arracher la communication en faveur des
trente-trois membres de la commission du budget, sous la réserve,
toutefois, d'un secret absolu!...
Un secret absolu confié à 33 députés hostiles et bavards!... —
C'était bien le cas de rappeler les vers malicieux du Bonhomme :
Rien ne pèse tant qu'un secret;
Le porter loin est difficile aux dames,
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes...
Mais qui fut attrapé? Nos 33 curieux, qui, au lieu des méfaits
espérés contre les missionnaires, apprirent, à leur vive déception,
qu'ils n'avaient mérité que des éloges pour les services rendus, tandis
que, si quelques reproches pouvaient être adressés à nos petits
soldats, leurs incorrections partielles n'étaient rien en comparaison
des écarts et des actes de pillage commis par les troupes indisci-
plinées des autres puissances ; — de sorte qu'en réalité la divul-
gation du fameux rapport, en rendant hommage aux religieux
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S54 LB CBUVHBS ET LIS HOMMES
calomniés, constituerait un véritable acte d'accusation contre le*
soldats de nos alliés, ce que le gouvernement ne saurait se per-
mettre. — De là, le refus catégorique du précédent cabinet d'en
livrer une seule page, et le silence déconfit de nos malveillants,
déçus dans leurs calculs...
C'est là-dessus qu'a fini cette misérable session, marquée en
ses derniers jours par deux incidents où l'opinion a semblé voir
de mystérieux pronostics : j'entends parler des coups de revolver
brusquement tirés du haut des tribunes, et de l'entrée au pas de
charge, dans l'enceinte législative, d'un peloton d'exécution, —
incidents, je le répète, qui ont paru du plus mauvais augure pour
l'assemblée, en rappelant un passé dont le renouvellement pourrait
bien être salué comme une délivrance...
Je néglige de mentionner les grèves qui, tout en continuant de
troubler un peu le cours des choses, n'ont cependant, en ces
dernières semaines, rien eu de tragique. — Celle des garçons de
café s'est, une fois de plus, éteinte dans la limonade; celle des
boulangers, un instant menaçante, est tombée dans le pétrin, et
celle des musiciens, qui a failli laisser nos théâtres sans orchestre,
s'est naturellement terminée par un accord.
Le seul incident récréatif, au milieu des tristesses du temps,,
nous a encore été fourni par l'inépuisable famille Humbert, dont
on a vendu la garde-robe à l'hôtel Drouot.
Pendant que la police feint de chercher les fugitifs partout où
l'on sait bien qu'ils ne sont pas, le commissaire-priseur mettait aux
enchères la défroque de la dynastie si longtemps régnante; et vous
jugez si les désœuvrés et les curieux sont accourus, les uns pour
voir, d'autres pour emporter quelque souvenir; et, dans la foule
compacte, c'étaient, paraît- il, des propos très gais, des réflexions
mordantes, même des anecdotes assez légères, entremêlées de
noms... j'allais dire propres, bien que ce soit plutôt le contraire.
Deux jours durant, la cohue bruyante, où dominait le sexe
féminin, a vu défiler les chemises, les jupons, les camisoles, les
corsets, les pantalons, les robes, les ombrelles, les manteaux, les
éventails, les fourrures, les chapeaux de la géniale Thérèse, avec
les pardessus de son digne époux et la lingerie variée de leur noble
fille. On eût dit l'emblème d'un régime, une sorte de musée gou-
vernemental où chaque objet évoquait un ministère, rappelait les
beaux jours d'un conseiller d'Etat ou l'intimité d'un haut digni-
taire. Ce corsage garni de dentelles était peut-être celui que por-
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Lift OEUVRES ET LIS HOMMES 955
tait l'incomparable Thérèse le jour où elle reçut la visite du chef
de l'Etat et de sa famille, au château des Vives-Eaux; ce « renard
bleu » était peut-être la parure d'Eve la mélancolique dans la pro-
menade où elle s'appuya, rêveuse, au bras de l'héritier présomptif
de l'Elysée I... Que de choses dans un boléro de chinchilla, dans
une sortie de bal doublée d'hermine, dans une capote agrémentée
d'une aigrette de diamant! La fortune de la France y a peut-être
été attachée!... Cette toilette a pu décider de la conclusion d'une
importante « affaire »; ce bracelet, ces pendeloques, ce collier
éblouir et entraîner les maîtres de nos destinées!...
Que sait-on?... Aussi, je le répète, cette friperie historique sem-
blait-elle un symbole et comme l'incarnation de toute une période
de notre histoire contemporaine...
Néanmoins, les enchères n'ont pas monté aussi haut qu'on
aurait pu le croire. En somme, toutes ces somptuosités de paco-
tille étaient fanées, passées de mode et portaient l'odeur de la
débâcle... Malheur aux vaincus!... Six corsets, jadis luxueux,
n'ont été vendus que 95 francs. Les trente-cinq paires de chaus-
sures de l'héroïne n'ont pas eu plus de succès. Ses quarante-deux
ombrelles se sont effondrées comme sous une averse, et les 300 cha-
peaux eux-mêmes, — je dis trois cents, si fantastique que le chiffre
puisse paraître, — n'ont fait tourner la tête â personne.
Ces trois cents chapeaux répondaient aux usages les plus variés :
chapeaux de ville et de campagne, de visites, de voiture, de
théâtre, de courses, de canot, de mail-coach, etc., et cet assorti-
ment se renouvelait pour chacune des quatre saisons de l'année.
Il faut bien soigner sa tenue quand on fréquente les plus hauts
personnages et qu'on hypnotise à son profit les millions des faiseurs
ou des gogos!
Les éventails ont été un peu plus recherchés, notamment celui
avec lequel Thérèse, les soirs d'abonnement â l'Opéra, adressait,
de sa loge entre colonnes, de petits saluts amicaux ou protecteurs
aux compères ministériels ou aux dupes fascinées.
Puis, sont venus les « dessous », très soignés, paraît- il, d'un
caractère suggestif, et provoquant même dans l'assistance des
propos... assez folâtres. On a parlé d'un Anglais qui aurait payé
fort cher des chemises de soie brodées â jour. Les pantalons de
dentelles, dont le pudique M. Bérenger n'eût pu, dit- on, soutenir
la vue, ont aussi trouvé d'avides amateurs.
Mais ce sont les fourrures qui ont surtout enlevé les enchères et
grossi la recette. Un manchon de zibeline a atteint 3,700 francs;
une jaquette en zibeline, 5,300; une pèlerine en zibeline fourrée
d'hermine, 5,800. Thérèse ne se refusait rien; il lui en coûtait si
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956 LIS ŒUVRIS KT LIS BOMMRS
peu! Les boas, les pelisses, les sorties de bal foisonnaient dans ses
armoires, et son noble conjoint, Frédéric, l'ancien député-poète, ne
se privait pas davantage, avec la série de ses pelisses garnies de
castor, et les six pardessus de drap vert fourrés pour la livrée de
la bande...
A la fin de la vacation, et comme pour couronner la vente, on a
tiré d'une caisse un pimpant C03tume de vivandière de la première
République, avec tricorne à cocarde tricolore, veste brodée et petit
baril d'ordonnance, — travestissement coquet sous lequel, paralt-il,
Eve la théàtrense avait joué, avenue de la Grande-Armée, le prin-
cipal rôle d'une pièce patriotique. Puis, d'autres costumes ont suivi,
car la jeune Eve aimait à se travestir, en Espagnole, en Italienne,
même en chevalier des Croisades, et c'est dans ce dernier rôle (trois
actes, en vers, s'il vous plaît!) qu'elle avait déclamé ce distique,
sans se douter alors de son sens prophétique :
Dieu le veut! Quittons la France!
. Il faut partir et pour jamais!...
L'ensemble de la vente a produit une quarantaine de mille francs,
— simple goutte d'eau pour combler le gouffre des cent millions!
Piquante rencontre! Le même jour, et dans une salle voisine, se
vendait le banal mobilier de Boulaine. Deux objets seulement y
attiraient l'attention : le bureau du joyeux tripoteur, acheté, dit-on,
par un Américain, et nne harpe, adjugée dix louis! — Que pouvait
bien faire cette harpe dans un tel intérieur!... A moins que ce ne
fût une façon discrète d'avertir les clients qu'ils se trouvaient chez
un maître-chanteur...
Le total des enchères a péniblement atteint 13,000 francs. —
Pauvre Boulaine 1
Mais une autre vente, autrement sensationnelle, a fait prendre
d'assaut l'hôtel des commissaires-priseurs : celle d'une comédienne,
enlevée prématurément au théâtre comme à la galanterie, et dont
l'opulente succession exalte le rêve des mondaines vulgaires.
Il11* Wanda de Boncza, morte dans sa fleur de talent et de beauté,
avait laissé 430,000 francs de dettes, c'est-à-dire de fournitures et
de toilettes non soldées encore, et les honnêtes bourgeoises de se
demander avec stupéfaction comment une actrice de la Comédie-
Française pouvait avoir un découvert de 430,000 francs chez ses cou-
turiers, — lesquels, d'ailleurs, ne semblaient pas eux-mêmes sans
quelque inquiétude sur le règlement de leur compte... Ils doivent
être aujourd'hui bien rassurés par le million et demi des enchères
de l'hôtel Drouot, — sans parler des liasses de valeurs déposées
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LIS CB0?R£8 KT LES HOMMES 957
prudemment par l'artiste économe dans les coffres-forts de deux
grands établissements financiers.
On a vendu, durant près d'une semaine, — il n'a pas fallu moins
pour disperser tout ce qu'elle avait accumulé de richesses dans son
luxueux hôtel! — on a vendu ses bijoux, d'une magnificence rare,
ses meubles, tapisseries, objets d'arc, tableaux, fourrures, dentelles,
garde-robe, sans lasser un instant l'avidité fiévreuse des acqué-
reurs. On eût vraiment dit qu'on se disputait les reliques d'une
sainte ou les souvenirs d'une reine 1 A ce point même que nombre
de bijoux ont été payés jusqu'au double de leur prix d'achat chez
le joaillier et du chiffre demandé par les experts! — Les bijoutiers
eux-mêmes en étaient effarés!
Citons : une broche Louis XVI, enguirlandée de diamants,
15,700 francs; — une bague, avec rubis d'Orient, 20,000; —
pendeloque, dont le principal motif était une grosse perle noire,
en forme de larme, entourée de brillants, 36,400; — broche,
grande fleur de lys tout en brillants et perles, 38,600; — bague,
enrichie d'une très grosse perle blanche d'Orient, 44,000; —
broche, forme branche de capillaire en brillants, avec saphir et trois
grosses perles blanches d'Orient, 70,000; — enfin, un merveilleux
collier de sept rangs, comprenant 350 perles blanches, 99,000, la
plus folle enchère de cette vente exceptionnelle! — Puis une
cascade et in celante d'autres bijoux, broches, colliers, bagues,
sautoirs, boutons d'oreilles, plaques de ceinture, aumônières,
peignes, éventails, faisant ruisseler saphirs, perles, émeraudes,
rubis, turquoises, tout un éblouissant écrin de souveraine!
Et après les bijoux, les objets d'art ancien et moderne : reli-
quaires, bustes byzantins, terres cuites, bronzes, médaillons, sta-
tuettes, tapisseries du dix- huitième siècle, miniatures, vieux Saxes,
vieux Sèvres, argenterie, nécessaire de voyage de 12,000 francs,
des tableaux signés Fragonard, Vigée-Lebrun, Carie Vernet, Lar-
gillière, Isabey, Français, Chaplin... Et, chose curieuse, au milieu
de ces .toiles, de ces dessins, de ces gravures, pas un portrait
d'elle, pas une effigie peinte ou modelée, pas une esquisse, pas une
image quelconque, comme si elle n'avait rien voulu laisser d'elle et
de sa beauté, qu'un vaporeux souvenir, une ombre insaisissable!...
Qu'il y a loin des splendeurs de cette vente aux débuts de la
modeste élève du Conservatoire, regagnant son pauvre cinquième
étage en prenant pour six sous l'omnibus de Clichy !...
Une autre collection, tout aussi sensationnelle, — pour des
causes différentes, — mais moins tapageuse, va être dispersée cette
semaine aux enchères de la galerie Georges Petit : celle d'une
veuve ardu-millionnaire, Mme Lelong, qui, aussi éprise d'art
tO Dheif3*E 1902 ' 62
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«6S LES ŒUVRES H US HOMMES
ancien que les frères Dutoit, avait consacré dorant de longues
années sa grosse fortnne à recueillir, dans son hôtel-musée du quai
de Béthune, d'inappréciables trésors du moyen-âge, de la Renais-
sance et du dix-huitième siècle : bronzes florentins, velours de
Gènes, orfèvreries italiennes, émaux de Limoges, tapisseries de
Flandres, bois sculptés, vitraux, broderies, coffrets, pièces de
choix de toute provenance, dé tout genre, de tonte époque,
patiemment ramassées avec une science rare, un goût raffiné, payé*
souvent aux plus hauts prix, et dont le riche produit va tomber
dans l'escarcelle des pauvres. — C'est, en effet, à la Société des
Artistes musiciens, fondée par le baron Taylor, que Mm0 Leloog a
légué tous ses biens, tous ses millions. . . Et, grâce à ce don royal,
il est permis de supposer que la récente grève des musiciens d'or-
chestre n'aura plus lieu de se reproduire. — Aussi, quel enthou-
siaste concert de reconnaissance ne vont pas manquer de faire
entendre les instruments à corde et à vent!...
Mais, — triste philosophie des choses! — faut-îl ajouter qu'à
côté même de ces engouements excessifs et souvent injustifiés, on
a vu passer, sous le regard indifférent et presque dédaigneux des
collectionneurs, des objets sacrés, des reliques glorieuses, abandon-
nées au hasard des enchères pour quelques misérables francs! — Le
bâton de maréchal d'un des plus illustres lieutenants de Napoléon,
Macdonald, duc de Tarente, n'a pas même obtenu un louis! Rt,
dans une salle voisine de celle où faisaient prime les jupes d'une
aventurière et les parures d'une comédienne, l'épée donnée par
l'empereur à Junot, l'épée de tant de batailles et de tant de
victoires, était adjugée pour une somme dérisoire!.'.. Pourtant, les
unes, fruit du vice ou de l'escroquerie, ne représentaient que le
côté bas et honteux de la nature humaine, tandis que les autres,
feuilles détachées de notre héroïque histoire, disaient les exploits
de nos soldats et la grandeur de la France!... Quand donc saurons-
nous mieux placer nos admirations et nos mépris?...
Pendant que nous sommes aux expositions, mentionnons celles
qui ont servi d'agréables distractions à la dernière quinzaine.
Le concours des Chats, organisé chaque année par le Journal au
Jardin d'Acclimatation, avait attiré une affluenoe nombreuse dont,
par la température actuelle, la frileuse partie féminine s'épanouis-
sait avec une satisfaction particulière dans la tiédeur de la grande
serre, sous l'ombrage d'une végétation tropicale.
Il n'y avait pas 1& moins de trois cents matous, de toutes races,
de toutes robes, miaulant avec grâce ou faisant coquettement le
gros dos dans leurs cages enrubannées; — chats d'Europe, d'Asie,
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LES CEOVHB ET LES HOMMES 95»
d'Afrique, ceux-ci du Siam, ceux-là du Congo, la plupart délicieux
à voir dans leur caressante souplesse, et bien mieux faits, ce
semble, pour la vie de salon que les affreux petits chiens élevés à
l'alcool pour les empêcher de grandir...
L'exposition des Serins, au Palais- Royal, — pauvre palais 1 U
avait bien besoin de cela pour animer un peu sa solitude! — offrait
une originalité particulière : celle de la dénaturalisation, si l'on
peut s'exprimer ainsi, des aimables oiseaux importés de Hollande
ou des Canaries. Le serin est jaune, jaune d'or, mais le progrès
consiste, parait-il, à transformer sa couleur par d'ingénieux croise-
ments ou de savantes variétés d'alimentation. On obtient ainsi des
serins gris, blancs, — même rouges : il n'y a qu'à passer le pont de
la Concorde pour en trouver dans la cage parlementaire...
Plus large, en raison de son caractère international, et plus
intéressante était l'exposition d'Aviculture du Cours-la-Reine, où
plus de quatre mille oiseaux de toute plume s'ébattaient dans les
vastes serres de la Ville de Paris. Coqs, poules, dindons, canards,
faisans, cailles, perdreaux, tout le peuple ailé des basses-cours et
des guérets y étalait ses plumages multicolores, dans la variété
desquels se remarquaient les types de nos colonies, particulière-
ment de Cochinchine.
M. Loubet a honoré ces volatiles de sa visite, à la suite d'un
déjeuner somptueux dans le palais de M. Chauchard, l'ancien
directeur des magasins du Louvre, qui, pour recevoir avec tout
l'éclat possible son hôte présidentiel, avait fleuri ses jardins de
dix mille pieds de chrysanthèmes transplantés féeriquement en
quelques heures! — N'eût-on pas dit le duc d'Antin recevant
Louis XIV!... — La République même a ses courtisans...
De ces expositions aux galeries de la rue de Sèze, il n'y a pas
loin, et, toute la semaine dernière, une foule élégante s'y est
pressée pour admirer les travaux d'Arts de la Femme envoyés
de tous les points de la France au concours organisé par le
Gaulois. — Jamais peut-être nous n'avons vu semblable profusion
d'oeuvres exquises sorties de véritables doigts de fée. C'était un
rêve, un enchantement! Toute énumération serait impossible, et
on n'eût su que choisir parmi ces merveilles de goût et de
patience. Broderies, nappes d'autel, chemins de table, portières,
chasubles, éventails de dentelle, paravents, stores, tapisseries,
couvre- lits, aubes, écrans, coussins, étoles, pastels, dessins, aqua-
relles, miniatures, missels, enluminures, reliures d'art, cuirs
repoussés, émaux, sculptures, marbres, terres cuites, plâtres,
ivoires, tout y était, et, parmi les exposantes comme parmi les
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960 L£8 OUVRIS R LIS HOMMES
lauréates, les plus grands noms fraternisaient avec les plus
modestes : une duchesse à côté de la jeune ouvrière d'an patro-
nage, une marquise voisine d'une orpheline de saint Vincent
de Paul, une princesse même en compagnie d'une sourde-muette
de l'asile d'Orléans; et les Ouvroirs, les Syndicats de l'Aiguille,
les Refuges de Filles abandonnées, les Ecoles professionnelles s'y
mêlaient de la façon la plus touchante aux personnifications les
plus hautes de la bourgeoisie et de la noblesse.
Que de talents dans tout cet ensemble I Que d'ingéniosité déli-
cate et supérieure dans ces travaux si variés 1 Et quelle élévation
d'âme dans les devises dont chaque œuvre devait être accom-
pagnée 1 Nombre de ces devises pourraient être citées comme
autant de paroles fortifiantes et consolatrices. Le cri de Jeanne
d'Arc : Vive labeur! reproduit plus de cinquante fois; — Dieu et
la France! — Non Cor mais l honneur! — Ou bien ou rien, —
Et, plus de cinquante fois aussi : Espérance!
Naturellement, ni M. Loubet, qui avait été voir les serins et les
dindons, ni Mmt Loubet, ancienne familière de l'avenue de la
Grande-Armée, n'ont eu l'idée d'une visite à cette ei position da
Travail de la Femme ; ils auraient craint de se compromettre en
aussi bonne compagnie. — Et, d'ailleurs, parmi les devises, n'j
en avait-il pas une qui criait malicieusement : Vivent les Sœurs L..
Pendant ce temps, l'Académie des Sciences, étudiant le volume
du coeur chez la femme, osait proclamer, par l'organe du profes-
seur Bouchard, que le cœur est plus petit chez la femme que chez
l'homme... En regardant ce qui se passe, n'est-on pas tenté de dire
à la science que son appréciation est une erreur et un blasphème?
Sans les femmes, où en serions- nous? Ce sont elles qui nous
relèvent, nous excitent à la lutte, nous encouragent à la résistance
en nons en donnant virilement l'exemple I Et, tout au contraire,
ce sont les hommes qui n'ont pas de cœur, qui sont lâches, qui
laissent une poignée de bandits chasser de France 80,000 femmes
inoffensives, uniquement vouées à la charité, aux œuvres d'assis-
tance populaire, à tous les sacrifices, et qui se trouvent aujourd'hui
sans pain, à l'étranger 1
On aura beau me dire que les images radioscopiques produites
à l'Académie par le docteur Bouchard lui donnent raison; je per-
siste à trouver que les actes et les faits lui donnent tort, et, une
fois de plus, je répète les deux vers des Châtiments d'Hugo contre
un gouvernement infâme :
... Qu'il foit chassé par les femmes,
Puisque les hommes en ont peur!
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LKS (EUVRJS IT LIS HOMMES 961
Pour en finir avec les Expositions, jetons un coup d'œil sur celle
des Enseignes, qui vient de se clore à l'Hôtel-de- Ville. C'était une
nouveauté, et, à ce titre, elle n'a cessé d'attirer une foule de
curieux de tous les mondes.
C'est le peintre Edouard Détaille qui en a conçu l'idée, et l'ad-
ministration municipale s'y était associée avec empressement.
Avant nous, Londres et Bruxelles avaient eu déjà des expositions
de ce genre, mais aucune ville peut-être n'offrait sous ce rapport
autant d'éléments que Paris.
L'enseigne, jadis, empruntait son importance à ce fait que les
maisons n'étant pas numérotées, et les rues mêmes n'ayant pas
toujours de nom officiellement classé, le populaire baptisait la rue
du titre d'une enseigne, en gravant ainsi dans sa mémoire l'image
de cette dernière. De là, l'effort d'imagination des boutiquiers pour
saisir l'attention publique par l'emblème de leur commerce;
d'autant qu'alors nombre de gens ne savaient pas lire et qu'il
était essentiel de frapper leurs yeux par le langage symbolique de
l'image. — De nos jours, l'enseigne tend à disparaître parce qu'elle
n'a plus les mêmes raisons d'être; cependant, elle a encore assez
survécu pour qu'on ait songé à la rajeunir en lui imprimant un
caractère plus artistique que dans le passé; et, dans ce but, un
appel avait été adressé à tous les peintres, sculpteurs, graveurs,
architectes, ouvriers d'art, industriels, pour la création de types
nouveaux destinés à la décoration extérieure des magasins, hôtels,
cafés, restaurants, ateliers et boutiques de toute espèce.
Plus de deux cents artistes, parmi lesquels des membres de
l'Institut, n'ont pas dédaigné de prendre part au concours. Il en
est venu de Rome, de Li ver pool, de Genève; mais, avant de noter
leurs principales compositions, il convient de s'arrêter un instant
à la partie rétrospective de l'exposition, malheureusement trop
restreinte par le manque de place.
Au temps où les croyances étaient plus vives et plus populaires,
renseigne empruntait le plus souvent ses sujets à l'idée religieuse.
La Vierge, l'Enfant Jésus, les Saints étaient invoqués comme de
vénérés patrons; et, à côté, la verve gauloise s'égayait en calem-
bours, épigrammes et rébus. — Un marchand de couronnes funé-
raires arborait cette macabre devise : A la paix perpétuelle. — Un
marchand de poisson avait fait peindre au-dessus de sa porte un
merlan dans un soulier, avec cette inscription : A la Marée
chaussée. — Un hôtelier avait fait représenter un voyageur
moelleusement couché et sommeillant sous les couvertures, avec
ce jeu de mots : Au lit, on dort, d'où l'enseigne du Lion d'or, si
répandue encore de nos jours.
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ftt LIS GBUYRIS IT LES B0MMB3
Sous Louis-Philippe, un pâtissier nommé Leroy, avait risqué
cette enseigne narquoise : Le roy fait des brioches.
En 1848, un marchand de tabac, plus osé encore, après avoir
orné sa devanture des trois mots formulant la devise républicaine :
Liberté, Egalité, Fraternité, avait fait peindre, sous chacun de ces
grands mots, une blague... et l'enseigne portait pour légende :
Aux trois Blagues.
Il est d'autant plus inoffensif de rappeler cette plaisanterie
qu'aujourd'hui, sous la troisième république, elle n'aurait plus
aucune raison d'être...
De nos jours, on voit seulement, dans une rue voisine du bou-
levard Saint- Germain, un poèlier, fier sans doute de sa clientèle,
dont l'enseigne porte : Fumisterie des Ministères...
Et l'on assure qu'il a beaucoup de besogne.
Je laisse de côté le Chat qui pelote, illustré par Balzac, et la
Chèvre qui danse, que Victor Hugo a mise en scène dans Notre-
Dame de Paris, pour mentionner le célèbre tableau de Boilly, Au
Gourmand, qui décorait, dès 1801, sous les galeries du Palais-
Royal, l'intérieur du magasin de comestibles et de cafés resté
fameux sous le nom de Gorcellot.
On raconte à ce sujet une curieuse anecdote. M"° Fair, la richis-
sime Américaine, décédée récemment de façon si tragique dans une
catastrophe d'automobile, ayant admiré maintes fois le tableau dans
le magasin de l'avenue de l'Opéra, en offrit 60,000 francs à son
propriétaire actuel, M. Ghanveau; mais celui-ci refusa de s'en
défaire, comme d'un palladium qui consacre depuis plus d'un siècle
la renommée de sa maison.
La partie contemporaine de l'exposition actuelle offre des noms
d'artistes distingués : Gérôme, Détaille, Tattegrain, Mercier, Réga-
mey, Villette, qui promettent d'être plus nombreux l'année pro-
chaine, car cette exposition sera annuelle. C'est un Salon nouveau
qui s'inaugure, et peut-être sera-t-il plus amusant que les autres.
On y remarque des peintures ingénieuses, des bas-reliefs, des
médaillons, des plaques de faïence, des sculptures, des vitraux,
surtout une belle ferronnerie offrant des torchères, des lanternes,
des supports d'un merveilleux travail.
En peinture, les enseignes parlantes sont assez nombreuses. —
Un Renard Bleu signale un marchand de fourrures. — Un magasin
de Noir et Blanc a pris pour symbole un Pierrot et un Charbon-
nier, l'un portant nn sac de farine, l'autre un sac de charbon. —
Une Autruche sert d'emblème à un marchand de plumes. — Du
sculpteur Mercier, pour enseigne de sage-femme : un Bébé sortant
du chou traditionnel.
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LIS «mUBIT LB UUOB 963
Hais le chef-d'œuvre est la gaminerie de Gérôme, représentant
un gentil caniche, droit sur ses pattes, avec on monocle à l'œil, et
au-dessous cette drôlerie : 0 pti cien. — Plus bas, dans un coin,
cette signature : Gérôme barbouillavit, anso Domini 1902.
Un réparateur d'objets d'art a pour emblème un Cœur brisé. —
On y voit le Temps, à longue barbe blanche, qui examine un cœur
apporté par une jolie jeune fille à la figure désolée et semblant
dire :
N'y touchez pas : il est brisé!
<( Non ; il n'est que fêlé ! » semble répondre le Temps, souverain
réparateur de ces sortes de blessures...
Il y a aussi renseigne morale, qui court le risque d'éloigner les
clients plutôt que de les attirer. — Au Père de famille est un débit
de yins et liqueurs, où la Mort trinque avec un consommateur, le
verre d'absinthe en main, tandis que, par la fenêtre entrouverte,
on voit passer un corbillard...
Plus gaie, l'enseigne formée d'un grand Corset, avec cette
légende irrévérencieuse : A tous les Saints...
Une dernière, qui m'a paru dédiée à M. Combes, pour son com-
merce ministériel : Au Caméléon, — « enseigne à potence »,
ajoute le Catalogue...
En somme, l'exposition, dans son ensemble, est attrayante, et
les prix décernés par la Ville ont sanctionné son succès.
Plus sérieux, et souvent moins réussis, sont les concours de
statues pour grands hommes, ainsi que nous l'avons vu pour ce
pauvre Balzac, ballotté durant tant d'années, de Rodin à Falguière,
avant de s'asseoir enfin sur un piédestal. De sonores discours ont
été prononcés devant le marbre du génial écrivain ; n'eût-on pas
mieux fait de graver sur le socle du monument quelques-unes de
ses plus fortes pensées, celle-ci, par exemple :
« J'écris à la lueur de deux vérités : la religion et la monarchie,
— deux nécessités que les événements contemporains proclament,
et vers lesquelles tout homme de bon sens doit essayer de ramener
notre pays. »
Ou bien encore :
« Le christianisme, et surtout le catholicisme, étant un système
complet de répression des tendances dépravées de l'homme, est le
plus grand élément de l'ordre social. »
M. Loubet, toujours prudent, avait décliné l'invitation que lui
avait adressée la Société des Gens de Lettres d'assister à cette
inauguration. — 11 y a tant de choses dans Balzac que le Président
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964 LIS ŒUVRES KT LES HOMUKS
a craint sans doute d'entendre quelque parole de l'implacable
peintre de la Comédie Humaine se retourner contre sa petite
personne...
On nous annonce d'autres inaugurations prochaines : celles
des statues d'Àmbroise Thomas, de Gounod, de Rosa Bonheur, de
Jules Simon, de Charles Garnier, de Baudelaire. N'est-ce pas beau-
coup, et ne pourrait-on laisser le temps consacrer davantage ces
gloires un peu hâtives?...
J'aurais voulu parler des théâtres, et la place me manque.
Mais comment se dispenser de saluer au moins la rentrée de
notre nationale Sarah, retour de Berlin, dans sa bonne ville de
Paris, au bruit des acclamations de tous les claqueurs de la presse?
Toutefois, la tapageuse actrice n'a pas recueilli que des thalerset
des bravos dans la capitale de la Prusse; elle y a aussi entendu
des sifflets, qui ont vinaigré sa « gloire », et, en venant reprendre
chez nous son cabotinage politico-scénique, elle y a rencontré une
Parole française qui a dû sonner durement à son oreille. C'est
la verte apostrophe que lui a jetée une patriote ardente, Mme Adam,
dans la petite Revue où elle juge les événements de l'étranger
dans leurs rapports avec l'intérêt de notre pays.
Lisez cette page vengeresse :
« Mme Sarah Bernhardt, après M. Coquelin et pour les mêmes raisons,
ayant constaté que la comédie patriotique jouée par elle, non sans talent,
depuis 1870, ne faisait plus c recette », s'en est allée représenter à Berlin
un personnage médiocre, offrant à lui seul, par un tardif oubli, tous les
éléments d'une humiliante réconciliation.
a Copiant M. Jaurès, Mme Sarab Bernhardt abandonne les fières, les
fidèles, les ardentes revendications qui, sans cesse affirmées et mainte-
nues, nous délivrent du piteux rôle de vaincus résignés, ayant laissé
toute espérance à la porte de l'enfer prussien.
o La chose surprenante est bien plus ce que Mmc Sarah Bernhardt a été
précédemment que ce qu'elle affiche d'être aujourd'hui. N'est-elle pas née
Germaine et n'est-elle pas juive?
« Or, le secret qui ne nous a pas encore été dévoilé est le pourquoi lt
presque totalité des juifs allemands, même déracinés depuis plusieurs géné-
rations, ayant tous leurs intérêts dans le pays où ils se sont établis, se
croient obligés de contribuer à la grandeur de la toujours plus grande
Allemagne.
« Mme Sarah Bernhardt, en allant à Berlin, est rentrée dans la tradition
la plus pure de ses antériorités. Non seulement elle a fait une affaire « bors
a ligne », mais elle a, par son voyage, fait bénéficier de certaine sorte
l'Allemagne du profit qu'elle-même en tire. Qui sait si elle n'a pas été
appelée pour jouer deux rôles, un sur la scène et l'autre dans la loge impé-
riale? Il me semble entendre le Kaiser dire, avec sa façon cavalière, an
prince royal de Danemark :
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LES OEUVRES ET LES HOMMES 965
« Décidément, les bouderies contre l'Allemagne ne durent pas. Voyez,
c Altesse, l'actrice la plus populaire de France, la plus démonstrativement
« revancharde, celle qui avait juré de ne pas mettre les pieds à Berlin tant
• que l'Alsace- Lorraine ne serait pas délivrée de notre joug odieux; la
« voilà quêtant les applaudissements de ma capitale. »
Et après Sarah, « le grand » Coquelin, à l'égard duquel
M"* Adam n'est pas moins justicière :
< M. Coquelin est de plus en plus « persona gratissima » auprès du Kaiser
allemand. Invité à une partie de chasse, il remplira d'abord son rôle de
comédien, puis celui d'invité, ce qui est tout différent, car c'est la première
fois qu'en Prusse un « acteur • prend part à une chasse royale. M. Coquelin
a le génie de la variété des genres. Il a été l'ami de Gambetta et celui de
F Alsace- Lorraine. Aujourd'hui, l'ami de Guillaume II est toujours occupé
des Alsaciens- Lorrains, avec cette différence qu'autrefois il croyait à leur
malheur par l'Allemagne et à leur bonheur par la France, et qu'il croit
maintenant le contraire...
a Ceux qui sont restés fidèles à leur « quand même » ont l'inconsolable
chagrin de voir l'Alsace- Lorraine, méprisante pour les reniements des
comédiens soi-disant patriotes, et indignée par nos cabotins politiques,
s'éloigner de la France. On dit, et je me refuse encore à le croire, que
beaucoup d'Alsaciens-Lorrains, outrés de la façon dont le gouvernement
Loubet- Combes traite les congrégations, songent à accepter les propositions
des députés catholiques de Berlin. Plusieurs déjà consentent à. faire de la
propagande en faveur d'une entente avec le centre allemand et du choix de
députés qui, aux prochaines élections législatives pour le Reichstag,
concluraient l'alliance. »
Qu'importe, après cela, de mentionner que Sarah Bernhardt a
repris sur son théâtre les vieilles pièces de Sardou; que Coquelin
montre derechef sur ses planches le nez de Cyrano; que Miss
EélyeU atteint aux Bouffes sa 2,000° représentation, et que la
reprise à' Orphée aux Enfers promet la même longévité à l'opé-
rette d'Offenbach ?
Quant aux autres spectacles, généralement secondaires, nous les
retrouverons à quinzaine, s'ils vivent encore, et il sera temps alors
d'en apprécier le vide ou la valeur.
Le Grand-Guignol annonce une comédie piquante : Monsieur
Camille. — S'agirait-il de notre étonnant ministre de la marine?
Louis Joobert.
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REVUE DES SCIENCES
La nouvelle Académie de Médecine. — Autrefois et aujourd'hui. «—
Origines de l'Académie. — Fusion de diverses Sociétés savantes. —
Décret de Louis XVlil. — Eu 1820. — Une Académie qui ne peut
trouver de domicile. — Tribulations diverses. — A la recherche d'an
local. — Déménagements successifs. — La vieille chapelle de la Cha-
rité. — De 1850 à 1902. — Le nouvel hôtel de la rue Bonaparte. — .
Inauguration. — Chimie minérale : Les pierres précieu ses artificielles.
— Fabrication des rubis. — En Suisse et en France. — Rubis marchands.
— Nouvelle méthode de production. — L'alumine cristallisée. — Fusion
au chalumeau. — Nourrissement de la pierre. — Le Saupoudrage. —
Rubis de 15 carats et de 6 millimètres de diamètre. — Peut-en recon-
naître un rubis artificiel d'un rubis naturel? — Hygiène : L'air du
métropolitain de Paris. — Atmosphère du tunnel. — L'air des wagons.
— Analyse. — Chaleur du souterrain. — Malaise par encombrement. —
Au Saint-Gothard : L'acide carbonique.
L'Académie de médecine vient de quitter pour toujours la rue
des Saints-Pères, où elle siégeait depuis 1850, pour s'installer,
le mardi 25 novembre, rue Bonaparte, près de l'Ecole des Beaux-
Arts, dans le bel hôtel que lui a construit H. Rochet, architecte de
l'Assistance publique. C'est tout une histoire que le déménagement
de l'Académie et la prise de possession du nouveau monument.
L'Académie de médecine fut fondée par ordonnance royale du
roi Louis XVIII, en date du 20 décembre 1820. Aux termes de
cette ordonnance, elle était la suite légale des institutions et
commissions dont voici la brève énumération : l'Académie royale
de chirurgie, fondée le 11 décembre 1731; la Commission royale
pour l'examen des remèdes particuliers nouveaux et distribution
des eaux minérales, fondée le 25 avril 1772. (Jusqu'à cette date,
les eaux minérales dépendaient de la surintendance des eaux
médicinales, établie en 1605 pour le premier médecin du roi et pour
ses successeurs) ; la Commission royale pour les épidémies et épi-
zooties, fondée le 29 avril 1776; la Société royale de médecine,
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REVUI DIS 8G1SRGIS 967
fondée le 26 juin 1778 pour remplacer et continuer la précédente
commission; le 1" décembre 1778, de nouvelles lettres patentes
lui donnent aussi les attributions de la Commission royale de 1772
qui cesse d'exister; enfin, le comité central de vaccine, créé par
décret du 16 mars 1809 pour la conservation du vaccin *.
La Société royale de médecine et l'Académie royale de chirurgie
ayant été supprimées par un décret de la Convention, le 8 août
1793, le Comité de la vaccine existait seul en 1820.
L'ordonnance de Louis XVI II sur la création de l'Académie
actuelle spécifiait que cette compagnie était instituée pour répondre
aux demandes du gouvernement sur tout ce qui intéresse la santé
publique et principalement les épidémies, épizooties, les cas de
médecine légale, la vaccine, les remèdes nouveaux et secrets, les
eaux minérales. Déjà, du reste, depuis 1810, il existait une Société
de médecine établie à la Faculté et qui était quelquefois consultée
par le gouvernement. En tous cas, le passé disparut complètement
devant la nouvelle fondation royale de 1820. Et le reste de l'insti-
tution fut parfaitement défini.
On n'oublia qu'une chose, c'est de dire dans quel local siégerait
l'Académie de médecine. Il semble pourtant que dans la pensée
du roi et de son conseiller, le baron Portai, ce devait être au
Louvre: C'était là, en effet, qu'avant la Révolution, la Société
royale de médecine tenait des séances tout comme d'ailleurs l'Aca-
démie française et l'Académie des sciences. La première séance eut
lieu à la Faculté de médecine, en attendant mieux. Les quatre
séances générales eurent lieu au Louvre. On était nombreux :
160 membres titulaires ou associés habitant Paris.
Le Bureau réclama à plusieurs reprises un local définitif. Le
ministre de l'intérieur ne manquait pas de promettre; l'Académie
n'était pas au bout de ses pérégrinations. On l'installa place Royale;
puis rue du Temple, rue des Grands-Manteaux, dans l'hôtel du
marquis de la Grange. Singularités du sort! cet hôtel devint plus
tard le Mont-de-Piété, et l'emplacement du nouvel hôtel rue Bona-
parte est une dépendance du Mont-de-Piété. On parla ensuite des
écuries du roi; la place fut reconnue insuffisante. Le maire de
Charonne offrit de recevoir l'Académie dans sa mairie. On n'accepta
pas cet emplacement lointain. Enfin, après de nouvelles recherches,
l'Académie finit par s'installer dans un immeuble de la rue de
Poitiers, au 21, le 27 janvier 1824. Elle se contenta du local jus-
qu'en 1850, mais le bail expirant i cette date, le propriétaire ne
1 D'après les documents de M. le docteur Dureau, bibliothécaire de
l'Académie de médecine publiés en 1895 dans la Chronique médicale de
M. le docteur Cabanes
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968 RIVUK DI8 SCIENCES
voulut pas le renouveler. Et l'Académie se trouva de nouveau sans
asile.
Le ministre de l'intérieur lui offrit un grand local appartenant k
l'Assistance publique, l'ancienne chapelle de l'hôpital de la Charité,
qui elle-même avait son histoire. En 1606, une première chapelle
avait été érigée à peu près sur l'emplacement actuel; en 1621 9 elle
fut démolie et remplacée par une nouvelle. Celle-ci fut agrandie et
terminée en 1735. C'est cette chapelle qui, d'après un projet du
Comité des Secours publics de la Convention, fut modifiée pour
l'installation d'une nouvelle école clinique. Le chœur devint
l'amphithéâtre de Corvisart. C'est en 1849 seulement que l'on
appropria à sa nouvelle destination la chapelle déjà transformée
depuis 1799. On divisa le bâtiment en trois parties, vestibule, salle
des Pas-Perdus, salle des séances. Le chœur resta dépendance et
amphithéâtre de l'hôpital de la Charité. Et de 1850 & 1865, l'Aca-
démie resta confinée dans ce milieu insuffisant, incommode et
obscur. En 1865, nouvelles protestations, demande d'un nouveau
local. Napoléon III fit des promesses comme jadis Louis XVIII;
mais en 1875, il n'y avait encore rien de changé dans la vieille
installation et du reste rien ne fut modifié, et l'on peut voir encore
aujourd'hui les bâtiments tels qu'ils furent autrefois. Hais en 1875,
le président sortant, H. Devergie, accompagné de M. Béchard et
de H. Dureau, firent de pressantes démarches près du ministère.
On recommença la chasse aux locaux. Aucun ne parut conve-
nable. Enfin, seulement en 1883, H. Bêchard obtint un décret qui
concédait à l'Académie à titre définitif un terrain appartenant i
l'Etat et situé avenue de l'Observatoire. Etait-ce fini? Oh que non!
La Faculté des sciences s'était déjà installée sur ce terrain et y
avait fait 800,000 francs de travaux. La Faculté aurait rendu le
terrain, mais point les 800,000 francs et ce fut toute une affaire trop
longue & raconter encore. Grâce i de nombreuses démarches des
intéressés, le Conseil municipal finit par voter l'échange du terrain
de l'avenue de l'Observatoire contre un terrain appartenant i
l'Assistance publique sis rue Bonaparte. Le terrain fut cédé au prix
de 663,000 francs. Le bâtiment â construire devant coûter
835 ,000 francs, l'ensemble de la dépense s'élevait & 1 , 500,000 francs,
mais l'Etat conservait le terrain concédé â l'Académie, avenue de
l'Observatoire, évalué â 800,000 francs. Si bien qu'en définitive
l'Académie n'eut plus â contribuer pour son compte que pour une
somme de 540,000 francs. L'Académie avait fini par la réunir,
grâce aux libéralités de ses membres et â de généreux donateurs.
Ainsi, comme on le voit, non sans peine, l'Académie de méde-
cine a fini par s'établir chez elle et â se faire construire un hôtel où
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elle siégera sans doute de longues années. Biais, après le passé, on
peut se demander si c'est bien certain. Elle a été si nomade cette
pauvre Académie de médecine que peut-être sera- 1- elle quelque jour
encore en butte à quelques aventures. En tout cas, l'hôtel cette fois
lui appartient, il est bien disposé pour tous les services accessoires
ou auxiliaires. On peut donc prévoir tout de même pour elle une
longue suite dé jours heureux qu'elle a bien mérités depuis 1820.
11 y a longtemps que l'on est parvenu à obtenir au laboratoire
des pierres précieuses. Ebelmen réussit le premier, que je sache, à
fabriquer dans son laboratoire de l'Ecole des Mines de petits rubis,
puis Gaudin, puis Feil, enfin Fremy et Verneuil, etc. Biais quels
rubis I Petits, petits, bons pour les minéralogistes, mais évidem-
ment sans aucune valeur commerciale : lames hexagonales minces,
cristaux difficiles à tenir entre les doigts, simples curiosités.
M. Verneuil, l'ancien collaborateur de M. Fremy, vient, au contraire,
de produire de vrais rubis, des pierres de valeur, puisqu'elles pèsent
environ 15 carats, et que le rubis a un prix marchand supérieur i
celui du diamant. M. Verneuil n'en a pas moins mis son procédé
dans le domaine public. Et il faudra redouter quelque jour de
voir entrer dans la circulation des rubis artificiels. Il est vrai que
les Suisses qui sont experts dans l'art de maquiller les pierres ont
trouvé déjà depuis plusieurs années un moyen qu'ils ont gardé
secret de fabriquer d'assez beaux rubis. En sorte que lorsqu'on a
à acheter une de ces pierres, il est sage de la faire examiner par
un lapidaire défiant et expérimenté.
Quoi qu'il en soit, M. Verneuil obtient des rubis d'environ
3 grammes, de 5 à 6 millimètres de diamètre et d'une jolie teinte
éclatante par un procédé théoriquement simple, mais qui exige en
pratique beaucoup d'habileté professionnelle. 11 faut un rien pour
réussir la pierre et un rien pour manquer l'opération. Le rubis n'est
que du corindon, de l'alumine cristallisée. On prend donc de la
poudre d'alumine mélangée avec 25 pour 100 d'oxyde de chrome
pour donner la coloration rose rouge. La matière est placée dans
un petit panier en toile métallique et introduite dans la flamme
d'un chalumeau oxhydrique, et à l'aide d'un support convenable
maintenue pendant la fusion dans la même région de la flamme.
De plus la pastille en fusion est reliée à un filament d'alumine
agglomérée au rouge avec quelques centièmes de carbonate de
potasse et qui pend verticalement. Ce filament est une trouvaille,
car s'il n'existait pas, la masse fondue se fendillerait aussitôt que
commencerait son refroidissement. La seconde trouvaille de H. Ver-
neuil, c'est d'avoir imaginé de grossir progressivement le petit
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ttÛ RKTOI DIS SGIMGIg
bouton fonda en semant sur lui par une une projection de la pondre
d'alumine chromée. Il nourrit ainsi le globule primitif et accroît
peu à peu le diamètre de la future pierre précieuse. Les petits
grains d'alumine s'agglomèrent à la masse en subissant la fusion.
En opérant délicatement, il est possible d'obtenir en deux heures
une masse ovoïde d'une coloration homogène. Si l'opération a été
bien conduite, quand on arrête la marche du chalumeau, le refroi-
dissement brusque fait fendre en deux parties symétriques suivant
un plan vertical la masse fondue. On obtient deux demi-sphères qui,
taillées à l'aide des procédés ordinaires, donnent deux beaux rubis
d'une magnifique fluorescence rouge.
Quand ils sont parfaitement réussis et bien polis, il déviait
extrêmement difficile de les distinguer des plus beaux rubis natu-
rels. Toutefois, quand ils sont très gros, ils présentent assez sou-
vent deux défauts qui révèlent leur origine artificielle et qui tien-
nent à la difficulté que l'on éprouve à conduire correctement la
fusion : l'affinage, imparfait en quelques points, se traduit & l'oeil
par des groupes de petites bulles que l'on distingue avec une forte
loupe. Leur formation est due soit à un « semage » exagéré de la
poudre d'alumine, soit à l'emploi dans le chalumeau d'une flamme
trop oxygénée.
Le second défaut est plus caractéristique encore; il réside dans
la présence de zones rubannées dues à la décoloration de certaines
portions de la masse par la volatilisation du chrome. Ces défauts
n'altèrent pas sensiblement du reste la beauté de ces pierres,
quand elles sont montées, et peuvent même disparaître lorsqu'on
peut se rendre suffisamment maître du semage.
Les beaux rubis ainsi obtenus ont pour densité 4,1. Us ne cons-
tituent pas un cristal unique; c'est un amas de petits cristaux,
mais même à la loupe, on ne peut les isoler; la constitution
hexagonale n'apparaît pas; l'illusion n'en est pas moins complète,
quand la pierre précieuse bien polie et bien montée apparaît écla-
tante danss une bague, un bracelet ou une broche. Quoi qu'il en
soit, il est probable qu'un lapidaire ne s'y tromperait pas, un
physicien non plus et que l'on pourra toujours reconnaître avec de
l'attention un rubis naturel d'un rubis artificiel.
Les Parisiens se plaignent de plus en plus de l'air qu'on leur
fait respirer dans les souterrains du Métropolitain. Quand on des-
cend dans les galeries, on est pris à la gorge par une odeur
créosotée désagréable. L'inconvénient est réel, mais il n'est pas
dangereux; l'odeur est simplement due à l'imprégnation des tra-
verses par des substances goudronneuses destinées à leur conser-
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IITOI DIS SQERC1S 971
va t ion. Ce qui est moins anodin, c'est la composition de l'air des
wagons et du souterrain. Cet air est-il tellement pollué, comme on
le dit, qu'il poisse produire des accidents, des syncopes, etc.? La
question a été soumise au Comité d'hygiène publique et de salu-
brité, et son étude renvoyée à l'examen de H. Haller, membre de
l'Académie des sciences et professeur de chimie à la Sorbonne.
Déjà M. Gréhant, professeur au Muséum, un spécialiste dans la
recherche de l'oxyde de carbone et de l'acide carbonique dans l'air,
avait entrepris des expériences sur l'air des voitures et des gale-
ries. Des recherches de ces deux chimistes, il ne semble pas que
l'air du Métropolitain soit absolument mauvais. Voici, pour Are
bref, quelques chiffres donnés par M. Gréhant. Quand une voiture
est hermétiquement close et renferme de 36 à 43 voyageurs, l'air
accuse de 41 à 75 dix-millièmes d'acide carbonique. Dans l'air des
rues de Paris, d'après M. Albert Lévy, la teneur moyenne en acide
carbonique ne dépasse pas 6 dix-millièmes. Il y a donc une grande
différence. Mais en présence de ce chiffre anormal, l'administration
du Métropolitain fit établir des ouvertures béantes dans les parois
des wagons. M. Gréhant recommença les analyses. Entre le Louvre
et le Palais-Royal, il trouva 18 dix-millièmes d'acide carbonique;
entre le Palais-Royal et les Tuileries, il releva 15 dix-millièmes;
entre les Tuileries et la Concorde, 21 dix- millièmes.
M. Albert Lévy a opéré, de son côté, indépendamment; il a dosé
en moyenne, dans l'air des voitures, de 10 à 16 dix-millièmes.
Enfin M. Haller, reprenant les analyses, est arrivé à 12 et 16 dix-
millièmes. Il y a donc eu grande amélioration dans l'atmosphère des
voitures.
Quant à l'air des galeries, M. Lévy y a dosé des chiffres oscillant
entre 31/2 et 10 1/2 dix- millièmes. Il a rencontré aussi des quan-
tités trè3 petites d'azote ammoniacal. Tout ceci n'a rien de grave.
La proportion d'acide carbonique s'élève tout autant dans les
salons après une soirée ou un bal. Dans la tribune du Conseil
municipal de Paris, M. Lévy a dosé, le 27 mars 1901, 14 dix-
millièmes d'acide carbonique et 169 milligrammes d'azote ammo-
niacal par 100 mètres cubes. Il en est toujours ainsi quand, dans le
même local, il y a grande affluence de personnes. Dans une foule
compacte, on respire extrêmement mal. L'azote ammoniacal, dans
le Métropolitain, ne se rencontre d'ailleurs qu'aux stations. Les
chiffres de M. Haller sont conformes à ceux de MM. Gréhant et
Albert Lévy. Ce savant a, de plus, mesuré les températures à
l'intérieur des voitures, dans le3 tunnels et dehors. Il y a toujours
une grande différence entre l'extérieur et les voitures. On peut la
porter en moyenne à 8 degrés; on trouve jusqu'à 24 degrés à l'in-
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m ftKYUI DES SCIENCES
teneur d'une voiture, quand le thermomètre marque 15 à 16 degrés
dehors. Cette différence varie naturellement, et d'autant plus que
la température extérieure est plus basse. Telles sont les constata-
tions. Alors comment expliquer les malaises que quelques per-
sonnes éprouvent en voyageant dans le Métropolitain?
Pour nous, la raison en est simple. Peu de personnes, d'ailleurs,
sont réellement incommodées, et celles-là sont des sensittves ou
des prédisposées; elles ne peuvent supporter un écart de tempé-
rature brusque dans un air chargé d'acide carbonique, surtout
quand il y a encombrement. Et à certaines heures, il y a encom-
brement réel dans les voitures et souvent il faut se tenir debout,
ce qui accroît encore la gène des voyageurs très sensibles i un
milieu souillé. Tous ceux qui ont traversé le tunnel très long du
Gothard (14 kilomètres environ) ont pu observer pendant les
35 minutes du trajet, chez leurs voisins ou chez leurs voisines
surtout, les effets combinés de la chaleur et de l'air chargé d'acide
carbonique, bien que l'on ferme les portières. Encore cette année,
en notre présence, deux voyageuses se sont trouvées mal. C'est
que la température, dans ce milieu impur, montait à 30 degrés,
alors qu'à Gœschenen, station d'entrée du tunnel, elle n'était qu'à
23°. Le tunnel est très chaud. Donc, les malaises viennent de
même au Métropolitain de la chaleur et de l'encombrement dans
les voitures.
Le remède I Ce serait évidemment d'empêcher l'encombrement,
d'augmenter le nombre des voitures; mais le moyen est difficile à
réaliser avec l'exploitation surchargée du Métropolitain. Il faudra
donc accroître les vasistas des vagons et faire des portes & claire-
voie, installer des ventilateurs électriques pour assurer le renou-
vellement rapide de l'air des vagons, etc. Avec ces précautions et
quelques-unes encore, il est probable que l'on rendra le Métropo-
litain tolérable aux Parisiens qui aiment leurs uses.
Henri de Par ville.
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LIVRES DÉTRENNES
LIBRAIRIE HACHETTE
Histoire des jouets, par Henry D'Allemagne, bibliothécaire à la
Bibliothèque de l'Arsenal. — Un beau volume in-4° avec 250 illustra-
tions dans le texter et 100 gravures hors texte dont 50 planches
coloriées à l'aquarelle. Broché, .15 fr.; cart. percaline, 40 fr.
La jolie, l'aimable idée que celle de cette Histoire des jouets!
Toutes les œuvres de l'imagerie populaire qui peuvent apporter un
renseignement quelconque sur la forme et l'usage des anciens jouets
sont ici réunies.
On sent assez d'ailleurs quel lien unit une industrie comme celle
des jouets à l'histoire générale des mœurs et de la politique; l'imagi-
nation des fabricants s'est inspirée des plaisanteries, des satires, des
usages, des vêtements à la mode et, à parcourir seulement la collec-
tion inappréciable qui nous est ici présentée, l'on pourrait à coup sûr
retrouver toute l'histoire extérieure et intérieure, politique et sociale
de la France, des splendeurs de Versailles de Louis XIV à celles de
l'Exposition de 1900,
Le livre de M. D'Allemagne s'adresse ainsi à toutes les catégories
de lecteurs, aux érudits et aux gens du monde, aux jeunes gens et aux
amateurs expérimentés; indispensable sur les rayons de la biblio-
thèque, il n'a pas sa place moins marquée sur la table du salon de
famille.
La Guerre, racontée par limage, d'après les sculpteurs, les gra-
veurs et les peintres. — Un magnifique volume gr. in-8°, 20 planches
en taille-douce et 300 gravures. Broché, 30 fr. ; relié, 40 fr.
Précisément parce que la guerre, chez tous les peuples et dans tous
les temps, a provoqué les sentiments lesplus violents dans un sens
ou dans l'autre, elle a dû nécessairement inspirer les écrivains et les
artistes. En effet, d'Homère à Victor Hugo, des enlumineurs chevale-
resques du moyen âge aux Alphonse de Neuville et aux Détaille,
innombrables sont les œuvres grandioses ou touchantes, qui évoquent
à nos yeux une histoire de la guerre autrement vivante que celle que
les manuels nous retracent avec une exactitude superficielle et froide!
C'est cette histoire qui se dégagera du beau livre que nous annon-
çons ici.
Est-il besoin de dire que le texte et l'illustration sont d'une égale
richesse, d'une éçale diversité? Faut-il tout résumer d'un mot? Cet
ouvrage, auquel il n'a jamais été rien publié d'analogue, est une sorte
de musée de la guerre, d'où l'on retire une impression d'incomparable
grandeur.
10 DÉCEMBRE 1902. 63
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974 LIVRES D" ET RENNES
Les Grands naufrages, par H. de Noussanne. — Un vol. gr. in-8%
illustré de 12 planches en couleur d'après les aquarelles d'A. Paris.
Broché, 15 fr.; relié, 20 fr.
Nulle Action romanesque n'est comparable, par le pathétique de ses
péripéties, à ces tragédies de la mer, dont la liste trop longue ne sera
jamais close, et que la science est demeurée impuissante à conjurer.
On se fait donc aisément l'idée de l'intérêt que présente ce livre.
Pour la première fois, un véritable écrivain a fait sortir des docu-
ments relatifs aux naufrages dans tous les temps la vision exacte et
vivante de ces émouvantes catastrophes, en réservant la plus grande
place à celles, toutes modernes, qui ont eu parmi nous le plus de
retentissement. Chaque récit de ce magnifique volume est une action
différente, si prenante et si vraie que le lecteur assiste au drame,
emporté dans ses péripéties. Enfin, de superbes dessins en couleur,
reproduits merveilleusement d'après les aquarelles vigoureuses d'Al-
fred Paris, ajoutent au récit de ces terribles scènes l'impression
vivante de la réalité.
Napoléon raconté par l'image, d'après les sculpteurs, les graveurs
et les peintres (ouvrage couronné par l'Académie française). Nou-
velle édition remaniée. — Un vol. gr. in-8°, illustré de nombreuses
gravures. Broché, 15 fr.; relié, 20 fr.
Le très grand succès remporté il y a quelques années par le livre si
original de M. Armand Dayot a encouragé l'auteur à donner une
nouvelle édition de cet ouvrage.
Innombrables sont les portraits, statues, bronzes, médailles,
tableaux, gravures, armes, objets usuels, jalousement conservés dans
les musées ou collections privées qui racontent l'histoire anecdo tique
ou héroïque de l'empereur.
Parmi cette quantité prodigieuse de documents, M. Dayot a fait un
choix judicieux et il nous offre, en un nouveau recueil remanié, plein
d'excellentes reproductions accompagnées d'un commentaire dont
l'agrément n'exclut pas la précision, Te tableau le plus curieux et le
()lus achevé de la période napoléonienne et le plus propre aussi à nous
aire comprendre, sous ses multiples aspects, l'origine, l'apogée et la
décadence de cette formidable épopée.
Capitaines courageux, une histoire du banc de Terre-Neuve,
par sir Rudyard Kipling. Roman traduit de l'anglais par L. Fabulet
et L. Fountaine Walker. — Un vol. in-8°, illustré <fe nombreuses
gravures. Broché, 10 fr.; relié, 15 fr.
Chez un enfant dont la nature n'était pas foncièrement mauvaise,
une éducation absurde reçue dans un milieu tout artificiel de luxe et
de vanité peut faire naître toutes sortes de défauts. Pour guérir cet
enfant gâté, que faut-il? Simplement le mettre en contact avec la
réalité, le jeter en pleine vie laborieuse, rude et saine.
Sur cette idée, le plus célèbre des romanciers anglais d'aujourd'hui,
Rudyard Kipling, vient de publier un roman dont le succès reten-
tissant est aussi justifié par ses qualités de pittoresque et de mouve-
ment que par ses traits de mordante satire et d'humour.
Cent lécits d'Histoire de France, par M. G. Ducoudray. Nouvelle
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LIVRES D'ÈTRENNES 975
édilion refondue. — Un vol. petit in-4°, illustré de 317 gr. Gart.
percaline, tr. dorées, 5 fr.
Cent récits d'Histoire de France, en cent pages et cent grandes
gravures, font défiler tous les événements importants de notre histoire
nationale, depuis 600 ans avant Jésus-Christ jusqu'à l'Exposition
de 1900. Aucun fait saillant, aucun épisode de quelque importance
n'a été omis. Tout est narré, exposé, apprécié avec calme, méthode et
impartialité.
Cet ouvrage sera lu avec fruit par les enfants et par bien des
grandes personnes heureuses de voir se dérouler à nouveau, sous
une forme animée et pittoresque, des figures et des actes quelque peu
oubliés.
Le Savant du Foyer, par Louis Figuier. — Nouvelle édition
refondue par Daniel Bellet et contenant 210 grav. Br., 8 fr. ; cart.,
tr. dorées, 12 fr.
En trois cents pages, nous trouvons là une réponse à toutes les
questions crue nous sommes amenés journellement à nous poser sur
la nature, la provenance, la fabrication des objets qui nous entouremt
ou dont nous nous servons à chaque instant. Aussi bien, nous aurons
donné une idée de ce qu'est ce livre, quand nous aurons dit que la
table analytique contient plus de 450 noms d'objets ou de matières
qui y sont décrits et étudiés. Mais il resterait encore à louer l'agré-
ment d'une exposition claire, vivante, accessible à tous et que
250 gravures achèvent de rendre, pour ainsi dire, lumineuse.
Nini-la~Fauvette, par M. Ernest Daudet. — Un vol. illustré de
45 grav., d'après Alfred Paris. Broché, 7 fr. ; cart. percaline, tr.
dorées, 10 fr.
Ceci est l'histoire extrêmement touchante d'une jeune fille douée
d'une voix délicieuse et tout ensemble d'un cœur droit, qui se croit
la fille de pauvres artistes ambulants. Il suffit de dire que ce roman,
aui, jusqu'à sa dernière page, tient le lecteur en haleine, permet à
1 auteur de tracer un tableau saisissant des passions et des angoisses
de cette tragique période.
Fille de Rois, par M. Pierre Maël. — Un vol. illustré de 48 gravures,
d'après Vogel. Br., 7 fr.; cart. percaline, tr. dorées, 10 fr.
Ce livre charmant est un récit historique qui se déroule au temps de
la Fronde et met en scène des figures du plus vif intérêt. Nous y
voyons paraître, simultanément, la Grande Mademoiselle, Richelieu,
Mazarin, Condé. Turenne, Louis XIV jeune.
Jamais Pierre Maël n'a mieux réussi à ranimer le passé, à donner
une vie plus intense à ses personnages. En sorte que ce livre est, en
même temps que la plus vivante et la plus pittoresque des leçons
d'histoire, le plus divertissant des récits romanesques.
Un Héros de treize ans, par Léo Dex. — Un vol. illustré de 17 grav.
Broché, 2 fr.; cart. tr. dorées, 3 fr.
Se glisser seul, armé d'un simple couteau, à travers les lignes d'un
ennemi redoutable par le nombre et l'armement, et réussir ainsi,
au péril de sa vie, à communiquer à des assiégés le secret qui leur
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976 LIVRES D'ÈTRENAES
ouvrira la voie du salut, tel est l'exploit de l'enfant, do Héros de
treize ans, dont M. Léon Dex nous raconte la pathétique et généreuse
histoire. Invraisemblable, dira-t-on ! Non pas : l'héroïsme fut la règle,
non l'exception, au cours de l'épopée qui sert de cadre à ce beau récit.
Nous voyons revivre là, sous nos yeux, ces martyrs du droit et dn
patriotisme qui sont devenus si populaires parmi nous, les Krfiger, les
Joubert, les Botha, les Villebois-Mareuil.
Lettres du régiment, par Louis d'Or. — Un vol. illustré de 103 gr.
Broché, 2 fr. 60; cart. tr. dorées, 3 fr. 90.
Sous une forme familière, qui est vraiment celle de la lettre et de la
conversation, dans un style vif, plutôt gai, tantôt plus grave, parfois
ému, l'auteur nous décrit toutes les occupations du soldat, depuis son
arrivée au quartier jusqu'au moment où il cesse, comme le ait fière-
ment le signataire de ces lettres, d'être un conscrit pour devenir un
« mobilisable ». Les lecteurs s'apercevront vite, à l'exemple du cuiras-
sier Louis d'Or, que la bonne humeur triomphe aisément des petits
désagréments d'une discipline nécessaire, et que la conscience du
devoir accompli en est une ample compensation.
Le.4? Sept Merveilles du Monde, par Auge de Lassus. — Un vol.
illustré de 56 gr. ; br., 2 fr. 50 ; cart., tr. dorées, 3 fr. 90.
Les sept merveilles ne sont que le prétexte du voyage, vraiment
merveilleux en effet, auquel l'auteur nous convie. C'est en réalité le
monde grec tout entier de l'Orient ancien dont il évoque à nos yeux les
chefs-d'œuvre ou les œuvres colossales, les replaçant dans ces paysages
{prestigieux dont les siècles n'ont pas altéré le caractère. C'est sous
'impression d'un enthousiasme profond et récent que l'ouvrage fut
écrit et l'émotion communicative qui s'en dégage assurera toujours
auprès de tous les jeunes gens le succès de ce livre d'un jeune homme.
Les Etapes de Rameau, par G. Ferry. — Un vol. illustré de 32 gr;
br., 2 francs; cart., tr. dorées, 3 francs.
Engagé volontaire en 1855, Nicolas Hameau, sans parler de son
séjour aux chasseurs d'Afrique, a pris part tour à tour à la guerre
d'Italie, à la guerre du Mexique, à la guerre de «870. C'est donc presque
toute l'histoire militaire du troisième quart de ce siècle qui revit ici.
Car elle revit vraiment dans ces souvenirs d'un témoin oculaire, d'un
acteur de grandes scènes.
Le Roman d'un Sot, par François Descharnps. — Un vol. illustré de
36 gr. ; br., 2 francs; cart., tr. dorées, 3 francs.
Un mariage rompu au moment où la noce va se rendre à la mairie,
le même mariage renoué dans un breack, au milieu d'une constatation
judiciaire, en présence d'unjuge d'instruction, — situation bien extraor-
dinaire, on l'avouera, pour conclure un engagement de ce genre, —
c'est le début et c'est la conclusion du Roman d'un sot.
Livre aussi attachant que joyeux, à la lecture duquel nos plus graves
collégiens, — on dit qu'il en est de tels et leurs parents eux-mêmes ne
pourront s'empêcher de sourire.
Messieurs les Animaux! en Train de Plaisir. — Texte de M. Jac-
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LIVRES DÉf RENNES 977
quin, dessins de M. Thompson. — Un magnifique album in-4#
oblong avec pi. en couleurs. — Cart., 5 fr.
Cette histoire d'animaux est d'une gaieté extraordinaire : les habitants
d'Acclimatationville (Eléphants, girafes, hippopotames, renards,
tortues, rats, quesais-je encore!) ont frété un navire « le Crocodile »
Sour une promenade en mer. Vous devinez déjà à quelles scènes drôles
onnent lieu l'équipement de nos voyageurs, rembarquement dans le
train et le paqueoot, le mal de mer, le naufrage dans le port !
Menteurs, Envieux, Curieux, Criards, Trépignards. Le Poltron
— Albums Trim. Chaque album avec pi. en couleurs, 1 fr. 50.
Nul doute que la réédition de ces petits chefs-d'œuvre ne fasse la
joie de nos enfants comme ils ont jadis fait la nôtre.
La série s'ouvre aujourd'hui par les aventures de Simon le Poltron,
qui forment un album : un deuxième comprend l'histoire de Paul le
Menteur, suivie de celles de Prosper l'Envieux et de Lise la Curieuse,
et ces histoires sont si parlantes qu'il ne sera plus besoin d'autres
leçons pour dégoûter à jamais les lecteurs de la peur du mensonge, de
l'envie, de la curiosité, ces « défauts horribles ». C'est vraiment là
« corriger en faisant rire ».
Mon Premier tour du monde, par M,,e H. -S. Brès. — Album in-4°,
illustré de nombreuses gravures en noir et en couleurs. Cartonné
avec une couverture en couleurs, 2 francs.
A l'âge où leurs jeunes intelligences commencent à s'éveiller, à rêver
de lointains voyages et de contrées inconnues, Mon Premier tour du
monde leur donnera sous la forme la plus simple et la plus amusante
les notions élémentaires de la géographie : les différents aspects de la
terre, les races, les mœurs, les animaux, les plantes, tout passera
devant leurs yeux ravis en une longue suite d'agréables récits et de
vivantes gravures.
Le Journal de la Jeunesse. Nouveau recueil hebdomadaire illustré,
pour les enfants de 10 à 15 ans. — L'année 1902, brochée en 2 vol.,
20 fr.; reliée, 26 fr.
Le Journal de la Jeunesse publie tous les ans huit ou dix grands
romans, aussi remarquables par la verve et le mouvement que par le
naturel et la délicatesse. Ceux de l'année 1902 suffiraient pour en faire
la preuve : ce sont des modèles du roman d'aventures, tour à tour
amusant et pathétique, que Fille de rois, de Pierre Maël, et Nini-la-
Fauvette, d'Ernest Daudet. On ne citera guère de plus divertissantes
fantaisies que l'histoire moyen âge que nous conte Henri Gauthier-
Villars ou l'aventure américaine dont le piquant récit est signé
Mélandri. Enfin, personne ne lira sans émotion Malheur est bon, de
Mm* Danielle d'Arthez, ou Detle de cœur, de M11* Julie Borius.
Mais ce gui contribue encore au succès du Journal de la Jeunesse,
c'est le soin qu'il a toujours pris de tenir ses jeunes lecteurs au cou-
rant des actualités de tout ordre qui les intéressent à bon droit.
Mon Journal. Recueil hebdomadaire pour les enfants de 8 à 12 ans
(21e année, 4901-1902). — Un volume in-8° de 832 pages et plus de
500 gr. en couleurs et en noir. Br., 8 fr. ; cart., 10 fr.
Depuis qu'il existe, c'est-à-dire depuis vingt ans, Mon Journal est
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y.
ii. .-
w
|.L 918 UVHBS DiTBEMlES
&T" ' l'ami le plus cher des enfants. C'est que, tous les dimanches, il apporte
*?- .4 à tous une provision de joie et de gaieté; chacun y découvre l'amuse-
Wi ment au'il préfère. L'un y trouve les belles images coloriées, les chan-
ts sons, les monologues qui font son bonheur; l'autre, la musique, les
^v ; charades, les devinettes qui aident à passer les heures de récréation.
k ' Mademoiselle apprend, en s amusant, comment on habille délicieuse-
$•}■■ ment sa poupée; Monsieur, comment on fabrique soi-même des jouets;
v':' comment on fait de jolis tours de prestidigitation. Puis ce sont encore,
à la fois pour Mademoiselle et pour Monsieur, — de superbes décou-
pages en couleurs Et ce sont enûn les concours, qui excitent l'émula-
^, tion de tout notre petit monde et que, chaque année, de magnifiques
# ; - volumes illustrés, d'une valeur de 6,000 francs, viennent récompenser.
BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉS
Format in-16. Br., 2 fr. 25; cart. perc. tr. dorées, 3 fr. 50.
VEpée du donjon, par Mm0 Chéron de la Bruyère (40 grav. d'après
Dutriac).
Roland d'Altry , qui est fils d'officier, se jure que, si l'épée du donjon
existe, d'après une légende, c'est lui qui la conquerra. Et il la con-
quiert en effet à la veille du jour où, après sa sortie de Saint-Cyr, va
r" commencer pour lui la noble carrière qu'il s'est choisie.
<T Les Petits Poussargues , par M. François Deschamps (48 grav.
: , d'après Zier).
' Ce livre nous transporte à Tarascon, et les héros, le bon oncle
Séraphin d'abord, et les cinq petits Poussargues eux-mêmes sont on
peu parents de l'inoubliable Tartarin. C'est assez dire quel est l'agré-
ment de ce livre qui sera, pour les jeunes lecteurs, un éclat de rire
d'un bout à l'autre.
'f: Les Enfants du Luxembourg, par Mme Ch. Chabrier-Rieder (50 grav.
>£\ d'après Zo).
f En un récit à la fois agréable et touchant, M"e Chabrier-Rieder nous
raconte leurs jeux, à travers lesquels nous verrons se dessiner en
petit la comédie du monde. Il se dégage de ces scènes de la vie enfan-
tine une morale aussi simple que vraie : « Bonne entente et bon
caractère, conscience tranquille et cœur à l'aise », c'est le secret du
bonheur.
Le Bonheur de Michel, par Mlle G. du Planty (36 grav. d'après Tofanij.
Le héros rencontre d'abord une mère adoptive d'un dévouement
sans bornes, puis un protecteur d'une sollicitude infatigable. Ces
bonheurs n'arrivent qu'à ceux qui en sont dignes : c'est merveille de
voir lutter avec les premières difficultés de la vie, le jeune héros de
M"e du Planty.
COLLECTION HETZEL
11 est difficile de rencontrer, dans les recueils périodiques, aujour-
d'hui si nombreux, une publication qui puisse avantageusement lutter
contre le Magasin d'Education et de Récréation de la maison
Hetzel, et nous le signalons, dès les premières lignes de cet article,
parce qu'il est, pour ainsi dire, le poste centrât où s'élaborent, annuel-
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LIVRES D-ÉTRETJNES 979
lement, tant de choses littéraires remarquables et charmantes. Alors,
le moment venu, les éditeurs extraient 1 œuvre particulière de l'œuvre
générale, et cela nous vaut les beaux volumes qui, chaque année,
appellent l'attention et sollicitent la curiosité des lecteurs. Notons, en
passant, que cela dure depuis des années très nombreuses et que les
«lus difficiles ne constateraient pas, au cours de l'oeuvre, le moindre
échissement. C'est toujours la même supériorité littéraire et la môme
fidélité à un programme nettement tracé et imperturbablement suivi,
qui sert de titre général à l'œuvre : Education et Récréation.
On reste confondu devant cette inlassable production de Jules Verne,
d'une variété inouïe, et qui, chaque année, réserve à ses fidèles et
dévoués lecteurs d'incessantes surprises. Une telle fécondité est un
véritable étonnement, et ce n'est pas le livre de celte année, les
Frères Kip, si instructif et si dramatique, qui diminuera une renommée
que Ton peut dire sans cesse grandissante, et à bon droit. L'action, —
que nous ne voulons pas déflorer, en l'analysant, — est d'une rare
intensité d'émotion, au milieu d'un enseignement utile, fourni par
l'impeccable géographe qu'est Jules Verne, et se déroule dans les
parages australiens, notamment dans cette Tasmanie, naguère encore
si peu connue et qui compte, à cette heure, des cités populeuses et
florissantes. C'est du Jules Verne de derrière les fagots, et qui atteste
une vigueur intellectuelle dont la littérature d'imagination fournit
peu d'exemples.
L'Escholier de Sorbonney par André Laurie, appartient à la si
remarquable série de la, Vie du Collège dans tous les pays et dans
tous les temps. Au moment où de maladroits novateurs tentent de
supprimer à Paris la dénomination de la rue du Fouarre, pour la
remplacer à leur fantaisie, ce livre, d'une grande et érudile couleur
locale, plaira à un public nombreux, curieux des choses d'autrefois, et
qui saura gré à M. André Laurie d'avoir ressuscité, sous une forme
pittoresque et savante à la fois, la vieille Sorbonne et ses antiques
usages, dans un cadre parisien dont les traces s'effacent, de jour en
jour.
Voici un livre d'Alliance Russe, s'il est permis de s'exprimer ainsi,
dû à la plume élégante et très française de Mrae J. de Coulomb. Sous
ce titre, Beris et François, l'auteur met en scène deux très jeunes
Ï^ens, un Russe et un Français, dont l'ardente sympathie l'un pour
'autre, exprimée dès Jes premières pages, ne fait que s'accroître au
fur et à mesure, et tient constamment le lecteur sous le charme, non
sans quelques péripéties bien faites pour provoquer l'angoisse et en
môme temps pour exalter le patriotisme.
Les éditeurs de tant de beaux volumes, si justement recherchés, ont
eu l'heureuse idée de recueillir sous un môme titre : Contes de tous
les pays, une douzaine au moins de récits particuliers, de couleur
variée, tous remarquables et d'un intérêt si réel qu'ils appelleront
presque forcément une suite. Auteurs originaux ou traducteurs sont
réunis pour donner à ces pages exotiques un charme littéraire de
réalité et aussi de poésie communicatives. Ici, éditeurs et auteurs
sont assurés de l'approbation d'un public qui commence à prendre
l'habitude de passer les frontières littéraires et de chercher la bonne
pâture intellectuelle en dehors de chez soi.
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980 LIVRES D'ATRIUMS
Dans la Petite Bibliothèque Blanche, si justement appréciée des
lecteurs et des familles, V Aventure de Paulette, par Pierre Perrault,
se présente comme un véritable bijou. Certes, on ne pouvait attendre
mieux d'un écrivain toujours accueilli et toujours désiré. C'est un
petit chef-d'œuvre d'émotion douce, en même temps que d'esprit et
d'humour. Tous savent que, sous ce rapport, Pierre Perrault n'en est
pas à son coup d'essai. Donnons, comme pendant à celte chose char-
mante, ta Famille Chester, de P.-J. Stahl, qui a su faire de l'adap-
tation une véritable innovation, aussi choisir, parmi les chefs-d'œuvre
de la littérature étrangère, en les arrangeant à sa manière géniale,
ceux qui peuvent le mieux convenir à la nature et au tempérament de
notre jeunesse; et en ajoutant, à l'adresse des plus petits, cette collec-
tion d'Albums Stahl, si nombreux, — elle dépasse, et de beaucoup,
la centaine, — et dont la maison Hetzel publie, cette année, trois
spécimens nouveaux, avec le concours de dessinateurs comme Frœlich
et Yan d'Argent, MlleLili et ses amis, le Rêve de maître Ambroise
et le Robinson suisse feront battre bien des jeunes cœurs et susci-
teront nombre de petites curiosités.
C'est pour eux, pour les enfants, que P.-J. Stahl a eu l'idée de
publier ces excellentes et charmantes choses, en les choisissant
spécialement à l'adresse de leur âge, et en s'entourant de collabora-
teurs de marque. Le succès mérité et affirmé plus de cent fois, lui
donne raison, et c'est aussi pour cela que tant de générations honorent
et bénissent sa mémoire.
LIBRAIRIE MAME
Nos Origines nationales, par Henri Guerlin. 1 vol. in-4°, orné de
89 gravures et cartes. Prix : relié percaline, tranche dorée,
8 fr. 50.
M. Henri Guerlin étudie dans cet ouvrage de quels éléments cons-
titutifs s'est formée ce que nous appelons la Patrie française. 11 recon-
naît que nous devons aux Celtes, qui nous ont engendrés, tout, ce
qu'on tient de la nature, que les Romains nous ont civilisés en nous
donnant le goût des lettres, des arts, la culture intellectuelle et le
droit social; et que les Francs, enfin, en nous conquérant, nous ont
apporté un régime politique, une organisation militaire, des lois et
des coutumes durables. Mais l'historien, revenant sur les idées qu'il
a déjà développées poétiquement dans son Epopée de César, n'en
fait pas moins ressortir, à travers les éléments divers dont nous
sommes formés, l'unité, la permanence et la mission de notre race.
Une forme littéraire impeccable et attrayante enveloppe celte thèse
d'un haut intérêt philosophique et d'une utilité sociale incontestable
à une époque où Ton a tant besoin de savoir pourquoi il faut aimer et
défendre la Patrie.
Napoléon et Larrey. Récits inédits de la Révolution et de l'Empire,
d'après les mémoires, les correspondances officielles et privées,
les notes et les agendas de campagnes, par Paul Triaire. * vol.
petit in-4°, orné de 16 planches hors texte, dont 8 aquarellées à la
main, d'après les dessins de Marcel Pille. Prix : relié percaline,
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LIVRES D'ÉTRINNBS 981
tranche dorée, 20 francs; — 16 exemplaires sur papier du Japon,
avec une composition originale de l'artiste, à 150 francs.
Le livre de M. Triaire n'est pas simplement le récit de la vie acci-
dentée d'un grand chirurgien militaire; il est surtout une œuvre
historique générale, et c'est ce qui en fait le double et captivant
intérêt. Larrey, — observateur fin et sagace, — a consigné jour par
jour les événements auxquels il a assisté. Son témoignage fait revivre
devant nous, — avec une saveur toute nouvelle. — les inoubliables
phases de l'épopée : les journées fameuses de la Révolution, les cam-
pagnes immortelles du Consulat, les sanglantes hécatombes de l'Em-
pire et, la Bn, les désastres terribles et irréparables, aussi grands,
aussi démesurés que les triomphes.
La place qu'occupe Napoléon dans ce travail est fort importante, et
on ne peut s en étonner si l'on réfléchit que le chirurgien de sa garde,
n'ayant jamais quitté son quartier général, son histoire est inséparable
de celle du grand Empereur.
Tel est ce livre que tout le monde voudra lire, et auquel les belles
compositions de Marcel Pille, d'une exactitude documentaire parfaite,
font une parure de haut goût.
Les Etapes héroïques par Jules Mazé. 1 vol. in-folio, orné de
33 gravures. Prix : relié percaline, tranche dorée, 9 francs.
Ces étapes, à la fois douloureuses et glorieuses, sont celles du corps
d'armée et ensuite de l'armée de Mac-Mahon pendant la campagne de
1870. En une série de tableaux vigoureusement tracés, Jules Mazé a
fait revivre, sous une forme saisissante, les Charges merveilleuses
et grandioses de Reichshoffen et de Floing, le Combat de Mouzon,
qui précéda la marche sur Sedan, l'admirable Défense de Bazeilles,
par l'infanterie de marine, YEpisode de la Dernière Cartouche, qui
tient une large place dans le volume. Enfin, dans la Dernière Etape,
il nous montre l'Ossuaire de Bazeilles, où dorment du bon sommeil
tant de héros.
L'auteur a fait œuvre d'écrivain et d'historien. Il a su reconstituer
en toute beauté, en toute vérité, les scènes glorieuses, et, pour la
Défense de Bazeilles. pour l'épisode de la Dernière Cartouche
notamment, il a pu, s'appuyant sur des documents sûrs, inédits ou
très peu connus, sur les témoignages d'anciens combattants et du
général Lambert lui-môme, toucher la vérité d'aussi près qu'il est
possible en pareille matière et la dégager de la légende.
Son livre est certainement un des plus beaux qui aient été écrits sur
cette partie, la plus intéressante, la plus émouvante de la guerre
franco-allemande.
VOcèanie, par G. Saint-Yves, lauréat de l'Institut et de la Société
de géographie de Paris. — I vol. in-4°. orné de 95 gravures et cartes.
Prix : relié percaline, tranche dorée, 8 fr. 50.
Si l'histoire de la colonisation de l'Océanie n'offre pas des épisodes
d'un intérêt aussi dramatique et aussi puissant que l'histoire de la
colonisation européenne en Asie, elle a cet avantage d'être plus rap-
prochée de nous et d'avoir été par conséquent exécutée avec les
méthodes modernes. Et puis il y a l'île-continent, l'Australie, dont la
rapidité de développement tient de la féerie. L'auteur nous mène
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982 14V1B
dans les colonies plus anciennes des Hollandais : dans l'Insulinde des
Espagnols : dans les Philippines, les Carolines et les Mariannes, pour
nous conduire par les colonies au contraire toutes récentes de la Noa-
velle-Guinée, de la Nouvelle-Bretagne, des îles Salomon et des Nou-
velles-Hébrides, à la Nouvelle-Calédonie et aux archipels polynésiens,
en terminant par la Nouvelle-Zélande. De chaque archipel, il nous
donne à la fois l'histoire et la description, sans oublier de pittoresques
détails sur ces populations indigènes malheureusement en voie de
disparition. L'illustration complète en éclaire le texte; elle contribue
encore à faire de ce livre un véritable voyage à travers l'Océanie
passée et actuelle.
L'Enseigne de vaisseau Paul Henry, par René Bazin. 4 vol. in-i^,
orné de 31 gravures. Prix : relié percaline, tranche dorée, 7 francs.
Dans une lettre écrite de Pékin, .Pierre Loti disait : « L'enseigne
Henry, qui mourut, traversé de deux balles, sur la fia du dernier grand
combat! Ses trente matelots, qui eurent tant de tués et qui furent
blessés presque tous!... Il faudrait graver quelque part en lettres d'or
leur histoire d'un été, de peur qu'on ne l'oublie trop vite, et la faire
certifier telle, parce que bientôt on n'y croirait plus. » Cette histoire
est écrite, et désormais l'oubli n'atteindra plus ces beaux faits d'armes.
Elle a été écrite par les héros eux-mêmes du drame, car Paul Henry,
par Mgr Favier, par les matelots français, par les missionnaires et les
Frères assiégés, et ce sont leurs notes, leurs lettres ou leurs témoi-
gnages qu'a rassemblés M. René Bazin.
Le Rachat, par Jean Bertheroy; illustrations d'Alfred Paris. 1 vol.
in-4°. Prix : relié percaline, tranche dorée, 7 francs.
Le Rachat est une élude sociale d'un puissant intérêt, en même
temps qu'une œuvre charmante. Tout est vrai dans ce livre, tout
semble pris sur le fait même de la vie ; mais une poésie ambiante el
mystérieuse plane au-dessus du violent drame et en adoucit les con-
tours, comme un paysage abrupt s'estompe des vapeurs flottantes
an ciel.
Le Petit Bo&cot, par Simon Boubée; illustrations de Zier. 1 vol. in-4#.
Prix : relié percaline, tranche dorée, 7 francs.
Le Petit Boscot est l'aventure d'un enfant du peuple qui, grâce i sa
merveilleuse ressemblance avec Louis XVII, pensa bien un jour
devenir roi des Français. Ce roman, nous n'hésitons pas à l'affirmer,
est un de ceux où Simon Boubée a mis le plus de vie, de verve et de
fantaisie; ce qui ne l'empêche pas d'être très sérieusement documenté
et de nous présenter un tableau absolument véridique de la société an
temps du Directoire.
Contes de Bonne Perrette, par René Bazin. Un vol. in-4°, orné de
40 dessins. Prix : relié percaline, tranche dorée, 7 fr.
M. René Bazin semble avoir concentré dans les Contes de Bonne
Perrette tout ce qu'il y a en lui d'ingéniosité subtile et d'émotion
délicate, de poésie et d'observation. Il est superflu de dire que M. Bazin
ajoute encore à toutes ces qualités le charme du style. Aucun litre
n est plus varié et ne donne une idée plus complète du talent si soupe
de l'auteur.
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LIVRES D'ÉTREMKS 983
L'illustration ne contribuera pas peu à la diffusion de ce charmant
ouvrage, et MM. Vulliemin, Rudaux et Aug. F. Gorguet ont su mer-
veilleusement traduire tout le pittoresque et toute la poésie distinguée
du texte.
Le Wagon de troisième classe, par Jean Drault, illustrations de
Gerbault et Guydo. Un vol. in-4° carré, relié en percaline : 5 francs.
— Maison Alfred Marne et Fils, à Tours.
Des ouvriers, des paysans, des commis voyageurs, des comédiens
aux joues creuses, des nourrice3, des gendarmes, des tourlourous :
telles sont les gens qui dialoguent dans le fracas du train, exposant
leurs mésaventures, leurs espoirs, leurs conceptions politiques, se
disputant, gifflant un enfant que la longueur du vbyage rend enragé,
interpellant les employés, etc., etc..
Mais à côté des dialogues comiques tels que : la Fanfare de Port-
Vendres, l'Homme enragé, on trouvera la note émue avec le Voyage
de maman, Jacques et Pierre et surtout le Poseur de rails, où se
trouve une curieuse silhouette d'humble curé de campagne lisant son
bréviaire.
Le Wagon de troisième classe est orné de jolies illustrations de
Gerbault et de Guydo qui en augmentent le très réel intérêt.
LIBRAIRIE A. COLIN
La Récréation en Famille, par Tom Tit. Un volume in-8° écu, avec
185 gr. en noir et 4 pi. hors texte en couleur, reliure souple, 4 fr.
Voici toute une série de distractions nouvelles : Récréations
manuelles ponr les jours de pluie ou les soirées d'hiver, expériences
faciles et amusantes de Physique enfantine, recettes de Mnémotechnie
pour les candidats aux examens, curieuse expérience d'Hypnotisme, ou
manière de mettre deux coqs d'accord, etc., etc. L'auteur si justement
populaire de la Science amusante reste fidèle à son programme et a
toujours soin de placer l'instruction à côté de la récréation. Aussi les
enfants ne seront-ils pas les seuls à bien accueillir ce livre curieux,
destiné, comme l'indique le titre, à toute la famille.
Jeanne et Madeleine, par Alice Dereims. Un vol. in-18, 410 grav. et
cartes, relié toile, tr. dorées, 2 fr. 50.
C'est pour les fillettes que l'auteur a composé ce remarquable petit
livre, qui tranche d'une façon très heureuse sur le genre an peu
vieillot des lectures que Ton continue, par routine, à leur offrir. Une
haute et pure leçon de solidarité humaine et sociale se dégage de ces
pages où l'auteur s'est appliqué à cacher sous beaucoup de simplicité
un talent très fin et très averti. De nombreuses illustrations ajoutent
au charme du livre.
Le Petit Français illustré, journal des écoliers et des écolières
(nouvelle série avec gravures en noir et en couleur) : Année 1902.
Chaque semestre, un vol. gr. in-8°, broché, 3 fr.; relié toile, tr.
dorées, 5 fr. Abonnement annuel : Colonies et Union postale, 7 fr.;
France, 6 fr.
Le Petit Français illustré est le journal préféré des écoliers et des
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984 LIVRFS DtTRÏNHES
écolières. Oq ne saurait imaginer un choix plus varié d'histoires
amusantes ou touchantes, d'articles toujours instructifs sans jamais
être ennuyeux, de belles illustrations, dont un grand nombre en
couleur. Et que dire de l'attrait sons cesse renouvelé de ses « Supplé-
ments! » Un abonnement au Petit Français illustré, voilà les
étrennes dont rêvent fillettes et jeunes garçons.
La bibliothèque du Petit Français, qui comprend actuellement
57 volumes, nous présente cette année trois nouveautés :
Le Pari d'un Lycéen, par J. Changel. — Rien de plus amusant et
de plus mouvementé que les aventures du jeune Lestillac qui part,
sans un sou dans sa poche, à la conquête du vaste univers. Hennot a
semé à profusion dans ce joli livre ses dessins d'une verve si spirituelle.
Les Aventures de Rémy, par Edmée Vesco. — L'auteur de ce
touchant récit a appris à bonne école l'art d'intéresser, d'attendrir les
jeunes lecteurs tout en formant leur cœur et leur esprit; il a le don
du rire et le don des larmes. Très jolies illustrations de Raffin.
Un Parisien aux Philippines, par A. de Gériolles. — Celte his-
toire pleine de couleur et de mouvement est presque de l'histoire.
L'auteur, qui a vécu longtemps aux Philippines, donne pour cadre à
son attachant récit la lutte héroïque soutenue par les insulaires contre
les Etats-Unis. Illustrations très documentées et très curieuses de
SchmidtmUller.
Chaque vol. in-18, br. 2 fr.; relié toile, tr. dorées. . . . 3 fr.
LIBRAIRIE ROTHSCHILD. - LAVEUR, SUCCESSEUR
Plaisirs et Jeux, depuis les origines, par Gaston Vuillier, frontis-
pice en couleurs, 49 héliogravures hors texte, et 250 gravures dans
Je texte. Tiré à 3,300 exemplaires numérotés à la presse. Prix»
broché : 30 fr. ; reliure amateur : 40 fr.
M. Vuillier décrit d'une plume alerte, colorée, çà et là, d'une pointe
d'émolipn communicative, tous les jeux qui, du berceau à la vieillesse,
charment ou occupent l'être humain. Le texte, léger et souple, est
semé d'amusantes anecdotes, de remarques instructives; il nous
révèle l'origine de ces jeux, les suit dans le cours des âges en s'ac-
compagnant de reproductions nombreuses des œuvres de Lancret, de
Watteau, de Saint-Aubin, de Boilly, de Raffet, de Gavarni, pour ne
citer que quelques maîtres en dehors des reproductions d œuvres
modernes. Cet ouvrage aimable constitue un véritable musée d art.
« C'est, en quelque sorte, dit l'auteur, un voyage à travers l'histoire
de l'humanité, en compagnie des plaisirs et des jeux aimables oui
furent toujours liés aux manifestations les plus hautes de son exis-
tence. Ils nous apportent, à chaque pas, en même temps quu'ne dis-
traction, un enseignement nouveau. »
L'ouvrage, sous son apparence légère et gracieuse, est d'une grande
portée philosophique. En effet, l'auteur observe qu'un grand nombre
de jeux furent communs à des peuples d'oriçine différente, il fait
remarquer qu'ils furent pratiqués dans l'antiquité, ce Ce ne sont point
là, dit-il, de simples rapprochements; les jeux constituent un fonds de
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L1VRIS b'ETREBNiS 985
traditions ayant un lien commun. C'est un grand héritage transmis de
peuple à peuple, de génération à génération, depuis les origines. »
Par sa conception même, l'ouvrage s'adresse à la famille; il est fait
f)our intéresser au môme degré l'enfant et ses aînés, quel que soit
eur âge.
JLa Vie antique. Manuel d'archéologie grecque et romaine, traduit
d'après E. Guhl et W. Koner, par F. Trawinski, chef du secrétariat
des Musées nationaux; impartie : la Grèce, i vol. in-8° orné de
578 vignettes. Prix, broché : 10 francs.
Les temples, les fortifications, les ports, les théâtres, les édifices
qui servaient aux jeux et aux réunions, les demeures privées, les tom-
beaux, le mobilier, le costumç, les armes, la marine, la musique, les
cérémonies du culte, le mariage, les funérailles : tels sont les princi-
paux chapitres de cet ouvrage. C'est un tableau complet de la vie des
Grecs dans l'antiquité. La faveur avec laquelle le public accueillit ce
livre dès son apparition, l'honneur que lui a fait l'Institut en lui
décernant une de ses récompenses, ont imposé à M. Trawinski le
devoir de le mettre au courant de la science; et cette nouvelle édition
mérite le succès qu'on fit à la première.
LIBRAIRIE LEMERRE
L'Invasion (4 août 1870 — 16 septembre 1873), par Léon Barracand.
Illustrations de Paul Leroy. Un fort volume grand in-8°. Prix :
broché, 10 fr.; reliure toile, couverture en couleurs, 14 fr.
L'heure est d'autant plus convenable pour publier une histoire de la
guerre de 1870 que, depuis plus de trente ans écoulés, toute une
génération qui atteint en ce moment l'âge d'homme a pris place dans
la vie. Pour ces nouveaux venus, il se pourrait que les événements qui
ont précédé de si peu leur naissance parussent se perdre dans la nuit
des temps, qu'ils n'en sentissent pas l'importance et la gravité encore
actuelles, et comment ils se lient intimement aux questions vitales et
aux préoccupations du temps présent.
On saura gré à M. Léon Barracand d'avoir fait ressortir, dans cette
période néfaste, ce qui se rencontre de chevaleresque et de brillant à
l'honneur de nos armes; d'avoir, dans le récit des batailles et des
événements, laissé tomber l'inutile poussière des menus faits et détails
qui se répètent toujours et qui encombrent sans profit; d'avoir soigné
spécialement le côté pittoresque et anecdotique de son œuvre; d'avoir
apporté au récit une certaine flamme, une ardeur généreuse, un don
de narration qui rend toutes les péripéties présentes, saisissantes,
émouvantes. Il est superflu d'insister, auprès de nos lecteurs, sur le
rare talent d'écrivain de M. Barracand, puisqu'ils ont pu, tout
récemment, l'apprécier eux-mêmes. 11 suffit de dire que l'Invasion est
digne de lui.
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986 LIVRES D'ÉTRBHKES
LIBRAIRIE BLOUD
Science et Religion. — Etudes pour le temps présent. Vol. in-li
de 64 pages compactes. Prix franco, 0,60 le vol. (Librairie Bloud
et Ce, 4, rue Madame. Paris, VIe.)
La collection Science et Religion, dans son développement ample
et rapide (237 vol. parus), prend de plus en plus le caractère d'une
véritable encyclopédie des sciences religieuses envisagées dans leur
rapport avec la science profane. Mais, tandis qu'une encyclopédie est
comme prisonnière de l'ordonnance alphabétique et manque de l'agilité
nécessaire aux œuvres conçues dans une intention utilitaire, la col-
lection Science et Religion aborde, à mesure que de nouvelles décou-
vertes ou de nouvelles discussions les mettent à Tordre du jour, les
questions les plus différentes et en apparence les plus disparates,
réalisant l'unité par la convergence des efforts vers un même but, qui
est la défense religieuse.
Parmi les volumes qui viennent de paraître nous remarquons, pour
ne citer que quelques titres, une étude sur les Cafacom&es de Rom
(27 grav.) par M. A. Baudrillart, dont les chroniques d'archéologie
chrétienne ont été si appréciées au Correspondant; deux mono-
graphies sur la Confession sacramentelle et la Pénitence publique
dans l'Eglise primitive, par M. l'abbé Vacandard; un excellent opuscule
de M. Marius Sépet sur le Drame religieux au Moyen Age, etc., etc.
Relevons encore la présence assez surprenante au premier abord dans
la collection d'une élude en trois volumes sur le Système nerveux
(13 grav.) et le Cerveau (2 grav.), par le docteur Baltus, professeur à
la Faculté libre de Médecine de Lille. Cette étude sera très appréciée
de tous ceux qui savent combien la lecture des ouvrages de philo-
sophie moderne est devenue pénible à quiconque ignore les éléments
de la physiologie humaine.
LIBRAIRIE OUDIN
Au pays de Mènclih. Les Galla, par le R. P. Martial de Salviac,
Capucin. 1 vol. grand in-8°. Prix : 7 fr. 50.
L'auteur appartient depuis de longues années à la mission française
d'Ethiopie et d'Abyssinie; il a donc pu étudier à loisir ce peuple des
Gai la, qui n'est connu que d'hier, et se rendre compte de son terri-
toire, de son organisation et de ses mœurs. Parmi les livres qui nous
révèlent les mystères du continent noir, le sien sera certainement l'un
des plus appréciés. Ajoutons qu'il contient un grand nombre d'illus-
trations inédites, d'après des photographies de l'auteur.
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CHRONIQUE POLITIQUE
8 décembre 1902.
La Chambre des députés a couronné par une séance de pugilat
les scandales de sa session extraordinaire. Au milieu d'un tumulte
épouvantable, on y a échangé les injures et les coups ; le garde
des sceaux a été pris en flagrant délit d'inexactitude, et pour se
venger des révélations faites sur la nature des poursuites dirigées
contre la famille Humbert, la majorité a expulsé deux députés
nationalistes.
C'est ainsi que se développent, sous des formes chaque jour plus
instructives, les conséquences du régime sous lequel nous vivons.
Il y a, paraît-il, jusque dans les rangs du Bloc, des gens qui
commencent à s'en inquiéter. H. Lockroy ne disait-il pas récem-
ment, à propos des extravagances du ministre de la marine, qu'il
était épouvanté de « l'anarchie gouvernementale » qui se révélait
4e toutes parts? Un autre membre du Bloc, M. Maret, écrit à son
tour : « Est-ce que la politique n'aurait pas un peu détraqué les
esprits? Je commence à croire que la municipalité a raison de
bâtir un sixième asile d'aliénés. Avec la Chambre cela fera sept. »
Notez que ces deux censeurs ont leur part de responsabilité dans
cette anarchie, puisqu'ils continuent de voter avec ceux qui la
créent.
Rien ne tient plus en effet. Il n'y a plus ni lois, ni règlements,
ni principes de droit, ni traditions administratives qui comptent
désormais; tout est livré à l'arbitraire. Les corps constitués,
dont la mission était de contrôler le pouvoir ou de le tempérer,
semblent ne plus exister que pour l'affranchir de tout frein et
sanctionner tous ses abus. Sur un signe du ministère, le Conseil
d'Etat change le sens des lois et renie ses propres avis; la Cour
de cassation donne raison aux préfets contre la justice, montrant
ainsi la voie au tribunal des conflits qui s'empresse d'invoquer
ses exemples pour repousser les revendications des propriétaires,
illégalement dépossédés de leurs immeubles. La Chambre, non
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988 GHA0N1Q0S POLITIQUE
contente d'invalider, au gré de ses haines, des députés régulière-
ment élus, exclut de ses grandes commissions les membres de la
minorité, et par l'établissement de ces commissions, qui doivent
durer autant qu'elle, elle s'attribue, au mépris de la séparation des
pouvoirs, des prérogatives qui ne devraient appartenir qu'au gouver-
nement. Le ministre de la marine livre à la commission du budget des
rapports confidentiels; le ministre du commerce, sous prétexte d'équi-
librer les forces, favorise les grévistes de Marseille aux dépens des
intérêts des particuliers comme des services publics, et le ministre
de la guerre, prenant parti pour les insulteurs de l'armée, fait mettre
aux arrêts les officiers de Tours qui n'ont pu entendre, sans pro-
tester, les infamies débitées contre elle par un affilié de la
franc-maçonnerie. Cependant les esprits s'inquiètent, les affaires
s'arrêtent, les capitaux se dérobent, la Bourse elle-même s'émeut,
tandis que l'étranger triomphe du crime d'un gouvernement
qui, comme s'il était payé par lui, s'acharne à lui faire une
France désarmée et avilie.
Un trait, tout récent, peint l'abaissement que ce régime a
imprimé aux mœurs françaises. Une feuille ministérielle, la Lan-
terne, vient de fonder une association, dite des Lanterniers, dont
elle définit ainsi l'objet : « Rechercher, pour les dénoncer, les faits de
pression cléricale; signaler les complaisances des fonctionnaires
pour les cléricaux ; combattre le cléricalisme dans la magistrature,
dans l'armée, dans l'école, dans toutes les administrations pu-
bliques. »
Que l'espionnage existât déjà, qu'il fût encouragé par le gouver-
nement, que le métier de mouchard devînt un titre à ses yeux, on
le savait. Mais qu'on osât avouer tout haut cette ignoble besogne;
qu'on s'en fit honneur ; qu'on formât publiquement une ligue pour
l'exercer, rien de semblable ne s'était' vu, si ce n'est peut-être aux
jours exécrables de la Terreur ou aux pires époques du bas-empire.
C'est là l'enseignement que nous promet l'esprit moderne.
Puisque la faction gouvernementale encourage l'espionnage
chez les hommes, elle prendra soin sans doute d'y préparer
les enfants. Autrefois c'était dans les collèges une honte de
rapporter, et qui s'y exposait était mis en quarantaine; aujour-
d'hui on en fera un mérite, et l'on décernera des prix de délation
à ceux que jadis leurs camarades eussent conspués ou expulsés.
Gomme un gouvernement se juge à employer de pareils
moyens!
Reprenons les faits.
Le Conseil d'Etat a donné à M. Combes les deux gages qu'il
exigeait de lui. Il a déclaré d'abus la pétition que les évêques
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CiJRtHIQUB POL1T10UB 98*
avaient adressée aux Chambres, et démentant en novembre 1902
l'interprétation qu'il avait donnée en août 1901 à la loi des asso-
ciations, il a décidé que les projets de décrets, tendant à accorder
ou à refuser l'autorisation que les congrégations auraient sollicitée,
seraient soumis, non plus au Parlement, comme il l'avait prescrit
en 1901, mais à Tune ou l'autre des deux Assemblées. Quelques
personnes s'étaient imaginé que le Conseil d'Etat ne se résoudrait
jamais à l'humiliante palinodie qu'on osait lui proposer; elles
pensaient qu'il tiendrait à honneur, ayant arrêté, après mûre
délibération, un texte, de le maintenir. Elles s'attardaient au
passé; c'est encore là un des bienfaits de cet esprit moderne, dont
les congrégations, de l'avis de M. Combes, seront toujours incapa-
bles de pénétrer leurs élèves. Cet esprit consiste à ne jamais
résister au mot d'ordre qu'ont donné les Loges. Il domine au
Conseil d'Etat; il se répand dans la magistrature; mais il y a
encore quelques tribunaux qui s'y montrent rebelles. Un des
meneurs du parti, M. Ranc, les prévient que cela ne peut pas durer;
il dénonce la Cour de Paris qui, par son arrêt du 22 juillet, a
reconnu aux religieux sécularisés le droit de confesser et de prê-
cher : « L'arrêt de la Cour de Paris, écrit-il, est déféré à la Cour
de cassation. S'il était confirmé, le gouvernement et les Chambres
auraient à prendre quelques décisions rendues nécessaires par la
trahison et la faiblesse de la magistrature. »
Le Conseil d'Etat s'est donc résigné; il a corrigé son décret
de 1901; il a laissé au gouvernement toute liberté d'agir comme il
l'entendrait, et de ne soumettre qu'à l'une des deux Chambre 3 ce
qu'il déclarait, quelques mois auparavant, devoir être soumis aux
deux.
Le gouvernement n'a pas perdu un instant pour mettre à profit
cette latitude. Sur soixante demandes qu'il avait reçues des
congrégations d'hommes, il en a présenté cinquante- quatre à la
Chambre en l'invitant à les rejeter; il en a réservé six pour le
Sénat, sur lesquelles il lui propose d'en admettre cinq, et d'en
rejeter une, afin, sans doute, de lui bien montrer qu'il le croit
capable, tout aussi bien que la Chambre, de faire acte d'intolérance
et d'iniquité.
Les auteurs de la loi des associations affirmaient, l'an dernier,
qu'ils n'en voulaient pas aux ordres religieux; ils ne poursuivaient,
à les entendre, que les Jésuites, comme ils avaient dit, en 1900,
qu'ils ne poursuivaient que les Assomptionnistes, coupables d'ingé-
rence politique. Nous ne savons si quelques congrégations ont cru
à ce mensonge, et si elles se sont laissées leurrer par les espérances
qu'on leur donnait. Pour nous, nous n'y avons jamais ajouté foi,
10 DECEMBRE 1902. 64
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990 CHRONIQUE POLITIQUE
et, lorsque aujourd'hui les mêmes bouches viennent à déclarer que
ai l'on exclut les religieux, c'est pour préserver de leurs empiéte-
ments le clergé séculier, nous ne pouvons que dire à celui-ci :
« N'en croyez rien. Cette fois encore, ils mentent; c'est vous qulls
visent, après les congrégations, et, non seulement vous, maisDous
tous, dont vous êtes les prêtres, et après nous, après les catho-
liques, tout ce qui croit en Dieu. »
La constatation a été faite au Sénat, et il ne nous déplaît pis
qu'au début de la discussion, avant le discours de M. de Lamarzeile
qui Ta développée avec son éloquence habituelle, l'accusation ait été
portée par un universitaire, par un membre de l'Institut, par un
homme qu'on a pu regarder, en cette circonstance, comme l'inter-
prète du monde savant puisqu'il est secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres, par le vénéré M. Wallon.
C'est lui qui, le premier, a fait justice des hypocrites allégations;
c'est lui qui, en flétrissant cette loi nouvelle soi-disant faite pour
compléter la loi de 1901, en en dénonçant les perfidies et les
traquenards, a, le premier, montré que le vrai dessein de ses auteurs
était, non pas seulement de détruire la religion catholique, mais
toute foi religieuse.
La déclaration d'abus, au bas de laquelle M. Loubet n'a pas eu
honte de mettre son nom, n'est qu'un épisode misérable et vain
dans cette guerre contre l'Eglise. 74 évoques, — c'est-à-dire, an
vrai, l'épiscopat français, — sont blâmés par M. Loubet, M. Combes
et le Conseil d'Etat. Qu'en résulte- t-il? C'est que tous les catholiques
de France, prêtres et laïques, ont contre eux les pouvoirs
publics. L'année dernière, parce que les évèques se taisaient, le
gouvernement prétendait qu'ils demandaient eux-mêmes à être
libérés des congrégations. Aujourd'hui, les évèques parlent; ils
parlent, provoqués par ce gouvernement qui, en leur prêtant une
intention qu'ils n'avaient pas, les oblige à rompre le silence, et
le gouvernement les accuse. On dit qu'il veut faire placarder
sa déclaration dans toutes les communes, payant, sans doute,
les frais de l'affichage avec l'argent qu'il vole aux ecclésiastiques
dont il a supprimé arbitrairement le traitement. Qu'en résultera-t-
il encore? Les jacobins de village pourront s'en réjouir; les catho-
liques en seront éclairés et raffermis. S'il en est qui avaient cru,
sur la parole de M. Waldeck-Rousseau, que les évèques étaient
d'avis de renvoyer les congrégations, ils verront que le ministre
les avait trompés, et ce n'est pas le blâme jeté sur les évèques ptf
une Assemblée dont, hier encore, M. Jacquin était un des oracles,
qui troublera leur conscience. Bien loin de là, ils se diront qu'ils
ont enfin dans la parole des chefs de leurs diocèses cette direction
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CHRONIQUE POLITIQUE 991
que, peut-être, ils attendaient; ils se grouperont avec plus d'en-
semble autour d'eux, et si le gouvernement, comme on l'annonce,
supprime le traitement de quelques-uns des prélats à qui il impute
l'initiative de la pétition, il n'aura fait que les désigner plus parti-
culièrement au respect et à la confiance des populations.
Le peuple souffre tout en France, et les gouvernants, se confiant
dans sa patience, ne soupçonnent rien du mouvement qui se
forme silencieusement contre leur tyrannie. Il y a cependant des
symptômes qui devraient les avertir. On célébrait, il y a quelques
jours, l'anniversaire du 2 décembre. On invoque tout haut le
recours au plébiscite, et dans une des dernières séances de la
Chambre, un député, écœuré de l'impudence de cette majorité, lui
criait : « Vous faites le lit de l'Empire. »
Il est bien certain que les apologies des coups d'Etat ne soulèvent
plus, même dans les rangs de ceux qui y furent le plus contraires,
les protestations d'autrefois. On se sent désarmé contre elles,
devant cet affreux régime, et quand les Jacobins viennent nous
dire : « Le plébiscite vous donnera un César », bien peu s'en
émeuvent; beaucoup lui répondent qu'après tout un César qui
concentrerait sur sa personne les responsabilités, et auquel on
pourrait demander compte de ses actes, vaudrait mieux qu'un
despotisme collectif et occulte, dont tout le monde souffre, sans
qu'on puisse discerner à qui s'en prendre pour en être délivré.
Ce n'est pas approuver cet état d'esprit ni le partager que de le
constater. Bien loin de s'en réjouir, on ne peut que plaindre la
nation qui en arrive à cette extrémité. Mais comment ne pas
maudire ceux qui l'y ont réduite, et qui chaque jour rendent
plus vive et plus générale cette pensée : « Tout plutôt que garder
un tel gouvernement? »
Ce qui s'est passé dans la Commission du budget, à propos du
rapport Voyron, a bien montré comment le pouvoir exécutif en
vient peu à peu à abdiquer ses droits devant le pouvoir législatif.
On se rappelle que, lors de l'expélition de Chine, le général
Voyron avait envoyé au gouvernement un rapport qu'il avait soin
de déclarer confidentiel, et qu'à ce titre, M. Waldeck-Rousseau,
malgré les objurgations de M. Pelletan, avait refusé de commu-
niquer à la Chambre. Mais, dès le lendemain, une indiscrétion,
dont les auteurs, tout comme les Humbert, ne furent jamais décou-
verts, divulguait à point un passage qui, tronqué et dénaturé,
semblait accuser les missionnaires. Immédiatement les ministériels
s'en étaient emparés pour calomnier nos admirables religieux. Du
moment que M. Pelletan devenait ministre de la marine, la Com-
mission du budget ne pouvait avoir rien de plus pressé que de lui
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992 CflROSlQUI POLITIQUE
réclamer l'important rapport. Elle y flairait comme une odeur de
chair fraîche; elle allait pouvoir, à sa faim, manger du curé..
Naturellement M. Pelletan n'y voyait pas d'objections; il livra le
document. Mais voici qu'à peine saisi de la pièce, le rapporteur des
affaires étrangères, M. Dubief, commence à s'inquiéter; non pas
qu'il ait souci de ce qui peut y être dit contre les missionnaires ;
mais on a beaucoup répété qu'il y avait dans le rapport des accu-
sations dirigées contre les autres nations, et, si nos jacobins sont
tout de flamme contre les religieux et les sœurs, ils sont plus calmes
en face de l'étranger, « Nous ne voulons pas la guerre », criait à la
Chambre le citoyen Dejeante, un des pourfendeurs les plus belli-
queux des moines etdes nonnes, et l'on n'a pas oublié que M. Jaurès,
qui trouve la haine féconde entre Français, ne l'admet pas du tout
au delà des frontières. En possession du terrible rapport, M. Dubief
s'adresse donc au président du Conseil pour savoir l'usage qu'il
doit en faire. M. Combes n'est pas moins anxieux que lui, et tout
aussitôt, donnant à son collègue de la marine un de ces démentis
auxquels ML Pelletan est habitué, il supplie la Commission, il
supplie M. Dubief de ne pas prendre connaissance du rapport. A
ce coup, la curiosité l'emporte, et sans plus de souci du président
du Conseil que celui-ci n'en avait eu du ministre de la marine, la
Commission décide qu'elle lira le rapport, mais qu'elle ne le publiera
point. Qui fut bien déçu? Ce furent les lecteurs; ils avaient cru
trouver matière à confondre les missionnaires ; leur attente était
trompée, si bien que M. Denys Cochin, afin de mettre en lumière
la conduite des missionnaires et de bien établir qu'ils n'avaient agi
que d'accord avec le ministre de France, déclara, sans contradic-
tion possible de la part de la Commission déconcertée, qu'il se tenait
pour délié du secret et qu'il parlerait. Quel dommage que le vail-
lant député, comme on lui en avait prêté l'intention, n'ait pas porté
l'incident à la tribune I II eût été bon de faire connaître au pays
toute cette histoire dans laquelle ministres et Commission ont
rivalisé d'incohérences, et de lui montrer, par ce nouvel exemple, à
quelles gens son sort est livré.
La grève des mineurs jetait ses derniers feux, quand les inscrits
maritimes de Marseille ont annoncé la leur. Comme dans les houil-
lères, c'est la minorité qui a décidé le chômage et réussi par la ter-
reur à l'imposer à la majorité. Un journal racontait que de vieux
marins, au service des armateurs, les avaient quittés les larmes aux
yeux, pour ne pas encourir les colères des grévistes. On demande et
on vient de voter des amnisties pour les grévistes; mais, qu'on le
sache bien, les grévistes, eux, n'accordent pas l'amnistie à leurs
camarades. C'est ainsi que, dans la Loire, le syndicat de la Roche- Mor-
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CHRONIQUE POUT1Q0B 993
lière s'étant plaint que la Compagnie n'ait pas repris tous les ouvriers,
le directeur de la mine lui a répondu qu'il n'avait promis de les
reprendre qu'à la condition qu'il ne serait exercé aucune repré-
sadlle contre ceux qui n'avaient pas fait grève, et que la condition
n'ayant pas été remplie, plusieurs travailleurs ayant été assaillis et
frappés, il était libéré de tout engagement.
Aussi, lorsque le ministre du commerce, M. Trouillot, est venu
déclarer à la Chambre qu'il ne pourrait assurer le départ régulier
des passagers pour l'Algérie, la Tunisie, l'Indo -Chine, parce que
ce serait rompre l'équilibre entre patrons et grévistes, il a manqué
à la vérité autant qu'à la justice. Cet équilibre, le gouvernement
l'a rompu partout au bénéfice, non pas seulement des grévistes,
mais des pires agitateurs. Son devoir, s'il avait voulu demeurer
impartial, eût été de protéger la liberté du travail à l'égal de la liberté
de la grève. 11 n'en a rien fait; partout il a interdit à ses agents d'in-
tervenir contre les agresseurs, et c'est ainsi que partout, en dehors
des scènes de pillage et de violences qu'ont rapportées les journaux,
les grévistes ont pu traiter en pays conquis les régions que ses
lâches complaisances leur avait livrées.
Pour les inscrits maritimes, les obligations du gouvernement
étaient plus strictes encore. Les inscrits maritimes, une fois qu'ils
ont, dans leur pleine liberté, souscrit leur engagement, sont presque
des soldats; ils sont régis par un code spécial qui, en leur assurant
certains privilèges, leur impose, sous des peines plus sévères, une
discipline plus rigoureuse. Us remplissent un service public.
Qu'adviendrait-il si, à leur exemple, les employés des chemins de
fer, les chauffeurs, les mécaniciens, venaient à se mettre en grève?
Et pourquoi les facteurs, pourquoi les soldats et les marins eux-
mêmes, avec les ferments de haine et de désordre que les ministériels
jettent sans cesse dans leurs rangs, n'en feraient-ils pas autant?
Dans leur dernier manifeste, les inscrits maritimes traitent « d'in-
fâmes » les lois qui les gouvernent. Croit-on que ce langage n'aura
pas des échos? L'anarchie est désormais sans limites; il n'y a pas de
malheur qu'on ne puisse prévoir, pas d'attentat qu'on n'érige en
droit.
En attendant, voici comment une feuille, peu suspecte d'oppo-
sition au pouvoir, décrit l'état de Marseille :
« L'arrêt du trafic est complet, dit le Temps. Marseille est de
nouveau garrottée, immobilisée, frappée d'une mort temporaire
qui, à trop se prolonger, risque de devenir définitive. L'expression
n'est pas trop forte, et il est presque impossible d'exagérer l'étendue
du ma). Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter au dernier
rapport du consul de France S Gènes... Chaque année le trafic de
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994 CHRONIQUE FOUTIQOt
Gènes augmente et celui de Marseille diminue. Aussi notre consul,
qui assiste de près à la lutte et touche du doigt les résultats, pous-
sait-il un cri d'alarme. Encore quelques fautes comme les deux
grèves des dockers, disait-il, et la ruine de Marseille sera con-
sommée au profit de sa rivale. »
Cet avertissement du consul était donné quelques mens avant la
grève des inscrits maritimes. En revanche, depuis que celle-ci est
ouverte, leurs camarades d'Angleterre ont télégraphié aux gré-
vistes de Marseille : « Bon courage ! »
Les socialistes de France, se sentant les maîtres, profitent de leur
puissance pour opprimer la minorité. Au Reichstag, les socialistes
allemands, se trouvant en minorité, font de l'obstruction contre la
majorité. C'est le même esprit, avec les différences d'application que
commande la diversité des situations. Le gouvernement de Berlin
a proposé un tarif douanier, dont les socialistes repoussent les
chiffres comme exagérés, et les agrariens comme trop faibles. Les
agrariens ont fait prévaloir leurs vues dans la commission, et le
gouvernement, jugeant impossible d'obtenir l'adoption de son
projet, s'est résigné à entrer en pourparlers avec les partis, dont se
compose la majorité, pour aboutir à un résultat. L'augmentation
des droits d'entrée sur l'orge serait, d'après ce que l'on connaît de
ces négociations encore secrètes, la base principale de l'entente.
C'est cet accord que les socialistes ont résolu d'empêcher à tout
prix. Chaque séance est troublée et interrompue par leurs vio-
lences et par leur vacarme. La majorité, poussée à bout, a voulu
en finir; elle s'est ralliée, de guerre lasse, à la motion de M. de
Kardoff, proposant de voter en bloc les articles du tarif. Les
libéraux- nationaux eux-mêmes, quoique opposés au projet, ont
adhéré à la proposition, ne voulant pas, comme l'a déclaré leur chef
M. Basserman, assumer la responsabilité des scandales provoqués par
les socialistes. Mais le vote de cette motion n'a pas encore amené le
vote du projet, les socialistes s'acharnant à empêcher tout débat.
Au pouvoir ou hors du pouvoir, ils sont partout les mêmes, reven-
diquant la liberté et ne connaissant que la force.
La session du Parlement italien s'est rouverte le 26 novembre.
Ses débuts ont été favorables au cabinet Zanardelli. L'heureuse
délivrance de la reine et la naissance de la princesse Mafalda
ont réuni dans un même sentiment les deux assemblées. A la
Chambre, le ministère a présenté, sur l'organisation des travaux
publics et la diminution des petites cotes financières des projets
qui ont été bien accueillis, quoique l'on ait également pris en con-
sidération les propositions que leur opposait le principal adversaire
du cabinet, M. Sonnino. D'autre part, malgré la défaveur qu'avait
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CBROMQUE POLITIQUE 995
rencontrée la première annonce de ses intentions, le gouvernement
a présenté un projet de loi sur le divorce. La commission, élue pour
l'examiner, s'y montre hostile, comme l'est d'ailleurs le sentiment
général du pays. C'est là l'écueil auquel risquera toujours de se
heurter le ministère Zanardelli. Il a besoin de l'appui de deux
partis qui ne s'entendent pas entre eux, des socialistes et d'une
fraction des modérés ; les gages qu'il donnera aux uns éloigneront
de lui les autres, et cette alternative peut, au premier jour,
entraîner sa chute.
En Espagne, le ministère Sagasta a succombé. Nous avions prévu
ce dénouement, sans croire qu'il vînt aussi vite. Nous pensions
également que le roi Alphonse XIII n'avait tenu à garder le cabinet
libéral que pour être plus libre, dans le cas probable de sa retraite
prochaine, de s'adresser aux conservateurs. 11 vient, en effet, de
confier à leurs chef, M. Silvela, le soin de former un nouveau
ministère.
Le Président Roosevelt a envoyé son message annuel au Congrès
des Etats-Unis. Ce n'est pas sans envie que nous en avons lu les
premières lignes : « Nous continuons, dit- il, à traverser une
période de prospérité prodigieuse. Comme peuple, nous avons
joué un grand rôle dans le monde, et cherchons à en jouer un
encore plus grand dans l'avenir... Ce qui nous guide, ce n'est pas
le sentiment des faibles et des lâches, c'est l'évangile de l'espé-
rance et de l'effort triomphant. »
On parle souvent en France de la revision de la Constitution,
et plusieurs se persuadent qu'avec quelques modifications à son
texte, on changerait l'état des choses. Nous sommes loin de pré-
tendre que la Constitution soit parfaite, et nous voyons clairement
le principe qui lui manque. Mais nous ne pensons pas qu'il suffise
d'en retoucher quelques articles, fussent ceux qui ont trait & la
condition du pouvoir exécutif sous la République, pour arrêter
la crise qui nous emporte. Les institutions ne valent qu'autant
qu'elles sont soutenues par la valeur des hommes, et leurs effets
varient suivant le tempérament de ceux qui les représentent.
Supposons, par exemple, que les Etats-Unis et la France
puissent échanger leurs présidents, et que M. Roosevelt vienne à
l'Elysée prendre la place de M. Loubet, comme M. Loubet à la
Maison-Blanche la place de M. Roosevelt. Croyez-vous que sans
changer les institutions, si différentes pourtant dans les deux pays,
on ne verra pas, grâce au changement des hommes, les affaires
prendre ici et là un tout autre tour? Qu'aurez-vous mis, avec
M. Loubet, à la tète du gouvernement des Etats-Unis? Un pauvre
sire qui, élu par un parti, ne saura que se soumettre aveuglément
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996 CHRONIQUE POUUOOB
aux exigences de ce parti, qui en 9era le jouet et l'esclave, n'ayant
souci, devant ses prétentions les plus iniques ou les plus dange-
reuses, que de s'effacer pour ne pas compromettre, en essayant de le
modérer, sa situation personnelle. Soliveau il était à Paris; soliveau
il restera à Washington. Imaginons, au contraire, que M. Roosevelt
est à l'Elysée. Voilà un homme qui, élu en Amérique par les
républicains, n'a pas peur de les contredire; qui, sans crainte de
hasarder sa réélection future, affronte la puissance des milliar-
daires, en leur déclarant que, dût-on pour cela amender la Consti-
tution, il est indispensable de réglementer les trusts, qui fait
entendre raison à des milliers de grévistes, en les décidant à
accepter l'arbitrage d'une commission dans laquelle, entre paren-
thèses, il fait entrer, d'accord avec eux, un évêque catholique, qui
expose nettement ses vues personnelles, même quand il les sait
opposées à celles de ses électeurs. Cette attitude l'a-t-elle affaibli?
Bien loin de là; elle a créé sa popularité, et le vœu de la nation,
planant au-dessus des partis, va préparer sa réélection.
Supposons un tel homme en France. Même élu par les deux
Chambres, même enfermé dans les limites de la Constitution,
croyez-vous qu'il restera coi? Croyez-vous qu'il se terrera dans sa
présidence, signant servilement tout ce que lui présenteront ses
ministres? Croyez- vous qu'il ne trouvera pas moyen de faire entendre
sa voix, au-dessus des clameurs ineptes et brutales des sectaires et
des cosmopolites, pour défendre contre eux l'honneur, la justice, la
liberté, la patrie? Lui qui demande aux Etats-Unis d'augmenter leur
flotte, s'ils veulent qu'on les respecte, et d'être forts, s'ils veulent
assurer la paix, croyez-vous qu'il laissera d'indignes ministres
abaisser le nom de la France, et désorganiser à i'envi l'armée et la
marine? Et, s'il comprenait ainsi sa mission, s'il s'affirmait ainsi
devant le pays, croyez- vous que la France le répudierait? Bien au
contraire, elle l'acclamerait; elle reconnaîtrait en lui quelqu'un;
elle saluerait un homme, et elle aurait vite fait disparaître la
tourbe qui l'opprime et qui la déshonore.
Hélas! nous faisons un rê?e. Celui qui loge à l'Elysée n'est pas
un Roosevelt. Ce n'est pas un homme.
Le Directeur ; L. LATEDAI
Lun des gérants : JULES GERVAI8.
rAjus. — l pb sot» n nu, ntnuicBVM, 18, wj* m routa iautt lAcqvs.
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LE CONCORDAT DE 1801 '
o
O L
LA SIGNATURE
I
La colère qui avait dicté l'ultimatum au Premier consul resta
toute vive jusqu'à la fin de mai, et c'est à ce moment que se
placerait une scène qui est racontée dans de précieux documents
inédits que j'ai déjà mentionnés. Je la résume très fidèlement.
Bonaparte, peu de temps après avoir envoyé son ultimatum,'
fit venir H. de Talleyrand :
— Je suis très mécontent du Pape, lui dit-il. Il abuse du besoin
que je crois avoir de la religion, et par conséquent des prêtres non
assermentés que le peuple estime seuls. Que faire, en effet, de la
canaille constitutionnelle, si elle n'est encadrée dans les vrais
prêtres; mais on ne me force pas la main. Je me passerai du Pape ;
je ferai Bernier patriarche des Gaules. Celui-ci est ambitieux et
n'est que cela. Qu'en pensez- vous?
— Je pense, répondit H. de Talleyrand, que Bernier refusera,
et pour cela il n'a pas besoin de sa conscience, il ne lui faut que
du bon sens... Il n'est plus, le lendemain, qu'un M. de Jarente ou
un H. Gobel de plus. Du reste, poursuivit-il froidement, j'interro-
gerai Bernier lui-même.
Il ne voulut point intervenir directement, mais il envoya chez
l'abbé l'intermédiaire dont il se servait habituellement pour com-
muniquer avec lui. C'était un de ses secrétaires, honnête homme
et homme d'espiit, qui était resté fidèle à la religion; « le seul
d'entre vous qui aille à la messe », disait Talleyrand à ses colla-
borateurs.
— Quoi I c'est vous qui m'apportez cela? dit Bernier & l'envoyé.
— Oui, c'est moi, mais j'ai prévu votre réponse.
— Peut-être pas, répondit l'abbé.
11 était difficile, en effet, d'en prévoir l'incroyable énergie, et
4 Voy. le Correspondant du 25 décembre 1901 et des 10 février, 25 mai,
10 août et 10 décembre 1902.
6* LIVRAISON. — 25 DÉCEMBRE 1902. 65
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998 LE CONCORDAT DE 1801
elle suffit pour donner une complète idée du courage et de l'indé-
pendance duj>rètre vendéen.
— (Qu'on me ramène aux 'carrières! Mon éhien me garde»
encore contre les bleus.
Quand M. de Talleyrand reçut cette admirable réponse :
— Je le savais bien I s'écria- t-il. Bonne leçon pour celui qu'enivre
déjà son pouvoir!
Et il transmit immédiatement la réponse au Premier consul, qui
s'écria, stupéfait :
— Quels hommes! Il faut donc en finir!
C'est alors que Bonaparte, chez qui la raison triomphait presque
toujours à la longue, résumant en lui-même tous ces débats par un
de ces traits soudains et rapides qui lui étaient familiers, dit cette
parole si remarquable : « Je comprends que pour avoir une religion
dans un pays impie et une royauté dans un pays républicain, il
faut la meilleure. »
A cette parole, M. de Talleyrand se contenta de répondre :
« Mot sublime et qui dit tout. »
Il voulait, par cette réflexion, faire prendre patience au Premier
consul, fatigué de ce laborieux enfantement de la paix religieuse1!
L'anecdote est jolie, quoique les trois héros y prennent des airs
de Morale en action qui ne cadrent guère avec leurs caractère
connus. Acceptons-la pourtant, malgré ses invraisemblances, mais
reconnaissons que cette belle attitude ne dura pas longtemps, et
en particulier que Talleyrand ne se fatigua point à calmer Bona-
parte, qui, pendant quelques semaines, laissa Fouché donner car-
rière à ses instincts de persécuteur. Le ministre de la police,
devenu très puissant depuis qu'il avait eu raison contre tout te
monde en découvrant dans le parti royaliste les auteurs de la
machine infernale, usait de son influence prépondérante pour
satisfaire ses vieilles haines de jacobin. Il déporta et emprisonna
des prêtres, recommença à punir comme des délits les manifesta-
tions extérieures du culte, et protégea les crimes de la Révolution
contre les prédicateurs qui profitaient de la réouverture d'un cer-
tain nombre d'églises et de la liberté précaire dont jouissait la
religion sous son bon plaisir. Le vendredi saint de l'année 1801,
un orateur en renom, l'abbé Fournier, avait institué un parallèle
entre la mort de Jésus-Christ et celle de Louis XVI. Le jour de la
Pentecôte, il eut l'imprudence de revenir au même sujet par voie
d'allusion. « O mon Dieu, s'écria- 1- il, la ville dans laquelle voos
* Papiers du château de la Jonchère. Espérons que le jeune savant qui a
tiré de ces papiers un travail eHntéranaut sur l'ép&KQpat de Talleyrand &
Autun continuera à explorer cette mine précieuse et inexplorée.
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LB CONCORDAT M 1W 9*9
av.es opéré le prodige que nous honorons- venait de commettre un
grand crime en condamnant à mort votre Fils ; la ville dana laquelle
je parle est-elle moins coupable? Je me tais1. » Dénoncé pour ces
paroles, il fut arrêté comme atteint de folie séditieuse et conduit à
Bicètre, où on le dépouilla de ses vêtements sacerdotaux pour le
revêtir de l'uniforme des fous 2.
Par contre-coup, M. Emery, qui passait pour ami de Fournies
subit une détention de dix-huit jours sans avoir commis d'autre
crime que d'être vénéré par tout le* clergé français.
« Le clergé de Paris est venu me présenter une pétition très
bien faite, dans laquelle il se plaint de l'acte arbitraire commis
par le préfet de police contre le prêtre Fournier. J'ai répondu :
« Le préfet n'a* agi que pan ordre du. gouvernement. J'ai voulu
« vous prouver que si je mettais mon bonnet de travers, il faudrait
« bien que les prêtres obéissent k la puissance civile. » Ils se sont
retirés sans rien répliquer. Fournier est leur coryphée : ils ont été
très sensibles à ce qu'on lui a fait. C'est un acte révolutionnaire;
mais il faut bien agir ainsi, en attendant qu'il y ait quelque chose
de réglé. Fournier ne reverra pas la France; je l'enverrai en Italie
et je le recommanderai au Pape8. »
En même temps qu'il frappait les insermentés, Fouché pro-
tégeait et encourageait les scbismatiques qui s'agitaient beaucoup
et annonçaient l'intention d'ouvrir un concile national à Notre-
Dame le 29 juin, au jour même de la fête de saint Pierre et saint
Paul. On conçoit que Spina passa un mois de mai terrible et qu'il
avait quelque raison d'écrire : « La situation de la religion en
France est vraiment douloureuse, et le schisme est redevenu plus
terrible et plus menaçant que jamais. »
Quel effet allait produire dans ce milieu le courrier qu'il atten-
dait de Rome avec une fébrile impatience? C'est ce que le prélat se
demandait en cherchant quelque raison de se rassurer.
II
« Hier (23 mai), à trois heures de l'après-midi, le tant désiré
Livio (sospiraio) est arrivé et, en le voyant, je n'ai pu me tenir
de lever les yeux au ciel et de m'écrier en soupirant : Veni, Sonate
Spiritus, et emitte cœlitus lucis tues radium. Le pauvre homme
apportait ses volumineuses dépêches intactes, mais toutes mouil-
* Boulay, t. III, p.
9 II fat ensuite transféré en Italie et incarcéré à Turin. Mis en liberté à
la fia de Tannée par la protection de Fesch, il devint en 1806 évoque de
Montpellier.
3 Mémoires sur le Consulat, par Thibaudeau, p. 137.
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10É) LE CORCOBDAT DE 1601
lées, parce qu'il était tombé dans la Scivia où il avait failli rester. »
On devine avec quel empressement le prélat ouvrit le paquet et
prit connaissance des pièces. Il fut saisi d'admiration pour le
travail accompli et la manière dont à Rome on avait réussi à
concilier les desseins du Premier consul avec les règles de la
discipline ecclésiastique. Il appela immédiatement pour confident
Bernier, auquel il remit la lettre que le Pape lui avait écrite. Quel
honneur pour le fils du pauvre tisserand de Daon, pour le modeste
curé de Saint-Land et pour l'ancien insurgé dont la tète avait
été mise à prix, de se voir ainsi loué et pour ainsi dire supplié
par le chef de l'Eglise I Naturellement, il se montra lui aussi très
satisfait du travail romain et tout pénétré de reconnaissance pour
Sa Sainteté : contentissimo di tutto il lavoro e penetralissimo
délia lettera *.
Il importait que la première impression donnée à Bonaparte fût
favorable, et comme rien ne pouvait lui être communiqué officiel-
lement que par Talleyrand, Bernier s'arrangea pour le prévenir
officieusement et il se rendit le lendemain à ta Malmaison. Il
réussit à merveille2, Bonaparte se montra fort content. « A part
quelques expressions qu'on peut changer facilement, dit-il, tout
ira bien. » 11 avait particulièrement goûté la lettre du Pape et le
Carissime Fili. Bernier s'appliqua de son mieux à fortifier ces
bonnes dispositions en lui exposant habilement les rusons
d'adopter le projet romain moyennant quelques modifications qu'il
indiquait.
« Vous avez jusqu'ici vaincu les peuples armés et subjugué,
par l'éclat de vos triomphes, les ennemis de votre gloire : en
rendant à la France la religion qu'elle désire, vous surmonterez
tous les obstacles, vous gagnerez tous les cœurs et consommerez
d'un seul trait l'obligation la plus grande et la plus utile en poli-
tique que votre génie ait pu concevoir. Le Directoire, souvent
vainqueur au£dehors, mais détesté dans l'intérieur par son into-
lérance, prépara lui-même sa propre destruction. Plus habile que
lui, vous saurez, en triomphant au dehors, établir au dedans
la félicité publique sur les bases immuables et sacrées de la
religion...
« Laissons la cour de Rome employer les expressions et les
phrases qui conviennent à son style ordinaire, pourvu qu'elles ne
blessent pas la dignité du gouvernement et qu'elles rendent avec
exactitude ce que nous désirons. Peut-être en exigeanU'expresskra
4 Dépêche de Spiaa à Conaalvi.
1 A tutto riuêci a meravigHa.
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LE CONCORDAT DE 1801 1001
littérale du projet approuvé par le gouvernement, paraîtrions-
nous dicter la loi avec trop d'aècendant. L'adhésion du Souverain
Pontife paraîtrait moins libre, et nous serions moins assurés de
sa coopération sincère à l'exécution des mesures que vous adoptez,
parce qu'en général tout traité, toute convention entre deux puis-
sances n'est permanente et durable qu'autant que l'une et l'autre
usent d'une condescendance mutuelle et s'accordent sur le fond
sans donner aux expressions un sens trop littéral...
« La puissance avec laquelle on traite est d'autant plus liée que
l'on a paru condescendre davantage à ce qu'elle désirait. »
Le premier mouvement de Bonaparte fut d'expédier un courrier
à Gacault pour lui enjoindre de ne pas bouger de Rome. On
calcula, en supputant les jours, que l'ordre lui arriverait à temps.
Cependant le courrier ne partit pas et quand Spina s'en plaignit,
on lui répondit qu'on voulait attendre les dépêches de Gacault,
que peut-être il avait obtenu par son ultimatum la signature pure
et simple du projet français et qu'il ne fallait pas perdre la chance
de ce succès. Après quatre ou cinq jours, la scène changea brus-
quement : Talleyrand avait passé par là. Il avait paru d'abord
partager la satisfaction du Premier consul qu'il se gardait bien de
heurter de front; puis il suggéra d'attendre de3 nouvelles de
Gacault, puis il exprima nettement l'opinion qu'à part des chan-
gements fort légers, il fallait revenir à la première rédaction
envoyée à Rome. Les sacrifices faits par le Pape, la lettre au
Premier consul, les explications concluantes de Gacault le lais-
sèrent absolument insensible. Le 29 mai, il écrivait au Premier
consul : « Je pense qu'il convient d'exprimer à l'agent du Saint-
Siège un mécontentement marqué sur l'insuffisance et le vague
des articles de la convention modifiée. Au fond, il n'y a pas de
modifications nécessaires à faire à la première. »
Le 4 juin, dans une lettre à Bernicr, il reproduisait ses accusa-
dons contre la cour de Rome : « Ge projet, quant au fond et quant
aux expressions, diffère tellement sur des points très importants du
premier, qu'on aurait tout lieu de croire que le Saint-Siège ne
cherche qu'à gagner du temps, s'il n'était pas d'ailleurs extrême-
ment sensible que cette aveugle politique est aussi opposée à ses
intérêts, qu'au but que ses devoirs les plus sacrés lui recommandent
d'atteindre...
« ... Si le Premier consul ne connaissait pas personnellement le
Souverain Pontife, il lui serait impossible de ne pas attribuer à
des vues peu compatibles avec le discernement et les vertus dont
il le sait doué, l'éloignement qu'il montre pour des sacrifices que
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ton if ccwcowwli 01 \m
k rtëgîon ne lui recommande pas moins impérieusement que Wi
arcon stances. Le retour de mon dernier courrier nous apprend»
jusqu'où s'étend l'empire qne des conseillers perfides ont sa
prendre sur son esprit...
« Je vous prie de faire connaître à H. l'Archevêque de Gorinthe
les impressions que le Premier consul a reçues de la dernière dé-
marche de sa cour, et de lui dire que cette impression ne peut être
tempérée que par la perspective d'une adhésion entière, prochaine
et définitive au plan qui avait été approuvé et consenti par lui '. »
Bernier promit immédiatement ses bons offices pour chapitrer
Spina. « Je vais adresser de suite à Mgr Spina une note particu-
lière et pressante sur le contenu de la lettre que vous venez de
m'adresser. Je vous promets, de ma part, les efforts les plus
constants. Je les dois à ma patrie comme Français, à ma religion
comme prêtre, au Pape comme catholique. Il ne tiendra pas à moi
qu'il n'accède textuellement et littéralement à vos vues. Vous
savez ce que j'ai déjà écrit à Rome sur cet objet. Je vous promets
d'employer des expressions plus fortes encore s'il est possible »
Le courrier de Rome apporta dans les premiers jours de juin k
récit des scènes que nous avons racontées et l'annonce de la pro-
chaine arrivée de Gonsalvi. Cette mission du secrétaire d'Etat
flatta le Premier consul comme un hommage personnel, mais elle
déplut au ministre qui chargea Bernier de rédiger en hâte un
sixième projet et de le présenter à la signature de Spina *, afin de
mettre le cardinal en présence d'un fait accompli et d'empêcher
toute discussion ultérieure. Or le sixième projet, nous dit Consalvi,
c'était, avec des changements insignifiants, le cinquième en corps
et en àme, celui qui avait été repoussé à Rome. Il parut dose
inadmissible à Spina qui refusa de signer, alléguant avec raison
qu'il convenait d'attendre Consalvi et les instructions nouvelles
qu'il pouvait apporter. C'est le 15 juin que Bernier présentait son
projet. Le 16 il confiait son échec à TaUeyrand.
« J'ai épuisé tous les raisonnements et tous les moyens de
conviction pour persuader à Mgr Spina qu'il était et de son intérêt
et de celui du Pape qu'il signât le projet avant l'arrivée du car-
dinal Consalvi. Je n'ai pu le convaincre. Il hésite, il craint.
J'ignore pourquoi, puisque le Pape a déclaré « qu'aucune des
« demandes du gouvernement n'a été refusée ». Il demande ins-
tamment qu'on attende le cardinal qui finira tout, et qui doit
arriver sous deux jours. Je crois fermement que c'est le seul parti
i prendre. Quelque singulier qu'il soit, il faut en profiter, puis-
qu'ici l'archevêque hésite. Dès son arrivée, le cardinal s'expliquera
4 Spina avait reçu les pouvoirs de plénipotentiaire.
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]
ÎM GOTCORDàT ME 1801
«t je suis convaincu qu'il signera sans difficulté. Je tous le
répète, « je crois fermement qu'il n'y a rien dans Je projet proposé
•<c par voue qui puisse être refusé et qui même n'ait été -adopté par
« le Pape ». D'après cela, j'espère qu'enfin Ton entendra raison.
« Je vais copier la réponse de M. Spina, pour vous la donner.
C'est une pièce curieuse et à conserver. J'aurai le plaisir de vous
voir demain, et de vous rendre un compte plus détaillé de mes
efforts et de la nullité des moyens qu'on y oppose. Cette hésitation
disparaîtra, j'en suis sûr; mais quand tout le fond est décidé, il
est bien pénible et bien fastidieux de chicaner ponr des formes.
(( Croyez, citoyen ministre, et daignez répéter au Consul que ces
vaines subtilités ne . m'arrêteront pas. Je suis Français et non
Romain. Mon pays jouira de sa religion, ou Rome sera convaincue
i la face de l'Europe de ne l'avoir pas voulu. »
III
Telle était la situation peu rassurante que trouvait Consahi en
arrivant à Paris Le 26 juin, après un voyage de quatorze jours pen-
dant lequel il n'avait dormi que quinze heures. Il alla se loger i
Y Hôtel de Rome avec Spina et Caselli dont il partagea la table fru-
gale et l'existence retirée. Un cardinal romain à Paris I II y avait
bien longtemps qu'on n'avait eu pareil spectacle. Consalvi qui ne
cachait pas ses insignes devint immédiatement le point de mire de
la curiosité publique et le sujet d'entretien des diplomates qui
commentèrent sa mission dans des sens opposés. Azara, ministre
d'Espagne, n'y voyait qu'un avilissement de la pourpre; Lucche-
sini, ministre de Prusse, attendait le succès prochain de la
négociation, et Cobentzel, représentant l'Empereur, le désirait {4ns
qu'il ne l'espérait, redoutant en cas de rupture la conquête de
Rome par la France et de nouveaux troubles dans l'Italie à peine
pacifiée. Les journalistes, déjà ingénieux et inventifs, parlaient de
la suppression du pouvoir «temporel. Le Moniteur, pourtant,
s'exprimait sur le Pape en bons termes, et insérait le 12 juin la
note suivante : « Rome, 17 mai. — Jeudi dernier, jour de l'Ascen-
sion, il y eut une grande cérémonie dans la chapelle du Pape...
Les Français étaient placés sur une estrade en face de Sa Sainteté
qui n'a cessé de les regarder pendant toute la cérémonie avec une
attention particulière... Le ministre de France ne parut point, étant
retenu par une légère incommodité ; il fut remplacé par le secré-
taire de légation, qui était accompagné de plusieurs généraux,
officiers et négociants français. La première bénédiction a été poar
les Français. »
Les bruits des journaux reçurent du gftawernement un démenti
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1001 LE CORCORDÀT DE 1801
officieux qu'il est intéressant de connaître et qui fut publié par le
Journal des Débats sous forme d'une lettre venue de Rome :
« Nous ayons lu ici avec étonnement l'article du Journal de
Milan, relatif & la prétendue cession du gouvernement de Rome,
projetée par le Pape actuel. Il serait difficile de réunir plus de faus-
setés en aussi peu de mots. Non seulement le Pape actuel n'a pas
conçu ce projet de démission qu'on lui suppose; mais aucune puis-
sance, aucun gouvernement ne Ta sollicité de l'exécuter. II est de
l'intérêt de tous de maintenir l'indépendance du Saint-Siège et de
ne livrer à aucun souverain régnant, à Rome, l'influence majeure
qu'exerce sur toutes les consciences le chef de la religion. »
L'audience très solennelle que le Premier consul accorda au
cardinal, à peine arrivé, dissipa tous les bruits fâcheux. Sor cette
entrevue et sur tout son séjour à Paris, Gonsalvi nous a laissé deux
sources d'informations précieuses qui se complètent et se con-
trôlent l'une l'autre : ses Mémoires et ses dépêches. Les Mémoires
ont été publiés en 1864 par Crétîneau-Joly, non point dans le texte
italien, mais seulement dans une traduction française. Ils ont sus-
cité des polémiques qui ont fait douter de leur authenticité et plu-
sieurs écrivains les déclarent encore apocryphes. L'original existe
dans les archives de la secrétairie d'Etat, écrit tout entier de la
main du cardinal. Je l'ai lu et confronté avec la traduction qui,
sans être excellente, ne manque point d'exactitude. Grétineau-
Joly s'est permis seulement d'interpoler une petite anecdote pitto-
resque dont je reparlerai.
Gonsalvi a composé ces Mémoires, en 1812, à Reims, où Napo-
léon l'avait interné, sans pouvoir recourir à ses dépêches qui lui
auraient permis d'appuyer et de contrôler ses assertions. Il n'est
pas étonnant qu'il ait commis quelques erreurs, et il s'en excuse à
l'avance. Victime de la persécution, écrivant dans la solitude loin
de Rome occupée par les Français et du Pape prisonnier à Fontai- -
nebleau, il était porté à juger son persécuteur avec sévérité et ses
souvenirs ont naturellement pris la couleur de ses pensées du
moment qui étaient fort tristes. C'est ainsi qu'il accuse à tort les
négociateurs français d'avoir commis à son égard une supercherie
indigne au moment de signer le Concordat et que le Bonaparte de
ses Mémoires se trouve plus noir que celui de ses dépêches.
C'est à celles-ci qu'il faut indubitablement accorder la préférence
puisqu'elles ont été écrites au jour le jour sous l'impression immé-
diate des faits. Nous ne pouvons trop remercier M. Boulay de les
avoir publiées, et je me suis assuré en confrontant les plus impor-
tantes avec les originaux de la secrétairie d'Etat qu'il s'est acquitté
à merveille de son devoir d'éditeur.
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LI CONCORDÂT DI 1801 1095
Dès son arrivée, le 21 juin, Consalvi avait prié Bernier d'offrir
ses hommages au Premier consul, de solliciter une audience et de
demander en quel costume il devait s'y présenter. Bonaparte fixa
l'entrevue pour le lendemain 22, dans l'après-midi, en ajoutant :
« Qu'il vienne en costume le plus cardinal possible !. » Il s'appliqua à
rendre l'audience très imposante et très intimidante pour l'envoyé
pontifical qui aurait bien voulu avoir quelques jours pour prendre
langue et se préparer. Consalvi en rend compte au cardinal Doria
en toute bâte et sans le moindre apparat de style.
« La réception 2 ne pouvait être ni plus solennelle ni plus
honorable. La troupe, rangée sur les escaliers et dans les salles,
me rendait les honneurs. Dans les salles je fus reçu par divers gen-
tilshommes (je les appellerai ainsi) dont je ne sais ni quels offices
ils remplissaient, ni qu'ils sont. Dans la dernière antichambre, je
fqs reçu par le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, qui
m'accompagna dans la grande salle où se trouvait le Premier
consul. 11 était en grand costume, entouré des ministres d'Etat et
d'un très grand nombre de personnes occupant de hautes charges,
tous en habit de gala. J'avais l'habit noir, les bas et la calotte
rouges avec le chapeau à glainds, comme il est d'usage à Rome.
Le Premier consul fit quelques pas pour venir à ma rencontre. A
peu de distance de toute sa suite il s'arrêta, et, debout avec le
ministre des affaires étrangères à son côté, il me donna l'audience,
qui ne dura pas moins de trois quarts d'heure et peut-être plus.
« Bonaparte parla à voix basse de manière de n'être entendu
que par le ministre, sur un ton doux et tranquille3, avec une
figure et des expressions qui, assez sérieuses au début, devinrent
obligeantes, courtoises et même enjouées au fur et à mesure que
l'entretien se prolongeait : « Je vous avais pris pour un ennemi de
« la France, mais la confiance que vous témoigne Sa Sainteté, les
« lettres de Murât et d'autres rapports favorables m'ont enlevé
« toute mauvaise impression. Je vénère le Pape qui est excellent
« et je désire m'arranger avec lui, mais je ne puis admettre les
« changements que vous avez imaginés à Rome. Cependant j'y
« mettrai de la bonne volonté et puisque vous n'avez pas voulu du
« projet de Gacault, on vous en présentera un autre avec les seuls
« changements que je puisse admettre. Il faudra absolument que
« vous le signiez dans cinq jours. »
Tel est le fond des idées que Bonaparte développa avec son élo-
quence familière, en y mêlant contre la cour de Rome les accusa-
4 C'est le mot rapporté par Cobeotzel«
9 L'audience eut lieu aux Tuileries.
* Un tuono dolce e placido.
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IOM II CORCOMlàT M 18Q1
lions plusieurs: fois formulées par Talleyrani Consalvi le se laissa
pas déconcerter. Respectueusement, mais avec fat fraocMse que
donne fat sécurité de l'innocence ', il réfuta point par point son
illustre interlocuteur en défendant le Pape et ses conseillera.
« L'objet principal de ma mission, dit-il, c'est de démontrer la
fausseté des soupçons conçus contre la cour de Rome et l'inexis-
tence des vues politiques auxquelles on a attribué le retard du
courrier et les changements introduits dans le projet. En partant,
je croyais que les changements auraient été agréés et que je trou-
verais tout arrangé. Cependant le Saint-Père, prévoyant que pour-
rait subsister quelque difficulté, m'a autorisé à donner quelques
explications et à changer quelques phrases dans le texte qu'il a
approuvé, pourvu qu'elles n'en altèrent pas la substance. Si te
projet qui me sera présenté satisfait & cette condition, j'aurai grand
plaisir à le signer et à terminer l'affaire. Sinon, je ne pourrai qu'en
référer à Rome ou y retourner moi-même, pour soumettre au Saint-
Père les changements proposés. » — « Gela ne se peut pas, répliqua
Bonaparte. J'ai les raisons les pèus graves de ne plus accorder le
moindre délai. Vous signerez dans cinq jours ou tout sera rompu
et j'adopterai une religion nationale. Rien ne me sera plus facile
que de réussir dans cette entreprise. * — « Je ne puis me per-
suader que le Premier consul en viendra à cette extrémité. J'ai
toute confiance que, dans sa justice et sa sagesse, il ne proposera
que des choses acceptables, ou que si je ne puis signer il m'accor-
dera un délai que je m'appliquerai à rendre très court. » — « Non,
certainement, je n'accorderai plus aucun délai. » Un signe de tête
du consul mit fin à l'audience, qui laissa Consalvi partagé entre la
crainte et l'espoir, et convaincu qu'il fallait en finir au plus vite
parce qu'on n'obtiendrait rien en cherchant à gagner du temps.
Le lendemain il rendait visite à Talleyrand, qui lui refaisait i sa
manière le discours de Bonaparte, aux deux autres consuls et aux
ministre» de la guerre et de l'intérieur.
« Le gouvernement me comble d'attentions 2 et hier le Premier
consul me fit inviter avec le nouveau roi d'Etrurie à voir la parade,
puis à dîner* où il me fit toutes les politesses possibles. »
Ce cardinal italien plut beaucoup et il semble qu'il ait eu cons-
cience du cfearme qui émanait de sa personne et lui attirait, par-
tout où il passait, les plus vifes sympathies. « Je sais que le
consul, le ministre et le gouvernement se sont montrés très con-
tents de moi, malgré mon peu de mérite 3. » 11 avait des mtelli-
1 Con quella franchezza cht dà la sicur&m ddTintwcmia*
* Lettre à Doria du 25 juin.
» Lettre à Doria.
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LE GOMOftOil M 1801 ItOT
gences dans la place. Son amie h marquise de Brignole logeait
près «de V Hôtel de Morne et assistait volontiers à la messe de Spina.
Gomme elle fréquentait les puissants du jour, elle pouvait commu-
niquer de précieux renseignements aux prélats ses compatriotes.
Consalvi n'échappa point aux commérages qui poursuivent les
personnages en vue. On défigura ses propos et on lui en prêta
qu'il n'a certainement pas tenus. A la Mal maison, raconte l'ancien
conventionnel Thibaudeau, le Premier consul dit à trois conseillers
d'Etat : « J'ai eu une conversation avec le cardinal Consalvi et je
lui ai dit : Si le Pape ne veut pas en finir, nous ferons une Eglise
gallicane. Il m'a répondu que le Pape ferait tout ce qui convien-
drait au Premier consul. » Il est certain que Consalvi n'a rien dit
de pareil et les événements ont bien démontré qu'il savait résister
tout comme le saint Pontife.
a Le cardinal a dit à Talleyrand : « On prétend que je suis dévot;
« il n'en est rien; j'aime le plaisir tout comme un autre. Le cardinal
« et Mgr Spina regrettent de ne pouvoir ici aller au spectacle, de
« peur de scandaliser le clergé français qui n'est pas fait à cela. »
L'invraisemblable d'une pareille confidence i un pareil person-
nage saute aux yeux. Si on peut faire pendre un homme avec deux
lignes de sa main, il est encore plus facile de compromettre un
cardinal en défigurant la parole la plus innocente, et les person-
nages qui nous ont transmis celle de Consalvi n'étaient point
hommes à se priver de ce plaisir. La note juste parait avoir été
donnée par Meneval : « Consalvi ne proscrivait pas les jeux de la
scène et ne se serait pas fait scrupule, disait-il, d'assister à la
représentation d'une pièce morale sur nos théâtre? K » Il eût commis
d'autant moins de crime qu'il n'était point encore engagé dans les
ordres sacrés.
IV
Le cardinal n'eut pas le temps de jouir de ses succès personnels
ni même de voir Paris, car aussitôt après les visites et les récep-
tions indispensables, il fut absorbé tout entier par sa négociation.
Les discussions, les échanges de notes avec Bernier, le travail de
la rédaction, lui prirent tous ses jours et une grande partie de ses
nuits. À Paris, comme k Rome, chaque parole, pour rappeler son
expression, lui coûta des sueurs de sang, et il n'y a pas à s'en
étonner, car sous les disputes apparentes de mots se cachait la
plus grande question qu'eussent jamais traitée deux gouvernements,
et chaque phrase devait avoir son retentissement daais l'avenir.
Consalvi et Bernier, ce n'étaient pas seulement deux hommes d'esprit
4 II n'a jamais été prêtre et il est resté diacre toute sa vie.
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i
^
ï / .
f/
1008 LB CONCORDÂT DE 1801
qui discutaient : c'était l'Eglise et la société issue de la Révolution
qui essayaient, pour la première fois, de s'entendre et de trouver
les termes d'une paix durable, après une guerre où l'Eglise, pro-
voquée, combattue avec acharnement et frappée avec une cruauté
impitoyable, avait failli succomber. On ne peut même pas dire que
la guerre fût terminée, car le Premier consul menaçait d'une
reprise d'hostilité imminente et on emprisonnait sans jugement des
hommes comme M. Emery.
A quel titre, avec quelle mesure de protection et de liberté
la religion catholique serait-elle admise en France? Le gouverne-
ment qui demandait le patronage des évèchés acceptait-il la condi-
tion toujours imposée aux patrons et dont l'évidente nécessité
s'imposait, celle de se déclarer catholique? Tels furent les deux
points auxquels se restreignit bientôt la discussion, l'accord s'étanc
fait assez vite sur les autres, de sorte que presque tout le débat
porta sur l'article 1er de la Convention. Il fut mené de part et
'f d'autre avec une grande bonne volonté et une véritable élévation
de vues. Tallcyrand ne fat plus le seul écouté et, au nom de Bona-
parte radouci, Bernier tint parfois le langage d'un homme d'Etat
chrétien. Voici ce qu'il écrivait à Spina dès le 15 juin, un peu
avant l'arrivée de Gonsalvi. Cette dépêche e9t inédite :
« Monseigneur,
« Je suis chargé par le ministre de vous dire « que les sémi-
« naires et les Chapitres existeront; que le Consul professera la
« religion catholique et que si le premier article du projet ne coo-
« tient pas ces expressions, ce que vous désirez, il les renferme en
« réalité. »
« Tout est, en France, la suite du vœu de la majorité, tout
pouvoir, tout droit constitutionnel en émane dans l'état actuel.
« Les Consuls ne sont tels que par le même vœu. Reconnaître
que la religion catholique en jouit, c'est sanctionner le plus beau
de ses droits politiques. Nulle protection ne peut lui être refusée,
dès qu'elle est l'objet du vœu de la majorité des citoyens. Ce vœu
est le fondement de la loi dans un Etat républicain. En reconnais-
sant que la religion catholique a pour elle ce vœu, on ne se borne
pas à reconnaître un fait historique, comme on l'a prétendu, mais
un fait inséparable du droit, pirce qu'il en est la base et le
fondement.
« Ainsi vous voulez que la religion catholique soit la religion
de l'Etat, le gouvernement vous dit : « Je ne suis pas compétent
« pour lui accorder ce titre, il excède mes pouvoirs, liais je puis
« reconnaître un fait p'us clair que le jour; c'est que la religion
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LE CONCORDÂT DE 1801 1,000
« catholique est celle de la majorité. Cette majorité est le fonde-
« ment des lois de l'Etat. Vous aurez donc, sans que j'excède mes
« attributions, tout ce que vous désirez. »
« Vous voulez que la religion soit dominante; elle ne peut
prendre ce titre, à la suite de tant de divisions, sans alarmer,
effrayer, irriter ses ennemis et les nôtres : faisons mieux, qu'elle
paraisse moins triomphante d'abord, pour paraître à l'aide de
succès dans la suite avec plus d'éclat. Bornons-nous à reconnaître
que la majorité la veut. Nous l'aurons assurée par le vœu domi-
nant et ce vœu deviendra la source légale de tous ses triomphes.
« Mais, dira- 1- on, si tel est le principe, pourquoi donc hésiter à
en tirer la conséquence?
« Je réponds que le gouvernement ne veut agir qu'avec sagesse,
ne rien brusquer, ménager les imaginations trop vives et garantir
plutôt par des faits que par des expressions le triomphe de la reli-
gion; les faits parlent, les expressions sont commentées trop sou-
vent d'une manière défavorable et, pour avoir plus parlé qu'agi, on
se trouve entravé.
« Veut-on qu'il s'explique? il vous dit officiellement que le culte
sera public, libre, entier, protégé dans ses dogmes, dans sa disci-
pline et dans ses ministres, qu'il vous en donne la garantie la plus
formelle et vous demande uniquement de vous borner aujourd'hui
à en consacrer le principe sans en tirer des conséquences que le
temps ne permet pas encore de développer. Il faut tout faire avec
maturité. On perd à trop s'expliquer avant le temps. Il faut qu'en
pareil cas la bonne foi des gouvernements supplée à l'insuffisance
des expressions contenues dans les traités.
« Le gouvernement va plus loin encore. Il vous dit : Cette consé-
quence que vous demandez que j'explique le traité la renferme
d'un bout à l'autre. Car que faut-il pour qu'une religion soit pro-
tégée solennellement par un gouvernement? Que le gouvernement
reconnaisse ses ministres, les nomme, les dote, leur donne des
églises, des séminaires pour former des clercs, des chapitres pour
perpétuer la juridiction, et les autorise à reconnaître un chef
indépendant, qui leur donne l'institution : tout cela peut-il se faire
sans un culte libre, protégé, soutenu, public et civilement reconnu?
Tout cela néanmoins appartient à l'essence du nouveau Concordat,
et tout cela dit plus que les expressions exigées pour le premier
article.
« Le gouvernement ne les refuse pas ces expressions par défaut
de volonté, mais par prudence. Il vous dit : « Je ne crois pas
« pouvoir les employer sagement, elles sont dans mon cœur, elles
« se retraceront dans toutes mes actions. » Si vous me demandez
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fON LE CONCORDAT DI18H
quelle garantie je Vous en donne, je vous répondrai : « J'ai faraude
« an Souverain Pontife «de ne pas reconnaître pour «évèques 1ku-
« laires ceux que j'aurais exclus, il me Ta promis, en me déclarant
« que sa parole suffisait; je lui donne la mienne pour l'objet dont
« îl s'agit, pourquoi s'en méfier quand je croîs & la sienne? »
« Telles sont, Monseigneur, les réflexions que j'ai Tordre exprès
de vous transmettre ce soir; puissent elles produire l'effet que le
gouvernement en attend! Nos maux seraient à leur terme et nous
n'aurions plus d'une manière précaire une religion aussi pure que
divine, longtemps méconnue.
« Agréez, Monseigneur, l'hommage de mon zèle et de mon pro-
fond respect. »
Il y a dans cette dépêche une inexactitude. Déjà le Pape avait
renoncé à demander que la religion catholique fût déclarée natio-
nale et dominante; mais à Paris on estimait à tort que l'article
premier du projet pontifical équivalait 4 cette demande.
'Rappelons-en les termes :
« Le gouvernement de la République française reconnaît que la
religion catholique, apostolique, romaine est la religion de la grande
majorité des citoyens français. Ànim$ par les mêmes sentiments 6t
professant1 la même religion, il protégera la liberté et la publicité
de son culte, il la conservera dans toute la pureté de ses dogmes et
dans l'exercice de sa discipline. Les lois et décrets contraires à la
pureté de ses dogmes et au libre exercice de sa discipline seroot
annulés. » Bonaparte avait dit sèchement : « Le gouvernement de
la République française, reconnaissant que la religion catholique,
apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des
citoyens français, il sera fait, de concert par le gouvernement de
la République française et le Saint-Siège, une nouvelle circonscrip-
tion des départements français. » C'est entre ces deux rédactions
opposées qu'il fallait trouver un moyen terme, que Bernier propasa
dans le préambule d'un septième projet présenté à Consalvi le
25 juin :
« Le gouvernement de la République française reconnaît que la
religion catholique, apostolique et romaine est celle de la grande
majorité des citoyens français.
« Le Saint-Père reconnaît que c'est de l'établissement et de
l'exercice du culte catholique au sein de la France que la religion
catholique, apostolique et romaine a tiré dans tous les temps son
plus grand éclat.
« fin conséquence, les deux gouvernements, égatement animés
1 Une variante permettait aux négociateurs romains de substituer étant
dans ta même religion à professant.
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IXCOKflOfcDÀI DE 1801, Mit,
<Ju désir de mettre fia aux divisions politiques et relig^use&qioi ont
interrompu jusqu'à ce jour le libce et légitime exercice du culte
romain, sont convenus des articles suivants. »
11 y awit d'autres différences entre ce projet et celui qui avait
été approuvé à Rome. Suivant la rédaction de Bernier, le Pape
devait exhorter les évèquea à se démettre de leurs sièges, et,
d'après celte exhortation, les sièges étaient réputés vacants. Les
ecclésiastiques promettaient obéissance au gouvernement et sou-
mission aux lois. Sa Sainteté ne dispensait plus de la restitution
les acquéreurs de biens ecclésiastiques, mus renonçait à toute
prétention sur ces biens. Les ecclésiastiques mariés ou qui avaient
notoirement renoncé à leur état seraient admis à la communion
laïque. À ce projet était jointe la note suivante, la première que
Bernier sût écrite directement à Consalvi :
« Eminence,
« Le gouvernement français ne peut qu'entrevoir avec satis-
faction, dans la démarche de Sa Sainteté et la vôtre, dans la mission
et les pouvoirs dont elle vous a chargé, un gage assuré de la paix
et de l'heureuse harmonie qui va bientôt régner entre le Saint-
Siège et la France.
« Déjà depuis longtemps, il nourrit cet espoir. 11 lui tarde qu'il
soit réalisé. Il voit avec peine les obstacles et les lenteurs se
prolonger. Plus nous tardons à rendre à la France la religion de
ses pères et plus nous, préparons d'obstacles & son rétablissement.
Terminons donc d'inutiles débats. D'accord sur le fond, serions-
nous divisés pour les mots? Serait- il dit que la France sera toujours
en proie aux divisions religieuses, parce que la construction de
quelques phrases, la force ou la faiblesse de certaines expressions
auront déplu soit à l'une soit à l'autre des deux autorités?
« Celle que je représente croit avoir atteint, après huit mois de
discussions, le dernier terme de concessions qu'elle peut faire; elle
me charge de présenter à Votre Eminence le projet définitif que
je joins à cette note comme devant être la seule et unique base de
ce qu'elle prétend faire,
« Dépositaire des intentions daSa Sainteté, daignez l'examiner;
pesez avec cette sagesse qui vous caractérise toutes les expressions
et en même temps tous les avantages qui résultent de son accep-
tation, et je ne doute pas que Votre Eminence ne s'empresse, en
y souscrivant, de répondre aux vues sages et modérées du gouver-
nement français.
« Je prie Votre Eminence d'agréer, avec l'expression de mes désirs
pour un heureux succès, l'hommage de mon profond respect. »
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1012 LK CONCORDAT DE 1801
Le mêtae jour, Talleyrand, recevant Consalvi à tîîoer, loi dit :
« Vous ayez reçu une note et un projet de l'abbé Bernier. Noos
avons cherché à nous rapprocher le plus que nous avons pu des
idées exprimées par Sa Sainteté, mais nous n'admettons plus le
moindre changement, et il faut nous donner pour demain votre
réponse définitive. Je vous préviens qu'il n'y a plus à discuter. »
Qu'on juge de l'angoisse de Consalvi! Le bref de plénipotentiaire
qu'il avait apporté lui donnait la faculté de modifier, en cas
d'extrême nécessité, le texte pontifical, mais à la condition que les
changements n'en altérassent pas la substance. Or il lui avait para
immédiatement que le projet de Bernier ne respectait point cette
substance et qu'il ne pouvait le signer sans dépasser ses pouvoirs.
Il revint du dîner fort inquiet, convoqua Spina et Gaselli en
congresso, et les trois infortunés travaillèrent de dix heures du
soir à quatre du matin à élaborer une nouvelle rédaction qui sauvât
l'essentiel du projet de Rome, en se rapprochant jusqu'à l'extrême
limite ! de celui de Paris. « Âpres quoi, écrit le cardinal, ces
Messieurs allèrent donrir, et moi poussant la table devant la
cheminée parce qu'il faisait très froid, je composai un mémoire de
cinq feuilles pour justifier notre refus et notre nouvelle rédaction. »
Le pauvre cardinal passa plus d'une nuit pareille, et on peut
croire que son séjour à Paris fut le contraire d'une partie de plaisir.
Qu'allait-il arriver de son mémoire? 11 eut une lueur d'espérance
en apprenant que le ministre des relations extérieures était parti
le 30 juin au soir pour les eaux de Bourbon.
Il n'est pas téméraire d'affirmer que les rhumatismes de Talley-
rand furent dans la circonstance un véritable bienfait pour l'Eglise
et pour la France.
V
Avant de partir, il avait eu le temps de jeter un coup d'oeil sur
le travail de Consalvi et, toujours implacable, il avait écrit en
marge : « Le projet de convention que propose M. le cardinal
Consalvi fait rétrograder la négociation vers l'époque de ses pre-
mières difficultés. Ce retour des agents du Pape vers une oppo-
sition qui n'a point de motif plausible, et que l'esprit conciliant et
juste du chef de l'Eglise n'autorisait pas, dent à un esprit de
chicane et de tracasserie qu'il faut enfin désabuser. Ce projet de
convention 3 ne blesse en rien les droits de l'Église, et je [suis
d'avis que le Premier consul le présente une dernière fois comme
V ultimatum de la République. »
1 Fino alTestremo grado. '\
* Celui-de Bernier. » -1 - " .
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LE CQMQOROàT M 1301 1013
Talleyrand calomniait Consalvi, lai prêtant un esprit de chicane
et de tracasserie, car loin de rester au deçà des concessions du »
Pape, il les avait dépassées notablement et il avait sacrifié presque
tout l'article qui tenait le plus à cœur aux Romains. Avec son
esprit lucide il avait jugé la situation. I) avait vu que toutes les
objections de Bernier et du Premier consul n'étaient pas mal
fondées et que dans ce milieu où la Révolution grondait encore, il
était impossible au gouvernement de s'engager par un acte public
à défendre la pureté des dogmes et l'exercice de la discipline ecclé-
siastique et à révoquer les lois contraires. « J'ai découvert, écri-
vait-il à Doria, qu'il y a des choses véritablement impossibles ici, et
les raisons qu'on m'a données sont vraiment irréfutables. »
Donnons une idée très sommaire du contre-projet de Gonsalvi. Il
adopta le préambule de Beroier en le modifiant comme il suit :
« Le gouvernement de la République française reconnaissant que la
religion catholique, apostolique et romaine est celle de la grande
majorité des citoyens français et la professant en son particulier;
« Le Saint-Père reconnaissant de son côté que c'est de l'établisse-
ment et de l'exercice du culte catholique en France que la religion
catholique, apostolique et romaine a retiré dans tous les temps le
plus grand éclat ;
« Pour le bien de la paix et de la religion sont convenus de ce
qui suit. »
Le professant en son particulier était une vraie trouvaille qui
sauvait tout. Cette simple énonciation d'un fait donnait satisfaction
au Pape et justifiait ses concessions, sans heurter le gouverne-
ment, puisqu'elle n'impliquait point qu'il fût obligé d'être catholique
en vertu de la constitution. 11 faut savoir gré à Bernier d'avoir
demandé et à Gonsalvi d'avoir accordé que le Saint-Siège rendit
hommage au grand rôle historique de la France. Gonsalvi substitua
le plus grand éclat à son plus grand éclat pour ne pas susciter la
jalousie des autres Etats en adjugeant à notre pays une sorte de
prix d'excellence qui aurait été contesté.
L'article premier était le plus important de tous.
« L'exercice de la religion catholique apostolique et romaine
sera libre et public en France. Les obstacles qui y sont opposés
seront levés. »
« Article A. — Le Premier consul catholique, nommera aux
archevêchés et évêchés... »
Les autres articles présentaient des changements de rédaction
qui adoucissaient pour les évèques la demande de leur démission,
n'exigeaient d'eux que la soumission au gouvernement au lieu de
la soumission aux lois et n'engageaient le Pape qu'à ne pas troubler
25 DÉGBMBM 1902. 66
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tm Ll GOJHOMXtf fit 1801
les acquéreurs des biens nationaux au lien de L'obliger à renoncer
à toute prétention sur cea biens .
L'article 16 réglait que dans le cas où le Premier consul ne
serait pas catholique, ces droits et prérogatives mentionnés dans
l'article précédent et la nomination aux évècbés seraient réglés par
une nouvelle convention.
Goasalvi n'eut pas. le bonheur de voir agréer le projet qui loi
avait coûté tant de fatigue, et le 1" juillet il recevait la note
suivante :
« Eminence,
« J'ai communiqué an Premier consul, par l'organe du ministre
des relations extérieures, votre note explicative et le projet de
convention qui y était, joint- Le minisire a répondu à l'an et à
l'autre avant son déparu II me charge de dire à Votre Eminence
qu'il n'a entrevu dans cette noie et les observations qui la forment,
qu'une marche rétrograde par rapport aax négociations déjà enta-
mées.
a Le gouvernement, assuré des bonnes intentions de Sa Sainteté,
a de la peine à se persuader qu'elle veuille tenir aussi fortement à
quelques expressions quand la substance est accordée.
« Il ne voit rien dans ce projet qui blesse, les lois ou les droits
de l'Eglise, il lui parait conforme en tout à ce que les circonstances
exigent pour ménager tout à la fois et l'Eglise qui réclame et les
esprits qu'il faut calmer.
« Le gouvernement a fiait, d'ailleurs, des concessions marquantes
et des changements exigés. Il s'est rapproché autant qu'il l'a pu des
intentions du Pape et n'a rejeté de ses expressions que celles qui
peuvent offusquer dans le moment actuel.
« Fort de cette conviction et appuyé de cea faits, il déclare qu'il
persévère dans le projet que déjà je. vous ai présenté le 7 du cou-
rant (26 juin). Il vous l'offre comme la dernière expression de ses
volontés. Il m'enjoint de terminer de suite une négociation déjà
trop longue.
« Hâtez -vous donc, Eminence, de combler nos vœux par votre
acceptation, et ne souffrez pas que par une mésintelligence qu'occa-
sionnent des mots, le salut de la religion en France et dans une foule
d'autres pays périclite- La postérité ferait un éternel reproche à
ceux qui, pour des querelles de formes, auraient compromis des
intérêts aussi précieux. La France attend autre chose de vous et
se persuade qu'en déférant aux désirs du gouvernement, vous
sauverez les églises de Rome, de France et d'Italie des dangers qui
le? menacent.
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LE COHCOftDàT m 1811 iftlfr
« C'est dans cet eaprk que Je me plais à renouveler à Votre Emi*»
ronce l'hommage de mon profond respect.
t Paris, le 12 messidor an IX (Ie* juillet 1801).
« Bebnieb. »
VI
Une chance restait d'obtenir un délai. Bernier, dont il n'y a qu'A
louer la bonne volonté pendant cette période, avait arrangé pour
le S juillet une visite à la Malmaisoa, en apparence pour permettre
à Consalvi de saluer Joséphine et sa fille Horteme, en réalité pour
lai ménager une nouvelle entrevue avec le Premier consul. Le
cardinal s'y rendit avec pks de crainte que d'espérance. Il était
tout attristé de l'autorisation qui avait été donnée aux schisma-
tîquee de tenir leur prétendu concile. Le gouvernement leur avait
livré Notre-Dame, où, à l'ouverture de l'assemblée, le 29 juin,
Grégoire avait tenu un discours violent contre le Pape.
« Ce matin1 nous serons conduits par l'abbé Bernier chez le
Premier oMsoi comme par un chemin de traverse, l'objet direct
de la visite étant de présenter nos hommages aux dames. Je suis
persuadé que ce moment a été choisi pour nous signifier sa volonté
absolue d'une signature immédiate et son refus à tout délai ulté-
rieur. J'interromps ma lettre pour aller à l'audience...
«... Je la reprends en rentrant. Le Premier consul m'a reçu avec
beaucoup de calme et d'amabilité. Il m'a immédiatement parlé de
ma lettre au général Acton... »
Il s'agissait d'un commérage venu de Naples qui avait occupé
plus qu'il n'en valait la peine les deux diplomates Alquier2 et
Gacault. Consalvi, quand son départ pour Paris fut décidé, en
donna avis aux gouvernements représentés auprès du Saint-Siège
et en particulier à celui de Naples. Sa lettre existe : c'est une note
très courte annonçant qu'il part et qu'en son absence il sera rem-
placé par le cardinal Doria. Or, Acton, le tout-puissant ministre du
pauvre roi Ferdinand, était très mal disposé à l'égard du Saint-
Siège pour des raisons que je n'ai point à expliquer. Il imagina de
jouer un mauvais tour au négociateur du Pape, en racontant qu'il
avait reçu une lettre où Consalvi annonçant son voyage à Paris
déclarait qu'il s'attendait à y être arrêté, qu'il se préparait au
martyre et qu'il était beau de souffrir pour la religion. Alquier
reçut cette confidence et comme 'û ne tenait point au succès de
Cacatrk dont il était jaloux, il s'empressa de transmettre à Paris
1 Dépêche du 2 juillet à Doria.
5 Alquier avait été envoyé à Naplfs par le Premier eoosul pour négocier
la paix avec ia cour de Jfeplea.
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1016 LE CORCOBDAT h* 1801
cette petite nouvelle qui pouvait brouiller les cartes. Gacault apprit
ce qui se disait. En honnête homme qu'il était, il ne supposa point
qu'Acton avait menti et il se borna à plaider très habilement les
circonstances atténuantes en faveur de Gonsalvi1.
« Vous me preniez donc pour un Attila? » lui dit en souriant le
Premier consul. Le cardinal se justifia sans peine, et l'incident
fut enterré. L'entretien roula ensuite sur la grande affaire. « Je
ne veux pas laisser insérer dans la convention que soit le gouver-
nement soit les consuls professent la religion catholique. Pour le
gouvernement la constitution s'y oppose et pour nous consuls le
Pape doit le supposer comme un fait. Nous ne sommes ni héré-
tiques ni athées, nous n'avons pas renoncé & la religion dans
laquelle nous sommes nés et on ne doit pas faire pour nous ce
qu'on ne ferait pas pour le roi d'Espagne ni pour un autre gouver-
nement catholique. »
Consalvi répondit de son mieux, mais il se garda d'avoir trop
raison et ne parla point de la proclamation d'Egypte, ce qui eût
été chose très imprudente et très périlleuse, cosa imprudmtissima
e rischiosissima. Bonaparte passa en revue d'autres poinis en
litige, les fondations en rentes, le serment et la publicité du culte
qu'il ne voulait point admettre en dehors des églises. Aux obser-
vations et aux plaintes du cardinal sur le concile des schisma-
tiques, il répliqua : « Je ne puis faire autrement tant que je ne
sais pas où j'en suis avec le Pape. D'ailleurs, ajouta-t-il en riant,
vous savez, quand on ne s'arrange pas avec le bon Dieu, on
s'arrange avec le diable. » — « Je ferai remarquer au Premier
consul qu'en signant ce que mes pouvoirs qui sont limités me
défendent d'admettre, je me déshonorerais sans profit, car le Pape
me désavouerait. Je désirerais pouvoir le consulter. » — « NonI
nonl Voyez Bernier, entendez- vous avec lui et combinez les expres-
sions de manière à en finir. » — « Je le désire bien vivement,
mais les omissions me donnent plus de soucis que les changements
d'expressions. »
L'audience dura longtemps, Bonaparte s'exprima toujours avec
beaucoup de politesse et de calme, mais avec une inébranlable
fermeté, et les angoisses de Consalvi ne diminuèrent pas. Cepen-
dant il n'était plus sommé de se prononcer dans les vingt-quatre
heures; Talleyrand étant parti, Bernier avait les coudées plus
franches, et il fut convenu que le lendemain 3 juillet il viendrait à
l'hôtel de Rome pour tenir avec les trois Romains le congresso
décisif. La conférence se réunit, les négociateurs se remirent à la
toile de Pénélope, ils finirent par tomber d'accçrd, et une lueur
4 Cette affaire est racontée avec détails dans' la Vie de Pie Vil, par Artaud.
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LE CONCORDAT DB 1801 1017
d'espérance se mêla aux inquiétudes que causaient à Gonsalvi tant
d'oppositions acharnées, tant de déceptions survenues au moment
où l'on croyait toucher an succès et tant d'incertitudes sur les
dispositions finales du Premier consul, le seul qui voulût la chose,
répète- t-il souvent, mais qui la voulait sans se brouiller avec les
jacobins ni avec les philosophes, craignant la fureur des uns et les
épi grammes des autres. C'était toujours sur le préambule et l'ar-
ticle 1er que portaient les difficultés. Bonaparte ne voulait point
que le gouvernement déclarât sa profession de catholicisme en
forme d'aveu ou de condition imposée. Gonsalvi imagina d'attribuer
cette reconnaissance de catholicisme au Pape lui-même et sous
forme déloge. Voici sa formule :
« Le gouvernement de la République française reconnaît que la
religion catholique, apostolique, romaine est la religion de la
grande majorité des citoyens français.
« Sa Sainteté reconnaît également que c'est de l'établissement
du culte catholique en France et de la profession particulière
qu'en fait le gouvernement actuel que cette même religion a retiré
et attend encore en ce moment le plus grand bien et le plus grand
éclat. »
Il se figurait que le gouvernement agréerait un éloge si illustre
dans la bouche de Sa Sainteté. Le Premier consul n'admettait pas
non plus l'expression « l'exercice du culte catholique sera libre
et public en France », alléguant que le pays ne supporterait point
encore cette publicité qui amènerait des troubles et qu'il ne
voulait pas promettre ce qu'il ne pourrait garantir. Gonsalvi recon-
naissait que la situation exigeait, en effet, des ménagements et il
modifia ainsi l'article 1er : « La religion catholique, apostolique
et romaine sera librement et publiquement exercée en France par
ceux qui la professent. Sa Sainteté et le gouvernement, chacun
en ce qui les concerne, concourront également à lever les obstacles
qui peuvent s'y opposer. »
Cette formule lui paraissait donner satisfaction au Pape et
engager moins le gouvernement ! qui se trouverait plus libre de
régler ce qui pourrait se faire en dehors des églises. Le cardinal
adressait cette rédaction nouvelle à Bernier, le A juillet, avec une
note justificative où, après avoir rappelé pourquoi il n'a pu signer
le dernier projet du gouvernement, il ajoutait : « Le soussigné
désirant cependant avec la plus vive ardeur, comme il ne s'est
jamais lassé de lépéter, de mettre fin à une négociation qui doit
produire le bien de la leligion et assurer toujours davantage la
1 Cela sonne moin? fortement, tuona meno fortemente, que exercice du
cule.
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tms ia corooidit ds mi
tranquillité et la paix intérieure de la France, il s'est mis l'esprit
à ta torture pour rédiger tin projet tel qu'il poisse croire ne ps
altérer la substance de celai du Saint-Père et de concilier le pto
possible avec les vues manifestées par le gouvernement.
« La nouvelle rédaction du projet que le soussigné joint i sa
note est le frtrit des conférences qu'il a eues avec vous dans ces
derniers jours. Il a donc toute raison d'espérer que le gourer-
nement en sera satisfait , puisque vous l'avez été vous-même1. »
VII
Les affaires prenaient donc bonne tournure 2, et le 7, le
Premier consul, qui était indisposé, écrivait à TaÛeyrand : c II
parait que les affaires vont et que nous nous arrangerons avec
le cardinal. Il a fallu leur passer quelques mots. On m'a remis
un second vésicatoire au bras, ce qui m'a empêché de donner
audience le 17 (6 juillet). L'état de malade est un moment opportun
pour s'arranger avec les prêtres. » Le malade ne se montra pas
aussi accommodant que le désiraient les deux négociateurs, et le 7,
Bernier envoyait la réponse suivante :
« Eminence,
« J'ai communiqué au Premier consul aujourd'hui 18 messidor
votre note officielle du 15 et le projet y joint. Il me charge de
Caire à Votre Eminence de nouvelles observations. Elles seront
courtes et n'auront de rapport qu'au légitime exercice de son
pouvoir qu'il craint d'excéder, comme Votre Eminence redoute
également d'aller au delà des siens. 11 est né catholique, il veut
vivre et mourir dans cette religion. Il consent à signer un traité
dans lequel Sa Sainteté reconnaîtra son catholicisme, mais il ne
peut pas souscrire au nom de tous les membres qui forment le
gouvernement cette déclaration essentiellement personnelle. H
désire donc qu'après ces mots la profession qu'en /ait, on sub-
stitue dans le préambule ceux-ci : le Premier consul actuel Ce
changement doit vous paraître indifférent, puisqu'il est incon-
testable que dans tous les traités, le Premier consul représente le
gouvernement.
Il désire aussi que ce mot publiquement inséré dans le premier
article reçoive quelque modification. Il pourrait se faire qu'on J
Attachât l'extension indéfinie du culte, extérieur, condition ffl
ne peut admettre, parce qu'il est- des, lieux dans lesquels, soit
1 Cette mote est inédite. . • ' ^
* Sembra che gli affari prendano buona piega.
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M GOHCOMIia ra 1®1 #iâ
l'irréligion, soit la diversité d'opinion a été telle qrâl serait impos-
sible cPy exercer de suite an dehors le» cérémonie» de l'Eglise
sans y être insulté. Le Consul veut dans ee cas ne rien précipiter,
faire tout avec mesure et précaution, sans qu'on puisse l'accuser
de ne pas tenir à ses engagements. Il vous invite en conséquence
à prendre en considération la première des notes explicatives
qn il a dictée en ma présence à son secrétaire et que je vous
communique même en original pour voua assurer davantage de
se» intentions» »
Voici cette note : «La religion catholique, apostolique et romaine
sera exercée dans les églises publiques destinées par le gouver-
nement à son culte, dans lesquelles elle jouira de toute la liberté,
publicité et sûreté convenables.
« Il sera expressément défendu d'exercer dans des oratoires,
chapelles particulières et antres lieux privés, sauf les exceptions
qni étaient d'usage et avec le concours de l'autorité administrative. »
A cette demande en était jointe une autre qui indiquait chez le
Premier consul cette préoccupation des précédents monarchique»
qu'il accentua plus tard. Il exprimait le désir qu'à la formule du
serment proposé on substituât l'ancien serment des évêques fran-
çais. Sur ce point, Gonsalvi céda le 11 juillet, après une résistance
Mractareuse, estimant que la question n'ayant pas une importance
souveraine, il ne serait pas désavoué par le Pape. La formule lui
parut acceptable parce qu'elle n'impliquait point l'obéissance aur
lois.
Sur la profession de catholicisme du gouvernement et sur l'exer-
cice public de la religion, il tint ferme, et le jour même où il rece-
vait la note de Bernier, il répondait :
* Vous observez au soussigné qu'on a de la difficulté de souscrire
à la reconnaissance que fait Sa Sainteté dans le Préambule du
catholicisme de tous les membres du gouvernement; vous avez
remarqué de plus que le mot gouvernement pourrait être considéré
comme comprenant toutes les autorités constituées dont on ne
pourrait pas dire avec vérité que toutes professent la religion
catholique, et le Premier consul ne pourrait le stipuler pour elles.
« Le soussigné vous prie d'observer qu'au titre IV de la Consti-
tution il est établi que sous le mot gouvernement on n'entend que
les trois consuls de la République; ce mot ne peut donc s'entendre
que d'emx et Sa Sainteté n'entend pas l'étendre à d'autres.
« Les deux autres consuls, selon vous, ne trouvent, non plus que
le Premier, aucune difficulté à ce que le Pape reconnaisse leur
catholicisme et qu'il exalte les avantages et le lustre qui en revien-
dront à la religion.
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1030 LB CONCORDAT DI 1801
« Il semble donc qu'il ne pent y avoir aucun obstacle à conserver
le mot gouvernement que Sa Sainteté a employé, et le soussigné ne
se croirait pas autorisé à le changer, sur le motif surtout que le
Saint-Père a désiré que la reconnaissance du catholicisme tombât
sur l'union en cette profession du gouvernement français avec
lequel on stipule le traité.
« Néanmoins pour ôter tout doute que le mot gouvernement
puisse être étendu à plusieurs classes de personnes, le soussigné
propose d'employer cette expression : le gouvernement en la per-
sonne des consuls^ et ainsi le mot gouvernement recevra d'une
manière plus claire et plus précise la seule interprétation que lui
donne la Constitution.
« Votre seconde observation tombe sur les modifications que
vous proposez au mot publiquement, relatif à l'exercice du culte
que Ton voudrait borner pour le présent à l'intérieur des églises.
« Le soussigné vous prie de faire observer au Premier consul
que Sa Sainteté, en correspondance de toutes les concessions qu'elle
fait dans le traité, a demandé la publicité de l'exercice de la reli-
gion catholique sans restriction. Si le soussigné en admettait quel-
qu'une il altérerait, comme cela est évident, la substance du projet
de Sa Sainteté, ce qui outrepasserait ses pouvoirs, comme on peut
s'en convaincre par la lecture du Bref qu'il a communiqué au
gouvernement. Il se trouve donc dans l'impossibilité d'admettre
l'article restrictif tel quon le propose. Sa signature deviendrait
par là même inutile et il se rendrait coupable d'une faute grave,
surtout après avoir retranché tant d'autres choses de l'article de Sa
Sainteté.
« Le soussigné ne laisse pas cependant que d'entrer dans les
vues du gouvernement et de goûter les motifs qui, dans les cir-
constances actuelles, peuvent lui faire désirer de ne pas donner
si tôt et pour tous les lieux, une étendue indéfinie à l'exercice des
cérémonies religieuses hors de l'enceinte des églises; et cela pour
l'avantage et l'honneur même de la religion, afin qu'elle ne soit
pas exposée à des insultes et que la tranquillité publique ne soit
pas compromise.
« En consacrant l'article tel qu'il est, le soussigné s'engage à
faire valoir auprès de Sa Sainteté ces raisons et ces motifs et à les
lui exposer avec cette énergie qui puisse correspondre aux désirs
du gouvernement et il ne doute point que le Saint-Père, sans
retard et dans une forme ostensible au besoin, s'accordera avec le
gouvernement afin que de telles mesures commandées pourrie
présent par la nécessité aient leur effet. »
Ces observations n'eurent pas plus que les précédentes toupie
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LB CONCORDAT DE 1801 1021
succès que méritait leur auteur. Bonaparte entra même eu fureur
au sujet du Bref que Consalvi s'offrait à solliciter. « Ài-je besoin
d'un Bref et d'une permission du Pape pour gouverner la France? »
s'écria- t-il. Un des consuls, Cambacérès, nourri dans la tradition
des vieux légistes gallicans, encourageait cette colère et jetait de
l'huile sur le feu. Cependant, cette ingéniosité, cette souplesse
d'esprit du cardinal jointes à tant de fermeté ne furentjpas tout à
fût perdues. Bonaparte se rendit sur la profession de catholicisme
des consuls et accorda quelque chose sur la publicité du culte.
Le 11 juillet, Consalvi recevait la note suivante que je considère
fort importante pour les défenseurs de la liberté religieuse, mais
dont ils n'ont jamais pu tirer paru parce qu'elle n'a été jamais
publiée. Je l'extrais du dossier qui a été remis aux cardinaux
chargés de se prononcer sur la ratification.
« Eminence,
« J'ai communiqué au Premier consul et à ses deux collègues
réunis votre dernier projet de convention, ils ont vu avec une
égale surprise, je dirai plutôt avec un mécontentement vivement
exprimé, qu'on voulût de nouveau les astreindre par une conven-
tion à une publicité de culte indéfinie, en sorte que chacun de
ceux qui jouiraient d'un culte très étendu au dehors, l'envisage-
raient comme la conséquence d'une obligation et non pas un
bienfait. Ceux, au contraire, qui ne pourraient, vu les circons-
tances, exercer le culte aussi publiquement, seraient portés à
croire que le gouvernement ne remplit pas à leur égard des obliga-
tions déjà contractées.
« 11 résulterait de cet état de choses que les plus favorisés ne
lui conserveraient aucune reconnaissance et que les restreints
l'accuseraient d'infidélité dans ses promesses. Je vous laisse à
penser si cette position peut et doit lui paraître admissible : en
vain ai-je offert un Bref explicatif rempli d'éloges pour le gouver-
nement de la part de Sa Sainteté.
« Le Premier consul m'a répondu qu'il attachait le plus grand
prix à l'estime du chef de la religion, qu'il en donnait en ce
moment la preuve en concourant avec lui au retour de la religion,
mais que, comme chef d'un gouvernement qui, par le vœu du
peuple, succédait à l'ancien, il ne pouvait ni ne devait faire
dépendre d'un Bref émané de la puissance spirituelle les droits
que la police temporelle pouvait exercer et dont les monarques
français avaient usé dans tous les temps.
« En conséquence de ces observations, il m'a déclaré qu'il
consentait à l'insertion du mot publiquement dans le premier
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T022 m OORCKUttàf M 1801
artiole, omis qn'il voulait expressément qu'on y ajoutât les suivants
un se conformant <mx réglemente de police que le gouvernement,
jugera nécessaire de faire. Je avis chargé -en même temps d'ajouter
que par cette danse le gouvernement ne prétend pas s'attribuer
va nouveau droit ni enchaîner l'exercice extérieur de la religion
qu'il professe lui-même, il veut seulement céder aux circonstances
•ce que la nécessité toi prescrit et ne pas obliger indéfiniment au
de±à de ce qu'il peut faire.
« Si des temps plus heureux, si des circonstances moins pénibles
lui permettent de donner à la religion dans tous les lieu la splen-
deur et l'éclat qu'elle mérite, il saisira cette occasion avec empres-
sement. Ces mesures de police ne sont que des moyens dictés par
la prudence; s'il les oubliait, il trahirait des devoirs et compro-
mettrait par là même le succès de la négociation.
« Ce n'est pas à la suite d'une terrible révolution que l'on peut
calmer tout pour tous les hommes, dans le même instant et rela-
tivement à tous les pays ; il faut que les moyens que l'on prend
pour y parvenir soient réglés d'après l'état actuel des choses, sans
prétendre faire, des mesures dictées pour le moment, une obliga-
tion pour l'avenir. A mesure que la religion reprendra son empire,
en épurant les mœurs, le gouvernement qui la protège ne Un
offrira plus le lien cruel des circonstances, mais l'amour et la
liberté qu'elle garantit à tous; en un mot, il veut pouvoir faire
sans contradiction ce que les circonstances nécessitent; mais il
déclare qu'il ne se servira jamais de ces mêmes circonstances pour
imposer à l'Eglise un nouveau joug et s'attribuer un nouveau droit
lorsqu'elles seront sagement écartées.
« Ces réflexions vous prouvent et la pureté de ses vues et la
nécessité d'une condescendance de votre part dont tous les motifs
éclatent en ce moment sous vos yeux.*.
« Daignez donc, Eminence, accéder dans le plus court délai i
ces deux conditions *; sans elles, j'ai l'ordre exprès de ne présenter
aucun nouveau projet, et avec elles j'ai l'espoir de voir ma patrie
heureuse et catholique.
« Vous êtes le premier ministre du chef de la religion, du succes-
seur de Pierre, vous pouvez i ces deux conditions sauver l'Eglise
de France et assurer le repos de Rome et de l'Italie. Pourriez -vous
hésiter?
« C'est en concevant 1'heuneux espoir du succès de ces demandes
que je me {dais à répéter combien est grand le respect que je vous
ai voué.
« Paris, Le 22 messidor (il juillet 1801). ,
4 La seconde était oûHe au «erment.
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fil GQHGQWIT K 1801 M»
vm
Il J a donc use déclaration officielle portant que les restrictions
à la publicité du culte ne porteraient que sor les cérémonies
extérieures, qu'elles tenaient aux circonstances et qu'elles cesse-
raient un jour. Gonsalvi prit acte de ces explications dans la note
suivante, qui ferma la série des communications officielles échan-
gées au sujet du Concordat ayant sa signature. La première avait
eu Ben te 8 novembre 1800.
« Le cardinal Gonsalvi, Monsieur, reçoit dans le moment votre
note officielle en date de ce jour, et il se bâte d'y répondre de
suite. Le soussigné voit que la difficulté de la conclusion de la
négociation se réduit à deux points seulement, savoir : i l'addition
que le gouvernement propose de faire au premier article, relative-
ment à la publicité du culte, et à la substitution de la formule du
serment que prêtaient les évêques avant le changement de gou-
vernement (en l'adaptant à la forme du nouveau), à celle pro-
posée officiellement encore dans votre note du 25 prairial et déjà
approuvée par Sa Sainteté...
• ••*•••>••••••» . . • • . •
« Le soussigné voit par votre note que, quant au premier article,
le gouvernement n'adhère pas au projet du Bref, mais qu'il pro-
pose plutôt une nouvelle rédaction de ce même article.
a Cette circonstance et la déclaration officielle que vous faites,
dans votre note, du véritable objet que se propose le gouverne-
ment et du sens qu'il prétend donner aux paroles à ajouter à la
suite de celles-ci : son culte sera public, auquel culte on n'entend
point mettre une restriction générale et perpétuelle, mais on veut
que, pour l'exercer publiquement, on se conforme aux règlements
de police que les circonstances actuelles peuvent rendre néces-
saires; toutes ces considérations, dis- je, tranquillisent le sous-
signé et le font adhérer aux désirs du gouvernement, en admettant
dans le projet la rédaction du premier article dans les termes
exprimés dans la note ci-jointe. »
La note, que j'ai copiée sur la minute écrite de la main même de
Gonsalvi, marque l'extrême limite des concessions qu'il consentit
avant le 14 :
« La religion catholique, apostolique et romaine sera librement
exercée en France. Son culte sera public, en se conformant toute-
fois, vu les circonstances actuelles, aux règlements de police qui
seront jugés nécessaires pour la sûreté publique. »
Le 12 juillet au matin, Bernier expédiait à la Malmaison ces
explications et cette rédaction dernière de Gonsalvi, en suppliant
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1024 LE CONCORDÂT DE 1801
le Premier consul de les accepter et en les accompagnant d'os
mémoire où il s'efforçait de démontrer qne la convention projetée
s'accordait parfaitement avec les libertés de l'Eglise gallicane.
ce Le cardinal et Mgr Spina promettent de signer de suite le
projet ainsi conçu. Daignez donc, général, expédier les pouvoirs
nécessaires à cet effet. Il suffira que ce soit une lettre on le
moindre arrêté de votre part, étant notoirement connu d'eux pour
avoir été l'agent du gouvernement en cette partie. Il faut noir ce
nouveau bienfait à ceux que la France va célébrer le 14 juillet.
Vous n'aurez jamais pris une mesure plus efficace pour les intérêts
du gouvernement et plus capable de lni attacher de plus en plus
les contrées de l'Ouest et le cœur des catholiques français. »
Le soir du même jour, 12 juillet, il insistait encore. « ... J'ai
pris le parti de vous expédier le projet. J'attends avec impatience
le renvoi qne vous m'en ferez. Personne ne désire plus que moi de
voir la fin de cette affaire, de vous savoir content et de voir rendre
à la France le catholicisme, parce que j'en sens, pour le maintien
de la paix, l'inappréciable utilité. »
Bonaparte ne répondit point et n'exprima pas son opinion.
Seulement, Bernier, appelé en hâte à la secrétairerie d'Etat, apprit
que le Premier consul avait pris un arrêté qui chargeait te
citoyens Joseph Bonaparte, conseiller d'Etat, Grétct, conseiller
d'Etat, et le citoyen Bernier, de conclure et signer une convention
avec le cardinal Consalvi, l'archevêque de Gorinthe et le P. Caselli1,
revêtus des pleins pouvoirs et instructions de Sa Sainteté le Pape
Pie VII. Le 13, au matin, on lisait dans le Moniteur : « M. le
cardinal Gonsalvi a réussi dans la mission dont il avait été chargé
par le Saint-Père auprès du gouvernement. » Il y avait donc lieu
de croire que Bonaparte acceptait le texte de Gonsalvi, et Bernier
le présumait; mais il ne l'affirma pas aussi positivement que le
disent les Mémoires du cardinal, qui écrivait à Doria, le 16 : « Ne
sachant pas si mes changements avaient été admis, nous ne res-
tâmes point aussi tranquilles que nous le désirions. »
IX
Avant de raconter les grandes journées du 13 et du là juillet 1801,
il est nécessaire de dire un mot de la controverse qu'elles ont
excitée entre un illustre historien français et le préfet des Archives
vaticanes. En 1865, M. d'Haussonville commençait dans la R#f
des Deux Mondes ses études si remarquables sur Y Eglise romaffi*
* Caselli n'avait pas de pouvoirs et il signa sans y avoir été officiellement
autorisé. L'irrégularité fut corrigée plus tard.
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Ll GOHCOBDAT DE 1801 1025
et le premier Empire. C'était le temps où beaucoup de gens d'esprit
cherchaient le moyen d'être désagréables au second Empire en
disant du mal du premier et où Ampère et Beulé lançaient leurs
flèches contre les deux empereurs, embusqués derrière les statues
de César et d'Auguste, l'oncle et le neveu, ou de Tibère ou de
quelque autre tyran. L'histoire est complaisante, elle fournit des
armes à toutes les causes et elle se prêtait volontiers à servir les
rancunes de ce qu'on appelait les anciens partis représentés par
des hommes éminents qu'elle consolait ainsi de la perte de la
liberté. Les Mémoires de Gonsalvi venaient de paraître. M. d'Haus-
sonville y lut que les plénipotentiaires s'étaient réunis chez Joseph
le 13 au soir croyant signer tout de suite et en avoir pour un quart
d'heure, Bernier affirmant que tout était terminé.
« On mit la main à l'œuvre et j'allai prendre la plume. Quelle
fut ma surprise, quand je vis l'abbé Bernier m'offrir la copie qu'il
avait tirée de son rouleau pour me la faire signer sans examen et
qu'en y jetant les yeux afin de m'assurer de son exactitude, je
m'aperçus que ce traité ecclésiastique n'était pas celui dont les
commissaires respectifs étaient convenus entre eux, dont était con-
venu le Premier consul lui-même, mais un tout autre I La diffé-
rence des premières lignes me fit examiner tout le reste avec le
soin le plus scrupuleux et je m'assurai que cet exemplaire non
seulement contenait le projet que le Pape avait refusé d'accepter
sans ses corrections et dont le refus avait été cause de l'ordre
intimé à l'agent français de quitter Rome, mus, en outre, qu'il le
modifiait en plusieurs endroits, car on y avait inséré certains points
déjà rejetés comme inadmissibles avant que ce projet eût été envoyé
à Rome.
«Un procédé de cette nature, incroyable sans doute, mais réel,
et que je ne me permets pas de caractériser, — la chose d'ailleurs
parle d'elle-même, — un semblable procédé me paralysa la main
prête à signer. J'exprimai ma surprise et déclarai nettement que je
ne pouvais accepter cette rédaction à aucun prix. »
M. d'Haussonville accepta ce récit et déclara avec raison « que
cette tentative est certainement une des plus singulières à noter
parmi les procédés peu avouables dont s'est jamais avisée la diplo-
matie la moins scrupuleuse ». Les Mémoires du cardinal étaient peu
connus. L'article1 de M. d'Haussonville eut un immense retentis-
sement et donna lieu à des discussions auxquelles la politique ne
resta pas tout à fait étrangère, les anciens partis tenant pour la
supercherie et les bonapartistes la contestant.
« II fait partie du premier volume de l'ouvrage sur r Eglise romiine et
le premier Empire.
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IOR II CWCOIDJT IK m
Le P. Theiner, de l'Oratoire, préfet des Archive»
intervint dans la querelle peur réfuter M. d'Hamonville dos u
litre intitulé : Les deux Concordats. Il y publhût, entre autres pièca
intéressantes, une dépêche de Consalvi au cardinal Doria écrits k
16 juillet 1801 qui contredit les Mémoires dont le savant Oratoriea
mettait en doute l'authenticité. L'opinion se divisa d'autant plus
que Theiner affichait une admiration sans mélange pour Bonaptrte
et Bernier et paraissait l'avocat d'office du gouvernement fonçais
qui lui témoignait une faveur marquée. Depuis, les écrivains (pi
ont traité de la question sont restés partagé» entre les deu
opinions opposées !.
Les pièces que nous avons sous les yeux permettent de dirifner
absolument la controverse. Nous les trouvons dans le recueil que
nous avons déjà mentionné et qui est intitulé : Esarme del Trattato
di Convenzione ira la S. Sede e il Governo Francese sotloscnlto
dai Respettim Plenipotenziari a Parigi il 15 Luglio 1801. Il fa
distribué en août aux cardinaux que le Pape voulut consulter tous
sur la ratification, mais il leur fut recommandé de rapporter ces
papiers à la secrétairerie d'Etat pour y être détruits après la délibé-
ration. U en est resté quelques exemplaires aux Archives Vatican»
et il est fort singulier qu'ils aient échappé au P. Theiner. M. Boabf
n'en a eu non plus connaissance. Pour le récit, nous suivons ies
longues dépèches écrites au cardinal Doria par Gonsalvi im*éiUtë-
ment après les événements qu'il raconte.
Le 13 juillet, de bonne heure, le cardinal recevait le billetsuivat
« Eminence,
« L'arrêté concernant la signature de la convention a été pris
hier par les consuls.
« Je suis autorisé à signer avec deux conseillers d'Etat.
« Ces conseillers sont Joseph Bonaparte et Crétet.
« Toutes les pièces n'étaient pas encore copiées à une heure cette
nuit. Je retourne ce matin à neuf heures et demie chez Gaillard2, de
là chez Joseph, puis chez vous. En attendant, H. de Chàteiu Thierry
vous portera le livre relatif aux formes du serment, si comme je
respère, il se trouve à la bibliothèque.
« Recevez, Eminence, mes félicitations sur le terme de vos
travaux et l'hommage de mon profond respect.
* Paris, 43 juillet 4801.
« Bermeb. »
1 Le plus récent historien de Consalvi, M. Fischer, curé à Wnrtebafl!»
admet tout le récit «tes Mémoires.
* Gaillard faisait l'intérim du ministre des relations exiériôMea.
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1* OOUCORftàT DE 1W1 10*7
Donc, le matin du 13, l'abbé n'exprimait aucune inquiétude.
A cinq heures du soir, nouvelle communication de Bernier
accompagnant la minute du projet des plénipotentiaires :
« Eminence,
« Je vous préviens que la conférence auta lieu chez le citoyen
Joseph Bonaparte ce soir à huit heures.
« J'irai vous prendre à sept. Voici ce qu'on vous proposera
d'abord; lisez-le bien, examinez tout, ne désespérez de rien.
« Je viens d'avoir une longue conférence avec Joseph et Grétet.
Vous avez affaire à des hommes justes et raisonnables. Tout finira
bien ce soir.
« Je vous offre mon profond respect.
« i3 juillet.
« Bernier, »
J'ai vu l'autographe de ce billet aux archives de la Congrégation
des affaires extraordinaires. Gonsalvi le lit, parcourt en hâte la
minute annexée et tombe de son haut, frappé de la plus douloureuse
surprise. C'était un tout nouveau projet qu'on lui proposait. Les
principales concessions faites par le gouvernement et obtenues
avec tant de peine étaient retirées, tout était à recommencer et,
cette fois, le mot de Talleyrand se trouvait vrai : la négociation
rétrogradait vers l'époque de ses premières difficultés. En effet, il
n'était plus question dans le préambule de la profession de foi des
consuls à laquelle le Pape attachait une importance souveraine, et
une note marginale de la main de Bernier expliquait cette dispa-
rition. « On croit qu'ici le catholicisme des consuls est inutile,
étant supposé par le dernier article '. » L'article sur la publicité
du culte était ainsi conçu : « ... Son culte sera public, en se con-
formant toutefois aux règlements de police que le gouvernement
jugera nécessaires. » C'était la subordination de l'Eglise à la police
proclamée par l'Eglise elle-même. Gonsalvi, dans tout le cours de
la discussion, disait et répétait : « Prenez des mesures de police.
On en prend dans les pays catholiques, et nous sommes tolérants
en cette matière, mais ne nous obligez pas à consacrer un droit
que nous ne reconnaissons pas en principe, mais que nous admet-
Ions en fait, quand les circonstances l'exigent. »
Le gouvernement ne s'engageait pins à autoriser ni les sémi-
naires ni les chapitres. Consalvi avait obtenu avec beaucoup de
peine que les prêtres mariés ne figurassent point dans la convention,
4 Celui qui prévoyait le cas où le successeur du Premier consul ne serait
pat catholique.
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1028 Lfi CONCORDAT DS 1801
mais seulement dans le Bref qui leur promettait l'indulgence. 11
avait démontré par d'excellentes raisons que faire de leur cas une
affaire d'Etat, c'était leur donner trop d'importance et produire une
sorte de scandale par la publicité que recevraient des égarements
sur lesquels il valait mieux jeter le voile. Ces personnages repa-
raissaient dans le titre 6 : « Sa Sainteté relèvera de la loi du célibat
les ecclésiastiques qui, depuis leur consécration, seront entrés dus
les liens du mariage sous la clause qu'ils renonceront à l'exercice
de leurs fonctions et admettra au rang des catholiques séculiers
ceux qui, par d'autres actes, ont notoirement renoncé à leur état i
Dans son extrême douleur, que partageaient Spina et Casdfi,
Gonsalvi répondit immédiatement :
« Rien, Monsieur, rien n'égale notre surprise en lisant k
brouillon que vous venez de m'envoyer. Je ne sus pas concewir
comment, après que nous sommes convenus en tous les articles,
on puisse présenter le jour même de la signature une rédaction
aussi différente de celle qui avait déjà été arrêtée, comme tous le
savez si bien. Vous savez aussi que tous les mots ont été ai étudiés
qu'ils ne peuvent recevoir aucun changement. Je suis navré de
douleur en pensant qu'au lieu de nous réunir pour signer, je sois
appelé à une nouvelle discussion. Mes pouvoirs ne me permettant
d'autre changement, je réclamerai l'exécution de ce qui avait
déjà été convenu et admis, et je vous prie de porter avec vous la
note que vous ne m'avez pas encore donnée, savoir : celle quêtons
avez lue avant-hier et que vous ne deviez que copier. Si la copie
n'est pas faite, n'importe; je serai content du brouillon et la copie
se fera après; je suis bien triste, je vous l'avoue.
« Agréez les assurances de mon estime, etc..
a Paris, le 13 juillet 1801.
« H. Card. Consalvi. »
D'où était donc venu ce revirement de la dernière heuref Le coup
était parti de Bourbon-l'Archambault. Le 13 juillet, de bonne heure,
la créature de Talleyraod, d'Hauterive, d'après les ordres de son
maître, remettait au Premier consul une note à la suite de laquelle
un des employés du ministère transcrivait en toute bâte le projet
modifié suivant les indications envoyées par le ministre. Bonaparte
avait consenti, pensant que Gonsalvi céderait à la pression de h
dernière heure. Nous ne savons pas avec précision sous (pdk
forme il exprima son assentiment et envoya ses instructions à
Bernier. Ce fut probablement par l'entremise de d'Hauterive, qui*1*
certainement l'abbé le 13, car l'exemplaire qui servit à la discus-
sion porte des annotations de l'un et de l'autre. Bernier poussai*
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LE CONCORDAT DE 1801 10»
docilité jusqu'au bout et, en ne refusant pas de négocier dans ces
conditions, il perdit l'occasion de se faire honneur à tout jamais et
resta suspect à Gonsalvi dont, plus tard, le mécontentement aigrit
et trompa les souvenirs.
«Arriva { l'abbé Bernier qui me répéta avec de douces paroles
ce qu'il avait dit dans son billet, qu'il ne fallait pas désespérer et
que tout finirait bien. Nous ne laissâmes pas de lui faire observer
combien était fort ce qu'on se permettait avec nous et combien
étaient peu fondées ces illusions. »
C'est dans ces conditions qu'à huit heures du soir les quatre
négociateurs ecclésiastiques se rendirent à l'hôtel de Joseph, où ils
trouvèrent Grétet. Ils y étaient encore le lendemain, à quatre
heures de l'après-midi, et ils restèrent ainsi vingt heures à discuter,
sans dormir, sans souper, en faisant seulement le matin un court
déjeuner. « Et encore, dit Gonsalvi, Votre Emiuence peut s'ima-
giner si nous en avions envie. »
il fallut d'abord faire connaissance. Joseph et Grétet n'avaient
jamais vu les Italiens, qui sortaient fort peu, et Gonsalvi, qui
s'était rendu chez le frère du Premier consul, ne l'avait pas ren-
contré. C'était certainement la première fois qu'une affaire reli-
gieuse de cette importance était confiée à des laïques qui n'y
connaissaient absolument rien. Ils croyaient n'être venus que
pour une formalité, ils n'avaient même pas renvoyé leurs voitures,
et ils découvrirent qu'il s'agissait d'une négociation très épineuse
et très grave à laquelle ils durent s'initier article par article. Us y
mirent beaucoup de bonne volonté, particulièrement Joseph, qui se
montra très sage, très conciliant et animé des meilleures inten-
tions. « Nous lui devons beaucoup de reconnaissance, dit Gonsalvi,
car je déclare que sans lui tout était rompu irréparablement! » Ils
apprirent avec étonnement qu'il y avait eu des engagements pris,
et Bernier dut l'avouer avec embarras. Cependant leur mandat
était formel ; ils répondirent aux plaintes de Gonsalvi qu'on pouvait
toujours changer les termes d'un traité tant qu'il n'était pas signé,
et ils s'appliquèrent à défendre la rédaction qui leur avait été
remise. La difficulté porta donc sur les suppressions opérées, et les
arguments produits furent ceux qui tant de fois avaient été
échangés verbalement et par écrit entre Bernier et les prélats
romains.
Pourquoi prendre acte du catholicisme du gouvernement repré-
1 Gonsalvi à Doria, i6 juillet.
25 DécBMBRi 1902. 67
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1030 1E GQMGOftfiil DE 1801
sente par les consuls? Ils ne gouvernent pas seuls, et, d'aiHeus,
il n'y en a vraiment qu'un qui gouverne : les «deux autres ne signi-
fient rien *. Or, il est évident que le Premier consul est catholique,
et inutile de le dire. D'ailleurs, cela est supposé dans la conven-
tion, puisque le dernier article prévoit le cas où l'un de ses succes-
seurs ne le serait pas. Telle fut la thèse des diplomates français,
tel fut le point sur lequel s'engagea d'abord une guerre terrible,
una ffuerra terribile. Puis vint la question de la publicité. Consalû
avait fort habilement séparé dans sa rédaction la liberté de la
religion de la publicité du culte, de manière que la première restât
entière et absolue même si la seconde subissait quelque restriction.
L'avenir lui a donné raison en justifiant cette précaution. C'est, en
effet, parce que la religion catholique a le droit officiel d'être
eiercée librement en France que les catholiques qui le ventait ne
peuvent être privés de la liberté d'embrasser la vie religieaae,
ooiune le disaient récemment soixante-quatorze évèques dans une
lettre célèbre. A cette assurance de la liberté, le cardinal mk
ajouté cette phrase qu'il croyait admise, et dont ensuite le Premier
consul n'avait plus voulu : les obstacles qui peuvent encore sub-
sister seront levés.
Quant à la publicité du culte, nous avons vu que Consalvi avait
admis comme concession extrême la formule : « En se conformant
toutefois, vu les circonstances actuelles, aux règlements de potœ
qui seront jugés nécessaires pour la sûreté publique. » Le projet
des plénipotentiaires disait : « En se conformant aux règlements de
police que le gouvernement jugera nécessaires. » Consalvi le
pouvait consentir à cette reconnaissance officielle et absolue de la
subordination de l'Eglise à la police, et il tremblait même que »
concession me fût désayouée à Rome, où elle souleva, en effet, et
grandes difficultés.
Tel fut le champ de bataille où l'infortuné cardinal, pendant une
nuit et une matinée, déploya ce qu'il avait de ressources dans
l'esprit et de séduction dans les manières pour regagner le terra»
qu'il avait si péniblement conquis. Il y réussit en grande partie.
Vingt fois pourtant on fut sur le point de rompre \ et vingt fcis
il rattacha le fil brisé. Enfin, à force de bonnes raisons et de bons
procédés, la fatigue aidant, 9 arracha à ses adversaires des conces-
sions importantes. Ils admirent la reconnaissance du catholicisme
îles consuls, en supprimant la mention du gouvernement et la
publicité du culte, en se conformant aux règlements de peUct f^
les circonstances de ce temps rendent nécessaires. Les ecciésîtfl-
1 Significando nuîla.
a AlCultimo orlo di sconcludere.
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LE CONCORDAT DI 1801 ïttfî
tiques mariés disparurent du texte, les chapitres et lés séminaires
y rentrèrent, et à h formule : « Les évèques nommeront aux cures
avec l'approbation àa gouvernement »9 fut substituée la suivante :
« Les évèques nommeront aux cures; ils ne choisiront les pasteurs
qu'après s'être assurés qu'ils sont doués des qualités requises par
les lois de l'Eglise et qu'ils jouissent de la confiance du gouver-
nement. »
En définitive, c'était un vrai succès. Qaand tout fat convenu,
les prélats, malgré l'épuisement de tous les belligérants, insis-
tèrent pour que Ton continuât la séance et que l'on signât immé-
diatement. Ils craignaient qu'une nouvelle réunion n'amenât encore
<Ies changements et de nouveaux sacrifices. Les Français y consen-
tirent et on se mit à faire des copies, mais au moment de signer,
ils se ravisèrent et dirent qu'après avoir réfléchi» ils n'osaient
prendre sur eux la décision finale, le projet qu'ils avaient consenti
différant trop de celui qu'on leur avait remis pour qu'ils pussent
se passer de l'approbation du Premier consul. Ils se rendirent donc
aux Tuileries, et Joseph, après un'récit sommaire de la délibération,
présenta le texte convenu, en signalant les modifications. Bona-
parte entra dans une colère terrible et jeta la convention au feu
qui brûlait dans la cheminée à cause d'un froid insolite. Puis,
parlant de l'artïcte qui concernait la publicité du culte, il s'écria :
« Si vous aviez signé cela, je vous aurais déchiré votre papier sur
la figure. Je veux mon texte ou c'est fini t Dites-leur que s'ils ne
veulent pas le signer, ils s'en aillent tout de suite. Ils ne pourront
s'en prendre qu'à eux-mêmes de ce qui arrivera! » Les trois diplo-
mates s'en revinrent piteusement à l'hôtel de Joseph, où atten-
daient les prélats, dont on peut s'imaginer la tristesse en apprenant
le douloureux résultat de tant de fatigue et de bonne volonté.
Malgré leur peine, malgré les instances dont ils furent assaillis, ils
refusèrent de se soumettre à l'ultimatum. On convint pourtant
d'une dernière entrevue pour le lendemain, au cas où ils consen-
tiraient. « Les plénipotentiaires français ne voulurent jamais
comprendre que toute notre difficulté consistait à le dire, tandis
qu'en fût nous le souffrons partout. Ils répondaient que la chose
n'étant pas de foi et n'intéressant pas le dogme, c'était une folie
d'exposer la religion aux maux incalculables (f une rupture, pour
tenir à un principe qui n'était observé nulle part *. »
XI
Cependant les heures avaient passé et Gonsalvi voyait, avec une
terrible appréhension, approcher le moment où il allait affronter le
f Consalvi à Doria, 16 juillet.
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1032 LE CONCORDAT DE 1801
Premier consul. Il était en effet invité avec Spina au dîner de
deux cent cinquante couverts donné aux Tuileries à l'occasion de
la fête nationale, i la fin duquel devait être annoncée officiellement
la conclusion de la paix religieuse. Le récit de ce dîner célèbre est
la seule page vivante et dramatique des Mémoires du cardinal qui
sont plutôt écrits dans une langue diffuse et traînante.
« 11 ne m'eut pas plutôt aperçu que, le visage enflammé et avec
une voix forte et dédaigneuse, il me dit : « Eh bien 1 Monsieur le
« Cardinal, vous avez voulu rompre? Soit. Je n'ai pas besoin de
« Rome, J'agirai de moi-yême. Je n'ai pas besoin du Pape. Si
« Henri VIII, qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance,
« a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, i
« plus forte raison le saurai-je et le pourrai-je, moi. En la changeant
« en France, je la changerai dans presque toute l'Europe, partout
« où arrive l'influence de mon pouvoir. Rome s'apercevra des
« pertes qu'elle aura faites et les pleurera quand il n'y aura plus
« de remède. Vous pouvez partir, et il n'y a pas autre chose à
« faire. Vous avez voulu rompre; «qu'il en soit ainsi puisque vous
« l'avez voulu! »
La dépèche écrite le 16 juillet au cardinal Doria laisse une
impression un peu moins forte. Bonaparte n'y fond pas sur son
adversaire avec le visage enflammé : « Je pris courage comme je
pus, et j'allai. 11 m'accueillit avec politesse, mi accolse con genii-
lezza% mais il entra immédiatement en matière et me dit qu'un
tel retard était irritant et qu'il ne voulait plus de changements;
puis il conclut : « Ou cela ou rien! et je sais bien quel parti
prendre. »
Il est certain qu'il y a eu une scène et il n'y a aucune raison de
révoquer en doute lea paroles attribuées au Premier consul
Consalvi était incapable d'inventer cette magnifique explosion de
colère : le rugissement du lion lui était resté dans l'oreille. Cobentzel
qui a tout entendu affirme qu'il y a eu de « vifs reproches adressés
au cardinal en sa présence. » Ce qui est inventé, c'est la question
par laquelle Bonaparte aurait terminé ses déclaratio ns foudroyantes :
« Quand partez-vous donc? — Après dîner, général, répliquai-
je d'un ton calme. » Ce peu de mots fit faire un soubresaut au
Premier consul. 11 me regarda très fixement et i la véhémence de
ses paroles je répondis, en profitant de son étonnement, que je ne
pouvais outrepasser mes pouvoirs. »
J'écris ayant sous les yeux le texte autographe de Consalvi. Cette
anecdote ne s'y trouve pas : il faut donc la rayer de tous les
manuels d'histoire où elle figure encore. Immédiatement après :
« Qu'il en soit ainsi, puisque vous l'avez voulu », le cardinal
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LK CONCORDAT DE 1801 103S
expose ce qu'il a répondu *. Il mit dans sa réponse tant de sincé-
rité et de douceur insinuante, que Bonaparte se radoucit. 11 se
tourna vers le ministre d'Autriche et lui dit : « Je vous prends pour
juge, Cobentzell » — ce J'accepte, répondit Consalvi en riant », et
il se mit à faire la leçon à Gobentzel, lui expliquant la différence
qu'il y avait pour le Pape entre reconnaître dans un traité ou
tolérer dans la pratique une dérogation aux principes dont il ne
pouvait se départir. Puis on se rendit au dîner qui fut court. Nous
pouvons croire Consalvi, quand il nous affirme qu'il n'en goûta
jamais un plus amer. Dn retour au salon, il reprit l'entretien avec
Gobentzel qui avait réfléchi en mangeant et crut avoir trouvé une
formule conciliante : « Le culte sera exercé publiquement sous la
surveillance de la police. » Le cardinal ne repoussa pas absolument
la chose quoiqu'il redoutât l'extension abusive de la surveillance
et qu'il lui déplût de voir la religion mise sur le même pied que
les émigrés et les autres personnages suspects. Tous les deux atta-
quèrent de nouveau le Premier consul qui se montra plus traitable
et ne rejeta pas non plus l'expression suggérée. Consalvi se garda
bien de le heurter de front. L'essentiel pour lui, c'était d'obtenir
que Bonaparte permit une dernière conférence et n'interdit point
d'une façon absolue tout changement dans la rédaction des arti-
cles. Il y réussit, puissamment aidé par Gobentzel qui déploya toute
sa bonne grâce persuasive de vieux courtisan. « Dieu m'aida de
manière que le Premier consul qui a vraiment le cœur bon se prêta
à l'entretien, et je pus lui arracher que dans le nouveau congresso
indiqué pour le jour suivant, nous ne serions pas obligés à nous
en tenir littéralement à ce qu'il avait marqué de sa main, mais
que nous pourrions nous arranger entre nous de quelque manière,
ce qui me parut très important, mais très difficile. Il me parla avec
une très grande estime personnelle de Sa Sainteté et me fit ainsi
l'éloge de Votre Eminence. Il conclut que le lendemain tout devait
finir d'une manière ou de l'autre irrémissiblement. » Ce ton diffère
notablement de celui des Mémoires et indique beaucoup moins
d'amertume.
Rendez-vous fut donc pris avec Joseph pour la dernière confé-
rence qui devait commencer le 15 juillet à midi. La nuit qui suivit
le dîner et la matinée du lendemain n'apportèrent aucun repos à
Consalvi ni à ses deux compagnons qui passèrent tout le temps à
se recommander à Dieu et à délibérer sur la situation. Refuser la
formule absolument, c'était tout perdre. L'accepter purement et
% Siapur con giacchè lo avete voluto. A queste parole dette in pubUco e col tono
ilpiu vivo e forte, risposi che non potevo ecc. M. Boulay de la Meurthe a déjà
fait justice de cette interpolation.
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1054 LB COKOROiS M 1801
simplement, c'était dépasser leurs pouvoirs et s'expaser au désaxes
du Saint-Père. Spina et CaneUt étaient tellement épuisés par k
séante de vingt heures et tellement convaincus de la néces-
sité d'en finir pour éviter les pires malheurs qu'ils inclinaient à
accepter kt rédaction du Premier consuL Consalvi ne s'y résignait
pas et cherchait, comme il le dit, à introduire une restriction dans
la restriction. Il crut l'avoir trouvée et se proposa do la défendre
comme le dernier terme de ses concessions. La conférence s'oavrit
à midi précis et ne se termina qu'à minuit. Elle fut reprise en trfcs
grande partie, comme la précédente, par la discussion de l'article
premier. Voici la restriction suggérée par Consalvi à la rédaction
de Bonaparte : « Le culte sera public en se conformant aux régle-
mente de police que le gouvernement jugera nécessaires. » 11
ajoutait : « Pour la tranquilité publique. » C'était limiter le champ
d'action de la police à un cas unique et bien déterminé, et ne point
livrer tout le culte à l'ingérence du gouvernement. Les plénipoten-
tiaires français répondaient que l'addition était inutile parce qae
la chose allait de soi-même et s'expliquait suffisamment par lt
mot de police, la police étant uniquement destinée à assurer la
tranquillité publique et ne pouvant intervenir dans les affaires de
religion. Consalvi répliquait : « Quelle difficulté et quel mal y a-
t-ii à le dire avec plus de clarté pour empêcher toute interpréta-
tion préjudiciable à la liberté de l'Eglise? Si vous êtes de benne
fol, accepte? ma restriction. Si vous la refusez, c'est que vms
n'êtes pas de bonne foi ». C'est sur ce dilemme que l'en batailla
pendant des heures et Consalvi finit par obtenir gain de cause.
Comme la convention devait être mise en latin, il s'appliqua à sur-
veiller et à mkiger la traduction de ce terrible article pour qu'il
choquât moins les oreilles romaines. Au lieu de rendre en $e con-
formant par sese conformando, qui était lourd et trop expressif ,
il adopta habita ration* ordinationum quoad poliliam, et il lui
faHut quelque dextérité pour opérer, parce que les plénipoten-
tiaires français qui savaient le latin surveillaient la traduction que
les Italiens faisaient au pied levé.
L'article premier était le point important, mais non pas le seul
qui donna lieu à des difficultés. L'article 10 fut la seconde épine
très aiguë de la longue séance. Le gouvernement, qui avait obtenu
le patronage des évêcbés et la nomination des évêques, vouant
aussi intervenir dans le choix des curés, et, pour lui complaire»
Consalvi avait aussi rédigé l'article 10 : « Les évêques jMouneront
aux cures : ils ne choisiront les pasteurs qu'après s'être assurés
qu'ils sont doués des qualités requises par les lois de l'Eglise et
qu'ils jouissent de la confiance du gouvernement. » Les plénipo-
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LE C0HC01DÀÎ JW 1801 1035
tentiaires français l'avaient adopté; mais le Premier consul le
repoussa et il écrivit de sa main sur l'exemplaire qu'apporta
Joseph ! : « Les nominations ne seront valides qu'après avoir été
agréées par le gouvernement. » Bonaparte ne se doutait point qu'il
commettait une hérésie, la validité d'une nomination ecclésiastique
ne dépendant point du pouvoir civil. Il fallut d'incroyables efforts,
incredibili sforzi, pour écarter le mot valides et après avoir pro-
posé vingt formules qui furent rejetées « ce fut une miséricorde
de Dieu que nous parvînmes à combiner la phrase : leur choix ne
pourra tomber que sur des personnes agréées par le gouvernement
J'aurais voulu dire « agréables au gouvernement », mais à Paris,
ce mot prête au ridicule et l'on n'en voulut point » . Il était onze
heures du soir, quand les plénipotentiaires tombèrent enfin
d'accord. Consalvi comprenant qu'il était important d'en finir cette
nuit même et que tout délai ne pourrait qu'aggraver la situation,
proposa de signer immédiatement. 11 rencontra de grandes hésita-
tions : Joseph ne se souciait plus d'encourir une nouvelle colère
de son frère. Il se décida enfin, vaincu par les instances du
cardinal. A la fin de la soirée un incident de sa vie domestique
émit venu jeter une agréable diversion dans cette séance si labo-
rieuse. « Le Concordat fut signé à deux heures du matin dans
l'hôtel que j'occupais rue du Faubourg-Saint-Honoré. A la même
heure, je devenais père d'une troisième enfant dont la naissance
fut saluée par les plénipotentiaires de deux grandes puissances et
la prospérité prédite par les envoyés du vicaire du Christ2. »
Le lendemain, le Premier consul approuvait l'œuvre de ses
délégués, et Joseph, Crétet et Bernier rendaient visite à Consalvi
pour lui annoncer le succès qui couronnait enûn ses longues
fatigues. « Il m'a dit que le Premier consul était content, ce qui
nous a soulagés d'une grande angoisse. »
Gobentzel, qui était sur la question le seul bien informé des
diplomates étrangers, rendait compte à sa cour de l'événement
auquel il avait coopéré. « ... Il 3 en résulta des reproches très vifs
faits au cardinal en ma présence, lorsque nous nous trouvâmes
ensemble à dîner chez le Premier consul. Interpellé par celui-ci, je
cherchai, autant qu'il dépendait de moi, à les rapprocher l'un de
l'autre, et à concourir ainsi à un arrangement qui rétablit le culte
4 II est probable que Joseph vit son frère dans la matinée du 45 et lui
porta une copie de la Convention pour remplacer celle qui avait été jetée
au feu.
3 Mémoires du roi Joseph. Joseph met deux heures au lieu de minuit.
, * II vient de parler de 1 entrevue de Joseph avec le Premier consul avant
dîner.
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1036 LE CONCORDAT DE 1801
catholique dans toute la France et prévient de nouveaux malheurs
en Italie
- Enfin, à la suite d'une nouvelle conférence qui eut lieu le 15,
omba d'accord, moyennant l'expression : en se conformant au
sments de police nécessaires à la tranquillité publique; et la
rention fut signée de la part du Pape par le cardinal Consalvi,
Spina et le P. Gazelli (Gaselli) ; et de la part de la France par
rois plénipotentiaires susmentionnés. La préséance du Pape a
observée dans les deux exemplaires de la convention, de
ière que tous les plénipotentiaires ont signé dans la même
nne, en premier lieu le cardinal, ensuite Joseph Bonaparte,
Mgr Spina, le conseiller d'Etat Crétet, le P. Gazelli et enfin
)é Bernier. Le cardinal n'ayant pas cru pouvoir me donner
e de l'acte avant qu'il n'ait été ratifié, je dois me borner à en
Ire ici l'extrait que j'ai fait de mémoire sur des notions qui me
parvenues par des voyes tout à fait indirectes. Le cardinal
tendra pas ici l'arrivée des ratifications, sa charge de Secrétaire
at exigeant sa présence à Rome. Il laissera ici Mgr Spina pour
igner les intérêts du Saint-Siège. Le rétablissement da coite
olique en France produira sans doute un fort bon effet pour le
ornement actuel, le gros de la nation étant dans le fond da
r attaché à la religion et les contradicteurs se bornant aux soi-
Qt philosophes presque tous concentrés dans la capitale '. »
était une ère nouvelle qui commençait pour l'Eglise de France.
f François-Désiré, Cardinal Mathieu.
jette dépêche inédite de Gobentzel m'a été communiquée par un
ain allemand fort distingué, M. Four nier, qui l'a copiée aux Archives
riales.
I
UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
CHRISTINE TRIVULZIO DE BELGI0J0S0'
II
Lorsque la princesse de Belgiojoso arriva à Paris, en 1833, la
capitale de la France était devenue un des principaux centres de
l'émigration italienne. Les exilés italiens avaient commencé à y
affluer après la tentative que Murât fit, en 1815, de fonder à son
profit un royaume d'Italie. Depuis cette époque, le nombre des
émigrés italiens avait augmenté sans cesse. Chaque tentative de
révolte dans les différents États de l'Italie était toujours suivie de
la fuite ou de l'exil de ceux qui s'y étaient le plus compromis, et
un bon nombre d'entre eux venaient de préférence à Paris comme
au point central où ils pourraient se rencontrer avec les plus célèbres
de leurs amis et où il leur serait plus facile de gagner leur vie. Aussi,
en 1821 et en 1831, le nombre des réfugiés italiens à Paris s'était-il
considérablement accru. Il y en avait de toutes les classes sociales
et de toutes les opinions, sauf, bien entendu, les partisans du
régime établi en Italie par le traité de 1815.
A côté de vulgaires conspirateurs, de carbonari violents, de
sectaires bons à toutes les besognes, il y avait des émigrés portant
les plus beaux noms de l'aristocratie, comme le prince Emile de
Belgiojoso, et des hommes illustres, comme Pellegrino Rossi, plus
tard ambassadeur de France à Rome, ministre de Pie IX et victime
des mazziniens, qui le firent assassiner dans la Ville éternelle sur
le grand escalier du palais de la Chancellerie, le 15 novembre 1848.
Paris donnait aussi l'hospitalité à plusieurs personnages destinés
à jouer un iôle important dans l'histoire de l'unité de l'Italie et
< Voy. le Correspondant du 25 novembre 1902.
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1038 U5E PRINCESSE RÊVOL0TIOHNA1RB
dont plusieurs furent plus tard ministres de Charles- Albert et de
Victor-Emmanuel II. Je citerai notamment Nicolô Tommaseo, Gio-
berti, le comte Mamiani, Sirtori, le professeur Michel Amari, le
général Pepe, le comte Charles Pepoli.
Le gouvernement de Louis-Philippe, sans encourager, comme le
fit plus tard Napoléon III, les conspirations italiennes, secourait
largement les émigrés italiens qui étaient dépourvus de ressources,
ce qui ne lui a pas valu cependant la sympathie de M. Barbiera,
biographe de la princesse de Belgioje&c^ qui proclame gravement
que£Louift~PfcHippe était mi foirke, une âme vulgaiie, me parodie
de libéral, une parodie de roi II! »
Laissant de côté cette ridicule Urader je dois faire ici une
remarque touchant les émigrés politiques italiens. 11 est incontes-
table qu'ils ont contribué puissamment à préparer la révolution
dans leur pays, comme le disait, il y a quelques années, l'un
d'entre eux, le savant comte Emerico Amari, de Païenne. L'ardent
désir de rentrer dans leur patrie les poussait à ne jamais se décou-
rager. Emerico Amari avouait que la politique dès gouvernements
italiens, en obligeant bien des personnes distinguées i se réfugier
& l'étranger, avait été fatale à l'ancien régime de la péninsule.
« Car, s'écriait-il, nous autres émigrés nous ne songions qofë
rentrer le plus tôt possible dans nos foyers. Et, comme l'obstacle
i ce retour si ardemment désiré, c'était précisément l'existence
des gouvernements qui nous avaient contraints & l'exil, nous
conspirions ferme, nous travaillions nuit et jour à préparer la
chute de ces gouvernements. »
La princesse Belgïojoso n'échappait pas à ces sentiments, et
«|Ie, comptait aider ses compatriotes dans leurs efforts.
« La princesse, dit H. Barbiera, arrivée sans bruit à Paris, était
allée se loger dans un des quartiers les plus éloignés du centre de
la capitale, au dernier étage d'une maison habitée par de pauvres
gens. Elle peignait des verres et des éventails pour en tirer quelques
ressources, disant aux acheteurs qu'elle n'avait pas de quoi vivre*
parce que le gouvernement autrichien avait mis toutes ses richesses
sous séquestre. Jlgnore s'il est vrai qu'elle eût mis sur sa porte
une carte où elle avait écrit : La princesse malheureuse. Peut-être
la princesse malheureuse exagérait-elle exprès sa pauvreté pour
rendre odieux le gouvernement autrichien. Ce qui est certain, en
tout cas, c'est qu'alors elle ne nageait pas dans l'or.
« Un jeune homme, petit 'de taille, mais d'un grand talent, dés
qull vit la très belle Italienne, fut pris pour eBe d'une passien
amoureuse. C'était celui qui devait diriger un jour les affaires de la
France, M. Thiers. Adolphe Thiers fréquentait vuïootîers h maison
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CBUBIDS THIVUL210 M BBLfilOfOSO 1039
de la princesse. Il courait à la cuisine pour cuire les œufs dû
déjeuner, auquel la princesse l'invitait souvent. 11 est vrai que le
déjeuner se composait uniquement de deux œufs au beurre et d'un
peu {l'eau claire que la princesse versait majestueusement dans
les verres ornés par elle-même de peintures variées. Mais les nappes
étaient de linge très fin de Flandre, et la tête brune de la déesse
du lieu brillait merveilleusement, enveloppée d'un très riche
teau imitant le turban oriental et dont les plis retombaient
taensement sur ses épaules.
« Il n'y a point à douter de l'admiration et de l'affection que
M. Tbiers éprouvait pour la séduisante Italienne. Ce qu'on ignore,
c'est si la princesse eut, ne fût-ce que pour un moment, d'autres
sentiments que ceux d'une sincère amitié pour son admirateur.
Elle sut certainement profiter du dévouement passionné de l'illustre
homme d'Etat pour en faire, i cette époque, un défenseur des
aspirations et des droits de l'Italie.
« M. Tbiers prononçait, en effet, i cette époque, des discours
en faveur de l'Italie dans des réunions publiques. M. de Metternicb
eu était informé; et ils étaient signalés i M. le comte Hartig, gou-
verneur du royaume lombar do- vénitien, comme des discours
« subversifs » '. Souvent M. Tbiers rencontrait chez la princesse
Belgiojeso un Vénitien fort spirituel, le comte Vincent Toffetti.
L'un et l'autre, animés d'une sympathie réciproque, devinrent
amis, d'autant plus que Toffetti fondait des espérances sur la
France pour l'avenir de l'Italie. Et les espions ne manquèrent point
d'informer le gouverneur de Milan de l'amitié qui liait M. Tbiers et
le comte Toffetti2. »
Lorsque M. Tbiers devint premier ministre de Louis-Philippe, il
se garda bien de suivre la politique chère & la princesse Belgio-
joso; néanmoins, toutes les fois qu'il put rendre «quelque service
aux exilés italiens, il s'en acquitta avec plaisir.
Cependant la princesse s'efforçait de faire du bruit. Elle] plai-
dait avec ardeur la cause italienne, mais elle aimait à se signaler
par des actes extraordinaires. Un jour, elle va au Palais- Bourbon
et elle improvise, dans la salle des Pas-Perdus, une conférence en
faveur de l'indépendance de l'Italie. Etonnés par la scène étrange
qu'offre cette dame parlant avec ardeur et sur un ton de prophé-
tes8e, les députés se groupent autour d'elle, admirent sa beauté,
* Archives royales de Milan. Actes secrets, carloa CCXLI (22 mai 1840).
Cette date ne doit pas être exactement rapportée par M. Barbiera. Il s'agit
probablement de 1834.
a Archives royales de Milan. Ibid.
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1040 UMK PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
lai font de grands compliments... mais laissent là sa politique
romanesque pour en suivre une plus positive.
La princesse eut plus de succès auprès des républicains et des
radicaux. George Sand fut une de ses amies les plus ferventes. Le
vieux général de La Fayette, aux derniers jours de sa vie, la rece-
vait avec le plus grand plaisir dans son salon que fréquentaient les
révolutionnaires les plus exaltés et qui inspirait si peu de sympa-
thie au maréchal de Gastellane !.
« Le sa'on du général de La Fayette, appelé par les légitimistes
« caravansérail de l'Europe révolutionnaire », offrait l'hospitalité
à tous les exilés, dit M. Barbiera. Le général se tenait assis an
coin du feu de son salon, meublé avec une grande simplicité.
C'était un vieillard de haute taille, maigre, pâle, courbé par l'âge,
portant une perruque brune. Un éminent Italien était souvent assis
à ses côtés. C'était Guillaume Pepe qui, pour avoir servi dans
l'armée de Murât, et avoir combattu les Autrichiens à Rieti,
en 182 1 2, avait été reçu à bras ouverts par La Fayette et introduit
tout de suite dans le « cercle d'hommes » de son salon. Car, dans
ce salon, il y avait aussi un « cercle de dames », — une espèce de
gynécée, — oix les dames, presque toutes blondes, de la famille de
La Fayette faisaient mieux ressortir la beauté brune de M" de
Belgiojoso. A côté de la princesse était assise une quakeresse,
miss Opie, dont la mise étrange offrait un nouveau et curieor
contraste.
« Mais la princesse n'était pas d'un caractère qui lui permit de
subir la tutelle et la protection du général de La Fayette. Elle
était réfractaire à toute subordination I Le bruyant salon de l'agi-
tateur n'offrait à l'exilée milanaise qu'un tôle secondaire. Elle le
trouva ennuyeux et le quitta pour fonder, en plein Paris, on
royaume qui lui appartint, son propre salon. »
Pendant qu'elle fréquentait le caravansérail de M. de La Fayette,
elle ne négligeait pas le célèbre salon de Mmo Récamier. Mais, là.
aussi, elle ne pouvait pas occuper la première place ni se livrer à
ses fantaisies. Elle le pourra lorsqu'elle se sera largement établie
chez elle. Fatiguée de son existence gênée et de son modeste
appartement, elle changea bientôt d'habitudes, et M. Barbiera nous
fournit de curieux détails de sa'nouvelle installation :
o Partie du dernier étage de la maison moins que bourgeoise
où elle peignait des fleurs sur verre, abandonnant la pose d'une
pauvre femme réduite à l'extiême misère par la cruauté du gouver-
4 Voy. le Journal du marécltal de Caslellane, t. II p. 386, 12 octobre 1830.
2 A la tête des troupes napolitaines en révolte contre le roi Ferdinand Ier.
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CHRISTINE TRIYULZIO DI BËLGIOJOSO 1041
nement autrichien, donnant libre cours à ses goûts aristocratiques
et dépensant aussi largement les fortes sommes qui lui venaient
de nouveau de Milan !, la princesse loua un somptueux appar-
tement dans un hôtel entre cour et jardin, rue d'Anjou, non loin
de la maison de M. de La Fayette, auquel on eût dit qu'elle voulait
faire concurrence 2. . .
« On entrait par un petit vestibule qui communiquait, à
gauche, avec la salle à manger et, à droite, avec le salon. La
salle à manger..., pendant les soirées où la princesse recevait, se
transformait en salle de bal. Le salon, assez vaste et carré, avait
les murs tapissés d'un velours brun, presque noir, semé d'étoiles
d'argent. Les meubles étaient couverts de la même étoffe, et, le
soir, lorsqu'on y pénétrait, on pouvait se faire l'illusion d'entrer
dans une chapelle ardente, tant l'aspect général en était lugubre...
De ce salon funèbre, on passait dans la chambre à coucher, entiè-
rement couverte d'une étoffe de soie blanche. Le lit avait des
ornements en argent opaque. La pendule, les candélabres de la
cheminée étaient également en argent. »
Mmo de Belgiojoso aimait les contrastes et les antithèses. A la
porte de sa chambre à coucher, d'une blancheur éblouissante, se
tenait un nègre, la tète enveloppée dans un grand turban.
La chambre à coucher donnait accès & son cabinet de travail,
orné de tableaux byzantins et de beaux meubles couverts de cuir
de Gordoue. Ceux qui ne connaissaient pas la princesse s'éton-
naient en voyant de gros in-folio ouverts sur son bureau. Une
dame aussi mondaine ne donnait pas l'idée d'une personne
studieuse, et on devait être tenté de croire que tous ces volumes
n'étaient là que pour étonner les visiteurs. Mais la surprise ne
pouvait que s'accroître quand on découvrait que ces in-folio étaient
les ouvrages des Pères de l'Eglise. Qui pouvait s'attendre à trouver
de tels livres dans le cabinet de travail d'une maîtresse jardinière
de la secte mazzinienne, chez une femme de mœurs si peu austères?
Et, pourtant, le fait est bien prouvé, et il s'explique si l'on tient
compte du caractère étrange et des idées incohérentes de la prin-
cesse. J'ai dit plus haut qu'elle avait la foi. Ne me demandez pas
comment elle pouvait la mettre d'accord avec sa conduite et ses
compromissions sectaires. Je constate simplement le fait, et
j'ajoute que, comme elle était fort instruite, elle aimait à se rendre
compte deases croyances. De là, son assiduité à lire les Pères de
1 À la suite du classement de son dossier, le gouvernement de Vienne
avait levé le séquestre mis sur ses biens.
3 La Fayette mourut, pendant que la princesse s'installait rue d'Anjou,
au mois de mai 1834.
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1042 UNE PRINCESSE RÊVOLUTiÛHBÀlRE
l'Eglise qui lui inspirèrent la pensée d'écrire une Apologie de la
religion catholique. Pins d'une fois, les mondains et les mondaines
qui allaient la voir rue d'Anjou la trouvèrent agenouillée sur son
prie-Dieu avec un in-folio entre les mains et une tète de mort
i ses pieds. Parfois, on voyait sortir de son cabinet un prédicateur
en renom. La princesse l'avait consulté sur ses études. L'abbé
Cœur était un des prêtres qu'elle appréciait le plus, et elle taisait
souvent appel à ses lumières *.
Le résultat de ces études et de ces conférences fut la publi-
cation d'un grand ouvrage intitulé : Essai sur la formation du
dogme catholique. Il parut à la librairie Jules Renouard sans nom
d'auteur. C'était un travail de Bénédictin, quatre gros volumes,
et on se demande comment la princesse a pu le composer au
milieu des dissipations d'une vie mondaine. L'ouvrage ne manque
pas de valeur et est parfaitement orthodoxe. Il est vrai qa'o»
l'attribue, en partie au moins, à Mgr Cœur, et les ennemis de la
princesse ne se firent pas faute de le dire, car le secret qui couvrait
son nom ne tarda pas être dévoilé. Biais il est certain que ai
Mgr Cœur a pu aider l'auteur de ses lumières, il n'a pas composé
l'ouvrage. S'il était de lui, il n'aurait pas hésité à le signer de
son nom. Il jouissait d'une bonne renommée, et un livre signé de
lui aurait eu de grandes chances de succès. Il faut donc l'écarter
comme auteur, en lui laissant le rôle de correcteur et d'inspirateur.
L'étonnement fut grand, & Paris comme à Milan, lorsqu'on
apprit que la princesse Belgiojoso était l'auteur de Y Essai sur
la formation du dogme catholique. On ne comprenait pas qu'une
femme ait pu se livrer à de pareilles études. D'autres se demandaient
comment la princesse pouvait bien mettre d'accord son orthodoxie
avec la philosophie de Mazzini et les entreprises révolutionnaires.
Les mécréants, Achille Mauri entre autres, ne lui épargnèrent
point les épi grammes. Mais le comte Terenzio Mamiani, disciple
de Gioberti, lui écrivit une lettre pleine d'éloges.
M. Barbiera, qui n'est pas compétent en matière de sciences
sacrées (et il ne s'en cache point), a consulté un savant théologien
de Lombardie pour lui demander son avis sur ce travail. Je le
donne ici pour que mes lecteurs en soient informés :
« Le livre contient de fort bonnes choses pour le temps où il fat
écrit. Tout n'est peut-être pas l'œuvre de la princesse. Elle ne
1 Pierre-Louis Cœur, né le 14 mars 1805, à Tarare (Rhône), fut nommé
évêque de Troyes le 16 octobre 1848, en remplacement de Mgr Debeley,
nommé archevêque d'Avignon. Il fut préconisé le 11 décembre 1848, à
Gaête; fut sacré à la métropole de Paris, le 25 février 1849, par Mgr Sibour;
fit son entrée à Troyes le 6 mars, et mourut subitement le 9 octobre 1860.
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CMUSTINI TR1VULZÏ0 Dï BELGIOJOSO 1045
pouvait aycir étudié à fond tons les ouvrages latins qu'elle cite
en grand nombre. Connaissait-elle bien h grâce de congruo?$m-
naissait-elle à fond les nestoriens et les sémi-pélasgïensqui espéraient
se poser en médiateurs entre les pélasgiens et les catholiques? »
« Le premier autel de la prière, dit M. Barbiera, ce sont les
genoux d'une mère. Et la princesse de Belgiojosa avait appris de sa
mère à prier. De sa mère, elle apprit & croire. Le souffle de
l'incrédulité passa en vain sur ce cœur lorsque, dans sa première
jeunesse, Christine Trivulzio se livra librement à la lecture des
ouvrages des philosophes français du dix-huitième siècle. La foi
en Dieu, en Jésus-Christ, demeura intacte dans cette âme. Et la
foi éclate dans toutes les pages de YEssai sur la formation du
-dogme catholique. Les chapitres sur saint Irénée, saint Ambroise,
saint Jérôme, saint Augustin, sont pleins de chaleur et d'esprit reli-
gieux, et ils sont agréables à lire, grâce à la description des coutumes
chrétiennes des premiers siècles et au style de Fauteur. Le français
-te YEssai sur la formation du dogme catholique est excellent.
« Ce livre qui, suivant mon théologien, offre beaucoup de souve-
nirs de lectures, « admirablement réunis et révélant un esprit
« ouvert et attentif», fut écrit par la princesse qui avait la plume
très agile, travaillait rapidement et était prête à traiter n'importe
quel sujet. Mais je suis absolument convaincu qu'un jeune et
agréable prédicateur français, l'abbé Cœur, y a mis la mam. »
Laissons de côté fia théologienne et suivons maintenant la prin-
•cesse dans sa vie moneferae et politique.
Elle recevait beaucoup. Son salon était fréquenté par les plus
hautes personnalités du monde et de la politique, et on y ren-
contrait aussi beaucoup d'émigrés italiens et polonais. Comme
elle n'était pas très sévère dans le choix des personnes qu'elle
admettait à ses réceptions, la société de l'hôtel de la rue d'Anjou
était fort mélangée. Des espions s'y faufilèrent, ainsi que le prouve
le rapport suivant qu'un agent secret de la police autrichienne
adressait, en 1837, à Torresani, à Milan :
<c Un nommé Didier, intrigant et fort répandu même dans
la société fréquentée par les émigrés aisés, & Pàris^et que j'ai
beaucoup connu Tannée dernière dans cette ville, est arrivé ici (à
Marseille) depuis quelques jours. Il m'a dit que la princesse de
Belgiojoso se donnait le ton d'imiter les premières dames de
France qû font des loteries pour venir en aide aux pauvres.
Elle se proposait de faire une vente d'objets divers, dans son
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1044 UNE PRMCKSSE ftÉVOLUTlOlIllAIftl
hôtel rue d'Anjou-Saint-Honoré, au profit des réfugiés italiens
pauvres. 11 m'a dit aussi que le prince, son mari, était connu
comme le coryphée des républicains les plus exaltés1, »
La situation de la princesse était alors excellente. François I"
étant mort, son successeur l'empereur Ferdinand Ier avait donné
une large amnistie, et elle n'avait plus rien à craindre, pouvant
disposer librement de sa grande fortune, sans les réserves dont
l'indulgence de François 1er avait entouré la fin de son procès et
la levée du séquestre mis sur ses biens. Elle en profita pour vivre
princièrement et pour faire aussi beaucoup de bien, car elle était
fort charitable. On l'appelait communément à Paris la belle patriote
italienne. Dans un de ses livres, on peut lire cette pensée qui
s'applique parfaitement à la situation qu'elle se fit à Paris : « Il
n'y a en toutes choses, dit- on, que le premier pas qui coûte; et
lorsque le premier pas n'a rien coûté, les suivants se succèdent
à plus forte raison avec une incalculable rapidité... »
« Et, ajoute M. Barberia, aucun pas ne coûtait à la princesse, qui
se sentait sûre d'elle-même et faite pour dominer les autres, le
monde. Elle marcha rapidement à travers la foule parisienne, et la
foule s'ouvrit pour l'admirer. »
Admirer, c'est beaucoup dire. Elle étonnait surtout. Elle savait
affronter le ridicule sans en être écrasée. On lui pardonnait ses
exentricités en tenant compte de son talent et surtout de ses bonnes
œuvres.
Encouragée par le bon accueil que des hommes éminents avaient
fait à son ouvrage apologétique, elle continua à travailler, Elle fit
paraître en très peu de temps deux autres volumes, Y Essai sur Vico
et Science nouvelle. Elle traduisit la Scienza nuova du grand
philosophe napolitain, c'est-à-dire l'ouvrage le plus difficile à
cause du langage serré et de la terminologie spéciale de l'auteur,
dont l'œuvre magistrale n'eût pas supporté une version médiocre.
Mmo de Belgiojoso s'acquitta fort bien de cette rude tâche. Quant
aux deux autres ouvrages où elle racontait la vie de Vico, expli-
quait son système philosophique et commentait la Science nouvelle*
ils avaient du mérite et furent remarqués par les savants.
Ces travaux attirèrent des philosophes et des hommes de
lettres dans le salon de la princesse. On y rencontrait Gio-
berti et La JMennais, Giuseppe Ferrari, élève de Romagnosi et
plus tard député de l'extrême gauche au Parlement italien, et
même Ozanam, qui admirait sans doute la foi et les bonnes
1 Archives de Milan. Actes secrets de la présidence du gouvernement lom~
lard. Marseille, 21 mars 1837.
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CHRISTINE TRMJLZIO DE BELGIOJOSO 104 S
œuvres de la princesse, en déplorant ses extravagances et ses
accointances révolutionnaires. Parmi les curieux personnages qui
fréquentaient son salon, je citerai aussi Joseph Sirtori, prêtre
défroqué de Milan, plus tard officier garibaldien et général de
division de l'armée italienne, médiocre recrue pour le métier des
armes, ainsi que la bataille de Gustozza Ta prouvé.
Pendant que Jules Simon louait les livres de la princesse Belgio-
joso, oubliant qu'il avait dit « qu'une femme savante n'est pas une
femme qui sait, mais seulement une femme qui fait parade de sa
science », Cousin allait à ses soirées et aimait à disserter avec
elle de son Essai sur la formation du dogme catholique. 11 y
rencontrait Henri Heine, mais lorsque le sceptique poète allemand
entrait dans le salon, Cousin interrompait l'entretien, ne pouvant
supporter les sarcasmes de Heine.
Au même moment où la princesse occupait ainsi les savauts
de ses travaux et les attirait chez elle, elle se livrait à
d'étranges folies. Elle eut alors une idée bizarre : elle prit le cos-
tume des Sœurs grises. Elle ne le quittait jamais, même lorsqu'elle
allait au Théâtre italien ; elle supprima seulement la cornette pour
faire voir ses beaux cheveux noirs ornés de fleurs. Inutile d'insister
sur les commentaires qui couraient en ville et dans les salons sur
cette mascarade.
Si Christine de Belgiojoso était une apologiste de la foi catho-
lique comme on n'en avait guère vu avant elle, ses aventures ga-
lantes se succédaient plus rapidement encore que ses livres. Le plus
souvent c'étaient des caprices où elle se moquait de ses admirateurs.
Un jour, à Versailles, où elle avait loué une maison pour l'été,
elle invita Alfred de Musset à dtner. Dans la soirée, ils allèrent se
promener dans le parc. En courant après la princesse, qui s'était
éloignée de lui, le poète tomba; une entorse l'empêcha de se relever.
Ne pouvant y porter remède, la princesse rentra chez elle et fit
ramener le blessé sur un fauteuil. Musset souffrait horriblement.
La princesse lui dit alors : « Vous êtes mon prisonnier, je ne vous
laisse pas retourner à Paris avant que vous soyez complètement
rends. » Elle tint parole, et cet incident amena des relations intimes
entre le poète et sa garde-malade. Mais la brouille ne se fit pas
longtemps attendre, et alors, irrité de se voir éconduit, le poète ne
se contenta pas de manifester son ressentiment à Arsène Houssaye,
qu'il avait souvent rencontré chez la princesse. Il publia, dans la
Revue des Deux Mondes, une pièce de vers intitulée : Sur une
morte> dont je ne citerai que la dernière strophe :
25 DÉCEMBRE 1902. 68
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101* TOI PRINCESSE RÉVOLtJTK)Hl!ÀlRÏ
Elle est morte, et n'a point vécu ;
Elle faisait semblant de vivre.
( De ses mains est tombé le lfvre
Dans lequel elle n'a rien lu •.
Cette pièce, comme on pouvait s'y attendre, fît grand bruit. La
princesse ne pouvait pas ignorer qu'elle y était visée. Hais efle
tenait à faire comprendre à tout le monde qu'elle n'en éprouvait pas
la moindre émotion. Un jour, se trouvant an centre d'un groupe
nombreux dans ira des principaux salons de Paris, cHe dit, à haute
voix, de manière à être entendue de tout le monde :
— « Avez- vous ta les vers d'Alfred de Musset, Sur une m&rîe?
II parait que cette morte-là, c'est M110 RaefaeL »
Une dame qui 8e trouvait dans le groupe répliqua aussitôt :
— « Ce doit être, en effet, M119 Rachel, puisqu'elle a (fit à Boioz
en plein foyer : « Vous avez publié dans la Revue des Deux Monda
« des vers d'Alfred de Musset, dédiés & la princesse de Belgiojoso. »
Le coup était rude; mais la princesse avait là repartie facile. EHe
répondit, sans broncher et en souriant :
— « Cette Rachel I EHe voudrait nous faire croire qu'elle est
vivante en jouant les mortes. Ce n'est qu'une ombre qui passe, m
Parmi les autres habitués du salon de Mmo de Belgîojoso, je citerai
Mignet, Rossini, Bellini, et surtout Henri Heine, auquel la princesse
rendit plus d'un service. Se trouvant à court d'argent, Heine fît
appel & sa générosité, et die mit en œuvre toute son influence pour
aider le poète, au moment même où la Confédération gemamqne
interdisait rentrée en Allemagne des livres de cet homae quelle
considérait comme un traître. Ce fut grâce aux matantes prières de
la princesse que M. Mignet se chargea de recommander Henri Heine
à H. TMers, alors que celui-ci était président du conseil, es 4840-
St. Thiers lui fit accorder une pension de &,800 francs sur les fsods
secrets, et M. Goizot, sur la prière de son prédécesseur, appuyée
par Mm° de Belgwjoso, paya jusqu'à la révolution de 18A& ladite
pension au poète allemand.
Heine n'oublia point le servke que la princesse lui avait rend»,
e£ sa reconnaissance dnra autant que sa vie.
Quant à M. Migcet, 'û était heureux d'avoir obligé la princesse,
qui aimait à discuter avec lui sur les problèmes de l'histoire. Le
talent de M"* de Belgicjose avait séduit l'ami de IL Thiers, et
M. d'Ideville raconte, dans son Journal dtm diplomate en Italie,
que, ayant évoqué devant Mignet, durant ses dernières années, le
1 Œuvres d'Alfred de Musset, édition Lemerre, 1876.
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GHRISURI XR1VDLZ10 DE BELGIOJÛSO 104?
nom de la princesse, le vieillard De dissimula paint son émotion
et parla avec le plus vif enthousiasme de ses rapports avec elle et
du souvenir ineffaçable qu'il en gardait.
La princesse avait une grande admiration pour Augustin Thierry.
Elle l'avait connu et reçu bien souvent dans son salon, avant que
le malheur s'appesantit sur lut Lorsque, devenu aveugle, Augustin
Thierry perdît sa femme, la princesse fit preuve d'un admirable
dévouement pour l'infortuné grand homme. Elle avait quitté l'hôtel
de la rue d'Anjou et habitait alors dans une opulente demeure rue
du Montparnasse. Il y avait un chalet dans le jardin. Mm* de Bel-
giojoso l'offrit gratuitement à Augustin Thierry, qui s'y installa
avec sa nièce, fille d'Amédée Thierry. La princesse visitait chaque
jour l'illustre malade, le consolait, le soignait, lui préparait les
médecines.
Le comte Terenzio, Mamiani, qui allait, à cette époque, chez
Augustin Thierry, en parle «en ces termes dans un article publié,
en 1881, dans la Nuova Antologia de Rome :
« Je n'ai pas eu l'occcasion de l'approcher et de l'admirer lors-
qu'il était bien portant Je l'ai vu souvent dans la maison de
Mmo de Belgiojose, lorsqu'il était aveugle et paralytique. Il avait
perdu l'usage de tous ses membres, excepté la tète et la poitrine.
Pendant qu'il était nécessaire de lui soutenir le bras et la main
pour qu'il pût approcher de ses lèvres un verre d'eau, il avait
l'esprit lucide et prompt comme autrefois. Je puis même dire que
de toutes les récréations humaines, il ne lui restait que celle de
discuter sur les choses de la science et de l'érudition. Lorsque la
princesse, son hôte très généreuse et sa garde-malade très dévouée,
lui adressait quelque parole affectueuse, pleine de la plus grande
et douce pitié, on voyait sortir de ses paupières fermées des
larmes si abondantes que tout le monde en était profondément
ému. 11 n'était pas facile alors de mettre un terme à cette touchante
expression de sa reconnaissance. »
Augustin Thierry fut pendant douze ans l'hôte de la princesse
de Belgiojoso. « Dans le3 belles journées où brillait le soleil, dit
IL Barbiera, Augustin Thierry se faisait porter dans le jardin de
l'hôtel, au milieu des arbres et des fleurs. Il restait là assis, immo-
bile sur son fauteuil, avec des yeux qui semblaient voilés par un
triste rêve, alors qu'ils étaient voilés par la cécité et par les larmes.
« Dans le malheur, Augustin Thierry trouva d'autres consola-
tions, une suprême consolation : la Foi. Il redevint chrétien, catho-
lique. Ce ne fut point une conversion, mais un retour à ses anciens
principes. Dans ses cruelles ténèbres, il retrouva la lumière 1 II
mourut en 1856, a^ors que l'orage des événements politiques avait
j
1048 UNE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
éloigné du grand malheureux la bienfaitrice qui garda on triste
et religieux souvenir de son ami !, »
Je ne donnerai pas à mes lecteurs tous les minutieux détails
que relate le livre de M. Barbiera sur le séjour de Mme de Bel-
giojoso à Paris. Je me bornerai à jeter encore un regard sur ce
passé» un peu oublié aujourd'hui.
Le salon de la princesse était de plus en plus fréquenté. On y
faisait de la musique. Chopin, Liszt, Sigismond Thalberg et Théo-
dore Dohler y jouaient du piano; la Grisi et Mario chantaient les
plus beaux morceaux des opéras en. vogue, et quelquefois Rossini
les accompagnait lui-même, s'asscyant devant le piano pour obéir
aux pressantes requêtes de Mme de Belgiojoso. Meyerbeer assistait
souvent à ces concerts, où une foule élégante se pressait.
Chose étrange 1 le prince Emile de Belgiojoso fréquentait alors
le salon de sa femme, dont il était séparé depuis si longtemps.
Lorsque la princesse quitta l'hôtel de la rue d'Anjou pour s'ins-
taller plus largement au n° 28 de la rue du Montparnasse, son
mari se rapprocha d'elle et, sans renoncer à ses habitudes de
garçon, il s'établit au rez-de-chaussée de la même maison, d'où,
par un petit escalier, il pouvait pénétrer dans l'appartement de
son « ex-femme », ainsi que M. Barbiera appelle la princesse. Ce
rapprochement, nous le verrons tout à l'heure, ne dura pas
longtemps.
Le monde politique et littéraire continuait à fréquenter le salon
de Mmo de Belgiojoso. On y rencontrait beaucoup d'émigrés polo-
nais, des artistes comme Delacroix et Lehmann, Victor Hugo,
Alexandre Dumas, Balzac, Victor de Laprade, et bien d'autres.
Blmo Àncelot, qui connaissait à fond la princesse, en parle en ces
termes :
« Sa vive imagination, excitée par les scènes tumultueuses de
notre époque, ne pouvait se restreindre aux paisibles émotions et
aux succès féminins que l'on trouve dans les salons. Il lui fallait
les émotions de la révolte et les succès du forum. »
Des émotions, la princesse en cherchait un peu partout. Elle
tenait chez elle des séances de spiritisme, et Cavour y assista une
fois par hasard, comme il le raconte d»ns son Journal. Un soir,
1 Les lecteurs du Correspondant n'ont pas oublié les belles pages que
S. E. le cardinal Perraud a consacrées à la mort très chrétienne d'Augustin
Thierry.
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CHRISTINE TRIVDLZIO DE BBLGIOJOSO 1049
étant allé chez la princesse ^ il la trouva tout occupée de spiri-
tisme. Le salon était plongé dans la plus profonde obscurité et la
princesse dirigeait la séance. Gavour s'y intéressa. Mais il n'en fut
pas de même de tous les hôtes de la princesse. Lorsque les ténè-
bres se dissipèrent et que les expériences plus ou moins sérieuses
de spiritisme prirent fin, on constata que plusieurs personnes, et
notamment le marquis Charles d'Adda, de Milan, dormaient tran-
quillement sur les fauteuils et les canapés *.
Lorsque, en 1843, MB0 Jules de Castellane et Mm° Àncelot eurent
l'idée de fonder une académie de femmes sur le modèle de l'Aca-
démie française , la princesse de Belgiojoso fut un moment candi-
date à la présidence. On pourra s'en étonner. Mais tout s'explique
si on tient compte d'une lutte ardente qui éclata dès qu'il fut
question de donner un chef & l'académie féminine. Il y avait deux
courants parmi les académiciennes. M°" Ancelot et ses amies vou-
laient confier la présidence à George Sand. M** de Girardin s'y
opposait avec la dernière énergie et aspirait à la première place.
La pauvre académie allait sombrer au milieu de ces disputes qui
devenaient de plus en plus ardentes, lorsqu'on jeta les yeux sur la
belle Italienne. M*4 de Girardin s'inclina et relira sa candidature;
mais elle se vengea en écrivant dans la Presse, dirigée alors par
son mari, un feuilleton où elle ne ménageait ni l'académie féminine
ni la princesse de Belgiojoso.
Ce feuilleton parut le 23 mars 1844. Mae de Girardin y persiflait
l'académie de M"8 Jules de Castellane en disant qu'un Italien a
plus d'esprit qu'une Italienne; un Espagnol, plus d'esprit qu'une
Espagnole; un Russe, plus d'esprit qu'une Russe; un Grec, plus
d'esprit qu'une Grecque, mais qu'une Française a plus d'esprit
qu'un Français. « Car, ajoutait-elle malicieusement, en France,
excepté les bas bleus , toutes les femmes ont de l'esprit3.
« Quant aux femmes célèbres, s'écrie Mm° de Girardin, elles
vous disent qu'elles ne rêvent nullement (?) les dignités acadé-
miques; l'art, pour elles, n'est pas une profession, mais une reli-
gion : leur talent n'est pas un trésor qu'elles exploitent, comme les
hommes, par intérêt et par orgueil : c'est un don du ciel, qu'elles
cultivent avec amour et respect. »
Non contente d'écrire son feuilleton, Mme de Girardin excitait ses
4 Cavour fît plusieurs voyages à Paris et à Londres avant d'entrer dans
la vie politique.
2 Journal inédit du comte de Cavour, publié par M. Dominique Berti,
p. 309.
8 Le vicomte de Launay. Lettres parisiennes, par Mœe Emile de Girardin,
t. III, p. 307.
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1050 GUE PBDKEME KEfOLCTIQÎWi»l
amis à attaquer M"0 de Belgiojoso. Théophile Gautier, qui avait
déjà critiqué avec verve le salon de la princesse, en paria, saaa la
nommer, avec beaucoup d'esprit dans une de fies causerie*. Après
avoir dit qu'elle était fort belle, il lui lança ce trait :
« Je fus reçu avec toutes sortes de tendresses, bourré de petite
gâteaux» inondé de tbé, et assassiné (sic) de dissertations roman-
tiques et transcendantes. »
Je ne citerai pas d'autres attaques dont la princesse fut alors
l'objet. Je dirai seulement qu'elle ne s'en émut guère et que, si
elle refusa son concours à l'académie féminine, ce ne fut pas par
crainte des manœuvres de ses ennemies, mais parce qu'elle ne
tarda pas à s'apercevoir que l'entreprise n'était pas viable, vu que
les femmes les plus distinguées dans les lettres n'en voulaient pas.
Or, elle estimait qu'une princesse de Belgiojoso, surtout dans une
ville comme Paris, ne pouvait se mettre à la tète d'une association
d'écrivains de second ou dé troisième ordre. L'académie s'ouvrit
quand même; mais elle n'eut qu'une vie éphémère et sans le
moindre éclat.
Cependant, le rapprochement entre la princesse de Belgiojoso et
son mari ne devait pas durer longtemps. Un scandale retentissant
mit fin à leurs rapports, au moment même où la princesse faisait
le plus de bruit à Paris.
J'ai déjà fait remarquer & mes lecteurs que la police autri-
chienne, après avoir attribué de l'importance, — une importance
fort exagérée, — aux agissements politiques du prince Emile, avait
fini par se persuader que le gentilhomme milanais, malgré ses rap-
ports avec les républicains les plus avancés de France et d'Italie,
aimait trop à s'amuser pour être un personnage dangereux. Maniai
en était lui-même si convaincu qu'il blâmait sans réserve la conduite
de son ancien ami.
Le prince était surtout un ami des beaux-arts et un jouisseur.
Son bon cœur et ses soupers exquis l'avaient rendu populaire dans
la haute société parisienne et parmi tes gens de lettres. Les étu-
diants du Quartier Latin dont, malgré ses quarante ans, il était le
compagnon de plaisirs, chantaient une chanson en son honneur.
Lorsque le comte de Gavour fit, à vingt-sept ans, son premier
voyage à Paris, il eut quelques rapports avec les amis du ponce.
Je lis, en effet, dans son Journal inédit, les deux notes qui suivent:
« 30 juillet 1837. — Jai rencontré Cigala cbez le chevalier
Portala : il s'est emparé de moi et ne m'a plus quitté. Nous avons
dîné ensemble au Café de Paris. Il m'a fait faire connaissance avec
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CHnsTUfE TRiretzio m belgiojoso mi
Boïgne, Belgïojbso, etc. Ces messieurs veulent â toute forée me
présenter au Jockey- chtb. Vte voilà donc enrôlé parmi les plus
mauvais sujets de Paris.
« Vendredi 11 août 1837. — Soupe avec M. de Lagrange,
Belgiojpso, Dalton, N. Roqueplan, Cigala, Lantour. Orgie complète.
Ces messieurs n'ont pas ptusr fait attention à moi que s'ils avaient
été dans une auberge. »
Lorsque le prince de Belgiojesc alla habiter au rez-de-chaussée
de l'hôtel de sa femme, rue du Montparnasse, i! ne changea rien i
ses habitudes. Un beau jour, un grand scandale émut la batte
société parisienne.
« Un matfn, dit M. Barbiera, une nouvelle se répandit Au» fet
ville et à fa cour. La duchesse de Plaisance détail enfuie
de Paris avec le prince Emile de Betgiojoso. La nouvelle Bianca
Capello parisienne s'appelait Anne- Marie Berthier1 et était la
femme du duc de Plaisance. Sa famHfe, plongée dans la doutoor,
prit le deuil...
« Les deux fugitifs ne se préoccupèrent nullement du scandale
énorme qu'ils soulevaient. La duchesse de Plaisance ne songea
pas qu'eue abandonnait nne fille qui l'aimait tendrement et qui
répandrait des larmes amëres. Elle ne s'émut peint lorsqu'elle
apprit que son mari £a regardait comme morte pour sa famille et
qull portait le deuil ainsi (jue toutes les personnes de sa maison,
y compris les domestiques...
« Le duc de Pfoisance était un parfait gentilhomme. 11 étant bon.
II ne méritait pas cet affront et cette douleur...
« Les deux fugitifs se retirèrent en Italie, dans la sombre et
ancienne villa PHntana, sur te lac de Côme, propriété du prince
de Belgiojoso. C'était une retraite solennelle et solitaire, à Toabre
de la haute montagne qui domine la villa. Elle est bâtie sur us
écueil sauvage, au milieu d'un paysage austère et, pendant la
nuit, effrayant... Là, les deux fugitifs vécurent seuls, prisonniers
volontaires, pendant huit ans. »
Le château de la villa Piïniana est grandiose et monumental.
La villa porte le nom de Pliniana, parce que Mue le Jeune en a
décrit, dans une lettre à Lucinius, la fontaine qui croit et décroît
comme la mer au moment de la marée. La villa a une histoire
tragique. Le comte Ànguissola de Plaisance qui, avec Gonfelonieri,
PWfevieïno et Landî, avait assassiné, en 1*47, Pierre-Louis Fof-
nèse, duc de Plaisance et de Firme, craignant ht vengeance des
Fàrnése, s'y réfugia. 11 fit construire le château, au pied de la
1 Elle était la fille du maréchal Berthier, prince de Wagram.
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1052 UNE PHWCESSK RÉV0LDT10HNÀ1RE
montagne protectrice, dans une solitude qui l'éloignait des regards
de ses ennemis. Biais ce furent de vains efforts. Anguissola faillit
être tué, à son tour, par deux sicaires, vêtus en moines, cachant
sous le froc des stylets. Ils voulaient venger le duc de Parme et de
Plaisance.
Le général Bonaparte habita la villa Pliniana en 1797 et y
prépara de nouveaux plans de guerre.
Si le duc de Plaisance était affligé de la conduite de sa femme,
les mazziniens ne Tétaient pas moins en voyant leur ami aban-
donner complètement la politique pour se livrer à ses fantaisies.
« Un jour, dit M. Barbiera, un fier gentilhomme parut & la villa
Pliniana. C'était un conspirateur milanais, mazzinien, ami de
Christine de Belgiojoso. Celle-ci ne l'avait certes pas envoyé en ce
lieu, car elle n'eût jamais consenti à s'abaisser devant une rivale!
Il était également l'ami et le concitoyen du prince Emile. Il avait
conspiré avec lui dans la Giovane Italia. Il avait fondé avec lui,
à Paris, la Caisse de secours pour les émigrés italiens. Il avait
partagé avec lui les risques et les dangers des entreprises mazzi-
niennes. C'était le baron Charles Bellerio.
« Bellerio voulait arracher son ami des mains de cette femme
qui lui faisait perdre son vieux patriotisme dont l'Italie avait encore
besoin. Bellerio souffrait de voir un ami très cher enseveli»
pour ainsi dire, dans l'oisiveté énervante d'une villa, alors que,
profitant de son passé plein d'activité, du prestige de son grand
nom, de ses manières séduisantes, il eût dû agir avec plus d'énergie
que jamais, au moment où de nouveaux pas restaient à faire sur
la voie de l'indépen5ance italienne, les derniers, peut-être, les pas
décisifs I Charles Bellerio se présentait aussi à la duchesse de
Plaisance au nom de la famille de Belgiojoso, afin de la ramener
dans l'ordre moral d'où la passion l'avait chassée.
« L'entrevue entre Bellerio et la duchesse de Plaisance fut des
plus mouvementées. Il y avait, d'un côté, un conspirateur, plein
de courage, qui voulait détruire i tout prix le filet qui enveloppait
la vie d'un patriote, d'un gentilhomme, d'un ami; de l'autre, une
grande dame, précipitée dans le scandale, sans se soucier du
mépris qu'elle inspirait. »
Bellerio fit d'énormes et louables efforts pour engager la duchesse
à se séparer de son ami. Il loi rappela la douleur de sa famille, de
son frère, de sa fille, qu'elle avait abandonnés. Rien ne put ébranler
sa résolution de rester avec Belgiojoso à la Pliniana. Et lorsque
Bellerio lui fit remarquer qu'elle était la cause d'un déplorable
scandale, pour rompre toute discussion, elle répliqua simplement :
« Les scandales me plaisent I »
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CHRISTINE TB1VULZI0 DE BBLGIOJOSO 1053
Bellerio n'avait pas été plus heureux dans ses conversations
avec son ami Belgiojoso. Jugeant qu'il ne lui restait plus rien à
faire à la Pliniana% il se retira.
Le prince avait si bien renoncé à la politique que, lors de la
révolution de 1848, à Milan, il ne se soucia même pas d'y prendre
part. Quelques années plus tard, la duchesse de Plaisance, fati-
guée de la solitude, quitta la Pliniana, alla s'établir dans une villa
à Moltrasio, sur la rive opposée du lac de Côme, alternant ce séjour
avec celui de Milan. Elle racheta un peu ses fautes par son
inépuisable charité. Au mois de juillet 1878, elle s'apprêtait à partir
pour Paris qu'elle n'avait pas revu depuis le triste scandale dont
elle avait été l'héroïne, lorsqu'une bronchite violente l'emporta.
Elle mourut à Moltrasio, le 23 juillet.
Quant au prince de Belgiojoso, après le départ de la duchesse
de Plaisance, il resta encore pendant quelque temps à la Pliniana,
triste et se rendant compte, trop tard, hélas! de la folie qu'il
avait commise. Sa vie était désormais empoisonnée par le souvenir
de sa déplorable aventure. Pour se distraire et pour soigner sa
santé ébranlée, il quitta l'Italie et voyagea en Orient. « Mais, dit
M. Barbiera, l'Orient fut impuissant à refaire cette vie ruinée. La
santé du prince allait de mal en pis. À la maladie de la moelle
épinière dont il souffrait se joignit une forme de démence qui
arrachait les larmes à ceux qui l'entouraient. »
11 mourut à cinquante-sept ans, le 17 février 1858, dans son
vieux palais de Milan.
III
Au cour3 des derniers mois de son séjour à Paris, la princesse
Belgiojoso se livra à une entreprise qui lui coûta beaucoup
d'argent et lui procura des ennuis sans fin. Elle fonda, en 1845, la
Gazzetta italiana, journal écrit en langue italienne et destiné à
soutenir la cause de la Révolution au delà des Alpes. Elle travailla
avec ardeur, écrivant de nombreux articles, corrigeant les épreuves,
n'épargnant point les démarches pour procurer à son journal des
collaborateurs en renom. Mais, malgré ses efforts, les affaires mar-
chaient fort mal. Les collaborateurs se chamaillaient sans cesse et
les écrivains les plus sérieux, fuyant certains contacts, s'éloignaient
découragés. Les abonnés faisaient aussi défaut. Le journal était
naturellement interdit en Italie, et c'est à peine si quelques exem-
plaires y pénétraient en contrebande.
Ne pouvant supporter toute seule les frais considérables de la
publication d'un journal presque dépourvu d'abonnés, la prin-
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1654 OH PIMCIS8E IÈ¥0LDT10HUffiX
cesse se souvint que son exil à Paris était parfaitement volon-
taire et qu'elle n'avait qu'à profiter de l'amnistie de Ferdinand Ier
pour rentrer chez elle sans la moindre crainte d'ennuis. Elle partit
pour Milan. Là, elle se mit en mouvement pour trouver des fonds
et des abonnés pour son journal. Le gouverneur de Milan, te
comte de Spaur, successeur du comte de Hartig, la laissa faire. Il
se disait finement que la princesse pouvait faire tout ce qu'elle
voulait sans le moindre danger pour le régime autrichien, vu que
l'entrée de la Gazzetta italiana était interdite. En effet, les abonnés
ne reçurent jamais le journal. La police le saisissait A la frontière.
Si, à Milan même, Ja princesse put trouver des souscripteurs, il
en fut autrement dans le reste de la Lombardie. Son commis- voya-
geur, M. Falconi, désespéré du complet insuccès de ses démarches,
abandonna la partie pour se livrer «u commerce, bien plus pro-
saïque, mais infiniment plus avantageux, des fromages tombante.
La princesse passa quelque temps à Milan, puis elle se retira
dans son château de Locate Trivulai, au milieu des vastes propriétés
qu'elle avait héritées de son père. Là, elle s'occupa beaucoup d'amé-
liorer le sort de ses fermiers tout en soignant sa santé et en ne
négligeant pas la politique qui allait bientôt l'absorber plus que
jamais* Elle revint à Paris en 1846 et partit pour Londres dès
qu'elle apprit la nouvelle de l'évasion de Louis- Napoléon du fort
de Ham. Elle fut reçue à merveille par l'héritier de l'empereur.
Encouragée par un accueil si flatteur, elle félicita le prince de son
évasion; lui rappela la part qu'il avait prise au révolutions ita-
liennes, en 1831; lui recommanda vivement la cause de l'indé-
pendance de l'Italie, le suppliant de ne pas oublier un pays qui
était le berceau de sa race. « Prince, s'écria-t-elle en terminant,
venez au secours de l'Italie I »
Louis-Napoléon avait alors d'autres ambitions. U écouta avec la
plus grande bienveillance Mm* de Belgiojoso, puis, lui serrant forte-
ment la main, lui répondit : « Princesse, laissez-moi mettre de
l'ordre (sic) dans les affaires de la France; je penserai ensuite A
l'Italie. » C'est le même langage qu'il tint, en 1849, & son ami Arese.
Au mois de mars 1848, la princesse Belgiojoso était 4 Naples.
La nouvelle de la révolution de Milan y provoqua des manifes-
tations bruyantes. Aussitôt, la priacesse songea A partir pour son
pays; mais elle eut l'étrange idée de former un bataillon de volon-
taires napolitains qu'elle conduirait elle-même à Milan. Dès qu'on
sut, A Naples, que Mm* de Belgiojoso avait loué un paquebot pour
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CBRI&nSI Taivoizio DE BBMOJOSO 1055
'Gènes, une foule de gens se précipitèrent chez elle, demandant à
être enrôlés dans le bataillon. La princesse, ne pouvant emmener
cp*e deux cents personnes, fit son choix à la bâte et partit. Le
voyage fat très gai. A Gènes, le peuple acclama la princesse et
ses volontaires. On se ont en route pour Milan où l'accueil ne fut
pas moins brillant. lcit je cède la parole & M. le baron de Hùbner,
témoin oculaire et très autorisé des événements que je raconte»
Dans ses Souvenirs, il parle en ces termes de la princesse Belgio-
joso et de ses volontaires napolitains :
« Arrivés à Milan dans l'après-midi (dm 6 avril); nous trouvâmes
la ville dans la jubilation. On célébrait, non comme je le craignais
quelque victoire remportée sur le maréchal (Radetzki), mais l'entrée
solennelle de la princesse de Belgiojoso & la tète de cent quatre-
vingts jeunes Napolitains. Les voitures furent arrêtées à leur
passage, et j'ai pn contempler à mon aise l'héroïne du jour, que
j'avais jadis souvent rencontrée dans les salons de Paris. Ces dix
années n'avaient pu passer sur elle sans laisser de traces, mais elle
était toujours belle femme. Suivie de ses giovinetti napoHtani, elle
portait, déployé, un grand drapeau aux couleurs italiennes. Aux
fenêtres et sur les balcons s'agitaient d'innombrables mouchoirs,
et l'air retentissait des vivats du public. Arrivée i la place San
Fidèle, devant le palais Marino (l hôtel de ville), elle fut reçue par
le comte Casati (chef du gouvernement provisoire de Milan), qui
prononça un discours des plus éloquents. Quelques jours après,
ces jeunes héros en herbe, après avoir été fêtés aux frais de la ville,
furent embarqués à la gare de la Porta Tosa et expédiés sur le
théâtre de la guerre. Trois semaines plus tard, on voyait une ving-
taine déjeunes gensen guenilles demander l'aumône dans les rues de
Milan. C'était le reste des prodi (preux) napolitains. Ils n'ont jamais
vm l'ennemi, mais ont commis dans les campagnes toutes sortes de
déprédations. A la fin, les paysans, exaspérés, les ont plus ou moins
exterminés. C'est ainsi qu'a fini cette grande démonstration essen-
tiellement républicaine. Le gouvernement siégant au palais Marino,
qui n'est pas républicain, en rit sous cape; la princesse, je pense,
en fera aisément son deuil et trouvera quelque autre manière de
charmer ses loisirs; les Milanais ont eu trois ou quatre jours de
spectacle et de tapage patriotique gratis. Tout le monde a donc lieu
d'être content, sauf les pauvres giovinetti napolitains1. »
L'accueil enthousiaste que le comte Gabrio Casati fit & la
1 Voy. Hùbner, Une année de ma vie (Paris, Hachette, 1891), première
partie, p. 159-160.
M. Barbiera proteste énergiquement contre le récit de M. de Hùbner,
mais il n'oppose que des phrases sonores au témoignage de ré minent
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1056 DUE PRINCESSE RÉVOLUTIONNAIRE
princesse et à ses jeunes Napolitains n'était point sincère. Le gou-
vernement provisoire de Milan était débordé par l'effervescence
populaire. Il n'osait pas repousser des gens que le peuple acclamait
et que les républicains et les mazziniens étaient prêts & soutenir
contre un pouvoir chaque jour plus faible. Mais si Casati n'osait
pas exprimer tout haut ses véritables sentiments, il les communi-
quait secrètement à Charles- Albert. Dans une de ses lettres au
comte Trabucco diCastagnetto, secrétaire intime du roi de Piémont,
on peut, en effet, lire ce post-scriptum :
« La princesse Belgiojoso est arrivée avec une troupe de cent
cinquante aventuriers. Je crains qu'elle ne m'ait fait un mau?ais
cadeau. Néanmoins, j'ai été forcé de jouer la comédie et de haran-
guer cette troupe1... »
Malgré tout, la princesse s'aperçut sans peine que le gouverne-
ment provisoire n'était pas content d'elle. Elle s'en vengea en écri-
vant dans les journaux républicains de Paris et dans la Revue des
Deux Mondes, que son ami Buloz avait mise à sa disposition, des
articles où Casati et le gouvernement provisoire étaient vivement
critiqués.
Si justes que fussent, en partie, les reproches que la princesse
adressait à Casati et à ses amis, il n'en est pas moins vrai que son
attitude à elle était pour le moins étrange et quelquefois grotesque.
Elle prétendait traiter avec le gouvernement de son pays comme
de puissance & puissance. Elle soutenait envers et contre tous ses
aventuriers napolitains. Elle s'arrogeait les droits d'un chef d'année
et délivrait à ses amis des brevets d'officier où on pouvait lire :
Nous, princesse Christine <ie Belgiojoso, nommons, etc. Quel
gouvernement, si improvisé qu'il fût, aurait pu tolérer de telles
fantaisies? Le comte Casati ne cacha pas ses sentiments à la prin-
cesse. Irritée de cette méfiance du pouvoir, elle quitta Milan et se
retira à Belgiojoso: Là, elle écrivit à Charles- Albert une lettre où
elle dénonçait l'impopularité du gouvernement provisoire de Milan
et conseillait au roi de Sar daigne de s'entendre avec les républi-
cains. Le roi lui envoya une personne de confiance qui constata
qu'elle avait raison quant au premier point, mus que le remède
qu'elle indiquait serait pire que le mal.
Belgiojoso n'est pas loin de Milan. La princesse venait souvent
dans la ville pour se tenir au courant des événements. Après la
défaite des Piémontais à Custozza (25 juillet 1848), elle voulait à
tout prix que Charles- Albert livrât bataille au maréchal Badetiki
diplomate autrichien, qui est confirmé par les auteurs italiens les plus
sérieux et impartiaux.
4 Cette lettre se trouve aux Archives Casati, à Milan.
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J
CHRISTINE TR1VCLZI0 DE BELGIOJOSO 1057
dans les rues de Milan. Elle chercha à voir le roi le 2 août. Le
désordre qui était partout ne lui permit point de réaliser son projet.
Lorsqu'elle apprit la capitulation du roi et la retraite de l'armée
piémontaise au delà du Tessin, elle en fut vivement irritée. Mettant
de côté ses préférences monarchiques et piémontaises de la veille,
elle redevint plus que jamais mazzinienne et républicaine, comme
à la veille de la révolution milanaise.
Rentrée à Paris, Mm* de Belgiojoso fréquenta beaucoup les
hommes de la révolution de Février. Elle voulait qu'ils intervinssent
en Italie pour y reprendre l'œuvre de leurs devanciers, les jacobins
de 1793. Les hommes de 1848 avaient trop de soucis, après les
journées de Juin surtout, pour songer à des conquêtes ou à la
politique imprudente et funeste à la France que Napoléon 111
devait suivre en 1859. La princesse ne pouvait se consoler de leur
attitude et ne leur ménageait point les reproches. La proclamation
de la République à Rome (novembre 1848) la rappela en Italie.
A Rome, la princesse revit Mazzini qu'elle n'avait pas vu depuis
de longues années. Les circonstances n'étaient pas les mêmes que
lorsqu'à Marseille le célèbre conspirateur recevait son amie dans la
secte de la Giovane Italia. Mazzini n'était plus l'exilé fuyant le
gibet de l'Autriche et du Piémont. C'était le chef incontestable du
triumvirat présidant aux destinées de la République romaine1.
La princesse mit au service de Mazzini et de sa république tout son
zèle et son activité plus ou moins brouillonne. Elle ne tarda pas
pourtant à se persuader que les affaires marchaient mal, que le
désordre était un peu partout et que ses amis les triumvirs laissaient
beaucoup à désirer. Vers la fin de leur régime, elle ne cacha point
son opinion dans une lettre adressée à son ami Vieusseux, à
Florence.
«Les triumvirs, disait-elle, font des bêtises nombreuses et variées.
Le peuple garde le silence parce qu'un mouvement contre les
triumvirs pourrait être iuterprété comme contraire à la République.
Il est certain toutefois qu'il devient chaque jour plus froid et qu'il.ne
déploie aucune activité pour soutenir ces hommes dont il n'est pas
content. En présence de l'intervention (de la France), le peuple, je
le crains, ne bougera pas, non par indifférence, comme quelques- uns
le disent, mais par le peu de confiance qu'il a dans ses chefs. »
* La princesse ne se trompait pas. Le peuple romain, las du
régime de Mazzini, le laissa tomber sous les coups de l'armée
française et ne regretta nullement un gouvernement qui laissait
* Le. triumvirat était composé de Mazzini, Armellini et du comte 8affi.
Ces deux derniers n'étaient, en réalité, que de simples comparses. Mazzini
menait tout.
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1058 UHK PRIHCK&E RÉyOLUTïONfïÀHffi
librement égorger tes prêtres et permettait aux pires bandits de
terroriser la ViHe Éternelle.
Ayant de se décourager, la princesse ayait en un moment
cTHIusion. Elle avait fait une propagande active en faveur de la
République romaine et des triumvirs. Elle poussa le zèle jusqu'à
aller dans les couvents pour avertir tes religieuses que le gouver-
nement de la République avait supprimé les ordres religieux et tes
vœux monastiques, et que, par conséquent, elles étaient parfai-
tement libres de sortir de leur clôture quand elles le voudraient, et
même de se marier.
Regrettant la froideur du peuple vis-à-vis des hommes qui
s'étaient emparés du pouvoir en son nom, M™ de Belgiojpso
eherchait à provoquer un peu d'enthousiasme en se transformant
en tribun de la plèbe. Elle prononçait des discours un peu partout,
dans les rues et les places comme dans les cafés, où elle montait
sur une table qui lui servait de tribune et haranguait les consom-
mateurs. Les Romains, sceptiques et toujours enclins à s'amuser,
l'écoutaient avec étonnement, discutaient ses poses, mais ne
^enthousiasmaient guère pour ses idées. Les épigrammes couraient
même de bouche en bouche et, pendant de longues années, te sou-
venir de la princesse resta gravé dans leur mémoire comme celui
d'une légende étrange et burlesque.
Aux derniers jours du siège, la princesse se dévoua au service des
blessés qui encombraient les hôpitaux de Rome. Après la capitulation,
elle quitta la Ville Eternelle et partit pour un long voyage en Orient.
Là, elle mena pendant quelques années une vie errante. Après
avoir visité les Lieux saints et la plupart des provinces de la Turquie
d'Asie, elle se fiia au fond de l'Anatolie, y acheta des terres, s'en-
toura de domestiques orientaux et jouit pendant quelque temps de
toutes les distractions que lui procurait cette nouvelle existence.
Mais, malgré ses costumes orientaux, sa tente, ses excursions dans
le désert, elle se fatigua d'une vie aussi monotone, revint en France
avec sa caravane orientale, s'arrêta pendant quelques mois aux
environs d'Albi et rentra à Paris. Elle travailla à échauffer le zèle de
Napoléon III en faveur de l'indépendance italienne, aidée par Arese
et le docteur Conneau. Puis, voyant que Turin était le rendez -vous
de tous les conspirateurs et de tous tes émigrés italiens, elle rentra
en Italie, et passa quelques hivers dans la capitale du Piémont
Les événements de 184& avaient détruit chez la princesse tentas
les illusions républicaines et mazziniennes. Elle abandonna ■ "
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CHRISTINE TMVULZIO DE BKLGIOJOSO 105»
à son sort et renonça à ses préférences d'autrefois pour accepter la
monarchie unitaire et suivre le programme de Cavour.
En 1860, elle fonda à Turin le journal ï Italie* qui se publie
encore de nos jours & Rome, pour rendre la cause italienne popu-
laire en France et en Europe. Elle publia de nombreux articles
dans la Revue des Deux Mondes sur l'Orient et sur l'unité ita-
lienne. Rentrée à Milan, et n'y ayant pas été reçue avec les égards
auxquels «lie «rayait avoir droit, elle 9e retira à Bfevio, sur le lac
de Côme, où son salon ressemblait fort au caravansérail du général
de La Fayette à Paris, après la révolution de Juillet. La haute
société milanaise s'éloigna de plus en plus d'elle, et elle mourut»
presque oubliée, le 5 juillet 1871.
Son biographe se plaint de l'ingratitude des hommes envers cette
princesse qui avait tant travaillé en faveur de l'indépendance ita-
lienne et avait donné maintes preuves de son sincère désintéres-
sement, de sa charité envers les pauvres et d'autres nobles qualités
que personne ne saurait lui contester. 11 oublie qu'à côté de ces
beaux traits de son caractère, il y avait chez elle une conduite peu
conforme à sa foi, des allures qui choquaient même les gens les
moins prudes, tout un ensemble d'extravagances et de contradic-
tions qui devaient peu à peu faire le vide autour de cette femme
si remarquable à d'autres égards. La Providence l'avait comblée de ses
dons. Elle ne sut pas les mettre à profit pour s'attirer l'estime et le
respect des hommes de bien. Les passions et un esprit réfractaire
à toute contrainte la poussèrent dans une voie où elle ne put faire
valoir qu'imparfaitement les belles qualités de son esprit et de son
cœur. Au moment de la mort, elle se souvint des devoirs que la foi
impose aax chrétiens. Mais, si consolant que soit le souvenir de sea
derniers jours, il ne peut attirer sur une vie pleine de désordres
l'indulgence de l'histoire.
Comte Joseph Grawnski.
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UNE FIGURE D'ÉVÉQUE
LE CARDINAL GMBERT
I
L'année 1802, Tannée du Concordat et du Génie du christia-
nisme, qui avait donné Mgr Dupanloup et le P. Lacordaire à
l'Eglise de France, ne s'acheva pas sans lui donner encore le
cardinal Guibert. Les deux héros des combats du Seigneur au dix-
neuvième siècle avaient paru les premiers, tenant du Ciel la trom-
pette de l'ange et le glaive de Paul. Il était juste que le cardinal
Guibert, solide et mesuré, toujours imperturbable, fermât derrière
l'arche sainte la marche sacrée.
Qui, l'ayant rencontré ou seulement aperçu, ne se rappelle le
cardinal Guibert? Qui n'a présente encore cette grande vision
d'évêque? Il ramenait à la mémoire le mot de Brantôme sur le
chancelier Michel de l'Hôpital : « Par son visage pasle et sa façon
grave, c'était un vray portraict de saint Jérosme. » Si ce n'était
pas un chancelier du royaume de France, qui passait dans cette
robe rouge d'où sortait une figure d'ascète, c'était une sorte de
chancelier du royaume de Dieu. Il avait l'air impassible du gardien
des tables de la loi. Sa mine haute, sa face longue, osseuse et maigre,
que couronnaient des cheveux blancs; ses yeux noirs qui, du fond
de leurs arcades creuses, ombragées d'épais sourcils, jetaient des
flammes ou des rayons; sa pâleur éclatante sur sa pourpre é caria te;
la grâce sérieuse de son sourire imprégné d'une arrière-pensée douce
vers les choses d'éternité; son calme imposant de prêtre adossé à
l'Eglise comme au roc immuable ; sa dignité lente, recueillie et simple,
— tout, en lui, était plein d'une sévère et sereine grandeur. Philippe
de Ghampaigne ou quelque autre méditatif du pinceau y aurait
trouvé matière à l'une de ces œuvres inspirées et fouillées, devant
lesquelles la postérité s'arrête d'autant mieux qu'il y est entré
plus d'âme et d'idéal.
Celui qui devait mourir archevêque de Paris, Joseph- Hippolyte
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LE CARDINAL GU1BBRT 1061 .
Guibert, naquit le 13 décembre 1802 ; la même année, le général
Bonaparte avait rendu ses archevêques à l'Eglise de Paris qui,
depuis 1790, n'en avait plus. Chose singulière! le jeune consul,
entouré de sa brillante jeunesse de héros, n'avait pas voulu pour
l'archevêché de Paris d'un prélat de leur âge à tous; il avait rude-
ment écarté l'abbé Bernier, parvenu de la Révolution, trop pressé
d'arriver. Alors que tout était à faire ou à refaire, il avait étonné
en choisissant un nonagénaire, le doyen du clergé français, Mgr de
Belloy, ci-devant évêque de Glandèves, bourg perdu dans les
Alpes, puis de Marseille où il avait succédé, en 175$, au saint
Charles Borromée du dix-huitième siècle, à Mgr de Belzunce.
Pourquoi cela? Pourquoi ce vieillard au milieu de ces jeunes
gens? Le politique qui avait négocié le Concordat entendait-il
signifier que, dans l'instabilité universelle, la bienfaisante mission
de l'Eglise est moins d'innover que de conserver? Obéissait-il à son
goût du passé, — cette partie du temps qui lui échappait, et qu'il
eût voulu tenir comme il tenait le présent et comme il comptait
tenir l'avenir? En ces années-là, il faisait courir aux armes et battre
aux champs lorsque l'ancien ministre de la guerre du roi
Louis XVI, le vieux maréchal de Ségur, traversait la cour du
Carrousel pour se présenter à son audience des Tuileries. Bona-
parte, sous qui perçait déjà Napoléon, sourit à la pensée de se
donner pour archevêque de sa capitale un évêque du roi Louis XV,
même un contemporain du roi Louis XIV.
Comme s'il eût reçu du maître impérieux de la France la con-
signe de vivre, Mgr de Belloy, bientôt cardinal, ne manqua son
centenaire que de quatre mois. Né le 9 octobre 1709, moins d'un
mois après la bataille de Malplaquet, il mourut le 10 juin 1808, un
an et un mois avant la bataille de Wagram. Aimable, conciliant et
pacifique, — le premier des évêques d'ancien régime qui, lors du
Concordat, eût démissionné à l'appel de Rome, — il laissait à ses
successeurs un encourageant exemple de longévité tranquille, qui
ne fut guère suivi. Maury, le puissant lutteur de l'Assemblée cons-
tituante, fut un fantôme d'archevêque de Paris entre deux exils.
Si le cardinal de Talleyrand-Périgord put finir doucement à l'ombre
des tours de Notre-Dame, c'est qu'il avait gagné par vingt-cinq
années d'épreuves sur la terre étrangère le repos de sa dernière
heure. La persécution abrégea la vie de Mgr de Quélen : trois
pontifes, venus après lui, teignirent de leur sang le siège de saint
Denis; ils ne reçurent que cette pourpre.
Sans égaler les jours du cardinal de Belloy, le cardinal Guibert,
né l'année même où son devancier était devenu archevêque de Paris,
devait rouvrir l'ère des patriarches qui, espérons- le, ne cessera plus.
25 décembre 1902. 69
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1082 LI CARDINAL OT1B1RT
Ë II
Il était né à Aii en Provence, ville romaine et magistrale, dont
l'empreinte resta sur loi. Ses parents étaient pauvres. Il les vit en
son bas âge souffrir pour lui, se priver pour le nourrir, endurer la
faim pour qu'il ne la connût pas. Il n'oublia jamais cette sublime
image de l'amour d'un père et d'une mère : a Je rencontre ton-
jours, écrivait-il bien longtemps après, durant ses années de
séminaire, ce souvenir touchant à la porte du réfectoire1. »
Faute de ressources, il apprit tard le latin: ce qui fit que, pins
formé, son esprit l'apprit plus vite et plus à fond. Il tira de cette
étude réfléchie l'art de la langue française qu'il écrivit si bien. Il
se plaisait, dans sa vieillesse, à rappeler cette expérience person-
nelle, lorsqu'il avait le chagrin patriotique d'assister à des systèmes
d'instruction publique, mécaniquement employés à déformer l'intel-
ligence de l'enfant, à la bourrer de connaissances indigestes et
prématurées qu'elle ne peut garder et qui Fépuiseot, à la vider i
tout jamais de toute sève et de toute originalité. Les éducations
d'autrefois s'inspiraient davantage de la règle qu'avait suivie le père
%■ de Pascal : « Sa principale maxime dans cette éducation, écrivait
sa fille, Mu° Perier, était de tenir toujours cet enfant au dessus de
son ouvrage; et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point com-
mencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le
fit avec plus de facilité. » Méthode de travail, on en conviendra,
qui ne réussit pas trop mal à l'élève, le plus précoce et le plus
puissant entre les génies du plus grand des siècles 1
La vie du jeune Guibert se développa dans une régularité par-
faite. Elle fut sans événements, sans histoire. L'enfant devint
? écolier. L'écolier devint séminariste. Le séminariste devint prêtre.
Le prêtre devint moine, ce qu'il ne cessa jamais d'être, même sons
la mitre et le chapeau. 11 franchit toutes ces étapes et tons ces
£. * Nous empruntons cette citation, comme plusieurs des détails qui
y" suivront, à une Vie du cardinal Guibert, qu'a publiée, en deux volumes
très intéressants, consciencieux et documentés, un prêtre distingué do
clergé de Paris, M. l'abbé Paguelle de Folienay, vice-recteur de l'Institut
catholique, mort, il y a quelques années, curé aux Batignolles.
M. l'abbé de Folienay avait reçu de son ami, Mgr d'Hulst, à qui ses
nombreuses occupations ne permettaient pas, comme il l'eût désiré, de se
livrer lui-même à ce travail, la tâche d'écrire la vie du cardinal. Malheureu-
sement, l'historien avait peu connu Mgr Guibert; c'est le seul regret, bu»
c'est un regret qu'on éprouve en lisant son ouvrage.
Personne n'a oublié la belle oraison funèbre où Mgr Perraud a fait reviwe
en traits si puissants et si fidèles la figure du grand cardinal qui l1**11
sacré évêque d'Autun.
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LE CARDINAL GU1BKRT 1063
degrés avec la même aisance que s'il eût monté les marches d'un
autel. 11 parait que, sur le point de faire sa profession d'oblat,_ce
cœur rigide s'émut; ajouter des vœux de religieux à ses serments
du sacerdoce et mettre comme un double nœud à sa vocation sacrée,
n'était-ce pas trop? Son père, qui voyait crouler toutes ses ambitions
terrestres, était irrité et menaçant. Sa mère lui disait avecjles
sanglots que son dernier bonheur serait de vieillir auprès de lui
dans un presbytère où il lui fermerait les yeux. Il eut dans j*a
conscience et dans son cœur des débats pleins d'angoisses. Avait-il
le droit de désoler ceux qu'il aimait tant? Le fondateur de Ja
congrégation de missionnaires d'où sortit, sous sa forme définitive,
celle des Oblats de Marie, le P. de Mazenod, plus tard évèque de
Marseille, — âme impérieuse, pathétique et sainte, — le décida
pour le parti qu'il avait lui-même embrassé.;
Voilà donc l'enfant d'hier, missionnaire chargé d'évangéliser les
pauvres : Pauperes evangelizantur, ce sera son ineffaçable devise
sur ses armoiries d'évêque, d'archevêque, de cardinal. On l'appe-
lait alors, tout uniment, le P. Guibert. 11 fit ses débuts d'apôtre
dans quelques hameaux des Gévennes, au milieu de populations
oubliées dont la foi, plus vivace que vivante, avait sommeillé,
souvent défigurée, sous l'âpreté des mœurs et des habitudes. Il
fallait réveiller ces endormis, instruire ces ignorants, adoucir ces
violents, corriger ces vicieux. Le jeune lévite se mit résolument à
sa tâche. Il était très fier d'avoir retrouvé dans une église perdue
de village une chaire d'où le fameux P. Bridaine avait remué les
foules, et d'y être monté à son tour. Sans posséder rien de cette
éloquence de torrent, il racontait avec un enthousiasme austère et
merveilles de piété populaire dont il avait été le témoin et un peu
l'auteur. Il avait passé des nuits à entendre des confessions et des
matinées entières à distribuer des communions. C'est dans une de
ses stations à la montagne qu'il écrivait au supérieur de sa commu-
nauté ces lignes touchantes : « Je vais me consoler un peu à l'autel,
je vais donner la communion à nos braves gens. Je ne pouvais
m'empêcher de pleurer hier, quand je confessais ces hommes, si sim-
ples et si pleins de foi, que d'hypocrites pharisiens jettent en enfer. »
Il quitta les Gévennes pour aller plus haut et plus loin encore,
non pas en passant, mais à demeure, au sanctuaire de Notre- Dame-
du-IÂus dont il fut nommé recteur, dans les Alpes, au milieu des
pics, des ravins et des neiges* Le site était magnifique autant que
solitaire; il le laissait tête à tête avec Dieu et avec tout ce que
l'humanité offre de plus misérable et de plus abandonné. Faire le
aué dans la montagne, assister les pauvres gens que le service
■ paroissial ne pourrait atteindre, porter la parole évangéliqae dans
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1064 LE CARDINAL GUIBERT
des lieux où, sans cette charité, elle ne retentirait jamais, caté-
chiser les pâtres dans les moments où ils n'auraient pas leurs
moutons à garder; n'avoir pour diversion que quelques retraites
prêchées aux habitants des villes voisines, comme Embrun et
Barcelonnette; recevoir les pèlerins qui, dans certaines saisons de
l'année, débouchaient en files innombrables par tous les versants et
tons les cols; diriger le noviciat de missionnaires où se recrutait
la congrégation, subvenir à tous ses besoins moraux et matériels,
aménager et agrandir des bâtiments délabrés, arranger et achever
la chapelle en ruines, la doter d'une tour qui annoncerait à tons
les horizons la maison du Seigneur, planter un potager, ne pas
oublier les eaux pour l'arroser; entreprendre et exécuter un plan
d'exercices et d'études qui, préparant des hommes d'oraison et des
hommes d'action, élèveraient du même vol les esprits et les cœurs;
ce fut la fonction du P. Guibert. Il la remplit sept ans, de 1828
à 1835, et il ne trahit jamais l'ambition d'en remplir une autre.
Si, un instant, quelque impatience du dehors sembla le saisir,
ce fut à la nouvelle que le choléra avait éclaté dans les départe-
ments du Midi. Il voulut faire ce qu'avait fait Belzunce daos sa
Provence, se dévouer corps et âme aux pestiférés. Sans attendre
l'autorisation de son supérieur, il adressait au préfet et à Tévèque
de Gap les offres les plus pressantes pour être employé dans les
hôpitaux de cholériques; il conjurait son supérieur de l'aider dans
sa requête : « Je vous demande formellement cette dernière grâce;
un homme comme moi, qui n'a rien pu faire pour Dieu durant sa
vie, ne doit plus désirer que de mourir pour la charité des membres
de Jésus-Christ. »
D'autres fois, ce prêtre, si froid d'apparence, songeait aui mis-
sions d'outre-mer, comme y avaient songé, avec la flamme de leurs
imaginations, Fénelon et Lacordaire. Il y songeait pour lui-mê<ne,
pour ses frères en Marie Immaculée : « C'est une véritable néces-
sité des temps, écrivait- il à son supérieur; il. faut un élément au
zèle d'une congrégation naissante; le repos nous serait mortel.»
Serait-ce l'Asie? Serait-ce l'Afrique qui serait le royaume à con-
quérir? Il avait un faible pour l'Amérique dont l'immense et géné-
reuse liberté le tentait : « J'ai lu avec plaisir, écrivait-il au P. de
Mazenod, qu'aux Etats-Unis les religions sont libres et que la
religion catholique fait tous les jours des progrès rapides. » Au
lendemain de la révolution de 1830, sous un ciel de tempêtes qui
éclairait un sol toujours tremblant, quand l'Eglise de France res-
semblait à saint Pierre aux liens, et que les passions grondantes
ne lui promettaient que des ruines et des chaînes, le P. Guibert
se disait que, dans ce nouveau monde où la société était neuve, le-
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le cardinal guibert îœs
christianisme appliqué sans entraves reprendrait une vigueur et
une fécondité qui le ramèneraient victorieux dans notre ancien
monde, tôt ou tard honteux et las de lui-même, de ses vieilleries
sans prestige, de ses tyrannies avortées, de ses séniles et stériles
servitudes. Il priait le supérieur des Oblats de ne pas différer :
« Ne pourrait-on pas s'offrir â l'évoque de New-York pour fonder
et diriger le séminaire dont il a le projet? Ce serait là notre pre-
mier pied-à-terre, et Ton prendrait ensuite de l'extension à mesure
que les circonstances et le nombre des sujets le permettraient. » Il
s'exaltait dans ses espérances, et il s'en excusait : « Quand je mets
le pied sur la terre d'Amérique, je ne puis plus quitter ce pays
enchanté. »
III
L'apôtre n'eut pas â faire le voyage de sa chère Amérique. Son
supérieur se contenta de l'envoyer, en 1835, dans l'île de Corse où
l'évêque d'Ajaccio, Mgr Gasanelli d'Istria, avait appelé les Oblats
pour l'aider â former enfin, dans ce diocèse en friche, presque sau-
vage, un vrai clergé et de vrais chrétiens. Le P. Guibert devint
sans peine le bras droit de l'évêque qui, malgré les résistances
opposées par le religieux, le nomma vicaire général. 11 fut l'insti-
tuteur, le directeur, même le constructeur des grand et petit sémi-
naires par lesquels devait se faire la régénération. 11 mit dans ces
œuvres bienfaisantes et durables sa claire, persévérante, ingénieuse
et robuste volonté. Il avait bâti d'une main si solide que tout ce
qu'il a fondé survit et prospère. Il avait encore trouvé le temps de
relever dans la montagne l'ancien monastère franciscain de Vico
d'où les Oblat9 feraient rayonner la parole de Dieu sur la contrée
pour dissiper les haines, désarmer les vengeances, apprivoiser les
bandits, les transformer, s'il était possible, en héros.
Le P. Guibert allait de Tune de ses créations à l'autre, leur
inculquant à toutes, avec la règle, le zèle, comme un feu sacré
qu'on allume dans un vase d'airain. Son activité était incroyable.
Ceux qui l'ont connu le prélat peut-être le plus sédentaire de
France ne se doutaient pas qu'entre trente-trois et trente-huit ans,
on le voyait continuellement, couvert de son froc noir où pendait
sur sa poitrine un crucifix de cuivre, trotter sur un petit cheval
corse au milieu des maquis et des bois de châtaigniers.
En le présentant à l'évêque d'Ajaccio, le P. de Mazenod avait
tracé son signalement : « Je vous donnerai pour supérieur le prêtre
le plus distingué de nos contrées, soit par sa profonde piété, soit
par l'étendue de ses connaissances, soit par la finesse de son
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i960 LE CARDINAL GUIBERT
esprit cultivé. Il fait les délices du diocèse de Gap où il est supérieur
du sanctuaire qui nous est confié; c'est à qui l'aimera davantage,
de l'évêque, du clergé ou du peuple. »
Le P. de Mazenod avait cru devoir, en même temps, avertir le
P. Guibert du sacrifice qu'il allait lui imposer, de la peine qu'il
allait lui faire en l'arrachant à ce sanctuaire de Notre-Dame-do-
Laus où s'était comme enracinée sa vie. Il lui avait dit nettement,
sans crainte de l'enorgueillir, quelles considérations avaient com-
mandé son choix : « L'évêque nous appelle pour diriger son sémi-
naire, et il est disposé à nous confier les missions de son diocèse;
il faut prendre ou laisser... Mais qui envoyer pour fonder cet éta-
blissement important? Il faut des professeurs, il faut surtout un
supérieur très capable. Nous n'avons que vous, mon cher, qui,
dans la Société, réunissiez les qualités propres pour faire cette
fondation. Je le dis devant Dieu et après m'être épuisé en combi-
naisons de tout genre. Je sens trop le vide que vous me ferez
ailleurs; mais, je le répète, la fondation ne peut être faite que par
vous. Vous me dispenserez de vous le prouver; votre modestie s'y
opposerait lors même que l'esprit d'obéissance dont vous êtes
rempli ne vous en ferait pas un devoir. » Le P. Guibert avait
répondu avec cet accent qu'on entendra toujours à chaque échelon
qu'il montera dans les devoirs et dans les honneurs : « C'est arec
zèle et ardeur que je veux embrasser la mission que vous m'impose,
autant par dévouement à la Société à laquelle j'appartiens sans
réserve, que par l'amour filial que j'ai voué à votre personne; et
ce sentiment n'exclut pas celui de mon indignité, mais je me
confie entièrement en Celui qui se sert, pour arriver à ses fins, de
ce qui est faible et de ce qui n'est pas. Je sens très bien tout ce
qui me manque et surtout le défaut d'études spéciales. J'étais bon
tout au plus à donner une petite mission dans un village; aussi je
n'aspirais pas à autre chose. J'étais heureux au delà de tonte
expression dans ma position actuelle. J'aurais voulu cacher toute
ma vie dans ce sanctuaire où la présence de la sainte Vierge est si
sensible; aussi j'accepte volontiers l'espérance que vous me donnei
d'un retour vers ce saint asile. Mais avant tout, le bien des âmes
et celui de la Société I »
Ainsi s'écoulèrent les quarante premières années du cardinal
Guibert; il en vécut un peu plus du double. 11 aurait été difficile
d'avoir fait moins de bruit en ce monde. Son nom était inconnu,
et modestes ses emplois. Mais le noviciat avait été utile.
A cette vie obscurément laborieuse et méritante où l'exercice
des vertus surnaturelles les plus hautes était de rigueur, le prêt**
avait gagné par surcroît les plus rares vertus naturelles, celles
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LE CARDINAL GU1BERT 1067
qui soutiennent les autres, et qu'il devait si bien porter un jour
sous le titre, fait exprès pour lui, de vertus cardinales. Il eut
la justice, la prudence, la tempérance et la force. 11 garda même
de sa longue familiarité avec les habitants de la montagne quel-
ques-unes de leurs qualités ou, si Ton préfère, de leurs disposi-
tions : la finesse, non celle qui trompe, mais celle qui attend,
interroge et calcule; une prévoyance mêlée d'un peu de défiance;
l'horreur salutaire des fausses démarches et des faux pas; le besoin
de ne s'avancer qu'à bon escient et de ne mettre le pied que sur
un terrain ferme; et jusqu'à cet adage qu'ils ont de commun avec
un empereur romain : Hâte-toi lentement. Il était aussi scrupuleux
et circonspect que résolu. Avant d'agir, il délibérait; et l'action
une fois décidée, il ne reculait pas. Il ne s'aventurait pas à la
légère, même pour le meilleur des buts; il ne prenait d'engage-
ments qu'avec la certitude de les tenir. Contraint d'assumer de
grosses responsabilités, il ne fit pas de dettes, et il paya celles
cT autrui. Il réalisait dans sa pensée et dans sa conduite le mot
toujours bon à redire : « Soyez un saint, si vous pouvez I Mais
soyez d'abord, superlativement, un honnête homme I »
Gomme il est arrivé pour plus d'un enfant du clottre, jeté de sa
cellule dans la fournaise des affaires humaines, — ce prêtre presque
moine, cet Oblat fut un sage parmi les difficultés et les discordes
de son temps. Là où d'autres, d'une trempe d'esprit moins sûre,
auraient pu n'être que des fanatiques, il devint un politique dans
la plus noble et vraie acception du mot. Il puisa dans cette disci-
pline volontairement acceptée la maîtrise de soi-même qui fit son
autorité. Il eut à un degré singulier le tact, l'à-propos, le discer-
nement des possibilités, l'art des ménagements, le respect habile
des convenances et des limites dans l'inflexible accomplissement
des devoirs. Son isolement sur les montagnes de Provence et de
Corse, son éloignement de tous les théâtres confus des agitations
vaines l'avaient servi. Comme les gens des hauts lieux voient, au-
dessous d'eux, filer ou crever l'orage, il n'avait aperçu qu'en bas,
dans des régions inférieures, le nuage noir, si tumultueux et si
vide, de nos révolutions. Il avait, d'un regard plus désintéressé
et plus lucide, mis chaque chose au point. Il avait mieux mesuré
la plupart des questions auxquelles s'est usée la virilité du dix-
neuvième siècle, tant de combats contre des fantômes et des
ombres, tant de disputes oiseuses qui semblaient un incendie et
qui n'étaient même pas une fumée. Au grand air des montagnes,
sous sa tente errante de missionnaire, dans l'absolu détachement
de sa vie de religieux, en contact avec l'âme des simples, il avait
plus librement observé et étudié nos sociétés modernes, qu'il ne
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} LE CARDINAL GUIBBRT
It fait dans l'atmosphère étouffée des villes où les opinions de
itine, de parade et de convention font la loi et la nuit.
L'esprit du cardinal Guibert, — cet esprit tout particulier qui le
idit apte aux fonctions les plus élevées et les plus lourdes,
s'était formé dans la solitude et le recueillement, comme
forme, sous l'eau des torrents, dans le travail silencieux de la
ture, le cristal de roche, dont il avait la solidité et la pureté.
IV
Il fut évêque en 1842, à quarante ans. Il le fut malgré lui. Ce
il devait dire un jour aux funérailles de l'un de ses suffragants
la province de Tours, Mgr Àngebault, évêque d'Angers, on peut
n plus encore le dire pour lui-même : « Il a été un grand et
nt évêque parce qu'il avait tout fait pour écarter de lui cette
:>lime fonction. »
L'épiscopat lui vint sans qu'il y pensât. L'évêque d'Ajaccio l'avait
royé à Paris pour traiter d'affaires très embrouillées relatives à
oéreux établissement de ses deux séminaires. Le P. Guibert,
provisé diplomate, prit l'air des bureaux. Il fut reçu par les
ûistrcs. Il eut même une audience royale. Il plut. Il plut infiniment.
uis-Philippe l'avait remarqué tout de suite ; il avait été frappé de
piètre d'une tenue si haute et d'un esprit si ouvert. Praticien
îs illusion de la matière humaine, il avait goûté ce distingué mé-.
ige de précision et de décision qu'accompagnait tant de réserve.
La bonne impression qu'il causait n'avait pu échapper an néga-
teur lui-même. Il en profita, séance tenante, pour délivrer d'une
uation fort pénible son supérieur vénéré et chéri, son paternel
ii, le P. de Mazenod. Le gouvernement de Juillet ne s'était-il pas
s en tète de lui enlever la qualité et les droits de citoyen fran-
9, parce qu'il avait été sacré à Rome, sans autorisation, évêque
cosie in partibus infidelium ? Au fond, la vraie raison de cette
uvaise chicane, c'était que le P. de Mazenod avait des relations
des opinions légitimistes.
Le P. Guibert n'eut pas de peine à démontrer que, s'il y avait
irrégularité, il serait facile de la corriger; que toute intention
demie et factieuse était absente ; que, si le P. de Mazenod ne
uvait oublier d'augustes souvenirs, il était, avant tout, prêtre
al. Louis-Philippe était philanthrope, non persécutenr. H
cueillit avec une bienveillance souriante les explications et
)mit la réparation. Il était si charmé qu'il voulut presque incon-
ent présenter ce prêtre de choix à la reine Marie-Amélie, grande
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LE CARDINAL G01BKRT 1069
amie des hommes et des choses de Dieu* La vertueuse princesse
avait connu autrefois à Païenne le P. de Mazenod, alors jeune et
pauvre émigré; comme si elle avait eu hâte de se débarrasser d'une
pensée qui la tourmentait, ses premières paroles furent pour dire
au P. Guibert, d'une voix précipitée par l'émotion : « Si l'abbé de
Mazenod me connaissait bien, il saurait que nous sommes montés
sur le trône malgré nous. Il a fallu subir ce fardeau pour éviter de
grands malheurs à la France. Nous avons considéré cette nécessité
comme un pénible devoir que la Providence nous imposait. »
Le P. Guibert avait plus que gagné la cause de son client. Réin-
tégré dans son titre de citoyen français, Mgr de Mazenod, le délin-
quant, le déchu, était, deux ans après, par ce même gouvernement
de gens d'esprit, nommé évêque de Marseille, en remplacement de
son oncle démissionnaire, vieux prélat d'ancien régime.
Le tour de l'avocat ne pouvait guère tarder à venir; le moyen
qu'un homme si bien en cour n'eût pas la mitre? Le P. Guibert
avait quitté Paris, il avait repris son apostolat, ses courses, ses
missions dans son lie, lorsqu'il reçut la fatale nouvelle. Le roi
l'avait voulu : ce Que diable 1 avait-il dit à ses ministres. Quelle
idée avez-vous de chercher des candidats quand nous avons ce qu'il
nous faut dans l'abbé Guibert? » Décidément, le P. Guibert allait au
cœur du roi. Après la mort du duc d'Orléans, Louis -Philippe disait
un jour à M. Villemain, son ministre de l'instruction publique :
« Je veux revoir l'abbé Guibert; quand il est venu, j'étais plongé
dans la plus profonde affliction. Sa visite a été trop courte; je veux
le revoir. » Somme toute, être un bon prêtre est encore ce qui sert
le mieux à tous, à commencer par le prêtre.
Le P. Guibert fut appelé au premier évêché vacant, à celui de
Viviers. Il fut étonné et consterné. 11 voulut refuser. Mais Mgr de
Mazenod qui, devenu évêque de Marseille, était toujours le supé-
rieur des Oblats, lui fit un devoir d'accepter. Il ne pouvait raison-
nablement lui-même priver l'Eglise de France d'un tel pasteur, et
sa petite congrégation à peine née d'un tel honneur et d'un tel appui.
Mgr Guibert fut évêque par ordre.
Lorsque, quinze années plus tard, il sera transféré de l'évèché
de Viviers à l'archevêché de Tours, il éprouvera la même surprise et
le même déchirement. L'importance que l'évêque de Viviers avait
conquise dans le clergé français était si grande, que bien des voix
l'indiquaient déjà pour le siège de Paris, laissé vacant par la mort
tragique de Mgr Sibour. L'élévation fut-elle jugée excessive?
Quoique la guerre d'Italie n'eût pas éclaté encore, le gouvernement
impérial hésita-t-il à mettre auprès de lui, dans son voisinage de
chaque jour, ce prélat qui, toujours correct, pourrait être incom-
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1070 LE CARDINAL GUIBBBT
mode? Mgr Guibert n'aspirait qu'à rester à Viviers; il fut, à son
corps défendant, promu à l'archevêché de Tours.
Quinze années allaient s'écouler encore; et Mgr Guibert sera
nommé archevêque de Paris, dans le cours d'un drame où la
noblesse d'âme du prêtre qui fuit les honneurs, mais qui ne foit
pas les périls, ne se démentit pas.
Président du Conseil en 1840, H. Thiers avait été bien inspiré
en proposant Mgr Àffre pour le siège de Paris, le plus haut du
royaume, et que l'élu grandit encore par son martyre. Président de h
République en 1871, il ne fut pas moins heureux dans le choix de
Mgr Guibert. Ils étaient compatriotes, du même pays de Provence;
en leur bas âge, ils avaient pu jouer ensemble dans leur ville
d'Aix. Leur camarade Mignet, réservé, élégant et grave, apparaît
de loin, comme le trait d'union entre ces deux petits Provençaui
d'humeur si différente, l'un si réfléchi, l'autre si éveillé. Vieillards,
M. Thiers et Mgr Guibert s'étaient retrouvés à Tours en 1870, dans
les longues semaines de l'année terrible. Ils s'étaient souhaité la
bienvenue en leur belle langue sonore dont, à la moindre échappée,
ils se donnaient le régal. Us avaient rappelé le temps où ils étaient
jeunes, et où la France était grande. Maintenant leur deuil était
commun. Le 11 novembre, fête de saint Martin, au rayon de soleil
de Goulmiers qui avait lui, comme un retour d'été, dans nos
ténèbres* Mgr Guibert invita M. Thiers à venir, avec l'amiral Fou-
richon et quelques amis, manger à l'archevêché l'oie traditionnelle.
Moins d'un an après, M. Thiers était chef du gouvernement dans
la France mutilée; et le siège de saint Denis était encore vide, —
vide par un crime pire que tous les précédents. M. Thiers offrit ce
siège ensanglanté à Mgr Guibert. D'accord avec le chef du gouver-
nement, la renommée publique désignait pour l'accablant héritage
l'évèque sans tache, qui avait été digne devant l'Empire tout-puis-
sant, digne devant la dictature révolutionnaire, digne devant
l'invasion victorieuse. Rien d'humain ne pouvait tenter Mgr Gui-
bert. Il approchait de soixante-dix ans, âge où l'ambition de
l'homme est de mourir tranquille. D'un autre côté, ce trône archi-
épiscopal de la grande capitale, ce trône des persécutés et des
assassinés, — avait-il le droit de s'y dérober? Le plus saint de ses
prédécesseurs de Tours avait dit : « Je ne refuse pas le travail, —
non recuso laborem. » Il disait à son tour : « Je ne refuse pas la
tribulation, fût-elle le martyre. » Il avait lui-même rapporté les
paroles qu'il avait recueillies de la bouche de Mgr Sibour allant
prendre la succession de Mgr Àffre : « En des temps ordinaires,
j'aurais décliné une dignité si élevée. Mais, dans le moment présent,
qu'est-ce que le siège de Paris, sinon un Calvaire? Je regarderais
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LE CARDINAL GUIBERT 1071
comme une faiblesse de refuser d'y monter en portant ma croix l. »
Est-ce que le même point d'honneur sacré n'agirait pas pour lui?
Mgr Guibert connaissait le désir du Pape. Il ne délibéra plus. 11 entra
dans le palais inoccupé de Mgr Darboy. Il fut archevêque de Paris.
Quelques jours après son acceptation, le 31 juillet 1871, il nous
écrivait ces lignes où se peint sa simplicité : « Mon cher ami, j'ai
hésité tant que j'ai pu. Il ne me paraissait pas raisonnable de
mettre les rênes de la grande Eglise de Paris entre les mains d'un
vieillard comme moi, épuisé par trente ans d'épiscopat, surtout au
milieu des crises que nous traversons et qui ne sont pas finies.
Je cède devant les instances du gouvernement et les intentions du
Saint-Père. Il arrive quelquefois que Dieu choisit infirma mundi
ut confundat fortia. Dieu aura égard à mon sacrifice et à l'acte
d'abnégation que je fais en m'éloignant du tombeau de saint
Martin. Je vous renouvelle, cher ami, l'assurance de ma tendre
affection. »
Sur ces trois sièges d'inégale importance, Mgr Guibert se
montra égal à lui-même. Quand l'évèché était encore petit,
l'évêque était déjà grand; il avait annoncé dès Viviers ce qu'il
devait être sur les trônes de saint Martin et de saint Denis.
Viviers, où Mgr Guibert fit ses débuts d'évêque, lui convenait;
il y avait comme un air de famille entre l'hôte et les lieux.
La plus petite ville épiscopale de France, qui n'est même pas
une sous-préfecture, et qui, simple justice de paix, compte à peine
4,000 âmes, — le vieux Viviers, vu de loin, avec sa cathédrale pour
couronne et ses remparts pour ceinture, fait penser à une retraite
de prière et à une place de guerre. C'était bien un cadre taillé
d'avance pour la figure de cet évêque-moine, solitaire qui ne
demandait au siècle que de le laisser libre, contemplatif qui, de
son oratoire, observait le monde, pacifique, qui ne désertait pas la
bataille, et qui veillait aux brèches.
Tout, dans le paysage comme dans l'histoire, complétait la res-
semblance. Appuyé aux montagnes de l'Ardèche, Viviers se dresse
sur ces rives du Rhône qui, avec leur chaîne tourmentée d'escar-
pements et de pics, avec leurs restes do châteaux superbement
perchés comme de grands nids d'où les aigles sont partis, avec
leurs glorieux souvenirs pendus aux ruines géantes des abbayes et
4 Lettre circulaire de l'évêque de Viviers sur la mort de Mgr l'archevêque
de Paris [Œuvres pastorales de Mgr Guibert, t. Ier, p. 451).
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1072 LE CARDINAL GCIBERT
des donjons, valent presque la voie triomphale des bords du Rhin.
Roches qu'a posées Dieu et pierres qu'a entassées l'homme couvrent
le sol. Débris d'une capitale gauloise et romaine, l'Albe des Helviens,
qui régna sur ces sommets, — Viviers, après avoir relevé des
empereurs carolingiens et même des empereurs d'Allemagne, avait
fini, au moyen âge, par former, sous le sceptre des rois très chré-
tiens, une sorte de cité sacerdotale dont l'évëque était le prince
et dont le chapitre était le Sénat. À tant de siècles de distance, i
travers les bouleversements qui rendent les nations méconnais-
sables à elles-mêmes, la ville vivaraise n'a guère changé de
physionomie; c'est encore son évêque, assisté de son chapitre,
qui, un grand séminaire aidant, soutient l'antique renom.
Mais, si la vie était plus bruyante et plus somptueuse autrefois,
elle était plus dure; il fallait payer la gloire. Sarrasins, Albigeois,
pastoureaux, routiers, écumeurs des fleuves, détrousseurs des
chemins, bientôt les protestants aux bandes mieux armées, firent
rage contre cette ville de prêtres. Plus d'une fois, elle faillit y
rester. Lorsque les portes étaient enfoncées et que l'enneflù
débordait, tout ce qui ne voulait pas périr se réfugiait dans k
clocher : robuste tour du dixième siècle, qui, toujours debout dans
sa carrure massive, porte vaillamment ses mille ans d'âge, et
écoute avec indifférence souffler le taquin et sempiternel mistral,
moins malfaisant que la tempête humaine. On vivait, tant bien que
mal, derrière ces épaisses murailles : il y avait des ouvertures pour
recevoir les provisions ou lancer les projectiles; il y avait aussi des
chapelles, quelques-unes exquises, comme celle des anges, où
l'évëque, vigie de Dieu, offrait le saint sacrifice et appelait le
secours d'En- haut.
Moins heureuse que son clocher, la cathédrale, vouée à la
Vierge, avait perdu ses trois nefs dans la bagarré des guerres
religieuses; elle n'avait pu sauver que son chœur gothique, qui, par
ses vastes et harmonieuses proportions, suffit à la rendre encore
majestueusement belle. Des pillards et des incendiaires avaient
consommé ce meurtre d'un chef-d'œuvre. Le bailli de l'évëque
marchait à leur tète, un certain Albert-Ncêl de Saint-Alban, passé
à la Réforme par convoitise des biens d'Eglise : huguenot d'une
espèce rare à cette époque, huguenot artiste, qui, avant de sac-
cager la maison du Seigneur, s'était fait bâtir à lui-même, dans un
coin obscur de la ville basse, un curieux et charmant hôtel Renais-
sance, orné de figures en relief. 11 ne jouit pas longtemps de son
hôtel ; saisi par les gens du roi pour crimes et rapines, il fut jugé
et décapité à Toulouse.
Avec le dix-septième siècle, Viviers goù'a le repos. Le cardinal
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LE CARDINAL GCIBKR? 1073
do Richelieu daigna y coucher, au terme du lent et dernier voyage
où, s'en allant mourir à Paris, et maître plus que jamais du royaume
et du roi, il avait remonté le Rhône entre les châteaux démantelés
qui, des deux côtés du fleuve, faisaient la haie comme des vassaux
demandant grâce. Le terrible justicier avait mis ordre aux fantai-
sies de chacun ; agonisant, il avait clos sans pitié l'ère des grandes
rébellions. La Fronde ne devait être qu'une espièglerie de désœu-
vrés, qui s'évapora vite. Biais, avant le passage de Richelieu, Viviers
avait déjà, sous Henri IV, planté, en signe pacifique, son orme,
un Sully; et, peu après que le cardinal eut passé, M. Olier planta
dans la petite ville un autre arbre de paix, un de ses premiers
séminaires de Sulpiciens, qui, plus encore que le Sully trois fois
centenaire d'aujourd'hui, est vénérable et vivace.
Telle était, en sa modeste enceinte, la ville pittoresque, tran-
quille et pieuse où Joseph- Hippoly te Guibert parut en évèque dans
les premiers mois de 1842. Elle aurait pu croire que c'était un de
ses pasteurs des vieux âges, ressuscité de la tombe ; tant le jeune
prélat, au visage austère, semblait un ancien du sanctuaire, un
contemporain de ce qui ne passe pasl L'Oblat de Marie était comme
à sa place séculaire, dans sa cathédrale de la Vierge.
L'évèché de Viviers, — élégante villa du dix-huitième siècle, où
respire le goût italien, — était au bas de la ville, avec un parc et
des pelouses qui s'étendaient jusqu'au Rhône. La montée de la
cathédrale n'était pas toujours chose aisée. Il fallait gravir des
pentes raides aux cailloux aigus, lits de torrents plus que chemins
de vivants. Les rues étroites s'enfilaient le long de maisons noires,
qui montraient, â la dérobée, quelques délicieux caprices de l'art
aux panneaux de leurs portes, et l'éclat fauve d'admirables fers
forgés sur le chêne plein. L'évêque ne faisait guère attention à
tout cela. Lorsque la bise se démenait en ce pays venteux, déran-
geant le3 processions, relevant et gonflant les surplis, mettant de
travers les rabats, courbant les bannières et les croix comme des
mâts qui penchent, nous soupçonnons que Mgr Guibert marchait
comme à son ordinaire. Il devait redire ce que Bossuet répondait â
son grand vicaire qui le conjurait do hâter le pas sous l'averse :
« Un évèque ne court jamais. »
Mais, au beau temps, le spectacle que, du plateau de sa cathé-
drale, au sortir des offices sacrés, Mgr Guibert avait sous les yeux,
était digne de ses pensées. Il y revoyait une image de ce monde
qu'en habitant du désert, il contemplait : au pied de la montagne,
dans la plaine changeante, le Rbône, tantôt sommeillant, tantôt
grondant, si calme qu'on le croirait mort, ou bien faisant beaucoup
de bruit et jetant beaucoup d'écume; puis, au fond de l'horizon
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1074 Lï CARDINAL GDIBKRT
limpide d'air et de lumière, sons l'azur, la ligne droite des Alpes
immobiles, les hautes cimes blanches, avoisinant le ciel.
Entre tous les enfants du Vivarais, qu'a signalés l'histoire,
Mgr Guibert aimait à évoquer le souvenir de bons ouvriers do
moyen âge, les frères pontifes. Moitié savants, moitié inspirés, ik
étaient ainsi nommés parce que, comme on met une selle sur un
cheval sauvage, ils mettaient des ponts sur le Rhône indompté;
ponts faits de hardiesse et de calcul, qui, reliant les rives et rappro-
chant les riverains, offraient une voie toute grande sous leurs
voûtes : témoin, à quelques coups de rame de Viviers, le pont du
Saint-Esprit, qui tient encore après six siècles, victorieux du temps,
du flot et du vent t Mgr Guibert qui avait la gravité d'un Melchi-
sédech, rêva d'être un Frère pontife comme ceux-là, un bâtisseur
de ponts entre le ciel et la terre, entre l'Eglise et l'Etat, entre
l'Eglise et la nation, entre les croyances nécessaires et les aspira-
tions généreuses. Sur ces ponts, tous les hommes sincères, en pos-
session ou en quête de la vérité, passeraient; et, du haut de ces
ponts, ils regarderaient les événements, les systèmes, les révolu-
tions pousser leur fuite précipitée vers le gouffre où tout se perd.
VI
Mgr Guibert avait inauguré son épiscopat de Viviers par un coup
d'autorité. Il avait trouvé le diocèse en proie à des discussions et i
des discordes qui gagnaient les diocèses voisins. Deux frères,, deux
prêtres du pays avaient soulevé une question brûlante, celle de
l'inamovibilité des desservants. Les partis s'en étaient emparés; le
parti révolutionnaire, qui juge aujourd'hui légitime que les desser-
vants soient arbitrairement privés de leurs traitements, jugeait
alors excessif qu'ils fussent arbitrairement séparés de leurs
paroisses. Et encore, notre rapprochement ou notre opposition
entre ces deux conduites du parti révolutionnaire, dont l'une est
moins repoussante que l'autre, manquent de justesse : le pouvoir
épiscopal qu'il blâmait, ne déplace les desservants que pour les
replacer, tandis que le pouvoir civil qu'il loue, ne les dépouille que
pour les affamer.
Quoi qu'il en soit, la thèse des deux prêtres du Vivarais s'était
bien vite grossie et envenimée. Michelet, déjà pleurard lorsqu'il
n'était pas égrillard, la recommandait avec des larmes à Lamar-
tine1, pour qu'il la portât à la tribune; Jules Favre devait s'en
* On trouvera cette lettre dans le recueil des lettres adressées à Lamar-
tine et publiées après sa mort.
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LE CARDINAL GC1BRRT 1075
charger plus tard, dans un débat financier où Berryer, répliquant
A l'improviste, se surpassa lui-même. Sur cette thèse d'autres
s'étaient peu à peu greffés, qui n'allaient à rien moins qu'à l'assu-
jettissement des évèques aux synodes et aux jurys ecclésiastiques.
Le précédent évêque de Viviers avait moins agi que gémi ; les pas-
sions s'étaient enhardies de son mécontentement inerte; et, finale-
ment, ne sachant comment parer à la crise, il avait démissionné.
En quelques semaines de l'administration nouvelle, tout fut
pacifié. Mgr Guibert avait été au plus pressé : remettre chacun à sa
place et l'ordre dans l'Eglise. 11 avait en défiance, même en hor-
reur, ce qu'il appelait « le presbytérianisme moderne ». À la suite
d'instructions données, de sévérités montrées, et de mesures prises
à propos, avec intelligence et volonté, l'agitation insolite tomba.
Les prêtres qui s'y étaient le plus engagés, la désavouèrent;
bientôt même, repentants et réconciliés, ils étaient rétablis dans
leurs fonctions- Au dedans et au dehors de son diocèse, le jeune
évêque avait inculqué à tous l'impression qu'il était une force avec
laquelle il faudrait compter.
Quant à la question elle-même, cause de l'orage, — si Mgr Gui-
bert ne supportait pas qu'elle fût traitée par-dessus la tête des
évêques, — il n'entendait pas qu'elle fût étouffée. Elle était com-
plexe. Parce que l'arbitraire des évèques doit être prévenu, leur
responsabilité, inséparable de leur autorité, doit-elle être désarmée?
Le curé de canton, à qui est conférée l'inamovibilité, la reçoit après
une épreuve préalable de ses aptitudes; sans le même noviciat,
sans les mêmes garanties, le desservant sera-t-il rivé d'emblée,
par un lien indissoluble, à un poste où il sera peut-être reconnu
impropre à faire le bien, qu'il pourrait faire ailleurs? Mgr Guibert
soumettait la question, sous ses faces diverses, avec ses délica-
tesses et ses difficultés, & la sagesse du Saint-Siège. En 1865,
devenu archevêque de Tours, il la rappelait encore & l'attention de
Pie IX pour le programme des travaux du prochain concile; il lui
exposait, dans la même lettre, l'avantage qu'il y aurait pour
l'Eglise, sous des régimes politiques où le niveau de f épisoopat
tendait à s'abaisser par une application judaïque du Concordat, à
voir les évèques choisis par Rome sur une liste qu'auraient dressée
les évèques de la province.
Le rôle de Mgr Guibert allait grandir avec des événements pro-
chains qui, presque tous, seraient, hélas! des malheurs pour la
France.
H. de Laoombe.
La fin prochainement*
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LE SECRÉTAIRE
DE MADAME LA DUCHESSE '
Le duc de Clerval à ilf6 Le Compasseur, Marienbad.
Clerval, le 29 juillet.
Ma femme vous a invitée officiellement pour le 10 août, chère
belle amie; permettez au directeur de la troupe dont vous êtes
l'étoile de vous dire avec quelle impatience il vous attend.
Nous faisons l'ouverture de la chasse le dimanche 13. Hais cela
ne vous intéresse pas beaucoup, ni moi non plus, à vrai dire. Toute-
fois, il faut bien conserver la tradition et massacrer un cent de
perdreaux ou deux sur le domaine, parce que « cela s'est toujours
fait ». Alex a convoqué cinq fusils, plus les acteurs et actrices de la
revue dont, par parenthèse, j'ai changé le titre en celui-ci : le
Pneu chevalier de Clerval. J'ai imaginé un tableau qui sera,
j'espère, un des clous. Il faut vous dire qu'Alex a déniché un secré-
taire qui est un gaillard superbe, fort comme un Turc, et dépourvu
de l'expérience du monde à vous en faire pleurer d'attendrissement.
Je profite de tous ces avantages pour l'introduire dans une de nos
armures. Il revient de Palestine en auto, avec des lunettes de chauf-
feur sur sa visière. C'est « le pneu Chevalier ».
La première scène marche toute seule; je vous en donne l'esquisse :
— Voilà une fameuse idée! lui dites-vous. Avec ce costume, vous
ne craignez pas les collisions.
— Erreur, Madame, vous répond-il. Ceci est ma tenue militaire :
je reviens de la croisade.
— Eh! bien, vous n'êtes pas en avance! Tous les autres sont
revenus depuis longtemps.
— J'ai eu des papnes.
Là- dessus, il vous conte fleurette et voudrait s'émanciper.
* Voy. le Correspondant du 10 décembre 190E.
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LE SECRÉTAIRE DE M"* LA DUCHESSE 1077
Impossible avec toute sa ferblanterie. Alors moi, le compère, je
tous cbante un couplet, quelque chose comme ceci :
Ne craignez aucune aventure
D'ia part de c't homme impétueux;
Ayant su l'dos sa lourde armure
Il est forcé d'êt' vertueux... etc.
Le manuscrit définitif est à la copie. Je vais vous envoyer votre
rôle sous peu de jours, afin que vous profitiez de vos loisirs pour
l'apprendre. Mais ce n'est pas tout. La chère Alex trouve qu'il serait
prétentieux d'occuper à moi seul toute l'affiche. Elle veut un autre
nom sur le programme, du moins pour un lever de rideau. Je songe
à Musset. Le Caprice serait facile à monter. Tout le monde l'a vu
jouer et le sait par cœur. Mais, pour plus de précaution, j'ai ruminé
un plan que je vous confie sous le sceau du mystère. Ce serait
d'obtenir de Madeleine Méran qu'elle vint mettre cet acte en scène.
Sa présence à Glerval donnerait à la réunion un chic tout particu-
lier, sans compter qu'elle pourrait nous aider aussi pour la revue.
Elle et moi sommes de vieux amis; elle ne me refusera pas ce ser-
vice qui sera une distraction pour elle. Sa vie ne doit pas être gaie
depuis que les Français lui ont donné sa retraite. Quand vous serez
des nôtres, nous verrons ensemble à qui distribuer les rôles du
Caprice. Mais, de grâce, travaillez surtout celui que vous avez dans
la Revue, car il est écrasant, ma belle commère.
J'espère que Marienbad vous réussit. N'exagérez pas votre...
diminution. Une commère ne doit pas être un sylphe. Rodolphe en
a-t-il fini avec le dessin de votre costume? 11 me tarde bien de vous
savoir délivrée de cette préoccupation. Rien ne demande plus de
tact qu'un costume de revue pour une femme du monde, obligée à
certaines... discrétions. Cependant n'oubliez pas que les jeunes filles
seront absentes, sauf la chanoinesse de Pontbreton qui n'y voit plus
bien clair. Je voudrais qu'elle fût un peu plus sourde, à cause de
deux ou trois couplets qui vont m'attirer ses reproches. Ah ! ma
pauvre amie, je suis surmené de travail, et cela ne fait que commencer!
Alex, de son côté, rabote sa symphonie. La soirée musicale
sera dure à avaler; mais, d'une part, c'est toujours une soirée
remplie ; de l'autre, comme c'est ma femme qui paye les frais de
la revue, il est bien juste qu'elle soit applaudie comme compositeur,
après qu'elle m'aura fait applaudir comme auteur. Sur certaines
questions, vous savez que je suis toujours très correct. Je n'ai
jamais contrarié ma femme ; je ne l'ai jamais trompée. Si quelqu'un
peut rendre témoignage à ma vertu, c'est bien vous, charmante et
troublante sirène! Au revoir. Votre compère- auteur baise vos
25 DÉCBMBRE 1902. 70
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1078 LE SECRÉTAIRE DE M- U DUCBESSB
belles mains et vous attend le 10. Mais, de grâce, ne soyez pas trop
en condition. Gomme vous le verrez par votre rôle, vous devez être
imposante. Sans cela, quelques-uns de mes mots tomberaient à plat.
Philippe Eurault à sa mère.
Clerval, le 30 juillet.
Je ne vous ai pas écrit dimanche dernier, ma lettre à Madelon
vous ayant apporté la veille un tableau détaillé de mes occupations.
Elles augmentent tous les jours; le temps de mon sommeil diminue
toutes les nuits. Mes fonctions normales suffiraient à remplir une
existence ordinaire. Par là dessus, entre un mari qui veut faire
jouer ses pièces et une femme qui veut faire jouer ses symphonies,
je suis comme ces porte-plumes qu'on s'arrache dans les bureaux
de poste, et qui écrivent tout le temps des choses différentes à des
personnes diverses. Le château de Clerval, ces jours-ci, est divisé en
deux ateliers de copie. Là on transcrit des rôles; là on pointe des
croches. Pendant ce temps-là, je corresponds avec des hautbois
réfractaires ou avec des perruquiers négligents. Pour me reposer,
j'apprends mon rôle de chevalier. Quel bonheur que je n'aie aucun
talent sur le trombone ou sur la contre-basse 1 11 me faudrait étu-
dier ma partie. Hélas 1 c'est déjà bien assez d'essayer des armures,
après avoir, tout d'abord, essayé un complet ad hoc, moulant mes
formes et ne tenant pas de place sous l'enveloppe de tôle. Vous
devinez s'il fait bon dans cette gaine glaciale, où je suis en proie à
des quintes d'éternuements qui n'ont rien de chevaleresque.
Après m'avoir toisé lui-même comme s'il s'agissait de fabriquer
mon cercueil, « Sa Grâce », ainsi que l'appelle Katbleen, a trouvé
dans sa galerie le décrochez-moi ça d'un nouveau genre qui sera
mon costume. Il est assez dans mes mesures, mais trop avantageux
du thorax. On a dû me caler avec de vieilles housses de fauteuils,
vu l'impossibilité de rentrer les coutures. Le duc déclare que je suis
magnifique. Toutefois, si je t'écoutais, il me faudrait porter cette
défroque glorieuse une heure ou deux chaque jour, afin d'acquérir
l'aisance qui me manque encore : c'est un peu trop demander. J'ai
acquis, dans tous les cas, une admiration considérable pour ces
rudes hommes, vaine poussière aujourd'hui, qui combattaient douze
heures avec cette ferraille de cinquante livres sur le dos, sur les
bras et sur les jambes. C'était une race puissante, à coup sûr; mais,
si j'étais le duc actuel, je ne pourrais me défendre de certaines
réflexions mélancoliques en me comparant aux Clerval d'autrefois.
Lui ne songe qu'au succès promis à sa revue. Sa fille n'a eu
garde de manquer le spectacle, inconnu pour elle, d'une armure de
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LE SECRÉTAIRE DE M- U DUCfflBSSB 1079
la galerie marchant toute seule. Je crois qu'elle a été d'abord assez
satisfaite; mais j'ai éternué dans mon heaume; alors cette bonne
pièce s'est mouchée avec ostentation, comme pour me dire :
— Je vous défie d'en faire autant!
Si j'éternue à la représentation, tout est perdu. Ce sera déjà
bien assez que de chanter le couplet de l'entrée. Ma voix sort de
cette enveloppe métallique avec des résonnances bizarres, qui me
font souvenir du temps où j'effrayais la toute jeune Madelon en
mugissant dans un arrosoir vide. Je me demande si je n'ai pas fait
une bêtise en acceptant ce rôle, qu'on peut qualifier de lourd à
tous les points de vue. Tant pis I Je ne suis pas de ceux qui reculent
au dernier moment; d'ailleurs le duc en ferait une maladie. Et
puis cela m'amuse de faire, moi simple petit bourgeois, une chose
qu'aucun des jeunes seigneurs qui vont arriver ici n'eût osé faire.
« C'est nous qui sont les princesses I »
Pour me remercier de ma complaisance, le duc m'a convié à
prendre part à l'ouverture, d'aujourd'huf en deux semaines. Là, je
ne crains pas d'être ridicule, mon coup d'oeil étant assez sûr. Mais
si je ne m'étais pas versé à moi-même mon premier mois, plus le
remboursement de mes dépenses de voyage liquidées à un centime
près, le tout bien et dûment visé par la duchesse, je me demande-
rais si ces gens-là n'ont pas oublié que je suis leur secrétaire, et
non pas l'un d'eux. Hélas! mon mois va passer dans les mains du
tailleur, pour une bonne part. 11 faut être mis comme un « mon-
sieur ». J'envie le valet de chambre de « mon auguste maître » sur
qui pleuvent les mise-bas; je doute que le duc porte jamais un
costume plus de dix fois. Gela n'empêche le valet en question de
fournir des comptes à faire dresser les cheveux sur la tête :
Papier blanc pour emballer les affaires de M. le Duc : 17 fr. 75.
La duchesse, à qui j'ai signalé cette dépense véritablement somp-
tuaire, m'a remis à ma place d'un de ces petits mouvements de tête
secs et brefs auxquels je commence à m'habituer, et qui veulent
dire : « N'insistez pas; ceci dépasse votre compréhension. » U est
probable qu'un homme de qualité ne saurait, comme nous autres,
envelopper ses bottines dans un vieux journal. A moins que
!!*• Alexandrine n'ait des raisons pour rester en bons termes avec
le valet dç confiance de son mari...
Je crois m'apercevoir qu'elle est informée avec une précision
extraordinaire de tout ce qui se passe autour d'elle. Vous parlez de
ma diplomatie? La sienne doit être prodigieuse; reste à savoir si
elle a conservé beaucoup d'illusions sur la vie. J'ai mes doutes à
cet égard. Elle doit traverser l'existence ainsi qu'un général d'armée
qui exécute son plan de campagne traverse un pays, c'est-à-dire
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KO LE SECRÉTAIRE DE M- LA DUCHESSE
ins avoir le temps de savourer les beautés du site et la fraîcheur
es ombrages. Oit va-t-elle? Que veut-elle? Qui combat-elle? Je
'en sais rien; mais elle a des sourires pleins de mystères qui
assemblent fort à des tristesses.
A propos de mystères, la chanoinesse est venue déjeuner, dans
si curieuse calèche, tirée par la vieille jument qui ressemble à une
ache. Casimir, cette fois, n'avait pas son manteau royal de velours
leu. Il m'a salué comme une ancienne connaissance, avec toutes
» marques d'un respect profond. M11* de Pontbretoo lui a sans
oute ouvert les yeux sur la haute naissance qui se cache sous mon
om bourgeois. Après déjeuner, elle s'est horriblement compro-
îise avec moi en prenant mon bras pour aller « voir les espaliers » ,
a dépit d'une chaleur à fondre. Quand nous fûmes bien seuls :
— Gomment vont les amours? m'a demandé cette romanesque
er sonne. Parlez-moi d'elle sans trahir son origine. Un galant
omme ne doit jamais prononcer le nom de sa dame.
Nous avons parlé d'elle; mais je n'essaye plus de faire croire
la comtesse Zoé qu'un ancêtre de Madelon n'était pas à Taille-
ourg. Je perdrais mon temps.
Au sortir de ce tête-à-tête, M1Ia Yvonne m'a joué un fort vilaio
>ur. Elle a conté mes prouesses dans mon armure, se doutant
ien que la chanoinesse voudrait me voir en cet appareil, chose qui
'a pas manqué. Les petits yeux noirs de la chère vieille ont brillé
'enthousiasme en voyant ma belle prestance sous le harnais.
— Monsieur, a-t-elle dit oubliant toute discrétion, je suis char-
îée, mais non étonnée, de voir que vous êtes là comme chez vous.
Chacun a dressé l'oreille à cette allusion qui semblait recouvrir
es abîmes de confidences. Dieu sait ce qu'auront imaginé les
sectateurs, pendant que, resté seul, je faisais dévisser mon cos-
îme par l'esclave attaché à mon service. Par prudence, et aussi
lute de temps à perdre, je n'ai pas reparu au salon.
Philippe Burault à Pierre d'Andoitville.
Cierval, le 2 août.
Très en hâte, je viens te demander un service. Il faut absolument
ue tu me renseignes sur la position morale et sociale d'une cer-
tine veuve qui va venir chez nous, et y rester longtemps. Le duc
irle d'elle à journée faite, ce qui, à première vue, ne laisse
îcune apparence clandestine à leur intimité. Mais, d'autre part, la
nchesse prend volontiers sa figure de bois quand le nom de Mae Lé
ompasseur tombe dans l'entretien. En d'autres circonstances, tu
iges bien que le passé ou le présent de cette dame seraient sans
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LE SECRÉTAIRE DE M"4 LA DUCHESSE 1081
intérêt pour moi. Il n'en est pas de même dans ma situation perpé-
tuellement délicate. J'ai besoin desavoir s'il y a quelque chose, pour
ne pas mettre les pieds dans le plat. Une veuve, encore belle, riche,
toiletteuse, enragée comédienne de salon, probablement flirteuse à
toute vapeur, — je devine qu'elle est tout cela, — doit être connue
à ton mess d'officiers, où les hommes chic abondent. Je ne te
demande pas de me raconter ses débordements, si elle déborde.
C'est seulement la topographie spéciale qui me préoccupe. En bon
Français, le duc s'est-il compromis avec elle? Tu entrevois les
gaffes que je pourrais commettre.
Ils font de moi, ici, un secrétaire-hommedumonde, ce qui est à
la fois éreintant et périlleux. Je me trouve à peu près aussi à
l'aise dans cette nouvelle vie qu'un aveugle au milieu de la place de
l'Opéra. Sois mon caniche. Tu es responsable de l'intégrité de mes
membres, puisque c'est toi qui m'a fourré dans cette bagarre.
Elle va s'accentuer la semaine prochaine par l'arrivée d'une
première série : celle des chasseurs, ou soi-disant tels : le général
Valin et sa nièce, Mme de Besque (dont le mari voyage en Norwège);
Carissan, l'homme de lettres tombé dans l'exploration; deux ou
trois « jockey- club » ; Marcel Thorigné, l'ami du prince de Galles;
deux Américaines, Mmt Fenton et sa fille, — cette dernière chasseuse
au mari, évidemment; — un tout jeune ménage, les Melmont, et
cœtera. Mais, évidemment, c'est M"1* Le Compasseur qui occupe le
duc et embête la duchesse. Pourquoi? Réponse, s'il vous platt. Je
parie que tu fais ta sieste en ce moment. Heureux homme!
Pierre d'Andouville à Philippe Hurault
Oran, le G août.
Ta lettre m'est arrivée ce matin; la réponse partira ce soir. Vas*
tu te plaindre ?
La dame en question ne « déborde » pas, assurent les gens bien
nlormés. Elle dit même à tout le monde qu'elle veut se remarier,
ce qui donne à une veuve l'air franc et honnête, avec le droit
d'éconduire les amoureux pour le mauvais motif. Toutefois son veu-
vage ne date pas d'hier, et sa fortune, non moins que sa personne,
ont de quoi tenter les amateurs. Il est donc probable qu'elle cherche
un mari en priant Dieu de n'en pas trouver, sachant bien qu'elle
ne sera jamais plus heureuse qu'elle est à l'heure présente. Ainsi
elle sacrifie certaines douceurs de sa liberté aux perspectives d'un
mariage à venir, sans pouvoir prendre son parti de sacrifier la liberté
au mariage. Ce type d'ânesse de Buridan (excuse la métaphore
malsonnante) qui meurt de faim, — ou tout au moins se rationne,
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1081 LK SECRÉTAIRE DK M~ LA DUCHESSE
— entre le foin des gracieuses culbutes et la paille du conjungo,
me paraît devoir te fournir d'agréables sujets d'études.
Christine (j'ai même découvert son petit nom) a le défaut, parait-
il, d'avoir « sa situation mondaine » constamment à la bouche.
Amie d'enfance de la duchesse, elle a joué fort habilement ce gros
atout mondain pour se créer, en effet, « une situation ». Le Com-
passeur était fort riche ; il a laissé à sa femme une belle fortune,
ses dispositions testamentaires ayant été prises, — il est mort jeune,
— avant la période des désillusions. Il n'est pas prouvé que la
duchesse meure d'envie de posséder chez elle cette amie jamais
consolée et toujours consolable, à cause des dangers que présente
cet équilibre facile à déranger. On ne veut pas d'histoires à Clerval,
ou du moins pas d'histoires bruyantes et voyantes. Mais, d'une part,
il est difficile de plaquer cette amie d'enfance, qui, en somme, n'a
pas prévariqué ouvertement. De l'autre, elle est l'étoile de la troupe
du duc, à qui l'on passe le séné dramatique en échange de la rhu-
barbe musicale, ainsi que tu l'as fort bien discerné. En voilà plus
qu'il n'en faut pour te tracer ta ligne de conduite.
Le « général », après une brillante carrière sous les étendards de
Vénus et de Bellone, n'appartient plus qu'au premier de ces deux
corps d'armée, — service auxiliaire, bien entendu. Il reste l'adora-
teur de toutes les femmes et les amuse encore, quand elles n'ont
rien de mieux, par ses mines de se pâmer en leur présence. Sa nièce,
qui a de l'esprit, joue les soubrettes du duc et profite de sa laideur
pour se distraire avec désinvolture, en répétant que les hommes ne
regardent pas une laideron de son espèce. Elle affecte un langage
exempt de pruderie exagérée. Tu l'entendras souvent répéter
l'axiome bien connu : « Ce sont celles qui en disent le plus,
qui en font le moins. » Ne trouve dans cette parole, selon ton
humeur plus ou moins vertueuse, aucune raison de te décourager
ou de te rassurer.
Garissan, vidé avant l'âge, en est réduit aux peuplades nègres
pour se procurer de la copie. Une revue, même des Deux Mondes,
accepte toujours des « Visions de Pays Jaunes » ou de « Notes
Zanzibariennes ». Les Français sont tous colons aujourd'hui, — sur
le boulevard. Garissan et Hm# de Besque sont copains. (Honni ne
soit pas qui mal y pense.) Ils exploitent ensemble une entreprise de
reportage mondain, et font marcher les couturières. Garissan est un
invité à deux fins : amusant par ses mots les jours de pluie,
grand fusil en plaine quand il fait beau. Ne lui donne pas le bon
Dieu, même avec confession. (Voilà que je parle comme lui.) Nous
avons chassé le lion ensemble, sans succès d'ailleurs.
Je connais aussi Thorigné et je te le recommande. Son père était
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LE SECRÉTAIRE DE M™ U DUCHESSE 1085
agent de change et loi a laissé beaucoup d'argent. Mais il s'est mis
en tête çle devenir l'homme chic cosmopolite, et je dois dire qu'il
y est parvenu. Cela coûte gros, quand on s'appelle Thorigné tout
court. Mets-le sur le prince de Galles, sur le roi des Belges, le roi
de Grèce, l'ex-roi de Serbie. Il t'en dira de bonnes; mais il ne te
dira pas combien de billets de mille certains d'entre eux lui doivent.
Et papa n'est plus de ce monde pour remplir la caisse.
La duchesse le protégeant beaucoup, l'idée me vient qu'elle veut
peut-être lui faire épouser Miss Fenton, sur laquelle je n'ai pu me
procurer aucun renseignement. Thorigné n'est pas même comte; je
doute que l'Américaine emboîte le pas.
On ne voit guère pourquoi les Melmont, tout jeunes mariés*
figurent sur la liste que tu m'envoies, sauf que ce ne soit pour
représenter l'honnête amour conjugal et purifier l'atmosphère
en cas de besoin. Telles ces lampes à capuchon de platine qu'on
allume dans les salons afin d'absorber la fumée des cigares quand
elle devient trop épaisse. Tu vas, naturellement, vouer un culte à
l'angélique petite Mms de Melmont, plus conforme à tes goûts
simples que les plus ou moins compliquées et dangereuses créa-
tures citées plus haut.
Ah! si j'étais à ta place, heureux mortel!... Du moins je te con-
jure, par notre vieille amitié, de me tenir au courant des plaisirs
que te procurent tes fonctions, et des succès que te permet ton
austérité. Mais n'oublie pas que la duchesse ne veut pas d'histoires
chez elle. Je te supplie de me distraire. Ici, nous nous ennuyons à
mort, et tu vois comme je suis gentil.
Madame veuve Hurault à son fils Philippe.
Nancy, le 8 août.
Tu n'as pas écrit avant-hier dimanche; nous voilà toutes
tristes. J'ai calmé et consolé Madelon en lui faisant comprendre
que tu es surmené de travail et qu'une lettre en moins représente,
pour toi, une demi-heure de sommeil en plus. Car je l'élève à la
brochette pour mon fils, cette bonne et charmante fille. Si elle est
égoïste, celle-là, ce ne sera pas ma faute, — ni la tienne. Les meil-
leurs d'entre vous ont une manière très simple, encore qu'incons-
ciente, de faire perdre aux femmes l'habitude de l'égoïsme. C'est
d'accaparer pour eux-mêmes cet ustensile de ménage. Mais tu n'en
es pas là encore, Dieu merci!
L'égoïste est un avare; toi, au contraire, tu es un prodigue, qui
te dépenses pour les indifférents. Je n'ai pas en vue, cela va sans
dire, la peine que tu te donnes pour remplir tes fonctions. Ce ne
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1084 LS SECRETAIRE DK UT Lk DUCHESSE
serait rien si, ton travail de secrétaire fini, ces gens-là te laissaient
tranquille. On te met à toutes les sauces, mon pauvre ami ; et je
suis trop franche pour ne pas avouer que j'en suis un peu fière, tout
au fond de mon cœur maternel.
Je n'en suis pas plus fière, cependant, que je n'en suis effrayée
pour toi. Ce qui est anormal ne peut produire que des résultats
fâcheux. Tu n'as pas quitté ta mère, ta fiancée, ton pays, pour te
promener à cheval, endosser des armures, jouer la comédie, et
tourner la tête des admiratrices d'Octave Feuillet à son beau temps.
Et moi, je ne t'ai pas mis au monde pour être un homme du
monde. J'ai voulu refaire de toi un modeste et un simple. Si tu
conquiers un rang au dessus de ta naissance par le travail et le
génie, nul n'en aura, plus que moi, un juste orgueil. Prends garde,
au contraire, que c'est ta tournure et ta bonne mine qui te valent
tes succès. Prends garde aussi qu'elles vont t'attirer des jalousies.
Au milieu de jeunes- gens qui se considèrent comme tes supérieurs
par la position, et qui le sont à coup sûr par la fortune, je te vois
jalousé, attaqué, tourné en moquerie; et tu ne pourras te défendre.
Les Glerval te jouent, sans le vouloir et sans le savoir, un bien
mauvais tour, mon bon Philippe.
Dieu veuille qu'ils ne rendent pas un service plus mauvais encore
à Hadelon et à moi, qui t'attendons comme notre unique espoir!
Cher pigeon voyageur, même si tu reviens avec toutes tes plumes, ne
vas-tu pas trouver ta cage bien peu brillante, après les splendeurs de
cette volière, peuplée d'oiseaux de riche plumage et de savant ramage?
Pas besoin de te dire que je garde ces craintes pour moi
seule. J'assure Madelon, tout au contraire, que tu nous reviendras
affamé de la vie simple et tendre qu'elle te donnera, que je t'ai
donnée de mon mieux, après avoir tâché d'en faire goûter la
douceur à celui qui n'est plus.
Oh! n'oublie pas ton père! Tu m'as conservé sa voix, ses gestes,
son visage. Conserve-moi tout de lui, son sens si juste de la vie,
son mépris pour le clinquant du monde, son humble attachement à
la médiocrité. 11 appelait cela : être républicain, — cela fait sourire
aujourd'hui. Es-tu bien sûr que tu es encore républicain dans cette
acception élevée, noble, permise? Et ne trouves- tu pas au moins
singulier ce résultat que tu viens d'obtenir : l'argent de ton premier
mois passant aux mains d'un tailleur?
Fais attention que ceci n'est pas un blâme du fait lui-même. La
seule idée qu'un habitant de Glerval, maître ou domestique, pour-
rait sourire de ta tenue me fait monter la rougeur au front. Oui,
certes, il faut soutenir ton rang. Mais je déplore que tu sues un rang
à soutenir, et non pas seulement le poids d'un travail à supporter.
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Lt SECRÉTAIRE DR UT LÀ DUCBESSE 1085
Je t'écris ces choses, mon cher enfant, parce qu'il est de mon
devoir de te les écrire, et aussi pour une autre raison plus douce
et non moins sacrée : je t'aime de tout mon cœur, n'ayant plus
que toi à aimer.
Philippe Eurault à sa mère.
. Glerval, le 9 août.
Votre lettre m'a un peu peiné, chère mère. Venant de toute autre
personne, je dirais qu'elle m'a un peu froissé. L'idée fort restreinte
que vous semblez avoir de mon bon sens me ramènerait, s'il en
était besoin, à la sainte vertu de l'humilité. Soyez sûre que je
n'ai pas oublié ce que je suis, ni surtout ce que je ne puis pas être.
Je ne m'attendais pas à me voir dans l'obligation de vous parler
comme j'ai parlé à la chanoinesse de Pontbreton. Je croyais être
connu de vous mieux que je ne suis connu d'elle. Evidemment, les
bavardages de mes lettres, — que je n'ai pas le temps de relire, —
ont produit un résultat tout opposé à celui que j'en attendais. Au
lieu de vous distraire, ils vous fournissent des arguments de critique
et des motifs d'inquiétude.
Vous me voyez déjà perdant la tète au milieu des grandeurs, ser-
vant de jouet à la moquerie, jusqu'au jour où, le cœur plein
d'amertume, je reviendrai, malheureux du contraste, à mon foyer
sans luxe, auprès d'une femme vêtue de laine, sans équipage et
sans bijoux. Ceci est ma punition pour ne pas vous avoir écrit
dimanche. 11 est certain que j'ai eu tort, que j'aurais dû vaincre mai
fatigue, résister quelques minutes à la tentation du lit, où je suis
allé tomber, déjà endormi avant que ma tête eût touché l'oreiller.
Je ferai cet effort à l'avenir, coûte que coûte, afin de ne plus
m'attirer de réprimande. Je le fais en ce moment, car la journée a
été rude : quinze personnes nous arrivent demain, et cela m'a
donné de la besogne, vous pouvez le croire, sans compter que la
duchesse a été de mauvaise humeur. Elle m'a fait souvenir, elle
aussi, que je suis poussière et retournerai en poussière. Soyez tran-
quille : on ne me traite pas toujours en « homme du monde » au
château -de Clerval.
J'avais presque envie de « donner mes huit jours » et de retourner
à la saine atmosphère de la famille que, selon votre avis implicite
sinon exprimé, j'aurais mieux fait de ne pas échanger contre l'air
enivrant des hautes cimes. C'est pour le coup, ne le pensez-vous
pas? qu'on se serait moqué de ma tentative malheureuse!
Donc, je reste encore. J'ai un fauteuil (gratuit) au parterre de
de cette vaste comédie dont le rideau ne tombe jamais, et qui se
nomme le grand monde. Je veux en voir un acte ou deux. M'avez-
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1086 LE SECRÉTAIRE DE M»' Là DUCHESSE
vous trouvé moins satisfait de mon sort les lendemains de ces
soirées que je passais au théâtre de Nancy? Pensez-vous que je
regrettais la soie et le velours des princesses, la voix des sirènes?
Etais- je en retard à mon bureau le matin suivant? S'il vous plaît,
chère mère, veuillez croire que je retournerai à « mon bureau »
avec le même détachement d'esprit, quand l'heure sera venue de
quitter le curieux et rare spectacle qui m'est offert en ce moment.
Ce n'est pas même nne épreuve pour ma philosophie; c'est une
étude, voilà tout. J'ai la tète solide, j'aime Madelon et je vous aime;
ne craignez rien. Je ne ferai pas de folies, même avec mon tailleur.
Et si quelqu'un se moque de moi... nous verrons bien.
Yvonne de Clerval à son frère.
Glerval, le 11 août.
La série de 1' « ouverture » est arrivée hier. Le a journal des
abrutis », comme tu l'appelles, en donne déjà la liste ce matin
avec — encore bien plus déjà, — le programme sommaire de nos
fêtes du mois prochain. Donc, tu en sais autant que nous, puisque
tu es un des « abrutis » de ce journal.
Pendant le déjeuner, nous avons eu un grain. Le blond Carissan
a mis la conversation sur la chronique citée plus haut, et papa, d'un
air radieux, a dit qu'il espérait avoir « une bonne presse ». Alors
maman a foudroyé Carissan du regard, tout en disant qu'il est
insupportable de ne pouvoir éternuer sans qu'un imbécile en fasse
un article, et que ça sent le parvenu d'une lieue. Le silence a régné
dans l'assistance. Papa n'a répondu que par d'imperceptibles mou-
vements des os maxillaires (j'ai commencé l'anatomie au cours, ce
printemps). Puis il a regardé Carissan comme tu me regardes
quand nous avons été pinces à faire un mauvais coup ensemble.
Evidemment ils sont complices. Daisy Fenton, dont je te parlerai
tout à l'heure, a rompu le silence, pour dire de sa voix traînante et
de son style exotique que j'aime assez :
— Oh 1 duchesse, nous avons chez nous des expériences de ce
genre si terribles ! Quelquefois des reporters prétendent qu'ils sont
des domestiques, et viennent servir la table pour noter les toilettes
et les noms, et même les figures. Dernièrement, après un dîner au
« Holland », un de ces faux maîtres d'hôtel, tout en m'offrant une
tasse, a désigné ma jupe avec son nez : « Doucet, je soupçonne? »
a-t-il demandé tout bas. J'ai répondu : « Non, Paquin. Deux mor-
ceaux de sucre. » C était drôle, n'est-ce pas?
Alors maman a encore plus foudroyé Carissan et a répondu :
— Tout à fait drôle pour l'Amérique, peut-être. Il faut croire
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LE SECRÉTAIRE DR M- LA DUCHESSE 1087
que votre reporter du « Holland » s'est fait engager dans ma maison.
Clerval est à présent comme je l'aime, assez plein pour que je
m'y fasse du bon sang à l'occasion, pas assez encore pour qu'on
m'envoie chez grand-mère, loin des conversations « au-dessus de
mon âge ». Cependant on ne me voit plus qu'aux repas, où il m'est
impossible de ne pas sentir que je suis une gène considérable pour
tout le monde, notamment pour la nièce du général et pour l'intaris-
sable Garissan qui, à l'autre bout de la table, se disent à demi-
voix des choses qui font tordre les voisins.
L'Américaine et sa fille (voir la liste) sont toutes deux mises à
ravir et jolies à les embrasser. Je me demande même si la mère
n'est pas la plus jolie des deux avec ses cheveux blancs de neige et
son teint de lys et de roses, naturel, mon cher; en matière de
maquillage on ne peut pas en imposer à bibi. Elle est veuve; son
mari a cassé sa pipe en France. Elle a pieusement ramené la dépouille
du défunt à Baltimore. Les bateaux n'acceptant pas les cercueils,
elle a fourré le pauvre chéri dans l'intérieur d'un piano à queue, et
le cadavre a passé comme une lettre à la poste. C'est elle qui nous
a raconté cela. Ce matin, avant de commencer mes gammes, j'ai
regardé dans mon Erard, de même qu'on regarde sous son lit avant
de se coucher, quand on a entendu des histoires de brigands.
Mme Le Compasseur, l'autre veuve, a pris un petit air dégoûté au
récit de sa collègue. Elle déteste les deux Fenton qui sont, pour ses
toilettes et pour sa figure, des rivales sérieuses, mais qui l'enfon-
cent pour la taille malgré sa saison d'eaux amincissantes.
Moi j'aimerais beaucoup causer avec Daisy Fenton ; seulement il
n'y a pas moyen. Elle a toujours trois ou quatre hommes autour
d'elle, plus amusants qu'une gamine de mon espèce. Le chambel-
lan amateur, autrement dit Thorigné, la suit comme une ombre et
lui récite Falmanach de Gotha. Encore tout à l'heure, en sortant de
table, il a voulu l'épater en lui parlant de la cour d'Angleterre,
comme on parle du palais des fées aux petits enfants. Alors, sans
rien dire, elle est allée dans sa chambre et en est revenue avec une
photographie la montrant dans son costume de drawing room; car
elle a été « présentée ». Tout le monde s'est réjoui de la déconfiture
du chambellan. La mère Fenton, pendant que la photographie,
superbe, faisait le tour de la société, nous a fait cette confidence :
— Oh ! c'était un caprice terriblement coûteux!
— Une toilette comme celle-là vaut dans les six mille francs, a
estimé Mme de Besque, d'un air froid et entendu.
— Oh 1 la toilette n'était rien, a soupiré la bonne femme, avec un
clignement d'yeux. Mais le chaperon I...
Alors on a parlé de la noblesse anglaise. Daisy, qui est de ma
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1088 LE SECRÉTAIRE DE M" Là DUCHESSE
force sur les gaffes, en a fait une première en disant que la noblesse
d'Angleterre est bien supérieure à la nôtre.
— Pourquoi? a demandé maman.
— Parce que, à Londres, si j'étais countess, on me ferait asseoir
à table avant une grand-mère non titrée. En France, les titres ne
signifient rien.
Garissan a protesté avec une galante indignation :
— Vous, comtesse! Allons donc! c'est une couronne ducale qui
se posera un jour sur cette jolie tète.
A quoi Daisy, en veine décidément, a répondu par cette deuxième
et plus forte gaffe :
— Oh! non. Cela coûte trop cher de « supporter » un duc.
Tu vois que j'avais raison de dire qu'on ne s'ennuie plus i
Clerval.
Christine Le Compasseur, qui est une flatteuse de la plus belle
espèce, avait la mine scandalisée (Tune dévote qui voit un chien
entrer dans une église. C'est elle, tout de même, qui a le plus de
succès auprès des hommes, sauf un : le beau Philippe. Celui-là,
d'ailleurs, semble n'admirer personne et se tient parfaitement à sa
place. Ou du moins il voudrait s'y tenir. Hais la nièce du général
est tout le temps après lui et tâche de le faire parler. Quant à la
superbe Christine, elle se borne à lui couler des regards longs d'une
aune, qu'il semble ne pas voir. Ce n'est pas étonnant, puisqu'on dit
qu'il est très amoureux d'une jeune fille qu'il doit épouser et qui
est d'une beauté extraordinaire. (Cl y a encore trop de qui dans ma
phrase, mais zut!) Je tiens ces détails de la cousine de Pontbreton,
qui est la confidente de M. Hurault. L'autre jour elle est venue, et
rien qu'aies voir se regarder avec des tètes de complices, j'ai deviné
qu'ils manigançaient quelque chose. Naturellement j'ai voulu savoir,
et ce n'a pas été long. J'ai pris la chanoinesse dans un coin et l'ai
confessée. Je lui fais dire tout ce que je veux. Oh! ma chère, si tu
savais! comme chante papa quand une Américaine gaffeuse ne l'a
pas mis de mauvaise humeur. Le beau Philippe est allé à Pont-
breton ; mais c'est un secret d'Etat, paraît-il. Ma curiosité semblait
évidemment suspecte. La pauvre cousine, dont le cerveau s'affaiblit,
me voyait déjà sur une pente dangereuse. Avec une agitation qui
faisait trembler les dentelles de son bonnet, elle m'a fait promettre
de ne pas répéter ce qu'elle allait me dire. J'ai promis, naturel-
lement. Alors elle a pris ma main dans les siennes, puis elle a mur-
muré à demi- voix :
— Nous ne devons jamais nous occuper d'un homme quand il
appartient à une autre, mon enfant.
Ma main a frémi d'un mouvement nerveux.
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LE SECRETAIRE DE M™ U DUGHISSE 1089
— Quoi! il est marié! ai-je fait d'une voix émue.
— Pas encore; mais c'est tout comme. Sa foi est engagée. Il
m'a fait voir le portrait de celle qu'il aime. C'est un ange de beauté
et d'innocence...
Bref, la cousine m'a tout à fait découragée.
Tels sont les renseignements que je me suis procurés et qui
complètent ceux que j'avais déjà. De plus en plus je m'intéresse à
cette petite et à son fiancé. J'ai dit à la chanoinesse qu'elle peut
dormir tranquille après ces révélations. Pauvre bonne vieille! Elle
doit avoir eu un Philippe dans sa jeunesse. Hais, tout en la bla-
guant, je l'aime de tout mon cœur et suis de l'avis de Kathleen qui
répète en toute occasion : a She ts a lady. »
Nous avons un jeune ménage que je surveille : les Melmont. Lui,
brun, taillé à coups de serpe, assez laid, des joues roses de
paysanne et des yeux qui luisent comme braise. Elle, grosse
comme deux sous de beurre, plutôt bien, toujours fatiguée. Us
semblent s'adorer; on les surnomme les deux pigeons. Le fait est
que je les ai déjà pris une fois en flagrant délit de bécotage
derrière les massifs, au fond du parc où ils passent des heures
entières, assis sur un banc, avec, sur les genoux, des livres qu'ils
ne lisent pas. Ce matin, au déjeuner, la petite madame s'est
donnée une indigestion. Elle a dû sortir de table, escortée par
son Ludovic. Tout le monde s'est mis à rire dans sa serviette, ce
que je trouve plutôt bête. Qu'y a-t-il de drôle à voir quelqu'un
s'en aller avec une figure verdâtre, le mouchoir sur les lèvres ? Moi,
ça m'a remuée. J'ai senti une sueur froide et j'ai dit à Miss, un peu
trop haut :
— Je crois que je vais en faire autant.
Alors on s'est tordu. L'affreuse Corysandre, — c'est le nom de
baptême de cette affreuse Besque, — a crié :
— Mon cher duc, voilà un mot de plus pour votre Revue.
— Oui, a répondu papa. Mais voilà une actrice de moins.
Gomme si une indigestion durait cinq semaines! Papa exagère
toujours.
Après-demain dimanche, ouverture. Corysandre et Daisy vont
chasser avec ces messieurs. Je sais par les femmes de chambre
que la Gompasseur avait apporté un costume, mais qu'elle n'ose
pas le mettre, sachant qu'elle ne peut pas piger avec Daisy qui est
bâtie comme une nymphe des bois. Daisy joue au tennis sans
corset, mon cher! J'ai voulu faire comme elle; mais ça n'a pas
pris. Maman tient aux baleines. L'Amérique triomphe sur toute la
ligne.
Voilà une lettre, hein ! Je suis en vacances. T'écrire m'amuse un
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10S0 LK UQRtTÀlAE DE IF" W DUGBESSK
peu plus que mes devoirs de style. Mes qui, mon argot et mes que,
peuvent s'épanouir en toute liberté.
A bientôt la suite de la chronique clervalienne.
Philippe Hurault à Madeleine Cormeroy.
Glerval, le 13 août.
Je n'aurai garde, Madelon, de manquer le courrier d'aujourd'hui.
Cela me vaudrait une nouvelle réprimande, pour ne pas dire un
nouveau réquisitoire. Car c'est un acte d'accusation en règle que
j'ai reçu de ma mère l'autre jour : vraiment je n'aurais jamais cru
avoir commis tant de crimes et témoigné tant de dispositions funestes*
Avec les femmes les meilleures on est pris dans un dilemme. Oo
on leur cache ses actions, même innocentes, ce qui est un procédé
pénible à leur égard, quand elles méritent notre confiance par leur
tendresse. Ou bien on leur conte ses histoires sans rien cacher, sur
quoi elles épluchent, retournent, dénaturent, pour y trouver la
preuve que nous ne valons pas la corde pour nous pendre.
Il est certain que la vie qu'on mène à Glerval ressemble fort
peu à celle que nous menons à Nancy. C'est même pour cela que
les gens chez qui je suis ont besoin d'un secrétaire. On doit
admettre, assurément, qu'ils me traitent beaucoup mieux quTls n'y
sont obligés. Chacun est libre d'en chercher la raison et d'exa-
miner s'ils ont raison d'agir ainsi. C'est leur affaire. La mienne
est d'accepter la vie qui m'est faite ou de donner ma démission,
basée sur ce motif peu ordinaire : un excès de bienveillance à
mon égard, ou sur cet autre qui, en somme, serait le vrai : les
craintes de ma famille sur l'effet de cette nouvelle vie à l'égard de
mon cerveau. Je quitterai sans la moindre hésitation les Clerval si,
en restant chez eux dans une situation par trop supérieure & celle
d'un domestique sans livrée, je dois causer des insomnies i toi et
à ma mère. Avant tout je tiens à être un fils et un fiancé irrépro-
chable. Je suis venu ici avec l'unique désir de ramasser les quelques
billets de banque nécessaires pour notre entrée en ménage. Pré-
férez-vous, toi et ma mère, que je rentre à Nancy et que j'attende
là un miracle? Dites un mot : j'obéirai, avec l'agréable perspective
de pouvoir enfin dormir.
Il est une heure du matin ; je tombe de fatigue, car nous avons
chassé une bonne partie de la journée, grâce à un temps couvert
très favorable aux chasseurs et aux chiens.
Vous allez dire encore que rien ne m'obligeait à m'imposer cette
fatigue, vérité indiscutable. Mais j'ai vu, pour la première fois de
ma vie, et probablement pour la dernière, ce que c'est qu'une
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LE SECRÉTAIRE DE M"* Là DUCHESSE 1091
vraie chasse. De mon « tableau » je ne vous dirai rien pour ne pas
rn'exposer au reproche d'avoir de l'orgueil, l'un des plus dange-
reux parmi les péchés capitaux. Tout s'est passé sans accident, et
c'est cela qui vous intéresse. Demain et les jours suivants, je laisse
le duc et ses invités se mettre en campagne sans moi. Mon service
me réclame. Ce n'est pas une mince besogne que de loger, nourrir,
Toiturer, amuser une quinzaine de Parisiens des deux sexes. Nous
y parvenons, j'ose le dire, tout en demandant pardon à Dieu et aux
hommes de m' amuser un peu trop moi-même, ce qui n'est pas
évidemment le rôle pour lequel Dieu m'a mis dans cette vallée de
larmes. Je l'oublierai maintenant moins que jamais, après me l'être
entendu si bien rappeler.
Au revoir, Madelon. Voici deux baisers : un pour toi, un pour
« maman » . Quoi que vous puissiez en croire, mes pensées restent
souvent avec vous deux.
Madelon à Philippe.
Nancy, le 15 août.
Tu es fâché contre nous, chéri; plus fâché que tu ne t'en doutes.
Quelle ironie dans ta lettre! Je ne l'ai pas montrée à a maman ».
Que t'avait- elle donc écrit? Des reproches? Mon bien-aimé, je te
jure que je n'y suis pour rien.
Donc il ne faut pas punir ta pauvre petite par ta sévérité et ta
froideur. Tu travailles ; je ne doute pas que ta vie soit fatigante
et difficile. Ni toi ni moi ne l'avions rêvée telle qu'elle est. Mais
comment pourrais-tu rester au rang des subalternes, toi si bien
fait pour passer le premier partout? Je garde au fond de mon cœur
la crainte trop fondée que tu puisses me trouver un jour indigne
de toi. Tu dirais encore que je suis jalouse. Tu m'as montré que
cela te déplaît. Je foule aux pieds ma jalousie et ne veux te laisser
voir que mon sourire. Seulement sois bon ! Ecris-moi encore des
lettres comme les premières. Je vais supplier « maman » de ne
plus te rendre nerveux. Oh! comme tu l'étais avant-hier, faisant
ton courrier comme on s'acquitte d'une tâche fatigante 1
Tant mieux, mille fois, si tu t'amuses! Parle-moi un peu, seu-
lement un peu de ta vie. Je voudrais t'intéresser en te parlant de
la mienne. Hélas 1 Tu la connais. Ou plutôt, chéri, tu ne peux
savoir combien elle est devenue terne, insipide, depuis ton départ.
U ne tient qu'à toi, avec quelques paroles douces et tendres, de
lui redonner un peu de lumière. Sois bon pour ta petite. Je t'aime!
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1092 LE SECRÉTAIRE DE M- U DUCHESSE
Yvonne de Clervâl à son frère.
Glerval, le 15 août.
Jour de fête. J'en profite pour t'envoyer un « devoir de style •
Jeannot. Ceux-ci m'amusent plus que les autres. Miss oe les
corrige pas avec son crayon bleu. U y* parait, tu vas dire!
Je vois, sans être censée les voir, des choses si drôles que j'édi-
terais comme un ballon trop gonflé si je n'avais pas un frère avec
qui je peux bavarder à l'aise. D'abord, avant-hier, nous avons eu
la fameuse « ouverture ». Un abbé du petit séminaire est venu dite
la messe dans la chapelle, à huit heures du matin. Les chasseurs y
assistaient, sans compter les chasseresses : Gorysandre et Daisy.
Comme je l'avais prédit, Mm° Le Compasseur avait la migraine.
Maman nous a joué sur l'orgue un morceau de sa composition,—
et de circonstance, — où l'on entendait le son des trompes, les
aboiements des chiens, voire même, a dit Garissan placé derrière
moi, les gémissements d'un pauvre rabatteur à qui l'une de ces
dames a envoyé du plomb. J'ai cru que l'officiant ne pourrait
jamais finir son offertoire, tant il était distrait par cette musique.
U a même oublié le coup d'encensoir féodal aux seigneurs, ceqm
a fort mécontenté papa, toujours à cheval sur les traditions. Mais
on nous a apporté l'Evangile à baiser, ce qui a paru impressionna
vivement le républicain Philippe.
Après la messe, toute la bande est partie en voiture pour les
tirés de la forêt. N'étant pas forte en description, je te fais grâce
des costumes. Daisy, plus nymphe des bois que jamais, montrait
un peu ses jambes qui sont charmantes. Corysandre avait sans
doute des raisons pour cacher les siennes. Thorigné faisait mal aux
yeux, tant il était ciré, nickelé, verni des pieds à la tête. Il parait
que son fusil a coûté deux mille francs. Carissan portait des espa-
drilles, un casque indien, un pantalon tout effrangé d'explorateur,
et pas de guêtres. Aussi je n'ai pas manqué de lui dire que les
vipères grouillent dans les bois. Pour toute réponse il a tiré de son
sac une énorme pharmacie de campagne, avec des scalpels et des
seringues pour injections sous-cutanées.
— Si l'un de nous succombe, vous avez tout ce qu'il faut pour
l'embaumement, a dit Thorigné en pinçant les lèvres.
— Ce ne serait pas mon début, a riposté l'autre. Comptez sur
moi à l'occasion.
Malgré toutes ces plaisanteries, j'ai bien vu que l'histoire des
vipères, que je ne rate jamais, a produit son effet, sauf sur Daisy
qui a dit qu'elle a chassé dans les « swamps » de la Floride, qw
sont pleins de serpents à sonnettes.
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LE 8ECRÉTAIBK D8 M- LA. DUGHI8SK 1093
M. Hurault, en blouse grise et en chapeau de paille, était bien un
peu « braconnier ». Daisy, qui ne fait attention qu'aux jeunes
gens « éligibles », n'a pu, tout de même, s'empêcher de me dire,
dans le dos de celui-ci :
— A handsome fellow!
— Prenez garde, ai-je prévenu. Il parle anglais aussi bien que vous.
Moi, à la place de Daisy, je me serais déguisée en homard.
Elle n'a pas bronché; c'est le beau Philippe qui a rougi, tout en
tâchant d'avoir l'air de n'avoir rien entendu. Evidemment, pour
donner de l'aplomb à quelqu'un, Madeleine Cormeroy ne vaut pas
Daisy Fenton.
Les chasseurs sont rentrés à six heures et demie. Nous étions
toutes sur le perron : maman, moi, Mms Le Gompasseur, Mme de
Melmont (qui a eu des rechutes. Quel estomac de papier mâché 1)
et le mari de cette frêle personne qui ne la quitte pas d'une
semelle. Garissan dit que c'est une lune non pas de miel, mais de
glu. Il a un peu raison.
Ces messieurs, naturellement, n'étaient plus aussi jolis à voir
que le matin. Garissan était simplement hideux. Papa et Thorigné,
revenus ensemble dans mon tonneau, avaient tourné à la grille
des écuries et gagné leurs appartements par la poterne du secré-
taire. On ne les a revus qu'au dîner, propres, reposés, éblouissants.
M. Hurault a été le roi de la chasse et a fait semblant de n'en
être pas plus fier. M"* Le Gompasseur l'a félicité chaudement» sans
pouvoir en tirer autre chose qu'un grand salut. Elle avait pourtant
un tea gown... je ne te dis que ça! Je n'ai jamais vu personne
montrer tant de peau en plein midi.
Hier on a chassé encore. Papa, dont tu connais l'aversion pour
cet exercice, est resté à la maison sous prétexte qu'il n'a plus qu'un
mois pour organiser sa revue. M. Hurault était retenu par son tra-
vail N'empêche que Mme Le Gompasseur, à déjeuner, lui a monté
le coup de l'armure, et a désiré le voir dans cet affreux costume.
Il était facile de deviner que ce pauvre garçon aurait donné vingt
francs pour qu'on le laisse tranquille. Mais papa s'est joint aux
instances de la veuve. Il a fallu s'exécuter. J'aurais voulu que tu
visses (n'oublions pas que ceci est un devoir de style) que tu
visses la figure de La Gompasseur.
— Mon cher duc, a-t-elle dit, arrangeons pour un de ces soirs
des tableaux vivants. Nous allons faire, M. Hurault et moi, la
Force protégeant la Faiblesse. La faiblesse de Christine, qui pèse
dans les cent cinquante! Où c'qu'est mon fusil!
Alors ils ont essayé des poses. Je voyais la belle enfant grelotter
comme sous une douche quand le gantelet d'acier se posait sur son
25 DBCBMBBB 1902 71
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IOM U SECRÉTAIRE SE M- U DOCWS8B
épaule. Sons prétexte de la chaleur, elle fait des effets de transpa-
rence. Kathleen, à ce moment, i découvert que l'heure était venue
d'aller faire mes gammes. Les tableaux vivants sont pour demain
soir. Mais je serai couchée, naturellement.
Je ne le regrette qu'à moitié. Voir ce grand diable de Philippe
mené comme un toutou par cette femme prétentieuse et minaudière,
plus Agée que lui de quioze ans, cela m'agace. Madeleine Cormeroy,
f en suis sûre, ne serait pas moi os agacée si elle pouvait le voir. Je
compte, à la première occasion, le faire attraper sur oe sujet par
,1a cousine Zoé. Mais cela demande quelque diplomatie ; car je ne
veux pas me brouiller avec lui. Les vêpres sonnent. Communication
terminée. A bientôt.
Philippe Hurault à Pierre dAndouville.
Clerval, le 16 août.
Ou plutôt le 17, car il est une heure du matin; mais je n'ai pas
sommeil. Je commence à comprendre que les gens du grand monde
soient capables de vivre sans dormir. Peut-être qu'on dort seule-
ment parce qu'on s'ennuie. Par la sambleu! mon gentilhomme, on
ne s'ennuie pas chez nous. Ces messieurs, avant d'aller se coucher,
causent au fumoir. Simple mercenaire, j'y vais seulement pour
m'assurer qu'il y a des cigares dans les bottes et que les porte-
allumettes sont garnis. Donc, n'ayant personne avec qui causer, je
viens bavarder avec toi. J'ai dû renoncer au journal que j'envoyais
à ma mère. Elle ne comprend pas la situation et ne peut pas la
comprendre. Elle me voudrait toujours assis sur un rond de cuir
devant un bureau à casier, avec des manches de lustrine, et des
lunettes bleues pour m'enlaidir.
Je ne me serais jamais cru si dangereux. La chanoinesse de
Pontbreton a peur que je n'enlève une héritière. Ma famille craint
qu'une héritière ne m'enlève. Or l'unique héritière que nous possé-
dions, une beauty de Baltimore, est précisément la seule qui me
traite ici comme on devrait le faire, c'est-à-dire comme le teneur
de livres de cette somptueuse auberge. Quand je dis qu'elle est la
seule, j'ai tort. Je suis tancé d'importance par la patronne quand
quelque chose va mal; et tu ne me croirais pas si je te disais que
tout va toujours bien, du sous-sol aux combles, dans ce petit
royaume où les gendarmes manquent tandis que les voleurs ne
demandent qu'à s'y multiplier.
Mais la duchesse, en dehors du travail, me prête à ses invités*
— et à son mari, — comme elle leur prête ses chevaux, ses voitures*
ses automobiles, ses costumes, sont hêàtre et ses lampes électriques.
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Ll MGRÉIARB Dl I- LA HCHSSE 1M5
Justement, ce soir, j'ai vu s'ouvrir» ou plutôt s'entrouvrir la
salle de spectacle qui ressemble, avec plus de propreté et d'élé-
gance, à une salle de casino. Passer une semaine i Clerval sans
monter sur les planches était un carême au dessus des forces de
la belle Christine» Noua avons peloté en attendant partie; c'est-à-
dire que nous avons eu dea tableaux vivants, pour nous faire
prendre patience jusqu'aux calembours de la revue de M. le duc.
C'était un impromptu, et Ton avait invité seulement quelques
voisins, les plus rapprochés et les moins bégueules, pour nous faire
un public. Tu devines déjà qu'on m'avait fourré dans mon armure.
Je brandissais une colichemarde effroyablement lourde, et tenais à
distance les ravisseurs invisible, tandis que Alm° Le Compasseur,
fort visible celle-là, se cramponnait à moi comme un ramoneur sur*
pris par le vent se cramponne à un tuyau de cheminée. A. vrai dire,
elle ressemblait beaucoup moins à un ramoneur que je ne ressem-
blais, moi, à l'appareil métallique désigné plus haut. Quand nous
avons quitté la pose, tes écailles de mon acier étaient imprimées en
creux sur les plus beaux bras et les plus belles épaules du monde.
<îe satin vivant, tu le devines, n'avait pu produire sur mes tôles
beaucoup plus d'effet qu'un rigollot sur le tibia de noyer d'un invar
lide. Hélas! que de bien perdu!
Naturellement, on nous a blagué9 à qui mieux mieux, par jalousie.
On aproposé pour notre groupe des légendes aussi variées que mal-
veillantes. Une certaine baronne Courvoisier (noblesse de Louis X VIII,
pouah!) laide et maligne comme un singe, nous a appelés, juste
assez haut, Armure et Armature, faisant allusion à la taille visi-
blement comprimée de la belle Christine.
Cette baronne Courvoisier, notre voisine de campagne, m'a tout
l'air de professer à l'égard des Clerval les sentiments d'un bandit
corse à l'égard de la gendarmerie. Que s'est-il passé entre eux, je
l'ignore. Mais si jamais le feu prend au château, sois sûr que c'est
elle qui aura frotté l'allumette.
J'éprouve quelque satisfaction à te dire que bien des hommes k
ma place, toi le premier, auraient la tête moins froide que n'est la
mienne en ce moment. Je comprends fort bien qu'on m'a employé
ce soir comme un photographe emploie son appuie-tète, pour sou-
tenir le modèle qui pose. Et tu peux être certain que je me comporte
de façon à ne pas laisser croire que je prends tout cela au sérieux.
J'ai tout à la fois l'impertinence de m'amuser et le bon sens de ne
pas montrer que je m'amuse. Mms Le Compasseur ne peut se vanter
de m'avoir troublé. L'eût-elle fait, d'ailleurs, comment aurait-elle
pu s' «a apercevoir?
Quant au hommes, je défie aucun d'eux de faire trais pas avec
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1036 LE SECRÉTAIRE DR *~ Là DOGIESSE
le harnais d'an chevalier de Charles VII sur leur dos. Je conserve
cette opinion dans mon for intérieur, et ne m'occupe guère d'eux,
me bornant à leur répondre quand ils me parlent.
Toutefois j'ai un ennemi dans le nombre : le vicomte de Girode.
11 est tout jeune *et semble pressé de faire son chemin. Le Jockey-
Club vient de lui ouvrir ses portes; il est grand homme de cheval,
grand comédien de salon, grand « fusil » dans les battues i la mode
(ce qui n'empêche pas que je l'ai battu dimanche de cinq per-
dreaux) et presque aussi grand tueur de femmes, comme disent les
Anglais, <jue grand tueur de pigeons à Trouville et à Monte-Carlo.
Une seule chose est petite en lui, la taille, d'où il résulte que la vue
d'un carabinier de mon espèce lui donne des idées de meurtre. Il
fait le siège en règle de Mme Le Compasseur; mais celle-ci, comme
tu l'avais annoncé fort justement, vit dans la crainte de Dieu et de
la duchesse. Elle occupe 1* « appartement de la tour » isolé du reste
du château, inaccessible. Pour comble de précaution, elle fait cou-
cher sa femme de chambre à côté d'elle, se disant très peureuse la
nuit. Pendant le jour, elle rend le grand service d'occuper les
hommes et de laisser Daisy Fenton un peu plus accessible aux
entreprises matrimoniales de Thorigné, qui, à vrai dire, me semble
avoir peu de chances.
Tout à l'heure ils faisaient ensemble Judith et Holopherne, ou,
comme a rectifié Carissan, Judith se payant la tête cTHolopherne.
Il parait qu'elle avait dans les cheveux pour deux cent mille francs
de bijoux. Les petits Melmont, pour les appeler par leur désigna-
tion ordinaire, ont modestement représenté V Angélus de Millet. On
à prétendu qu'ils représentaient : Après la faute, par allusion aux
maux de cœur pleins de promesses qui ont troublé dernièrement la
santé de la jeune femme. J'en passe, et tu vois que tout le monde
y passe.
L'ensemble forme un contraste plutôt saisissant avec ma vie
antérieure et même avec ma vie future, sans parler du contraste
avec les châtelaines qui restaient des mois à broder, assises dans
ces embrasures profondes de deux toises, les bannières de leurs
époux. Moi seul, moi le vilain sorti de la glèbe, je suis dans la
note avec mon casque et mes gantelets. Le monde a marché et
marchera encore. Que penseront de no3 automobiles les fils de
nos arrière-petits fils?...
Allons! me voilà en train de philosopher, ce qui est bon signe.
Le sang s'est rafraîchi. On va pouvoir dormir : pas longtemps, car
la duchesse m'attend à neuf heures, qu'il pleuve ou qu'il vente,
avec ses carnets à souche et les échantillons de coquinerie ou de
misère apportés par le facteur. Ceci, c'est de toutes les époques.
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LE SECRÉTAIRE DK M~ LA D0GBE3SI 1097
Madame Le Compasseur à Madame de Clamecy,
au Port- Blanc.
Cierval, le 17 août.
Gomme je pense à toi, ma pauvre chérie, et comme tu me man-
ques! Tous les coins de ce château où nous nous sommes tant
amusées me rappellent ton souvenir. Hélas! je n'ose plus prononcer
ton nom depuis le fatal procès. Les gens qui ont fait la loi sur le
divorce étaient d'honnêtes bourgeois ne connaissant pas la vie. De
la meilleure foi du monde, ils ont cru nous avoir donné le remède
à tous nos maux. Ils n'ont oublié qu'une chose, c'est qu'une femme
du grand monde, même si elle est née hors du grand monde (c'est
le cas de la maîtresse de cette maison) renverse l'édifice de leur
loi comme un château de cartes. Elle reconnaît le divorce... en
fermant sa porte à ceux qui en usent. Et te voilà bien avancée!
Tu as des compensations, il est vrai : c'est bien le moins. Puis-
sent-elles te rapporter ce qu'elles t'ont coûté! Je t'épargne mon
opinion sur les hommes en général. Et surtout je me garderai bien
de ne pas partager la tienne sur un homme en particulier. Si tu
nages en plein océan de félicité, tout est pour le mieux. Moi je
trouve que la piscine mondaine a du bon.
Le Cierval de cette année ressemble aux Glerval que tu as connus :
Alex moitié rond de cuir et moitié génie musical; le vieux Tim
théàtreux par redoublement; les invités choisis avec ce calcul
effroyablement profond que la maîtresse de céans apporte en toutes
choses. Il y en a pour tous les goûts, même pour le goût de ceux
qui aiment les jeunes maris n'ayant d'yeux que pour leur femme,
et les jeunes femmes en proie aux premiers symptômes.
Les Américaines, étant à la mode cette année, nous en avons
deux. Je n'aime pas beaucoup les Américaines parce qu'il est trop
dans leur nature d'être impolies. Mais, il n'y a pas à dire : ces
mâtines-là savent s'habiller, et, ce dont il faut les féliciter encore
davantage, c'est qu'elles sont faciles à habiller. Du reste, il n'y en
a que pour elles chez les couturières.
Le beau Marcel, celui que tu as appelé le Chic Errant, et qui t'en
garde rancune, est « après » la jeune Yankee dont la dot me paraît
hors de la portée d'un simple fils d'agent de change. Il faut ajouter
à cela que Thorîgné, vaniteux comme un paon, fait sa cour avec
une préoccupation dominante, à savoir la frayeur qu'on puisse dire
qu'il a été refusé. 11 ressemble à ces cavaliers du concours hippique
qui ont entendu craquer une sangle, et ont peur de s'étaler devant
les tribunes. Il perd ses moyens.
Les autres hommes sont plus ou moins à mes pieds; il est vrai
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\m LE SKIÉTÀIRI DE M- U DOdtttt
qu'on m'a invitée pour ça, moyennant que je n'en abuserai pas. Le
vieux général s'est remis dès la première minute à mourir d'amour
pour moi. Vraiment ce type d'une époque disparue fait rêver des
belles passions d'autrefois. Ses yeux bleus sont encore «prenants»,
quand ils vous regardent comme s'il n'y avait pas autre chose à
regarder sous la voûte du ciel. Les autres vous déshabillent tout
simplement. Leur conversation, au bout d'une demi-heure, le*
déshabille eux-mêmes. Voulez-vous? Non? Alors, serviteur!
Le lendemain, pour peu que le temps soit à l'orage et que je
m'amuse à faire semblant d avoir les nerfs en déroute, les voilà qui
reviennent, jugeant que je n'en peux plus. Ces braves garçons, à
force d'avoir médité la littérature présente, s'imaginent que nous
sommes les jouets fragiles du baromètre et de la circulation san-
guine. C'est une justice à leur rendre qu'ils comptent sur ces phé-
nomènes beaucoup plus que sur leurs mérites. La physiologie est
leur grande alliée. Pour peu qu'on résiste au vertige de leur élo-
quence, on devine leur conclusion : « Elle a dû prendre ce matin du
bromure de potassium. »
Mes amoureux ne sont pas comme Thorigné. Un refus n'a pour
eux aucune importance. « Bien, Madame, j'attendrai », semblent-
ils dire, — quand ils ne le disent pas. Sur ce, ils cherchent des con-
solations auprès de la nièce du général à qui Alex donnerait tous les
certificats que peut désirer un mari situé pour l'heure au Cap Nord,
jugeant qu'elle est trop laide pour être tentée. Cette bonne Alex est
la femme des déductions logiques et me surveille de près. Je lui al
rendu la chose facile en demandant à être logée à la tour — que nous
appelions « le couvent » , te souviens- tu? Va pour ce couvent con-
fortable. Je m'y trouve fort bien. Et je ne me trouve pas moins
bien dans l'autre, celui du veuvage, où, à vrai dire, je ne croyais
pas que je serais restée si longtemps. Mais l'absence de toute ser-
vitude conjugale, et même (me pardonneras-tu?) extra conjugale,
est un bienfait du ciel qu'il ne faut échanger contre d'autres qu'avec
d'infinies précautions.
La seule chose nouvelle ici est un secrétaire comme Alex les
aime, c'est-à-dire un Monsieur qu'on ne sait par quel bout prendre,
parce qu'il est homme du monde par un bout et subalterne par
l'autre. Te souviens-tu de l'inénarrable Montengibert, ce vieux
gentilhomme dont la duchesse s'était assuré la collaboration pour le
singulier motif qu'il avait été le compagnon de plaisirs du duc»
avant le mariage de ce dernier? Il parait que ce Montengibert, qm
m'a toujours fait l'effet d'un vieux coquin, buvait trop, jouait sur
parole avec les invités, et courtisait les femmes de chambre des
invitées. Lasse de payer les dettes de jeu et d'acheter le sileoce dos
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LS SiCRÈTAIBE M M- U DUGBBS»
caméristes roublardes, la châtelaine a cherché an autre secrétaire.
Cette fois elle prétend avoir trouvé son idéal dans la personne de
« Monsieur Hurault », tout en déclarant qu'elle ne Ta pas vu avant
de le prendre, sans quoi elle ne l'aurait pas pris « si bien ». En ces
paroles on devine l'excuse et, tout à la fois, l'avertissement du
danger auquel on nous expose : Prenez carde à la peinture, s.v.p.
Le fait est que j'ai rarement vu un homme plus superbe. Rien ne
peut te donner une idée de sa distinction et de son tact, tout
« Hurault » qu'il puisse être. Il cause bien, ou plutôt il causerait
bien s'il voulait causer. Mais il est silencieux, aux repas, comme
une institutrice bien élevée ; seulement, après vous avoir fait son
grand salut provincial, crac I il vous plante dans les yeux un regard
de lion en cage... et il attaque ses œufs brouillés.
Je suis trop femme, je l'avoue humblement, pour n'avoir pas
flâné devant les barreaux afin de voir jusqu'à quel point l'animal
est féroce. Nouveau regard du lion, qui semblait dire : « Pauvre
petite ! Si nous nous étions rencontrés vous et moi dans les gorges
de l'Atlas, et non dans cet endroit où l'on me montre pour de
l'argent !... » Tout cela avec l'air hautain du roi du désert que le
dompteur dérange, et que cela ennuie fort de passer dans un cer-
ceau 1 « Nous allons bien voir », ai-je pensé; et je suis entrée dans la
cage, et le lion a sauté comme j'ai voulu. À la place du cerceau,
mets une des armures de la galerie... et conviens que je suis encore
bonne à quelque chose.
Oui, ma chère, il a eu le courage de s'enfermer dans cette
machine et la force de s'y mouvoir, sous le prétexte, inventé par
moi, de poser un tableau vivant où je me réfugiais sous son glaive
pour chercher aide et protection. Avec un autre costume (c'est
du sien que je parle) on aurait pu trouver l'attitude un peu risquée,
d'autant plus que mon costume à moi était fort engageant : une
longue tunique de cachemire à entre-deux, sans beaucoup de
manches, que je passe le matin pour flâner de ma chambre à mon
cabinet de toilette, loin des regards indiscrets.
L'expérience a réussi; « mon lion superbe et généreux » a
franchi le cerceau ; mais avec une absence d'envie de mordre qui
frisait llmpolitesse. Tu me diras qu'il était trop bien muselé pour
pouvoir montrer les dents. Alors tu me prends pour une petite
fille? Je t'assure que la cuirasse la mieux trempée ne m'aurait pas
empêchée de sentir les révoltes intérieures, — s'il y en avait eu, —
d'autant moins que je me blottissais avec conviction...
Tu vas rire : c'était fort agréable. On n'est point parvenue à l'âge
où nous sommes sans avoir éprouvé des impressions agréables de
plus d'un genre. Mais il ne m'est jamais arrivé, ni à toi non plus,
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1100 LE SBCRtTAïai DR M- U D0GHIS8E
d'abandonner ta taille au bras d'un monsieur vêtu de fer. Dans une
salle trop chaude, en plein mois d'août, c'est autrement rafraîchis-
sant qu'une glace, et, surtout, c'est autrement suggestif pour
l'imagination. Peux-tu comprendre ce charme de jouissance nou-
velle? Je me demande si les châtelaines d'autrefois se donnaient le
plaisir de causer avec leur chevalier « en uniforme ». J'en doute,
car elles étaient des êtres de routine. Dans tous les cas, je sois pro-
bablement la seule femme vivante qui ait ébauché l'aventure. Par
exemple ça laisse des marques. Ça vous estampe comme un fer à
gaufres. Cependant M. Hurault a été un pâtissier fort discret.
Nous recommencerons dans un mois, à l'occasion de la revue oh le
duc fait figurer un tableau à peu près du même genre. Et je compte
bien qu'il y faudra plus d'une répétition. Tant pis pour mon lion si
ça l'ennuie ! Mais, d'ici à un mois, peut être qu'il sera devenu, au
contraire, un peu trop féroce. On est de taille â se défendre. Dans
tous les cas il n'est, pour le moment, féroce avec personne, ce qui
m'empêche de le haïr.
Sur ce, chère amie, je vais m'habiller et porter moi-même ceci à
la poste du village, ne me fiant que tout juste à celle du château.
Tu ne t'y fiais pas toujours, toi non plus... Mais maintenant tu n'as
plus besoin d'écrire en cachette. Tout de même déguise ton écriture
sur l'enveloppe, quand tu me répondras. A quoi bon faire loucher
cette bégueule d'Alex?
Mm% de Clamecy à Mm% Le Compasseur.
Le Port-Blanc, 19 août.
Ta lettre m'apporte une distraction d'autant plus appréciée qu'il
n'en existe pas d'autre dans notre village breton, bien fait pour
ensevelir l'existence de ce que tes amies Américaines appelleraient
une grass widow.
C'est singulier comme nous avons toujours besoin de dissimuler,
nous autres, même quand nous ne faisons point de mal. Tu te
caches de la duchesse; de mon côté, pendant que je causerai avec
toi, ma vieille amie, je préfère que personne ne lise par-dessus mon
épaule. Non que j'aie l'intention de te révéler tout ce que je pense
du divorce. U a, comme le mariage, ses désillusions dont tu parles
avec l'aisance d'une personne désintéressée dans l'affaire. Mais tu
ne semblés pas avoir remarqué une chose : les écrivains qui ont nus
le divorce sur la scène ou dans leurs livres, — surtout ceux qui
ont divorcé, — aboutissent avec un ensemble risible au raccom-
modement des deux parties adverses, tantôt la veille, tantôt le
lendemain du jugement. Pas un n'y manque : c'est d'un monotone
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LE 8ECBÉTAIRE DE M- LA DUCHESSE 1101
effroyable, peu flatteur, à première vue, pour leur puissance d'ima-
gination.
En y réfléchissant, tu verras que la loi du divorce, comme toutes
celles qu'on a votées depuis trente ans, est faite pour les classes
inférieures. Le divorce est vraiment un remède souverain pour la
femme d'ouvrier qui est lasse d'être battue. Elle s'en va, s'accroche
à un autre homme qui tape moins fort, et le tour est joué. Note
bien que par « femme d'ouvrier » j'entends toutes celles qui ne
sont pas « du grand monde », pour parler ta langue. À l'égard de
nous autres qui en sommes (ou qui en étions) c'est différent. Nous
nous trouvons à peu près dans la situation d'un homme de club
qui triche au jeu. La loi, très maternelle, absout la tricherie,
puisqu'elle ne la punit pas. Seulement les collègues du tricheur le
mettent à la porte. Le voilà, comme nous, bien avancé avec sa loi !
Il m'a fallu, pour découvrir tout cela, quelques méditations
rendues faciles par la vie calme d'un petit port de mer, et une
durée suffisante de « compensation ».
Toi, tu n'aurais jamais divorcé, par la même raison qui fait que
tu ne t'es jamais compromise. Tu es avant tout « femme du
monde ». Tu sais ce que vaut ce titre qui n'a l'air de rien, et
qui tient lieu de tout, même de noblesse. Tu t'appelles simplement
M** Le Compasseur, et tu es invitée à Glerval. Et à moi, qui ai
des couronnes sur mon linge et ton amitié, tu n'oses écrire qu'en
allant mettre toi-même tes lettres à la poste I
Je ne t'en veux pas ; j'en ferais autant si j'étais toi. Le monde est
stupide, lâche, trompeur, égoïste, jaloux, hypocrite. Le monde
n'est qu'un nuage coloré, un mot sonore et vide, un concours de
snobisme, une école de dissimulation. Tout de même, quand il nous
ferme sa porte au nez, nous ne pouvons nous empêcher d'en souffrir,
tout en ayant honte d'être si sottes. Car, enfin, nous savons ce
qu'on fait du monde avec de l'argent, une grande situation et de
l'adresse : on le met dans sa poche. Veux-tu me faire croire que,
si Alexandrine de Clerval divorçait demain, le monde n'irait plus
chez elle? Nous ne sommes pas assez naïves, toi et moi, pour sup-
poser qu'on déserterait son salon.
Tu comprends maintenant pourquoi je désire que ces lignes restent
entre nous. C'est déjà très sot, pour une femme, de se plaindre
d'avoir fait une folie. Mais, prendre le public pour confident de sa
plainte, c'est une amère stupidité. Nous commettons toutes des
bêtises, et à tous les âges. Ma bonne Christine, méfie- toi I...
Ne t'imagine pas que je t'en veux d'être venue à moi avec
l'allure compatissante et impeccable d'une dame de charité visitant
les prisons. Je conviens toutefois que ta lettre m'a secoué les nerfs,
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lltt LK SEfiatTAIRI BE M- Là NJCHISSI
en me faisant revivre nue minute la vie d'autrefois. Comme akn
tu me contes tes aventures, ces côtoiements d'abîmes, — ou de
simples fossés, — que tu as toujours préférés à l'ivresse des grandes
chutes. Le beau secrétaire n'est qu'un fossé, bien entendu, et je te
connais trop pour pousser un cri d'alarme. Tout de même lui et si
cuirasse te font travailler l'imagination, l'un portant l'autre; je
m'aperçois qu'elle est encore d'une jolie force, ton imagination I
Je partage, — sans le pousser aussi loin, je l'avoue, — ton
mépris pour les baromètres et pour les phénomènes astronomiques
dont ces messieurs nous croient les vains jouets. Si j'écrivais des
livres, je montrerais que la pierre d'achoppement la plus dange-
reuse pour nous est celle qui tombe de la lune. Ah ! l'effrayant
pouvoir du nouveau, de l'imprévu, de l'inconnu 1 Ton jeune homme,
sanglé dans un habit noir, t'aurait fait valser toute une soirée sans
te causer une seule distraction. Le même, avec son armure et son
haubert, t'en donne de tellement fortes que tu laisses les rivets et
les charnières de sa construction métallique t'entrer dans la peau.
Et te voilà partie à rêver de Renaud et d'Armide.
Heureusement pour toi, ton jeune homme parait plus sérieux que
ne l'était l'invincible Renaud, dont la conquête donna fort peu de
peine à Armide. Naturellement, tu voudras savoir jusqu'où peut
aller ce sérieux; tu n'en resteras pas où tu en es de ton étude. Elle
m'intéresse : tiens- moi au courant. Connaissant ton adresse et ton
sang-froid, je ne crains qu'une chose : c'est que la sévère Alexan-
drine soit obligée de mettre son secrétaire en wagon, — car ce
n'est pas toi qui partiras. En seras-tu beaucoup plus avancée,
quand tu auras réduit ton lion à la disette, après l'avoir fait plus
ou moins miauler d'agacement derrière sa muselière?
Mais peut-être qu'il a déjà repris, sans rêve d'impossibles festins,
son sommeil un instant troublé par toi. Qui peut prévoir les aber-
rations du goût chez un carnassier de la petite bourgeoisie? Dans
tous les cas, jusqu'ici ce jeune homme me plaît. Conserver sa raison
en face de la belle Christine, ce n'est pas banal; tu dois trouver
du mérite à ce contraste avec les fauves plus ou moins déchaînés
qui t'entourent. Ne me lusse pas fatiguer ma pauvre cervelle à
deviner l'épilogue. Vite le numéro suivant, de grâce; mais écris
poste restante. Car la morale de tout ceci, ma bonne amie, c'est
que rien ne nous fait libres, ni le mariage, ni le veuvage, ni le
divorce. ... ni le divorce, surtout !
La suite prochainement. Léon de Tinseau.
Droits de traduction et de reproduction réservée pour tout J*tf?,
y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.
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LETTRES INÉDITES
DE XAVIER DE MAISTRE
A SA FAMILLE i
VI
DEPUIS LE DÉPART DE JOSEPH DE MAISTRE DE SAINT-PÉTERSBOURG
JUSQU'AU SÉJOUR DE XAVIER EN ITALIE
(1817-1826)
Nous n'avons aucune lettre de 1815 ni de 1816. La correspon-
dance reprend en 1817, lorsque Joseph de Maistre quitte Saint-
Pétersbourg, où il avait été rejoint en 1814 par sa femme et ses
filles. Les deux frères ne devaient plus se revoir.
Le 28 mai, Xavier écrit à Nicolas :
Je viens d'accompagner à Cronstadt notre excellent frère. Je l'ai
embrassé douloureusement. Lorsqu'on se sépare à notre âge et à une
si grande distance, il reste peu d'espoir de se revoir. Je ne puis te
dire quel horrible vide son départ et celui de sa famille laisse dans
mon existence. Quatorze ans de réunion ont rendu ce moment bien
cruel. Le voilà parti! Que Dieu l'accompagne et le protège; s'il trouve
dans sa patrie autant d'amis, autant d'estime qu'il en a eu ici, il sera
très heureux, mais j'en doute beaucoup. Il t'aura sans doute déjà
écrit qu'il a été fort bien traité ici par le grand capitaine qui lui a
donné une boite magnifique avec son portrait, et qui lui a permis de
laisser ici Rodolphe en qualité de chargé d'affaires en attendant le
comte de Brusasque dont on n'a aucune nouvelle. Mon frère s'est
trouvé un moment dans le plus cruel embarras. En suite des avis
formels qu'il avait reçus, M. de Brusasque devait être ici au plus tard
pour la mi-mai; en conséquence, mon frère avait rendu sa maison
pour la On de mai et vendu ses meubles, sa bibliothèque et obtenu de
1 Voy. le Correspondant du 10 décembre 1902.
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1104 LETTRES INÉDITES
l'empereur de partir sur la flotte qui se rend en France. Tous les
équipages étaient embarqués, et toujours point de nouvelles de son
successeur, qui ne lui a pas même écrit. Il en a été malade; un éva-
nouissement, suivi de la fièvre, nous a fort alarmés pour loi. Le
chagrin de quitter un pays où il a été si bien traité, joint à l'embarras
où il se trouvait, l'avait abattu au point qu'il a vieilli de dix ans dam
ce dernier mois. Enfin, par la bonté de l'empereur, l'affaire s'est
arrangée et son bon tempérament Ta emporté sur l'âge et les tracas-
series. Il est parti très bien portant. Il aura le temps de se reposer
sur le vaisseau. La veille de son départ, l'empereur lui a envoyé
l'officier qui commande une de ses chaloupes pour la mettre à sa
disposition. Nous nous sommes embarqués sur la Neva, tout près de
sa maison. H a serré dans ses bras ma bonne Sophie, grosse à pleine
ceinture et Tondant en larmes. En descendant la rivière il a dit : Adieu,
donc, beau Pétersbourg! Nous n'avons presque pas parlé pendant la
traversée. 11 m'a déposé à Gronstadt et a continué sa route jusqu'au
vaisseau, qui était encore éloigné. Une demi-heure après, comme
j'étais déjà monté sur le paquebot à vapeur qui partait pour la ville,
un vent très fort, et favorable au départ de la flotte, s'est levé; plu-
sieurs coups de canon ont donné le signal, et tout mon sang s'est
retiré dans mon cœur. Bientôt mon cher Rodolphe me quittera aossi.
C'est un triste moment de ma vie. Adieu, cher ami. Je ne te parlerai
pas d'autre chose aujourd'hui. Sophie t'embrasse.
La femme de Xavier partage sa tristesse. Elle ajoute sur la même
lettre :
Je ne demande pas mieux que de vous embrasser, mon cher frère,
mais je veux aussi vous dire un mot. J'ai vu partir notre aîné avec
bien de la peine; c'est un ami que j'avais, et quoique j'espère qu'il
m'aimera toujours, la distance est si grande qu'elle m'effraye. Je ne
puis penser sans attendrissement à toutes les preuves d'amitié que
m'ont données ma sœur et ses bons enfants. J'ai suivi des yeux le
bateau qui les portait autant que je l'ai pu, et à mesure qu'ils s'éloi-
gnaient, leur image se gravait de plus en plus dans mon cœur. J'espère
bien que Dieu me permettra de venir vous voir tous, et gagner à l'aide
de votre indulgence cette amitié qui m'est si précieuse. J'y mettrai
tous mes soins. Je me recommande aussi à vous, chère sœur; les
femmes de deux frères tels que nos maris doivent s'aimer, et j'ai dans
l'idée que je ne me trompe pas dans mon espoir. Permettez-moi de
vous embrasser tous les deux bien tenâréfaent et de vous assurer que
vous avez une sœur qui vous aime bien.
Ce ne fut que dix ans plus tard, en 1826, que ce vœu se réalisa
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DI XIYISR Dl MAISTRE A SA FAMILLI 1105
et que Xavier de Maistre, avec sa femme et ses enfants, pat aller
revoir en Piémont les membres survivants de sa chère famille.
Jusque-là, il faut en convenir, sa vie et sa correspondance, sauf
quelques exceptions dont nous allons tenir compte, offrent peu
d'intérêt pour l'histoire générale et pour la sienne propre.
M. Réaume, à qui l'on doit, comme nous l'avons dit, l'étude la
plus importante qui ait paru sur Xavier de Maistre, se plaint qu'on
le perde de vue à partir de 1816 pour une dizaine d'années f. À le
suivre, comme on le pourrait assez bien faire au moyen de notre
correspondance, on ne gagnerait que de le voir vivre normalement
en père de famille : souvent inquiet pour sa femme, qu'il risque de
perdre trois fois; de temps en temps séparé d'elle, à son grand
regret, pour des nécessités d'affaires; préoccupé de l'éducation
de ses deux filles, Alexandrioa et Catherine, ou du petit André, qui
lui est né en juillet 1817, tous enfants remplis de qualités, au dire
de leur père, mais tous aussi très frêles de santé et qui devaient,
hélas! mourir avant leurs parents. Destinées ou non aux curieuses
investigations de l'histoire, toutes les familles se ressemblent à
quelque degré par ce mélange d'affections, de joies et de tristesses.
Xavier de Maistre fut, seulement, mieux partagé dans le début et,
à la fin, plus malheureux que d'autres. N'y insistons pas, et reve-
nons aux points par où l'histoire a des droits sur lui.
Le 16 octobre 1817, il écrit la lettre suivante à son frère Joseph,
qui est déjà arrivé à Turin, mus qui a traversé Paris, et qui s'y
est occupé d'une édition nouvelle des Soirées :
... Tout ce que tu m'as dit de Paris m'a vivement intéressé, mais il
faudrait une conversation pour les détails. Tu ne me dis rien de tes
œuvres. As-tu laissé quelque chose sous presse? Il faut absolument
que tu m'illumines là-dessus. Comment as-tu trouvé les grands
hommes dans la coulisse? Às-tu fait quelque liaison particulière? Il
me semble qu'ils doivent tous se ressentir un peu de la Révolution et
être plus ou moins marqués du sceau de la bêle...
Dans une lettre adressée à sa sœur Eulalie, le 11 janvier 1819,
parlant de ses propres écrits, il indique le premier projet des
Prisonniers du Caucase et de la Jeune Sibérienne :
J'ai été charmé du petit billet qui m'engage à travailler pour Genève,
et je me mettrai en train bientôt. J'ai plusieurs choses commencées,
que je puis finir dans quelques mois; mais il y a un inconvénient à ne
1 Œuvres inédites de Xavier de Maistre, p. ixxvu.
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îm urms
tes pa» faire passer par oc çse ta appelles k ooupeHe '. H y en a
mbÊm deu*. I* premier est que la ocmpeUe est nécessaire, car je fais
tes italianismes «an» le savoir. Mon frère n'a beaucoup aidé pour li
correction du Lépreux. Il est vrai que nous étions ensemble, etqs»
souvent j'ai corrigé ses corrections. Mais il est sûr que ses «une
sont fort utiles, pourvu qu'il n'ajoute rien, car nos idées sont d'une
nature diverse, et il m'écrivait une fois que nos esprits- étaient comme
les aignilke d'une mitre qui ne vont jamais ensemble, nais qm,
cependant, marquent la môme heure. Le second inconvénient est que
je crains de l'effenser, car je lai ai solennellement [promis] de k
charger toujours de l'opération de la coupeBe, et je l'en *i même prié.
Maintenant, lorsque je vous enverrai un paquet cacheté qui d«t
passer par" ses mains, eeotenant des couvres qu'il ne verra pas, je
crains qu'il n'-éprouve un sentiment désagréable, que je vaudrais lui
épargner, le sengerai à toxA œla pendant l'intervalle que me donnera
mon travail, et tu me donneras aussi ton avis à ce sujet.
J'ai trois petits opuscules ébauchés. Le premier est l'histoire d'ui
officier prisonnier chez les brigands du Caucase. C'<est un sujet singe-
Mer et terrible, sans femmes et sans amour. Le deuxième est l'histoire
d'une jeune fille qui est venue de 1000 lieues, à pied, du fond delà
Sibérie, demander la grâce de son père et qui l'a obtenue, ans» sa»
amour. C'est un modèle de religion et de foi vive. Mm°Cotin a fait sur
ce sujet un roman controuvé, qui est assez mauvais et qui dénature
le ^caractère sublime de l'héroïne. Le troisième est une «eodote
d'amour s. Les trois sujets sont vrais, et j'y ai ajouté peu de chose.
Mais je t'avoue que tout «ela ne vaudra pas le Lépreux, dans lequel
j'ai exprimé toute la mélancolie de mon cœur et des idées que je cou-
vais depuis mon enfance. Enfla le succès 'de ce dernier fera peat-èire
passer les trois autres, <oe qui «st lotit ce qu'il faut h Théréswie.€reb-
tu que la personne de confiance que tous wvez à^Genève eeit à aêrne
de corriger les taules de longue 'et'ceHeS'd'ortfoograjriie qui m'échap-
pent «quelquefois, ert qu'elle veuiBe y meUne les points et les «gales
Sont je ne Tais guère usage, non plus que des accents? Ce çai m'a
empêché de mettre la main à J'œwwe, c'est une mailbeunsase prtite
découverle que j'ai faite en chimie. Je n'ai pas voulu perdre trois
grands mois de travail, et je ne commencerai ces petits ouvrages que
lorsque Doria partira avec le mémoire, ce qui aura lieu dans huit à
dix jours. Voilà tout ce que je voulais te dire à ce sujet.
4 C'est-à-dire la critique de Joseph.
* On a reconnu saus peine, dans les deux premiers sujets, Prisonniers d*
Caucase et la Jeune Sibérienne. Quant à < l'anecdote d'amour », c'est ai»
doute la nouvelle inachevée de<Cathe*ine Frmmuky ou fiBiilùfrfêtMsdtmt
Prélestinoff. (Voy. ces fragments considérables dans le 4«r vol. des Œuvres
inédiles, p. 89-106.)
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DE XAVIER Dt MilSTRI k Si FAMILLE 1107
Il faut noter, dans la même lettre, ce petit détail sur Joseph de
Maistce:
Le sommeil de mon frère m'a fort inquiété dans les commence-
ments qu'il était ici. liais il est sûr cependant que sa suite est par-
faite malgré cela, et son esprit n'a aucunement faibli. Hais je ne
répondrais pas qu'il ne s'endorme quelquefois au Sénat Cette dispo-
sition ne peut que prêter des armes aui malveillants, sans cependant
■être capable de. nuire aux affaires, qu'il étudiera avec une conscience
pure et une facilité que peu de personnes ont reçue en partage.
De toutes les lettres de cette période, pour ne pas dire de sa
vie entière, la plus grave est celle qu'il écrit le 16 novembre 1819 (7)
à son frère Nicolas sur des points fondamentaux de morale et de
religion. On y peut mesurer tout le progrès qui s'est accompli dans
xette âme redevenue chrétienne, et constater aussi sor loi-même
l'insuffisance de certaines manières d'entendre la religion :
Le plaisir que j'ai ressenti en revoyant ton écriture, mon cher ami,
a été bien troublé par la tristesse de ta lettre. Ce que tu me dis de
l'affaiblissement de ta santé et de tes forces m'aurait alarmé bien
plus encore, sans la persuasion où je suis que tu m'as écrit dans un
mauvais moment où ton imagination, que je connais, était exaspérée,
réprouve souvent des angoisses pareilles, pendant lesquelles il me
semble que tout est perdu.
Les arts et les sciences embellissent le bonheur, mais ils ne
guérissent pas de la tristesse, à moins que l'on ne soit savant ou
artiste de profession, parce qu'alors ces occupations sont un but
principal et nécessaire, et qui nous force à courir grand point.
Comment, en effet, courir et se donner une peine quelconque sans
raison déterminante? Sera-ce l'espoir de la gloriole qui me fera
passer sept ou huit heures à mon chevalet? Si j'avais cette folie,
l'aspect d'un paysage du Lorrain ou du Poussin suffirait pour me
faire jeter tout mon atelier par la fenêtre. Les sciences sont encore
plus superflues dans la recherche du bonheur, tant qu'elles ne con-
duisent pas à la fortune ou au moins à nous procurer notre subsis-
tance. Je n'en excepte que les grands hommes, au nombre de quinze
ou vingt au plus en Europe, dont je ne puis juger les sensations.
Peut-être la gloire leur suffit-elle? J'en doute. À moins que leur
science ne leur ait procuré de l'autorité.
Je suis en train de philosopher, au risque de casser les vitres.
Qu'est-ce que le bonheur, abstraction faite de la religion? J'examine
mon cœur et celui de mon voisin le philosophe, et même celui de ma
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1106 UTTRE8 MfttfTÊS
voisine. C'est Y amour-propre satisfait. Nos sens peuvent nous entraî-
ner et nous passionner; mais ce grand intérêt, l'amour-propre, surnage
bientôt, et le désir inextinguible de primer ne s'éteint jamais. Chacun
tâche d'avoir son genre de supériorité ; et, s'il y a quelque bonheur
réel de ce genre dans le monde, c'est l'illusion qu'on se fait souvent de
valoir mieux que les autres. Si l'on réfléchit sur les jouissances d'une
longue vie passée, on verra clairement que ce n'est ni le bien manger
ni le bien boire, ni même l'autre plaisir qui nous ont laissé une idée
du bonheur. Ces voluptés n'ont une apparence de bonheur que
lorsque l'amour-propre les a assaisonnées. La Fontaine a dit que
l'ambition entre même dans l'amour. Cela explique bien clairement
pourquoi nous ne pouvons pas être heureux ici-bas. C'est que l'amour-
propre ne peut jamais être satisfait. Lors même qu'il a triomphé,
qu'il a vaincu tous les obstacles, le silence le désespère, la gloire est
au cœur ce qu'une cloche est à l'oreille; instrument inutile, lorsqu'elle
ne sonne pas. « Il est doux d'être montré au doigt, dit Horace, et
d'entendre dire : Le voilà. » Mais nous antres, malins spectateurs,
lorsque l'homme de génie passe, nous tenons nos doigts dans notre
poche. Et malheur à lui s'il a quelque ridicule : nous voilà supérieurs
à lui. C'est alors que le doigt se montre. Et le grand homme enrage
dans sa peau.
Aussi le bonheur humain que les hommes recherchent avec le pins
de fureur est celui que procure l'autorité. La gloire militaire est la
première de toutes, parce qu'elle rapproche les hommes du trône et
peut les y placer. Elle fait du bruit, elle inspire la crainte, elle force
les passants de regarder et de se détourner sous peine d'être écrasés;
enfin, c'est une cloche qui sonne plus souvent et plus fort que toutes
les autres.
Cependant l'expérience de tous les âges a prouvé que le bonheur
n'est pas encore là. Où diable est-il donc? Quoique j'aie invoqué
le diable, je crois fermement qu'il est dans la religion ; mais je n'en
suis pas plus avancé. Après avoir passé cinquante ans à peu
près indifférent à la religion et même imbu de faux systèmes, qui,
sans pouvoir me persuader, ont cependant ébranlé ma foi, comment
reviendrai-je de si loin? Qui me donnera cette persuasion vive qui
décide et fait agir? Eh bien, je crois. Mais cela ne suffit pas : on
m'ordonne d'aimer Dieu par-dessus toutes choses; non seulement on
le commande, mais ma raison me le prouve. Comment ne pas aimer
son père, celui dont la volonté m'a donné l'existence? Cependant,
lorsque j'ai bien médité ce grand sujet, je suis plein d'étonnement,
d'admiration et d'une reconnaissance calculée. Mais l'amour, ce sen-
timent que j'éprouve en moi pour mes frères, mes sœurs, pour la
mère de mes enfants, ce sentiment qui me ferait tressaillir de bonheur
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DI X&YKR DS MAISTBE A & FAMILLE 1109
si j'entendais ta voix après vingt ans d'absence, en ai -je jamais
éprouvé on seul élan pour le Créateur? Il faut être de bonne foi :
jamais. Chose effrayante, le cœur humain ne pourrait-il aimer que
les choses humaines? Cependant, lorsque je lis la Vie de saint
François de Sales (pour citer un saint savoyard), je ne puis mettre
en doute sa foi parfaite et son amour de Dieu supérieur à tout autre.
Pourrai-je jamais parvenir au même bonheur? Ou mon cœur est-il
celui d'un réprouvé? Un sens intérieur semble me dire que non. Dans
cette perplexité, j'ai pris un parti : pour m'assurer moi-même si je
crois ou je ne crois pas, je me suis supposé attaché à la guillotine,
et sommé de déclarer si je crois la religion fausse ou vraie, avec
l'assurance d'être guillotiné si je me trompe. Je n'ai pas hésité et j'ai
répondu qu'elle est vraie. Donc, je crois au moins plus que je ne doute.
Peut-être les doutes qui me restent ne viennent-ils que de ce que
je n'ai pas assez recherché les preuves. Je ne l'entreprendrai plus
à mon âge, mais j'ai résolu de me mettre en règle et d'être conséquent
à ma croyance. Tout ceci s'est passé il y a dix ans environ, en 1808
ou 1809. J'écrivis toute ma vie passée sur une grande feuille de
papier à la fleur de lys, et j'allai porter cette ridicule histoire au vieux
curé de Pétersbourg, l'abbé Pinguillier, qui, accoutumé peut-être &
entendre pire, écouta sans le moindre étonnement tout ce que je pus
lui dire et me donna l'absolution. Je ne fus pas très satisfait; j'aurais
voulu un directeur qui se fût intéressé à moi, qui m'eût encouragé
et soutenu. J'avais bien réfléchi que, dans une affaire aussi sérieuse,
il valait mieux ne pas revenir que de revenir mal. Mais comment
exiger ces soins d'un confesseur qui entend chaque année cinq ou six
mille âmes? Enfin, j'allai communier pour la première fois depuis
dix-huit ans, un peu troublé en moi-même et avec la crainte de ne
pas être assez préparé et surtout de ne pas assez croire, et en priant
Dieu, comme Jaïre, de suppléer à mon incrédulité. Depuis lors, j'ai
continué de faire mes pâques, et depuis deux ans, je fais mes dévo-
tions deux fois Tan. Il me semble que mes idées se sont éclaircies, et
que maintenant cela va mieux pour la tranquillité de l'âme. Je ne lis
aucun livre de controverse et peu de livres de piété ascétique. Je
t'avoue que lorsque je vois, dans une prière : « Mon doux Jésus, mon
aimable Sauveur » et d'autres expressions d'amour familier qui sont
profanées par mes souvenirs, j'éprouve un froid, un dégoût qui me
persuadent que je dois prier autrement sans désapprouver les âmes
simples et pures qui se servent de ces prières. Le vrai livre persuasif
pour moi est l'Evangile. Je le lis souvent, et quand j'ai fini, je
recommence.
Tout irait assez bien maintenant, si je pouvais arracher de mon
cœur certaines choses qui le troublent souvent. La plus scabreuse
25 décembre 1902. 72
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il 10 LSTTBI8 UllDÏTlS
est qu'il me faut croire que ma femme, un être qui, sans la moindre
exagération, m'est mille fois plus cher que moi-même, ne peut être
sauvée si elle n'est de ma religion. Or ce changement est impossible.
Quoi! celte femme qui vaut bien mieux que moi, par son caractère,
par son attachement à ses devoirs, par son exactitude à remplir cesx
de sa religion, qui est compatissante, généreuse, aimante, notant
qu'un être humain peut l'être! Tout mou coeur se révolte à cette idée!
Lorsque j'ai confié ces doutes involontaires à mon confesseur, il m'a
répondu : « On ne peut pas aller contre le dogme, mais ce ne sont
point vos affaires; de quoi vous embarrassez- vous? Lorsque ces idées
vous reviennent à l'esprit, chassez-les comme une tentation I » Cela
me refait bien la jambe ' ! Je m'en suis contenté, cependant, et je
prie Dieu qu'il ne nous sépare pas, et j'espère qu'il m'exaucera.
Voilà, mon cher ami, ma profession de foi. Je la crois meiUene,
et plus sincère surtout, que celle du Vicaire savoyard. Elles n'ont
peut-être d'autre ressemblance que celle d'être faites mal à propos,
car je ne sais pourquoi je t'ai raconté tout cela, à moins que ce ne
soit un désir secret de te voir plus heureux, que tu me pardonneras,
fût-il mal entendu de ma part et déplacé.
Recueillons dans une lettre du 26 janvier 1821 (?) une phrase
où il dit avoir renoncé k la poésie lyrique à cause de la difficulté
d'y « réunir l'imagination à la logique », et cet éloge très court,
mais très expressif, de Lamartine à ses débuta : « J'ai la les
poésies de Lamartine. Je les sais par cœur, et je tei ai fait
plus d'honneur qu'à Jean- Baptiste, car je l'ai lu quatre on cinq
fois de suite. Il y a quelques taches, comme dans le soleil. Je
t'avoue que j'en ai été ravi. » Passons, sautant quelques êpttres
d'intérêt purement familial, au 12 mû 1823 2, et nous verrons, à
propos de V Expédition nocturne autour de ma chambre, Xavier
de Maistre conformer ses actes aux idées morales qui lui ont
inspiré l'édifiante lettre qu'on vient de lire :
Je ne sais pourquoi Vignet ne m'écrit pas de Londres et comment
1 Xavier de Maistre a raison de s'indigner. Si révoltante que sott la
réponse de son confesseur, elle est encore, grâce à Dieu, plus contraire à
la théologie. Sans doute « on ne peut pas aller contre le dogme », mais il
ne faut pas le faire autre qu'il n'est. Et c'est le travestir, c'est outrageu-
sement « aller contre lui », de prétendre qu'avec la bonne foi, une conduite
morale, et en croyant testes les vérités que croit un echkmitique russe, m
ne puisse pas faire son salut. Tous nos enlunts du catéchisme sont instruits
à distinguer le corps et l'âme de l'Eglise.
2 II ne nous reste pas de lettre qui se rapporte à la mort de Joseph, sur-
venue, après quelques jours seulement de maladie, le 26 février 182t. Mais
on ne peut douter de l'immense chagrin que Xavier en dut ressentir.
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DB X1V1IR Dt MilSTRB à SA FAMILLB 1111
il »e fait que J'apprends de loi l'arrivée de mes opuscules. Je loi ai
mandé hier par un courrier mes intentions à l'égard du Voyage
autour de ma chambre, auquel j'ai ajouté une seconde partie,
intitulée : Excursion nocturne autour, etc. Voici mon but dans
cette nouvelle composition : c'est que je veux retrancher adroitement
du premier voyage quelques phrases suspectes et quelques gravelures,
entre autres le chapitre du dialogue entre l'âme et la bête, qui n'est
autre chose qu'un équivoque très ordurier. Mon frère se reprochait
de l'avoir laissé passer, et les Jésuites lui en ont fait un grief. Or, en
ajoutant une seconde partie qui contient aussi force folies, mais
seulement le mot pour rire, on ne s'apercevra pas des soustractions,
et je réparerai le mal autant que possible. 11 me semble que cette
seconde partie ne déparera pas la première. Elle est faite depuis plus
de vingt-cinq ans. J'ai eu l'occasion de la lire à quelques amis, et j'ai
cru voir qu'on était content. Si j'avais des copistes, je te l'enverrais,
mais je ne sais plus écrire ; tu peux le voir par cette lettre, que j'aurais
de la peine à relire.
Une anecdote agréable sur le tsar Alexandre 1" est à extraire
d'une lettre écrite à Nicolas encore, vers la même époque, mais
sans date précise :
... Nous attendons notre grand empereur, qui vient de faire un
voyage de quelques milliers de lieues dans son empire; il a poussé
jusqu'en Sibérie et a visité les sables d'or dont tu auras ouï parler,
découverts nouvellement. On a fouillé devant Sa Majesté pour lui
offrir de l'or natif, qui s'y rencontre souvent en gros morceaux; et
l'empereur a lui-même pioché. Il a été reçu partout comme Charles
en Savoie, et il a semé les grâces sur son chemin. Il y a plusieurs
anecdotes intéressantes. En voici une :
Tandis qu'on changeait de chevaux à une station de poste, l'empe-
reur se promenait auprès de sa voilure; une vieille femme s'approcha
du cocher de l'empereur pour lui demander s'il ne connaissait pas
son fils, chauffeur de poêles à la cour. Sur la réponse négative du
cocher, l'empereur s'approcha et dit à la femme : a Moi, je le
connais; il se porte fort bien. — Ah! merci, monsieur. Et ne
sauriez-vous point s'il a reçu dix roubles que je lui ai envoyés par la
poste? — Comment donc, certainement, il les a reçus. Et vous, ma
bonne, avez-vous reçu les cinq cents roubles que votre fils vous a
envoyés par le général Debitet? — Quel général? — Tenez, le voilà
qui parle là-bas; allez les lui demander, et, s'il refuse, venez me le
dire. » Le général Debitet, qui n'avait rien vu ni entendu de ce qui se
passait, éconduisit, comme de raison, la solliciteuse. Mais l'empereur
la suivait et, s'adressant au général : « Comment n'avez-vous pas
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1112 LBTTRIS INtDITB
honte, lui dit 41, de nier cette somme que vous avez reçue pour celle
femme en ma présence? — Ah ! Je l'avais oublié. » Et la lemme reçut
les cinq cents roubles.
Le 1er octobre 1825, il philosophe avec son vieux frère, et il loi
parle de lettres qu'il vient de ranger. Gela nous vaut de connaître
une prophétie assez piquante du chevalier et un mot remarquable
de Joseph de Maistre sur Napoléon :
Sans doute les choses auraient pu mieux tourner; mais combien
d'autres ont plus souffert. C'est une belle victoire que de vivre dans
l'aisance et de mourir tranquille. En rentrant en ville, j'ai mis ordre
à mes vieux papiers. J'ai retrouvé toutes tes lettres depuis 1801: je
voudrais te les envoyer pour te faire jouir de tout ce que tu vaux, en
remettant sous tes yeux vingt-cinq ans de bonté, d'amitié active pour
moi. Je les ai toutes relues, et malgré la bonne intention où j'élus de
de me débarrasser de tant de papiers, je n'en ai pas osé brûler une. Je
voyais en même temps les lettres de mon frère ; et rien de plus singu-
lier que vos réflexions politiques et vos vues différentes survenir.
Dans Tune des tiennes, j'ai trouvé cette phrase remarquable, eo
date de 1803, au sujet de Napoléon dont tu prévoyais les succès
ultérieurs : « Quand tu reviendras en France, la Révolution te paraîtra
un rêve. Tout tient à ce grand homme. Jusqu'à présent, il nous tient
sur l'abîme, mais dès qu'il sera consul héréditaire et qu'il auia
épousé une princesse d'autricue, le pont sera fait et tu pourras alors
transporter ta fortune, etc. » Où diable as-tu pris cette prophétie?
J'ai bien regardé la date (9 novembre 1803, aux Echelles f). Napoléon
lui-même n'y pensait sûrement point encore. J'ai été frappé de cette
singularité. Je recevais à peu près dans le même temps une lettre de
notre aîné de Sardaigne, dans laquelle je lis celte autre phrase à
laquelle tu le reconnaîtras : « On me dira ce qu'on voudra, mais je ne
peux regarder cet homme autrement que comme un emplâtre stip-
tique (?) mis sur l'ulcère de la France pour la guérir; lorsque la
croûte sera formée, l'emplâtre tombera de lui-même. » Vous avez en
tous deux raison, mais tu as eu plus raison et plus têt que Joseph.
VII
PREMIÈRE PARTIE DU SÉJOUR EN ITALIE
(1826-1832)
En 1826, — non pas en 1825, comme le dit M. Réaume, d'ordi-
naire si bien informé, — Xavier de Maistre quitta la Russie a?ec
1 Nom d'une propriété de famille.
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DB XàVlfit DE MàlSIRB A 8A FAMILLE 1113
sa femme, sa fille, son fils Arthur, sa nièce Natalie et tonte sa
maison. Il allait enfin revoir sa patrie, son frère le chevalier, ses
sœurs, ses neveux et nièces inconnus, les amis qui pouvaient avoir
survécu à vingt-sept années de séparation. Mus son but principal
était de procurer à la délicate santé de ses enfants un climat plus
doux que celui de la Russie. Ni la Toscane, hélas ! ni Rome, ni le
golfe de Naples ne pourront conjurer le sort qui les menace.
Lorsque Xavier les aura perdus et qu'il aura vu disparaître aussi la
plupart de ses proches, il reprendra, avec sa chère femme, le che-
min de la Russie pour y finir, tristement, sa vie tant agitée.
Commençons cette période par une lettre adressée de Péters-
bourg à Nicolas, le 27 mars 1826. Elle nous renseigne sur ses
projets et elle donne l'idée de ce qu'étaient alors les grands
déplacements :
Je t'ai déjà marqué, mon cher ami, notre plan de voyage. Nous avons
fouillé parmi toutes les possibilités pour pouvoir faire autrement
et plus économiquement, et nous en sommes cependant restés là. La
dépense est sans doute effrayante; mais nous dépenserons moins
dans le séjour : nous comptons dépenser 30,000 roubles par année, ce
qui est juste la moitié de notre dépense ici. Ainsi nous rattraperons,
et au delà, les frais de voyage, que je calcule à 10,000 roubles jus-
qu'à Chambéry. On travaille aux voitures. J'espère que nous pourrons
nous acheminer vers le milieu de mai. Je suis dans un trouble, une
anxiété inexprimables, et je ne sais trop ce que je fais, ce que je dis,
ce que je t'écris. Les difficultés, les embarras, sont devant mes yeux
comme des montagnes, mais je me console en pensant que l'été pro-
chain je t'embrasserai.
Les choses se passèrent à peu près comme Xavier les avait
prévues. Le déport, seulement, fut un peu retardé :
Vous nous croyez déjà en chemin, mes chers amis, dit une lettre
adressée le 30 mai à Nicolas, et je vous écris encore de Pétersbourg.
Tout est prêt pour le voyage, excepté les voitures, qui ne sont pas
achevées. Le couronnement, qui devait avoir lieu au mois de juin,
occupait tous les charrons de la ville; et le nôtre, pressé d'ouvrage,
n'a pas tenu parole. Nous ne partirons pas avant le 43 ou le 20 de
juin. Le couronnement est retardé sans qu'on sache l'époque précise
où il aura lieu. Cela fuit un grand mécompte pour tous les étrangers
qui avaient déjà loué des maisons ici et à Moscou. Le duc de Raguse
paye le loyer de la sienne ici 20,000 roubles par mois. La mort de
l'impératrice Elisabeth cause ce retard...
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1114 LfTTBK IIÉNttS
Parti quelques mois plus tôt, il aurait revu celle de ses sœurs qui
s'était montrée, durant les longues années d'éloignement, sa pins
fidèle correspondante :
J'avais espéré, écrit-il au même le 7 mai, que notre chère Eulifie
me donnerait la triste consolation de la voir mourir. Je savais son
état sans espoir, mais on disait qu'elle pouvait résister encore long-
temps. Dieu en a décidé autrement, et sans doute il faut l'en remer-
cier, puisque notre pauvre sœur n'avait plus que des souffrances à
attendre dans ce monde. Si j'avais pu l'embrasser au moins nue seule
fois, la remercier de sa longue et constante amitié. Tant qu'elle a pu
écrire, j'ai reçu chaque mois une lettre d'elle, où elle semblait deviner
tout ce que je voulais savoir et répondre à ma pensée. Je ne la retrou-
verai plus, c'est une cruelle pensée. Admire, mon cher ami, comment
les plus sages, les plus tempérants, ont été repris les premiers. Nous
en parlerons quand nous nous verrons. Il faudrait profiter de ce répit
de la Providence. Après avoir reçu ta lettre, dans laquelle tu paries de
ton âge, j'ai été entendre la messe de notre archevêque cardinal, qui
a quatre-vingt-seize ans et qui a officié lui-même. Gela m'a donné un
bon pressentiment que nous pourrons encore jouir de quelques bons
jours ensemble.
Ces « bons jours » de réunion ne furent pas de longue durée.
On ne sait au juste quand les voyageurs arrivèrent en Savoie;
mus vers le milieu d'octobre, ils en étaient déjà revenus, et nous
les trouvons à Turin, prêts à partir pour la Toscane. Des deux
lettres que Xavier adresse alors a son frère de la capitale du Pié-
mont, l'une manque de date, l'autre est du 26 octobre. On lit dans
cette dernière :
T'ai-je dit aussi que nous avons été à Raconis chez le prince1, où
nous avons dîné et passé une partie du jour très agréablement. Bien
n'est plus aimable et plus noble que l'accueil de l'illustre coople. Le
prince a beaucoup d'esprit et d'instruction, parle facilement. La prin-
cesse est jolie, très affable, avec beaucoup de dignité. J'élus à côté d'elle
à table; elle m'a adressé plusieurs fois la parole et m'a demandé si
j'avais revu avec plaisir la rue Sainte-Thérèse. On dit. qu'elle n'a pas
moins d'esprit que le prince ; elle a surtout celui de nous donner des
héritiers... Je t'écris au milieu des coffres et des vaches3. Sophie est
dans les agitations, nous ne pouvons partir qu'à huit heures du soir
parce qu'on m'a assigné cinq heures pour ma présentation au roi.
4 Le prince de Gariguan, Charles-Albert, qui monta sur le troue en]l831.
* Malles recouvertes de peau de vache.
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.DE XàVIER m MAISTU A SA FAMILLE 1115
Cette visite au roi ne fat pas sans effet. Le 23 novembre, Xavier,
qui se troove déjà à Pfee, envoie copie i son frère d'une lettre que
Charles-Félix vient de hd faire écrire par le comte de la Tonr :
Monsieur le Comte,
Le roi, qui conserve toujours un souvenir bienveillant des preuves
de dévouement sans bornes que feu S. £. M. le comte, votre frère, et
toute votre famille ont constamment données à la maison de Savoie,
n'a pas non plus oublié, Monsieur le général, les services distingués
que vous avez vous-même rendus dans les armées royales pendant la
Révolution jusqu'à l'époque malheureuse de la dernière invasion
étrangère, ni surtout la noble persévérance avec laquelle vous avez
continué à servir la cause sacrée de votre souverain sous les drapeaux
de son auguste et puissant ami et allié, l'empereur de Russie.
Ces considérations, Monsieur le comte, jointes à celle du nom que
vous portez, si connu par d'éclatants mérites envers l'Eglise et envers
l'Etat, ont déterminé Sa Majesté à vous donner une marque signalée
de sa satisfaction et de sa bienveillance souveraine. Elle a daigné, en
conséquence, vous conférer la grande croix de son ordre religieux et
militaire de Saint-Maurice et de Saint-Lazare, que je m'empresse de
vous transmettre ci-jointe. Je suis heureux...
De Pise, où noos le trouvons encore i la date 27 janvier (1827),
Xavier se rend à Naples, puis à Rome. Il écrit de là cette lettre
enthousiaste :
Rome!! le 10 mars *8U.
Est-ce joli de dater une lettre de Rome et d'avoir pu et dû en dater
une autre de Naples, d'où je suis arrivé depuis quelques jours? d'avoir
baisé la main sainte et douce du Saint-Père ; d'avoir entendu les car-
dinaux se dire à demi- voix : « È il fratello del célèbre de Maistre! »
0 mon cher, quel agréable, quel charmant voyage je fais maintenant!
Naples et Rome, les deux plus belles, les deux plus intéressantes villes
de l'univers, m'ont traité en compatriote. Le nom de mon frère me
recommande dans une partie de la société la plus importante; ensuite
je suis introduit dans quelques aimables familles par le Lépreux...
Ma course a été un peu trop précipitée. Nous étions à courir du
matin au soir. Pendant vingt et un jours que j'ai passés à Naples, j'ai
fait quarante-cinq esquisses d'après nature, des sites et des monu-
ments les plus remarquables, mais surtout de sites pittoresques...
H est impossible de se faire une idée de la beauté des environs
de Naples, de la vallée de Baies et surtout des rochers d'Amalfi, où
nous avons fait une excursion de trois jours... Comme nous devons
partir le 48 du courant, je ne cherche pas même à faire de nouvelles
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1116 LMTRI8 INÉDITES
connaissances. Je vois les églises, les galeries, et je ne sais pas si
îa dois préférer Naples à Rome on Rome à Naples; je me fixerais -bien
itiers dans Tune ou dans l'antre en tirant à croix on pile.
s'évita l'embarras de choisir, en prenant tantôt l'an, tantôt
re, des plus beaux séjours d'Italie. Jusqu'au mois d'août 1838,
rie ses résidences entre Pise, Rome et Naples, sans parler de
ques villégiatures à côté. On a de cette époque beaucoup de
38 adressées, presque toutes, à son frère le chevalier. Nous
erons délibérément celles qui ont trait aux affaires ou aux
ments do famille, pour ne reproduire que celles qui offrent un
et d'ordre général.
ivier se passionne pour la Russie dans la longue guerre qu'elle
inue seule contre les Turcs après la victoire collective rem-
& k Navarin et après la conquête de la Morée par les Français.
récrie aussitôt que, sur la foi de nouvelles plus ou moins
tes, on semble douter du succès définitif des armes russes :
nais l'empereur Nicolas, écrit-il de Pise en octobre 1828, n'a
ncé la volonté ni même l'espoir d'aller à Gonstantinople, et moins
re n'en a fixé l'époque à la manière de Bonaparte. 11 a dit ça 'il
endrait l'honneur de sa couronne et forcerait la Porte à payer
uis de la guerre et à donner des garanties inviolables. L'honneur
itisfait par la prise de sept villes fortifiées... Ce qu'il a pris, il le
»ra, et voilà les frais de la guerre. Qu'on ne les paye pas en
it, restent les garanties, et nous venrons !
s Français, au moins dans leur politique, lui plaisent moins
es Russes, et on l'eût bien étonné en lui prédisant que la fin
iècle verrait fraterniser Paris et Moscou. Nicolas Ier, ce type
/é de l'autocrate, a le don de l'enthousiasmer; les « libéraux »
rance lui sont en horreur. Parlant du tsar, il écrit le 1er dé-
>re 1828 :
me d'années, il est déjà vieux dans l'histoire qui, jusqu'à présent,
iregistré sous son nom que de grandes et bonnes choses. Il faut
mir que la Russie jouit d'un bonheur peu commun sous le rap-
le ses princes. Depuis près de trente ans, elle n'a eu qu'à admirer
vants et à pleurer les morts avec des larmes bien sincères. Je
ouve heureux de vivre sous leurs lois, loin des turbulents Fran-
st de leur orageuse constitution, qui n'est rien moins que cons-
i. J'ai vu ces jours passés M. Heinard, le célèbre philbellène,
st venu chez moi. Il est fort indécis sur le gouvernement qui
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DB XAVIER DB MAttTPE A 8A FAMILLE 1117
conviendrait anx Grecs. Il ne croit pas possible de leur donner un roi
constitutionnel. Je lui ai dit que cela n'est pas plus possible qu'en
France. Ces malheureux Français nous causeront du chagrin. Leur
charte philosophique ne leur convient, pas. L'antique religion de
leurs pères ne leur convient pas. L'antique dynastie des Bourbons
ne leur convient pas. Le désordre et le bruit sont leur véritable
élément.
Le 7 août 1830, Xavier de Maislre, qui ne sait pas encore le
résultat des journées de Juillet, écrit de Naples une de ses lettres
les plus intéressantes. On y trouvera des détails fort curieux sur
une visite au dey d'Alger.
Les événements courent si vite que nous ne sommes pas certains
de finir nos jours en paix, quelque avancés que nous soyons dans la
vie. On raconte ici des choses alarmantes, des émeutes à Paris, des
vitres ministérielles cassées, la force armée employée, etc. Si les
frontières de la France étaient comme les rivages de la mer, que la
tempête ne dépasse jamais, je m'en consolerais aisément; mais vous
êtes si près! J'attends des nouvelles avec anxiété.
... Nous avons ici le dey d'Alger; il est arrivé presque en même
temps que la nouvelle de sa défaite. Pendant qu'il était encore en
quarantaine, le comte de La Ferronnays * a été près de la frégate
pour voir le capitaine, et le dey se présenta aussi et salua le comte
et les dames. Il dit, par son interprète, des choses fort aimables. Le
lendemain, dans une seconde visite, je pris une barque avec Natalie et
je suivis la séance. Le dey est un homme de soixante ans, portant une
longue barbe blanche et sale et des lunettes, les bras nus, un schall
autour de la tête. M. de La Ferronnays demanda si on ne pouvait pas
voir les femmes; le capitaine répondit qu'il n'oserait pas même le
proposer; mais l'interprète ayant expliqué la proposition, le dey
-répondit que les femmes verraient avec plaisir les dames de la famille
La Ferronnays dès qu'il serait à terre.
L'entrevue a eu, en effel, lieu avant-hier. Son harem est composé de
cin quante-huit femmes qui, cependant, ne lui appartiennent pas toutes.
Il y a une dizaine de blanches, le reste est de peau cuivrée ou des
négresses. La deyesse est une femme de trente ans ; elle est seule femme
légitime. Elle a trois filles; les deux aînées sont mariées. Un des beaux-
fils était ministre de la guerre et a combattu contre les Français;
l'autre était ministre des finances. L'un d'eux est un superbe homme.
La troisième fille est encore à marier. La visite a eu lieu à neuf heures
4 Alors ambassadeur de France à Naples.
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lits lETTtis «tomes
du matin; le dey, avec toute sa suite masculine, était dans un salon,
assis sur un divan, les jambes nues, dont une seule pendait ; l'antre était
sous lui. Il n'y a pas une seule paire de bas dans toute la caravane com-
posée de cent cinq personnes. On a servi du café et des glaces, et les
dames ont reçu chacune en cadeau une petite fiole d'essence de roses.
L'appartement était parfumé à la rose et au musc jusque sur l'escalier.
Le dey avait un gros diamant au doigt et un poignard garni d'éme-
raudes et de diamants. Les dames ont ensuite été introduites dans
l'appartement des femmes. La conversation n'a pu avoir lieu que
par signes. La deyesse a demandé à toutes les dames si elles avaient
des enfants et si elles étaient grosses, et lorsqu'elles faisaient un signe
négatif, la deyesse balançait la tête en signe de regret et de pitié. La
deyesse était très richement habillée; ses jambes nues étaient ornées
de bracelets en diamants et les pieds étaient dans des pantoufles de
maroquin; sur la tète un énorme bonnet en filigrane d'or avec un
bandeau en diamants. Les jeunes femmes étaient habillées avec une
tunique de gaze fermée sur la poitrine avec une grosse épingle et
descendant jusqu'aux genoux; point de chemise, mais un schall dont
elles s'enveloppaient depuis la ceinture jusqu'aux pieds, et qu'elles
soutenaient bien ou mal avec la main. Ce costume est parfaitement
adapté à la saison, car il ne peut intercepter ni l'air ni les regards.
Les deux chambres où se trouvaient les cinquante-huit femmes
étaient dans le plus grand désordre; une trentaine de coffres de toutes
grandeurs, la plupart couverts de velours brodé en or; des coussins,
des couvertures, étaient pêle-mêle sur le plancher. Les femmes
accroupies ou couchées et dans toutes les attitudes imaginables. Ces
malheureuses ont fait le voyage comme dans un vaisseau négrier, ne
pouvant se montrer sur le pont et sans possibilité de se laver, ce qui
a peut-être occasionné la profusion d'essence de roses et de musc
dont les appartements étaient parfumés.
On dit que le dey commence à être embarrassé de tant de monde et
qu'il conseille à ses compagnons d'infortune un voyage à la Mecque.
Les opinions varient beaucoup sur les richesses qu'il a emportées;
quelques personnes disent qu'il a peu d'argent comptant et que toute
sa fortune consiste en diamants et pierres précieuses. Il est probable
qu'il a emporté des millions; rien n'a pu l'en empêcher et il aurait pu
tout prendre, car il a eu le temps. Il cherche une maison et s'établira
décidément ici. Il a dit à H. de La Ferronnays que « le roi de France
est un véritable grand souverain dont la famille règne depuis des
siècles, au lieu que nous autres, a-t-il ajouté, nous ne .sommes que
des parvenus. Je lui ai manqué de respect, il m'a puni et maintenant
je suis très heureux d'être sous sa protection. » Du reste, il n'a jamais
montré un seul instant de l'humeur ou de la tristesse, et tout son
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DE XAVIER DB MAJSTBB à Si FAMILLE 1119
monde parait fort tranquille et résigné. Natalie est revenue enchantée
de son expédition.
Une lettre, écrite cinq jours plus tard, le 12 août, nous montre
qu'il sait enfin toute la vérité sur les événements de Paris. Il s'en
désole à la fois comme ami des La Ferronnays, privés de leur
ambassade à Naples, et comme partisan des institutions qui
viennent de recevoir une si rude secousse :
... Nous avons ici les La Ferronnays qui sont bien plus malheureux
encore *, car ils sont sans fortune, et la terre leur manque sous les
pieds, au milieu de tout le luxe d'une brillante ambassade. Je crains
fort que le pauvre comte, déjà malade, ne succombe sous ce terrible
coup du sort. Ces deux excellentes familles, qui nous ont donné tant
de marques d'un intérêt vrai à l'époque de notre malheur, semblent
s'être réunies ici pour nous rendre témoins de celui qu'elles éprou-
vent, sans que nous puissions leur être d'aucun secours. Mme de Mar-
cellus est venue exprès de Rome pour passer un mois avec nous.
M. de La Ferronnays y est venu pour sa santé. Il avait repris une partie
des maux qui lui ont fait quitter le ministère. Il commençait à se
remettre, dans les montagnes de Castellamare, lorsque ce coup de
foudre est arrivé, véritable coup de foudre. Dans trente-six heures, les
voilà de nouveau en 89. Gomme on s'est trompé sur l'esprit de la
France! Les coquins étaient trop heureux. Barthélémy a dit que les
hommes peuvent tout supporter patiemment, excepté le bonheur...
On se perd dans un océan d'incertitudes et d'inquiétudes pour ce triste
avenir, qui paraît si sombre. Adieu, écris-moi, quand ce serait seule-
ment des nouvelles de votre existence.
La révolution, les libéraux, deviennent le cauchemar de Xavier.
Durant trois années, ses lettres sont pleines d'invectives et de
lamentations contre ces fléaux, qui lui paraissent tout aussi
funestes que le choléra. Pas plus que la révolte des Romagnes
contre le Pape, le soulèvement des Polonais contre les Russes ne
trouve grâce à ses yeux.
Il écrit le 16 juillet à son frère :
Il ne faut pas trop s'apitoyer sur le sort des Polonais à cause de
leur courage, qui serait digne d'admiration s'il était mieux employé.
Ils ont tort devant Dieu et devant les hommes. Je plains médiocrement
les enragés qui se jettent par la fenêtre...
* U vient de parler d'une autre famille, dont Inexistence se trouve boule*
versée par les événements.
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1120 L1TTRKS IRÊMTBS
Les secousses politiques ébranlaient jusqu'à la Savoie, jusqu'au
Etals du Pape. Sur la révolte des Romagnes, qui dura fort long-
temps sans jamais être bien sanglante, sur la façon dont on s'en
occupait à Rome, sur les interventions maies de l'Autriche et de
la France pour protéger le Saint-Père, on possède de Xavier de
Maistre un grand nombre de lettres qui pourront un jour contri-
buer à écrire l'histoire des derniers temps du pouvoir temporel.
En voici une, écrite de Rome même, où il est bien placé pour voir
le véritable état des choses :
J'ai été bien affligé et bien surpris de la bagarre de Ghambéry. Je
croyais mes compatriotes à l'abri de ce choléra-morbus français, et il
vient de se déclarer d'une manière effrayante. J'en ai éprouvé l'espèce
de chagrin qne je ressentirais si j'apprenais que ma femme m'est
infidèle, honte et chagrin cruels. Mais cependant nous ne sommes pas
en France, où les tribunaux absolvent tous les crimes. J'espère bien
que justice sera faite, et que quelque goujat paiera de sa personne
l'insulte faite à la religion et au repos public. Le môme esprit travaille
aussi la Romagne. Les légations ont refusé de se soumettre et de
payer les revenus au gouvernement. Cela durait depuis Tannée
passée; il n'y avait pas d'insurrection proprement dite, parce qu'il
n'y avait point de force pour les mettre à la raison, mais désobéis-
sance bien prononcée...
Les Autrichiens n'entreront à Bologne que dans le cas où les
troupes du Pape éprouveraient de la résistance. Nous attendons avec
beaucoup d'empressement et de curiosité la fin de cette affaire, qui
va faire joliment crier les journaux du libéralisme, mais nous l'atten-
dons sans la moindre crainte. Malgré cette espèce de guerre civile, et
la misère, et le tremblement de terre qui a ruiné vingt mille habitants
à 40 milles de Rome, on s'y amuse, on danse chez les ambassadeurs;
on a deux théâtres qui sont fort mauvais, dit-on, car je n'y vais
jamais ; on se promène par le plus beau soleil du monde, et, à regarder
la superficie des choses, tout va à merveille.
Cette quiétude de surface fut rudement troublée quand les Fian-
çais, pour ne point laisser l'Autriche seule maîtresse au centre de
l'Italie, s'emparèrent, sans crier gare, de la ville et du port d'An-
cône (22 février 1832). Xavier, toujours à Rome, écrit le 27 mars
à son frère Nicolas :
Les affaires publiques s'embrouillent chaque jour davantage. Tout
annonce la guerre, quoique personne ne la veuille. Tu sais sans doute
que les Autrichiens se sont emparés de toutes les Légations... Leur
armée, qui est, dit-on, de 95,000 hommes, cerne les Français à
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DI XAYUR DB MAISTRB A SA PaMILLI 1121
Àncône, dont ils ne sont plus éloignés que de quatre postes. Malgré
cela, M. de Hetternich écrit à H. d'Apponi, à Paris, que l'invasion des
Français, tout insolente qu'elle soit, n'est pas une cause de guerre.
Ainsi l'insolence est avalée par l'Autriche. Que peut faire le Pape sans
protecteur et sans moyens quelconques? Aussi on est fort consterné
à Rome. L'Autriche ne croit donc pas qu'une injure faite au Pape et
l'envahissement de ses Etats vaillent la peine qu'on s'en fâche.
A mon avis, le Pape ne prend pas le bon chemin, celui de
la fermeté. Il souffre des injures par résignation. S'il se résignait à
perdre ses Etats, mais à conserver sa dignité, il les garderait l'une et
l'autre. S'il avait adressé une forte protestation à toute la chrétienté,
disant qu'il est insulté chez lui, que ses Etats sont envahis, qu'il en
appelle au jugement de Dieu et des fidèles, que, s'il n'use pas du
droit que Dieu lui a confié de jeter Panathème sur les coupables, c'est
que depuis qu'ils ont profané la religion en abattant la croix et en
persécutant ses ministres, il ne les compte plus au nombre des
fidèles, etc. Qu'en serait-il arrivé? Serait- il plus mal qu'il ne l'est?
Cela aurait-il avancé d'un instant la rupture de la paix générale? Je
n'en crois rien, et il aurait fort embarrassé le ministère français. Si
son gouvernement tombe de lui-même, comme il s'y achemine, il ne
se relèvera plus, au lieu qu'après les plus violentes commotions de
l'Europe, après qu'il aura été chassé de ses Etats, emprisonné, si
même il périssait dans le bouleversement, son successeur reviendra à
Rome et y régnera, parce qu'il est de l'intérêt de l'Europe que Rome
et ses Etals subsistent. Mais, si on le laisse mourir de la gangrène, il
n'y a plus de remède. Pie Vil avait tout perdu par des concessions; il
a tout regagné par la fermeté.
En réfléchissant sur la conduite du gouvernement, on voit que
toute sa crainte est la perte du pouvoir temporel; qu'il méprise le
pouvoir et il le gardera. Ses sujets se révoltent, les étrangers envahis-
sent ses Etals; qu'il les leur jette à la tête après les avoir maudits,
mais qu'il tienne ferme au Vatican, qu'il s'y laisse égorger plutôt
que de céder. Il sera temps de les bénir alors et de pardonner en tom-
bant. Les Autrichiens de Bologne, seuls, lui coûtaient 1,000 piastres
par jour. L'emprunt ruineux des Rothschild est déjà épuisé. Si cet
état de choses dure une année encore, l'Etat s'écroulera comme un
corps sans nourriture.
Obligés de nous borner, citons une dernière lettre de 1832 * :
Gomme tu me témoignes des inquiétudes sur notre tranquillité à
4 Elle est seulement datée : « le 28 de 4832. » Le mois a été oublié. Elle
est nécessairement des six premiers mois, puisqu'elle parle du séjour de
La Monnais à Rome.
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lia LITTRia MENTIS
Rome, sans doute d'après les journaux français, je ne yeux pis tari*
à l'apprendre qu'ils mentent, à leur ordinaire. Les Légations ntsoti
pas insurgées, mais bien désobéissantes. Elles trouvent f ôrt co*
mode de ne rien payer, voyant qu'on n'a pas la force de les y oUigv.
Mais il y régnait la plus grande tranquillité, jusqu'à ce qu'après avoir
inutilement essayé les voies de la douceur et épuisé celle des négo-
ciations, le gouvernement s'est décidé à y envoyer des troupes précé-
dées de la déclaration des ministres de France, de Russie, de Prusse
et d'Autriche, annonçant l'intention de leurs souverains respectifs
qui maintiennent l'intégrité des Etats du Saint-Père et les formes du
gouvernement... Il est évident que le gros de la population n'est point
contre le gouvernement, et, si les troupes n'avaient point marché, les
révolutionnaires n'auraient jamais pu l'émouvoir. L'armée deuil
marcher sur Bologne, mais le Pape ne veut pas qu'on répande du
sang, et il est probable que les Autrichiens entreront...
La dernière partie de la même lettre se rapporte au voyage de
La Mennais à Rome. On ne verra pas sans curiosité la manière
dont un homme comme Xavier de Maistre comprenait et jugeait les
idées du directeur de Y Avenir :
L'abbé La Mennais est ici. C'est un antre tremblement de terre '. D
prêche son système, parle avec feu, n'écoute aucune objection. D
voit les Polonais et tout ce qui penche au libéralisme. Il à été chez
le cardinal Pacca, ancienne connaissance, et Ta prié de lai obtenir
une audience particulière du Pape. Le cardinal a décliné la propo-
sition, disant que le Pape ne sachant pas le français et l'abbé ne
sachant pas l'italien, l'entrevue particulière serait inutile. Il loi a
conseillé d'écrire sa demande sur deux colonnes, en français et italien
en regard. L'abbé travaille à cet ouvrage; il apprend vile avec M. de
Montalembert, son second. En attendant, il gagne des prosélytes. Un
prêtre français respectable, qui parlait jusqu'à présent contre loi,
comme d'un extravagant, disait, ces jours-ci, qu'après l'avoir entendu,
il le trouvait dans une erreur totale théologiquement, mais qne
philosophiquement il avait raison. Son système consiste à ce qne, les
hautes classes de la société étant corrompues et indifférentes pour la
religion, le salut ne peut venir que de l'union du bas clergé et des
paysans des campagnes, chez lesquels il y a de la foi. Tout le reste
doit être annulé. Il faut, il est vrai, une grande catastrophe pour
arriver au but; maïs elle est nécessaire et surtout inévitable. L'ordre
ne sera rétabli et stable que lorsque le cœur du prêtre battra sur
* II vient d'être question du tremblement de terre qui a bouleiené
Foligno et détruit deux petites villes voisines.
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DB XATlEa ME M41STRI 4 Si FAMILLE 111S
celui de l'ouvrier. Ce sont ses paroles. Ta as pu voir que Lamartine,
dans sa brochure politique, donne dans ces idées, qui touchent de
près au saint-simonisme, puisqu'il faudra bien déposséder les proprié-
taires avant d'être obligé d'en venir là.
VIII
SECONDE MOITIÉ DU SÉJOUR d' ITALIE
(1832-1838)
De la période où nous sommes arrivés, on possède d'assez nom-
breuses lettres, écrites pour la plupart aux Marcellus, et publiées
dans les deux volumes de M. Réaume. C'est une raison, pour nous,
d'y insister beaucoup moins, et de ne choisir, dans notre dossier,
que les parties vraiment intéressantes pour le grand public ou tout
à faii utiles à la biographie de Xavier de Maistre.
Il écrit, le 24 avril 4 832, à Mme de Butet sur la mort de leur sœur
Thérèse :
J'aurais désiré être avec toi et que nous eussions reçu ensemble la
triste nouvelle. Me voilà le dernier de la famille à soixante-huit ans.
Gela doit faire réfléchir. Nous étions dix vivants, lorsque je partis pour
la Russie. L'intervalle qui s'est écoulé depuis cette époque me semble
le rêve d'un moment; mais, au réveil, nous ne sommes plus que trois.
Pauvre chère Thérèse, Dieu Ta retirée au moment où ses chagrins
finissaient, au moment où elle espérait jouir enfin de ce repos qui lui
a été refusé pendant toute sa vie. Il faut bien que ce soit pour lui
épargner les malheurs qui attendent ceux de ses amis qui lui ont sur-
vécu. C'est un bienfait du Ciel auquel je crois fermement, et qui me
fait frémir pour l'avenir. Je te l'ai déjà dit, nous avons trop vécu ou
nous sommes nés trop tard.
Tout n'est pas encore tristesse dans sa vie cependant. Il va quel-
quefois à la cour, et, comme nous l'apprend en particulier une
lettre de Noël 183g, il fréquente à Naples une société fort à son
goût :
Je mène ici une vie fort douce. La société de Naples est très affable,
mais nous la voyons rarement. La nôtre est toute de Russes et de
Français. Il y a ici quarante Russes, sans compter les femmes; tout
ce monde vient chez nous, et il se passe peu de soirées sans que nous
en ayons quelques-uns à notre thé. Ma femme s'entend fort bien à
tenir son salon, et, pendaut qu'elle en fait les honneurs, son mari fait
deux ou trois parties d'échecs, qui mènent la soirée à sa fin. J'ai eu le
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1124 LETTKI8 IHÉ01TB8
plaisir d'en jouer trois avec le duc de Fitz-James, qui a si bien parié
aux libéraux et dont tu auras sans doute entendu parler. 11 est char-
mant, rempli de bonté et d'esprit. Quoiqu'il n'ait guère pins de
cinquante ans, il est blanc et chauve comme un vieillard de quatre-
vingts ans. Nous avons aussi le duc de Laval-Montmorency, le duc de
Duras, le frère de M"" de Barol, marquis de Colbert et beaucoup
d'autres bons henrikistes. Gomme ces messieurs no sont pas dans la
pénurie, ils sont plus gais que dans la première émigration. Tu sais
aussi que les vieux grands seigneurs sont beaucoup plus aimables et
surtout plus polis que les jeunes gens de la nouvelle France. En sorte
que leur société, jointe aux compatriotes de ma femme, forme un tout
fort agréable.
Il se trouve le voisin de Marmont, à Castellamare, et il rapporte
l'opinion du maréchal sur le voyage en Orient de Lamartine :
J'ai passé à Castellamare, écrit-il à son frère le 28 septembre 1833
(ou 4834), une saison bien préférable à toutes les précédentes, para
qu'il y avait moins de monde et que le hasard y avait réuni une société
charmante, avec laquelle nous avons mené une véritable vie de châ-
teau. On se réunissait tous les jours, les maisons étant fort proches.
Je t'ai déjà parlé du maréchal Marmont, qui était du nombre de nos
voisins et qui est une grande ressource par son amabilité et ses con-
naissances... Il vient de faire un voyage en Orient, qu'il s'occupe main-
tenant d'écrire. Il a vu les mêmes choses que Lamartine, un an après
lui, mais avec d'autres yeux et d'autres idées. Il sera curieux de les
comparer. Il se moque un peu des danqers que Lamartine dit avoir
courus. J'ai lu le voyage du dernier, avec des notes en marge par le
maréchal... J'ai vu par là que l'ouvrage n'est pas de son goût. Je
t'avoue aussi qu'il n'est pas du mien.
Lamartine n'a rien gagné pour sa réputation littéraire, depuis ses
Méditations. On trouve dans son voyage une exagération continuelle,
un enthousiasme forcé, une vanité enfantine, des comparaisons qui
clochent, et par-dessus tout des mots pris dans une acception nou-
velle, inintelligible. Ce n'est pas français. Ces licences poétiques qu'on
lui reproche même en vers, sont insupportables en prose. On peut
dire de Lamartine, après sa politique rationnelle, après les discours à
la Chambre, après son voyage en Orient, comme de la Harpe, qu'il
tomba de chute en chute au trône académique.
De Castellamare, encore, le 3 juin 1834, il envoie à son frère de
piquants détails sur une rencontre de Ferdinand de La Ferronnays
avec des saint- simonie n 3 :
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DE XAVilff DB MAI8TEI A Si FAM1LLK 1125
Toute la famille La Ferronnays loge près de nous. Par un hasard
singulier, après les avoir connus longtemps à Pétersbourg, nous
sommes toujours près d'eux depuis sept ans, à Livourne, Lucques,
Rome et Naples. C'est un bien bon voisinage. Le père, la mère, trois
fils et deux belles-filles vivent ensemble dans la môme maison de
campagne, dans la plus parfaite harmonie et hors des affaires d'un
vilain monde dont ils ne peuvent partager les opinions.
Le plus jeune a eu, ces jours passés, une aventure singulière que je
Yeux te raconter. Il y avait, dans une petite auberge de Nâples, des saint-
simoniens. L'un d'eux était connu de La Ferronnays, ayant servi avec
lui dans la marine. Il vint lui demander des secours pour soi et ses
camarades, qui se trouvaient dans la détresse. Ces jours passés, il est
revenu à Castellamare, priant le jeune homme de lui procurer de quoi
vivre et de le prendre, si l'on veut, pour domestique ou porteur d'eau.
« Et vos camarades, que font-ils? — - Oh ! pour eux, ils n'ont plus besoin
de rien, et probablement à cette heure ils n'existent plus. — Gom-
ment? Us veulept se suicider? — Non, Monsieur, ils ne mourront
pas. Us passent seulement à une meilleure vie. — Et vous? — Je ne
juge pas que le moment soit encore venu pour moi. » Le jeune homme
lui donna 1 piastre pour qu'il pût manger ce jour-là et partit pour
Naples. Les saint-simoniens avaient quitté l'auberge le matin sans
payer l'hôte, emportant la clef de leur chambre, et s'étaient établis à
la grande auberge de la Yittoria. Ferdinand de La Ferronnays les
découvre enfin à neuf heures du soir. Il frappe à la porte; on ne
répond pas. Il entend chanter un' hymne mélancolique. Il frappe
inutilement à plusieurs reprises. Enfin, il menace de mettre bas la
porte. On ouvre. Il entre dans une chambre éclairée par vingt bougies.
Trois jeunes hommes en pantalon blanc, chemise à collet rabattu,
cravate de dentelle noire, une jeune femme en blanc, les cheveux
abattus, tenaient à la main des verres de Champagne vides. Une bou-
teille d'opium était sur la table; un réchaud plein de charbons
allumés faisait déjà sentir son influence délétère. Plusieurs orangers
en fleurs et des bouquets de fleurs odoriférantes de toute espèce
ornaient l'appartement. Us attendaient l'effet du charbon pour l'aider
avec l'opium et sortir doucement de ce monde. Ferdinand ouvrit la
fenêtre, jeta l'opium et fit emporter les charbons. Un des jeunes gens
avait le nom de la dame écrit en blanc sur sa cravate noire. Us ne
témoignèrent ni peine, ni plaisir, ni reconnaissance envers Ferdinand
qui n'était, selon eux, qu'un instrument de la Providence passif et
involontaire, le terme marqué de leur existence n'étant pas encore
venu. On les ramena dans leur première auberge* En chemin la femme
libre serra cependant la main au libérateur qu'on n'appelle plus
maintenant en famille que Yinstrument. On a fait une collecte ; ils
25 DicsMBRX 1902. 73
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im uirats utoms
nton4 pas voulu retourner, en France et a* sont embarqué» pour
l'Egypte... Ferdinand demanda à Tan d'eui ai cette dame ftiîtk
ftiiirr libfift : « Voua ne pouvez pas savoir ce que c'eafc que la kam
Mbve. — J'ea ai cependant vor quoique rarement^ — Et eèy MonsMrt
— .*. » Le sainA-eimonien indigné répondit par le siknee d'Aj»; il «A
probable qu'ils on! joué quelque rflle dansTéa&ente de Lyon {.
C'est à peu près le dernier rayon de gaieté dans la conesptn-
cfeuace qui noue reste. Elle se fait de plus en plaa pave et plus
mélancolique, jusqu'à ce qu'enfin y éclatent les accents d'une ter-
rible deuleur. Le 19 octobre 1837 „ Xavier annonce, de Naplea^la
nièce, Adèle de Maistre, la mort die son fils, Arthur* le seul en£utt
qu'il eût encore :
Mon Arthur, mon cher Arthur, n'existe plus. Il est mort le 13, après
une maladie de quatorze jours. Il nous a été enlevé au moment où k
santé la plus florissante semblait lui promettre une longue vie. Rien
ne pouvait annoncer une semblable calamité. Depuis six mois, O
s'était développé d'une manière surprenante en force et en inteffi-
gence. Il était grandi rapidement sans maigrir. Son caractère s'était
perfectionné... Toujours gai et content. Hélas î tout cet espoir est
perdu, noire avenir est fini avec le sien... Tout est fini. Le voilà sous
terre. Nous en avions fait notre idole. Dieu l'a Brisée. Je Tai prféen
vain, je lui disais : u Que ta volonté soit faite et non la mienne o, mais
mes lèvres seules le disaient, mon cœur ne pouvait consentir un sacri-
fice, et Dieu l'a bien compris, car il m'en a puni par un couç de
massue qui m'a écrasé. Ma pauvre femme est dans son lit avec la
fièvre.
Et encore, le 23 octobre :
... Ma femme est sur pied, mais, à. mesure que ses forces rewwt-
nent, son désespoir, semble augmenter. Ce cher enfant occupait
tellement toutes nos pensées que maintenant le néant semble nous
environner. Nous commençons à prier Dieu. Mais quelles prières ! nos
lèvres prononcent, mais nos cœurs sont secs et irrités. Je demande de
bon cœur à Dieu de pouvoir le prier et l'aimer. Cette force n'est pis en
moi ; lui seul peut me la donner. Le triste avenir que j'ai devant moi,
pour bien peu d'années, m'épouvante. Je n'ai plus l'espoir de trouver
un lieu de repos où je puisse m' asseoir ua instant avant de mourir.
J'irai voyager dans des lieux, inconnus et J£ tombera loin de o&
enfants,, que j'ai seméa dans le monde* Deux sont àPétersbeorg, dan»
* Xavier raconte la môme anecdote dans une lettre dn t juin *M4 à ^
vicoutease Marceline; (Œuvres inédites, U II, p. 44.)
Digitizedb^CjOOQ
J
DE XAVIER DE HA1STRE A SA FAMILLE 1127
deux cimetières séparés ;]le troisième est à Livourne; le quatrième,
à CasteTlamare,..
Le temps superbe que nous ayons est irritant- Tout est lumière et
vie autour de nous, la nature semble se réjouir de notre malheur.
Adieu, mes chers amis, priez pour nous. Je t'écrirai lorsque j'aurai
quelque chose de nouveau à te dire. Que pourrai-je écrire? Mon cher
Arthur n'est plus, tu sais tout.
VIII
DEPUIS LE DÉPAKT D ITALIE JUSQU'A LA FIN DE LA COBRESPONDAKCE
(1*36-1843)
Sa vie erre maintenant sans but dorant deux années. En 1838,
nous le trouvons à Turin le 14 août, et le 21 septembre à Audour*
chez les Marcellus, où il rencontre Lamartine, « si aimable et si
fort sans prétention qu'on ne peut croire qu'il soit an ange déchu,
car, & part qu'il est un peu vieilli, c'est toujours le même visage»
le même son de voix, le même bon ccenr ». A la fin de décembre,
il écrit de Paris, à sa nièce, une lettre qui, sans être joyeuse (la
joie n'existe pins pour lui), le montre cependant remis en posses-
sion de son calme et même de sa verve d'esprit :
22 décembre 1838, Paris, rue Duphot, 8.
Chère Adèle, j'avais le projet de t'écrire souvent, et je te lava»
même annoncé. J'ai des moment d'activité de cœur et d'esprit, lorsfue
j'oublie tout; mais bientôt je rentre, je retombe en moi-même dans le
désert de l'apathie et du découragement. Ma vie de Paris mt mono-
tone. Nous voyons peu de monde, Sophie n'aime pas sortir le awr.
Quelques dames russes viennent de temps en temps nous voir. Noos bi-
sons quelquefois an grand effort, et nous allons voir nos connaissance»
que nous ne trouvons pas, et, en rentrant, le portier nous rend leur»
cartes, qu'elles avaient aussi, par un effort semblable, apportées chez
nous. Les dames ont des heures fixes pour recevoir, presque toutes de
quatre à six ; il en résulte qu'on ne peut en avoir qu'une par jour. Je
n'ai encore rien vu hors le musée du Louvre, où je vais le plus souvent
qnand il ne pleut pas.
J'ai été à deux séances de la Chambre. La dernière était fort ora-
geuse, tous les beaux parleurs ont parlé. C'est une comédie fort
amusante. Lamartine a fort bien dit sa leçon. 11 est préconisé pour le
ministère de l'Instruction publique et des Cultes. Je n'ai pas trouvé
cette assemblée imposante. On crie, on interrompt les orateurs, la
clochette du président n'y peut rien. Il faut une bonne heure pour les
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1128 UITRIS INÉDITES
faire asseoir : « Messieurs, à vos places 1 », puis la clochette. Ils ont l'air
d'écoliers mal élevés, qui se moquent de leur régent. Personne ne
bouge ou plutôt tout le monde bouge et se promène. Enfin, un orateur
monte à la tribune et commence un discours accompagné de la clo-
chette et de : « Messieurs, à vos places 1 »; si l'orateur est en faveur, le
silence s'établit plus tôt. En voyant cette cohue qui va décider du sort
de la France et peut-être du monde entier, on peut assurer qu'il n'y a
pas un seul individu qui veuille sincèrement le bonheur de son pays,
ou du moins qui s'en occupe dans les débats. On peut assurer avec
bien plus de certitude qu'il n'existe pas dans toutes ces tètes une seule
idée religieuse. Celle de l'existence de Dieu est consignée à la porte ;
ils n'en ont pas besoin pour se dire des sottises.
On est venu m 'interrompre pour aller voir les Invalides, un bel éta-
blissement de Louis XIV. Dans les dortoirs, on voit sur chaque lit une
petite statue de plâtre de Napoléon ou bien une estampe enluminée
des batailles du grand homme. C'est le seul Dieu des Invalides. Celai
qui nous servait de guide et qui a conservé l'usage de ses jambes
malgré quatorze blessures, me faisait un grand éloge de M. de Latour-
Maubourg, leur ancien gouverneur : « C'était un carliste et un dévot,
mais, quoique ça, c'était un brave homme que nous regrettons
encore. »
J'ai l'avantage d'avoir tout près de mon logis une belle église, tou-
jours pleine le dimanche, les trois quarts au moins en femmes; parmi
les hommes, les trois quarts aussi de vieillards, tous gens aisés et bien
vêtus. Jamais d'ouvriers, ils sont à leur ouvrage; on bâtit de tous
côtés les jours de fêtes et dimanches. Ton père admirait la richesse et
l'éclat des magasins ; c'est bien autre chose maintenant. Ils étalent un
luxe incroyable. Celui de Mlle Baudran est à la lettre un appartement
royal. Deux laquais en livrée annoncent les dames qui viennent com-
mander des chapeaux : MlIe Baudran ne s'occupe que des parures de la
tête. On entre dans un salon richement orné de pendules à la Renais-
sance, d'armoires en palissandre, incrustées de filets de bronze,
fermées de grandes glaces d'une seule pièce, de meubles en boule, de
lambris dorés. Les dames tâchent d'arriver de bonne heure et se
mettent à la file. Le plus grand ordre et le silence régnent chez
M"6 Baudran. À côté d'elle se trouve une petite colonne de bronze doré
portant une coupe de porcelaine; c'est là que sont les épingles. Lors-
qu'une pétitionnaire a expliqué ce qu'elle désire, la modiste se tourne
vers une demoiselle secrétaire : « Mademoiselle, écrivez. — Pour
Mme de Frieschofif, un chapeau de velours noir sur le modèle n° 3,
les passes moins avancées, la coque plus élevée, les rubans, les
plumes de telle façon. Pour jeudi prochain. » Elle fait un léger
et gracieux salut, congédie la dame. Une autre s'avance; pendant
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DE XAVIER DE M&l&TRB À Si FAMILLE 1129
qu'elle s'explique, on annonce avec un bruit Mrae la duchesse deD...
« Bonjour, mademoiselle, il me faut absolument... — Un instant,
madame, permettez. Ces dames sont venues avant vous. » Et la
duchesse va se placer à son rang, comme au confessionnal. Natalie a
eu son chapeau au jour marqué, ce qui est très rare, et a joui d'une
certaine faveur, parce que la demoiselle secrétaire l'avait connue à
Naples et, par un de ces coups de la fortune analogue à celui qui a
porté Bernadotte sur le trône, était passée de l'atelier obscur de
M™6 Gardon à la charge de secrétaire chez M"0 Baudran, qui a, dit-on,
50,000 francs de rentes, outre les profits journaliers.
Au milieu de 1839, il part décidément en Russie pour n'en plus
revenir. C'est là que sont, non pas seulement ses intérêts, mais les
parents de sa femme, et aussi, sans doute, les plus attachants
souvenirs qui lui restent. De Nancy, où il s'est arrêté en route, il
écrit, le 23 avril, une lettre qui achève de le peindre tel qu'il fut
dans la dernière période de sa vie :
Nous voilà en chemin pour le grand voyage, ma chère Adèle... J'ai
quitté Paris sans regret pour la personne de Paris, mais avec beau-
coup de chagrin pour deux ou trois bons amis qui nous ont rendu au
centuple les politesses que nous avons pu leur faire lorsqu'ils étaient
avec nous à Naples. Je parle des familles Marcellus, Oudinot et Lau-
riston. On ne peut être plus aimable qu'ils l'ont été pour nous*
Maintenant, parlons un peu de loi, ma bonne nièce. Ta dernière
lettre m'a fait bien de la peine. J'y vois avec chagrin que tu ne peux
te relever du malheur que tu as éprouvé, et j'apprends de Chambéry
même, et par conséquent de Nice, que tu te laisses trop abattre sous ce
terrible coup de la Providence. Je t'offrirais une triste consolation en te
parlant de tant de personnes bien plus malheureuses que toi et qui
n'ont plus d'avenir. Dieu l'a laissé une bonne santé au sein d'une
famille qui te chérit; tu as encore des devoirs à remplir, et par consé-
quent des plaisirs. Ta mère sourira dans le ciel à tout ce que tu feras
pour ton frère et ses jeunes enfants. Saint Bernard, dans une de ses
lettres à sa sœur religieuse, condamne fortement la tristesse, quelle
qu'en soit la cause; saint Irénée va plus loin, et, selon moi, peut-
être trop loin, pour ceux qui ne sont pas aussi saints que lui. Il défend
de regretter les amis que l'on perd. Quoiqu'il soit impossible de suivre
ces conseils dans toute leur rigueur, on en peut cependant tirer
quelque profit en ne se livrant pas à l'abattement et en faisant des
efforts pour se relever autant que nos forces, aidées par le temps,
nous le permettent.
Je te prêche une morale que je n'ai pas suivie dans les premiers temps
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1D0 LKTTHIS 15ÉMTIS
de. mon malheur. J'étais tellement découragé que, si j'avais pa me déli-
vrer de la vie sans crime, je n'aurais pas hésité, tant je voyais en noir
le court avenir qui m'était réservé. Cet avenir n'a pas changé, mais je le
vais sons un autre aspect, quoique je n'en attende rien. Je sois résigné
et indifférent au plaisir et à la peine; je n'ai plus qu'un seul désir, celui
de la paix et du repos que je n'obtiendrai probablement jamais-.
Je vais à Pétersbourg me présenter à l'empereur et braver la mal-
veillance des étrangers. Gela ne me ressemble-t-il pas comme dm
gouttes d'eau? Au reste, voilà précisément l'avantage que j'ai sur toi
dans nos malheurs. Tu ne l'envieras pas, il est tout entier dans h
légèreté &de mon caractère et dans la mobilité de mon imagination
qui me promène de distraction en distraction. J'ai passé une
matinée agréable hier à parcourir la ville de Nancy, qui est char-
mante... Une dame très aimable, qui fait une colleotion d'autographes,
possède une lettre en quatre pages de ton père, adressée à une com-
tesse de Pons. Cette lettre étant sans signature, on m'a prié de coqs*
tater l'écriture en témoignant que je la reconnaissais. La lettre est
fort intéressante sur la politique du moment. Il prévoit que personne
ne pourra renverser Napoléon que Napoléon lui-même, ce qui oe
tardera pas d'arriver, etc... J'ai revu cette écriture chérie avec grand
plaisir et triste souvenance. Au reste, sa mémoire est vivante partout..
Xavier, rentré à Pétersbourg, n'écrit plus guère de lettres de
famille. 11 échange seulement, à longs intervalles, quelques lettres
avec sa nièce Adèle.
Nous en citerons une qui ne porte point de date» mais où il
semble qu'on lise une sorte d'adieu :
Chère Adèle, le temps passe plus vite que jamais, depuis que je vois
de près le terme de ma course; et au lieu d'établir, par ci parla,
quelques jalons pour me rendre compte de sa rapidité, au lien d'écrire
quelques lettres à ma chère Adèle, dont les .réponses formeraient
d'agréables stations de repos dans le triste voyage, soit paresse, soit
plutôt découragement, soit aussi peut-être apathie de l'âge, j'ai laissé
couler ma vie inaperçue de mes amis et de moi-même. El, vraiment,
pourquoi les troubler, lorsqu'on n'a rien de bon à leur dire, lorsqu'on
n'a plus de chimères dans l'avenir et qu'on a survécu à tous ses désirs?...
Le mieux est de fermer les yeux, de se taire, et d'attendre, plein de
confiance dans la bonté de Dieu, l'instant qu'il a fixé.
Terminer là ce recueil serait laisser le lecteur sons une impression
bien mélancolique. Nous aimons mieux donner, en dernier Heu,
une lettre encore grave, mais sans tristesse, et qui dut être écrite
après celle qu'on vient de lire. Elle ne porte ni Buscription ni date,
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DE XAVIER DS MAISTRE Â SA FAMILLE 1)31
mais elle n'est pas difficile à « situer », étant écrite à celui qui
vient d'épouser Adèle de Maistre, c'est-à-dire en 1843 et au
comte Terray :
Mon cher neveu,
Je ne sais comment vous exprimer le plaisir que m'a causé voire
aimable lettre. Les sentiments affectueux qu'elle contient m'ont pro-
fondément touché. Us sont tels que je devais les attendre de la part de
celui qui vient d'unir son sort à ma chère Adèle dont la constante
tendresse pour moi ne s'est jamais ralentie depuis son enfance. La
nouvelle de son heureux mariage m'a comblé de joie.
Pourquoi son père n'a-t-il pu en être le témoin? C'eût été dans ce
monde la récompense de ses longs et utiles travaux, et j'aime à croire
que son intervention dans le ciel a contribué à cette union. Yotre
admiration pour lui et la conformité de vos idées avec les siennes me
sont un garant bien sûr du bonheur de ma nièce.
Mon frère était mon parrain et fut mon prolecteur dans ma jeunesse.
Quoiqu'il n'eût que dix ans de plus que moi, sa raison supérieure et
sa bonté me l'ont fait regarder toute ma vie comme un père, et j'ose
me vanter de la tendresse filiale ' qu'il eut toujours pour moi, afin
de justifier les sentiments affectueux que vous me témoignez...
Xavier de Maistre vécut encore neuf ans, jusqu'au 12 juin 1852.
Il partit après tous les siens, après ses quatorze frères et soeurs,
après ses quatre enfants, après sa chère Sophie, morte le 30 sep-
tembre 1851. Nous n'avons de cette dernière période aucune
lettre de famille. A qui, pourrait- on presque demander, à qui
eût- il continué d'écrire?
Nous ne regrettons, à vrai dire, qu'à demi ce silence final.
Quoique excellent chrétien et d'un jugement plein de pénétration,
Xavier de Maistre n'avait pas assez de profondeur pour qu'on eût
beaucoup à attendre de ses conclusions sur la vie présente
ou de ses pressentiments sur la vie future. D'autre part, sa vieil-
lesse prolongée, si elle ne le rendit ni morose ni désagréable,
ne laissa point, cependant, jointe à tous ses deuils, d'émousser
quelque peu cet humour très doux et très fantaisiste qui fait de
lui le plus original, en même temps que le plus aimable, de nos
écrivains du second rang.
Félix Klein.
1 La distraction est ici évidente. Il faut lire : « La tendresse paternelle
qu'il eut toujours pour moi » ou : « La tendresse filiale que j'eus toujours
pour lui ».
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LE
CONGRÈS DU REPOS DU DIMANCHE
DANS L'INDUSTRIE DU BATIMENT A PARIS
Le repos dominical du bâtiment est la règle chez la plupart des
nations étrangères» notamment à Vienne, à Londres, la première
ville du monde pour sa population et son étendue; à New -York, qui
tend à devenir la seconde et qui s'accroît avec une rapidité prodi-
gieuse.
En France, le repos du dimanche est assez généralement observé
dans l'industrie du bâtiment. Ainsi, peut-on citer en exemple des
chantiers, appartenant à des villes fort peuplées, situées dans des
régions fort différentes : Tours, Roubaix, Le Havre. Paris, au con-
traire, offrait un douloureux contraste : les ouvriers ne chômaient
guère qu'un dimanche par mois, le dimanche de la paye.
Quelques chiffres donneront une idée de l'importance de cette
industrie dans la capitale. La population de Paris était, en 1861,
de 1,988,000 habitants; elle s'était portée, en 1901, à 2,659,000:
d'où, une augmentation de 1 million d'habitants en quarante ans.
La valeur des immeubles parisiens, estimés à 417 millions,
en 1865, est, en 1901. de 853 millions. Le dernier recensement
relève, pour Paris, 86,000 maisons ou usines.
L'industrie du bâtiment met en mouvement des ouvriers, appar-
tenant à un grand nombre de professions. Pour nous en tenir aux
plus importantes, nous nommerons les maçons ff se subdivisant en
maçons proprement dits, Limousins 2, tailleurs de pierres, charpen-
1 Les maçons de Paris forment deux catégories : ceux qui y sont fixés,
soit définitivement, soit pour un temps indéfini, et les émigrants propre-
ment dits. Les premiers y résident avec leurs familles; les seconds y
arrivent en mars, pour la saison, et regagnent le pays dès les premières
glaces.
a Le Limousin est un pays de grande émigration. Le Tout-Limousin de
1902 porte au nombre de 1,069,082 les originaires du Limousin, nés dans
les départements de la Haute-Vienne, de la Corrèze et de la Creuse, habi-
tant la France entière et l'Algérie. Paris seul et sa banlieue en comptent
77,000. Groupés principalement par gros paquets, dans le Ve arrondisse-
ment, derrière l'flôtei-de- Ville et aux Batignolles, ils logent dans des
garnis tenus par des compatriotes du môme village, souvent des parents;
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LE CONGRÈS DU RIPOS DU DlMAKCBE 1133
tiers en bois, en fer, menuisiers, serruriers, peintres, couvreurs,
plombiers, fumistes. De là l'adage : « Quand le bâtiment va, tout
va. »
La Chambre syndicale des entrepreneurs de maçonnerie, dès
son assemblée générale du 18 mars 1897, s'est, à la presque unani-
mité, ralliée au principe du repos dominical à introduire dans les
cahiers des charges des architectes.
Le premier Congrès des entrepreneurs du bâtiment et des travaux
publics, tenu à Paris en décembre 1898, a émis le vœu que « le
repos du dimanche ne soit pas imposé par la loi, mais que les syn-
dicats recherchent les moyens pratiques de préparer nos industries
à cette innovation » .
La pensée, si judicieuse, d'adapter la solution dominicale au
tempérament propre à chaque industrie, se retrouve dans les tra-
vaux du Congrès international sur le repos du dimanche tenu à
Paris en 1900 *. Un orateur faisait observer, au cours de ce
Congrès, que les moyens à employer pour établir le repos du
dimanche ne pouvaient être uniformes dans tous les pays et que
les conditions essentiellement variables de lieu, d'état des moeurs
et de tempérament de chaque peuple nécessiteraient des tactiques
différentes.
Les promoteurs du présent Congrès s'inspirant, & leur tour, de
cette sage considération, ont pensé que, même dans les différentes
contrées d'un seul pays, les conditions du travail varient suivant le
climat, les habitudes prises et surtout suivant les professions. Ils
se sont dit encore que les meilleurs juges des moyens pratiques
les plus propres à assurer le repos du dimanche dans • chaque
industrie, c'étaient ceux mêmes qui l'exerçaient. Aussi ont-ils
justement limité leurs efforts à l'établissement du repos du
dimanche dans l'industrie du bâtiment & Paris et ont- ils entendu
l'étudier entre Parisiens, entre gens du bâtiment, de concert avec
les propriétaires qui les font travailler. Ils avaient d'ailleurs sollicité
et ils ont largement obtenu le concours d'économistes, d'hommes
d'oeuvres, de publicistes, heureux de leur apporter, avec leurs
lumières, l'autorité de leurs noms. Il nous suffira de citer MM. G.
Picot, de Nordling, Cheysson, Bompard, président, vice-présidents
bien souvent même, ils s'embauchent dans les chantiers par petits clans
de parents et de connaissances.
Les originaires de l'ancienne Marche, — Creuse et partie de la Haute-
Vienne, — sont surtout maçons, exerçant leur métier un peu partout, au
moins dans les grandes villes, Lyon, Toulouse, etc. A Paris, ils forment
comme la masse de la profession. L'émigration et le métier de maçon du
Marchois remontent à Richelieu et à la fameuse digue de La Rochelle.
1 Voy. notre article, Correspondant du 25 octobre 1900.
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1131 LE CONGRÈS DU RCPOS DO DiMMTCHR
et secrétaire de la Ligue populaire; M. René Lavollée, vice-prési-
dent de Y Association pour le repos et la sanctification du dimanche;
M. Hubert Valleroux, directeur du bulletin mensuel le Repos et
kt Sanctification du dimanche. Nous devons nous interdire, faute
de place, de citer d'antres noms.
Ce Congrès avait été organisé par le Syndicat central, au moyen
d'une commission où figurent trois délégués de l'Union fédérale des
propriétaires, trois délégués du Syndicat des architectes français,
trois délégués de l'Union des syndicats fraternels du bâtiment, —
comprenant six syndicats d'entrepreneurs, — ceux-ci ayant leor
siège & la Bourse du commerce; enfin, trois délégués du Syndicat
des employés, trois du Syndicat des ouvriers du bâtiment et trois
délégués du Syndicat des ouvrière métallurgistes, ceux-là ayant
leur siège rue des Petits-Carreaux, 14.
M. Alfred Perrin, secrétaire général des Unions fédérales, et h
commission du Congrès ont déployé tout leur talent d'organisa-
teurs et toute leur activité dans cette session de trois jours, labo-
rieusement préparée et qui permet d'espérer d'excellents résultats
pratiques.
* *
Une centaine de membres, délégués de sociétés patronales et
ouvrières, architectes, entrepreneurs et propriétaires, ont assisté*
la première réunion qui s'est tenue, le H décembre, à la Bourse
du commerce, sous la présidence de M. Georges Picot, secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques, prési-
dent de la Ligue populaire pour le repos du dimanche. M. Lacan,
architecte, a commencé par donner lecture de son rapport général,
résumé lumineux d'études faites par des propriétaires, des archi-
tectes, — comme Mil. Rivière, Duvert, Douillard et David dePé-
nanrun, — des entrepreneurs, des employés et des . ouvriers du
bâtiment parisien. Ce rapport avait été préalablement envoyé à
tous les adhérents au Congrès.
Ce qui frappe tout d'abord, dit-il, en lisant ces rapports, c'est que
e principe même du repos du dimanche n'y est pas discuté. A peine
en fait-on ressortir les avantages.
On se préoccupe des moyens de le mettre en pratique.
Partisan convaincu du repos du dimanche, il insiste sur ce point
que le législateur n'a rien fait de bon en imposant le repos hebdo-
madaire : a Ce repos, écrit-il, ne portera ses fruits que s'il résulte du
consentement mutuel et des dispositions généreuses de tous ceux qui
doivent en profiter. »
Mais si le repos du dimanche lui apparaît « nécessaire », il ne
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D1HS L19D08TRU WB BAT1MBRT A PARIS 1135
méconnaît pas que son applicajtion présente de très réelles difficultés
dans l'industrie du b A liment.
U y a, d'abord, la résistance de l'ouvrier qui vient travailler à Paris
pendant la belle saison et retourne au pays pendant l'hiver.
Dans le bâtiment, on l'appelle le « Limousin », bien qu'il ne le
soit pas toujours, et c'est lui qui exécute les gros travaux de maçon-
nerie, pousse le serrurier, le charpentier, même le menuisier, ou le
retarde, suivant qu'il accélère ou ralentit la marche de son propre
travail.
Laborieux, économe, âpre an gain, il veut travailler sans arrêt
pendant la belle saison, afin de grossir le pécule qu'il remportera au
pays. C'est lui qui entraîne les hésitants. S'il est embauché dans un
chantier fermé le dimanche, chez un patron qui ne ferme pas d'autres
chantiers, soyez sûrs qu'il trouvera le moyen d'employer son dimanche
dans ces chantiers-là. Au besoin, s'il est mauvaise tête, il protestera
contre le repos qu'il refuse et désorganisera votre chantier. Son
patron, s'il est faible, s'en effraiera et portera ses doléances à l'archi-
tecte et au propriétaire. U parlera d'augmentation de dépenses, et le
propriétaire, à son tour, se croira obligé de céder.
Les ouvriers sédentaires qui réclament le repos du dimanche
savent bien cela, et ils s'en vengent à peu de frais en qualifiant le
« Limousin » de « nomade ».
Faut-il renoncer à convaincre le Limousin et lui répondre brutale-
ment que, s'il n'est pas bien chez nous, il est libre de chercher ailleurs.
Non; si le Limousin est quelquefois mauvaise tête, n'oubliez pas
qu'il est intelligent et qu'il a bon cœur. Tout en vous montrant ferme,
faites-lui d'abord remarquer que sur quatre dimanches, il chôme déjà
un dimanche de paie; que. les heures supplémentaires de la semaine
lui permettront de rattraper le salaire de ses trois autres dimanches;
qu'en se livrant ainsi à un travail continu sans le repos réparateur et
régulier reconnu nécessaire, il abuse de ses forces et deviendra vieux
avant l'âge; que, tout compte fait, il aura moins amassé pour sa
vieillesse que le camarade plus avisé qui, chômant régulièrement,
pourra travailler dix ans de plus que lui.
Enfin, dernier argument, qui s'applique au nomade aussi bien qu'au
sédentaire, dites au Limousin que s'il travaille le dimanche, il n'aura
pas au bout de la saison fait plus de besogne. Vous l'é tonnerez bien,
d'abord, mais il comprendra vile le pourquoi. Il est évident que,
chaque année, il n'y a, à Paris, qu'une certaine somme de travaux à
faire, surtout pour le Limousin qui ne fait pas les menus travaux
d'entretien qu'on remet ou qu'on avance selon les circonstances où
les ressources qu'on a sous la main. Donc, si le Limousin travaille
d'arrache-pied, fêtes et dimanches, il n'en fera pas davantage tout en
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1136 LB CONGRÈS DU BIPOS DO DIMANCHE
se fatiguant beaucoup plus4, et son gain n'augmentera pas. En
supposant que les heures supplémentaires de la semaine ne lai per-
mettent pas d'achever aussi vite la besogne à faire dans la saison, le
plus gros préjudice qu'il puisse subir, c'est d'être obligé de rester
quelques jours de plus à Paris.
Les ouvriers qui demandent le repos du dimanche réclament an
salaire compensateur ', parce qu'ils ne veulent pas gagner moins...
Les entrepreneurs, comme les ouvriers, font remarquer, à l'avan-
tage du repos du dimanche, que celui-ci rend l'ouvrier plus dispos le
lundi et qu'il a plus de cœur à l'ouvrage, ce qui revient à dire que,
bien reposé de corps et d'esprit, il doit être apte à faire de meilleure
besogne. Bien mieux, ajouterons-nous, l'expérience prouve, et Ton en
a apporté au Congrès de 1900 des exemples saisissants, que l'ouvrier
qui se repose régulièrement tous les dimanches produit plus en six
jours que ne produit, en sept, l'ouvrier qui, théoriquement, ne se
repose jamais.
C'est ce qui explique que les bâtiments neufs où le repos du dimanche
est scrupuleusement observé ne coûtent pas plus cher au propriétaire
que ceux où l'on ne chôme pas. Tous nos architectes en peuvent
témoigner.
Citons enfin un exemple récent et typique.
L'un des promoteurs du Congrès, entrepreneur de maçonnerie, pour
vaincre les résistances de son personnel, s'est décidé, il y a deux ans, à
payer à tous ses ouvriers la demi-journée (salaire compensateur) qu'ils
réclamaient pour chômer le dimanche. Tous ses chantiers de travaux
neufs et ses chantiers d'entretien sont restés fermés le dimanche, sauf
pour deux ou trois cas de force majeure qui se sont présentés au cours
de Tannée. Tous ses travaux s'exécutaient dans les conditions ordi-
naires, avec les rabais accoutumés et, malgré cela, l'inventaire de fin
d'année n'a pas accusé de diminution dans les bénéfices, au contraire.
Il en faut nécessairement conclure que ses ouvriers ont fait, en
travaillant six jours par semaine, autant de besogne qu'en travaillant
sept jours, et que lui-même, en leur payant la demi -journée du
dimanche, n'a pas fait une mauvaise affaire.
Par contre, il a fait une bonne action en prenant une courageuse
initiative, dont il pouvait craindre de payer les frais.
Il convient de louer sans réserve les organisateurs du Congrès
du bâtiment de s'être préoccupés de l'emploi du dimanche, qui est
4 De fait, beaucoup de ces Limousins qui se condamnent au travail sans
relâche, sont arrêtés par la maladie et ont une vieillesse prématurée.
2 Les hommes techniques qui composent le Congrès ont établi les
moyens pratiques pour obtenir cette compensation, qui n'implique pis
nécessairement une augmentation de salaire par heure de travail.
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DAK8 L'UDUSTRIB DU BàTlMWT A PARIS 113?
souvent la pierre d'achoppement pour l'ouvrier. Voici, à ce sujet,
les propositions de son excellent rapporteur général; elles sont
pleines de cœur et de sens pratique :
Donnez-leur, à ces malheureux qui s'appellent eux-mêmes les forçats
du travail, le sain, le vrai repos du dimanche. Vous les verrez, d'abord,
désorientés par ce repos de chaque semaine qu'ils n'ont jamais connu
ou dont ils sont déshabitués. Mais mettez à leur portée des distractions
honnêtes, faites des efforts et des sacrifices pour les arracher au
désœuvrement mauvais, donnez-leur un peu de vous-même, et vous
verrez combien se détourneront du cabaret pour goûter les plaisirs
sains et se rattacher aux joies de la famille. D'autres l'ont tenté avant
vous et ils ont réussi.
Mais nous avons, grâce à Dieu, dans le bâtiment, plus de bons
ouvriers que de mauvais. La plupart sont encore déshabitués du repos
du dimanche, ils vont être embarrassés pour bien employer leur
journée à ne rien faire. Occupons-nous d'eux. Fournissons-leur les
moyens de reposer leur corps, tout en occupant leur esprit agréablement
et utilement. Ces moyens ne manquent pas, et l'expérience en fera
naître de nouveaux. Paris n'est-il pas la ville intéressante par excel-
lence, et l'ouvrier parisien, le plus curieux des ouvriers, le plus dési-
reux d'apprendre?
Nos musées, nos monuments, nos vieux quartiers, témoins de notre
histoire, nos industries seront le but captivant de promenades-confé-
rences. Et les excursions intéressantes autour de Paris? Elles occupe-
raient, à elles seules, tous les dimanches. Et les cours professionnels
auxquels les apprentis eux-mêmes pourraient assister?
Entre les cours, des causeries sur des questions scientifiques,
littéraires, artistiques, sur la morale, la famille, et même sur l'éco-
nomie politique, sur l'organisation des mutualités, l'utilité des caisses
de secours, de retraite, etc. ; toutes choses excellentes, que l'ouvrier
parisien saisit à merveille, quand on les met à sa portée.
Les distractions que les jeunes recherchent plus spécialement, dais
un milieu gai et honnête, ne doivent pas être oubliées.
Si tout cela est bien organisé, conduit avec dévouement par des
hommes aimant les ouvriers, vous verrez bientôt les cabarets désertés
et les saines et bienfaisantes traditions du repos dominical refleurir
dans notre cher Paris, au grand profit des ouvriers et de leurs familles,
des patrons, des architectes, des propriétaires et du pays tout entier,
sur lequel Paris réagit toujours.
Après le discours d\)uveiture prononcé par M. Picot, le Cong.è*
s'est partagé en quatre commissions, q» i ont activement élaboré les
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113g LK CONGRÈS BU RBPOS DU D1MAHGHE
vœux & soumettre à la réunion plénière et & l'assemblée générale
du 12 décembre.
Ces commissions étaient ainsi distribuées : première et deuxième
réunies, ayant pour objet des moyens d'étendre et de généraliser
le repos du dimanche dans l'industrie du bâtiment, du rôle et des
obligations qui s'imposent aux diverses corporations; troisième,
ayant pour objet l'influence sur les prix de main-d'œuvre; qua-
trième, étudiant l'emploi du dimanche pour l'employé et pour
l'ouvrier *.
La séance plénière des commissions qui avait occupé l'après-
midi entière du vendredi & la Bourse du commerce, fut consacrée à
l'examen et au vote des vœux.
Les délibérations des congressistes, au nombre d'une centaine,
ont porté principalement sur la délicate question des salaires et, en
particulier, sur l'assimilation du travail du dimanche au travail de
nuit, le salaire devant être ainsi porté au double.
Dans la pensée des promoteurs du Congrès, entrepreneurs et
ouvriers, cette assimilation devait avoir pour effet de supprimer les
trois quarts des soi-disant cas de force majeure qui nécessitent le
travail du dimanche, pour ne laisser subsister que les cas réels de
force majeure, en somme fort peu nombreux.
H. J. Challamel, avocat à la Cour d'appel, a exprimé la crainte
que l'exigence du salaire double produisît un effet contraire à, celai
qu'on attend.
Autant il est désirable d'agir par la persuasion auprès des pro-
priétaires, en leur montrant que le travail du dimanche est préju-
diciable à leurs propres intérêts, autant il serait fâcheux de leur
imposer un surcroît de dépenses, dans les cas où ce travail ne peut
être ajourné.
Si nécessaire que soit le repos du dimanche, it faut compter avec
la force majeure ■ tous les vœux émis en font mention. Or, l'excep-
tion, une fois admise, doit l'être avec toutes ses conséquences. II
serait contraire à l'équité la plus vulgaire que l'ouvrier profitât de
la situation dont le propriétaire est la victime involontaire, et Ton
* Patrons et ouTriers discutaient, dans les commissions, avec autant
de sérieux que de cordialité, les principes et les applications de ce repos
du dimanche.
Deux ouvriers, MM. Briey, du Syndicat de la métallurgie, et Garry,
ouvrier peintre, ont prononcé deux petits discours tout à fait charmants et
émouvants. Le premier a de la famille, il a des enfants. II voudrait bien, une
fois par semaine, s'y consacrer : « Nous -ne sommes cependant pas des bètes
de somme », s'écrie-t-il. Et les patrons d'applaudir vigoureusement et de
dire à ce brave homme qu'il a parfaitement raison d'avoir confiance en
leur bonne volonté.
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DAM L1KDCSTOU DU îBtfTÏMWT A PAH1S 1139
créerait, avec la théorie du salaire double, un antagonisme déplo-
rable là où l'accord des intérêts doit s'affirmer le plus étroitement.
Les entrepreneurs 'eux-mêmes, -obligés de faire faire certains tra-
vaux, comme, par exemple, le nettoyage des machines, te trouveront
lésés comme lès propriétaires.
Plusieurs congressistes ont -appuyé M. Gballamel dans son oppo-
sition . 11. DeviHette, président de la (Chambre syndicale des entrepre-
neurs de maçonnerie, entre autres, a fait observer que les Limousine
s'empressaient de ne pas terminer les travaux argents, le samefti,
pour empocher fat double paie le dimanche.
Le vœu proposé par le Comité d'organisation a été soute»© prin-
cipalement par MM. de NordBng, Gheysson, Lacoin et le signataire
de ce compte-rendu. Us ont montré qu'il y a là me question de
principe. Le Congrès ayant admis que le travail du dimanche cause
à l'ouvrier un préjudice moral et physique, il est logique de l'en
indemniser, comme on le fait pour le travail Ide nuit. On peutdéji dire
qu'il en sera du travail du dimanche comme du travail de ntrit : cm
n'en fera presque plus. Sans doute, dans la pratique, il y aura 4
chercher des accommodements pour sauvegarder les intérêts des
propriétaires et éviter les abus ; mais l'équité de l'aesimihrtLan au
regard de l'ouvrier est incontestable. Ce vœu a été voté par 86 voix
contre 28, sur 80 membres présents au moment du vote; c'est le
seul qui n'ait pas obtenu l'unanimité des congressistes.
M. Bompard, secrétaire de la Ligue populaire, a demandé et
obtenu du Congrès qu'il fasse sien le vœu du Congrès international
de 4900, ainsi libellé : « Le Congrès est d'avis qu'en vue d'assurer
le repos dominical, la limitation du nombre d'heures de travail par
semaine est préférable i la limitation du nombre d'heures de tra-
vail par jour. » Et le Congrès a ajouté que le mieux serait de ne
rien réglementer.
De singuliers préjugés dominent encore l'esprit d'un grand
nombre de propriétaires; mais lorsqu'ils sauront que beaucoup
d'ouvriers aspirest an repos du dimanche, rien ne s'opposera plus
à ce que leurs bonnes dispositions se traduisent en actes. La cor*
dialité qui n'a cessé de régner entre patrons et ouvriers, n'a pas été
un des aspects les moins curieux de ce Congrès. Les ouvriers, de
leur côté, se sont engagés à porter ces vœux devant les conseils
supérieurs du travail, à l'Office du travail, pour les transformer en
réalités vhrastes. La presse de toutes nuances a fait un excellent
accueil au Congrès du bâtiment.
Pour toutes ces raisons, il nous parait d'un haut intérêt de
donner in extenso le texte des vœux, ratifiés par l'Assemblée géné-
rale du soir, et qui sont devenus les Actes de ce Congrès.
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1110 LE GOHGRfiS DU REPOS DU DIMANCHE
Le Congrès du repos du dimanche dans l'industrie du bâtiment, à
Paris,
Considérant que le repos du dimanche est un droit naturel et un
devoir, que le dimanche est le seul jour qui convienne comme jour de
repos hebdomadaire, au point de vue social et familial aussi bien
qu'au point de vue de la liberté de conscience;
Considérant que tout homme privé du repos régulier du dimanche
éprouve de ce fait un préjudice moral et physique;
Considérant que le travail du dimanche est préjudiciable, non seu-
lement aux ouvriers, mais encore aux propriétaires, par les malfaçons
auxquelles expose le surmenage résultant d'un travail sans relâche,
et, d'autre part, aux ingénieurs, architectes et entrepreneurs, à cause
des responsabilités qu'il leur fait encourir;
Emet les vœux :
Que tous ceux qui font construire ou concourent aux travaux de
bâtiment prennent les mesures nécessaires pour assurer à tous les
membres de la grande famille du bâtiment le repos du dimanche, et
à cet effet :
4° Que les propriétaires imposent, dans leurs contrats de cons-
tructions neuves ou de réparations, l'obligation du repos du dimanche
et jours fériés, avec clause d'amende et même de résiliation de contrai.
Ladite amende devant être versée à une œuvre intéressant les ouvriers
et désignée dans le contrat;
Qu'ils expriment à leurs architectes, gérants et concierges, leur
volonté formelle à ce sujet; qu'ils introduisent dans leurs baux une
clause par laquelle ils s'interdisent et interdisent à leurs locataires
d'employer des ouvriers de bâtiment le dimanche dans l'immeuble ou
les lieux loués, sauf cas de force majeure; que l'Etat, les villes, les
communes agissent de même;
Que les propriétaires s'emploient de toutes leurs forces à faire péné-
trer l'idée de la nécessité du repos du dimanche dans les conseils des
grandes administrations, dans la Chambre des propriétaires de Paris
et de ses Comités de quartier, dans la Chambre syndicale des admi-
nistrateurs d'immeubles ;
2° Que les architectes, dont les clients ignorent la moralité, les
avantages et la possibilité du repos du dimanche, prennent l'initiative
de faire comprendre à ceux-ci l'intérêt social de ce repos, l'intérêt
personnel qu'un propriétaire y trouve, et indiquent les moyens qu'ils
connaissent de le faire observer. Que, s'ils ne peuvent obtenir Tinter-
diction du travail, ils obtiennent au moins de leurs clients la faculté
pour l'entrepreneur de ne pas faire travailler le dimanche;
Que, par les travaux? de force majeure qu'ils peuvent apprécier
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DANS L'INDUSTRIE DU BAT1MEW À PARIS 1141
mieux que personne, ils revendiquent nettement la responsabilité
de les faire exécuter et montrent, par leur présence sur le chantier,
qu'il s'agit de travaux qui ne peuvent être interrompus, même le
dimanche ;
Qu'ils veillent à l'exécution des contrats interdisant le travail du
dimanche;
3° Que les entrepreneurs s'organisent pour rendre facile et pratique
le repos du dimanche dans leurs chantiers; et que, pour en rendre
évidente aux yeux de tous la possibilité, ils adressent à leurs clients,
propriétaires et architectes, à l'exemple de confrères qui l'ont déjà
fait, une circulaire annonçant que leurs chantiers seront fermés les
dimanches et jours fériés, sauf le cas de force majeure; qu'au sujet
de ces derniers travaux, ils établissent un roulement permettant à
leurs ouvriers de jouir, à tour de rôle, du repos du dimanche;
4U Que les ouvriers, comprenant l'intérêt primordial qu'Os ont à
obtenir le repos du dimanche, se concertent avec leurs patrons pour
en rendre l'application facile ;
Qu'au sujet des professions travaillant habituellement au dehors,
les architectes et les entrepreneurs se concertent pour diminuer les
chômages causés par les intempéries, et compenser, par des moyennes
efficaces, les pertes de travail qui en résultent pour l'ouvrier;
Qu'à ce sujet, la plus grande liberté soit laissée à l'industrie du
bâtiment par les pouvoirs publics, sans fixation du nombre des
heures de travail, et, dans le cas où le législateur rejetterait ce vœu,
qu'au moins la fixation des heures soit faite par semaine et non par
jour;
Que les entrepreneurs et les ouvriers s'entendent, dans un esprit
d'équité, pour compenser les perles de salaire, s'il en résulte, par
le fait du repos du dimanche; cette entente devant nécessairement
trouver un écho dans les séries de prix servant de base au règlement
des travaux à Paris ;
Qu'une publicité et une propagande incessante, par la voix de la
presse, le concours des diverses Ligues pour le repos du dimanche et
autrement, rende populaire le repos du dimanche, et éclaire le public
sur les moyens de l'appliquer dans l'industrie du bâtiment;
Qu'à cet effet notamment, dans chaque chantier où le repos du
dimanche est établi, un écriteau bien apparent soit affiché à l'entrée
du chantier portant ces mots : « Fermé les dimanches et jours
fériés. »
- Qu'enfin, des mesures soient prises pour rendre agréable à l'ouvrier
son intérieur et favoriser la vie de famille; que des habitations
ouvrières bien comprises soient multipliées par tous les moyens que
les esprits généreux pourront trouver, notamment par l'appui pécu-
25 décembre 1902. 74
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114? Il GGNGHte BU REPOS DO OTÀHCH1
niaire et moral que les propriétaires apporteront aux sociétés âe
constructions ouvrières ;
Que, le dimanche, en s'enteudant avec les sociétés existantes d
les syndicats patronaux et ouvriers, on organise des conférences, des
causeries intéressantes avec projections ou autres moyens, propres à
récréer les auditeu rs ;
Que Ton convie les ouvriers à des conférences-promenades à la fois
instructives et amusantes, à Paris et aux environs;
Qu'on agisse auprès des pouvoirs publics pour quTI soit résené,
dans les parties désaffectées des fortifications, particulièrement ara
abords des quartiers ouvriers, de vastes espaces aménagés en jardin
public;
Qu'on s'efforce également d'obtenir la libre circulation des prome-
neurs dans les parties de bois et forêts avoisinant Paris et actod-
lement interdites au public en vertu de baux consentis à des sociétés
de chasse.
Tous ces vœux ont été votés à l'unanimité.
Que le travail du dimanche soit assimilé au travail de nuit.
Ce dernier vœu a été voté par 38 voix contre 28 et 14 abs-
tentions.
Terminons par un rapide aperçu de cette assemblée générale,
tenue & Y Athénée Saint- Germain.
M. Maurice Durand, avocat à la Cour d'appel, secrétaire âe
l'Union des Chambres syndicales des propriétés bâties de France,
qui groupe 40 syndicats et 40,000 membres, a rappelé qne, tos
ses deux Congrès de 1901 et de 1W2, cette Union s'est prowacée
pour le repos du dimanche et a soutenu la cause donumcdei fa*
son journal la France immobilière. Gomme les inspnrtenrs dfl
Congrès, tous ses syndiqués attendent la réforme des mœnn, et
non d'une loi de contrainte.
M. Cheysson prononça un discours, auquel H donne ce tear litté-
raire qui se retrouve dîans tous ses écrits. Après avoir rappelé les
principes et l'objet de la Ligue populaire qu'il représente, il «■;
tato combien la question du Tepos dominical occupe anjonrftai
les esprits, et laissa entendre combien H serait sage aux patrow de
le leur concéder, de peur que les ouvriers ne le leur arrachent. Le
repos dominical, de tous les temps, de tous les pays, est tm pri*
cipe immuable. L'ouvrier qui travaille le dimandie, au rnSeu do
repos général, devient forcément aigri contre la société. Lagiw*
ewjuète poursuivie en Belgique prouve que 1e repos est pcwiHe.
Quant i ce Congrès, il manifeste l'accord de tous ceux qui «'o^
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DAMS L'INDUSTRIE DU BATIMENT A PARIS 1US
pent du bâtiment : propriétaires, architectes 9 entrepreneurs,
employés et ouvriers.
M. René Lavollée, qui représente l'Association du repos et de la
sanctification du dimanche, Association qui a un demi-siècle
d'existence, rappela que Ton a longtemps traité d'idéologues les
partisans du repos dominical ; on est à présent bien revenu de cette
fausse appréciation. Mais surtout* pas de contrainte légale I La
loi de 1814 n'a eu aucun effet utile, elle est tombée vite en désué-
tude, et c'est précisément depuis son abrogation, en 1880, que le
mouvement dominical a repris son essor. Le présent Congrès est
formé d'hommes pratiques, qui ont émis des avis pratiques. 11 est
désormais constaté que le repos dominical est possible dans le
bâtiment, mais il importe de n'en pas méconnaître le côté moral et
religieux. On ne peut refuser de respecter les croyances religieuses;
les lois, dernièrement faites, sur le repos hebdomadaire, les bles-
sent. L'orateur loua le Congrès d'avoir songé à l'emploi du dimanche.
M. Picot clôtura ces discours. On parle d'hostilité des classes 1 Ici,
toutes sont mêlées et fondues dans un merveilleux accord pour le
bien. Le repos d'un jour dans la semaine est nécessaire; la fatigue
excessive, le surmenage de l'ouvrier, constituent l'une des causes
de l'alcoolisme. Il faut que le repos soit pris le même jour, par tous
les membres de la famille, et ce jour est le dimanche. C'est le
dimanche que l'ouvrier s'occape le mieux des sociétés dont il est
membre : Secours mutuels, etc.; c'est le dimanche qu'il exercera
son rôle social. Le dimanche est le jour de la famille; c'est le jour
où l'on fait l'éducation des siens. Un petit enfant a dit le mot
juste : « Le dimanche, c'est le jour où l'on s'aime bien ! » Lea
sociétés de construction des musons à bon marché oat exclusive-
ment pour membres des pères de famille qui jouissent de leurs
dimanches. Le dimanche, qui fonde le foyer, est nécessaire pour
élever nos âmes. Agissons sous l'impulsion de nos convictions, et
gardons-nous de faire appel à l'initiative de l'Etat dans ce domaine
qui n'est pas le sien I
Le samedi soir, un banquet réunissait en de fraternelles agapes,
sous la présidence de M. Picot, cent vingt-cinq convives, parmi
lesquels un cinquième d'ouvriers environ et plusieurs dames, qui
attestaient la portée sociale et familiale de cet important Congrès»
Fénelon Gibon.
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AUTOUR D'UN COUP D'ÉTAT
D'APRÈS UNE RÉCENTE PUBLICATION
L Avènement de Bonaparte, par Albert Vandal, de l'Académie française.
T. Ier. Paris, Pion, 1902, ix-600 pages in-8°.
Il serait superflu, et même impertinent, de parler longuement
ici du nouveau livre de M. Albert Vandal, puisque les maîtres
chapitres en ont été offerts en primeur à nos lecteurs. Ceux-ci
demeurent encore sous l'impression du récit des journées de Bru-
maire, où. la précision de l'information 1 s'alliait si heureusement
au pittoresque du tableau, et la nouveauté des vues & la classique
distinction du style. Tel, qui croyait n'avoir lien à apprendre sur
la tragi-comédie de novembre 1799, a eu la surprise de découvrir
un Brumaire très sensiblement différent de celui qu'il se figurait
d'après une tradition quasi séculaire. Au lieu d'un pronuncia-
miento militaire, exécuté par un général victorieux avec le concours
de « prétoriens » fanatisés, le coup d'Etat fut dans sa conception
première une simple revision constitutionnelle, imaginée par des
politiciens et devant s'accomplir au moyen de procédés à peu près
parlementaires. Bien loin d'être préparée avec la géniale minutie
que Bonaparte apportait à ses plans de campagne, la manœuvre
faillit, faute de prévoyance, aboutir à un piteux et sanglant échec :
c'est Lucien dont la décision sauva une partie plus que compromise,
en faisant accepter aux soldats une grossière imposture, i savoir
que les députés étaient insurgés contre la légalité, et qu'il fallait
les disperser pour sauver la Constitution. Enoncée pour la première
fois il y a quelques années par M. Frédéric Masson, immédiatement
admise par M. Albert Sorel, reprise et développée par M. Vandal
1 Un très curieux appendice é nu mère, ligne par ligne, les sources où s'est
documenté M. Vandal pour raconter le coup d'Etat : c'est la solide et forte
charpente, que recouvrent les élégantes broderies de l'architecture.
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AUTOUR D'UN COUP D'ÉTAT 1145
avec une richesse de preuves et une vigueur de démonstration
absolument convaincantes, cette thèse historique est désormais
établie : il n'y aura plus pour la nier que les obstinés collection-
neurs de légendes et les plus obstinés hommes de parti, ceux qui
tiennent envers et contre tout à honnir ou à exalter Brumaire oomme
le triomphe du sabre sur le régime de la libre discussion, comme
une sorte de précédent du Deux Décembre.
Ceux-là seront déçus par le récit de M. Vandal, dont la constante
impartialité n'est pas le moindre mérite ni la moins appréciable
originalité. On sait assez que cette impartialité n'est point de
l'impassabilité, et que les misères du temps .présent ne le laissent
pas plus indifférent que les crimes du passé. Mais avec plusieurs
historiens de l'école contemporaine, il estime que l'histoire vaut la
peine d'être cultivée pour elle-même, et non pas comme un délas-
sement ou un prolongement de la politique : en quoi il se sépare de
tant d'hommes éminents des générations antérieures, qui, en
France ou ailleurs, éloignés ou fatigués du maniement des affaires
publiques, ont surtout demandé à l'histoire un nouveau moyen de
défendre et de propager leurs idées de prédilection. L'œuvre de
M. Vandal n'est pas plus dominée par des tendances bonapartistes
que par des sympathies parlementaires : dédaigneux des allusions
à l'époque actuelle, qui se présentaient en foule à son esprit et qui
assiègent souvent celui du lecteur, son seul but dans l'étude du
passé a été la recherche et la peinture aussi fidèle que possible de
la vérité. Ce réalisme, disons mieux, cette sincérité aboutit à nous
montrer qu'à la fin du dix- huitième siècle comme à toutes les
époques de notre pauvre humanité, le bien et le mal, le grandiose
et le mesquin, offraient une étrange et parfois déconcertante jux-
taposition; M. Vandal n'a pas plus dissimulé les vices des héros et
les petitesses des hommes de génie que les restes de bons sentiments
qui avaient surnagé dans le cœur de certains gredins; il a tâché de
rendre exacte justice aux partis comme aux individus. L'assenti-
ment marqué de ses lecteurs l'a récompensé de sa franchise : aussi
bien, ce serait à désespérer du public français, s'il fallait user de
réticences pour peindre des personnages et des événements séparés
de nous par un siècle, et un siècle de bouleversements politiques
et sociaux.
Ce n'est point une histoire du Consulat dont le premier volume
vient de paraître. Remontant au delà du coup d'Etat de Saint-Cloud,
s'arrêtant bien en deçà du sacre de Notre-Dame, M. Vandal a sim-
plement voulu étudier, comme il dit, Y avènement de Bonaparte,
c'est-à-dire la suite de circonstances et de combinaisons qui ont
fiait de l'ancien général d'Italie et d'Egypte le maître omnipotent de
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1146 AOTOUH 01711 COUP BTÛAT
la France. L'ouvrage complet s'étendra de l'été de 1799 à l'a
de 1800, de l'avant- veille de Non au surlendemain de Marengo.
Un tel plan comportait nécessairement un tableau de la France à
la fin du Directoire. À grands traits, rassemblant les témoignages
contemporains et les condensant en formules expressives, l'historié»
a décrit ce triste régime, en qui survivait la Convention dans a
dernière période, celle où les grandes passions et les hommes m»-
quants ayant disparu, il restait le jacobinisme étroit, avide et
sectaire. Le personnel gouvernemental était personnifié plutôt f«
dirigé par Barras, un déclassé sans portée d'esprit et sans scru-
pules, « une âme de fille dans un corps de bel homme ». Législa-
teurs, administrateurs, fonctionnaires, se divisaient en deax
catégories : les cupides, à qui tous les moyens étaient bons pov
faire leurs affaires, et les désintéressés, à qui le fanatisme antire-
ligieux tenait lieu d'idéal. Dans le reste de la nation, i côté des
rentiers que la dépréciation des assignats réduisait à la misère, les
fournisseurs et les spéculateurs étalaient insolemment leur lue; le
commerce végétait, mais n'attendait que le crédit et la paix pour
refleurir ; dans les campagnes, malgré le défaut de sécurité, malgré
la conscription, les lourds impôts et la guerre civile, l'accroissement
de la population attestait combien la révolution agraire avait été
profitable aux paysans. A Paris, si la chasse aux suspects n'avait
jamais entièrement cessé, le contre-coup des émotions de la Terreur
et les progrès de l'irréligion avaient déchaîné une maladive frénésie
de plaisirs ; la nuit surtout, avec le perpétuel flonflon des orchestres
et le fréquent passage des patrouilles, la grande ville présentait
« un mélange d'état de siège et de bal public ». A défaut de la
liberté, dont les gouvernants parlaient sans cesse et que les Fran-
çais ne possédaient pas, surtout depuis Fructidor, on avait la
licence, et on prenait patience en déblatérant contre les directeurs
et leur séquelle.
Néanmoins, les plus avisés des « révolutionnaires nantis i,
comme les appelle si justement l'historien, désireux de consolider
leur situation et de se perpétuer au pouvoir, trouvaient le Direc-
toire trop faible et trop décrié pour leur offrir de suffisantes garanties
de stabilité. La guerre étrangère durait toujours, avec des chances
plutôt défavorables, et une invasion serait fatale au régime. D'autre
part, sans que la question sociale fût posée alors comme à présent,
les passions démagogiques grondaient parfois assez fort pour
inquiéter ces bourgeois. Comme les fortunes des spéculateurs
étaient impopulaires, et que d'une façon générale les classes aisées
étaient suspectes de tiédeur politique, les violents dn parti jacobin
avaient fait décréter, sous le nom d'emprunt forcé, de vraies
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v àUTOO* BTO COUP 1VÈTAT twr
mesures de confiscation partielle. H n'en fallut pas davantage pour
révolter des intérêts qui n'étaient pas tous respectables sans
doute, mais qui, dans la raine des traditions et la dégradation des
caractères, étaient demeurés la seule force morale à peu près
debout : fournisseurs, banquiers, acquéreurs de biens nationaux,
tons furent prêts à servir et à subventionner la combinaison qui
mettrait fin & leurs appréhensions.
Parmi ces conspirateurs plus ou moins latents, nul d'ailleurs ne
songeait & cette réconciliation générale des Français, A cet édh de
Nantes des partis qui est pour la postérité le meilleur titre de
gloire du consulat de Bonaparte. Associer à l'exercice du pouvoir
tout ce qui, dans le personnel des diverses factions en lutte depuis
dix ans, n'était ni irrémédiablement taré ni foncièrement sectaire,
rappeler les fructidorisés, les déportés, les émigrés, leur rendre
leurs biens et leur donner une part d'influence, cette politique eût
paru aux révolutionnaires nantis une dangereuse duperie. Sans
rien relâcher des proscriptions du passé, ils visaient uniquement à
se mettre en garde contre celles de l'avenir, et à s'assurer la perpé-
tuité d'un monopole qui satisfaisait tout à la fois leur ambition et
leur cupidité. Cet état d'esprit était éminemment celui de Sieyès,
qui accepta d'entrer au Directoire pour en préparer la chute. En
raison de la popularité et de l'importance acquises par les armées,
n chercha un collaborateur militaire, afin d'assurer le succès matériel
de l'opération. On sait qu'il avait frappé à différentes portes, essayé
même d'une combinaison ruinée par le désastre de Novi, quand le
débarquement inattendu de Fréjus vint lui apporter, lui imposer
plutôt, le concours de Bonaparte.
Comment l'affaire fut concertée, ébauchée, et finalement exécutée
dans des conditions très différentes de celles qu'on avait eues en
vue, puisque l'échec des politiciens fut réparé par l'énergie des
hommes d'action et l'intervention brutale des soldats, c'est le sujet
des pages qui ont été célèbres dès leur publication dans le Corres-
pondant. Mus le volume qui vient de paraître comprend encore le
tableau de la période intermédiaire connue sous le nom de Consulat
provisoire et le récit de la rédaction de la Constitution de
Tan Y III. A côté de bien des développements attachants et des
conceptions originales, on y trouve la réfutation de mainte légende
admise jusqu'ici sans conteste.
C'est au point que si l'historien ne prenait un soin scrupuleux
d'administrer la preuve de tout ce qu'il avance, telle de ses asser-
tions paraîtrait à plus d'un lecteur une paradoxale fantaisie. Croi-
rait-on par exemple, à moins d'avoir fait une étude personnelle de
cette époque, que l'arrivée de Bonaparte au pouvoir fat saluée
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1148 AUTOUR D'UN COUP D'ÉTAT
comme un gage de paix durable, et que c'est eu pacificateur qoe
fut acclamé celui qui est pour nous l'incarnation du génie et d&
fléau de la guerre? que Brumaire fut au premier abord le signal
d'un relâchement des ressorts déjà si distendus de la machine
gouvernementale, et d'une recrudescence de désordre? que le Con-
sulat & ses débuts, bien loin d'être un régime à poigne, démuni
d'argent et dénué de force matérielle, ne vécut que par l'appui de
l'opinion publique?
S'il y avait moins de révélations à apporter on à répandre sur
l'élaboration de la constitution consulaire, M. Vandal a su, par
l'éloquente ingéniosité des aperçus et le charme des anecdotes,
rajeunir un sujet d'apparence un peu fripée. Il a mis en évidence
le caractère antidémocratique, conservateur au sens le plus étroit
du mot (lequel du reste date de cette époque), du plan de Sieyès,
qui employait tous ses efforts à écarter l'intervention effective da
peuple souverain, pour maintenir indéfiniment an pouvoir une
oligarchie restreinte. II a retracé en termes piquants le désaccord
entre Bonaparte et Sieyès, la réserve boudeuse où celui-ci finit par
s'enfermer, et la mésaventure de l'honnête doctrinaire Daunou.
Ce dernier, chargé du travail préparatoire, avait libellé sur des
feuilles volantes des dispositions empreintes d'un esprit asseï
libéral ; article par article, l'impérieuse volonté de Bonaparte fit
prévaloir des solutions tout opposées, que Daunou, choisi pour
rédacteur, dut successivement enregistrer au verso même des
feuillets où il avait consigné ses théories préférées.
A la considérer pourtant en elle-même, la Constitution de
l'an VIII n'est point ce code parfait d'autocratie que nos partis
politiques ont vanté ou maudit durant tout le cours du dix-neuvième
siècle. Improvisée dans plusieurs de ses parties essentielles, bâclée
à la fin avec une fébrile précipitation, elle abondait en lacunes, en
incohérences, en obscurités, et M. Vandal fait remarquer qu'elle
« eût vraisemblablement abouti à de nouveaux conflits, à de nou-
velles secousses, si le chef de l'Etat eût été autre que Bonaparte ».
A peine en possession de la qualité de Premier consul, le jeune
général témoigna en effet qu'il entendait non seulement accaparer
toute la réalité du pouvoir, mais pratiquer une politique person-
nelle. Sans souci de l'effarement de ses complices de la veille, qui
s'estimaient frustrés toutes les fois qu'un poste même honorifique
se donnait en dehors de leur coterie, il inaugura son programme
de pacification intérieure, celui, dit l'historien, « des rois et des
politiques qui naguère avaient fût ou refait la France ». Tandis
que les assemblées législatives, recrutées par les soins de Sieyès,
servaient de refuge lucratif aux révolutionnaires nantis, le conseil
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AUTOUR DUR COUP D'ÉTAT 1149
d'Etat, appelé à jouer un rôle prépondérant dans l'action gouverne-
mentale, s'ouvrait dès la première heure aux capacités de tous les
partis.
Après dix ans d'exclusivisme politique, et d'un exclusivisme
dont la farouche logique avait été jusqu'à la proscription et à la
guillotine, cet intelligent éclectisme surprit et enchanta quiconque
n'était point irrévocablement dominé par l'esprit de parti. Sans
doute, les bienfaits qui se succédaient étaient dus à la libéralité
d'un homme, tandis que la France de 1789 avait rêvé de ne plus
rien tenir que du libéralisme des institutions; mais tant de commo-
tions accumulées en quelques années, tant d'attentats contre les vies,
les consciences et les fortunes avaient guéri la masse des citoyens du
culte de l'idéologie et de la superstition des principes; aux fâcheux
qui les auraient mis en garde contre les dangers de l'absolutisme
renaissant, ils auraient volontiers répliqué avec un personnage de
Molière : « Ne cherchons point de raisonnements pour nous
empêcher d'avoir du plaisir. »
Gomment le triomphe de Marengo, présage de la paix continen-
tale, mit le comble à cet enthousiasme, et comment Bonaparte sut
en profiter pour concentrer dans sa main toute l'autorité réelle,
pour ébaucher aussi les œuvres les plus fécondes du Consulat, le
Code civil, le retour des émigrés, le Concordat, c'est ce qu'un
second tome nous montrera bientôt, en complétant l'exécution du
plan que l'auteur s'était tracé. Dès maintenant, nous sommes
assurés que le livre de M. Vandal inaugurera dignement la pro-
duction historique du vingtième siècle.
L. de Lanzag de Laborie.
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LE LIVRE D'OR
DBS
MISSIONS CATHOLIQUES FRANÇAISES '
C'est une noble entreprise que cette publication sur les missions»
et il ne fallait rien moins que l'âme et la ténacité d'an mission-
naire pour la mener à bien. Mais nos lecteurs ne seront pas
étonnés du succès» quand ils sauront qu'il revient an R. P. Piolet
dont ils ont eu souvent, et tout récemment encore, l'occasion de
constater par eux-mêmes l'esprit de méthode et la sûre érudition.
Quand il songea, voilà bientôt quatre ans, à élever ce monument
en. l'honneur de ses frères, les publications d'ensemble et les
monographies qui existaient sur le sujet étaient ou trop abon-
dantes ou trop sèches pour le grand public. Il fallait loi révéler,
sous une forme attrayante, des trésors de famille, — que la famille
connaissait mal. Le P. Piolet voulant faire œuvre solide et racontar
Y histoire des missions, estima qu'il ne pouvait mieux s'adresser
qu'aux chefs des diverses compagnies qui l'avaient vécue an cours
du siècle.
Il en dressa la liste, et ce fut déjà comme le sommaire d'un
livre d'or. Soit humilité, soit manque de foi dans le but à pour-
suivre, quelques collaborations se refusèrent d'abord, que rallia
bientôt l'afflux presque unanime des concours. La publication ne
fut décidée que lorsque cette unanimité fut complète. De sorte que
pour la première fois, devant le grand public, toutes les compa-
gnies de missionnaires viennent donner le témoignage de leurs
annales.
1 Les Missions catholiques françaises au XIX* siècle, publiées sous la direc-
tion du P. J.-B. Piolet, S. J., avec la collaboration de toutes les Sociétés
de Missions. Illustrations d'après des documents originaux. 6 volumes grand
in-8° jésus de plus de 500 pages. Prix, 12 fr. le volume (15 fr. après Pachè-
vement de la publication). — Tome I«p : Missions d'Orient; tome II :
Abyssinie, Inde, Indo-Chine; tome III : Chine et Japon; tome IV : Océûiât
et Madagascar; tome V : Missions d'Afrique; terme VI : Missions d1 Amérique.
— Les cinq premiers tomes ont paru. — (Paris, librairie Armand Colin,
5, rue de Mézières.)
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LE LIVRE D'OR DES MISSIONS CATHOLIQUES FRAMMSÏS 1151
Dans quelles conditions se produit ce témoignage? Il n'est pas de
plus sûr moyen de s'en rendre compte que de savoir quel mot
d'ordre fut donné par le directeur de cette œuvre originale. Tout
serait à citer dans ces Monita qui n'eurent rien de secret puisque,
sans être Jésuite et sans être missionnaire, j'en ai on exemplaire
sous les yeux. Le lecteur y verrait avec quel scrupule on y donne
-comme suprême recommandation : la vérité; et je regrette vrai-
ment de ne pouvoir faire lire m extenso ce programme i tous ceux
<ju'excite chroniquement leur traditionnelle indignation contre le
légendaire obscurantisme de9 congrégations!
« Il s'agit d'une histoire proprement dite, y est-il dit. Donc, pas
de détails insignifiants, pas de ces traits édifiants qui ne disent
rien, mais un exposé net, clair, vivant, sincère de l'histoire et des
oeuvres de la Mission. De plus, rien de douteux, d'exagéré, de
vague ou dlncertain, mais seulement des assertions contrôlées et
précises que personne ne puisse trouver en défaut...
« Il s'agit d'un ouvrage de première main et non d'une compi-
lation. Donc recourir aux sources originales, aux archives, aux
souvenirs personnels...
« Sans entrer dans des détails que tout homme instruit doit
-connaître, tracer du pays, de la race, de la Mission, un tableau tel,
que le lecteur en emporte une idée nette et exacte...
« Autant que possible, faire ressortir le tAté français de nos
Missions, la diffusion de notre langue, les rapports avec les
voyageurs compatriotes, les services rendus à la France, la protec-
tion de nos consuls...
« Comme on s'adresse & un public qui n'est pas nécessairement
chrétien, s'attacher à faire ressortir les résultats heureux pour la
science, pour r histoire, pour la civilisation et l'éducation, l'intro-
duction de nouvelles cultures, les découvertes, etc.. »
Les collaborateurs du P. Piolet ont tous répondu avec le plus
grand soin à ces desiderata, qui sont l'expression d'une loyauté
poussée jusqu'au scrupule et d'une sincérité que nos adversaires
s'obstinent à nous dénier, mais qui éclate avec évidence dans ces
. recommandations. G'est pourquoi il m'a paru qu'il était bon de les
faire connaître, dans le simple appareil où elles furent présentées
dès le début de l'œuvre dont je parle. Puisqu'on a atteint en
perfection le but qui avait été assigné, il suffit de donner le pro-
gramme pour juger le résultat.
Mais, au cours des récits demandés, il pouvait se trouver des
cas où l'on serait amené à fréter des sujets épineux. Le P. Piolet
l'a prévu, et, suivant son habitude, il a tranché le litige avec sa
crâne vaillance.
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115* LE LIVRE D'OR
« Souvent, dit-il encore, la Mission aura été en contact arec
des agents français. S'il y a eu nn concours utile prêté, le fuie
ressortir avec bonheur; mais savoir aussi dire les difficultés, les
tracasseries, les ennuis, sans aigreur, cependant, sans amertume,
sans exagération, en homme calme, tranquille, impartial...
« On aura été souvent en conflit avec des protestants. Ici encore
dire la vérité, mais sans généralisations, sans injures, sans alléga-
tions tendancieuses. Se rappeler que le lecteur, parfois plein de
préventions, ne se rendra qu'à l'exposé net et simple de faits
certains...
« Si la Mission se trouve en pays indépendant ou soumis à
une puissance étrangère..., on fera ressortir avec plaisir, par
exemple, le remarquable libéralisme des autorités anglaises pour
nos lussions. Il y a là une grande leçon qui ne doit pas être perdue. »
Me trompé-je en croyant que de tels sentiments font honneur à
qui les exprime et relèvent son œuvre, bien au-dessus des polé-
miques les plus retentissantes, jusqu'à cette région où l'esprit,
dégoûté du fatras des commérages quotidiens, s'abreuve de vérité?
Au point de vue de l'exécution de ces monographies, il est à
remarquer que, sans être coulées dans un moule absolument uni-
forme, elles suivent (et il le fallait pour l'équilibre général) une
marche à peu près analogue.
C'est d'abord une rapide description des pays et surtout des
gens, avec leurs qualités, leurs défauts, leurs ressources, leurs
croyances et pratiques religieuses, leurs facilités ou difficultés à
devenir chrétiens. Puis, après un récit succinct des temps anté-
rieurs au dix-neuvième siècle, l'histoire de la fondation et du déve-
loppement de la Mission. Enfin, la constatation de son état actuel,
avec des statistiques très précises des œuvres et des hommes.
Tel est, dans ses grandes lignes, le dessin général de l'ouvrage.
Mais, il faut l'avouer, cela n'en donne encore qu'un aperçu très
incomplet. Il est impossible de résumer de telles œuvres.
L'aspect matériel en est, de plus, tout à fait alléchant. Jamais
les Missions n'avaient été aussi bien traitées, et si les compagnies
de ces pionniers de la France et du Christ devaient disparaître un
moment, — ce qu'à Dieu ne plaise! — elles n'auraient pu trouver,
pour leur testament d'honneur, de plus luxueux écrin. La maison
Colin a confié l'impression du texte aux presses de Lahure et l'illus-
tration a été dévolue à M. Gervais-Courtellemont; c'est assez dire
que si le goût l'a fort ingénieusement distribuée, la fantaisie n'y a
aucune part et que chaque photographie est un document pris sur
place au cours de voyages dont plusieurs ont été spécialement
entrepris pour l'ouvrage.
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DIS MJSSIOJIS CATHOLIQUES FBAUÇàlSES 115a
Tel est le cadre. Voyons maintenant ceux qui s'y meuvent. Le
premier] volume n'offre pas moins de sept chapitres dos à notre
trop rare collaborateur, M. Pisani, chanoine de Notre-Dame. C'est
lui qui est l'historiographe des Missions de Constantinople, de
Smyrne et de l' Archipel, de Salonique et de la Macédoine, de
Syrie, de Palestine et d'Egypte. On sait quelle particulière compé-
tence ont donnée à l'auteur ses voyages et ses nombreux séjours
en Orient, et il nous en fait heureusement profiter dans une étude
préliminaire sur l'empire turc, l'islamisme et le christianisme. Ce
n'est pas à nos lecteurs qu'il est besoin de faire remarquer la netteté
de sa vision et l'allure vivante de son style. Dans les pages que je
signale il a accumulé les portraits à l'eau- forte. L'Arabe, le Turc,
le Syrien, le Bédouin, l'Egyptien, l'Arménien, etc., y sont caracté-
risés d'un coup sec, d'un trait hardi qui les fixent dans la mémoire.
Non que M. Pisani s'interdise le sourire. C'est ainsi qu'il déclare
que « le César byzantin avait un tempérament de sacristain et
intervenait à tout propos dans les affaires spirituelles ». Hélas! ne
sommes-nous pas nous-mêmes à Byzance, et ce César sacristain
n'est-il pas aujourd'hui M. Combes... ou M. Trouillot?
Les successeurs des Césars, dans le Levant, visent moins la
sacristie que la bourse, grâce aux Grecs qui leur donnèrent le fatal
exemple. Aussi, quels usages dont on trouve des traces presque à
chaque page de ce volume!
« Qu'un missionnaire ait à construire une église, à la réparer,
qu'il veuille ouvrir une école ou fonder une imprimerie, alors
commence pour lui une suite de déboires dont il ne peut prévoir
la fin : il faut un firman de la Sublime- Porte; mais, pour l'obtenir,
il faut payer, payer les intermédiaires, et le nombre en est illimité,
payer ceux qui pourraient faire des difficultés à l'obtention de la
faveur sollicitée, payer les uns pour agir et payer les autres pour
rester inactifs, payer à Constantinople, payer au pacha, payer au
caîmakan, payer à la mosquée, payer au konak, payer aux gen-
darmes, payer à tout le monde... Le bureau doit toujours être
ouvert et n'importe qui peut se présenter pour toucher. Si le zèle
du payeur se ralentit, si la caisse est vide, ce sont les menaces :
on va mettre tous les gens de la Mission en prison, on va démolir
les travaux illégalement exécutés, on va confisquer le terrain et
les ouvriers mêmes sont poursuivis, incarcérés et rançonnés. »
Doux pays! Jamais la formule fut-elle mieux appliquée? D'au-
tant que si la main y est prompte à se tendre au bakhehich, elle
est encore plus rapide & frapper. Lorsque, en 1897, après les mas-
sacres d'Arménie, M. Pisani voulut traverser la région : « Vous ne
passerez pas, lui dit un ami; si vous passez, vous ne verrez rien,
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1454 L* LITH1 DDR
et ei vous voyez quelque chose, vous ne reviendrez pas. » H. Pisani
ne passa pas ; quelques autres sont passés, mais ils ne ment que
ce que leur permit de regarder leur « escorte d'honneur » . Un senl,
trompant la surveillance, voulut voir, 7 réussit... et il est mort.
Je ne puis relever toutes les intéressantes considérations de
notre collaborateur au cours de ce tableau d'ensemble fouillé et
vigoureux, et notamment les motifs qu'il donne des massacres
d'Arménie. Du moins, après tant de figures haïssables, pouvons-
nous reposer le regard sur les Maronites si fidèles à la France, et
dont M. Pisani cite un trah bien touchant :
« Pendant les quelques jours que l'empereur d'Allemagne passa
à Beyrouth, les habitants des villages maronites qui s'échelonnent
en face de la ville, sur les pentes du Liban, s'astreignirent à ne pas
allumer de lumière le soir, pour qu'on ne pût pas prétendre qu'Us
avaient illuminé! La montagne, ordinairement étincelante comme
une voie lactée, se dressait noire comme un manteau de deuil. »
Pauvres gens ! s'ils savaient ce qu'on est en train de faire de la
France qu'ils aiment.
On ne s'arrêterait pas de glaner à travers ces pages pleines de
faits, de portraits, d'anecdotes et de statistiques, et si j'insiste
moins aujourd'hui sur ces dernières, c'est qu'il y a quelques
mois, le P. Piolet lui-même les a résumées en un article spécial
du Correspondant, qui était la meilleure et la plus topique des
réponses à opposer aux sophismes gouvernementaux.
Du reste, nos lecteurs ont eu à maintes reprises, dans ce Recueil,
au fur et i mesure que l'actualité les imposant plus particulière-
ment à l'attention, les détails les plus circonstanciés sur ces œuvres
dont l'ensemble est groupé dans l'ouvrage que nous annon-
çons. Il est à peine besoin de rappeler les émouvantes commu-
nications de Mgr Le Roy, de Mgr Aogouard, du P. Lejeune, do
P. Latappy, sur les missions d'Afrique, les éloquentes statistiques
de Mgr Kannengieser et de M. Fauvel, les savantes études de
M. de Lanzac de Laborie, sur les grandes publications de
M. A. Launay, des Missions étrangères, et bien d'autres encore.
Il ne peut donc être aujourd'hui question de reprendre ces
exposés, que l'on trouvera mis au point des derniers renseigne-
ments et des plus récentes statistiques dans les ifissions cathoK-
-ques françaises. Pas davantage, on ne peut entreprendre de
condenser des pages d*où ont été volontairement exclues toute
amplification parasitaire et toute déclamation. Mais il doit être
permis de signaler les véritables trésors qui sont étalés an long de
ces volumes, soit au point de vue catholique, soit an point de vue
français.
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DES MISSIONS CATHOUODiS FRANÇAISES 1155
N'est-il pas vraiment « représentatif » ce fait qui se passe au
moment des massacres d'Arménie, en 1895, et que rapporte le
P. André : Les Arméniens les plus compromis affluaient au couvent
de Marsivan. On leur demanda, devant leur nombre grandissant,
pourquoi ils n'avaient pas aussi cherché refuge à la Mission amé-
ricaine : <i Ceux qui ; sont allés, répondirent- ils, ont trouvé la
porte impitoyablement fermée. » En réponse à leurs supplications,
une miss leur criait : « Allez -vou 3-e n, on n'ouvrira pas. Nous ne
sommes pas venus sauver vos corps, mais vos âmesl » Il est certain
qu'en temps de persécution et quand on est débordé de réfugiés,
cet axiome de l'apostolat yankee simplifie bien les choses !.. . — Mais
il y a quelque fierté à pouvoir défier qui que ce soit de citer un cri
semblable parti des lèvres d'un Français ou d'une Française
missionnaires! En fût de cris du cœur, nous parlons, Dieu merci!
une autre langue.
Si l'on veut se faire une idée de ce qu'est une mission « mouve-
mentée », on devra lire les pages remarquables consacrées au
Maduré par le P. Suau. Jamais peut-être ne furent mieux mis en
relief le3 dommages que peuvent infliger à une entreprise d'apos-
tolat les exigences démesurées d'une métropole jalouse et les
atermoiements diplomatiques de la Curie romaine, surtout quand
elle est dirigée par un cardinal Antonelli! Dès les débuts, c'est une
histoire navrante que celle de cette mission créée, à force de vertu
et de talent d'assimilation, par les Nobili, les Britto et les Beschi ;
affaiblie par trente-quatre ans de stériles querelles sur la fameuse
question des rites et à peu près anéantie par Pombal qui faisait
rafler, à Goa, tous les religieux missionnaires et les envoyait pourrir
à. Lisbonne, dans les cachots du fort Saint-Julien. J'ai omis de dire
que ces missionnaires étaient des Jésuites, ce qui suffisait, —
déjà! — à les rendre suspects. Les sévices continuèrent d'ailleurs
contre leurs successeurs, grâce à l'autoritarisme sectaire du gou-
vernement portugais. En 1886 seulement est intervenu un Con-
cordat où les prétentions du Portugal ont été réduites à la portion
congrue. Pendant ces longues années de luttes, sur 351 religieux
que la Compagnie de Jésus a envoyés au Maduré, elle en a perdu
156, dont 131 décédés dans les missions.
Le P. Suau cite, au cours de ses captivantes narrations, un trait
que je me fais un devoir de relever. Quand on voulut transférer à
Trichinopoly le collège catholique de Négapatan, les protestants
menèrent un train d'enfer. Malgré vents et marées, le directeur de
l'instruction publique, au gouvernement de Madras, prit le parti des
catholiques, et sur un référé à la Commission supérieure d'enseigne-
ment, les membres de celle-ci jugèrent en faveur des Jésuites fran-
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1156 LE LIVRE D'OR
çais, quoique les protestants fussent leurs propres compatriotes et
coreligionnaires. Serait-il injuste de craindre qu'en des circonstances
analogues, des Français, dans nos colonies mêmes, ne montreraient
pas la même indépendance? Et les querelles si étrangement vidées,
un moment, à Madagascar, ne sont-elles qu'un mauvais rêve? Ou,
au contraire, est-il trop à craindre que nos administrateurs colo-
niaux soient, en quelques cas, peu portés à rendre à nos mission-
naires catholiques la justice qui leur est due?...
On doit pourtant, dans cette épineuse question, tenir compte
des judicieuses réflexions de M. A. Launay, des Missions étran-
gères. Tout en rendant pleine justice aux efforts d'impartialité faits
par les Anglais, à leur libéralisme, à leur loyauté « civile » , il juge
leur influence néfaste au catholicisme, par le fait seul qu'ils sont
protestants. Au contraire, les Français, malgré leurs fautes, leurs
mauvais exemples, leurs tracasseries, et quelquefois leurs haines,
finissent tout de même et comme malgré soi par favoriser l'expan-
sion religieuse, par le fait seul qu'ils représentent le principe
catholique. Il cite, à ce propos, une lettre de Mgr Laouëaan qui est
extrêmement curieuse, et c'est un témoignage auquel il faut
évidemment reconnaître la plus grande valeur. Experto crede...
Quant aux services que nos missionnaires rendent à leur patrie,
c'est par brassées qu'on en recueille les preuves les plus convain-
cantes; et il serait à souhaiter que nos ministres se fissent résumer
les documents qui fourmillent dans l'ouvrage du P. Piolet.
Mais il serait sans doute naïf d'espérer un tel travail de conscien-
cieux examen, de ceux qui ne tiennent même pas compte des
récompenses officielles décernées à l'Exposition internationale
de 1900, ainsi que vient de leur reprocher M. Anatole Leroy-
Beaulieu dans une lettre éloquente et que les circonstances trans-
forment en réquisitoire. Us pourraient cependant, pour peu qu'ils
voulussent agir avec bonne foi, y puiser la conviction qu'ils font
œuvre essentiellement antifrançaise en essayant de tarir le recru-
tement apostolique dans la métropole. Mais sont-ils encore capables
de discerner la vérité, au milieu des fuligineuses élucubrations
qu'ils produisent avec un zèle intempérant?
Le suprême de leur tactique, c'est d'aller déterrer toutes les
fautes commises, en la matière, par les régimes monarchiques
leurs prédécesseurs, afin de s'en targuer pour en commettre de
semblables ou de pires! N'y a-t-il pas une puérilité navrante à se
composer des généalogies de sottises ou d'erreurs, comme d'autres
se gloriGent d'une longue suite d'héroïsmes?
Cette question des services rendus à la France est, en fait9 k
double tranchant, et Ton n'a pas manqué d'en user, comme du
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DES MISSIONS CATHOLIQUES FRANÇAISES 1157
sabre de M. Pru^homme, tantôt pour défendre les missionnaires,
tantôt pour les combattre. C'est ainsi que, sous Louis XIV, on
reprochait aux missionnaires le fait que les chrétiens siamois
n'avaient pas combattu dans les rangs des Français!... Mais, répon-
daient les religieux, d'être chrétiens n'a jamais dispensé d'aimer
son propre pays avant tous les autres! A toutes les époques, la
meilleure tactique à suivre est celle que formulait, en une autre
occasion, Mgr Puginier, vicaire-apostolique du Tonkin occidental
en disant : « Mes missionnaires et moi avons rendu au représentant
de la France les services que nous devions lui rendre, sans cepen-
dant rien faire de contraire aux intérêts du gouvernement anna-
mite. Notre but a toujours été d'être utiles à notre patrie et au pays
que nous évangélisons. Nous, missionnaires, n'avons que faire de
la gloire. Nous travaillons pour Dieu, pour notre patrie et pour le
pays auquel nous nous sommes dévoués; cela nous suffit. »
Cette histoire des rapports de nos missionnaires avec les divers
gouvernements mériterait sans doute d'être étudiée et racontée à
part, tant elle est féconde en incidents et en leçons. Elle montre-
rait comment les représentants de la France ont tort, le plus sou-
vent, de ne pas suivre les avis de gens parfaitement au courant
des usages du pays, des mœurs, des besoins et des haines des
habitants. Malheureusement, quand on ne leur est point de parti-
pris hostile, il arrive qu'on exagère leurs communications et qu'on
les rend responsables des déconvenues. C'est ainsi qu'en 1858, au
moment de l'expédition commandée par l'amiral Rigault, on a dit
que les missionnaires auraient dû faire marcher leurs chrétiens à
notre profit. On oubliait, déclare M. Launay, « les principes et les
traditions de l'Eglise catholique, qui enseigne partout et toujours
l'obéissance aux souverains, fussent-ils persécuteurs, »
Du reste, beaucoup plus tard, l'amiral Jauréguiberry, ministre de
la marine, répondant à un député qui avait porté de nouveau le
reproche à la tribune de la Chambre, résumait sa pensée en ces
termes : « On m'a dit que l'amiral Rigault de Genouilly avait eu,
dans les premiers temps, de grandes désillusions; qu'on lui avait
assuré que dès que nous interviendrions sérieusement, 500,000 chré-
tiens annamites se lèveraient en notre faveur; eh bien, j'assure,
moi qui ai coopéré plus tard à l'expédition de Cochinchine, que
nous eussions été fort embarrassés par un semblable soulèvement;
car, enfin, il aurait fallu, sans doute, donner des armes à ces
500,000 hommes, et peut-être aussi des vivres, ce qui eût été fort
difficile. Je crois donc qu'il était bien préférable que les chrétiens
restassent tranquillement dans leurs villages. »
. Voilà comment, la plupart du temps, se résolvent les objections
25 DécBMBRB 1902. 75
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1158 U UVM D'OR
qui parussent le plus graves, quand on interroge on homme qii
connaît son métier. Est-ce & dire cependant que l'influence fran-
çaise n'ait rien à attendre de l'ardeur de ses missionnaires? Loin
de là, mais c'est, si l'on peut ainsi parler, dans le domaine passif
beaucoup plus que dans le domaine actif. C'est ainsi qu'en 1859,
quand, après avoir pris Saigon, l'amiral Rigault s'arrêta, attendant
les renforts qui ne venaient pas, les néophytes, à la voix de ieor
évoque, aidèrent à l'approvisionnement des troupes et escortèrent
des convois de subsistances, payant ainsi leur dette aux libérateurs
de leurs pays. « Plusieurs d'entre eux, ajoute H. Launay, en rap-
ports passagers avec des espions païens, furent invités à trahir les
Français, à les empoisonner, à introduire l'ennemi dans la ville, et
jamais aucun d'eux ne suivit ces conseils que l'offre de sommes
considérables pouvaient rendre séduisants. »
De tels exemples sont innombrables. Toute l'histoire de notre
extension dans l'Indo-Chine en est illustrée de sanglante façon,
car par l'incohérence de notre conduite, par la défiance injustifiée
envers les missionnaires, par cette sorte de haineuse envie qne
leur portent certains civils, non seulement on rendit possibles les
épouvantables tueries qu'on appela justement les « vêpres anna-
mites », mais on ralentit sans motif et sans résultat, et soaveni on
faillit compromettre irrémédiablement l'action de la France. «Je
puis affirmer, déclare Mgr Puginier, dans sa note sur le mouve-
ment insurrectionnel, sans crainte d'être contredit, que si on avait
écouté les conseils des missionnaires, le désastre du 19 mai, celai
de Bac-Lé, d'autres encore eussent été évités. » — « U est certain,
écrit le même évê jue, que tout païen qui se fait chrétien devient,
en même temps, un ami de la France. U ne sera pas traître an
gouvernement de son pays, car sa nouvelle religion le lui défend,
mais il est certain aussi que jamais les Français ne le trouveront
dans le camp des révoltés. » — C'est, en des termes différents, à
la même conclusion qu'aboutit M. de Grandmaison : « Un indigène
converti par des missionnaires français est aux trois quarts Fran-
çais, car il a donné à notre civilisation le gage d'attachement le
plus profond et le plus sûr qui soit. Il faut amèrement regretter que
cette question si claire et si évidente quand on est hors de France,
devienne à ce point délicate et compliquée, quand on y rentre, qu'il
soit compromettant pour tout homme en place d'y faire allusion. »
Aucun déni de justice, aucune avanie, disons le mot : aucune
infamie ne décourage les missionnaires; quant aux sottises, ils
se contentent d'en rire. Telle cette confidence faite au P. Girod,
de passage à Phong-vùc, par des officiera sur un certain P. Bac,
dont la réputation était désastreuse et qui était, de plus, Espagnol.
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DIS MISSIONS CATHOLIQUES FRANÇAISES 115»
« Ah! disait- on, si tous les missionnaires étaient comme le
P. Girodl... » Or il était difficile de ressembler davantage au
P. Girod que ne le faisait le P. Bac, car... c'était la même per-
sonne : Girod en français, Bac en annamite 1...
D'autres fois, ce sont des vexations odieuses de la part des
résidents : convocations pour le dimanche de façon à rendre impos-
sible l'assistance aux offices, etc.. C'est sans doute une façon
d'administrer que Gambetta aurait trouvée de mauvais goût aux
colonies. Hais qui songe donc à se réclamer de Gambetta, aujour-
d'hui que nous avons M. Combes?
C'est trop peu fréquemment que l'on trouve, dans l'ouvrage du
P. Piolet, des hommages comme celui qu'on y rend à M. Pavie,
« l'explorateur et le consul, dont les missionnaires garderont le
plus reconnaissant souvenir 1 ». Mais c'est une raison de plus pour
les souligner. Il serait inexact, en outre, de dire que les critiques
formulées ici sont mises en relief par les missionnaires : elles
ressortent des faits eux-mêmes et Ton ne sait qu'admirer davan-
tage : du courage de ces gens, dont on se sert et qu'on calomnie
suivant l'occasion, ou de leur abnégation constante 1
Les mêmes constatations s'imposeraient pour bien d'autres
missions que pour celles de l'Indo- Chine. La Nouvelle-Calédonie,
à elle seule, y fournirait largement avec le pro-consulat de M. Guil-
lain, dont la devise parait avoir été ces mots, prononcés par lui
à Sydney : « Les missionnaires sont trop puissants, je les
chasserai », et cette phrase adressée au Supérieur lui-même :
« Vous avez une mission, moi j'ai mes idées à propager. » En
style plus plat, c'est l'antithèse de Victor Hugo : « Ceci tuera
cela. » Le fait est que 11. Guillain a disparu et que les mission-
naires y sont encore, malgré un gouvernement qui a eu la fâcheuse
idée de recourir trop souvent aux procédés de 11. Guillain I
Que de réflexions analogues nous pourrions faire au sujet de
Madagascar 1 Personne, parmi nos lecteurs, ne s'étonnera que les
cent et quelques pages que le P. Piolet lui consacre soient parmi les
mieux venues de tout l'ouvrage. Le P. Piolet a vécu à Madagascar,
et le cœur aidant le talent, c'est une oeuvre définitive qu'il a
signée. Il explique la genèse politique du pays dans un résumé
psychologique de très haute portée et qui est une aide puissante
pour la parfaite intelligence de l'œuvre française dans cette lie,
dont le protectorat fut par deux fois et en vain offert à la France.
4 Bous le titre de Mission Pavie, le vaillant explorateur qui a tant fait
pour la France au Siam et dans PIndo-Chine a publié, chez l'éditeur
Leroux, le résultat de ses constatations et de ses recherches. Cet ouvrage,
tiré à nombre restreint, est déjà épuisé pour ses deux premiers volumes.
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1160 LE LIVRE D'OR
Le second Empire ne trouva rien de mieux que de communiquer
la proposition... au gouvernement anglais 1 Lord Clarendon n'ac-
cepta pas, mais les missionnaires protestants d'Angleterre devin-
rent dès lors des ennemis acharnés pour les missionnaires catho-
liques français. On peut voir dans la comparaison de leurs budgets
respectifs comment les deux pays entendent l'aide à donner à leurs
représentants et à leurs pionniers moraux I
Parmi les figures que le P. Piolet fait revivre dans son récit,
il serait injuste de ne pas saluer celle de M. Laborde, « le grand
Laborde », dont l'histoire (qu'il faut souhaiter qu'on écrive complè-
tement) serait un modèle et un salutaire exemple à offrir à tous
les coloniaux de métier ou de vocation. Ce Breton jeté par la
tempête en 1832 sur la côte orientale de Madagascar, montait i
Tananarive, à l'âge de vingt-cinq ans, pour fondre des canons,
préparer de la poudre et faire des fusils. Il fit bien d'autres choses!
Bientôt, avec des ouvriers indigènes qu'il avait formés lui-même,
il créa toutes les industries nécessaires aux Malgaches : verreries,
fonderies, menuiseries, magnanerie, savonnerie, etc., en même
temps qu'il introduisait nos cultures, nos fruits et nos bêtes à
cornes. Il avait plus de 10,000 ouvriers sous sa direction, et avait
su garder la confiance de la reine et l'amitié de son fils. C'est
grâce à son zèle que le protectorat de l'île nous fat deux fois
offert. Mais, suivant une fatale habitude, la France ne sut pas
profiter de la situation qu'avait préparée avec une habile prudence
cet homme d'avant-garde.
La même incurie ou la même ignorance nous a fait omettre de
retirer les fruits du dévouement des missionnaires français sur la
côte orientale d'Afrique, où nous nous sommes laissés devancer par
les Allemands. C'est dans le cinquième volume de l'œuvre dont je
parle qu'il faut chercher les annales de ces missions africaines, od
les monographies sont rédigées en majeure partie par Mgr Le Roy,
supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit, et par les
Pères Blancs.
On sait toute la couleur et la vie des récits de Mgr Le Roy. Ha
donné aux Missions des pages qui sont parmi les meilleures qu'il
ait jamais écrites. Son esprit méthodique d'administrateur joint à
ses qualités d'artiste et à son sens de la synthèse l'ont admirable-
ment inspiré. N'est-elle pas évocatrice cette phrase qui ouvre son
chapitre sur t Eglise en Afrique : « A l'époque où le chef Menés
constituait une nation par une même loi politique et fondait
Memphis, dans la vallée du Nil, 3893 ans, dit-on, avant l'ère chré-
tienne, l'empire assyrien n'avait pas encore paru, l'histoire de la
Chine n'avait pas commencé, les ancêtres des Aryas n'avaient pas
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DES MiSSIOifS CATHOLIQUES FRANÇAISES 1161
dépassé l'Himalaya, Abraham n'était pas né, et l'Europe n'était
parcourue que par de vagues chasseurs, dont on retrouve aujour-
d'hui les traces dans les cavernes où se sont accumulés les osse-
ments de leurs victimes... » Je regrette de ne pouvoir, en ces
brèves lignes, continuer la citation, où l'histoire de la civilisation
africaine est condensée en traits d'une réelle grandeur.
Quand il arrive aux temps modernes, Mgr Le Roy rend un tribut
de filial hommage au bienheureux Libermann, fondateur et restau-
rateur de sa congrégation; il naquit presque avec le dernier siècle,
d'un rabbin de Saverne, se convertit à vingt-trois ans et vit
retarder son ordination sacerdotale parce qu'il était épilep tique!
C'est avec de tels instruments que Dieu se plaît parfois à pour»
suivre son œuvre, et le merveilleux essor des missionnaires du
Saint-Esprit et du Saint-Coeur de Marie se prouve par l'évangéli-
sation d'une grande partie de l'Afrique.
Dans cette partie de l'ancien monde, comme dans les autres,
la même ardeur est récompensée souvent des mêmes souffrances;
mais la flamme de ces âmes d'élite y trouve un jaillissement nou-
veau. En 1844, Mgr Barron, vicaire apostolique des Deux-Guinées,
écrivait au P. Libermann : « Si vous avez encore des martyrs,
envoyez-les-moi I » Et à la lecture de l'appel, tous les aspirants se
levèrent prêts à partir. N'est-ce pas le même esprit qni animait
saint Vincent de Paul, lorsque, au plus fort des calamités qui fon-
daient sur la mission de Fort- Dauphin, à Madagascar, il disait
en 1660 : « Serait- il bien possible que nous fussions si lâches de
cœur et si efféminés, que d'abandonner cette vigne du Seigneur où
sa divine Majesté nous a appelés, pour ce seulement qu'en voilà ,
quatre ou cinq ou six qui sont morts 1 »
Nous trouverons les mêmes dévouements et les mêmes ensei-
gnements dans le dernier volume qui reste à paraître et qui traite
des missions d'Amérique. M. Guasco, notamment, y publie, sur les
Etats-Unis, une étude très remarquable et complètement inédite.
Et M. Brunetière, dans la conclusion, fait ressortir, avec le prestige
de son vigoureux talent, les leçons accumulées dans les six volumes
de cette monumentale publication.
Il me reste & dire maintenant que M. Etienne Lamy a accepté de
donner à l'ouvrage une importante préface d'une centaine de pages,
qui est une véritable histoire universelle de l'Apostolat. Nul ne
pouvait l'écrire avec une foi plus profonde, un cœur plus chaud, un
esprit plus synthétique, et dans un style plus sobrement magistral.
Avant de s'engager dans les diverses salles de cette Exposition
vivante où chaque Mission a classé ses archives, le lecteur est
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H62 LE LIVRE D'OR DES MISSIONS CATHOLIQUES FftAllÇMSKS
frappé par les énormes proportions du portique grandiose qui se
dresse à l'entrée. C'est là que M. Lamy a peint la grande fresque
où se découvre, à travers les siècles, l'action de l'Eglise sur les peu-
ples chrétiens et sur ceux qu'elle poursuit de ses instances
maternelles.
Ballotté de pbilosopbies en religions, l'homme est très las, très
désabusé, très corrompu lorsque parait Jésus. L'Evangile va le
guider vers les sommets. « L'effort accompli depuis lors pour
substituer à l'erreur des crédulités, à l'inimitié des races et à
Fégoïsme des passions cette morale civilisatrice, est devenu le
grand fait de l'histoire. Depuis le Christ jusqu'à l'heure présente,
il s'est, à travers les siècles, continué sans arrêt par l'apostolat. •
Telle est l'idée centrale de la préface, et il faut lire ces chapitres
où, à larges traits, M. Lamy déroule la chronique des grandes
miséricordes de Dieu à travers le monde. Je ne crois pas que
jamais écrivain ait tenté, en de telles limites, un si vaste pano-
rama historique, ait à ce point maîtrisé le sujet et soit parvenu à
laisser au lecteur une impression aussi profonde et aussi puissante.
Ceux qui, après avoir d'abord parcouru cette préface afin d'avoir
une première vue d'ensemble, la dégusteront ensuite page à page,
auront, j'ose le leur prédire, une des grandes joies littéraires qu'on
puisse éprouver. Le P. Piolet ne pouvait trouver de meilleur
introducteur à son œuvre de prédilection.
Avant de constater ce que font les apôtres contemporains, il est
bon de comprendre, de savoir exactement ce qu'est l'apostolat, ce
qui l'a motivé, de quel divin besoin d'amour il est issu, ce qu'il a
• rêvé, ce qu'il a accompli, tantôt avec l'appui des puissants du
monde, tantôt malgré leurs haines.
En somme, l'apostolat commence au Calvaire, et pendant des
siècles, l'âme plane toujours en haut, tandis que les corps roulent
au flot sanglant du martyre. Une perpétuelle germination de
dévouements lave, dans l'ivresse du sacrifice, les erreurs et les
autes que l'orgueil naturel a pu faire commettre. Les rois tom-
bent, les trônes s'effondrent, les persécuteurs disparaissent, l'apos-
tolat se perpétue : il est dans tous les pays, dans tous les domaines,
prêchant la même loi à l'ignorant de bonne foi et au corrompu de
décadence. Dans les heures sombres, quand on le croit à bout
d'haleine, un regard lui suffit à rajeunir sa force. Appuyé à la
croix, il lève la tète vers le Maître qui mourut par amour, et les
deux bras du Christ, embrassant l'horizon dans un geste sans fin,
lui montrent l'éternel devoir.
Edouard Trogan.
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LES ŒUVBES ET LES HOMMES
CHRONIQUE DU MONDE
DE LA LITTÉRATURE, DES ARTS ET DU THEATRE
Triste Bilan. — Révélations menaçantes. — Les frais d'une proscription.
— Couvent et tréteaux. — Une leçon au gouvernement. — Les chasses
du Président. — M. Loubet et l'Institut.. — Les prix Nobel. — Comme
on nous traite. — L'argent avant tout. — Les voraces de la Chambre. —
Caisses d'épargne. — AMontélimar. — Pas flatteur pour M. Loubet! —
Baisse de la rente. — Commentaires expressifs. — Coups de théâtre. —
Le retour des Humbert. — Les Pourquoi du bon sens populaire. — A
l'avenue de la Grande- Armée. — Les Théâtres. — Paillasse et Bacckus, à
l'Opéra — La Carmélite, à l'Opéra-Comique. — Ja Autre Ranger, à la
Comédie- Française. — Théroigne de Méricourt, à la place du Chàtelet.
• — La Duchesse des Folie*- Bergère, aux Nouveautés. — Les Etrennes. —
Les Jouets de l'année nouvelle. — Les Almanachs.
Si l'on avait quelque envie de philosopher à propos de Tannée qui
s'achève, ce n'est certes pas la matière qui ferait défaut ! Aucune
de ses aînées peut-être n'a charrié dans son cours autant de
bassesses, de vilenies, d'iniquités, de scandales, de scélératesses,
que celle dont les derniers jours expirent et qui gardera dans
l'histoire une flétrissure ineffaçable 1 De même que chaque pro-
motion de Saint-Cyr aime à se placer sous le vocable d'un nom
glorieux, la méprisable période qui agonise portera au front,
comme un stigmate, les noms de ses malfaiteurs et de ses méfaits,
de ses grotesques et de leurs sottises. On dira : l'année de Combes
et de Pelletan, l'année de Monis et d'André, l'année des persé-
cutions et des proscriptions, l'année de la guerre aux femmes et
aux enfants, l'année des Humbert et des Boulaine, l'année de l'anar-
chie à l'intérieur et de l'aplatissement au dehors, l'année par
excellence de la démoralisation, des ruines et des hontes!...
Quel est, en effet, le mois, quelle est la semaine de cette année
néfaste et fangeuse où n'ait éclaté quelque avilissante affaire, où
n'ait été perpétrée quelque action gouvernementale infamante? On
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1164 LES OEUVRES ET LES HOMMES
serait plutôt embarrassé d'en faire le compte que de les découvrir!
Et voilà qu'après la déconfiture de banques véreuses, après les
faillites de la Rente Viagère, de la Caisse des Familles, de la Caisse
Internationale, de vingt autres Sociétés financières croulant les
unes sur. les autres, en multipliant les victimes autour d'elles, on
nous apprend que celte année maudite, inaugurée par « la plus
grande escroquerie du siècle », et qui lègue à la prochaine le
procès des Humbert enfin arrêtés, va finir elle-même par un nou-
veau Panama, issu, comme une suppuration toute naturelle, des
dossiers malpropres d'un aventurier jouisseur qui semble bien la
personnification du régime, de ce Boulaine auquel il n'a manqué,
pour atteindre l'idéal, que d'être, avant Rouvier, ministre de nos
finances!...
La justice aurait été, paraît- il, habilement et perfidement ame-
née, par le cynique exploiteur, à saisir, — bien malgré elle ! — un
carnet redoutable qui contiendrait la liste d'une trentaine de
personnages influents auxquels le prévoyant Boulaine aurait remis,
en échange de mystérieux services, des pots-de-vin de 400,000 à
600,000 francs; de sorte qu'en ajoutant cette liste révélatrice à
celle des 104 panamistes que 11. Loubet tient cachée dans un tiroir,
on aurait toute la fleur de l'aristocratie républicaine!... —Hais
n'est-il pas à craindre que les trente flibustiers de Boulaine ne
restent couverts par la suprême raison d'Etat comme les 104 voleurs
de M. Loubet?...
On raconte, en effet, que le conseiller Andrieu, si fortement
compromis dans la nouvelle affaire, aurait dit au juge d'instruc-
tion : — « Comment aurais-je pu me défier de Boulaine en voyant
dans l'antichambre de ce banquier un magistrat très haut placé,
aussi haut placé que vous pouvez l'imaginer?... »
Nous ne tarderons pas, sans doute, à connaître le nom mysté-
rieux...
Et le conseiller Andrieu aurait ajouté : « Je m'étonne de ne pas
voir inculpées d'autres personnes beaucoup plus compromises que
moi, bien qu'on ait pris la précaution de détruire les dossiers qui
les concernent, et bien qu'un syndic, intelligemment étourdi, ait
oublié d'apposer des scellés sur certains papiers de Boulaine, saisis
rue Scribe, et, par une étrange mésaventure, devenus ensuite
introuvables... »
C'est le cas de Reinach après le suicide du fameux baron, alors
que la justice, oubliant aussi d'apposer des scellés, laissa pendant
trois jours l'héritier suspect barboter à l'aise dans les papiers do
mort.
Cette même justice, engagée bien à contre- cœur dans une voie
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LES ŒUVRES ET LES HOMMES 1165
semée de tant de pièges, se trouve obligée de faire arrêter chaque
matin des financiers, ou plutôt des tripotiers et des faussaires dans
les cartons desquels elle tremble de mettre la main sur des papiers
explosifs... Et après les banquiers, voilà maintenant les couturiers
qui sautent à leur tour et qui filent en Belgique en laissant
derrière eux d'extraordinaires déficits. Ne peut-on craindre que ces
trous à la lune n'aient pour cause secrète la prodigalité fastueuse
de mondaines amies de quelques gros bonnets du régime?... Ce
serait d'autant moins invraisemblable que l'obscénité coule partout
à pleins bords, en semblant infiniment plus encouragée que con-
tenue?...
Et c'est en face d'une pareille désorganisation que la bande
gouvernementale continue d'expulser les Sœurs et les religieux
de toute robe et de toutes couleurs! — Les uns vont s'établir
dans l'Afrique du Sud, sous la liberté anglaise; les autres dans la
Colombie, sous la protection américaine. Chartreux et Trappistes
vont planter leur tente en Autriche et en Angleterre, et une statis-
tique éloquente vient d'établir ce que ces proscriptions aussi
imbéciles qu'iniques coûtent à la prospérité nationale. — Avec les
milliers d'écoles à bâtir pour remplacer celles qui ont été fermées ;
avec les asiles, les orphelinats, les maisons de refuge et de secours
pour les vieillards, les infirmes, les abondonnés qu'il faut organiser
et doter, ce n'est pas moins de 500 millions qu'il faut compter. —
Et où trouver cet argent, dont les œuvres charitables dispensaient
le pouvoir?...
Mais, au milieu de ce vaste désarroi, un curieux incident vient
de se produire qui semblerait bien de nature à suggérer de graves
réflexions aux sectaires qui nous oppriment s'ils avaient encore une
ombre de conscience et de raison. — Je veux parler de l'incident
de l'Opéra-Comique, où l'on a vu un directeur de théâtre, unique-
ment guidé par son flair d'imprésario, obliger les auteurs de la
Carmélite à retrancher un tableau de leur œuvre parce que le
sentiment religieux des spectateurs se révoltait contre l'inconve-
nance de la mise en scène d'une cérémonie touchante du culte
catholique... — Ce n'est pourtant pas dans une salle de théâtre
qu'on se fût attendu â rencontrer des scrupules et des froissements
aussi accusés, et il serait difficile de traiter d'arriérés et de cagots
ceux qui les ont ressentis ; mais ici l'intérêt a été plus perspicace
que la haine, et le directeur de l'Opéra-Comique a tout de suite
entrevu qu'il compromettrait le succès de sa pièce s'il blessait le
sentiment religieux de sa clientèle.
11 y a donc encore, il y a donc toujours et malgré tout, dans
l'âme française, trempée de christianisme depuis des siècles, un
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1166 , LES GBOYRKS ET LES HOMMES
sentiment religieux incompressible, qu'aucune tyrannie n'étouffe,
qui survit à toutes les persécutions, et devant lequel sont con-
traints de capituler ceux-là mêmes qui en sembleraient le plus
affranchis... — Quelle leçon infligée par un entrepreneur de spec-
tacle à un gouvernement 1 Les tréteaux plus respectueux de nos
croyances que les personnages officiels chargés des affaires publi-
ques! M. Albert Carré souffletant le premier ministre et loi
signifiant que le culte bafoué par ses ordres et les cérémonies
catholiques jetées hors des frontières par ses agents, gardent les
déférences du théâtre et le respect des comédiens et des chan-
teurs!... Les Carmélites ont été chassées, brutalement, irrémédia-
blement : pour en trouver encore une en France, ou du moins
limage d'une, il faut aller, non dans un des cloîtres vides où leur
sublime sacrifice exaltait naguère l'admiration de Victor Hugo,
mais sur les planches de l'Opéra-Comique, où elle semble se dresser
comme un spectre vengeur devant le sot et barbare fanatisme d'an
Défroqué...
Et, pendant ce temps, que fait M. Loubet, gardien suprême de
tous les grands intérêts sociaux? — Il chasse et il inaugure. Quand
il ne fait pas l'un, il fait l'autre, sans se soucier du reste. — II a
inauguré les expositions du Petit- Palais, le concours des Auto-
mobiles au Grand-Palais, je ne sais plus quelle exhibition d'art,
et nous l'avons vu, dans les jours mêmes de froid terrible et de
pluie glacée, « offrir une chasse », — son plaisir favori! — aux
membres de l'Institut, dans la forêt de Compiègne... Vous figurez-
vous M. Legouvé, M. Rousse, M. Wallon et autres octogénaires,
vénérables, piétinant dans un sol détrempé, sous la bise et sous
les averses y pour l'honneur de faire cortège à Monsieur le Prési-
dent?... Et ne vous paraît- il pas qu'il eût convenu davantage à
celui qu'on appelle « le chef de l'Etat » de donner la chasse aux
filous, aux coquins, aux escrocs dont il est entouré, afin de rendre
au moins un peu d'honnêteté et de dignité à son gouvernement?
Voyez le cas qu'on fait de nous à l'étranger par l'attribution du
fameux prix Nobel qui vient d'être faite solennellement à Stockholm,
en présence du roi, de la famille royale et de toute l'élite du pays.
— Ces prix ont été décernés : pour la Médecine, à un Anglais; —
pour la Chimie, à un Allemand ; — pour la Physique, à un Hollan-
dais; — pour la haute Littérature, à un Prussien; — enfin, le prix
de la Paix, à un Suisse.
La France n'a rien eu; elle a été mise à l'écart, et les jour-
naux de Berlin triomphent, en constatant avec une satisfaction
orgueilleuse « l'exclusion des écrivains et des savants français». —
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US OUVRIS R LKS HOMMBS 1167
Un des principaux organes de la capitale de Guillaume II s'écrie :
« La décadence est générale en France, dans la politique, dans les
études scientifiques, dans les arts, dans la littérature, qui est
devenue démoralisante et pornographique. »
H. Berthelot lui-même, qui se flattait de cueillir cette fois le
laurier qu'il a manqué Tannée dernière, est dédaigneusement traité
de demi- savant par la presse d'outre-Rhin.
Voilà un témoignage expressif de la considération dont nous
sommes entourés au dehors sous le consulat de M. Loubet. — Et
que fait ce Président béat, que fait son étrange gouvernement pour
relever un peu le prestige perdu?... — Ils n'ont imaginé qu'une
chose : supprimer en hâte le traitement des Evéques soupçonnés
d'avoir pris la part la plus importante au récent manifeste de l'épis-
copat ! — C'est qu'aux yeux de ces politiciens, l'argent est tout I De
M. Loubet au dernier vétérinaire de la Chambre, il est le but, il est
le rêve de leur basse ambition et de leurs intrigues 1 L'un tient par
dessus tout à ses douze cent mille francs; les autres aux inavouables
profits qu'ils retirent du louche trafic de leur mandat : d'où la
pensée chez tous que le plus dur des châtiments est celui qui
atteint la bourse, et que la plus terrible des pénalités est celle qui
supprime le traitement 1 -»- Quelle noble conception gouverne-
mentale 1 Et quelle indication de la hauteur d'âme chez ces plats
aventuriers 1
Un petit détail relevé par un éplucheur du budget nous fait voir
jusqu'où descend chez ces rongeurs l'exploitation des pauvres
deniers publics. Il ne s'agit que d'un chapitre bien infime de nos
dépenses, — de la Buvette de la Chambre; mais il suffit pour mettre
en curieuse lumière l'àpreté de jouissance et la voracité de ces rumi-
nants (on sait que les ruminants ont quatre estomacs I) qu'on
appelle des législateurs.
La Buvette n'était jadis qu'une salle médiocrement fréquentée
où, çà et là, pendant la période des chaleurs, quelques députés
allaient prendre un rafraîchissement. De nos jours, elle est devenue
un café permanent, un restaurant organisé où les « quatre esto-
macs » vont s'emplir sans relâche. Ce n'est pas seulement la limo-
nade et la bière, mais encore le lait, le bouillon, le thé, le café, le
chocolat, le vin qui y coulent à flots continus. On y déjeune, on y
dîne, on s'y empiffre de victuailles, arrosées de chaud Bourgogne
et de fin Bordeaux, et, pour mieux digérer ensuite, on s'y appro-
visionne sans mesure de cigares de choix qui disparussent dans les
poches comme par enchantement 1 — Jugez des consommations que
doit faire, en ce lieu d'élection, l'amiral Pelletant...
Cette petite orgie donne l'idée de la façon cavalière dont sont
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1168 LIS OEUVRES ET LES HOMMES
traitées, du haut au bas de l'échelle, nos malheureuses finances;
aussi ne faut-il pas s'étonner de la progression croissante qu'ac-
cusent les retraits de nos Caisses d'épargne. L'argent est ombra-
geux; il s'inquiète et il cherche assez naturellement* pour les
économies du Travail, des placements plus sûrs que les tiroirs de
M. Rouvier; aussi, les laquais du Palais-Bourbon ont- ils beau prodi-
guer des votes de confiance au cabinet de la Dépense républicaine,
le pays ne répond à ces témoignages intéressés que par des actes
réitérés de défiance caractéristique...
On a fait à ce propos une remarque assez piquante : c'est que
c'est à Montélimar même et dans les caisses d'épargne de cette
région, que le chifire des retraits s'accuse le plus fortement...
C'est peut-être parce que M. Loubet, au lieu d'y confier ses éco-
nomies, donne l'exemple de chercher ailleurs des placements moins
aléatoires. . .
Quant à la dégringolade de la Rente au-dessous du pair, nos
excellents républicains, loin d'en être affectés, y voient an con-
traire un excellent symptôme. « La rente baisse, dit Y Aurore : Et
« puis après? Qu'est-ce que cela peut bien nous faire? Qu'est-ce
« que cela peut faire aux millions de mineurs, aux millions de tra-
ce vailleurs de l'atelier et de l'usine lt.. Les rentiers qui vivent
« sans produire ne nous touchent pas. Nous rêvons d'une société,
« qui n'est pas si loin qu'on le pense, où F argent ne produira plus
« d'intérêt, mais où tous les travailleurs auront le pain de leurs
« vieux jours assuré... »
On pourrait leur demander comment, et avec quoi s'accomplirait
ce miracle; mais rien n'embarrasse ces étranges économistes.
« La rente baisse? ajoute Y Aurore. Ça prouve que la France se
« dépêtre de l'opportunisme, du cléricalisme et du nationalisme.
« La rente baisse? Ça veut dire que nous commençons à avoir une
« politique franchement républicaine. »
Qu'en dites-vous, honnêtes porteurs de 3 pour cent, et vous,
possesseurs laborieux d'actions et d'obligations qui ne représentent
autre chose que du travail accumulé?
A. moins d'être aveugle, force est de voir, devant ces brutales
déclarations, que ce n'est pas seulement sous le sol du Boulevard
et de la place de la République que se découvre un volcan en for-
mation, ainsi que nous le révélait ces jours derniers un éminent
professeur du Muséum, mais bien sous l'Elysée, sous la Banque de
France, sous Paris tout entier, menacé de sauter en l'air comme
une cité des Tropiques 1 — Que « la soufrière » mise inopinément
à jour par les travaux souterrains du Métropolitain ne paraisse pas
encore à la veille de renouveler, aux bords de la Seine, les désastres
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LES ŒUVRES ET LES HOMMES 1169
de la Martinique, c'est possible, et nous ne demandons pas mieux
que d'accueillir sous ce rapport les prévisions rassurantes de la
science; mais le volcan anarcbique et révolutionnaire est bien
chargé, bien bouillonnant, et laisse pressentir, par ses grondements
et ses flammèches, une explosion formidable et prochaine.... Qui
s'occupe de le combattre et de l'éteindre?
Voilà, M. Loubet, une tâche autrement urgente que le massacre
de faisans paisibles et de perdreaux inolfensifs. Que n'y conviez-
vous, plutôt qu'à vos éternelles chasses, les forces sociales émues
et inquiètes?
Pour nous distraire un peu de ces graves sujets, des exhibitions
variées ont sollicité depuis deux semaines la curiosité ou la frivolité
publique.
L'Ecole des Beaux-Arts a organisé une exposition de l'œuvre de
Marcellin Desboutin, comprenant plus de 400 peintures, dessins
et gravures à la pointe sèche du maître, décédé récemment
octogénaire.
Desboutin avait eu ses jours de splendeur. Passionné du ciel et
de l'atmosphère d'art de l'Italie, il avait habité jadis un palais de
Florence, où il recevait largement les écrivains et artistes de pas-
sage, mais beaucoup plus en camarade de brasserie ou d'atelier
qu'en grand seigneur, car l'amphitryon, même sous de riches
lambris, était resté bohème et il en garda jusqu'à la fin la tenue et
les mœurs. Débraillé, la barbe et les cheveux incultes, coiffé d'un
vaste chapeau romantique à la Rembrandt et toujours la pipe aux
lèvres, c'est dans les cabarets de Montmartre qu'il se plaisait à la fin
de sa vie, peignant ou burinant de préférence les types qui se
rapprochaient de ses goûts : Monselet, Richepin, les personnages de
Courbet et de Zola, l'ex-père Hyacinthe avec Mme Loyson, et se
représentant souvent lui-même, avec la pipe fidèle que le Giboyer
d'Emile Augier ne pouvait se défendre de conduire dans le monde.
— Il est mort réaliste, comme il avait vécu, et l'ensemble de son
œuvre, qui est loin d'être sans valeur, en porte invariablement
l'empreinte.
La galerie de la rue de Sèze et celle de la rue Taitbout nous
ont offert d'agréables paysages, d'attachants portraits, de jolis
Souvenirs d'Espagne et d'Italie, où le talent très moderniste essaye
ses audaces, comme dans la toile originale du Manucure et dans
les figures aimables où se manifeste la tendance à peindre surtout
la femme moderne, la Parisienne élégante et coquette à qui le flirt
ne fait pas peur...
Mais de toutes les expositions actuelles, celle de l'Automobile,
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1170 LIS (BUVUS ET LIS HOMMES
du Cycle et des Sports, emplissant le Grand-Palais de ses multiples
produits, est le véritable clou du moment. Le premier jour, plus
de cinquante mille personnes s'y étouffaient, et, depuis, l'affluence
est restée considérable.
Dès le seuil, le coup d'oeil est imposant. La nef principale est
consacrée à la haute carrosserie, aux voitures opulentes et confor-
tables. Tout autour, dans les galeries latérales, s'alignent les
véhicules de moindre importance. Au fond, dans la rotonde,
brille l'alcool, le triomphateur de l'exposition, où des milliers de
lampes, groupées avec art, forment au produit national une magni-
fique apothéose. Dans les sous- sols sont installés les moteurs en
action.
L'alcool est, en effet, le roi du jour, et dans son duel avec le
pétrole, il semble bien vainqueur de son rival. Le pétrole nous
vient de l'étranger. L'alcool sort de la terre française, et, avec la
vigne, la betterave est actuellement l'une de nos principales
sources de richesse. Chauffage, éclairage, force motrice, l'alcool
dénaturé nous donne en abondance ces trois biens, et i meilleur
marché que les essences étrangères.
Simultanément avec l'exposition a été ouvert un Congrès spécial
de l'alcool, sous la présidence du ministre de l'agriculture qui,
dans un joli discours, s'est attaché à mettre en relief les précieux
avantages de l'industrie nouvelle. En saluant l'étroite parenté qui
s'établit entre l'automobile et l'agriculture, il a dit excellemment :
« Ainsi va-t-on pouvoir assister à l'union du champ avec l' usine,
du travailleur de la campagne avec l'ouvrier de l'atelier, dans la
volonté de créer une force qui synthétise à merveille l'âme actuelle
de la Patrie française. »
Ce que tout le monde peut, en effet, constater à cette heure, par
F éclairage féerique du Grand-Palais, c'est le splendide succès de
l'alcool, éclipsant tout le reste et, comme le soleil de Le Fraie
de Pompignan,
Inondant de lumière
8es obscurs blasphémateurs.
Quant aux « Autos », on peut dire qu'aucune manifestation
industrielle de ce genre n'avait encore été aussi complète et aussi
grandiose. A côté des produits français, dont le nombre et la
variété attestent l'extraordinaire développement de la locomotion
nouvelle dans notre pays, se présentent tous les types perfec-
tionnés de l'étranger, avec les premières marques d'Allemagne, de
Belgique, d'Angleterre, d'Amérique, dont la rivalité nous presse
sans nous dépasser. Car ce n'est pas seulement par la vitesse que
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LES OEUVRES ET LES HOMMES 117t
nous l'emportons, — il y a là des voitures marchant à 150 kilo-
mètres à l'heure! — mais encore par la légèreté, le confort, la
souplesse, si Ton peut ain3i parler, des véhicules.
Il y a aussi le chapitre des curiosités, qui arrêtent et font rêver
le visiteur, — notamment la voiture pour télégraphie sans fil; la
voiture à voile, joignant la force du vent à celle de la vapeur; l'au-
tomobile de guerre, portant un canon de gros calibre; enfin, l'au-
tomobile pour chevaux, destiné à transporter les chevaux de course
et à les amener tout frais sur le théâtre de leurs exploits. Voilà
donc réconciliés les chevaux- nature et les chevaux- vapeur! C'est
peut-être le seul domaine où, dans cette République, va se réaliser
la Fraternité...
Enfin, notons la section aéronautique, organisée par le comte de
La Vaulx, où se voient, à côté de curieuses estampes, de cartes, de
vieilles nacelles et de réductions d'aérostats du passé, les échan-
tillons de ballons aux formes nouvelles pour l'avenir. — Le savant
et hardi comte de La Vaulx ne va-t-il pas jusqu'à projeter une
grande excursion aérostatique qui pourrait s'appeler « Un mois en
ballon », et qui serait, dans l'espace, l'équivalent des voyages en
Terre-Sainte ou aux cataractes du Nil qui s'organisent chaque
année pour les touristes avides d'impressions nouvelles 1 L'aérostat
excursionniste, qui se confectionne, parait-il, en ce moment, navi-
guerait toute la journée dans l'air, en admirant les sites, les
paysages, les monuments, dont le diorama se déroulerait sous
ses yeux, puis, le soir, il atterrirait au point qui le séduirait le
plus, pour repartir le lendemain, en allant toujours ainsi, d'usine
à gaz en usine à gaz, à travers les villes et les régions, au
gré capricieux des vents, dans l'inconnu, dans l'infini, dans le
rêve...
C'est bien tentant, mais l'intrépide organisateur d'un aussi
beau voyage pense-t-il recruter de nombreux compagnons de
route?...
Et voyez pourtant de quel train marchent les choses! — Il y a
peu de jours, l'éminent fondateur de Y Union Générale, M. Bon-
toux, à qui le procès de la bande Humbert va sans doute apporter
des lumières nouvelles sur le rôle ténébreux joué par l'ancien garde
des sceaux dans le brigandage où a péri la célèbre banque,
H. Bontoux me racontait un piquant détail qui remonte à sa
jeunesse.
— « Au mois de février 18S8, me disait-il, j'arrivais à Paris
pour la première fois, et, le soir même, j'allais voir, au théâtre du
Palais-Royal, une pièce amusante et fort en vogue, intitulée :
Paris en 1901, c'est-à-dire Paris supposé, présumé, rêvé à
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il 72 LES CEDVRIS ET LIS HOMMES
soixante-dix ans de distance. Et qu'osait-on entrevoir dans cet
avenir lointain? Les rues de la capitale sillonnées d'automobiles, et,
au-dessus des toits, des ballons circulant dans tous les sens! —
N'est-ce pas étonnant, et ne reste-t-on pas saisi de la réalisation
aussi rapide d'une fantaisie qui devait paraître alors la plus folle
des chimères?... »
Et 11. Bontoux m'ajoutait : « Je jne souviens encore de ce frag-
ment de dialogue entre le pilote d'un ballon et le conducteur d'un
automobile. — Où allez -vous? demandait l'homme- volant. — A
Gonstantinople prendre un bain, répondait l'homme de terre.
(Réponse qui étonnerait profondément M. Pelletant) — Et vous?
interrogeait-il à son tour. — Moi, je vais & la Havane allumer un
cigare ! répliquait l'homme de l'air. »
N'est-ce pas très original, — en 1838 ! — Et comment douter
des merveilles de l'avenir en constatant avec ébahissement les
progrès invraisemblables d'un récent passé?...
C'est tout cet ensemble fascinateur qui a séduit le roi des Belges,
et qui, malgré le deuil le plus étroit, l'a invinciblement attiré à
l'exposition prodigieuse du Grand-Palais, où il a passé deux jours à
examiner les améliorations apportées aux machines, en se faisant
rendre compte par les inventeurs des perfectionnements de leurs
produits.
Le souverain, si pittoresquement appelé « le Roi chauffeur » à
cause de son goût passionné pour cette locomotion grisante et
quasi voluptueuse, était accompagné de l'héritier de sa couronne,
le prince Albert, presque aussi féru que lui-même d'automobilisme,
et de la princesse Elisabeth, femme du prince, aussi intrépide que
son royal oncle et non moins avide de vitesse vertigineuse...
Presque tous les chefs d'Etat, d'ailleurs, empereurs, rois, reines,
s'adonnent avec fougue à cet enivrant exercice, et peut-être est-ce
par habitude de tenir en main le volant de direction des peuples
qu'ils sont enclins à prendre aussi le volant de direction des
autos, mais, dans les temps difficiles et par les fondrières où
nous cahotons, il faut prendre garde de verser... d'autant que,
parfois, en croyant tourner bien, on tourne mal...
Le roi Léopold y met tant d'ardeur qu'il songe, dit-on, à l'éta-
blissement d'une route automobile spéciale entre la France et la
Belgique, et qu'il aurait la pensée d'entamer des négociations à cet
égard avec notre gouvernement. Ce serait un lien nouveau entre
les deux pays, et les Boulaine de l'avenir pourraient y trouver
d'heureuses facilités pour gagner plus rapidement Bruxelles.
En attendant, l'intéressante famille Humbert nous revient, et la
géniale Thérèse va derechef absorber la curiosité publique. Le coup
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LES OEUVRES ET LIS HOMMES 1173
de théâtre est arrivé à point pour détourner l'attention des embar-
rassantes révélations dont l'incident Judet-Gallifïet menace Waldeck
et sa séquelle, à la veille des élections sénatoriales et de l'emprunt;
mais on se pose tout de même à ce sujet quelques questions aux-
quelles on ne trouve pas de réponses satisfaisantes.
D'abord, puisqu'on devait arrêter ces braves Humbert, pourquoi
ne pas les avoir empoignés quand on les avait sous la main? Et
pourquoi avoir favorisé leur fuite puisqu'on savait qu'il faudrait les
faire revenir? — Puis, pourquoi Waldeck qui, étant premier mi-
nistre, les savait coupables de « la plus grande escroquerie du
siècle », ne les a-t-il pas fait coffrer dès le début? — Et puisque ledit
Waldeck connaissait à fond tous leurs méfaits, ainsi qu'en témoigne
son appréciation caractéristique sur leur compte, pourquoi le juge
d'instruction chargé de l'affaire au lendemain de leur fugue, n'a-t-il
pas cité tout de suite à comparaître devant lui l'ancien président
du conseil à l'effet de l'interroger sur l'affaire qualifiée par lui de
façon si catégorique? — Enfin, pourquoi, au lieu de ne rechercher
dans l'enquête que des coupables presque aussitôt remis en liberté,
n'a-t-on pas commencé par mettre en cause les gros bonnets, tels
que le conseiller d'Etat Jacquin, et d'autres tètes plus augustes
encore?... Pourquoi?...
Tes Pourquoi, dit le dieu, ne finiront donc pas?...
Eh bien, je les arrête volontiers, quoiqu'il en reste beaucoup
d'autres, non moins gênants, auxquels, malgré tout, il faudra bien
donner une réponse...
En attendant le procès, tout à fait sensationnel, celui-là, — où
va-t-on loger les sympathiques inculpés à leur retour? Puisqu'ils
désirent vivement n'être pas séparés, ne pourrait-on les replacer
dans leur vrai milieu, dans cet hôtel de l'avenue de la Grande-
Aratôe où Thérèse a manipulé seize années durant ses étonnantes
opérations, et qui reste libre par suite de l'échec absolu de la mise
en vente? Elle serait là dans son cadre, toute rendue sur place pour
les recherches et les confrontations, et l'instruction judiciaire y
trouverait pour elle-même de grandes facilités. — Etpuis, franche-
ment, serait-il séant de confondre avec des escrocs vulgaires et des
écumeurs de bas étage, dans des geôles malsaines et puantes, la bru
et toute la famille d'un garde des sceaux, ayant eu l'honneur insigne
de recevoir dans leur intimité les plus hauts personnages de l'Etat !
Tandis qu'à l'avenue de la Grande-Armée, Thérèse, fournissant au
juge des éclaircissements, pourrait lui dire avec précision : « Voici
25 DÉCEMBRE 1902. 76
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1174 LES OEUVRES ET LIS B0MII8
le fauteuil même où s'asseyait le Président de la République...
Voici le boudoir témoin des aimables visites de M"" Loubet...
C'est dans cette pièce que je conférais avec les ministres et avec
les magistrats fourrés d'hermine... C'est dans cette autre que je
montrais aux préteurs indécis les faux titres et les fiasses de billets
de banque destinés i les éblouir... »
La combinaison présenterait donc les plus sérieux avantages, et
le procureur général Bulot a conservé de trop bons souvenirs de
l'ancienne maison pour en marchander l'hospitalité i des amis
tombés dans le malheur...
Et puis, que risquerait-on, puisque la femme forte, Thérèse,
interrogée l&-bas par un reporter français, lui a fait avec assu-
rance cette déclaration catégorique : « Nous sommes sûrs dètre
acquittés. » En ajoutant mêpae avec fierté : « Mon beau-père,
Gustave Humbert, l'ancien garde des sceaux, était l'honneur de la
France. »
Tout comme Waldeck -Rousseau, plaidant pour Eiffel dans
l'affaire du Panama, prodamait qu'il fallait être reconnaissant à
l'ingénieur accusé et compromis « d'avoir fait à la France tau-
mène d'un peu de gloire... »
A propos des extradés de Madrid, quel théâtre, quel auteur
dramatique, même doué de l'imagination la plus féconle, pour-
raient se flatter de faire actuellement concurrence à la tragi-
comédie grandiose dont nous allons voir se dérouler les péripéties
sur les tréteaux de Thémis? — Pourtant nos principales scènes ont
risqué désœuvrée nouvelles afin de disputer au moins une part de
l'attention publique à la retentissante affiche du Palais de Justice.
L'Opéra nous a donné un drame lyrique, Paillasse, et un ballet,
Bacchus; — la salle de la rue Richelieu, une comédie, Y Autre
Danger; — le théâtre Sarah Bernfcardt, une pièce historique (?)
sur la Révolution, Théroigne de Mérieourt; — mais, de ces
diverses nouveautés, celle qui a le plus saisi tes esprits et le plu*
ému la critique, c'est la Carmélite, de l'Opéra-Comique, dont
l'incident que nous relatons plus haut semble avoir, malgré ses
défauts, assuré pour un moment la fortune.
Cette Carmélite, c'est la douce et tendre Louise de La VaUière,
dont nous n'avons pas à retracer ici l'histoire : l'épisede est si connu
qu'il n'offrait en réalité aucun intérêt dramatique, et l'idée de faire
chanter Louis XIV, avec la touchante fille d'honneur expèam eon
péché sous la bure, et avec Bossvet hn-mème, en costume violet,
l'admonestant en si bémol sur la scène, était une conception pour
le moins singulière... Se figure- t-on le grand Roi transformé m
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LIS OUVRIS ET LIS HOMMES 117$
ténor et adressant avec passion, en ré majeur, des vers de ce
calibre à la frêle et délicate Louise :
Je vous adore,
Soleil doré
Par votre aurore!...
llUe de La Vallière, avec ses yeux bleus candides, ses cheveux
blonds argentés, son teint pâle, sa physionomie pure et sympa-
thique, l'ensemble frêle et poétique de sa personne, avait la beauté
d'une fleur un peu fragile, au parfum doux. Elle boitait légèrement,
mais dansait avec grâce, et c'est à l'issue d'un ballet où elle avait
figuré avec charme que le roi s'éprit d'elle et lui offrit son amour.
Quelques années plus tard, quand elle se sentit délaissée, elle
implora la miséricorde divine et entra au Carmel, où elle expia sa
faute pendant trente-six années de pénitence.
Le tableau principal de l'œuvre était précisément celui où la
pécheresso repentante prenait le voile et où la cérémonie religieuse
était exactement reproduite sur la scène telle qu'elle se pratique dans
le culte catholique. C'est là ce qui a profondément choqué les spec-
tateurs des premiers soirs, et motivé la suppression réclamée avec
vivacité par les critiques même les moins sévères. — Désormais,
Louise n'apparaît au dernier acte qu'après la cérémonie de la vêturé,
où la reine, se haussant jusqu'au pardon, donne à la pénitente le
baiser de paix qui absout et relève.
Mise en scène éblouissante, décors superbes, costumes d'une
richesse rare, rien n'a été négligé pour faire un cadre splendide'â
l'action, qui, malheureusement, pèche par le côté historique autant
que par le côté religieux. — La musique est aimable et élégante,
sans s'élever bien haut; elle a du charme et de la grâce; mais on
lui reproche trop de souvenirs des maîtres, et le pastiche, même
traité avec adresse, ne saurait équivaloir à une œuvre toute person-
nelle. — 11 est vrai que l'auteur est jeune, — vingt-huit ans i
peine, — et que son talent souple et ingénieux semble promettre
un compositeur d'avenir.
Paillasse, à l'Opéra, sans être non plus une partition de premier
ordre, a cependant plus de force et d'ampleur que la Carmélite. —
C'est de Caracas, de ce Venezuela actuellement en feu, que nous
est arrivé le musicien de l'Opéra-Comique. — C'est d'Italie, des
bords enchantés du golfe de Naples, que nous vient l'auteur de
Paillasse.
Léoncavallo est encore ce qu'on appelle un jeune (on ne perce
généralement qu'assez tard en musique) : il n'a que cinquante*-
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1176 LE8 (EOVRBS ET LES HOMMES
trois ans! — Après avoir végété naguère à Paris sans réussir,
malgré sa persévérance laborieuse, à enfoncer la porte d'un
théâtre, il repassa les Alpes et alla s'établir à Milan, où la fortune
lui sourit davantage. S'inspiçant d'un drame qui venait d'épou-
vanter un village des Galabres, — un saltimbanque qui avait tué
sa femme en scène dans tin accès furieux de jalousie, — il se fit
son propre librettiste, communiqua à sa musique la forte émotion
dont le drame sanglant avait fait tressaillir la Péninsule, et obtint
aussitôt le plus retentissant succès dans toutes les villes de l'Italie,
puis de l'Europe entière, si bien que le public parisien était le seul,
jusqu'à ce jour, à ne pas connaître la partition mouvementée à
laquelle l'auteur doit sa célébrité.
Ce n'est pas que cette partition soit un chef-d'œuvre, ni même
qu'elle ait des qualités puissantes et très élevées. C'est plutôt un
mélodrame musical de second ordre, où se rencontrent, comme
dans la Carmélite, d'assez nombreux souvenirs. Mais le caractère
poignant de l'action, la violence même de certains accents lyriques,
saisissent l'auditeur et l'entraînent. De là le succès éclatant de
Paillasse, dû principalement à ses interprètes : Jean de Rezké,
tour à tour tendre, passionné et terrible dans le rôle du saltim-
banque, est absolument superbe, et Delmas non moins remarquable
dans le personnage de soupirant éconduit. La grâce touchante de
Mme Ackté complète l'ensemble et justifie l'enthousiasme.
Gomme décoration générale, Paillasse est sobre et ne se prêtait
pas, d'ailleurs, au développement fastueux dont notre Académie
de musique aime à entourer ses spectacles. Mais elle a aussitôt
pris sa revanche avec le ballet de Bacchus, somptueux, magni-
fique, éblouissant, où toutes les féeries de l'Inde se résument en
une débauche de rutilants costumes, de groupements artistiques
et de figuration splendide, comme, seule, notre première scène
lyrique peut en offrir la merveille.
Le sujet est des plus simples, comme il convient, du reste, à an
ballet. C'est Bacchus, dans l'éclat radieux de sa jeunesse, marchant
à la conquête des Indes contre un roi fainéant, amolli dans les
voluptés, et qui n'imagine d'autre moyen de combattre l'envahis-
seur de son empire que de lui envoyer perfidement la prêtresse
Yadma pour lui verser le poison. Mais la prêtresse s'énamoure
aussitôt du vainqueur, épris, à son tour, de sa beauté; et après
des péripéties diverse*, Yadma, délivrée par le dieu de la caverne
où elle avait été enfermée par le roi, est associée dans une
apothéose au triomphe final de Bacchus.
Jetez sur ce thème une musique tantôt sentimentale, langoureuse
et caressante, tantôt sonore, colorée et excitante, comme la nature
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LES CEOVRES ET LES HOMMES 1177
et le climat des lieux enchanteurs où l'action se déroule, et vous
comprendrez le charme grisant qu'y trouve le spectateur.
De la pièce de la Comédie-Française, Y Autre Danger^ je ne dirai
rien, si ce n'est l'impression révoltée qu'on éprouve à voir, sur
notre première scène, une mère monstrueuse, presque incestueuse,
dont aucun talent de comédienne ne saurait faire accepter le
scandale.
Aux Nouveautés, on se contente de rire avec la Duchesse des
Folies-Bergère, mais d'un rire inextinguible et particulièrement
bienfaisant par les temps où nous sommes. Gette étourdissante
Duchesse est une seconde incarnation de la Dame de cheç\Maxim's%
dont le succès est resté légendaire. L'heureux auteur, M. Georges
Feydeau, n'a pu se résigner à l'abandon de son héroïne, « la môme
Crevette »; il l'a reprise, en la transformant, mais, sous sa figure
nouvelle, on la retrouve avec joie, toujours la même, frétillante et
mousseuse, avec ses hardiesses gamines et sa gaieté communica-
tive. Ces choses-là ne se racontent ni ne s'analysent ; on se pâme,
on se tord, souvent sans savoir pourquoi, mais en se laissant aller
invinciblement à la folie contagieuse; et, je le répète, on rit, en
oubliant tout le reste. — Et il y a tant à oublier I
De l'épanouissement joyeux de l'homme à celui de l'enfant, il n'y
a que la distance de quelques années, avec, toutefois, cette diffé-
rence que le rire de l'un n'est pas toujours aussi innocent que
celui de l'autre... Et l'époque de l'année où nous sommes est par
excellence celle des petits bonheurs apportés à l'enfant par les
jouets des étrennes.
Plusieurs fois déjà, et tout récemment encore, à l'occasion d'un
intéressant concours, nous avons parlé de l'industrie du jouet, qui
constitue une branche sérieuse de notre commerce. V Economiste
français, dans sa livraison de Noël qui vient de paraître, estime
que 25,000 ouvriers y sont occupés, à Paris seulement, et que
l'ensemble de la fabrication représente un chiffre de 45 millions
d'affaires.
D'après les tableaux de la Douane pour l'année 1901, la France
a reçu, par voie d'importation, pour 5 millions 665 mille francs de
jouets étrangers, venant d'Allemagne pour la plupart, et elle en a
exporté pour 32 millions 87 mille francs, principalement en Angle-
terre, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, aux Etats-Unis,
dan» la République Argentine, dans les Indes anglaises et dans
nos colonies.
C'est l'Allemagne qui reste, en ce domaine, notre principale
concurrente, et en vue 'de lutter contre l'ingéniosité, le goût,
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1178 us ouvris rr lrs hommes
l'élégance de la fabrication parisienne, les industriels de Nurem-
berg, de Furth, de Sonneberg, de quelques autres villes encore,
ont fondé des écoles de dessin, de modelage et d'invention,
subventionnées par le petit Etat de Saxe-Meiningen,, — écoles
tout à fait professionnelles, entièrement gratuites, qui comptent
de nombreux élèves, et dont le succès nous donne peut-être un
intelligent exemple à suivre.
Le Jouet et son évolution à travers les âges ont plus d'une fois
tenté les écrivains, mais je ne crois pas qu'on ait jamais écrit sur
ce sujet un livre plus érudit et plus attachant, plus curieux et plus
complet, que celui de M. Henri d'Allemagne, enrichi de très .belles
illustrations en noir et en couleur, — non des illustrations fantai-
sistes, mais des reproductions savantes de documents rares et
d'objets précieux, recueillis patiemment dans des collections parti-
culières. L'ouvrage est un véritable monument d'art, digne des
plus sérieuses bibliothèques, en même temps qu'une histoire
minutieusement exacte et définitive du sujet1.
Dès l'Introduction, l'auteur s'élève, à propos des joujoux anciens,
à la philosophie des choses. — « Elles ont bien leur charme, dit-il,
toutes ces reliques de l'enfance envolée, et quand on veut les
étudier d'un peu près, il s'en dégage un souvenir agréable et doux
rappelant un peu l'impression que nous éprouvons quand, en
ouvrant quelque mystérieuse boite oubliée dans la table de toilette
d'une de nos ancêtres, il s'en échappe un léger nuage de cette
poudre à la maréchale dont les anciens Mémoires nous parlent à
chaque instant, et qui devient pour nous une vivante évocation de
passé. »
Ne pourrait-on ajouter qu'il y a des hochets de plus d'une sorte,
et qu'à mesure qu'il approche du terme de la vie, l'homme lui-
même envisage, comme autant de jouets enfantins et brisés, telles
artificielles distinctions, tels titres creux et tels honneurs factices
qui l'ont un instant amusé ou passionné, et dont il reconnaît avec
mélancolie la vanité puérile et le triste vide?...
Et combien d'autres joujoux plus sérieux les peuples, légers et
imprévoyants, n'ont- ils pas, en une heure d'égarement ou de
colère, brisés entre leurs mains I Combien de constitutions, com-
bien de gouvernements mis en pièces, qu'ils regrettent plus tard,
et dont ils voudraient pouvoir rajuster les morceaux I...
Mais, ces réflexions une fois jetées à l'esprit du lecteur, H. d'Al-
lemagne s'empresse d'ajouter que le jouet correspond k une des
' Histoire des jouets, par Henri René d'AUeiqpgne, grand in-4?, avec nom-
breuses planches en noir et en couleur. Prix : 40 fr. Librairie Hachette.
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LES CEOTRES ET LIS HOMMES 1179
nécessités de la vie sociale, et que si Ton peut, à la rigueur, se
représenter une famille sans dentelles, sans cachemires et sans
bijoux, ou ue saurait se représenter une famille sans jouets,
tant l'enfant appelle invinciblement le jouet, premier instrument
de l'activité sociale.
Et pour répondre pleinement à sa destination, le jouet doit
remplir certaines conditions : être amusant, pour captiver l'enfant;
être utile, pour aider à son développement physique ou moral. —
« Le jouet, remarque justement l'auteur, est, pour l'enfant,
l'apprentissage de la vie : comme il veut toucher à tout, tout voir,
tout apprendre et connaître, c'est par le jouet mis à sa disposition
qu'il commence; il le retourne, l'examine en tous sens, cherche à
en comprendre l'usage, et après l'avoir bien palpé, il finit imman-
quablement par le mettre en pièces... Dans tout cela, l'enfant
n'obéit-il pas au premier besoin du corps et de l'esprit, — le
mouvement? Et quand il brise le joujou, à un autre instinct de sa
nature, — la recherche de l'idéal? En crevant le ventre de son
cheval, c'est l'inconnu qu'il veut connaître; en tâchant de le recons-
tituer, c'est le mieux, c'est l'idéal qu'il poursuit... »
Le jouet est donc pour l'enfant une source d'études, d'expé-
riences muettes, et si elles sont presque toujours inconscientes,
elles n'en ont pas moins cependant leur valeur et laissent très
souvent dans son esprit une trace profonde. D'où la nécessité de
choisir avec discernement les jouets mis entre ses mains, puisqu'ils
doivent l'initier aux choses de la vie et servir, quoique de façon
indirecte, au développement de son intelligence et de sa sensibilité.
Mais, sans nous attarder davantage à ces considérations morales,
arrivons vite à Fhiçtoire même du jouet.
On en trouve la trace dans les périodes les plus reculées de
l'humanité, et, dans les tombeaux des premiers chrétiens, on a
découvert un grand nombre de petits jouets romains : toupies,
cerceaux, poupées, objets de ménage enfantins.
Au moyen- âge, dans notre pays, le jouet restait assez primitif,
et la première concession royale de fabriquer ces menus objets est
signée de Louis XI, en 1467. C'étaient alors des crécelles, des
sifflets, des moulins à vent. Puis viûrent les bottes à surprises, les
chevaux, les animaux de la Forêt- Noire.
Au dix-septième siècle, Colbert ne craignit pas de donner le
mauvais exemple en faisant venir de l'étranger les jouets destinés i
l'amusement du Dauphin, et c'est d'Augsbourg et de [Nuremberg
que les tira le ministre de Louis XIV.
Pendant tout le dix-huitième siècle, c'est également de l'Alle-
magne que nous vint la bimbeloterie en bois : ménages, fermes,
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1180 LES ŒUVRES ET LES HOMMES
bergeries, bonshommes et animaux taillés, peints et vernis. Le Tyrol
fournissait la plupart des poupées à ressorts; Londres et Birmin-
gham, les poupées de cire.
Au dix-neuvième siècle, la satire apparaît; Guizot et Montalivet
sont caricaturés sur le boulevard, et un jeu de Bascule, on de
Balance politique, met en scène, au bas de la bascule, à gauche,
la République, coiffée du bonnet phrygien, et, en haut, à droite,
l'image du petit duc de Bordeaux, avec, au centre, une grosse
Poire, malicieuse figuration de Louis-Philippe, puis, à l'arrière-plan,
Grand-Poulot (le duc d'Orléans), monté sur un cheval de bois.
Un autre jouet mécanique de la même époque montre, au lieu
de deux forgerons abattant tour à tour leur marteau sur le fer en
ébullition, Louis-Philippe et le maréchal Soult, frappant alternati-
vement de toutes leurs forces sur la tète gémissante et à demi
aplatie d'une République. — Elle s'est bien vengée depuis I
Hais les républicains n'avaient-ils pas eux-mêmes donné l'exemple
en prohibant avec sottise des jouets armoriés en 1793?
Après un chatoyant et curieux chapitre sur les Poupées, habi-
tuellement habillées avec luxe depuis la Renaissance et envoyées à
l'étranger pour y porter les modes françaises, H. d'Allemagne con-
sacre un autre chapitre attachant aux jouets militaires, depuis les
soldats de plomb des Romains jusqu'aux zouaves de nos jours.
La plus remarquable armée en métal destinée à servir de jouet à
un enfant est assurément celle qui fut établie -en 1650 pour
apprendre à Louis XIV, à peine âgé de douze ans, l'art de faire
manœuvrer des troupes. Exécutée par un habile orfèvre du temps,
cette petite armée, comprenant infanterie, cavalerie et pièces d'ar-
tillerie, ne coûta pas moins de cinquante mille écusl
Puis viennent les jouets mécaniques, polichinelles, pantins,
marionnettes, promptement en vogue, et avec lesquels la satire ne
manque pas de s'exercer.
D'un peuple frivole et volage
Que le Pantin soit la divinité I
Faut-il être surpris qu'il chérisse une image
Dont il est la réalité...
La Révolution, qui prétendit réformer tant de choses, rendit un
décret supprimant les étrennes, par suite les joujoux qui pouvaient
la bafouer... Mais les mœurs sont plus fortes que les lois, surtout
quand les lois sont imbéciles, et les étrennes survécurent, pour
durer autant que le monde.
En terminant son bel ouvrage, H. d'Allemagne rend à l'un de
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LBS OEUVRES ET LIS HOMMES 1181
dos plus regretté 3 collaborateurs, Victor Fournel, un hommage
que nous sommes heureux de recueillir. Il rappelle que l'érudit et
spirituel chroniqueur du Correspondant réclamait naguère la
création d'un Mu3ée du Jouet dans un de nos palais.
« Il serait piquant et curieux, disait-il, de rechercher comment
l'histoire des faits ou celle des mœurs se traduit dans ce domaine
enfantin; comment les courants d'opinion, après avoir passé des
journaux, des salons, des théâtres à la rue, finissent par marquer
leur empreinte jusque sur les produits naïfs ou malins des fabri-
cants de jouets, infligent à tel polichinelle le profil d'un homme
d'État, font de tel pantin le reflet ou la parodie des préoccupations
du jour, nous donnent dans les poupées l'étiage du luxe, l'abrégé
vivant des fantaisies et des extravagances de la mode, proportion -
nent les plus grands événements à la taille de M. Toto et de
M119 Lili, écrivent enfin la chronique du temps en carton, en bois
peint, en étain coloré, en chiffons bleus ou rouges, parallèlement
aux bonshommes de pain d'épice, aux tètes de pipe et aux pro-
duits des confiseurs.
« Hais ce n'est pas un simple cabinet, c'est un Conservatoire, un
Musée qu'il faudrait lui ouvrir! Vous figurez- vous ce que pourrait
être une promenade à travers ces galeries de poupées, de polichi-
nelles, de soldats de plomb et de ménages séculaires! Cet intéres-
sant microcosme ne serait-il pas, à sa manière, une résurrection
instructive du temps passé? »
Le chroniqueur des Œuvres et des Hommes avait raison : la
création serait aussi utile qu'intéressante; et le premier document
qui devrait y être classé est le savant et magistral ouvrage dont
nous venons de résumer quelques traits.
J'aurais voulu finir par les Almanachs, autre publication du
moment, mais l'espace me manque, et comme, au fond, pas un
d'eux ne nous prédit pour 1903 une Chambre sensée, des ministres
intègres, un gouvernement honnête et un Président... moins soli-
veau, il sera temps, hélas! d'y revenir à quinzaine.
Louis Jocjbert.
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LIVRES D'ÉTRENNES
LIBRAIRIE HACHETTE
Le Tour du Monde, journal des voyages et des voyageurs (Nouvelle
série. — Huitième année, 1902). — Un volume in-4°, broché, 25 fr.;
relié, 32 fr. 50.
Toutes les formes de l'activité géographique sont représentées dus
le Tour du Monde. Ainsi, le voyage de M. Raymond Bel à llsthme
de Panama n'est pas seulement un récit très vivant, une description
très précise des régions parcourues, il est dominé tout entier par li
Eensee du travail obstiné que fournissent là-bas sans fracas le*
ommes qui ne veulent pas laisser ravir à la France la gloire d'achever
une entreprise grandiose et indispensable.
D'un tout autre caractère, l'exploration de la Terre de Feu, racontée
par Nordenskiold, traduite et résumée par M. Ch. Rabot, se fait
remarquer d'abord par l'intérêt de la narration, et apporte aussi par
ses conclusions une contribution importante à la science. II n'est pu
besoin d'appeler l'attention sur le Journal cfun officier du corps
expéditionnaire de Chine, ni sur le voyage de M. Lep rince Riogaet
dans les provinces du Nord de VEmpire Jaune. — Quant mi
voyages entrepris par des artistes et des écrivains, curieux surtout
d'émotions pittoresques, le voyage en Bretagne de M. Gustave Gef-
froy est vraiment l'œuvre d'un maître.
Faut-il parler enfin des nombreuses gravures, commentaire indis-
pensable des récits, et qui, presque toujours exécutées d'après la
photographie, sont pour le Tour du Monde la plus riche des parures*
Elles l'ont, depuis longtemps, rendu populaire.
La Guerre racontée par l'Image, d'après les sculpteurs, les graveurs
et les peintres. — Un magnifique volume grand in-8° illustré de
20 planches en taille-douce et de 300 gravures. Broché, 30 fr.
On a, semble-t-il, tout dit de la guerre : toutes les époques Tout
tour à tour exaltée et maudite; elles en ont tour à tour exécré les
barbaries, célébré les héroïsmes, et la philosophie de la guerre n'est
plus à écrire.
Mais, précisément parce que la guerre, chez tous les peuples et
dans tous les temps, a provoqué les sentiments les plus violents dans
un sens ou dans l'autre, elle a dû nécessairement inspirer les écri-
vains et les artistes.
Et en effet, d'Homère à Victor Hugo, des enlumineurs chevale-
resques du moyen âge aux Alphonse de Neuville et aux Détaille,
innombrables sont les œuvres grandioses ou touchantes qui évoquent
à nos yeux une histoire de la guerre autrement vivante que celle qae
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LIVRES D-ÉTREHHES 1183
les manuels nous retracent avec une exactitude superficielle et froide l
Cet ouvrage, auquel il n'a jamais été rien publié d'analogue, est une
sorte de musée de la guerre, d'où l'on retire une impression d'incom-
parable grandeur.
Les Grands Naufrages, par M. H, de Noussanne. — Un volume in-8°,
illustré de 12 planches en couleur d'après les aquarelles d'Alfred
Paris. Broché, 15 fr.; relié, 20 fr.
S'il est vrai que la vie du marin, faite d'abnégation et de sacrifice,
est la plus féconde en hauts enseignements, il n'en est pas non plus
de plus dramatique. Nulle fiction romanesque n'est comparable par le
pathétique de ses péripéties, à ces tragédies de la mer, dont la liste
trop longue ne sera jamais close, et que la science est demeurée
impuissante à conjurer.
On se fait donc aisément l'idée de l'intérêt que présentent les récits
du livre de M. de Noussanne, les Grands Naufrages.
Pour la première fois, un véritable écrivain a fait sortir des docu-
ments relatifs aux naufrages dans tous les temps, la vision exacte et
vivante de ces émouvantes catastrophes, en réservant la plus grande
place à celles, toutes modernes, qui ont eu parmi nous le plus de
retentissement.
Chaque récit de ce magnifique volume est une action différente, si
prenante et si vraie que le lecteur assiste au drame, emporté dans ses
péripéties.
Enfin, de superbes dessins en couleur reproduits merveilleusement
d'après les aquarelles vigoureuses d'Alfred Paris, ajoutent au récit de
ces terribles scènes l'impression vivante de la réalité.
Capitaines courageux, une histoire du banc de Terre-Neuve, par sir
Rudyard Kipling. Roman traduit de l'anglais par L. Fanulet et
L. Fountaine Walker. — Un vol. in-8°, illustré de nombreuses gra-
vures. Broché, 10 fr.; relié, 15 fr.
Chez un enfant dont la nature n'était pas foncièrement mauvaise,
une éducation absurde reçue dans un milieu tout artificiel de luxe et
de vanité peut faire naître toutes sortes de défauts. Pour guérir cet
enfant gâté, que faut-il? Simplement le mettre en contact avec la
réalité, le jeter en pleine vie laborieuse, rude et saine.
Sur cette idée, le plus célèbre des romanciers anglais d'aujourd'hui,
Rudyard Kipling, vient de publier un roman dont le succès reten-
tissant est aussi justifié par ses qualités de pittoresque et de mouve-
ment que par ses traits de mordante satire et d'humour.
Il est impossible de ne pas s'intéresser au jeune héros que Kipling
nous présente avec le mélange le plus savoureux • d'ironie et de pitié,
de ne pas éprouver une sympathie profonde pour ce monde de braves
gens dont l'auteur nous présente des portraits d'une ressemblance
criante.
Mon Premier tour du Monde, par M"° H.-S. Brès. — Album in-4°,
illustré de nombreuses gravures en noir et en couleurs. Cartonné
avec une couverture en couleur, 2 fr.
Ce nouvel album, Mon Premier tour du Monde, vient s'ajouter
à une collection depuis longtemps consacrée par le succès : Mon Pre~
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1184 LIVRES D'ETREMIS
mier Alphabet, Mon Histoire Sainte, Mon Histoire Naturelle,
Mon Arithmétique, ont été feuilletés avec joie — et profit — parles
petits enfants.
A Fâge où leurs jeunes intelligences commencent à s'éveiller, à
rêver de lointains voyages et de contrées inconnues, Mon Premier
tour du Monde leur donnera, sous la forme la plus simple et la plus
amusante, les notions élémentaires de la géographie : les différents
aspects de la terre, les races, les mœurs, les animaux, les plantes,
tout passera devant leurs yeux ravis en une longue suite d'agréables
récits et de vivantes gravures.
Le Tour du Monde en images, voilà la vraie géographie de Bébé!
LIBRAIRIE DELAGRAVE
Beaucoup de livres nouveaux, de beaux et de bons, à la librairie
Ch. Delagrave. — Etrennes utiles et agréables à la fois. Il y en i
pour tous : petits, moyens et grands.
Comme événements littéraires à celte librairie, citons : racbèvemec;
du Nouveau Dictionnaire des Sciences, par Poiré, Ed. et R. Perrier
et Joannis, avec 3500 pages et 5400 illustrations ; la transformation
du Saint-Nicolas qui offre à ses petits abonnés un tiers en plos de
pages chaque semaine et diminue cependant son prix d'abonnemeo:
presque de moitié, 10 francs au lieu de 18.
Fables de Lachambeaudie, illustrées par A. Vimar. — Un mt
volume grand in-4° avec 48 illustrations en couleur, couverture?
fers spéciaux. Préface de A. Bourgoin, 15 francs.
Il manquait à ce fabuliste, une édition illustrée qui mît à la port*
de tous les plus charmantes de ses œuvres. Aussi l'enfance, le grau*
public réserveront-ils le plus chaleureux accueil à ces fables, eneor-
trop peu connues et d'une si pure inspiration : le Laboureur, la
Bûche et le Charbon, l'Or et les Perles, enûn le Livre et rEpée, <*
dialogue d'une actualité Irappante entre Pinstrument de vie et l'ins-
trument de mort.
A l'exemple du grand La Fontaine, Lachambeaudie s'est le plus soc-
vent soucié de faire rire ses lecteurs et rien ne saurait mieux diverti:
les enfants que le conte de VAne et les Œufs, la Fermière, h Vacte
et le Cochon, etc. M. A. Bourgoin dans sa préface trace de Lacham-
beaudie et de son œuvre un remarquable portrait, et les aquarelles à
Vimar font ressortir admirablement la variété des sujets elle comiip
des aventures.
jBen-Hur, prince de Jérusalem, par Lewis Wallace. — Illustration:
de J.-A. Leroux. Superbe volume, in-8° jésus, contenant 25 illustra
tions en plusieurs tons, reliure artistique en toile; fers spéciaux: 12 fr
Voici, sous une forme digne du roman dont le tirage atteignit, ea
Amérique, un milion d'exemplaires, l'émouvante histoire de Ben-Hur.
prince de Jérusalem, dont le Correspondant a signalé déjà, dans on
article spécial, tout le puissant intérêt, et dont le talent du peintre
J.-A. Leroux met en valeur les scènes les plus dramatiques. Les luttes
et les séditions qui déchirent Jérusalem, la vie misérable des galériens
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LIVRES D'ÈTRBNMS 1185
de la flotte de guerre romaine, le célèbre combat naval, l'existence
luxueuse et affinée à Antioche, le drame du Calvaire, drame éternel
dont la puissance tragique vient renouveler à travers les siècles l'ins-
piration des écrivains..., mille tableaux colorés, mille scènes char-
mantes ou pathétiques, font de ce superbe volume le plus bean cadeau
d'étrennes que Ton puisse donner.
Au Transvaal et dans le Sud Africain avec les attachés militaires,
par Roger-Raoul Duval. — Un beau volume in-8° avec 172 photo-
gravures tirées en différents tons. Broché ;. 45 francs; relié peau :
20 francs; reliure de luxe : 30 francs.
Tandis que le monde civilisé contemple avec tristesse les espaces
dévastés où tant de malheureux Boërs sont morts en défendant leur
patrie contre les conquérants anglais, où tant de fils de l'Irlande et de
l'Ecosse sont venus expirer, victimes de cette fièvre d'or qui trouble
leur patrie, au milieu des démarches tentées par les généraux boërs
pour intéresser l'Europe au relèvement du Transvaal, rien de plus
intéressant que le journal de M. Roger-Raoul Duval qui suivit en
qualité d'attaché militaire l'expédition anglaise et connut aussi les
campements des Boërs. Il s'exprime avec la précision de ceux qui ont
vu ce dont ils parlent. Il commente, explique, complète le texte à
l'aide d'une multitude de photographies, portraits, vues d'ensemble ou
de détail qui achèvent de faire de ces mémoires un livre d'étrennes
de la plus passionnante actualité.
La Capitaine du Yucatan, par E. Salgari. — 24 illustrations de
P. Gamba. Un volume in-8° soleil, fers spéciaux : 7 francs.
Le capitaine du Yucatan nous conte les aventures de Mne la marquise
de Dolorès équipant un bâtiment pour forcer le blocus de Cuba, et
f>orter des armes et des munitions aux Espagnols cernés dans l'île par
es Américains. La lutte épique de la flotte de l'amiral Gervera contre
une flotte beaucoup plus nombreuse et plus puissante, tous les exploits
de guerriers et de marins aventureux et vaillants appartenant aux deux
nations, puisent leur puissance d'intérêt de l'exactitude avec laquelle
l'auteur a su tirer parti de l'histoire contemporaine.
Le Corsaire Noir, par E. Salgari. — 24 illustrations de P. Gamba.
Un volume in-8' soleil, fers spéciaux : 6 francs.
Le corsaire noir met en présence les hardis flibustiers, les frères
de la côte; les enfants de la tortue; corsaire aux gages du roi
Louis XIV, combattant et capturant les navires espagnols sur les
côtes de Saint-Domingue, sous la conduite de leur grand chef, le
corsaire noir, et de ses lieutenants l'Olonais et le Basque. Mais pour
atténuer la rudesse de ce roman d'aventures dont les premiers rôles
sont tenus par ces fiers compagnons, nous avons la douce figure de
la duchesse de Weltendrem, exposée à des périls terribles, qu'elle
brave avec une confiance admirable.
Les Naufragés de « la Djumma », par E. Salgari. — 24 illustrations
de J. Tricoulet. Un volume in-8° soleil, fers spéciaux : 7 francs.
Un Indien fanatique, Garovi, membre de la terrible confrérie des
étrangleurs, bravant tous les périls pour satisfaire sa haine des
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1186 LITRES WmmiS
Européens ennemis de sa race, allant jusqu'à s'embarquer sur un
navire qu'il a résolu de faire sauter au risque de périr lui-même, td
est le principal personnage de ce roman passionnant auquel parti-
cipent sir Ollivier, un vieux marin, son jeune ami Harry, la petite
Indienne Narsinça, complice de Garrovi et une foule de hardis
compagnons, rudes personnages qui ne laissent jamais s'endormir
l'intérêt des jeunes lecteurs.
Les Pirates de la Afalaiaîe, par E. Saïga ri. — 24 illustrations de
Pinasseau. Un volume in-8* soleil, fers spéciaux : 7 fr.
Ce roman d'aventures nous retrace toutes les péripéties defc luttes
sanglantes que soutiennent, tantôt sur mer, tantôt sur terre les Euro-
Îéens contre les pirates malais, rusés et infatigables bandits, prompts
l'action, fertiles en ruses.
Nous assistons au naufrage de la Jeune Indienne, le trois-mâts
du maître Bill, s'abîmant sur les récifs d'une lie infestée de pirates et
où règne le célèbre « tigre de la Malaisie »... Enlèvements, pour-
suites, alternatives de terreur et d'espoir font de ce récit la plus
passionnante lecture qui puisse captiver les enfants, les instruire des
mœurs des populations qui sillonnent les mers périlleuses de l'Océanie.
Saint-Nicolas, iournal illustré pour garçons et filles. — Un volume
petit in-4°, plus de 400 illustrations, relié toile, fers spéciaux.
Tranche blanche, 22 fr.; tranche dorée, 23 Ir.
L'année 1902 a publié entre autres nouvelles inédites ta Fille aux
yeux d'émeraude, par Hippolyte Gauthier; ta Reine au couvent
par Henriette Pravaz ; Grandeur et décadence d'un bourgeois de
Berne, par Arthur Dourliac; les Amis de Rosen, par Eudoxie Dupuis;
V Histoire d'un dictionnaire latin, par J. Malassez, et partout les
délicieuses fantaisies des dessinateurs G. Devoux, Geoffroy, Gansé,
M119 Bertrand, Birch, etc., qui achèvent de faire de cette année du
Saint-Nicolas 1902 un volume de luxe dont tous les enfants seront
fiers de devenir possesseurs.
Au 4er décembre, Saint-Nicolas s'est transformé; il comporte
maintenant 24 pages au lieu de 20, et son prix d'abonnement s'abaisse
de 18 Francs à 10 francs. L'ancien prix subsiste pour l'édition de luxe
avec des illustrations en couleur.
Pour paraître au commencement de cette année : les Petits Méné-
triers de Duguay-Trouin, texte de J. Chancel, iÛ. de E. Gros;
V Automobile enchantée, texte de H. Gauthier- Villars et Trémisot,
ill. de Pinchon; Concours de Jouets, etc.
La Revue de Géographie, fondée par Lud. Drapeyron. Revue men-
suelle formant chaque année 2 volumes d'environ 600 pages. Chaque
vol. 12 fr. 50. Abonnement : Un an, 25 fr. pour Paris. Un an, 28 fr.
pour les départements. Le numéro, 2 fr. 50.
La Revue de Géographie, sous l'active et éminente direction de
M. le général Niox, a publié en 1902 avec le concours des plus émi-
nents spécialistes en matière d'exploration, de colonisation, de
géographie économique ou de géographie proprement dite, des études
admirablement documentées et rédigées avec netteté et agrément.
L'Occupation du Touat, par M. le commandant Vaissière. Les
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LIVRES D'ÉTRMRKS 1187
intérêts de V Allemagne dans l'empire Ottoman, par André Brisse,
V Œuvre du général Galliéni à Madagascar, par le capitaine P...
La Population des États-Unis, par Ë. Levasseur. Le Peuplement et
la Colonisation de la Sibérie, par Paul Barré, et les études sur le
mouvement géographique, par Rezelsperger, sont des lectures du
plus haut intérêt. — Toute bibliothèque bien organisée peut contenir
cette admirable synthèse de la planète, considérée au point de vue
physique et au point de vue civilisateur qu'est Tannée 1902 de la
Revue de Géographie.
La Lecture en Famille, revue hebdomadaire, 6 francs par an, le
numéro 0 fr. 45. Forme 2 vol. in-8°. — I. L'année politique littéraire
et scientifique, 4250 pages. — IL Romans, Nouvelles, 4250 pages.
Les 2 voL sous une élégante reliure fers spéciaux, 7 fr. 50.
La Lecture en Famille constitue à elle seule : 4* un répertoire
de tous les événements politiques, littéraires et scientifiques de
Tannée 4902, 2° une petite Bibliothèque de famille.
Tomel. L Année politique, littéraire et scientifique. — Stricte-
ment impartiale dans les questions politiques, la Lecture en Famille
résume tous les événements artistiques, scientifiques et littéraires de
Tannée à l'intérieur et à l'extérieur.
Tome II. Romans et Nouvelles. — Citons parmi les œuvres publiées
les Oberlés, roman par René Bazin; le Post-Scriptum de ma vie, par
Victor Hugo ; le Cheval du Trompette, la Délicieuse nouvelle, de Ludovic
Halévy; Mademoiselle Perle, par Guy de Maupassant; Ramuntcho,
de Pierre Loti, etc.
« La Lecture en Famille » devient la : « Lecture Hebdomadaire ».
Elle ne publiera cette année que de l'inédit et dès les premiers mois
de Tannée 4903 :
Dans la Cité des fleurs, roman d'Emma Marschall, traduit de
l'anglais par Jacques Trémaës; une œuvre importante traduite de
Técrivain américain si célèbre Bret Harte.
Les Rêves des demoiselles Brignolet, roman de Victor Debay;
Une Nouvelle inédite d'André Theuriet, deTAcadémie française.
Ce que nous enseignent les Bêtes, nouvelles de A. Bernardin, etc.
Grand concours littéraire avec prix.
Le Serment de Marcel Brémont, par M. Morley et E. Dupuy. — Un
vol. in-8° jésus relié toile, fers spéciaux, 3 fr. 90.
C'est l'émouvante histoire d'un bon fils qui, avant assisté aux.
malheurs que déchaîne sur sa famille la déplorable habitude qu'avait
son père de faire usage de l'alcool, fait le serment de ne jamais user
de ce poison pour son compte et d'en détourner tous ceux qu'il pourra
connaître. Mais à l'exemple du maître Pierre Loti dans un de ses plus
célèbres romans de mœurs maritimes, les auteurs ont su tirer de ce
terrible problème de l'alcool un élément puissant d'intérêt dramatique
qui captivera Tenfance.
La Fille des Boers, par Paul Roland, composition de A. Bertrand. —
Un vol. in-8° jésus relié toile, fers spéciaux, 3 fr. 90.
Depuis les premières lignes de ce roman, où la petite Wilhelmine, au
retour de la chasse, écoute son grand-père lui conter comment son
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1188 LIVRES DÉTRENNES
père, son oncle, moururent en braves, Tua en défendant son domaine
contre la cupidité d'une société aurifère anglaise, l'autre en défendant
son vieux père contre les Zoulous, jusqu'à la mort de la valeureuse
enfant, victime de son dévouement à la cause sainte de la patrie pendant
la guerre entre les Boërs et les Anglais, pas une minute l'intérêt ne se
lasse ; mais, pour récréer les esprits, se trouve à point le délicieux
caractère de la petite voyageuse parisienne Renée, qui aime tant à faire
enrager sa gouvernante Miss.
Légendes Normandes, par P. Bascan. Illustrations de Geo Lefèvre.
Un volume in-8° jésus, relié toile, fers spéciaux, 3 fr. 90.
Depuis longtemps, il existait des légendes et de vieilles histoires de
Normandie qui sommeillaient en de lourds in-folios sur les rayons
poussiéreux de bibliothèques peu accessibles, ou qui s'effaçaient lente-
ment des souvenirs populaires.
Il fallait recueillir ces souvenirs, réveiller ces légendes, les grouper
tout en conservant leur originalité propre.
Aussi M. Bascan vient-il de faire œuvre utile en publiant sous
la forme d'un livre d'élrennes, à l'usage de tous, un choix judicieux de
ces légendes normandes qu'il connaît mieux que personne et dont
plusieurs sont de petits chefs-d'œuvre, telles qu'il les a contées, notam-
ment : la Demoiselle de Fontenailles, VEcharpe bleue, le Comte et
le Meunier, etc..
Les Babouches de Baba-Hassein, par H. Balesta. Illustrations de
J. Geoffroy. Un volume in-8° jésus, relié toile, fers spéciaux, 3 fr.90.
Un curieux conte oriental dans lequel le principal rôle est tenu par
le vieil avare Baba-Hassein, qui pousse l'avarice jusqu'à réparer sur
osse, avec des rognures de cuir, ses vieilles babouches afin qu'elles
durent toujours. Certes, les épisodes tragiques ne manquent pas dans
ce récit et peut-être à la lecture de la mort du malheureux Merzong
qu'une impressionnante illustration de Geoffroy contribue à mettre en
lumière, les jeunes lecteurs sentiront-ils un frisson les agiter, mais le
livre se termine à propos'; les méchants sont punis et les bons récom-
pensés, et la jeunesse garde de cette lecture un émouvant et salutaire
souvenir.
L'Ecolier illustré, journal hebdomadaire. Chaque année un volume
petit in-4° de 840 pages, 300 illustrations, relié toile, fers spéciaux.
Tranche blanche, 4 fr. 50; tranche dorée, 5 fr. 50.
UEcolier illustré a publié en 1902 plusieurs grands romans d'aven-
tures et de jolies nouvelles telles que Un élève de Gros, par A. Ge-
nevoy; le Roi et V Araignée, par H. Pravaz; les Mémoires dfun
Mandarin, par E. Muller; d'amusantes saynètes et d'innombrables
chroniques des écoliers par Thillay. C'est le plus beau cadeau qui
puisse être offert en étrennes à un prix incroyablement avantageux.
C'est un répertoire de bonnes lectures pour toutes les heures de loisir
de l'enfance.
COLLECTION IN-32 SOLEIL
Illustrations et couverture en couleur. Le volume : i fr. 50.
Le Coffre-Fort de Polichinelle, par Jules Chancel. Illustrations
de R. de Ta Nézière.
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LIVRES D'ÉTRESHES 1189
Le Serment de Polichinelle, par C. M. Du four. Illustrations de
R. de la Nézière.
Deux jolis petits livres délicieusement illustrés, à la couverture
enluminée, écrits l'un en prose spirituelle, Vautre en vers allègrement
troussés. Le Coffre-Fort de Polichinelle, c'est dans un cadre enfantin
certaine histoire d'escroquerie désormais célèbre et qui ne laissera
point de divertir les parents quand ils le liront à leurs enfants. Le
Serment de Polichinelle met en scène le gracieux Arlequin et sa
charmante sœur Nanette, Polichinelle et Mmt Citron... C'est une saynelte
d'une désopilante fantaisie.
COLLECTION IN-32 RAISIN
Petits volumes avec illustrations et couverture en couleur.
Le volume : 0 fr. 80.
Thérèse, histoire vraie, par J. Le Cordier. Illustrations de R. de
la Nézière*
Jvamara-Badaboum, par J. Le Cordier. Illustrations de R. delà Nézière.
Terrible Histoire de Sorciers, par J. Le Cordier. Illustrations de
R. de la Nézière.
Les enfants qui recevront ces charmants petits livres faciles à mettre
en poche, à emporter en promenade seront sages comme <fes images,
soit qu'ils frémissent à la lecture delà Terrible Histoire de Sorciers
qui se termine par un éclat de rire, soit qu'ils lisent les aventures de
Thérèse, soit qu'ils suivent les hauts faits du prince nègre Kamara-
Badaboum, essayant d'introduire dans ses Etats la civilisation occi-
dentale avec l'aide de son premier ministre revenu d'Europe dans une
popomobile traînée par un hippopotame du Limpopo.
LIBRAIRIE CALMANN-LEVY
La Dame de Monsoreau, 2 volumes grand in-8°. Les 2 volumes
brochés, 50 fr. ; richement reliés, 75 fr.
La France a célébré tout récemment le centenaire du grand conteur
Alexandre Dumas. Aussi les éditeurs du maître ont-ils pensé répondre
au désir des amateurs de beaux livres en fournissant cette année
môme un digne pendant à l'édition illustrée des Trois Mousquetaires,
qui avait rencontré un accueil particulièrement chaleureux auprès des
bibliophiles. Leur choix s'est arrêté sur la Dame de Monsoreau. On con-
naît l'action dramatique de ce chef-d'œuvre du roman de cape et d'épée.
Et quel autre prête davantage à l'illustration?
C'est dans un cadre merveilleux, où l'éminent artiste Maurice Leloir
a reconstitué fidèlement la somptuosité de la Renaissance, que luttent
mignons et ligueurs, et passent Bussy et Diane de Méridor.
Ce roman est égayé par la présence de Chicot et de Gorenflot, qui
en sont comme le don Quichotte et le Sancho Pança.
La publication de ce remarquable ouvrage attire ajuste titrel'atten-
Jtion des amateurs.
Les Oberlé, magnifique volume, broché, 10 fr.; richement relié, 15 fr.
Tout le monde connaît l'action si dramatique du roman de M. René
Bazin, les Oberlé, cet ouvrage d'un si pur patriotisme. Il retrace
25 décembre 1902. 77
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U9Û LITRES D'iTREBSCS
Témouvant antagonisme entre les aspirations de l'Alsace arrachée de
la mère-patrie, et la tristesse des réalités présentes.
M. Charles Spindler, le grand artiste alsacien, a entrepris la tâche
difficile de faire vivre encore davantage ce beau roman en le plaçant
dans son véritable cadre, parmi les sapins vosgiens et les horizons
de Sainte-Odile.
La reproduction des dessins et des aquarelles est remarquable.
On sait que Lucien Perey, réminent historien, se délasse de ses
travaux en écrivant des contes pour les enfants. Après la Forêt
enchantée et Zerbeline et Zerbelin, il nous donne aujourd'hui
VHistoire merveilleuse d'une pomme d'api. Nous retrouvons dans
ce charmant livre les mômes qualités da poésie, de grâce et d'esprit
qui, en amusant les petits, intéresseront encore les parents.
LIBRAIRIE PLON
La Renaissance française au prieuré de Bouche d'Aigre, par
Edmond Radet. — Un vol. grand in-8° avec huit planches en hélio-
gravure.
Ce livre, qui est d'un artiste et d'un lettré, mériterait une étude
plus importante que les lignes que nous pouvons lui consacrer. Tout
au moins tenons-nous à le signaler à ceux de nos lecteurs qui appré-
cient les livres de luxe, non pas seulement pour leur parure d'images,
mais pour leur parure d'idées. Comment l'architecte renommé qu'est
M. Radet fut amené à restaurer, sur les bords du Loir, le prieuré bâti
jadis par un abbé fastueux, c'est ce qu'il nous raconte lui-même avec
une bonne grâce, un esprit et une érudition qui feront la joie des
délicats. Mais, de ce qui pouvait n'être qu'une monographie d'intérêt
restreint, l'auteur a fait une véritable histoire de la Renaissance fran-
çaise, revendiquant pour notre pays l'honneur et le mérite de ses
principes, de ses inspirations et ae ses maîtres, que l'on sacrifie, par
une fausse tradition, à leurs confrères d'Italie. Il y a là une œuvre
courageuse de justice historique à laquelle on ne saurait trop applaudir,
et nous la recommandons à tous les fervents de notre grandeur
passée. — T. #
LIBRAIRIE H. LAURENS
La maison Laurens reste fidèle à ses traditions qui lui font viser la
satisfaction artistique de la généralité du public, — depuis le riche
amateur que n'éloigne pas le prix d'un ouvrage de grand luxe jusqu'aux
lecteurs plus modestes qui souhaitent posséder, pour un prix abor-
dable, des volumes où, ni le texte ni l'illustration ne soient indignes
de leur goût. Voici réunies, en effet, des publications qui, à des titres
divers, méritent les plus sincères éloges, et sont de vrais œuvres d'art.
Louis XIII, d'après sa correspondance avec le cardinal de Richelieu»
(1622-1642), par le comte de Beauchamp. — Un magnifique vol.
gr. in-8° avec un portrait en héliogr., 16 planches hors texte, plus de
80 gr. dans le texte. Prix : 25 fr.
On a pu dire que de toqs les souverains modernes de la France
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LIVRES D'iTREHKIS 1191
Louis XIII était le moins connu et le plus méconnu. Il paraissait
jusqu'ici avoir joué an rôle effacé, et sa petite personnalité était
éclipsée par la gloire du grand Cardinal. Les historiens disaient, en
outre, qu'il était maladif, de chétive nature, et fort influençable; on
prétendait enfin qu'il se défiait du Cardinal, et que celui-ci avait fort à
laire pour se maintenir dans la faveur royale. Or, les lettres auto-
graphes du roi, conservées au musée Condé, à Chantilly, que M. le
-comte de Beauchamp a la bonne fortune de publier aujourd'hui, sont
la preuve irréfutable <jue le roi était sain et robuste; qu'il s'occupait
d'une façon très précise et personnelle de l'administration complète
du royaume : affaires militaires et civiles, affaires étrangères, nomi-
nations; qu'il considérait Richelieu comme son meilleur collaborateur
dans l'œuvre de relèvement de la France, après les intrigues de sa
minorité, qu'il ne lui marchanda jamais son entière affection, sa
protection la plus efficace, qui ne se démentit à aucun instant; que la
fameuse Journée des Dupes, par exemple, n'est qu'un conte de pure
imagination; que le roi était digne du ministre; et qu'ils ont été, tous
deux, à un égal degré, d'excellents artisans de la gloire de la France,.
Tel est le Louis XIII nouveau, inédit, pourrait-on dire, qui se
dégage de ces lettres, d'une lecture fort attrayante, et facilitée par les
nombreuses notes explicatives des hommes et des choses, que l'auteur
a multipliées au cours de son travail.
Une introduction, nécessaire en pareil cas, étudie la minorité du
roi, qui s'annonce déjà tel qu'il sera plus tard : réfléchi, grave,
conscient de ses responsabilités, aimant les exercices violents et la
chasse, qui eut toujours sa prédilection. Quelques pages, très curieuses,
montrent que Louis XIII fut journaliste, et collabora, d'une façon
assidue à la Gazette de France, où il expose la pensée du roi, telle
qu'il désirait qu'on la connût.
Mais, quel que soit l'intérêt qui s'attache aux publications histo-
riques de cette importance, notre temps exige que l'intérêt en soit
accru encore par les images contemporaines. Aussi l'auteur a-t-il
demandé à des érudits, versés en cette matière de lui indiquer les
gravures et les médailles qui pourraient le mieux mettre en valeur
cette riche matière historique. Et c'est ainsi qu'il peut présenter, avec
tous ces concours, un fort bel ouvrage, édité avec le plus grand soin,
et qui constituera un véritable monument du règne de Louis XIII.
Hippolyte Flandrin, par Louis Flandrin. 20 planches hors texte
avec une lettre de M. F. Brunetière. — 1 beau volume in-8° raisin
(tirage limité). Broché : 12 fr.
Parmi les grands artistes du dix-neuvième siècle, Hippolyte Flandrin
tient une place à part. Ses peintures murales exécutées à Saint-
Germain des Prés, à Saint- Vincent de Paul, à Saint Séverin, etc., l'ont
fait comparer, tantôt à Jean de Fiesole, tantôt à Lesueur. Ses portraits
ont fait époque il y a quarante ans. Personnellement, il était une àme
des plus délicates et des plus élevées. Son enthousiasme pour l'art,
son culte pour Ingres, dont il fut l'élève si attaché mais si original, sa
bienveillance pour les jeunes artistes, sa tendresse pour les siens, font
de lui une figure des plus sympathiques.
Dans la belle étude que lui consacre son neveu et dans laquelle il
met à contribution les papiers de famille et les souvenirs de Paul
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1192 LIVRES D'ÉTRKMES
Flandrin, qui fut le frère d'Hippolyte, son compagnon dévoué et son
collaborateur, on voit se dérouler la vie et les travaux du grand
artiste. C'est lui-même le plus souvent <jui se peint en tout abandon,
causant avec son maître, avec ses amis, Ambroise Thomas, Victor
Bal tard, etc.; avec ses élèves, Louis La Mothe, Elie Delaunay; avec
ses frères et sa famille. Cette sorte d'autobiographie sincère et intime
est de l'intérêt le plus vif. Le volume de M. Louis Flandrin mérite à
tous les égards le succès qui Ta accueilli, c'est une œuvre aussi bien
pensée que rédigée et écrite * .
L'Auvergne, texte et dessins de G. Fraipont. — * volume in-8' avec
125 dessins inédits. Broché : 10 fr. ; relié : 13 fr.
La collection des Montagnes de France s'enrichit cette année d'un
nouveau volume. M. G. Fraipont y a retrouvé à la fois sa verve d'écri-
vain et d'illustrateur. Par ce temps d'amour exagéré des reproduc-
tions photographiques, on éprouve un véritable plaisir à voir le crayon
d'un homme de valeur interpréter les sites les plus jolis, les vues les
plus typiques de ce beau coin de France qui s'appelle V Auvergne.
M. Fraipont nous conduit à Riom, Clermont-Ferrand, Volvic,
Thiers, Montbrison, Royat, le Puy de Dôme, le Mont-Dore, la Bour-
boule, leSancy, Issoire, Le Puy, Saint-Flour, Garabit, Murât, Aurillac.
Vichy, etc. Nous avons en lui un guide précis, un historien informé
et un compagnon spirituel.
L'Académie française, qui a décerné un prix Monthyon au Jura, du
même auteur et de la même collection, verra que ses encouragements
n'ont pa£ été stériles.
Lès Mille et une Nuits, contes choisis par L. Tarsot, illustrations
en noir et en couleur de A. Robaudi. — Un élégant vol. in-4% cou-
verture en couleur. Broché : 6 francs ; relié : 9 francs.
Les histoires cV Ali-Baba, du Pêcheur, d'Aladin, du Cheval
enchanté, des Deux Sœurs, de Sindbad le Marin, etc., ont telle-
ment frappé nos jeunes imaginations et aussi nous ont tellement
amusés que nous voulons tous que nos enfants ou nos neveux les
connaissent. Une édition des Mille et une Nuits s'imposait donc
dans la collection des Chefs-d'œuvre à Vusaye de la jeunesse qui,
avec ses exquises éditions de Perrault, Berquin, Florian, Don Qui-
chotte, a trouvé et mérité le succès. M. Tarsot a choisi les contes les
plus susceptibles de plaiie h la jeunesse, et tout en respectant le texte
de Galland, il les a mis à même d'être laissés entre toutes les mains.
M. Robaudi a illustré avec son talent habituel ces merveilleuses
histoires. Par ses jolis dessins, ses fraîches aquarelles, cette nouvelle
édition réalisera pour ses heureux possesseurs un dernier conte des
Mille et une Nuits, et non le moins séduisant.
1 Nous saisissons cette occasion de signaler à nos lecteurs le magnifique
album édité ch» z Bulloz, 21, rue Bonaparte, où sont réunies en héliogra-
vures, en fac-similé de dessins et en typogravures, les reproductions des
célèbres peintures de Flandrin à l'église Saint- Vincent de Paul, à Paris,
?[ue Beulé appelait les Panathénées chrétiennes. C'est une publication qui
ait grand honneur à l'éditeur qui a eu l'heureuse audace de l'entreprendre.
(Prix de l'album : 30 fr.) ^.
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LIVRES D'tTRENNES 1193
Les Grands Artistes. — Rubens, par G. Geffroy; Delacroix, par
M. Tourneux; Titien, par M. Hamel. Chaque vol., broché : 2 fr. 50,
relié : 3 fr. 50.
Le but de la collection les Grands Artistes est de répondre au
désir de nos contemporains qui veulent trouver sous une forme
succincte des biographies critiques des maîtres de tous les temps et
de leurs principales œuvres. Chaque volume contient 128 pages et
24 illustrations reproduites avec une fidélité absolue par les procédés
directs.
La compétence des écrivains, l'excellence des reproductions,
assurent le succès à cetle précieuse collection qui a, par son format
pratique, son excellente présentation matérielle comme composition,
impression et papier, un cachet d'élégance, de clarté, de charme
essentiellement français. Elle est placée sous le haut patronage de
l'administration des Beaux-Arts, qui a voulu ainsi encourager cette
nouvelle bibliothèque d'enseignement et de vulgarisation.
Les autres titres parus précédemment sont : Raphaël, par Eugène
Muntz; Durer, par A. Marguillier; Watteau, par G. Séailles.
Les Villes d'Art célèbres. — Nîmes, Arles et Orange par Roger
Peyre, 85 gr. ; Gand et Tournai, par H. Hymans, 120 gr. ; Cor-
doue et Grenade, par Ch. Eugène Schmidt, 97 gr. — Le volume
broché, 4 fr. Relié, 5 fr.
Nîmes, Arles et Orange forment un groupement qu'on pourrait
appeler les Villes latines de France. C'est une page importante et
glorieuse de notre histoire que M. Roger Peyre exhume en étudiant
ces merveilleux monuments appelés : Maison carrée, Arènes, Arc de
triomphe, pont du Gard, Alyscamps, etc., etc., qui n'ont souvent leur
équivalent nulle part. L'auteur nous montre ce que ces villes doivent
à la période gothique, à la Renaissance et aussi à nos contemporains.
La profonde et agréable érudition de M. Roger Peyre porte sur tous
les chefs, après avoir évoqué les jeux romains du cirque, en temps
voulu, il nous parle des trouvères et finit sur des vers de Mistral.
M. Hymans, dans Gand et Tournai, continue sa série d'études des
.villes belges, on y retrouve toutes les qualités que l'auteur avait
dépensées à profusion dans le précédent volume Bruges et Ypres.
Monuments, vieilles maisons, anciens quartiers ou quais, tous les
charmes de ces villes en un mot, avec leurs beautés et leurs carac-
tères, leurs richesses et leurs souvenirs défilent sous la plume de
réminent critique.
Avec Cordoue et Grenade, M. Schmidt nous montre les splen-
deurs de la civilisation maure. En dehors de la Mosquée de Cordoue
et de l'Alhambra de Grenade, l'architecture mauresaue a laissé
d'autres souvenirs que les Espagnols, malgré la haine de 1 envahisseur
et de l'infidèle, ont respectés en grande partie. Au surplus, il ne s'agit
pas d'être injuste vis-à-vis de personne, et M. Schmidt, pour mieux
exalter les Arabes, n'a pas oublié les Espagnols ; il nous signale force
belles choses de leur art, parues depuis un temps plus ou moins
rapproché du nôtre.
Ces trois volumes sont, comme illustration, à la hauteur des pré-
cédents parus dans cette collection, c'est-à-dire qu'ils sont aussi
soigneusement qu'abondamment illustrés. L'acquisition de cette col-
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;1194 L1VBE3 D'ÉrRENKES
leclion, les Villes d'Art célèbres, s'impose à toute personne cpii &
l'amour de l'histoire et le culte de l'art; ce sont les restes des civili-
sations disparues ou des plus hautes pensées de l'humanité qu'évoque
à nos esprits et à nos yeux l'étude de ces illustres cités.
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE, GOMBET ET O, EDITEURS
Massiliague de Marseille, par Paul d'ivoi. — Un volume in-8Q colom-
bier, illustré par Louis Bombled de 115 dessins en noir et en
couleur. Relié toile, tranches dorées, plaques couleurs, 12 francs.
Cette année, dans Massiliague do Marseille, M. Paul d'ivoi crée
un type nouveau qui ne le cède en rien à ses devanciers.
C'est le Marseillais. Non pas ce Marseillais de convention, hâbleur
et ridicule; mais le Marseillais tel qu'il est : amateur de galéjades,
certes, comme le Parisien est épris de blague, mais aussi, entrepre-
nant, brave, rempli d'initiative.
Ce galéjadeurAh est un hardi navigateur, un homme qui fait la
nique au danger et qui joue avec la mer entre deux plaisanteries.
Un mot de la donnée générale du volume.
L'Amérique du Sud que les Etats-Unis rêvent d'annexer aûn de
réunir sous le drapeau étoile tout le pays compris entre la baie
d'Hudson et le cap Horn, veut lutter contre cet accaparement des
Nordistes.
Un congrès des Républiques Sudistes, analogue à celui que les
panaméricaihs préparent à celte heure, a lieu à Mexico. G est là
qu'apparaît une exquise figure de jeune fille, La Mestija ou Dolorès
Pacheco, qui doit rechercher, retrouver le totem, le joyau, gage de la
fédération des peuples celto-latins du Midi contre les nations saxonnes
du Nord.
L'illustration de Massiliague de Marseille, due au crayon de
Bombled, est à la hauteur du texte.
Noé dans son Arche, par Arsène Alexandre. — Un volume in-4° écu,
illustré par Lucien Metivet. Relié toile, tranches dorées, plaques or,
argent et noir, 4 fr. 50.
Quand on parle du déluge, on se borne à déclarer que la pluie tomba
pendant quarante jours et quarante nuits et que Noé et les siens seuls
échappèrent au fléau en se sauvant dans l'arche où ils emmenèrent avec
eux un couple de tous les animaux de la création. Mais comment se fit
cet embarquement, tout simple, en apparence; que se passa-t-il k bord
de l'arche pendant ces quarante jours et quarante nuits? C'est ce
qu'Arsène Alexandre nous raconte dans un charmant volume que
commente le spirituel crayon de Lucien Metivet. Vous y verrez tout
le mal qu'eut Noé à rassembler d'abord et à apprivoiser eusuite
toutes ces bêtes qui, la veille encore, s'entre-dévoraient. Vous
frémirez à l'explosion du noir complot qui ne tarda pas à s'ourdir
entre les mauvaises bêtes du dedans; le serpent, la hyène, les singes,
alliés aux ennemis du dehors, le plésiosaure, l'ichthyosaure et dont
cependant le patriarche put venir à bout avec l'aide du lion, de
l'éléphant, du chien, du cheval, etc., mais après quelles péripéties!
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LIVBBS D'ETRMWES tl»5
Les Aventures de Firmin Brisset, par Gaston Gerfberr. — Un vol.
in-8° colombier, illustré par Ë. Bouard. Relié toile, tranches dorées,
plaques couleurs. 8 fr. 50.
L'esprit français est toujours porté vers les batailles et les aventures.
Ce nouveau récit est un véritable petit roman d'action, dont le
jeune héros passe par les péripéties, tantôt les plus dramatiques,
tantôt les plus amusantes, de la vie du soldat du premier Empire.
D'abord marin sur un corsaire, puis au service d'un espion, enfin
soldat, sergent, cassé de son grade avec les félicitations du conseil
de guerre obligé d'exécuter la loi dans toute sa rigueur, puis
conquérant, par des faits d'armes extraordinaires, les galons d offi-
cier, il se tire pourtant d'affaire, jusque dans les neiges de Russie,
par sa présence d'esprit, son intelligence, sa bonne gatté qui lui
attire toutes les sympathies, et aussi par les exemples et l'aide de son
joyeux camarade Moustique.
Le Sang Gaulois. Pages d'héroïsme, superbe album grand in-4°
(32 X *2)» préface d'Alfred Mézières, de l'Académie française,
illustré de 39 compositions d'Edouard Zier, tirées en noir. Relié toile
pleine, plaques couleur, tranches dorées : 12 francs.
Nous ne saurions mieux présenter ce livre qu'en reproduisant un
extrait de la lettre-préface d'Alfred Mézières.
« Votre œuvre, dit-il, se recommande d'elle-même par le choix de
son sujet. Que voulez-vous, en effet? Remettre en mémoire des actes
héroïques qui honorent notre race depuis le temps de la vieille Gaule
jusqu'à nos jours.. Que faut-il au grand public? De quoi a-t-il eu
constamment besoin après l'année terrible qui a tant affaibli notre
situation en Europe et diminué notre confiance en nous-mêmes? Il a
surtout besoin de réconfort. Vous lui rendez service en lui rappelant
ses titres de gloire : la longue série des héros français. Oui, voilà ce
qu'il faut que nous disions, voilà ce qu'il faut que les enfants
apprennent de nous. Notre histoire est infiniment dramatique, nos
pères l'ont écrite avec leur sang. Aucun peuple moderne n'a exercé une
5 lus grande action dans le monde, aucun n'a atteint un plus haut
egré de prospérité et de gloire, aucun non plus n'a subi de plus cruels
revers.
« Mais à travers la fumée des champs de bataille, dans les jours de
deuil comme dans les jours de victoire, ce qui caractérise la race,
c'est l'énergie individuelle, c'est chez quelques-uns la faculté de se
dévouer et de souffrir pour un sentiment, pour une idée, pour un
principe, pour une croyance. Ce sont ceux-là dont vous nous racontez
l'histoire. »
Le Trois-mâts « la Tire-Lire », par Henry Leturque. — Un vol. in-8°
illustré par J. Bezon. Relié toile, tranches dorées, plaques couleur :
7 francs.
En se rendant à Hong-kong, le capitaine du trois-mâts la Tire-Lire,
Pilouface, sauve un paquebot anglais à bord duquel se trouvait le
grand maître de la société secrète des Babouches vertes. Pendant son
séjour à Hong-kong, Daniel, le jeune neveu du capitaine, est enlevé
par des Chinois portant un parapluie jaune. Aidé par les Babouches
vertes, Pilouface part à la recherche de l'enfant.
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1196 LIVRES D'tTRERKES
. De son côté, Dicka l'espionne, marâtre de Daniel et qui Ta Tait
enlever, a acheté à prix d'or le concours des prêtres de Bouddha.
C'est, dès lors, la lutte entre cette Dicka et Pilouface.
A travers mille péripéties, l'auteur nous pilote au pays des magots
et des sectaires. 11 fait connaître ces redoutables sociétés secrètes d'où
sont sortis les farouches Boxers. Avec lui on pénètre dans ces pagodes
mystérieuses, repaires de bandits encore plus terribles; avec lui, on
voit à l'œuvre les pirates qui infestent les mers de Chine.
Liline et Frérot au pays des joujoux, un charmant album in-4#,
texte de Georges Montorgueil, illustré de dessins en couleur par
Job. Relié toile, tranches dorées, plaques couleur : 7 francs.
C'est une aventure romanesque, souriante et mouvementée que ce
conte de Liline et Frérot qui se passe exclusivement dans le monde
des jouets, dont les jouets sont les acteurs uniques. Job a apporté
dans cette illustration la même conscience que dans ses reconstitu-
tions d'uniformes : il a fait poser les jouets devant lui. En sorte
qu'avec leur amusante raideur, leurs couleurs gaies, vives et franches,
1 enfant les retrouve dans ce livre comme dans ses jeux. Il semble, en
lisant ces pages, continuer quelque belle histoire déjà ébauchée dans
le tête-à-tête du pantin et de la poupée, à ce moment bienheureux où
la bergerie envoie paître sur les tapis ses moutons enrubannés et où,
par la chambre» la boîte à soldats dispose ses effectifs.
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'ÉDITIONS D'ART
L'Ennemie, de Jean Fid (ce pseudonyme cache le nom d'un auteur
féminin), illustré de soixante dessins de Tofani, est un livre palpitant
de sentiments vrais. Les émotions, les inquiétudes d'une jeune fille
?[ui voit son père se remarier y sont peintes avec une science pro-
onde de l'âme féminine. L'ennemie, installée dans la demeure autre-
fois joyeuse, arrivera-t-elle à conquérir un cœur égaré, trop ardem-
ment fidèle au souvenir de la morte? C'est en des pages émues que sont
exprimées ces triples souffrances : la haine de 1 enfant, le martyre dtt
père, le dévouement méconnu de la belle-mère.
Un grand volume in-8°jésus de 275 pages broché, 10 francs; couver-
ture toile, avec fers spéciaux, 12 francs.
Les Étapes de Mmt Tambour, de Georges Le Faure, avec cent
illustrations de Tiret-Bognet, offrent le récit dramatique et humoris-
tique des campagnes de 1808-1809 contre l'Espagne et contre l'Au-
triche. L'histoire y est scrupuleusement respectée au milieu des aven-
tures de la cantinière, de son fils le jeune tambour, et d'un grand
nombre de personnages héroïques créés pour notre émotion par le
talent patriotique de G. Le Faure.
Un volume grand in-4° de 320 pages broché, 10 francs; couverture
toile, avec fers spéciaux, 12 francs.
Les Aventures d'un notaire, d'Ernest Blum, illustrations d'André
Névil. Ce sont des aventures folles et tenant à la féerie, mais dune
fantaisie très réjouissante.
Il s'agit d'un notaire trop gourmand qui, en allant lire un contrat de
mariage chez un layettier-emballeur, s attarde devant un tonneau de
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LIVRtS D'ETRBMBS 119?
mélasse exposé à la porte d'un épicier. Poussé par un gamin, il y
tombe... Surpris au moment où il commençait à se déshabiller pour
se débarrasser de cette mélasse encombrante, il se réfugie dans une
caisse d'emballage déjà habitée par un voleur se préparant à faire un
coup.
La caisse est expédiée avec son contenu et l'infortuné notaire voyage
en compagnie du voleur pendant de longs mois au milieu de péripéties
sans nombre et des plus gaies. Un volume grand in-8° de 275 pages
broché, 8 fr.; couverture toile, avec fers spéciaux, 10 francs.
L' Indo-Chine, par Gaston Donnet, est ornée de nombreuses illus-
trations d'après nature. Par un récit attrayant, l'auteur met à même
la jeunesse de connaître des contrées d'un intérêt si grand pour nous ;
il les a parcourues avec son expérience d'explorateur, ce ne sont donc
pas des récits fictifs, mais bien des pages vécues, écrites d'un style
imagé, dont on ne saurait trop recommander la lecture aux jeunes gens.
Un volume grand in-4° d'environ 300 pages broché, 12 francs;
cartonné toile, tranches dorées, 15 francs.
Sur les Côtes de France (Mer du Nord et Manche), par Constant
de Tours, avec 367 illustrations d'après nature. Dans Paris à ta mer,
r auteur embarquait son héros à Paris et lui faisait descendre la Seine
jusqu'à la mer. Aujourd'hui il le guide sur les côtes de la Manche et
de la mer du Nord si aimées des écoliers en vacances.
Un volume grand in-4° broché, 10 francs; cartonné toile, plaque
spéciale, 12 francs.
Victor Hugo (1802-1902), par Mmo E. Méaulle.
Toute une génération se meut dans ce livre et se développe avec ses
ardeurs, ses fièvres, ses luttes.
Tous les personnages qui gravitent autour du poète sont dessinés de
main de maître. C'est Théophile Gautier, c'est Charles Nodier, Honoré
de Balzac, Delacroix, Devéria, Nanteuil, Johannot, les écrivains, les
peintres, le romantisme.
Des illustrations nombreuses et soignées, des documents irréfu-
tables, des autographes complètent ce volume.
Grand in-4° broché, 6 francs; cartonné toile, 7 francs.
UÈcurie Patardot, superbe et amusant album illustré en couleur.
L'auteur nous raconte les succès et les déboires de Patardot, brus-
quement élevé par la fortune du métier de tondeur de chiens à la
situation de propriétaire de chevaux d'obstacles; il nous promène avec
son personnage à travers les centres d'entraînement, les champs de
courses, les ventes de chevaux de pur sang et nous décrit, avec une
rare connaissance de son sujet et une fidèle observation, les diffé-
rents types qui s'agitent dans le monde si bariolé du turf. Autour de
ces types s'agitent en des aventures extraordinaires le coiffeur Prosper
Barbe, le roi nègre Morikokorico, et une foule d'autres personnages.
Dans un cartonnage toile, fers spéciaux, prix : 12 francs.
Mes images. Ces albums, éternelle joie des enfants et même des
parents, de ceux qui ne lisent pas encore comme de ceux qui ne lisent
[Presque plus, viennent de s'augmenter d'une nouvelle collection dont
es deux premières séries promettent des quantités d'éclats de rire, de
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1198 LlYMS DWBIWHS
Îourquoi et de parce que. Appelé à passer mille fois dans les mains de
[. Bébé, la reliure en est en toile pleine. Chacun de ces albums con-
tient 20 sujets sur papier fort. Le dessin de la couverture est de
Giraldon. — Prix : 3 fr. 50.
Bibliothèque de mes Petits-Enfants. Nouvelle et jolie collection
Sour les enfants, à couverture bleue pour les garçons, et rose pour les
émoi selles. Dix volumes viennent de paraître; histoires intéressantes,
illustration soignée, format in-8°, reliure en toile d'un joli aspect; que
de sagesse promise et tenue pour obtenir des chers parents cette col-
lection. — Prix : 2 francs le volume.
LIBRAIRIE J.-B. BAILL1ÈRE ET FILS
La Vie des Animaux illustrée.
La Vie des Animaux illustrée a pour but de présenter, sous une
forme à la fois exacte et pittoresque, l'histoire de ceux qui sont nos
commensaux, nos serviteurs ou nos ennemis, à la surface du globe.
M. Edmond Perrier, le savant directeur du Muséum d'Histoire natu-
relle, membre de l'Institut, a bien voulu prendre la direction de cette
vaste publication; il a confié la rédaction des Mammifères et des
Oiseaux à un de ses élèves, M. A. Menegaux, assistant de la chaire de
Mammalogie et Ornithologie au Muséum, connu par de nombreux tra-
vaux de zoologie et déjà rompu aux difficultés de l'exposition d une
science aussi variée, par quinze années d'enseignement dans nos
grands lycées.
Les animaux ont été classés méthodiquement d'après les dernières
données de la science, et rangés en groupes bien définis répondant à
des types connus : les Singes, les C/iats, les Chiens, les Chevaux,
les Ours, les Phoques, les Eléphants, les Bœufs, les Moutons, les
Cerfs , etc., qui forment autant de fascicules séparés.
Dans chacun d'eux on trouvera l'histoire complète d'un groupe;
l'auteur donne sommairement les caractères anatomiques; il a rédigé
ses descriptions d'après nature, ayant sous les yeux les magnifiques spé-
cimens réunis dans les galeries du Muséum. Il insiste sur la distribution
géographique, les mœurs, les habitudes; il indique les procédés de
chasse, les produits utiles, l'acclimatation et la domestication. Il s'est
efforcé de rendre le texte aussi intéressant, aussi captivant que pos-
sible, en semant le récit d'anecdotes originales et authentiques.
Ce livre n'est pas seulement une description des animaux sauvages
oui peuplent les déserts de l'Afrique ou de l'Asie, une large place a été
faite à nos animaux domestiques.
Ce qui constitue l'originalité de ce bel ouvrage, c'est son illustra-
tion, due à un artiste de grand talent, W. Kuhnert. Toutes les figures
sont entièrement nouvelles, et spécialement dessinées par lui pour la
Vie des Animaux illustrée. — On a pu arriver ainsi à un effet
d'ensemble tout à fait artistique que ne pourrait donner la simple re-
production de photographies émanant de sources multiples.
Les souscriptions aux deux volumes complets des Mammifères sont
acceptées à raison de 40 francs, quel que doive être le nombre de
pages, de planches et de livraisons.
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UVBES D'ETRENNES 1199
On peut s'inscrire également pour recevoir les fascicules au fur et
à mesure de leur apparition, à raison de 0 fr. 20 par feuille de 8 pages
de texte ou par planche coloriée.
La première monographie, consacrée aux Singes, vient de paraître.
Elle est précédée d'une magistrale introduction de M. Perrier et com-
prend 156 pages, 23 photogravures et 9 aquarelles en couleurs. Prix :
'6 francs.
LIBRAIRIE NON Y
La Navigation aérienne, par J. Lecornu, ingénieur, membre de la
Société française de Navigation aérienne. — Un très beau vol.
(31X2!), illustré de 360 gravures, titre rouge et noir; broché, 10 fr. ;
relié fers spéciaux, 14 fr. ; reliure amateur, 18 fr.
On demandait à Franklin : « A quoi servent les ballons? — A quoi,
répondit-il, sert l'enfant qui vient de naître? » A semblable Question
posée aujourd'hui, cent vingt ans après l'invention des ballons, ce
livre vient de répondre, parla simple exposition des faits, qu'immenses
sont les services rendus par l'aérostalion à la météorologie, à l'astro-
nomie, à la physique, aux arts militaires, et que nous lui avons dû,
nous Français, un précieux secours pendant le siège de Paris. L'auteur
nous présente dans leur ordre chronologique, depuis la période lé-
gendaire jusqu'aux derniers événements de Vannée, les faits se
«rattachant tant à l'aviation qu'à l'aérostation . C'est une histoire
vraiment vivante, où l'auteur s'efface fréquemment pour laisser la
parole aux personnages contemporains des époques considérées. Le
récit en prend une saveur toute particulière que vient doubler une
illustration extrêmement riche et abondante. Nous assistons, singu-
lièrement captivés, aux efforts des inventeurs, aux progrès incessants
des aéronautes et des savants de tous pays s'acharnant au palpitant
problème, et si nous sommes émus au récit des accidents dont ils sont
parfois victimes, la relation de leurs succès, encore relatifs peut-être,
mais à. coup sûr remarquables, nous pénètre d'enthousiasme. En
fermant cet instructif et intéressant ouvrage, le lecteur amusé et
charmé perçoit l'avenir brillant réservé à la navigation aérienne.
LIBRAIRIE LELAKGE
Cartes postales d'art absolument inédites. (Collections de grand
luxe.) L'Art mystique — les Saintes, — l'Art héraldique, —
Armes des Villes de France.
Nos lecteurs apprécieront comme il convient ces deux remarqua-
bles séries de cartes postales illustrées, à la fois pleines d'intérêt et
de caractère vraiment artistique. Excluant toute banalité, elles ne
peuvent manquer de séduire les collectionneurs sérieux et se trouvent
tout indiquées comme cadeau à l'occasion des étrennes.
Les Saintes paraissent en séries de six sujets différents :
Les six déjà parues comprennent : saintes Marie, Marguerite, Marthe,
Cécile, Agnès, Marie-Madeleine; saintes Rose, Claire, Geneviève, Ger-
maine, Jeanne, Catherine; saintes Hélène, Thérèse, Agathe, Elisa-
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1200 LIVRES D*ETRENNE8
belh, Isabelle, Glotilde; saintes Lucie, Berlhe, Mathilde, Eugénie, Jus-
tine, Suzanne ; saintes Blanche, Adèle, Françoise, Reine, Anne, Aimée;
saintes Amélie, Radegonde, Angèle, Constance, Solange, Alice.
D'autres séries de Saintes et Saints formant la suite sont en cours
«Vexécution. Prix : 0 fr. 20 la pièce, ou 1 franc la série de 6 en noir;
0 fr. 40 la pièce, ou 2 francs la série de 6, richement coloriées à la
main, franco contre mandat-poste.
Les quatre premières séries parues de Y Art héraldique comportent
également six sujets différents, savoir :
ire série : Paris, Marseille, Bordeaux, Lyon, Amiens, Nancy.
2e série : Nantes, Toulouse, Rennes, Lille, Dijon, Reims. 3e série*:
Toulon, Besançon, Caen, La Rochelle, Troyes, Angers. 4e série :
Rouen, Le Mans, Versailles, Orléans, Saint-Malo, Clermont-Ferrand.
D'autres séries formant suite, sur la France et l'étranger, sont en
préparation.
Les armes des villes de France sont également éditées sous forme
de Menus de grand luxe, sur papier à la forme, également enluminées
à la main (format O™,!! sur 0m,25 de haut). Prix : 0 fr. 50 l'exem-
plaire; 5 fr. 50 la douzaine; 10 francs les 24 cartes postales héral-
diques. Prix des menus : 1 franc pièce, 40 francs la douzaine; contre
mandat-poste.
P. S. — La maison se charge de toutes recherches et travaux
héraldiques : reproduction d'armoiries sous toutes formes, constitu-
tion de blasons, arbres généalogiques, etc., à des prix très modérés.
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CHRONIQUE POLITIQUE
23 décembre 1902.
Il n'est bruit que de l'arrestation de la famille Humbert. Le fait
ne devrait pas entrer dans cette chronique; il est d'ordre judi-
ciaire, et non politique. Mais nous vivons sous un tel régime que
l'emprisonnement d'une famille d'escrocs est devenu un événement
gouvernemental. Les Humbert étaient à Madrid depuis sept mois;
comment a-t-on pu l'ignorer? Gomment, sans que la police française
en sût rien, est-ce la police espagnole qui les a découverts? Et main-
tenant, qui va les poursuivre? Qui va requérir contre eux? Leurs
amis d'hier, leurs commensaux, leurs protégés. Le monde officiel
avait chez eux table ouverte, et c'est devant lui qu'ils vont compa-
raître. Voici, d'autre part, que M. Waldeck-Rousseau vient de
rentrer à Paris, et, il y a quinze jours à peine, M. Gauthier (de
Clagny), interpellant le cabinet sur l'étrange impunité qui couvrait
. les Humbert, disait : « J'ai la conviction que la famille Humbert
sera arrêtée le jour où un ancien président du conseil estimera
que le moment est venu pour lui de reprendre définitivement le
pouvoir. »
Est-ce donc à l'Elysée, en même temps qu'au Palais de Justice,
que le procès va s'engager, et le sort de M. Loubet dépend- il de
la destinée des Humbert?
Mais, pour se faire accusateur, si tant est qu'il en ait l'idée,
M. Waldeck-Rousseau est, à son tour, un accusé. Il a, lui aussi, à
se défendre devant l'opinion publique. Tout le monde a lu la dépo-
sition de M. Judet devant la commission chargée de l'enquête sur
l'élection de M. Syveton. Il en résulte nettement que le mot d'ordre
du cabinet Waldeck-Rousseau, 'dès son origine, a été celui ci : « Nous
sommes ici pour faire acquitter Dreyfus », et que, sans la protesta-
tion du général de Galliffet, protestation dont on n'essaie plus de
contester les termes, rien n'eût été épargné pour corrompre les juges
et fausser leur sentence.
L'entreprise a échoué une première fois; elle n'est pas aban-
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1202 CHRONIQUE POLITIQUE
donnée; elle est toujours dans la pensée des gouvernants. Le
dreyfusisme est au fond de la guerre religieuse. Pour venger
Dreyfus» il faut détruire l'armée, et, le meilleur moyen de la
détruire, c'est de déchristianiser la France. Qui, mieux que l'ensei-
gnement religieux, peut, en effet, inspirer les vertus militaires,
les vertus qui font les héros? Quand le général André dit aux
tireurs de Nancy cette impiété niaise : « Il vaut mieux aller an
stand que d'aller à la messe » ; quand M. Pelletan dit aux socia-
listes de Cherbourg : « Je tiendrai à l'observation rigoureuse de
la discipline, surtout de la part des chefs », les deux person-
nages travaillent à la même œuvre; détruire dans l'armée les
forces morales sans lesquelles elle ne peut vivre, la discipline en
livrant les chefs à la suspicion des soldats, l'esprit de sacrifice en
attaquant la foi qui en est le premier principe.
Le successeur de M. Waldeck-Rousseau était fait pour continuer
la tâche de son devancier. Il s'y est jeté avec fureur, et il a
trouvé pour le seconder des auxiliaires dignes de lui.
Dans une lettre que nous citions récemment, Paul Bert écrivait
qu'un moyen d'arriver à la suppression presque totale du budget
des cultes serait de supprimer graduellement le traitement des
curés. C'est à quoi s'applique M. Combes, au mépris du Con-
cordat, qu'il ne cesse de violer, tout en l'invoquant. On ne compte
plus le nombre des victimes qu'il a faites dans les rangs du clergé.
Il s'attaque maintenant aux évèques. Après le traitement de MgrPer-
raud, il a supprimé celui de Mgr Petit, archevêque de Besançon,
de Mgr Bardel, évèque de Séez, de Mgr Touchet, évêque d'Orléans,
noms que nous nous plaisons à inscrire ici pour les proposer i
la gratitude et à la vénération de ceux qui nous lisent. Le prési-
dent du Conseil avait pourtant fait un oubli; il n'avait pas sup-
primé le traitement de Mgr Chapon, évêque de Nice. L'omission
était singulière; elle ne pouvait s'attribuer qu'à l'intervention du
ministre des finances, M. Rouvier, qui, candidat sénatorial dans les
Alpes-Maritimes, se rendait compte du tort que risquerait de lui
faire une telle mesure prise contre un évêque universellement aimé
dans son diocèse. M. Combes s'était donc résigné, dans l'intérêt
de son collègue, à ne pas commettre cette iniquité. Mais
Mgr Chapon ne s'est pas résigné, lui, à ne point la subir. C'était bien
mal le connaître que de croire que, lorsque ses frères dans l'épis-
copat étaient frappés, il consentirait à être mis à l'abri. 11 a écrit
au ministre des cultes pour revendiquer sa part de responsabilité
dans l'initiative de la pétition des évèques, et le ministre lui a
répondu, en le privant, lui aussi, de son traitement. Evêque et
ministre, chacun a agi conformément à sa mission et à sa nature.
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CHRONIQUE POLITIQUE 1205
Nous n'essaierons pas de louer Mgr Chapon. Il a déjà donné plus
d'une preuve de son haut caractère. Tout ce que nous dirons de
lui, c'est qu'il fût penser au grand évêque dont il a recueilli le
dernier soupir, à Mgr Dupanloup. Il est de cette race.
Les journaux ont publié quelques-uns des exposés de motifs, par
lesquels le ministre des cultes prétend justifier ses propositions sur
ou plutôt contre les demandes formées par les congrégations. Ces
exposés ne sont pas des considérations gouvernementales, ce sont
des articles de la Lanterne; ce sont d'ineptes et grossières inven-
tions, telles qu'elles pourraient sortir d'une loge maçonnique ou
d'un cabaret socialiste. La raillerie, l'inconvenance, le mépris de
la vérité, l'ignorance, s'y disputent la place. On sent bien que les
rédacteurs de ces tristes écrits sont en face de religieux; sachant
que de leur part ils n'ont rien à craindre, ils osent tout.
Le morceau le plus frappant en ce genre est l'exposé relatif aux
Salésiens, à cet ordre fondé par un homme admirable que l'Eglise
mettra peut-être un jour sur ses autels, par dom Bosco, pour le sou-
lagement des indigents, des malades, et l'éducation des enfants du
peuple. Parce que dom Bosco a soulevé sous ses pas l'enthousiasme
des foules, parce qu'il a été l'objet d'une vénération, que M. Combes
n'a aucune chance d'obtenir pour lui-même, parce qu'il a, sous la
bénédiction de Dieu, fait des œuvres merveilleuses, le renégat se
plaît à l'insulter; il le traite comme les Juifs traitaient le Christ, il
fait de lui un imposteur; il travestit le caractère de ses fondations,
il veut n'y voir qu'une industrie criminelle; il poursuivrait en
justice, s'il dépendait de lui, — il l'a déjà essayé, mais en vain,
— les religieux Salésiens.
Chateaubriand écrivait autrefois : « Il n'y a que l'honneur qui
puisse infliger le déshonneur. » A ce compte, les Salésiens ont
tout droit de ne pas se sentir atteints par les accusations du
président du Conseil. Leurs élèves se sont déjà soulevés, dans une
lettre pathétique, contre ses calomnies. Dans sa rage aveugle, le
malheureux n'a oublié qu'une chose, c'est que le jury de l'Expo-
sition de 1900 a d'avance vengé de ses outrages les religieux de
dom Bosco; c'est qu'appelé à se prononcer sur leur œuvre, cette
œuvre que M. Combes rendrait presque passible des tribunaux, il
a fait d'elle un éloge sans réserves.
Le président de ce jury, dans une lettre aussi digne que décisive,
vient de le rappeler au ministre.
« Vous semblez ignorer, Monsieur le Président du Conseil, écrit
H. Anatole Leroy- Beau lieu, que l'Exposition universelle de 1900
a décerné à cette congrégation une haute récompense, une médaille
d'or, pour ce que vous ne craignez point d'appeler ces pseudo-
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1204 CBROfUfyjfi POLITIQUE
orphelinats. Gomme président du jury de la classe qui a décerné
celte médaille (classe 108), œuvres pour le développement intel-
lectuel et moral des ouvriers, je suis contraint de protester publi-
quement contre la légèreté et l'inconvenance d'une pareille appré-
ciation. Elle ne tend à rien moins qu'à incriminer la conduite du jury
international que j'avais l'honneur de présider, et à discréditer
aux yeux de la France et de l'étranger les prix accordés à notre
grande Exposition. »
En même temps que pour les Salésiens, ML Leroy-Beaulieu pro-
teste pour ion te s les congrégations que ce gouvernement de malfai-
teurs diffame, et que les jurys de l'Exposition ont couronnées.
« Il me semble, ajoute-t-il, que, pour être complète et conscien-
cieuse, l'enquête ordonnée par vous sur les établissements congre-
ganistes eût dû tenir compte des récompensés obtenues par ces
établissements au solennel rendez-vous de 1900. Le jury interna-
tional qui les leur a décernées était composé d'hommes de haute
valeur dont personne ne saurait mettre en doute ni la compétence
ni l'impartialité. C'est en leur nom et pour l'honneur même de la
France que je dois apporter ici le témoignage de ma respectueuse
admiration aux Salésiens de dom Bosco, à ces hommes de bien,
méconnus ou calomniés par votre administration. »
Le ministre a reçu, sans broncher, cet écrasant démenti; il
n'avait rien à répondre, et nous croyons volontiers que sa pudeur,
familiarisée avec les affronts, ne s'en est pas émue. Mais quelle
misère pour la France que d'être officiellement représentée par
de tels hommes I /
Ce ne sont pas seulement les Salésiens que le ministre des
cultes a calomniés. Contre tous les ordres sa véracité est la même.
En veut-on un autre exemple? 11 y a une congrégation, dite des
Missionnaires africains, dont la maison principale est à Lyon,
mais qui possède en Auvergne, à Chamalières, près de Clermont,
un, établissement où se préparent les sujets qui vont ensuite évan-
géliser les populations du continent noir. M. Combes est d'avis
d'accorder l'autorisation à la maison de Lyon ; mais il la refuse &
celle de Chamalières, comme un homme qui, prétendant conserver
un arbre, commencerait par en arracher les racines; quelle raison
donne-t-il de ce refus? Une raison analogue à celle qu'il allègue
contre les Salésiens. A l'entendre, les rapports « les plus défa-
vorables » lui ont été faits sur l'établissement de Chamalières, et
les élèves qu'on y admet sont pour la plupart des étrangers. Or,
le conseil municipal de la commune, qui est républicain, a pris
une délibération par laquelle il proclame le patriotisme des mission-
naires, les services qu'ils rendent, l'estime universelle dont ils
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CHR0N1QDK POUT1QUK 1205
jouissent, et, en fait d'étrangers, il n'y a dans la maison de Cha-
malières que des Alsaciens- Lorrains. Pour H. Combes, comme
pour son maître, Jaurès, la question de F Alsace -Lorraine est
résolue, et ces enfants de nos provinces, qui viennent chercher sur
notre sol les moyens de se rendre utiles à la France, ne sont plus
des Français.
Il faut le reconnaître, le chef du cabinet n'est pas le premier
qui ait tenté de dénigrer ces congrégations dont les délé-
gués du monde entier, dans l'Exposition de 1900, avaient haute-
ment, et à l'honneur de notre pays, célébré le mérite. N'est-ce pas
le président actuel de la Chambre, . M. Léon Bourgeois, qui,
dans le débat sur la loi des associations, osait accuser les Frères
des écoles chrétiennes de prêcher la guerre civile? Cependant il
avait lui* même présidé le jury qui les avaient récompensés; il ne
pouvait nier que les Frères eussent obtenu le grand prix pour leurs
établissements à l'étranger et aux colonies, la médaille d'or pour
leurs écoles de France; il n'en. avançait pas moins contre eux
cette imputation dont ces récompenses exceptionnelles dénonçaient
la fausseté, et la Chambre, prenant la calomnie à son compte, en
ordonnait l'affichage.
Ce3 précédents nous donnent l'idée de ce que sera, à la rentrée
du Parlement, la discussion sur les projets de loi relatifs aux
congrégations. D'ici là, le Sénat aura été renouvelé pour un tiers;
nous n'avons pas besoin de dire quels vœux nous formons pour
l'issue de ces élections partielles. Mais, quel qu'en soit le résultat,
il ne changera pas l'esprit de la majorité.
Dans les deux Assemblées, nous pouvons donc nous attendre à
un débordement de sottises et de mensonges. Tout ce qu'ont pu
amasser la haine, la bêtise enragée, les plus absurdes et les plus
fausses légendes, va se déchaîner comme un torrent d'immondices,
dans l'enceinte parlementaire.
Bien que les Jésuites n'aient rien à faire dans la discussion,
puisqu'ils ont dédaigné d^ solliciter une autorisation qu'ils savaient
d'avance refusée, nous serions bien étonnés si la faction ne les y
introduisait pas. Elle ne se pique d'ailleurs ni de savoir ni d'exac-
titude; elle confondra, sans y regarder de près, tous les ordres
dans le pêle-mêle de ses injures et de ses calomnies. On lui
répondra, nous n'en doutons pas; les défenseurs de la liberté reli-
gieuse, appelés à parler dans ce grand débat, préparent dès aujour-
d'hui les réfutations nécessaires. Mais il ne suffit pas de réfuter; il
faut attaquer; il ne suffit pas de soutenir la cause des congréga-
tions, de les faire connaître, de les venger; il faut encore demander
à ceux qui les accusent ce qu'ils sont eux-mêmes, quels sont leurs
25 DÉCEMBRE 1902. 78
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«06 CHHCffliQUE POLIT1QDÏ
titres, leurs œuvres, leurs services, quels gages ils ont donnés de
leur dévouement au pays, à la science, aux pauvres et aux malades.
Osons le dire, les conservateurs et les modérés, ont, jusqu'ici, même
dans leurs plus louables efforts, fait preuve de trop de modestie et
de timidité. Us sont trop restés sur la défensive, quand ils avaient
tant de motifs et tant de droits de prendre l'offensive. Ce ne
sont pas seulement des plaidoiries qu'ils ont i faire; ce sont de»
réquisitoires. A entendre les orateurs de la défense républicaine,
ce seraient eux qui représenteraient contre nous la liberté, la tolé»
rance, la paix sociale. Ces hommes du bloc, ces apologistes de la
Terreur et de la Commune, ces prescripteurs ébontés de tout ce qui
ne pense pas cumme eux, osent parler de la « Terreur blanche »$
ils osent accuser d'absolutisme la monarchie constitutionnelle et
présenter contre elle leur gouvernement comme un régime de
liberté; ils osent, après trois siècles, évoquer le souvenir de la
Saint-Barthélémy, oubliant, ou plutôt ignorant qu'au dix-sepûèmt
siècle, sous le règne de Louis XIV et presque sous son regard*
Bossuet, instruisant le Dauphin, ne craignait pas de la flétrir,
tandis qu'eux n'admettent point qu'on médise de Robespierre et
qu'ils faisaient naguère interdire, par respect pour cette abominable
mémoire, la représentation de Thermidor. Ce sont eux qui pré-
tendent nou9 donner des leçons de justice, de modération, de
liberté, et on les écouterait; et l'on se contenterait d'excuser ou
d'atténuer, en leur répondant, les fautes des gouvernements
passés, et on ne les confondrait pas sous l'accablant contraste de
ce qu'a fait la monarchie, de l'état dans lequel, au -dedans comme
au-dehors, elle a laissé la France, avec la situation troublée, misé-
rable, appauvrie, humiliée qu'ils lui ont faute I
Us attaquent les congrégations ; ils incriminent leurs œuvres; ils
nient leurs bienfaits. Qu'ils nous disent donc ce qu'ils ont fait eux-
mêmes, depuis qu'ils sont les maîtres! Ils conviennent que l'Assis-
tance publique a besoin qu'on lui donne « aide et ressources » ; ils
avouent que, s'ils n'ont pas appliqué aux congrégations charitables,
en même temps qu'aux congrégations enseignantes ce qu'ils appellent
la loi, c'est qu'ils ne sont pas encore en situation de les remplacer.
Mais il y a bientôt trente ans qu'ils sont au pouvoir; comment ne
se sont-ils pas mis en mesure de remplir cette mission dont l'Etat,
à les entendre, doit avoir le monopole? Et d'ailleurs, ces œuvres,
qu'ils ne peuvent encore supprimer, se sentant incapables de les
remplacer, ce n'est pas le budget officiel qui les a créées; c'est le
dévouement, c'est la bourse de particuliers; que n'ouvrent- ils la
leur? que ne montrent- ils leur dévouement? Les millionnaires ne
manquent pas dans leurs rangs; comment se fait-il qu'ils n'aient
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CHRONIQUE POLITIQUE 1207
rien fondé, et que, lorsqu'ils sont malades, eux ou leurs proches,
ce soit encore bien souvent à des religieux et à des religieuses,
que ces mécréants, ces persécuteurs, sans s'en vanter, aient
recours?
Ils accusent l'enseignement qui se donne dans les écoles privées ;
ils le disent contraire à l'esprit moderne. Quel est donc cet esprit
moderne et en quoi consiste- 1- il? 11 y a un esprit qui est de tous
les temps, ancien et moderne à la fois, qui prescrit d'aimer Dieu,
d'aimer sa famille, d'aimer son pays, de l'honorer chez ceux qui
ont fait son glorieux passé comme chez ceux qui le servent dana le
temps présent. Qu'ils nous citent donc une seule école libre, où cet
esprit ne domine pas, un seul manuel civique émané des congré-
gations, où cet enseignement ne soit pas donné ! Mais, en revanche,
qu'ils montrent les leurs, et, s'ils les tiennent dans l'ombre, que les
défenseurs de la liberté n'hésitent pas à les faire connaître. On y
verra sous quels traits ils peignent aux générations nouvelles la
France de saint Louis, de Jeanne d'Arc, de Bayard, de Henri IV, de
Turenne et de Gondé. Tandis que l'Angleterre, l'Allemagne, tous
les Etats de l'Europe apprennent à leurs enfants à respecter les
ancêtres, à se faire gloire des traditions nationales, à chercher
dans les exemples de leurs pères l'inspiration de leurs actes, on y
verra qu'ils font de l'ancienne France un tableau tel qu'il n'y aurait
plus, s'il était exact, qu'à en rougir devant l'étranger et que, si
l'étranger qui, plus juste qu'eux, sait bien ce que fut l'histoire de
notre pays, voulait chercher contre nous des armes, il n'aurait
qu'à les demander à ces manuels, dont les auteurs se disent
Français.
Mus cette instruction qu'ils réclament avec fracas, cet enseigne-
ment, qu'ils veulent obligatoire, nous avons, en ce moment, la
preuve de l'intérêt qu'en réalité ils lui portent. De leur propre
aveu, et par leur fait, à la suite de la fermeture des établissements
libres, il y a aujourd'hui plus de 85,000 enfants qui ne vont à
aucune école. Gomment les sectaires vont -ils parer à ce malheur?
En l'aggravant, en fermant, après le rejet des autorisations
demandées, un plus grand nombre d'écoles, en poursuivant jusque
dans les familles les religieux ou les religieuses qui auront recueilli,
pour les instruire, des enfants errants dans les rues. De même pour
les pauvres ; ils suppriment à Marseille l'asile de nuit fondé par
les Frères de Saint-Jean de Dieu, sous prétexte qu'il ne convient
pas de donner à des congrégations une clientèle de miséreux. Où
les mettront-ils? Qu'en feront-ils? Diront-ils qu'ils vont cons-
truire des écoles et des asiles? Ils n'ont pas d'argent; ils ne savent
comment s'en procurer; même pour la défense nationale, et quand
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1208 CHRONIQUE POLITIQUE
les grands États, en face de conflits imminents, redoublent leurs
armements, ils diminuent les crédits. Les ressources leur échap-
pent de toutes parts, sous l'effet de leurs folles dilapidations et
de la méfiance publique, et c'est dans ce moment que, pour le seul
besoin de haïr et de proscrire, ils se créent l'obligation de dépenses
nouvelles I
Ne pouvant nier la révolte unanime qu'avait soulevée en Bre-
tagne la persécution dirigée contre les congrégations, 11. Combes
avait imaginé de l'attribuer à un complot royaliste. L'artifice n'a
pas réussi; les maires républicains, et en leur nom, M. Delobeaa
au Sénat, en ont fait justice. Une fois de plus, M. Combes a été pris
en flagrant délit d'altération de la vérité. Cela ne l'a pas découragé.
Epouvanté des suites de la grève des inscrits maritimes de Mar-
seille, grève dont son gouvernement était responsable, il a (ait
surgir à propos un sieur Castellani, qui, dans une proclamation
furibonde, ne parlait aux grévistes que de fusiller les traîtres et
aux soldats que de lever la crosse en l'air. Ce Castellani s'inti-
tulait président du comité nationaliste. Dès lors l'expédient était
trouvé. La grève était l'œuvre des nationalistes, et, aprè3 avoir mis
plus de trois semaines à s'en apercevoir, le ministère pouvait lancer
contre elle ses agents et ses troupes. Les organes du Bloc ont suivi
la consigne. Ils ont accusé les nationalistes. Il n'en seront pas
moins les premiers, vous le verrez bientôt, à demander l'amnistie
pour les grévistes de Marseille, et comme leur coutume n'est pas
plus de faire grâce aux nationalistes qu'aux curés, il faudra bien
reconnaître alors que les nationalistes n'étaient pour rieu dans
l'émeute, et que, comme la grève des mines, la faction gouverne-
mentale l'avait seule provoquée.
Du moment que le ministère se prononçait contre le mouvement
de Marseille, ce mouvement était fini. Avec une promptitude toute
méridionale, les matamores de la grève, menaçants la veille, se sont
effondrés. Ce dénouement n'en met que plus en lumière la faute du
gouvernement. Si, dès le premier jour, il s'était montré résolu, la
grève eût été tuée dans l'œuf, et ni les travailleurs, ni les armateurs,
ni la ville de Marseille n'auraient à déplorer les pertes immenses
qu'elle leur a coûtées. Ce ne sont pas seulement les inscrits mari-
times, et leurs patrons qui en ont souffert; ce sont toutes les indus-
tries, tous les métiers, tous les genres de commerce que la grève a
paralysés; c'est la Corse, privée des approvisionnements qu'elle
attendait eh vain; c'est l'Algérie, dont les produits ne pouvaient
arriver en France, et qui, par l'organe du maure d'Alger, adressait
au maire de Marseille des protestations désespérées; ce sont les
ouvriers, venus de loin, soit pour prendre du travail i Marseille,
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CHRONIQUE POLITIQUE 1209
soit pour en aller chercher en Algérie ou en Tunisie, et que l'immo-
bilité des navires et l'arrêt des chantiers retenaient dans la ville,
sans ressources et sans emploi.
Il y a là une répercussion des grèves sur tous les intérêts, à
laquelle on ne songe pas assez. Les démagogues de la Chambre se
donnent comme les amis du peuple; mais dans le peuple, ils ne
voient que les agitateurs. Les ouvriers, qui travaillent, qui vivent
en paix avec les patrons, sont bien du peuple, eux aussi; aux yeux
de la faction, ils n'existent pas. Nous ne songeons donc point à
les lui recommander; mais nous osons prier les conservateurs, les
nationalistes, les libéraux de penser à eux. Il en est, parmi les
adversaires du Bloc, qui croient apparemment faire acte de popu-
larité, en votant ou en proposant l'amnistie pour les faits de grève.
Par là, sans qu'ils s'en rendent compte, ils donnent uoe prime
aux grèves futures, une arme nouvelle à ceux qui les fomentent
contre les ouvriers qui les repoussent. Quelque attentat qu'ils
commettent, les grévistes ont l'assurance que le gouverne-
ment ne les arrêtera pas; si quelques-uns d'entre eux sont
incarcérés, leur épreuve est toujours courte; car une amnistie
vient régulièrement en abréger le terme. Ils en concluent qu'ils
peuvent tout se permettre, et ils appesantissent d'autant plus leur
joug et leur vengeance sur les ouvriers paisibles, que ceux-ci
savent qu'ils n'ont aucune protection à attendre de l'autorité.
L'amnistie n'est donc pour les grévistes qu'un encouragement,
pour les travailleurs qu'un sujet nouveau d'inquiétude.
Nous nous reprocherions, dans les limites qui nous sont tracées,
de ne pas mentionner au moins l'importante Encyclique que le
Saint-Père vient d'adresser aux évèques italiens, et qui, en réalité,
s'applique au clergé de tous les pays. Il y a là des leçons qu'on ne
saurait assez méditer sur le sévère recrutement des séminaires, sur
le devoir de n'y admettre que des jeunes gens dont la vocation
présente des garanties certaines S sur la nécessité pour les ecclé-
siastiques de résister « au mauvais courant du siècle », et de se
garder « des innovations inconsidérées », tout en tenant compte « de
la diversité des temps » et «des besoins de l'âge présent », enfin sur
4 Nous saisissons cette occasion de signaler le Recrutement sacerdotal, revue
récemment fondée à Limoges et dont l'objet semble une application anti-
cipée de l'Encyclique pontificale. Plus de cinquante évoques Font déjà
approuvée, et dans les articles judicieux et souvent remarquables qu'elle
publie, nous avons relevé avec plaisir, parmi les autorités qu'invoquaient
leurs rédacteurs, les noms de Mgr Dupanloup, de Mgr Bougaud, du P. Lacor-
daire, du P. Gratry, de Mgr Besson, et, parmi les vivants, de M. Bran-
chereau, réminent et vénéré supérieur du grand séminaire d'Orléans
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1210 CHfiORIQQl POUT1QOI
l'efficacité souveraine de l'exemple pour fortifier les enseignements
donnés au peuple. « Toute manière de s'occuper du peuple au prix
de la dignité sacerdotale et au préjudice des devoirs de la discipline
ecclésiastique, dit Léon XIII, ne pourrait être que hautement
réprouvée. »
La guerre civile qui sévissait au Venezuela a été interrompue par
les menaces de la guerre étrangère. Assailli par l'Angleterre et par
l'Allemagne,' auxquelles devait se joindre bientôt l'Italie, le prési-
dent Castro a fait appel, sans distinction de partis, à tous ses conci-
toyens, et le patriotisme, surexcité par l'invasion ennemie, semble
lui avoir répondu. L'Angleterre réclame le règlement de créances
pour lesquelles des sociétés britanniques n'ont reçu depuis long-
temps aucune satisfaction; elle exige aussi des dommages intérêts
pour ceux de ses sujets qui ont souffert des événements politiques,
et pour le traitement, contraire au droit des gens, dont plusieurs
de ses navires ont été victimes de la part des Vénézuéliens, aidés
par les autorités du pays. C'est également pour un grand nombre
de ses nationaux, ruinés par les guerres civiles, que l'Allemagne
demande des indemnités. Mais, de plus, s'il en faut croire des
correspondances étrangères, l'empereur Guillaume aurait dans cette
lutte des intérêts personnels. Le président Castro aurait refusé de
reconnaître les engagements de son prédécesseur envers la Zte-
tonto Gesell$chaft% compagnie allemande qui compterait le souve-
rain germanique au premier rang de ses actionnaires. Pour aider
cette compagnie à recouvrer ses créances, l'empereur aurait envoyé
en secret des fonds et des armes au chef des troupes révoltées contre
Castro, le général Matos. Les deux navires du Venezuela que les
Allemands ont coulés aussitôt après les avoir capturés, n'auraient
été anéantis que parce qu'ils servaient à surveiller les côtes sur
lesquelles étaient débarqués les secours fournis aux insurgés. Ce
qui est certain, c'est que la destruction de ces navires a soulevé le
mécontentement des Anglais, peu scrupuleux pourtant en cette
matière, et que le gouvernement britannique a tenu à faire savoir
que les navires du Royaume-Uni n'y étaient pour rien.
Tout est mystérieux dans ce conflit : la soudaineté de l'entre-
prise, la nature du pacte qui lie l'Allemagne et l'Angleterre, les
motifs de l'intervention de l'Italie, et, par-dessus tout, la pensée
des Etats-Unis. 11 y a sept ans, on ne l'a peut- être pas oublié, l'An-
gleterre soulevai! un différend avec le Venezuela sur une question
de frontières. Aussitôt les Etats-Unis s'émurent. Dans un message
hautain, le président Cleveland, s'armant de la doctrine de Monroê,
revendiquait pour son gouvernement le droit de faire trancher
le litige par une commission américaine; il déclarait que les Etats-
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OTROMQUE POLITIQUE 1111
Unis résisteraient par tous les moyens à une action de l'Angle-
terre contre le Venezuela. Le Foreign-Office comprit, et se garda
de maintenir les prétentions qu'il avait émises.
Le président Roosevelt ne s'est point prononcé. Son représentant
à Caracas, SI. Bowen, a transmis aux puissances coalisées les
propositions d'arbitrage qu'avait faites le président Castro. Qu'en
adviendra-t-il? Si l'arbitrage est admis, la grande république ne
tiendra- 1- elle pas à l'exercer? S'il est repoussé, demeurera-t-elle
indifférente, et n'exhumera- t-el le pas de nouveau contre les belli-
gérants la doctrine de Monroë? L'énigme se pose, non sans quelque
inquiétude, à Londres comme à Berlin,
Les deux Chambres du Parlement anglais se sont séparées, après
avoir voté YEducation-bill. On assure que les non- conformistes
ont résolu de ne pas se soumettre à cette loi, et qu'ils annoncent
déjà l'intention de ne point payer les taxes locales qui doivent
servir à l'entretien des écoles. Lord Rosebery lui-même ne les a
pas détournés de ce dessein : « Je ne suis pas personnellement en
faveur du refus du paiement des impositions locales, a-t-il dit à
leurs délégués; mais je ne suis pas dans la même position que
vous. » Et il a ajouté que, s'ils acceptaient cette loi, les dissidents
n'existeraient plus au point de vue politique. C'était assez les
encourager à la résistance.
Nous n'avons pas à juger YEducation-bill. L'appui que lui ont
donné les évêques catholiques nous autorise à penser que cette loi
ne placera pas les écoles, autant que l'affirment les non-confor-
mistes, sous le joug de l'Eglise anglicane. Mais, quelque opinion
qu'on ait sur elle, nous ne pouvons nous empêcher de relever l'atti-
tude de ceux qui croient qu'elle a lésé leurs droits. A peine le bill
est-il voté qu'ils se concertent pour en empêcher l'application et
en préparer l'abolition. Le résultat de leur agitation, nous dit-on,
peut être la reconstitution du parti libéral et la chute du ministère.
Les dissidents britanniques font pour leurs convictions ce que les
catholiques allemands ont fait pour leur foi. Ils ne se contentent pas
de gémir, de se lamenter, de s'indigner; ils s'unissent et ils agissent.
La cause peut être douteuse, mais l'exemple est bon à suivre.
Le Correspondant vient de perdre en la personne du comte
Albert de Rességuier, un de ses plus anciens et plus fidèles amis.
Membre des assemblées de 1849 et de 1871, M. de Rességuier
avait noblement servi toutes les causes qui nous sont chères ; il
avait été lié avec les hommes dont la collaboration et l'appui ont
illustré notre Recueil. L'intimité la plus étroite, une affection vrai-
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1212 CflROfttyUK POLITIQUE
ment fraternelle, l'unissait à H. de Falloux ; c'est assez dire avec
quel frémissement d'âme il assistait à la destruction graduelle de
cette loi de 1850 qu'il avait votée, et qui demeure, quoi qu'on
fasse, l'honneur du ministre qui l'a préparée et de l'Assemblée qui
l'a adoptée.
Issu d'une vieille race parlementaire qui a donné à la littérature
du Midi de brillants interprètes, M. de Rességuier avait lui-même
le goût de la poésie et des lettres, avec un esprit délicat et fin, une
conversation agréable, pleine de souvenirs que, jusque dans son
grand âge, il contait à merveille. Son commerce avait un charme
que rendaient plus pénétrant la bonne grâce de son accueil et la
générosité de son cœur. Dieu a le secret des œuvres dont ce grand
chrétien a rempli fa vie, et l'immortelle espérance, qu'ils puisent
dans cette pensée, peut seule adoucir l'affliction de ceux qui,
comme nous, l'ont beaucoup aimé.
Le Directeur : L. LAVEDAN.
L'un des gérants : JULES GERVA1S.
TABIS. — L. DE SOTE IT FIL», IMPW1TCOM, !«, BUE Dll r0tiÊ»-8AITT-JA«Q0
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^ f
M>^
X—-***
TABLE ANALYTIQUE
ET ALPHABÉTIQUE
DU TOME DEUX CENT NEUVIÈME
(onrr soDCASTs-TanziiMB di la ioutilli rtau i)
Nota. — Les noms en capitale! grasses sont ceux des collaborateurs du
Correspondant dont les travaux ont paru dans ce volume; les autres, ceux des
auteurs on des sujets dont il est question dans les articles.
Abréviations : Art., article; — G. R., compte-rendu.
ANIN (J. d'). Laquelle? 1. 10 octobre.
81. — 25 octobre. 274. — 10 no-
vembre. 451. — IV. Fin. 25 no-
vembre. 662.
BÉGHAUX (A). La vie économique
et le mouvement social. 10 novem-
bre. 537. •
BOISSIBU (Henri de). Les hospices
civils de Lyon. 25 novembre. 736.
BORDEAUX (Henry). Le divorce
dans le roman et au théâtre.
25 novembre. 641.
BOURKLLY (Général). Nos écoles
militaires d'officiers. Tendances
actuelles : les réformes du général
André. 10 novembre. 476.
BRUNETI&RE (Ferdinand). Le
Le progrès religieux dans le catho-
licisme. 10 novembre. 393.
CHADMB1X (André). La collection
Outuit. 10 décembre. 937.
Chronique politique. 10 octobre. 179.
25 octobre. 372. — 10 novembre.
571. — 25 novembre. 771. —
10 décembre. 987. — 25 décembre.
1201.
DELAY (Paul). L'esprit national
chez les Polonais d'aujourd'hui.
10 octobre. 20.
DBLMAB (Louis). Les microbes
sont-ils utiles? 25 novembre. 695.
DTJFOUGBRAY (L.). La campagne
de Masséna en Portugal (d'après
les Mémoires du colonel Delagrave).
10 novembre. 558.
GIBBONS (8. Ém. le cardinal). A
la mémoire de Montalembert.
Lettre au P. Lecanuet. 10 novem-
bre. 414.
GIBON (Fénelon). Le Congrès du
repos du dimanche dans rindus-
trie du bâtiment à Paris. 25 dé-
cembre. 1132.
GRABINSK1 (comte Joseph). Une
princesse révolutionnaire. Chris-
tine Trivulzio de Belgiojoso. I.
25 novembre. 617. — ÏI. Fin.
25 décembre. 1037.
GRANGES (Charles-Marc des). La
comédie et les mœurs sous la
Restauration et la monarchie de
Juillet. — L'argent et la politique.
H. 25 octobre. 221. — La famille,
l'amour et le marfage. IH. Fin.
25 novembre. 703.
HEIMANN (Rodolphe). Le Con-
grès des catholiques allemands à
Mannheim et la politique du
centre dans l'Empire. — II. Fin.
10 octobre. 59.
JOLY (Henri). L'avenir des con-
grégations en France. Un nouveau
mode d'existence est-il possible.
10 novembre. 429.
* Cette table et la suivante doivent ee Joindre au numéro du 25 décembre 1902.
25 décembre 190% 79
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1214
TABLE ANALYTIQUE DU TOME DEUX CENT NEUVIÈME
JOUBBRT (Louis). Les Œuvres et
les Sommes (chronique du monde,
de la littérature, des arts et du
théâtre). 25 octobre. 354. — 40 dé-
cembre. 947.-25 décembre. 1163.
KLEIN (Félix). Lettres inédites de
Xavier de Maistre à sa fs mille. I.
10 décembre, 899. — II. Fin.
25 décembre. 1103.
LACOMBE (H. de). Le centenaire
de Mgr Dupanloup. 10 octobre.
188. — Le cardinal Guibert. I.
25 décembre. 1060.
LANZAC DB LABORIE (Léon
de). La crise d'âme d'Ernest Renan
(Lettres du séminaire). 10 octobre.
43. — Une nouvelle histoire de
France (dirigée par E Lavisse).
25 octobre. 370. — L'armée des
Cent-Jours. (Napoléon : ses der-
nières années, par H. Gouderc de
8aint-Gham an t). 10 novembre. 518.
— Autour d'un coup d'Etat. (Lavé*
nement de Bonaparte, t. 1er, par A.
Vandal). 25 décembre. 1144.
LAPPARENT (A. de). L'éruption
des Antilles, d'après les dernières
missions scientifiques. 10 novem-
bre. 417.
LAVOLLÉE (René). Le chemin de
Caoossa. Les leçons du Kultur-
kampf allemand. 25 novembre.
581.
LEVESQUE (Donatien). La grande
vénerie du duc d'Aumale à Chan-
tilly. 10 novembre. 524.
Livres d'étrennes. 10 décembre. 973.
— 25 décembre. 1182.
MAISTRE (Xavier de). Lettres
inédites à £a famille, publiées par
Félix Klein. I. 10 décembre. 899.
— IL Fin. 25 décembre. 1103.
MATHIEU (Cardinal). Le Concor-
dat de 1801. — V. L'ultimatum et
le départ de Consalvi. 10 décembre.
781. — VI. La signature. 25 dé-
cembre. 997.
MEAUX (vicomte de). Souvenirs
politiques. Les tentatives de res-
tauration monarchique après la
guerre. — IL 10 octobre. 3. — III.
193.
MIGHON (Louis). Les généraux
boêrs. L'Angleterre et "Europe.
25 octobre. 299.
PARVILLE (Henri de). Revue des
sciences. 10 octobre. 171. —10 no-
vembre. 562. — 10 décembre. 966.
Pétition de Pépiscopat français aux
membres du Sénat et de la Chambre
des députés. 25 octobre. 382.
RAFFALOVICH (A.). La dynastie
Krupp. 10 décembre. 843.
RIVIÈRE (Louis). L'assistance aux
ouvriers sans travail. Colonies
agricoles et industrielles aux Pays-
Bas et en Allemagne. II. 10 octo-
bre. 154. — III. Fin. 25 octobre.
327. — La surveillance des éta-
blissements d'assistance privée.
10 novembre. 503.
'SEILHAC (Léon de). La grève et
l'arbitrage. 10 décembre. 820.
Sous-marins (les) anglais. 10 octobre.
120.
SPRONCK (Maurice). Emile Zola.
L'œuvre et l'homme. 10 octobre.
110.
TINSEAU (Léon de). Le secrétaire
de Mm* la Duchesse. I. 10 décem-
bre. 861. — II. 25 décembre. 1076.
TROGAN (Edouard). Le chef-d'œu-
vre d'un artiste écrivain (Miramar
de Majorque, par Gaston Vuillier).
25 novembre. 760. — Le livre d'or
des missions catholiques françai-
ses. (A propos de la publication
dirigée par le P. Piolet). — 25 dé-
cembre. 1150.
THUREAU-DANGIN (Paul). La
Renaissance catholique en Angle-
terre. Les divisions des catholi-
ques («851-1865). I. lOoctobre. 127.
— H. Fin. 25 octobre. 251.
FIM DE LA TABLE AEALV TIQUE DU TOME DEUX GBET NEUVIEME.
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TABLE
DU TOME CENT SOHANTE-IHEIZIÈME DE LA NOUVELLE SÉRIE
(DEUX CENT NEUVIEME DB Là COLLECTION)
1" LIVRAISON. — 10 OCTOBRE 1902
Souvenirs politiques. — Les tentatives de restauration monarchique
après la guerre. — II, par M. le vicomte de Mbaux 3
L'esprit national chez les Polonais d'aujourd'hui, par M. Paul Delà y. 20
La crise d'âme d'Ernest Renan, par M. L. de Lanzac de Laborib. 43
Le congrès des catholiques allemands à Mannheim et la politique du
centre dans l'empire. Fin, par M. Rodolphe Heimann 59
Laquelle? — I, par M. «T. d'Anin 81
Emile Zola. — L'œuvre et l'homme, par M. Maurice Sprohgk, député. 110
Les sous-marins anglais 120
La Renaissance catholique en Angleterre au dix-neuvième siècle. —
II, par M. Paul Thurrau-Dangin 127
L'assistance aux ouvriers sans travail. — Colonies agricoles et
industrielles aux Pays-Bas et en Allemagne, par M. Louis Rivière. 154
Revue des sciences, par M. Henri de Pabvillb 171
Chronique politique 178
Le centenaire de Mgr Dupanloup (1802-1902), par M. H. de Lacombb. 189
2* LIVRAISON. — 25 OCTOBRE 1902.
Souvenirs politiques. — Les tentatives de restauration monarchique
après la guerre. — III, par M. le vicomte de Meadx. ..... 193
La Comédie et les Mœurs sous la Restauration et la Monarchie de
Juillet. — II. L'argent et la politique, par M. C.-M. des Granges. 221
La Renaissance catholique en Angleterre au dix-neuvième siècle. —
LU, par M. Paul Thurbau-Dangin, de l'Académie française. . . 251
Laquelle? — II, par M. J. d'Anin .*.... 274
Les généraux boërs. — L'Angleterre et l'Europe, par M. Louis Michon. 299
L'assistance aux ouvriers sans travail. — Colonies agricoles et
industrielles aux Pays-Bas et en Allemagne. — Fin, par M. Rivière. 327
Les Œuvres et les Hommes, chronique du monde, de la littérature,
des arts et du théâtre, par M. Louis Jodbert 354
Une nouvelle histoire de France, par M. L. de Lanzac de Laborib. 370
Chronique politique. 372
Pétition de l'épiscopat français aux sénateurs et aux députés . . 382
3* LIVRAISON. — 10 NOVEMBRE 1902.
Le progrès religieux dans le catholicisme, par M. Brdnetièrb. . . 393
A la mémoire du comte de Montalemhert, par le cardinal Ginsois. 414
L'éruption des Antilles, d'après les dernières missions scientifiques,
par M. A. de Lapparent 417
L'avenir des congrégations en France. — Un nouveau mode d'exis-
tence est-il nécessaire? par M. Henri Jol y 429
Laquelle? — III, par M. J. d'Anin 451
Ie#
1216 TABLE DES MATIÈRES
Nos écoles militaires d'officiers. — Les réformes du général André,
par M. le générai Bourelly 476
La surveillance des établissements privés» par M. Louis Rivière. . 503
L'armée des Cent-Joure, par M. L. de Lakiac de Laborib 518
La grande vénerie du duc d'Aumale à Chantilly, par M. D. Lbvbsque. 524
La vie économique et le mouvement social, par M. A. Bé chaux. . 537
La campagne de Massent en Portugal, par M. L. Dufouoebay. . 558
Revue des sciences, par M. Henri de Parvillb 562
Chronique politique 571
4« LIVRAISON. — 25 NOVEMBRE 1902.
Le chemin de Canossa. — Les leçons du Kulturkampf allemand, par
M. René Lavollée 581
Une princesse révolutionnaire. — Christine Trivulzio de Belgiojoso.
I, par M. le comte Joseph Grabinski 617
Le divorce dans le roman et le théâtre, par M. Henri Bordeaux . . 641
Laquelle? — IV. — Fin, par M. J. d'Amin 662
Les microbes sont-ils utiles f par M. Louis Dslmas 695
La Comédie et les Mœurs sous la Restauration et la Monarchie de
Juillet. — III. La famille, l'amour et le mariage, par M. des Granges. 703
Les hospices civils de Lyon, par M. Henri de Boissibu 736
Miramar de Majorque, de M. Gaston Vuillier, par M. Trogan . . . 760
Chronique politique 771
5* LIVRAISON. — 10 DÉCEMBRE 1902.
Le Concordat de 1801. — V. L'ultimatum et le départ de Consalvi,
par 8. Em. le cardinal Mathieu 781
La grève et l'arbitrage, par M. Léon de Sbilhaq 820
La dynastie Krupp, par M. A. Raffalovich 843
Le Secrétaire de Madame la duchesse. — I, par M. Léon de Tinsbau. 861
Lettres inédites de X. de Maistre à sa famille. — I, par F. Klein. . 899
Un nouveau musée. — La collection Dutuit, par M. André Chaumbix. 937
Les Œuvres et les Hommes, chronique du monde, de la littérature,
des arts et du théâtre, par M. Louis Joubbrt 947
Revue des sciences, par M. Henri de Parville 966
Livres d'étrennes 973
Chronique politique 987
6» LIVRAISON. — 25 DÉCEMBRE 1902.
Le Concordat de 1801. — VI, par S. Em. le cardinal Mathieu. . . 997
La princesse Belgiojoso à Paris, par M. le comte J. Grabihski. . . f 037
Le cardinal Guibert. — I, par M. H. de Laoombe lOcô
Le Secrétaire de Madame la duchesse. — H, par M. Léon de Tiksbau. 1076
Lettres inédites de X. de Maistre à sa famille. — Fin, par M. Kleik. 1103
Le Congrès du repos du dimanche dans l'industrie du bâtiment à
Paris, par M. Fénelon Gibon. 1132
Autour d'un coup d'État, par M. L. de Lamzac de Laborib. . . . 1144
Le Livre d'or des Missions catholiques françaises, par M. Trogan. 1150
Les Œuvres et les Hommes, chronique du monde, delà littérature,
des arts et du théâtre, par M. Louis Joubbrt 1168
Livres d'étrennes 1182
Chronique politique . • 1201
fflâftlS. — B. DB «OTB BT FIL», UfPB., 1S, B. PBS VMftfe* -JACOU*»
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