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Full text of "Le Correspondant"

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^PTtvhw 


T'V^n-'ï 


Sarbart  Collège  Itbrarg 

FROM   THK   BEqUEST  OH 

MRS.    ANNE    E.    P.   SEVER, 
OF  BOSTON, 

Widow  of  Col.  James  Warren  Sever, 
•  C1*m  mt  \%Vt\ 


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LE 


CORRESPONDANT 


RELIGION  —  PHILOSOPHIE  —  POLITIQUE 

HISTOIRE  —  SCIENCES  —  ÉCONOMIE  SOCIALE 

VOYAGES  —  LITTÉRATURE  —  BEAUX-ARTS 


SOIXANTB-QUATORZIÈMB    ANNÉE 


TOME  DEUX  CENT  NEUVIÈME 

DM  LA  OOLLHjnon 
WOUVBLLB   SÉRIE.  —   TOME   CENT  SOIX  AJVTE-XREIZIÈMB 


PARIS 
BUREAUX   DU   CORRESPONDANT 

31,   RUE  SAINT-OUILLAUME,   31 
1902 

Reproduction  et  traduction  Interdite». 


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LE 


CORRESPONDANT 


SOUVENIRS    POLITIQUES1 


LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION 

APRÈS  LA  GUERRE 


m 

fhaqnn  fois  que  le  eocste.  de  Chsmbord  se  dérobait  à  notre 
i,  l'Assemblée,  peossée  par  M.  Thiers,  faisait  un  pas  de  pft» 
:  la  République,  et  cbaqn»  fois  que  M.  Thiers,  se  rapprochant 
des  nâfnbtkains,  s'éloignait  des  conservateurs,  nous  retournions, 
~em  défit  de  nos.  mécomptes,  et  nous  nous  efitfcions  de  ramener 
tf Assemblé©  à  ses  projets  menutchiques; 

C'est  ainsi  qu'à  ht  suite  du  manifeste  de  Cbambord,  M.  ThîeiB 
-avait  réclamé  et  obtenu,  avec  le  titre  de  Président  d*  la  République, 
un*  kt  qui  assignait  à  sa.  fonction  une  durée  égale  à  celle  de 
rAwetblée  eUe-mème*  Mais,  d'autre  part,  dans  te  préambule  dte 
-cette  lot,  l'Assemblent s  était  attribué  le  pouvoir  downstitner,  toat 
en  déclarant  qnfelle  n'entendait  pas  repercer  encore,  et  en  se  réser- 
vant la  faculté  de  révoquer  à  son  gré  ce  cjn'eMe  accordait  :  dispo- 
sitions incohérentes  qai  attestaient  notre  impuissance  k  donner  au 
pays  la  constitution  de  notre  choix  et  témoignaient  de  notre  répi*- 
gnuonpour  le  régime  républicain,  dans  te  moment  même  où  nous 
commencions  à  l'instituer.  Noms  étiras  destinés  à  bous  acheminer 
ainsi  ver*  la  République,  comme  les  pèlerins  du  moyen  âge  aftaiemt 
àCemposlelle  es  faisant  deux  pas  en  avant  et  un  pas  eu  ambre. 

Cependant»  nous  ne  consentions  pas  à  désespérer  de  notre  cause, 
et,  tanche  qne  AL  Thiers,  tantôt  pressé  par  tes  hommes  les  phis 
-considérables,  leur  refusait  de  rompre  avec  la  gauche,  tantôt  en 
natsacoard  arec  l'Assemblée,  la  menaçait  de  sa  démission  pour  hd 
imposer  sa  volonté,  nous  n'épargnions  ni  soKeitattons  secrètes,  ni 
démarches  publiques  pour  «  désaveugler2  »  notre  Prince  sans  le 

«  Vey~  le  Corresjônàmt  des  tf>  avril,  10  et  25  mai,  et  25  septembre  1992. 
l  L*  nao*  n'est  pa&  iwrçaj*,  mafe  id  est  db  iw  reine  de  France,  de  Marte- 
Antoinette. 

\w  UVRA180H.  —  10  OCTOBRE  1902.  i 


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4  SOUVENIRS  POLITIQUES 

blesser  et  le  restituer  à  la  France.  Le  marquis  de  Dampierre,  par 
exemple,  avait,  dès  sa  première  jeunesse,  donné  à  la  légitimité  les 
preuves  d'un  dévouement  qui  ne  s'était  jamais  démenti.  Entré 
dans  une  Assemblée  nationale  ea  484$,  revenu  en  1871  dans  une 
autre  assemblée,  après  être  resté  à  l'écart  pendant  toute  la  durée 
de  l'Empire,  il  se  souvenait,  parmi  nous,  d'avoir  appris  les  devoirs 
de  la  vie  publique  à  l'école  de  Berryer;  et  voici  ce  qu'à  la  fin  de 
l'année  1871  il  écrivait  de  Versailles  à  son  Prince  *  : 

«...  J'ai  une  âme  à  sauver  et  une  conscience  &  satisfaire,  et  ce 
but  suprême  de  ma  vie  va  m'imposer  peut-être  une  ligne  de 
conduite  en  opposition  évidente  avec  les  vues  de  Monseigneur.  Que 
Monseigneur  juge  par  cette  déclaration  de  ce  que  je  souffre  et  de  ce 
que  tant  d'autres  souffrent  avec  moi. 

«  La  France  en  ce  moment  est  prête  à  accueillir  la  monarchie; 
mais  ni  la  majorité  du  pays,  ni  la  majorité  de  l'armée  ne  voudront 
le  drapeau  blanc,  et  cette  condition,  posée  au  lendemain  du  jour 
où  le  drapeau  tricolore  était  devenu,  par  opposition  au  drapeau 
rouge,  le  drapeau  de  Fordre,  a  produit  un  effet  que  Monseigneur 
n'a  pu  se  dissimuler.  Sa  royale  délicatesse,  il  n'en  disconviendra 
pas,  a  dominé  tous  les  conseils  de  la  prudence  et  de  l'habileté 
politique.  Mais  où  cela  nous  mènera- t-  il?  A  rendre  inutile  en  nos 
mains  la  seule  planche  de  salut  qu'ait  la  France,  la  vraie  monarchie 
adaptée  aux  nécessités  du  temps. 

«  Toutes  les  nuances  du  parti  monarchique,  sans  en  excepter 
les  hommes  que  Monseigneur  a  trouvés  respectueusement  soumis  & 
ses  ordres,  sont  unanimes  à  penser  que  le  moment  qui  s'écoule  est 
le  moment  de  l'union,  de  l'union  à  tout  prix.  Us  pleurent  des 
larmes  de  sang  de  ce  qu'elle  échappe  à  leurs  ardents  désirs;  leur 
douleur  ne  touchera- 1- elle  pas  Monseigneur?... 

«  Tous  nos  efforts  parlementaires  tendent  à  prolonger  un  statu  quo 
dont  le  pays  ne  veut  plus  parce  qu'il  en  voit  avec  raison  tous  les 
périls;  nous  les  voyons  comme  le  pays  et  nous  résistons  cependant 
à  notre  propre  sentiment  dans  l'espoir  que  l'union  se  fera  enfin  ; 
mais  une  telle  opposition  à  la  pression  de  l'opinion  ne  peut  durer 
longtemps;  et,  si  une  déception  en  est  la  suite,  elle  aura  déconsidéré 
tous  les  hommes  qui,  à  l'Assemblée  nationale,  soutiennent  le  prin- 
cipe monarchique;  elle  ruinera  leur  influence  locale  aussi  bien  que 
leur  influence  politique... 

1  Cette  lettre  se  trouve  dans  les  Mémoires  du  marquis  de  Dampierre  que 
j'ai  déjà  cités.  Elle  est  datée  du  29  décembre  1871,  et  M.  de  Dampierre 
constate  qu'il  n'en  avait  alors  donné  connaissance  à  aucun  de  ses  collègues, 
ni  de  ses  meilleurs  amis  (p.  66). 


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LES  TENTATIVES  DB  RESTàURàTlON  APRÈS  LA  GOfRRI  S 

«  Le  peuple  de  France  est  ignorant,  le  peuple  de  France  a  été 
trompé  et  il  est  fou  à  l'endroit  du  drapeau  blanc  :  voilà  la  vérité. 
J'entends  dire  autour  de  moi  que  la  grosse  question,  c'est  le  rappro- 
chement des  princes  de  la  maison  d'Orléans  et  l'adoption  par  eux 
du  programme  de  Monseigneur.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis  et,  si 
les  princes  d'Orléans  adoptaient  le  drapeau  blanc,  la  répugnance  du 
pays  resterait  la  même  et  l'effet  du  rapprochement  serait  perdu... 

«  Un  des  hommes  les  plus  dévoués  à  Monseigneur  dans  l'Assem- 
blée, considérant  autrement  que  moi  la  situation,  me  disait  hier  : 
«  II  faut  s'envelopper  la  tête  dans  le  drapeau  blaiic  et  se  laisser 
«  tomber  dans  l'abîme.  »  Eh  bien  !  non,  nous  n'avons  pas  le  droit» 
nous,  députés,  auxquels  le  pays  a  donné  la  mission  de  le  sauver, 
de  ne  sauver  que  notre  dignité  et  notre  fidélité;  nous  avons  au 
contraire  l'impérieux  devoir  d'accomplir,  envers  et  contre  tous  nos 
sentiments  et  tous  nos  penchants,  s'il  le  faut,  une  tâche  bien 
autrement  difficile  que  celle  de  savoir  mourir  ;  nous  devons  vivre 
pour  donner  à  la  France  des  institutions  compatibles  avec  ses 
mœurs,  ses  penchants,  ses  douleurs  et  les  fautes  mêmes  de  sou 
passé.  Si  ce  que  nous  préférons  à  tout  est  impossible,  le  devoir  ne 
s'efface  pas  pour  cela;  il  devient  plus  douloureux,  plus  difficile, 
voilà  tout  ;  et  c'est  en  dehors  de  cette  monarchie  légitime  qui  a  été 
le  grand  respect,  le  grand  amour  et  la  grande  espérance  de  notre 
vie  qu'il  faut  chercher  les  moyens  de  solution  et  les  chances  de 
salut  pour  la  France.  » 

Ce  que  Dampierre  écrivait  en  secret  au  comte  de  Chambord  avec 
la  franchise  émue  d'un  cœur  royaliste  et  patriote,  Falloux  allait  le 
dire  tout  haut  à  tous  les  partisans  du  prince  avec  ce  mélange  de 
finesse  et  d'autorité,  de  précision  et  de  discrétion  qui  lui  donnait 
dans  les  conseils  d'un  gouvernement  ou  d'un  parti  plus  de  crédit 
encore  qu'à  la  tribune. 

Appelé  à  Paris  pour  une  élection  académique  où,  de  concert 
avec  î'évêque  d'Orléans,  il  avait  combattu,  sans  succès  d'ailleurs, 
la  candidature  de  M.  Littré,  il  était  venu,  au  terme  de  l'année  1871, 
voir  ses  amis  à  Versailles.  Inquiets  de  l'avenir,  découragés  déjà 
par  les  plus  pénibles  mécomptes  et  très  perplexes  sur  la  conduite 
k  tenir  entre  M.  Thiers,  les  princes  d'Orléans  et  le  comte  de  Cham- 
bord, nous  lui  demandâmes  d'exposer  son  avis  sur  une  situation 
aussi  difficile.  Se  prévalant  du  proverbe  allemand  que  «  les  arbres 
empêchent  de  voir  la  forêt  »,  estimant  que  la  multitude  des  pour- 
parlers et  des  incidents  parlementaires  finit  par  obscurcir  les  idées 
générales  et  qu'il  n'est  pas  inutile  aux  hommes  du  Parlement  de 
conférer  avec  ceux  du  dehors,  il  finit  par  acquiescer  à  notre  désir; 


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%  80UVMIHS  POUTJQOIS 

et,  comme  j'avais  à  Versailles  un  assez  vaste  salçn,  la  droite 
modérée  et  l'extrême  droite,  une  centaine  de  députés  environ,  se 
réunirent  chez  moi  pour  l'entendre.  Quelques-uns  des*  Cbevau- 
légers  affectèrent  d'avoir  voulu  consulter  seulement  fauteur  de  là 
toi  de  1860  sur  les  questions  d'enseignement;  mais,  en  réalité, 
c'était  un  tout  autre  sujet  qu'il  avait  à  traiter  devant  nous. 

«  Ne  voyant  de  sait*  que  dans  la  monarchie,  nous  dit-il*  et  ne 
voyant  la  monarchie  que  dans  la  maison  de  Bourbon,  réconciliée 
et  réunie,  je  cherche  &  quelles  conditions  son  retour  est  possible... 

«  M.  le  comte  de  Ghambord  s'est  prononcé  récemment  pour  le 
drapeau  blanc;  les  princes  d'Orléans,  si  je  suis  bien  informé,  per- 
sistent à  croire  que  la  France  ne  peut  être  amenée  à  la  répudiation 
du  drapeau  tricolore  et  que  satisfaction  serait  donnée  à  tous  les 
souvenirs  et  à  toutes  les  gloires  si  nos  antiques  fleurs  de  lys  venaient 
se  pœer  sur  le  drapeau  national. 

«  M.  le  comte  de  Ghambord  peut-il  se  déjuger  lui-même  sur  une 
telle  question?  Personne,  je  crois,  n'oserait  ni  ne  voudrait  le  lui 
conseiller...  Le&princa»  d'OrSéans  reçoivent,  de  leur  côté,  le  même 
conseil  de  leurs  amis,  et  le  représentant  du  principe  d'hérédité 
demeure  séparé  de  ses  héritiers. 

«  Nous  serions-  donc  enfermés  dans  une  impasse  et  le  pays  y 
serait  enfermé  avec  nous  si  tout  procès  en  ce  monde  n'admettait  un 
tribunal;  tout  différend,  un  arbitre. 

«  Y  a-t-il  un  tribunal,  y  a-t-il  un  arbitre  digne  d'une  aussi 
grande  cause? 

«  Oui,  c'est  la  nation  elle-même,  non  pas  la  nation  confuse, 
insaisissable,  ignorante  de  l'histoire,  accessible  aux  préjugés, 
quelquefois  mêtne  égarée  et  passionnée  par  le  plus  vulgaire  char- 
latanisme, mais  la  nation  éclairée,  réfléchie,  vraiment  compétente, 
c'est-à-dire  l'Assemblée  nationale,  assemblée  la  plus  loyale,  la  plue 
sincèrement  patriotique,  la  plus  capable,  en  un  mot,  de  donner  une 
égale  garantie  au  peuple  et  au  roi. 

«  li  ne  peut  y  avoir  amoindrissement  pour  personne  à  se  rendre 
ans  vœux  de  la  nation  ainsi  exprimés,  à  lui  sacrifier,  non  pas  un 
principe  d'autorité,  maiB  un  sentiment:  intime  et  personnel. 

«  Quand  les  princes  sacrifient  quelque  chose  de  leurs  préroga- 
tives nécessaires,,  ils  portent  préjudice  au  peuple  autant  qu'à  la 
royauté.  Nous  le  voyons,  hélas I  dans  l'histoire  de  l'infortuné 
Louis  XVI,  et  ce  n'est  pas  à  Versailles  qu'il  est  permis  de  l'oublier, 
•bus  quand  un  roi  ne  sacrifie  i  la  pacification  du  pays  tout  entier 
qu'une  consolation  ow  une  satisfaction  qui  lui  est  propre,  H  ne  se 
diminua*  pas,  il  ne  s'affaiblit  pas  ;  il  se  grandit,  au  contraire,  il  se 
fortifie1,  et  il' conquiert  dans  la  reconnaissance  publique  le  véritable 
prix,  la  véritable  récompense  de  son  abnégation  généreuse.  » 


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LES  TOTÀTIVF S  DE  RESTiDEÀTICW  APRÈS  U  GUERRE  7 

Falloux  constatait  ensuite  que  la  question  n'était  pas  seilement 
militaire  mais  civile  et  politique,  qu'en  dehors  des  rangs  de  l'armée 
lepeuple  trompé  voyait  derrière  le  drapeau  blanc  «  l'ancien  régime  et 
l'effarouchant  cortège  dont  l'imagination  populaire  L'accompagne  ». 

Il  recherchait  enfin  par  quelle  transition  bous  pourrions  arriver  à 
la  monarchie; il  ne  dissimulait  pas  qu'il  n'espérait  plus  en  M.  Thiers 
qui  avait  «  préféré  le  premier  rang  au  premier  rôle  »  ;  mais  il 
suggérait  aux  royalistes  de  se  servir  au  besoin  des  princes  d'Orléans 
pour  ouvrir  la  voie  à  leur  aine  :  «  M.  le  duc  d'Aumale», —  disait-il, 
et  ce  fut  là  le  passage  le  plus  incriminé  de  son  discours,  —  «  est 
peut-être  le  plus  éloigné  de  nous;  cependant,  s'il  prenait  des  enga- 
gements d'honneur,  qui  refuserait  d'y  croire?  »  11  n'avait  pu  déve- 
lopper ses  idées  sans  soulever  à  l'extrême  droite  plus  d'un  murmure 
et  d'une  interruption.  M.  de  Franclieu  s'était  emporté  violemment; 
M.  de  Vogué,  que  nous  avions  prié  de  nous  présider,  avait  eu  peine 
aie  calmer;  et,  le  lendemain,  le  journal  de  M.  le  comte  de  Gham- 
hord,  f  Union,  dénonçait  le  discours  en  le  dénaturant;  puis,  durant 
toute  une  année,  ne  cessait  plus  de  l'anathématiser,  si  bien  que 
Falloux  se  décida  enfin  à  le  publier  dans  le  Correspondant  avec 
cette  épigraphe  :  Le  voilà  donc  connu  ce  secret  plein  d'horreur  l 

Pour  nous,  ces  paroles  indiquaient  un  terrain  où  nous  pouvions 
prendre  position  et  tendre  la  main  à  des  alliés;  nous  résolûmes  de 
nous  y  établir. 

A  notre  arrivée  à  Versailles,  la  majorité  conservatrice  se  rassemblait 
tout  entière  sans  distinction  de  nuance  et  prenait  des  déterminations 
communes  à  l'H6tel  des  Réservoirs  sous  la  présidence  d'un  membre, 
tantôt  de  la  droite,  tantôt  du  centre  droit.  Mais  bientôt,  sans 
renoncer  à  ces  réunions  générales,  nous  en  vînmes  à  former  des 
réunions  particulières.  Le  centre  droit  eut  d'abord  la  sienne;  elle 
prit  à  «es  débuts  le  nom  de  M.  Saint-Marc  Girardin  qui  l'avait 
fondée  et  avait  été  le  premier  à  la  présider  :  homme  d'un  caractère 
trop  droit,  d'un  esprit  trop  ouvert  pour  n'être  pas  conciliant.  A 
.son  tour,  l'extrême  droite  s'organisa  et  se  réunit  &  l'impasse  des 
Chevau4égers,  d'où  la  dénomination  qui  lui  resta.  La  droite  modérée 
n'avait  elle  pas  également  besoin  de  se  concerter  pour  ^gir?  Ërnoul 
.le  premier  lui  proposa  de  former  une  réunion  distincte  et  de  for- 
muler un  programme  définissant  sa  politique.  Comme  il  allait  i  ce 
jnoment  plaider  en  province,  ce  programme  auquel  il  donna»,  d'ail- 
leurs, son  plein  assentiment,  fut  rédigé  par  Depeyre,  Cumont,  Bara- 
gnon  et  moi.  Le  voici  : 

«  Quand  la  nation,  au  lendemain  de  nos  désastres,  s'est  adressée 
aux  honnêtes  gens  leur  demandant  >de  s'unir  contre  le  césarisme  et 
la  démagogie»  nous  Avons  répondu  <à  son  appel. 


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8  SOUVKMRS  POLITIQUES 

«  A  Bordeaux,  sans  engager  l'avenir,  nous  avons  concouru  à  la 
création  du  gouvernement  actuel,  lui  demandant  surtout  de  rétablir 
Tordre,  la  sécurité  publique  et  de  faire  franchement  de  la  politique 
conservatrice  avec  le  concours  du  grand  parti. conservateur.  Ce  que 
nous  lui  avons  demandé  dès  le  premier  jour,  nous  le  lui  deman- 
dons encore  et  nous  continuerons  à  marcher  dans  cette  voie,  sans 
nous  départir  de  la  prudence  et  de  l'esprit  de  conciliation  que  nous 
impose  là  gravité  des  circonstances. 

«  Fidèles  au  mandat  qui  nous  a  été  confié,  l'objet  constant  de 
nos  efforts  est  de  préserver  le  pays  de  nouvelles  catastrophes,  de 
relever  sa  fortune,  d'assurer  son  avenir. 

ce  Ce  serait  trop  peu,  en  effet,  de  maintenir  à  la  surface  une 
tranquillité  précaire.  Une  grande  nation  ne  peut  vivre  au  jour  le 
jour,  perpétuellement  livrée  aux  hasards  des  événements,  aux  sur- 
prises de  l'imprévu  :  il  faut  que  le  lendemain  lui  appartienne. 

«  Aussi  devons-nous  dire  à  la  France  comment  elle  pourra,  selon 
nous,  Dieu  aidant,  mettre  un  terme  à  ses  malheurs  et  reconquérir, 
avec  des  alliances,  le  rang  qui  lui  appartient  en  Europe. 

«  Nous  considérons  la  monarchie  comme  le  gouvernement  naturel 
du  pays  et,  par  monarchie,  nous  entendons  la  monarchie  tradition- 
nelle et  héréditaire.  Elle  a  fait  la  France,  elle  lui  a  donné  pendant 
des  siècles  la  stabilité  et  la  grandeur;  en  1789,  elle  allait  d'elle- 
même  au  devant  des  réformes;  en  1814,  elle  fondait  la  liberté  en 
même  temps  qu'elle  sauvegardait  l'intégrité  du  territoire. 

«  Voilà  ce  que  nous  devons  à  la  monarchie;  voilà  quels  sou- 
venirs et  quelles  espérances  nous  animent,  quand  nous  poursui- 
vons l'union  du  pani  conservateur,  quand  nous  la  sollicitons  dans 
la  maison  royale. 

«  La  monarchie  héréditaire,  représentative,  constitutionnelle, 
assure  au  pays,  avec  son  droit  d'intervention  dans  les  affaires  et 
sous  la  garantie  de  la  responsabilité  ministérielle,  toutes  les  libertés 
nécessaires  :  libertés  politiques,  civiles,  religieuses  ;  l'égalité  devant 
la  loi  ;  le  libre  accès  de  tous  à  tous  les  emplois,  à  tous  les  honneurs,  & 
tous  les  avantages  sociaux;  l'amélioration  pacifique  et  continue  de 
la  condition  des  classes  ouvrières. 

«  Cette  monarchie  est  celle  que  nous  voulons  ;  respectant  d'ail- 
leurs notre  pays  autant  que  nous  l'aimons,  nous  n'attendons  rien 
que  du  vœu  de  la  nation  librement  exprimé  par  ses  mandataires.  » 

Ce  programme  une  fois  rédigé  et  adopté  par  la  plupart  de  nos 
amis  de  la  droite  modérée,  nous  nous  demandâmes  s'il  convenait, 
avant  de  le  publier,  de  le  communiquer  à  M.  le  comte  de  Cham- 
bord.  Nous  ne  pensions  pas  en  général  avoir  à  lui  soumettre  nos 
actes  parlementaires.  Mais  lorsqu'il  s'agissait  de  la  constitution 
même  de  la  monarchie,  comment  se  passer  de  l'assentiment  du 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GOERRE  9 

monarque?  comment  s'exposer  à  son  désaveu?  Dans  le  dessein  de 
le  ménager,  nous  nous  étions  abstenu  de  parler  du  drapeau  ;  nos 
sentiments  à  cet  égard  n'étaient  point  douteux;  la  note  que  nous 
avions  communiquée  aux  journaux  après  son  manifeste  les  avait 
assez  fait  connaître,  et  maintenant  nous  nous  proposions  de  lui 
laisser  devant  le  pays  l'honneur  et  le  mérite  de  la  concession  indis- 
pensable. Enfin,  pour  le  disposer  favorablement,  nous  avions  pris 
soin  d'insérer  dans  notre  programme  plusieurs  formules  employées 
par  lui-même.  Ces  précautions  prises,  le  programme  lui  fut  porté  à 
Anvers,  où  il  se  trouvait  alors,  par  deux  des  nôtres  désignés  de  sa 
part  comme  personœ  gratœ%  Ernoul  et  Baragnon.  Tout  ce  qu'ils 
obtinrent,  ce  fut  qu'il  ne  le  désapprouvât  point  et  le  considérât 
comme  un  acte  parlementaire  dans  lequel  il  n'avait  point  à  s'in- 
gérer. Nos  délégués  ne  manquèrent  pas  d'ailleurs  d'aborder  de 
vive  voix  la  question  du  drapeau;  ils  plaidèrent  notre  cause  avec 
chaleur,  mais  sans  rien  gagner,  et  revinrent  â  leur  tour  —  le  plus 
fidèle  ami  d'Erncul  le  constate  — inquiets  et  attristés1. 

Cependant,  comme  ils  partaient,  Y  extrême  droite  s'était  décidée 
tout  à  coup  à  joindre  ses  signatures  aux  nôtres  et  nou3  en  avions 
conclu  d'avance  que  notre  programme  n'était  point  désapprouvé 
par  le  comte  de  Chambord.  En  même  temps  nous  étions  avertis 
que  les  princes  d'Orléans,  sans  le  signer  eux-mêmes,  conseillaient 
à  leurs  amis  d'y  adhérer.  Nous  nous  empressâmes  en  conséquence  de 
le  communiquer  à  nos  alliés  du  centre  droit.  Et  ceux-ci,  après 
quelque  hésitation,  se  décidèrent  non  point  à  le  signer,  mais  à 
nous  adresser  une  lettre  qui  attestait  leur  accord  avec  nous  et 
témoignait  en  d'autres  termes  d'opinions  pareilles.  Il  n'y  avait 
qu'une  différence  entre  leur  lettre  et  notre  programme  :  c'est  qu'au 
lieu  de  se  taire  sur  la  question  du  drapeau,  ils  réclamaient  for- 
mellement qu'il  restât  tricolore. 

Notre  programme  avait  ainsi  dépassé  de  beaucoup  les  limites 
d'un  simple  groupe  parlementaire;  il  devenait  le  manifeste  et 
comme  la  charte  d'un  grand  parti  national,  appelé,  il  lui  était 
permis  de  le  croire  encore,  à  disposer  du  sort  du  pays.  Mais  à 
mesure  que  ce  programme  prenait  plus  d'importance,  il  devenait 
plus  difficile  à  publier;  soit  à  droite  soit  au  centre  droit,  plus  d'un 
de  nos  amis  appréhendait  l'ébranlement  qu'amènerait  une  telle 
publication  ;  et  si,  comme  il  y  avait  lieu  de  le  craindre,  elle  ache- 
vait de  rompre  la  trêve  précédemment  consentie  avec  M.  Thiers,  la 
responsabilité  que  cette  rupture  ferait  peser  sur  nous.  De  telles  con- 

1  Merveilleux- Ou  Vignaux.  Un  peu  d'histoire  à|  propos  d'un  nom,  Ernoul, 
p.  34.  Je  me  référerai  plus  d'une  fois  à  cette  intéressante  et  consciencieuse 
biographie. 


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tO  SOCVBHRS  POLITIQUES 

sidérations  n'étaient  pas  celles  qui  d'ordinaire  touchaient  le  plus 
Fextrêtne  droite;  en  cette  occurrence  cependant,  die  redoutait 
d'afficher  la  déclaration  qui,  lui  étant  devenue  commune  avec  nous, 
ne  pouvait  plus  paraître  sans  son  assentiment  ;  il  fallut  donc  eir 
différer  l'apparition.  L'occasion  de  la  mettre  au  jour  ne  devait 
jamais  se  présenter. 

Tel  qu'il  était  cependant  et  même  dépourvu  de  publicité,  l'acte 
ne  restait  point  sans  valeur.  Cent  quatre-vingts  membres  de 
l'Assemblée  s'étaient  engagés  à  rétablir  la  monarchie  traditionnelle 
et  constitutionnelle,  une  centaine  d'autres  avaient  adhéré  à  cet 
engagement  en  arborant  en  même  temps  le  drapeau  national 
C'était  de  beaucoup  la  portion  la  plus  considérable  de  la  majorité 
conservatrice  qui  se  prononçait  et  montrait  clairement  par  qui  1» 
monarchie  pouvait  être  rétablie,  à  quelles  conditions. 

Cependant  il  ne  nous  suffisait  pas  d'opérer  l'union  monarchique 
au  sein  du  Parlement,  nous  travaillions  en  même  temps  &  la  pré- 
parer dans  la  maison  royale  ;  et  nous  recommencions  à  pousser 
yers  Frohsdorf  le  comte  de  Paris,  arrêté  en  route  par  le  manifeste 
dis  Ghambord. 

A  l'ouverture  du  débat  sur  la  loi  militaire,  au  mois  de  mai  1872, 
le  duc  d'Aumale -fit  ses  débuts  à  la  tribune  et  s'arrangea  pour 
coudre  à  son?  discours  de  soldat  expérimenté  une  péroraison  poé- 
tique attestant  son  attachement  au  «  drapeau  chéri,  longtemps  le 
symbole  de  la  victoire  et  resté  dans  nos  malheurs  l'emblème  de  la 
concorde  et  de  l'union  ». 

Tandis  que  beaucoup  de  membres  de  la  droite  regrettaient,  non- 
pas  qu'il  gardât  ce  sentiment,  mais  qu'il  eût  tenu  à  le  manifester, 
comme  à  plaisir,  à  rencontre  de  l'aîné  de  sa  race,  Kerdrel  et 
Dampierre  eurent  en  même  temps  l'idée  de  tirer  parti  de  cette 
manifestation  ;  ils  rallièrent  à  leur  projet  les  trois  délégués  de  )* 
droke  qui  avaient  abordé  les  princes  à  Dreux  ;  et,  le  dimanche  sui- 
vant, nous  allâmes  tous  les  cinq  trouver  d'abord  le  comte  de  Paris, 
ensuite  le  duc  d'Aumale,  dans  l'hôtel  du  Faubourg- Saint-Honoré* 
qu'ils  habitaient  alors.  Voici  le  langage  que  nous  leur  tînmes  : 

«  La  difficulté  d'une  explication  au  sujet  du  drapeau  vous  a  tenus 
jusqu'à  présent  à  l'écart  du  comte  de  Ghambord.  H  ne  vous  conve- 
nait ni  de  paraître  d'accord  avec  lui  sur  cette  question,  ni  de 
l'aborder  pour  le  contredire.  Aujourd'hui,  du  haut  de  la  tribune* 
pour  les  siens  et  pour  toi,  M.  le  duc  d'Aumale  s'est  expliqué.  Qui) 
l'ait  fait  opportunément  ou  non,  nous  n'avons  pas  à  l'examiner;  il 
Ta  fait  et  dès  lors  rien  ne  vous  retient  plus;  rien  ne  vous  empêche 
d'accorder  aux  royalistes,  par  une  visite  à  Frohsdorf»  le  gage  que 
vous  leur  avez  donné  le  droit  d'attendre.  » 

Ainsi  pressé  par  cinq  interlocuteurs  qui  se  relayaient  en  qudqoe 


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LIS  TENTATIVES  DE  RtSTMJRAIlOll  APAÊS  LA  GUERRE  U 

sorte  autour  de  loi,  H.  le  comte  de  Paris  fit  faoe  à  noire  assaut  avec 
bonne  grâce,  clairvoyance  et  franchise.  Sans  se  refuser  péiemptoi- 
rement  à  la  visite,  il  en  prévoyait  vis-à-vis  soit  du  comte  d* 
Ghamberd  après  les  dispositions  qu'il  Avait  montrées,  soit  rte 
l'opinion  publique  en  France,  les  inconvénients  et  les  périls.  Quant 
au  duc  d'Aumale,  qui  craignait  de  s'être  brouillé  avec  la  droite,,  il 
nous  sut  gré  de  revenir  aussi  promptement  auprès  de  Jui  et  se 
montra  ce  jour-là  peut  être  plus  conciliant  que  son  neveu. 

Au  fond,  taat  que  le  gouvernement  de  fil.  Tbiers  subsistait,  les 
princes  reculaient  devant  une  démarche  qui  paraîtrait  l'ébranler; 
la  démarche  devait  s'accomplir  après  sa  chute. 


IV 

Je  l'ai  déjà  constaté  :  ce  n'est  pas  en  vue  de  rétablir  la  monarchie 
que  l'Assemblée  nationale  a  renversé  M.  Thiers;  c'est  afin  de 
reprendre  elle-même  possession  du  gouvernement  et  de  fermer  la 
route  au  radicalisme.  Pour  que  la  majorité  conservatrice  qui  avait 
porté  H.  Tbiers  au  pouvoir  le  renversât,  non  seulement  il  a  fallu 
l'appoint  de  quelques  voix  républicaines  et  le  vote  d'un  grand 
«ombre  d'hommes  nouveaux,  sans  parti-pris  ni  engagements 
préalables  quant  à  la  forme  du  gouvernement;  mais  de  plus  les 
royalistes  de  diverses  nuances  qui,  sans  composer  à  eux  seuls  cette 
majorité,  y  tenaient  cependant  le  plus  de  place,  ne  trouvaient  pas 
alors  leur  roi  prêt  à  être  présenté  à  la  .France  et  par  conséquent 
n'avaient  ni  bâte  ni  moyen  de  changer  de  régime.  Ce  qui  détermina 
la  chute  de  M.  Thiers  dans  le  moment  où  il  tendait  la  main  à  la 
gauche  et  risquait  de  lui  livrer  l'Etat,  ce  fut  bien  le  sentiment  d'un 
«  péril  social  ».  Le  mot  prononcé  alors  fit  sourire  plus  d'un  poli- 
tique qui  se  croyait  avisé;  le  péril  n'en  menaçait  pas  moins,  dès 
cette  époque,  fortune  publique,  magistrature,  Eglise,  armée,  toutes 
les  institutions  et  toutes  les  croyances  dont  vit  un  peuple.  En  faoe 
du  précipice  et  déjà  sur  la  pente,  les  conservateurs,  sans  ae 
croire  assurés  du  triomphe,  s'étaient  refusés  aux  transactions  et 
résolus  à  la  résistance.  Mieux  vaut,  avait  dit  le  chef  qui  les  condui- 
sait au  combat,  mieux  vaut  tomber  en  défendant  le  rempart  qu'en 
ouvrant  la  porte  à  l'ennemi. 

Les  conservateurs  l'avaient  emporté,  et  il  (est  rare  que  la  victoire 
n'amènepas  les  vainqueurs  plus  loin  qu'ils  ne  le  présumaient  avant 
-de  l'avoir  gagnée.  Une  fois  M.  Thiers  tombé  et  i la  plupart  des  répu- 
blicains éloignés  du  pouvoir,  le  principal  obstacle, à  «la  monarchie 
'parut  écarté;  tes  monarchistes  reprirent  leurs  egpéranees,  revin- 
rent^ leur  dessehvet  ;la  restauration  monarchique  qui  n  avait ;pas 


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M  SOUVENIRS  POLITIQUES 

été  l'objet  immédiat  de  l'action  sembla  destinée  bientôt  à  en  devenir 
le  résultat. 

Dans  cette  situation,  quel  était  le  mandat  et  quelle  devait  être  la 
conduite  du  gouvernement  nouveau?  Il  devait  d'une  part,  selon  les 
termes  mêmes  de  l'ordre  du  jour  qui  l'instituait,  opposer  au  radi- 
calisme «  une  politique  résolument  conservatrice  »,  de  l'autre  ne 
point  s'opposer  à  l'entreprise  monarchique,  sans  en  prendre  d'ailleurs 
l'initiative.  Sous  un  chef  d'Etat  étranger  aux  partis,  estimé  de  la 
nation  et  très  propre  à  remplir  quelque  temps  la  fonction  d'un 
monarque  constitutionnel,  le  ministère  du  24  mai  avait  à  satisfaire 
à  cette  double  obligation.  Au  duc  de  Broglie  revenait  la  charge  de 
le  composer  et  de  le  diriger;  ayant  conduit  l'assaut,  il  lui  apparte- 
nait d'occuper  et  de  garder  la  place. 

Ses  meilleurs  amis  se  demandaient  comment  il  suffirait  à  sa 
tâche.  Destiné  dès  son  enfance  à  la  carrière  politique,  il  n'avait 
jamais  cessé  de  s'y  préparer.  Tout  ce  qu'un  esprit  attentif  et 
sagace  peut  acquérir  par  l'étude,  la  réflexion,  le  commerce  des 
plus  illustres  survivants  d'une  autre  époque,  il  le  possédait.  Mais 
comme  il  débutait  dans  la  diplomatie,  la  révolution  de  1848  l'avait 
rejeté,  et  le  second  Empire  l'avait  retenu,  jusqu'en  1870,  à  l'écart 
des  emplois  publics;  il  n'avait  gravi  aucun  échelon,  il  n'avait  fait 
aucun  apprentissage  du  pouvoir  avant  de  devenir,  à  cinquante  ans 
passés,  dans  les  conjonctures  les  plus  difficiles,  premier  ministre. 

Durant  son  ostracisme  politique,  les  lettres  avaient  été  son  refuge  ; 
il  avait  exploré  la  philosophie  et  l'histoire  et  consacré  son  rare 
talent  d'écrire  principalement  aux  questions  religieuses.  Sa  mère, 
protestante,  mais  par-dessus  tout  chrétienne  et  loyale,  ayant  promis 
de  l'élever  catholiquement,  il  était  devenu,  dès  sa  jeunesse,  un 
catholique  non  seulement  pratiquant,  mais  militant.  Qu'il  retraçât 
dans  une  œuvre  de  longue  haleine  la  destinée  de  l'Eglise  sous 
l'Empire  romain  ou  qu'il  débattit  les  problèmes  soulevés  par  la 
Révolution  française,  en  s'appliquant  à  éclaircir  par  quels  procédés 
le  christianisme  s'adapte  â  la  diversité  des  institutions  humaines, 
toujours  il  avait  affirmé  sa  foi  avec  un  accent  qui  ne  pouvait 
tromper.  Cependant  la  société  dans  laquelle  il  avait  éié  nourri, 
libérale  et  raisonneuse,  demeurait  indifférente  et  comme  étrangère 
à  toute  idée  religieuse;  il  partageait  ses  tendances  intellectuelles  et 
ses  sentiments  politiques,  en  sf efforçant  de  les  associer  aux  doctrines 
qu'elle  n'avait  pas.  Il  introduisait  ainsi  ses  croyances  dans  un 
milieu  où  d'ordinaire  ses  coreligionnaires  ne  pénétraient  point  et 
qu'il  leur  importait  fort  de  s'ouvrir;  aussi  auraient-ils  dût  priser 
très  haut  son  concours.  Il  en  fut  autrement.  La  différence  de  lan- 
gage et  des  habitudes  d'esprit  le  rendit  promptement  suspect  aux 
plus  exclusifs  de?  catholiques  qui  étaient  en  même  temps  les  plus 


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US  TWTAWVËS  DE  RESTADEATION  APRÈS  LA  GUERRE  13 

broyants  et  qui  s'acharnèrent  à  le  discréditer  par  des  censures  aussi 
retentissantes  qu'imméritées.  Il  ne  se  jeta  pas  moins  dans  la 
mêlée  à  côté  de  M.  de  Montalembert  pour  dénoncer  et,  s'il  se 
pouvait,  conjurer  ce  qu'il  était  mieux  &  même  que  personne  de 
discerner  :  les  périls  que  faisaient  courir  à  l'Eglise  les  excès  de  lan- 
gage et  de  doctrine  de  certains  de  ses  partisans.  Il  devint  dès  lors 
le  point  de  mire  de  leurs  attaques,  si  bien  que  la  franchise  de  sa  foi, 
qui  lui  aliénait  les  incrédules,  ne  l'accrédita  pas  comme  il  l'eût  fallu 
parmi  les  croyants  :  sa  cause  profita  trop  peu  de  son  mérite.  Il  per- 
sista cependant  à  servir  cette  cause,  en  poursuivant  sans  relâche 
l'accord  de  la  société  moderne  avec  l'Eglise  et,  lorsque  les  Encycli- 
ques ou  les  allocutions  de  Pie  IX  semblaient  rendre  cet  accord 
malaisé,  en  prodiguant  ses  efforts  pour  prévenir  une  rupture.  Il  y 
employait  tout  ensemble  la  réserve  et  la  flexibilité  de  langage 
auxquelles  il  avait  commencé  de  se  former  dans  la  seule  carrière 
qu'il  eût  abordée,  la  diplomatie,  l'intelligence  des  temps  et  des 
choses  que  lui  avait  donnée  l'étude  de  l'histoire,  enfin  l'art  des 
distinctions  exactes,  parfois  subtiles,  qu'il  devait  à  la  dialectique 
philosophique  :  ressources  précieuses,  quand  elles  sont  dominées, 
comme  chez  lui,  par  une  invincible  droiture.  Ce  furent  ces  qualités 
qu'il  porta,  quand  elle  s'ouvrit  pour  lui,  sur  la  scène  politique. 
Elles  étaient  particulièrement  opportunes,  au  moment  où  il  s'agis- 
sait de  concentrer  contre  un  ennemi  commun  des  partis  longtemps 
séparés  par  leurs  antécédents  et  leurs  préjugés,  mais  intéressés  au 
même  ordre  social.  Aussi  ne  méconnaissait-il  pas  alors  ce  qui  l'avait 
préparé  à  sa  tâche.  En  descendant  de  la  tribune,  après  avoir  rallié 
aux  transactions  nécessaires  les  prétentions  contradictoires  :  «  Je 
fais  ici,  —  m'a- t- il  dit  plus  d'une  fois,  —  ce  que  nous  faisions  au 
Correspondant.  » 

Par  malheur,  il  accueillait  et  maniait  les  idées  plus  aisément  que 
les  hommes.  Loin  des  affaires,  habitué  à  vivre  au  sein  d'une  élite 
restreinte  et  raffinée,  il  n'avait  pas  été  formé  d'avance  à  frayer  ni  â 
compter  avec  le  grand  nombre.  De  là,  malgré  des  traits  agréables 
et  fins  qui  rappelaient  l'origine  italienne  de  sa  race,  un  mélange  de 
gaucherie  et  de  timidité  où  semblait  percer  le  dédain,  un  abord  éga- 
lement dépourvu  de  l'autorité  qui  s'impose  et  de  la  bonne  grâce  qui 
séduit,  trop  peu  d'art  ou  trop  peu  de  soin  à  se  faire  pardonner  la 
double  supériorité  de  la  naissance  et  du  talent.  Aussi  n'attirait  il 
guère  la  plupart  de  ses  collègues  et  savait- il  mal,  en  dehors  du 
cercle  de  ses  familiers,  se  préparer  ou  se  conserver  des  partisans.  Il 
fallait  le  pratiquer  longtemps  pour  l'apprécier  comme  il  le  méritait. 
Mais  ceux  qui  s'engageaient  avec  lui  dans  une  entreprise  le  trou- 
vaient loyal  jusqu'au  scrupule  et  incapable,  tant  que  durait  Faction, 
de  les  abandonner;  quant  à  ses  adversaires,  en  dépit  d'une  humeur 


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14  SÛ0VBHBS  POLiTiQUSS 

naturellement  sarcastique,  il  se  (gardait  de  les  offenser  eu  de  les 
noircir;  il  pardonnait  les  injures  non  reniement  par  vertu  chré- 
tienne, mais  aussi  par  fierté  native,  comme  si  ailes  ne  pouvaient 
l'atteindre.  Quand  on  lui  signalait  un  «bovine  gui  lui  avait  joué  un 
mauvais  tour  et  qu'on  cherchait  A  exciter  sa  rancune-:  «Beuhî 
—  faisaiul  avec  un  petit  geste  dédaigneux,  —  il  est  si  fatigant  de 
haïe.  »  Dans  la  lutte  des  partis,  il  lui  était  d'ailleurs  su  peu  de  £rè 
de  cette  modération  ;  ceux  qui  la  remarquaient,  plutôt  que  de  lui 
en  faire  un  mérite,  aimaient  mieux  d'ordinaire  n'y  voir  qu'un  signe 
d'indifférence  hautaine  .pour  le  commun  des  mortels. 

De  petits  défauts  tenaient  ainsi  ses  grandes  qualités  en  échec 
et  lui  en  rendaient  l'emploi  difficile.  Il  n'était  pas  jusqu'à  son 
organe,  jusqu'à  son  allure,  qui  ne  le  trahissent  à  la  tribune  :  il 
avait  la  voix  aigre  et  faible,  une  prononciation  bredouillante,  un 
geste  saccadé  et,  pour  être  entendu,  il  lui  fallût  mériter  vingt  fois 
plus  qu'un  autre  d'être  écouté.  Il  s'en  rendait  compte;  les  dons 
oratoires  qui  lui  manquaient  étaient  ceux  qu'il  appréciait  davantage. 
Un  jour,  fatigué  et  souffrant,  il  avait  dû  répondre  comme  ministre 
à  une  attaque  imprévue,  et  sa  réponse,  péniblement  énoncée,  avait 
été  assez  mal  accueillie;  il  s'attristait  auprès  d'un  ami  de  son 
insuccès  et,  comme  cet  ami,  pour  le  consoler  sans  le  tromper,  lui 
disait  :  «  Ce  qui  vous  a  manqué,  c'est  seulement  la  voix.  —  Aht 
la  voix,  murmura- 1- il  avec  mélancolie,  —  n'est-ce  pas  tout  pour 
un  orateur?  »  Et  cependant,  malgré  tant  d'obstacles,  à  force  de 
volonté,  il  s'était  fait  orateur.  Ce  n'était  jamais  sans  effort  ni  san& 
effroi  qu'il  montait  à  la  tribune;  mais  une  fois  qu'.il  l'occupait,  ses 
discours  commandaient  d'abord  l'attention,  bientôt  le  respect,  enfin 
l'admiration;  et  si  Buflon  a  pu  dire,  non  sans  quelque  mépris,  de 
l'éloquence  populaire  :  «  C'est  le  corps  qui  parle  au  corps  »,  il  est 
permis  d'attribuer  à  l'éloquence  du  duc  de  Broglie  une  qualité  toute 
contraire  :  c'était  l'esprit  parlant  à  l'esprit  comme  malgré  le  corps. 
Avec  cet  esprit,  qui  se  montrait  au  premier  aspect  ingénieux  et 
souple  et  se  révélait  ensuite  haut  et  droit,  il  envisageait  d'abord 
les  questions  qu'il  avait  à  discuter  sous  leurs  faces  diverses,  il  ser- 
rait de  près  ses  adversaires  et  leurs  objections,  puis  s'élevait  au- 
dessus  et  dominait  enfin  le  débat  pour  le  conduire  à  la  conclusion 
qtfïl  lui  avait  d'avance  assignée. 

Cette  conclusion,  il  ne  l'adoptait  pas  sans  l'avoir  .au  fond  de  lui- 
même  rigoureusement  pesée.  Ce  qui  déterminait  habituellement  son 
langage  et  sa  conduite,  c'était  la  clairvoyance,  le  courage  et  la 
conscience.  Jamais  ni  les  embarras,  ni  les  succès  du  moment  ne 
détournaient  son  regard  de  l'avenir.  Je  l'ai  vu  envisager  le  péril  en 
face,  le  mesurer  et  le  braver  plutôt  que  de  laisser  échapper  par  sa 
faute  une  chance  de  salut  pour  l'ordre  social  en  France.  Plus  on  le 


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LES  TENTATIVES  DE  BEST.iDRATION  APRÈS  LA  GUERRE  Î5 

fréquentait,  mieux  on  découvrait  l'effort  continu  de  sa  vertu.  «  (Test 
te  combat  spirituel  appliqué  à  la  politique  » ,  disait  dte  ses  façons 
d'agir  un  da  ses  plus  fidèles  et  pénétrants  amis.  Combat,  en  effet, 
-enixe  les  dégoûts  que  lui  donnait  son  temps,  la  hauteur  qu'il  tenait 
de  sa  race  et  le  souci  sévère  et  délicat  du  devoir  que  lui  inspirait 
sa  faL 

Tel  était  le  chef  appelé  à  conduire  dans  notre  assemblée  la 
ligue  conservatrice.  Che£  incomplet  sans  doute,  comme  le  sont  tous 
les  hommes,,  mate  hors  de  pair,  et  que  L'ingratitude  des  partis  a 
frustré  d'une  destinée  égale  à  sa  valeur.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper, 
^u  effet  :  L'impopularité  qui  l'assaillait  jusque  dans  nos  rangs  et 
qai  trop  souvent  paralysait  son  action  venait  bien  moins  des 
débuts  que  je  n'ai  pas  dissimulés  que  de  la  funeste  répugnance 
des  honnêtes  gens  de  France  à  se  reconnaître  un  chef  et  à  le  sou- 
tenir. À  deux  reprises,  la  duc  de  Broglie  n'en  a  pas  moins  relevé 
et  ramené  ou  maintenu  au  pouvoir  le  parti  conservateur  abattu  : 
une  première  fois  en  renversant  M.  Thiers;  une  seconde  fois,  dans 
le  désarroi  où  L'échec  de  L'entreprise  monarchique  nous  avait  jetés, 
-en  affermissant  le  Maréchal  ;,  et  si,  plus  tard,  en  livrant  une  troi- 
sième bataille,  il  a  fini  par  succomber,  il  lui  reste  du  moins  l'hon- 
neur d'avoir  été,  dans  biplace  assiégée  et  battue  en  brèche,  le  der- 
nier à  lésister. 

La  figure  du  duc  de  Broglie*  la  première  fois  qu'elle  s'est  ren- 
contrée dans  mon  récit,  m'a  retenu  ;  pour  l'esquisser  telle  qu'elle 
m' apparaît  à  distance,  j'ai  quelque  peu  dépassé  l'époque  où  ce 
récit  bous  avait  conduits.  J'y  reviens  maintenant 

En  s'jpstallant  au  pouvoir,  ni  le  nouveau  chef  de  FEtat,  ni  le 
chef  du  nouveau,  ministère,  ni  ce  ministère  même,  à  le  considérer 
dans  son  ensemble,  n'avaient  de  parti*pris  à  l'égard  de  la  monarchie. 
Trois  ministres  seulement  appartenaient  à  la  droite  légitimiste  : 
Enoul,  Dompierre  dfHornoy  et  La  Bouillerie.  Ernoul,  avocat  à  Poi- 
tiers, s'était  signalé  par  un  trait  de  rare  vaillance  oratoire  en  sou- 
tenant» te  premier,  contre  M.  Thiers  et  comme  &  I'improviste,  les 
griefs  communs  à  tous  les  conservateurs;  son  début  à  la  tribune 
avait  été  salué  parmi  nous  comme  celui  d'un  Berryer  venant  de 
praûnce  et  lui  avait  valu  le  portefeuille  de  la  justice.  L'amiral 
îtompierre  d'Horney,  excellent  homme  d»  mer,  apportait  au  minis- 
tère de  la  marine,  avec  la  droiture  du  caractère,  l'expérience  de  son 
métier  ;  il  était  d'ailleurs  peu  versé  dans  la  politique  et,  après  s'être 
montré  bonapartiste  sous  L'Empire,  s'était  inscrit,  je  ne  sais  trop 
pourquoi,  aux  Chevau-légers.  La  Bouillerie*  fils  d'un  intendant 
général  de  la  liste  civile  du  premier  Empire  et  de  la  Restauration, 
associé,  à  une  maison  de  banque  et  allié  à  une  famille  de  finance, 
les  Delahante,  membre  actif  des  œuvres  catholiques,  l'un  des  con- 


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16  SOUVENIRS  POL1T.QOES 

fidents  et  délégués  du  comte  de  Chambord,  s'était  fait  remarquer 
comme  rapporteur  général  du  budget;  on  racontait  qu'à  ce  titre 
il  avait  été  destiné  d'abord  au  ministère  des  finances,  mais  que 
les  Rothschild,  dont  le  concours  semblait  indispensable  aux  opé- 
rations de  ce  ministère  et  qui  voyaient  d'un  mauvais  œil  la  maison 
Delahante,  l'avaient  frappé  d'exclusion,  ce  qui  l'avait  fait  reléguer 
au  ministère  de  l'agriculture  et  du  commerce.  Le  nouveau  cabinet 
n'y  avait  rien  perdu  du  reste,  le  portefeuille  des  finances  ayant  été 
confié  &  M.  Magne  qui  l'avait  eu  sous  l'Empire;  en  le  reprenant, 
M.  Magne  offrait  au  crédit  public  une  garantie  précieuse,  en 
même  temps  qu'une  satisfaction  inoffensive  aux  anciens  bonapar- 
tistes; car  il  se  renfermait  volontiers  dans  ses  attributions  spéciales, 
traitait  les  a  flair  es  avec  une  compétence  reconnue  de  tous  et  les 
exposait  avec  une  simplicité  et  une  rectitude  qui  désarmaient  la 
contradiction  ;  on  citait,  à  son  sujet,  un  mot  aimable  et  juste  du 
comte  de  Chambord  :  «  Quand  je  lis  M.  Thiers  sur  une  question  de 
finances,  il  m'éblouit;  quand  c'est  M.  Magne,  il  m'éclaire.  » 

Ceux  d'entre  nous  que  hantait  le  spectre  de  l'Empire  s'effarou- 
chaient davantage  de  l'arrivée  du  général  du  Barrail  au  ministère 
de  la  guerre  et  lui-même,  en  retraçant  plus  tard  ses  souvenirs, 
s'est  imaginé  avoir  eu  à  défendre  le  drapeau  tricolore  dans  un 
Conseil  où  personne  ne  l'attaquait.  La  vérité  est  qu'à  la  suite  du 
général  de  Cissey,  qui  avait  organisé  l'armée  et  sous  le  Maréchal 
qui  ne  renonçait  pas  à  la  gouverner,  ce  brillant  cavalier  n'a  joué 
qu'un  rôle  effacé. 

Les  trois  autres  ministres,  Batbie,  Desseiligny  et  Beulé,  apparte- 
naient, sans  attaches  dynastiques,  au  centre  de  l'Assemblée.  Batbie, 
savant  professeur  de  droit  à  la  Faculté  de  Paris,  avait  été  placé  à 
l'instruction  publique.  Esprit  fin  dans  un  grand  et  gros  corps 
informe  (nous  l'appelions  l'éléphant  subtil),  il  portait  à  la  tribune 
une  parole  lourde  et  sans  ampleur,  mais  précise,  frappante  et 
adroite;  il  était  parmi  nous  le  rapporteur  habituel  des  propositions 
et  projets^de  loi  ayant  un  caractère  politique  et  savait  leur  donner 
une  tournure  juridique.  Son  rapport  sur  l'abrogation  des  lois  d'exil 
l'avait  accrédité  auprès  des  princes  d'Orléans  et  de  leurs  amis,  et 
plus  tard,  le  rapport  où  il  avait  réclamé  contre  le  radicalisme  un 
«  gouvernement  de  combat  »  lui  avait  gagné  les  conservateurs  de 
toute  nuance  que  M.  Thiers  s'était  aliénés.  Desseiligny  était  de 
ceux  qui  avaient  le  plus  longtemps  tardé  à  suivre  ces  conservateurs 
dans  leur  opposition,  et  dont  l'évolution  à  la  dernière  heure  avait 
décidé  de  l'issue  de  la  lutte  ;  c'est  à  ce  titre  qu'il  était  entré  dans  le 
cabinet;  et,  comme  auparavant  il  avait  fait  avec  honneur  son  chemin 
dans  l'industrie  et  qu'il  débattait  avec  une  facile  abondance  les 
questions  d'affaire,  il  avait  paru  bien  placé  aux  travaux  publics. 


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LIS  TENTATIVIS  DK  RKSTAURATlOIf  APRÈS  LA  G  DE  BRI  17 

Le  poste  le  plus  difficile,  et  que  personne  dan9  nos  rangs  n'était 
préparé  à  remplir,  était  le  ministère  de  l'intérieur.  Par  souci  du 
devoir  et  de  la  responsabilité,  et  non  point  assurément  par  goût 
pour  une  besogne  aussi  épineuse,  Broglie  avait  songé  d'abord  à  se 
l'attribuer.  Lui-même  m'a  conté  que  le  Maréchal,  avec  sa  bon- 
homie parfois  assez  brusque,  l'en  avait  détourné  en  disant  : 
«  Votre  place  est  aux  affaires  étrangères  ;  il  serait  ridicule  de  vous 
mettre  ailleurs;  du  reste,  à  l'intérieur,  vous  mécontenteriez  tous 
les  députés  qui  auraient  affaire  à  vous.  »  Le  premier  ministre  ayant 
à  diriger  l'ensemble  du  gouvernement  s'était  résigné,  sans  doute 
volontiers,  à  rester  dans  l'emploi  spécial  qui  lui  convenait  davan- 
tage et  qui  devait  le  moins  l'absorber;  en  attaquant  la  politique 
intérieure  de  M.  Thiers,  il  avait  déclaré  qu'il  ne  voyait  rien  à 
changer  à  sa  politique  extérieure,  ni  agents  ni  instructions;  du 
reste,  dans  l'état  où  nous  étions  encore,  en  quoi  devait  consister 
cette  politique  sinon  dans  l'effacement,  et  quel  champ  ouvrait-elle 
à  l'activité  d'un  homme  d'Etat?  C'était  au  dedans  du  pays  que  le 
nouveau  gouvernement  avait  besoin  d'agir  tout  d'abord  et,  là,  son 
principal  instrument  devait  être  le  ministre  de  l'intérieur.  Faute 
d'un  personnage  approprié  d'avance  à  la  fonction,  un  homme  de 
lettres  que  la  politique  avait  attiré,  un  critique  d'art,  érudit  et 
délicat,  qui  venait  de  montrer  dans  nos  manœuvres  parlementaires 
un  esprit  vif  et  résolu,  Beulé,  avait  été  chargé  de  ce  redoutable 
fardeau.  «  C'est  une  expérience  que  nous  tentons  »,  avait  dit  le  duc 
de  Broglie  en  le  nommant;  et,  pour  que  l'expérience  eût  meilleure 
chance  de  réussir,  Beulé  avait  été  doublé  d'un  ancien  préfet, 
H.  Pascal,  que  M.  Thiers  et  M.  Casimir  Périer  avaient  appelé  au 
ministère  de  l'intérieur  en  qualité  de  sous-secrétaire  d'Etat  l'avant- 
veille  du  24  mai,  qui  les  avait  lâchés  la  veille,  et  que  les  nouveaux 
venus  ramenaient  le  lendemain  au  même  poste  :  ils  comptaient  sur 
lui  pour  prendre  en  mains  et  renouveler  dans  la  mesure  nécessaire, 
les  rouages  de  la  machine  administrative.  Ils  devaient  être  prompte- 
ment  déçus.  Dix  jours  après  leur  installation  au  pouvoir,  une  circu- 
laire de  ce  Pascal,  maladroitement  rédigée  au  sujet  des  journaux  de 
province  et  de  l'influence  à  exercer  sur  eux,  fut  plus  maladroitement 
encore  envoyée  à  tous  les  préfets  dont  plusieurs  restaient  attachés 
au  précédent  gouvernement  et  allaient  être  révoqués;  elle  tomba 
entre  les  mains  de  Gambetta,  fut  dénoncée  par  lui  à  la  tribune 
comme  une  tentative  de  corruption  de  la  presse,  et  souleva  l'hon- 
nêteté ombrageuse  de  bon  nombre  de  conservateurs.  Beulé  ne  sut 
ni  l'avouer  ni  la  désavouer  nettement,  renvoya  le  lendemain  celui 
qui  l'avait  écrite,  ne  le  remplaça  pas  et  demeura  déconcerté  et 
paralysé  au  ministère  de  l'intérieur. 

10  octobre  1901.  2 


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tS  E0UYBTOR3  POLlTiQOIS 

À  ce  premier  moment,  Beulé  ne  fat  pas  le  seul  du  reste  qui 
parut  inférieur  à  sa  tâche.  La  plupart  des  nouveaux  ministrasi  sa 
montrèrent  comme  étonnés  de  leur  pouToir  et,  sait  délicatesse  dB 
conscience,  soit  timidité  de  caractère,  trop  lents  i  l'exercer. 

Fâcheuse  inertie  :  car  si  régulière,  si  légale  qu'eût  été  la  victoire 
parlementaire  des  conservateurs,  le  pays,  habitué  à  voir  son  amrt 
dépendre  tour  i  tour  des  révolutions  ou  des  coupa  d'Etat,  avait  pria 
cette  victoire  pour  un  coup  d'Etat;  il  en  attendait  aa  cbangemeat 
soudain  cF hommes,  de  maximes  et  de  procédés,  dit  haut  en  bas  du 
gouvernement  Ce  changement  tardant  à  s'accomplir,  les  radicaux* 
d'abord  saisis  de  panique,  surtout  en  province,  se  rassurèrent  et 
relevèrent  la  tète;  les  conservateurs  éprouvèrent  un  mécompte  : 
ils  n'avaient  pas  atteint  ce  qu'ils  s'étaient  habitués  i  considérer 
comme  le  bien  suprême  :  la  sécurité  suis  effort;  ils  n'étaient  pas 
débarrassés  du  soin  de  se  défendre  eux-mêmes  et,  dès  lors,  ne  se 
sentaient  pas  suffisamment  gouvernés.  En  réalité,  les  nouveaux 
ministres  étaient  loin  de  pouvoir  réaliser  toutes  les  espérances  des 
uns,  toutes  les  craintes  des  autres;  mais  ce  qu'Hs  pouvaient,  il 
aurait  fallu  qu'ils  le  fissent  promptement,  que  quelque  mesure  vint 
attester  leur  vigueur  et  frapper  vivement  l'opinion  publique;  fat 
lenteur  de  leurs  actes  en  diminua  la  portée. 

Cette  lenteur  toutefois  ne  les  aurait  pas  discrédités  si,  pendant 
qu'ils  détenaient  le  pouvoir,  la  monarchie  avait  été  rétablie.  Ain» 
que  nous  l'avons  observé  déjà,  ce  n'était  pas  à  eux  qu'il  apparte- 
nait de  la  rétablir,  ils  devaient  seulement  assurer  à  l'Assemblée 
souveraine  la  liberté  de  le  foire  sans  trouble,  et  cette  tâche,  qui  ne 
manquait  ni  de  difficultés  ni  de  grandeur,  se  trouvait  précisément  à 
leurmesure.  Image  fidèle  de  notre  majorité,  quelques-uns  seulement 
avaient  résolu  d'avance  de  ramener  la  royauté  légitime»  mais  aucun 
n'était  décidé  à  la  repousser.  Le  premier  d'entre  eux,  le  duc  de 
Broglte,  avait  hérité  de  phis  d'une  prévention  contre  cette  royauté; 
il  appartenait  à  une  des  rares  familles  historiques  qui,  élevées  par 
cHe  au  premier  rang  sous  l'ancien  régime,  avaient  abandonné  sa 
cause  depuis  1789  et  lui  gardaient  rancune  de  leur  défection,  les 
Mémoires  de  son  père  en  témoignent.  Mais  lui-même  tenait  sea 
cœur  bien  au-dessus  d'un  tel  sentiment.  11  avait  observé  de  trop 
près  la  monarchie  de  Juillet  pour  n'avoir  pas  discerné  ce  qui  lui 
avait  manqué  :  un  droit  traditionnel  comme  fondement  et  pour 
appui  la  classe  la  plus  conservatrice  de  la  nation  ;  aussi  ne  voulait-il 
pas,  quant  k  lui,  gouverner  sans  cet  appui  et  souhaitait-il  sincère- 
ment que  sa  patrie  se  trouvât  replacée  sur  ce  fondement.  Ne  fût-oe 
que  pour  conserver  dans  l'Assemblée  l'alliance  du  parti  légitimiste, 
il  était  obligé  de  laisser  libre  cours  à  l'entreprise  monarchique.  La 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE        19 

monarchie  d'ailleurs,  n'avait  pas  cessé  d'être,  à  ses  yeux,  le  régime 
normal  et  naturel  de  la  France,  le  seul  capable  de  la  relever  d'une 
déchéance  à  laquelle  il  ne  se  résignait  pas;  et  la  monarchie  du 
vieux  droit,  représentée  par  le  dernier  héritier  de  la  branche  aînée, 
qui  lui-même  n'avait  d'autres  héritiers-  qne  ta  peintes  de  la  branche 
cadette,  la  monarchie  légitime  et  consitotiannelle  étant  alors  offerte 
à  la  nation,  il  ne  voyait  rien  de  plus  désirable  que  son  rétablisse- 
ment, mate  aussi  rira  de  plus  difficile  peut  être;  il  envisageait, 
sans  illusion  le  long  éloignement,  les  obstacles  et  les  ombrages 
réciproques  qui  séparaient  le  prince  de  la  nation,  et  décidé  à 
concourir  à  l'entreprise,  quand  il  le  faudrait,  il  ne  renonçait  pas, 
en  cas  d'échec,  à  préparer  à  la  France  quelque  autre  abri.  Prêt  à 
s'associer  résolument  à  l'action,  il  ménageait  au  besoin  la  retraite. 
Avec  une  tournure  dtesprit  très  différente,  le  chef  de  l'Etat  était 
précisément  dans  les  mêmes  dispositions  que  le  premier  ministre. 
Issu  d'une  vieille  famille  et  entouré  d'une  parenté  légitimiste,  com- 
pagnon d'armes  des  princes  d'Qvléans  en  Algérie,  élevé  par  l'Empire 
au  sommet  de  la  hiérarchie  militaire,  il  avait  servi  loyalement  le* 
gouvernements  divers  sous  lesquels  il  avait  vécu,  sans  s'inféoder 
à  aucun,  uniquement  dévoué  à  la  France,  mais  dévoué  sans  réserve 
et  tout  entier.  Il  avait  accepté  le  pouvoir  malgré  lui,  il  était  prêt  & 
le  déposer  sans  regret  et  ne  méconnaissait  pas  qu'il  y  aurait  pour 
lui  plus  de  gloire  à  le  transmettre  au  roi  légitime  qu-à  l'exercer  lui- 
même.  Mais  il  avait  été  mêlé  dans  lajbonne  et  la  mauvaise  fortune 
d'une  façon  trop  étroite  à  la  vie  même  de  la  nation  pour  n'en  «pas 
connaître  et  'partager  leB  instincts  :  à  ses  ^yeux  une  royauté  qui 
affecterait  de  n'être  pas  moderne,  qui  se  présenterait  &  la  France 
sois  d'autres  couleurs  qne  celles  que  la  France  connaissait,  était 
absolument  impossible  et  c'est  bien  lui  qui  a  dit,  comme  on  l'a 
rapporté  :  «  Contre  le  drapeau  blanc  les  chassepots  partiraient  tout 
seuls.  »  Aassi  doutait-il  que  le  comte  de  Chambord  voulût  et  sût 
régner  et,  tout  en  continuant  à  se  prêter  à  l'entreprise,  tout  en 
écartant  les  obstacles,  autant  qu'il  éiaitjen  lui,  il  fut  un  des  pre- 
miers, au  fond  de  lui-même,  à  désespérer  du  succès. 

C/de  BIeaux. 
La  suite  prochainement. 


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L'ESPRIT  NATIONAL 

CHEZ  LES  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI 


Le  mois  dernier,  la  presse  européenne  tout  entière  relatait  les 
faits  qui  se  passaient  en  Allemagne,  dans  la  petite  ville  de  Wre- 
scben.  Presque  au  même  moment  où,  de  France,  au  mépris  de  tout 
droit,  Ton  chassait  d'humbles  religieuses  des  écoles  où  elles  ensei- 
gnaient les  enfants  du  peuple,  la  Prusse  protestante  intervenait 
brutalement  pour  interdire  aux  prèlres  du  grand-duché  de  Posen 
d'expliquer  en  langue  polonaise,  à  leurs  jeunes  catéchumènes,  les 
dogmes  de  la  religion  catholique.  Et  là-bas,  comme  ici  d'ailleurs, 
on  se  servait  de  grands  mots  pour  couvrir  la  vilenie  des  actions. 
Si,  à  Paris  et  en  Bretagne,  il  s'agissait  de  sauver  la  République,  en 
Allemagne,  c'était  mieux  encore;  il  fallait,  par  un  effort  suprême, 
«  empêcher  les  Prussiens  de  se  poloniser  ».  En  déférant  aux 
tribunaux  les  maîtres  et  les  parents,  en  faisant  fouetter  les  élèves, 
Guillaume  II  accomplissait  une  mission  sainte  et  protégeait  son 
peuple.  Lui-même  prit  soin  de  le  proclamer  bien  haut,  dans  une 
harangue  enflammée  qu'il  prononça,  en  cette  occasion,  &  Ma- 
rienbourg. 

Ce  coup  de  force  et  ce  toast  impétueux  du  Kaiser  qui,  on  le  sait, 
ne  fait  jamais  les  choses  à  demi,  a  eu,  comme  premier  résultat,  de 
rappeler  au  monde  civilisé  qu'il  existait  toujours,  et  en  dépit  du 
silence  diplomatique,  une  question  polonaise,  qu'il  y  avait,  au 
centre  de  l'Europe,  trente-deux  millions  d'hommes  qui,  vaincus 
mais  non  conquis,  entendaient,  malgré  le  plus  arbitraire  des 
partages,  conserver  leur  personnalité,  leur  langue,  leurs  coutumes, 
leur  religion.  L'empereur  et  son  administration  se  chargeaient  de 
faire  la  preuve  que  cent  quarante  années  de  domination  n'avaient 
nullement  affaibli  les  sentiments  nationaux  de  ce  peuple  et  qu'au- 
jourd'hui comme  autrefois,  les  Polonais  voulaient  rester  eux-mêmes  I 

Il  y  a  mieux  :  les  persécutions  de  Wreschen,  le  procès  qui  les  a 
suivies  à  Gnesen,  ont  constitué  pour  tous  les  Polonais  un  exemple 


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L'KSPRIT  NATIONAL  CBEZ  LSS  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI  2t 

et  un  enseignement.  Placés  sous  des  maîtres  différents,  n'ayant 
forcément  entre  eux  que  peu  de  rapports,  beaucoup  pouvaient 
croire  être  les  derniers  croyants  daas  la  race  à  laquelle  ils  appar- 
tenaient. Les  récents  événements  leur  ont  prouvé  le  contraire  et 
que  leurs  frères,  tout  comme  eux-mêmes,  avaient  gardé  intact  le 
flambeau  de  la  foi  patriotique.  Si  la  Prusse  veut  renouveler,  & 
l'égard  des  Polonais  les  jours  de  haine  de  Bismarck;  qui  dirigea 
surtout  contre  eux  le  Kulturkampf,  elle  trouvera  en  face  d'elle  des 
hommes  résolus  et  prêts  &  la  lutte  pour  conserver  leur  patrimoine 
traditionnel. 

Guillaume  II  passera- 1- il  outre,  ou  s'effraiera-t-il  des  consé- 
quences de  son  geste  belliqueux?  Le  discours  beaucoup  plus 
modéré  de  Posen,  qui  suivit  de  quelques  jours  la  philippique  de 
Btarienbourg,  semblerait  justifier  plutôt  cette  dernière  hypothèse. 
Mais  quelque  décision  que  prenne  le  Kaiser,  n'est-il  pas  inté- 
ressait, après  un  tiècle  et  demi  de  démembrement,  de  passer  en 
une  sorte  de  revue  ce  peuple  qui,  géographiquement,  n'existe 
plus,  de  rechercher  dans  cette  lutte  quotidienne  qui,  des  vainqueurs 
ou  des  vaincus,  l'a  finalement  emporté,  et  de  vérifier  par  là  même 
si  le  principe  de  la  persistance  des  nationalités  n'est  qu'un  axiome 
sans  valeur  ou  si  la  Pologoe,  tout  comme  l'Irlande,  se  charge  d'en 
démontrer  l'absolue  vérité. 

Plus  que  tous  les  autres,  des  lecteurs  français  ne  sauraient 
rester  indifférents  &  une  étude  de  ce  genre.  En  dehors  de  la  sym- 
pathie naturelle  qui  va  aux  peuples  malheureux  et  opprimés,  la 
France  et  la  Pologne,  malgré  la  diversité  des  races,  ont  toujours 
eu  Tune  pour  l'autre  une  attraction  irrésistible.  Un  de  nos  rois, 
Henri  III,  avant  de  succéder  à  son  frère  Charles  IX,  fut  roi  élu  de 
Pologne  en  1575  et  régna  deux  années  sur  les  sujets  qui,  entre 
tous  les  princes  d'Europe,  avaient  voulu  choisir  un  Français.  Par 
contre,  nous  eûmes  une  reine  polonaise  dans  la  personne  de  la 
vertueuse  Marie  Lekzinska,  l'épouse  de  Louis  XV,  l'aïeule  des 
trois  derniers  rois  de  la  branche  des  Bourbons.  A  côté  des  sou- 
venirs historiques,  les  souvenirs  littéraires  se  dressent  aussi  vivaces; 
Ronsard,  le  chef  de  la  Pléiade  eut  comme  ami  intime  le  grand  poète 
polonais  du  seizième  siècle,  Jean  Kochanow?ky. 

Sous  la  Révolution,  quand  la  France  dut  tenir  tète  à  l'Europe 
coalisée,  les  Polonais  volèrent  à  son  secours.  En  1797, 7,000  d'entre 
eux  se  trouvaient  dans  l'armée  d'Italie  et  trois  ans  après,  ce  nombre 
avait  plus  que  doublé. 

On  sait  quels  furent  les  rapports  de  Napoléon  1"  et  des  Polonais, 
amibien  ceux-ci  espéraient  en  son  génie  pour  la  reconstitution  de 
l'antique  royaume  et  comment  Napoléon  leur  donna  en  partie 


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n  LE8PWT  flATttKàL 

satisfaction  en  érigeant  le  grand-duché  de  Varsovie.  80,000  Polo- 
nais se  mirent  dans  nos  rangs  pour  la  campagne  de  Russie  et  ceux 
qui  revinrent  de  cette  sombre  aventure  suivirent  la  fortune  des- 
aigles  impériales  jusqu'en  1815. 

Enfin,  lorsqu'on  1870  éclata  la  guerre  franco-allemande,  les 
Polonais  voulurent  en  foule  s'enrôler  sous  nos  drapeaux.  Le  comte 
Brauicki  offrit  d'équiper  à  ses  frais  une  légion  polonaise.  Et  si,  par 
crainte  de  mécontenter  la  Russie,  le  gouvernement  de  ta  Défense 
nationale  refusa,  2,000  volontaires  polonais  s'engagèrent  néan- 
moins dans  nos  rangs.  L'un  d'eux,  le  général  Bosak  Hanke,  trouva 
une  mort  héroïque  à  la  bataille  de  Dijon.  Rappelons  également 
que  les  députés  polonais  protestèrent  solennellement  contre 
l'annexion  de  l'Alsace* Lorraine. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  versant  leur  sang  pour  nous  que  le 
peuple  polonais  montra  sa  sympathie  à  notre  égard.  De  tout  temps, 
dans  la  haute  société,  on  y  parla  couramment  notre  langue  et  l'on 
prisa  notre  littérature.  «  Nous  apprenons  le  polonais  par  devoir, 
y  dit- on  encore  aujourd'hui,  le  russe  ou  l'allemand  par  nécessité, 
le  français  par  plaisir.  »  C'est  par  milliers  que  Ton  compte  là-bas 
les  précepteurs  et  les  domestiques  français,  et  les  grandes  maisons 
d'édition  parisiennes  savent  quel  puissant  débouché  elles  ont  dans- 
l'ancienne  Pologne  1 


Peut- être  n'est-il  pas  inutile  de  rappeler  en  quelques  lignes  en 
quelles  circonstances  et  sous  quelle  forme  eut  lieu  le  démembre- 
ment de  ce  royaume,  l'un  des  plus  anciens  d'Europe,  puisque  si  la , 
légende  le  fait  remonter  au  septième  siècle,  son  histoire  authen- 
tique existe  depuis  le  dixième. 

11  y  a  eu  quatre  partages  de  la  Pologne  :  en  1772, 1793, 1795  et 
1815.  Le  premier,  auquel  les  dissensions  intérieures  qui  existaient 
dans  ce  malheureux  Etat  servirent  de  prétexte,  se  pratiqua  entre 
l'impératrice  de  Russie,  Catherine,  le  roi  de  Prusse,  Frédéric  II* 
l'impératrice  d'Autriche,  Marie-Thérèse.  Cette  dernière  ne  commit 
ce  grand  crime  contre  le  droit  des  gens  qu'avec  une  certaine  hési- 
tation. Elle  demanda  l'avis  du  Pape  et  s'écria  «  qu'elle  prostituait 
son  honneur  et  sa  réputation  pour  un  misérable  morceau  de  terre  » . 
En  sceptique  qù-il  était,  Frédéric  II  s'émut  peu  de  ces  inquiétudes 
et  déclara  «  que  Marie-Thérèse  prenait  toujours,  en  se  plaignant, 
toujours  »,  et,  de  fait,  l'Autriche  ne  fut  pas  la  dernière  à  s'emparer 
de  lapartie  de  la  Pologne  qui  lui  était  attribuée. 

Ce  royaume  s'étendait  alors  sur  une -superficie  de  9,000  royria- 
-mètres  carrés  et  formait  le  plus  grand  Etat  après  la  Russie.  Il  4tait~ 


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chez  les  potemis  d'iuJourdhoi  © 

Borné,  au  nord,  par  ta  Baltique  et  la  Dwina;  au  nord  -est,  par  les 
territoires  de  Smofensk  et  de  Pskof ;  à  l*e9tf  par  le  Dnieper;  au 
and,  par  la  mer  Noire  et  les  Karpatbes  ;  à  l'ouest,  par  la  Silêsie, 
te  Brandebourg  et  la  Poméranie.  Selon  le  vers  de  Victor  Hugo, 

Chacun  selon  ses  dtents  se  partagea  la  proie. 

La  Prusse  eut  le  grand-duché  de  Pbsen  et  les  territoires  environ- 
Bants;  l'Autriche,  la  Galicie;  la  Russie,  la  Lithuanie  et  raie  portion 
importante  du  centre  de  l'ancien  Etat  qui  portait  le  nom  de  pays 
de  la  Couronne  et  se  subdivisait  en  petite  et  en  grande  Pologne.  Le 
restant  fut  constitué  «  Etat  indépendant,  sous  le  nom  de  Royaume. 

Hais  les  Polonais,  ainsi  brutalement  annexés,  n'acceptèrent  pas 
cet  état  de  choses.  Il  7  eut  des  insurrections  terribles  et,  à  la  suite 
de  chacune  d'elles,  les  trois  Etats  complices  restreignirent  lai 
partie  qu'Es  avaient  hissé  libre.  En  1795,  le  royaume  était  réuni 
à  la  Russie  et,  en  1873,  était  à  peu  près  abolie  la  constitution1 
spéciale  qui  le  régissait. 

Aujourd'hui,  la  Russie  possède  606,000  kilomètres  carrés  de  l'an* 
ôenoe  Pologne  où  habitent  plus  de  20  millions  d'âmes,  la  Prusse 
95,000  kilomètres  carrés  avec  5  initiions  d'habitants;  l'Autriche, 
77,000  kilomètres  carrés  et  6  millions  d'habitants.  Soit  un  en- 
semble de  3£  millions  de  Polonais,  auxquels  on  doit  ajouter  pins 
<fe  un  million  d'hommes  de  même  origine  répartis  dans  la  Silésie 
prussienne  et  l'Autriche.  Nous  ne  parlons,  bien  entendu,  que  des 
Polonais,  car  avec  les  Juifs,  les  Allemands  et  les  Russes  qui  y 
séjournent,  ces  divers  territoires  ont  une  population  de  beaucoup 
supérieure. 

Avant  d'entrer  dans  le  détail  de  la  vie  polonaise,  de  rechercher 
en  chacune  de  ses  manifestations  à  quel  degré  s'y  accuse  la  persis- 
tance du  sentiment  national,  il  nous  faut  tout  d'abord  parler  de 
l'administration  poBtique  et  intérieure  à  laquelle  sont  maintenant 
soumises  les  diverses  parties  de  cet  ancien  Etat.  C'est  là  une  étude 
nécessaire,  car  elle  indiquera  la  plupart  des  moyens  dont  les  em- 
pires conquérants  usent  journellement  pour  tenter  de  ruiner  d'in- 
vincibles espérances  et  d'en  détruire  même  le  souvenir: 

De  plus,  la  Russie,  fa  Prusse  et  l'Autriche  n'agissent  pas  en 
Pologne  selon  un  plan  uniforme,  mais  d'après  leurs  tendances  plus 
ou  moins  autocratiques  et  leur  tempérament  particulier.  Il  s'ensuit 
que  tetfe  chose  permise  dans  la  Galicie  autrichienne  sera,  par 
eienpie,  défendue  dans  la  Lithuanie  russe.  Par  suite,  la  mesure 
de  la  tolérance  administrative  nous  servira  d'étalon  pour  juger  dé 
ta  soumission  on  de  la  résistance  des  Polonais  et,  souvent  auçsî, 


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24  L'ESPRIT  NATIONAL 

pour  expliquer  les  différences  apparentes  qui  se  peuvent  rencontrer 
dans  le  nationalisme  des  provinces  démembrées. 

Les  possessions  russes  se  divisent  en  deux  catégories.  L'une 
comprend  l'ancien  royaume,  l'autre  les  Etats  feudataires  qui  l'en- 
touraient. Pour  la  première,  le  souverain  russe  s'intitule  roi  de 
Pologne;  pour  la  seconde,  il  est  empereur  autocrate,  comme  pour 
les  autres  parties  de  ses  vastes  Etats.  Le  royaume  a  un  gouverneur 
général  à  Varsovie,  présentement  le  général  Tchertkov,  sous  les 
ordres  duquel  sont  dix  gouvernements  répondant  à  peu  près  aux 
départements  français  et  qui  se  subdivisent  eux-mêmes  en  arron- 
dissements, puis  en  communes.  Les  autres  parties  de  la  Pologne 
russe  forment  des  gouvernements  indépendants.  Ces  différences 
sont  d'ailleurs  purement  nominales  depuis  1873,  année  où  la  cons- 
titution du  royaume  fut  abolie,  celui-ci  étant  désormais  gouverné 
selon  les  lois  générales  de  l'empire.  Là,  comme  partout,  l'empe- 
reur règne  donc  en  maître  absolu,  sans  qu'il  y  ait  à  son  pouvoir 
aucun  contrepoids  législatif. 

Cependant,  les  communes  possèdent  une  certaine  autonomie. 
Dans  les  villes,  les  habitants  élisent  des  conseillers  municipaux, 
dont  un  employé  du  gouvernement  est  de  droit  président.  Il  a  voix 
délibérative  et  prépondérante,  il  peut  opposer  son  veto  et  constitue 
le  véritable  maitre  de  ces  assemblées.  Dans  les  campagnes,  au 
contraire,  les  paysans  élisent  eux-mêmes  leur  maire  et  le  juge 
communal.  Ces  deux  magistrats  sont  surveillés  par  des  «  contrô- 
leurs des  paysans  »,  qui  existent  à  raison  d'un  par  district  et  ne  se 
gênent  nullement  pour  révoquer  ou  traduire  devant  les  tribunaux, 
les  maires  ou  les  juges  qui  ne  leur  semblent  pas  agir  en  sujets 
fidèles  du  tsar. 

On  sait  combien  furent  sanglantes  les  insurrections  de  1831  et 
de  1863.  La  première  surtout,  faite  à  une  époque  où  la  Pologne 
avait  encore  une  armée  régulière,  mit  la  Russie  à  deux  doigts  de 
sa  perte.  Sans  les  néfastes  rivalités  des  insurgés,  la  Pologne  eût 
probablement  obligé  l'empire  moscovite  à  lui  redonner  son  indé- 
pendance; la  garde  elle-même,  suprême  ressource  du  tsar,  dut  mar- 
cher contre  les  rebelles. 

Par  contre,  l'insurrection  de  1863,  éclatant  à  l'improviste,  sans 
plan  d'organisation,  fut  plutôt  un  acte  de  désespoir  héroïque  et 
inutile.  Aussi  depuis  lors,  les  Polonais  ont-ils  renoncé  à  tenter  la 
fortune  des  armes. 

Hais  pour  être  moins  meurtrière,  la  lutte  n'en  continue  pas 
moins  acharnée  sur  un  autre  terrain.  Aux  Polonais  qui  veulent 
garder  leur  foi  nationale,  s'opposent  toute  une  armée  de  fonction- 
naires, soigneusement  choisis,  et  qui  savent  que  leur  avancement 


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CfllZ  LES  POLONAIS  D'AOJOORD'âOI  25 

dépend  plus  de  la  sévérité  qu'ils  montreront  à  l'égard  de  leurs 
administrés  que  de  leur  mérite  personnel.  Aussi  les  dénonciations 
pour  manque  «  de  civisme  russe  »  vont- elles  leur  train  et  sont- 
elles  généralement  accueillies  avec  complaisance  I 

Il  n'y  a  pas  longtemps,  le  gouverneur  général  de  Varsovie  pou- 
vait faire  arrêter  et  déporter  en  Sibérie  qui  bon  lui  semblait,  par 
simple  mesure  administrative.  Maintenant,  il  doit  déférer  les  cou- 
pables aux  magistrats,  mais  ceux-ci  auraient  trop  peur,  en  pareille 
matière,  de  montrer  une  coupable  indépendance. 

Il  en  cuirait  d'ailleurs  aux  gouverneurs  de  ces  contrées  de  se 
montrer  bienveillants.  Ils  sont  tous  sous  la  surveillance  des  gen- 
darmes, sortes  d'espions  patentés,  qui,  en  Russie,  appartiennent 
directement  à  l'empereur  et  établissent  des  rapports  n'ayant  pas  à 
passer  par  la  voie  administrative  pour  lui  parvenir. 

À  la  vérité,  les  exils  en  Sibérie  ne  sont  plus  maintenant  très 
nombreux,  ils  frappent  surtout  des  prêtres,  comme  nous  le  verrons 
en  traitant  de  la  religion,  mais  ces  mesures  de  rigueur  ne  compor- 
tent jamais  de  clémence.  En  1863,  ce  fut  par  milliers  que  les  Polo- 
nais rebelles  furent  déportés  en  Sibérie.  De  ceux  qui  existent 
encore,  à  quarante  ans  de  distance,  très  peu  ont  obtenu  de  rentrer 
dans  leur  patrie.  On  nous  citait  dernièrement  le  cas  d'un  jeune 
homme,  pris  à  dix-huit  ans  les  armes  à  la  main.  Il  en  a,  à  présent 
cinquante-sept  et,  malgré  les  pétitions  de  ses  proches,  n'a  jamais 
pu  revoir  la  terre  natale.  Bien  entendu,  chaque  fois  qu'un  Polo- 
nais est  envoyé  en  Sibérie,  ses  biens  sont  confisqués. 

C'est  par  des  mesures  administratives  que  se  poursuit,  lente  mais 
implacable,  la  russification  du  royaume  et  des  autres  provinces 
polonaises.  Défense  d'enseigoer  la  langue  nationale  dans  les  uni- 
versités, les  gymnases,  les  écoles  primaires.  Bien  mieux,  les  écoliers 
sont  punis  si  on  les  surprend  en  train  de  converser  en  polonais. 
Dans  les  établissements  d'enseignemont  secondaire,  il  y  a  des  cours 
sur  la  grammaire,  la  littérature,  l'histoire  polonaise,  ils  se  font  en 
russe  I 

Hais  l'idiome  national  n'en  subsiste  pas  moins.  Les  parents  ou 
des  précepteurs  l'enseignent  aux  jeunes  gens  et  ceux-ci  persistent 
tellement  dans  son  usage  journalier  que  les  Russes  qui  suivent  les 
cours  des  gymnases,  sont  obligés  de  l'apprendre  pour  converser 
avec  leurs  camarades. 

Pour  les  campagnes,  cette  russification  obligatoire  de  l'enseigne- 
ment a  un  effet  désastreux.  Dans  l'empire  moscovite,  les  communes 
rurales  sont  maîtresses  d'organiser  des  écoles  à  leur  guise  et  de 
voter  ou  non  les  subsides  nécessaires.  Profitant  de  cette  liberté, 
plutôt  que  d'avoir  une  école  russe,  les  paysans  polonais  préfèrent 


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36  M6PWT  HATIONAL 

n'en  pas  posséder.  Aussi  beaucoup  de  petits  campagnards  ne 
savent-ils  ni  lire  ni  écrire.  Ce  n'est  pas  de  l'incapacité,  car  le 
paysan  polonais  est  intelligent  et  sût  bien  conduire  ses  affaires, 
c'est  un  pur  entêtement  patriotique  qui  se  transmet  de  génération 
en  génération  et  qu'il  faut,  en  l'espèce,  admirer. 

Cette  proscription  de  la  langue  polonaise  se  retrouve  partout.  En 
justice,  les  actes  de  procédure  et  les  jugements  se  rendent  en  russe, 
en  russe  également  se  font  les  plaidoiries,  et  si  un  prévenu,  soit 
par  réelle  ignorance,  soit  par  malice,  oblige  les  magistrats  à  l'inter- 
roge; en  polonais,  il  est  rare  qu'il  s'en  tire  à  bon  compte.  Ce  qu'il 
y  a  de  curieux,  c'est  qu'en  dépit  des  efforts  du  gouvernement  pour 
amener  un  résultat  contraire,  la  grande  majorité  des  avocats  sont 
Polonais.  Le  même  fait  se  vérifie  dans  les  autres  professions 
libérales. 

Par  exemple,  les  portes  de  l'administration  leur  sont  rigoureuse- 
ment fermées.  Tout  au  pins,  et  avec  quelles  précautions,  en 
admet-on  comme  garçons  de  bureau  ou  pour  des  emplois  inGmes. 
On  prend  même  soin,  pour  les  emplois  administratifs,  de  faire 
venir  des  gens  habitant  des  provinces  lointaines,  afin  qu'ils  n'aient 
aucun  lien  avec  ceux  dont  ils  devront  contrarier  par  tous  moyens 
le  génie  national. 

Autrefois,  la  plupart  des  chemins  de  fer  sillonnant  la  Pologne 
appartenaient  à  des  sociétés  privées.  L'Etat  les  a  naguère  rachetés 
de  force  et  y  a  remplacé  le  personnel  du  terroir  par  un  per- 
sonnel russe.  De  même  ont  été  transcrits  en  eusse  les  inscriptions, 
règlements  et  affiches  placés  dans  les  gares. 

Quant  aux  enseignes  des  magasins  et  aux  plaques  des  rues,  il 
a  fallu  se  montrer  moins  sévère  et  en  autoriser  la  double  inscrip- 
tion en  russe  et  en  polonais.  Même  les  magasins  russes  emploient 
les  deux  langues,  sans  cela  pas  un  Polonais  n'y  mettrait  les  pieds. 

Dans  les  campagnes,  les  poteaux  indicateurs  sont  également 
bilingues,  en  dépit  de  la  constitution  du  royaume  votée  au  congrès 
de  1815,  n'ayant  jamais  été  abolie  en  droit,  et  d'après  laquelle 
ces  sortes  d'inscripiions  doivent  être  écrites  seulement  en  polonais. 

C'est  dans  le  domaine  foncier,  que  l'administration  russe  fait, 
peut-être,  le  plus  d'efforts  pour  ruiner  la  nationalité  polonaise. 

Avant  1863,  toute  la  terre  appartenait  aux  seigneurs,  mus  lea 
paysans  en  occupaient  une  grande  partie  moyennant  quelques 
redevances  :  prestations  en  nature,  journées  de  travail,  etc.  À 
cette  époque,  d'accord  avec  toute  la  noblesse,  le  marquis  Wielo- 
pomkai,  qui  était  le  chef  de  l'administration  civile,  encore  polo- 
naise, voulut  changer  cet  état  de  choses  et  rendre  les  paysan» 
propriétaires  des  terres  qu'ils  occupaient.  Tout  était  prêt,  locaque 


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CHI Z  LK  POUiWUB  DUWOURD'HUl  tî 

l'insurrection  qui   survint  si  soudainement  empêcha,  le   projet 
d'aboutir. 

Plus  tard,  en  s'ëmparantlde  l'administration,,  la  Russie  prit  ponr 
son  compte  le  projet  du  marquis  Wieloponskai  et  le  présenta  comme 
un  bienfait  du  nouveau  pouvoir.  Peut-être*  espérait-elle  ainsi  statta** 
cher  les  paysans.  Vain. espoir  :  ceuirci  prirent  la  terre*  mais  restè- 
rent Polonais  ;  les  seuls  lésés  en  l'occurrence  furent  jes  seigneurs. 
On  leur  avait  promis  une  indemnité  qu'ils  attendent  encore. 

Ce  partage  qui  s'opéra  selon  le  bon  plaisir  des  fonctionnaires,  ne 
fut  pas  toujours  un  modèle  de  justice.  Tel  fermier,  connu  par  ses 
opinions  trop  affichées,  vit  un  de  ses  employés  rendu  propriétaires 
à  son  lieu  et  place,  du  terrain  occupé  par  lui.  D'autre  part,  des 
seigneurs  qui  eurent  l'heureuse  idéede  verser  aux  distributeurs  de 
terres  une  gratification  convenable,  n'eurent  pas  à  se  plaindre  de 
la  réparti tioo  ;  tandis  qu*  d'autres,  moins  perspicaces 9  se  voyaient 
complètement  ruinés. 

Sur  les  terrea  laissées  aux  seigneurs  subsistaient,  de  temps 
immémorial ,  de»  servitudes  :  droits  de  pacage,  de  pâturage,  de 
ramasser  du  bob  mort  à  certains  jours,  etc.  L'application  de  ces 
droits  donne  naturellement  lieu  à  des  diseussions  continuelles 
entre  paysans  et  propriétaires.  Chaque  fois  l'administration  inter- 
vient habilement  pour  envenimer  la  querelle  et  créer  entre  les 
castes  un  état  d'antagonisme  permanent..  Diviser  pour  régner,  tel 
eat  1«  prinaipe  machiavélique  dont  elle  cherche  à  faire  son  profit, 
fceureusemart  sans  grandi  succès,  car  le  souri,  de  défense  contne 
l'ennemi  commun  rapproche  bion  vite  les  antagonistes  d'un 
moment. 

La  Russie  a  également  pris  diverses  mesures  pour  faire  passer 
la  propriété  foncière  polonaise  entre  les  mains  de  ses  nationaux* 

Après  l'insurrection  de  1863,  les  biens  de  plusieurs  insurgés 
ont  été  oonfiqués  et  donnés  aux  généraux  rosses  victorieux»  De  {dus 
par  une  loi  toujours  en  vigueur,  les  Polonais  n'ont  droit  d'hériter 
es  terres  cultivables  ou  de  forêts  qu'en  ligne  directe.  Si  l'héritage 
wnt  d'une  ligne  collatérale  #u  d'un  ami,  ils  «oui  obligés  de  le  réa- 
liser sar  l'heure  et  l'administration  tâche  que  ce  soit  un  Russe  qui 
achète  dans  la  Bologne  moscovite  qui  est  en  dehors  du  royaume. 
Les  Polonais  m'ont  même  pas  le  droit  d'acquérir  de  la  terre.  Cepen- 
dant les  Russes  n'étant  pas  toujours  disposas  à  devenir  proprié- 
taires daos  on  pays  oh  ils  sont  mal  vus,  cette  règle  souffre,  par  la 
force  des  choses,  quelques  adoucissements. 

Actuellement,  dans  le  royaume,  malgré  les  efforts  administratifs, 
4a  presque  totalité  de  la  terre  appartient  aux  Polonais.  Il  n'en  est 
fan  de  même  dans  l'empire,  et,  à  cause  de  la  loi  que  nous  venons 


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28  L'ESPRIT  NATIONAL 

de  mentionner  et  parce  que  des  Russes  y  possédaient  déjà  avant 
l'annexion .  Un  fait  particulier  y  a  également  servi  la  cause  russe. 
Une  princesse  de  la  famille  des  Radzivill,  l'une  des  plus  nobles  et 
des  plus  riches  de  la  Pologne,  épousa  naguère  un  Allemand,  le 
comte  Wittgenstein,  de  la  famille  des  Hobenlohe.  A  la  mort  de  la 
princesse,  il  fallut  vendre  les  immenses  propriétés  territoriales  qui 
lui  appartenaient,  en  vertu  d'une  autre  loi  qui  défend  aux  étran- 
gers de  posséder  des  terres  en  Russie.  Presque  tous  ces  biens 
furent  achetés  par  des  Moscovites. 


Si  nous  passons  dans  la  Pologne  allemande,  nous  y  trouvons 
l'emploi  des  mêmes  procédés  pour  détruire  tout  ce  qui  constitue  les 
manifestations  nationales  d'un  peuple.  Peut-être  y  sont- ils  même 
appliqués  d'une  façon  plus  brutale.  En  Russie,  sans  être  terminée, 
la  lutte  contre  les  Polonais  aurait  plutôt  subi  un  léger  adoucis- 
sement en  ces  dernières  années.  Au  contraire,  en  Allemagne,  loin 
de  se  molérer,  son  acuité  et  sa  violence  deviennent  &  chaque 
moment  plus  marquées. 

Bismarck  fut,  nous  l'avons  déjà  dit,  le  metteur  en  scène  du  péril 
polonais.  Ne  prétend-il  pas  dans  ses  Hémoires  que  c'est  ce  péril 
qui  le  décida  au  Kulturkampf,  de  triste  souvenir.  Aussi  n'eut-il 
pas  d'ennemis  plus  acharnés  que  les  députés  polonais  du  Reichstag. 
Quand,  en  1890,  pour  dissimuler  sa  disgrâce,  le  chancelier  de  fer 
donna  sa  démission,  il  employa  dans  sa  retraite  de  Varzin  ses 
dernières  forces  contre  ce  «  péril  polonais  »  qu'il  dénonçait  plus 
fort  que  jamais.  Sur  ses  ordre*,  les  journaux  et  les  sociétés  d'un 
germanisme  intransigeant  fulminèrent  et  réclamèrent  des  mesures 
rigoureuses. 

Entre  temps,  les  Polonais  avaient  traversé  une  période  d'accalmie. 
Le  chancelier  de  Caprivi,  qui  avait  succédé  à  Bismarck,  semblait 
leur  montrer  quelque  bienveillance  et  disposé  à  chercher  un  modus 
vivendi  qui,  tout  en  les  gardant  dans  la  dépendance  de  l'empire, 
leur  rendit  le  joug  supportable.  Le  groupe  parlementaire  polonais 
récompensa  le  chancelier  de  ses  intentions  en  votant  l'augmen- 
tation de  la  flotte  et  les  lois  militaires.  Etait-ce  ce  résultat  auquel 
voulait  atteindre  le  gouvernement  allemand,  ou  fut-il  poussé  par 
les  objurgations  du  vieui  parti  prussien  dont  Bismarck  était  l'âme, 
il  est  difficile  de  se  prononcer,  mais  au  lendemain  de  ces  votes,  un 
discours  prononcé  à  Thorn  par  Guillaume  II  annonça  la  reprise 
immédiate  des  hostilités.  Bientôt  le  ministère  Hohenlobe  reprit,  en 
les  aggravant  même,  toutes  les  mesures  de  germanisation  inventées 


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GBEZ  LIS  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI  29 

par  Bismarck.  Les  événements  auxquels  nous  venons  d'assister 
montrent  que  le  Kaiser  n'a  pas  désarmé  et  il  est  évident  qu'en 
dépit  des  tendances  modérées  que  l'on  prête  à  M.  de  Bulow,  celui- 
ci  devra  suivre  son  souverain  dans  la  croisade  contre  ces  infidèles 
d'un  nouveau  genre,  coupables  de  n'être  pas  satisfaits  qu'on  leur 
ait  enlevé  leur  patrie,  pour  les  annexer  au  noble  empire  allemand  I 

Le  grand-duché  de  Posnanie,  dont  la  capitale  est  Posen,  est  sous 
les  ordres  d'un  président  de  régence,  les  autres  parties  de  la 
Pologne  allemande  forment  des  gouvernements  spéciaux,  cobnus 
sous  les  noms  de  Prusse  occidentale  et  de  Prusse  orientale.  Les 
habitants  de  ces  diverses  contrées  envoient  des  députés  au  par- 
lement prussien,  le  Landtag,  et  au  parlement  de  l'empire.  À  part 
deux  socialistes  pour  le  premier  et  un  seul  pour  le  second,  tous 
sont  catholiques  et  votent  la  plupart  du  temps  avec  le  centre. 
D'ailleurs,  pour  les  questions  intéressant  le  maintien  de  leur 
nationalité,  là,  comme  toujours,  les  divergences  politiques  dispa- 
raissent et  les  Polonais  font  bloc  sans  qu'il  y  ait  une  seule  absten- 
tion. Aussi  au  Reichstag,  démocrates  et  conservateurs,  travaillent-ils 
côte  à  côte  pour  la  liberté  de  leur  patrie.  Quant  aux  conseils 
municipaux,  ils  sont  nommés  par  les  habitants  selon  les  lois  électo- 
rales ordinaires. 

L'emploi  du  polonais  pour  les  actes  de  la  vie  civile  ou  adminis- 
trative est  interdit,  au  moins  avec  la  même  rigueur  qu'en  Russie. 
H  est  aussi  proscrit  de  l'école  et  dans  l'enseignement  des  profes- 
seurs et  dans  les  conversations  entre  élèves.  Ceux  ci  risquent  fort 
d'être  renvoyés  si  leurs  parents  s'entretiennent  avec  eux  en  polo- 
nais, au  parloir;  aussi  pour  ne  pas  donner  aux  vainqueurs  la  satis- 
faction d'entendre  causer  en  allemand,  emploie-t-on  fréquemment 
le  français  dans  ces  sortes  de  visites.  Le  malheur  a  rendu  les 
Polonais  polyglottes. 

Même  prohibition  pour  les  employés  les  plus  infimes.  Deux 
lampistes  des  chemins  de  fer  ou  deux  balayeurs  des  rues,  parlant 
de  leors  petites  affaires  dans  la  langue  nationale,  ne  resteraient 
pas  vingt-quatre  heures  en  fonction. 

Pour  la  correspondance,  c'est  encore  plus  ingénieux.  11  n'est 
pas  défendu  d'écrire  les  adresses  en  polonais,  mais  alors  les  lettres 
mettent  quatre  fois  plus  de  temps  à  parvenir  à  destination.  Si  l'on 
va  se  plaindre  à  un  employé,  celui-ci  répond  gravement  que 
l'administration  ne  connaissant  pas  cette  langue,  il  a  fallu  envoyer 
la  lettre  en  cause  au  bureau  officiel  de  traduction,  afin  de  ne  pas 
commettre  d'erreur.  Le  plus  drôle,  c'est  que  si  vous  posez  la 
question  en  polonais  à  l'employé  d'une  administration  si  ignorante, 
c'est  en  polonais  qu'il  vous  répondra,  car  un  fonctionnaire  de 


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Posnonie  qm  ne  saurait  pas  lai  langue  dm  pays  serait  voué  i  des 
mécomptes  continuels.  Peut-être,  après  tout,  radmihistcation  prus- 
sienne,  comme  le  disait  joyeusement  un  journal  du  cru,  oonnatu-elic 
assez  le  polonais  pour  le  parier»  mais  pas  assea  pour  le- lire  I 

Bu  tant  œa,  en  a  bien  ri  dernièrement  à  Peaen  du  tour  qui  fut 
jeaé  à  l'administration  postale  par  un  Polonais  à  la  fois  plaisant  et 
instruit  II  envoya  deux  lettres  le  même  jour  à  la  même  adresse. 
La  anscription  de  l'une  était  en  pelonaisv  l'antre  en  hébreu.  Cette 
dernière  arriva  une  semaine  plus  tôt  à  dnstinatioiu 

Conséquence  nen  moins  curieuse  de  cette  ignorance  officielle.  Les 
janrnanx  rédigés  m  polonais  doivent  écrive  en  allemand  l'adresse 
de  leurs  abonnés»,  s'ils  veulent  que  tes*  numéros  parviennent  en 
temps  utile. 

Les  nom»  des  stations  dans  les  gares,  comme  een  des  rues  ne 
doivent  pas  être  écrits  eu  polonais  et*  à  ce  sujet,  l'administration 
allemande  a  renchéri  sur  l'administration  russe.  Cette  dernière 
s'est,  en  effet,  contentée  de  transcrire  les  nom»  propres  en  carac- 
tères russes,  tandis  qu'en  Allemagne  on  a  changé'  les  désinences 
et  torturé  ces  noms  propres  pour  en  faire  de  véritable»  citoyens 
prussiens.  11  est  encore  heaneux  qu'il  soit  permis  aux  partïcui»ra 
de  porter  des  noms  à  désinences  polonaises! 

Pour  réaliser  l'œuvre  de  germanisation,  1»  gouvernement  ne 
a'en  tient  pas  &  ces:  petit»  moyens,  il  compte  surtout  pour  arriver 
&ses  fins  sur  deux  facteurs  puissants. 

C'est  d'abord  une  société  politique  privée,  à  laquelle  ses  trais 
fondateurs  :  Hanseomaffin,  Kenuemano,  Tiedemann,  ont  donné  tours 
nome.  Dans  la  pratique  (m  n'emploie  pour  désigner  ladite  société 
que  la, lettre  initiale  de  chacun  d'eux  EL  K*.  T.  (prononcez  akateur) 
et  l'état  d'esprit  qu'il  faut  posséder  pour  être  un  digne  membre  de 
l'H.  K.  T.  s'appelle  akatisme. 

Oa  devine  ce  que  c'est  que  l'akatisme,  si  l'on  songe  que  cette 
société  a  pour  but  de  ruiner  moralement  et  physiquement  l'élément 
polonais.  Recrutés  exclusivement  parmi  les  protestants^  et  surtout 
en  Prusse,  les  akateurs  passent  leur  existence  i  réclamer  contre 
tes  Polonais  les  traitements  les  plus  rigoureux,  les  peines  lest  plus 
sévères.  Par  des  réunions,  des  meetings,  des  conférences,  des 
affiches,  des  pétitions,  des  brochures,  des  journaux,  ils  s'efforcent 
•d'attiser  et  de  rendre  plus  vive  la  haine  des  Allemand»  à  l'égard 
de  ces  pauvres  gens.  A  leur  avis,  le  gouvernement,  quand  H  per- 
sécute, est  trop  humain,  et  quand  il  fait  emprisonner  cinquante 
ft>l*naie  patriotes,  ce  n'est  pas  pour  le  féliciter  qu'ils  lui  envoient 
une  délégation,  mais  pour  lui  reprocher  de  n'en  aveir  pas  arrêté 
*ingt  fois  davantage. 


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CHEZ  LIS  FOLOIilS  D'AUJOURD'HUI  3» 

Soi-disant  par  patriotisme,  les  akatenrs  foot  l'office  de  policiers. 
Ub  s'introduisent  partout,  surveillent  les  familles,  s'interposent 
dans  les  conversations  privées  et  dès  qu'ils  croient  avoir  découvert 
quelque  chose  de  suspect,  ils  s'empressent  de  le  dénoncer  à  grand 
fracas,  en  proclamant  qu'ils  eut  sauvé  l'empire  et  ils  le  crient  si 
fort  *jue  l'administration  parfois  finit  par  le  croire  I 

Disons-le  à  l'honneur  île  l'Allemagne,  nombreux  sont  ses  habi- 
tants qui  réprouvent  les  faits  et  gestes  de  ces  jacobins  d'outre- 
Rbin,  et  à  plusieurs  reprises  des  orateurs  du  centre  se  sont  élevés, 
an  Parlement,  contre  leurs  exploits.  Mais  les  akateurs  flattent  trop 
les  penchants  de  l'empereur  et  de  la  plupart  de  ses  employés  pour 
que  leur  zèle  burlesque  et  odieux  puisse  être  efficacement  réprimé. 

Voici  quels  sont  à  l'heure  actuelle  les  principaux  desiderata  de 
1\H.  K.  T.  1°  Suppression  de  tous  les  journaux  imprimés  en  polo- 
nais; 2°  Retenue  au  régiment  des  soldats  d'origine  polonaise 
quand  ils  ne  parlent  pas  couramment  l'allemand,  après  leurs  deux 
ans  de  serrice.  3°  Limitation  dans  les  grandes  écoles  et  dans  les 
universités  du  nombre  d'élèves  polonais. 

La  deuxième  machine  de  guerre,  moins  bruyante  mus  beaucoup 
plus  formidable  en  réalité,  est  de  l'invention  de  Bismarck.  Le 
44  janvier  1886,  le  chancelier  demanda  au  Landtag  un  règlement 
spécial  «  pour  protéger  la  propriété  allemande  dans  les  provinces 
de  l'Est  ».  Puisqu'on  ne  pouvait  dénationaliser  par  les  persécutions 
cette  population,  il  fallait  la  noyer  sous  l'immigration  allemande. 
U  demanda  donc  et  obtint  un  crédit  de  100  millions  de  marks 
\Ui  millions  de  francs)  pour  acheter  des  terres  polonaises  et  les 
revendre  à  des  immigrants  allemands. 

Ce  crédit,  qui  fut  bientôt  augmenté  de  100  autres  millions  de 
marks,  fut  remis  4  la  Commission  de  colonisation  (Ansiedelungs- 
Commission)  instituée  à  cet  effet. 

Peur  arriver  plus  sûrement  à  germaniser  la  terre,  la  Commission 
n'a  reculé  devant  aucun  sacrifice.  Les  terrains  achetés  ont  été 
offerts  aux  Allemands-  i  25  et  50  peur  100  de  leur  valeur,  on  y  a 
ajouté  souvent  le  transport  gratuit,  les  dons  d'instruments  aratoires 
nu  de  graines,  l'exemption  d'impôts  pour  les  premières  années. 
464,000  hectares  furent  acquis  et  l'on  réussite  en  placer  100,000, 
mais  il  parait  que  les  acheteurs  se  dégoûtent  vite  de  leur  nouvelle 
situation.  Tout  comme  les  Russes  que  l'on  attire  dans  le  royaume, 
ils  ne  se  plaisent  pas  dans  un  pays  où  la  majorité  des  habitants 
leur  est  hostite  et  le  leur  lait  sentir;  aiusai  n'est-il  pas  rare  qu'au 
bout  d'un  an  de  demi  ans,  parfois  d'un  simple  semestre,  ils 
revendent  la  terre  avec  un  léger  bénéfice,  on  même  au  prix  coû- 
tant, et  dan*  1ns  deux  cas,  le  Polonais  qui  se  présente  oomme 


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32  L'ESPRIT  HATIOUÀL 

acquéreur  fait  une  excellente  opération  aux  frais  du  trésor  alle- 
mand. C'est  ainsi  que  la  Commission  a  dû  avouer  dans  un  rapport 
récent  que  le  tiers  des  100,000  hectares  vendus  avaient  été  repassé 
en  sous  main  à  des  Polonais. 

Afin  de  permettre  à  ces  derniers  d'effectuer  de  tels  rachats, 
comme  aussi  pour  leur  éviter,  dans  les  moments  difficiles,  d'écouter 
les  propositions  de  la  Commission  de  colonisation,  des  banques 
nationales  se  sont  fondées.  Elles  portent  les  noms  de  Société 
d'encouragement  au  commerce  et  à  l'industrie,  Banque  des  com- 
merçants et  des  industriels,  Banque  foncière,  etc.  11  y  a  dans  la 
Pologne  allemande  cent  trente-quatre  institutions  de  ce  genre, 
comptant  une  soixantaine  de  mille  d'adhérents.  Peut-être  ont-elles 
moins  de  ressources  que  la  Commission,  mais  elles  ont  la  faveur 
publique,  la  bonne  volonté  et  la  collaboration  gratuite  de  chacun. 
On  assure  qu'elles  possèdent  au  moins  une  quinzaine  de  millions, 
mais  il  est  difficile  de  vérifier  l'exactitude  de  ce  chiffre,  car  ces 
sociétés,  véritables  centres  d'opposition  permanente  à  la  germani- 
sation, ne  tiennent  nullement,  et  pour  cause,  à  faire  connaître  à 
l'ennemi  les  munitions  dont  elles  disposent.  Eu  tous  cas,  leurs 
efforts  gênent  tellement  le  gouvernement  que  celui-ci  va  demander 
au  Landtag  de  porter  les  fonds  de  la  Commission  de  colonisation 
de  200  à  350  millions  de  marks  1 

On  voit  que  les  Polonais,  loin  de  s'épouvanter  des  méthodes  de 
combat  employées  contre  eux,  ripostent  par  des  procédés  iden- 
tiques et  souvent  avec  avantage.  Ils  agissent  de  même  à  l'égard 
des  akateurs.  Ceux-ci  sont  fort  malmenés  par  la  presse  nationale 
qui  est  très  nombreuse  et  dont  nous  parlerons  plus  loin.  Leurs 
actes,  leurs  faux  pas  y  sont  complaisamment  signalés  et  tournés  en 
ridicule,  leurs  dénonciations  discutées  et  vouées  au  mépris.  Les 
membres  de  cette  association  politique  qui  appartiennent  au  com- 
merce et  à  l'industrie  sont,  en  outre,  boycottés  par  les  Polonais  qui 
s'abstiennent  de  faire  chez  eux  aucune  emplette.  Aussi  y  regarde- 
t-on  à  deux  fois  avant  de  se  mettre  de  l'H.  R.  T.  qui,  si  elle  attire 
la  faveur  gouvernementale,  ne  va  pas  sans  de  sérieux  inconvénients. 

Il  faut  d'ailleurs  remarquer  que  tout  en  luttant  pied  à  pied  avec 
les  Allemands,  les  Polonais  manient  leurs  armes  généralement  de 
façon  plus  courtoise.  Leurs  chefs  les  incitent  sans  cesse  à  ne 
jamais  perdre  dans  la  lutte  la  libre  possession  d'eux-mêmes  et  la 
juste  modération  qui  doivent  rendre  leurs  revendications  d'autant 
plus  sérieuses.  H.  Sienkiewicz,  l'illustre  auteur  de  Quo  VadisH  ne 
leur  adressait-il  pas,  ces  jours- ci,  une  lettre  vibrante  se  terminant 
par  ces  excellents  conseils? 

«  Que  les  Polonais  cherchent  le  salut,  écrit-il,  non  dans  une 


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CHIZ  LES  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI  33 

inimité  semblable  à  celle  que  les  Allemands  leur  ont  vouée,  mais 
dans  la  dignité  de  leur  attitude  et  la  fidélité  à  leur  idéal  aussi.  Us 
auront  pour  eux  le  droit  et  la  dignité.  » 


Quant  à  l'Autriche  polonaise,  qui  comprend  l'important  royaume 
de  Galicie,  nous  aurons  peu  de  choses  à  en  dire,  car,  dans  cette 
troisième  partie  de  la  malheureuse  Pologne,  le  pouvoir  central  s'est 
montré  aussi  humain  qu'il  était  cruel  et  injuste  ailleurs.  La  Galicie 
constitue  un  pays  autonome  gouverné  par  deux  hauts  fonction- 
naires :  le  statthalter,  sorte  de  vice-roi,  qui  représente  le  pouvoir 
central,  et  le  maréchal  du  pays,  chef  de  l'autorité  locale.  Il  y  a 
pour  la  Galicie  une  diète  spéciale  où  se  règlent  entre  Polonais  les 
questions  intéressant  uniquement  le  royaume.  Les  habitants  de  la 
Galicie  élisent  des  députés  au  Parlement  austro-hongrois,  le 
Reichsrath.  Cinquante-quatre  d'entre  eux  forment  un  cercle  (kolo); 
il  y  a,  en  outre,  cinq  députés  ruthènes,  un  socialiste  élu  dans  une 
circonscription  de  Cracovie  et  deux  sauvages  ne  voulant  faire 
parue  d'aucun  groupe,  mais  n'étant  pas  moins  animés  que  leurs 
collègues  polonais  de  l'esprit  national. 

Dans  ce  pays,  les  moeurs  et  la  langue  des  habitants  ont  été  res- 
pectées, aussi  les  fonctions  administratives  et  les  professions  libérales 
sont-elles  occupées  par  des  Polonais.  C'est  dans  la  langue  nationale 
que  se  donne  l'enseignement  à  tous  les  degrés.  On  demande  uni- 
quement aux  Galiciens  de  respecter  les  constitutions  de  l'empire 
d'Autriche  et  de  ne  pas  faire  de  propagande  séparatiste.  C'est 
encore  trop  peut-être,  car  les  habitants  de  la  Galicie  ont  été  aussi 
brutalement  annexés  que  leurs  frères  de  Russie  et  d'Allemagne, 
n'empêche  que  beaucoup  de  ces  derniers  doivent  envier  leur 
heureux  sort. 

Cependant,  sans  doute  parce  que  l'on  hait  toujours  le  maître 
que  Ton  ne  s'est  pas  librement  donné,  si  douces  soient  ses  paroles, 
si  dorée  et  si  longue  soit  la  chaîne  qui  nous  rive  à  lui,  les  habitants 
de  la  Galicie  font  une  opposition  sourde  à  l'unité  autrichienne. 
Espérant  que  le  démembrement  de  l'empire  ne  pourrait  que  leur 
profiter,  les  Polonais  ont  été  les  seuls  jusqu'ici,  parmi  les  éléments 
slaves  qui  se  rencontrent  dans  l' Austro-Hongrie,  à  adhérer  à  l'alliance 
austro-allemande  et  même  à  soutenir  les  efforts  pangermanistes.  Il 
se  pourrait,  d'ailleurs,  que  les  derniers  événements  de  Posnanie  les 
fissent  changer  de  tactique,  au  grand  détriment  des  intérêts  alle- 
mands, car  au  lendemain  des  brutalités  policières  de  Wreschen,  le 
cercle  polonais  du  Reichsrath  s'est  réuni  pour  voter  une  véhémente 
10  octobre  1902.  3 


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SI  L'ESPRIT  NATIONAL 

adresse  de  protestation,  et,  d'autre  part,  la  presse  galicienne  en 
relatant  ees  faits,  a  donné  sans  exception  la  même  note  indignée. 


Ce  n'est  pas  seulement  par  leur  résistance  énergique  et  constante 
aux  prescriptions  administratives  que  les  Polonais  montrent  la 
vitalité  de  leurs  sentiments  nationaux.  Il  est  deux  points  auxquels 
peut  toujours  se  mesurer  la  fidélité  d'un  peuple  à  ses  traditions  : 
le  respect  de  sa  religion  et  l'amour  de  sa  langue.  Or,  comme  nous 
allons  le  voir,  en  un  siècle  et  demi  de  persécutions,  la  foi  polonaise 
s'est  peut-être  encore  accrue,  et  jamais  la  littérature  de  ce  pays 
qui,  malgré  son  démembrement  territorial,  a  gardé  toute  son  unité 
morale  et  intellectuelle,  n'a  été  plus  florissante. 

En  Pologne,  la  religion  catholique  a  toujours  été  confessée  par 
l'immense  majorité  des  habitants.  L'histoire  relate  une  foule  de 
luttes  entreprises  par  la  Pologne  au  nom  de  la  Croix.  Au  moyen 
âge,  et  même  plus  tard,  elle  servit  de  barrière  permanente  à  la 
chrétienté  contre  l'islamisme  débordant  qui  voulait  l'envahir. 
Rappelons  entre  autres  la  bataille  de  Vuarna  (1444),  où  périt  le  roi 
Ladislas  III,  et  l'éclatante  victoire  de  Jean  III  Sobieski  qui,  en  1683, 
délivra  Vienne  et  préserva  l'Europe  d'une  terrible  invasion  des 
Turcs.  Faut-il  noter  que  les  troupes  polonaises  avaient  comme 
chant  de  guerre  un  cantique  à  la  Vierge  (Boga  Rodzica  Dzierwica) 
attribué  à  saint  Adalbert,  patron  de  la  Pologne,  et  qui  constitue  le 
plus  ancien  monument  de  la  langue  de  ce  pays.  Pour  prix  de  tous 
ces  services,  la  Pologne  avait  reçu  le  titre  de  Rempart  du  chris- 
tianisme. 

Les  siècles  ont  passé  sans  entamer  cette  foi  religieuse  si  vive, 
qu'on  peut  dire  qu'elle  s'est  identifiée  avec  la  foi  nationale.  De  nos 
jours,  il  n'est  pas  rare  qu'un  seigneur,  au  lieu  d'embellir  son 
château,  préfère  ériger  dans  son  village  une  église  magnifique.  De 
même  les  paysans  qui  gagnent  de  maigres  salaires  et  ont  une 
nourriture  des  plus  frugales,  apportent  d'eux-mêmes  et  avec  joie, 
de  quoi  décorer  leur  paroisse  ou  procéder  à  des  réparations.  Aux 
tournants  de  routes,  à  l'entrée  des  villages,  on  aperçoit  fré- 
quemment des  calvaires,  des  statues  de  la  Vierge  et  des  saints» 
soigneusement  entretenus  et  indiquant  la  piété  profonde  de  ce 
peuple. 

Depuis  le  partage  de  la  Pologne,  deux  circonstances  ont  puis- 
samment contribué  i  maintenir  ce  sentiment.  D'abord,  sauf  en 
GaMcie,  les  Polonais  se  sont  trouvés  appartenir  à  des  nations  schis- 
matiques  et  pour  lesquelles  les  croyances  catholiques  de  leurs 


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CHEZ  LES  POLONAIS  D'ICJOURD'HCI  3S 

nouveaux  sujets  étaient  un  titre  de  plus  à  la  persécution.  De  plus, 
jusqu'à  présent,  en  Russie  comme  en  Allemagne,  la  langde  natio- 
nale, proscrite  de  partout,  était  tolérée  seulement  pour  les  céré- 
monies du  culte  et  l'enseignement  du  catéchisme.  Aller  à  l'église 
catholique  dans  ces  conditions,  ce  n'était  pas  seulement  accomplir 
un  acte  religieux,  mais  un  devoir  patriotique. 

En  dehors  du  culte  catholique  romain,  diverses  confessions  sont 
représentées  en  Pologne.  Nous  allons  les  énumérer  rapidement. 

1°  Les  gréco-catholiques  ou  uniates  (union  de  l'Eglise  grecque 
avec  Rome,  ratifiée  par  le  concile  tenu  à  Florence  en  1439).  En 
Russie,  où  elle  avait  un  grand  nombre  de  fidèles,  l'Eglise  gréco- 
catbotiqne  a  été  supprimée,  par  ordre  de  l'empereur,  au  milieu  du 
dix-neuvième  siècle.  Ses  adhérents  furent  convertis  de  force  à, la 
religion  orthodoxe  schismatique  et  enregistrés  comme  tels.  Ni  les 
protestations,  ni  la  résistance  de  ces  malheureux,  n'ont  pu  empê- 
cher ce  monstrueux  attentat  à  la  liberté  de  conscience.  On  en  a 
emprisonné,  exilé  en  Sibérie  ou  même  exécuté  autant  qu'il  a  fallu 
pour  avoir  raison  du  culte  proscrit. 

Au  reste,  à  cinquante  ans  d'intervalle,  la  conversion  des  uniates 
c'est  qu'apparente.  Ils  sont  restés  fidèles  à  leur  ancienne  religion 
et  confessent  clandestinement  leur  foi.  En  dépit  des  dangers  qu'ils 
courent,  quelques  prêtres  ont  eu  le  courage  de  rester  parmi  eux  et 
leur  administrent  les  sacrements  dans  les  bois  ou,  portes  closes, 
comme  dans  les  premiers  temps  du  christianisme.  Quand  un  de  ces 
prêtres  zélés  est  pris,  il  est  aussitôt  envoyé  en  Sibérie. 

Officiellement,  l'Eglise  uniate  n'existe  plus  que  dans  la  Pologne 
autrichienne,  où  ses  rites  sont  suivis  par  une  forte  partie  des  habi- 
tats de  la  Galicie  orientale.  Elle  possède  un  archevêché  dans  la 
ville  de  Lwow. 

2*  Les  Arméniens    catholiques  se  rencontrent   également  en 

Galicie  orientale.  Ce  sont  des  Arméniens  établis  dans  les  villes 

&pais  trois  siècles  et  entièrement  polonisés.  Ils  possèdent  un 

archevêque  à  Lwow,  qui  offre  ce  curieux  et  unique  spectacle,  d'être 

fe  &ge  de  trois  archevêchés  de  rites  différents,  quoique  tous  trois 

Connus  par  le  Pape  :  l'archevêché  uniate,  l'archevêché  arxnéno- 

cathoHqne  et  enfin  l'archevêché  catholique  romain. 

1 3°  Les  orthodoxes  schismatiques  que  l'on  trouve  dans  la  Podolie, 

l'Ukraine,  la  Wolhynie  et  faiblement  en  Lithuanie.  Ils  habitent 

surtout  les  campagnes.  Naturellement  ces  orthodoxes  sont  traités 

Pu  ^  Russie  avec  bienveillance.  Dans  ces  contrées,  les  grands 

Propriétaires  fonciers  d'origine  polonaise,  et  en  général  les  habitants 

<*&  villes,  sent  catholiques. 

4°  Les  protestants  sont  assez  clairsemés.  Ce  sont,  pour  la  jdu- 


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36  L'esprit  national 

part,  des  étrangers  d'origine  allemande,  nouvellement  établis  dans 
le  pays.  Signalons,  pour  être  complet,  quelques  familles  polonaises 
de  confession  calviniste.  Elles  descendent  des  rares  Lithuaniens  qui, 
à  l'époque  de  la  Réforme,  embrassèrent  le  protestantisme. 

5°  En  Lithuanie,  il  existe  quelques  centaines  de  musulmans. 
D'origine  tartare,  ils  appartiennent  à  la  noblesse  ou  à  la  classe  des 
propriétaires  fonciers  moyens.  Ils  s'établirent,  il  y  a  deux  siècles, 
en  Pologne,  séduits  par  les  principes  de  tolérance  et  de  liberté  qui 
régnaient  dans  cet  Etat;  ce  sont  tous  de  fervents  patriotes  polonais. 
Le  Coran  a  été  traduit  i  leur  usage  par  Buczacki. 

6°  Les  Juifs  sont  au  moins  deux  millions  en  Pologne.  Ils  tendent 
même  à  augmenter  dans  le  royaume,  car  on  les  persécute  dans  tout 
l'empire  moscovite,  tandis  que  là,  l'administration  a  assez  à  faire  de 
surveiller  les  Polonais  chrétiens.  Reconnaissables  à  la  longue  hou- 
pelande  noire  dont  ils  se  revêtent,  les  Israélites  n'accusent  pas 
seulement  en  Pologne  des  différences  de  religion,  mais  s'isolent  et 
constituent  en  tout  un  peuple  à  part.  Us  sont  adonnés  à  l'usure  ou 
au  commerce.  Hais  s'ils  contribuent  au  développement  de  l'indus- 
trie par  leur  ingéniosité  et  leur  esprit  d'intrigue,  ils  l'avilissent 
aussi  par  leur  trop  fréquente  mauvaise  foi  et  la  qualité  inférieure 
de  leurs  marchandises.  Généralement  peu  estimés  de  la  population 
indigène  ou  même  étrangère,  ils  sont  absolument  libres  au  point 
de  vue  confessionnel. 

Nous  avons  raconté  comment,  d'un  trait  de  plume,  le  gouverne- 
ment russe  supprima  officiellement  le  rite  uniate.  Jusqu'à  présent, 
en  dépit  de  l'aversion  bien  connue  qu'il  porte  à  toutes  les  religions, 
en  opposition  avec  le  culte  officiel  de  l'empire,  il  n'a  pas  osé  agir 
ainsi  vis-à-vis  des  catholiques  romains.  Ceux-ci  sont  non  seulement 
tolérés,  mais  reconnus,  puisque  le  gouvernement  participe  à  la 
nomination  des  évèques.  C'est  d'abord  le  chapitre  de  la  primatiale 
à  pourvoir,  qui  formule  une  liste  de  candidats.  Cette  liste  est 
ensuite  soumise  au  gouvernement  et  le  Pape  choisit  entre  ceux 
qu'il  maintient. 

Par  exemple,  plusieurs  églises  ont  été  enlevées  aux  catholiques 
pour  être  données  aux  orthodoxes.  Pour  essayer  de  propager  la 
religion  officielle,  on  a  du  reste  élevé  une  quantité  extraordinaire 
de  temples  orthodoxes.  En  aucune  partie  de  l'empire  moscovite,  on 
ne  rencontre  autant  d'églises  et  de  chapelles  orthodoxes  que  dans 
les  territoires  polonais  appartenant  à  la  Russie.  On  en  compte  plus 
de  4,000,  desservies  par  10,000  popes  ou  religieux.  Au  regard  de 
la  population  orthodoxe,  même  en  lui  ajoutant  les  anciens  uniate  s, 
5  à  600  de  ces  édifices  seraient  au  grand  maximum  nécessaires. 

Et  ce  n'est  pas  fini,  on  construit  toujours.  Ainsi  Varsovie  qui, 


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CH1Z  LSS  POLORilS  D'AUJOURD'HUI  37 

pour  quelques  centaines  d'orthodoxes,  renfermait  déjà  deux  su- 
perbes églises,  voit  s'élever  en  ce  moment  une  imposante  cathé- 
drale qui  dressera  ses  dômes  byzantins  en  face  de  l'hôtel  de  ville, 
le  vieux  monument  national.  Il  parait  que  le  gouvernement  voit,  dans 
cette  multiplicité  d'églises  dévouées  au  culte  de  l'empire,  comme  une 
seconde  prise  de  possession  de  ce  pays  si  éminemment  catholique. 

Uo  grand  nombre  des  fêtes  que  l'on  célébrait  en  France  avant 
1789,  sont  encore  maintenues  en  Pologne.  Entre  toutes,  on  y  com- 
mémore avec  ferveur  la  fête  de  saint  Stanislas,  ancien  évêque  de 
Cracovie,  qui  tombe  le  8  mai.  C'est  une  manière  de  fête  nationale; 
aussi,  en  Russie  comme  en  Allemagne,  est-il  ordonné  aux  écoles, 
gymnases  et  administrations  de  l'ignorer. 

Les  Rosses  n'ont  pas  osé  proscrire  les  pèlerinages.  Il  y  en  a 
plusieurs  très  suivis,  et  dont  le  but  est  généralement  un  tableau 
représentant  la  Vierge,  et  auquel  on  attribue  un  pouvoir  mira- 
culeux. Le  plus  célèbre  a  lieu  au  couvent  de  Tchenstohwd,  près  de 
Varsovie,  qui  joua  à  plusieurs  reprises  un  rôle  historique. 
100,000  pèlerins  au  moins  défilent  chaque  année,  le  8  septembre, 
devant  le  tableau  miraculeux  qu'il  renferme,  et  dont  la  copie  existe 
à  Paris  dans  l'église  de  l'Assomption.  Ce  couvent  a  encore  la  parti- 
cularité d'être  le  seul  où  sont  tolérés  les  Pères  de  Saint-Paul  qui, 
avec  les  trois  communautés  de  Capucins,  forment  toutes  les  con- 
grégations d'hommes  que  l'administration  ait  laissées  en  Russie. 
Les  religieuses  no  sont  guère  plus  nombreuses,  elles  se  composent 
de  quelques  Visitandines  et  de  Sœurs  de  Saint- Vincent  de  Paul. 

Puisque  nous  sommes  sur  la  question  des  congrégations,  disons 
tout  de  suite  qu'en  Galicie,  toutes  sont  admises,  et  que,  dans  la 
Pologne  allemande,  on  permet  l'établissement  de  celles  autorisées  à 
subsister  sur  le  territoire  prussien. 

Quant  aux  processions  en  plein  air,  elles  ont  lieu  &  la  Fête-Dieu 
et  aux  Rogations,  toutefois  l'administration  n'accorde  jamais  la 
permission  sans  avoir  soulevé  de  nombreuses  difficultés. 

Nous  avons  dit  que  la  Russie  et  l'Allemagne  laissaient  s'accom- 
plir les  rites  de  la  religion  et  l'enseignement  du  catéchisme  en 
langue  polonaise.  Ceci  n'est  plus  vrai  que  pour  le  premier  de  ces 
empires,  puisque  le  procès  de  Gnesen  nous  a  appris  au  mois  d'août 
que  Guillaume  II  exigeait  que  le  catéchisme  fût  désormais  enseigné 
dans  la  langue  de  Goethe.  Aucune  mesure  de  ce  genre  .n'a  été  prise 
pour  les  cérémonies  dans  les  églises,  que  fréquentent  d'ailleurs  les 
catholiques  allemands,  comme  les  Polonais.  Toutefois,  pour  ceux-là, 
il  y  a  dans  les  grandes  villes  des  prêtres  d'origine  germanique  qui 
célèbrent  à  leur  intention  des  offices  à  des  heures  spéciales,  où 
l'allemand  est  naturellement  employé. 


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3S  L'ESPRIT  NATIONAL 

Pendant  le  Kulturkampf,  entre  tons,  le  clergé  polonais  eut  beau- 
coup à  souffrir.  Depuis,  on  le  laisse  relativement  tranquille,  mus 
qu'un  prêtre  s'avise  de  critiquer  en  chaire  une  mesure  gouverne- 
mentale ou  même  d'exprimer  son  opinion  dans  une  conversation 
particulière,  et  l'on  a  vite  fait  de  le  traduire  devant  les  tribunaux 
et  de  le  frapper  d'une  forte  amende.  On  peut  se  demander  si  l'ère 
des  persécutions  ne  va  pas  se  rouvrir,  car  le  gouvernement  de 
Posnanie  vient  de  recevoir  l'ordre  d'ouvrir  une  enquête  sur  tous 
les  prêtres  polonais  et  de  la  faire  remonter  à  vingt  ans  en  arrière. 
Ceci  ne  peut  avoir  pour  but  que  de  forger  des  armes  toutes  prêtes, 
dont  on  se  servira  en  temps  utile. 

En  Russie,  quoique  l'exil  des  membres  du  clergé  soit  devenu 
moins  fréquent,  il  existe  encore  et  ce  sont  les  évèques  qui  y  sont 
les  plus  exposés.  Us  sont  aux  yeux  de  l'administration  responsables 
de  tous  leurs  curés  et  pâtissent  des  prétendues  fautes  de  ceux-ci. 
De  plus,  parmi  les  prêtres,  il  s'en  trouve  forcément  quelques-uns 
qui  pactisent  plus  ou  moins  avec  le  nouvel  état  de  choses,  et  que 
le  pouvoir  veut  par  conséquent  favoriser.  Si  l'évêque  ne  s'y  prête 
pas,  on  le  frappe  sans  rémission.  Jusqu'à  présent,  le  corps  épis- 
copal  p  olonais  en  Russie  n'a  pas  eu  la  plus  légère  faiblesse  à  se 
reprocher.  Aussi,  rares  sont  les  évèques  qui  ont  fini  leurs  jours 
dans  leur  diocèse  et  n'ont  pas  été  envoyés  en  Sibérie  au  bout  de 
quelques  années  de  consécration.  Prêtres  et  évèques  sont  d'ailleurs 
l'objet  d'une  surveillance  très  particulière;  c'est  ainsi  qu'ils  ne 
peuvent  s'absenter  sans  autorisation  administrative  du  lieu  où  ils 
exercent  le  ministère.  Quant  à  voyager  à  l'étranger,  il  est  très  rare 
qu'on  leur  en  accorde  la  permission. 

Pour  la  Galicie  qui  a  eu  le  bonheur  d'échoir  en  partage  à  un 
pays  catholique,  il  n'y  a  rien  à  dire,  et  l'Autriche  protège  ouver- 
tement une  religion  à  laquelle  elle  appartient  elle-même. 


En  parlant  de  l'administration,  nous  avons  exposé  qu'en  Alle- 
magne et  en  Russie,  l'enseignement  du  polonais  était  interdit. 
Dans  toutes  les  classes  de  la  société,  cet  enseignement  se  poursuit 
néanmoins  de  façon  clandestine  et  avec  une  ardeur  qui  ne  se 
lasse  jamais.  11  n'est  pas  un  Polonais  qui  ne  parle  couramment 
sa  langue  maternelle,  celui  qui  a  reçu  la  moindre  instruction  a 
d'abord  appris  l'histoire  de  sa  patrie.  Bien  mieux,  les  étrangers 
vivant  en  Pologne  sont  obligés  par  la  force  des  choses  de  savoir 
la  langue  proscrite.  Matériellement  vaincue,  la  race  polonaise  est 
intellectuellement  si  intacte  qu'elle  contraint  le  vainqueur  à  parler 


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^  Il 


CHEZ  LES  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI  39 

sa  langue  nationale  et  à  connaître  sa  littérature.  Est-il  dans 
l'histoire  rien  de  plus  beau  que  cette  revanche  pacifique  d'un 
peuple  qui  veut  subsister  quand  même  et  a  su ,  par  son  énergie, 
compenser  largement  sur  un  autre  terrain  rinfortuae  de  ses 
armes? 

Les  habitants  de  la  Pologne  appartiennent  par  leur  origine  à 
la  famille  slave,  mais,  sans  conteste,  leur  langue  est  la  plus 
cultivée  de  celles  qui  sont  sorties  de  ce  groupe  important.  11  en 
est  de  même  de  la  littérature,  qui  compte  neuf  siècles  de  dévelop- 
pement, alors,  par  exemple,  que  la  littérature  russe  n'a  pas  cent 
ans  d'existence  propre. 

Surtout  depuis  la  Renaissance,  la  Pologne  a  compté  de  bons 
écrivains  dans  tous  les  genres  :  poésie  lyrique  et  satirique,  art 
dramatique,  histoire,  critique,  etc.  Le  roman  est  presque  aussi 
cultivé  qu'en  France  et  compte  une  pléiade  d'auteurs  de  talent, 
à  leur  tète  se  place  Sienkiewicz  dont  les  traductions  *  ont  eu  ces 
dernières  années  des  succès  si  éclatants.  Biais  comme  l'on  devait 
s'y  attendre,  les  malheurs  de  leur  patrie  ont  plutôt  porté  les 
écrivains  modernes  vers  les  sciences  historiques.  Ils  se  sont  plu 
à  raconter  ses  infortunes  et  à  chanter  ses  grandeurs,  mais  ils 
le  faisaient  naguère  de  façon  idéaliste,  laissant  volontiers  dans 
l'ombre  tout  ce  qui  ne  leur  semblait  pas  suffisamment  glorieux. 
Deux  hommes  de  talent,  le  comte  Stanislas  Tarnowsky  et  Joseph 
Syujski,  ont  bouleversé  cette  méthode,  il  y  a  trente  ans,  et  ont 
fondé  en  Pologne  la  véritable  critique  historique  impartiale  et 
documentée.  Ils  ont  été  suivis  dans  cette  voie  par  une  foule 
d'écrivains,  dont  il  nous  faudrait  plusieurs  pages  du  Correspon- 
dant pour  énumérer  les  seuls  titres  d'ouvrages.  Que  l'on  songe 
que  la  production  littéraire  est  de  plus  de  quarante  mille  volumes 
et  brochures  par  an. 

Une  branche  littéraire  également  très  cultivée,  c'est  la  comédie 
(comédie  de  mœurs  ou  vaudeville).  Les  Polonais  sont  friands  de 
théâtre,  mais  ce  qui,  chez  les  autres  peuples,  ne  sert  que  de 
distraction  plus  ou  moins  élégante,  est  regardé  par  eux  comme 
on  nouveau  moyen  d'affirmer  leur  nationalité.  Eo  Galicic  et  dans 
la  Pologne  russe,  tous  les  théâtres  sont  desservis  exclusivement 
par  des  acteurs  polonais.  Qu'il  s'agisse  de  musique,  de  prose  ou 
de  poésie,  c'est  de  la  langue  natale  qu'il  faut  user  pour  faire 
recette.  A  plusieurs  reprises,  le  gouvernement  russe  a  fait  venir 
des  troupes  moscovites  :  quel  que  fût  le  talent  des  acteurs,  c'a  été 

1  Les  lecteurs  de  cette  Revue  se  souviennent  d'en  avoir  eu  la  primeur, 
grâce  au  talent  si  personnel  de  Mm«  la  baronne  de  Baulny. 


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40  L'ESPRIT  NATIONAL 

toujours  un  fiasco  complet,  et  l'administration,  pour  garnir  les 
banquettes  désespérément  vides,  devait  distribuer  gratuitement 
des  billets  à  la  troupe  et  aux  employés.  Aussi,  même  dans  les 
trois  théâtres  subventionnés  qui  existent  à  Varsovie  (l'Opéra,  le 
théâtre  de  drame  et  de  comédie,  le  théâtre  d'opérette),  on  ne 
joue  qu'en  polonais,  soit  les  pièces  du  cru,  soit  les  pièces  étran- 
gères. Pour  ces  dernières,  c'est  le  répertoire  français  qui  est 
surtout  mis  &  contribution.  Il  existe  à  Varsovie,  pour  l'instruction 
des  acteurs  polonais,  un  Conservatoire  de  musique  et  de  chant  et 
une  école  de  diction  et  de  déclamation,  mais  c'est  surtout  des 
écoles  similaires  de  Gracovie  que  sortent  les  comédiens  les  plus 
célèbres. 

Dans  la  Posnanie,  les  littératures  dramatiques,  allemande  et 
polonaise,  également  avancées,  luttent  pied  à  pied.  Il  y  a  des 
théâtres  des  deux  langues  à  Posen,  mais  pour  les  tournées  qui 
visitent  les  petites  villes,  elles  ne  font  leurs  frais  que  si  elles 
jouent  en  polonais.  Là,  comme  en  Russie,  les  pièces  passent  à  la 
censure,  avant  de  voir  le  feu  de  la  rampe  et  on  en  expurge  soi- 
gneusement tout  ce  qui  pourrait  s'interpréter  comme  une  allusion 
aux  malheurs  et  aux  espérances  du  peuple  opprimé  1 

Presque  innombrables  sont  les  sociétés  littéraires  qui  se  ren- 
contrent en  Pologne.  Citons  en  tète  l'Académie  des  sciences  polo- 
naises qui  existe  à  Cracovie  et  renferme  plusieurs  savants  illustres 
à  divers  titres,  la  Société  pédagogique  de  Galicie,  les  Amis  des 
sciences,  dans  toute  la  Posnanie,  et  surtout  la  Marievz  Polska  (la 
Hère  polonaise),  qui  a  pour  but  de  répandre  à  travers  le  peuple 
l'instruction  et  la  littérature  nationales.  A  côté  de  l'encouragement 
aux  illettrés,  la  Caisse  d'encouragement  pour  les  ouvrages  litté- 
raires et  scientifiques  pratique  largement  celui  des  écrivains  dénués 
de  ressources. 

Les  bibliothèques  publiques,  appartenant  aux  villes  ou  cons- 
tituées par  des  fondations,  sont  en  grand  nombre  et  encore  très 
riches,  bien  qu'en  Russie  on  ne  se  soit  pas  fait  scrupule  pour  les 
dépouiller  au  profit  de  Saint-Pétersbourg.  Des  conférences,  des 
réunions  littéraires,  des  congrès  ont  lieu  à  tout  moment,  attestant 
l'intellectualité  profonde  et  originale  des  Polonais. 

Quant  au  haut  enseignement,  il  s'est  réfugié  en  Galicie.  A 
Varsovie,  l'université  polonaise  a  été,  en  effet,  remplacée  par  une 
université  russe  et  il  est  question  d'établir  à  Posen  une  université 
allemande*  C'est  donc  par  la  force  des  choses  que  Cracovie 
demeure  le  centre  intellectuel  de  la  Pologne.  Son  université,  qui 
comprend  soixante- dix  professeurs,  est  d'ailleurs  une  des  plus 
anciennes  d'Europe,  puisqu'elle  compte  six  siècles  d'existence.  On 


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CBEZ  LIS  POLONAIS  D'AUJOURD'HUI  41 

rencontre,  en  outre,  à  Cracovie  une  école  polytechnique  et  des 
écoles  spéciales  (eaux  et  forêts,  institut  agronomique,  arts  et 
métiers,  etc.).  Une  seconde  université,  également  très  florissante, 
existe  à  Lwow. 

La  presse,  qui  est  bien  une  des  formes  de  la  littérature  moderne, 
est  très  vivante  en  Pologne.  On  y  trouve  près  de  deux  cents 
publications  périodiques  ou  quotidiennes,  dont  la  moitié  environ 
paraît  en  Galicie.  Les  périodiques  touchent  toutes  les  branches 
scientifiques  et  littéraires;  il  y  a  des  revues  spéciales  de  médecine, 
de  linguistique,  d'économie  politique,  de  sociologie,  de  droit,  etc. 
La  plupart  de  ces  revues  ou  de  ces  périodiques  vivent  bien  et  la 
preuve,  c'est  que  leur  nombre  augmente  sans  cesse.  Les  uns  ou 
les  autres,  avant  d'être  imprimés,  doivent  passer  en  Russie  au  crible 
delà  censure. 

Donc  la  littérature  et  les  sciences,  en  dépit  du  démembrement, 
brillent  toujours  d'un  vif  éclat.  Pour  les  arts,  c'est  mieux  encore, 
c'est  pendant  la  domination  étrangère  qu'ils  se  sont  développés. 
La  composition  musicale  dont  le  plus  illustre  représentant  est 
Chopin,  ne  date  guère  que  d'un  siècle  et  demi,  et  à  côté  des  maî- 
tres, nne  multitude  de  sociétés  se  sont  fondées  pour  interpréter 
leurs  œuvres.  Quant  à  la  peinture,  elle  n'est  réellement  cultivée 
que  depuis  1840  et  a  pris  de  nos  jours  une  formidable  extension. 
Le  plus  illustre  peintre  actuel  est  Jean  Mate  y  ko,  qui  a  obtenu  une 
grande  médaille  d'or  à  l'Exposition  de  1900. 


Ce  n'est  pas  seulement  dans  leur  pays  que  les  Polonais  montrent 
cette  curieuse  vitalité.  Après  les  insurrections  de  1831  et  1863, 
beaucoup  se  réfugièrent  à  Londres,  à  Vienne,  à  Paris,  partout  ils  fon- 
dèrent des  cercles,  des  journaux,  des  écoles.  A  Paris,  bien  qu'avec 
le  temps  leur  nombre  ait  beaucoup  diminué,  il  existe  encore  un 
Bulletin  polonais,  deux  bibliothèques  polonaises  et  deux  écoles  : 
l'une  aux  Batignolles,  fondée  pour  les  garçons,  par  le  prince  Adam 
Czartoryski  et  tenue  par  des  laïques;  l'autre  pour  les  filles,  dirigée 
par  les  sœurs  de  Saint-Casimir. 

A  Chicago  et  au  Brésil,  où  près  de  deux  millions  de  Polonais  ont 
émigré,  ceux-ci  se  tiennent  comme  dans  la  mère  patrie.  Rien 
qu'aux  États-Unis,  il  parait,  à  notre  connaissance,  treize  journaux 
en  langue  polonaise. 

Que  conclure  de  tout  ceci,  sinon  que  la  Pologne  est  bien  vivante 
et  prête,  au  moins  autant  que  dans  le  passé,  à  revendiquer  ses 
droits,  le  jour  où  la  justice  immanente  des  choses,  qui  n'est  pas 


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42  L'ESPRIT  HÀTIOHAL  CHIZ  US  POLONAIS  ^AUJOURD'HUI 

toujours  un  vain  mot,  le  lui  permettra.  Passée  au  terrible  feu  de 
cent  cinquante  ans  d'une  triple  domination  étrangère,  la  nationa- 
lité polonaise  s'est  comme  purifiée  et  affinée  dans  l'amour  profond 
qu'elle  porte  à  son  histoire,  ses  croyances,  ses  traditions,  sa  langue, 
à  tout  ce  qui  fait  la  force  d'un  peuple  et  justifie  sa  libre  existence, 
en  lui  donnant  une  personnalité  propre. 

En  1772,  trois  grands  politiques  entre  tous  ont  cru  supprimer 
une  nation,  en  découpant  son  territoire  en  portions  inégales  et 
en  se  les  appropriant.  En  1902,  sauf  sur  la  carte  officielle  d'Eu- 
rope, cette  nation  est  plus  florissante  que  jamais.  En  Galicie, 
n'était  la  sorte  de  suzeraineté  bénévole  exercée  par  l'Autriche, 
on  s'y  croirait  avant  le  partage.  En  Russie,  ayant  l'avantage  d'une 
civilisation  trois  fois  plus  ancienne,  les  Polonais  dominent  de  toute 
leur  hauteur  l'élément  moscovite  et  l'influencent  à  ce  point  que 
le  gouvernement  a  dû  édicter  une  loi  pour  défendre  aux  orthodoxes 
de  se  convertir  au  catholicisme.  En  Allemagne,  on  ne  justifie  les 
persécutions  actuelles  que  par  la  crainte  de  voir  poloniser  toute 
une  partie  de  l'empire.  Ajoutons  que  dans  la  Posnanie,  les  Polo- 
nais submergeront  fatalement  un  jour  les  Allemands  quand  ce  ne 
serait  que  par  le  nombre,  puisqu'ils  ont  augmenté  depuis  vingt 
ans  dans  la  proportion  de  21  pour  100,  tandis  que  les  Prussiens  ne 
se  sont  accrus  que  de  12  pour  100.  C'est  ce  qui  a  permis  au  comte 
de  Bulow  de  comparer,  dans  des  propos  peu  dignes  d'un  homme 
d'Etat,  la  fécondité  des  Polonais  à  celle  des  lapins. 

L'officielle  Gazette  de  Cologne  affirme  que  le  tsar  et  l'empereur 
Guillaume  ont  récemment  discuté  la  question  polonaise  à  Revel  et 
sont  tombés  entièrement  d'accord.  Cette  note  serait-elle  le  prélude 
d'une  action  commune  entreprise  à  la  fois  dans  les  deux  empires 
pour  réduire  ces  tronçons  d'Etat,  qui,  comme  ceux  du  serpent  de 
la  fable,  arrivent  en  dépit  de  tout  à  se  rejoindre  et  à  se  souder 
ensemble?  Spectateurs  impartiaux,  nous  ne  pouvons  que  souhaiter 
qu'il  n'y  ait  là  qu'un  vain  bruit.  Quelque  estime  qu'ait  su  nous 
inspirer  le  peuple  allemand  par  son  inlassable  activité  et  sa  force 
d'expansion,  quelque  sympathie  que  nous  ressentions  pour  la  noble 
Russie,  si  sincèrement  amie  et  alliée  de  la  France,  il  ne  nous  serait 
pas  possible  d'assister  froidement  à  une  nouvelle  tentative  dégor- 
gement d'un  peuple  malheureux.  Si  les  tribunaux  humains  frappent 
des  peines  les  plus  sévères  l'assassinat  d'un  particulier,  que  doit-il 
se  passer  au  tribunal  de  Dieu  pour  ceux  qui  tentent  de  ravir 
cruellement  l'existence  d'une  nation  entière  I 

Paul  Delay. 


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^v 


LA  CRISE  D'AME  D'ERNEST  RENAN 

A  PROPOS  D'UNE  FUTURE  STATUE  ET  D'UNE  RÉCENTE  PUBLICATION 


EfiiïBST  Rbhak,  Lettres  du  séminaire  (1838-1846).  —  Paris,  Calmann  Lévy, 
1902, 1-350  pages  in-8°. 


Depuis  dix  ans  que  s'est  terminée  la  carrière  d'Ernest  Renan, 
on  ne  peut  assurément  prétendre  que  sa  mémoire  soit  tombée  dans 
l'oubli  ni  que  son  influence  ait  cessé  de  s'exercer.  Biais,  après  le 
premier  tumulte  des  articles  nécrologiques  et  des  éloges  acadé- 
miques, il  s'était  fait  autour  de  son  nom  comme  un  demi-silence, 
que  la  publication  même  d'oeuvres  posthumes  n'avait  qu'impar- 
faitement rompu. 

Voici  ce  nom  brusquement  et  bruyamment  rappelé  à  l'attention 
du  grand  public,  par  les  âpres  polémiques  qui  viennent  de 
s'engager  autour  de  certain  projet  de  monument.  Par  une  coïn- 
cidence qui  n'est  peut-être  pas  tout  à  fait  fortuite,  les  héritiers 
de  Renan  ont  au  même  moment  livré  à  l'impression  sa  correspon- 
dance de  séminariste  avec  sa  mère,  depuis  les  lettres  de  Saint- 
Nicolas  du  Ghardonnet,  qui  excitaient  l'admiration  attendrie  de 
l'abbé  Dupanloup, .  jusqu'aux  lettres  d'Issy  et  de  Saint-Sulpice, 
où  se  trahissent  les  troubles,  puis  les  déroutes  de  la  foi.  Sans 
atteindre  le  même  degré  de  perfection  littéraire  que  les  ouvrages 
de  l'âge  mûr,  ces  pages  griffonnées  entre  deux  classes  par  l'enfant 
de  quinze  ans  ou  l'adolescent  de  vingt-trois  sont  pourtant  remar- 
quables par  leurs  qualités  de  style.  Elles  ont  de  plus  ce  grand 
intérêt  de  pouvoir  nous  aider  â  contrôler  et  à  rectifier  les  Souvenirs 
ienfance  et  de  jeunesse,  et  de  porter  la  lumière  sur  une  crise 
morale  qui,  pour  n'atteindre  directement  qu'une  seule  âme,  n'en 
a  pas  moins  eu  des  conséquences  singulièrement  étendues. 

En  ébauchant  cette  étude,  je  ne  me  dissimule  point  ma  témé- 
rité :  sans  parler  de  mon  incompétence  théologique,  aucun,  sans 
doute,  de  nos  lecteurs  n'a  perdu  le  souvenir  ni  de  la  topique 
réfutation  opposée  par  M.  l'abbé  Cognât  à  certaines  réminiscences 


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44  LA  GRISE  D'AME  D'ERNEST  RENAN 

de  son  ancien  condisciple1,  ni  snrtont  de  l'article  si  lumineux, 
si  complètement  sacerdotal  par  son  accent  de  foi  et  de  charité, 
qne  Mgr  d'Hulst  écrivit  ici  au  lendemain  de  la  mort  d'Ernest 
Renan 2.  De  l'un  comme  de  l'autre,  j'essaierai  an  moins  d'imiter 
la  courtoise  réserve,  qui  est  du  reste  au  nombre  des  plus  précieuses 
traditions  de  ce  recueil.  L'exemple  en  est  meilleur  à  suivre  que 
celui  de  certains  polémistes  catholiques,  avec  qui  le  Correspondant 
s'est  trouvé  plus  d'une  fois  en  désaccord  de  ton  aussi  bien  que  de 
pensée,  et  qui  croient  bien  faire  en  contestant  le  charme  de  style 
à  Renan,  comme  la  vivacité  d'esprit  à  Voltaire.  Nous  ne  nous 
associerons  pas  davantage  à  ceux  qui  persistent  à  railler  l'ancien 
séminariste  sur  son  obésité  précoce  ou  sur  sa  démarche  de  rhuma- 
tisant, fruit  d'opiniâtres  séances  de  travail  dans  des  pièces  sans 
feu;  s'il  y  a  là  de  quoi  faire  sourire  les  superficiels  gandins  qu'un 
maître  ironiste  nous  montrait  naguère  absorbés  dans  la  contem- 
plation idolâtre  de  leur  beau  physique,  quel  homme  sérieux  pour- 
rait faire  cas  d'un  argument  de  cet  ordre?  Nous  répudierons 
même  toute  solidarité  avec  ceux  qui,  dans  une  pensée  d'édification, 
accréditent  ou  colportent  des  récits  horrifiques  sur  les  circons- 
tances matérielles  des  derniers  moments  de  Renan  :  pour  la  grande 
majorité  d'entre  nous,  dévots  ou  impies,  sceptiques  ou  sectaires, 
la  mort,  comme  la  naissance,  s'accompagne  d'un  répugnant  cortège 
de  misères  physiques;  le  chrétien  n'en  devrait  tirer  qu'une  con- 
clusion générale,  à  savoir  la  vanité  des  biens  de  ce  monde  et  la 
folie  d'un  attachement  prépondérant  pour  ce  corps  que  tout  ici-bas 
prédestine  à  la  corruption.  Ce  qui  importe  à  la  dernière  heure,  ce 
n'est  point  l'état  de  dissolution  de  notre  enveloppe  périssable, 
mais  les  dispositions  de  l'âme  qui  va  s'en  séparer.  Si  soigneu- 
sement que  Renan  eût  multiplié  les  précautions  et  les  désaveux 
contre  un  retour  aux  dogmes  de  son  enfance,  Mgr  d'Hulst  n'osait 
point  fermer  complètement  la  porte  à  l'hypothèse  d'une  de  ces 
mystérieuses  interventions  d'en  haut,  «  où  la  bonté  de  Dieu  fait 
une  dernière  fois  ses  offres  à  la  liberté  humaine,  avant  de  s'effacer 
devant  la  justice  ». 


Les  Souvenirs  racontent  comment  ML  Dupanloup,  devenu  supé- 
rieur du  petit  séminaire  de  Saint-Nicolas,  en  fit  une  institution 
d'élite  en  racolant  (qu'on  me  pardonne  l'expressive  vulgarité  du 

1  Les  articles  4e  M.  l'abbé  Cognât  ont  été  réunis  en  volume  à  la  librairie 
Gervais  (Téqui,  successeur)  sous  ce  titre  :  M.  Renan  hier  et  aujourd'hui. 
'  Correspondant  du  25  octobre  1892* 


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LÀ  GRISE  D'AME  D'ERNEST  RENAN  .45 

mot)  tous  les  élèves  brillants  qu'on  lui  signalait  dans  les  établis- 
sements ecclésiastiques  de  province.  En  1845,  à  la  vue  d'un 
palmarès  du  collège  de  Tréguier,  où  Ernest  Renan  venait  d'avoir 
tous  les  prix  de  sa  classe,  il  aurait  d'office  proposé  une  bourse  au 
petit  lauréat  breton. 

11  doit  assurément  y  avoir  une  part  de  vérité  dans  cette  manière 
de  présenter  les  choses,  mais  elle  ne  semble  pas  absolument  exacte, 
d'après  les  termes  du  billet  triomphant  par  lequel  Henriette,  la 
sœur  atnée  dont  l'influence  fut  si  souvent  décisive,  annonçait  à 
Ernest  son  admission  comme  boursier  à  Saint-Nicolas.  C'est  un 
bulletin  de  victoire  plus  qu'un  cri  de  surprise,  et  Henriette  parle 
expressément  de  démarches  faites  par  elle  ou  en  considération 
d'elle1  :  si  donc  les  succès  scolaires  de  l'enfant  firent  aboutir  la 
requête  présentée  dans  son  intérêt,  son  entrée  à  Saint-Nicolas 
ne  résulta  point  d'une  initiative  purement  spontanée  de  H.  Dupan- 
loap.  Le  détail  a  son  importance,  car  il  explique  comment  le 
supérieur  tarda  quelque  peu  à  distinguer  son  nouvel  élève  et  à 
s'occuper  spécialement  de  lui. 

Notons  également  une  pointe  d'exagération  dans  le  tableau  de  la 
nostalgie  à  laquelle  l'auteur  des  Souvenirs  aurait  été  d'abord  en 
proie,  ainsi  que  presque  tous  les  nouveaux  débarqués  de  Bretagne 
ou  de  Savoie.  Sans  doute,  il  était  trop  bon  fils  et  trop  délicat  pour 
chagriner  volontairement  ftlm*  Renan  par  des  confidences  de  cette 
nature;  mais  un  écoliçr  de  quinze  ans  est  un  médiocre  diplomate, 
surtout  en  face  de  sa  mère,  et  la  vérité  finit  toujours  par  lui 
échapper.  Or,  s'il  lui  arrive  de  rappeler  avec  émotion  les  soirées 
passées  jadis  au  modeste  foyer  familial,  il  a  soin  d'ajouter  que  cette 
tristesse  «  ne  laisse  pas  d'avoir  quelque  charme  »,  et  de  faire  plus 
loin  une  déclaration  que  le  reste  de  sa  carrière  devait  amplement 
justifier  :  «  Mon  caractère  n'est  pas  naturellement  porté  à  la  mélan- 
colie. C'est  une  mauvaise  herbe,  dont  j'ignore  heureusement  le 
goût.  »  Un  plus  sûr  indice  encore  est  l'abondance  amusante  et 
amusée  des  détails  qu'il  donne  sur  sa  nouvelle  vie. 

Bien  des  motifs  conspiraient  d'ailleurs  à  le  distraire  des  sombres 
pensées  qui  auraient  pu  hanter  son  imagination.  Sans  parler  des 
procédés  paternels  des  professeurs  et  surveillants,  un  grand  vicaire 
de  Paris  qui  était  Breton  d'origine,  l'abbé  Tresvaux,  avait  l'exquise 

1  Cette  réserve  formulée,  on  ne  peut  qu'être  touché  du  ton  d'exaltation 
affairée  qui  règne  dans  les  quelques  lignes  d'Henriette  :  «  ...  La  joie  m'ôte 
toute  raison...  Je  t'en  conjure,  mon  ami,  aussitôt  ma  lettre  reçue,  monte 
dans  le  courrier  avec  le  plus  d'effets  que  tu  pourras  emporter...;  sale  ou 
blanc,  emporte  tout  ton  linge...  Dis  à  maman  que  c'est  un  avenir  tout 
entier  pour  son  enfant...  » 


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46  LA  GRISE  D'AME  D'ERÏIBST  RENAN 

attention,  quand  il  venait  au  séminaire,  d'entretenir  ses  petits 
compatriotes  dans  leur  dialecte  natal.  —  Surtout,  l'âme  naïvement 
et  simplement  pieuse  d'Ernest  Renan  fat  bientôt  conquise  par  la 
beauté  des  cérémonies  liturgiques,  la  distinction  de  l'enseignement 
religieux,  l'attrait  des  exercices  de  dévotion.  Sans  avoir  le  ton  de 
la  mysticité,  ses  lettres  révèlent  à  cet  égard  ce  que,  dans  le  voca- 
bulaire des  pensionnats  ecclésiastiques,  on  appelle  communément 
«  un  bon  enfant  »  :  attachement  aux  pratiques  de  piété,  confiance 
déclarée  dans  la  protection  de  la  Sainte  Vierge,  vif  contentement  à 
la  suite  d'une  retraite,  tels  sont  les  traits  qu'on  y  pourrait  relever. 
Son  accent  de  sincérité  est  incontestable,  quand  il  parle  de  sa  joie 
d'avoir  reçu  la  soutane,  que  revêtaient  en  ce  temps-là  dès  la 
seconde  les  élèves  destinés  à  l'état  ecclésiastique. 

Autant  pour  le  moins  que  le  cœur,  l'esprit  trouvait  de  quoi 
s'occuper  à  Saint- Nicolas.  Sous  l'impulsion  du  nouveau  supérieur, 
les  études  y  valaient  celles  du  meilleur  collège  universitaire,  et  le 
lauréat  de  Tréguier  s'aperçut  dès  les  premières  compositions  qu'il 
avait  affaire  à  forte  partie.  Ses  lettres  témoignent,  à  la  veille  des 
lectures  de  places,  de  cette  fébrile  anxiété  que  tous  les  bons  élèves 
ont  connue,  mais  qui  se  doublait  chez  lui  du  souci  de  justifier  la 
faveur  dont  il  bénéficiait.  Il  dut  attendre  jusqu'au  mois  de  février 
pour  être  classé  premier  !,  et  ne  remporta  à  la  fin  de  cette  année 
de  début  que  le  second  prix  d'excellence,  battu  par  Alfred  Foulon, 
qui  est  mort  cardinal  archevêque  de  Lyon. 

Ernest  Renan  a  pris  plaisir,  vers  la  fin  de  sa  vie,  à  décrire  le 
prestige  attaché  aux  succès  scolaires  dans  le  milieu  socialement  si 
mélangé  de  Saint-Nicolas  :  «  Le  plus  pauvre  garçon  débarqué  de 
province,  gauche,  embarrassé,  s'il  faisait  un  bon  thème  ou  quel- 
ques vers  latins  bien  tournés,  était  l'objet  de  l'envie  du  petit 
millionnaire  qui  payait  sa  pension  sans  s'en  douter.  »  C'est  sa 
propre  histoire  qu'il  racontait  là  :  avec  l'admiration  de  ses  cama- 
rades, ses  bonnes  places  lui  valurent  la  sympathie  de  ses  maîtres, 
du  supérieur  surtout,  déjà  prévenu  en  sa  faveur  par  une  ou  deux 
lettres  qu'il  avait  lues  conformément  à  la  règle. 

Par  la  suite,  Renan  s'est  montré  injuste  envers  la  mémoire  de 
Mgr  Dupanloup,  en  souvenir  sans  doute  de  certaines  polémiques 
où  il  s'était  senti  meurtri  sans  en  convenir  :  il  a  du  moins  toujours 

«  H  pastichait  assez  agréablement  à  ce  propos  M*"»  de  Sévigné,  en  disant 
à  sa  mère  qu'il  allait  lui  apprendre  «  une  grande  nouvelle,  une  nouvelle 
que  je  ne  vous  ai  pas  encore  annoncée  depuis  mon  départ,  une  nouvelle  qui 
vous  comblera  de  joie,  une  nouvelle  que  je  vous  annonçais  plus  souvent 
autrefois,  une  nouvelle  que  je  tâcherai  de  vous  annoncer  plus  souvent 
désormais  ». 


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Là  CftISK  D'IMI  MBMST  RINAH  47 

reconnu  et  les  qualités  d'éducateur  hors  ligne  de  l'ancien  supérieur 
du  petit  séminaire,  et  la  délicate  générosité  dont  lui-même  avait 
fait  l'expérience  personnelle.  Il  n'a  guère  reproché  à  la  pédagogie 
de  Saint-Nicolas  que  le  développement  exclusif  de  l'humanisme  et 
l'abus  de  l'émulation.  Or,  le  culte  des  «  belles-lettres»,  le  souci  du 
style  et  de  la  forme  était  général  alors  dans  tous  les  collèges, 
ecclésiastiques  ou  laïques,  et  il  est  permis  encore  aujourd'hui  de 
se  demander  si  tel  ne  doit  pas  être  le  but  essentiel  de  l'instruction 
secondaire.  Quant  à  l'émulation,  bien  vieille  tradition  française 
elle  aussi,  les  inconvénients  en  étaient  atténués  au  petit  séminaire 
par  une  vie  religieuse  intense,  où  l'on  ne  manquait  point  de  prêcher 
l'humilité. 

L'élève  de  seconde  et  de  rhétorique  ne  déguisait  point  l'ascen- 
dant que  le  supérieur  avait  pris  sur  sa  personne  :  «  Quel  homme 
le  bon  Dieu  m'a  fait  connaître  en  lui!  C'est  l'âme  la  plus  belle  et 
l'esprit  le  plus  élevé  que  j'aie  connus  jusqu'ici.  »  Ce  qui  est  pins 
significatif  encore,  ce  sont  les  jugements,  les  appréciations  d  appa- 
rence spontanée,  où  un  œil  exercé  discerne  bien  vite  l'empreinte 
de  l'éducateur.  Ainsi,  non  seulement  Ernest  Renan  revient  avec 
avec  une  insistance  très  justifiée  sur  l'éloge  du  P.  de  Ravignan, 
grand  ami  de  son  supérieur,  mais  il  écrit  à  propos  de  Lacordaire  : 
«  II  s'en  faut  beaucoup  que  la  manière  de  prêcher  de  ce  dernier 
soit  aossi  pure  que  celle  de  M.  {sic)  de  Ravignan  :  il  a  plus  de 
mouvement  et  de  brillant,  mais  bien  moins  de  goût  et  de  raisonne- 
ment. »  De  même,  le  jeune  Trégorrois  eût  été  incapable  de  conce- 
voir de  lui-même,  à  propos  d'une  rencontre  avec  Louis-Philippe, 
cette  ingénieuse  conciliation  entre  les  préférences  légitimistes  et  la 
reconnaissance  du  pouvoir  de  fait  :  «  J'ai  été  bien  content  d'avoir 
vu  le  roi,  parce  que  après  tout  c'est  un  personnage  historique 
dont  on  parle  et  dont  oa  parlera  beaucoup,  et  qu'il  faut  respecter, 
on,  au  moins,  la  place  qu'il  occupe,  soit  justement  soit  injustement.  » 

Le  voyage  de  Bretagne  était  alors  long  et  coûteux  :  aussi,  quand 
venaient  les  vacances,  le  jeune  Renan  devait-il  presque  toujours 
renoncer  à  retrouver  sa  mère;  il  s'installait,  avec  le  plus  grand 
nombre  de  ses  condisciples  boursiers,  dans  la  maison  de  campagne 
que  le  petit  séminaire  possédait  à  Gentilly.  La  sollicitude  de 
l'abbé  Dupanloup  s'ingéniait  d'ailleurs  à  procurer  à  ces  déshé- 
rités de  la  fortune  d'attrayantes  et  instructives  distractions,  en 
leur  faisant  connaître  les  monuments  et  les  environs  de  Paris. 
Dans  ces  récits  de  promenades,  il  y  a  d'agréables  indications  à 
cueillir  sur  l'état  des  lieux  et  des  habitudes  il  y  a  soixante  ans  : 
c'est  le  bois  de  Boulogne,  celui  d'avant  Haussmann  et  Alphand, 
où  les  écoliers  faisaient  des  parties  d'ânes,  comme  aujourd'hui  à 


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48  Là  CRISE  D'AMB  D'ERNEST  RENAN 

Montmorency;  la  Bourse,  dont  la  rumeur  rappelle  au  fils  de  marin 
(qui  devait,  après  tout,  s'y  connaître  mieux  que  nous  autres  Pari- 
siens) le  grondement  de  la  houle  sur  les  rochers;  la  Madeleine 
récemment  achevée,  dont  notre  écolier  déclare  l'extérieur  «  d'une 
beauté  ravissante  »;  c'est  surtout  l'émotion  d'un  premier  voyage 
en  chemin  de  fer,  de  Saint- Germain  à  Paris,  entrepris  malgré  les 
recommandations  de  Mme  Renan,  laquelle  avait,  lors  des  adieux,  mis 
son  fils  en  garde  contre  cette  invention  meurtrière  du  même  ton 
que  prennent  nos  douairières  pour  jeter  l'anathème  aux  automobiles. 
Mais  le  principal  charme  de  ces  lettres  de  collégien  est  encore 
la  naïve  et  touchante  tendresse  dont  elles  sont  empreintes.  11 
parait  qu'un  «  petit  »,  dont  Ernest  était  voisin  à  l'étude,  lui  mur- 
murait un  jour  avec  admiration,  en  voyant  les  pages  se  noircir  : 
«  On  est  bien  content  dans  votre  pays,  quand  on  reçoit  de  longues 
lettres  comme  cela!  »  Ce  «  petit  »  était  un  homme  avisé,  et  nous 
aimons  à  nous  représenter  la  joie  de  la  pauvre  mère,  lisant  et 
relisant  à  son  foyer  solitaire  les  épîtres  auxquelles  mettait  seule 
des  bornes  la  crainte  de  faire  payer  double  port,  ou  celle  de  trop 
écourter  le  devoir  du  lendemain.  Les  récits  s'y  entremêlent  aux 
protestations  de  tendresse,  et  aussi  à  des  préoccupations  beaucoup 
plus  matérielles,  qui  prenaient  une  importance  parfois  angoissante 
en  raison  de  la  modicité  des  ressources.  La  bourse  octroyée  à 
Ernest  ne  comportait  point  l'habillement  :  en  réponse  aux  demandes 
réitérées  de  sa  mère,  il  lui  fallait  bien  avouer  parfois  qu'il  avait 
besoin  d'une  lévite  ou  d'une  paire  de  souliers.  Mais  c'est  alors 
surtout  qu'il  lui  prodiguait  les  exhortations  câlines  à  ne  pas  se 
priver  pour  lui,  à  ne  pas  retrancher  de  sa  vie  telle  ou  telle  habitude 
qu'elle  taxait  volontiers  d'inutile  prodigalité  :  «  Prenez  tous  les 
jours  votre  petite  goutte  de  café,  quand  vous  aurez  mal  à  la  tête  et 
quand  vous  n'aurez  pas  :  quand  vous  aurez  mal,  pour  le  chasser, 
et  quand  vous  n'aurez  pas,  pour  l'empêcher  de  venir...  Je  vous  en 
prie,  ne  vous  laissez  pas  souffrir  du  froid.  Si  votre  petite  provision 
de  bois  était  diminuée,  renouvelez-la,  ma  bonne  mère.  »  Toute 
cette  correspondance  est  d'un  fils  aussi  tendre  que  confiant. 


Dans  les  lettres  d'Issy  et  de  Saint-Sulpice,  si  la  tendresse  est 
toujours  demeurée  la  même,  la  confiance  s'est  amoindrie  et  l'ou- 
verture de  cœur  s'est  rétrécie.  Leur  seule  lecture  ferait  deviner  ce 
qu'a  pleinement  révélé  la  réimpression  de  l'opuscule  sur  Ma  Sœur 
Henriette  et  la  publication  des  Lettres  intimes,  à  savoir  que  le 
.séminariste  allait  ailleurs  porter  des  aveux  et  chercher  des  inspi- 


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LÀ  GRISE  D'AME  D'ERNEST  RENAN  49 

rations.  «  Quel  bienfait  le  bon  Dieu  m'a  accordé  en  me  donnant 
une  si  bonne  sœur  1  »  avait  jadis  écrit  l'écolier  dans  la  candeur  de 
ses  quinze  ans.  En  réalité,  désenchantée  personnellement  par  les 
épreuves  de  la  vie,  détachée  prématurément  de  toute  croyance 
positive,  Henriette  Renan  concentra  jalousement  toutes  ses  ambi- 
tions sur  son  frère  ;  plus  que  résignée,  joyeuse  à  la  pensée  de  le 
voir  entouré  d'une  notoriété  purement  séculière,  son  incontestable 
fermeté  d'esprit  contribua  à  abréger  les  hésitations  et  à  brusquer 
le  dénouement,  comme  plus  tard  à  pousser  Ernest  vers  les  sujets 
d'histoire  religieuse.  Elle  fut  pour  beaucoup  dans  la  rupture  de 
son  frère  avec  la  foi  catholique. 

Mais  de  cette  rupture,  le  principal  intéressé  demeure  surtout 
responsable.  Quoi  qu'il  en  ait  prétendu,  ses  propres  aveux  établis- 
sent que  le  mal  vint  d'abord  non  point  de  difficultés  d'exégèse, 
puisqu'on  n'étudiait  pas  cette  science  à  Issy,  mais  d'objections 
philosophiques,  et  que  le  rationalisme  l'avait  séduit  avant  qu'il 
pût  lire  une  ligne  d'hébreu.  Un  des  directeurs  d'Issy,  M.  Gottofrey, 
eut  avant  lui-même  l'intuition  de  son  changement  de  convictions, 
et  l'en  avertit  d'un  mot  saisissant. 

Ces  doutes  qu'Ernest  Renan  osait  à  peine  s'avouer  à  lui-même, 
on  comprend  qu'il  n'en  fasse  point  étalage  dans  ses  lettres  à  sa 
mère.  C'est  tout  au  plus  si  le  lecteur  averti  peut  surprendre  quel- 
ques lignes  significatives  sur  les  délices  de  l'argumentation  philo- 
sophique, ou  sur  les  applications  du  doute  méthodique1,  ou  bien 
encore  remarquer  qu'au  milieu  de  l'abondance  des  descriptions 
matérielles,  les  pensées  purement  religieuses  deviennent  bien  rares 
et  bien  sèches. 

11  fallut  pourtant  que  le  séminariste  avertit  sa  mère  que,  sur  son 
désir,  l'époque  de  la  tonsure  serait  retardée  pour  lui.  Il  le  fit  en 
termes  très  dignes,  indiquant  que  si  cette  démarche  n'était  point 
irrévocable  pour  la  conscience,  l'honneur  du  moins  y  était  inté- 
ressé :  «  Vous  sentez  que,  pour  un  cœur  bien  né,  uue  promesse 
équivaut  presque  à  un  engagement,  à  plus  forte  raison  lorsque 
cette  promesse  s'adresse  à  Dieu  lui-même.  »  Quelques  mois  plus 
tard,  après  s'être  décidé,  sur  le  conseil  de  ses  directeurs,  à  surmonter 
ce  qu'ils  appelaient  une  tentation,  il  écrivait  à  sa  mère  :  «  Je  ne 
regardai  plus  en  arrière,  tous  mes  doutes  se  dissipèrent  et  se  chan- 
gèrent en  une  heureuse  confiance,  et,  le  grand  jour  étant  arrivé, 
je  m'avançai  avec  un  calme  et  une  joie  dont  je  pouvais  à  peine  me 
rendre  compte  moi-même,  tant  elles  {sic)  contrastaient  avec  les 

1  •  C'est  que,  voyez-vous,  les  philosophes  sont  les  plus  drôles  de  gens  du 
monde  :  ils  doutent  de  tout.  » 

10  octobre  1902.  4 


— 


50  LA  GB1SE  D'AME  D'ERNEST  RENIA 

troubles  qui  avaient  précédé.  »  L'accent  parait  bien  celui  de  la 
sincérité  :  mais  que  penser  alors  de  cette  confidence  faite  au  bout 
de  deux  ans  à  son  ami  Cognât  :  «  Au  moment  où  je  marchais  à 
l'autel  pour  recevoir  la  tonsure,  des  doutes  terribles  me  travail- 
laient déjà;  mais  on  me  poussait  et  j'entendais  dire  qu'il  est  tou- 
jours bon  d'obéir.  »  On  objectera  que  la  contradiction  n'est  point 
absolue  :  il  a  pu  s'affranchir  momentanément  de  ses  doutes  par  un 
vigoureux  acte  de  foi  et  de  confiance  en  Dieu9  pour  y  retomber 
bientôt  après,  et  oublier  ou  méconnaître  par  la  suite  la  période  de 
sérénité  morale  qu'il  avait  traversée  après  l'ordination.  Cette 
période  dura  pourtant  un  certain  temps,  car  il  n'hésita  guère  i 
franchir  l'échelon  suivant  de  la  hiérarchie,  en  recevant  les  ordres 
mineurs,  et  voici  alors  ce  qu'il  écrivait  à  Tréguier  :  «  La  consola- 
tion et  la  douceur  que  j'ai  éprouvées  en  m'attachant  encore  i 
l'Eglise  par  ces  nouveaux  liens  ne  m'ont  plus  permis  de  douter  que 
ce  ne  fût  la  main  de  Dieu  qui  m'y  encourageait.  »  Ce  langage 
pouvait  être  hyperbolique  :  nous  avons  peine  à  croire  qu'il  fût 
entièrement  contraire  i  la  vérité;  la  perte  de  la  foi  ne  se  consomme 
point  en  un  instant,  et  l'âme  tentée  passe  souvent  par  des  alterna- 
tives qui  sont  pour  elle  comme  des  occasions  offertes  de  salut  et  de 
fécondes  résolutions. 

A  l'automne  de  1843,  Ernest  Renan  avait  quitté  Issy  pour  Saint- 
Sulpice,  où  l'accueil  lui  fut  aussi  paternel.  Il  s'extasiait  sur  le 
confortable  et  le  caractère  moderne  de  l'installation,  avec  une  insis- 
tance qui  prêterait  à  sourire  aux  séminaristes  d'aujourd'hui1.  Il 
vantait  surtout  la  bonté  des  directeurs,  qui  lui  témoignaient  une 
entière  confiance  et  multipliaient  pour  lui  les  encouragements 
comme  les  facilités.  N'allèrent-ils  pas,  pour  stimuler  son  zèle, 
jusqu'à  lui  confier  le  poste  envié  de  catéchiste  à  la  paroisse?  Il  en 
parlait  d'ailleurs  uniquement  comme  d'une  distinction  profitable 
pour  sa  carrière  ultérieure,  et  nullement  au  point  de  vue  de  l'apos- 
tolat à  exercer  parmi  les  jeunes  gens.  De  même,  en  annonçant  sa 
résolution  de  différer  la  réception  du  sous-diaconat,  il  mettait 
surtout  en  relief  l'entrave  que  la  récitation  du  bréviaire  apporterait 
à  ses  travaux. 

Tout  lela  était  l'indice  d'une  vocation  mal  assurée  :  mais 
Mm*  Renan  ne  s'y  arrêtait  guère.  Ce  qui  l'inquiétait,  c'était  de 
savoir  son  fils  envoyé  par  le  savant  et  pieux  M.  Le  Hir  aux  cours 
du  Collège  de  France  :  cet  établissement  n'était  connu  à  Tréguier 
que  par  les  cours  tumultueux  de  Quinet  et  de  Michelet,  et  la 

4  c  Tout  ici  est  d'une  élégance  admirable  et  d'une  propreté  qui  va  presque 
jusqu'au  luxe...  Les  chambres  des  élèves  sont  aussi  d'une  propreté  et  d'une 
commodité  exquises.  » 


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U  CHIS1  D'ÂME  ffERMST  A&NAJf  51 

pauvre  Bretonne  s'effrayait,  se  scandalisait  aussi  à  la  pensée  de 
sentir  son  fils  mêlé  à  ce  tintamarre.  «  Dieu  me  garde,  »  répondait- il, 
«  de  souiller  mes  oreilles  en  les  ouvrant  à  de  telles  calomnies  et  à 
de  tels  blasphèmes!  »  Et  il  lui  expliquait  ce  qu'était  le  cours 
d'hébreu,  professé  par  Quatremère  devant  une  demi-douzaine  de 
personnes,  autant  interlocuteurs  qu'auditeurs.  Il  concluait  sur  une 
réflexion  fort  sage,  et  bien  «  sulpicienne  »  :  «  Il  en  est  de  cette 
maison  comme  de  tout  à  Paris.  Le  bien  et  le  mal  y  sont  mêlés  ;  en 
sorte  que  celui  qui  cherche  le  mal,  y  trouve  le  mal;  celui  qui 
cherche  le  bien,  y  trouve  le  bien.  »  liais  il  ne  confiait  point  à  sa 
mère  ce  qu'il  a  avoué  aux  lecteurs  des  Souvenirs,  à  savoir  que 
ces  séances  au  Collège  de  France  insinuaient  dès  lors  en  lui 
l'ambition  d'occuper  un  jour,  dans  la  petite  salle  dite  «  des 
langues  »,  le  fauteuil  du  professeur. 

Les  vacances  de  1845,  passées  en  Bretagne,  troublèrent  la  quié- 
tude de  MDt  Renan.  Durant  cet  été,  Ernest,  tout  en  continuant  à 
porter  la  soutane  et  à  suivre  exactement  les  offices,  se  tint  éloigné 
de  la  pratique  des  sacrements  ;  les  conversations  étaient  devenues 
à  peu  près  impossibles  entre  lui  et  les  maîtres  de  son  enfance;  il 
témoignait  à  M.  Cognât  son  regret  de  n'être  pas  né  dans  une  de 
ces  sectes  protestantes,  où  les  fonctions  ecclésiastiques  se  peuvent 
concilier  avec  la  licence  illimitée  des  idées. 

Aussi  sa  mère  dut-elle  être  médiocrement  surprise  en  apprenant, 
dès  la  rentrée  d'octobre,  qu'il  avait  quitté  le  séminaire.  On  sait  que 
cette  résolution,  arrêtée  depuis  quelque  temps  dans  son  esprit,  fut 
brusquée  par  l'annonce  d'une  nouvelle  faveur  dont  il  allait  être 
l'objet  (l'envoi  i  l'Ecole  des  Carmes),  et  surtout  par  une  conversa- 
tion i  cœur  ouvert  avec  11.  Dupanloup.  L'ardente  loyauté  de  celui- 
ci  lui  déclara  sans  ambages  qu'il  ne  s'agissait  plus  de  tentations 
plus  ou  moins  vives,  mais  d'une  perte  totale  de  la  foi,  et  que  dans 
ces  conditions,  l'apparence  même  de  l'état  ecclésiastique  était  un 
insoutenable  mensonge.  Intraitable  sur  le  terrain  de  la  franchise, 
l'ancien  supérieur  de  Saint-Nicolas  offrit  d'ailleurs  i  celui  qui  déce- 
vait s  cruellement  ses  espérances  un  appui  moral  et  même  pécu- 
niaire pour  assurer  l'avenir.  Quarante  années  plus  tard,  malgré 
tant  de  dissidences  survenues,  Ernest  Renan  ne  pouvait  s'empêcher 
de  s'écrier  i  ce  souvenir  :  «  Quel  bon,  grand  et  noble  cœur  I  » 

Quand  le  séminariste  de  la  veille  eut  dépouillé  la  soutane  dans 
le  légendaire  «  hôtel  de  Mlle  Céleste  »,  il  éprouva  sans  doute  le 
soulagement  qu'on  ressaut  toujours  au  sortir  d'une   situation 


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52  LA  GRISE  D'AME  D'ERNEST  RKNAH 

fausse,  mais  son  impression  dominante  fut  celle  d'un  indicible 
navrement  :  «  Adieu  à  ces  joies  pures  et  douces  où  je  me  croyais 
près  de  Dieu;  adieu  &  mon  aimable  passé,  adieu  à  ces  croyances 
qui  m'ont  si  doucement  bercé.  Plus  pour  moi  de  bonheur  pur.  Plus 
de  passé,  pas  encore  d'avenir.  »  A  ce  deuil  de  la  quiétude  perdue, 
dont  la  sincérité  ne  saurait  guère  se  contester  (puisque  ce  sont  ici 
des  confidences  faites  sur  le  moment  même  à  un  ami  demeuré  dans 
les  ordres  sacrés,  et  non  des  réminiscences  évoquées  à  l'intention 
du  public),  à  ce  deuil  intime,  se  joignait  l'angoisse  de  navrer  et  de 
bouleverser  le  cœur  d'une  mère  *.  Les  lettres  qu'il  lui  adressa  alors, 
empreintes  de  cette  anxiété,  sont  singulièrement  intéressantes  et 
éloquentes,  d'une  éloquence  sophistique  quand  il  esquisse  l'apo- 
logie de  son  évolution,  attendrie  quand  il  parle  simplement  le 
langage  de  l'affection  :  «  Ah!  s'il  dépendait  de  moi  de  ne  jamais 
vous  causer  la  moindre  ombre  de  peine,  que  je  serais  heureux  de 
l'acheter  même  au  prix  du  bonheur  de  ma  vie  entière I...  Oh  !  non, 
mère  chérie,  Dieu  ne  m'imposera  jamais  une  si  cruelle  épreuve  que 
de  me  placer  entre  ma  mère  et  mon  devoir.  » 

Rude  assurément,  le  choc  ne  fut  pourtant  pas,  pour  Mm*  Renan, 
aussi  douloureux  que  son  (ils  s'y  attendait.  S'il  faut  livrer  ici  toute 
ma  pensée  (et  c'est  bien  à  quoi  nous  provoque  cette  divulgation 
d'un  correspondance  intime),  la  foi  religieuse  semble  avoir  été  chez 
elle  plus  traditionnelle  que  personnelle.  Sans  doute,  depuis  une 
grave  maladie  à  laquelle  l'enfant  avait  échappé  comme  par  miracle, 
elle  était  persuadée  que  Dieu  se  le  réservait  pour  son  service. 
Mais  surtout,  écrasée  qu'elle  avait  été  par  les  difficultés  matérielles 
de  la  vie,  l'état  ecclésiastique  lui  paraissait  le  plus  sûr  comme  le 
plus  digne,  le  plus  exempt  de  tribulations  pécuniaires  comme  de 
mécomptes.  Pareille  disposition  d'esprit  se  rencontre  encore,  elle 
se  rencontrait  surtout  alors  chez  d'honorables  parents  d'excellents 
prêtres  :  mais  quoique  le  résultat  pratique  en  soit  le  même,  elle  ne 
saurait  se  confondre  avec  le  désir  de  contribuer  indirectement  à  la 
propagation  du  règne  de  Dieu...  Ce  qui  frappa  surtout  Mm#  Renan, 
c'est  que  son  cher  Ernest  échangeait  une  carrière  assurée  contre 
un  avenir  incertain,  une  existence  après  .  tout  facile  contre  les 
hasards  de  ce  qu'on  n'appelait  pas  encore,  surtout  à  Tréguier,  la 
lutte  pour  la  vie,  mais  qui  n'en  différait  guère.  Après  lui  avoir  dit, 
avec  une  infinie  noblesse  d'expression  :  «  Je  remets  le  sceptre  entre 
tes  mains,  persuadée  que  tu  ne  le  laisseras  pas  tomber  dans  la 
fange,  »  elle  indiquait  en  termes  aussi  poétiques  une  préoccupation 
infiniment  plus  terre  à  terre  :  «  Je  n'ai  pu,  mon  pauvre  petit 

1  c  Je  la  poignarderai  presque  »,  écrivait-il  à  M.  Cognât. 


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LA  GRISE  D'AME  D  fiRNIST  REHÀfl  53 

agneau  chéri,  m'empècher  de  regretter  pour  toi  les  gras  pâturages 
de  Saint-Sulpice.  Maintenant,  gare  à  ta  pauvre  petite  toison,  si 
belle,  si  douce,  si  charmante  !  »  Suit  une  comparaison  significative 
entre  la  jolie  chambre  du  séminaire,  ornée  de  rideaux  à  la  fenêtre 
et  an  lit,  et  l'infâme  dortoir  de  pension  où  elle  se  représente  le 
nouveau  répétiteur  cherchant  en  vain  le  sommeil  au  milieu  des 
ronflements  des  élèves.  —  Les  soucis  d'ordre  matériel  ne  tardèrent 
pas  à  remplir  les  lettres  de  la  pauvre  femme  :  son  fils  désirait- il 
qu'elle  renouvelât  la  provision  de  confitures?  ne  s'attardait- il  pas 
trop  dans  les  bibliothèques?  «  Les  gazettes  sont  remplies  d'attaques 
de  nuit  dans  les  rues  de  Paris.  »  'Ceci  est  bien  daté  de  1846  et  non 
de  1902.) 

il  faut  dire,  â  la  décharge  de  B1B*  Renan,  que  son  fils  fit  d'abord, 
inconsciemment  ou  non,  tous  ses  efforts  pour  lui  pallier  la  gravité 
de  la  crise  qui  se  passait  en  lui  :  elle  pouvait  croire  que  certaines 
répugnances  l'écartaient  de  la  carrière  ecclésiastique,  mais  qu'il 
n'avait  point  rompu  avec  le  catholicisme.  Il  lai  parlait  de  ses 
rapports  persistants  avec  ses  anciens  mattres,  qui  lui  prodiguaient 
les  témoignages  effectifs  de  bienveillance  :  c'était  M.  Dapanloup 
qui  lui  procurait  une  situation  au  collège  Stanislas,  M.  Le  Hir  qui 
lui  suggérait  de  composer  une  grammaire  hébraïque  et  lui  pro- 
mettait de  la  faire  adopter  dans  les  séminaires  de  la  Compagnie  de 
Saint-Solpice  :  «  Mon  Dieu  !  chère  mère,  quel  ami  j'ai  trouvé  en 
lui!  je  ne  puis  vous  dire  tout  ce  que  je  lui  dois.  Il  parle  de  moi  â 
tout  le  monde...  11  veut  absolument  me  pousser  dans  les  langues 
orientales,  aujourd'hui  bi  peu  cultivées.  » 

Tout  ceci  n'était  que  la  pure  vérité.  Où  les  réticences  commen- 
çaient, c'était  quand,  décrivant  à  sa  «  bonne  mère  » ,  comme  il  se 
plaisait  à  l'appeler,  le  détail  de  ses  journées,  et  parlant  des  cours 
auxquels  il  assistait,  il  ne  nommait  expressément  que  celui  d'Ozanam, 
en  le  qualifiant  à  juste  titre  d'  «  apologie  constante  de  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plas  saint  et  de  plus  respectable  »  ;  c'était  encore  quand  il  disait 
a?oir  connu  peu  de  jeunes  gens  «  aussi  religieux  »  que  son  nouvel 
ami  Harcellin  Berthelot  '. 

L'ancien  séminariste,  devenu  candidat  au  baccalauréat  et  à  la 
licence  es  lettres,  s'efforçait  enfin  de  rassurer  sa  mère  sur  son 
avenir  matériel.  Telle  ou  telle  énonciation,  jetée  au  courant  de  la 

4  Les  Souvenirs  de  jeunesse  donnent  une  note  non  pas  tout  à  fait  discor- 
dante, mais  bien  différente  :  «  Quand  nous  entrâmes  en  rapports,  il  me 
restait  un  attachement  tendre  pour  le  christianisme;  Berthelot  tenait  aussi 
de  son  père  un  reste  de  croyances  chrétiennes.  Quelques  mois  suffirent 
pour  reléguer  ces  vestiges  de  foi  dans  la  partie  de  nos  âmes  consacrée  aux 
«menirs,  » 


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54  LA  GRISE  D'AME  D'IRMST  RENAN 

plume,  rappelle  au  lecteur  du  vingtième  siècle  combien  les  choses 
ont  changé  depuis  cinquante- cinq  ans  :  nous  voyons  ainsi  qu'en 
1846,  si  les  «  Àpaches  »  ou  leurs  prédécesseurs  foisonnaient  déjà 
dans  Paris,  les  licenciés  es  lettres  y  faisaient  encore  prime  l;  nous 
apprenons  qu'une  heure  de  répétition  par  jour  se  payait  soixante 
francs  par  mois,  ou  deux  francs  l'heure,  et  que  cela  paraissait 
«  énormément  cher  ». 

Au  bout  de  quelques  mois,  sans  faire  étalage  d'une  rupture  qu'il 
devait  toujours  affecter  de  présenter  comme  un  simple  malentendu, 
Renan  accentua  ses  déclarations  à  sa  mère.  Les  voies  lui  furent 
préparées  par  une  lettre  d'Henriette,  magistralement  écrite,  un  peu 
roide,  un  peu  sèche,  développant  de  très  haut  l'apologie  ou  plutôt 
l'éloge  du  transfuge.  Puis  celui-ci  reprit  la  plume,  et  inaugura  avec 
sa  mère  ces  formules  ondoyantes  qui  devaient  caractériser  sa 
conception  philosophique  et  sa  manière  littéraire  :  «  Je  ne  connais 
qu'une  vocation  pour  l'homme  :  c'est  de  réaliser  l'idéal  de  sa  nature, 
c'est  de  s'élever  du  cercle  méprisable  des  jouissances  vulgaires  au 
monde  supérieur  de  la  vertu  et  de  la  science...  Gardons-nous  de 
croire,  chère  mère,  que  l'homme  naisse  sous  une  étoile  fatale,  qui 
lui  marque  invinciblement  sa  place  dans  l'ordre  de  l'univers.  Sa 
vocation  particulière  n'est-elle  pas  celle  qui,  à  chaque  phase  de 
son  existence,  résulte  de  ses  croyances  actuelles  et  des  besoins  de 
son  cœur?  »  Sans  bien  comprendre  ces  belles  périodes,  Mme  Renan 
dut  deviner  que  son  fils  avait  perdu  la  foi;  le  lecteur  mieux 
renseigné  des  Letires  du  Séminaire  ajoute  cette  autre  conclusion > 
que  désormais  le  renanisme  était  fondé. 


Il  parait  que,  pendant  ses  dernières  vacances  de  séminariste,  un 
des  anciens  professeurs  de  son  enfance  dit  avec  un  soupir  à  Ernest 
Renan  :  «  J'ai  toujours  pensé  qu'on  vous  faisait  faire  de  trop  fortes 
études.  »  Parmi  les  lecteurs  catholiques  des  Lettres  du  Séminaire, 
plus  d'un  sans  doute  sera  tenté  de  s'associer  à  la  réflexion  du 
vieux  prêtre  de  Tréguier,  de  la  généraliser  même,  et  de  proclamer 
dangereuse  pour  les  jeunes  chrétiens,  laïques  ou  lévites,  une 
initiation  trop  complète  aux  sciences  modernes.    . 

Contre  cette  tentation,  Mgr  d'Hulst  nous  mettait  déjà  en  garde  il 
y  a  dix  ans.  Ce  qu'il  déclarait  regrettable,  ce  n'était  pas  que  le 
séminariste  Renan  se  fût  appliqué  à  l'étude  de  la  philosophie  et  de 
l'exégèse,  mais  que,  par  suite  du  malheur  des  temps  et  de  la  timi- 

4  «  En  ce  moment,  on  se  les  arrache,  car  ils  sont  encore  assez  rares,  » 


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LA  CfllSK  ITÀMK  1TERHEST  RKNAN  55 

dite  des  croyants,  le  magistère  de  ces  sciences  fût  alors  entre  des 
mains  antichrétiennes  ou  hétérodoxes.  Loin  de  se  tenir  à  l'écart  du 
mouvement  scientifique,  le  devoir  des  catholiques  est  d'y  prendre 
une  pari  prépondérante  :  les  nécessités  mêmes  et  les  brutalités  de 
la  lutte  actuelle  ne  sauraient  les  en  détourner;  ajourner,  sous 
prétexte  d'obligations  plus  pressantes,  l'instruction  supérieure  du 
jeune  clergé,  ce  serait  combler  les  vœux  de  nos  plus  perfides 
adversaires. 

Cette  explication  de  l'évolution  religieuse  d'Ernest  Renan 
n'empêche  point  qu'une  écrasante  responsabilité  ne  pèse  sur  sa 
mémoire.  Gomment  la  perte  des  convictions  religieuses,  impliquant 
un  acte  de  volonté  en  même  temps  qu'un  état  intellectuel,  constitue 
toujours  une  faute  des  plus  graves,  c'est  ce  que  notre  éminent  et 
regretté  collaborateur  a  lumineusement  démontré,  en  réfutant  un 
sophisme  fort  accrédité  chez  les  gens  du  monde. 

La  rupture  intime  avec  l'Eglise  une  fois  consommée  et  constatée, 
l'honnêteté  vulgaire  faisait  un  devoir  à  Renan  de  conformer  sa 
conduite  extérieure  à  ses  sentiments,  et  surtout  de  quitter  l'habit 
ecclésiastique  :  on  pourrait  s'étonner  qu'il  sut  fallu  pour  cela  les 
brûlantes  adjurations  de  l'abbé  Dupanloup,  si  l'on  ne  savait 
combien  la  sincérité  absolue  est  ardue  à  pratiquer  vis-à-vis  de 
soi-même. 

Mais  ce  qui  était  surtout  une  obligation  de  loyauté  et  de  délica- 
tesse, même  au  point  de  vue  purement  humain,  c'était  de  ne  point 
outrager  les  croyances  qu'il  avait  longtemps  partagées  et  qu'il 
continuait  à  déclarer  respectables.  Rien  au  monde,  quoi  qu'il  en 
ait  dit,  ne  forçait  Renan  à  attaquer  la  divinité  de  Jésus  :  ce  fut  au 
contraire  un  intolérable  scandale  pour  tous  les  gens  de  cœur  de 
voir  un  écrivain,  élevé  naguère  par  la  charité  chrétienne,  pour  le 
service  du  sanctuaire,  consacrer  toutes  les  ressources  de  son  talent 
à  vouloir  arracher  l'auréole  du  front  du  Christ;  les  éloges  qu'il 
prodiguait  à  l'homme  n'en  devaient  sembler  que  plus  blasphéma- 
toires aux  adorateurs  du  Dieu. 

D'autres  sujets,  aussi  intéressants  et  moins  scabreux,  sollicitaient 

sa  plume.  Il  eût  pu,  comme  il  en  avait  la  velléité,  s'attaquer  aux 

problèmes  de  la  philosophie  scientifique;  quand  même  il  en  eût 

développé  la  solution  positiviste,  ses  anciens  coreligionnaires,  tout 

attristés  qu'ils  eussent  été,  ne  l'auraient  point  accusé  de  sacrilège 

ni  d'inconvenance.  Helléniste  distingué,  il  a  dit  quelque  part  avoir 

balancé  entre  l'histoire  de  la  fondation  du  christianisme  et  celle 

de  la  civilisation   grecque.  S'il  avait  choisi  ce  dernier  champ 

d'études,  il  eût  probablement  écrit  un  chef-d'œuvre,  à  en  juger 

par  la  Prière  sur  F  Acropole  et  quelques  autres  fragments,  et  il 


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56  LA  GRISE  D'AME  D'ERNEST  RE5AR 

aurait  eu  l'avantage  de  ne  pas  heurter  de  front  ses  anciennes 
convictions. 

Il  lui  a  manqué  même  cette  excuse,  qui  est  celle  des  sectaires, 
de  penser  qu'il  faisait  une  œuvre  utile  en  discréditant  les  dogmes 
dont  avait  vécu  l'âme  des  générations  antérieures.  «  Peu  de 
personnes  »,  a-t-il  écrit,  «  ont  le  droit  de  ne  pas  croire  au  chris- 
tianisme. »  La  société  idéale  pour  lui  était  celle  où,  au-dessous 
d'une  élite  de  sages,  dégagés  de  toute  foi  confessionnelle,  la 
masse  demeurerait  instinctivement  attachée  aux  formes  religieuses 
d'autrefois.  Il  dérogeait  à  ce  programme  en  lançant  dans  le  grand 
public  une  attaque  contre  la  base  essentielle  du  christianisme,  en 
laissant  son  libraire  faire  de  la  Vie  de  Jésus  une  «  édition  popu- 
laire »,  qui  sur  les  lecteurs  ne  pouvait  produire  d'autre  effet  que 
celui  d'un  acte  de  propagande  anticléricale.  Il  s'exposait  de  propos 
délibéré  à  la  mésaventure  dont  son  dédaigneux  dilettantisme 
redoutait  la  perspective,  celle  de  devenir  une  autorité  pour 
Gavroche  et  pour  Homais. 

Cette  popularité  de  douteux  aloi  est  tout  le  fond  de  l'épisode 
posthume  de  la  statue. 


Quelque  présomption  qu'il  y  ait  à  vouloir  pénétrer  les  juge- 
ments de  la  postérité,  il  est  probable  que,  la  part  faite  des  engoue- 
ments et  des  dénigrements  de  la  première  heure,  Ernest  Renan 
restera  comme  un  des  cinq  ou  six  grands  noms  de  la  prose  fran- 
çaise dans  la  seconde  moitié  du  dix- neuvième  siècle.  Il  n'y  aurait 
donc  eu  rien  de  très  anormal,  dans  notre  temps  de  statuomanie, 
à  lui  ériger  un  monument  dans  le  voisinage  du  Collège  de  France, 
dont  il  est  mort  administrateur,  ou  de  l'Institut,  dont  il  était  une 
des  notabilités  :  à  l'inauguration,  un  de  ses  élèves  aurait  dit  ce 
que  lui  doivent  les  sciences  sémitiques,  un  de  ses  admirateurs 
aurait  célébré  la  magie  de  son  style,  un  convive  du  Dîner  celtique 
aurait  pris  au  sérieux  ses  protestations  d'attachement  à  la  province 
natale;  tout  en  se  tenant  soigneusement  à  l'écart  de  la  souscription 
et  de  la  fête,  les  catholiques  ne  s'en  seraient  pas  plus  émus  que 
de  tant  d'autres  cérémonies  semblables. 

C'est  un  projet  bien  différent  dont  l'exécution  se  prépare  à 
Tréguier,  sous  l'inspiration  des  Bleus  de  Bretagne. 

Ce  vocable  de  guerre  civile  désigne  une  association  politique, 
qui  s'est  donné  pour  mission  de  faire  revivre  l'esprit  des  révo- 
lutionnaires bretons  du  temps  de  la«  Grande  Guerre  »,  et  de 
tenir  tête  aux  successeurs  des  Chouans.  A  la  vérité,  les  Bleus  de 
Bretagne  n'ont  accepté  l'héritage  de  leurs  parrains  d'autrefois  que 


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LA  CR1S1  DAMS  DERHEST  RENAN  57 

sous  bénéfice  d'inventaire  :  lé  procès  de  Rennes  a  notamment 
prouvé  qu'ils  répudiaient  ce  farouche  et  chatouilleux  patriotisme, 
qui  avait  jadis  pu  compenser  de  moins  nobles  passions;  en 
revanche,  ils  ont  forcé  la  dose  des  préjugés  antireligieux  et  des 
haines  de  classes. 

Lear  première  grande  manifestation  extérieure  a  été  l'érection 
de  la  statue  de  Hoche  à  Quiberon,  inspiration  plus  neuve  que 
chevaleresque,  car  jusqu'ici,  par  une  sorte  d'accord  tacite,  sur 
les  champs  de  bataille  des  guerres  civiles,  les  partis  s'étaient 
entendus  pour  ne  glorifier  que  les  victimes.  Si  les  Bleus  avaient 
élevé  un  monument  à  Haxo  dans  le  coin  du  Marais  vendéen  où 
ce  général  tomba  bravement  sous  la  balle  d'un  paysan  de  Gharette, 
nul  n'y  eût  contredit,  mais  la  pensée  sans  doute  eût  été  trop 
banale;  il  est  plus  original,  quoique  moins  français  peut-être, 
d'avoir  dressé  la  statue  de  Hoche  à  côté  de  la  lande  où  il  fit  ou 
laissa  fusiller  plusieurs  centaines  de  ses  compatriotes  ! 

Ce  fut  précisément  à  la  cérémonie  de  Quiberon  que  les  Bleus 
de  Bretagne,  fiers  de  ce  premier  succès,  lancèrent  l'idée  d'un 
monument  à  Renan  dans  sa  ville  natale  de  Tréguier;  puis  dans 
ces  dernières  semaines,  avec  le  sens  délicat  de  l'a- propos  qui  les 
caractérise,  ils  ont  accentué  leur  propagande  et  obtenu  un  vote 
de  principe  du  conseil  municipal. 

Renan  ne  se  rapprochait  d'eux,  à  coup  sûr,  ni  par  sa  philosophie 
de  l'histoire,  ni  par  ses  préférences  politiques.  A  maintes  reprises, 
dans  ses  œuvres  de  longue  haleine  comme  dans  ses  discours 
académiques,  il  a  protesté  de  son  respect  pour  le  passé  *,  il  a 
célébré  la  grandeur  de  la  monarchie  d'ancien  régime,  il  a  dénoncé 
la  banqueroute  de  l'œuvre  révolutionnaire  avec  une  âpreté  à 
laquelle  plus  d'un  d'entre  nous  serait  tenté  d'apporter  des 
réserves.  En  politique,  il  n'a  jamais  fait  mystère  de  ses  prédilec- 
tions pour  «  un  tyran  philanthrope,  instruit,  intelligent  et  libéral  » , 
à  la  Marc-Aurèle  ou  à  la  Frédéric  II. 

Il  n'y  a  rien  là  de  nature  à  exciter  l'enthousiasme  de  néo-jaco- 
bins de  province;  mais  les  Bleus  de  Bretagne  y  dont  la  majorité  ne 
connaît  Renan  que  de  nom,  Bavent,  comme  Gavroche  et  Homais 
qui  leur  fournissent  leurs  plus  solides  recrues,  que  cet  écrivain  a 
cruellement  blessé  les  chrétiens  en  contestant  à  leur  Dieu  son 
caractère  surnaturel.  Au  milieu  de  l'émotion  que  la  fermeture  des 
écoles  a  surexcitée  en  Bretagne,  la  glorification  de  Renan  leur  a 

%  t  L'erreur  la  plus  fâcheuse  est  de  croire  qu'on  sert  sa  patrie  en 
calomniant  ceux  qui  l'ont  fondée.  Tous  les  siècles  d'une  nation  sont  les 
feuillets  d'un  même  livre.  Les  vrais  hommes  de  progrès  sont  ceux  qui  ont 
pour  point  de  départ  un  respect  profond  du  passé.  » 


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58  LA  GRISE  D'AME  MRHHST  REAAR 

paru  un  ingénieux  procédé  de  polémique  courante,  une  réponse 
topique  aux  protestations  des  pères  et  des  mères.  Organiser 
l'érection  de  cette  statue  sur  la  place  de  Tréguier,  c'était  réparer 
l'échec  des  piteuses  «  contre-manifestations  »  de  Brest  ou  de 
Lorient,  et  prolonger  sous  une  forme  littéraire  l'écho  du  cri  de 
ralliement  :  «  A  bas  la  calotte  1  » 

Si  certaines  délicatesses  morales  échappaient  à  Renan,  il  était 
demeuré  homme  de  goût;  s'il  se  permettait  des  incartades  anti- 
religieuses, il  évitait  avec  soin  de  se  laisser  compromettre  dans  les 
manifestations  anticléricales;  la  mascarade  qui  se  prépare  à  Tré- 
guier lui  eût  souverainement  répugné f.  Il  est  permis  de  penser 
qu'elle  sera  un  de  ses  châtiments  posthumes;  on  a  dit  que  la 
punition  de  Voltaire  était  d'être  le  dieu  des  imbéciles;  celle  de 
Renan,  à  peine  moins  cruelle,  consistera  à  avoir  été  pris  pour  idole 
par  les  Bleus  de  Bretagne. 

Quant  aux  catholiques,  dont,  par  une  vieille  habitude,  on  n'a 
point  manqué,  en  cette  occasion,  de  stigmatiser  l'intolérance, 
ont- ils  donc  menacé  de  dynamiter,  de  mutiler  ou  de  polluer  la 
statue?  Ils  ont  simplement  déclaré  qu'un  outrage  intentionnel  à 
leurs  croyances  les  forcerait  à  renfermer  désormais  dans  l'enceinte 
de  la  cathédrale  de  Tréguier  la  manifestation  de  ces  croyances.  La 
procession  de  la  Fête-Dieu,  destinée  à  célébrer  la  réincarnation 
de  l'Homme-Dieu  dans  l'Eucharistie,  pourrait-elle  décemment  se 
dérouler  autour  de  la  statue  de  celui  qui  est  devenu  célèbre  pour 
avoir  nié  l'incarnation  de  Bethléem?  Le  pardon  traditionnel, 
groupant  toute  une  région  dans  un  acte  de  foi,  pourrait-il  avoir 
pour  théâtre  la  ville  dont  les  représentants  ont  décerné  un  solennel 
hommage  au  grand  négateur?  Pour  que  ces  questions  semblent 
comporter  deux  solutions,  pour  que  les  décisions  de  l'autorité, 
ecclésiastique  soient  taxées  d'injustice  ou  de  violence,  il  faut  que, 
dans  notre  malheureux  pays,  la  violence  des  querelles  et  l'exalta- 
tion des  passions  aient  fait  disparaître  les  derniers  vestiges  de 
bon  sens  et  de  rectitude  d'esprit. 

L.  de  Lanzac  de  Laborie. 

1  Cette  idée  a  été  très  finement  développée  dans  le  Journal  des  Débats  du 
14  septembre  par  un  spirituel  «  renanisant  »,  M.  André  Hallays. 


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Il  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 

BT    LK 

CONGRÈS  DES  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNHHM* 


II 

Le  congrès  a  tenu  ses  séances  dans  la  salle  des  fêtes  de  la  ville 
de  Mannheim,  salle  qu'il  a  d'ailleurs  inaugurée,  au  grand  déplaisir 
de  la  population  protestante  jalouse  de  cet  honneur.  Les  congres- 
sistes étaient  au  nombre  de  50,000  environ,  et  parmi  eux 
20,000  ouvriers  du  Palatinat.  La  Prusse,  la  Hesse,  le  Wurtemberg, 
la  Bavière,  avaient  envoyé  également  d'importants  contingents.  Il 
n'est  pas  jusqu'aux  Alsaciens-Lorrains,  —  et  le  fait  est  très 
curieux  à  observer,  —  de  Strasbourg,  de  Golmar  et  de  Mulhouse, 
qui  n'aient  envoyé  leurs  délégations.  Pour  la  première  fois  depuis 
l'annexion,  peut-être  à  cause  de  l'abolition  de  la  dictature,  on  vit 
au  congrès  des  catholiques  allemands  des  représentants  officiels  de 
leurs  associations  politiques  et  religieuses,  de  leurs  congrégations, 
de  leurs  œuvres  de  bienfaisance. 

L'affluence  était  énorme  ;  la  salle  des  fêtes  de  Hannheim,  la  plus 
grande  pourtant  de  Y  Allemagne,  et  où  peuvent  prendre  place  plus  de 
dix  mille  personnes,  fut  trop  exiguë  et  ne  put  contenir  ces  députations 
solennelles  venues  des  divers  États  allemands,  même  de  la  Suisse 
et  de  l'Autriche  catholiques.  Les  organisateurs  du  congrès  durent 
pourvoir  à  l'aménagement  de  quatre  grands  locaux,  dédoubler 
les  comités  et  les  commissions.  Pendant  cinq  jours  Mannheim  fut 
envahie  par  ces  troupes  disciplinées,  et  comme  en  état  de  siège. 
Parmi  les  associations  dont  les  noms  défilèrent  dans  les  rues  pavoi- 
sé», en  longues  théories,  on  peut  citer  le  Volksverein  ou  société 
populaire,  les  Arbeitervereine  ou  syndicats  des  travailleurs,  les 
Jùnglingsvereine  ou  comités  de  jeunes  gens,  les  Kaufmœnnische 

1  Voy.  le  Correspondant  du  25  septembre  1902. 


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60  U  POLITIQUE  DU  CENTRE  DAHS  L'EMPIRE 

Vereine  ou  associations  de  négociants,  le  Borromeusverein  ou 
société  de  propagation  des  bons  livres,  les  Marianische  Sodalit&ten 
ou  société  des  enfants  de  Marie  pour  propager  le  culte  de  la  sainte 
Vierge,  le  Charitasverein,  autre  société  de  bienfaisance  ;  le  Windi- 
horstbund%  club  fondé  en  l'honneur  du  célèbre  leader  catho- 
lique ;  le  Bonifatiusverein^  société  de  propagande  antiprotestante; 
le  Piusverein,  société  qui  veut  défendre  l'infaillibilité  pontificale;  le 
Deutscher  Missionsverein,  missions  catholiques  allemandes;  YAu- 
gustinusverein  ou  association  de  la  presse  catholique;  YAlbertus 
Magnus  Verein,  société  qui  vient  en  aide  aux  étudiants  catholiques 
pauvres  dans  les  universités  ;  le  Raphaëlverein  ou  comité  d'émigra- 
tion catholique  ;  les  Jérusalem  Pilgervereine,  société  des  pèlerins 
de  Jérusalem,  chargée  de  veiller  sur  les  Lieux  Saints  ;  le  Deutscher 
Verein  vom  heiligen  Lande  ou  société  allemande  de  la  Terre  Sainte, 
et  le  club  des  anciens  pèlerins  et  touristes  des  échelles  du  Levant; 
enfin  près  de  trois  cents  corporations  d'étudiants,  les  unes  portant 
couleurs  avec  casquettes  et  rubans,  les  autres  sans  couleurs,  étaient 
représentées  par  les  membres  des  Studentenverbindungen  et  des 
Studentenvereine.  Le  défilé  des  membres  congressistes  de  toutes 
les  corporations  a  d'ailleurs  eu  lieu  dans  un  ordre  parfait,  sans 
manifestations  bruyantes  ou  contre-manifestations.  On  eût  dit  un 
grand  pèlerinage,  une  réunion  de  comités  plébiscitaires  convoqués 
pour  une  consultation  nationale. 

Les  congressistes  furent  reçus  par  le  docteur  Giessler,  président 
du  comité  catholique  de  Mannheim  et  organisateur  en  chef.  Un 
concert  choisi,  un  prologue  récité  par  un  négociant  syndiqué  et 
poète  à  ses  heures,  vinrent  entraver  l'impatience  de  tous  les  orateurs 
inscrits,  et  égayer  un  peu  les  âmes  tristes  et  timides;  ceux  qui 
arrivèrent  en  retard,  et  il  s'en  trouva  beaucoup  qui  s'étaient  attardés 
dans  les  brasseries  du  voisinage,  purent,  à  défaut  du  concert, 
entendre  la  fin  du  discours  inaugural.  «  Le  choix  qu'on  a  fait  de 
Mannheim,  ville  éminemment  commerciale  et  industrielle,  disait  le 
président  du  comité  organisateur,  montre  assez  l'importance  que 
nous  attachons  aux  questions  modernes  et  aux  revendications 
sociales.  Le  christianisme  nous  fournit  un  moyen  puissant  et  sûr  de 
travailler  avec  succès  à  la  solution  de  toutes  les  questions  brûlantes. 
Une  fois  que  le  christianisme  aura  embrassé  dans  une  étreinte 
continuelle  la  société  moderne,  que  les  idées  modernes  seront  chris- 
tianisées, et  non  le  christianisme  modernisé,  nous  aurons  atteint  le 
but  que  nos  congrès  poursuivent  depuis  longtemps  avec  patience  et 
conviction.  Le  congrès  actuel  de  Mannheim  est  une  démonstration 
de  notre  foi,  de  notre  concorde,  et  de  notre  fraternité  chrétiennes. 
Et  nous  tous,  catholiques  allemands,  nous  adresserons  nos  hom- 


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1T  LB  COfiGRtS  DES  CàTHOLIQORS  ALLEM4KDS  A  MAIflflfilM  61 

mages  au  Saint-Père,  à  Sa  Majesté  l'empereur,  et  à  Son  Altesse 
Boyale  le  grand-duc  de  Bade.  » 

Le  premier  télégramme  fut  envoyé  à  Léon  XIII  et  non  pas  à 
l'empereur,  comme  certains  journalistes  allemands  et  français  l'ont 
faussement  annoncé  :  «  L'Assemblée  générale  des  catholiques 
allemands  réunis  à  Mannheim,  fut-il  télégraphié  au  Vatican,  vous 
demande  en  toute  humilité  la  bénédiction  apostolique,  afin  que  les 
discours  prononcés  et  les  résolutions  prises  tournent  à  la  gloire  de 
la  sainte  Eglise  catholique  et  au  salut  de  la  patrie.  En  vous  donnant 
les  preuves  de  notre  vénération  et  de  notre  docilité,  elle  voit  avec 
la  plus  grande  joie  venir  les  jours  heureux  où  Sa  Sainteté  atteindra 
aui  années  de  saint  Pierre.  Elle  prie  instamment  et  en  toute 
confiance  le  Dieu  tout-puissant  de  vouloir  bien  accorder  dans  sa 
miséricorde  une  grande  longévité  au  Vicaire  qui  gouverne  si  glorieu- 
sement l'Eglise.  » 

Le  cardinal  Rampolla  répondit  sans  retard  que  le  Saint- Père 
remerciait  les  congressistes  de  leurs  souhaits  chaleureux  et  de  leurs 
respectueux  hommages,  et  qu'il  se  plaisait  à  espérer,  tout  en  leur 
envoyant  la  bénédiction  apostolique,  pouvoir  les  bénir  à  Rome  Tan 
prochain,  eux  et  tous  les  autres  catholiques  allemands. 

En  même  temps  qu'à  Rome,  un  autre  télégramme  parvenait  à  la 
cour  de  Berlin  :  «  L'Assemblée  générale  des  catholiques  d'Alle- 
magne prie  Votre  Impériale  et  Royale  Majesté,  d'agréer  l'expression 
de  notre  vénération,  de  nos  hommages  et  de  notre  inébranlable 
fidélité.  C'est  avec  joie  que  nous  applaudissons  aux  paroles  que 
Votre  Majesté  a  prononcées  à  Aix-la-Chapelle,  à  savoir  que  la 
simplicité,  la  crainte  de  Dieu  et  les  hautes  conceptions  morales 
forment  seules  les  bases  sur  lesquelles  nous  pouvons  élever  l'édifice 
de  notre  vie,  et  qu'il  n'y  a  point  de  salut,  sinon  en  Celui  qui  est  le 
Christ  et  le  Crucifié.  Fidèles  à  la  patrie  comme  à  la  foi  de  nos 
pères,  nous  marcherons  en  émules  paisibles  de  nos  concitoyens, 
adeptes  d'autres  confessions,  vers  le  grand  but  que  nous  devons 
tous  poursuivre.  La  crainte  de  Dieu  et  l'obéissance  à  l'Etat  sont  les 
plus  sûrs  appuis  et  les  meilleurs  garants  de  l'ordre  social.  »  Guil- 
laume qui,  dans  un  accès  de  mauvaise  humeur,  venait  de  s'em- 
porter contre  les  catholiques  bavarois,  qui  ne  pardonnait  pas  au 
centre  prépondérant  dans  le  Landtag  de  ce  royaume  son  refus  de 
voter  les  crédits  annuels  pour  les  besoins  du  prince  régent,  fit 
répondre  assez  sèchement  par  M.  de  Lucanus,  chef  du  cabinet  de 
sa  maison  civile,  qu'il  agréait  les  sentiments  de  fidélité  envers 
l'Empire  que  lui  témoignaient  ses  fidèles  sujets  réunis  à  Mannheim 
et  il  ajoutait  laconiquement  qu'il  les  assurait  de  sa  gratitude. 

Enfin  les  congressistes  n'oublièrent  pas  le  grand -duc  Frédéric  de 


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&  U  POLITIQUE  DU  GEHTBE  DAHS  I/SMP1BK 

Bade,  qui  leur  avait  si  généreusement  offert  l'hospitalité.  Venus  de 
toutes  les  régions  de  l'empire,  réunis  pour  la  quarante- neuvième 
fois,  et  par  milliers,  dans  la  principale  ville  commerciale  de  l'Etat 
badois,  ils  envoyèrent  à  Son  Altesse  Royale  l'expression  de  leurs 
respectueux  hommages,  le  félicitèrent  à  l'occasion  du  cinquantième 
anniversaire  de  son  gouvernement,  et  demandèrent  au  Dieu  tout* 
puissant  d'accorder  au  père  de  l'Etat  badois  une  prospère  longévité» 
comme  au  père  de  l'Eglise  catholique. 

Le  grand-duc  Frédéric  de  Bade  répondit  de  son  château  de  l'Ile 
de  Mainau,  sur  le  lac  de  Constance  que,  profondément  reconnais- 
sant de  la  délicate  attention  des  catholiques  allemands,  il  priait  le 
président  du  congrès  d'être  l'interprète  de  sa  gratitude.  Et  après 
avoir  fait  allusion  à  son  jubilé,  à  son  amour  pour  l'Etat  badois,  à  ce 
qu'il  appelait,  dans  des  termes  très  vagues,  ses  sentiments  natio- 
naux, il  terminait  par  ces  paroles  :  «  Qu'à  vous  tous,  le  séjour 
dans  la  ville  de  Hannheim,  si  commerçante,  vous  laisse  un  agréable 
souvenir.  » 

Les  trois  télégrammes  envoyés  par  les  membres  du  congrès  ont 
tous  eu  leurs  réponses;  celle  de  l'empereur  Guillaume  est  peut- 
être  celle  qui  étonne  le  plus.  Les  catholiques  allemands  avaient 
pourtant  assez  manifesté  leurs  sentiments  impérialistes,  puisqu'ils 
se  ralliaient,  comme  autour  de  l'étendard  catholique,  aux  paroles 
prononcées  par  l'empereur  à  Aix-la-Chapelle;  puisque,  dévoués  à 
la  patrie,  ils  promettaient  de  travailler  concurremment  avec  les 
protestants  à  la  prospérité  du  Vaterland.  Déjà  certains  journaux 
catholiques  cherchent  à  expliquer  la  froideur  inaccoutumée  du 
maître  aux  déclarations  enflammées  et  à  pallier  la  déception  que 
la  sécheresse  de  sa  réponse  a  causée  dans  certains  milieux.  Les 
protestants  affirment,  par  contre,  que  l'empereur  a  fait  preuve  de 
beaucoup  de  tact  en  ne  répondant  pas  en  personne,  qu'il  veut, 
avant  tout,  rester  neutre,  comme  un  cocher  qui  tiendrait  égales 
dans  ses  mains  les  rênes  des  deux  confessions,  et  qu'il  ne  veut  pas 
faire  de  plus  grandes  avances  aux  uns  qu'aux  autres.  Les  catho- 
liques, la  Gazette  populaire  de  Cologne,  la  Germania,  objectent 
que  les  télégrammes  ne  sont  parfois  pas  le  reflet  de  l'âme  de  celui 
qui  les  signe  et  que  des  coïncidences  indépendantes  de  la  volonté 
impériale  ont  pu  obliger  l'empereur  à  confier  la  rédaction  de  la 
réponse  au  chef  de  la  maison  civile,  tout  comme  le  Saint-Père  a 
chargé  le  cardinal  Rampolla  d'être  son  interprète  auprès  des 
congressistes. 

Tl  est  vrai  que  le  Saint-Père  avait  envoyé  à  l'avance  une  lettre 
qui  fut  lue  au  congrès  lors  de  la  première  réunion,  et  il  eût 
répondu  en  peu  de  mots  au  télégramme  adressé  que  les  congres- 


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IT  LE  COUSUES  DES  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNHEIM  6* 

astes  n'auraient  pas  été  surpris.  On  eût  voulu  à  Mannheim  recevoir 
de  Berlin  nne  adhésion  formelle,  une  oraison  impériale  louangeuse, 
que  se  seraient  pin  à  lire  les  députés  du  centre,  trop  heureux  de 
donner  un  soufflet  au  Kulturkampf  français.  Le  mets  berlinois  a 
paru  trop  frugal  ;  les  députés  du  centre  n'ont  eu  à  savourer  que  la 
lettre  très  simple  et  très  modérée  de  Léon  XIII,  et  ces  messieurs  ont 
plissé  les  lèvres.  Voici  ce  qu'on  lisait  hier  encore  dans  un  article 
non  signé  de  la  Kœlnische  Volkszeiiung,  dont  il  ne  faut  pas  oublier 
qae  le  rédacteur  en  chef,  le  D*  Cardauns,  fut  le  président  du 
comité  central  congressiste.  «  Remarquons  avec  quel  ton  chaleu- 
reux, quelle  couleur  tout  individuelle  le  grand-duc  de  Bade  a 
répondu  au  télégramme  qui  lui  avait  été  envoyé;  sa  réponse  n'a  pas 
manqué  de  causer  une  agréable  surprise.  C'est  la  première  fois 
qu'on  prince  régnant  salue  d'une  aussi  belle  façon  les  membres 
(Tune  assemblée  générale  de  catholiques  allemands  et  répudie  les 
termes  que  dictait  un  usage  suranné.  C'est  donc  un  progrès  vers 
le  mieux,  d'autant  plus  agréable  à  constater  que  la  réponse  de 
l'empereur  a  été  brève  et  comme  stéréotypée.  Nous  avon  s  vu  là 
les  termes  de  «  Sa  Majesté  a  daigné  agréer  »,  et  cette  autre  locu- 
tion «  Sa  Majesté  fait  exprimer  ses  remerciements  ».  Il  parait  que 
dans  l'entourage  de  l'empereur  on  ne  peut  pas  encore  se  résoudre 
à  voir  la  portée  immense  qu'ont  les  grandes  manifestations  catho- 
liques qui  ont  Heu  tous  les  ans  dans  l'empire  allemand,  sous  forme 
de  congrès  catholiques,  ni  à  apprécier  leur  importance.  La  grande 
muraille  chinoise  s'est  écroulée  à  Carlsruhe  ;  la  brèche  est  visible 
et  ne  pourrions-nous  pas  çspérer  qu'à  Berlin,  qui  est  la  capitale 
de  l'empire,  on  adopte  des  usages  un  peu  plus  modernes?  » 

Les  journaux  catholiques  sont  généralement  plus  réservés  et  se 
sont  abstenus  de  faire  des  déclarations  aussi  catégoriques.  Le 
centre  attendait  que  l'empereur  parlât  à  l'occasion  de  cette  grande 
manifestation,  en  apparence  religieuse,  en  réalité  politique,  et 
renouvelât  plus  expressément  encore  sa  profession  de  foi  d'Aix-la- 
Chapelle.  Or  Guillaume  n'a  pas  parlé.  Mais  quelles  que  soient  les 
raisons  qui  expliquent  sa  discrétion  et  sa  retenue,  quelque  passa- 
gère désillusion  qu'aient  éprouvée  les  catholiques  toujours  à  l'affût 
des  moindres  prévenances  et  gracieusetés  de  l'empereur,  le  congrès 
de  Mannheim  n'en  a  pas  moins  tenu  ses  séances  avec  une  sûreté  et 
nne  splendeur  incomparables.  Intérêts  religieux  et  intérêts  poli- 
tiques, aspirations  nationales  et  régionales,  résolutions,  programmes, 
tout  y  a  été  discuté,  étudié,  résolu.  Quel  sera  le  rôle  du  catholi- 
cisme allemand?  quelle  doit-être  sa  politique  intérieure  et  extérieure? 
quels  seront  se»  rapports  avec  le  Saint-Siège?  sera-t-il  exclusive- 
ment national  on  international?  Eu  d'autres  termes,  y  aura-t-il 


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64  LÀ  POLITIQUE  DO  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 

entre  le  Rhin  et  la  Vistule,  et  dans  le  monde,  une  politique  germa- 
no-chrétienne? Ce  sont  là  autant  de  questions  auxquelles  les  dis- 
cours, les  vœux  et  les  propositions  des  congressistes  permettent  de 
répondre. 

IU 

Le  congrès  de  Mannbeim,  ainsi  que  le  disait  M.  Porsch,  «  ne 
devait  pas  être  simplement  la  réunion  d'un  parti  politique,  mais 
une  assemblée  générale  des  catholiques  allemands,  non  pas  une 
manifestation  grossière  et  malséante  contre  leurs  adversaires,  mais 
un  foyer  de  charité  réchauffant  les  cœurs  catholiques,  pour  les 
inciter  à  bien  remplir  leurs  devoirs.  Nous  causerons,  disait  le  député 
catholique  de  Silésie,  des  choses  catholiques  ;  mais  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher,  —  et  c'est  inévitable,  —  de  tourner  nos  regards 
vers  des  choses  d'un  intérêt  général,  d'un  intérêt  public.  Et  nous 
ne  le  ferons  que  par  pure  nécessité,  dans  la  stricte  mesure  de  nos 
devoirs.  »  C'était  laisser  assez  clairement  entendre  que  le  congrès 
de  Mannheim,  aurait  une  grande  importance  politique,  puisque  les 
congressistes  se  réservaient  le  droit  d'agiter  les  questions  politiques, 
jugées  utiles  ou  nuisibles  à  la  prospérité  de  l'Eglise. 

M.  Porsch  était  à  peine  descendu  de  la  tribune  que  M.  Brandts, 
patron  catholique  comme  M.  Harmel  en  France,  y  monta,  et  son 
discours,  au  lieu  d'être  métaphysique,  roula  presque  uniquement 
sur  la  politique  intérieure  de  Fempire.  Il  insista,  et  après  lui 
l'archevêque  de  Fribourg  fit  une  allocution  vibrante  sur  le  même 
sujet,  sur  l'importance  du  Volksverein  fondé  par  Windthorst,  et 
que  feu  le  docteur  Lieber  avait  dirigé  avec  une  énergie  et  une  habi- 
leté peu  communes.  Cette  association  catholique  n'était  pas  seule- 
ment apte  à  faire  des  œuvres  de  bienfaisance;  elle  était  encore  un 
merveilleux  rouage  gouvernemental,  puisqu'elle  embrigadait,  et 
surtout  dans  l'Allemagne  du  Nord,  des  milliers  d'adhérents,  bien 
disciplinés,  tout  préparés  à  défendre  les  intérêts  de  l'Eglise  et  à 
voter  lors  des  luttes  électorales  pour  le  triomphe  de  la  politique  du 
centre.  Cette  participation  de  ces  sociétés  catholiques  à  la  vie  poli- 
tique allemande  est  si  grande,  elle  est  en  même  temps  si  vraie,  que 
les  membres  du  Windthorstbund  s'engagent  à  fournir  plus  de  deux 
cents  orateurs  ou  conférenciers,  pour  développer  les  idées  et  la  poli- 
tique du  centre  dans  les  diverses  contrées  de  l'empire.  Et  ils  se 
sont  engagés  lors  du  congrès  de  Mannheim  à  assurer,  pendant  de 
longues  années,  le  recrutement  de  ces  députés  au  petit  pied, 
dont  le  concours  est  purement  gratuit,  et  qui  s'engagent,  à  condi- 
tion qu'on  leur  rembourse  leurs  frais  de  voyage,  à  parler  dans  les 


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ET  LB  CORGRÈS  DBS  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  k  MANNHEIM  65 

réonions  catholiques  sur  les  questions  qui  intéressent  les  auditeurs 
avides  d'éclaircissements. 

H.  Brandts  avait  terminé  son  discours  en  suppliant  les  Alsaciens 
de  s'enrôler  tous  sous  la  bannière  catholique  allemande;  c'était  à 
coup  sûr  payer  d'audace.  M.  Grœber,  député  de  Heilbronn  en  Wur- 
temberg, alla  plus  loin  encore.  «  Catholiques  indifférents,  s'écria-t-il, 
et  vous  catholiques  vieux  jeu,  dont  les  sentiments  se  sont  refroidis, 
unissez-vous  dans  un  suprême  effort.  On  nous  refuse  dans  un  pays 
comme  le  duché  de  Bade  le  capucin  en  froc.  Que  le  Volksverein 
nous  fournisse  deux  capucins  sans  froç  pour  chaque  capucin  que  le 
gouvernement  badois  nous  refuse.  »  Cette  saillie  excita  l'hilarité 
générale,  et,  comme  les  esprits  étaient  excités  et  les  orateurs  en 
verve,  le  député  de  Cologne  Trimborn  fut,  lui  aussi,  piquant  et 
humoristique.  «  Le  Volksverein,  dit-il,  ne  s'est  pas  donné  pour 
tâche  de  lutter  contre  le  dragon  ou  le  diable,  il  s'attaque  aux  bonnets 
de  nuit.  Admirez  son  organisation  modèle.  Il  nous  donne  des  prin- 
cipes clairs  et  précis;  son  but  est  sûr,  son  organisation  puissante, 
sa  direction  uniforme  ;  c'est  lui  qui  exécute  ou  fait  exécuter  toutes 
les  décisions  prises  dans  nos  congrès  annuels  catholiques  et  il  sera 
dans  le  vingtième  siècle  l'agent  le  plus  fort  de  la  civilisation  ger- 
mano-chrétienne. Envoyez-lui  du  nord  et  du  sud  de  nouvelles 
recrues,  des  partisans  convaincus  et  des  collaborateurs  dévoués. 
Que  notre  bannière  soit  portée  par  le  village  le  plus  reculé  de  la 
Forêt-Noire  pour  le  salut  du  monde  catholique,  pour  le  salut  de 
notre  cause  » . 

Les  députés  du  centre  ont  également  souhaité  que  le  Volksve- 
rein se  développât  en  Pologne,  où  leurs  amis  sont,  à  l'heure  actuelle, 
persécutés.  Et  de  même  qu'ils  ont  envoyé,  sur  la  proposition  du 
prince  de  Lœvenstein,  un  salut  aux  Tchèques,  leurs  frères  catholi- 
ques, réunis  en  congrès  à  Kœniggraetz,  de  même,  ils  ont  songé 
aux  catholiques  polonais,  contre  lesquels  sévit  le  gouvernement 
impérial.  En  blâmant  la  politique  antipolonaise  adoptée  par  la 
Prusse,  en  s'élevant  ouvertement  et  avec  indignation  contre  les 
mesures  vexatoires  prises  pour  supprimer  la  langue  polonaise,, 
qui  entravent  l'instruction  religieuse  et  le  culte,  le  docteur  Car- 
dauns,  président  du  congrès,  et,  comme  je  l'ai  dit,  rédacteur  en 
chef  de  la  Kœlnische  Volkszeitung,  faisait  très  finement  observer 
que  la  politique  de  l'empereur  vis-à-vis  de  la  Pologne  était  en 
contradiction  absolue  avec  celle  qu'il  suit  en  Alsace- Lorraine.  Mais 
si  on  laisse  vivre  des  nationalités  chrétiennes  dans  l'empire,  si  on 
n'étouffe  pas  les  langues  autres  que  la  langue  allemande,  que  devient 
alors  la  civilisation  germano-chrétienne?  En  favorisantlapo/omsaftVw, 
le  centre  pangermaniste  et  impérialiste  se  contredit  lui-même. 

10  OCTOBRE  1902.  5 


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66  LA  PÛUIIQUS  DU  CJWTRK  DANS  L'EMPIRE 

Il  est  non  moins  embarrassé  lorsqu'il  s'agit  de  donner  son  avisr 
sur  la  question  romaine.  Le  terrain  est  brûlant;  mais  les  députés 
du  centre»  malgré  la  Triplice,  s'y  aventurent  avec  confiance.  Voici 
une  adresse  votée  par  le  congrès  à  l'unanimité  et  qui  serait  de 
nature  à  faire  réfléchir  sérieusement  Victor-Emmanuel  III  et 
Guillaume,  qui  viennent  de  se  faire  visite  :  «  L'assemblée  générale  a 
profité  du  jubilé  futur  &  Borne  pour  protester  énergiquement  contre 
la  situation  faite  au  Saint-Siège  depuis  1870.  Elle  déclare  adhérer 
formellement  aux  opinions  énoncées  par  le  Saint-Père  dans  son 
encyclique  du  5  août  1898  aux  évêques,  au  clergé  et  au  peuple 
italiens  où  il  est  dit  :  Les  Italiens  catholiques  doivent  désirer  tous 
qu'on  rende  à  leur  chef  suprême  l'indépendance  nécessaire  et  la 
vraie  liberté  d'action  qui  sont  la  condition  sine  qua  non  de  l'exis- 
teace  de  l'Eglise.  La  Papauté  est  le  plus  puissant  et  le  plus  sûr 
garant  de  la  paix  européenne,  et  dans  le  monde  chrétien  die  doit 
rester  l'arbitre  suprême  dans  les  conflits  entre  peuples  et  entre 
Etats.  »  Ainsi  donc  les  catholiques  allemands  sont  partisans  de  la 
temporalité;  ils  demandent  qu'on  restitue  au  Saint-Siège  les  Etats 
de  Saint-Pierre;  Us  ont  juré  à  Maanbeim  ce  que  tout  cardinal  nou- 
vellement promu  jure  à  Léon  XIII. 

Mais  l'Italie  est  l'alliée  officielle  de  l'Allemagne.  Les  catholiques 
allemands  sont  les  fidèles  sujets  du  Vaticua,  sans  doute  ;  mais  ils  ne 
veulent  pas  perdre  les  bonnes  grâces  du  roi  d'Italie*  Or  ces  deux 
politiques  sont  inconciliables,  et  le  contre,  dans  cette  question  de 
politique  extérieure,  est  pris  comme  dans  une  impasse.  Les 
déclarations  de  H.  Porsch  sont,  i  cet  égard,  très  significatives. 
«  Qu'on  ne  nous  dise  pas,  affirme-t-il,  que  la  prise  de  Roae  est  un 
fait  historique.  La  Papauté  est  une  institution  qui  survivra  à  toutes 
celles  du  monde  entier.  Le  Pape  restera  Pape  jusqu'à  la  fin  du 
monde  et  c'est  pour  cela  que  René  doit  lui  être  rendue.  Pour  noue, 
catholiques,  Rome  est  la  ville  intangible.  »  Mais  il  a  prévu  l'objec- 
tion, il  songe  au  Kaiser  et  il  ajoute  :  «  En  demandant  pour  le  Pape 
l'indépendance  d'un  souverain  dans  ses  Etats,  afin  qu'il  puisas 
remplir  aa  mission,  noos  ne  touchons  pas  à  l'existence  de  la 
Triplice.  Une  fois  la  question  romaine  résolue  en  Italie,  ce  pays 
pourra  vouer  toutes  ses  forces  à  la  Triplice.  »  Ces  paroles  sont 
à  retenir,  et  ce  cri  du  cœur  découvre  le  fonds  d'âme  des  catholi- 
ques allemands.  L'union  doit  se  faire  entre  les  catholiques  et  autour 
de  l'Allemagne  :  mais  n'est-ce  pas  un  peu  contre  la  France,  la  fille 
ainée  de  fEgtiser 

Si  la  question  romaine  a  créé  des  embarras  et  conduit  &  des 
faux-fuyants,  la  question  sociale  n'a  pas  soulevé  par  contre  4e 
pareilles  difficultés.  IL  Reinhard,  secrétaire  d*  parti  ouvrier  de 


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ET  LE  C0RGBÈS  DES  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNHEIM  67 

Fribourg,  a  demandé,  sous  une  forme  très  idéaliste,  ce  quTI 
appelle  «  rootilhtge  plus  perfectionné  des  principes  chrétiens  »; 
3  veut  hâter  la  solution  parfaite  du  problème  social.  L'archevêque 
de  Fribourg,  d'après  les  résolutions  prises  par  les  évêques  alle- 
mands lors  des  conférences  de  Fulda,  a  promis  l'appui  continue!  de 
rEgBse  à  la  cause  ouvrière,  «  le  Décalogue,  déclare  l'émanent  prélat, 
contient  à  lui  seul  tous  les  remèdes  dont  a  besoin  le  monde 
moderne  »,  et  il  envisage  l'avenir  avec  confiance,  sans  pessimisme. 
Le  P.  Bonaventure,  dominicain  de  Berlin,  est  venu  après  lui 
parler  des  bienfaits  de  la  charité  chrétienne,  de  ses  institutions  et 
de  ses  œuvres,  de  cette  charité  admirable  inspirée  par  une  force 
aveugle,  qui  secourt  les  malheureux,  calme  les  souffrances  humaines 
et  rend  l'espoir  aux  désespérés.  «  L'Etat,  dit-il,  n'est  plus  le  seul 
à  prendre  en  pitié  les  misères  sociales;  l'Eglise,  représentée  par  le 
paru  catholique,  a  partout  porté  le  secours  de  ses  consolations  et 
le  baume  de  sa  doctrine.  »  11  est  certain  que  ce  frère-  prêcheur 
badots  n'a  pas  l'éloquence  magistrale  des  Lacordaire,  des  Mon- 
sabré  et  des  Didon;  mais  ses  convictions  sincères,  ses  efforts 
généreux  ont  eu  le  plus  grand  succès  au  congrès,  surtout  lorsqu'il 
a  fait  l'apologie  des  Charilasvereine. 

Le  P.  Bonaventure  est  un  orateur  simple,  toujours  maître  de 
lui-même,  et  qui  ne  vise  jamais  à  l'effet.  Le  chanoine  Schawïler,  de 
Bamberg,  et  député  de  Landau,  en  Palatinat,  dont  le  discours  fut 
vivement  applaudi,  est  un  tribun  plein  de  fougue.  L'Homme  à  ta 
wupe  chaude^  comme  l'appellent  ses  collègues  du  Reichstag,  der 
Mann  mit  dem  warmen  Abtndbrod^  le  leader  démocratique  taiBé 
en  hercule  qui  a  combattu  avec  tant  d'énergie  pour  l'établisse- 
ment du  repas  chaud  du  soir  pour  les  soldats,  a  opposé  avec  les 
éclats  de  sa  voix  retentissante  te  socialisme  chrétien  au  socialisme 
athée.  «  Aucune  ville  d'Allemagne,  disait-il  aux  congressistes,  n'a 
vu  ce  que  Mannham  voit  aujourd'hui.  Cette  assemblée  est  une 
protestation  contre  les  fanfaronnades  socialistes,  une  profession  de 
foi  du  signe  de  la  croix.  C'est  le  christianisme  qui  a  donné  aa 
inonde  la  vraie  égalité,  c'est  lui  qui  a  aboli  l'esclavage  et  sanctifié 
le  travail.  Des  millions  d'hommes  doivent  leur  dignité  humaine  à 
l'Eglise  et  eMe  en  a  fait  les  enfants  de  Dieu.  A  l'humble  travailleur 
dfe  a  assigné  un  nouveau  champ  de  combat;  elle  a  donné  à 
rhomme  une  compagne,  non  une  esclave,  en  sanctifiant  le  mariage. 
(Test  encore  l'Eglise  qui  enseigne  l'estime  que  les  hommes  se 
doivent  mutuellement,  le  respect  de  la  dignité  humaine,  l'humanité 
du  plus  fort  envers  le  faible.  Il  n'y  a  pas  de  raison  de  haïr  l'Eglise, 
elle  qm  tient  bien  haut  la  croix  pour  bénir.  Qui,  en  effet,  a  donné 
&  l'ouvrier  des  titres  de  noblesse,  en  lui  léguant  l'honneur  du 


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68  LA  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 

travail,  sinon  l'Eglise?  Nos  adversaires  débitent  également  de  leur 
côté  de  bien  belles  phrases  sur  l'amour  du  travail.  Biais  que  sem- 
blent leurs  paroles  vis-à-vis  de  la  noblesse  divine,  sortie  de  la 
maison  de  Nazareth  1  L'Eglise  a  rehaussé  le  travail  et  elle  l'a  pra- 
tiqué dans  les  différents  ordres  monastiques.  Aussi  demandons- 
nous  que  dans  toute  l'Allemagne  sans  exception  les  ordres  religieux 
soient  regardés  comme  des  modèles  de  travail.  L'Eglise  ne  fera  pas 
ce  que  tant  d'autres  ont  déjà  fait,  elle  n'exploitera  pas  les  ouvriers 
et  ne  les  trompera  jamais.  Nous  laisserons  à  d'autres  cette 
besogne.  Elle  ne  leur  dira  jamais  que  le  vrai  paradis  est  sur  la 
terre  et  que  l'idéal  de  l'homme  doit  être  la  jouissance  terrestre. 
Le  travail,  qu'il  soit  manuel  ou  cérébral,  est  une  loi.  La  Provi- 
dence a  différencié  les  états;  mais  notre  but  n'est  pas  de  ce 
monde,  il  est  en  haut.  Et  le  chemin  qui  y  conduit  n'est  autre  que 
l'accomplissement  de  nos  devoirs  dans  l'état  que  Dieu  nous  a 
donné.  L'Eglise  ne  flatte  pas;  elle  dit  la  vérité  peur  les  grands 
comme  pour  les  humbles.  Elle  fait  appel  à  la  charité  et  à  la  justice 
du  patron  et  de  l'ouvrier.  Lorsqu'elle  affirme  que  le  travailleur  est 
digne  de  bénéficier  du  revenu,  comme  le  capitaliste,  lorsqu'elle  se 
hasarde  sur  ce  terrain  brûlant,  elle  ne  fait  que  revendiquer  un 
salaire  proportionné  capable  d'assurer  la  subsistance  des  familles 
ouvrières.  Elle  est  le  plus  sûr  garant  de  leurs  revendications.  A 
vous  tous  qui  allez  reprendre  vos  travaux,  que  la  bannière  sous 
laquelle  vous  venez  de  faire  votre  profession  de  foi  flotte  bien 
haut  parmi  vous.  Quoi  qu'il  advienne,  l'Eglise,  malgré  les  attaques 
continuelles  dont  elle  est  l'objet,  se  dresse  et  se  dressera  toujours 
victorieuse.  Elle  gardera  en  main  la  croix  avec  laquelle  elle  vous 
bénit.  » 

Le  chef  du  parti  ouvrier  chrétien,  avec  son  éloquence  habituelle,  a 
proclamé,  au  congrès  de  Mannheim,  que  l'Eglise  seule  est  capable  de 
guérir  les  maux  qu'une  industrie  capitaliste  et  sans  cœur  essaierait 
en  vain  d'alléger,  que  l'Etat  même  ne  saurait  amoindrir,  parce 
qu'il  demande  annuellement  une  augmentation  de  canons  et  d'im- 
pôts. Le  docteur  Feigenwinter,  avocat  de  Bàle  et  représentant  des 
Suisses  catholiques,  a  même  déclaré  qu'un  honnête  catholique  ne 
pouvait  pas  en  raison  de  ses  principes  être  un  commerçant  habile, 
capable  de  s'enrichir,  un  heureux  spéculateur.  Mais  ce  discours  n'a 
pas  été  goûté  des  négociants  catholiques,  et  le  vice- président  du 
congrès,  M.  Siben,  député  et  maire  de  Deidesheim,  a  jugé  à  propos 
de  protester  énergiquement  contre  les  inexactitudes  et  les  asser- 
tions trop  arbitraires  de  l'orateur  bâlois.  Il  est  venu  affirmer  à  la 
tribune  que  les  principes  commerciaux,  que  la  richesse  acquise,  ne 
sont  pas  en  contradiction  avec  le  catholicisme.  Il  a  même  regretté 


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R  LI  CONGRÈS  DBS  CATIOUQDBS  ALLEMANDS  k  MàNNHBlM  69 

qu'à  la  tête  du  commerce  allemand  il  n'y  eût  pas  plus  de  million- 
naires catholiques,  plus  de  Kommerzientr&te  (conseillers  de  com- 
merce, titre  conféré  par  le  gouvernement). 

La  question  religieuse  a  soulevé  moins  de  différends  et  de  contes- 
tations. Parmi  les  congressistes,  les  uns,  comme  les  membres  du 
/Husverein  ont  demandé  une  collecte  plus  effective  du  denier  de 
Saint-Pierre;  les  autres,  comme  l'évëque  Ehrter,  de  Spire,  ont  loué 
les  papes  du  dix-neuvième  siècle  qui  ont  si  vaillamment  lutté  contre 
l'incrédulité  et  ramené  le  monde  aux  sentiments  chrétiens,  malgré 
les  cris  de  Los  von  Rom.  Le  supérieur  du  séminaire  de  Cologne, 
H.  Lausberg,  a  fait  un  grand  discours  sur  la  propagande  catholique 
dans  l'Allemagne  protestante.  Le  rapport  du  comte  Droste-Vische- 
ring  Erbdroste  sur  le  Bonifatiusverein  a  prouvé  que,  depuis  1899, 
cette  association  avait  établi  68  missions  catholiques  dans  les  con- 
trées protestantes  de  l'Allemagne,  qu'il  en  restait  encore  72  à 
fonder,  que  la  Saxe  et  la  Silésie  étaient  des  terrains  à  défricher, 
qu'il  était  enfin  besoin  d'unir  toutes  les  forces  catholiques  contre 
les  évangéliques,  contre  les  dissidents  qui  se  séparent  de  Rome. 

Cest  pour  cela  que  l'avocat  Fehrenbach,  député  de  Fribourg, 
a  fait,  au  congrès  de  Mannheim,  le  panégyrique  de  Léon  XIII, 
savant,  politique  et  sociologue.  Après  lui,  M.  Esser,  professeur 
de  théologie  à  l'université  de  Bonn,  le  protégé  du  général 
de  Loë,  candidat  du  gouvernement  impérial  à  l'archevêché 
vacant  de  Cologne,  s'est  élevé  contre  les  intellectuels  catholi- 
ques représentés  par  le  philosophe  Schell  et  feu  l'archéologue  et 
savant  Franz-Xaver  Rraus.  Il  semble,  tout  bien  considéré,  que  les 
libéraux  catholiques,  dont  le  journal  est  le  XXe  siècle  (dos  Zwan- 
zigste  Jahrhundert),  rédigé  par  le  docteur  Klasen,  aient  été  exclus 
du  congrès  de  Mannheim.  On  leur  refuse  le  droit  de  cité,  parce 
qu'on  les  accuse  d'indifférence  en  matière  politique,  qu'on  les 
blâme  peut-être  de  n'être  que  des  catholiques  idéalistes  et  non  des 
politiciens.  Les  adversaires  de  Kraus  et  du  catholicisme  religieux  > 
qu'il  a  fondé  pour  lutter  contre  celui  qu'il  appelait  le  catholicisme 
politique,  ont  à  l'envi  démoli  ses  doctrines.  «  La  politique  catho- 
lique, s'est  écrié  M.  Esser,  doit  être  le  levain  qui  pénètre  partout 
et  régénère  le  monde;  elle  ne  doit  point  le  fuir,  mais  tout  au  con- 
traire s'y  implanter  victorieusement.  Ceux  qui  ne  demandent  qu'un 
catholicisme  religieux  considèrent,  comme  les  socialistes,  que  la  reli- 
gion est  chose  individuelle,  Religion  ist  Privatsache;  il  faut  donc 
conserver  à  l'Eglise  une  indépendance  absolue,  ou  pour  le  moins 
une  coordination  complète  avec  l'Etat.  Certes,  nous  estimons  à  sa 
juste  valeur  l'ascétisme,  nous  ne  répudions  pas  la  dévotion  ;  mais, 
d'autre  part,  nous  sommes  d'avis  qu'il  ne  faut  pas  renoncer  à  la 


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70  LA  POLITIQOB  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 

vie  active,  à  la  vie  politique.  Que  le  mot  que  l'empereur  Sévère 
mourant  adressait  à  ses  soldats,  Laboremus,  reste  à  jamais  notre 
devise.  » 

En  même  temps  que  les  catholiques  de  Mannheim  faisaient 
entendre  de  telles  déclarations,  ils  demandaient  avec  instance  le 
retour  des  ordres  religieux.  Un  médecin  de  Fribourg,  le  docteur 
Gassert,  développa  largement  ses  idées  sur  la  valeur  et  l'importance 
des  congrégations.  «  La  nation  allemande,  disait-il  en  substance,  a 
besoin  des  moines  qui,  à  l'étranger,  sont  nationalistes  et  propagent 
la  langue  allemande,  civilisent  et  évangéfisent  les  colonies.  A  côté 
de  la  question  de  besoin,  il  y  a  la  question  de  droit.  Les  ordres 
sont  une  institution  éminemment  catholique,  ils  sont  l'essence 
même  du  catholicisme.  C'est  donc  méconnaître  les  droits  des 
catholiques  à  l'existence  que  de  les  exclure  d'un  pays  comme  le 
duché  de  Bade.  Au  nom  de  la  liberté  religieuse,  nous  demandons 
les  ordres;  ceux-ci  ne  compromettront  pas  la  paix  et  n'auront 
aucune  importance  politique.  Les  lois  de  l'État  suffiront  à  rendre 
vaine  de  leur  part  toute  ingérence.  » 

C'est  également  là  le  vœu  le  plus  cher  du  député  Wacker,  le 
«  Lion  de  Zaehringen  »,  comme  se  plaisent  à  appeler  ce  prêtre 
infatigable  ses  fidèles  et  ses  amis  badois.  Son  discours  et  celui  du 
docteur  Bachem,  député  de  Cologne,  sont  d'ardentes  professions 
de  foi  en  même  temps  que  des  programmes  pour  le  présent  et 
pour  l'avenir.  Le  curé  Wacker  s'est  longuement  étendu  sur  les 
rapports  de  l'Eglise  et  de  l'État;  selon  lui,  ces  deux  puissances 
«  vivent  en  parfaite  harmonie  et  elles  doivent  vivre  côte  à  côte, 
car  elles  s'inspirent  des  mêmes  principes.  Tous  les  princes  et  les 
grands  politiques  devraient  protéger  l'Eglise  catholique  qui  garde 
consciencieusement  et  fidèlement  le  principe  d'autorité.  Ne  tra- 
vaille-t-elle  pas  en  effet  pour  eux,  lorsqu'elle  proclame  hautement 
le  respect  de  cette  autorité?  L'Etat  a  besoin  de  l'Église  dont  la 
puissance  doit  être  respectée;  s'il  la  répudie,  s'il  cherche  à 
l'annihiler,  il  prépare  le  terrain  au  socialisme.  Il  faut  que  l'Eglise 
catholique  redevienne  maltresse  dans  l'école,  qu'elle  triomphe  dans 
la  famille  en  particulier  comme  dans  l'État  en  général.  Et  ainsi, 
elle  donnera  aux  États  qui  auront  respecté  son  existence,  qui 
auront  toléré  les  ordres  et  les  congrégations,  l'autorité  dont  ils 
ont  besoin  ;  car  elle  ne  prétend  pas,  grâce  aux  religieux,  élever  un 
empire  terrestre,  mais  assurer  au  monde  chrétien  le  triomphe  dans 
l'éternité  ». 

Le  rappel  des  ordres  monastiques,  la  participation  des  catho- 
liques dans  toutes  les  affaires  politiques  intérieures  et  extérieures 
de  l'Allemagne,  furent  comme  le  pivot  du  discours  de  H.  Bachem. 


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ET  Ll  CONGRÈS  DES  CATHOLIQUIS  ALLEMANDS  i  MANNHEIM  7t 

Les  paroles  du  député  de  Cologne  ont  été  vivement  applaudies; 
car  il  est  avec  Grœber,  avec  Wacker,  avec  Schaeiler  et  avec  Spahn 
l'un  des  directeurs  du  parti  du  centre.  Après  avoir  tracé  un 
tableau  émouvant  des  dangers  et  des  périls  qui  menacent  l'Eglise, 
des  douleurs  que  le  Kulturkampf  avait  laissées  dans  les  âmes 
catholiques,  des  blessures  qui  saignaient  encore,  il  a  fait  une 
critique  amère  et  violente  de  ce  catholicisme  prétendu  libéral  qui 
sème  la  discorde  entre  coreligionnaires,  s'oppose  aux  revendi- 
cations du  centre,  et  divise  au  lieu  d'unifier.  Il  a  montré  que,  en 
raison  même  des  dangers  qui  menacent  l'Eglise  intra  et  extra 
muros,  l'union  et  la  coopération  des  catholiques  de  toutes  nuances 
devenait  de  plus  en  plus  nécessaire  et  indispensable.  Car  le  danger 
serait  plus  redoutable  encore  si  les  libéraux,  s'émancipant  du 
centre,  adhéraient  à  l'opposition.  Ce  serait  la  ruine  du  catholicisme 
allemand,  d'autant  plus  fâcheuse  qu'elle  devancerait  inopinément 
un  vrai  triomphe.  Tous  les  catholiques  doivent  donc,  disait  le 
député  de  Cologne,  se  donner  la  main;  l'heure  est  suprême.  Mais 
ce  n'est  certes  pas  à  ses  coreligionnaires  français  qu'il  faisait 
allusion  lorsqu'il  s'écriait  :  «  Que  le  Rhin  cesse  dès  aujourd'hui 
d'être,  comme  par  le  passé,  une  frontière  1  Que  les  Alsaciens  catho- 
liques, —  c'est  leur  devoir,  —  se  mêlent  à  leurs  frères  d'Alle- 
magne, qu'ils  participent  à  la  lutte  contre  YEvangelischer  Bund, 
l'Alliance  évangélique,  contre  le  libéralisme  universitaire,  contre  les 
libres  penseurs  et  les  socialistes  athées,  contre  les  faux  nationa- 
listes, contre  tous  les  ennemis  de  tUniversalisme  catholique. 

La  diatribe  que  H.  Bachem  avait  prononcée  contre  tous  les 
ennemis  de  l'ultramontanisme,  M.  Braig,  professeur  de  théologie  à 
l'université  de  Fribourg,  la  renouvela  contre  tous  ceux  qui  se 
déclarent  les  adversaires  du  catholicisme  en  matière  de  science. 
Afin  de  combattre  les  savants  libre-penseurs  et  athées,  tous  ceux 
qui  étudient  et  se  font  les  défenseurs  du  doute  et  de  l'incrédulité, 
il  fit  appel  à  tous  les  savants  catholiques,  à  leurs  qualités  de 
travail,  de  patience,  de  méthode;  il  les  supplia  de  scruter  les  pro- 
blèmes délicats  avec  un  criticisme  profond,  de  ne  jamais  déses- 
pérer de  la  solution  des  questions  difficiles,  de  ne  jamais,  par  l'effet 
d'une  sotte  timidité,  baisser  pavillon  devant  les  arguments  d'un 
adversaire  plus  adroit  ou  plus  heureux.  Ennemi  des  savants  catho- 
liques libéraux,  de  tous  ceux  qui,  comme  son  collègue  Kraus, 
préféraient  une  douce  tolérance  aux  doctrines  intransigeantes,  le 
professeur  de  Fribourg  a  demandé  que  les  savants  catholiques 
fassent  avant  tout  des  convaincus,  des  pratiquants.  Et  il  ajoutait 
avec  fierté  que  le  gouvernement  impérial  avait  fort  bien  saisi  la 
justesse  et  la  profondeur  de  ses  revendications,  puisque  l'on  avait 


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72  LA  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE  ' 

entendu  un  ministre  allemand  prononcer  ces  paroles  symptoma- 
tiques.  «  Lorsque  nous  appelons  un  catholique  à  une  haute  fonc- 
tion, ce  doit  être  un  bon  et  un  vrai  catholique.  C'est  en  effet  mal 
servir  le  roi  que  de  lui  donner  un  serviteur  qui  n'accorde  pas  & 
Dieu  ce  qui  est  dû  à  Dieu.  » 

Après  tous  ces  discours  sur  des  questions  religieuses  et  poli- 
tiques, après  tous  ces  orateurs  qui  par  leurs  vœux  et  leurs  propo- 
sitions étaient  venus,  si  l'on  peut  dire,  apporter  leur  pierre  à 
l'édifice  général,  le  président  Gardauns  put,  tout  en  traçant  la  voie 
des  congrès  futurs,  tout  en  arrêtant  le  programme  à  venir,  résumer 
brièvement  la  tâche  accomplie.  «  Nous  autres  catholiques  alle- 
mands, disait-il,  où  en  sommes-nous?  Qu'avons-nous  à  attendre, 
que  nous  faut-il?  Plût  à  Dieu  que  tous  les  catholiques  de  notre 
temps  reconnussent  l'étendue  du  danger  qui  ne  cesse  de  nous 
menacer  et  ne  restent  pas  les  bras  croisés!  Il  est  vrai  que  la 
situation  de  l'Eglise  catholique  en  Allemagne  n'est  pas  si  mauvaise 
que  dans  d'autres  pays.  Nous  avons  un  empereur  qui  professe 
hautement  le  christianisme,  et  le  Reichstag  a  même  accepté  un 
projet  de  loi  sur  la  tolérance.  Malgré  tout,  divers  symptômes  pré- 
sagent le  danger  :  la  fondation  d'une  société  d'évangélisation,  les 
scandales  en  Saxe  au  sujet  du  Toleranzantrag,  les  agitations  contre 
la  morale  enseignée  par  saint  Alphonse  de  Liguori,  les  déborde- 
ments d'une  littérature  qui  bafoue  l'Eglise.  N'y  a-t-il  pas  là  une 
raison  suffisante  pour  se  mettre  sur  ses  gardes?  N'y  a-t-il  pas  lieu 
de  faire  nos  réflexions  sur  le  mouvement  anticonfessionnel  univer- 
sitaire, sur  cette  absence  de  préjugés  ou  de  parti-pris  prônée  par 
nos  adversaires,  la  Voraussetzungslosigkeitbewegungt  Le  corps 
universitaire,  qui  donne  la  nourriture  intellectuelle  au  peuple  et 
à  qui  est  confiée  l'éducation  de  la  jeunesse,  n'a  pas  la  moindre 
notion  de  l'idée  de  Parit&t,  et  à  côté  d'eux  il  y  a  encore  une  foule 
de  gens  à  qui  elle  est  restée  jusqu'ici  inconnue.  Nous  avons  dès 
maintenant  quelques  petits  succès  à  enregistrer;  mais  nous  sommes 
encore  loin  de  voir  accepter  la  Parit&t  comme  une  vérité  générale, 
cette  Paritset  qui  n'est  qu'une  faible  parcelle  dé  la  tolérance. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  nécessaire  que  les  catholiques  allemands 
mettent  leur  poudre  au  sec  et  se  tiennent  sur  le  qui-vive.  Il  importe 
avant  tout  que  la  prépondérance  du  centre,  au  Reichstag,  comme 
dans  les  différents  Landtags  de  l'empire,  demeure  intacte.  Qui- 
conque nous  conseille  de  déserter  le  centre  est  comme  le  renard 
qui  prêche  aux  oies,  à  cette  seule  différence  près  qu'il  n'y  a  parmi 
nous  pas  d'oies  pour  l'écouter.  Notre  fidélité  au  centre  ne  nous 
empêche  pas  d'avoir  avec  les  autres  confessions  des  rapports  de 
bon  voisinage,  du  moins  aussi  longtemps  que  les  dites  confessions 


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ET  LE  CONGRES  DBS  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNflEIM  73 

nous  laisseront  en  repos.  Si  nous  nous  tenons  sur  la  défensive,  nous 
n'avons  nullement  l'intention  de  renouveler  d'anciennes  discordes; 
nons  en  avons  bien  assez  pour  le  moment.  C'est  en  toute  sincérité 
que  nous  demandons  l'égalité  confessionnelle  et  que  nous  recon- 
naissons le  droit  à  l'existence  de  toutes  les  religions.  Nous  tous, 
nous  espérons  voir  et  saluer  le  jour  où  sera  comblé  le  fossé  profond 
qu'a  creusé  le  seizième  siècle.  Qu'il  y  ait,  au  sein  des  catholiques, 
des  discussions  sur  diverses  questions  religieuses,  ce  n'est  point 
du  tout  regrettable,  bien  au  contraire.  Car  c'est  un  signe  de  vitalité 
religieuse;  à  condition  toutefois  qu'une  bonne  volonté  réciproque 
maintienne  la  concorde  entre  ceux  qui  discutent.  Nos  adversaires 
n'ont,  en  effet,  qu'un  seul  désir,  celui  de  voir  la  scission  s'opérer 
dans  notre  camp.  Mais  nous  ne  leur  donnerons  pas  ce  plaisir. 
Moins  nous  perdrons  de  temps  à  discuter,  plus  nous  en  gagnerons 
pour  notre  défense,  plus  nous  pourrons  développer  notre  activité 
apologétique.  Notre  premier  devoir  est  de  veiller  avec  sollicitude  à 
h  vie  de  nos  associations;  que  ceux  qui  ont  encore  du  temps  et  de 
l'argent  s'empressent  de  les  secourir.  Le  vingtième  siècle  aura  pour 
devise  :  respect  au  travail,  quel  qu'il  soit.  Ora  et  labora%  c'est 
encore  là  le  meilleur  résumé  des  devoirs  de  la  vie  chrétienne.  » 


IV 

En  dépit  de  l'urbanité  et  de  la  courtoisie  dont  ne  se  sont  pas 
départis  le  président  du  congrès  et  les  deux  vice-présidents, 
M.  Siben  et  le  comte  de  Neipperg,  malgré  la  modération  dont  ont 
fût  preuve  des  orateurs,  généralement  fougueux  dans  les  réunions 
politiques,  le  congrès  de  Mannheim  a  été  une  manifestation  offen- 
sive des  catholiques  allemands.  Il  marque  leur  marche  victorieuse 
vers  un  but  bien  défini. 

Le  programme  du  congrès  n'est  autre  que  celui  du  centre  qui  a 
travaillé  avec  une  patience  et  une  persévérance  inouïes.  Les 
successeurs  de  Windthorst  ou  de  Lieber  recueillent  aujourd'hui 
les  fruits  de  ce  labeur.  Nos  congrès  catholiques,  disait  Windthorst, 
sont  à  la  fois  nos  grandes  manœuvres  et  notre  parade.  Jamais  mot 
ne  fut  plus  vrai  qu'en  1902. 

De  parti  d'opposition,  le  centre  est  arrivé,  par  la  puissance 
4e  son  organisation,  à  être  la  force  la  plus  redoutable,  la  seule 
capable  d'entraver  avec  succès  l'action  du  gouvernement  impé- 
rial. U  est  devenu  un  parti  gouvernemental  et  national.  Les  chefs 
des  groupes  allemands,  les  hommes  politiques  de  toutes  les 
régions  de  l'empire,  les  différents  ministres,  le  chancelier,  l'empe- 


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74  LÀ  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 

reur  lui-même,  ont  été  forcés  de  constater  que  la  politique  du 
Rulturkampf  ou  d'indifférence  à  l'égard  des  catholiques,  ne  pouvait 
être  suivie  sans  déviations,  sans  compromissions.  La  formule  de 
Do  ut  des%  qui  avait  été  la  tactique  de  Windthorst  vis-à-vis  de 
Bismarck,  a  triomphé  manifestement.  Le  congrès  de  Mannheim  a 
montré  péremptoirement  ce  qu'il  fallait  entendre  par  cette  politique 
de  concessions  réciproques,  qui  n'a  rien  de  gratuit  et  d'inutilement 
généreux.  Politique  de  bascule  et  d'intérêt,  cessions  d'un  côté, 
rétrocessions  de  l'autre,  habileté  constante,  tel  est  le  programme 
actuel  du  centre. 

La  centralisation  à  outrance  de  toutes  les  forces  catholiques  vers 
un  seul  et  même  but  est  évidente  après  le  congrès  de  Mannheim; 
c'est  là  le  fait  caractéristique,  et  il  ressort  nettement  de  tous  les 
discours  prononcés,  de  toutes  les  résolutions  prises,  de  tous  les 
vœux  proposés.  Que  faut-il,  en  effet,  penser  du  développement 
donné  à  certaines  associations  destinées  à  préparer  les  élections  au 
Reichstag  et  aux  assemblées  provinciales?  Le  Volksverein,  qui 
compte  près  de  250,000  membres  actifs  et  dévoués,  n'est  pas 
encore  parvenu  au  but  rêvé  ;  mais  l'activité  déployée  au  sein  de  ce 
comité  depuis  ses  dix  années  d'existence  et  les  succès  obtenus 
dépassent  toute  espérance  et  trompent  toute  attente.  Naguère 
encore,  la  Gazette  de  Cologne  (la  Kôlnische  Zeitung),  feuille  gouver- 
nementale, déclarait,  en  rendant  compte  du  congrès  de  Mannheim, 
qu'aucun  parti  politique  en  Allemagne,  et  même  les  socialistes, 
n'était  arrivé  à  un  pareil  degré  de  puissance,  qu'aucun  ne  dispo- 
sait d'un  outillage  électoral  fonctionnant  avec  autant  de  sûreté  et 
de  précision.  Le  centre  se  prépare  un  véritable  triomphe.  Pour 
obtenir  des  résultats  plus  avantageux  encore,  le  congrès  a  décidé 
de  fonder  un  comité  central  qui  aura  pour  mission  de  recruter  et 
de  mettre  à  la  disposition  des  différents  comités  électoraux  locaux 
des  orateurs  politiques  pour  les  diverses  associations  catholiques. 
Il  tiendra  comme  en  réserve  des  conférenciers  qui  seront  expédiés 
dans  les  cas  urgents  au  plus  fort  de  la  mêlée. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  d'embrigader  les  catholiques 
dans  des  cadres  bien  conduits  et  bien  surveillés,  de  les  instruire  et 
de  les  habituer  à  l'endurance;  il  faut  encore  les  tenir  par  la  presse 
politique.  Les  congressistes  y  ont  également  songé;  leur  sollicitude 
pour  les  associations  s'est  étendue  au  journalisme.  11  a  été  décidé 
qu'on  fonderait  des  bureaux  généraux  de  renseignements  et  que, 
grâce  à  un  concours  dévoué  et  unanime,  on  fournirait  des  «  corres- 
pondances »  immédiates  aux  grands  journaux  catholiques.  Une 
propagande  habile  permettra  d'augmenter  le  nombre  des  souscrip- 
teurs; le  colportage  des  feuilles  à  nuance  catholique,  des  bons 


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LT  LE  CONGRÈS  DES  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNflElM  75 

livres  et  des  brochures  a  même  été  réglé  systématiquement.  La 
Saxe,  la  Silésie,  le  Wurtemberg,  la  Hesse  auront  leurs  dépôts, 
leurs  agences.  1/ Alsace-Lorraine  aura  également  les  siens,  si  du 
moins  les  annexés  consentent,  ce  qui  est  douteux  encore,  à  se 
ranger  à  la  résolution  prise  et  qui  est  la  suivante.  «  À  l'occasion  du 
quarante -neuvième  congrès  catholique,  les  membres  de  F  Associa- 
tion de  la  presse  catholique  allemande,  YAugmtinusverein,  expri- 
ment le  désir  que  la  presse  catholique  du  Reichsland  (l'Alsace- 
Lorraine)  s'emploie  énergiquement  à  ce  que  les  catholiques 
alsaciens,  tant  campagnards  que  citadins,  adhèrent  d'un  commun 
accord  au  programme  politique  du  centre,  et  créent  une  organi- 
sation électorale  apte  à  fournir  des  députés  dévoués,  tout  prêts  à 
seconder  sans  réserve  les  vues  si  nettes  et  si  solides  du  centre 
catholique  allemand.  »  On  voit  que  les  congressistes  ont  attaché 
une  grande  importance  au  ralliement  des  Alsaciens-Lorrains. 

Cette  jonction  s'opérera-t-elle?  Il  est  permis  d'en  douter  encore. 
Les  députés  catholiques  d' Alsace-Lorraine  hésitent  à  se  faire 
inscrire  au  groupe  parlementaire  du  centre;  les  vieux  protesta- 
taires, comme  l'abbé  Win  ter er,  résistent  à  outrance.  Mais,  le  parti 
des  jeunes,  dont  les  deux  journaux  YElsxsser  de  Strasbourg,  et 
YOberels&ssische  Volkszeitung  de  Mulhouse,  représentent  les  opi- 
nions, est  assez  disposé  à  accepter  les  avances  faites  par  la  majorité 
catholique  du  Parlement  allemand,  sans  qu'il  ose  encore  se  déclarer 
ouvertement.  De  là,  une  politique  de  tergiversations  et  ^atermoie- 
ments. Réunis  une  première  fois  à  Haguenau,  dans  la  deuxième 
quinzaine  de  septembre,  après  le  congrès  de  Mannbeim,  députés 
catholiques,  politiciens  et  rédacteurs  de  la  presse  catholique  avaient 
voté  un  ordre  du  jour  provisoire,  vague  et  embarrassé.  La  Bague- 
nouer  Zeitung,  qui  avait  donné  un  compte-rendu  détaillé  des  déli- 
bérations, annonçait  qu'une  assemblée  générale  des  catholiques 
d'Alsace  déciderait  définitivement  que  pour  le  moment  on  formerait 
un  parti  catholique  alsacien  homogène  qui,  dans  toutes  les  ques- 
tions politiques  et  religieuses,  pourrait  suivre  la  direction  du  centre. 

Or,  l'assemblée  générale  des  catholiques  a  tenu  ses  séances  à 
Strasbourg  le  2  octobre,  et  la  question  n'a  pas  avancé  d'un  pas. 
H.  Delsor,  député  d'Erstein,  a  proposé  l'adoption  d'un  programme 
qui  n'est  autre  que  celui  du  centre.  Mais  les  députés  et  délégués 
lorrains  et  ceux  de  la  Haute- Alsace  ont  repoussé  cette  motion  pleine 
d'échappatoires.  Avant  comme  après  le  congrès  de  Mannheim,  ils 
ont  protesté  vigoureusement  contre  l'adhésion  au  programme  du 
centre.  La  question  est  donc  de  nouveau  ajournée,  reculée  de 
semaine  eu  semaine;  les  partisans  du  ralliement  et  leurs  adver- 
saires mesurent  actuellement  leurs  forces;  mais  ils  en  viendront 


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76  LÀ  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRK 

aux  mains.  La  bataille  définitive  ne  tardera  pas  à  s'engager.  Après 
la  suppression  du  paragraphe  de  dictature,  après  ses  tentatives 
réitérées,  avant  et  lors  du  congrès  de  Mannheim,  après  ses  assauts 
successifs,  le  centre  allemand  triomphera- t-il? 

11  est  certain  qu'on  hésite  encore  beaucoup  en  Alsace  comme  en 
Lorraine;  qu'il  en  coûte  de  prendre  une  détermination  nette,  et 
qu'on  préfère  s'en  tenir  à  des  mesures  provisoires.  Un  comité, 
composé  des  députés  catholiques  alsaciens- lorrains  au  Reichstag, 
de  deux  délégués  de  chacune  des  quinze  circonscriptions  électo- 
rales, d'un  représentant  de  chaque  journal  catholique  et  d'un  repré- 
sentant des  comités  électoraux  de  Strasbourg  et  de  Colmar,  a  été 
nommé  et  chargé  de  «  s'occuper  de  la  question  d'organisation 
ultérieure  »  :  telle  est  la  résolution  qui  a  été  adoptée  lors  de  la 
réunion  de  Strasbourg.  De  pareils  atermoiements  font  que  les  catho- 
liques de  l'empire  ne  considèrent  pas  la  partie  comme  perdue.  Bien 
au  contraire.  Il  semble,  en  effet,  que  depuis  quelques  années  la 
politique  protestataire  d'Alsace-Lorraine  prend  une  direction  nou- 
velle. Les  catholiques  alsaciens-lorrains  ne  sont  plus  comme  autre- 
fois un  bloc  irréductible.  Jadis  ils  criaient  unanimement  :  Kein 
Anschluss,  «  Pas  de  ralliement  ».  Ce  refus  catégorique  a  vécu 
aujourd'hui,  et  aux  cris  d'opposition  ont  succédé  des  paroles  plus 
modérées  :  Keine  Veberstûrzung,  «  Pas  de  précipitation  ». 

On  veut  donc  attendre,  ne  point  presser  les  choses  ni  fra- 
terniser encore  avec  le  centre.  «  Restons  Alsaciens-Lorrains, 
comme  d'autres  sont  Badois,  Saxons  ou  Bavarois.  Et  quand  le 
temps  aura  fût  son  œuvre,  quand  nous  aurons  obtenu  certaines 
choses  que  nous  devons  encore  arracher  aux  gouvernants,  la  ques- 
tion de  ralliement  sera  à  maturité;  dans  cinq  ans  nous  en  reparle- 
rons. »  C'est  ainsi  que  s'exprime  le  directeur  du  Lorrain,  un 
journal  qui  se  publie  en  français  à  Metz.  L'attitude  des  catholiques 
lorrains  est  très  significative,  et  prête  à  bien  des  commentaires. 
Ils  reconnaissent  que  le  centre  allemand  du  Reichstag  a  bien 
mérité  de  l'Eglise  catholique,  de  l'Allemagne  entière  et  même,  en 
maintes  circonstances,  de  l'Alsace-Lorraine,  qu'il  s'est  montré 
valeureux  et  brave.  Le  pays  annexé,  disent-ils,  sans  oublier  son 
passé,  sans  renier  ses  souvenirs,  a  donné  assez  de  preuves  de  sa 
loyauté  pour  qu'on  réduise  à  néant  l'assertion  que  les  classes  diri- 
geantes cherchent  leur  inspiration  en  France.  Il  ne  demande  qu'à 
vivre  en  paix,  et  s'il  lui  arrive  de  jeter  les  yeux  du  côté  de  l'Ouest, 
c'est  avec  plus  de  tristesse  que  d'espérance.  Il  cherche  tout  sim- 
plement à  s'accommoder  le  mieux  possible  de  la  situation  présente 
et  si  la  fusion  des  différents  éléments  de  la  population  est  si  lente 
et  si  difficile,  la  raison  doit  en  être  cherchée  beaucoup  plus  dans 


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ET  LE  CONGRÈS  DBS  CATHOLIQUES  ALLEMANDS  A  MANNflEIif  77 

les  divergences  de  races  que  dans  les  espérances  politiques,  beau- 
coup plus  dans  la  différence  de  caractère  que  dans  le  mauvais 
vouloir.  Les  Alsaciens-Lorrains  savent  fort  bien  qu'on  veut  les 
germaniser  complètement;  ils  savent  encore  qu'en  les  groupant 
sons  la  bannière  catholique,  on  veut  tous  les  rallier  autour  du  dra- 
peau de  l'empire.  11  s'agit  donc  de  savoir  s'ils  garderont  leur 
indépendance,  leur  individualité,  leur  particularisme  ou  s'ils  accep- 
teront le  joug  du  centre.  La  question  de  ralliement,  impossible  il  y 
a  dix  ans,  se  pose  sous  une  forme  très  nette  et  grosse  de  consé- 
quences. L'avenir  dira  prochainement  si  le  centre  catholique  a 
planté  victorieusement  son  drapeau  dans  les  pays  annexés. 

Les  moyens  d'action  que  les  chefs  du  congrès  ont  préconisés  et 
proposés  à  tous  les  catholiques  d'Allemagne  promettent  et  assurent 
le  succès.  L'expérience  des  dix  dernières  années,  la  logique  avec 
laquelle  le  programme  a  été  développé,  la  discipline  du  pçirti,  ne 
laissent  plus  aucun  doute  à  cet  égard.  C'est  par  l'école  de  l'Etat 
christianisée  et  rendue  confessionnelle,  par  un  enseignement  uni- 
versitaire où  les  catholiques  finiront  par  être  sinon  en  majorité, 
du  moins  en  nombre  égal  aux  protestants  et  aux  libre-penseurs, 
par  l'entremise  d'une  pléiade  de  conférenciers  porte- paroles  des 
doctrines  du  centre,  enfin  par  l'activité  toujours  croissante  et 
l'appui  effectif  des  congrégations  religieuses,  que  les  catholiques 
congressistes  s'acheminent  lentement,  mais  sûrement,  vers  leur 
but. 

L'enseignement,  tel  que  le  centre  l'envisage  et  le  comprend, 
tend  à  la  séparation  complète  de  l'élément  catholique  et  de  l'élé- 
ment protestant.  On  ne  va  pas  encore  jusqu'à  demander  l'école 
cougréganiste,  comme  elle  existe  en  France;  mais  le  temps  n'est 
pas  loin  où  les  membres  des  congrès  futurs  réclameront  une  loi 
semblable  à  la  loi  Falloux.  Déjà  l'instruction  religieuse  confession- 
nelle est  obligatoire  dans  toutes  les  écoles  de  l'Etat;  tout  récem- 
ment encore,  le  gouvernement  impérial  créait  en  Alsace-Lorraine 
an  poste  d'inspecteur  catholique  chargé  du  contrôle  de  l'enseigne- 
ment religieux  dans  les  écoles;  et  il  y  a  des  propositions  pour 
scinder  tout  ce  qui  est  mixte  et  donner  aux  cours  d'adultes, 
Fortbildung$$chulenf  l'enseignement  religieux  obligatoire. 

U  faut  aussi  que,  dans  les  universités,  professeurs  catholiques 
et  protestants  soient  en  nombre  égal,  nombre  proportionné  à  la 
population  catholique,  toujours  croissante,  ainsi  que  le  prouvent 
les  statistiques  publiées  d'après  le  recensement  du  1er  décembre  1900 
par  VOffice  de  statistique  impériale  de  Berlin  «.  Le  centre  a  reven- 

1  "Voici,  d'après  l'Office  de  statistique  impériale  de  Berlin,  le  tableau  com- 
paratif de  la  population  de  l'empire  au  1er  décembre  1890  et  au  1er  décembre 


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7a 


LÀ  POLITIQUE  DU  CENTRE  DANS  L'EMPIRE 


diqué  la  Paritiet,  et  ses  premiers  succès  l'ont  enhardi;  l'affaire 
Spahn  et  l'érection  d'une  faculté  de  droit  à  Munster,  en  West* 
phalie,  sont  comme  autant  d'étapes  sur  le  chemin  qui  reste  encore 
&  parcourir !. 

Les  universitaires  catholiques  ne  doivent  pas  être  uniquement 
des  savants  ou  des  érudits  relégués  et  confinés  dans  les  biblio- 
thèques ou  les  laboratoires.  À  côté  des  politiciens  et  concurrem- 
ment avec  eux,  ils  ont  un  but  pratique  à  poursuivre.  D'après  les 
propositions  du  congrès,  ils  doivent  s'improviser  conférenciers 
pour  propager  dans  le  peuple  la  science  catholique.  Les  historiens 
catholiques  doivent  être  des  propagandistes.  Un  vœu  très  caracté- 
ristique a  été  exprimé  à  Mannheim.  On  leur  a  demandé  de  recher- 
cher avec  les  moyens  scientifiques  dont  ils  disposent,  avec  précision 
et  méthode,  quelle  était,  au  temps  de  la  sécularisation  dans  les 
différents  Etats  allemands,  l'étendue  des  biens  ecclésiastiques.  Les 
statisticiens  avec  leurs  tableaux  et  leurs  échelles  compléteront 

1900,  suivant  le  classement  confessionnel  (Religionsbekentniss)  dressé  en  1902 
par  le  même  Office  de  statistique  : 


l«Déeembral8*0 

1*  Décembre  1900 

Augmentation  X 

Evangéliques   (Luthériens  et 

Réformés,  etc.) 

Catholiques  romains.     .    .    . 

Catholiques  grecs 

Autres  chrétiens 

Total  des  chrétiens.    . 

Israélites 

Autres  religions 

Population  totale 

31,026,810 

17,671,929 

2,922 

145,540 

35,231,104 

20,321,441 

6,472 

203,678 

4-   13,550 
-4-  14,993 
4-121,458 
4-  39,946 

48,847,271 

567,884 
13,315 

55,762,695 

586,948 
17,535 

4-  14,137 

4-     3,357 
4-  31,694 

49,248,470 

56,367,178 

4-  14,038 

4  Sur  la  question  de  l'égalité  universitaire  entre  catholiques  et  protes- 
tants, die  Paritœtfrage,  on  trouvera  des  renseignements  détaillés  dans  le 
livre  de  M.  £rich  Petersilie,  Univenétœtsàesuch  und  Studentenschaft.  D'après 
les  trois  derniers  recensements,  la  moyenne  des  étudiants  protestants  dans 
les  universités  prussiennes  était  de  64  pour  100,  63,7,  63,6.  Celle  des  étu- 
diants catholiques  respectivement  de  34,4,  34,7,  35,4;  celle  des  Juifs  de 
1  pour  100,  1,1,  1,2.  Les  statistiques  confessionnelles  prouvent  clairement 
que  dans  le  seul  royaume  de  Prusse  la  participation  des  catholiques  aux. 
études  universitaires  va  toujours  en  augmentant,  tandis  que  celle  des  Juifs 
et  des  protestants  diminue. 


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ÎT  LE  COHGRÈS  DES  CATHOUQUES  ALLEMANDS  Â  MANNHEIM  19 

îœnvre  des  historiens;  et  ainsi  le  parti  catholique  sera  en  dïoit  de 
demander,  au  nom  de  la  religion,  la  restitution  complète  des 
anciennes  fortunes  monacales,  ou  du  moins  des  revenus  équiva- 
lents aux  biens  confisqués.  Non  exies  tnde,  donec  reddas  novissi- 
mum  quadrantem,  dira-t-il  aux  représentants  d'un  gouvernement 
que  la  nécessité  aura  forcé  de  plier  devant  lui.  On  reconstituera 
également  grâce  aux  savants  les  anciennes  bibliothèques  conven- 
tuelles, qu'on  rendra  aux  congrégations,  dès  qu'elles  seront  rentrées, 
et  les  bibliothèques  de  l'Etat  devront  restituer  les  livres  dont  elles 
auront  hérité.  (Test  un  vœu  cher  à  beaucoup  de  congressistes. 

Ayant  de  se  préparer  à  la  vie  politique,  les  étudiante  catholiques 
devront  être  les  auditeurs  de  ces  professeurs  zélés  qui  mettront 
leur  science  et  leur  énergie  au  service  de  l'Eglise.  Les  membres  de 
Hlkrtus  magnus  Verein  ont  même  promis  de  doter  les  étudiants 
pauvres,  et  ainsi  la  charité  généreuse  et  bienfaisante  des  catho- 
liques s'étendra  jusqu'aux  universités  dont,  en  dépit  des  assertions 
des  professeurs  libéraux  et  protestants,  les  cours  seront  suivis  et 
ainsi  peuplés.  De  l'étudiant  au  professeur,  du  professeur  au  député, 
la  chaîne  sera  complète  et  les  anneaux  iront  toujours  en  se  fortifiant. 
Tons  travailleront  avec  la  même  énergie,  s'inspireront  des  mêmes 
àocmm  et  défendront  les  mêmes  idées.  Us  adopteront  les  mêmes 
jnrqgrammes  exposés  dans  les  cours  des  diverses  universités  et  dont 
s'inspirent  des  publications  récentes.  La  Weltgeschichte  in  Karakter- 
bildern,  qui  s'édite  &  Mayence,  à  l'imprimerie  catholique  Kirchheim, 
et  qui  s'est  assuré  le  concours  de  professeurs  tels  que  Erhard  et 
Hertling,  ne  tend- elle  pas  à  coopérer,  dans  le  domaine  littéraire  et 
scientifique,  à  l'œuvre  tentée  par  les  fondateurs  du  Windthorstbund? 

Politiques  et  savants  sont  donc  pleinement  d'accord  pour  main- 
tenir à  tout  prix  l'orthodoxie.  Pour  mieux  l'assurer  encore,  pour 
conserver  immuables  les  principes  de  foi  et  de  charité,  ils  ont 
demandé  le  retour  des  ordres  et  des  congrégations,  sur  lesquels  ils 
prendront  modèle  et  qui  sont  les  adversaires  nés  de  l'hétéro- 
doxie. Voici,  en  effet,  une  des  résolutions  que  les  congressistes  ont 
votée  à  l'unanimité.  «  La  quarante- neuvième  assemblée  des  catho- 
liques allemands  considère  que  l'existence  et  l'action  des  ordres  et 
congrégations  catholiques  sont  la  plus  brillante  manifestation  de 
la  civilisation  et  du  génie  chrétiens.  Les  ordres  sont  un  rempart 
solide  contre  les  dévastations  du  courant  matérialiste  de  notre  époque; 
ils  forment  une  puissance;  ils  nous  donnent  l'exemple  de  l'abnéga- 
tion et  du  sacrifice.  Aussi  sont- ils,  dans  nos  luttes  sociales,  le  garant 
feplus  sûr  des  réconciliations.  Les  congressistes  déplorent  qu'à  une 
fytype  où  le  mouvement  antireligieux  se  manifeste  librement,  les 
agrégations  catholiques  n'aient  plus  une  entière  liberté  d'action.  » 


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80  LA  POLITIQUE  DU  CfiNTBE  DANS  L'BHPIRB 

On  ne  saurait  dire  exactement  à  qui  revient,  en  Allemagne,  le 
mérite  de  la  bataille  acharnée  qui  se  livre  contre  les  ennemis  ou 
les  persécuteurs  des  ordres  religieux.  Au  clergé,  aux  savants  ou  aux 
hommes  politiques?  Ce  que  le  curé  Hansjacob  de  Fribourg  a  fait  pour 
les  Capucins,  le  docteur  Heiuer,  professeur  de  droit  canon  &  l'uni- 
versité de  Fribourg,  vient  de  le  faire  avec  véhémence  pour  les 
Jésuites.  11  a  écrit,  —  et  sur  le  désir  de  quelques  chefs  du  centre, 
affirme- 1- on  en  Allemagne,  —  un  livre  qui  est  un  panégyrique  de 
la  Compagnie  de  Jésus  et  qui  sera  remis  officiellement  à  M.  de 
Bulow  et  à  l'empereur.  Les  protestants  et  les  libéraux  catholiques 
blâment  les  procédés  de  l'auteur,  plus  habiles,  prétendent-ils,  que 
corrects  ;  ils  lui  reprochent  surtout  d'avoir  usé  d'un  stratagème  en 
donnant  à  sa  brochure  un  titre  qui  promettait  plutôt  une  diatribe 
contre  les  Jésuites1.  L'émoi  est  grand  dans  les  cercles  protestants 
et  les  accusations  redoublent  de  violence.  Tout  récemment  encore 
les  évangéliques  malmenaient  très  durement  un  ancien  bachelier 
en  théologie  de  la  faculté  d'Angers,  champion  convaincu  du  parti 
catholique  national,  Mgr  Albert  Erhard.  11  n'est  pas  de  sarcasmes 
dont  on  n'ait  couvert  ce  partisan  dévoué  delà  politique  du  centre, 
à  propos  des  deux  livres  qu'il  vient  d'écrire a.  Si  les  Alsaciens, 
fidèles  à  la  France,  se  sont  réjouis  des  critiques  qu'ils  entendaient 
adresser  à  leur  frère  déraciné,  les  catholiques  allemands  du  congrès 
de  Mannheim  auront  sans  doute  consolé  ce  professeur,  tour  à  tour 
bavarois,  autrichien  et  badois  et  lui  auront  répété,  en  faisant  allu- 
sion aux  protestants,  le  mot  de  l'Ecriture  :  «  Laissez  les  morts 
ensevelir  leurs  morts.  » 

Le  congrès  de  Mannheim  n'aurait- il  eu  pour  conséquences  que 
de  favoriser  la  rentrée  prochaine  des  ordres  dans  l'empire,  alors 
qu'on  chasse  de  France  les  congrégations,  et  par  suite  de  la 
persécution  qui  sévit  de  l'autre  côté  des  Vosges  de  détacher  de  la 
France  certains  cœurs,  de  déraciner  un  patriotisme  que  trente- 
deux  ans  d'annexion  n'avaient  pu  encore  étouffer,  d'entraîner  les 
Alsaciens-Lorrains  à  la  remorque  du  centre  catholique,  que  ces  deux 
résultats  sont  d'une  gravité  exceptionnelle.  Et  si  certaines  résolu- 
tions de  Mannheim  attristent  les  catholiques  français,  que  doit- on 
attendre  du  prochain  congrès  qui  se  tiendra  à  Cologne  en  1903  ? 

Rodolphe  Heimann. 

'  Der  Jesuilismus  in  seinem  Wesen,  seiner  Gefœhrlichkeit  und  Bekaempfung , 
mit  besonderer  BûcksicfU  au/  DeuUchland  (1902). 

2  Der  Katholizismus  and  dos  zwanzigste  Jahrhundert  im  Lichte  der  kirchlichen 
Entwickelung  der  Neuzeit  (1902).  —  Liberaler  Katholizismus?  Exn  Wort  an 
meine  Kritiker  (1902). 


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LAQUELLE? 


I 

Le  cabinet  de  travail  de  M.  Burlslay,  par  cette  belle  matinée  de 
septembre,  avait  vraiment  un  aspect  engageant,  confortable,  home- 
lehe,  et  même  presque  joyeux,  sans  rien  de  la  physionomie  rébar- 
bative et  froide  que  finissent  par  prendre  les  logis  des  gens 
d'affaires,  surtout  quand  ces  logis  sont  des  demeures  de  vieux 
garçons. 

Mais,  vieux  garçon,  M.  Burlslay  Tétait  si  peu,  ayant  joué  presque 
toute  sa  vie  des  rôles  de  père  de  famille  in  partibus!  Et,  homme 
d'affaires,  il  y  avait  si  longtemps  qu'il  ne  l'était  plus!  Cet  aimable 
collectionneur,  fureteur-né,  se  reposait  à  présent  de  la  peine  qu'il 
s'était  donnée  si  longtemps  pour  gagner  de  l'argent,  et  dépensait 
enfin  sa  fortune  pour  la  plus  grande  joie  de  ses  yeux  et  le  plus 
grand  agrément  de  son  esprit,  curieux  de  tout  ce  qui  était  beau. 

M.  Burlslay  était  un  homme  de  soixante-cinq  ans,  grand,  fort, 
solide.  Une  physionomie  assez  calme,  un  peu  mélancolique,  des 
favoris  gris  très  soignés,  un  front  large  et  haut  de  penseur,  et  des 
yeux  aujourd'hui  pâlis  par  l'âge,  mais  qui  avaient  dû  être  bleus  et 
fort  beaux.  11  se  tenait  droit  et  ferme  dans  son  costume  du  matin 
gris  de  fer  très  sombre,  égayé  d'un  petit  ruban  rouge  à  la  bou- 
tonnière. 

Assis  devant  un  large  bureau  d'acajou  de  provenance  anglaise,  il 
alignait  pourtant  des  chiffres  sur  de  grandes  feuilles  de  papier,  en 
consultant  de  temps  â  autre  de  petits  registres  ouverts  à  côté  de  lui. 

—  Allons,  murmura-t-il  en  relevant  la  tête  penchée  sur  son 
travail,  ma  petite  Nell  n'aura  pas  â  se  plaindre  du  vieil  oncle! 

Et  repoussant  les  gros  livres,  les  petits  registres  et  le  papier 
noirci  de  chiffres,  il  se  leva,  très  pensif,  et  fit  quelques  pas. 

—  Nellie  tarde  bien,  il  me  semble. 

Su  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit  et  un  valet  chargé  d'un  plateau 
apparut. 

—  Monsieur  attendra- t-il  Mademoiselle  pour  déjeuner?  demanda- 
it) OCTOBRE  1902.  6 


I  _-^ 


8?  LAQUELLE? 

t-il.  Virginie  vient  de  me  dire  qu'elle  serait  ici  dans  une  dizaine  de 
minutes. 

—  Je  l'attendrai,  Baptiste,  je  ne  suis  pas  pressé. 

Baptiste  se  mit  à  dresser  la  table  devant  la  cheminée  où  brillait 
une  joyeuse  flambée,  malgré  la  saison  peu  avancée  et  en  dépit  du 
gai  soleil  qui  dansait  par  la  pièce  en  la  semant  de  points  lumineux 
pareils  à  une  poussière  d'or. 

Par  la  large  baie  aux  brise-bise  crème,  la  lumière  pénétrait  à 
flots.  Les  boiseries  d'acajou  se  détachaient  brillantes  sur  des  ten- 
tures d'un  bleu  presque  gris,  infiniment  doux  et  harmonieux.  Des 
bibliothèques  anglaises,  longues  et  basses,  couraient  tout  le  long 
des  panneaux,  laissant  voir  des  dos  de  livres  curieusement  ou 
superbement  reliés.  Au-dessus,  des  bronzes,  des  terres  cuites,  des 
ivoires,  classés  avec  amour,  donnaient  à  cet  intérieur  confortable 
une  note  d'art  imprévue  et  comme  un  souffle  de  vie. 

H.  Burlslay  allait  et  venait,  un  peu  impatient. 

—  Baptiste,  n'oubliez  pas  les  oranges,  dit-il  vivement  au  domes- 
tique qui  avait  achevé  son  service  et  s'éloignait  après  avoir  allumé 
la  petite  lampe  sous  la  bouilloire  de  cuivre  rose. 

—  Elles  y  sont,  Monsieur  ;  Virginie  s'est  souvenu  des  habitudes 
de  Mademoiselle. 

La  porte  s'ouvrit  en  ce  moment  toute  grande,  et,  d'un  seul  coup, 
Mademoiselle  entra.  En  deux  bonds,  elle  fut  près  de  son  oncle  qui 
avait  ouvert  les  bras  à  sa  vue,  et  qui,  après  l'avoir  embrassée,  la 
contemplait,  ravi,  sans  rien  dire. 

—  Nellie,  ma  petite  Nellie,  dit-il  enfin,  j'ai  vraiment  de  quoi  être 
fier  de  toi! 

Il  regardait  la  jolie  fille  si  vivante  qu'il  avait  devant  lui.  Nellie, 
en  effet,  était  grande,  bien  proportionnée,  sans  rien  de  chétif,  ni 
de  malingre,  ni  de  faussement  délicat.  Ses  mouvements  étaient 
harmonieux  et  souples;  ses  épaules,  ses  bras,  ses  hanches  d'une 
vraie  femme  et  non  d'une  poupée.  Ses  vingt  ans  lui  laissaient 
encore  des  contours  indécis,  inachevés,  mais  on  devinait  un  équi- 
libre parfait  dans  tout  son  être.  Elle  avait  des  cheveux  châtains 
naturellement  ondes  et  frisottants  autour  du  front.  Des  yeux 
bruns,  clairs  et  lumineux,  qui  regardaient  bien  en  face,  rieurs  et 
tendres  à  la  fois,  souvent  sérieux,  toujours  fermes,  ni  rêveurs,  ni 
vagues,  ni  alanguis.  Le  nez  droit,  la  bouche  un  peu  grande,  mais 
bien  découpée,  relevée  aux  coins  par  un  petit  sourire  malicieux  et 
inconscient,  le  menton  arrondi,  point  têtu  ni  volontaire,  mais  dont 
le  pur  dessin  révélait  une  fermeté  réfléchie.  Et,  sur  tout  cela,  le 
reflet  d'une  aurore  :  un  teint  éblouissant  de  fraîcheur  rosée;  un 
teint  bon  teint,  accoutumé  au  soleil  et  à  la  brise,  velouté  comme 


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LAQUELLE?  8* 

un  beau  fruit,  une  carnation  saine,  qui  parlait  de  vie  active  et 
qui  révélait  le  mélange  d'une  race  affinée*  mais  anémiée,  avec  une 
antre  race,  plus  jeune  et  plua  vigoureuse. 

Nellie  de  Verneuil  portait  un  simple  petit  costume  de  corkscrew 
bleu  foncé;  la  jupe  plate  la  modelait  à  ravir,  et.  une  blouse  de 
taffetas  crème  bouffait  en  petits  plis  autour  de  son  buste. 

—  Allons,  ma  petite  Nell,  déjeunons!  dit  M.  Burlslay. 
Et  ils  se  mirent  à  table  tous  les  deux. 

De  son  origine  américaine,  M.  Burlslay  avait  conservé  l'habitude 
de  ce  premier  repas  du  matin,  solide  et  substantiel.  Notre  cho- 
colat parfumé*  et  notre  cafè  au  lait,  même  accompagnés  d'us  petit 
croissant,  font  rire  les  Américains,  qui  regardent  comme  leur  pre- 
mier devoir  de  la  journée  de  se  bien  lester  avant  de  se  lancer  en 
«  business  ». 

Assis  en  face  l'un  de  l'autre,  Nell  et  M.  Burlslay  commençaient 
leur  repas  par  les  oranges  déjà  pelées  et  piquées  de  minces  et 
longues  fourchettes  d'argent.  Nell  prépara  alors  le  thé,  qu'elle 
laissa  infuser  tandis  que  son  oncle  se  servait  du  jambon  et  qu'elle- 
même  entamait  des  œufs  à  la  coque. 

—  Sais-tu,  Nell,  que,  pour  un  peu,  tu  ne  m'aurais  pas  trouvé  à 
Paris? Et  comme  j'en  aurais  été  désolé,  mon  enfant!  J'étais  sur  le 
point  de  partir  pour  Leipzig,  où  l'on  m'a  signalé  une  édition  raris- 
sime des  premières  œuvres  de  Luther,  dont  la  reliure  est  une  mer- 
veille»  m'a-t-on  dit...  Comment  t'es-tu  décidée  à  partir  soudai- 
nement? 

—  Oh!  mon  oncle,  c'est  bien  simple.  Des  amis  de  ma  tante,  les 
Hobsoo,  venaient  à  Paris;  j'ai  préféré  faire  le  voyage  avec  eux 
plutôt  que  de  risquer  de  le  faire  seule  dans  deux  mois.  C'est 
pourquoi  vous  m'avez  ici,  deaar  oldmanl  plus  vite  que  vous  ne 
pensiez,  peut-être  plus  tôt  que  vous  ne  l'eussiez  voulu,  mais  k, 
coup  sur  plus  tôt  que  ne  Feùt  souhaité  Virginie,  ajouta-t-elle  en 
riant. 

—  Ahl  c'est  que,  pour  Virginie,  c'est  un  rude  changement  de 
voir  une  maîtresse  de  maison  s'installer  ici  !  Pense  que  voilà  tantôt 
vingt  ans  qu'elle  régit  mon  ménage  I  Comment  s'est- elle  tirée  de 
l'installation  qull  lni  a  fallu  improviser  pour  toi? 

—  Pas  mal  du  tout  ;  ne  vous  en  préoccupez  pas.  Mais  vous, 
mon  oncle,  je  vous  trouve  en  très  belle  santé,  alors  que  vos  der- 
nières lettres  m'avaient  presque  inquiétée.  Quelle  idée  avez- vous 
eue  de  me  faire  revenir  pour  me  rendre  des  comptes?  Si  vous, 
aviez  envie  de  me  revoir»  cher  oncle  Georges,  vous  n'aviez  qu'à  me 
dire  :  Nell*  j'ai  envie  de  te  revoir,  et  je  serais  accourue,  mais  tran- 
quille, tandis  que  j'ai  fait  le  voyage  le  cœur  triste,  l'âme  tourmentée, 


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84  LAQUELLE? 

me  demandant  ce  que  je  trouverais  en  arrivant.  Ce  n'est  que  depuis 
hier  que  je  respire  vraiment  ! 

M.  Burlslay  ému  se  leva  et  prenant  la  tête  de  sa  nièce  dans  ses 
deux  mains,  il  l'embrassa  avec  tendresse. 

—  Mon  enfant,  je  suis  très  bien  portant,  mais  j'avais  hâte  et  de 
te  revoir  et  de  te  rendre  mes  comptes.  Tu  es  majeure  depuis  trois 
mois,  tu  possèdes  une  belle  fortune;  j'estime  que  tu  dois  en 
apprendre  le  maniement  et  que  je  n'aurais  pas  complété  ma  tâche 
si  je  ne  t'enseignais  pas  à  mener  ta  barque  toute  seule. 

—  Je  suis  donc  riche?  interrogea  Nell,  d'un  ton  assez  indifférent. 

—  Je  te  ferai  voir  cela  en  détail.  À  la  mort  de  ton  père,  ta  for- 
tune s'élevait  à  trois  millions  de  francs  ;  à  présent,  grâce  à  quelques 
spéculations  heureuses  sur  les  chemins  de  fer  américains  et  à  la 
découverte  d'une  petite  mine  de  pétrole  dans  un  terrain  qui  t'ap- 
partenait, tu  possèdes  en  bonnes  valeurs  sûres  au  moins  deux  cent 
cinquante  mille  francs  de  rente. 

—  Et,  mon  oncle,  demanda  presque  timidement  Nell,  puis-je 
véritablement  disposer  de  cet  argent? 

—  Absolument,  il  est  â  toi. 

—  Je  veux  dire  :  pourrai-je  orienter,  diriger  ma  vie  à  ma 
volonté? 

—  Sans  doute!  Mais,  pour  commencer,  n'est- il  pas  entendu 
entre  nous  que  tu  vas  prendre  â  mon  foyer  la  placé  d'une  fille? 
N'est-il  pas  déjà  convenu  que  tu  rentres  chez  toi>  Nell,  et  que  moi, 
je  vais  avoir  la  joie,  cet  hiver,  de  produire  dans  le  monde  non 
seulement  parisien,  mais  européen,  une  des  plus  charmantes 
héritières  à  marier? 

Le  front  de  Nellie  de  Verneuil  s'était  rembruni. 

—  Oh  1  mon  oncle,  dit-elle,  j'ai  horreur  de  ce  mot  :  héritière  à 
marier...  Je  donnerais  je  ne  sais  quoi  pour  qu'au  moins  on  ne  le 
sût  pas,  pour  être  une  héritière...  anonyme. 

L'oncle  sourit,  un  peu  malicieusement. 

—  Cependant,  petite  Nellie,  tu  ne  donnerais  pas  cette  fortune 
pour  ne  pas  être  l'héritière? 

—  Non,  dit  sérieusement  Nell  en  fixant  ses  yeux  fermes  et 
profonds  sur  les  yeux  bleu-éteint  de  son  tuteur.  Non,  car  je  me  suis 
préparée  pour  ma  fortune.  Si  je  regrette  qu'on  sache  que  je  suis 
riche,  ce  n'est,  en  somme,  que  dans  une  pensée  de  bonheur  per- 
sonnel ;  mais  je  crois  que  je  suis  prête  pour  les  devoirs  que  j'aurai 
à  remplir. 

M.  Burlslay,  surpris,  posa  sa  tasse  de  thé. 

—  Je  ne  te  comprends  pas  bien  ;  explique-toi.  De  quels  devoirs 
parles-tu,  en  dehors  de  ceux  qui  incombent  naturellement  à  une 


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LAQUELLE?  85 

jeune  fille  du  monde  qui  deviendra,  je  l'espère,  une  femme  et  une 
mère  heureuse? 

—  Eh  bien,  mon  oncle,  je  vais  tâcher  de  m' expliquer.  Je  ne  crois 
pas  que  le  but  idéal  de  la  vie  soit  le  bonheur  égoïste  causé  par  la 
satisfaction  personnelle.  Etre  une  jeune  fille  du  monde  enviée  et 
courtisée,  une  jeune  femme  brillante  entourée  d'hommages,  même 
la  mère  heureuse  de  beaux  enfants  qui,  dans  notre  milieu  et  notre 
genre  de  vie,  ne  me  donneraient  pas  grand  peine,  cela  ne  suffirait 
pas  à  mon  bonheur.  Cet  idéal  peut  en  contenter  d'autres;  pas  moi. 
Depuis  des  années  déjà,  le  bonheur,  par  conséquent  le  but  à  pour- 
suivre, m'apparalt  dans  le  développement  de  l'individualité,  des 
facultés  de  l'esprit,  de  l'âme,  du  cœur;  en  un  mot,  faire  rendre  à 
son  être  tout  ce  qu'il  peut  donner.  Voilà  pourquoi  j'ai  tâtonné 
avant  de  trouver  ma  voie  ;  pourquoi,  cher  oncle,  je  vous  ai  coûté  si 
cher  en  leçons  de  toute  espèce;  pourquoi  j'ai  essayé  de  tout, 
passant  de  l'art  aux  connaissances  pratiques  les  plus  terre  à  terre. 
Voilà  pourquoi  encore  j'ai  été  professeur  dans  des  écoles  populaires; 
visiteuse  de  pauvres,  inspectrice  de  fabriques;  pourquoi  j'ai  étudié 
comme  nurse  et  pratiqué  près  d'une  année  dans  un  hôpital...  La 
charité  m'a  attirée  d'abord;  je  suis  allée  aux  déshérités  et  aux 
misérables,  —  parfois  aux  criminels  dans  les  prisons;  puis  aux 
travailleurs,  dans  le  désir  d'améliorer  leur  vie.  J'ai  tâtonné  ainsi, 
jusqu'au  jour  où  j'ai  trouvé  ma  voie  et  compris  ce  qu'il  serait  ridi- 
cule et  par  trop  prétentieux  d'appeler  ma  mission. 

—  Ciel!  Nellie!  vas- tu  m' annoncer  que  tu  veux  faire  partie  de 
Tannée  du  Salut?  s'écria  M.  Burlslay,  demi-riant,  demi-inquiet. 

—  Non,  cher  oncle  Georges,  soyez  tranquille  et  permettez- moi 
de  continuer. 

Donc,  je  me  suis  avisée  un  jour  que  j'étais  riche,  jeune,  bien 
portante,  et,  on  le  veut  bien  dire,  assez  jolie  ;  que  tout  cela  constituait 
un  capital  que  je  serais  coupable  de  ne  pas  exploiter.  Rappelez-vous, 
mon  oncle,  que  l'Ecriture  sainte  abonde  là-dessus  en  paraboles  et 
en  versets.  Du  reste,  vous  n'avez  qu'à  interroger  à  cet  égard  votre 
conscience  de  bon  tuteur  qui  a  si  bien  administré  les  trois  petits 
millions  de  papa!  Eh  bien,  ce  capital,  je  dois  l'employer,  non  seule- 
ment à  faire  le  bien  courant  qui  se  trouvera  sur  ma  route  et  qui 
s'arrête  à  ceux  qu'il  atteint,  mais  à  aider  au  développement  des 
autres,  à  faire  du  bien  qui  se  répercute,  en  un  mot  à  créer  un  ou 
des  foyers  d'influence  sociale,  morale  ou  intellectuelle.  Aider  à 
former  des  élites  professionnelles,  à  établir  des  courants  d'idées, 
contribuer,  même  faiblement,  à  rendre  à  la  France,  le  cher  pays 
que  Ton  aime  tant  au  loin,  et  qui  va  devenir  le  mien,  un  peu  de 
sou  prestige  perdu;  enfin,  que  sais  je?  Vous  me  croyez  peut  être 


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£6  LAQUKLLfc? 

folle,  mais  que  voulez-vous!  je  me  comprends,  je  sens  que  j'ai 
autre  chose  à  faire  dans  la  vie  que  de  porter  des  robes  de  Doucet 
et  des  chapeaux  de  M"6  Girot... 
Elle  se  tut  et  le  silence  régna  pendant  quelques  moments. 

—  Quel  genre  de  vie  avais- tu  donc  en  Amérique?  demanda  enfin 
M.  Burlslay. 

—  Oh!  plutôt  simple...  Nous  avons  passé  à  New- York  la 
seconde  année  de  mon  séjour.  L'aînée  de  mes  cousines  étudiait  la 
médecine.  C'est  alors  que  j'ai  suivi  les  cours  des  hôpitaux  comme 
nurse  libre.  La  première  et  la  troisième  année*  nous  étions,  vous  le 
savez,  k  Boston,  dans  un  milieu  des  plus  intelligents.  Mon  oncle  y 
est  professeur  à  l'Université,  et  ma  cousine  Jane  y  fait  elle-même 
des  conférences  avec  un  grand  succès.  Nous  travaillions  beaucoup, 
la  maison  était  une  ruche,  et  chaque  soir  nous  nous  rencontrions, 
soit  chez  nous,  soit  chez  des  amis,  avec  ce  que  Boston  compte  de 
plus  érudit  et  de  plus  cultivé. 

—  J'avais,  en  effet,  prié  ta  tante  de  te  faire  connaître  le  monde 
américain».. 

—  C'est  précisément  ce  qu'elle  a  fait!  Oubliez- vous  donc,  mon 
oncle,  que  nous  avons  passé  une  saison  à  Newport?  Oh!  je  le  con- 
nais, le  monde  chic  américain!...  Il  n'est  pas  beau...,  bien  inférieur 
au  monde  du  travail  et  de  la  pensée. 

—  Et,  dit  lentement  M.  Burlslay  en  regardant  Nell  attentivement, 
durant  ces  trois  années  passées  dans  ce  pays  de  la  liberté,  aucun 
flirt?  Aucun  sentiment  pour  personne?  Nul  ne  t'a  demandé  de 
t'épouser?... 

Nell  devint  toute  rose. 

—  Ah  !  mon  oncle,  vous  ne  le  voudriez  pas  !  Je  ne  suis  pas  flirt 
le  moins  du  monde  :  il  y  a  dans  le  flirt  quelque  chose  de  faux  qui 
m'est  antipathique.  Mais,  quant  &  être  demandée  en  mariage,  ah  I  ça, 
oui!  je  l'ai  été! 

—  Et  tu  ne  m'en  as  rien  dit  l 

—  A  quoi  bon,  puisque  je  n'ai  jamais  eu  d'hésitation?  J'ai  été. 
demandée  à  Newport  par  le  fils  aîné  d'un  milliardaire...  Je  veux 
bien  croire  que  ma  personne  était  pour  quelque  chose  dans  la 
demande,  mais  mon  nom  était  bien  sûr  le  great  attraction.  Nous 
avons  encore  du  prestige  là- bas!  Si  étrange  que  cela  paraisse,  les 
Américains  ont  gardé  de  la  reconnaissance  pour  La  Fayette  et  ses 
compagnons.  Quant  à  ma  fortune,  elle  n'y  était  pour  rien  :  une 
goutte  d'eau... ,  mes  épingles. 

—  Eh  bien,  demanda  M.  Burlslay  doucement  railleur,  comment, 
d'après  tes  théories,  as-tu  laissé  échapper  cette  occasion  d'étendre 
ta  zone  d'influence  par  l'addition  des  milliards  du  beau-père? 


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LAQUELLE?  87 

Nell  fronça  un  peu  ses  jolis  sourcils. 

—  Si  vous  m'aviez  bien  comprise»  mon  oncle,  vous  ne  me  diriez 
pas  cela.  Je  ne  serai  jamais  à  un  homme  que  je  n'aime  ni  n'estime... 
Willie  Latimer  était  un  fantoche,  un  ballon  soufflé  de  vanité,  inca- 
pable d'un  effort  et  moralement  bien  inférieur  à  son  pfere,  demeuré 
un  rustre  aux  mains  calleuses,  qui  manie  encore  aujourd'hui  sa 
fourchette  comme  sa  pioche  de  mineur,  et,  cela,  quand  il  n'oublie 
pas  de  s'en  servir.;.  D'autres  encore  ont  tourné  autour  de  moi, 
mais  un  seul  a  su  attirer  mon  attention,  assez  du  moins  pour  me 
faire  hésiter  pendant  quelques  jours. 

—  Tiens!  tiens!  sourit  l'oncle,  je  pensais  bien  qu'il  devait  y 
avoir  un  petit  roman  sous  roche... 

—  Oh!  pas  l'ombre!  C'était  un  professeur  de  Boston,  écrivain, 
conférencier,  un  homme  de  beaucoup  de  talent  et  d'un  grand 
savoir. 

—  Jeune? 

—  Trente  ans.  Il  me  plaisait  beaucoup.  Il  y  avait  en  lui  une  force, 
une  droiture  d'âme  et  d'esprit  qui  imposaient  le  respect.  Nous 
nous  entendions  très  bien,  comme  amis,  jusqu'au  moment  où  il  m'a 
déclaré  ses  sentiments.  J'ai  réfléchi  quelques  jours,  car,  de  prime 
abord,  je  ne  voyais  pas  très  clair  en  moi-même.  Pavais  la  pleine 
conscience  de  trouver  en  lui  un  compagnon  et  un  guide  sûr..., 
mais,  —  comment  vous  dirais-je,  mon  oncle,  —  je  me  suis  rendu 
compte,  en  pensant  à  lui  sous  ce  jour  nouveau,  d'une  infinité  de 
petites  discordances;  de  désaccords,  nés,  non  de  notre  milieu,  non 
de  notre  éducation,  mais  comme  de  nous-mêmes,  de  nos  deux 
origines  différentes.  Chaque  jour,  je  découvrais  de  nouvelles  dis- 
semblances... C'étaient  à  peine  des  nuances,  mais  c'était  assez  pour 
nous  rendre  tous  deux  malheureux.  Je  me  suis  expliquée  franche- 
ment avec  lui,  et  j'ai  eu  le  bonheur  de  garder  mon  ami  :  le  préten- 
dant évincé  ne  Ta  pas  tué!  Seulement,  comme  la  situation  était 
pénible,  je  suis  allée  dans  les  Allirondagh  avec  les  Hobson  et,  de 
là,  ici.. 

Us  avaient  fini  de  déjeuner.  Nell  promenait  ses  regards  à  travers 
la  pièce. 

—  C'est  très  joli  chez  vous,  oncle,  mais  il  y  manque  la  vie 
Mimée;  pas  une  fleur... 

—  Tu  en  mettras.  Que  comptes-tu  faire  aujourd'hui? 

—  J'avais  pensé,  si  vous  le  voulez  bien,  aller  prendre  le  lunch 
chez  mon  oncle  et  ma  tante  de  Verneuil.  J'ai  hâte  de  revoir  ma  cou- 
sine Nellie. 

—  Vas-y,  ma  chérie,  ils  seront  heureux  de  te  revoir.  Ta  tante  est 
toujours  bien  délicate... 


L 


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88  LAQUELLE? 

—  Oui,  je  sais.  Elle  m'écrivait  souvent,  ainsi  que  Nellie,  et  se 
plaignait  constamment  de  sa  santé.  Gomment  est  Nellie,  mon  oncle? 

—  Une  gentille  jeune  fille,  très  douce,  bien  élevée. 
Et  M.  Burlslay  hocha  la  tête  en  souriant  : 

—  Celle-là  se  contentera  d'être  tout  bêtement  heureuse,  si  elle 
peut...  C'est  une  charmante  jeune  fille  du  monde,  qui  fera  une 
femme  non  moins  charmante,  s'il  se  trouve  un  homme  assez  intelli- 
gent pour  s'en  apercevoir. 

—  Pourquoi  dites- vous  cela?  les  hommes  intelligents  sont-ils 
donc  si  rares? 

M.  Burlslay  hocha  de  nouveau  sa  tète  blanche. 

—  Nellie,  ta  cousine,  est  le  type  accompli  de  la  jeune  fille  fran- 
çaise, admirablement  élevée,  soignée,  gardée;  que  deviendrait-elle 
aux  prises  avec  la  vie?  Je  n'en  sais  rien;  c'est  un  roseau  que  le 
vent  d'orage  coucherait  bien  vite.  Son  éducation  tout  entière  a  été 
dirigée  en  vue  du  charme  et  du  bien-être  du  foyer.  C'est  très  bien, 
sans  doute,  mais  si  ce  foyer  lui  manque?  Elle  ne  serait  pas  la  pre- 
mière ni  la  seule  qui  n'ait  pu  atteindre  le  but  en  vue  duquel  elle 
avait  été  formée... 

—  Mais  pourquoi  donc  ne  l' atteindrait-elle  pas,  puisqu'elle  est 
si  bien  faite  pour  lui? 

—  Je  te  le  répète,  Nellie  n'est  pas  riche,  murmura  M.  Burlslay  ; 
elle  n'a  pas  de  dot.  Tout  est  là. 

—  Et,  selon  vous,  mon  oncle,  n'avoir  pas  de  dot  est  une  raison 
pour  qu'une  femme  jeune,  jolie,  accomplie,  ne  se  marie  pas?  Et  le 
cas  contraire,  une  fortune  comme  la  mienne,  par  exemple,  permet- 
trait de  choisir?  Mais  quel  choix  alors,  et  comme  elle  serait  à 
plaindre,  la  pauvre  riche  1 

—  Mon  enfant,  telle  est,  il  faut  l'avouer,  en  France  du  moins, 
la  réalité  des  choses... 

—  Ah  I  vous  êtes  trop  pessimiste,  mon  oncle.  Moi,  je  ne  le  suis 
pas,  je  ne  veux  pas  l'être.  Mais  alors,  vous  allez  me  ladre  regretter 
l'Amérique!  Non,  je  vous  prouverai,  nous  vous  prouverons, 
j'espère,  que  la  valeur  personnelle  est  bien  pour  quelque  chose 
dans  le  bonheur  de  la  vie,  qu'elle  est  un  capital  aussi,  moins  aléa- 
toire et  parfois  plus  productif  que  l'autre;  que  l'on  s'impose,  enfin, 
par  ce  qu'on  vaut%  comme  parfois  par  ce  qu'on  veut>  et  vous  verrez 
quels  beaux  mariages  d'amour,  qui  seront  aussi  des  mariages  de 
raison,  nous  allons  faire  1 

—  Rien  ne  me  rendra  plus  heureux... 
Mais  M.  Burlslay  avait  son  sourire  sceptique. 

—  Oh  !  si  je  ne  pensais  pas  ce  que  je  dis  et  si  je  ne  croyais  pas 
en  ce  que  j'espère,  je  serais  bien  malheureuse,  oncle  Georges  1 


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LAQUELLE?  89 

Vraiment,  j'aimerais  mieux  distribuer  tout  de  suite  cette  fortune 
si  elle  devait  être  dans  ma  vie  une  source  de  doutes,  et  j'envierais 
Nellie  et  la  plus  pauvre  fille  qui  serait  sûre  au  moins  de  ne  valoir 
que  par  elle-même,  de  n'être  aimée  que  pour  elle-même... 

H.  Burlslay  sourit  encore.  Puis  il  se  leva,  Nell  en  fit  autant  ;  il 
la  prit  dans  ses  bras  et  l'embrassa  longuement. 

—  Allons,  va  vite,  chère  enfant  ! 

Elle  sortit,  légère,  et,  de  la  porte,  envoya  un  baiser  au  vieil 
oncle  qui  la  suivait  des  yeux. 

II 

Un  peu  plus  tard,  Nell,  accompagnée  de  Virginie,  respectable  et 
majestueuse  duègne  de  cinquante  ans,  quittait  la  maison  de  la  rue 
François-1"  et  faisait  quelques  pas  dans  la  direction  du  Cours-la- 
Reine,  en  cherchant  des  yeux  une  voiture.  Elles  montèrent  toutes 
deux  dans  le  premier  fiacre  découvert  qui  vint  à  passer,  en 
jetant  au  cocher  l'adresse  du  baron  de  Verneuil,  rue  Garancière. 

Il  faisait  beau,  et  Paris,  que  Nell  n'avait  pas  vu  depuis  trois  ans, 
lui  apparaissait  avec  des  grâces  nouvelles,  comme  si,  dans  une 
sorte  de  coquetterie,  il  se  fût  efforcé  de  gagner  la  nouvelle  venue, 
de  la  conquérir  sur  ses  souvenirs  d'outre-mer. 

Nell  se  laissait  bercer  par  une  sorte  de  rêverie  vague,  dont  le 
charme  l'envahissait  peu  à  peu. 

Elle  n'avait  point  oublié  la  France  en  Amérique,  cependant; 
mais  elle  n'en  avait  pas  encore  été  pénétrée.  Elle  l'avait  beaucoup 
aimée  avec  son  intelligence,  elle  avait  pressenti  la  force  et  la 
puissance  des  traditions;  mais,  à  présent,  débarquée  de  la  veille, 
la  vue  de  Paris  dans  sa  splendeur  et  dans  sa  séduction,  l'émouvait 
jusqu'à  Târne,  comme  une  révélation  de  sa  véritable  patrie,  comme 
nne  vision  de  sa  vraie  destinée. 

Hier,  Nell  eût  dit  peut-être  qu'elle  était  Américaine.  Née  d'une 
mère  américaine,  élevée  en  Amérique,  la  France  n'avait  encore  joué 
dans  sa  vie  qu'un  rôle  secondaire.  Mais,  aujourd'hui,  il  y  avait 
en  elle  quelque  chose  de  changé,  et  c'était  Paris,  le  magique  Paris, 
qui,  en  Nellie  de  Verneuil,  avait  éveillé  Y  âme  française. 

—  Qae  c'est  délicieux  de  se  sentir  at  homel  murmura -t- elle 
inconsciemment,  employant  malgré  elle  le  mot  anglais  si  expressif 
pour  rendre  l'impression  de  contentement,  d'aise,  d'épanouisse- 
ment ressentiesous  ce  joli  ciel  parisien  qui  l'accueillait  avec  un 
sourire  de  fête. 

J^arrière-grand-père  de  Nell,  le  baron  Robert  de  Verneuil,  avait 
été  l'un  des  premiers  Français  à  répondre  à  l'appel  de  La  Fayette 


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«0  LAQUELLE? 

dont  il  était  l'ami.  D'autres  de  leurs  ancêtres  avaient  déjà  guerroyé 
au  Canada  sous  le  marquis  de  Montcalm,  et  Ton  peut  dire  que  le 
goût  des  aventures  était  dans  le  sang  de  la  famille. 

Après  avoir  fait  merveille  aux  côtés  de  La  Fayette  et  de  Rocham- 
beau,  le  baron  se  prit  d'un  attachement  si  grand  pour  le  pays  qu'il 
avait  contribué  à  libérer,  qu'il  y  resta,  s'y  maria  avec  une  belle  fille 
de  puritain  et  s'y  établit. 

Il  mourut  comme  un  patriarche  dans  sa  tribu,  non  que  le 
nombre  de  ses  enfants  égalât  celui  des  fils  de  Jacob  :  il  ne 
laissait  qu'un  fils,  sur  les  cinq  enfants  qu'il  avait  vus,  durant  quel- 
ques années,  entourer  son  heureux  foyer.  Mais  il  avait  groupé 
autour  de  lui  toute  une  petite  colonie  française  composée  d'anciens 
compagnons  d'armes,  d'enfants  de  ses  fermiers  berrichons,  de 
Français  mi-colons,  mi-émigrants,  et  de  quelques  Canadiens  fran- 
çais auxquels  la  suzeraineté  anglaise  était  insupportable. 

Le  baron  Robert,  en  considération  de  ses  services,  avait  facile- 
ment obtenu  du  gouvernement  américain  des  lots  de  terre  étendus» 
prés,  bois,  rivières,  aux  environs  de  Roston.  Il  s'y  était  établi  avec 
toute  sa  petite  colonie,  et,  rapidement,  sur  la  terre  républicaine  et 
démocratique  d'Amérique,  un  domaine  quelque  peu  féodal,  une 
véritable  petite  seigneurie,  s'était  édifiée,  où  l'on  vivait  fort  heureux. 
En  quelques  années,  trois  cents  vassaux  réunis  sur  ses  terres  suffi- 
saient à  peine  à  la  culture,  au  défrichement  et  à  la  défense  de 
«  Relie-France  ». 

Aux  yeux  du  baron,  la  charrue  seule  était  digne  de  remplacer 
l'épée  pour  un  gentilhomme.  N'étant  point  courtisan,  il  ne  compre- 
nait la  vie  que  dans  les  camps  ou  sur  ses  terres. 

11  avait  donc  transporté  la  France  en  Amérique.  La  colonie 
rappelait  ces  antiques  fédérations  agricoles  celtiques,  divisées  en 
lots  d'exploitation  régis  par  un  même  chef. 

Mais  les  idées  marchent,  et  le  baron  Robert  ne  voulait  ni  le  voir 
ni  en  convenir. 

Le  plus  jeune  et  le  seul  survivant  de  ses  enfants,  son  fils  Raoul, 
avait  fait  son  éducation  à  Roston.  Sur  le  point  de  rejoindre  son 
père  dans  leur  domaine  de  a  Relie-France  » ,  il  s'éprit  d'une  fille 
de  Français  canadiens,  orpheline,  pauvre  et  jolie,  dont  les  grands- 
parents  avaient  quitté  le  Canada  en  abandonnant  leurs  biens  après 
a  défaite  de  la  France. 

Mlle  dHéricourt  devint  baronne  de  Verneuil  et  suivit  son  mari  à 
«  Relie-France  »,  où  son  beau-père  lui  fit  le  meilleur  accueil. 

La  vie  s'y  traîna,  paisible,  pendant  quatre  ou  cinq  ans  ;  puis  la 
mort  du  baron  Robert  vint  changer  le  cours  des  destinées  de  la 
famille. 


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LAQUELLE?  91 

Raoul  était  le  seul  héritier,  ayant  perdu  sa  mère  depuis  quelques 
années.  Né  en  Amérique»  élevé  à  Boston  dans  un  milieu  américain, 
dans  an  courant,  une  fermentation  d'idées  toutes  modernes,  les 
traditions  de  race  et  de  famille  que  son  père  s'était  efforcé  de  lui 
transmettre  ne  lui  étaient  parvenues  que  fort  affaiblies.  Entre  les 
idées  et  les  sentiments  de  son  père  et  ses  idées  et  ses  sentiments  à 
loi,  il  y  avait  toute  la  distance  de  l'ancien  au  nouveau  monde;  il  y 
avait  la  Révolution  ;  il  y  avait  la  jeune  démocratie  qui,  si  rapide- 
ment, grandissait  sous  ses  yeux,  comme  un  défi  jeté  à  la  face  des 
anciennes  institutions. 

Le  grand  seigneur  à  la  fois  père  et  justicier  que  le  baron  Robert 
avait  été,  Raoul  de  Verneuil  se  sentait  incapable  de  le  continuer... 
L'amour  de  la  terre,  l'attachement  au  sol,  la  reprise  de  traditions 
françaises  implantées,  acclimatées  presque  en  terre  américaine,  qui 
avaient  été  la  vie,  le  but  et  la  raison  d'être  de  son  père,  Raoul  n'y 
comprenait  rien...  H  ne  saisissait  pas  le  sens  de  cette  petite  France 
que  le  compagnon  de  La  Fayette  avait  créée,  qui  était  florissante,  ne 
demandait  qu'à  grandir,  et  qui  allait  se  dissolvant  un  peu  chaque 
jour  entre  les  mains  du  fils  modernisé,  mais  sans  idéal  et  presque 
sans  patrie. 

Les  vieux  serviteurs  étaient  morts;  les  anciens  et  fidèles  compa- 
gnons de  la  première  heure  avaient  disparu.  Parmi  les  jeunes, 
beaucoup  s'en  allaient,  émigrant  vers  les  villes.  Pareils  à  des  rats 
qui  abandonnent  un  bâtiment  menacé  de  ruine,  ils  sentaient 
vaguement,  sans  le  voir  clairement  encore,  que  le  nouveau  maître, 
indulgent  et  aimable,  ne  leur  offrait  pas  la  garantie  du  vieux 
seigneur,  rude  parfois,  mais  d'un  fier  prestige. 

Raoul  se  vit  peu  à  peu  abandonné;  l'ennui  le  prit;  ses  amis  de 
Boston  lai  parlaient  d'affaires  superbes,  d'industries  à  créer.  Il  prit 
un  jour  une  grosse  résolution  :  il  mit  en  vente  le  domaine  de 
«  Belle-France  » . 

A  cette  époque,  les  terrains  n'avaient  pas  en  Amérique  la 
valeur  à  laquelle  ils  ont  atteint  depuis.  Le  domaine  de  «  Belle- 
France  »  qui,  quelques  années  plus  tard,  eût  rapporté  des  millions, 
ta  vendu  pour  une  somme  de  cin^  cent  mille  francs.  Les  fermiers 
déjà  établis  en  devinrent  les  principaux  acquéreurs. 

Le  baron  Raoul  alla  s'installer  à  Boston  avec  sa  femme  et  ses 
deux  jeunes  enfants  et  se  lança  dans  les  affaires. 

Baoul  et  sa  femme,  nés  en  Amérique,  semblaient  destinés  en 
apparence  à  y  passer  leur  vie  et  à  sfy  attacher  de  plus  en  plus. 
Mais,  par  un  phénomène  assez  étrange,  M"*  de  Verneuil,  que  plu- 
ffleure  générations  éloignaient  cependant  de  son  pays  d'origine, 
avait  dsfcns  le  cœur  le  culte  ardent  de  cette  patrie  inconnue. 


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92  LAQUELLE? 

A  «  Belle- France  »,  elle  avait  été  heureuse,  dans  la  paisible 
sécurité  de  sa  vie.  Elle  y  avait  eu  le  loisir  de  se  pénétrer  jusqu'au 
fond  de  l'âme  des  idées,  des  traditions,  des  souvenirs  du  vieux 
marquis  dont  elle  était  la  constante  garde-malade...  Ce  lui  fut  une 
douleur  de  quitter  son  petit  royaume  ou  elle  prenait  plaisir  à  cultiver 
et  à  entretenir  des  plates- bandes  de  lys  autour  de  la  maison. 

Elle  élevait  elle-même  ses  deux  petits  garçons  :  Robert  et  Gon- 
tran,  elle  leur  parlait  de  la  patrie  inconnue,  de  leurs  ancêtres;  et 
la  France  devint  bientôt  la  «  princesse  lointaine  »  de  ces  petites 
âmes. 

Le  baron  Raoul  sentit  de  bonne  heure  que.  ses  enfants  lui  échap- 
paient et  retournaient  d'instinct  au  pays  de  leurs  aïeux.  Par  un  cas 
d'atavisme  fréquent,  ils  lui  rappelaient  d'une  façon  frappante  leur 
grand-père,  le  baron  Robert.  Il  commençait  à  se  sentir  mal  à  Taise 
chez  lui,  et  comme  en  un  pays  étranger.  Il  avait  été,  lui,  un  être 
de  transition,  fils  d'un  preux  et  d'une  puritaine,  et  il  avait  pour 
ainsi  dire  essuyé  les  plâtres  dans  le  passage  d'utopies  admirables  et 
de  théories  sublimes  à  une  mise  en  pratique  ou  l'idéal  rêvé  ne  se 
reconnaissait  pas  toujours. 

Etant  donc  en  voie  de  devenir  riche,  il  se  dit  que  le  mieux  était 
de  rendre  à  César  ce  qui  lui  appartenait,  et  à  la  France  les  Ver- 
neuil  dont  l'acclimatation  se  montrait  décidément  rebelle. 

Au  printemps  de  1855,  il  conduisit  à  Paris  sa  femme  et  ses  Gis. 
Il  plaça  les  enfants  au  collège  Henri  IV  et  installa  Mmo  de  Verneuil 
avec  le  plus  grand  confort,  puis  il  retourna  en  Amérique  où  le 
rappelaient  ses  intérêts. 

Robert  et  Gontran  faisaient  de  bonnes  études.  L'aîné  se  prépa- 
rait à  l'Ecole  polytechnique;  le  second,  après  avoir  hésité  entre 
Saint- Cyr  et  l'Ecole  centrale,  venait  enfin  de  se  décider  pour  la 
dernière  et  en  avait  passé  les  examens  avec  succès,  lorsque  la 
nouvelle  de  la  mort  de  leur  père  leur  arriva  comme  un  coup  de 
foudre... 

La  fortune  de  M.  de  Verneuil  consistait  en  une  mine  de  pétrole 
qu'il  cherchait  à  vendre  à  une  compagnie  rivale.  Des  éboulements 
successifs  s'y  étaient  produits,  déterminant  un  subit  affaissement 
des  terrains,  dans  lequel  l'infortuné  baron  avait  été  englouti. 

La  baronne  ne  survécut  que  quelques  mois  à  cette  catastrophe. 
Sa  santé,  déjà  bien  affaiblie,  fléchit  sous  le  double  choc  qui  l'avait 
frappée.  Les  deux  fils  eurent  une  destinée  bien  différente.  Robert 
mourut  prématurément  capitaine  d'artillerie,  laissant  une  enfant 
que  son  frère  et  sa  femme  recueillirent  et  à  laquelle  ils  s'attachèrent 
comme  à  leur  propre  fille. 

Quant  à  Gontran,  à  sa  sortie  de  l'Ecole  centrale,  il  était  parti 


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LAQDILLE?  9S 

pour  Boston,  son  pays  en  somme,  celui  de  son  père,  où  le  nom 
de  Verneuil  était  honorablement  connu,  et  où,  avec  sa  valeur  et 
son  énergie,  il  sentait  qu'il  ferait  quelque  chose. 

Au  contraire  de  ce  que  Ton  croit  communément  de  tous  ceux  qui 
vont  en  Amérique,  Gontran  ne  conquit  point  du  premier  coup 
la  fortune.  Il  dut  même  courtiser  longtemps  la  capricieuse  déesse 
avant  de  la  décider  à  lui  sourire. 

Un  jour,  les  hasards  de  ses  travaux  le  mirent  en  relation  avec 
M.  Burlslay.  C'était  un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  qui, 
après  des  phases  diverses,  était  en  train  de  reconstituer  sa  fortune. 
Quoique  un  peu  original,  il  jouissait  de  l'estime  générale,  car  il 
était  de  ces  types  assez  rares  qu'anime  la  passion  du  dévouement. 

Il  ne  s'était  jamais  marié,  n'en  ayant  pas  eu  le  temps,  sans  doute, 
mais  il  avait  aidé  bien  des  jeunes  gens  à  édifier  leur  avenir. 

A  ce  point  de  vue,  Gontran  de  Verneuil,  qu'il  avait  pris  en 
affection,  devait  lui  coûter  cher. 

Quatre  ans  auparavant,  M.  Burlslay  avait  fait  un  héritage.  Un 
cousin  éloigné,  qu'il  n'avait  pas  revu  depuis  son  enfance,  était  mort 
en  l'instituant  son  «  légataire  universel  ».  Le  legs  était  assez 
singulier  :  en  dehors  d'un  certain  capital,  le  cousin  lui  léguait  sa 
fille  Ellen,  âgée  de  seize  ans,  en  le  priant  de  s'en  occuper. 
H.  Burlslay  était  à  peine  revenu  de  sa  surprise,  qu'un  matin 
l'orpheline  frappait  à  sa  porte. 

Il  pensa  tout  de  suite  que  le  meilleur  service  qu'il  put  lui  rendre 
était  de  la  mettre  en  état  de  gagner  sa  vie  et  de  se  tirer  d'affaire 
plus  tard.  Il  la  plaça  dans  un  établissement  d'éducation  de  premier 
ordre  et  ne  négligea  rien  pour  la  doter  de  toutes  les  connaissances 
capables  de  lui  être  utiles  un  jour. 

Durant  les  deux  premières  années,  il  se  contenta  de  suivre  de 
loin  ses  progrès  et  de  lui  faire  trois  ou  quatre  visites  par  an.  La 
troisième  année,  il  la  vit  une  fois  par  mois  d'abord,  puis  tous  les 
quinze  jours  pendant  le  second  semestre. 

Lorsque  la  quatrième  année  commença,  M.  Burlslay  s'avoua  qu'il 
était  amoureux  de  sa  pupille. 

Il  considéra  froidement  cet  accident  et  ne  s'en  effraya  pas  outre 
mesure.  Il  avait  refait  sa  fortune,  et  rien  ne  l'empêchait  d'employer 
le  reste  de  sa  vie  à  être  heureux  en  assurant  l'avenir  et  le  bonheur 
d'EUen. 

Il  se  demanda  ensuite  si  Ellen  l'aimerait  ou  pourrait  l'aimer? 

Visiblement,  le  cœur  de  la  jeune  fille  débordait  de  reconnaissance 
pour  lui;  il  était  certain  d'avance  de  la  réponse  s'il  lui  demandait  de 
loi  consacrer  sa  vie...  Mais  cela  ne  suffisait  pas  à  Georges  Burlslay. 
C'était  l'amour  d'EUen,  non  sa  reconnaissance,  qu'il  voulait,  et  il 


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M  LAQUELLE? 

résolut  d'attendre  que  ce  cœur  encore  inconnu  k  lui-m&me  se  fttt 
éveillé. 

Cependant,  le  moment  approchait  où,  ses  études  achevées, 
Ellen  devrait  quitter  la  pension.  Elle  avait  déjà  prié  son  tuteur  de 
lui  permettre  de  chercher  une  situation  dans  renseignement  ou 
dans  le  commerce;  d'ailleurs,  une  difficulté  pratique  et  matérielle 
s'élevait  :  M.  Burlslay  ne  pouvait  avoir  cette  belle  jeune  fille  de 
vingt  ans  sous  son  toit. 

Une  vieille  dame  de  ses  amies  le  tira  d'embarras  en  ouvrant  sa 
maison  k  Ellen.  Celle-ci  vint  lui  tenir  compagnie  et  apprendre, 
sous  son  égide,  à  connaître  le  monde,  en  attendant  que  son  tutewr 
eût  pris  une  décision  à  son  égard. 

La  décision,  en  ce  qui  le  regardait,  lui,  était  toute  prise;  mais 
M.  Burlslay  attendait  impatiemment,  pour  ht  faire  connaître,  le 
moment  où  les  jolis  yeux  bruns  se  baisseraient  sous  son  regard,  où 
les  joues  fraîches  et  roses  deviendraient  plus  roses  encore  à  sa 
vue,  où  la  jolie  voix  de  cristal  douce  et  claire  tremblerait  en  lui 
parlant  et  se  voilerait  comme  un  gazouillis  de  source  coulant  sous 
les  herbes. 

Tous  ces  phénomènes  se  réalisèrent  l'un  après  l'autre.  H.  Burlslay 
en  fut  le  témoin  ;  mais  ce  ne  fut  pas  son  regard  tendre  et  profond 
qui  les  produisit. 

Il  remarqua  bien  que,  lorsqu'il  se  présentait  seul  devant  EUen, 
rien  ne  changeait  dans  son  accueil  affectueux,  reconnaissant  et 
spontané,  mais  qu'il  en  était  tout  autrement  lorsque  Contran  de 
Verneuil  l'accompagnait. 

Le  coup  fut  rude  et  la  douleur  profonde;  mais  M.  Burlslay  était 
un  brave  cœur.  Sûr  des  sentiments  <F Ellen,  il  ne  tarda  guère  à 
discerner  ceux  de  Gontran.  Àlers  tout  fut  dit  :  si  le  temps  du 
bonheur  était  passé  pour  lui,  il  lui  restait  la  joie  de  faire  du 
bonheur  avec  sa  souffrance,  et  il  n'eut  garde  d'en  laisser  échapper 
l'occasion. 

Il  maria  donc  Gontran  et  EUen,  et  s'il  souffrit  en  secret  pendant 
les  trois  ou  quatre  années  qu'il  passa  alors  en  Europe,  il  fut,  en 
revanche,  infiniment  heureux  lorsque,  à  son  retour  k  Boston,  ses 
enfants,  comme  il  les  appelait,  lui  mirent  dans  les  bras  un  jéR 
baby  de  deux  ans,  rose  et  frisé,  que  l'on  appelait  Nell,  et  qui  fit  k 
F  «  oncle  Georges  »  l'accueil  le  plus  chaleureux. 

Dès  lors,  comme  M.  Burlslay  approchait  de  la  cinquantaine,  il 
jugea  que  tout  était  bien  ainsi  :  Ellen  était  heureuse;  elle  et 
Gontran  lui  devaient  leur  bonheur;  et,  tout  en  gardant  à  ht  jeune 
mère  la  tendresse  ancienne  et  profonde,  H  se  mit  à  idolâtrer  leur 
enfant. 


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LÀUURLU?  95 

Sa  vie  se  passa  dès  lors  4  faire  la  navette  entre  l'Amérique  et 
l'Europe  :  l'Amérique  où  il  laissait  son  cœur  en  partant,  l'Europe 
où  l'attiraient  ses  goûts  raffinés  et  artistiques,  auxquels  désormais 
il  lui  était  loisible  de  s'abandonner. 

Mais  l'isolement  ne  tarda  pas  à  lui  peser  dans  l'ancien  monde, 
quelques  jouissances  qu'il  y  rencontrât,  et  quand  il  revenait  de 
Londres,  de  Rome  ou  de  Madrid  à  Paris,  il  s'y  trouvait  bien  seul 
dans  son  appartement  silencieux.  Pour  s'y  créer  un  intérieur  et  un 
foyer,  il  eut  l'idée  de  demander  à  ses  neveux  la  faveur  de  lui 
donner  leur  fille,  leur  petite  Nell,  à  élever  auprès  de  lui»  afin 
d'avoir  au  moins  ce  gazouillement  d'oiseau  dans  sa  cage. 

Les  Américains  y  consentirent  sans  peine,  heureux  même  de 
pouvoir  ainsi  procurer  à  leur  enfant  une  brillante  éducation  euro- 
péenne; et  l'oncle  traversa  bien  vite  l'océan  pour  ramener  chez  lui 
le  charmant  oiseau  bleu. 

Il  l'y  installa  de  son  mieux*  avec  une  institutrice  d'élite,  et  Nell 
était  ainsi  arrivée  à  dix-sept  ans,  dans  un  épanouissement  ininter- 
rompu d'intelligence  et  de  beauté. 

A  ce  moment,  elle  supplia  son  oncle  de  lui  permettre  d'aller 
passer  deux  ou  trois  ans  aux  Etats-Unis,  pour  revoir  sa  famille. 
M.  BurlsUy  hésita  :  il  avait  de  la  peine  à  se  séparer  de  Nell»  dont 
la  présence  donnait  tant  de  charme  à  son  logis,  et  qui  lui  rappelait 
le  seul  amour  de  sa  vie.  Biais,  d'autre  part,  il  était  resté,  au  fond, 
trop  Américain  pour  ne  pas  souhaiter  voir  se  développer  en  «  son 
enfant  »  l'esprit  d'initiative  et  la  personnalité  encore  endormie  que 
r éducation  française  tend  trop  généralement  à  comprimer.  Il  con- 
sentit donc,  bien  qu'avec  chagrin,  et  Nell  partit  pour  Boston  sous 
la  conduite  de  l'institutrice  qui  l'avait  élevée. 

On  vient  de  voir,  par  le  récit  fait  à  son  oncle,  comment  elle  avait 
passé  ees  trois  années,  quelles  idées  et  quelles  impressions  elle 
rapportait  de  là-bas,  et  avec  quelles  résolutions  arrêtées  dans  son 
jeuse  cenreau  elle  se  lançait  dans  la  vie. 


III 

Nell  franchit  rapidement  les  trois  étages  qui  menaient  à  l'appar- 
tement des  VerneuiL 

Depuis  quelques,  années,  le  baron,  cousin  de  ceux  d'Amérique, 
et  sa  femme*  s'étaient  définitivement  fixés  à  Paris,  au  milieu  de 
leurs  relations  de  famille  et  de  leurs  vieilles  amitiés.  La  retraite 
d'inspecteur  des  finances  de  M.  de  Verneuil  et  quelques  rentes 
leur  assuraient  une  vie  sinon  luxueuse,  au  moins  d'une  simplicité 


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96  LAQUELLE? 

confortable  que  l'ingéniosité  et  les  talents  de  maîtresse  de  maison 
de  la  baronne  parvenaient  à  parer  d'élégance.  D'une  haute  hono- 
rabilité, très  estimés  et  très  aimés,  ils  évoluaient  dans  un  cercle 
choisi  où  leur  nom  compensait  l'étroitesse  de  leur  fortune. 
-  Au  moment  où,  répondant  au  coup  de  sonnette  de  Nell,  une 
vieille  femme  de  chambre  allait  ouvrir,  une  portière,  se  soulevant  à 
l'extrémité  du  vestibule,  livrait  passage  à  une  jeune  fille  qui,  les 
mains  chargées  de  fleurs,  s'approchait  d'une  jardinière.  Nell  glissa 
rapidement  vers  elle,  et,  la  saisissant  par  les  épaules,  l'embrassa 
avec  une  effusion  mêlée  d'un  rire  joyeux... 

—  Ah  1  Nell  !  s'écria  la  jeune  fille  en  se  retournant.  Il  n'y  a  que 
toi  pour  de  pareilles  surprises  1...  J'aurais  reconnu  ton  rire  perlé 
entre  mille  1 

Et  elles  tombèrent  dans  les  bras  l'une  de  l'autre. 

—  Nellie,  ma  petite  Nellie,  que  je  suis  heureuse  de  te  revoir  I 
disait  Nell  à  son  tour,  les  yeux  brillants  de  larmes  d'émotion. 

—  Viens,  ne  restons  pas  icil  Viens  voir  tante  Solanges,  qui  va 
être  si  heureuse!...  Elle  est  dans  sa  chambre,  car  elle  n'est  pas  très 
bien... 

Et  les  deux  cousine3,  l'une  guidant  l'autre,  entrèrent  dans  la 
chambre  de  Mmo  de  Verneuil.  Là,  les  surprises  recommencèrent. 

Mmo  de  Verneuil  ouvrit  affectueusement  ses  bras,  et  Nell  dut 
expliquer  son  retour  inopiné  ;  puis  on  se  contempla  réciproquement 
afin  de  constater  les  changements  survenus  en  ces  trois  années  de 
séparation. 

D'un  commun  accord,  la  plus  changée  était  Nellie.  Quant  à  Nell, 
à  dix-sept  ans,  elle  était  déjà  la  même  qu'à  vingt;  c'était  peut-être 
son  expression  seule  qui  s'était  modifiée,  et  encore  I 

Mais  Nellie,  qui  n'avait  que  dix- sept  ans  au  moment  du  départ 
de  sa  cousine,  était  à  peine  une  jeune  fille,  avec  ses  robes  étriquées 
et  ses  cheveux  nattés,  serrés  selon  l'ordonnance  du  couvent. 

En  ces  trois  années,  elle  s'était  certainement  développée.  Elle 
ressemblait  beaucoup  à  Nell,  mais  comme  une  pâle  rose  d'hiver 
ressemble  à  une  belle  rose  de  juin. 

Comme  elle,,  elle  était  grande,  mais  plus  frêle,  avec  moins  de 
souplesse  et  d'aisance  dans  les  mouvements.  Elle  avait  les  mêmes 
cheveux  châtains  ondes,  des  yeux  bruns  semblables,  comme  cou- 
leur, à  ceux  de  sa  cousine,  mais  d'une  expression  languissante  et 
rêveuse  qui  ne  rappelait  en  rien  les  yeux  lumineux  de  Nell.  La  plus 
grande  différence  entre  elles  était  le  teint,  plus  blanc,  plus  délicat 
peut-être  chez  Nellie.  En  un  mot,  elle  semblait  le  pastel  de  sa  cou- 
sine, mais  un  pastel  adouci,  fondu  et  pâli  par  le  temps. 

Tante  Solanges,  dans  son  fauteuil,  les  regardait  toutes  deux  avec 


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LèQOEUÈ?  -97 

ravissement.  C'était  une  femme  de  cinquante  ans,  qui  en  parais- 
sait davantage,  à  cause  de  la  délicatesse  de  sa  fragile  santé.  Telle 
qu'elle  était  encore,  bien  que  ravagée  par  des  migraines  fréquentes 
et  des  bronchites  successives,  on  se  disait  en  la  voyant  :  <c  Que  cette 
femme  a  dû  être  belle  !  »  Elle  était  petite  et  frêle,  avec  un  visage 
aux  traits  infiniment  purs.  Un  nez  grec  d'une  extrême  finesse,  sur- 
monte de  beaux  yeux  noirs  et  de  sourcils  hardiment  dessinés,  un 
ensemble  encore  assez  beau  pour  faire  oublier  la  maigreur  des  joues 
creuses  et  l'expression  trop  indolente  de  la  physionomie.  Des  che- 
veux qui  avaient  élé  noirs,  mais  qui  maintenant  semblaient  poudrés 
de  neige,  encore  abondants,  encadraient  de  leur  mousse  légère 
cette  attrayante  figure  de  portrait. 

Tante  Solanges  était  coquette  encore,  dans  sa  robe  de  chambre 
en  veloutine  prune,  sa  collerette  de  dentelle  roussie,  pelotonnée 
au  coin  de  son  feu  dans  ses  coussins,  ses  jolies  mains  d'ivoire  un 
peu  jauni  occupées  à  un  travail  de  crochet. 

L'entrée  de  M.  de  Verneuil  ajouta  une  animation  nouvelle  à  la 
joie  du  revoir.  C'était  un  homme  de  soixante  ans,  bien  conservé, 
fort  distingué  d'allures  et  d'intelligence.  Il  possédait  au  plus  haut 
point  l'art  de  se  faire  une  vie  agréable,  et  savait  donner  aux  siens 
la  plus  grande  somme  possible  de  bonheur.  Il  atteignait  à  ce 
résultat  par  ses  qualités  de  caractère ,  une  constante  égalité 
d'humeur  et  une  sérénité  joyeuse  qu'il  avait  toute  sa  vie  impertur- 
bablement opposée  aux  traverses  de  l'existence.  On  aurait  pu  lui 
reprocher  une  trop  grande  souplesse  causée  par  son  excessif  amour 
de  la  paix;  mais  cette  souplesse  extrême  qu'il  apportait  dans  les 
rapports  sociaux  ne  l'avait  jamais  entraîné  à  rien  de  contraire  à  la 
droiture  et  à  la  dignité. 

Au  physique,  c'était  un  homme  grand  et  mince,  dont  les  cheveux 
gris  se  faisaient  rares,  compensés  par  une  barbe  fine  et  mousseuse. 
Il  avait  beaucoup  aimé  Mm*  de  Verneuil  et,  après  trente  ans  de 
mariage,  il  restait  aux  petits  soins  pour  sa  femme  délicate  et  sou- 
vent nerveuse.  Pour  Nellie,  qui  l'adorait,  il  s'était  montré  le  plus 
tendre  des  pères;  et  quant  à  Nell,  elle  l'aimait  comme  un  oncle 
charmant,  dont  elle  était  fière,  car  il  était  désormais  le  seul  homme 
*  porter  le  vieux  nom  de  Verneuil. 

Afin  de  donner  à  la  baronne  une  vie  plus  large  et  plus  confor- 
table, et  surtout  dans  l'espoir  de  constituer  une  dot  à  Nellie, 
avait  accepté  depuis  quelques  mois  le  poste  d'inspecteur  financier 
d'une  compagnie  de  constructions  navales.  Cette  nouvelle  situation 
avait  l'inconvénient  de  l'obliger  à  de  fréquents  voyages  sur  le 
littoral,  mais  il  s'y  résignait  avec  la  grâce  aimable  qu'il  mettait  en 
toutes  choses. 

10  octobre  4902.  7 


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18  LAQUELLE? 

Après  le  déjeuner,  Mmt  de  Verneuil  exprima  le  désir  de  se 
reposer  un  peu.  Les  jeunes  filles  se  rendirent  dans  la  chambre  de 
Nellie.  C'était  un^coquet  petit  nid,  tout  en  cretonne  et  en  mousseline. 

— -  Tu  as  donc  renouvelé  ta  chambre?  demanda  Nell,  en  indiquant 
des  meubles  eu  laque  vert  pâle. 

—  Je  l'ai  fabriquée  moi-même,  &  ma  sortie  du  couvent.  J'ai 
recouvert  toute  seule  les  sièges,  et  j'ai  laqué  mon  bois  qui  était 
autrefois  en  vulgaire  pitchpin,  ne  t'en  souviens-tu  pas?  Telle  que 
tu  la  vois,  ma^chambre,  il  y  en  a  pour  soixante  francs,  cretonne, 
mousseline  et  laquage.  Quant  au  reste,  aux  fioritures,  c'est  l'oeuvre  de 
mes  moments  perdus  et  des  doigts  de  fée  de  la  chère  tante  Solanges. 

Elle  installa  sa  cousine  dans  un  bon  petit  fauteuil,  en  plaça  un 
autre  pour  elle-même  près  de  la  fenêtre,  et  attira  une  table  à 
ouvrage  qui  trouva  sa  place  entre  elles  deux. 

—  Si  cela  ne  t'ennuie  pas,  je  vais  reprendre  mon  ouvrage;  j'ai 
fort  à  faire  endette  saison. 

—  Que  fais- tu  donc  là? 

—  Tu  vois,  je  me  retourne  une  robe.  Pour  la  jupe,  c'a  été  tout 
seul,  mais  le  corsage  m'a  donné  plus  de  mal.  Les  revers  n'allaient 
plus;  je  ne  savais  que  faire.  Enfin,  je  vais  les  recouvrir  de  guipure. 

—  Donne-moi -cela,  je  vais  t'aider. 

—  OhI;Nell!  est-ce  que  tu  sais  coudre? 

Et  Nellie,  riant,  regardait  sa  cousine  d'un  air  incrédule. 
Nell  répondit~à  son  rire  par  un  regard  d'étonnement» 

—  Mais  pourquoi  ris-tu?  bien  sûr  que  je  sais  coudre!  A  Boston, 
j'ai  plusâd'une  fois  aidé  mes  cousines;  et  j'ai  appris  aussi  un  peu  à 
voir  travailleras  ouvrières  dont  nous  nous  occupions. 

—  Vous, vous  occupiez  des  ouvrières?  pourquoi  faire? 

—  Pourjleur  procurer  du  travail,  d'abord,  et  puis  pour  les 
aider  à  constituer  et  affaire  marcher  des  sociétés  de  prévoyance,  de 
distraction,)  de  moralisation.  On  apprend  beaucoup  à  se  mêler  ainsi 
à  la  vie  1 

Tout; def  même,  Nellie  regardait  avec  inquiétude  son  corsage  gris 
argent  et  sa  guipure  que  les  mains  de  Nell  tournaient  et  retour- 
naient. Aujbout  d'un  instant,  elle  se  rassura. 

Elle  vit  même  sans  terreur  Nell  se  saisir  des  ciseaux,  trancher 
résolument  dans  la  dentelle  et  abattre  d'un  coup  net  les  revers 
défectueux. 

Interrogée  par  sa  cousine,  Nell  raconta  alors  dans  tous  ses  détails 
sa  vie  à  Boston  durant  ces  trois  années.  Nellie  écoutait  avec  un  éton- 
nementqu'elle  ne  cherchait  pas  &  dissimuler. 

A  son:  tour,  elle  eut  à  raconter  son  existence  depuis  sa  sortie  du 
couvent. 


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LAQUELLE?  99 

À  sa  grande  surprise,  au  moment  d'en  entamer  le  récit,  elle 
s'aperçut  qu'elle  n'avait  rien  à  dire  :  sa  vie  avait  coulé  si  douce,  si 
calme,  si  unie,  les  jours  s'étaient  succédé  si  pareils  les  uns  aux 
autres,  que,  dedans,  il  n'y  avait  rien. 

—  Comme  les  peuples  heureux,  je  n'ai  pas  d'hi9toire!  conclut- 
elle  en  faisant  cette  constatation  avec  un  sourire. 

Mus,  en  comparaison  des  trois  ans  si  remplis  de  travail  et 
d'idées  dont  sa  cousine  venait  de  lui  tracer  le  tableau,  sa  vie,  à  elle, 
de  jeune  fille  choyée,  lui  était  apparue  tout  à  coup  pâle,  vide, 
insignifiante,  peu  intéressante,  en  somme. 

—  Voyons,  Nellie,  il  se  passe  toujours  quelque  chose  dans  la 
vie  en  apparence  la  plus  terre  à  terre.  Il  peut  se  passer  quelque 
chose  en  soi-même.  La  vie,  la  véritable  vie  est  en  nous,  puisque 
c'est  elle  qui  inspire,  dirige  et  motive  nos  actes.  La  vraie  question 
n'est  pas  :  Qu  as-tu  fait  dans  ces  trois  années  :  tu  ne  pouvais  rien 
faire,  n'en  ayant  ni  la  liberté  ni  le  moyen  ;  mais  qu'as-tu  pensé, 
qu'as-tu  senti,  à  quoi  t'es-tu  préparée? 

Nellie,  à  ce  discours,  ouvrait  des  yeux  effarés. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  tu  veux  dire,  Nell?  Je  croîs 
que  je  n'ai  jamais  pensé  à  plus  loin  qu'au  mois  suivant,  ni  à 
d'autres  personnes  qu'à  celles  qui  avaient  des  relations  directes 
avec  nous.  Après  ma  sortie  du  couvent,  j'ai  suivi  jusqu'à  l'année 
dernière  un  cours  d'aquarelle  et  j'ai  pris  des  leçons  d'accompagne- 
ment. Dans  tes  lettres,  tu  me  tourmentais  beaucoup  pour  que  je 
pousse  mon  anglais,  mais  je  n'en  ai  rien  fait  et  l'ai  complètement 
laissé  de  côté  après  avoir  obtenu  mon  brevet  élémentaire.  Ma  tante 
m'a  approuvée  de  cesser  mes  leçons,  car  c'était  une  dépense  inutile 
puisque  je  ne  suis  appelée  ni  à  voyager  ni  à  fréquenter  le  monde 
étranger.  La  première  année,  j'ai  suivi  des  cours  de  littérature,  et 
cela  m'intéressait  beaucoup;  mais  ensuite  tante  était  trop  souffrante 
pour  m'y  accompagner  et  elle  ne  voulait  pas  me  laisser  sortir  avec 
une  femme  de  chambre.  J'ai  donc  un  peu  continué  seule.  Je  lis  le 
plus  que  je  peux.  Mais»  vois-tu,  le  temps  passe  si  vite,  et  il  y  a 
teflt  à  faire  quand  on  n'a  pas  beaucoup  d'argent  à  dépenser  et 

îVil  faut  pourtant  tenir  un  certain  rang  !  On  en  vient  à  réaliser 
^es  prodiges  I  Sans  vouloir  me  citer  comme  un  modèle,  je  t'assure 
tju'il  me  faut  bien  de  l'industrie  pour  arriver  à  nouer  les  deux  bouts 
a*ec  les  mille  francs  par  an  que  mon  oncle  me  donne  pour  mes 
dépenses  personnelles.  Car  il  n'y  a  pas  que  la  toilette,  il  y  a  la  part 
&$  pauvres  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  les  imprévus,  un  petit 
«adeau  par  ci  par  là  à  une  amie,  et,  enfin,  la  petite  pâture  intellec- 
tuelle dont  on  ne  saurait  se  passer  non  plus.  Aussi,  je  chiffonne 
"tes  chapeaux  et  je  retourne  mes  robes  I  s'écria-t-elle  en  finissant 


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106  LAQUELLE? 

et  en  riant,  tandis  qu'elle  faisait  sauter  en  l'air,  d'un  geste  mutin, 
la  manche  qu'elle  achevait  de  garnir  d'un  flot  de  dentelle  au 
poignet.  Ah!  je  suis  bien  née  pour  être  une  femme  d'intérieur  !  Mon 
oncle  a  raison!  conclut-elle  gaiement. 

(f  Et  une  jolie  et  charmante  femme  d'intérieur  elle  serait!  »  pen- 
sait sa  cousine. 

En  la  contemplant  dans  sa  grâce  d'attitude  et  sa  langueur  de 
gestes  et  de  regards,  Nell  se  rappela  le  mot  de  son  oncle  Burlslay 
sur  celles  qui  n'auront  jamais  de  foyer.  Serait-il  donc  possible  que 
cette  charmante  petite  cousine  n'eût  jamais  un  home  à  elle?  Serait- 
il  donc  possible  que  lé  bonheur,  —  sans  doute  modeste,  —  auquel 
elle  rêvait,  elle  ne  l'atteignît  jamais? 

Mais  elle  repoussa  vite  cette  pensée.  C'est  presque  tenter  la 
Providence  de  ne  voir  que  le  mauvais  côté  des  choses  !  Son  oncle 
Georges  avait  absolument  tort;  il  en  conviendrait  un  jour,  tout 
honteux.  Nellie,  sans  dot,  se  marierait  pour  sa  grâce,  pour  sou 
charme,  pour  toutes  ces  douces  vertus  qui  s'épanouiraient  en  elle 
et  feraient  un  foyer  heureux  de  plus;  et  Nell,  malgré  sa  fortune, 
serait  aimée  pour  elle-même,  par  un  homme  riche  ou  pauvre,  beau 
ou  laid,  n'importe,  qui  chercherait  comme  elle,  dans  la  vie,  un 
idéal  à  poursuivre  et  à  atteindre. 

—  Comment  as- tu  trouvé  tante  Solanges? 

Et  Nellie,  le  front  subitement  assombri,  interrompait  la  rêverie 
de  Nell  en  lui  adressant  cette  question  d'une  voix  assourdie. 

—  Très  changée.  A-t-elle  été  malade  dernièrement? 

—  Elle  n'a  jamais  été  bien  solide;  mais,  depuis  deux  hivers,  elle 
a  des  bronchites  terribles  qui  la  retiennent  des  mois  entiers  à  la 
maison.  Elle  vient  d'en  avoir  une,  bien  que  nous  ne  soyons  pas  en 
hiver,  et  cela  m'inquiète. 

—  Avez-vous  consulté  pour  elle?  Et  qu'a-t-on  dit? 
Nellie  haussa  les  épaules  avec  découragement. 

—  Rien  de  bien  précis,  des  traitements  par  l'air,  pas  faciles  à 
appliquer,  —  des  déplacements  qui  entraîneraient  une  série  de 
complicationfs.  —  Tante  n'a  pas  voulu. 

Elle  n'en  dit  pas  plus,  mais  Nell  comprit  que  la  question  d'argent 
avait  du  êireja  vraie  difficulté.  Elle  en  eut  de  Ja  peine.  En  remettant 
sa  jaquette  et  son  chapeau  pour  partir,  elle  pensait  avec  un  peu  de 
mélancolie  aux  contrastes  que  présente  parfois  la  vie.  Elle  ressentait 
une  tendre  admiration  pour  sa  cousine  Nellie  qui  apportait  tant 
d'art  et  de  travail  à  administrer  son  pauvre  petit  budget  de  mille 
francs,  au  point  d'en  tirer  encore  la  part  des  pauvres  et  de  la 
pâture  intellectuelle.  Aussi  se  promit-elie  bien  de  mettre,  elle,  toute 
son  ingéniosité  à  allonger  ce  petit  budget  sans  en  avoir  l'air.  Hais 


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LAQUELLE?  101 

elle  était  trop  fine  et  avait  trop  de  délicatesse  pour  laisser  rien 
deviner  de  ses  impressions. 

Nellie,  demeurée  seule,  rangea  le  petit  désordre  de  sa  chambre/ 
Elle  réintégra  à  son  porte-manteau  la  robe  gris  argeat  terminée 
grâce  à  l'aide  de  Nell.  Puis  elle  s'assit  sur  une  chaise  basse  devant 
son  chiffonnier  et  se  mit  à  en  vider  les  tiroirs,  à  plier  et  à  ranger 
avec  soin,  dans  des  sachets,  les  mouchoirs,  éventails,  gants,  voi- 
lettes et  rubans  qu'ils  contenaient. 

Tout  en  faisant  aller  ses  petits  doigts  agiles,  elle  pensait  à  la 
visite  qu'elle  venait  de  recevoir,  aux  récits  de  sa  cousine.  Et,  de 
plus  en  plus,  s'ancrait  en  elle  cette  pensée  :  «  Je  suis  une  femme 
d'intérieur.  »  Elle  avait  le  sentiment  très  net  quelle  n'était  pré- 
parée que  pour  la  vie  du  foyer.  Un  moment,  une  pensée  très  vague, 
—  une  crainte  plutôt,  —  l'effleura  :  «  Si  elle  devait  ne  jamais 
avoir  de  foyer  à  elle!  »  Mais  ce  doute  ne  dura  pas  ..  Une  vision  se 
précisait  d'un  home  plus  heureux  que  brillant  dont  elle  serait  la 
reine  et  l'inspiratrice.  Elle  y  voyait  clairement  autour  d'elle  des 
petites  têtes  blonde»  et  brunes  qui  se  pressaient  et  se  poussaient  en 
jouant  pour  se  serrer  de  plus  près  dans  ses  bras  et  dans  les  plis  de 
sa  robe.  Il  est  vrai  d'ajouter  que  Nellie  ne  voyait  pas  du  tout  celui 
qui  partagerait  avec  elle  le  gouvernement  de  son  empire.  Dans  la 
vie  retirée  qu'elle  avait  menée  depuis  sa  sortie  du  couvent,  elle 
n'avait  rencontré  aucun  homme  qui  eût  jeté  les  yeux  sur  elle  ou 
mérité  son  attention.  Elle  avait  su  vaguement  que  des  amis  cher- 
chaient à  la  marier,  mais  jusqu'à  présent  leurs  efforts  n'avaient  pas 
abouti.  Toutefois,  comme  elle  n'avait  que  vingt  ans,  la  perspective 
de  coiffer  Sainte  Catherine,  tout  en  la  faisant  frissonner,  ne  lui 
apparaissait  encore  que  lointaine  et  invraisemblable.  Le  Prince 
Charmant  ne  pourrait  manquer  de  venir  un  jour,  et,  en  souriant  à 
wtte  espérance,  Nellie  de  Verneuil  se  mit  à  songer  au  charme  que 
le  retour  de  sa  cousine  allait  désormais  répandre  sur  sa  vie. 


IV 

Aucune  saison  n'a  plus  de  poésie  que  l'automne.  Cette  année -là, 
il  était  particulièrement  beau  et  Nell  en  jouissait  chaque  jour  davan- 
tage. Elle  se  sentait  le  cœur  léger  comme  cet  air  frais  et  piquant 
d'octobre  qu'elle  respirait  les  lèvres  entrouvertes.  Le  soleil  radieux 
souriait  à  ses*vingt  ans,  et  il  lui  semblait  que  les  hautes  et  banales 
maisons  tenaient  pour  elle  des  surprises  en  réserve,  derrière  leurs 
portes  et  leurs  persiennes  closes. 

Les  premières  journées  dans  une  ville  nouvelle!  C'est,  dans  l'his- 


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102  LAQUELLE? 

toire  de  la  vie,  tantôt  une  simple  parenthèse  qui  s'ouvre,  tantôt  un 
chapitre  qui  commence.  Selon  les  âges,  les  circonstances  et  les  cas, 
il  y  a  là  un  moment  d'angoisse  ou  de  délicieuse  attente  :  l'inconnu, 
aperçu  à  travers  le  douta,  le  désir  ou  l'espérance  1 

Nell  regardait  Paris  avec  des  yeux  nouveaux,  maintenant  qu'elle 
y  était  définitivement  établie.  Elle  jouissait  de  mille  détails  devant 
lesquels  les  habitués  passent  indifférents.  A  côté  de  M.  Burlslay,  qui 
ne  laissait  à  nul  autre  la  joie  d'être  le  guide  de  sa  nièce,  elle  connut 
le  charme  des  matins  légèrement  embrumés  du  Bois,  lorsque  la 
mélancolie  des  arbres  dépouillés  lutte,  tour  à  tour  vaincue  ou 
triomphante,  contre  l'éclat  d'un  soleil  pâli  par  l'approche  de  l'hiver. 
Mieux  qu'une  autre  encore,  elle  goûta  la  joie  semée  de  tous  côtés 
par  les  fleurs  épanouies.  Dans  les  cités  américaines,  Nell  les  avait 
bien  vues,  aristocratiques  et  hautaines,  derrière  les  vitrines  des 
fleuristes  à  la  mode;  mais  elle  avait  oublié  les  fleurs  de  France, 
mêlées  gaiement  à  la  vie  populaire. 

Quoi  encore?...  Elle  connut  les  après-midi  de  solitaire  contem- 
plation dans  des  salles  désertes  de  musées,  les  promenades  à 
travers  de  vieux  quartiers  lointains,  les  flâneries  sans  but  et  les 
explorations  dans  les  boutiques  d'antiquaires. 

Mais  M,  Burlslay  voulait  surtout  que  Nell  vécût  de  la  vie  euro- 
péenne et  française,  et,  les  premières  semaines  passées,  il  eut  un 
entretien  sérieux  avec  M.  et  Mme  de  Verneuil  au  sujet  de  leur  nièce. 
11  y  avait,  dans  l'éducation  morale  et  dans  le  jugement  de  Nell,  non 
des  lacunes,  mais  des  points  insuffisamment  développés  et  qui 
demandaient,  avec  la  main  légère  d'une  femme,  un  tact  quasi 
maternel.  M.  Burlslay,  ami  depuis  vingt  ans  du  baron  et  de  la 
baronne,  avait  en  eux  une  confiance  absolue.  Il  leur  exposa  le 
trouble  mêlé  de  fierté  que  lui  causait  cette  enfant,  en  présence  de 
laquelle  il  était  un  peu  désorienté. 

—  Prenez-la  à  votre  école,  conclut-il,  il  lui  faut  connaître 
l'esprit  du  pays  et  du  milieu  dans  lequel  elle  est  appelée  à  vivre.  Je 
suis  un  vieux  garçon  et  m'entends  peu  à  diriger  une  jeune  fille! 

Et  c'est  ainsi  que,  tout  naturellement,  la  vie  de  Nell  se  trouva 
intimement  mêlée*à  celle  de  sa  cousine.  La  santé  chancelante  de  la 
baronne  contribua  encore  à  ce  rapprochement. 

Le  cercle  intime  des  Verneuil  était  assez  restreint,  mais  des  plus 
distingués.  Les  grosses  fortunes  y  étaient  rares;  on  y  professait 
qp? honneur  passe  richesse.  Peu  de  jeunesse;  quelques  vieilles 
dames  ayant  encore  dans  les  cheveux  un  peu  de  la  poudre  de 
leurs  grand- mères;  et  quelques  vieux  gentilshommes  qui  avaient 
conservé  les  grandes  allures  d'autrefois.  Lorsque,  chaque  dimanche, 
ils  se  réunissaient  autour  de  Mm*  de  Verneuil,  dans  son  petit  salon 


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LAQUELLE?  103 

Louis  XVI  aux  teintes  et  aux  étoffes  passées,  sous  le  regard  des 
portraits  de  famille,  c'était  une  réunion  d'une  étrange  physionomie. 

Nell  résuma  un  jour  ses  impressions  en  disant  à  sa  cousine  que 
Ton  «  pourrait  se  croire  au  Théâtre-Français  ». 

Pour  son  goût,  et  bien  qu'elle  fût  sensible  au  charme  spécial  de 
ce  milieu  d'un  raffinement  extrême,  l'atmosphère  fleurait  un  peu 
trop  la  poudre  à  la  Maréchale  et  l'essence  de  bergamote.  La  brise 
du  dehors  ne  pénétrait  pas  assez  dans  ce  salon  clos  où  elle  étouffait 
un  peu  et  où  ces  délicieuses  vieilles  gens  lui  donnaient  l'illusion  de 
spectres  d'un  autre  âge. 

Hais,  curieuse  elle-même  de  pénétrer  ce  monde  nouveau,  elle  tint 
à  assister  aux  réunions  de  travail  pour  les  pauvres  que  Mn*  de 
Verneuil  avait  organisées  chez  elle  entre  les  jeunes  amies  de  Nellie. 
La  baronne  et  sa  nièce  avaient  l'habitude  de  la  charité,  c'est-à-dire 
que  les  œuvres  charitables  avaient  eu  toujours  une  part  dans  leur 
budget.  Elles  étaient  inscrites  pour  une  somme  plus  ou  moins 
élevée  sur  les  registres  des  œuvres  de  la  paroisse  ;  de  plus,  tante 
Solanges  tricotait  chaque  année  un  certain  nombre  de  paires  de  bas, 
et  Nellie  confectionnait  un  costume  de  communiante  aux  approches 
du  mois  de  mai.  C'était  plus  que  ne  font  beaucoup  d'autres. 

Nell  suivait  ces  réunions  avec  assiduité.  Tout  en  tirant  l'aiguille 
plus  activement  peut-être  que  les  autres,  elle  ne  perdait  rien  de  ce 
gui  se  disait  autour  d'elle.  On  causait  beaucoup,  et  la  conversation 
ne  manquait  pas  d'intérêt  pour  elle  qui  cherchait  si  consciencieuse- 
ment le  bien  à  faire  et  la  voie  à  suivre.  Dans  son  entretien  avec 
H  Burlslay,  Nell  avait  bien  exprimé  ce  qui  était  une  idée  fixe  chez 
elle;  mais  elle  restait  hésitante  sur  les  moyens.  Que  faire,  et 
comment  le  faire? 

Pour  tâter  le  terrain,  elle  s'amusait  parfois  à  provoquer  l'étonne- 
ment,  confinant  à  la  stupéfaction,  des  élégantes  ouvrières,  en  leur 
racontant  les  systèmes  divers  employés  aux  Etats-Unis  par  les 
jeunes  filles  pour  se  procurer  des  fonds  en  faveur  (Tune  œuvre 
charitable.  Les  charitydays^  par  exemple,  où  les  jeunes  New- 
Yorkaises  empruntent  pour  un  jour  tous  les  tramways  de  la  ville. 
Les  Compagnies,  indemnisées  de  leurs  frais,  livrent  dès  le  matin 
les  trains  aux  jeunes  filles,  qui  jouent  le  rôle  de  contrôleur.  No 
change  est  leur  devise  :  «  On  ne  rend  pas  la  monnaie  !  » 

Et  les  jeunes  Parisiennes  de  rire! 

Nell,  l'Américaine,  était  très  frappée  de  la  forme  administrative 
que  prend  tout  de  suite  en  France  la  charité,  même  la  charité 
privée...  liais  lorsqu'elle  se  disait  qu'il  y  avait  peut-être  là  quelque 
chose  à  faire,  bien  vite  sa  raison  lui  soufflait  qu'elle  était  encore 
bien  jeune  et  bien  peu  expérimentée  pour  prendre  parti  en  de  si 


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101  LAQUELLE? 

graves  questions.  Et  puis,    la  France  n'était  pas   l'Amérique... 

Et  comme  elle  était  d'esprit  large  et  très  tolérant,  elle  gardait 
ses  idées  jusqu'à  nouvel  ordre,  écoutait  sans  broncher  celles  des 
autres  et  tirait  l'aiguille  avec  un  redoublement  d'activité. 

Elle  étonnait  bien  un  peu,  mais  il  y  avait  en  elle,  dans  l'attitude 
et  dans  l'accent,  une  sincérité  qui  lui  gagnait  les  cœurs. 

Son  oncle  Verneuil  l'admirait  sans  réserve. 

—  Nell  vaut  son  pesant  d'or,  répétait-il;  j'en  ai  la  preuve  tons 
les  jours  1 

11  avait,  en  effet,  sujet  d'apprécier  sa  nièce.  Ses  nouvelles  fonc- 
tions l'avaient  obligé  à  un  travail  considérable.  11  avait  eu  à  com- 
pulser des  liasses  de  documents  pour  établir  des  rapports  détaillés 
sur  les  différentes  branches  des  services  de  la  Compagnie  dont  il 
était  inspecteur.  Nell,  le  voyant  surchargé,  s'était  offerte  à  lui 
venir  en  aide.  11  n'avait  pas  accepté  d'abord,  dans  la  crainte  de 
lui  imposer  autant  de  fatigue  que  d'ennui,  et,  pour  tout  dire,  il 
doutait  un  peu  de  ses  capacités  pour  une  besogne  aussi  ardue. 
Mais  elle  avait  tant  insisté  qu'il  avait  fini  par  accueillir  sa  colla- 
boration. Durant  quelques  jours,  la  vue  de  cette  jeune  tête 
penchée  gravement  sur  des  dossiers  poudreux  lui  fut  une  douceur 
à  l'âme.  Nell  triait  les  pièces,  alignait  des  chiffres,  mettait  des 
notes  en  ordre,  parfois  même  écrivait  à  la  machine  ou  sténogra- 
phiait un  rapport  avec  le  sérieux  et  la  conscience  d'un  vieil  employé. 

Mais  tout  cela  ne  suffisait  pas  à  M.  Burlslay.  Il  voyait  approcher 
avec  une  certaine  crainte  le  moment  de  conduire  sa  nièce  dans  le 
monde.  Il  savait  que  Nell,  belle  et  riche,  serait  fort  entourée,  et  il 
pressentait  qu'elle  ne  lui  resterait  pas  longtemps.  Il  craignait  que, 
dans  sa  recherche  de  la  valeur  intrinsèque,  de  ce  qu'elle  appelait  la 
personnalité,  la  jeune  fille  fît  trop  bon  marché  d'autres  considéra- 
tions d'une  importance  tout  aussi  grande  dans  le  mariage,  et  il 
souhaitait  vivement  prolonger  de  quelques  mois  ce  temps  d'initia- 
tion de  la  jeune  fille  à  la  vie  mondaine. 

Les  événements  le  servirent  à  merveille  et  aussi  la  délicate  ten- 
dresse de  cœur  de  sa  chère  Nell. 

La  santé  de  la  baronne,  loin  de  s'améliorer,  déclinait  de  jour  en 
jour.  La  réclusion  à  laquelle  la  mauvaise  saison  la  condamnait 
avait  un  eflet  désastreux  sur  son  organisme  affaibli  Elle  n'avait 
plus  même  la  force  de  se  promener  dans  sa  maison  :  le  goût  des 
fleurs,  des  arrangements  coquets  de  son  intérieur  ou  de  sa  personne 
l'abandonnait.  Elle  en  vint  peu  à  peu  à  trouver  fatigante  la  conver- 
sation de  ses  amis  et  cessa  de  recevoir  tous  les  jours,  comme  elle 
l'avait  fait  jusqu'alors. 

Elle  quitta  peu  sa  chambre,  devint  triste,  hantée  d'idées  noires, 


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LAQUELLE?  105 

se  tourmentant  par  avance  et  tourmentant  les  siens,  à  la  pensée  de 
ce  qui  arriverait  si  elle  n'était  plus  là.  Elle,  dont  l'humeur  avait 
toujours  été  inaltérablement  douce,  le  caractère  d'une  égalité 
parfaite,  devint  nerveuse,  irritable.  La  maison  s'assombrit  à  mesure 
qu'elle  s'assombrissait  elle-mêaae;  la  vie  de  famille  perdit  de  son 
charme  lorsque  la  pauvre  tante  ne  lui  en  donna  plus  du  sien. 

H.  de  Ver oeuil,  inquiet  et  pressé  par  ses  nièces,  se  décida  à 
demander  l'avis  de  plusieurs  sommités  médicales. 

Le  jour  de  la  consultation,  Nell  et  Nellie,  anxieuses,  attendaient 
dans  le  salon  que  leur  oncle  prit  congé  des  médecins  réunis  dans 
son  bureau. 

Dès  qu'il  revint  vers  elles  : 

—  Je  suis,  malgré  tout,  rassuré,  leur  dit- il  avec  empressement, 
car  je  craignais  que  votre  tante  eût  la  poitrine  atteinte,  et  alors  le 
mal  eût  été  sans  remède.  Elle  a  seulement  une  vive  irritation  des 
bronches.  Ce  qu'il  y  a  de  grave  dans  son  état,  c'est  un  commence- 
ment de  neurasthénie  que  la  vie  renfermée  à  laquelle  elle  est 
astreinte  ne  peut  qu'aggraver.  Ces  messieurs  prescrivent  immédia- 
tement  un  traitement  bydrothérapique,  mais  ils  sont  d'accord  pour 
penser  que  si  de  bons  résultats  ne  se  manifestent  pas  rapidement, 
le  seul  espoir  d'enrayer  le  mal  serait  de  faire  voyager  votre  tante 
pour  la  conduire  dans  un  pays  tiède  et  sous  un  ciel  plus  clément... 

Il  se  tut,  soucieux,  et  un  silence  profond  régna  pendant  un  instant. 

—  A  la  grâce  de  Dieu,  reprit-il,  nous  allons  commencer  le  trai- 
tement; et  si,  dans  quelques  semaines,  votre  tante  ne  va  pas  sen- 
siblement mieux,  nous  prendrons  les  dispositions  nécessaires  pour 
qu'elle  et  toi,  Nellie,  vous  alliez  quelque  part  à  l'étranger  finir 
l'hiver. 

—  Pauvre  oncle,  dit  affectueusement  Nellie  en  l'embrassant  :  il 
est  dit  que  vous  ne  serez  jamais  tranquille  ;  toujours  avec  des  soucis 
et  des  sacrifices  à  faire!... 

—  Trop  heureux  encore  de  pouvoir  les  faire,  mon  enfant  !  Là  où 
la  santé  de  ta  tante  est  en  cause,  le  reste  compte  peu  !... 

Nell  ne  dit  rien;  mais,  en  remontant  près  de  Mme  de  Verneuil, 
elle  eut  un  moment  d'hésitation,  comme  si  elle  eût  voulu  confier 
quelque  chose  à  sa  cousine;  mais  elle  se  contint,  et  toutes  deux 
entrèrent  chez  la  ma'ade. 

M.  de  Verneuil  les  y  rejoignit  et  mit  franchement  sa  femme  au 
courant  de  l'opinion  des  médecins.  11  avait  pour  principe  qu'en 
toutes  choses  il  vaut  mieux  dire  la  vérité.  Puis  il  savait  que  la 
baronne  était  préoccupée  de  son  état  et  que  cette  anxiété  causait 
<hez  elle  un  malaise  moral  qui  se  répercutait  dans  ses  trouble? 

physiques. 


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106  UQUILLE? 

Mme  de  Verneuil  consentit  de  bonne  grâce  à  essayer  du  traite- 
tement  hydrothérapique,  mais  elle  ne  voulut  pas  entendre  parler  de 
voyage. 

On  discutait  encore  autour  de  sa  chaise  longue,  lorsque  la  vieille 
femme  de  chambre  entra,  apportant  à  la  baronne  une  superbe  gerbe 
de  lilas  et  de  roses,  accompagnée  d'une  lettre  de  M.  Burlslay. 
L'oncle  Georges  avait  souvent  de  ces  attentions,  dont  Mae  de  Ver- 
neuil se  montrait  fort  touchée. 

Pendant  que  les  jeunes  filles  disposaient  dans  des  potiches  et 
dans  des  coupes  les  longues  tiges  fleuries,  la  baronne  lisait  sa  lettre 
et,  avec  un  regard  de  profonde  surprise,  la  passait  à  M.  de  Verneuil. 

—  Nell,  sais- tu  ce  que  ton  oncle  m'écrit?  demanda- 1 -elle, 
en  reprenant  le  papier  que  son  mari  lui  tendait  sans  rien  dire  : 

—  Non,  tante,  répondit  la  voix  sincère  de  la  jeune  fille. 
M*6  de  Verneuil  lut  alors  : 

«  Laissez-moi  faire  appel  à  notre  vieille  amitié  et  à  votre  affection 
pour  notre  nièce  commune,  en  vous  demandant  un  service  : 

«  Vous  avez  donné  à  ma  chère  Nell  la  douceur  d'une  tendresse 
maternelle  que  depuis  bien  des  années  elle  ne  connaissait  plus.  Elle 
est  aujourd'hui  sur  le  point  d'entrer  dans  le  monde  où  elle  doit 
vivre  et  où,  je  l'espère,  elle  tiendra  une  place  cligne  d'elle.  Mais  je 
pense  qu'avant  de  l'y  lancer,  son  éducation,  très  forte  par  certains 
côtés,  aurait  besoin  d'être  complétée  au  point  de  vue  artistique  et 
européen. 

«  Puis-je  donc  me  hasarder  à  demander  à  M.  de  Verneuil  et  à 
vous  un  sacrifice?  Ce  serait  de  consentir  à  quitter  pour  quelques 
mois  (quatre  ou  cinq)  votre  mari  et  votre  intérieur...  C'est  beau- 
coup demander,  je  le  sais.  Je  voudrais,  chère  Madame  et  amie, 
vous  voir  accepter  de  conduire  ces  deux  jeunes  filles  à  Rome  (ici, 
un  cri  de  Nellie  interrompit  la  lecture)  ;  que  vous  vous  y  installiez 
avec  elles,  non  dans  un  hôtel  banal,  mais  chez  vous,  dans  un  appar- 
tement ou  dans  une  villa,  avec  tout  le  confortable  et  tout  l'agrément 
possible.  Je  voudrais  enfin  que,  dans  la  mesure  compatible  avec 
votre  état  de  santé,  vous  les  conduisiez  dans  le  monde,  dans  le 
grand  monde  italien  et  étranger.  Gela  vous  serait  facile,  car  vous 
auriez  aisément  les  meilleures  recommandations  pour  les  ambassades. 

«  Devant  l'énormité  de  ce  que  je  sollicite  de  vous,  je  devrais 
hésiter,  et  cependant  je  vous  connais  si  bien  que  je  ne  doute  pas 
de  votre  consentement  ni  de  celui  de  H.  de  Verneuil.  De  plus,  on 
dit  qu'un  voyage  en  Italie  est  un  rayon  de  soleil  dont  la  vie 
demeure  illuminée  pour  toujours.  Eh  bien,  je  suis  vieux  déjà,  et  les 
joies,  en  ce  monde,  me  sont  certainement  comptées;  laissez-moi 
donc  celle  de  mettre  moi-même  ce  rayon  de  soleil  dans  la  vie  de 


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LAQUELLE?  107 

votre  gentille  Neliie,  qui  aura  ainsi  une  raison  de  ne  pas  oublier  le 
vieil  oncle  Georges  quand  il  n'y  sera  plus.  C'est  pourquoi  je  sens 
que  vous  serez  bonne  comme  je  vous  ai  toujours  connue,  et  que 
tous  rendrez  aux  deux  cousines,  je  dirais  presque  aux  deux  sœurs, 
un  service  dont  je  vous  aurai,  jusqu'au  dernier  jour,  la  plus 
profonde  reconnaissance.  » 

—  Comme  mon  oncle  est  bon  !  Comme  ton  oncle  est  bon  I 
s'écrièrent  ensemble  Nell  et  sa  cousine,  en  se  jetant  follement  sur 
MM  de  Yerneuil  qu'elles  étouffaient  à  demi. 

—  Quand  partons-nous?.. .  demanda  Neliie  d'une  voix  ardente. 

—  Comme  tu  y  vas!  répondit  en  riant  M.  de  Verneuil.  Tu 
ne  mets  pas  en  doute  le  consentement  de  ta  tante  !  Mais  nous 
n'avons  pas  même  eu  le  temps  de  discuter  la  question... 

—  Oh!  oncle  Jules,  vous  ne  voulez  pas  dire  que  vous  allez 
perdre  une  minute  à  discuter?  Ce  serait  du  temps  gaspillé!  Vous 
n'auriez  jamais  le  cœur  de  faire  à  votre  petite  Neliie  un  chagrin 
pareil?  Quoi!  la  possibilité  d'aller  à  Rome,  de  connaître  l'Italie,  et 
voir  s'évanouir  un  pareil  rèvel... 

Et  Neliie,  pleurant  presque  de  joie,  joignait  les  mains,  en  regar- 
dant tour  à  tour  son  oncle  et  sa  tante. 

—  Voyez,  tante  Solanges  ne  dit  rien  ;  elle  est  plus  raisonnable! 
s'écria-t-elle,  renaissant  à  l'espoir. 

—  Cela  sera  un  gros  sacrifice  pour  vous,  mon  oncle,  dit  alors 
Nell  de  sa  voix  douce  et  persuasive,  mais  nous  en  serons  si  heu- 
reuses, et  tante  s'en  trouvera  si  bien  ! 

M.  de  Verneuil  sourit. 

—  Non,  mes  enfants,  rassurez-vous,  je  n'ai  pas  l'intention  de 
refuser  l'offre  si  affectueuse  et  si  délicate  de  M.  Burlslay.  Vous 
pouvez  donc  déjà  arranger  avec  votre  tante  tous  les  petits  détails  de 
votre  voyage,  car,  elle  aussi,  sans  le  dire,  est  certainement  décidée... 

Après  une  nouvelle  explosion  de  joie  de  la  part  de  Neliie,  on 
s'assit  en  se  mettant  à  parler  pratiquement  du  projet. 

MM  de  Verneuil  eut  une  excellente  idée.  Il  est  toujours  désa- 
gréable de  débarquer  dans  une  ville  inconnue  sans  savoir  d'avance 
où  l'on  va.  Ce  serait  bien  ennuyeux  et  même  fatiguant  de  descendre 
dans  un  hôtel,  puis  d'avoir  à  chercher  une  installation  et  de  s'y 
organiser.  Le  curé  de  leur  paroisse  lui  avait  justement  parlé, 
quelque  temps  auparavant,  d'un  ami  qu'il  avait  à  Rome,  un  Italien, 
qui  était  quelque  chose  au  Vatican  et  rendait  les  plus  grands 
services  aux  étrangers  à  lui  recommandés.  Le  mieux  serait  de  lui 
faire  écrire  dés  maintenant  par  M.  le  Curé,  en  le  priant  de  louer  un 
appartement  ou  une  villa  où  Mme  de  Verneuil  et  ses  nièces  pour- 
raient se  rendre  directement,  sans  préoccupation  d'aucune  sorte. 


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105  LAQUELLE? 

Le  conseil  réuni  autour  de  tante  Sol  anges  trouva  l'idée  parfaite. 

—  Habille-toi,  Nellie,  et,  après  avoir  porté  nos  remerciements  à 
l'oncle  Georges,  tu  iras  sans  retard  voir  notre  excellent  curé.  Tu  lui 
expliqueras  ce  dont  il  s'agit. 

—  Du  soleil  avant  tout,  ajouta  Nell,  et  un  jardin  ou  une  terrasse  1 
Spécifie  bien  cela  ! 

—  Mais  il  faudrait  fixer  un  chiffre,  dit  M.  de  Verneuil,  et  c'est 
assez  difficile. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  bien  cher,  mon  oncle,  répondit  encore  Nell; 
pour  une  somme  peu  élevée,  on  trouve  quelque  chose  de  très 
honorable. 

—  Mais  comment  es- tu  si  bien  renseignée  sur  l'Italie?  demanda 
sa  cousine  en  riant. 

—  Sans  aucune  sorcellerie  de  ma  part,  sois-en  bien  sûre!  Une 
de  mes  amies  de  Boston  a  passé  quatre  ans  à  l'ambassade  de  Rome; 
elle  en  revenait:  j'ai  profité  de  cette  circonsiance  pour  m'informer 
d'une  de  foule  choses.  On  ne  sait  jamais  si  ce  qui  vous  semble 
inutile  au  moment  où  on  l'apprend  ne  vous  servira  pas  un 
jour... 

Maintenant  que  tout  était  résolu,  chacun  retourna  à  ses  occupa- 
tions. Nellie  se  retira  pour  aller  chez  l'oncle  Burlslay,  puis  au 
presbytère.  Mme  de  Verneuil,  secouée  et  déjà  ragaillardie  par  cette 
perspective  d'un  changement  inattendu,  sonna  Catherine;  Nell  se 
leva  et  prit  congé  à  son  tour,  mais  au  moment  où  elle  sortait  de 
chez  sa  tante,  l'oncle  Jules,  qui  l'avait  suivie,  la  prit  dans  ses  bras 
et  lui  mit  un  tendre  baiser  sur  le  front,  parmi  ses  bouclettes  tou- 
jours indisciplinées. 

—  Tu  es  aussi  bonne  qu'intelligente  et  jolie!...,  lui  dit -il 
tout  bas  avec  émotion. 

Nell  ne  répondit  rien  et  s'enfuit  en  courant.  Toute  joyeuse,  elle 
rentra  chez  elle  :  sa  petite  combinaison  avait  réussi. 

Avant  que  les  médecins  eussent  décrété  un  changement  d'air  et 
de  milieu  pour  sa  tante,  la  jeune  fille  avait  pensé  que  l'hiver  humide 
et  froid  de  Paris  ne  convenait  pas  à  sa  tante;  mais  elle  devinait 
aussi  que  Mma  de  Verneuil  se  refuserait  à  un  déplacement  coûteux. 
Et  elle  avait  eu  a'ors  l'idée  de  demander  un  sacrifice  à  sa  tante, 
et  l'oncle  Burlslay,  comprenant  son  désir,  s'était  prêté  à  la  réali- 
sation de  sa  délicate  pensée. 

Le  même  soir,  seule  avec  son  oncle,  Nell  lui  fit  en  riant  le  récit 
de  la  petite  scène,  et  lui  peignit  avec  une  émotion  heureuse  la  joie 
expansive  de  sa  cousine. 

—  Mais,  oncle  Georges,  pourquoi  avoir  écrit?  Pourquoi  n'être 
pas  venu  vous-même?  Quant  à  moi,  du  reste,  cela  m'a  mise  plus  à 


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LAQUELLE?  109 

i'aise  :  j'ai  pu  affirmer  en  toute  vérité  que  je  ue  connaissais  pas  le 
contenu  de  votre  lettre... 

—  Mon  enfant,  répondit  M.  Burlslay,  la  plume  est  plus  sûre  que 
la  parole.  Il  y  avait  une  certaine  délicatesse  à  mettre  dans  cette 
offre;  je  tenais  à  ce  que  M.  et  Mme  de  Verneuil  fussent  bien  pénétrés 
que  je  leur  demandais  réellement  un  service  et  que  j'entendais 
demeurer  leur  obligé. 

Le  voyage  décidé,  tout  le  monde  fut  d'accord  pour  en  activer  les 
préparatifs. 

Ainsi  que  M.  Burlslay  l'avait  indiqué  à  Nell,  il  y  avait  à  la  question 
un  côté  pratique,  mais  dont  il  fallait  sauver  les  apparences;  on  s'en 
tira  habilement  en  faisant  de  Nell,  avec  une  parfaite  simplicité,  la 
trésorière  de  l'expédition,  et  chacun  resta  ainsi,  avec  convenance  et 
dignité,  à  sa  place  et  dans  son  rôle. 

La  veille  du  départ,  Nell  et  Nellie,  en  voyant  enfin  leurs  malles 
fermées  et  sanglées,  s'épanchèrent  en  une  méditation  joyeuse... 

—  Vois-tu,  disait  Nellie,  il  me  semble  que  nous  courons  à  la 
poursuite  du  bonheur!  J'ai  comme  le  pressentiment  qu'il  est  quelque 
part  là-bas,  sur  la  route,  et  qu'il  attend  l'une  de  nousl  Laquelle  le 
saisira?...  Laquelle  fera  captif  l'oiseau  bleu  qui,  tantôt  se  pose  sur 
les  aubépines  du  chemin,  tantôt  se  balance  dans  le  jardin  des 
palais?... 

—  Folle!  répondait  Nell  en  l'embrassant;  toutes  deux  nous  le 
charmerons  et  le  ramènerons,  dans  une  cage  fleurie,  sous  le  ciel 
parisien  1... 

J.  d'Anin. 

La  suite  prochainement. 


i 


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EMILE  ZOLA 

L'ŒUVRE  ET  L'HOMME 


Les  agités  du  dreyfusisme,  en  qui  se  continue  l'obsession  de 
l'Affaire,  s'imagineraient  volontiers  que  nos  jugements  sur  Emile 
Zola  sont  aujourd'hui  dictés  par  la  rancune  de  l'attitude  que  prit 
bruyamment  l'écrivain  dans  la  campagne  pour  le  condamné  de 
l'Ile  du  Diable.  Et  les  mêmes  hommes,  ou  les  amis  des  mêmes 
hommes,  dont  la  joie  débordait  en  télégrammes  ironiques  tandis 
que  le  colonel  Henry  se  coupait  la  gorge  au  Mont-Valérien,  les 
mêmes  hommes  ou  les  amis  des  mêmes  hommes  qui  ne  daignaient 
seulement  pas  attendre  que  le  cadavre  du  suicidé  fût  refroidi  pour 
inculper  sa  mémoire  du  crime  de  trahison,  ceux-là  s'effarouchent 
pudiquement  à  l'heure  actuelle  et  nous  accusent  de  méconnaître  le 
respect  dû  aux  morts,  parce  que  nous  formulons  des  réserves  sur 
le  rôle  littéraire,  moral  et  social,  joué  en  notre  histoire  contempo- 
raine par  le  père  des  Rougon-Macquart.  11  y  aurait  là  à  noter,  au 
cours  de  l'éternelle  comédie  humaine,  une  jolie  scène  d'hypocrisie, 
si  les  événements,  auxquels  nous  assistons  depuis  de  longues 
années,  ne  nous  avaient  amplement  blasés  déjà  sur  des  «  documents 
vécus  »  de  cette  espèce. 

Et  d'abord,  quand  il  serait  vrai  que  l'estime  très  relative  en 
laquelle  nous  tenons  l'auteur  de  Nana  ou  de  Pot- Bouille,  provient 
de  la  fameuse  lettre  :  «  J'accuse  »,  et  de  la  brutale  explosion 
d'outrages  dont  elle  fut  l'occasion,  en  France  et  hors  de  France, 
contre  notre  armée  et  notre  patrie,  nous  ne  voyons  rien  là  dont 
nous  aurions  à  rougir. 

Cette  violente  et  verbeuse  épître  valut  à  son  auteur,  nous  ne 
l'ignorons  pas,  au  delà  de  nos  frontières,  une  popularité  tumul- 
tueuse, que  n'avait  nullement  préparée  d'ailleurs  son  œuvre  litté- 
raire; car,  si  les  journaux  anglais,  italiens  et  allemands  prodiguent, 
depuis  quelques  jours,  les  nécrologies  hyperboliques  au  grand 
romancier,  au  grand  penseur,  au  grand  philosophe,  au  grand 


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âflLE  ZOLA  in 

poète,  au  grand  apôtre  de  la  vérité  et  de  la  justice,  à  l'incarnation 
la  plus  pare,  en  un  mot,  de  tontes  les  gloires  et  de  tontes  les  vertus 
dlà-bas;  si  cet  enthousiasme  va  jusqu'à  nous  susciter,  particuliè- 
rement de  l'autre  côté  des  Alpes,  les  condoléances  d'une  insolente 
sympathie  où  s'affiche  la  négation  des  arrêts  rendus  par  nos 
conseils  de  guerre,  nous  n'avons  pourtant  point  oublié  l'époque, 
—  pas  très  lointaine,  —  où  la  même  presse  étrangère  commentait 
avec  an  dégoût  profond  les  grossièretés  de  la  pseudo-épopée  sociale 
édifiée  par  Emile  Zola.  Et  peut-être  ne  serait-ce  pas  m  vain 
amusement  que  de  chercher  à  imaginer  quel  serait  présentement 
le  ton  tout  autre  des  articles  nécrologiques  qui  éclosent  avec  tant 
d'abondance  à  Londres,  à  Rome  ou  à  Berlin,  dans  le  cas  où  le 
coryphée  de  l'école  naturaliste  fût  demeuré,  depuis  1896,  un 
simple  homme  de  lettres,  en  dehors  des  partis  et  des  luttes  poli- 
tiques; mais  sans  doute  découvrirait-on  en  cette  recherche  certaines 
casses  au  pompeux  lyrisme  de  nos  voisins,  qui  n'ont  rien  &  voir 
arec  un  amour  immodéré  de  la  France.  Et  les  esprits  qui  se 
piquent  d'échapper  aux  entraînements  aveugles  conviendraient 
vraisemblablement  que  la  comparaison  instructive,  entre  les  apo- 
logies grandiloquentes  de  l'heure  actuelle  et  celles  plus  modé- 
rées que  l'on  devine  dans  l'hypothèse  où  Emile  Zola  eût  ignoré 
Alfred  Dreyfus,  suffiraient  à  justifier  largement  nos  scrupules 
patriotiques. 

Du  reste,  si  condamnable  que  nous  apparaissent  les  brutales 
diatribes  du  pamphlétaire,  et  si  sévère  que  soit  notre  façon  de  juger 
son  action  politique  en  ces  quatre  dernières  années,  ce  n'est  pas  ce 
triste  chapitre  de  sa  biographie  qui  inspire  notre  opinion  à  son 
égard.  Nous  pourrions  presque  laisser  de  côté  l'épisode  dreyfusiste 
en  sa  carrière  sans  rien  changer  de  notre  sentiment  général  sur 
l'homme  et  sur  son  œuvre.  Et  ceci  pour  divers  motifs. 

D'abord,  nous  inclinerions  à  croire  que,  malgré  les  allures  tapa- 
geuses de  son  intervention  dès  le  début  de  l'Affaire,  l'emploi  qu'A 
trot  en  cette  tragi-comédie  fut  beaucoup  moins  prépondérant  qu'il 
fie  se  le  figura  lui- même,  et  qu'il  y  joua  beaucoup  moins  le  person- 
nage d'un  meneur  que  celui  d'un  comparse.  Quand  on  rapproche 
non  seulement  le  contexte  entier  de  son  réquisitoire,  mais  aussi 
certaines  allégations  particulières,  parfois  certaines  phrases,  des 
témoignages  contraires  &  l'année  qui  furent  enregistrés  plus  tard 
par  la  Cour  de  cassation  ou  dans  les  débats  du  procès  de  Rennes,  on 
s'aperçoit  aisément  de  la  source  où  il  puisa  sa  documentation  ;  et  l'on 
ufflsfete  que  cette  documentation,  qu'il  ne  vérifia  point,  demeura 
**&  superficielle  que  l'est  d'ordinaire  findigeste,  mus  spécieuse 
farâtàon  de  ses  romans.  En  Poccasioo,  il  ne  fut,  comme  d'baki- 


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m  ÈMILIZOU 

tude,  renseigné  que  de  seconde  main.  Lorsqu'il  dut  s'expliquer 
devant  le  jury,  il  ne  put,  après  deux  ou  trois  mots  malheu- 
reux, que  s'effacer  radicalement  derrière  son  avocat;  il  laissa 
se  dérouler,  sans  y  prendre  part,  l'âpre  duel  entre  la;défense  et 
les  témoins  accusateurs;  en  fin  de  compte,  quand  il  se  vit  con- 
damné par  la  Cour  d'assises  de  Versailles,  il  s'enfuit  éperdumem 
vers  l'Angleterre.  Pour  un  apôtre  de  la  justice,  de  la  vérité  et  da 
droit,  cette  prudente  retraite  n'indiquait  qu'un  appétit  du  martyr 
fortement  mitigé  par  le  souci  de  son  bien- être  individuel,  et  cette 
crainte  de  quelques  mois  de  prison  ne  fournissait  pas  un  exemple 
très  entraînant  d'un  héroïsme  renouvelé  de  l'antique.  L'apôtre,  en 
mettant  la  frontière  entre  lui  et  ses  juges,  avait  une  manière  de 
servir  la  cause  à  laquelle  il  s'était  si  bruyamment  voué  dont  nous 
ne  saurions  lui  garder  rancune. 

Et  puis,  si  la  campagne  dreyfusiste  fit  apparaître,  en  une  mani- 
festation éclatante,  aux  yeux  du  grand  public,  les  caractéristiques 
essentielles  d'Emile  Zola,  elle  n'a  apporté,  après  tout,  aucune 
espèce  de  contribution  bien  neuve  à  l'étude  de  son  tempérament. 
La  présence  de  l'écrivain  aux  côtés  de  l'ex- capitaine  ne  révèle  rien 
d'imprévu;  elle  répond  à  ses  prédispositions  naturelles;  elle  est 
conforme  à  son  œuvre  passée;  elle  s'affirme  selon  la  logique  de  ses 
actes  antérieurs.  Philosophiquement,  il  n'y  a  pas  plus  à  s'en  indi- 
gner que  de  la  résultante  néfaste,  mais  nécessaire,  de  certains 
instincts  innés,  que  le  moindre  esprit  critique  permettait  de  dis- 
cerner sans  effort  à  travers  son  œuvre  écrite.  Et  parce  que  la 
perception  de  ces  détestables  instincts  échappa  longtemps  à  la 
clairvoyance  de  beaucoup  d'entre  nous,  il  n'empêche  qu'on  en 
retrouve  constamment  la  marque  au  cours  des  trente  ou  trente- 
cinq  volumes  composés  avant  1898. 

Non  pas,  du  reste,  que  cette  masse  compacte  de  prose  soit  litté- 
rairement négligeable.  Emile  Zola,  qui  nous  semble  bien  n'avoir 
jamais  possédé  qu'une  organisation  cérébrale  très  fruste  et  très 
simpliste,  était  pourvu  en  revanche  d'une  imagination  grossis- 
sante, qui  lui  a  permis  d'entrevoir  parfois  le  monde  extérieur  sons 
un  aspect  véritablement  poétique.  Entendons-nous  ici  sur  le  sens 
que  nous  donnons  à  cette  épithète,  et  posons  en  principe  que 
la  poésie  consiste  dans  la  transformation  des  réalités  par  la  vision 
personnelle  de  chacun  de  nous  et  dans  l'expression  communicative 
de  cette  .vision  particulière.  Dès  lors,  on  ne  saurait  nier,  selon 
nous,  que  l'auteur  de  Germinal  ait  compris  et  exprimé  mieux  qu'on 
ne  l'avait  jamais  fait  avant  lui  la  poésie  grossière  des  foules  hur- 
lantes et  déchaînées;  il  comprend  et  il  exprime  également  avec 
puissance  le  genre  de  beauté  que  peuvent  receler  les  produits  da 


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tMllfc  ZOU  113 

mécanisme  industriel  contemporain  ;  il  souffle  une  vie  ru dimen taire 
et  monstrueuse,  mais  d'une  rare  intensité  esthétique,  à  un  appareil 
de  distillation,  à  une  locomotive  perdue  dans  une  tourmente  de 
neige,  à  une  machine  à  vapeur  pour  l'épuisement  de  l'eau  des 
mines.  Par  là,  il  a  une  note  d'originalité  moderniste  qui  répond  par 
hasard  assez  bien  à  l'une  de  ses  prétentions  les  plus  chères  ;  et  nous 
Dévouions  pas  diminuer  le  mérite  de  ce  don,  qui  lui  vaudra  sans 
doute,  devant  la  postérité  impartiale,  une  place  appréciable  au 
deuxième  ou  au  troisième  rang  parmi  les  écrivains  de  ce  siècle. . 
Hais,  encore  une  fois,  notons  bien  que  ce  genre  de  talent,  —  s'il 
s'exerce  avec  puissance,  —  ne  s'exerce  jamais  que  dans  les  limites 
restreintes  offertes  par  le  spectacle  des  choses  inanimées  ou  des 
collectivités  humaines  animées  des  pensées  ou  des  passions  les  plus 
élémentaires. 

C'est  que,  en  somme,  Emile  Zola  resta  toujours  dépourvu  de 
psychologie  &  un  degré  qui  confine  au  miracle.  Ce  disciple  attardé, 
des  romantiques,  qui  se  figura  être  un  novateur  réaliste,  cet  obser- 
vateur imaginatif  des  formes  superficielles,  qui  se  posa  naïvement 
en  homme  de  science,  ne  possédait  pas  plus  d'aptitude  à  connaître 
les  autres  qu'à  se  connaître  lui-même.  Au  cours  de  sa  longue  épopée , 
d'une  famille  sous  le  second  Empire,  pas  un  personnage  qui  émerge, 
pas  no  caractère  fortement  dessiné,  pas  un  type  créé,  pas  même 
nn  nom  qui  surnage  en  nos  mémoires.  Ou  alors,  si  l'on  veut,  il  y  a 
le  nom  de  Goupeau,  la  brute  alcoolique  uniquement  intéressante  par 
ses  épouvantables  crises  de  delirium  tremens  ;  il  y  a  le  nom  de  Nana, 
antre  brnte,  pas  même  courtisane,  mais  basse  prostituée,  vulgaire 
et  inconsciente  machine  à  plaisir  ;  il  y  a  le  nom  de  la  Mouquette, 
la  jeune  personne  qui  dut  toute  sa  réputation  à  un  geste,  où  l'on 
peut  voir,  il  est  vrai,  un  démenti  à  la  spirituelle  boutade  de  Voi- 
ture, lorsque,  répondant  par  avance  à  la  thèse  du  naturalisme 
intégral,  il  disait:  «  Mon...  dos  aussi  est  dans  la  nature;  pourtant, 
je  ne  le  montre  pas.  »  H  y  a  peut-être  encore  ainsi  à  retenir  deux 
on  trois  noms  d'individus  à  l'âme  aussi  primitive  que  celles  du  trio 
sus  énoncé.  Tout  ceci,  malheureusement,  nous  laisse  loin,  non  pas 
seulement  d'un  Shakespeare  ou  d'un  Balzac  avec  lesquels  la  com- 
paraison serait  par  trop  écrasante,  mais  même  bien  loin  encore 
d  auteurs  à  l'envergure  infiniment  plus  mo  leste,  un  Bernardin  de 
Saint-Pierre  ou  un  abbé  Prévost. 

Déplorable  en  tant  qu'analyste  et  peintre  du  cœur  ou  du  cerveau 
humains*  Emile  Zola  ne  rachète  pas  cette  infériorité  par  quelque 
qualité  philosophique.  Sa  conception  générale  du  monde  se  réduit 
à  certaines  négations  violentes  et  à  une  foi  aveuglément  mystique 
en  la  religion  de  la  science,  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir. 

10  OCTOBRE  1902.  8 


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114  ÉHLB  ZOLA 

Sa  sociologie  —  qui  s'affirma  surtout  en  ces  dix  ou  douze  dernières 
années,  lorsque  sa  soif  de  popularité  s'exaspérait  —  ne  dépasse 
guère  le  niveau  habituel  des  rêveries  vagues  dont  les  orateurs 
révolutionnaires  bercent  leurs  aqditoires  de  réunions  publiques; 
des  phrases  et  encore  des  phrases  sur  la  fraternité  et  la  paix 
universelles,  sur  le  progrès  indéfini,  sur  la  justice,  sur  la  solida- 
rité, toutes  formules  généreuses  en  soi,  mais  peut-être  un  peu 
généreuses  à  la  façon  de  ces  breuvages  où  les  malheureux  puisent 
une  joie  factice  et  momentanée,  suivie  des  pires  lendemains.  Et 
cette  phraséologie  ne  vaut  même  pas  par  le  style. 

Ce  style,  quand  le  mouvement  ne  s'en  trouve  pas  précipité  en 
une  de  ces  descriptions  poétiques  dont  nous  parlons  plus  haut, 
reste  constamment  lourd  et  lent,  sans  variété  et  sans  souplesse. 
Par  une  nouvelle  incohérence  du  romancier,  qui  attaqua  si  impi- 
toyablement Victor  Hugo,  les  procédés  dont  use  l'auteur  de 
t  Assommoir  sont  précisément  ceux  qu'employait  volontiers  l'auteur 
de  la  Légende  des  Siècles.  Quelquefois,  l'inspiration  est  directe  et 
flagrante,  comme  pour  ce  tableau  de  Paris  qui  occupe  plusieurs 
chapitres  d'Une  Page  d  amour.  Mais,  là  comme  toujours,  le  pro- 
cédé apparaît  faussé,  ou  bien  parce  qu'il  fut  appliqué  maladroite- 
ment, ou  bien  parce  qu'il  est  outré  jusqu'à  la  parodie.  Les  énumé- 
rations  interminables,  —  voir  le  Ventre  de  Paris  ou  la  Faute  de 
tabbé  Mouret,  —  finissent  par  donner  l'impression  de  simples 
catalogues;  les  accumulations  ou  les  répétitions  d'images,  souvent 
peu  réjouissantes,  obscurcissent  la  narration  et  fatiguent  le  lecteur 
le  plus  résistant  à  l'ennui.  Défaut  de  tact,  de  mesure  et  de  goût, 
tous  les  caractères  essentiels  de  l'écrivain  pourraient  se  résumer 
assez  complètement  en  cette  triple  formule;  et  comme  on  a  dit 
que  «  le  style  c'est  l'homme  »,  et  que  cette  pensée  se  vérifie 
rigoureusement  en  Emile  Zola,  on  s'explique  ainsi  sans  peine  les 
résistances  instinctives  que  l'homme,  plus  encore  que  l'écrivain, 
n'a  cessé  de  voir  se  dresser  contre  lui. 

Sa  personnalité  envahissante  ne  s'épanchait  continuellement  au 
dehors  que  pour  heurter  de  front  les  sentiments  les  plus  respec- 
tables de  ses  contemporains  et  de  ses  compatriotes.  Parfois,  elle 
s'affiche  avec  une  brutalité  tellement  offensante  qu'on  se  demande 
si  ces  grossièretés  ne  sont  pas  en  partie  calculées  et  voulues  pour 
attirer  l'attention  en  «  épatant  le  bourgeois  »,  comme  on  dit  dans 
l'argot  d'aujourd'hui;  et  il  faudrait  alors  voir  là  un  autre  legs  du 
romantisme  et  de  la  puérile  manie  qu'eurent  ses  premiers  adeptes 
de  molester  les  «  philistins  ».  Seulement,  tandis  que  les  Jeune- 
France  de  1830  s'en  tenaient  à  des  plaisanteries  turbulentes  d'éco- 
liers en  vacances,  Emile  Zola,  avec  sa  lourdeur  cootumière,  arrive 


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EMILE  ZOLk  115 

tout  de  suite  an  par  scandale;  il  remplace  les  joyeusetés  un  peu 
libre,  d'une  fantaisie  débridée,  par  une  sorte  de  goujaterie  métho- 
dique et  triste,  dont  l'audace  contribua  peut-être  beaucoup  à  la 
notoriété  4e  son  nom,  mais  qui  lui  valut  une  gloire  médiocrement 
enviable  pour  une  âme  bien  située. 

On  peut  n'être  pas  dévot,  on  peut  même  être  détaché  de  tout 
culte  religieux;  on  n'en  éprouve  pas  moins  un  sentiment  de  gêne 
devant  ce  sobriquet  de  Jésus-Christ,  dont  il  baptise  un  des  crapu- 
leux paysans  de  la  Terre,  et  qu'il  replace  sans  cesse  avec  affectation 
dans  toutes  les  circonstances  les  plus  ridicules,  les  plus  sca- 
breuses ou  les  plus  malpropres.  On  n'a  pas  besoin  d'une  grande 
exaltation  patriotique  pour  se  trouver  cruellement  choqué  du  ton 
général  de  la  Débâcle;  les  gravures  de  l'édition  allemande,  qui 
forent  publiées  avec  l'autorisation  de  l'auteur,  et  dont  on  lui  a 
justement  reproché  le  caractère  insultant  pour  l'armée  française, 
ne  sont  en  somme  qu'une  illustration  trop  rigoureusement  conforme 
à  l'esprit  du  texte;  et  qu'on  ne  nous  serve  pas  ici  une  fois  de  plus 
l'argument  connu  des  exigences  sévères  qu'impose  le  respect  de  la 
Vérité,  —  avec  une  majuscule;  —  le  Désastre,  des  frères  Margue- 
ritte,  qui  traite  exactement  du  même  sujet,  qui  n'est  ni  moins  vrai, 
ni  moins  scrupuleusement  documenté,  a,  en  dehors  de  la  question 
littéraire,  une  allure  singulièrement  différente,  et  de  la  compa- 
raison des  deux  ouvrages  émanent  deux  impressions  qui  ne  se 
ressemblent  guère.  On  a  beau  enfin  avoir  lu  le  cycle  plutôt  étendu 
de  la  littérature  licencieuse,  depuis  Boccace  et  nos  vieux  conteurs 
jusqu'à  Guy  de  Maupassant,  en  n'oubliant  ni  Rabelais,  ni  La  Fon- 
taine, ni  les  grivoiseries  du  dix-huitième  siècle,  —  si  affranchi 
soit-on  de  toute  pruderie,  —  on  demeure  cependant  frappé  d'une 
certaine  stupeur  devant  le  large  fleuve  d'obscénités  qui  coule  à 
travers  l'œuvre  d'Emile  Zola,  et  où  l'auteur  semble  se  complaire 
avec  une  parfaite  inconscience.  Avec  inconscience,  disons-nous  : 
à  moins  toutefois,  ainsi  que  l'accusation  en  a  été  formulée  à 
diverses  reprises,  que  cette  pornographie  soit,  au  contraire,  très 
préméditée;  et  il  est  certain  que,  si  les  thèmes  de  Nana  ou  de  Pot- 
Bouille  comportent  à  la  rigueur  des  peintures  aussi  osées  que 
Ton  voudra,  on  se  demande  &  quoi  tendent  les  scènes  de  débauche 
et  de  sadisme  visiblement  plaquées  dans  des  romans  tels  que 
ï Argent  et  Rome,  où  on  ne  leur  voit  pas  d'autre  raison  d'être 
que  de  flatter  les  plus  bas  instincts  du  public. 

On  a  plaidé,  comme  circonstance  atténuante,  l'ignominie  même 
de  cw  peintures;  et,  du  fait  qu'elles  sont  sans  volupté,  sans  gaieté, 
^as  élégance,  plus  ordurières  que  lascives,  on  en  a  contesté 
l'influence  corruptrice.  La  thèse  vaut  ce  qu'elle  vaut;  nous  ne 


L. 


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116  EMILE  ZOLi 

l'acceptons,  quant  &  nous,  qu'avec  les  plus  extrêmes  réserves,  et 
nous  admettrons  malaisément  que  le  spectacle  coutumier  de 
l'ordure,  fût-il  des  plus  tristes  et  des  plus  répugnants,  n'exerce 
pas  à  la  longue  une  action  morbide  sur  les  foules,  soit  au  point  de 
vue  artistique  et  littéraire,  soit  au  point  de  vue  de  la  simple  mora- 
lité. A  force  de  se  mêler  à  la  société  de  brutes  immondes,  il  n'est 
personne  qui  ne  finirait,  plus  ou  moins,  par  s'abaisser  l'intelligence 
et  par  se  dépraver  le  cœur.  Or,  les  sociétés  où  nous  fait  fréquenter 
Emile  Zola  avec  persistance  sont  ordinairement  d'une  qualité  telle 
qu'elles  en  vinrent  à  scandaliser  un  jour  ses  propres  disciples;  on 
se  souvient  de  leur  protestation  fameuse  cootre  certaines  pages  du 
maître  de  Hédan;  parmi  les  protestataires,  il  s'en  trouvait  pourtant 
qui  avaient  eux-mêmes  signé  des  livres  dont  l'austérité  n'était  pas 
la  marque  distinctive  ;  on  ne  pouvait  pas  les  suspecter  d'un  excès 
habituel  de  pudibonderie.  Ils  n'en  dénoncèrent  pas  moins  avec 
netteté  la  nature  malsaine  de  cette  brutale  littérature.  Et  nous 
nous  garderons  de  les  en  blâmer. 

D'autant  plus  que  cette  littérature  ne  contribua  pas  seulement 
à  pervertir  notre  goût  national  et  à  déséquilibrer  encore  un  peu 
davaniage  les  traditions  morales  de  nos  contemporains;  elle  servit 
surtout  à  nous  déshonorer  amplement  à  travers  le  monde  en  four- 
nissant des  arguments  à  ceux  de  nos  voisins  qui  ne  sont  jamais 
fâchés  de  proclamer  notre  définitive  et  irrémédiable  décadence.  Les 
étrangers,  alors  même  qu'ils  ne  nourrissaient  contre  nous  aucun 
préjugé  haineux,  adoptèrent  comme  l'expression  de  vérités  photo- 
graphiques les  déconcertants  tableaux  de  mœurs  imaginés  par 
l'écrivain,  et  qu'il  était  censé  avoir  copiés  sur  le  vif.  Au  delà  de  nos 
frontières,  et  loyalement  ou  noo,  on  jugea  nos  ouvriers  d'après  les 
ivrognes  dégradés  de  t Assommoir,  nos  paysans  d'après  les  bêtes 
lubriques  et  féroces  de  la  Terre ,  notre  bourgeoisie  d'après  les 
honteux  fantoches  de  Pot-Bouille.  De  longue  date,  le  romancier 
avait  commencé  l'oeuvre  anti-française  que  le  pamphlétaire  devait 
brillamment  continuer  au  cours  de  la  période  dreyfusiste,  et  qui 
porta  au  comble  sa  gloire  cosmopolite.  Seulement,  en  vérité,  on 
voudra  peut-être  bien  nous  concéder  que  nous  n'avons  là  aucun 
motif  de  gratitude  à  son  égard,  et  que  nous  sommes  même  en  droit 
de  sympathiser  médiocrement  avec  cet  étrange  citoyen  de  notre  pays. 

Quand  il  ne  nous  blesse  pas  violemment  par  son  oubli  des 
simples  bienséances,  par  ce  sans- gêne  outrageux  qui  nous  disqua- 
lifia devant  les  peuples  civilisés,  il  trouve  encore  moyen  de  choquer 
les  plus  émancipés  d'entre  nous,  grâce  à  la  lourdeur  agressive  avec 
laquelle,  dans  le  train  ordinaire  de  la  vie,  il  se  libère  des  traditions 
et  des  habitudes  sociales,  parfaitement  respectables. 


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EM1LB  ZOIA  117 

Jamais  débitant  de  spécialités  pharmaceutiques  n'a  soutenu  son 
entreprise  commerciale  à  l'aide  de  procédés  de  réclame  plus 
effrénés  que  ceux  de  cet  homme  de  lettres.  L'américanisme,  dont 
usent  les  politiciens  dans  leurs  opérations  électorales,  apparaît 
presque  naïf,  en  comparaison  de  la  virtuosité  merveilleuse  avec 
laquelle  ce  littérateur  a  battu  lui-même  la  grosso  caisse  devant  sa 
propre  littérature.  Naguère,  les  plus  habiles  mettaient  au  moins 
quelque  retenue  dans  le  zèle  avec  lequel  ils  soignaient  l'organisation 
de  leor  publicité;  ils  évitaient  autant  que  possible  de  monter 
personnellement  sur  l'estrade.  Malheureusement,  la  retenue  et 
Emile  Zola  font  deux.  Rien  ne  l'arrête  de  ce  qui  peut  favoriser 
le  tirage  de  ses  volumes  et  faire  parler  de  lui  dans  les  journaux. 
Il  invente  donc  une  école,  dont  il  se  constitue  le  chef,  sans  d'ail- 
leurs se  forger  la  moindre  illusion,  —  si  nous  en  croyons  son 
ami  de  Goncourt,  —  sur  la  valeur  de  ce  naturalisme  dont  il  fut 
le  père,  et  qu'il  ne  prenait  pas  lui-même  au  sérieux.  Ayant  décou- 
vert l'excellence  de  cette  étiquette  inédite,  il  l'inscrit  et  il  la 
répète  partout  et  sans  cesse,  à  propos  de  tout  et  souvent  hors  de 
propos,  jusqu'en  des  formules  de  vaticination  majestueuse;  on  se 
rappelle  sa  prophétie  :  «  La  République  sera  naturaliste  ou  elle 
ne  sera  pas  1  »  Et  cet  axiome,  d'un  vide  pompeux,  ne  souleva 
généralement  qu'un  éclat  de  rire  moqueur;  mais  la  généralité  de 
ce  rire  constituait  un  mode  de  réclame;  la  moquerie  dès  lors  ne 
troubla  pas  le  romancier  prophète.  Et  l'on  s'aperçut  encore  mieux 
plus  tard  de  son  insouciance  du  ridicule  et  de  son  instinctif  appétit 
d'attirer  par  n'importe  quels  moyens  la  curiosité  des  foules  sur 
son  individualité,  lorsque,  en  pleine  gloire,  il  se  soumit  à  des 
eiamens  médicaux  qui  aboutirent  à  la  publication  d'une  minutieuse 
étude  descriptive  de  ses  organes.  Barnum  lui-même  n'avait  songé 
à  rien  de  pareil.  Seulement,  si  cette  maîtrise  d'un  genre  spécial 
inquiète  déjà  notre  sentiment  du  goût  et  de  la  mesure,  lorsqu'elle 
s'applique  à  l'exhibition  des  acrobates  et  des  phénomènes,  elle  nous 
apparaît  monstrueuse  et  presque  répulsive  lorsqu'elle  s'exerce  dans 
le  domaine  des  choses  de  l'art  et  de  la  pensée. 

EnGn,  un  dernier  trait  particulièrement  irritant  du  caractère 
d'Emile  Zola,  et  profondément  contraire  à  notre  génie  français, 
c'est  son  pesant  pédantisme  scientifique.  Il  appartenait  &  cette 
catégorie  d'esprits  primitifs  qui  pratiquent,  avec  la  foi  du  char- 
bonnier, le  fétichisme  de  la  science.  Nous  rencontrons  ainsi  à 
tous  moments  autour  de  nous  de  braves  gens,  d'autant  plus 
convaincus  que  leur  ignorance  ne  leur  permet  pas  d'aoalyser 
leurs  convictions,  et  qui  vivent  sous  le  prestige  des  miracles 
accomplis  par  les  savants  depuis  un  siècle;  ils  s'enthousiasment 


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118  EMILE  ZOLA 

devant  une  découverte  nouvelle  comme  des  enfants  devant  un 
tour  inédit  de  physique  amusante;  s'ils  entrent  dans  un  laboratoire 
quelconque,  c'est  pleins  d'un  peu  de  ce  respect  craintif  et  supersti- 
tieux dont  le  nègre  entoure  la  case  de  son  sorcier;  un  microscope 
ou  une  éprouvette  deviennent  à  leurs  yeux  des  sortes  de  gris-gris; 
il  n'est  pas  jusqu'aux  mots  des  vocabulaires  techniques  qui  ne  les 
frappent  d'admiration  et  dont  ils  n'aiment  à  se  servir  parfois,  comme 
s'ils  contenaient  on  ne  sait  quelles  surnaturelles  vertus  et  confé- 
raient à  ceux  qui  en  usent  un  mystérieux  privilège  sur  le  commun 
des  mortels.  C'est  là  ce  qu'on  a  pu  appeler  la  «  religion  de  la 
science  ».  Un  homme  tel  que  Pasteur  s'y  montra  toujours  réfrac- 
taire;  elle  compte,  en  revanche,  parmi  ses  adeptes  les  plus  intran- 
sigeants, tous  les  Homais  de  chefs -lieu  de  canton. 

Et  de  ces  adeptes,  naturellement,  Emile  Zola  ne  fut  pas  le  moin9 
notoire.  Après  avoir  lu  Claude  Bernard  et  n'y  avoir  rien  compris,  il 
inventa  tout  de  suite  «  le  roman  expérimental  »;  un  jour  qu'il 
avait  entendu  parler  de  la  théorie  de  l'hérédité  physiologique,  il 
trouva  cette  conception  d'allure  savante,  mais  d  ailleurs  artificielle 
et  baroque,  qui  sert  de  base  à  son  histoire  des  Rougon-Macquart; 
puis,  il  découpa  des  «  tranches  de  vie  ».  Et  cette  logomachie,  aussi 
prétentieuse  que  vide,  ne  mériterait  sans  doute  pas  qu'on  s'en 
indignât  plus  que  de  tout  autre  travers  inoffensif,  s'il  n'en  était 
d'une  niaiserie  prolongée,  et  surtout  teintée  d'érudition,  comme  de 
cette  grossièreté  coutumière  dont  nous  parlions  plus  haut,  et  qui, 
fatalement,  peu  &  peu,  finit  par  agir  sur  l'esprit  des  lecteurs.  Le 
grand- prêtre  du  naturalisme,  non  content  d'avoir  faussé  le  goût  et 
abaissé  le  sens  moral  de  ses  contemporains,  aura  ainsi  contribué 
encore,  pour  une  certaine  part,  à  leur  détraquer  le  cerveau  ;  et  s'il 
est  vrai,  comme  l'a  affirmé  Molière, 

Qu'un  sot  savant  est  sot  plus  qu'un  sot  ignorant, 

les  innombrables  notions  de  pseudo-science  dont  il  a  copieusement 
saturé  son  époque  ne  doivent  pas  avoir  médiocrement  aggravé 
l'intensité  de  la  sottise  humaine. 

On  observera,  du  reste,  que  tous  ces  défauts  d'Emile  Zola, — 
pédantisme  scientifique,  outrance  réclamière,  recherche  des  pein- 
tures scabreuses,  grossièreté  du  fond  et  de  la  forme,  —  s'ils  ont 
fortement  gâté  son  œuvre  et  ont  éloigné  de  lui  des  sympathies 
nombreuses,  ne  nuisirent  pourtant  pas  à  cette  notoriété  bruyante 
de  son  nom,  qu'il  prit  pour  de  la  popularité  :  le  scandale  peut,  à 
la  rigueur,  être  considéré  comme  un  succédané  de  sa  gloire;  il  se 
grisa  donc  éperdument  de  cette  gloire;  il  ne  se  douta  jamais 


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EMILE  ZOLA  119 

qu'elle  n'avait  réellement  pour  soutien  qu'une  poignée  d'intellec- 
tuels, et  il  ne  devina  point  que  sa  mémoire  ne  devait  pas  beau- 
coup compter,  devant  les  générations  à  venir,  sur  la  bruyante, 
mais  versatile  armée  des  snobs,  même  renforcée  de  la  cohue 
révolutionnaire  qui  arriva  plus  tard,  lorsque  se  manifesta  avec 
éclat  la  capacité  destructive  du  grand  démolisseur. 

Il  est  de  ceux  que,  au  lendemain  de  leur  mort,  guette  l'indiffé- 
rence prochaine  des  foules,  et  que  nous  verrons  sans  regret,  quant 
i  nons,  s'enfoncer  dans  l'oubli.  Nous  estimons  suffisant  que, 
durant  un  quart  de  siècle,  il  ait  de  toutes  manières  desservi  son 
pays,  sans  que  nous  éprouvions  le  besoin  de  le  voir  encore  pro- 
longer son  influence  par  delà  sa  tombe.  La  littérature  perdra  à  ce 
revirement  moins  que  ne  le  prétendent  avec  fracas  les  admirateurs 
dont  aucun  ne  daigne  nous  exposer  de  sang-froid  les  motifs  de  son 
admiration,  et  qui  se  contentent  de  s'exclamer  frénétiquement  sur 
la  puissance  de  leur  Maître;  et  si  nos  contemporains  pouvaient  y 
gagner  un  peu  plus  d'équilibre  intellectuel  et  moral  ;  s'ils  en  tiraient 
ce  simple  enseignement  que  la  brutalité  ne  se  confond  pas  avec  la 
force,  que  l'amour  de  la  vérité  n'implique  pas  le  culte  nécessaire 
de  l'ordure,  que  la  science  est  assurément  divine,  mais  qu'il  est 
absurde  d'en  faire  la  divinité  devant  laquelle  s'effare  la  superstition 
des  ignorants  ;  s'ils  en  profitaient  pour  se  ressaisir  un  peu  eux- 
mêmes  et  se  dégager  de  l'immense  anarchisme  ambiant  dont  Emile 
Zola  fat  une  des  plus  éminentes  expressions,  alors  sans  doute  le 
déchet  artistique  qui  résultera  de  l'inachèvement  des  «  Evangiles  » 
serait-il  passablement  compensé  par  ce  commencement  de  retour 
vers  l'antique  sens  commun. 

Maurice  Spronck. 


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LES  SOUS-MARINS  ANGLAIS 


Les  Anglais,  i!  y  a  peu  de  mois,  ne  voulaient  pas  de  sous-marins. 
La  plupart  ne  voyaient,  dans  l'arme  nouvelle,  qu'un  jouet  pour  des 
Français.  Quelques-uns  se  rendaient  compte  qu'un  instrument 
souverain  de  défense  pour  les  faibles  venait  d'être  inventé  :  pour 
les  faibles,  c'est-à-dire,  sur  mer,  pour  tout  le  monde,  hormis  pour 
l'Angleterre.  Mais  les  raisons  valent  rarement  contre  les  senti- 
ments, et  leur  foi  dans  la  suprématie  du  pavillon  national  empê- 
chait nos  voisins  d'aller  jusqu'au  bout  de  leurs  déductions  :  ils 
s'arrêtaient  aux  prémisses,  contestant  la  valeur  des  expériences, 
attentifs  surtout  à  ne  contribuer  en  rien,  quant  à  eux,  au  progrès 
d'une  invention,  qui,  intéressante  pour  trop  de  rivaux,  ne  Tétait, 
de  leur  aveu,  nullement  pour  eux-mêmes. 

Aujourd'hui  cependant  les  Anglais  ont  des  sous-marins.  Mieux 
que  cela,  voilà  qu'ils  nous  dépassent,  non  certes  par  la  quantité 
des  modèles,  mais,  ce  qui  est  plus  inquiétant,  par  leur  qualité.  En 
France,  on  ne  sait  pas  cela.  On  continue  à  proclamer  que  nous 
tenons  le  premier  rang  quand  nous  l'avons  perdu.  On  a  tort  de  ne 
pas  voir  la  vérité.  L'attitude  nouvelle  de  nos  voisins  est  bonne  à 
connaître  :  l'adoption,  par  ces  maîtres  dans  l'art  naval,  d'un  engin, 
pour  lequel  ils  ne  manifestaient  naguère  que  du  dédain,  est  un 
témoignage  qu'il  faut  enregistrer  ;  et  puis,  quand  on  a  eu  la  fai- 
blesse de  se  laisser  devancer  dans  une  voie  qu'on  avait  soi-même 
ouverte  aveo  éclat,  c'est  une  autre  faiblesse  que  de  n'en  pas 
convenir. 

Jo  voudrais  mesurer,  dans  les  lignes  qui  vont  suivre,  le  pas 
franchi  par  nos  rivaux.  On  verra  ainsi  quel  saut  en  avant  il  est 
urgent  que  nous  fassions  pour  reprendre  devant  eux  notre  place. 
Cette  étude  des  sous-marins  anglais  sera  plutôt  l'étude  de  l'infé- 
riorité présente  des  sous-marins  français.  Il  y  a  un  an,  on  expri- 
mait là-dessus,  ici-mêtne,  des  craintes  qui  pouvaient  alors  passer 
pour  excessives1.  Puisqu'elles  sont  aujourd'hui  vérifiées,  l'heure 

1  Les  Sous-marins,  par  ***,  25  juillet  1901. 


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LES  SOUS-MARIUS  ANGLAIS  121 

est  bonne  pour  renouveler  certaines  critiques,  qui  n'étaient  que  des 
avertissements  et  seront,  cette  fois,  des  reproches. 

Il  y  a,  dans  la  marine  française,  une  jeune  école,  dont  presque 
tout  le  programme  est  excellent.  Malheureusement  les  fervents  de 
cette  école,  ayant  des  idées  neuves,  c'est-à-dire,  à  l'égard  des 
anciennes,  des  idées  hardies,  ont  voula  des  patrons  politiques 
«  avancés  ».  La  littérature  de  la  Jeune-Marine  a  pris,  de  ce  fait, 
des  allures  révolutionnaires.  Des  polémiques  personnelles,  rare- 
ment courtoises,  ont  remplacé  les  discussions  fécondes.  La  lutte 
entre  la  nouvelle  école  et  l'ancienne  est  finalement  devenue  la 
querelle  d'un  petit  nombre  de  journalistes  contre  les  amiraux. 

Il  faut,  pour  mille  raisons,  respecter  les  amiraux.  Ils  savent, 
mieux  que  les  journalistes,  comment  on  fait  la  guerre  sur  l'eau. 
Certes  ils  ne  sont  pas  infaillibles,  et  tout  le  monde  a  le  droit  de  le 
ienr  dire,  mais  sans  colère.  Avec  la  déférence  qui  convient,  lors- 
qu'on s'adresse,  profane,  aux  plus  hautes  compétences,  on  peut  les 
interroger  de  bonne  foi,  leur  faire  part  des  craintes  qu'on  éprouve, 
des  étonnements  qu'on  a,  leur  donner  des  raisons,  provoquer  les 
leurs,  bref,  discuter.  C'est  ce  que  je  veux  faire  ici,  en  toute 
franchise. 


Il  y  a  une  conception  anglaise  et  une  conception  française  du 
sons- marin.  Pour  les  Anglais,  le  sous-marin  est  un  satellite 
nouveau  des  cuirassés.  Rien  n'est  changé  dans  l'art  naval.  H  y 
a  seulement,  dans  les  flottes  nombreuses,  une  unité  de  plus.  On 
avait  des  torpilleurs  qui  opéraient,  avec  une  efficacité  d'ailleurs 
contestable,  pendant  la  nuit.  Les  sous-marins,  mieux  abrités, 
oseront  manœuvrer  en  plein  jour,  avec  le  même  succès  douteux, 
et  voilà  tout. 

En  pensant  ainsi,  nos  voisins  se  trompent,  je  crois,  doublement. 
Ils  admettent  d'abord  que  les  sous-marins  seront  toujours  les 
mêmes  instruments  imparfaits  qu'aujourd'hui.  C'est  une  opinion. 
Tant  qu'on  ne  tient  pas  un  progrès,  on  peut  crier  sur  les  toits 
qu'il  n'arrivera  jamais.  Mais  il  est  permis  aussi,  sans  témérité,  de 
compter  un  peu  sur  l'effort  des  savants. 

La  seconde  erreur  des  Anglais  est  de  n'avoir  pas  vu  ou  voulu 
voir  qu'un  navire  qui  s'immerge  cesse  précisément  d'être  un 
navire,  pour  devenir  une  chose  toute  nouvelle.  Les  cuirassés,  avec 
leurs  gros  canons,  sont  des  bateaux  qui  vont  sur  l'eau,  c'est-à-dire 
des  jouets  fragiles,  et  pas  du  tout  des  rois  de  la  mer.  Sous  la 
vague  qui  les  soutient,  il  y  a  de  grands  empires,  pleins  de  mys- 
tère, où  ils  ne  pénètrent  pas.  Là,  dans  l'obscurité  propice,  sont 


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112  LIS  SOUS-MiRIBS  ANGLAIS 

les  beaux  champs  de  bataille;  là  est  la  mer,  aux  vallées  profondes, 
la  mer  inconnue,  qui  fait  peur  aux  hommes.  On  la  possède  moins 
encore,  quand  on  vogue  à  sa  surface,  qu'on  n'est  maître  d'une 
forêt,  dont  on  parcourt,  en  tremblant,  la  lisière.  Les  cuirassés,  les 
croiseurs,  les  torpilleurs,  errent  sur  la  lisière,  sans  abri;  quand 
la  mer  s'ouvre,  c'est  pour  les  engloutir;  quand  elle  se  creuse,  les 
cachant  un  instant,  c'est  pour  les  mieux  hisser,  comme  des  cibles. 
Sans  doute,  sur  le  désert  hostile  où  ils  se  meuvent,  ils  peuvent, 
les  uns  les  autres,  se  pourchasser.  Ils  se  croient  puissants,  parce 
que  tous  sont  pareillement  misérables  et,  quand  ils  tonnent,  ils 
donnent  l'impression  de  la  force.  Ils  cesseront  de  tonner  le  jour 
où  des  machines  nouvelles,  ayant  dompté  la  mer,  viendront  traî- 
treusement les  frapper  par  dessous.  Alors  ils  connaîtront  leur  fai- 
blesse et  se  disperseront,  comme  des  nageurs  devant  les  caïmans. 

Il  ne  faut  pas  comparer  les  sous-marins  à  des  navires.  Ils  sont 
une  puissance  qu'on  ne  connaissait  pas.  Les  mœurs  navales  en 
seront  bouleversées,  quoi  qu'on  dise.  Ce  ne  sont  pas  des  satellites, 
ce  sont  des  destructeurs  de  cuirassés. 

Telle  est,  du  moins,  la  conception  dite  française.  Il  s'en  faut 
que  tous  les  Français,  notamment  parmi  les  marins,  pensent  ainsi. 
Dans  notre  marine,  on  estime  que  les  Anglais  sont  des  maîtres 
et  volontiers  on  tient  pour  des  dogmes  leurs  opinions.  C'est, 
d'autre  part,  une  des  formes  de  la  vanité  française  que  d'adopter 
certaines  solutions  moyennes,  par  crainte  du  ridicule  :  on  veut, 
à  tout  prix,  n'avoir  pas  l'air  de  faire  du  Jules  Verne,  et  l'on  s'en 
tient,  par  prudence,  aux  demi-affirmations,  aux  hochements  de 
tète.  Il  y  a  pourtant  des  Français  qui  veulent  approfondir  la  question . 
Ceux-là  estiment  qu'une  ère  maritime  nouvelle  est  ouverte.  Ils 
proclament  que  l'avènement  du  sous-marin,  c'est  la  condamnation 
du  cuirassé.  Déjà  ils  entrevoient  la  fin  du  règne  pesant  de  l'Angle- 
terre sur  la  mer,  c'est-à-dire  sur  le  globe. 

C'est,  bien  entendu,  parce  que,  de  l'autre  côté  de  la  Blanche,  on 
n'est  pas  de  cet  avis,  qu'on  s'est  mis,  depuis  un  an,  à  y  construire, 
à  notre  exemple,  des  sous-marins.  Afin  de  gagner  du  temps  et  pour 
éviter  les  tâtonnements  laborieux,  nos  voisins  se  sont  adressés  aux 
constructeurs  américains  du  Holland.  Les  lecteurs  du  Correspon- 
dant se  souviennent  que  ce  Holland  est  un  bâtiment  à  deux 
moteurs  :  quand  il  se  meut  à  la  surface,  c'est  la  gazoline  qui  lui 
fournit  sa  force;  en  immersion,  on  utilise  des  accumulateurs  que  le 
navire  recharge,  à  l'air  libre,  par  ses  propres  moyens.  C'est  donc 
un  bateau  autonome.  Il  appartient  à  la  classe  dite  des  submersibles, 
par  opposition  à  celle  des  sous-marins,  qui  sont  presque  toujours 
des  navires  purement  électriques.  Cinq  unités  de  ce  modèle  furent 


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us  soos-mwiis  inGLàis  m 

commandées  aux  chantiers  Vickers  and  Maxim,  de  Barrow-in- 
Furness.  Lear  construction  fut  vivement  menée  et,  dès  les  premiers 
essais,  les  résultats  parurent  encourageants.  L'amirauté  suivit  ces 
essais  avec  un  soin  surprenant.  Il  était  évident  qu'on  voulût,  une 
fois  de  plus,  tirer  parti  de  nos  efforts.  Nous  avions  été  les  initia- 
teurs, rôle  ingrat;  eux,  les  imitateurs,  songeaient  à  nous  dépasser 
déjà.  Leurs  ingénieurs,  leurs  officiers  travaillèrent  avec  zèle. 
Quand,  il  y  a  peu  de  semaines,  le  succès  vint  couronner  leurs 
efforts,  l'opinion  anglaise  fut  saisie  et  les  journaux  annoncèrent 
bruyamment  que  la  flottille  britannique  serait,  après  achèvement,  la 
première  du  monde1. 

C'est  ce  qu'il  faut  contrôler. 

Do  avantage  certain  du  type  Holland  sur  le  type  équivalent 
français,  qui  est  le  Narval,  c'est  sa  {dus  grande  rapidité  d'immer- 
sion. Il  y  a  des  officiers  qui  prétendent  que  ce  détail  est  sans 
importance.  On  peut  leur  répondre  que,  certains  destroyers  filant 
pins  de  30  nœuds,  un  submersible  qui  mettrait  10  minutes  à 
effectuer  sa  plongée  serait  à  la  merci  d'un  ennemi  qui  l'apercevrait 
dans  un  rayon  de  9  kilomètres.  Or  le  Narval  mettait  à  l'origine  de 
30  à  40  minutes  pour  disparaître.  Des  progrès  successifs  ont,  il  est 
vrai,  réduit  ce  temps  à  un  peu  moins  de  15  minutes.  Biais  c'est  le 
mode  même  d'immersion,  c'est-à-dire  tout  le  navire  qu'il  faudrait 
changer  pour  arriver  aux  chiffres  du  Holland,  qui,  dès  les  premiers 
modèles,  s'enfonçait  presque  instantanément.  Aujourd'hui,  dans 
les  tjpes  anglais  notamment,  l'immersion  se  fait  en  5  ou  6  secondes. 

Sur  un  autre  point  important,  la  supériorité  du  Holland  ne  parait 
pas  douteuse  ;  il  s'agit  du  rayon  d'action.  Dès  le  début,  les  inven- 
teurs de  ce  navire  ont  voulu  qu'il  fût  en  état  de  parcourir,  sans 
toucher  terre,  les  plus  grandes  distances.  Ils  songeaient  alors  à  lui 
donner  de  la  force  pour  2,000  milles.  II  a  fallu,  sans  doute,  en 
rabattre,  puisque  les  modèles  anglais  ont  seulement  un  rayon 
d'action  de  400  milles.  11  est  vrai  que  nos  Narval  ne  vont  guère 
au  delà  de  200  milles. 

Enfin  les  Hollaixd  anglais  sont  plus  rapides  que  nos  modèles.  Le 
sons-marin  n°  5  a  fait,  le  20  septembre,  des  essais  en  mer,  qui  ont 
donné  les  vitesses  respectives  de  8  noeuds  en  immersion  et  de 
11  nœuds  à  la  surface.  Le  n°  2  avait  donné,  le  21  juillet,  12  nœuds 
avec  sa  tourelle  à  fleur  d'eau.  La  vitesse  du  Triton,  le  plus  rapide 
de  nos  submersibles,  ne  dépasse  pas  10  nœuds  &  la  surface. 

Pour  le  reste,  il  est  difficile  de  comparer  les  deux  modèles.  Les 

4  Un  sixième  sous-marin,  sensiblement  plus  grand  que  les  autres,  est  en 
construction.  Quatre  autres  doivent  être  commencés  cette  année. 


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1*4  LES  SOOS-MÀRINS  ANGLAIS 

Anglais  affirment  qu'ils  possèdent,  dans  le  cleptoscope  de 
M.  Howard  Grubb,'un  appareil  de  vision  supérieur  à  notre  péri- 
scope. 11  est,  en  tous  cas,  certain  que,  dès  maintenant,  nous  avons 
perdu,  sur  ce  point,  l'avance  que  nous  avions  sur  tous  nos  rivaux. 
Il  est  difficile,  par  contre,  de  savoir  dans  quels  navires  on  respire 
le  plus  mal  :  des  marins  anglais,  interviewés,  déclarent  que  la  vie 
n'est  pas  tenable  à  bord  des  Holland;  certains  marins  du  Gustave- 
Zédé  en  disaient  autant  naguère.  Récemment,  à  bord  du  Silure,  à 
bord  du  Français,  des  accidents  se  sont  produits,  qui  montrent  à 
quel  point  le  problème  de  l'habitabilité  est  encore  mal  résolu. 
Enfin,  l'on  ne  saurait  dire  quels  sont  les  navires  les  plus  agiles 
sous  l'eau,  ni  les  plus  résistants  à  la  mer.  A  cet  égard,  nous  avons 
sur  nos  rivaux  l'avantage  d'une  plus  longue  expérience,  avantage 
précaire,  que  le  temps  aura  bientôt  détruit. 

En  résumé,  nos  voisins  viennent,  en  moins  d'un  an,  de  nous 
égaler  sensiblement  sur  presque  tous  les  points,  et,  sur  quel- 
ques-uns, de  nous  dépasser.  C'est  une  histoire  banale,  qui  nous 
fait  ordinairement  honneur  :  nous  créons,  les  autres  copient.  Cette 
fois  cependant,  il  y  a  lieu  de  montrer  moins  d'orgueil,  car  les 
Américains  avaient  aussi  créé.  Et  puis,  l'œuvre  est  imparfaite.  Les 
Anglais,  qui  croient  aux  gros  navires,  ne  se  seraient  assurément 
pas  pressés  de  construire  des  sous-marins  comme  les  nôtres,  s'ils 
avaient  craint  un  instant  que  ces  bâtiments  fragiles  pussent  devenir 
les  destructeurs  de  cuirassés  dont  je  parlais.  Ni  nos  modèles,  ni 
ceux  des  Anglais,  ni  ceux  des  Américains,  ne  sont  donc  des  sous- 
marins  capables  de  régner  vraiment  au  sein  de  l'eau  et  d'aller  jeter 
l'épouvante  parmi  les  flottes.  Ce  sont  des  torpilleurs  perfectionnés, 
rien  de  plus.  Ils  répondent,  en  somme,  à  la  conception  anglaise. 


Dans  la  Jeune-Marine  où  l'on  est,  avec  raison,  très  fâché  qu'il  en 
soit  ainsi,  on  crie  volontiers  que  c'est  la  faute  des  ingénieurs.  Je 
n'ai  pas  mission  de  défendre  les  ingénieurs,  mais  je  crois  plutôt 
que  c'c?t  aux  ministres  qu'il  faut  s'en  prendre.  Les  ingénieurs  de 
notre  marine  passent  pour  de  très  habiles  gens,  notamment  auprès 
des  Anglais,  bons  juges.  On  peut  seulement  avancer  que  la  navi- 
gation sous-marine  est  une  chose  peut-être  trop  nouvelle  pour  eux, 
qui  ont  des  traditions  :  ils  font  inévitablement  des  variantes  de 
torpilleurs.  Ils  paraissent  en  outre  avoir  l'esprit  porté  aux  générali- 
sations hâtives.  Voilà  treize  ans  seulement  qu'on  songe,  dans  la 
marine,  aux  sous-marins,  et  déjà  toute  une  doctrine  existe,  rigide, 
tout  un  faisceau  de  lois,  gravement  promulguées,  qui  font  foi 


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^4 


LIS  SOUS-MARKS  ANGLAIS  125 

comme  celle  de  Newton.  Il  est  entendu  que  les  sous-marins  sont 
aveugles.  11  est  décidé  que  le  mode  d'immersion  du  Goubet  ne 
vaudra  jamais  rien.  On  a  ainsi  une  opinion,  c'est-à-dire  un  préjugé, 
à  l'égard  de  chaque  innovation  possible,  et  les  progrès,  d'avance, 
sont  condamnés. 

Les  ministres  ont  à  leur  disposition  un  moyen_sûr  de  remédier  à 
cet  état  de  choses.  La  loi  leur  permet,  mieux,  leur  commande  de 
faire  appel,  en  dehors  de  la  marine,  aux  constructeurs,  aux  savants, 
à  tontes  les  compétences.  11  ne  s'agit  pas  d'évincer  le  corps  des 
ingénieurs,  mais,  dans  une  sage  mesure,  de  lui  infuser  du  sang 
neuf.  Le  principe  de  la  permanence  du  concours  pour  les  sous- 
marins  a  été  voté  par  la  Chambre.  On  s'est  à  juste  titre  étonné 
qu'aucun  compte  n'ait  été  tenu  jusqu'ici  de  la  volonté  du  Parlement. 

Un  journal,  il  y  a  peu  de  jours,  révélait  qu'un  savant  étranger 
venait  d'être  prié  de  tracer,  pour  U  marine,  les  plans  d'un  sous- 
marin.  Ce  journal,  prompt  à  s'alarmer,  songeait  aux  secrets  de 
la  défense  nationale,  déji  mis,  peut-être,  sous  les  yeux  de  cet 
étranger.  Effectivement,  entre  nos  ingénieurs  et  le  savant,  il  y  a 
désormais  un  secret  :  mais  c'est  celui  du  savant1. 

Les  Anglais,  eux,  ne  craignent  pas  de  recourir  aux  inventeurs 
étrangers.  Us  ont  acquis  le  Rolland  et,  en  cela  même,  nous  ferions 
peut-être  bien  de  les  imiter,  afin  de  ne  laisser  échapper  aucune 
occasion  de  nous  instruire.  Ils  ont  fait  autre  chose  :  ils  ont  tenté  de 
nous  prendre  le  Goubet. 

loe  société  présidée  par  l'amiral  Freemantle  achetait,  au  mois  de 
mai  dernier,  le  brevet  du  malheureux  inventeur,  que  quinze  aos  de 
lottes  avaient  ruiné  moralement,  physiquement,  pécuniairement. 
Soudain,  un  ministère  tombe,  banale  aventure.  A  cette  nouvelle, 
Goubet,  reprenant  espoir,  lusse  là  les  Anglais  et  rejoint  la  France. 
U  y  a  de  cela  troi3  mois  :  il  espère  encore.  Un  commissaire-priseur, 
dans  l'intervalle,  a  vendu  son  navire.  En  France,  il  se  trouve  des 
gens  pour  nier,  en  toute  bonne  foi,  la  valeur  de  cet  engin  que  les 
Anglais,  depuis  dix  ans,  convoitent.  On  ne  s'est  pas  rendu  compte 
que,  même  imparfait,  un  tel  navire  était  bon  à  prendre,  non  seule- 
ment parce  qu'on  doit  reconnaître  les  laborieux  efforts  d'un  inven- 
teur de  mérite,  mais  surtout  parce  que  toute  expérience  est  bonne 
à  tenter,  en  ces  matières.  Le  Goubet  ne  ressemble  à  aucun  autre 
type  existant.  C'est  sans  doute  une  faute  de  ne  pas  l'avoir  acquis, 
au  moins  pour  l'étudier. 


4  D'informations  prises  aux  meilleures  sources,  il  paraît  résulter  que  le 
projet  dont  il  s'agit  répond,  presque  point  par  point,  au  programme  rationel 
qui  publié,  il  y  a  un  an,  le  Correspondant  (25  juillet  1901). 


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126  LES  SOUS-MARKS  ANGLAIS 

Ainsi  pour  hâter  le  progrès  de  la  navigation  sous-marine,  il  eut 

fallu  d'abord  acheter  un  Rolland  et  le  Goubet.  Une  autre  recette 

frait  :  c'était,  parmi  les  propositions  des  inventeurs,  enfouies 

s  les  cartons,  d'en  choisir  une  et  de  la  faire  aboutir. 

Tune  telle  tentative  et  des  efforts  combinés  des  ingénieurs  et 

officiers,  un  nouveau  modèle,  entièrement  différent  des  pre- 
rs,  sortira  finalement,  souhaitons-le.  On  ne  saurait  trop  répéter 

,  d'ores  et  déjà,  le  prohlème  de  la  navigation  sous  l'eau  est,  en 
icipe,  résolu.  Toute  la  difficulté  réside,  non  pas  exclusivement 
s  ce  travail  de  mise  au  point,  auquel  s'appliquent  journelle- 
at,  par  d'intelligentes  et  nombreuses  expériences,  nos  officiers, 
s  plutôt  dans  un  choix  judicieux,  à  l'origine  de  la  construction, 

meilleurs  modes  d'immersion,  de  propulsion,  de  direction.  La 
iculté  ne  réside  plus,  comme  autrefois,  dans  l'invention,  mais 
18  le  discernement  des  moyens  les  meilleurs,  parmi  tous  ceux 
!  l'expérience  a  consacrés.  11  est  regrettable  de  s'en  être  tou- 
rs tenu  jusqu'ici  à  un  ou  deux  modèles,  plus  ou  moins  rema- 
s.  On  ne  cesse  de  répéter,  dans  les  rapports  officiels,  qu'aucun 

types  existants  n'est  à  reproduire.  Ce  sont  donc  les  modèles 
nés  qui  sont  défectueux,  et  c'est  eux  qu'il  faut  changer. 
l  ce  prix,  on  fera  des  sous-marins  nouveaux,  capables,  non 
ît  de  frôler  seulement  la  surface,- mais  d'aller  au  fond  de  l'ean 
le  s'y  mouvoir  comme  des  poissons.  Ceux-là  seront  les  monstres 
rins  dont  nous  avons  besoin,  et,  s'ils  ne  nous  donnent  pas  la 
*,  du  moins  ils  ne  permettront  pas  qu'elle  appartienne  désormais 
3rsonne.  Parce  qu'elle  cessera,  quand  ils  voudront,  d'être  navi- 
le  pour  les  flottes  de  guerre,  elle  le  sera  toujours  pour  les  flottes 
•chandes  :  elle  sera  libre. 


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LA  RENAISSANCE  CATHOLIQUE 

EN  ANGLETERRE 

AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE* 


Les  Divisions  des  catholiques. 
(1851-1865) 


I 

A  voir  l'importance  et  le  prestige  reconquis  par  le  catholicisme 
ontre-Manche,  sons  l'impulsion  de  Wiseman,  avec  le  concours  de 
Newmao,  de  Hanning  et  des  autres  convertis,  il  semblait  que  de 
brillants  espoirs  lui  fussent  permis.  Pourquoi  faut-il  que  les 
chances  qui  lui  étaient  ainsi  offertes  par  la  Providence  aient  été 
contrariées  par  les  fautes  mêmes  de  ses  partisans?  Un  tel  accident 
n'était  malheureusement  pas  chose  nouvelle  dans  l'histoire  reli- 
giense  de  l'Angleterre.  Déjà,  au  seizième  siècle,  si  la  rupture  avec 
le  Saint-Siège  était  imputable  principalement  au  crime  de  la 
royauté,  les  défenseurs  et  les  représentants  de  la  ccrar  romaine 
n'y  ayaient-ils  pas  contribué  par  plus  d'une  maladresse?  Etait-ce 
donc  la  persistance  de  cette  même  mauvaise  fortune,  qui,  au 
milieu  du  dix-neuvième  siècle,  quand  la  conversion  d'un  Newman 
et  celle  d'un  Hanning  apportaient  aux  catholiques  des  ressources 
inattendues,  suscitait  parmi  eux  un  esprit  de  division  qui  devait 
trop  longtemps  entraver  leur  action? 

J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  noter  que  beaucoup  d'anciens  catho- 
liques avaient  été  plus  effarouchés  que  consolés  du  soudain  afflux 
des  convertis.  Mal  préparés  à  les  comprendre,  par  leur  passé, 

1  Voy.  le  Correspondant  des  10  et  25  mars,  25  juin  et  10  juillet  1901,  et 
25  septembre  1902. 


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128  LA  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  BU  ANGLETERRE 

par  leur  formation,  par  leurs  habitudes  d'esprit  et  de  vie,  ils  se 
méfiaient  d'eux  et  voyaient,  non  sans  inquiétude  ni  jalousie,  la 
faveur  extraordinaire  que  leur  témoignait  Wiseman.  Eux  qui 
avaient  conscience  d'avoir  si  longtemps  souffert  pour  la  foi,  ils  ne 
pouvaient  souffrir  que  ces  ouvriers  de  la  onzième  heure  fussent 
traités  sur  le  même  pied  qu'eux,  bien  plus,  qu'ils  leur  fussent  pré- 
férés. Quand,  par  exemple,  Hanning,  au  lendemain  de  son  abjura- 
tion, était  admis  à  franchir,  en  quelques  semaines,  tous  les  degrés 
de  la  cléricature,  ils  ne  se  retenaient  pas  de  critiquer  une  préci- 
pitation qui  leur  paraissait  si  contraire  aux  usages,  et  l'un  de 
leurs  journaux  publiait,  à  ce  propos,  cet  entrefilet,  d'une  malice 
non  déguisée  :  «  Le  Rév.  H.-E.  Manning,  récemment  ordonné 
prêtre,  est  sur  le  point  de  se  rendre  à  Rome,  pour  commencer 
ses  études  ecclésiastiques.  »  La  nomination  de  Ward,  comme 
professeur  de  théologie  dans  le  principal  séminaire  d'Angleterre, 
souleva  des  plaintes  plus  vives  encore  ;  ces  plaintes  furent  portées 
jusqu'au  Saint-Siège,  sans  succès  d'ailleurs,  et  Pie  IX  répondit, 
avec  son  humour  accoutumé,  à  un  prélat  qui  lui  dénonçait  l'incon- 
venance d'avoir  confié  une  chaire  de  séminaire  à  un  homme 
marié  :  «  L'objection  est  nouvelle;  on  ne  savait  pas  encore, 
Monseigneur,  que  le  fait  d'avoir  reçu  un  sacrement  de  la  sainte 
Eglise  que  ni  vous  ni  moi  ne  pouvons  recevoir,  dût  empêcher 
quelqu'un  de  travailler  à  l'œuvre  de  Dieu.  »  Peu  après,  le  Pape 
conférait  à  Ward  le  grade  de  docteur  en  philosophie,  en  même  temps 
qu'il  faisait  d'un  autre  converti,  Faber,  un  docteur  en  théologie. 

On  eût  pu  croire  qu'entre  les  anciens  catholiques  et  les 
convertis,  l'une  des  causes  de  divergence  et  de  malentendu  était 
que  les  premiers  s'attachaient,  dans  les  doctrines  ou  les  dévotions 
catholiques,  à  ce  qui  tranchait  davantage  avec  le  protestantisme, 
tandis  que  les  seconds  gardaient,  de  leur  formation  première, 
quelque  répugnance  pour  ces  doctrines  et  ces  dévotions.  Le 
contraire  se  produisait.  Beaucoup  de  catholiques  de  naissance 
avaient,  dans  la  longue  dépression  d'une  persécution  séculaire, 
contracté  l'habitude  de  voiler,  comme  s'ils  en  étaient  gênés  et  un 
peu  honteux,  certains  aspects  de  leur  religion.  Les  pratiques  de 
piété  les  plus  courantes  en  pays  catholique,  —  rosaire,  litanies, 
exposition  et  bénédiction  du  Saint-Sacrement,  vénération  des  images 
de  saints,  —  abandonnées  par  leurs  pères,  aux  époques  d'oppres- 
sion, comme  n'étant  pas  essentielles,  avaient  fini  par  leur  faire  l'effet 
d'exagérations,  et  ils  en  regardaient  la  désuétude  graduelle  comme 
une  heureuse  victoire  du  bon  sens  anglais  sur  l'extravagance  ita- 
lienne. En  même  temps,  sur  la  mesure  dans  laquelle  devait  s'exercer, 
chez  eux,  l'intervention  du  Pape,  ils  en  étaient  venus  à  penser  k 


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AU  DIX-NEOViÊME  SIÈCLE  129 

peu  près  comme  les  gallicans  les  plus  avancés.  Au  contraire, 
plusieurs  des  convertis,  par  réaction  contre  le  défaut  d'autorité 
dogmatique  et  disciplinaire  ou  contre  la  sécheresse  et  la  froideur 
du  culte  dont  ils  avaient  souffert  dans  l'anglicanisme,  étaient 
portés  à  exalter,  à  magnifier  la  souveraineté  papale,  et  à  faire 
refleurir  toutes  les  dévotions  catholiques,  même  celles  dont  sem- 
blait devoir  le  plus  s'offusquer  le  préjugé  britannique;  c'étaient 
eux  qui  se  montraient  les  plus  ardents  ultramontains. 

Telle  fut  entre  autres  l'œuvre  du  P.  Faber,  comme  supérieur  de 
l'Oratoire  de  Londres.  Libéré,  depuis  1850,  de  toute  dépendance 
hiérarchique  à  l'égard  de  Newman  et  de  la  maison  mère  de  Bir- 
mingham, il  pouvait  suivre  ses  vues  particulières.  Il  partait  de 
cette  idée  que  le  modèle  de  vie  catholique  devait  être  cherché,  non 
dans  un  pays  où  la  persécution  avait  forcé  le  catholicisme  en 
quelque  sorte  à  se  déguiser,  mais  dans  ceux  où  il  avait  pu 
s'épanouir,  et  particulièrement  dans  sa  vraie  patrie,  à  Rome. 
Reproduire  ce  modèle  en  Angleterre  était  toute  son  ambition. 
L'autorité  de  sa  vertu,  le  charme  de  son  commerce,  son  zèle 
d'apôtre,  ses  dons  rares  de  prédicateur,  d'écrivain,  de  poète,  de 
causeur,  de  directeur  spirituel,  tout  lui  servit  à  répandre,  à  popu- 
lariser, parmi  ses  compatriotes,  une  spiritualité  mystique  et  ascé- 
tique, avec  toutes  les  formes  du  culte  et  de  la  piété  italiennes.  En 
des  cœurs  où  il  lui  semblait  que  le  souffle  froid  du  protestantisme 
ambiant  avait  tout  éteint,  il  s'efforçait  de  rallumer  la  flamme 
d'enthousiasme  dont  il  était  lui-même  embrasé.  Il  entendait  substi- 
tuer à  la  sobriété  dont  on  avait  paru  jusqu'ici  se  faire  honneur, 
une  sorte  d'ivresse  d'amour  divin.  En  dépit  d'une  santé  chance- 
lante, il  fut,  jusqu'à  sa  mort,  survenue  en  1863,  d'une  activité 
extrême,  sans  cesse  prêchant,  confessant,  publiant  de  nombreux 
livres  de  spiritualité,  présidant  aux  somptueux  offices  de  l'église  de 
l'Oratoire,  devenue  le  foyer  le  plus  ardent  de  la  vie  catholique  à 
Londres.  Ceux-là  mêmes  qui  ne  partageaient  pas  ses  idées,  recon- 
naissaient sa  grande  influence.  Après  sa  mort,  un  anglican  de 
large  et  noble  esprit,  sir  Roundell  Palmer,  depuis  lord  Selborne, 
écrivait  de  lui  :  «  Plus  qu'aucun  autre  des  modernes  convertis,  il 
posséda  le  don  d'influencer  les  sentiments  des  autres  hommes; 
l'amour  avec  lequel  il  fut  regardé  par  ceux  qui  subirent  son 
influence,  fut  grand,  et  il  fut  bien  digne  de  cet  amour  *.  » 

Pour  être,  à  certains  points  de  vue,  justifiée,  la  transformation 
provoquée  par  Faber  et  d'autres  convertis,   dans   la  vie  reli- 

1  Roundell  Palmer,  comte  de  Selborne,  MemoriaU,  Part  1,  Family  ancf 
Personal,  t.  JI,  p.  463. 

10  octobre  1902.  9 


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130  LÀ  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

gieuse  anglaise,  n'a- 1- elle  pas  parfois  dépassé  la  mesure?  Frappés 
de  ce  qui  manquait  aux  demeurants  de  l'ancienne  école,  ils 
oubliaient  trop  souvent  les  égards  dus  à  leur  passé  de  fidélité 
héroïque,  à  leur  foi  austère  et  profonde,  à  leur  dignité  simple  et 
discrète.  S'il  était  bon  de  rajeunir,  de  réveiller,  de  réchauffer  leur 
piété  un  peu  vieillie,  sommeillante  et  froide,  ne  convenait-il  pas  de 
se  demander  si,  dans  les  importations  étrangères  et  surtout  ita- 
liennes, quelques-unes  n'étaient  pas  de  nature  à  entretenir  et  à 
aviver  les  vieilles  préventions  anglaises  contre  le  catholicisme? 
L'un  des  prélats  le3  plus  sages  et  les  plus  respectés  d'Angleterre, 
Mgr  Ullathorne,  évoque  de  Birmingham,  laissa  voir  qu'il  blâmait 
ces  imprudentes  exagérations.  Le  cardinal  Wiseman  lui-même,  si 
favorable  qu'il  fût  aux  convertis,  jugea  parfois  nécessaire  de  leur 
recommander  la  modération.  Enfin,  le  plus  illustre  de  ces  convertis, 
Newman,  qui,  au  début,  par  affection  pour  Faber,  n'avait  pas  voulu 
le  désavouer,  ne  devait  pas  tarder  à  marquer  son  désaccord;  en 
1865,  dans  une  lettre  publique  au  docteur  Pusey,  il  s'exprimait  ainsi  : 

Je  préfère  les  habitudes  anglaises  de  piété  et  de  foi  à  celles  des 
étrangers,  pour  les  mêmes  causes  et  du  même  droit  que  les  étrangers 
préfèrent  les  leurs...  Et,  à  ce  point  de  vue,  je  ne  fais  que  m'autoriser 
des  enseiguements  que  j'ai  reçus  en  devenant  catholique,  et  c'est  un 
plaisir  pour  moi  de  penser  que  les  doctrines  que  je  professe  mainte- 
nant et  que  je  voudrais  transmettre  après  moi,  si  je  le  pouvais,  ne 
sont,  en  somme,  que  celles  que  j'ai  reçues  alors...  Les  avertissements 
qui  me  vinrent  de  toutes  parts,  furent  empreints  de  la  plus  grande 
délicatesse.  Uq  seul  de  ces  avis  m'est  resté  dans  la  mémoire;  il  me 
vint  du  DrGriffiths,  l'ancien  vicaire  apostolique  du  district  de  Londres  : 
il  me  mit  en  garde  contre  les  livres  de  piété  de  l'école  italienne,  qui 
précisément  venaient  d'être  introduits  eu  Angleterre...  Je  compris 
qu'il  me  prémunissait  contre  un  caractère  et  un  ton  de  piété,  excel- 
lents dans  leur  lieu  d'origine,  mais  ne  convenant  en  rien  à  l'Angle- 
terre. Quand  je  fus  à  Rome,  si  étrange  que  cela  puisse  vous  sembler, 
je  n'y  découvris  rien  de  contraire  à  ce  jugement... 

Toutefois,  de  ce  langage,  il  ne  faudrait  pas  conclure  que  celui 
qui  le  tenait,  eût  la  piété  un  peu  sèche  et  décolorée  de  quelques- 
uns  de  ses  compatriotes;  il  ne  blâmait  qu'un  défaut  de  mesure. 
Sur  ses  goûts  personnels,  on  peut  s'en  rapporter  à  un  exquis  petit 
livre,  publié  peu  après  sa  mort  et  renfermant  ses  plus  chères 
dévotions1.  Or,  comme  l'a  fait  observer  l'un  des  hommes  qui  ont 
le  mieux  compris  et  jugé  Newman,  le  P.  Brémond,  une  bonne 

1  Méditations  and  Dévotions. 


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"*«n  v 


au  Mx-NienÈtii  siidj  m 

partie  des  prières  contenues  dans  ce  livre  était  tirée  de  la  A*c+ 
tolti,  recueil  italien,  fort  peu  en  faveur  chez  la  plupart  des 
anciens  catholiques  anglais  de  cette  époque f. 


II 

L'opposition  d'idées  entre  les  catholiques  de  naissance  et  les  con- 
vertis devait  fatalement  tourner  en  conflit  de  personnes.  Ce  conflit 
éclata  dans  l'entourage  immédiat  de  Wiseman  et  y  mit  aux  prises 
deux  hommes  considérable»,  Mgr  Errington  et  Hanning.  Errington 
étak,  depuis  1855 ,  coadjuteur,  avec  succession  future,  du  cardinal 
auquel  l'unissait  une  vieille  amitié.  C'était  un  prélat  de  vie  grave, 
de  doctrine  savante,  de  conscience  scrupuleuse,  administrateur 
exact,  à  cheval  sur  le  droit  canon,  mais  esprit  absolu,  rigide, 
étroit,  obstiné,  plein  de  préventions  contre  les  convertis  et  fort 
mécontent  de  l'influence  qu'il  leur  voyait  prendre.  En  acceptant, 
non  sans  hésitation,  et  sur  le  désir  exprimé  par  Wiseman,  le  titre 
de  coadjuteur,  il  s'était  flatté  que,  grâce  au  laisser- aller  habituel 
du  cardinal  et  aux  rapports  familiers  qu'il  entretenait  avec  lui,  il 
serait,  non  un  subordonné,  simple  agent  d'exécution,  mais  le 
directeur  indépendant  de  toute  la  partie  administrative  qui  lui 
semblait  ressortir  à  ses  fonctions.  Il  comptait  ainsi  arrêter  des 
complaisances  qu'il  jugeait  dangereuses.  L'archevêque  compre- 
nait tout  autrement  la  situation  :  très  jaloux  de  son  autorité,  il 
entendait  être  secondé,  non  suppléé,  se  réservait  le  dernier  mot 
dans  toutes  les  questions,  les  tranchait  même  parfois  avec  une 
brusquerie  peu  soucieuse  de  la  rigueur  canonique.  Il  était  d'autant 
moins  disposé  à  laisser  le  champ  libre  à  son  coadjuteur,  qu'il 
traitait  les  affaires  dans  un  esprit  tout  différent,  esprit  moins  exact, 
plus  mobile,  mais  aussi  plus  large,  plus  oavert  aux  généreuses 
sympathies,  aux  vues  élevées  et  lointaines.  Dans  de  telles  condi- 
tions, le  heurt  était  inévitable;  il  se  produisit  tout  de  suite,  notam- 
ment i  propos  de  Ward,  qu'Errington  voulait  forcer  à  descendre 
de  la  chaire  de  théologie  et  que  Wiseman  entendait  maintenir. 

Déçu  dans  ce  qu'il  avait  attendu  de  son  coadjuteur,  le  cardinal 
sentit  le  besoin  de  chercher  ailleurs  une  force  qui  lui  fit  contrepoids 
et  sur  laquelle  il  pût  s'appuyer;  il  la  trouva  chez  Manning.  Il 
devinait  en  lui  une  volonté  plus  armée  que  la  sienne  pour  le 
combat.  De  là,  cette  confiance  que  nous  l'avons  vu,  dès  le  premier 
jour,  lui  témoigner,  l'empressement  qu'il  mettait  à  susciter  et  à 

*  L'Inquiétude  religieuse,  p.  247. 


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132  LA  RENAISSANCE  CATflOLIQOE  EN  ANGLETERRE 

utiliser  le  zèle  de  sa  nouvelle  communauté  des  Oblats  de  Saint- 
Charles,  la  part  croissante  qu'il  lui  donnait  aux  affaires  générales 
du  diocèse.  On  pouvait  même  dès  lors  deviner,  à  plus  d'un  propos 
du  cardinal,  que  Manning  lui  paraissait  un  successeur  beaucoup 
plus  désirable  au  siège  de  Westminster,  que  le  coadjuteur  dont  il 
regrettait  tant  de  s'être  embarrassé.  Plus  grandissait  la  situa- 
tion de  Manning,  plus  s'avivait  l'hostilité  que,  dès  l'origine, 
Errington  lui  avait  vouée.  Rien  qu'à  voir  leur  extérieur,  on  ne 
pouvait  imaginer  natures  plus  dissemblables;  l'un,  l'ancien  catho- 
lique, de  manières  un  peu  rudes,  trapu,  le  regard  sévère  à  travers 
ses  lunettes  bleues;  l'autre,  le  converti,  gentleman  de  belle  allure, 
au  visage  paie  et  délicat;  tous  deux,  du  reste,  également  pas- 
sionnés, tenaces,  ambitieux  pour  leur  cause,  en  même  temps  trè3 
sincères,  et  convaincus  que  tout  ce  qu'ils  faisaient  n'était  que  pour 
le  plus  grand  bien  du  catholicisme.  C'était  de  la  meilleure  foi  du 
monde  qu'Errington  dénonçait,  derrière  la  gravité  énigmatique  de 
Manning,  l'esprit  d'intrigue,  d'ambition,  de  domination,  avec 
lequel  l'ancien  archidiacre  anglican  lui  paraissait  chercher  à 
dominer  le  cardinal  et  son  clergé,  pour  introduire,  chez  les  catho- 
liques anglais,  des  nouveautés  étrangères  qui  répugnaient  à  leurs 
traditions.  C'était  avec  une  égale  sincérité  que  Manniug  regardait 
Errington  comme  la  personnification  «  d'une  espèce  abaissée  de 
catholicisme  anglais,  national  et  antiromain  »,  qu'il  déclarait  que 
«  son  accession  au  siège  de  Westminster  déferait  tout  l'ouvrage 
accompli  par  Wiseman,  depuis  le  rétablissement  de  la  hiérarchie, 
ferait  reculer  le  progrès  du  catholicisme  pour  toute  une  généra* 
tion  »,  et  qu'il  ajoutait  que  le  coadjuteur  et  ses  amis  étaient  mus, 
non  par  «  le  zèle  de  la  gloire  de  Dieu  et  du  salut  des  âmes  »,  mais 
par  «  leur  jalousie  et  leurs  préventions  à  l'égard  des  convertis  *  » . 
Errington  avait  conscience  de  répondre  aux  sentiments  d'une 
bonne  partie  de  l'ancien  clergé.  Des  prêtres  respectables,  comme  le 
président  du  collège  d'Ushaw,  allaient  jusqu'à  dire  de  Manning  : 
«  Je  hais  cet  homme  *.  »  Le  coadjuteur  comptait  même  sur  les 
sympathies  de  plusieurs  des  évêques.  Le  cardinal,  facilement  impa- 
tient quand  il  se  voyait  aux  prises  avec  le3  petites  difficultés  admi- 
nistratives, avait  eu  le  tort,  dans  les  délimitations  de  juridiction  et 
les  partages  financiers  auxquels  avait  donné  lieu  l'établissement  des 
nouveaux  diocèses,  de  vouloir  traiter  ses  suffragants  avec  trop  de 
sans-gêne  autoritaire.  De  là,  chez  ces  derniers,  des  ressentiments 
qui  les  portaient  à  donner  raison  au  coadjuteur,  quand  il  se  plaignait 
de  procédés  analogues. 

«  Life  of  Manning,  t.  II,  p.  89,  136,  M\. 
*  IM.,  p.  77. 


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AU  D1X-N8UVIÈM  SIÈCLE  13* 

L'opposition  se  manifesta,  avec  une  particulière  vivacité,  dans  le 
chapitre  de  Westminster,  fort  blessé  du  motu  proprio  par  lequel 
le  Pape  avait,  en  1857,  placé  Manning  à  sa  tète.  Les  chanoines, 
soutenus  par  Erriogton,  entrèrent  en  lutte  ouverte  contre  la  nou- 
velle congrégation  des  Oblats,  et  prétendirent  obliger  son  fondateur, 
devenu  prévôt  de  leur  chapitre,  à  soumettre  à  leur  examen  les  règles 
qu'il  lui  avait  données.  Manning  repoussa  hautement  cette  préten- 
tion. Use  sentait  fort  de  l'appui  de  Wiseman.  Ce  n'était  pas  que 
de  grands  efforts  n'eussent  été  faits  pour  détacher  de  lui  le  cardinal; 
les  familiers  les  plus  intimes  de  ce  dernier,  son  vicaire  général,  le 
docteur  liaguire,  son  secrétaire  de  confiance,  Mgr  Searle,  s'étaient 
jetés,  avec  une  âpreté  extrême,  dans  la  campagne  du  chapitre  et 
se  flattaient,  grâce  à  leur  situation,  de  finir  par  influencer  l'esprit 
de  leur  chef.  Mais  Wisemin  tint  bon;  loin  d'écouter  les  oppo- 
sants, il  sévit  contre  eux,  ferma  la  bouche  à  Mgr  Searle,  destitua 
le  docteur  Maguire  et  cassa  les  délibérations  du  chapitre.  Celui-ci 
ne  se  soumit  pas;  toujours  soutenu  par  le  coadjuteur,  il  fit  appel  à 
Rome.  Le  cardinal,  lui  aussi,  se  tourna  vers  le  Saint-Siège  et 
demanda  à  être  débarrassé  d'un  coadjuteur  avec  lequel  toute  colla- 
boration lui  paraissait  désormais  impossible. 

Rome  se  trouvait  ainsi  saisie  des  contestations  qui  mettaient  si 
malheureusement  aux  prises  les  catholiques  d'Angleterre.  Sur  ce 
terrain,  Wiseman  et  Manning  se  croyaient  forts  de  la  faveur  per- 
sonnelle que  Pie  IX  leur  avait  toujours  témoignée.  Mais  il  fut  tout 
de  suite  visible  que  le  préfet  de  la  Propagande,  le  cardinal  Barnabo, 
appelé  par  ses  fonctions  à  connaître  du  conflit,  prêtait  assez  volon- 
tiers l'oreille  aux  plaintes  des  opposants,  particulièrement  à  celles 
qui  venaient  des  évoques  anglais  ;  certaines  incorrections  cano- 
niques de  l'archevêque  de  Westminster  le  choquaient,  et  il  craignait 
que  ses  procédés  n'amenassent  une  scission  ouverte  dans  l'épiscopat 
d'outre-Manche.  Wiseman  ne  fut  donc  pa  Uong  à  reconnaître  que  son 
succès  serait  loin  d'être  facile  et  assuré.  Il  engagea  sa  campagne  avec 
ardeur,  mais  l'âge,  la  fatigue,  la  maladie  avaient  encore  accru  sa 
naturelle  nervosité;  il  passait  par  les  impressions  les  plus  con- 
traires, joyeux  à  l'extrême  d'une  bonne  parole  du  Pape  et  croyant 
alors  la  partie  .gagnée;  désolé,  blessé,  démonté  par  toute  froideur 
de  Barnabo.  Manning  surveillait  ces  alternatives  et  ce  n'était 
pas  la  moindre  de  ses  tâches  de  soutenir  cette  volonté  impa- 
tiente et  variable.  En  même  temps,  il  manœuvrait  habilement 
à  Rome  où  il  s'était  ménagé  un  précieux  agent  d'information 
et  de  transmission,  en  la  personne  de  Mgr  Talbot.  Celui-ci,  fils 
cadet  de  lord  Talbot,  converti  en  1847,  devenu  l'un  des  camériers 
de  la  cour  romaine,  était  finalement  attaché  au  Saint-Père  qui  le 


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131  U  RENMSSàlTCB  GàTHOLIQOB  M  AftGLfiTERRB 

tenait  en  haute  faveur  et  l'admettait  à  lui  parler  en  grande  liberté, 
si  bien  qu'on  le  chargeait  de  préférence  d'annoncer  les  mauvaises 
nouvelles.  Avec  beaucoup  de  foi,  de  piété,  de  droiture,  il  avait 
l'esprit  court,  violent,  excessif,  à  la  façon  des  vieux  squires  tory% 
et  un  tempérament  mal  équilibré  qui  devait  finir  dans  la  folk. 
Manning,  avec  la  maîtrise  de  son  caractère,  n'avait  pas  eu  de  peine 
à  s'emparer  complètement  de  loi.  Sachant  ses  préoccupations 
ardemment  ultramontaines,  il  lui  répétait  à  satiété  qu'Errington 
et  ses  anus  étaient  «  teintés  de  gallicanisme,  déloyaux  envers  le 
Saint-Siège  »  et  que  «  leur  triomphe  anéantirait  toute  espérance 
d'avoir  un  sacerdoce  foncièrement  romain [  ».  C'était  la  même  idée 
qu'exprimait  Faber  quand  il  écrivait  :  «  Si  le  docteur  Errington 
revient  à  Westminster  en  qualité  d'archevêque,  il  faudra  cinquante 
ans  au  Saint-Siège  pour  ramener  l'Angleterre  au  point  d'ultra- 
montanisme  où  elle  est  maintenant 2.  »  Mgr  Talbot  colportait  ces 
accusations  à  Rome,  en  les  exagérant  encore.  Il  ne  se  faisait  aucun 
scrupule  d'écrire  de  Mgr  Grant,  évèque  de  Southwark,  prélat  fort 
respectable,  mais  suspect  de  sympathie  pour  Mgr  Errington  :  «  Dans 
les  dix-sept  années  qu'il  a  vécues  à  Rome,  il  s'est  imbu  de  tout 
ce  qu'il  y  a  d'intrigue  et  de  duplicité  dans  le  caractère  italien,  sans 
prendre  sa  noble  loyauté  envers  le  Saint-Siège  '.  »  Un  autre  jour, 
il  répondait  à  Manning  :  h  Je  suis  de  plus  en  plus  de  votre  avis,  et 
je  vois  qu'on  ne  peut  espérer  grand  progrès  de  la  religion  en  Angle- 
terre tant  que  l'ancienne  génération  d'évèques  et  de  prêtres  n'aura 
pas  été  enlevée,  —  enlevée  au  ciel,  je  l'espère,  car  ce  sont  de 
bonnes  gens*.  »  Cette  accusation  de  déloyauté  envers  le  Pape  blessait 
profondément  Errington;  il  se  plaignait  d'êire  ainsi  mécham- 
ment calomnié.  De  son  côté,  il  ne  se  privait  pas  de  dénoncer,  en 
Manning,  un  agent  d'intrigue  et  de  discorde,  qui  avait  mis  la  main 
sur  Wiseman.  Ainsi,  de  jour  en  jour,  la  lutte  devenait  plus 
violente.  Et  cependant  ceux-là  mêmes  qui  y  étaient  engagés  ne 
pouvaient  se  dissimuler  l'effet  fâ:heux  qu'elle  risquait  de  faire  sur 
les  adversaires  du  catholicisme.  «  Tout  cela  est  très  triste,  écrivait 
Manning  à  Talbot  ;  remerciez  Dieu  que  les  protestants  ne  sachent 
pas  que  la  moitié  de  notre  temps  et  de  nos  forces  est  perdue  en 
contestations  inter  domesticos  fidei  5.  » 

Vu  de  loin,  Manning,  à  cette  époque,  paraissait  surtout  un 
homme  de  combat,  habile,  résolu,  vaillant,  implacable,  l'esprit 

«  Life  of  Manning,  t.  H,  p.  87  à  90,  99,  171. 

*  Ibid.,  L  II,  p.  370. 

*  lbid.t  t.  II,  p.  85. 
*Ibid.,  t.  II,  p.  IN. 

*  lbid.,  t.  II,  p.  101. 


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AU  B1X-BEUYJÈMK  SIÊCLI  135 

tendu  vers  le  bat  qu'il  voulait  atteindre.  Et  pourtant,  à  qui  se 
trouvait  l'approcher,  il  laissait  parfois  une  impression  moins  âpre. 
Ainsi  se  révéla-t-il  alors  à  un  religieux  rédemploriste,  le  P.  Coffin,  qui, 
bien  que  converti  lui-même,  avait  d'abord  partagé,  contre  l'ancien 
archidiacre  anglican,  les  préventions  des  catholiques  de  naissance. 
Conduit  nn  jour  à  causer  avec  lui,  il  prit  le  parti  de  lui  dire  ouver- 
tement tons  ses  griefs.  Loin  de  s'en  blesser,  Manning  fut  touché 
de  cette  franchise;  il  écouta  son  accusateur,  avec  une  parfaite 
humilité,  puis,  lui  prenant  les  mains  :  «  Maintenant,  dit-il,  vous 
devez  me  promettre  une  chose.  —  Oui,  si  elle  est  en  mon  pouvoir. 
—  C'est  que,  pour  la  gloire  de  Dieu,  vous  me  disiez  ainsi  toujours 
la  vérité.  —  Je  le  ferai.  »  Depuis  lors,  l'intimité  la  plus  confiante 
subsista  entre  les  deux  hommes f . 

Rome,  cependant,  ne  se  pressait  pas  de  statuer.  La  temporisation 
a  souvent  été  une  des  formes  de  sa  sagesse.  La  Propagande  essaya 
même  de  faire  résoudre  la  difficulté  par  un  synode  des  évêques 
anglais,  auquel  elle  renvoya  le  jugement  à  rendre  sur  les  prétentions 
du  chapitre  de  Westminster.  Le  synode,  sur  la  plupart  des  points, 
se  prononça  contre  le  chapitre.  Sur  quelques  autres,  notamment 
en  ce  qui  touchait  les  droits  respectifs  des  évêques  et  du  métropo- 
litain dans  la  direction  des  collèges  ecclésiastiques,  il  donna  tort  à 
Wiseman.  Malgré  la  soumission  très  prompte  et  très  honorable  du 
chapitre,  ces  décisions  ne  firent  pas  la  paix.  L'attitude  ouvertement 
hostile  au  cardinal,  prise  par  Errington  dans  le  synode,  avait  fait 
scandale,  et  Wiseman  en  concluait  plus  instamment  encore  à  l'im- 
possibilité de  lui  conserver  ses  fonctions  de  coadjuteur.  De  ce  chef, 
le  conflit  était  de  nouveau  soumis  au  Saint-Siège.  Errington  et 
Manning  se  trouvaient  de  plus  en  plus,  personnifier  les  deux 
causes  en  présence. 

Wiseman,  tout  fatigué  qu'il  fût,  se  rendit  k  Rome,  bientôt  suivi 
par  Manning.  Ce  dernier,  dans  les  divers  écrits  qu'il  fit  parvenir  à 
%s  juges,  se  défendit  avec  adresse  et  dignité.  Aux  attaques  contre 
les  OMats,  il  répondait  en  rappelant  n'avoir  agi,  dans  leur  fondation, 
que  sur  les  conseils  du  Pape  et,  de  Wiseman.  Passant  à  des  griefs 
pins  personnels,  il  ajoutait,  avec  une  fierté  émue  et  éloquente  : 

On  m'accuse  d'aimer  le  pouvoir.  Je  demanderai  à  connaître  ce  qui, 
dans  mes  actes  passés  ou  présents,  peut  démontrer  que  je  me  suis 
enrichi,  que  j'ai  agi  en  rival  de  quelqu'un,  marché  sur  les  brisées 
dautrui,  privé  quelqu'un  de  ses  droits,  recherché  les  honneurs,  les 
titres  ou  les  dignités,  cédé  au  calcul  de  l'ambition  ou  fait  de  mon 

1  Life  of  Manning,  t.  II,  p.  78,  79. 


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136  LA  RENAISSANCE  CATB0L1QUB  EN  ANGLETERRE 

élévation  personnelle  le  but  de  mes  démarches.  Ceux  du  moins  qui 
connaissent  mes  épreuves  passées  auront  peine  à  croire  cela  de  moi... 
Mais  je  ferai  un  s'ncère  et  libre  aveu.  Il  est  un  pouvoir  que  je  désire 
ardemment,  que  je  poursuis,  qui  fait  l'objet  de  mes  prières  :  c'est  le 
pouvoir  de  réparer  les  années  passées  dans  une  ignorance  qui,  je  puis 
l'affirmer  devant  Dieu,  n'avait  rien  de  volontaire;  le  pouvoir  de 
répandre  en  Angleterre  la  connaissance  de  la  seule  vraie  foi,  de  faire 
partager  aux  autres  la  grâce  que  j'ai  reçue  moi-même,  de  gagner  le 
plus  d'âmes  que  je  pourrai  à  l'unité  de  l'Eglise,  et  de  procurer,  de  toute 
façon,  avec  un  plus  grand  dévouement  de  vie  et  une  plus  grande 
efficacité  d'efforts,  le  salut  des  âmes  et  la  soumission  de  l'Angleterre 
au  Saint-Siège.  En  tout  autre  sens,  je  ne  puis  qualifier  cette  accusa- 
tion que  de  basée  et  méchante  interprétation  de  ma  vie,  si  fautive  et 
si  inutile  que  je  la  connaisse. 

Il  se  défendait  «  d'avoir  jamais  levé  la  main  ni  dit  un  mot  »  contre 
Hgr  ErriDgton,  qu'il  accusait  d'avoir,  sans  provocation,  commencé  la 
lutte  contre  lui  et  contre  son  œuvre.  Non  qu'il  contestât  que  «  cette 
œuvre  ne  fût  directement  opposée  à  une  certaine  manière  d'agir,  à 
un  certain  esprit  traditionnel  parmi  les  ecclésiastiques  anglais  », 
et  il  ajoutait  que  «  si  beaucoup  d'entre  eux  lui  inspiraient  du  res- 
pect, il  n'en  était  pas  de  même  de  tous  ».  Enfin,  élevant  la  ques- 
tion au-dessus  de  la  querelle  faite  aux  Oblats,  il  concluait  aiasi: 

Il  s'agit  de  savoir  si  l'Angleterre  développera  en  elle  et  s'assimilera 
les  dévotions  romaines  et  l'esprit  romain,  ou  si  elle  s'immobilisera 
dans  son  cercle  insulaire.  Et  sur  cette  question  s'en  greffe  une  autre, 
dont  je  ne  m'aventurerai  pas  à  parler,  c'est  à  savoir  si  l'Eglise  d'An- 
gleterre, oui  ou  non,  se  contentera  de  se  confiner  dans  une  dispensa- 
tion  un  peu  meilleure  des  sacrements  à  la  petite  communion  des 
catholiques  établis  dans  ce  pays,  ou  bien  si  elle  se  mêlera  à  la  vie  de 
la  nation,  agissant  sur  son  esprit  par  une  sérieuse  culture  catholique, 
et  sur  sa  volonté  par  un  plus  large  et  plus  vigoureux  emploi  des 
énergies  qu'a  mises  en  jeu  la  restauration  de  la  hiérarchie  *. 

De  son  côté,  Wiseman,  dans  un  long  mémoire,  témoigna  hau- 
tement en  faveur  de  Maoning;  après  avoir  énuméré  les  œuvres 
fécondes  accomplies  par  lui  et  par  ses  Oblats,  il  ajoutait  : 

Je  crois  pouvoir  demander  maintenant  si  un  homme,  je  ne  dirai 
pas  qui  a  accompli,  mais  dont  Dieu  s'est  servi  pour  accomplir  de  si 
grandes  choses  pour  sa  gloire,  mérite  d'ôtre  méprisé  et  traité  de 

«  Life  of  Wiseman,  t.  II,  p.  350  à  354. 


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AU  DIX-NIOVJÊiE  SIÈCLE  1S7 

personnage  ambitieux,  fourbe,  malhonnête,  ne  cherchant  qu'à  pro- 
mouvoir ses  propres  intérêts  et  à  gagner  de  l'influence...  Sont-ce  là 
les  signes  de  l'esprit  de  Dieu  ou  de  l'esprit  d'orgueil  et  d'hypocrisie, 
ainsi  qu'on  les  a  publiquement  qualifiés?  Je  n'hésite  pas  à  proclamer 
que,  dans  toute  l'Angleterre,  il  n'y  a  pas  un  autre  prêtre  qui,  en  deux 
ibis  plus  de  temps,  ait  fait  ce  que  le  Dp  Manning  a  accompli  pour  le 
bien  de  l'Église  catholique  4. 

Autant  Manning  était  habile,  autant  Errington  Tétait  peu.  Son 
intransigeance  décourageait  ceux  qui  eussent  voulu  le  méoager. 
Pour  lui  éviter  la  mortification  d'une  mesure  de  rigueur,  on  lui 
avait  proposé  d'échanger  volontairement  sa  coadjutorerie  contre 
un  siège  épiscopal  dans    une  colonie   anglaise.   Vainement  le 
cardinal  Barnabo  et  le  Pape  lui-même  insistèrent-ils  pour  lui 
faire  accepter  cette  solution  amiable.  Il  s'y  refusa,  se  déclarant 
prêt  à  obéir  aux  ordres  du  Pape,  mais  résolu  à  ne  pas  se  démettre 
motu  prôprio.  «  Maintenant,  écrivait-il,  que  j'ai  été  accusé  par 
Mgr  Talbot  et  d'autres,  d'antiromanisme»  d'anglo- catholicisme  et 
autres  méfaits  qui,  s'ils  existaient  réellement,  seraient  incompatibles 
&vec  l'accomplissement  fidèle  de  mes  devoirs  épiscopaux,  il  ne  me 
semble  pas  que  je  puisse,  de  moi-même,  prendre  l'initiative  de  me 
retirer,  puisque  ce  sont  ces  accusations  que  l'ou  allègue  pour  justi- 
fier mon  éloignement2.  »  À  de  nouvelles  instances,  il  se  borna  à 
répondre  :  Vim  patior^  palior  injustitiam.  Le  Pape,  poussé  à  bout 
par  cette  obstiuation,  résolut  d'en  finir.  Bien  qu'il  ne  trouvât  pas 
matière  au   procè*  canonique  réclamé  pir  Errington,    il   crut 
devoir  mettre   un  terme  à  une  collaboration   qui    ne  pouvait 
plus  servir  au  bien  de  l'Eglise;  par  un  acte  d'autorité  qu'il  quali- 
fiait lui-même  de  colpo  di  stato  di  Dominidio,  il  déchargea  le 
coadjuteur  de  son  office  et  lui  retira  tout  droit  de  succession  à 
l'archevêché  da  Westminster. 

Manning  triomphait.  Plus  que  jamais,  Wiseman  s'en  remettait  à 

loi  pour  toutes  les  affaires  importantes.  Il  le  chargea  notamment 

de  suivre  les  négociations  engagées  à  Rome,  sur  les  difficultés 

pendantes  entre  lui  et  se3  suffragants.  L'habileté  et  le  crédit  du 

négociateur  ne  purent  empêcher  que,  sur  l'une  de  ces  questions 

oh  le  cardinal  s'était  mal  engagé,  sur  le  régime  des  collèges 

ecclésiastiques,  la  cour  de  Rome  ne  lui  donnât  tort.  Cet  échec 

le  mortifia;  il  ne  pouvait  cependant  lui  faire  oublier  le  succès 

obtenu  dans  le  débat  principal.  Quant  à  Errington,  il  s'honora  par  la 

%ûté silencieuse  de  sa  soumission;  retiré  dans  le  diocèse  de  son 

1  W<  of  Wiseman,  t.  II,  p.  335. 
'M.,  t.  H,  p.  35 U  365. 


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138  U  RtNAISSAKCS  GÀTflOUQUB  EN  ANGLETERRE 

and,  l'évoque  de  Clifton,  il  s'abstint  d'apporter  aucune  entrave  an 
gouvernement  de  ceux  qae  l'autorité  lui  avait  préférés. 

Ce  long  et  pénible  conflit  était  donc  bien  fini.  Entre  catholiques 
de  naissance  et  convertis,  si  toute  méfiance  et  tout  malentendu 
n'avaient  pas  dispara,  du  moins  il  se  faisait,  peu  à  peu,  une  sorte 
de  pacification  extérieure;  le  temps,  d'ailleurs,  en  amenant  de  nou- 
velles générations,  aidait  à  éteindre  les  préventions  anciennes.  Ne 
nous  flattons  pas  cependant  que  les  catholiques  d'Angleterre  en 
aient  fini  avec  les  discordes  intestines.  Non,  nous  allons  les 
retrouver  divisés  sur  une  autre  question,  plus  redoutable  encore  et 
d'une  portée  plus  générale,  celle  du  «c  libéralisme  ». 

111 

Sur  la  question  du  libéralisme,  les  catholiques  anglais  ne  se 
partageaient  plus  en  catholiques  de  naissance  et  en  convertis;  on 
trouvait  des  uns  et  des  autres,  dans  chaque  camp.  U  ne  s'agissait 
pas,  d'ailleurs,  de  difficultés  spéciales  à  l'Angleterre.  Partout,  le 
même  problème  se  posait  et  amenait  des  divergences  analogues. 
Partout,  des  croyants,  inquiets  du  désaccord  qui  se  manifestait  sur 
des  questions  de  liberté  politique  ou  scientifique,  entre  certaines 
aspirations  de  la  pensée  moderne  et  la  forme  souvent  donnée  à  la 
doctrine  catholique,  se  préoccupaient  d'élargir,  de  rajeunir,  de 
«  libéraliser  »  en  quelque  sorte,  cette  forme,  tout  en  se  piquant 
de  demeurer  fidèles  à  ce  qui  était  substantiel  dans  la  foi;  il  n'y 
avait,  à  leurs  yeux,  qu'un  malentendu  à  dissiper,  pour  le  plus 
grand  bien  de  cette  foi.  C'était  l'œuvre  tentée,  dans  des  conditions 
très  diverses  selon  les  hommes  et  les  pays,  par  Lacordaire  et 
Hontalembert  en  France,  par  Gœrres  et  Dœllinger  en  Allemagne. 
D'autres  catholiques,  au  contraire,  effrayés  et  choqués  de  ces 
nouveautés,  ne  voyaient  dans  la  crise  qu'une  raison  d'affirmer, 
parfois  en  les  exagérant  encore,  tout  ce  qui,  dans  les  formes 
traditionnelles  de  la  doctrine,  heurtait  le  plus  directement  ce  qu'ils 
jugeaient  n'être  que  la  révolte  orgueilleuse  de  la  pensée  moderne. 
Qu'il  y  ait  eu,  des  deux  côtés,  dans  des  proportions  variables,  un 
mélange  de  vérité  et  d'erreur,  de  clairvoyance  et  d'aveuglement, 
c'est  ce  qui  se  produit  presque  toujours  dans  les  controverses  de 
ce  genre.  Le  temps  seul  devait  faire  le  départ  et  dégager  des  exa- 
gérations respectives,  ce  qui  devait  subsister  des  anciennes  tradi- 
tions et  ce  qui  devait  être  admis  des  aspirations  nouvelles. 

En  Angleterre,  les  catholiques  à  tendance  libérale  avaient  alors 
pour  organe  une  revue  mensuelle,  le  Rambler,  dont  les  deux  princi- 
paux rédacteurs  étaient  Richard  Simpson  et  sir  John  Acton,  plus  tard 


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AU  MX-HKOVIÈUE  SIÈCLE  139 

tard  àcton,  le  premier,  ancien  clergyman,  converti  de  1845,  gradé 
dOxfoixi^  lettrg  distingué,  esprit  subtil  et  pénétrant,  mais^un  peu 
comkaiif,  et  qui,  au  temps  où  il  était  anglican,  avait'eu  constam- 
meQt  maille  à  partir  avec  son  évèque;  le  second,  catholique  de 
Dafâ8*nce,  né  d'une  mère  allemande,  disciple  de  Dœllinger  auprès 
duquel  il  avait  fait  ses  études  universitaires,  intelligence  puissante 
et  hardie,  et,  bien  que  tout  jeune  encore,  d'une  érudition^historique 
déjà  fort  remarquée.  A  eux  se  joignirent  divers  collaborateurs,;  la 
plupart  convertis  et  Oxford-men.  Prétendant  se  renfermer  dans 
un  domaine  de  science  laïque  où  l'autorité  religieuse]  ne  leur 
paraissait  pas  avoir  à  intervenir,  ces  écrivains  abordaient  hardiment 
les  problèmes  de  philosophie,  de  critique,  d'histoire,  et  y  donnaient 
les  solutions  les  plus  libérales,  sans  s'inquiéter  s'ilsj étaient  tou- 
jours en  accord  avec  les  idées  jusqu'alors  admises  chez  les  catho- 
liques. Leur  thèse  fondamentale  était  la  nécessité  d'user,  dans  ces 
étndes,  d'une  liberté  absolue,  et  d'en  faire  connaître  les  résultats 
avec  une  entière  sincérité,  quelque  contradiction  qu'ils  parussent 
apporter  à  certaines  idées  préétablies.  Us  se  piquaient  d'être  de 
leur  temps,  se  disaient  flers  de  ses  progrès,  jaloux  de  ses  conquêtes. 
«  Il  n'est  rien,  déclaraient-ils,  dans  tout  ce  que  la  société  moderne 
a  /ait  pour  assurer  la  liberté,  pour  créer  des  instruments  de  progrès, 
des  .moyens  d'arriver  à  la  vérité,  que  nous  regardions  avec  indiffé- 
rence ou  suspicion,  »  Par  les  questions  auxquelles  il  s'appliquait 
de  préférence,  comme  par  les  principes  dont  il  s'inspirait,  le  libé- 
ralisme du  Rambler,  moins  politique  que  scientifique,  tenait  plus 
de  l'école  allemande  que  de  l'école  française,  plus  de  Dœllinger  que 
deLacordaire  et  de  Monialembert.  Beaucoup  de  science  et  de  talent 
y  était  dépensé;  jamais  publication  catholique  n'avait  eu,  en  Angle- 
terre, un  aussi  brillant  succès,  liais  ce  qui  s'y  trouvait  d'idées 
généreuses  et  fécondes  ne  tarda  pas  à  être  compromis  par  des 
exagérations  et  des  témérités.  Non  content  de  réagir  contre  les 
thèses   rétrogrades,   quelques-uns  de  ces   écrivains    semblaient 
prendre  une  opinion  d'autant  plus  en  gré  qu'elle  était  plus  opposée 
à  la  tradition.  Tout  ce  qui  venait  de  Rome  leur  paraissait  volontiers 
vieilli  et  démodé.  En  prétendant  échapper  à  la  routine,  ils  tom- 
baient dans  l'esprit  de  parti  et  de  système.  L'impartialité  dont  ils 
se  targuaient  tournait  en  partialité  pour  les  savants  antireligieux, 
&  prévention  contre  ce  qui  portait  la  marque  catholique.  Ils  ne 
cachaient  point  leur  dédain  pour  les  anciens  catholiques  d'Angle- 
terre, suspects  à  leurs  yeux  d'étroitesse  et  de  manque  de  culture. 
S'étonnera- 1-  on  qu'une  telle  campagne  fût  mal  vue  des  évèques, 
son  seulement  de  ceux  qui  étaient,  par  nature,  peu  favorables  aux 
nouveautés,  mais  de  ceux  mêmes  qui  avaient  l'intelligence  des 


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14*  LA  RENAISSANCE  CATB0L1QUG  EN  ANGLiTERBE 

rajeunissements  nécessaires?  Wiseman,  tout  sympathique  qu'il  se 
montrât,  en  France,  à  Montalembert  et  à  ses  amis,  si  préoccupé 
qu'il  fût  de  voir  l'Eglise  aider  à  dissiper  les  malentendus  qui  éloi- 
gnaient d'elle  le  monde  moderne,  n'hésita  pas,  dès  1856,  à  blâmer, 
dans  la  Revue  de  Dublin,  les  idées  et  surtout  le  ton  des  écrivains 
du  Rambler.  Il  releva,  entre  autres,  leurs  attaques,  aussi  peu 
justes  que  généreuses,  contre  les  anciens  catholiques,  et  défendit 
ceux-ci  comme  il  avait  naguère  défendu  les  convertis.  Il  leur 
reprocha  en  outre  leur  parti-pris  de  critique  et  de  raillerie  contre 
tout  ce  qui  était  catholique;  qu'il  pût  y  avoir,  chez  quelques 
croyants,  des  idées  étroites  et  arriérées,  il  ne  le  contestait  pas, 
mais  ce  n'était  pas  en  se  tenant  à  l'écart  du  corps  catholique, 
dans  une  attitude  d'hostilité  méprisante,  qu'on  y  remédierait;  pour 
agir  sur  un  corps,  il  fallait  participer  à  ses  œuvres,  respecter  ses 
lois,  travailler  d'accord  avec  ses  autorités  hiérarchiques. 

Wiseman  ne  se  contenta  pas  de  cet  avertissement,  d'ailleurs  peu 
écouté;  désireux  de  fortifier  la  rédaction  de  la  Revue  de  Dublin 
qui  lui  paraissait  devoir  faire  contrepoids  au  Rambler,  il  sollicita, 
pour  cette  revue,  la  collaboration  des  convertis  les  plus  en  vue,  entre 
autres  celle  de  Ward.  Celui-ci  venait,  en  1858,  de  quitter  la  chaire 
de  théologie  du  séminaire  de  Saint-Edmond,  où  il  s'était  maintenu 
pendant  sept  ans,  malgré  l'opposition  persistante  d'une  partie  du 
vieux  clergé.  Le  cardinal  se  rendait-il  compte  qu'en  appeler  à 
Ward  contre  Simpson,  c'était,  pour  combattre  un  excès,  tomber 
dans  un  autre?  Ward  avait  été  attiré  dans  l'Eglise  romaine,  surtout 
parce  qu'il  y  voyait  un  puissant  instrument  d'autorité  doctrinale. 
De  même  que  le  spectacle  de  l'anarchie  révolutionnaire  avait  conduit 
Joseph  de  Maistre  à  rêver  d'une  dictature  politique  de  la  Papauté, 
l'expérience  de  l'anarchie  doctrinale  de  l'anglicanisme  amenait 
Ward  à  ne  voir  de  salut  que  dans  la  dictature  spirituelle  de  cette 
même  Papauté.  Suivant  son  habitude  d'esprit,  il  poussait  cette 
idée  à  outrance.  «  Ce  n'est  pas  dans  l'indépendance  intellectuelle, 
disait-il,  mais  dans  la  captivité  intellectuelle  que  sont  la  vraie  liberté 
et  la  perfection  intellectuelles  *.  »  Il  jugeait  naturel  et  désirable 
que  cette  dictature  s'exerçât,  à  chaque  moment,  pour  résoudre 
d'autorité  toutes  les  questions  où  se  débattait  la  pensée  moderne, 
et  il  réduisait  le  rôle  du  croyant  à  attendre  et  à  enregistrer 
docilement  ces  décisions  toujours  souveraines  et  infaillibles. 
Comme  un  de  ses  amis  lui  disait  :  «  Mais,  enfin,  il  y  a  une  limite; 
vous  ne  voudriez  pas  de  nouvelles  décisions  tous  les  mois?  — 
J'aimerais,  répondait-il,  recevoir  chaque  matin,  à  déjeuner,  avec 

1  Article  de  la  Revue  de  Dublin,  cité  par  M.  Wilfrid  Ward,  dans  son 
livre  W.  G.  Ward  and  the  Catholic  Revival,  p.  133. 


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L 


AO  DIX-HBUY1ÈHE  SIÈCLE  141 

mon  Times,  une  nouvelle  Bulle  papale !.  »  Fait  curieux,  en  dépit 
de  ces  opinions  extrêmes,  Ward  fut  l'un  des  premiers,  parmi  les 
convertis,  à  renouer  des  relations  avec  ses  anciens  amis  anglicans. 
D&  1858,  nous  le  retrouvons  sur  un  pied  de  familiarité  cordiale 
*ftc  des  protestants  de  nuances  diverses,  comme  Stanley,  Tait, 
Jbwett,  Rogers  et  beaucoup  d'autres  *.  Il  n'était  pas  homme  à 
leur  rien  voiler  de  ce  qui,  dans  ses  nouvelles  croyances,  pouvait 
le  plus  les  effaroucher.  Mais  n'était- on  pas  habitué  de  longue  date 
à  le  trouver  paradoxal?  Et  puis  les  contradicteurs  à  tournure  un 
peu  extravagante  ne  sont-ils  pas,  quelquefois,  ceux  qu'on  supporte 
le  plus  volontiers,  parce  qu'on  les  juge  les  moins  gênants?  Ward 
apportait  d'ailleur3,  dans  l'exposé  de  ses  idées,  une  belle  humeur 
qui  prévenait  toute  aigreur  de  controverse.  On  s'amusait  de  sa 
verve  plaisante.  «  Ward  a  été  un  enormous  fun  »,  écrivait  Rogers, 
an  sortir  de  l'une  de  ces  rencontres 3.  Ajoutons  que  tous  sentaient 
et  goûtaient  en  lui  des  qualités  plus  sérieuses  de  sincérité,  de 
droiture,  d'amour  désintéressé  de  la  vérité ,  qui  faisaient  passer 
par  dessus  bien  des  dissidences. 

Ward  c'était  pas  le  seul  des  convertis  à  combattre  le  libéralisme 
du  Rambler.  Ilanning,  Oakeley,  Faber,  Dalgairns,  avec  des 
nuances  diverses,  s'y  montraient  opposés.  Si  importante  toutefois 
que  fût  leur  opinion,  il  en  était  une  plus  intéressante  encore  à 
connaître,  c'était  celle  du  plus  illustre  de  ces  convertis,  de 
Newman4.  Depuis  qu'il  avait,  en  1858,  abandonné  le  rectorat  de 
l'Université  catholique  de  Dublin,  il  vivait  à  Egbaston,  en  dehors 
de  toute  action  publique,  dans  la  simplicité,  la  régularité  et  le 
silence  du  cloître,  son  temps  partagé  entre  la  prière,  l'étude,  ses 
devoirs  de  supérieur  de  l'Oratoire,  la  haute  direction  de  l'école 

'Article  de  la  Revue  de  Dublin^  cité  par  M.  Wilfrid  Ward,  dans  son 
litre  W.  G.  Ward  and  the  Catholic  Revival,  p.  14. 
2  Ibid.,  p.  74  et  suiv. 
*  Lelters  of  Lord  Blachford,  p.  249. 

'Sur  le  point  de  chercher  à  préciser  le  rôle  de  Newman  dans  les  ques- 
tions qui  divisaient  les  catholiques,  je  ne  puis  pas  ne  pas  regretter  que  la 
correspondance  de  Newman  catholique  n'ait  pas  été  publiée,  comme  Ta  été 
celle  de  Newman  anglican.  La  vie  intérieure  de  Newman  nous  est  beau- 
coup mieux  connue  avant  qu'aorès  sa  conversion.  C'est  une  anomalie  que 
les  catholiques  ont  intérêt  à  voir  disparaître.  Une  plus  grande  lumière  ne 
pourra  que  faire  briller  davantage  cette  belle  figure.  Les  papiers  de  Newman 
«ont,  paraît-il,  aux  mains  d'un  religieux  de  l'Oratoire  dont  l'amitié  pieu- 
sement fidèle,  mais  trop  timide,  redoute  qu'il  ne  soit  fait  un  usage  mala- 
droit et  indiscret  du  trésor  confié  à  sa  garde.  Peut-être  ce  que  M.  Purcell 
a  fait  des  papiers  de  Manning  a-t-il  contribué  à  augmenter  cette  crainte. 
De  telles  considérations  peuvent  rendre  très  prudent  dans  le  choix  de 
l'éditeur  et  du  biographe;  elles  ne  sauraient  justifier  l'abstention  complète» 


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H2  Là  RENAISSANCE  CATflOUQŒ  ES  ARGUTERRE 

classique  annexée  au  monastère  et  la  sollicitude  de»  ftnea  qir 
Tenaient  Hri  demander  direction.  Si  retiré  qu'il  fût,  tons  le»  yetx 
n*en  étaient  pas  moins  fixés  sur  lui.  Des  deux  côtés,  on  l'interro- 
geait. Le»  rédacteurs  du  Rambler  se  disaient  ses  amis,  lui  témoi- 
gnaient respect,  cherchaient  à  obtenir  son  concours,  à  se  couvrir 
de  son  autorité.  Ward  gardait,  du  temps  où.  il  avait  été  son  disciple 
k  Oxford,  l'habitude  de  le  consulter  sur  ses  écrits  et  ses  démarches, 
tout  en  continuant,  du  reste,  comme  alors,  à  n'en  fitire  qu'à  sa  tête, 
mêlant  dtae  façon  singulière  fa.  déférence  et  la  suspicion,  le  désir 
de  se  trouver  d'accord  avec  un  maître  aussi  cher  et  la  promptitude 
à  le  contredire1.  Newman,  sans  rebuter  les  témoignages  d'amitié 
qu'on  lui  apportait,  n'était  en  réalité  avec  aucun  des  deux  partis. 
Il  avait  toujours  été  opposé  à  ce  qu'il  appelait  le  «  libéralisme  »  en 
religion,  c*èst-à-ciie  à  un  certain  relâchement  de  la  rigueur 
dogmatique.  Il  adhérait  très  fermement  à  l'autorité  et  à  rinfailU- 
bilité  de  l'Eglise  enseignante,  et  le  besoin  de  trouver  cette  autorité 
était  précisément  Tune  des  raisons  qui  l'avaient  conduit  au  catho- 
licisme; enfin  il  professait  le  plus  grand  respect  pour  la  hiérarchie 
ecclésiastique,  ei  déjà,  quand  il  était  anglican,  il  avait  étonné  ses 
amis  moins  scrupuleux,  par  le  trouble  où  le  jetait  la  seule  pensée 
d'être  en  contradiction  avec  son  évêque.  A  tous  les  points  de  vue, 
il  y  avait,  dans  les  idées  et  surtout  dans  le  ton  du  Rambler,  bien 
des  choses  qui  le  choquaient.  Mais  il  n'approuvait  pas  davantage 
Tes  idées  et  le  ton  de  Ward.  Pour  être  respectueux  de  la  tradition, 
il  n'en  concluait  pas  à  l'obligation  de  se  renfermer  dans  les  for- 
mules scotastiques  ;  il  croyait  à  une  évolution  de  la  science  théolo- 
gique, à  ce  «  développement  de  la  doctrine  chrétienne  »  dont 
l'observation  avait  secondé  et  éclairé  sa  conversion.  Tout  soumis 
qu'il  fût  à  l'autorité,  il  répugnait  à  ce  qui  l'exagérait,  admettait 
ta  légitime  indépendance  de  l'esprit  humain,  non  seulement  dans 
les  sciences  profanes,  mais  même  dans  les  sciences  religieuses; 
au  lieu  de  ne  voir,  comme  Ward,  dans  ces  dernières  sciences,  que 
les  sentences  et  les  définitions»  en  fait  toujours  rares,  du  juge 
suprême,  il  y  appréciait  tout  particulièrement  les  recherches 
spontanées,  parfois  un  peu  aventureuses,  les  libres  controverses^ 
les  tâtonnements  de  toutes  sortes,  par  lesquels  il  était  nécessaire 
que  les  théologiens,  les  historiens,  les  critiques  devançassent  et 
prépavassent  ces  définitions. 

Ce  n'était  pas  de  ce  jour,  d'ailleurs,  que  Newman  se  rendait 
compte  à  quel  point  sa  façon  de  penser,  de  raisonner,  de  juger 
était  différente  de  celle  de  son  ancien  disciple.  Très  droit,  sans- 

1  Voy  la  correspondance  de  Ward  avec  Newman,  à  cette  époque  u 
W.  G.  Ward  mtd  the  CathoUc  Revival,  pasfirn,  ohap.  IV  et  VI. 


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) 


AU  WX-MMJVlaMB  BlSΠ 142 

ttonte,  à  chercher  la  vérité,  très  généreux  à  la  suivre  partout  où 
elle  le  menait,  quelque  sacrifice  qu'il  lui  en  coûtât,  n'ayant  rien 
do  sceptique  dilettante  et  un  peu  sophistique  que  des  observateurs 
Superficiels  ont  cru  parfois  entrevoir  en  lui,  il  n'en  avait  pas  moins 
Je  goût  et  l'habitude  de  considérer,  avant  de  conclure,  tous  les 
aspects  d'une  idée,  de  démêler  ce  qu'elle  avait  souvent  de  complexité 
subtile,  de  peser  toutes  les  objections,  d'en  dégager  la  parcelle  de 
vérité  qui  pouvait  y  être  contenue.  Rien  ne  lui  déplaisait  davan- 
tage que  les  jugements  absolus  et  tranchants  de  Ward,  sa  façon  de 
tout  décider  par  les  déductions  de  la  logique,  par  l'application  de 
quelque  principe  unique  et  dominant.  Ces  excès  de  fond  ou  de 
forme  ne  répugnaient  pas  seulement  à  sa  nature  d'esprit;  ils  le 
préoccupaient  à  cause  du  mal  qu'ils  pouvaient  faire  aux  autres. 
Ce  qu'il  redoutait,  par  exemple,  dans  les  définitions  dogmatiques  k 
jet  continu  que  Ward  sollicitait  si  impatiemment  de  l'autorité  reli- 
gieuse, c'était  moins  une  entrave  pour  sa  propre  raison,  résolue 
par  avance  i  toutes  les  soumissions  nécessaires,  qu'un  trouble 
apporté  aux  consciences  dont  il  était  le  confident;  il  s'attristait 
de  voir  effaroucher  et  éloigner  ces  âmes  en  travail  de  conversion, 
qui  «  voletaient,  a-t-on  pu  dire,  comme  des  colombes  à  sa 
fenêtre  »,  attendant  qu'il  leur  ouvrît.  Cette  intelligence  péné- 
trante et  sympathique  de  l'esprit  des  autres,  cette  aptitude  k  se 
mettre  i  leur  place,  à  se  rendre  un  compte  exact  de  leurs  difficultés, 
cette  susceptibilité  éveillée  au  sujet  de  toute  exagération  qui  pou- 
vait les  troubler,  n'étaient  pas  l'une  des  particularités  les  moins 
remarquables  de  Newman.  C'était  là  ce  qui  le  séparait  des  outran- 
ces de  l'ultramontanisme,  alors  même  qu'il  admettait  quelques- 
uns  de  leurs  principes.  C'était  là  ce  qui  lui  faisait  ménager  les 
libéraux  du  Rambler,  tout  en  regrettant  leurs  excès  :  il  voyait  la 
part  de  vérité  qui  se  mêlait  à  leurs  erreurs;  il  voyait  surtout 
l'angoisse  de  leur  foi  et  ne  voulait  pas  l'augmenter1. 
Au  commencement  de  1859,  les  évêques,  de  plus  en  plus  mécon- 

1  Ce  caractère  de  Newman  a  été  excellemment  mi»  en  lumière  par  la 

H.  P.  Kent,  membre  de  la  congrégation  des  Oblate  de  Saint-Cbarles, 

fondée  par  Manning,  dans  un  article  publié  par  la  Dublin  Review  d'avril 

1&96,  à  propos  du  livre  de  Purcell.  «  L'esprit  de  Newman,  a-t-il  écrit,  était 

sensible  aux  impressions  qui  venaient  de  tous  les  vents  de  la  pensée,  sans 

pourtant  jamais  quitter  le  vrai  courant.  Parmi  ceux  qni  ont  enseigné  le 

monde,  peu  ont  eu,  comme  lui,  le  don  de  voir  d'une  manière  si  vive  et  de 

sentir  si  intimement  les  ténèbres  et  les  difficultés  qni  entourent  les  points 

lumineux  de  la  vérité.  U  pouvait,  dans  une  certaine  mesure,  entrer  dans 

l'esprit  de  ses  adversaires  ou  de  ceux  qui  étaient  perplexes  et  errants,  et 

'voir  les  choses  comme  ils  les  voyaient  eux-mêmes.  De  là,  chez  lui,  un 

wnttment  intense  du  mal  que  peut  faire  un  dogmatisme  rigide  et  impi* 

oyable.  • 


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144  LA  RENA1SSAHCE  CATHOLIQUE  EU  ANGLETERRE 

tents  du  Rambler,  délibérèrent  sur  les  mesures  à  prendre;  toute- 
fois, avant  de  sévir,  ils  voulurent  voir  si  l'influence  de  Newman  ne 
pourrait  pas  amener  un  changement  ;  ils  le  firent  donc  solliciter, 
par  son  évèque,  Mgr  Ullathorne,  d'intervenir  auprès  des  rédacteurs. 
Toujours  docile  à  l'autorité,  Newman  s'entremit  et  obtint  de 
Simpson,  plus  particulièrement  visé,  qu'il  abandonnât  la  direction 
du  Rambler.  Bien  plus,  il  consentit  à  prendre  lui-même  en  main 
cette  direction.  Wiseman  lui  en  témoigoa  sa  vive  satisfaction, 
quoique  le  succès  d'une  telle  combinaison  ne  dût  plus  laisser  de 
place  à  la  Revue  de  Dublin  qu'il  avait  jusqu'ici  patronnée.  En 
assumant  cette  charge,  Newman  espérait  faire  œuvre  pacificatrice. 
Mais  il  ne  fut  pas  longtemps  à  se  rendre  compte  combien  l'excita- 
tion des  esprits,  de  part  et  d'autre,  rendait  la  tâche  difficile; 
bientôt  même,  il  la  jugea  impossible,  et  quelques  mois  ne  s'étaient 
pas  écoulés,  qu'il  renonçait  brusquement  à  la  poursuivre.  Le  bruit 
ayant  couru,  à  la  fin  de  1859,  qu'il  avait  encore  la  direction  du 
Rambler,  il  tint  à  le  faire  démentir.  Rebuté  dans  sa  tentative  de 
médiation,  il  entendit  désormais  demeurer  à  l'écart  des  deux 
partis  en  lutte,  sans  se  laisser  compromettre  ni  par  l'un,  ni  par 
l'autre.  Sa  correspondance  et  son  journal  intime  nous  le  montrent, 
dans  les  années  suivantes,  de  1859  à  1861,  de  plus  en  plus 
mécontent  du  Rambler,  ne  lui  ménageant  ni  les  reproches,  ni  les 
avertissements1.  Il  n'était  pas  plus  satisfait  de  l'autre  parti,  et  ne 
pouvait  notamment  supporter  sa  promptitude  d'excommunication. 
Je  sens  vivement,  disait-il,  la  grande  injustice  de  ceux  qui,  après 
s'être  complu  à  mettre  en  avant  leurs  vues  particulières,  accusent 
de  manquer  à  la  paix  et  â  la  charité,  ceux  qui,  ainsi  provoqués, 
se  croient  obligés  de  montrer  qu'il  y  a  une  autre  opinion  sur  ce 
sujet  et  que  de  bons  catholiques  la  professent2.  » 

Vainement  Newman  s'était- il  séparé  du  Rambler,  certains  catho- 
liques s'obstinaient  à  l'en  rapprocher,  et  commençaient  à  témoigner 

<  Ainsi  voit-on  Newman,  dans  ce  journal  et  dans  cette  correspondance, 
refuser  de  continuer  sa  collaboration  an  Rambler,  si  les  articles  théologiques 
n'y  sont  pas  dorénavant  révisés  par  un  censeur  qui  lui  inspire  confiance; 
déclarer,  à  plusieurs  reprises,  que,  par  leur  attitude  à  l'égard  de  l'autorité 
religieuse,  les  rédacteurs  de  cette  revue  se  mettent  «  dans  une  situation 
iausse  »,  qu'ils  s'exposent  à  être  censurés  dans  des  conditions  où  l'opinion 
commune  leur  donnera  tort,  qu'ils  «  perdent  leur  position  parmi  les  catho- 
liques »  et  qu'ils  feraient  aussi  bien  d'arrêter  leur  publication  avant  qu'elle 
n'ait  été  frappée.  De  l'un  de  ces  écrivains,  —  était-ce  Simpson  qu'il  enten- 
dait désigner?  —  il  disait  qu'il  était  «  incorrigible  »  et  qu'il  «  désespérait 
de  lui  ». 

9  Sur  les  jugements  ainsi  émis  par  Newman,  entre  1859  et  1861,  voir  les 
explications  qu'il  a  données  lui-même  à  Oakeley,  dans  une  lettre  du  18  août 
1867.  (LifeofManning,  t.  II,  p.  334  à  338.) 


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AU  D1X-HIUYIÈM8  SIÈCLE  145 

d'étranges  défiances  au  sujet  de  sa  fidélité  et  de  son  orthodoxie. 
Dans  le  déplaisir  visible  que  lai  causaient  les  exagérations  de  cer- 
tains ultramontains,  ces  esprits  soupçonneux  croyaient  découvrir 
une  tendance  à  altérer  ou,  comme  ils  disaient,  à  «  minimiser  » 
le  dogme  catholique.  Ils  arguaient  des  relations  que  sa  charité 
tenait  à  conserver  avec  les  rédacteurs  de  la  revue  libérale,  pour 
insinuer  qu'il  était  leur  protecteur,  leur  complice,  pour  le  rendre 
responsable  d'excès  que,  pendant  ce  temps  même,  il  blâmait. 
N'est-ce  pas,  après  tout,  le  sort  habituel  des  modérés?  Newman, 
disposé  par  nature  à  se  refermer  sur  lui-même  quand  il  se  sentait 
enyeloppé  d'une  atmosphère  d'exagérations  et  de  violences,  ne 
s'inquiétait  pas  toujours  de  préveoir,  par  se*  explications,  ces  faux 
jugements.  Il  n'admettait  pas  qu'on  l'obligeât  à  se  laisser  classer 
dans  Ton  ou  l'autre  des  partis  en  lutte,  qu'on  le  mît  en  demeure 
de  trancher,  par  quelque  affirmation  sommaire,  des  questions  qu'il 
estimait  être  très  complexes.  Souvent  alors,  comme  il  lui  était 
déjà  arrivé  à  l'époque  de  ses  premiers  conflits  à  Oxfori,  il  usait,  à 
l'égard  des  questionneurs  indiscrets,  d'échappatoires  ironiques  qui 
les  désemparaient,  mais  aussi  qui  donnaient  prise  à  leurs  suspi- 
cions. 

Ces  suspicions  n'étaient  pas  seulement  le  fait  de  quelques  polé- 
mistes passionnés.  L'évèque  de  Newport,  Mgr  Brown,  dénonça  à 
Rome,  comme  étant  contraire  à  la  doctrine  de  l'infaillibilité  de 
l'Eglise,  un  article  publié  par  Newman  dans  le  Rambler.  Le  Saint- 
Office  demanda  à  l'auteur  incriminé  des  explications  que  celui-ci 
s'empressa  d'envoyer  par  l'intermédiaire .  du  cardinal  Wiseman. 
Parnnede  ces  négligences  dont  ce  dernier  était  malheureusement 
un  peu  coutumier,  ces  explications  ne  parvinrent  jamais  aux  auto- 
rités romaines  qui,  sans  prendre,  il  est  vrai,  aucune  mesure,  n'en 
restèrent  pas  moins  sous  l'impression  de  la  dénonciation  épisco- 
pale.  Si  regrettable  qu'il  fût  de  voir  un  évèque  participer  ainsi  à 
d'injustes  méfiances,  il  l'était  peut-être  plus  encore  de  retrouver 
ces  méfiances  chez  un  autre  converti  dont  l'importance  grandissait 
de  jour  en  jour,  chez  Manning  —  premiers  signes  d'un  antagonisme 
qoi  devait  diviser,  pendant  de  longues  années,  les  deux  principaux 
champions  du  catholicisme  en  Angleterre. 

IV 

J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  dire  en  quoi  Manning,  pendant 
sa  période  anglicane,  s'était  souvent  rapproché  de  Newman,  et 
en  quoi,  cependant,  il  s'en  était  toujours  distingué,  sinon  par 
le  fond  des  idées,  du  moin?  par  son  allure,  par  la  forme  de  son 

10  OCTOBRE  1902,  40 


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146  LA  RRNAISSIUCI  GATHOUQOI  KM  UGL8TERRI 

activité1.  Il  avait  pu  être  un  allié,  non  un  disciple.  L'action  des 
deux  hommes  avait  été  presque  toujours  parallèle,  sans  être  jamais 
confondue.  Entre  eux,  U  y  avait  en  plus  d'estime  réciproque  que 
d'intimité  et  de  sympathie.  Parfois  même,  quelques  froissements 
passagers  s'étaient  produits.  C'est  qu'au  fond,  en  dépit  de  leurs 
convictions  et  de  leurs  aspirations  communes,  en  dépit  de  l'ana- 
logie de  leur  destinée  morale,  on  ne  pouvait  imaginer  deux  natures 
plus  dissemblables  :  l'un,  penseur  subtil  et  profond,  dédaigneux  de 
l'action  du  dehors,  plus  occupé  des  réalités  du  monde  invisible 
que  de  celles  du  monde  visible,  habitué  i  retourner  sa  pensée  sous 
toutes  ses  faces,  apte  i  comprendre  les  états  d'âme  les  plus  diffé- 
rents du  sien,  infiniment  pitoyable  aux  perplexités  de  l'esprit 
humain;  l'autre,  homme  d'action  et  de  gouvernement,  peu  curieux 
d'idées  pures,  n'y  voyant  que  des  bases  d'opération,  esprit 
puissant,  courageux,  élevé,  mais  absolu,  facilement  impérieux, 
ne  cherchant  que  ce  qu'il  croyait  le  vrai  et  le  bien,  mais  y 
marchant  droit,  décidé  à  traiter  en  adversaire  quiconque  suivrait 
une  direction  différente,  incapable  d'entrer  dans  une  pensée 
autre  que  la  sienne  ou  de  sympathiser  avec  les  difficultés  intel- 
lectuelles de  ses  contradicteurs.  Cette  opposition  de  nature  suffit 
à  expliquer,  eu  dehors  de  tout  petit  motif,  comment  deux 
hommes  de  grand  esprit,  de  vues  droites  et  hautes,  de  rare 
vertu,  ont  pu  être  si  malheureusement  divisés.  Newman,  au  cours 
de  ses  études  sur  les  hérésies  du  quatrième  siècle,  avait  eu  à 
parler  des  différends  qui  s'étaient  élevés  entre  saint  Basile  et  saint 
Grégoire  de  Nazianze;  il  en  avait  attribué  la  cause  au  contraste 
de  leurs  caractères  qu'il  définissait  en  ces  termes  :  «  Grégoire, 
l'affectueux,  le  tendre  de  cœur,  l'homme  aux  amitiés  vives  et  pro- 
fondes, l'orateur  exquis  et  éloquent;  Basile,  l'homme  des  fermes 
résolutions  et  des  rudes  œuvres,  le  sublime  conducteur  du  trou- 
peau du  Christ,  l'actif  ouvrier  dans  le  champ  de  la  politique  ecclé- 
siastique; certes,  ils  différaient  beaucoup,  mais  pas  cependant  sans 
avoir  quelques  traiis  communs;  tous  deux  avaient,  ce  qui  était  tout 
ensemble  une  bénédiction  et  une  croix,  une  âme  sensitive,  a  sensi- 
tive mind;  tous  deux  étaient  saints.  »  11  a  été  souvent  remarqué 
que  ce  double  portrait  s'appliquait  assez  exactement  à  Newman 
et  à  Manning;  on  a  notamment  fait  observer  que  l'un  et  l'autre, 
comme  les  deux  Pères  de  l'Eglise  grecque,  avaient  au  plus  haut 
degré  ce  sensitive  mind  qui  rend  les  divergences  plus  doulou- 
reuses et  fait  facilement  du  moindre  antagonisme  d'idées  une 
blessure  de  cœur 2. 

*  Voy.  le  Correspondant  du  25  mare  1901. 

>  Cette  remarque  a  été  faite  par  le  R.  P.  Brémgnd,  dans  sa  très  péué- 


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AU  DlX-flgBTltlU  8JÊCLI  147 

Qoand  Manning  eut  rejoint  Newman  dans  le  catholicisme,  on- 
pnt  d'abord  espérer  leur  bon  accord.  Newman,  à  peine  devenu 
recteur  de  l'université  de  Dublin,  désireux  de  se  donner  un  vice- 
recteur  qui  fût  son  iocum  tenens  et  sur  qui  il  put  se  reposer 
avec  pleine  confiance,  avait  offert  ce  poste  i  Hanning  qui  venait 
seulement  d'abjurer.  Celui-ci,  alors  à  Rome,  n'avait  pas  accepté, 
nais  il  s'était  associé,  dans  les  années  suivantes,  aux  démarches, 
laites  auprès  du  Saint-Siège,  pour  obtenir  que  le  recteur  fût  nommé 
éiëqae  in  parùbus.  En  1857,  Newman  avait  dédié  un]  de  ses 
Tolomes  de  sermons  i  Manoiog,  «  comme  un  mémorial  'de  l'amitié 
qui  les  unissait  depuis  près  de  trente  ans  ».  En  1861,  Manning 
répondait  par  une  dédicace  analogue  :  «  Envers  vous,  disait-il  à 
Newman,  j'ai  contracté  une  dette  de  gratitude,  plus ,  grande 
qu'envers  aucun  homme  de  notre  temps,  pour  la  lumière  et  l'aide 
intellectuelles  que  vous  m'avez  apportées.  » 

Déjà  cependant,  à  l'époque  où  Manning  tenait  ce  langage,  une 
certaine  gène  eiistait  dans  ses  rapports  avec  Newman.  Conduit, 
comme  tant  d'autres,  au  catholicisme  par  le  désir  d'y  trouver 
l'autorité  et  l'unité  dont  il  avait  déploré  l'absence  dans  l'anglica- 
nisme, il  croyait  répondre  au  besoin  de  son  âme  et  aux  nécessités 
de  son  temps,  en  exaltant,  en  magnifiant  la  puissance  du  Pape;  il 
ne  lai  semblait  pas  qu'on  put  aller  trop  loin  dans  cette  voie.  Loin» 
d'aioir  égard  aux  perplexités  des  croyants  que  troublaient  les 
rcfeadicatioos  et  les  critiques  de  la  pensée  moderne,  il  voyait  en 
eux  des  révoltés  à  soumettre,  des  suspects  à  rejeter.  Ces  idées, 
l'avaient  rapproché  de  Ward  qu'il  soutenait  et  encourageait.  Les 
rédacteurs  du  Rambler*  au  contraire,  lui  paraissaient  coupables  Jet 
dangereux.  11  s'alarmait  des  ménagements  qu'avait  pour  eux 
Newman,  des  témoignages  de  déférence  qu'il  en  recevait,  et  il  en 
venait  à  supposer  entre  eux  et  lui  une  sorte  de  complicité.  Des. 
incidents  survenus  en  1860  et  1861,  lui  parurent  confirmer^ses 
soupçons. 

Les  esprits  étaient  alors  fort  échauffés  sur  la  question  du  pouvoir 
temporel  du  Pape,  violemment  soulevée  par  le3  événements  qui 
avaient  suivi,  en  Italie,  la  guerre  de  1859.  Manning  se  jeta  dans  la 
controverse,  avec  toute  l'ardeur  de  son  romanisme.  En  1860  et 
1861,  dans  des  conférences  faites  à  Londres  et  bientôt  publiées 
en  volume,  il  prit  hautement,  contre  les  préventions  de  l'opinion 
anglaise,  la  défense  du  pouvoir  temporel.  Dans  l'entratnementjde 
son  zèle,  il  semblait  parfois  élever  certaines  convenances  poli- 
tiques &  la  hauteur  d'une  vérité  dogmatique,  et  ne  pas  toujours 

trante  et  très  équitable  étude  iur  les  différends  de  Newin&n  et  de  Manning. 
[L Inquiétude  religieuse,  p.  24,1 .) 


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148  U  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

distinguer  la  formation  historique  et  l'institution  divine.  Newman, 
au  contraire,  était,  sur  ce  sujet,  plus  réservé  et  plus  froid.  Non, 
certes,  qu'il  approuvât  l'œuvre  de  spoliation  ;  dans  un  sermon  qu'il 
fit  alors  sur  «  le  Pape  et  la  Révolution  »,  il  qualifiait  l'armée 
piémontaise  de  «  bande  de  voleurs  sacrilèges  »  et,  en  prononçant 
ces  paroles,  il  frappait  du  pied  le  sol.  Mais  il  estimait  que  les 
avocats  du  pouvoir  temporel  usaient  d'arguments  excessifs  ;  comme 
d'autres  catholiques  illustres,  Lacordaire,  Ozanam,  il  gardait  pour 
l'Italie  de  vieilles  sympathies;  il  la  croyait  fondée  à  réclamer  des 
changements  à  son  régime  politique,  et  il  rêvait,  entre  elle  et  le 
Pape,  d'un  accord  sur  des  bases  nouvelles !.  Avait-il,  sur  ces  points, 
des  idées  très  arrêtées?  En  tout  cas,  il  ne  jugeait  pas  k  propos  de 
les  faire  connaître.  Seulement  il  ne  voulait  pas  être  associé  à  des 
démonstrations  qu'il  jugeait  trop  intransigeantes.  Ce  parti-pris  de 
réserve  lui  inspira,  lors  de  la  fondation,  par  Wiseman,  en  1861, 
d'une  académie  de  la  religion  catholique,  une  démarche  que  Man- 
ning  devait  voir  de  mauvais  œil.  Informé  que  celui-ci  entendait 
faire  de  la  nouvelle  académie  l'instrument  de  ses  idées  sur  le 
pouvoir  temporel,  il  l'avertit  que,  dans  ces  conditions,  il  ne 
pouvait  y  apporter  son  concours 2.  Vers  la  même  époque,  le 
Rambler  ayant  publié  une  critique  assez  vive  des  conférences  de 
Manning,  celui-ci  crut,  sur  la  foi  de  certains  rapports,  que 
Newman  en  était  l'auteur  ou  l'avait  tout  au  moins  inspirée.  Il  se 
trompait.  Newman,  alors  étranger  au  Rambler,  qu'il  blâmait, 
n'avait  même  pas  connu  cet  article.  Manning  ne  le  sut  que  plus 
tard;  sur  le  moment,  il  demeura  convaincu  que  l'attaque  venait  de 
Newman  ;  il  y  vit,  contre  lui-même,  un  acte  d'hostilité  dont  il  fut 
blessé,  et,  à  l'égard  du  Saint-Siège,  un  acte  d'infidélité  dont  l'auteur 
méritait  d'être  traité  tout  au  moins  en  suspect 3. 


En  mai  1862,  le  Rambler  changea  de  nom  et  de  périodicité; 
sous  le  titre  de  Home  and  Foreign  Review%  il  devint  un  recueil 
trimestriel;  l'esprit  était  le  même,  de  jour  en  jour  plus  téméraire. 
Les  évêques  ne  crurent  pas  pouvoir  retarder  davantage  la  protes- 
tation à  laquelle  ils  pensaient  depuis  longtemps;  elle  parut  en 
octobre  1862,  et  fut,  bientôt  après,  expliquée  et  justifiée  dans  deux 

1  Some  of  my  Recollections  of  Card.  Newman,  par  sir  Rowlaud  Ble- 
merhasset  (Cornhill  Magazine,  novembre  1901). 

*  Life  of  Manning  t.  II,  p.  348;  Life  of  Wweroon,  t.  II,  p.  421. 

*  Life  of  Manning,  t.  II,  p.  332-336,  338,  348. 


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AU  D1X-NEUV1ÉÏB  SIÈCLE  149 

brochures  de  Mgr  Ullathoroe.  Vers  la  même  époque,  le  cardinal 
Wiseman,  toujours  préoccupé  de  ranimer  la  Revue  de  Dublin,  ne 
jugea  plus  suffisant  de  lui  procurer  la  collaboration  intermittente 
de  Ward;  il  en  remit  la  pleine  direction  à  ce  dernier,  sous  l'auto- 
rité supérieure  de  Manning.  Ward  se  jeta  dans  cette  entreprise 
avec  son  impétuosité  accoutumée.  Sa  direction,  qui  devait  se  pro- 
longer jusqu'en  1878,  rendit  une  vie  nouvelle  à  la  revue,  naguère 
moribonde.  11  y  attira  des  rédacteurs  de  valeur  et  multiplia  ses 
propres  articles,  imprimant  fortement  à  tout  le  recueil  la  marque 
de  ses  idées.  S'il  ne  put  lui  donner  l'éclat  littéraire  de  la  revue 
libérale,  il  en  fit  du  moins  un  instrument  de  combat  redoutable. 
Plus  le  conflit  devenait  aigu  entre  les  deux  écoles,  plus  Newman 
répugnait  i  s'y  mêler.  Ward  lui  ayant  demandé,  en  prenant  la 
direction  de  la  Revue  de  Dublin,  d'y  donner  quelques  articles,  il 
refusa  :  «  Je  ne  pourrais,  lui  répondit-il,  écrire  pour  le  Dublin, 
sans  écrire  aussi  pour  le  Home  and  Foreign,  et  je  veux  me  garer, 
si  je  puis,  de  ces  collisions  publiques,  non  que  je  me  flatte 
d'échapper  aux  méchantes  langues  des  hommes,  grandes  et  petites, 
mais  les  bruits   qui  courent  finissent  par  mourir,  et  les  actes 
demeurent1.  »  Néanmoins,  quand  son  évèque,  Mgr  U  liât  home, 
censura  la  Home  and  Foreign  Review,  Newman,  toujours  soumis 
à  l'autorité,  lui  écrivit  :  a  J'espère  n'avoir  pas  besoin  d'assurer 
Votre  Seigneurie  que  je  m'associe  de  cœur  à  votre  condamnation 
des  doctrines  que  vous  trouvez  dans  ces  publications  et  des  articles 
qui  les  contiennent.  U  s'ensuit  que  je  dois  considérer,  comme  je 
le  fais  en  effet,  qu'il  est  du  simple  devoir  des  auteurs  de  ces 
articles  et  de  tous  ceux  qui  y  ont  pris  part,  en  premier  lieu,  de 
répudier  les  doctrines  en  question,  en  second  lieu,  de  retirer  les 
écrits  dans  lesquels  elles  ont  été  exposées 2.  »  Mais  à  peine  Newman 
eut-il  écrit  cette  lettre,  qu'il  crut  voir  que  certaines  gens  en 
abusaient  pour  lui  attribuer,  vis-à-vis  des  libéraux,  une  attitude 
pins  tranchée  que  n'était  la  sienne  et  pour  l'enrégimenter  dans 
me  armée  dont  il  n'était  pas.  U  jugea  nécessaire  de  s'en  expli- 
quer dans  une  nouvelle  lettre  dont  Mgr  Ullathorne  se  déclara 
satisfait.  Si  convaincu  qu'il  fût  des  torts  du  Home  and  Foreign, 
il  ne  se  croyait  pas  une  position  qui  lui  donnât  qualité  pour 
le  condamner  ex  cathedra;  il  estimait  surtout  que  le  sujet  était 
trop  complexe  pour  être  réglé  par  un  jugement  sommaire  : 
«  Celui,  disait-il,  qui  a  eu  affaire  à  deux  personnages  aussi  diffé- 
rents que  Ward  et  Simpson,  ne  peut  s'expliquer  sans  écrire  un 

1  W.  G.  Ward  and  the  Catholic  Revival,  p.  155. 
*/M.,  p.  199. 


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150  U  R8NA1SSÀHGB  CATHOLIQUE  IN  ANGLETERRE 

volume l.  »  Le  vrai  sentiment  de  Newman,  à  cette  époque,  sur  la 
revue  libérale,  on  le  trouve  dans  la  correspondance  qu'il  entre- 
tenait avec  M.  Monsell,  collaborateur  de  cette  revue,  mais  per- 
sonnellement plus  modéré  que  les  autres  rédacteurs  :  on  l'y  voit, 
par  moments,  se  rattacher  à  l'espoir  que  la  revue  allait  s'assagir» 
mais,  bientôt  après,  se  décourager  en  constatant  qu'elle  suivait  une 
ligne  qui,  disait-il,  ne  pouvait  que  faire  les  affaires  de  la  Revue  de 
Dublin;  il  déclarait  trouver,  à  plusieurs  de  ses  articles,  une  «  saveur 
protestante  »  et  témoignait  une  désapprobation  d'autant  plus 
attristée  que,  comme  il  le  rappelait,  il  avait  autrefois,  sur  la  foi  des 
intentions  annoncées,  pris  la  défense  des  rédacteurs.  Suivant 
l'expression  de  M.  Monsell,  le  sentiment  de  Newman  à  l'égard 
du  Borne  and  Foreign  pouvait  se  résumer  ainsi  :  «  Intérêt  et 
désappointement2.  » 

Pendant  ce  temps,  hors  d'Angleterre,  en  France,  en  Allemagne, 
en  Belgique,  en  Italie,  la  controverse  sur  ce  qu'on  appelait,  d'un 
nom  équivoque,  le  «  catholicisme  libérât  »,  devenait  plus  ardente. 
L'école,  dont  le  journal  Y  Univers  était  l'organe  très  influent,  pres- 
sait le  Saint-Siège  d'intervenir  par  des  définitions  et  des  condamna- 
tions. Les  libéraux,  de  leur  côté,  en  appelaient  à  l'opinion  du  monde 
religieux.  Deux  de  leurs  manifestations  eurent  alors  un  grand 
retentissement  :  d'abord  les  discours  de  Montalembert,  au  Congrès 
de  Matines,  en  août  1863,  sur  «  l'Eglise  libre  dans  l'Etat  libre  »  et 
sur  la  «  liberté  de  conscience  »;  ensuite,  dans  le  mois  suivant, 
t'adresse  de  Dœllinger  au  Congrès  des  savants  catholiques  alle- 
mands réunis  i  Munich.  Montalembert,  dans  ses  discours,  traitait 
une  question  politique,  celle  ries  rapports  de  l'Eglise  avec  l'Etat  et 
la  société  modernes;  il  le  faisait,  avec  un  amour  ardent  et  généreux 
de  l'Eglise,  avec  une  intelligence  clairvoyante  des  conditions  dans 
lesquelles  celle-ci  pouvait  aujourd'hui  obtenir  la  liberté  nécessaire  à 
sa  mission;  seulement  la  thèse  parfois  trop  absolue,  l'expression 
véhémente  heurtaient  inutilement  les  idées  traditionnelles.  Le  sujet 
traité  par  Dœllinger  était  différent;  il  insistait  sur  la  nécessité  de 
substituer  à  la  théologie  scolastique,  une  théologie  mieux  en 
rapport  avec  tes  besoins  de  l'esprit  moderne,  avec  les  progrès  de 
la  critique  biblique  et  de  l'histoire  du  dogme.  Une  évolution  de  ce 
genre  pouvait  être  légitime,  à  condition  de  n'affecter  que  les  formes 
extérieures  et  accidentelles,  non  l'essence  de  la  doctrine;  elle 
était  alors  une  manifestation  de  cette  loi  du  «  développement  », 
signalée  par  Newman  comme  le  caractère  même  d'une  doctrine 

1  W.  G.  Ward  and  the  Catholk  Revival,  p.  199  à  2<fr. 
a  lbid.t  p.  205  et  206. 


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AU  DIX-HKOVIÈME  S1ÊSLR  151 

Tirante;  mais  elle  pouvait  aussi  se  présenter  comme  une  répudia- 
tion méprisante  de  toute  la  tradition,  une  sorte  de  révolte  contre 
la  théologie  officielle  des  autorités  romaines.  Quelle  était  au  vrai  la 
pensée  des  congressistes  de  Munich?  Us  n'interprétaient  évidem- 
ment pas  tous  de  même  les  paroles  de  Dœllinger;  on  eu  veut  pour 
prenve  ce  seul  fait  que  les  uns  devaient  rester  fidèles  au  Saint- 
Siège,  tandis  que  les  autres  s'apprêtaient  à  être,  avec  Dœllinger  lui- 
même,  les  protagonistes  du  «  Vieux  catholicisme  ». 

Les  deux  congrès  provoquèrent  naturellement  beaucoup  de  polé- 
miques, et  les  adversaires  des  libéraux  en  tirèrent  argument  pour 
réclamer  avec  plus  d'instance  un  acte  du  Pape.  Celui-ci,  qui  n'avait 
pas  paru  d'abord  mécontent  de  ce  qui  s'était  fait  à  Munich  et  qui 
avait  répondu,  par  une  bénédiction,  à  l'adresse  de  fidélité  du  congrès, 
ne  tarda  pas  à  s'inquiéter  du  sens  que  plusieurs  donnaient,  les  uns 
pour  les  louer,  les  autres  pour  les  condamner,  aux  idées  émises 
par  Dœllinger;  dans  un  bref  à  l'archevêque  de  Munich,  en  date  du 
21  décembre  1863,  tout  en  rendant  hommage  aux  intentions  des 
promoteurs  du  congrès  et  en  exprimant  l'espoir  que  les  résultats 
en  seraient  heureux,  il  revendiqua  l'autorité  des  congrégations 
romaines  et  de  la  théologie  scolastique.  Quant  aux  discours  de  Monta- 
lembertàMalines,  dénoncés  A  l'Index,  ils  furent  un  moment  en  danger 
d'être  censurés  ;  mais  le  Pape  se  refusa  à  frapper  l'un  des  princi- 
paux défenseurs  de  l'Eglise;  seulement,  donnant  suite  à  un  projet 
depuis  longtemps  à  l'étude,  il  se  décida  à  publier,  en  décembre  1864, 
un  Syllabus  ou  catalogue  des  «  erreurs  modernes  »  précédemment 
censurées  par  lui,  et  l'accompagna  de  l'encyclique  Quanta  cura 
où  il  renouvelait  la  condamnation  déji  prononcée,  en  1832,  par 
Grégoire  XV  lf  contre  le  libéralisme  trop  absolu  àe  Y  Avenir.  On  sait 
l'émotion  immense,  inattendue  pour  ses  auteurs,  que  souleva  le 
Syllabus  :  la  presse  irréligieuse  affectant  de  croire  que  l'Eglise 
avait  proclamé  elle-même  son  divorce  avec  la  société  moderne, 
les  gouvernements  menaçant  de  prendre  des  mesures  de  repré- 
sailles; on  sait  aussi  par  quelle  initiative  hardie  et  heureuse, 
Mgr  Dupanloap  improvisa,  en  quelques  jour 3,  un  commentaire 
qui  atténuait  ce  qu'une  rédaction,  œuvre  de  théologiens  mal 
informés  de  l'état  de  l'esprit  public,  avait  d'effarouchant  pour 
Fopinion  et  pour  le  pouvoir  politique,  commentaire  qui  fut  aussitôt 
sanctionné  par  les  remerciements  publics  du  Pape. 

Ces  événements  eurent  naturellement  leur  contrecoup  parmi  les 
catholiques  d'Angleterre  et  y  avivèrent  la  lutte  des  deux  écoles.  Au 
lendemain  des  congrès  et  avant  les  actes  pontificaux,  l'un  des  plus 
modérés  parmi  les  collaborateurs  de  la  Borne  and  Foreign  JReview9 
M.  Monsell,  prononçait  A  là  Chambre  des  communes,  contre  Pin- 


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15*  U  RENAISSAHCK  CATHOLIQUE  ES  ANGLETERRE 

tolérance  religieuse  de  l'Espagne,  un  réquisitoire  qui  semblait 
l'écho  des  discours  de  Malines.  Mais  c'était  surtout  du  côté  de 
Munich  que  les  rédacteurs  les  plus  avancés  de  la  revue  libérale, 
Simpson,  Àcton,  avaient  les  yeux  tournés.  Ils  saluèrent  l'adresse 
de  Dœllinger  comme  un  événement  capital,  et  l'interprétèrent  dans 
le  sens  le  plus  hostile  aux  autorités  romaines.  Aussi,  quand  parut  le 
bref  à  l'archevêque  de  Munich,  reconnurent-ils  que  ce  que  le  Pape 
repoussait,  c'était  leur  propre  manière  de  voir;  ils  résolurent  alors 
de  suspendre  la  publication  de  leur  revue,  non  dans  un  esprit  de 
soumission,  mais  en  en  appelant  au  temps  pour  bs  justifier  et  pour 
démontrer  l'erreur  du  pontife.  Lors  de  la  publication  du  Syllabus, 
ils  n'avaient  plus  d'organe  pour  s'expliquer;  mais  ils  ne  cachèrent 
pas,  daos  leurs  conversations,  qu'ils  ne  trouvaient  rien  là  qui  pût 
lier  leur  conscience. 

Du  côté  opposé,  Ward  avait,  dès  le  premier  moment,  montré, 
dans  la  concomitance  des  discours  de  Malines  et  de  celui  de 
Munich,  un  symptôme  alarmant,  et  il  avait  dénoncé,  en  tous  deux, 
un  effort  pour  «  décrier  la  légitime  autorité  de  l'Eglise,  en  politique 
aussi  bien  qu'en  philosophie  ».  Les  auteurs  de  ces  manifestations 
et  ceux  qui  les  approuvaient  en  Angleterre,  étaient,  à  ses  yeux,  des 
«  catholiques  déloyaux  »,  en  «  rébellion  »,  peut-être  «  non  inten- 
tionnelle »,  contre  l'Eglise.  S'il  notait  d'  «  hétérodoxie  »  le  libéra- 
lisme politique  de  Montai embert,  il  estimait  cependant  que  le  libé- 
ralisme philosophique  de  Dœllinger  était  beaucoup  plus  dangereux. 
Il  avait  préparé,  contre  les  thèses  de  l'orateur  français,  un  long 
article  que,  sur  l'avis  de  Manning,  il  renonça  à  faire  paraître  dans 
la  Revue  de  Dublin  et  qu'il  se  borna  à  faire  circuler  autour  de  lui. 
Au  contraire,  nul  ménagement  dans  ses  attaques  contre  le  libéra- 
lisme allemand  et  ses  adhérents  anglais.  Quand  parut  le  Syllabus, 
il  exulta  ;  lui  qui  souhaitait  recevoir  une  sentence  pontificale  tous 
les  matins  avec  son  Times,  il  se  réjouit  d'en  avoir,  d'un  seul  coup, 
un  si  grand  nombre;  il  parut  prendre  plaisir  à  leur  donner  l'inter- 
prétation la  plus  absolue,  la  plus  effarouchante,  et  à  exiger  de  tous, 
sous  peine  d'être  convaincus  de  révolte,  l'acceptation  de  cette 
interprétation.  Ce  lui  fut,  en  outre,  l'occasion  de  reprendre  et  de 
développer,  sur  l'infaillibilité  papale,  sur  la  soumission  due  à  tous 
les  actes  émanés  de  Rome,  des  thèses  dépassant  singulièrement  la 
doctrine  que  devait  fixer  et  limiter,  sur  ce  sujet,  le  concile  du 
Vatican.  Sur  le  terrain  extrême  où  il  se  plaçait,  Ward  ne  se  sentait 
pas  isolé.  Il  était  en  correspondance  avec  plusieurs  controveraistes 
ultramontains  du  continent.  En  Angleterre,  il  se  voyait  approuvé 
par  Manning;  celui-ci,  en  effet,  fermant  les  yeux  sur  des  exagéra- 
tions que,  avec  plus  de  réflexion  et  de  sang- froid,  il  eût  sans  doute 


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AU  DIX-NEDVJÊMB  SIÈCLE  153 

hésité  à  admettre  sans  réserve,  encourageait  Ward,  louait  ses 
écrits,  approuvait  ses  interprétations  :  «  Ce  qu'il  nous  faut,  lui 
écrivait- il,  c'est  une  entière  netteté  et  l'affirmation  des  plus  hautes 
vérités.  Je  suis  convaincu  que  l'audace  est  prudence,  et  que  notre 
danger  est  la  demi-vérité.  Il  me  semble  que  nous  ne  pouvons  rien 
faire  de  plus  pratique  et  de  plus  sûr  que  de  poursuivre  la  ligne 
que  vous  avez  commencée  et  de  nous  y  tenir  à  peu  près  exclu- 
sivement1. » 

Si  précieuses  qu'elles  fussent  &  Ward,  ces  approbations  ne  lui 
suffisaient  cependant  pa9.  Il  était  toujours  tourmenté  de  savoir  ce 
que  pensait  son  ancien  maître  Newman,  ne  se  lassait  pas  de  lui 
envoyer  ses  publications,  de  l'interroger,  de  tâcher  de  l'amener  à 
se  prononcer  dans  son  sens.  Newman  répondait  patiemment,  affec- 
tueusement, sans  s'engager  sur  le  terrain  où  Ward  l'appelait,  mar- 
quant d'un  mot  que,  lors  même  qu'il  était  d'accord  avec  lui  sur 
certains  principes,  il  n'admettait  pas  toutes  ses  déductions  ni  sur- 
tout leur  forme  excessive.  De  la  Revue  de  Dublin,  il  disait  qu'elle 
«  tendait  les  principes  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  près  de  se  briser  » 
et  qu'elle  «  présentait  les  vérités  dans  la  forme  la  plus  paradoxale  ». 
11  ne  se  solidarisait  pa?,  pour  cela,  avec  les  hommes  de  l'autre  école, 
faisant  d'ailleurs  entre  eux  des  distinctions;  plus  empressé,  par 
eiemple,  à  se  porter  fort,  auprès  de  Ward,  des  intentions  de  Mon- 
talembert  que  de  celles  de  Dœllinger  qui  lui  inspirait  beaucoup 
moins  de  confiance  et  de  sympathie.  En  somme,  il  entendait  per- 
sister dans  une  réserve  dont  les  exagérations  des  deux  partis  le 
disposaient,  moins  que  jamais,  &  se  départir2.  Aussi  bien,  en  ce 
moment,  avait-il  autre  chose  à  faire  que  de  se  mêler  à  ces  contro- 
verses; il  était  aux  prises  avec  Kingsley  et  écrivait  VApologia. 

Paul  Thubemj-Dàngin. 

La  fia  prochai oemeat. 


1  W.  G.  Ward  and  the  Catholic  Revival,  p.  187. 
•JW&.p.  197  à  199,  454  à  459. 


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L'ASSISTANCE 

AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 


COLONIES  AGRICOLES  ET  INDUSTRIELLES 

'  AUX  PAYS-BAS   ET   EN   ALLEMAGNE  « 


IV.  —  Colonie  catholique  de  Maria- Veen*. 

Un  des  traits  les  plus  remarquables  de  la  bienfaisance  privée  en 
Allemagne,  c'est  l'entente  qui  s'établit  entre  les  représentants  des 
deux  confessions  chrétiennes,  dès  qu'il  s'agit  d'une  œuvre  d'in- 
térêt social.  Les  divers  comités  ceutraux  que  nous  avons  men- 
tionnés comprennent,  en  général,  des  représentants  des  œuvres 
protestantes  et  des  œuvres  catholiques,  suivant  en  cela  l'exemple 
donné,  dès  1826,  par  le  pasteur  Fliedner,  quand  il  fonda  la  Société 
des  Prisons  du  Rhin  et  de  Westphalie  3.  Des  deux  côtés,  on  estime 
que,  en  présence  de  la  double  campagne  poursuivie  par  le  socialisme 
et  la  libre-pensée  contre  les  bases  fondamentales  de  la  société  chré- 
tienne, les  diverses  confessions  ont  mieux  à  faire  que  de  chercher 
à  s'arracher  leurs  adhérents;  en  laissant  de  côté  les  points  qui  les 
divisent,  elles  ont  dans  l'Evangile,  dont  elles  se  réclament  égale- 
ment, un  terrain  d'entente  assez  large  pour  pouvoir  unir  efficace- 
ment leurs  efforts  contre  l'ennemi  commun  4. 

*  Voy.  le  Correspondant  du  25  août  1902. 

*  Die  Westfœlische  Arbeiter- Kolonie  Maria- Veen,  von  Franz  Bùttgenbach. 
Aachen,  1897.  —  Finanz  \md  Verwaltungsbericht  des  Vorsiandes  des  Vereins 
fur  katholische  Arbeiter- Kolonien  in  Westfalen,  Munster  i.  W.,  1897-1901. 

3  Le  principal  auxiliaire  de  Fliedner,  dans  cette  création,  fut  le  procu- 
reur Wingender,  catholique  fervent,  premier  vice- président  de  la  Société. 
Dans  les  congrès  annuels,  les  aumôniers  protestants  et  catholiques  se  réu- 
nissent en  des  conférences  spéciales  distinctes,  et  mettent  fréquemment  la 
même  question  à  leur  ordre  du  jour.  (Pastor  Dr  von  Rohden,  GeschieJUe 
der  RheinUch-Westfœhschen  Gefœngniss-Gesellschaft,  Dùsseldorf,  1901,  p.  3 
et  101.) 

*  Une  des  institutions  les  plus  caractéristiques  de  ce  mouvement  est 
celle  des  Syndicats  chrétiens  (christliche  Gewerkvereine),  qui  ont  tenu,  fin 
juin  1902,  leur  quatrième  congrès  à  Munich.  Le  but  de  l'association  est 


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I/4SS1STÀNCI  AUX  OUVIUiaS  SANS  TRATA1L  155 

La  population  de  la  province  de  Westphalie  est  en  majorité 
catholique.  Bien  que  Wilhelmsdorf  ait  été  fondé  dans  la  partie 
protestante  du  pays,  M.  le  pasteur  de  Bodelschwingh  crut  devoir 
assurer  aux  fidèles  de  l'autre  confession  les  secours  religieux  de 
leur  clergé.  Les  colons  catholiques  furent  groupés  &  Friedrich- 
WilbelmshûUe  et  une  entente  fut  conclue  avec  l'autorité  diocésaine 
pour  le  service  du  culte,  liiis  ou  constata  bientôt  la  difficulté  de 
soumettre  i  une  direction  commune  pour  le  travail  deux  groupes 
séparés  pour  le  reste.  En  outre,  les  catholiques  charitables  sem- 
blèrent peu  disposés  à  donner  un  concours  effectif  i  une  fondation 
dont  la  direction  était  évangélique.  On  tomba  bientôt  d'accord  pour 
constater  qu'il  était  préférable  de  créer  deux  colonies  distinctes, 
ayant  chacune  leur  caractère  confessionnel  bien  tranché,  tout  en 
maintenant  au  comité  central  son  caractère  général  *. 

Les  catholiques  de  Westphalie  acceptèrent  comme  un  devoir  la 

-de  grouper  toutes  les  forces  religieuses  du  pays  pour  lutter  contre  le 
socialisme  II  a  été  ainsi  défini  par  Je  professeur  Dr  Seeberg,  de  Berlin  : 

c  Ce  mouvement  doit  avoir  pour  but  le  bien-être  social  de  la  classe 
ouvrière  sur  la  base  du  christianisme.  Il  a  pour  principes  la  foi  en  Dieu 
tout- puissant,  qui  veut  et  accomplit  le  bien  par  Jésus- Christ  Notre- Sei- 
gneur, et  l'amour,  qui  veut  organiser  la  vie  sociale  pour  le  bien  de  ses 
frères.  Tout  chrétien,  sans  distinction  confessionnelle,  peut  accepter  ces 
principes.  L'action  commune  est  donc  possible.  Elle  est,  en  outre,  néces- 
saire, parce  que,  plus  le  nombre  des  collaborateurs  sera  grand,  plus  il  y 
aura  de  chances  de  succès.  Les  divisions  confessionnelles  montrent  d'abord 
qu'on  renonce  au  succès,  en  second  lieu  qu'on  ne  veut  pas  remplir  son 
devoir  d'état  à  l'égard  de  ses  compagnons  de  travail  ;  en  troisième  lieu 
qu'on  néglige  l'accomplissement  du  devoir  chrétien,  de  la  pensée  fonda- 
mentale de  l'Evangile.  On  doit  s'appliquer  à  faire  ressortir  le  côté  social  et 
non  politique,  chrétien  et  non  confessionnel,  de  l'organisation.  » 

Nous  pourrions  faire  ressortir  la  même  entente  sur  le  terrain  de  la  lutte 
contre  l'alcoolisme.  Le  mouvement  propagé  par  la  Société  catholique 
•  Chantas  »  agit  en  accord  intime  avec  la  Société  allemande  contre  l'abus 
des  boissons  alcooliques  qui  a  son  siège  à  Hildesheim  et  dont  la  direction 
est  évangélique. 

4  II  en  a  été  de  même  dans  la  province  du  Rhin,  où  nous  trouvons  une 
colonie  évangélique  à  Lûhlerheim  et  une  colonie  catholique  à  Urft. 

8urles  33  colonies  qui  font  actuellement  partie  de  l'Union 

23  ont  une  direction  évangélique, 

4  —  catholique, 
1              —              israélite, 

5  —  neutre  {paritsetisch). 

Total  :  33. 

Une  34e  colonie  a  été  récemment  ouverte  à  l'étranger,  dans  les  environs 
4a  Laudree,  poux  les  Allemands  employés  en  grand  nombre  dans  la  capi- 
tale anglaise  et  momentanément  sans  travail. 


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156  L'ASSISTÀHŒ  AUX  OUVRIERS  5AHS  TRUAIL 

charge  que  leur  imposait  cette  décision  *.  Un  comité  d'initiative 
fut  constitué  en  1887,  i  Munster,  sous  la  présidence  dn  baron  de 
Lansberg-Steinfart.  En  quelques  mois,  il  réunit  un  capital  de 
115,968  marks  et  prépara  des  statuts  qui  forent  adoptés  par  l'as- 
semblée générale  constitutive  du  1*  février  1888. 

Aux  termes  de  cet  acte,  la  Société  se  propose  pour  but  d'occuper 
les  ouvriers  valides  sans  travail,  de  les  aider  i  se  placer  et  à 
reprendre  une  vie  régulière  et  laborieuse.  Elle  est  administrée  par 
un  comité  de  dix  membres  comprenant  les  trois  évêques  de  Munster, 
Paderborn  et  Osnabrûck  ou  leurs  délégués,  un  représentant  du 
comité  permanent  de  la  diète  provinciale,  six  membres  élus  par 
l'assemblée  générale.  Font  partie  de  l'assemblée  générale  tous  les 
membres  de  la  Société  payant  une  cotisation  annuelle  de  5  marks 
ou  ayant  versé  un  capital  de  100  marks.  L'assemblée  générale 
contrôle  et  approuve  les  comptes  présentés  par  le  comité  et  est 
seule  compétente  pour  modifier  les  statuts  ou  prononcer  la  disso- 
lution de  la  Société. 

La  Société  pour  les  colonies  catholiques  ouvrières  en  Allemagne 
reçut  la  personnalité  civile  par  une  décision  impériale  du  8  mai 
1888  ;  elle  pouvait  donc  désormais  acquérir,  posséder,  développer 
son  organisation. 

Pour  l'installation  de  la  colonie  à  créer,  le  choix  du  comité  se 
porta  sur  ces  marais  dont  nous  avons  déjà  parlé  et  qui  couvrent  le 
nord  de  la  province.  Leur  nature  spéciale  diffère  selon  les  contrées. 
Vers  le  nord-ouest,  sur  les  confins  des  Pays-Bas,  on  désigne  sous 
le  nom  de  «  Veen  »  un  terrain  plat  au  fond  de  sable,  recouvert  de 
tourbe,  au-dessus  de  laquelle  émergent  de  distance  en  distance 
des  Ilots  de  sable  qui  atteignent  parfois  8  mètres  de  hauteur.  Le 
comité  acheta  800  journaux  de  ces  terrains  dans  la  commune  de 
Gross-Recken,  cercle  de  Borken,  à  proximité  de  la  ligne  ferrée  qui 
rejoint  Recken  à  Cœsfeld.  On  y  ajouta  une  ferme  voisine  nommée 
Wehaemanshof,  qui  présentait  l'avantage  de  posséder  un  petit 
bois  de  sapins  et  quelques  bâtiments  permettant  d'organiser  sans 
retard  une  iostallation  provisoire. 

Pour  la  direction  de  l'établissement  à  fonder,  le  comité  était  déjà 
entré  en  pourparlers  avec  un  ordre  religieux  qui  lui  était  égale- 
ment indiqué  par  ses  connaissances  spéciales  en  matière  d'agricul- 
ture et  par  son  expérience  des  œuvres  de  relèvement,  les  Trappistes 
de  Notre-Dame  d'Oelenberg  (haute  Alsace). 

L'entreprise  constituait,  pour  ces  religieux,  une  innovation 
hardie.  Les  Trappistes  forment  un  ordre  contemplatif,  ayant  pour 

1  Sur  3,916  colons  admis  à  Wilhelmsdorf  au  moment  où  se  constituait 
le  comité,  la  direction  avait  relevé  1,677  catholiques. 


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I/ÀSSISTAUCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRATAIL  157 

bat  la  sanctification  de  ses  membres  par  la  solitude,  le  travail  et 
la  prière.  Quand  an  désespéré  ou  un  naufragé  du  monde  vient 
demander  asile  i  un  de  ces  «  cloîtres  du  travail  »,  il  accepte  la 
séparation  avec  la  vie  extérieure  et  se  soumet  &  la  règle  religieuse 
qu'il  connaît  d'avance.  C'est  donc  lui  qui  s'aggrège  volontairement 
i  l'institut  préexistant.  Ici,  au  contraire,  il  s'agissait  de  soustraire 
des  religieux  k  leur  existence  ordinaire  pour  les  faire  vivre  au 
milieu  de  gens  qui  ne  rompront  pas  avec  le  monde,  qui  comptent, 
au  contraire,  y  rentrer  bientôt  et  en  garder  les  idées,  dont  les 
antécédents  n'offraient  aucune  garantie  d'amendement,  au  con- 
traire. Cette  vie  en  commun  est  en  contradiction  avec  les  condi- 
tions acceptées  par  les  religieux;  les  supérieurs  ont- ils  le  droit  de 
la  leur  imposer? 

Après  mûre  réflexion,  ils  le  firent  «  pour  l'amour  de  Dieu  et  du 
prochain  ».  Quatre  ans  plus  tard,  une  importante  décision  du 
Saint-Siège  leur  prouvait  qu'ils  avaient  été  des  précurseurs1. 

Les  Trappistes  acceptèrent  donc  de  diriger  la  colonie  comme 
gérants  de  la  société  propriétaire;  celle-ci  se  chargeait  d'élever  les 
constructions  nécessaires  au  logement  des  religieux  et  des  colons, 
d'assurer  les  ressources  pour  combler  l'inévitable  déficit.  De  son 
côté,  l'abbé  d'Oelenberg  s'engageait  à  fournir  les  religieux  et 
Frères  convers  nécessaires  pour  la  direction  de  la  colonie. 

Le  P.  Anselme  arriva  en  1888  en  qualité  de  prieur  délégué  par 
l'abbé;  il  s'installa  avec  un  groupe  de  religieux  dans  la  grange  de 
Wehnemanshof.  La  nouvelle  colonie  reçut  le  nom  de  Maria- Veen, 
«Sainte-Marie  de  la  Lande  ».  Les  premiers  pensionnaires  furent 
logés  dans  la  maison  voisine,  on  aménagea  une  petite  chapelle  dans 
une  dépendance.  Puis  on  se  mit  au  travail  du  défrichement.  Le 
chemin  de  fer  de  l'État  consentit  à  créer  une  station  à  proximité 
des  bâtiments,  des  routes  furent  tracées,  un  syndicat  constitué 
pour  la  régularisation  du  Heubach,  la  petite  rivière  voisine,  dont 
les  débordements  laissaient  séjourner  des  eaux  stagnantes  sur  le 
marais.  On  agrandit  le  domaine  en  louant  au  duc  de  Croy-Dûlmen 

1  Oo  sait  que  le  Saint- Père  unifia  les  diverses  familles  de  la  Trappe 
en  1892,  sous  l'autorité  unique  d'un  abbé  général  des  Cisterciens  réformés 
de  Notre-Dame  de  la  Trappe.  A  celte  occasion,  Léon  XIII  dit  aux  Trap- 
pistes :  «  J'ai  besoin  de  tous  pour  me  seconder  dans  ma  politique  sociale.  » 
Fidèles  à  cette  direction,  les  Trappistes  ont  multiplié  depuis  lors  leurs 
oeuvres  sur  tons  les  points  du  globe.  Aux  Pays-Bas,  ils  ont  accepté  la 
direction  de  l'hôpital  de  Venlo  et  fondé  un  pensionnat  pour  instituteurs  à 
Scht.  En  Italie,  ils  ont  créé  la  colonie  de  Notre-Dame  des  Catacombes,  en 
loi  donnant  pour  annexe  celle  de  Notre-Dame  de  Grotta  Ferrata,  destinée 
à  leur  fournir  un  refuge  pendant  la  saison  des  fièvres.  En  Styrie,  ils  ont 
ouvert  des  orphelinats,  en  Chine,  la  colonie  de  Notre-Dame  de  Consola* 
tiou;  au  Canada,  celle  de  Notre-Dame  du  Lac. 


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15S  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

cinq  cents  journaux  de  marais  moyennant  1,415  marks  par  an. 

Pendant  ce  temps,  le  comité  s'occupait  des  constructions.  Le 
premier  bâtiment,  destiné  à  loger  120  colons,  fat  bâti  en  bois, 
pierre  et  terre,  avec  un  rez-de-chaussée  et  un  seul  étage,  sous  le 
toit.  Par  une  anomalie  qui  me  frappe  tout  d'abord,  les  dortoirs 
sont  au  rez-de-chaussée,  la  salle  à  manger  au  premier.  Le  Père 
qui  m'accompagne  m'en  donne  l'explication.  «  Nous  avions  nus 
d'abord  les  lits  à  l'étage,  mais  nos  hommes  souffraient  du  froid 
l'hiver,  de  la  chaleur  l'été.  Nous  avons  pensé  qu'il  leur  valait 
mieux  être  mal  deux  demi- heures  par  jour  que  huit  heures;  nous 
avons  interverti  les  locaux.  » 

Ceux-ci  sont  plus  que  pleins  en  ce  moment.  Depuis  deux  ans, 
par  suite  de  la  crise  industrielle,  un  grand  nombre  d'ouvriers  véri- 
tablement intéressants  se  présentent  en  demandant  du  travail; 
l'ensemble  s'est  notablement  amélioré.  11  était  dur  de  renvoyer 
chaque  jour  six  ou  huit  hommes,  faute  de  place,  après  leur  avoir 
accordé  un  simple  secours  de  passage.  Le  comité  a  décidé,  en  1900, 
-la  construction  immédiate  d'un  nouveau  bâtiment  en  briques, 
construit  par  un  entrepreneur  sous  la  direction  d'un  architecte, 
dans  les  meilleures  conditions  d'organisation.  Un  sous-sol  contient 
les  réserves,  les  bains  et  douches;  au  rez-de-chaussée  se  trouvent 
•  les  cuisines,  réfectoires,  salleâ  de  réunion  distinctes  pour  fumeurs 
et  non-fumeurs.  On  met  à  leur  disposition  dix- huit  journaux  ou 
revues  et  divers  jeux  tranquilles  :  échecs,  dominos,  damiers.  Au 
premier  étage  sont  les  dortoirs,  avec  lits  largement  espacés,  un 
cube  d'air  considérable,  des  lavabos,  des  water-closets  abondam- 
ment pourvus  d'eau.  Toute  la  m  au  on  est  chauffée  au  calorifère. 
-Un  grenier  occupe  le  second  étage,  qui  pourra  être  au  besoin 
transformé  en  dortoir  supplémentaire.  Ce  bâtiment  est  terminé  et 
sera  prochainement  occupé;  la  population  de  la  colonie  sera  alors 
portée  à  SOO  pensionnaires. 

Les  religieux  ne  sont  pas  moins  bien  logés.  Un  bâtiment  central 
et  deux  ailes  perpendiculaires  contiennent  le  couvent  proprement 
dil,  la  chapelle  provisoire,  l'hôtellerie  pour  les  étrangers.  Actuelle- 
ment on  construit  l'église,  dont  la  première  pierre  a  été  solennel- 
lement posée  par  l'abbé  d'Oelenberg,  le  7  octobre  1001.  L'édi- 
fice atteint  déjà  la  hauteur  des  voûtes  et  sera  couvert  avant 
l'hiver.  On  prolongera  ultérieurement  les  deux  ailes  du  monastère 
jusqu'à  l'église,  de  manière  â  enclore  un  cloître  fermé,  et  l'aile 
occupée  par  la  chapelle  provisoire  fournira  l'emplacement  néces- 
saire pour  un  noviciat.  Maria- Veen  aura  alors  tous  les  organes 
requis  pour  devenir  un  prieuré  autonome,  comme  l'est  déjà  Maria- 
Wald,  dans  la  province  du  Rhin. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  159 

Pour  le  moment,  le  prieur  agit  comme  délégué  de  l'abbé  d'Oelen- 
berg.  Il  est  spécialement  chargé  des  relations  avec  le  comité  direc- 
teur. II  a  sous  ses  ordres  cinq  religieux,  dont  trois  sont  chargés 
de  fonctions  actives  :  le  sous-prieur  est  préposé  à  la  direction 
spirituelle  de  la  colonie,  un  économe  s'occupe  de  la  gestion  agri- 
cole et  organise  le  travail,  un  autre  Père  préside  aux  granges 
et  au  bétail.  Seize  Frères  convers  sont  leurs  auxiliaires  et  vivent 
constamment  avec  les  pensionnaires,  qui  ne  sont  jamais  laissés 
seuls,  ni  jour  ni  nuit. 

Tous  suivent  la  règle  sévère  de  la  Trappe,  sauf  les  exceptions 
accordées  en  raison  des  conditions  spéciales  de  l'organisation  ;  les 
longs  offices  et  la  règle  du  silence  ne  sont  pas  possibles  pour  les 
religieux  qui  administrent  la  colonie. 

La  vie  des  colons  a  beaucoup  d'analogie  avec  celle  que  nous 
avons  décrite  à  Wilhelmsdorf.  Les  conditions  d'admission  et 
l'engagement  requis  sont  les  mêmes.  La  durée  du  travail  est  de 
onze  heures  en  été,  neuf  heures  en  hiver.  Les  ouvriers  font  cinq 
repas  par  jour;  à  midi,  ils  ont  toujours  une  soupe  et  des  légumes, 
frais  en  été,  secs  en  hiver.  Oo  y  ajoute  de  la  viande  deux  fois  par 
semaine,  du  hareng  le  vendredi.  Où  ne  reçoit  personne  avant 
vingt  et  nn  ans  ni  après  soixante,  sauf  exceptions.  Sur  481  admis- 
sions en  1901,  on  relève  8  jeunes  gens  de  dix-sept  à  vingt  et  un 
ans  et  13  vieillards  de  plus  de  soixante  ans,  qui  ont  paru  suffi- 
samment valides  pour  exécuter  le  travail  demandé.  Les  hommes 
qui  restent  assez  longtemps  sont  presque  toujours  placés  à  leur 
sortie;  tel  a  été  le  cas  pour  282  sur  les  492  qui  ont  laissé  la  colonie 
Tan  dernier. 

Six  renvois  seulement  ont  dû  être  prononcés  pour  insolence  ou 
refas  de  travail.  C'est  la  seule  peine  en  usage,  avec  inscription  au 
«  tableau  noir  »  dans  les  cas  graves.  La  discipline  est  excellente  ; 
si  une  velléité  de  résistance  se  manifeste,  ce  sont  généralement  les 
camarades  qui  interviennent  et  mettent  le  holà.  Les  religieux 
agissent  par  la  douceur,  par  l'exemple,  par  l'appel  au  respect  de 
soi-même,  à  la  dignité  du  chrétien.  Il  arrive  parfois  qu'un  décès  se 
produit  dans  cette  population  d'hommes  fatigués  ou  usés  par  les 
excès.  Alors  le  travail  est  arrêté.  Tous  les  religieux,  tous  les  colons, 
accompagnent  le  corps  du  défunt  au  service  solennel  célébré  dans 
la  chapelle,  et  de  là  au  petit  cimetière,  où  il  dormira  son  dernier 
sommeil  dans  la  ce  Veen  »,  sous  la  protection  de  Marie,  patronne 
de  fat  colonie.  Un  pareil  spectacle  fait  plus  pour  le  relèvement  moral 
que  bien  des  sermons.  Les  colons  sentent  qu'ils  sont  traités  ici 
avec  un  amour  déférent;  ils  ont  vu  tant  de  leurs  camarades  dispa- 
raître ailleurs  sans  un  souvenir,  sans  une  prière  1 


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160  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 


Parmi  les  pensionnaires,  ceux  qui  ont  un  métier  déterminé  sont 
occupés  de  préférence  dans  leur  profession,  pour  les  besoins  de 
la  colonie.  D'autres  vaquent  aux  divers  services  intérieurs.  Pour 
la  grande  majorité,  le  travail  s'accomplit  dans  les  champs,  soit  à 
la  culture  de  ceux  qui  sont  défrichés,  soit  à  la  mise  en  valeur  du 
marais  encore  inculte. 

Les  procédés  d'extraction  de  la  tourbe  que  nous  avons  rencon- 
trés à  Freistatt  ne  sont  appliqués  ici  que  sur  une  surface  restreinte, 
particulièrement  apte  à  l'extraction  de  la  tourbe  pour  litière. 
Partout  ailleurs,  où  la  couche  de  tourbe  est  peu  épaisse  et  le  sable 
voisin,  on  applique  soit  la  culture  par  mélange,  soit  la  culture 
par  revêtement.  Dans  les  deux  cas,  il  faut  commencer  par  défoncer 
le  sol  et  désagréger  le  substratum  de  sable  imperméable,  là  où 
il  existe.  Puis  le  terrain  est  rigoureusement  nivelé  pour  assurer 
l'écoulement  de  l'eau,  on  n'a  parfois  que  1  mètre  de  pente  sur 
une  longueur  de  6  à  800  mètres.  Si  la  couche  de  tourbe  est  peu 
épaisse  et  se  prête  à  un  mélange  intime  avec  la  couche  inférieure, 
on  laboure  le  tout  ensemble  en  y  ajoutant  du  fumier  d'étable. 
Si  cette  combinaison  n'est  pas  possible,  on  recouvre  la  tourbe 
d'une  couche  de  sable  de  0°\10  d'épaisseur  absolument  uniforme; 
c'est  une  condition  essentielle,  1  ou  2  centimètres  de  différence 
suffisent  pour  compromettre  partiellement  la  récolte.  Cette  couche 
de  sable  retient  les  engrais  artificiels,  absorbés  par  les  céréales  à 
mesure  que  se  développent  leurs  racines,  qui  s'enfoncent  ensuite 
dans  la  tourbe  inférieure.  Les  monticules  qui  existaient  au  début 
ont  presque  tous  disparu  et  sont  maintenant  répandus  sur  le  sol, 
portant  de  belles  récoltes,  des  prairies,  des  plantations  d'arbres, 
qui  ont  déjà  complètement  modifié  l'a9pect  de  ce  désert. 

Des  témoignages  officiels  ont  reconnu  l'importance  de  l'œuvre 
de  transformation  accomplie  ainsi  par  les  Trappistes.  En  1900,  a 
eu  lieu  à  Munster  une  exposition  spéciale  destinée  à  faire  con- 
naître et  à  comparer  les  divers  procédés  de  dessèchement  et  mise 
en  culture  employés  dans  les  marais  et  les  landes;  la  colonie  de 
Maria- Veen  a  obtenu  un  premier  prix,  une  médaille  d'argent 
offerte  par  le  gouvernement.  La  même  année,  le  ministre  des 
travaux  publics,  M,  de  Hammerstein,  est  venu  visiter  la  Trappe. 
11  a  manifesté  hautement  son  admiration  pour  les  résultats  obtenus, 
et  il  a  terminé  son  allocution  par  ces  mots  :  «  Vous  avez  constitué 
ici  un  établissement  agricole  modèle.  Continuez.  Dieu  vous 
aiderai  » 

La  perle  de  la  propriété,  c'est  le  jardin  potager  qui  s'étend 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  161 

entre  les  bâtiments  claustraux  et  ceux  qu'occupent  les  colons. 
11  a  une  étendue  de  2  hectares  et  se  continue  par  un  verger 
planté  en  arbres  fruitiers,  qui  couvre  2  hectares  et  demi.  On  trouve 
dans  le  jardin  toutes  les  variétés  de  légumes  cultivées  dans  les 
parties  les  plus  fertiles  de  la  Wettphalie  :  pois,  fèves,  haricots, 
pommes  de  terre,  choux,  épinards,  oseille...  Des  arbres  fruitiers 
s'élèvent  en  quenouille  sur  les  bords  des  massifs  couverts  de 
sable.  Un  Frère  est  spécialement  chargé  de  ce  jardin  qu'il  cultive 
avec  amour,  et  pour  lequel  il  réclame  chaque  jour  un  nombre 
plus  élevé  d'ouvriers.  Il  a  trouvé  moyen  d'y  adjoindre  subreptice- 
ment un  parterre,  puis  une  petite  serre  qu'il  a  construite  avec  le 
concours  des  colons.  Il  y  a  pourtant  un  point  noir  dans  son 
bonheur;  il  est  obligé  de  convenir  que  ses  légumes  n'ont  jamais 
la  saveur  de  ceux  qui  poussent  sur  les  terrains  calcaires  de  la 
plaine.  «  C'est  le  péché  originel,  mon  Frère I  »  lui  dit  en  souriant 
le  sous-prieur  qui  me  conduit. 

Les  étables  et  les  écuries  ne  sont  pas  moins  intéressantes.  Le 
Père  qui  en  est  chargé  s'efforce  constamment  d'améliorer  ses 
espèces.  Il  a  un  troupeau  de  53  vaches  laitières  dont  le  lait,  après 
prélèvement  de  ce  qui  est  nécessaire  à  la  colonie,  est  mis  chaque 
jour  en  gare  à  l'adresse  d'un  marchand  en  gros  d'Oberhausen.  On 
en  a  vendu,  l'an  dernier,  pour  7,000  marks.  Sur  une  portion  de 
la  propriété  louée  au  duc  de  Groy,  on  a  pu  disposer  en  prairies  un 
petit  vallon  où  quatorze  poulains  sont  élevés  en  liberté.  Le  bétail 
est  aussi  une  grande  source  de  bénéfices. 

L'an  dernier,  cette  propriété  créée  depuis  quinze  ans  a  donné 
un  produit  brut  qui  a  dépassé  60,000  marks.  Elle  nourrira  son 
monde  le  jour  où  tout  sera  en  valeur. 

Ce  jour  approche  rapidement.  Au  bout  de  dix  ans,  en  1897,  il 
ne  restait  plus  que  483  journaux  en  friche  sur  1,200;  maintenant 
il  n'y  en  a  pins  guère  que  80.  * 

Il  a  fallu,  là  aussi,  se  préoccuper  de  l'avenir,  car  la  culture  des 
terres  en  rapport  ne  saurait  occuper  le  même  personnel  que  le 
défrichement  des  marais. 

Le  comité  avait  commencé  ses  recherches  dès  1896,  quand  les 
deux  tiers  de  la  propriété  se  trouvèrent  en  culture.  L'année 
suivante,  l'assemblée  générale  approuvait  l'acquisition  d'un 
domaine  de  900  journaux  dans  la  commune  d'Ammeloe,  à  4  kilo- 
mètres de  Vreden.  Le  terrain  est  sablonneux,  avec  un  sous- sol  de 
terre  glaise.  L'écoulement  de  l'eau  est  assuré  par  une  pente  suffisante 
et  un  projet  de  dessèchement  a  été  établi  par  l'ingénieur  Brehme, 
dont  l'autorité  est  reconnue  en  pareille  matière.  Une  ligne  de 
chemin  de  fer  en  construction  sera  ouverte  en  1903  et  aura  une 

10  OCTOBHH  1902.  11 


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162  L'ASSBTAXCE  AUX  0CYR1ÏR8  SANS  TRAVAIL 

station  à  Vreden,  ce  qui  rendra  faciles  les  relations  avec  Maria- 
Veen.  Les  travaux  pourront  commencer  immédiatement. 

La  dépense  ne  laissera  pas  d'être  importante.  Sans  être  aussi 
considérables  qu'à  Maria- Veen,  les  bâtiments  devront  fournir  une 
maison  pour  150  colons,  une  maison  plus  petite  avec  chapelle 
pour  les  Pères,  des  granges  et  étables  pour  le  bétail.  Le  budget 
dressé  prévoit  les  frais  suivants  : 

Acquisition  (déjà  soldée).      .  23,000  marks. 

Dessèchement 14,000      — 

Chemins 10,000      — 

Constructions 50,000      — 

Total.     .     .     .     97,000      — 

C'est  une  grosse  somme  pour  un  budget  déjà  chargé  d'une  dette 
de  259,000  marks  '.  Mais  l'intérêt  des  pauvres  commande,  le 
comité  n'a  pas  hésité  à  se  lancer  dans  cette  entreprise  nouvelle.  Il 
compte  sur  la  charité  des  catholiques  westphaliens. 

Elle  ne  lui  a  pas  manqué  jusqu'ici.  Le  nombre  toujours  crois- 
sant des  souscriptions  a  atteint,  en  1900,  3,500,  versant  annuel- 
lement 15,000  marks,  La  province  accorde  une  subvention  de 
6,000  marks,  divers  cercles,  villes  ou  associations,  7,500  marks. 
Enfin  une  collecte  faite  à  domicile  par  trois  Frères  convers  produit 
annuellement  24,000  marks. 

Cette  collecte  I  c'est  le  cauchemar  des  religieux.  Les  Trappistes 
ne  sont  pas  un  ordre  mendiant;  ils  ont  pour  habitude  de  vivre  de 
leur  travail,  loin  du  monde,  sans  lui  demander  rien.  De  plus,  la 
vie  d'auberge  et  de  déplacements  constants  est  contraire  à  l'esprit 
de  l'ordre;  les  Frères  ne  l'acceptent  que  par  obéissance.  Un  d'eux 
est  mort  l'an  dernier  à  la  peine,  en  cours  de  voyage. 

On  se  résigne  cependant,  parce  que  cette  ressource  est  absolu- 
ment nécessaire  pour  faire  vivre  la  colonie,  et  que  les  quêtes  faites 
par  des  laïques  donnaient  un  résultat  insignifiant;  «  l'amour  de 
Dieu  et  du  prochain  »  a  décidé  récemment  les  religieux  à  accepter 
pour  quelques-uns  d'entre  eux  une  dérogation  à  leurs  règles  qui 
est  bien  plus  grave  encore. 

4  Dont  104  marks  avancés  par  la  province  de  Westphalie  sans  intérêts, 
et  159,000  marks  empruntés  à  la  Landesbank  à  3  1/2  pour  100  et  1  pour  100 
d'amortissement  annuel. 

La  colonie,  dans  son  état  actuel,  a  été  estimée  340,000  marks  en  1900 
par  les  experts  de  l'Etat  chargés  d'établir  l'impôt. 


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L'ÀSSlSTAftCK  AUX  (WVMHtS  SàHS  TRàVUL  1*1 


* 


Au  cours  de  ma  visite,  je  n'ai  point  manqué  de  poser  au  sous- 
prieur  ma  question  habituelle  :  «  Et  les  résultats  moraux?  Combien 
en  sauvez-vous?  » 

Après  un  moment  de  réflexion,  le  Frère  me  répondit  :  *  La  ques- 
tion nous  a  toujours  préoccupés,  car  seule  la  certitude  de  relever 
des  existences  et  de  sauver  des  âmes  peut  justifier  à  nos  yeux  les 
concessions  que  nous  consentons  pour  continuer  cette  œuvre.  Nous 
nous  efforçons  donc  de  savoir  exactement  ce  que  deviennent  les 
ouvriers  placés  à  leur  sortie,  les  seuls  qui  aient  chance  de  se  main- 
tenir. Nous  avons  la  conviction  que  le  quart  de  nos  pensionnaire* 
reprend  une  vie  régulière.  Mais  si  Ton  décompose  ce  chiffre  global 
en  considérant  les  habitudes  antérieures  des  intéressés,  nous  cons- 
tatons que  la  proportion  ne  dépasse  guère  10  pour  100  parmi  les 
alcooliques,  tandis  qu'elle  atteint  60  pour  100  parmi  les  tempérants» 

«  C'est  l'alcool,  poursuit  le  Frère,  qui  est  la  cause  du  chômage 
et  du  désordre  pour  presque  tous.  Si  le  gouvernement  se  décidait 
à  en  interdir  l'usage,  comme  il  interdit  la  vente  des  poisons  et  des 
explosifs,  la  solution  de  la  question  sociale  serait  bien  simplifiée  et 
nous  n'aurions  pas  besoin  de  créer  des  colonies. 

«  Beaucoup  des  alcooliques  qui  nous  arrivent  se  conduisent  par- 
faitement tant  qu'ils  sont  ici;  ils  sont  soumis,  bons  travailleurs, 
reconnaissants  de  ce  qu'on  fait  pour  eux.  An  bout  de  quelques 
mois,  on  les  place.  Huit  jours  après,  ils  se  remettent  à  boire,  per- 
dent leur  place  et  nous  reviennent,  souvent  après  un  séjour  en 
prison.  Le  «  diable-alcool  »  {Schnaps*Teufel)  les  a  ressaisis. 

«  Il  n'y  a  qu'nn  remède,  c'est  le  séjour  prolongé  en  dehors  des 
tentations,  pour  fortifier  le  corps  et  créer  à  l'âme  une  accoutu- 
mance nouvelle*  Quelques-uns  le  reconnaissent.  Vous  avez  vu  tout 
&  l'heure  cet  excellent  homme,  préposé  à  la  distribution  du  pain. 
C'est  un  ancien  capitaine  au  long  cours,  il  a  eu  sept  navires  à  lui» 
L'alcool  l'a  réduit  à  la  dernière  misère  et  il  est  venu  échouer  ici. 
Il  n'en  veut  plus  sortir.  Sa  famille  vient  le  voir,  lui  propose  de  le 
reprendre;  il  mourra  à  Maria- Veen. 

«  Mais,  pour  une  résolution  de  ce  genre,  il  faut  une  nature  forte- 
ment trempée.  Pour  le  commun,  l'asile  spécial  est  nécessaire,  avec 
sa  vie  régulière,  l'influence  de  l'exemple  et  des  conseils.  Or  il  n'y  a 
actuellement  d'asiles  que  pour  les  riches,  au  moins  chez  les  catho- 
liques. Les  protestants  en  ont  créé  cinq  pour  les  pauvres  et  les 
classes  moyennes,  dans  cette  seule  province.  Il  était  grand  temps 
d'en  ouvrir  un  pour  nos  coreligionnaires.  Ce  sera  bientôt  chose 
faite.  » 


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164  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SÀHS  TRAVAIL 

Et  le  Frère  m'emmène  à  500  mètres  de  la  colonie,  au  delà  de  la 
voie  ferrée,  pour  visiter  la  dernière  création  du  comité,  l'asile  pour 
alcooliques  pauvres  qui  ouvrira  ses  portes  en  mai  1903. 

Il  a  été  construit  sur  un  îlot  de  sable,  adossé  à  un  bois  de  pins. 
Un  pavillon  central  en  saillie  partage  la  façade  en  deux  parties,  ayant 
sept  ouvertures  chacune.  Un  sous-sol  élevé  et  clair  pour  les  ser- 
vices accessoires,  deux  étages  normaux  et  un  troisième  mansardé 
logeront  40  à  50  malades  qui  auront  chacun  leur  chambre,  soit  seul, 
soit  deux  ensemble.  Le  prix  de  pension  sera  de  1  mark  50  par  jour. 

Cette  création  a  de  nouveau  soulevé  une  grosse  difficulté  d'orga- 
nisation. Tous  les  médecins  spéciaux  déclarent  que,  pour  guérir 
les  alcooliques,  il  faut  que  leurs  surveillants  soient  eux-mêmes 
abstinents,  mangent  avec  eux  les  mêmes  mets.  Or  la  règle  prescrit 
aux  Trappistes  de  ne  jamais  prendre  leurs  repas  avec  des  laïques, 
de  s'abstenir  constamment  de  viande;  elle  leur  permet  l'usage 
du  vin. 

La  règle  a  cédé  encore  une  fois  devant  la  considération  du  bien 
à  faire  :  les  religieux  préposés  au  soin  des  alcooliques  mangeront 
de  la  viande  et  s'abstiendront  de  vin,  comme  leurs  malades. 

C'est  ainsi  que  ces  moines,  représentés  si  souvent  comme  figés 
dans  des  traditions  surannées,  savent  les  modifier  toutes  les  fois 
qu'un  intérêt  légitime  est  en  jeu. 

La  construction  est  complètement  terminée.  Je  m'étonne  que 
l'ouverture  de  l'asile  soit  ajournée  à  six  mois,  puisqu'il  est  reconnu 
indispensable. 

«  Ce  n'est  pas  le  local  qui  est  l'élément  essentiel  du  traitement, 
reprend  doucement  le  Père,  c'est  le  personnel.  Nos  Frères  suivent 
en  ce  moment  des  cours  spéciaux  pour  se  préparer  à  leur  mission  ; 
ils  ne  seront  prêts  qu'en 'mai. 

«  Quand  nous  aurons  formé  un  personnel  suffisant,  nous  cons- 
truirons un  second  asile  pour  les  classes  moyennes.  Elles  en  ont 
besoin,  elles  aussi.  » 

Voilà  les  hommes  que  la  France  repousse  et  que  nos  voisins 
s'empressent  d'accueillir.  En  prévision  des  sottises  futures,  le 
gouvernement  allemand  faisait  savoir  récemment  à  un  de  nos  prin- 
cipaux ordres  hospitaliers  d'hommes  qu'il  trouverait,  le  cas 
échéant,  toute  facilité  pour  s'établir  dans  les  provinces  du  Rhin  et 
de  Westphalie.  Qu'on  se  rappelle  le  récent  discours  de  Guillaume  II, 
à  Aix-la-Chapelle.  Faudra- 1- il  que  dans  quelque  temps  nos  reli- 
gieux français  en  soient  réduits  à  solliciter  en  Extrême-Orient  ce 
protectorat  allemand,  contre  lequel  ils  luttent  depuis  tant  d'années 
de  toutes  les  forces  de  leur  patriotisme? 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  165 

V.  —  Colonie  industrielle  de  Hambourg. 

Où  sait  que  l'initiative  du  fondateur  de  Wilhelmsdorf  suscita 
rapidement  des  imitateurs  sur  divers  points  de  l'Allemagne.  Cer- 
tains d'entre  eux  ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  que  le  travail  agri- 
cole ne  pouvait  suffire  à  tous  les  besoins.  Nombreux  sont  les 
ouvriers  qui,  ayant  toujours  vécu  dans  les  villes,  ne  peuvent  se 
résoudre  à  les  quitter  ;  ils  préfèrent  rouler  des  asiles  de  nuit  aux 
postes  de  police,  en  attendant  un  emploi  qui  leur  échappe  toujours. 
Que  si,  par  exception,  on  en  décide  quelques-uns  à  se  rendre 
dans  une  colonie  agricole,  on  s'apercevra  que  plusieurs  de  ces 
ti'aiins  sont  peu  aptes  au  travail  de  la  terre;  il  l'exécutent  sans 
intérêt  et  sans  adresse.  Au  bout  de  peu  de  temps,  l'ouvrier  est 
saisi  par  la  nostalgie  du  pavé,  il  s'évade  pour  revenir  à  ses  habitudes. 

De  cette  constatation  naquit  la  pensée  d'organiser  dans  les  fau- 
bourgs des  grandes  villes  un  établissement  offrant  aux  chômeurs 
accidentels  une  occupation  en  rapport  avec  leur  genre  de  travail 
antérieur. 

Deux  colonies  industrielles  furent  ainsi  créées  à  Magdebourg  et 
à  Berlin  dès  1883.  Ces  établissements  ont  déjà  été  décrits1;  nous 
choisirons  de  préférence,  pour  sujet  de  notre  étude,  la  colonie  de 
Hambourg,  dont  l'organisation  est,  à  plusieurs  égards,  particuliè- 
rement remarquable. 

Sur  l'initiative  de  M.  le  baron  de  Oertzen,  un  comité  fut  constitué 
i  Hambourg  en  1891  en  vue  de  créer  une  colonie  ouvrière.  Le  but 
aononcé  était  d'assurer  un  abri,  des  vêtements  et  la  nourriture  à 
tout  ouvrier  sans  emploi  et  sans  famille  à  la  condition  qu'il  fût 
valide  et  disposé  à  travailler;  subséquemment,  on  se  proposait 
d'enlever  toute  excuse  au  paresseux  en  vue  d'amener  une  répres- 
sion efficace  de  la  mendicité.  Cette  assistance  était  réservée  en 
principe  aux  ouvriers  possédant  à  Hambourg  leur  domicile  de 
secours;  on  devait  cependant  admettre  sans  cette  condition  les 
individus  rentrant  dans  une  des  quatre  catégories  suivantes  : 
!•  ouvriers  travaillant  effectivement  depuis  un  an  à  Hambourg; 
2°  prisonniers  libérés  des  prisons  de  la  ville;  3°  aliénés  sortant 
guéris  de  l'asile  de  Friedrichsberg;  4°  estropiés. 

L'institution  nouvelle  débuta  modestement  le  1"  décembre  1891 
dans  un  local  primitivement  occupé  par  la  mission  Scandinave  pour 
les  marins,  Neustfliter  Neuerweg  ;  il  consistait  en  un  dortoir  de  trente- 

1  Celui  de  Magdebourg  par  M.  Georges  Berry  :  Rapport  au  conseil  muni- 
cipal sur  f  assistance  donnée  en  Allemagne  aux  ouvriers  sans  travail,  Paris,  1892. 
—  Celui  de  Berlin  par  nous-même  :  La  Répression  de  la  mendicité  et  Vassis» 
tance  par  le  travail  en  Prusse.  (Revue  pénitentiaire,  1894,  p.  54.) 


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166  L'ASSISTAlCCf  AUX  MTVH1ERS  SANS  TRAVAIL 

six  lits,  avec  quelques  salles  plus  petites.  Où  installa  des  ateliers 
de  menuiserie,  brosserie  et  débit  de  bois  dans  un  terrain  voisin, 
Steinhdft,  6;  la  direction  fat  confiée  à  deux  diacres  de  Nazareth, 
appelés  de  Bielefeld. 

Le  travail  était  organisé  depuis  quelques  mois  à  peine  quand  la 
grave  épidémie  cholérique  qui  sévit  à  Hambourg»  au  début  de  1892, 
força  la  municipalité  à  faire  appel  au  concours  de  toutes  les  bonnes 
volontés  pour  le  soin  des  malades.  Dix-sept  des  colons  acceptèrent 
d'accompagner  les  deux  diacres  comme  infirmiers  volontaires;  tons 
échappèrent  à  l'épidémie  et  reçurent  un  certificat  élogieux  de  la 
direction  de  l'hôpital. 

Le  local  primitif  avait  été  bien  vite  reconnu  insuffisant  et  incom- 
mode. Le  1"  novembre  1892,  la  colonie  fut  transportée  dans  une 
portion  de  l'immeuble  où  elle  se  trouve  encore,  Biilhorner-Canal- 
strasse,  vaste  bâtiment  à  quatre  étages,  élevés  sur  un  sous-sol 
voûté,  construit  pour  une  fabrique  de  parapluies.  On  y  aménagea 
quatre-vingts  lits,  et  les  ateliers  furent  organisés  dans  des  baraques 
édifiées  sur  une  partie  du  vaste  terrain  qui  s'étend  entre  cette 
maison  et  la  rue. 

La  fortune  sembla  sourire  aux  arrivants.  Au  quatrième  étage  de 
l'ex-fabrique  vivait  retiré  un  vieillard  qui  travaillait  depuis  longues 
années  à  chercher  la  solution  du  mouvement  perpétuel.  Quand  il 
sut  quels  étaient  ses  nouveaux  voisins,  il  offrit  gravement  au  baron 
d'Oertzen  d'abandonner  à  l'œuvre  les  produits  de  son  invention, 
pour  peu  que  celui-ci  consentit  à  lui  fournir  des  hommes  pour 
fabriquer  et  mettre  en  mouvement  la  machine  qu'il  avait  combinée. 
Malheureusement,  le  choléra  emportait  l'inventeur  quelques  jours 
plus  tard,  et  l'humanité  ignorera  toujours  son  secret. 

La  colonie  ouvrière  n'en  a  pas  moins  prospéré,  malgré  la  mort 
prématurée  de  son  fondateur,  auquel  succéda,  en  1893,  H.  le  baron 
Frédéric  de  Schrœder.  Elle  a  successivement  occupé  les  divers 
étages  de  l'immeuble  dont  elle  a  fioi  par  devenir  propriétaire,  au 
<prix  relativement  minime  de  92,000  marks. 

Il  eût  été  difficile  de  rencontrer  un  local  qui  se  prêtât  mieux  à 
une  installation  de  ce  genre.  Au  rez-de-chaussée  se  trouvent  les 
bureaux  de  l'administration,  la  salle  du  conseil,  une  vaste  pièce 
servant  de  chapelle.  Au  premier  étage,  le  logement  du  directeur, 
la  salle  de  réunion  ouverte  aux  pensionnaires,  en  dehors  des  heures 
du  travail.  Trois  dortoirs,  contenant  ensemble  cent  soixante-dix 
lits,  leurs  lavabos  et  cabinets  de  réserve  pour  les  vêtements,  occu- 
pent le  second  étage*  Au-dessus  est  aménagée  une  partie  des 
ateliers;  les  greniers  sont  remplis  par  les  provisions  de  bois  et  les 
objets  fabriqués.  Les  ateliers  qui  ont  besoin  d'un  grand  espace  ou 


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L'ASSISTARCE  ÀJJX  OU  TRIER  S  SANS  TRAVAIL  167 

qui  réclament  le  concours  d'une  force  motrice  mécanique  sont  dis- 
posés dans  des  baraques  extérieures,  i  proximité  d'un  moteur  & 
gaz  qui  met  en  mouvement  les  scies  et  les  marteaux. 

Les  industries  exercées  sont  nombreuses.  On  a  cherché  à  la  fois 
le  moyen  d'occuper  chaque  pensionnaire  dans  la  spécialité  qu'il  a 
pratiquée  antérieurement,  de  faire  apprendre  un  métier  aux  hommes 
jeunes  et  valides  qui  n'en  ont  pas,  de  faire  travailler  les  individus 
âgés  ou  infirmes  à  un  travail  facile  qui  ne  demande  pa9  d'apprentis- 
sage. Nous  trouvons  donc  des  menuisiers,  des  charpentiers,  des  serru- 
riers, des  ferblantiers,  des  peintres,  des  tailleurs,  des  cordonniers, 
des  relieurs;  des  hangars  où  l'on  fend  et  scie  le  bois  de  chaufiage,  où 
l'on  débite  les  bûchettes  et  brindilles  destinées  à  l'allumage;  d'autres 
ateliers  pour  la  vannerie,  le  tressage  de  nattes,  le  rempaillage  de 
chaises,  le  battage  des  tapis.  Deux  d'entre  eux  présentent  un  intérêt 
particulier,  en  raison  de  leur  importance.  Dans  l'un,  on  exécute  des 
meubles  de  cuisine,  des  caisses,  des  coffres  pour  matelots,  artiste- 
ment  peints  et  munis  de  fortes  poignées,  dont  le  débit  est  assuré 
dans  cet  immense  port  d'armement  qu'est  devenu  Hambourg  depuis 
vingt  ans.  L'autre,  dirigé  par  un  contremaître  qui  est  un  artiste, 
occupe  une  douzaine  d'hommes  à  la  fabrication  des  brosses.  Outre 
la  brosserie  grossière,  d'une  vente  courante,  on  y  fabrique  la  bros- 
serie fine,  destinée  aux  ménagères  plus  raffinées  et  à  la  toilette  des 
élégantes.  La  production  de  cet  atelier  donne  un  important  bénéfice. 

Toutefois,  la  partie  la  plus  curieuse  de  la  colonie,  pour  les  visi- 
teurs étrangers,  et  surtout  pour  les  visiteuses,  c'est  certainement 
le  magasin  des  déchets.  Chacun  connaît  le  passage  de  l'Evangile 
dans  lequel  saint  Jean  raconte  comment  le  Seigneur  Jésus,  après 
avoir  nourri  5,000  hommes  avec  cinq  pains  et  deux  poissons,  dit 
i  ses  disciples  :  «  Ramassez  les  restes  afin  que  rien  ne  se  perde.  » 
On  a  fait  récemment  sur  divers  points  l'application  de  la  parole 
évangélique  aux  mille  objets  inutiles  ou  démodés  qui  se  perdent 
dans  toutes  les  maisons1.  La  colonie  de  Hambourg  a  imité  cet 
exemple.  Elle  a  demandé  à  ses  adhérents  de  l'autoriser  à  faire 

1  II  nous  semble  que  l'initiative  première  revient  au  général  Booth,  de 
l'Armée  du  Bal  ut,  qui  a  fait  de  sa  Salvage  brigade  la  base  d'une  importante 
organisation  de  l'assistance  par  le  travail.  A  La  Haye,  le  Christelijke  Voiles* 
bond,  fondé  en  4891,  a  organisé  un  atelier  spécial  pour  la  réparation  des 
meubles,  jouets,  objets  sans  valeurs,  vendus  aux  indigents  qui  ne  peuvent 
acheter  des  meubles.  A  Bethel,  la  Brocken-Sammlung  est  une  des  parties 
les  plus  importantes  de  l'organisation  du  travail.  Uu  vaste  édifice,  avec 
plusieurs  ateliers  spéciaux,  lui  est  affecté;  soixante-treize  hommes  sont 
constamment  occupés  au  triage,  à  la  réparation  et  à  la  vente  d'objets  qui 
arrivent  constamment  de  toute  l'Allemagne  par  colis  postaux.  Tous  les 
effets  d'habillement  passent  à  l'étuve  à  désinfection  avant  d'être  réparés* 


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168  L'ASSISTANCE  AGX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

prendre  chez  eux  tout  ce  qui  les  encombre  et  les  gène.  Trente 
maisons  de  commerce  envoient  leurs  vieux  papiers,  sept  maisons 
de  confection  leurs  rognures  d'étoffes,  les  particuliers  leurs  objets 
de  ménage  détériorés,  les  jouets  cassés,  les  vêtements  et  les  chaus- 
sures hors  d'usage.  Tout  cela  est  trié,  examiné,  réparé  ou  trans- 
formé. On  est  tout  étonné  de  voir  exposés,  dans  le  magasin  de 
vente  installé  près  de  l'entrée  de  la  colonie,  des  lampes,  des  four- 
neaux, des  vêtements,  des  meubles,  des  jouets  qui  ont  toute  l'appa- 
rence d'objets  neufs  et  qui  excitent  l'envie  des  ménagères  de  ce 
quartier  ouvrier.  Aussi  accourent- elles  en  foule,  dans  l'après-midi 
des  lundis  et  vendredis,  jours  de  vente.  Tout  est  marqué  à  l'avance 
en  chiffres  connus,  à  prix  réduits,  et  tout  s'enlève.  On  a  fait  la 
joîe  des  acquéreurs  et  procuré  de  l'ouvrage  à  une  partie  des  ateliers 
de  ferblantiers,  de  tailleurs,  de  peintres,  de  serruriers  et  de  menui- 
siers, dont  le  magasin  des  restes  est  le  meilleur  client. 

Le  succès  de  l'entreprise  a  engagé  à  l'étendre  à  une  autre  caté- 
gorie de  «  restes  ».  Une  nouvelle  circulaire  a  été  adressée  aux 
souscripteurs  et  amis  de  l'œuvre  :  «  Autorisez-vous  à  enlever  aussi 
les  déchets  de  votre  cuisine.  »  Cent  trente  ménagères  ont  répondu 
affirmativement,  et  la  colonie  a  été  ainsi  mise  à.  même  d'engraisser 
constamment  une  trentaine  de  porcs  qui  fournissent  la  graisse  et 
la  viande  nécessaires  pour  la  nourriture  des  pensionnaires.  Il  n'est 
plus  besoin  de  recourir  au  boucher  ni  au  charcutier. 

Tou3  ce3  transports,  surtout  celui  du  bois,  700  mètres  cubes 
par  an,  occupent  constamment  six  chevaux,  dont  l'écurie  est  voi- 
sine de  la  porcherie  et  de  la  fosse  à  fumier.  Il  y  a  là  un  coin  de  la 
cour  qui  a  l'aspect  d'une  colonie  agricole  ;  et  ce  n'est  point  une 
illusion,  car  la  direction,  constatant  parmi  ses  pensionnaires  la 
présence  d'un  certain  nombre  de  cultivateurs,  a  tenu  é,  les  occuper 
aussi  suivant  leurs  capacités  spéciales.  La  campagne  n'est  pas  loin  ; 
on  a  loué  4  hectares,  cette  quantité  a  été  portée  plus  tard  à  11,  puis 
à  15.  On  récolte  maintenant  les  pommes  de  terre  et  les  légumes 
nécessaires  à  la  colonie,  le  foin  et  l'avoine  pour  les  chevaux. 

Tous  les  colons  se  trouvent  ainsi  occupés  et  l'ouvrage  ne  manque 
jamais.  De  temps  en  temps,  quelques-uns  sont  détachés  de  leur 
travail  ordinaire  pour  aller  exécuter  un  ouvrage  pressé  chez  quelque 
client;  il  s'agira  de  battre  des  tapis,  de  monter  le  charbon,  de 
labourer  le  jardin,  de  déménager  ou  d'emballer  du  mobilier.  Par- 
fois même  on  demande  un  artisan  spécial  pour  une  menue  répara- 
tion. 1,035  journées  ont  été  ainsi  employées  au  dehors  au  cours  du 
dernier  exercice. 

La  colonie  ne  borne  pas  son  action  à  ses  pensionnaires  perma- 
nents. Depuis  1898,  elle  tient  à  la  disposition  de  ses  adhérents 


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L'ASSISTAI»  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  169 

des  carnets  de  «  chèques  de  secours  »  d'une  valeur  de  5  marks  et 
de  1  mark.  Un  de  ces  chèques,  remis  à  un  quémandeur,  lui  donne 
droit  à  recevoir  le  secours  indiqué  en  vêtements,  nourriture  ou 
logement,  après  avoir  effectué  un  travail  équivalent.  Tous  les  tra- 
vailleurs reçoivent  le  repas  de  midi;  2,056  ont  été  ainsi  assistés 
l'an  dernier.  Les  adhérents  peuvent  aussi  obtenir  des  bons  de 
chauffage  de  50  pfennigs  et  des  bons  de  pommes  de  terre  de 
70  pfennigs,  destinés  à  être  remis  comme  aumônes  et  servis  par  la 
colonie. 

La  variété  même  de  ces  modes  de  secours  prouve  avec  quel 
soin  incessant  la  direction  s'applique  à  perfectionner  son  œuvre. 
Le  comité  qui  en  a  la  responsabilité  ne  se  compose  pourtant  que 
de  deux  personnes  :  M.  le  baron  de  Schrœder  et  M.  Emile  Kœhn; 
leur  action  est  incessante  et  leur  générosité  à  l'avenant.  Pour  les 
seconder,  ils  ont  sous  leurs  ordres  un  personnel  restreint,  mais 
complètement  dévoué  :  il  comprend  un  inspecteur,  trois  employés 
de  bureau,  deux  contremaîtres  et  un  nombre  limité  de  surveillants, 
recrutés  pour  la  plupart  parmi  les  pensionnaires  dont  la  bonne 
conduite  antérieure  présente  des  garanties. 

La  comptabilité  est  particulièrement  bien  tenue.  Où  sent  l'ins- 
piration et  le  contrôle  de  personnes  habituées  aux  affaires  commer- 
ciales. Chacun  peut  immédiatement  se  rendre  compte  des  frais  et 
du  pro  luit  qui  incombent  à  l'un  ou  à  l'autre  des  ateliers,  du  mon- 
tant de  chacun,  des  grarfdes  catégories  de  dépenses  à  la  charge  de 
l'œuvre  :  frais  généraux  (impôts,  personnel),  nourriture  et  entre- 
lien, salaires  et  gratifications.  Dans  une  institution  de  ce  genre,  le 
déficit  est  inévitable  ;  encore  faut-il  savoir  exactement  à  combien  il 
monte  et  quelles  en  sont  les  causes,  si  l'on  veut  le  réduire  au  taux 
le  plus  bas. 

Les  conditions  d'admission,  le  contrat  signé,  les  salaires,  la 
durée  du  travail,  sont  à  peu  près  ceux  que  nous  avons  fait  con- 
naître et  qui  tendent  à  s'uniformiser  dans  le  plus  grand  nombre 
des  colonies. 

Au  cours  des  dix  premières  années,  le  nombre  des  admissions 
s'est  élevé  à  3,481  ;  il  a  été  de  420  en  1901.  La  moyenne  du  séjour 
est  donc  assez  longue,  elle  atteint  trois  à  quatre  mois.  Sur  les 
458  pensionnaires  présents  au  31  décembre  1901, 11  étaient  à  la 
colonie  depuis  plus  d'un  an,  et  27  seulement  depuis  moins  de  deux 
mois.  Le  nombre  des  journaliers,  sans  métier  déterminé,  est  tou- 
jours considérable,  165  sur  420;  sur  ce  chiffre  total,  145  seule- 
ment n'avaient  subi  antérieurement  aucune  condamnation.  Le 
nombre  des  renvois  a  été  de  65,  et  celui  des  placements  de  110, 
dont  47  effectués  par  la  colonie. 


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170  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

Le  comité  se  préoccupe  beaucoup  du  moral  de  ses  pension* 
naires.  Il  s'efforce  de  les  amener  à  des  sentiments  meilleurs,  et  on 
voit  qu'il  n'hésite  pas  à  se  séparer  de  ceux  qui  montrent  de  la 
paresse  et  du  mauvais  vouloir.  L'article  1er  des  statuts  pose  nette- 
ment le  principe  d'une  direction  religieuse  évangélique  :  la  prière 
est  faite  matin  et  soir,  un  service  est  célébré  chaque  dimanche  à  la 
colonie.  Comme  le  règlement  admet  les  ouvriers  appartenant  à 
toutes  les  religions,  on  accorde  des  permissions  de  sortie  le  di- 
manche à  ceux  qui  désirent  se  rendre  aux  services  de  leurs  églises. 

Depuis  1898,  deux  cours  facultatifs  ont  été  organisés  le  soir, 
après  le  travail.  Le  teneur  de  livres  fait  un  cours  de  calcul,  suivi 
par  quinze  auditeurs;  un  pensionnaire,  ancien  instituteur,  a 
inauguré  spontanément  un  cours  d'écriture  suivi  par  dix-neuf  de 
ses  camarades.  Ce  sont,  en  général,  les  plus  jeunes  qui  profitent 
de  ces  facilités.  Pour  le  grand  nombre,  la  soirée  se  passe  dans 
la  salle  commune  où  se  trouvent  des  journaux,  des  livres,  des 
jeux.  Une  société  chorale  réunit  tous  ceux  qui  ont  de  la  voix; 
c'est  une  distraction  fort  appréciée,  et  la  société  prête  son  con- 
cours à  toutes  les  réunions  de  la  société  et  aux  exercices  religieux 
du  dimanche.  Ce  jour-là,  les  amateurs  de  sport  ont  à  leur  dispo- 
sition un  grand  jeu  de  boules,  organisé  derrière  les  ateliers,  et 
deux  canots  qui  sont  amarrés  au  bord  du  canal  voisin. 

Le  comité  ne  se  contente  pas  de  maintenir  l'œuvre  dans  ses 
traditipns,  il  s'occupe  incessamment  de  la  développer.  Depuis 
plusieurs  années,  il  multiplie  ses  instances  pour  obtenir  de  ses 
adhérents  les  ressources  nécessaires  à  la  construction  d'un  bâti- 
ment supplémentaire  permettant  de  porter  à  trois  cents  le  nombre 
des  lits;  pendant  l'hiver,  on  refuse  chaque  jour  dix  ou  douze 
hommes,  et  on  a  eu  la  preuve  que  souvent  ceux  qui  s'étaient  pré- 
sentés sans  succès  avaient  été  arrêtés  peu  de  jours  après;  ne  vau- 
drait-il pas  mieux  les  nourrir  à  la  colonie,  où  ils  auraient  chance 
de  se  relever,  plutôt  qu'en  prison,  où  ils  achèvent  de  se  perdre? 

Le  nombre  croissant  des  individus  qui  se  présentent  pour  accom- 
plir quelques  heures  de  travail,  rend  désirable  la  création  d'un 
atefier  distinct,  dans  lequel  on  pourrait  admettre  sans  bons  les 
chômeurs  domiciliés  à  Hambourg  qui  possèdent  une  famille  et  un 
domicile. 

Enfin,  le  comité  a  ouvert,  en  1898,  dans  le  Holstein,  à  quelques 
lieues  de  Hambourg,  une  colonie  agricole  à  laquelle  il  a  donné  un 
caractère  qui  présente  certaines  différences  avec  celles  que  nous 
avons  déjà  étudiées;  nous  la  retrouverons  au  chapitre  suivant. 

•  Louis  Rivière. 

La  fin  prochainement. 


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REVUE  DES  SCIENCES 


Découvertes  et  inventions  :  Electro-chimie.  —  Une  nouvelle  conquête 
industrielle.  —  Les  gisements  de  nitrate  du  Chili.  —  Epuisement  pro- 
chain. —  Les  craintes  des  agriculteurs.  —  Une  espérance.  —  Les  nitrales 
retirés  de  l'air  atmosphérique.  —  L'acide  azotique  de  l'atmosphère.  — 
Oxydation  de  l'azote  par  les  décharges  électriques.  —  Pendant  les  orages. 

—  Fabrication  directe  des  azotates.  —  Première  usine  aux  Etats-Unis.  — 
Physique  :  La  lumière  et  la  télégraphie  sans  fil.  —  A  la  Société  royale 
de  Londres.  —  Différences  entre  les  signaux  de  nuit  et  les  signaux  de 
jour.  —  Diminution  de  la  portée  pendant  le  jour.  —  La  lumière  nuit 
aux  transmissions.  —  Aéronautique   :  Un  émule  de  Santos-Dumont. 

—  Le  ballon  dirigeable  de  Londres.  —  Chimie  physiologique  :  La  guerre 
à  l'alcool.  —  A  l'Académie  de  Médecine.  —  Vœux  irréalisables.  — 
Moyen  de  déceler  la  toxicité  des  liqueurs  et  des  apéritifs.  —  Permanga- 
nate de  potasse.  —  Les  alcools  et  les  essences  dépouillent  de  leur  oxygène 
les  globules  sanguins.  —  Echelle  de  toxicité.  —  Vins,  bières,  cidres.  — 
Hygiène  préventive  :  Stérilisation  des  mains.  —  Les  essences  parfumées. 


S'il  n'y  a  pas  illusion,  comme  trop  souvent,  nous  serions  à  la 
veille  de  voir  se  réaliser  un  des  rêves  les  plus  caressés  par  les 
chimistes  du  siècle  dernier,  une  des  plus  grandes  applications  de 
l'électrocbimie  moderne.  Il  s'agit  de  tirer  de  l'air  tout  simplement 
un  des  produits  les  plus  nécessaires  à  l'industrie  et  à  l'agriculture  : 
l'acide  azotique.  On  produit  annuellement  plus  d'un  million  de 
tonnes  d'acide  azotique  en  traitant  par  l'acide  sulfurique  les 
nitrates  naturels.  Mais  les  nitrates  naturels  s'épurent;  les  gise- 
ments des  nitrates  du  Chili  constituent  encore  une  réserve  impor- 
tante, mais  on  y  puise  si  bien  pour  les  besoins  de  l'industrie  et  de 
l'agriculture,  que  l'on  peut  prévoir  le  moment  où  il  n'y  aura  plus 
rien.  On  prélève  tons  les  ans  environ  12  millions  de  tonnes  de 
nitrates.  La  provision  sera  épuisée  vers  1930.  Il  faudra  se  passer 
d'acide  azotique  ou  trouver  un  moyen  de  se  le  procurer  autrement. 
En  présence  de  cette  alternative  trè *  grave,  on  doit  souhaiter  que 


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172  RBTOE  DES  SCIENCES 

la  méthode  d'extraction  du  produit  de  l'air,  imaginée  par  MM.  Brad- 
ley  et  Lavejoy  tienne  bien  ce  qu'on  espère  d'elle.  C'est  aux  Etats- 
Unis  qu'une  première  fabrique  vient  d'être  créée.  Lord  Kelvin,  dans 
son  récent  voyage  aux  Etats-Unis  a  assisté  aux  essais  et  a  félicité 
chaudement  les  inventeurs. 

Gomment  faire  de  l'acide  azotique  avec  l'air  atmosphérique?  Il 
faut  se  souvenir  que  l'acide  azotique  n'est  que  de  l'azote  peroxyde. 
Or  l'air  est  constitué  par  un  mélange  d'oxygène  libre  et  d'azote 
libre.  Tout  le  problème  revient  donc  à  faire  entrer  en  combinaison 
l'oxygène  atmosphérique  et  l'azote  atmosphérique.  La  matière  pre- 
mière est  à  la  disposition  du  premier  venu.  Seule  la  combinaison 
des  deux  éléments  était  à  trouver. 

Elle  l'était  bien  déjà,  mais  à  l'état  d'expérience  de  cours  et  point 
à  l'état  industriel.  Et  la  différence  est  souvent  très  grande.  Dès 
1781,  Priesiley  reconnut  qu'à  la  suite  de  décharges  électriques 
dans  l'air,  l'atmosphère  ambiante  était  modifiée  de  composition.  Les 
chimistes  ont  reconnu  l'existence  d'acide  azotique  dans  l'air  à  la 
suite  des  orages.  Les  décharges  de  la  foudre  amènent  la  combi- 
naison de  l'oxygène  et  de  l'azote.  Aussi  bien  tous  ceux  qui  ont 
manœuvré  les  machines  électriques  ont  certainement  senti  cette 
odeur  piquante  sut  generis  dont  l'air  est  saturé.  On  avait  toujours 
attribué  cette  odeur  à  la  présence  de  l'ozone,  ou  oxygène  condensé 
électriquement.  11  est  possible  que  cette  vieille  opinion  soit  exacte, 
car  on  fait  de  l'ozone  par  décharges  diffuses  de  l'électricité  ;  mais  il 
est  démontré  qu'en  même  temps  on  détermine  la  formation  d'oxydes 
d'azote.  Les  deux  phénomènes  paraissent  concomittents.  Toujours 
est- il  qu'on  peut  obtenir  électriquement  des  oxydes  azotés.  Une 
décharge  électrique  donne  naissance  dans  l'air  aux  deux  combi- 
naisons bien  connues,  le  bioxyde  d'azote  et  le  peroxyde  d'azote. 

On  n'avait  pas  songé  ju9qu'ici  à  tirer  parti  de  ce  fait.  MM.  Brad- 
ley  et  Lavejoy  se  sont  préoccupés  de  savoir  si,  dans  ces  condi- 
tions, on  ne  pourrait  pas  fabriquer  industriellement  l'acide  azotique 
par  l'oxydation  de  l'azote  atmosphérique.  Et  ils  se  sont  attelés  au 
problème  depuis  1899.  Le  succès  a  couronné  tant  d'efforts.  Ils 
sont  parvenus  à  obtenir  un  rendement  rémunérateur.  Leur  méthode 
consiste  à  déterminer  un  nombre  considérable  de  décharges  élec- 
triques dans  un  espace  limité  à  travers  lequel  on  fait  passer  un 
volume  d'air  donné.  Cet  air  se  charge  d'oxyde  et  de  peroxyde 
d'azote  et  il  est  entraîné  dans  des  réservoirs  où  s'achève  l'opération 9 
comme  nous  le  dirons  dans  un  instant. 

L'étincelle  de  la  machine  électrique  statique  ne  fournissait  pas 
un  rendement  suffisant.  Les  auteurs  ont  fini  par  reconnaître  qu'il 


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HIYUI  DIS  SC1EHCES  173 

était  nécessaire  d'avoir  recours  aux  courants  continus  des  machines 
dynamos  à  très  haut  voltage  (10,000  volts)  et  à  des  décharges 
d'une  nature  particulière.  Il  faut  faire  éclater  les  décharges  entre 
deux  points  assez  rapprochés,  mais  dont  la  distance  augmente 
rapidement  jusqu'à  extinction  de  Tare.  Le  nombre  des  interrup- 
tions de  courant  est  très  grand;  on  produit  3,000  étincelles  à  la 
minute.  Le  courant  traverse  un  grand  cylindre  garni  de  tiges 
rayonnantes  normales  à  la  surface  et  tournant  au  taux  de 
500  révolutions  par  minute.  Les  tiges  rayonnantes  sont  au  nombre 
de  6  et  viennent  passer  à  une  petite  distance  des  contacts  fixes. 
6  fois  500  passages  par  minute  donnent  bien  3,000  étincelles  par 
chaque  machine.  D'autre  part,  l'air  est  renouvelé  dans  la  propor- 
tion de  1  mètre  cube  par  contact  et  par  heure.  Il  est  chargé  à  la 
sortie  du  cylindre  de  plus  de  2  1/2  pour  100  d'oxydes  d'azote. 

Cet  air  transformé  se  rend  dans  de  grandes  tours  à  colonnes 
d'eau  où,  par  entraînement  et  par  barbotage,  les  gaz  de  l'azote 
s'oiydent  encore  et  passent  à  l'état  d'acide  azoteux  et  d'acide 
azotique.  Le  premier  gaz  est  repris  et  passe  dans  une  seconde 
colonne  d'eau  à  l'état  d'acide  azotique.  En  sorte  qu'il  n'y  a  plus 
qu'à  mettre  en  présence  l'acide  ainsi  produit  et  une  lessive  de 
soude  ou  de  potasse,  pour  obtenir  définitivement  des  azotates  de 
soude  ou  de  potasse  absolument  purs.  Et  voilà  comment  avec  le 
secours  de  l'électricité  on  parvient  à  retirer  de  l'air  artificiellement 
le  produit  que  nous  fournissent  en  ce  moment  les  gisements  du 
Chili.  Et  au  fond  le  prix  de  revient,  c'est  celui  à  peu  près  de 
l'électricité  dépensée. 

La  découverte  serait  évidemment  d'extrême  importance.  Il 
s'est  formé  une  compagnie  américaine  pour  exploiter  la  nouvelle 
méthode.  Il  restera  à  savoir  si,  même  en  employant  l'électricité  à 
très  bon  compte,  l'on  ne  s'abuse  pas  sur  le  prix  de  revient,  ce 
que  la  pratique  seule  permettra  de  dire  après  quelque  temps  de 
fonctionnement. 

Contribution  à  la  télégraphie  sans  fil.  —  D'après  une  note  de 
M.  Fleming  à  la  Société  royale  de  Londres,  M.  Marconi  a  constaté 
que  les  ondes  de  la  télégraphie  sans  fil  se  transmettent  sensi- 
blement mieux  la  nuit  que  le  jour.  Des  expériences  méthodiques 
ont  été  poursuivies  entre  Poldhu  (Cornwall)  et  le  navire  américain 
Philadelphie  A  la  station  de  départ  la  transmission  s'effectuait  à 
l'extrémité  d'un  mât  de  48  mètres  de  hauteur.  À  bord  du  navire,  le 
mât  de  transmission  avait  60  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  Les  signaux  étaient  envoyés  de  Poldhu  à  intervalles  déter- 


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IT4  11V1H  Ml  SOUKS 

minée  à  l'ayante  de  minuit  à  1  heure*  de  6  à  7  heures  du  matin, 
de  midi  à  1  heure  et  de  6  i  7  heures  du  soir.  Jusqu'à  ou  que  le 
PhiladelpAia  se  trouvât  à  800  kilom.  de  Poldhu  aucune  différence 
ne  fut  observée;  aux  distances  supérieures  à  1,000  kilom.,  les 
signaux  transmis  pendant  le  jour  ne  furent  plus  perçus  du  tout, 
tandis  que  ceux  de  nuit  restaient  très  nets  jusqu'à  2*000  kilom. 
et  furent  encore  déchiffrés  à  3,358  kilom.  La  lumière  du  jour 
augmentant  rapidement  à  Poldhu  de  6  à  7  heures  du  matin,  on 
obserra  que  sur  le  Philadelphie  les  signaux  très  clairs  à  6  heure» 
du  matin  disparaissaient  à  7  heures. 

D'autres  expériences  furent  faites  entre  Poldhu  et  North-Haven; 
elles  ont  confirmé  ces  constatations.  On  transmettait  la  nuit  avtc 
un  mât  et  des  fils  de  12  mètres  de  haut,  mais  pendant  le  jour  la 
hauteur  avait  été  portée  à  18*,50  pour  que  les  transmissions 
fussent  également  claires.  Il  n'est  donc  pas  douteux  que  la  lumière 
exerce  une  action  nuisible  sur  les  signaux  de  la  télégraphie  sans 
fil.  Pourquoi?  C'est  encore  là  un  point  obscur  qui  restera  à 
élucider. 

Londres  enviait  Paris.  La  grande  ville  n'avait  pas  eu  son  «  ballon 
dirigeable  » .  Les  Londoniens  sont  heureux  maintenant.  M.  Stanley- 
Spencer  est  parvenu  à  exécuter  quelques  excursions  dans  un 
ballon  analogue  à  celui  de  M.  Santos-Dumont.  Il  s'est  élevé  & 
quelque  cent  mètres  dans  le  brouillard,  au-dessus  des  toits  et  des 
environs  de  la  grande  ville.  Les  excursions  ont  réussi,  comme  l'ont 
raconté  les  journaux  de  la  fin  de  septembre.  Le  ballon  est  parti  du 
Palais  de  Cristal,  a  passé  au-dessus  de  Tulse-Hill,  Streattram-Hill 
et  Oapham-Common.  Le  dirigeable  a  essayé  son  appareil  de  girafon 
et  a  décrit  en  l'air  une  circonférence  ou  une  courbe  fermée  com- 
plète; puis  a  continué  sa  route  vers  Earl's- Court,  Wotmwood- 
ScruMes,  Ealing  et  Harrow.  L'aérostat  a  parcouru  un  chemin  très 
capricieux  que  l'on  évalue  à  25  kilom.  ;  mais  qui  est  supérieur  à  ce 
chiffre  en  raison  des  manœuvres  exécutées  pendant  le  parcours. 

Le  ballon  de  M.  Stanley-Spencer  a  la  forme  d'un  grand  cétacé, 
celle  d'une  baleine  à  nez  en  goulot  de  bouteille  {battle  noscd 
whale).  Sa  longueur  est  de  24  mètres  et  sa  phis  grande  largeur  de 
7m,25.  Il  cube  environ  725  mètres.  Il  avak  été  gonflé  à  l'hydrogène 
pur.  L'armature  est  en  bambou,  légère  et  résistante.  Le  moteur  et 
le  propulseur  sont  placés  à  l'avant,  le  gouvernail  à  l'arrière.  Le 
moteur  est  à  pétrole  du  modèle  Simius,  donnant  2,000  tours  à  la 
minute.  Le  propulseur  dont  le  profil  fut  dessiné  par  H.  Hkam 
Maxim  a  tourné  à  raison  de  250  tours  à  la  minute.  L'ensemble  du 


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RIYUI  DJB  8CIEHC1S  175 

moteur,  du  propulseur,  du  gouvernail  pesait  104  kilos  et  la  force 
ascensionnelle  au  départ  atteignait  272  kilos. 

Ce  ballon  semble  bien  proportionné.  Cependant  on  n'a  donné 
aucun  détail  sur  son  équilibre  et  sur  le  vent  qui  régnait  pendant 
les  ascensions.  En  tous  cas,  il  a  marché,  il  a  été,  il  est  revenu  & 
son  point  de  départ  et  il  est  juste  et  utile  aussi,  pour  l'histoire  des 
dirigeables,  de  mentionner  cet  essai  anglais.  Car,  en  définitive,  les 
dirigeables  qui  sont  sortis  de  leur  hangar  et  qui  sont  revenus  au 
point  de  départ  se  comptent  :  si  nous  ne  nous  trompons,  il  n'y  en 
a  jusqu'ici  que  trois  ou  qnatre.  La  France  et  son  analogue  de 
MM.  Krebs  et  Renard,  et  .Renard  seul,  les  ballons  de  M.  Santos- 
Dumont  et  enfin  de  M.  Stanley-Spencer*  Nous  attendons  encore  la 
sortie  des  autres,  qui  sont  restés  thez  eux  pendant  tout  l'été. 

La  guerre  i  l'alcool!, Elle. se  poursuit,  mate,  avouons-le,  bien 
mollement.  L'Académie  de  médecine  a  cependant  montré  encore 
tout  le  danger  des  apéritifs,  de  l'absinthe  en  particulier  et  même 
des  liqueurs  de  famille  dites  «  inoffensives  ».  Dans  son  zèle  très 
louable  pour  la  défense  de  la  vie  humaine,  elle  a  été  sur  le  point 
de  voter  des  conclusions  «  formidables  ».  Les  liqueurs  considérées 
comme-  des  liquides  nocifs  ne  seraient  plus  vendues- que  par  les 
pharmaciens  1  Au  dernier  moment,  sur  l'observation  de-  quelques 
membres,  la  solution  de  la  question  a  été  reportée  après  les 
vacances.  On  verra.  Mais  il  est  clair  que  si  les  conclusions  du 
rapporteur  étaient  admises,  le  vœu  de  l'Académie  serait  considéré 
comme  impraticable  par  le  Parlement,  qui  aurait  le  dernier  mot  à 
prononcer  en  pareille  matière.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  apéritifs  et 
toutes  les  liqueurs  riches  en  essences  sont  manifestement  des 
poisons  de  l'organisme  et  l'on  ne  saurait  trop  en' avertir  le  public. 

Un  chimiste  très  autorisé,  M.  Baudran,  a  dernièrement  révélé 
un  procédé  très  élégant  pour  classer  en  quelque  sorte*  les  liqueurs 
selon  leur  degré  de  toxicité  I  L'alcool  et  ses  produits,  au  lieu 
d'activer  les  combustions  organiques,  comme  on  le  répète  trop 
souvent,  en  cause  le  ralentissement  toujours  en  soutirant  de  l'oxy- 
gène aux  globules  sanguins.  On  doit  s'efforcer,,  au  contraire,  de 
donner  au  sang  la  plus  grande  charge  possible  <Texygène.  Or 
les  liqueurs  enlèvent  cette  provision  indispensable  pour  le  bon 
échange  des  matériaux  qui  assure  la  vie.  M.  Baudran  a  pensé  que 
Fon  arriverait  à  déterminer  la  toxicité  relative  des  liqueurs,  des 
essences,  en  les  soumettant  à  une  oxydation  comparative  mesurée 
au  moyen  d'un  agent  chimique  les  attaquant  comme  elles  attaquent 
le  sang.  Cet  agent  est  le  permanganate  de  potasse,  réactif  très  sen» 


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REYOB  DES  8C1IKCB8 


sible9  légèrement  alcalin,  comme  le  sang.  Le  permanganate  se 
dépouille  de  son  oxygène  comme  le  fait  le  sang  lui-même,  sous 
l'influence  des  diverses  liqueurs.  Or  cette  méthode  conduit  à  des 
résultats  sensiblement  semblables  à  ceux  qui  ont  été  relevés 
directement  sur  les  animaux,  dans  les  expériences  physiologiques 
ou  aux  analyses  de  MM.  Riche,  d'une  part,  et  de  MM.  Joffroy  et 
Servaux  de  l'autre. 

Les  rapports  toxiques  trouvés  par  M.  Baudran  s'expriment  par 
les  chiffres  suivants  : 

Alcool  méthylique.     • 0,543 

—  éthylique 1 

—  propylique 1,75 

—  acétone 1,88 

—  aldéhyde  éthylique 8 

—  furfurol 82,40 

On  voit  d'un  coup  d'œil  comme  graniit  vite  la  toxicité  des 
alcools  et  des  aldéhydes.  En  attribuant  à  l'alcool  le  nombre  265, 
l'échelle  donne  : 


Rhum 220 

Cognac 500 


Marc  de  Bourgogne.    .    .    .      650 
Kirsch 750 


Les  essences  qui  entrent  dans  la  composition  des  apéritifs  et 
liqueurs  de  toute  sorte  atteignent  un  degré  de  toxicité  considérable. 
On  peut  classer  leur  toxicité  comme  il  suit,  le  degré  toxique  de 
l'alcool  étant  fixé  à  265. 


Romarin 200 

Thym 250 

Marjolaine 250 

Sariette 250 

Alcool 265 

Fenouil 340 

Hysope 400 

Origan 400 

Menthe 400 

Mélisse 570 

Genièvre .  572 

Angélique 610 

Serpolet 640 

Orange 650 


Sauge 720 

Citron 910 

Amandes  amères 920 

Lavande 4000 

Anis 4130 

Cumen 4190 

Camomille 4430 

8antal 4860 

Néroly. 2000 

Absinthe 2120 

Badiane 2530 

Girofle 3343 

Cannelle 3350 

Calamus ,    .    .  4253 


Tels  sont  les  chiffres  pour  les  essences.  H.  Baudran  a  opéré 
ensuite  sur  les  liqueurs  elles-mêmes  qui  sont  toxiques  en  raison 


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REVUE  DIS  8C1EHCIS 


177 


des  essences  contenues  dans  chaque  préparation.  Voici  les  princi- 
paux résultats  : 


LJQUBCRS   DANGEREUSES 

Eau  de  Cologne 2524 

Teinture  de  menthe.    .    .    .  2425 

Alcoolat  de  mélisse.     .    .    .  2328 

Alcoolat ure  d'oranger.      .     .  2236 

Vulnéraires 2052 

Kummel 1834 

Chartreuses 1149 


LIQUEURS  MOINS  NUISIBLES 

Curaçao 1096 

Cherry-Brandy 1095 

Genièvre 1068 

Prunelle 1046 

Liqueur  de  menthe.      .    .    .  640 

Vermouth 499 


VINS 


Pomard 350 

Pontet-Canet 327 

Vin  blanc 287 


Vin  rouge. 
Bière.     . 
Cidre.     . 


282 
456 
142 


11  est  bien  clair  que  ces  liquides,  absorbés  quotidiennement, 
doivent  finir  par  compromettre  l'organisme,  si  la  dose  est  un  peu 
fone.  Ce  sont  ces  résultats  constatés  par  les  recherches  directes 
surtout  qui  ont  ému  l'Académie  de  médecine.  Nos  liqueurs  prises 
régulièrement  ont  évidemment  une  action  nocive  sur  l'homme 
et  doivent  agir  à  la  longue  sur  la  race.  On  peut  s'en  convaincre 
en  comparant  les  pays  où  Ton  ne  boit  que  du  vin  à  ceux  oh  le 
peuple  fait  un  usage  immodéré  de  l'alcool  et  surtout  des  liqueurs 
riches  en  essence.  Le  vin  peu  alcoolique,  pris  à  do9e  modérée,  peut 
être,  dans  certains  cas,  une  bo:s9on  précieuse,  un  adjuvant  utile  de 
la  nutrition,  tandis  que  les  liqueurs  empoisonnent  peu  à  peu  le 
système  nerveux  et  l'organisme  entier.  Mais  comment  arriver  à 
convaincre  les  alcooliques  qu'ils  se  tuent  eux-mêmes?  Ils  se  bou- 
chent les  oreilles  et  affirment  que  l'alcool  leur  donne  de  la  force. 
Hélas  1  ils  apprennent  trop  tôt  à  leurs  dépens  qu'ils  ont  tué  leur 
corps  et  empoisonné  leur  cerveaux. 

Les  essences  qui  sont  des  poisons  pour  l'organisme  le  sont  aussi 
pour  les  microbes.  Il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  nous  avons  recom- 
mandé les  essences  comme  bactéricides.  Depuis  on  s'en  est  servi 
quelquefois  avec  succès  dans  les  opérations  chirurgicales.  L'essence 
de  cannelle  est  aussi  énergique  que  les  solutions  de  sublimé  à 
1  pour  1000.  Un  médecin  italien,  M.  E.  Calvello,  a  eu  l'idée  d'ap- 
pliquer les  essences  à  la  désinfection  de3  mains,  problème  beau- 
coup plus  difficile  qu'il  ne  semble.  Il  faut,  encore  en  dehors  de  la 
chirurgie,  prendre  garde  à  ses  mains  et  il  n'est  rien  de  si  malaisé 
10  octobbe  U02.  12 


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178  REVUE  DES  SCIENCES 

que  de  débarrasser  la  main  des  microbes  qui  peuvent  y  adhérer. 
M.  Galvello  a  essayé  successivement  les  essences  de  cannelle,  de 
thym,  de  géranium  et  de  patchouli,  sous  forme  d'émulsions  pré- 
parées de  la  façon  suivante  :  une  partie  d'essence  est  dissoute 
dans  6  parties  d'alcool.  On  ajoute  à  cette  solution  de  l'eau  en 
quantité  convenable  pour  faire  une  émulsion  au  degré  qu'il  s'agit 
d'expérimenter. 

Or,  H.  Galvello  s'est  souillé  les  mains  avec  des  cultures  de  sta- 
phyloccocus.pyogene$  aureus  ou  de  bacterium  coli.  Il  les  a  lavées 
pendant  cinq  minutes,  après  les  avoir  passées  au  savon;  puis  plon- 
gées dans  de  l'alcool  absolu.  Les  microbes  résistaient.  Alors,  il  s'est 
lavé  les  mains  dans  une  émulsion  d'essence  de  canelle  à  8  pour  100, 
d'essence  de  thym  à  11  pour  100  ou  d'essence  de  géranium  à 
17  pour  100.  La  désinfection,  incomplète,  il  est  vrai,  aété  comparable 
à  celle  que  Ton  obtient  avec  les  solutions  de  sublimé  àl  pour  1000; 
mais  sans  les  inconvénients  du  sublimé.  En  outre,  la  stérilisation 
est  complète,  absolue,  quand  on  porte  le  titre  des  émulsions  & 
9  pour  100  pour  l'essence  de  cannelle,  à  12  pour  100  pour  celle  de 
thym,  &  18  pour  100  pour  celle  de  géranium.  L'essence  de 
patchouli  est  très  inférieure  aux  précédentes,  même  quand  on  se 
sert  d'une  émulsion  à  50  pour  100.  Les  essences  parfumées  sont 
évidemment  plus  agréables  à  manier  que  le  sublimé  et  peuvent 
rendre  les  mêmes  services. 

Henbi  de  Parville. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


S  octobre  1902. 

Noos  eo  étions  restés  au  discours  de  Matha,  en  Saintonge,  ob 
M.  Combes  avait  dû  plaider,  pour  obtenir  le  pardon  de  l'Europe 
gouailleuse,  l'insignifiance  et  l'inconscience  de  ses  ministres  de  la 
guerre  et  de  la  marine,  trop  sensibles,  dans  la  chaleur  communi- 
cative  des  banquets  (c'était  l'euphémisme  officiel),  aux  fleurs  de 
rhétorique  et  au  jus  de  la  vigne.  Le  chef  du  gouvernement  français 
avait  demandé  aux  puissances  internationales  de  ne  pas  se  fâcher, 
eo  les  prévenant  charitablement  que,  si  les  successeurs  de  Louvois 
et  de  Golbert,  à  la  tète  de  nos  armées  et  de  nos  escadres  péro- 
raient encore  après  boire,  elles  pourraient  dire  :  «  C'est  André  et 
c'est  Pelle  tan  qui  parlent  2  alors  ce  n'est  rien  I  »  Evidemment^,  de 
Bismarck  n'a  jamais  eu  à  faire  au  monde  pareille  recommandation 
de  tenir  comme  quantités  absolument  négligeables  MM.  detRoon  et 
de  Holtke.  Nous  concevons  à  merveille  qu'un  des  personnages  les 
plus  notoires  du  régime  actuel,  M.  Lockroy,  plusieurs  fois  ministre, 
ait  pu  déclarer,  dans  un  document  public,  que  le  spectacle  donné 
par  MU.  André  et  Pelletan,  en  compagnie  de  leur  chef,?  était 
unique,  réellement  unique  dans  l'histoire  de  France.  La  Répu- 
blique de  M.  Loubet  distance  de  beaucoup  le  grand-duché  de 
Gexolstein,  et  M.  Combes  incarne,  en  les  exagérant,  toutes  les 
bouffonneries  d'Offenbach. 

Dans  son  article,  M.  Edouard  Lockroy  racontait  qu'étant]  à 
l'étranger  pendant  ces  scènes  encore  plus  lugubres  que  burlesques, 
il  avait  partagé  l'humiliation  de  tous  les  Français  qui  voyageaient 
comme  lui,  et  qui  ne  savaient  plus  où  se  cacher.  11  avait  fiai  [par 
gagner  la  bonne  Suisse  pour  ne  pas  entendre  rire  trop  fort.  Le 
gouvernement  de  M.  Combes  ne  trouve-t-il  pas  lui-même  qu'i^force 
on  peu  la  note?  A  force  de  croire  que  noire  vraie  capitale  n'est  plus 
à  Paris,  qui  a  commis  le  crime  de  ne  pas  réélire  M.  Brisson,  il  la 
met  trop  à  Charenton. 

Les  deux  ministres  que  le  président  du  Conseil  avait  réduits, 
pour  l'instruction  du  public,  à  leur  très  juste  valeur,  ont  trouvé  la 
chose  toute  simple.  Plus  ministres  que  jamais,  ils  sont  et  veulent 
être.  M.  Camille  Pelletan  a  essayé  de  désarmer,  sinon  l'Allemagne, 
du  moins  l'Italie,  en  l'assurant,  à  peine  débarqué  à  Toulon,  ^qu'il 


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180  CBROMQUE  POLITIQUE 

était  sod  meilleur  ami.  Avertie  par  M.  Combes  qu'ayant  tout  i!  ne 
fallût  pas  prendre  son  ministre  de  la  marine  au  sérieux,  l'Italie  a 
ri  de  plus  belle.  H.  Camille  Pelletan  ne  s'est  pas  tenu  pour  battu; 
il  a  voulu  faire  sa  cour  à  l'ingrate  moqueuse  en  venant  à  Marseille 
dénoncer  les  trahisons  du  suffrage  universel,  coupable  d'avoir 
balayé  de  la  mairie  de  notre  grande  cité  phocéenne  le  radical- 
socialiste  Flaissière  qui,  par  les  scandales  financiers  de  son  admi- 
nistration et  sa  connivence  avec  des  grèves  alimentées  du  dehors, 
la  ruinait  au  profit  de  Gènes. 

Cela  fait,  le  ministre  de  la  marine  a  supprimé  avec  éclat  la 
messe  du  Saint-Esprit  à  la  rentrée  de  l'Ecole  navale.  Nous  n'en 
sommes  plus,  hélas I  à  compter  nos  hontes;  une  de  plus  ou  de 
moins  est  devenue  chose  presque  indifférente.  Des  générations  de 
marins,  parmi  lesquels  Courbet  et  tant  d'autres  héros,  avaient 
préludé  à  leur  glorieuse  carrière  par  la  messe  du  Saint-Esprit  : 
le  politicien  qui  la  proscrit,  vient  d'être  signalé  à  l'Europe  par  son 
premier  ministre  comme  n'ayant  même  pas,  quand  il  parle,  l'esprit 
sain. 

Le  général  André,  tancé  par  le  président  du  Conseil,  a  eu  le 
mérite  de  s'abstenir  de  toute  incongruité  oratoire,  —  mérite 
d'autant  plus  à  noter  qu'il  a  parlé  dans  un  lieu  bien  excitant, 
à  Chambertin.  Après  la  mortifiante  semonce  que  M.  Combes, 
effrayé  des  gros  jeux  de  l'Europe,  lui  avait  administrée  publi- 
quement, il  n'a  pas  voulu,  en  ouvrant  la  bouche,  laisser 
échapper  son  portefeuille  comme  le  corbeau  avait  laissé  échapper 
son  fromage  en  ouvrant  la  sienne.  Il  s'est  donc  tu,  au  moins 
momentanément.  Mais  il  a  agi.  L'Allemagne  a  vu  tout  de  suite  que  le 
général  André  ne  méditait  pas  du  tout,  comme  elle  aurait  pu  le 
croire  d'après  quelques  tirades  sans  conséquence,  une  revanche 
contre  elle.  Il  ne  l'a  prise  que  contre  des  officiers  français,  parmi 
lesquels  un  de  ses  camarades  les  plus  estimés,  le  général  Frater, 
qui,  dans  une  circonstance  très  délicate,  a  fait  avec  une  correction 
et  une  loyauté  irréprochables  son  devoir,  plus  que  son  devoir  mili- 
taire. Recevant  du  préfet  du  Morbihan  un  ordre  qui,  passant  en 
dehors  des  voies  hiérarchiques,  était  irrégulier  dans  sa  forme,  le 
général  Frater  avertit  le  préfet  de  son  erreur  pour  qu'elle  fût 
réparée;  le  préfet  ne  la  réparant  pas,  le  général  transmit  au  lieu- 
tenant-colonel de  Saint- Remy  l'ordre  irrégulier,  en  poussant  même 
la  complaisance  jusqu'à  l'appuyer  malgré  son  irrégularité.  Ces  faits 
sont  patents.  Le  général  Frater  les  exposa  simplement  dans  sa 
déposition  devant  le  Conseil  de  guerre  :  il  n'aurait  pu  les  taire  sans 
être  un  faux  témoin.  Son  langage  comme  sa  conduite  ont  eu  le 
caractère  impassible  de  la  conscience  et  de  la  loi.  Voilà  pourquoi  il 
est  frappé;  soldat  intègre,  il  est  durement  puni,  parce  que,  sans 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  181 

souci  de  plaire  ou  de  déplaire,  11  a  voulu  ne  pas  plus  trahir  la  vérité 
que  Tannée. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  redire  notre  sentiment  sur  les 
extrêmes  rigueurs  déployées  &  l'égard  de  M.  de  Saint- Remy  et  de 
son  très  noble  compagnon  de  générosité  et  d'infortune»  le  comman- 
dant Leroy-Ladurie.  Lorsque  des  officiers,  appelés  à  un  bel  avenir, 
le  sacrifient  aux  plus  délicats  scrupules;  lorsque,  de  plus,  ils  ont 
expié  par  de  longs  jours  de  prison  leur  manquement  aux  obligations 
strictes  de  la  discipline;  le  devoir  de  tout  gouvernement  digne  de 
ce  nom  serait  de  retenir  à  tout  prix  dans  l'armée  de  braves  gens 
qui  l'honoraient  et  qui  portaient  en  leurs  âmes  l'étincelle  sacrée  de 
l'héroïsme. 

Pendant  que  le  deuil  règne  sur  notre  armée  avec  la  délation  et 
l'injustice,  le  gouvernement  l'outrage  en  se  faisant  représenter 
officiellement  aux  funérailles  du  pornographe  fameux  qu'on  a 
trouvé,  un  beau  matin,  asphyxié.  Pour  lui  rendre  de  tels  honneurs, 
auxquels  nos  soldats  ont  été  conviés  de  force,  a-t-il  élevé  la 
conscience  nationale?  A-t-il  consolé  la  patrie?  Non;  il  l'a  ridiculisée 
et  dégradée  devant  le  monde  entier  par  son  roman,  la  Débâcle. 
Blême  l'empereur  Guillaume  1er  avait  salué  du  cri  :  les  braves  gensl 
les  vaincus  de  Sedan;  et,  tout  récemment  encore,  un  des  généraux 
de  Guillaume  II,  le  général  de  Loë,  parlait  avec  admiration  de 
l'armée  française  qu'il  avait  rencontrée  si  vaillante  dans  la  bataille. 
Seul,  M.  Emile  Zola  a  voulu  mettre,  sur  notre  histoire  et  sur  notre 
légende,  son  réalisme  ignoble;  et  c'est  en  lui  que  le  gouvernement 
actuel  prétend  reconnaître  son  héros  national  ! 

Le  scandale  de  cette  manifestation  pour  Zola  est  d'autant  plus 
inexcusable  que  l'hommage  au  défenseur  du  Juif  Dreyfus  n'est, 
pour  notre  armée,  qu'une  insulte  de  plus.  En  admettant  même  que 
Dreyfus,  deux  fois  condamné  par  deux  conseils  de  guerre  après  des 
débats  publics  et  libres,  soit  innocent,  il  est  certain  que  sa  religion 
n'a  été  absolument  pour  rien  dans  les  verdicts.  L'armée  comme  la 
France  sont  calomniées  par  de  pareils  soupçons;  elles  ont  toujours 
donné  au  monde  l'exemple  du  respect  des  consciences.  Lorsqu'on 
voit,  d'un  côté,  beaucoup  de  Juifs,  surtout  depuis  le  traité  de 
Francfort,  abuser  de  la  bonté  française,  et  que,  d'un  autre  côté,  on 
voit  aujourd'hui  l'étrange  conflit  diplomatique  qui  s'engage  entre 
la  Roumanie  chassant  ses  Juifs,  et  la  grande  république  américaine 
ne  voulant  plus  les  recevoir,  on  peut  affirmer  que,  si  les  partisans 
de  Dreyfus  ont  des  campagnes  à  faire  pour  la  tolérance,  ce  n'est 
pa9  chez  nous. 

Nous  ne  voulons  pas  quitter  MM.  André  et  Pelletan  sans  dire 
que,  se  souciant  de  l'épée  de  l'un  et  du  trident  de  l'autre  comme 
d'un  fétu,  l'Angleterre  vient  de  leur  répondre  en  nous  bafouant 


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182  CHRONIQUE  POUTIQOK 

une  fois  encore  au  Siam,  et  en  poussant  de  plus  en  pins,  avec  un 
succès  dont  les  dernières  dépèches  ne  permettent  guère  de  douter,, 
son  contrôle  et  sa  mainmise  sur  les  deux  sultanats  voisins  de 
Kélantan  et  de  Trenganou. 

Tout  aplati  devant  l'Europe,  M.  Combes,  naturellement,  fait  le 
fier-à-bras  contre  l'Eglise.  Nous  savions  d'avance  qu'il  n'a  ni  un 
esprit  ni  un  cœur  à  comprendre  le  mot  de  Napoléon  à  son  ministre 
Gacault  :  «  Traitez  le  Pape  comme  s'il  avait  deux  cent  mille 
hommes.  »  Dans  cette  âme  de  vieux  tonsuré  le  temps  n'a  fait 
que  cuire  et  recuire  le  souvenir  de  l'Eglise  abandonnée,  la  rage 
contre  les  bienfaits  qu'il  a  reçus  d'elle  et  sans  lesquels  il  ne  serait 
rien.  Après  avoir  été  chien  couchant  devant  l'Europe,  M.  Combes 
se  relève  contre  la  puissance  qui  n'est  qu'une  puissance  morale; 
et,  brandissant  le  Concordat  comme  une  arme  de  guerre,  il  annonce 
que,  par  des  mesures  que,  ajoute- 1-  il,  on  verra  bientôt,  il  va 
l'appliquer  dans  toutes  ses  prescriptions  connues  et  inconnues. 
Du  Concordat,  il  commence  par  exclure  les  congrégations  reli- 
gieuses, lesquelles,  à  l'entendre,  n'y  étant  pas  inscrites,  sont  hors 
l'Etat,  hors  l'Eglise,  hors  la  loi. 

Le  pape  Léon  XIII  a  déjà  répondu  à  ces  provocations,  il  y  aura 
bientôt  un  an,  lorsque  M.  Waldeck-Rousseau  présenta  son  projet 
de  loi  sur  les  associations.  Il  faisait  la  déclaration  suivante 
qui,  publiée  par  le  journal  le  Matin,  eut  pour  écho  le  monde 
entier  :  «  Le  Pape  ne  peut  consentir  à  ce  que  le  gouvernement 
français  détourne  le  Concordat  de  l'esprit  qui  Ta  dicté,  et  trans- 
forme un  instrument  de  paix  et  de  justice  en  instrument  de  guerre 
et  d'oppression.  »  L'esprit  qui  a  dicté  le  Concordat  est  dans  ses 
considérants;  et  si  M.  Combes  veut  bien,  à  la  tribune  des  deux. 
Chambres,  répéter  tout  haut  les  promestej  formelles  que  Gt,  il  y  a 
cent  ans*  Napoléon,  Léon  XIII  redira  de  grand  cœur  celles  de 
Pie  VII.  Voici  là  préambule  du  contrat  de  1802  entre  l'Eglise  et 
l'Etat  :  «  Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaît 
que  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  est  la  religiou  de 
la  grande  majorité  des  citoyens  français.  Sa  Sainteté  reconnaît 
également  que  c'est  de  l'établissement  du  culte  catholique  en 
France  et  de  la  profession  particulière  qu'en  fait  le  gouvernement 
actuel  en  la  personne  des  hommes  auxquels  il  est  confié,  que  cette 
même  religion  a  retiré  et  attend  encore  en  ce  moment  le  plus 
grand  bien  et  le  plus  grand  éclat.  En  conséquence,  et  d'après 
celte  reconnaissance  tnutuelle  pour  le  bien  de  la  religion  et  le 
maintien  de  la  paix  intérieure,  ils  sont  convenus  de  ce  qui  suit.  » 

Voilà  l'esprit  du  Concordat.  11  respire  encore,  comme  au  premier 
jour,  dans  tous  les  actes  de  Rome.  La  po  iiique  du  gouvernement  - 
actuel  de  la  Franc:  en  est  la  violation  la  plu-  flagrante. 


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CHBORJQUE  P0UT1QUB  183 

Il  est  vrai  que,  dans  les  stipulations  du  Concordat,  les  congréga- 
tions religieuses  ne  sont  pas,  comme  l'aurait  désiré  Pie  VII,  nom- 
mément spécifiées.  Mais,  qu'on  regrette  ou  non  ce  défaut  de 
mention,  il  s'explique,  et  ne  tire  pas  à,  conséquence.  Le  Concordat, 
qui  ne  se  compose  que  de  dix-sept  articles,  visait  uniquement  les 
points  où  l'Etat  devait  intervenir  d'une  façon  précise  dans  l'action 
de  l'Eglise  :  délimitation  des  diocèses,  participation  à  la  nomination 
des  évêques  et  des  curés,  indemnité  servie  au  clergé  séculier  en 
retour  de  l'aliénation  des  biens  ecclésiastiques,  etc.  Rien  de  pareil 
n'existait  pour  le  clergé  régulier  dont  les  membres  ne  recevaient 
plus  de  l'Etat  ni  obligations  ni  privilèges,  et  restaient  absolument 
libres  devant  la  loi  civile.  Le  Concordat  ne  s'occupa  pas  d'eux, 
il  les  ignora. 

Est-ce  à  dire  que  son  silence  puisse  être,  à  un  degré  quelconque, 
interprété  contre  leur  droit?  Non.  Leur  droit,  que  garantissaient  à 
chaque  individu  nos  lois  civiles,  était  couvert  de  la  manière  la 
plus  expresse  par  l'article  1er  do  Concordat  lui-même  qui  le  faisait 
rentrer  dans  le  droit  solennellement  consacré  de  l'Eglise  elle- 
même  :  «  La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  sera 
librement  exercée  en  France.  » 

Toute  la  question  se  réduit  à  savoir  si  le  droit  d'entrer  en 
religion,  comme  le  dit  une  formule  usuelle,  est  un  des  modes  par 
lesquels,  aui  termes  du  Concordat,  la  religion  catholique,  aposto- 
lique et  romaine  peut  être  «  librement  exercée  ».  Le  nier,  ce  serait 
déchirer,  avec  le  Concordat,  l'Evangile  lui-même,  toute  l'histoire  de 
l'Eglise,  ki  tradition  universelle  de  l'humanité.  Le  Pape  Léon  XIII 
a  été  l'interprète  de  Jésus-Christ  quand  il  disait  naguère  : 
«  Les  congrégations  religieuses  font  partie  intégrante  de  l'Eglise 
apostolique  au  même  titre  que  le  clergé  séculier.  Attenter  à  leur 
existence,  c'est  frapper  l'Eglise.  »  Et,  dans  sa  lettre  du  23  dé- 
cembre 1900  au  cardinal  Richard,  il  a  défendu,  contre  les  attentats 
qui  se  préparaient,  non  seulement  les  mérites  et  les  bienfaits, 
mais  le  droit  des  congrégations  religieuses,  avec  une  éloquence  et 
une  énergie  qu'aucun  Pape  ne  dépassa  dans  aucun  temps. 

L'existence  des  congrégations  était  tellement  impliquée  dans  les 
stipulations  du  Concordat  que  l'article  10  des  articles  organiques,  — 
lesquels,  comme  on  le  sait,  n'ont  aucun  caractère  synallagmatique,  — 
interdisait  que  nul  fût  exempt  de  la  juridiction  épiscopale.  Quoique 
Ton  puisse  penser  de  cette  interdiction,  il  s'ensuivait  que,  en  prin- 
cipe, tes  congrégations  pouvaient  exister.  Comment,  d'ailleurs,  en 
aurait- il  été  autrement?  Le  général  Bonaparte  avait  commencé  par 
confier  l'éducation  de  son  frère  Jérôme  aux  Oratoriens  de  Juillj. 
M.  Benryer,  camarade  de  Jérôme  sons  les  mêmes  maîtres,  rappel- 
lera un  jour,  à  la  Chambre  des  dépotés,  qu'enfant,  il  avait  vu  le 


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184  CflfiOniQUB  POLITIQUE 

vainqueur  de  Mareogo  saluant  et  remerciant,  sous  les  beaux 
ombrages  de  Juilly,  les  successeurs  de  Malebrancbe.  Premier 
Consul,  Napoléon  avait  témoigné  lui-même  du  lien  indissoluble 
des  congrégations  religieuses  avec  l'Eglise,  sous  l'égide  du  Con- 
cordat, en  appelant  au  service  et  au  secours  de  la  société  civile  les 
Filles  de  la  Charité  et  les  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne.  Empe- 
reur, lorsqu'il  traquera  de  son  ombrageuse  police  plusieurs  con- 
grégations religieuses,  il  ne  fera  que  leur  appliquer  le  bon  plaisir 
du  despotisme  arbitraire  sous  lequel  pliera  la  nation  entière;  et  il 
sera  tellement  en  désaccord  avec  le  Concordat,  tellement  en  révolte 
contre  sa  propre  œuvre,  qu'il  finira  par  vouloir  extorquer  de  Pie  VII, 
captif  à  Fontainebleau,  un  nouveau  Concordat  qui  ne  sera  que  la 
répudiation  du  premier. 

Napoléon  avait  un  génie  trop  clair,  même  dans  les  fumées  de  la 
passion,  pour  ne  pas  sentir  que  faire  la  guerre,  sinon  à  quelques- 
unes  des  formes,  du  moins  au  principe  de  l'association  religieuse, 
c'était  la  faire  à  l'Eglise  qu'il  avait  juré,  par  son  Concordat 
de  respecter  et  de  protéger.  Il  se  rendait  compte  qu'injuste, 
cette  lutte  serait,  de  plus,  inepte,  et  qu'elle  échouerait  contre  la 
force  des  choses,  supérieure  &  celle  des  hommes.  Jamais  la  poussée 
des  congrégations  religieuses  n'avait  été  plus  spontanée  et  vigou- 
reuse qu'après  la  Révolution  qui  avait  prétendu  en  étouffer  le  germe 
dans  d'inconcevables  horreurs.  Plusieurs  des  plu9  grandes  congré- 
gations nées  en  notre  siècle  datent  de  Napoléon.  Celle  du  Sacré- 
Cœur  précède  même  le  Concordat,  elle  clôt  en  1800  le  siècle  de 
Voltaire.  Un  autre  institut  admirable  qui,  pour  l'honneur  et  le  bien 
de  la  France,  couvre  aujourd'hui  les  deux  mondes,  l'Institut  des 
Dames  de  Saint-Joseph  de  Cluny,  est  contemporain  de  la  victoire 
d'Iéna.  A  peine  est-il  ébauché  que  le  conseil  municipal  de  Chalon- 
sur-Saône  qui,  assurément,  n'aurait  pas  voulu  violer  la  loi  sous  le 
régime  de  fer  de  l'Empire,  prenait  une  délibération  publique  pour 
que  les  écoles  de  la  ville  lui  fussent  confiées.  Nous  étions  en  plein 
Concordat. 

Si  le  gouvernement  de  M.  Combes  veut  s'autoriser  du  Concordat 
pour  interdire  à  l'Eglise  le  droit  de  porter  des  congrégations  reli- 
gieuses, comme  l'arbre  porte  son  fruit,  et  au  chef  de  l'Eglise  celui 
de  réclamer  pour  elles,  non  seulement  au  nom  de  la  justice  invio- 
lable, mais  au  nom  des  conventions  écrites  et  du  traité  signé,  il 
abusera  de  la  violence  et  de  la  ruse.  Toutes  les  fois  que,  depuis^le 
Concordat,  des  incidents  se  sont  posés  au  sujet  des  congrégations 
religieuses,  tous  les  régimes  se  sont  immédiatement  adressés  à 
Rome  pour  dénouer  à  l'amiable  les  difficultés  pendantes.  L'idée 
baroque  ne  vint  à  aucun  de  ces  régimes  qu'en  vertu  du  Concordat, 
cela  ne  regardait  pas  le  Pape.  Lors  des  ordonnances  de  1828,  le 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  18$ 

gouvernement  français  envoya  un  agent  spécial,  M.  Lasagni,  con- 
seiller à  la  Cour  de  cassation,  pour  traiter,  à  Rome  même,  de 
l'épineuse  affaire.  M.  Guizot  raconte  daDs  ses  Mémoires  qu'en  1845, 
devant  une  pareille  bourrasque  d'opinions,  il  n'hésita  pas  à  faire 
appel  au  pape  Grégoire  XVI  pour  obteDir  de  sa  sagesse  pacifique 
les  moyens  les  plus  propres  à  éviter  le  conflit.  À  ces  deux 
époques,  en  dehors  des  immanquables  criailleries  des  partis 
extrêmes,  de  ceux-là  mêmes  qui  avaient  contribué  à  amener  l'orage, 
le3  deux  gouvernements  n'eurent  qu'à  se  féliciter  de  leur  recours  à 
Rome,  «  foyer  de  modération  et  de  lumières  »,  comme  écrivait 
Chateaubriand  en  1828,  et  comme  le  répétera,  en  1845,  M.  Guizot. 
Il  est  inutile  d'ajouter  que  si,  dans  la  crise  présente  qui  n'est 
qu'une  intrigue  artificielle  de  politiciens  aux  abois,  l'affaire  était 
négociée  avec  l'esprit  loyal  qui  a  dicté  le  Concordat,  l'entente 
serait  plus  facile  et  plus  prompte  encore  qu'à  cette  époque.  Tout 
ce  qui  a  pu  excéder  serait  réprimé  ;  tout  ce  qui  a  pu  diviser  serait 
prévenu.  Léon  XIII  étaU  le  pontife  prédestiné  pour  fonder  la  paix, 
—  la  paix  perpétuelle,  —  fci  elle  était  possible  ici-bas,  entre 
l'Eglise  et  les  Etats. 

Hais  ce  n'est  pas  la  paix  que  veut  le  gouvernement  actuel.  Sorti 
des  plus  basses  passions,  sans  lesquelles  il  ne  serait  pas,  il  les 
attise  par  la  guerre  qu'il  fait  aux  honnêtes  gens  dont  l'Eglise  est 
la  plus  vivante  représentation.  Que  signifie,  par  exemple,  la 
mesure  par  laquelle  M.  Combes  fait  défense  aux  évêques  de 
confier  aux  Lazaristes  l'enseignement  de  leurs  grands  séminaires? 
D'une  part,  le  Concordat  reconnaît  expressément  aux  évêques  la 
faculté  d'avoir  des  séminaires,  sans  les  soumettre  à  aucune  condi- 
tion; d'autre  part,  est- il  des  prêtres  plus  français  d'origine  et 
de  direction,  que  les  fils  de  saint  Vincent  de  Paul?  Il  n'est 
même  pas  possible  de  s'armer  contre  eux  des  injustes  défiances 
que  le  mensonge  a  suscitées  dans  quelques  bas-fonds  contre 
d'autres  congrégations.  Le  prétexte  allégué,  que  les  Lazaristes 
sont  spécialement  affectés  aux  missions  étrangères,  tombe  de 
soi,  puisque,  créés  par  leur  saint  fondateur  pour  le  dedans  bien 
plus  que  pour  le  dehors,  ils  n'ont  étendu  leur  sphère  d'action  à  la 
fin  du  dix- huitième  siècle  que  pour  répondre  à  l'appel  de  l'Etat  et 
rendre  service  à  la  patrie. 

La  même  brutalité  ministérielle  interdit  au  clergé  de  Bretagne 
d'enseigner  et  de  prêcher  ses  ouailles  en  bas- breton,  seul  dialecte 
que  souvent  elles  comprennent,  même  l'impitoyable  Angleterre 
n'interdit  pas  le  hollandais  aux  Boersl 

La  vexation  incessante,  la  persécution,  en  gros  et  en  détail, 
contre  les  choses  et  les  hommes  de  la  religion,  ne  cesseront  pas 
parce  qu'elles  sont  un  système  de  gouvernement,  Yinstrwnentwn 


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186  CiROmQUI  POLITIQUE 

rcgnt%  non  pas  même  d'âne  secte,  mais  d'une  bande.  Un  franc 
révolutionnaire,  H.  Guesde,  disait  ces  jours-ci,  au  congrès  d'Is- 
soudun,  que  l'anticléricalisme  du  gouvernement  n'était  qu'un  anti- 
cléricalisme de  parade.  Un  autre  libre-penseur,  H.  Deherme,  le 
promoteur  de  l'université  populaire  du  faubourg  Saint- Antoine, 
signalait  avec  la  même  netteté  le  jeu  officiel  qui  se  dérobe  à  toutes 
les  questions  sérieuses  en  disant  au  peuple  :  «  Tiens;  mange  du 
curéi  »  La  Marianne  de  M.  Jaurès,  ce  vrai  patron  du  gouvernement, 
pousse  des  cris  de  rage  contre  l'Eglise;  elle  n'est,  comme  on  dit 
dans  la  police,  qu'une  fille  soumise. 

Dans  les  voies  où  le  gouvernement  est  entré,  on  entrevoit  chaque 
jour  quelque  attentat  nouveau.  On  avait  cru  que  la  fameuse  ligue 
de  l'enseignement  était  restée  avec  son  président,  M.  Jacquin, 
dans  le  coffre  de  MBe  Humbert.  Elle  a  rebondi  avec  un  président 
nouveau,  H.  Buisson,  l'ancien  fonctionnaire  du  ministère  de  l'ins- 
truction publique;  et,  dans  un  congrès  à  Lyon,  elle  vient  de 
formuler,  à  l'adresse  du  gouvernement  qui  le  suivra  servilement, 
un  programme  de  proscription  absolue  contre  gtoute  idée  reli- 
gieuse, contre  les  droits  civiques  de  tout  membre  du  clergé 
régulier,  même  contre  tout  membre  du  clergé  séculier,  même 
contre  tout  laïc  suspect  de  ne  pas  être  complètement  dépouillé  de 
toute  croyance  confessionnelle.  Le  maire  de  Lyon,  un  H.  Auga- 
gneur,  a  été  un  des  coryphées  de  cette  fête  de  la  bêtise  impie;  s'il 
avait  vécu  en  leur  temps,  il  aurait  interdit  l'enseignement  à  quel- 
ques-uns de  ses  compatriotes  lyonnais,  comme  Ampère,  Ozanaxp, 
Laprade  et  autres  ! 

Le  financier  du  ministère,  M.  Rouvier,  passe  pour  avoir  fait  avec 
ses  collègues,  qu'il  juge  par  un  haussement  d'épaules,  le  marché 
suivant  :  «  Je  vous  laisserai  toucher  à  l'Eglise;  mais  ne  touchez  pas 
à  la  Bourse.  »  Il  doit  comprendre  qu'il  est  joué.  En  touchant  à 
l'Eglise,  comme  en  touchant  à  l'armée  et  à  toutes  les  forces  morales 
et  matérielles  de  la  société,  ils  touchent  à  la  Bourse.  Tandis  que 
tous  les  fonds  extérieurs  s'élèvent,  nos  fonds  d'Etat  tombent  au- 
dessous  du  pair.  Chaque  jour,  les  intérêts  émettent  un  vote  de 
défiance  contre  le  ministère.  L'avilissement  du  gouvernement  gagne 
toutes  les  formes  de  la  fortune  publique.  Le  gouvernement  est  le 
principal  auteur  des  grèves,  bientôt  peut-être  formidables,  qui  ont 
commencé.  Ruinant  les  patrons  par  l'inquiétude  qui  paralyse  toutes 
les  entreprises,  et  par  les  charges  qui  tarissent  toutes  les  res- 
sources, il  les  met  dans  l'impossibilité  de  satisfaire  aux  exigences 
des  ouvriers  qu'il  livre  à  la  misère.  Le  pauvre  président  Loubet, 
dont  ses  ministres  ont  fait  un  minus  habens*  pourrait-il,  si  le 
péril  grandissait,  proposer  l'arbitrage  moral  qu'un  président  actif 
et  résolu,  comme  le  président  Roosevelt,  a  tâché  d'exercer,  au 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  187 

nom  de  l'intérêt  général,  dans  la  crise  minière  des  Etats-Unis? 
L'étrange  correspondance  échangée  entre  les  organisateurs  de  la 
grève  générale  et  M.  Combes,  le  ton  d'infériorité  et  de  capitulation 
de  celui-ci  devant  ceux-là,  l'insuffisant  appui  donné  aux  syndicats 
jaunes  plus  nombreux  contre  les  syndicats  rouges  plus  soutenus, 
tout  est  fait  pour  alarmer. 

Si  M.  Rouvier  ne  veut  pas  voir  son  renom  de  financier  sombrer 
dans  la  banqueroute,  il  doit  se  retirer,  ou  parler  ferme.  En  villé- 
giature, à  Rambouillet,  auprès  de  M.  Loubet,  il  a  dû  échanger 
avec  lui  quelques  réflexions  piteuses,  tandis  que  la  caille  les 
assourdissait  de  son  cri  monotone  et  factieux  :  Paye  tes  dettes! 
Ils  doivent  savoir  l'un  et  l'autre  ce  que  le  pays  pense  de  la 
politique  ministérielle.  Us  n'ont  pas  pris  au  sérieux  l'échec  du 
<solonel  Bougon  à  Compiègoe,  —  échec  de  ceot  voix,  juste  le 
nombre  de  voix  que  le  maire  de  Saint- Flour  déclarait,  dans  une 
lettre  publique,  avoir  été  frauduleusement  introduites  dans  les 
urnes,  pour  faire  croire  à  l'élection  du  candidat  ministériel  contre 
M.  Jean  de  Castellane  Ils  n'ont  jamais  eu  d'illusion  sur  le  gaet- 
apens  par  lequel  M.  Combes  a  fermé,  sous  un  faux  prétexte,  des 
milliers  d'écoles  libres  pour  les  empêcher,  même  si  justice  leur  était 
rendue,  de  rouvrir  à  temps.  Un  fait  montre,  parmi  bien  d'autres, 
le  désaccord  qui  existe  entre  le  sentiment  vrai  du  pays  et  sa 
représentation  fictive.  Tandis  que  le  député  d'Orléans,  élu  à  une 
faible  majorité,  M.  Rabier,  est  un  des  professionnels  de  la  guerre 
contre  l'Fglise,  le  Conseil  général  du  Loiret,  le  Conseil  d'arrondis- 
sement et  le  Conseil  municipal  d'Orléans,  désavouant  le  député, 
ont  émis,  à,  une  forte  majorité,  un  vœu  en  faveur  du  respect 
des  consciences  et  de  la  liberté  de  l'enseignement.  Il  y  a  quel- 
ques jours  encore,  cinq  mille  habitants  d'Orléans  acclamaient  un 
des  citoyens  les  plus  méritants  de  notre  époque,  M.  Georges 
Picot,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  morales, 
qui  venait,  dans  la  cité  de  Mgr  Dupanloup,  formuler  le  programme 
de  la  Ligue  de  renseignement  libre;  et  ses  conclusions  éloquentes 
recevaient  une  ratification  unanime. 

Si  nous  voulions  une  image  fidèle  de  la  situation  et  du  gouver- 
nement actuels,  nous  la  trouverions  dans  les  discours  que  viennent 
de  prononcer  MM.  Combes,  Trouillot  et  Brisson.  Ils  ont  eu  beau 
injurier,  outrager,  calomnier,  vomir  la  haine,  ils  ne  font  pas  que 
leur  budget  ne  soit  en  déficit,  la  fortune  publique  et  privée  en 
détresse,  la  grève  générale  imminente,  leur  politique  aux  abois,  et 
leurs  noms  aussi  conspués  qu'abhorrés. 


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LE  CENTENAIRE  DE  MGR  DUPANLOUP 


Il  y  a  quelques  mois,  le  Correspondant  a  uni,  dans  un  fraternel 
hommage,  à  l'occasion  de  leur  commun  centenaire,  les  deux  plus 
grands  hommes  de  l'Eglise  de  France  au  dix- neuvième  siècle, 
Félix  Dupanloup  et  Henri  Lacordaire.  Mais  il  convenait  qu'à  cha- 
cune de  ces  pures  gloires  une  commémoration  spéciale,  à  la  fois 
religieuse  et  patriotique,  fût  consacrée.  A  Paris,  le  successeur  de 
Mgr  Dupanloup  sur  le  siège  d'Orléans  a  dignement  célébré  le 
P.  Lacordaire,  dans  cette  chaire  auguste  de  Notre-Dame  où  le 
Dominicain  avait  paru  avec  sa  robe  blanche  et  sa  rayonnante  élo- 
quence. A  Orléans,  par  un  heureux  choix  de  Mgr  Touchet,  le 
cardinal  Perraud,  évèque  d'Autun,  remplira,  le  12  octobre,  le 
même  devoir  de  piété  filiale  et  nationale  à  l'égard  de  Mgr  Dupan- 
loup. Il  célébrera  le  grand  évèque,  dans  sa  cathédrale  toujours 
pleine  de  ses  œuvres,  du  haut  de  cette  chaire  d'où  son  âme  tombait 
en  paroles  brûlantes,  devant  ces  autels  où  il  montait  pour  adorer 
et  pour  bénir,  en  face  de  ce  mausolée  magnifique  où,  à  l'ombre  de 
la  bannière  de  Jeanne  d'Arc,  il  repose. 

Dans  une  lettre  a iressée  au  Pape  Léon  XIII,  qu'ont  signée  tous 
ses  prêtres,  Mgr  Touchet  donne  à  Mgr  Dupanloup  deux  titres 
qu'il  mérita.  Il  salue  en  lui  un  héros  et  un  saint.  Le  titre  de  héros, 
c'était  celui  que  l'Angleterre,  même  protestante,  décerna  d'une 
acclamation  unanime  au  cardinal  Newman.  Qui  le  gagna  mieux 
que  Mgr  Dupanloup,  par  son  courage,  son  désintéressement,  son 
souci  de  servir  et  non  de  plaire,  son  dédain  des  honneurs  et  des 
périls,  son  entrain  généreux  au  combat  et  au  sacrifice?  Quant  au 
titre  de  saint,  des  pharisiens  pourront  le  lui  disputer;  il  le  recevra 
de  tous  ceux  qui  l'ont  connu  et  qui,  dans  son  Journal  intime, 
publié  par  M.  l'abbé  Branchereau,  l'auront  senti  revivre.  Voilà 
vingt-quatre  ans  que  Mgr  Dupanloup  n'est  plus  de  ce  monde  :  il  a 
manqué  tous  les  jours;  il  manque  de  plus  en  plus.  Comme  sa 
mémoire,  le  vide  qu'il  a  laissé,  ne  fait  que  grandir;  et  sans  cesse 
on  entend  redire,  on  se  redit  à  soi-même  le  mot  de  Royer-Collard 
sur  Guvier  :  «  Sa  mort  nous  a  diminués  tous.  » 

Ce  que  Mgr  Touchet  avait  écrit  au  pape  Léon  XIII,  il  l'a  répété 


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LE  CBRTBNAïai  DE  M»   DUPANLOUP  189 

plus  abondamment  dans  une  belle  lettre  à  son  clergé.  Il  a  peint  en 
traits  justes  et  touchants  le  grand  évèque.  En  cette  fête  grave 
d'un  centenaire  où  passe  comme  une  aube  de  l'éternelle  résur- 
rection, il  a  évoqué  délicatement  l'image  de  Mgr  Lagrange,  l'ami 
fidèle  qui  n'aurait  pas  voulu  être  séparé  de  son  évèque,  même  dans 
la  mort,  et  qui  avait  rêvé  de  dormir  du  dernier  sommeil,  à  ses 
pieds,  dans  le  caveau  funèbre.  Des  dévouements  pareils,  vainqueurs 
de  l'inconstance  et  de  l'oubli,  honorent  le  cœur  qui  les  conçut 
comme  le  cœur  qui  les  inspira.  Ils  ne  s'enfantent  que  dans  l'estime 
et  la  vénération  sans  bornes.  Us  s'allument  à  une  flamme  qui  dure 
toujours,  parce  qu'elle  vient  de  Dieu. 

Entre  toutes  les  œuvres  de  Mgr  Dupanloup,  il  en  est  une  qui, 
pendant  qu'il  est  dans  la  gloire,  est  dans  le  deuil;  c'est  la  liberté 
de  l'enseignement,  indissolublement  liée  à  son  nom.  D'autres, 
assurément,  y  ont  travaillé  avec  lui,  et  même  avant  lui.  Sans  parler 
de  l'abbé  de  Lamennais  qui,  dès  1815,  avait  attaqué  l'Université 
avec  furie,  des  prêtres,  des  évêques  avaient  vigoureusement  reven- 
diqué la  liberté  de  l'enseignement.  Malgré  le  zèle  et  le  talent 
déployés,  l'avaient-ils  toujours  fait  avec  des  arguments  qui  simpli- 
fiaient et  facilitaient  la  question?  N'avaient- ils  pas  souvent  irrité 
plutôt  que  désarmé  l'adversaire?  M.  Guizot,  qui  voulait  la  liberté, 
signalait  à  Rome,  dès  le  commencement  de  1845,  «  les  violentes 
attaques  auiquelles  l'Université  était  en  butte.  »  Même  au  sein  du 
clergé,  le  gallicanisme  arriéré  d'un  prélat,  le  libéralisme  exagéré 
d'un  autre,  laissaient  les  esprits  hésitants. 

La  force  de  Mgr  Dupanloup  fut  de  se  poser  en  médiateur;  il 
demanda  la  liberté  pour  tout  le  monde,  dans  l'intérêt  de  l'Univer- 
sité elle-même  qu'il  respectait.  Il  conquit  des  alliés  là  où  il  avait 
refusé  de  voir  des  ennemis.  Du  jour  où  il  entra  en  scène,  la  bril- 
lante avant-garde  qui  bataillait  pour  la  liberté  de  l'enseignement, 
devint  une  armée;  c'est  l'hommage  que,  dans  une  lettre  à 
Hgr  Parisis,  lui  rendait  avec  une  effusion  magnanime  M.  de  Mon- 
talembert.  Si  plusieurs  firent  la  guerre  plus  que  Mgr  Dupanloup, 
nul  ne  fit  la  paix  mieux  que  lui.  Lorsque  M.  de  Falloux  eut  l'idée 
féconde  de  le  mettre,  dans  une  commission  célèbre,  en  présence  de 
H.  Thiers,  de  M.  Cousin,  de  M.  Saint-Marc  Girardin,  des  repré- 
sentants les  plus  considérables  de  l'Université,  l'accord  fut  vite 
conclu,  parce  que  la  confiance,  la  tolérance,  le  respect  des  droits 
d'autrui,  l'amour  de  la  patrie  française  étaient  chez  tous.  La  loi 
libérale  de  1850  eut  pour  parrains  le  prêtre  qui  avait  écrit  son 
programme  dans  la  Pacification  religieuse  et  l'homme  d'Etat  qui, 
dans  son  Histoire  du  Consulat  et  de  F  Empire,  avait  magistra- 
lement raconté  le  Concordat. 


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190  LE  CENTENAIRE  DE  I"  DUPANLOUP 

Un  des  prêtres  que  Mgr  Dupanloup  a  le  plus  formés  de  ses 
exemples  et  remplis  de  son  esprit,  Mgr  Chapon,  évêque  de  Nice* 
l'observait  avec  raison  :  le  grand  évêque  ne  gagna  tant  de  batailles 
que  parce  qu'il  ne  les  engageait  pas  témérairement.  H  joignait  la 
tactique  à  l'intrépidité.  Il  a  conquis  la  liberté  de  l'enseignement  par 
des  principes  d'égalité  et  d'équité  qui  la  défendent  encore,  et  qui, 
morte,  la  feront  renaître. 

Enfant  de  l'Université  et  de  l'Oratoire,  ancien  normalien  et 
ancien  séminariste,  membre  de  l'Académie  française  et  prince  de 
l'Eglise  romaine,  le  cardinal  Perraudest  merveilleusement  indiqué 
pour  redire  au  centenaire  du  grand  évêque  les  mots  qui,  de  son 
berceau  à  son  tombeau,  furent  comme  le  chant  de  sa  vie  :  «  Gloire 
à  Dieu!  Paix  aux  hommes  de  bonne  volonté!  Paix  aux  consciences! 
Paix  aux  âmes!  Paix  à  la  France!  » 

Il  a  vu  de  près  celui  qu'il  louera.  Il  a  reçu  l'étincelle  de  ce  foyer 
d'honneur,  de  générosité  et  de  foi.  Il  l'a  visité  dans  cet  évêcbé 
d'Orléans  qu'il  appelle  quelque  part  un  atelier  de  travail.  Il  a  été 
l'hôte  de  cette  imposante  demeure  du  siècle  de  Louis  XIV,  où  la 
renommée  de  l'évèque  attirait  les  renommées  ;  où  M.  de  Montaient- 
bert  et  le  P.  Gratry  écrivirent  quelques-unes  de  leurs  plus  belles 
pages,  celui-ci  de  sa  Connaissance  de  Dieu,  et  celui-là  de  ses 
Moines  d'Occident.  Tandis  que  Mgr  Perraud  célébrera  le  cente- 
naire, est-ce  qu'un  cinquantenaire,  déjà  plus  que  révolu,  ne  se 
présentera  pas  à  sa  mémoire  attendrie?  Dans  l'été  de  1851,  un 
jeune  homme,  incertain  dans  ses  voies,  tiraillé  entre  le  ciel  et  la 
terre,  vint  trouver  Mgr  Dupanloup  à  son  petit  séminaire  de  La 
Chapelle  Saint- Mesmin.  Il  lui  était  recommandé  par  un  prêtre  de 
génie,  l'abbé  Gratry.  Grand  connaisseur  d'âmes,  l'évèque  sonda, 
fixa  et  admira  celle  qui  se  découvrait  à  lui.  Après  une  conversa- 
tion intime  où  des  paroles  décisives  furent  dites  et  entendues,  il 
fallut  se  quitter;  l'évèque  accompagna  quelque  temps,  sur  la 
chaussée  de  la  Loire,  son  visiteur  qui  regagnait  Orléans.  Le  jour 
commençait  à  tomber  :  le  fleuve  coulait  lentement  vers  l'Océan  où 
le  soleil,  vêtu  de  pourpre,  descendait  peu  &  peu.  A  l'horizon 
opposé,  les  tours  de  la  cathédrale,  voilées  d'ombre,  se  dressaient 
immobiles  dans  leur  gravité  pensive  des  soirs.  Au  moment  des 
adieux,  le  jeune  homme,  qui  emportait  dans  son  cœur  le  secret  de 
sa  vie,  voulut  se  mettie  à  genoux  sur  la  terre  nue  du  chemin;  et 
Mgr  Dupanloup,  étendant  les  mains,  bénit  celui  qui  est  aujourd'hui 
le  cardinal  Perraud. 

La  Providence  a  permis  que  l'histoire  de  cette  cathédrale 
d'Orléans,  où  Mgr  Perraud  pariera  de  Mgr  Dupanloup,  eût  quelque 
ressemblance  avec  l'illustre  évêque  couché  sous  ses  dalles.  Un  de 


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LS  CEinUlÀffiE  DE  M*  DUPÀNLOUP  191 

ses  plus  lointains  prédécesseurs,  saint  Euverte,  consacre  le  sanc- 
tuaire à  la  Croix,  emblème  de  Mgr  Dupanloup,  arme  parlante  de  sa 
vie  vouée  par  la  lutte  et  la  souffrance  à  la  gloire.  Un  autre  de 
ses  prédécesseurs  des  vieux  âges,  saint  Aignan,  sortira  de  sa 
cathédrale  de  Sainte-Croix  pour  monter  sur  les  remparts  de  la  cité 
assiégée;  devant  la  nuée  noire  des  Huns  épars  de  tous  les  côtés,  il 
reste  droit  et  ferme,  il  est  le  père  de  son  peuple.  A  son  tour, 
Mgr  Dupanloup,  avec  une  vaillance  égale,  sera  le  père  du  sien 
pendant  une  invasion  terrible  qui  aura  forcé  les  portes  de  la  ville, 
même  du  temple. 

Le  chaos  se  débrouille,  la  barbarie  s'éclaircit,  la  chrétienté 
d'Europe  se  fonde.  Dans  la  cathédrale  de  Sainte-Croix,  où  viendra 
Charlemagne,  un  évèque  d'Orléans,  qui  cultive  les  lettres  et  sème 
les  écoles,  préside  à  la  civilisation  naissante;  il  est  un  personnage 
consulté  et  révéré;  il  signe  au  testament  du  grand  empereur. 
Comme  Théodulphe,  Mgr  Dupanloup  sèmera  les  écoles  et  cultivera 
les  lettres;  sa  voix  fera  autorité  dans  la  nation,  lorsque  le 
testament  de  Charlemagne  sera  lacéré  sur  les  débris  du  trône 
temporel  de  Pierre,  il  le  défendra  comme  s'il  y  eût  signé. 

Les  siècles  succèdent  aux  siècles  comme  les  saisons  aux  saisons; 
il  y  a  des  nuits  si  longues  qu'elles  semblent  ne  devoir  jamais  finir. 
Au  plus  épais  de  ces  ténèbres,  lorsque  l'Anglais  tient  Paris  et  tient 
presque  le  royaume,  une  vierge  entre  dans  la  cathédrale  de  Sainte- 
Croix;  elle  est  la  victoire;  elle  a  sauvé  Orléans,  elle  sauvera  la 
France.  C'est  une  joie,  un  délire  universels.  Venu  quatre  cents  ans 
plus  tard,  Mgr  Dupanloup  veut  que  le  triomphe  soit  plus  beau 
encore;  que  ce  soit  un  hosanna  sans  terme;  que  la  vierge,  déclarée 
sainte,  soit  l'ange  de  la  patrie.  Sa  foi  dans  une  sainteté  qui  l'a 
ravie  est  entière  ;  il  l'annonce  au  monde  avec  des  accents  nouveaux, 
il  la  soumet  à  l'Eglise.  Peut-être  Jeanne  d'Arc  aura- 1- elle  quelque 
jour  son  autel  tout  près  du  tombeau  de  Mgr  Dupanloup  ! 

Les  tribulations  reviennent  encore  :  guerres  étrangères,  guerres 
civiles,  guerres  religieuses,  où  la  France  défigurée  n'est  qu'une 
plaie.  Puis,  soudainement,  dans  la  cathédrale  de  Sainte-Croix  en 
ruines,  que  les  huguenots  ont  incendiée,  ce  n'est  pas  une  vierge 
victorieuse  qui  apparaît,  c'est  un  roi,  notre  Henri  IV.  Il  a  clos,  par 
son  Elit  de  Nantes,  un  siècle  de  haines;  il  a  rendu  aux  calvinistes 
leurs  prêches,  comme  il  rendra  leurs  maisons  aux  Jésuites.  Et  main- 
tenant, le  18  avril  1601,  agenouillé  à  Sainte-Croix,  il  ouvre,  par  la 
paix,  par  la  liberté,  par  l'émulation  loyale  entre  tous  les  enfants  du 
pays  de  France,  le  plus  beau  siècle  de  notre  histoire,  le  siècle  de 
saint  Vincent  de  Paul  et  de  saint  François  de  Sales,  de  Pascal  et  de 
Descartes,  de  Bossuet  et  de  Fénelon,  iïAthalie  et  de  Polyeucte,  le 


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192  LE  CKHTENAHLB  DK  IL*  DUPANLOUP 

siècle  qui  verra  notre  drapeau  planté  à  Strasbourg  et  notre  pavillon 
flottant  de  la  Louisiane  et  du  Canada  aux  mers  d'Asie.  Lorsque 
Mgr  Dupanloup  vint  prendre  possession  de  sa  cathédrale  d'Orléans, 
il  avait  au  cœur  ces  splendides  visions  du  passé;  et,  songeant  à 
cette  loi  sur  la  liberté  de  l'enseignement,  qui  allait  être  votée,  et 
que  le  P.  Lacordaire  appela  l'Edit  de  Nantes  du  dix- neuvième 
siècle,  il  formait  le  rêve  sublime  d'un  renouveau  où  la  France  ces- 
serait les  querelles  intestines  et  vaines,  pour  régner  à  jamais,  plus 
que  jamais,  au  milieu  des  nations. 

Les  choses,  hélas!  ont  pris  une  face  sombre.  L'anxiété  est  dans 
la  France  mutilée  et  trahie;  ce  que  nous  pressentons  est  pire  encore 
que  ce  que  nous  avons  subi.  Est-ce  l'heure  du  découragement?  Non, 
c'est  l'heure  de  la  lutte  pour  la  vie.  Que,  de  la  tombe  de  Mgr  Du- 
panloup, autour  de  laquelle  se  presseront  tant  d'hommages,  sorte, 
avec  d'héroïques  leçons  et  des  résolutions  indomptées,  la  divine 
espérance!  Elle  enseigne  les  vérités  et  les  qualités  qui  font  les 
sociétés  saines,  fortes  et  libres.  Au  temps  de  la  guerre  des  Albi- 
geois, où  allait  se  jouer  et  ponvait  sombrer  l'avenir  de  la  civilisa- 
tion, un  prédécesseur  de  Mgr  Dupanloup,  Manassès  II  de  Seignelay, 
évèque  d'Orléans,  arma  chevalier  du  Chrht  le  vainqueur  de  Muret, 
le  maréchal  de  la  Foi,  Simon  de  Montfort.  Pourquoi  la  glorieuse 
tombe  n'aurait-elle  pas  la  même  vertu  de  faire  des  soldats  sans 
peur  et  sans  reproche,  des  soldats  invincibles,  —  cette  tombe  du 
grand  évèque  que  Pie  IX  reconnaissant  nommait  le  bon  chevalier 
du  Christ,  bonus  miles  Christi?1 

H.  de  Lacombe. 


1  Mgr  Touchet  a  très  opportunément  rappelé  cette  expression  d'un  bref 
de  Pie  IX  à  Mgr  Dupanloup. 


Le  Directeur  :  L.  LAVEDAN. 


L'un  des  gérants  :  JULES  GERVAI8. 


'***•—  L.  M  MTI  ST  VILS,  IMTBIMSUtt,  18,  Et»  DU  FOMM  IA1*T-JACQVM. 


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SOUVENIRS    POLITIQUES  '  — 


LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION 

APRÈS  LA  GUERRE 


La  chute  de  H.  Thiers  avait  rompu  la  trêve  des  partis  et,  par 
conséquent,  avancé  le  moment  où  l'Assemblée  devrait  se  prononcer 
entre  la  république  et  la  monarchie.  Si  les  monarchistes,  sous  un 
gouvernement  qui  ne  leur  était  plus  contraire,  voyaient  diminuer  les 
difficultés  de  leur  entreprise,  ils  étaient  entraînés  du  même  coup  à 
se  hâter  de  l'accomplir;  mais  comment  présenter  à  la  nation,  com- 
ment lui  faire  accepter  une  monarchie  héréditaire  avec  un  monarque 
séparé  de  ses  héritiers?  La  réconciliation  de  la  maison  royale,  trop 
longtemps  attendue  et  différée,  ne  paraissait  plus  seulement  néces- 
saire, elle  devenait  urgente;  il  fallait  qu'une  démarche  publique  la 
consacrât  sans  retard. 

Le  jour  où  l'Assemblée  entrait  en  vacances,  certains  confidents 
des  princes  voulurent  conférer  avec  quelques  membres  de  la  droite 
modérée;  on  se  réunit  chez  l'un  d'entre  nous,  et  la  visite  de  M.  le 
comte  de  Paris  à  Frohsdorf  fut  une  fois  de  plus  remise  sur  le  tapis. 
Le  général  de  Ghabaud-Latour  posa  des  questions,  formula  des 
objections  évidemment  préméditées.  Nous  y  répondîmes  de  notre 
mieux  ;  nous  insistâmes  une  fois  de  plus  en  nous  efforçant  d'aplanir 
la  route  qu'il  ne  fallait  plus  tarder  à  suivre.  Les  amis  des  princes 
évitèrent  de  les  engager  ou  de  se  prononcer  eux-mêmes.  Plusieurs 
d'entre  nous  sortirent  de  la  réunion  fort  découragés  par  cette 

1  Voy.  le  Correspondant  des  10  avril,  10  et  25  mai,  10  et  25  septembre,  et 
40  octobre  1902. 

2«  livraison.  —  25  octobre  1902.  13 


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194  SOUVENIRS  POLITIQUES 

réserve  ;  d'autres  présumèrent  au  contraire  que  la  visite  allait  se 
faire;  ces  derniers  ne  se  trompaient  pas. 

Nous  étions  revenus  depuis  peu  de  jours  dans  nos  provinces, 
quand  les  journaux  annoncèrent,  discrètement  d'abord,  puis  très 
ouvertement,  que  H.  le  comte  de  Paris  se  rendait  auprès  de  M.  le 
comte  de  Ghambord.  Une  exposition  universelle,  la  première  depuis 
nos  désastres,  venait  de  s'ouvrir  à  Vienne;  la  France  y  figurait 
avec  un  éclat  qui  surprenait  l'Europe.  M.  le  comte  de  Paris  était 
parti  sous  prétexte  d'aller  la  visiter.  Mais  sa  résolution  était  prise 
et  sa  démarche  eut  bientôt  le  caractère  politique  qu'il  devait  y 
donner. 

En  arrivant  à  Vienne,  il  fit  demander  à  M.  le  comte  de  Gham- 
bord de  le  recevoir.  Celui-ci  lui  envoya  un  de  ses  gentilshommes, 
porteur  d'une  note  contenant  les  paroles  par  lesquelles  son  cousin 
devrait  l'aborder.  Cette  façon  d'agir  avait  pour  objet  de  prévenir 
les  malentendus  qui  avaient  suivi  les  rencontres  précédentes  entre 
les  deux  branches.  Le  comte  de  Paris  n'était  pas  venu  pour  reculer  : 
il  accepta  le  protocole  sans  observation,  récita  le  lendemain,  comme 
il  entrait  à  Frohsdorf,  les  paroles  qui  lui  avaient  été  dictées;  après 
quoi  le  comte  de  Chambord  lui  ouvrit  les  bras  et  l'embrassa  ten- 
drement :  la  maison  de  Bourbon  n'était  plus  divisée,  le  droit  de 
l'aîné  était  reconnu  par  les  cadets;  la  monarchie  pouvait  se  rétablir  ; 
et  déjà  l'opinion,  favorable  ou  non,  la  tenait  pour  rétablie.  Mais 
avec  quelles  institutions,  moyennant  quelles  garanties,  à  l'abri  de 
quel  drapeau?  Les  deux  princes  évitèrent  d'en  parler.  Il  était 
permis  de  penser  que  le  comte  de  Ghambord  avait  à  cœur  de  rece- 
voir sans  condition  la  soumission  de  ses  cousins  et  que  les  conces- 
sions nécessaires  seraient  moins  difficiles  à  obtenir  si  elles  n'étaient 
pas  réclamées  dès  la  première  entrevue  par  des  parents  qui 
jusqu'alors  avaient  méconnu  son  droit.  De  là,  sans  doute,  la  géné- 
reuse réserve  que,  soit  avant,  soit  pendant  la  visite,  le  comte  de 
Paris  avait  gardée  et  dont  plus  d'un  orléaniste  lui  sut  mauvais  gré. 

Les  princes  s'associèrent  tous  à  la  démarche  du  comte  de  Paris. 
Tous  vinrent  successivement  à  Frohsdorf,  sauf  le  duc  d'Aumale 
qui  préférait  encore  se  réserver  :  il  allégua  qu'il  avait  à  pré- 
parer le  procès  Bazaine,  en  sa  qualité  de  président  du  conseil  de 
guerre,  et  se  trouvait  ainsi  dans  l'impossibilité  de  faire  le  voyage  ; 
mais  il  laissa  les  siens  parler  au  nom  de  leur  famille  entière,  et  nous 
verrons  qu'au  moment  décisif,  en  dépit  de  ses  méfiances,  il  s'associa 
sincèrement  à  l'entreprise. 

Le  gouvernement  ne  négligea  rien  non  plus  pour  justifier  notre 
confiance.  Le  Maréchal  prit  les  mesures  militaires  qui  devaient 
garantir  le  maintien  de  l'ordre,  sans  que  le  ministre  de  la  guerre, 


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LES  TMTATIYES  DB  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  m 

suspect  pourtant  de  bonapartisme,  parût  le  contrecarrer  :  il  réunit 
autour  de  Paris  des  chefs  de  corps  sur  lesquels  on  pouvait  compter 
en  cas  de  restauration.  Le  général  Carey  de  Bellemare  ayant 
annoncé  qu'il  briserait  son  épée  si  la  monarchie  était  proclamée,  le 
gouvernement  le  mit  en  retrait  d'emploi,  profita  de  l'incident  pour 
rappeler  l'armée  entière  &  la  discipline  et,  par  un  ordre  du  jour  du 
ministre  de  la  guerre,  par  une  proclamation  du  Maréchal  lui-même, 
l'obéissance  à  la  décision  de  l'Assemblée  souveraine  fut  imposée 
d'avance.  Le  général  Bourbaki,  lié  par  ses  antécédents  à  la  dynastie 
impériale,  commandait  à  Lyon;  le  duc  de  Broglie  chargea  le  préfet 
Ducros  de  le  sonder.  Le  loyal  soldat  répondit  que  si  la  proclamation 
de  la  monarchie  par  l'Assemblée  provoquait  un  soulèvement,  il  le 
réprimerait,  mais  qu'ensuite,  le  respect  de  la  loi  une  fois  assuré,  il 
irait  s'ensevelir  dans  la  retraite,  fidèle  à  son  passé.  Les  précautions 
étaient  donc  prises  contre  l'émeute.  En  même  temps,  le  premier 
ministre  s'attachait  à  dissiper  les  alarmes  et  les  préjugés  populaires; 
il  allait  dans  son  département,  à  un  comice  agricole,  attester  à  ses 
électeurs  que  «  le  gouvernement  que  leur  donnerait  l'Assemblée 
nationale  accepterait  les  principes  des  sociétés  modernes  et  n'en 
répudierait  que  les  excès  ».  11  eût  voulu  s'avancer  davantage,  je  le 
tiens  de  lui-même  :  il  proposa  au  Maréchal  que  notre  ambassadeur 
à  Vienne  fit  une  démarche  auprès  du  comte  de  Ghambord.  Sans 
préjuger  le  vote  de  l'Assemblée  nationale,  ce  représentant  de  la 
France  aurait  exposé  au  Prince  dans  quelles  conditions  le  rétablis- 
sement de  la  monarchie  était  jugé  possible  par  le  gouvernement 
responsable  de  la  paix  publique;  il  l'aurait  prévenu  qu'il  trouverait 
ce  gouvernement  tout  prêt  à  l'accueillir,  si,  rappelé  par  l'Assemblée, 
il  revenait  avec  le  drapeau  tricolore;  sinon,  non.  «  Peut-être,  disait 
Broglie,  cette  notification  officielle  aurait-elle  eu  raison  de  la  résis- 
tance que  les  sollicitations  individuelles  n'ont  pu  vaincre.  »  Mais  le 
Maréchal  ne  s'y  prêta  pas  ;  il  lui  parut  qu'en  intervenant  de  la  sorte 
avant  la  décision  de  l'Assemblée,  il  sortirait  de  la  réserve  que  com- 
portait sa  fonction. 

Tel  qu'il  était  constitué,  le  conseil  des  ministres  n'avait  pas  & 
délibérer  sur  le  projet  de  restauration,  tout  au  moins  avant  que 
l'Assemblée  en  fût  saisie  :  en  essayant  de  prendre  parti  au  préalable, 
il  eût  risqué  de  se  dissoudre  et  l'un  de  ses  membres,  tout  au  moins, 
M.  Magne,  se  fût  retiré.  Mais  en  attendant  que  le  moment  d'engager 
le  ministère  arrivât,  chaque  ministre  pouvait  se  concerter  avec  ses 
amis  et  les  diriger  vers  le  but  à  atteindre;  c'est  à  quoi  le  duc  de 
Broglie  ne  se  montrait  pas  moins  disposé  que  les  légitimistes  notoires 
qui  siégeaient  dans  le  cabinet  :  de  concert  avec  lui,  ceux-ci 
envoyaient  au  comte  de  Ghambord  MM.  de  Sugny  et  Merveilleux 


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196  SOUVENIRS  POLITIQUES 

Du  Vignau  d'abord,  M.  Combier  ensuite,  qui  tenaient  au  prince 
le  meilleur,  le  plus  persuasif  et  sincère  langage  *.  Lui-même  attirait 
à  Versailles,  pour  le  consulter,  à  la  veille  du  jour  décisif,  l'ami 
qu'il  considérait  depuis  longtemps  comme  le  type  achevé  du 
royaliste  habile  et  fidèle,  Falloux.  Un  jour  que  je  sortais  d'une  de 
nos  réunions  préparatoires,  il  me  rejoignit  et,  me  prenant  à 
part,  me  montra  devant  nous  un  de  nos  collègues  qui  remontait, 
isolé,  la  rue  des  Réservoirs,  «  Voilà  un  homme,  me  dit-il,  à  qui 
l'on  devrait  bien  faire  attention.  Il  importerait  de  le  rattacher  à 
votre  cause.  Je  n'ai,  quant  à  moi,  rien  à  offrir  en  vue  d'une  res- 
tauration, rien  non  plus  à  suggérer  à  M.  le  comte  de  Ghambord 
qui  ne  m'a  fait  faire  aucune  ouverture.  Mais  si  ses  mandataires 
avaient  encore  à  disposer  d'un  portefeuille,  ils  feraient  bien  de 
songer  à  Raoul  Duval.  »  M.  Raoul  Duval  s'était  alors  signalé  par  sa 
vigueur  conservatrice  et  n'avait  pas  encore  affiché  ses  préférences 
bonapartistes. 

Je  ne  manquai  pas  de  transmettre  l'avis  à  qui  me  semblait  à  même 
de  le  faire  valoir  auprès  du  prince;  mais  personne  sans  doute  n'était 
chargé  de  proposer  quoi  que  ce  fût  de  sa  part  ;  et,  quelques  jours 
après,  M.  Raoul  Duval,  par  une  lettre  publique  au  général  Chan- 
garnier,  se  déclarait  contre  la  monarchie  :  le  premier,  il  donnait  le 
signal  d'une  scission  dans  le  camp  conservateur.  Je  ne  prétends 
pas  d'ailleurs  qu'il  eût  été  possible  de  le  gagner,  ni  qu'il  convint 
d'en  faire  un  ministre.  Mais  j'ai  noté  ce  trait  parce  qu'il  me  semble 
caractéristique  :  il  atteste  tout  à,  la  fois  la  sollicitude  du  duc  de 
Broglie  pour  la  cause  monarchique  et  la  singularité  de  sa  situation; 
l'homme  d'Etat  chargé  d'ouvrir  la  porte  au  roi  demeurait,  au 
moment  où  ce  roi  devait  rentrer,  sans  accès  auprès  de  lui. 

L'entreprise  ne  s'en  poursuivait  pas  moins.  Elle  impliquait  un 
double  effort  :  il  fallait  d'une  part  qu'une  majorité  parlementaire 
rappelât  le  prince;  de  l'autre,  que  le  prince  se  rendît  à  cet  appel; 
chose  étrange,  peut-être  sans  exemple  dans  l'histoire,  c'est  le 
consentement  du  prince  qui  paraissait  le  plus  difficile  à  obtenir 
et  finalement  devait  nous  être  refusé.  Aussi,  parmi  nous,  les 
plus  rapprochés  du  comte  de  Ghambord  se  montraient  les  moins 
empressés  à  précipiter  l'événement.  Après  la  démarche  du  comte 
de  Paris,  le  dénouement  semblait  proche  à  qui  voyait  les  choses 
de  loin;  et  sans  doute  un  acte  spontané  du  comte  de  Ghambord 
aurait  aplani  les  difficultés  provenant  du  Parlement  et  de  sa  composi- 
tion. Mais  cet  acte  que  nous  nous  acharnions  à  espérer  et  à  provoquer 
se  faisant  tout  au  moins  attendre,  il  nous  fallait  recruter  par  une 

i  Merveilleux  Du  Vignau,  Un  peu  d'histoire,  p.  41  et  suiv. 


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LIS  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APifiS  LA  GUERRE  197 

propagande  laborieuse  les  voix  encore  incertaines  et  pourtant  néces- 
saires au  vote  décisif. 

Au  surplus,  je  trouve  l'entreprise  envisagée  sous  toutes  ses  faces 
dans  une  lettre  que  m'écrivait  Ghesnelong  peu  de  jours  avant  d'y 
jouer  le  rôle  principal.  On  y  verra  par  quels  motifs  des  patriotes, 
étrangers  jusqu'alors  au  parti  légitimiste1,  étaient  déterminés  à  la 
poursuivre  et  par  quels  moyens,  à  travers  quels  obstacles,  à  quel 
prix  il  était  permis  d'espérer  le  succès  : 

Orthez,  11  septembre  1873. 

a  La  démarche  du  comte  de  Paris  est  un  grand  acte,  noblement  et 
spontanément  accompli.  Personne  ne  l'attendait  :  la  surprise  en  a 
doublé  l'effet.  S'il  ne  supprime  pas  les  difficultés,  il  aide  à  les  résoudre; 
mais  en  facilitant  la  solution  il  déplace  et  aggrave  les  responsabilités. 
Le  roi  et  l'Assemblée  sont  désormais  face  à  face;  la  question  est  en 
leurs  mains  et  le  succès  dépend  de  leur  accord. 

Il  ne  peut  venir  que  de  Ut,  ne  nous  y  trompons  pas  ;  le  pays  accep- 
tera la  monarchie  une  fois  faite  :  il  ne  la  ferait  pas  de  son  seul  mou- 
vement et  par  sa  propre  inspiration.  Une  Assemblée  nouvelle  ne  la 
ferait  pas  davantage;  fût-elle  conservatrice,  elle  ne  serait  pas  monar- 
chique. Nous  sommes  300  monarchistes  contre  30  bonapartistes.  De 
nouvelles  élections  modifieraient  notablement  cette  proportion  et 
laisseraient  peu  de  chances  à  une  restauration  bourbonienne.  Personne 
du  reste  ne  songe  à  un  coup  de  force,  ni  le  roi,  ni  ses  fidèles,  ni  ses 

1  C'est  ce  que  Chesnelong  constate  lui- même  au  début  de  son  récit  : 

o  Entré  dans  la  vie  publique  en  185V,  dit-il,  comme  membre  du  Conseil 
général  de  mon  département,  je  fus  élu,  à  la  fin  de  1865,  député  au  Corps 
législatif.  J'étais  alors  ce  que  j'avais  toujours  été,  ce  que  je  reste  toujours, 
un  catholique  dévoué  avant  tout  à  l'Eglise  et  à  la  France. 

«  Je  prêtai,  comme  député,  un  concours  loyal  à  l'Empire,  sans  sacrifier 
toutefois  la  moindre  parcelle  de  mon  indépendance.  Je  ne  cherchai,  dans 
aucune  circonstance,  à  ébranler  son  pouvoir;  je  désirais  qu'il  se  consolidât 
en  s'améliorant  et  à  quelques  égards  en  se  transformant.  Si  je  n'hésitais 
pas  à  marquer  mon  dissentiment  sur  des  points  essentiels  lorsque  le  bien 
du  pays  me  semblait  l'exiger,  je  ne  me  prêtai  à  aucune  coalition  avec 
l'opposition  républicaine  qui  aspirait  à  le  renverser.  Jusqu'à  la  dernière 
heure  de  l'Empire,  cette  attitude  fut  la  mienne.  Je  n  ai  ni  à  la  désavouer, 
ni  à  la  regretter. 

«  Mais  en  1871,  au  moment  où  il  s'agissait  d'engager  dans  de  nouveaux 
chemins  la  France  que  de  tragiques  événements  avaient  jetée  hors  des  voies 
où  elle  marchait,  mes  réflexions  et  la  leçon  des  événements  me  conduisi- 
rent à  cette  pensée  que  le  retour  au  vrai  principe  monarchique  pouvait 
seul  rendre  et  garantir  à  cette  France  bien-aimée  les  conditions  nécessaires 
à  son  relèvement  social  et  national.  »  (La  Campagne  monarchique  de  1873, 
p.  1  et  2.) 


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19$  SOUVENIRS  POLITIQUES 

adhérents;  outre  que  nous  sommes  un  parti  d'honnêtes  gens,  non 
d'aventuriers  politiques,  les  moyens  manqueraient  aussi  bien  que 
1  intention.  La  conclusion  est  que  la  monarchie  se  fera  par  l'Assemblée 
ou  qu'elle  ne  se  fera  pas  de  longtemps. 

Nous  seuls  pouvons  la  faire;  et  elle  est  pour  notre  pays 
l'instrument  nécessaire  de  son  salut  soeial  et  de  son  relèvement 
national.  Avec  la  monarchie  et  par  elle,  nous  pouvons  nous  rasseoir 
dans  l'ordre,  dans  la  paix  intérieure,  dans  une  sage  liberté,  dans  une 
sécurité  stable,  dans  le  respect  de  nous-même  et  de  l'Europe;  et,  avec 
l'aide  de  Dieu,  en  retrouvant  l'estime  et  la  confiance  des  autres  nations, 
le  jour  où  nous  ne  serons  plus  un  foyer  toujours  incandescent  de  - 
troubles  et  d'agitations  révolutionnaires,  nous  pourrons,  par  de  sûres 
alliances,  reprendre,  avec  l'intégrité  de  notre  territoire,  la  dignité  de 
notre  ascendant;  nous  pourrons  redevenir  la  France.  —  Si  nous 
échouons  dans  notre  dessein,  nous  retomberons  bien  vite  dans  la 
situation  qui  précédait  le  24  mai,  avec  une  dissolution  inévitable,  des 
élections  compromises,  et  le  radicalisme  menaçant.  Sans  doute  il  y  a 
l'expédient  d'une  stabilité  temporaire  par  la  consolidation  du  provi- 
soire actuel.  Mais  l'impuissance  des  monarchistes  étant  constatée  et 
prouvée  par  le  fait  même  de  cette  demi-mesure,  nous  serions  placés 
entre  le  courant  radical  et  le  courant  césarien  et,  après  un  court  temps, 
débordés  par  l'un  ou  par  l'autre,  peut-être  par  la  coalition  des  deux; 
nous  sacrifierions  l'avenir  au  repos  précaire  du  présent.  En  outre 
cette  solution  intermédiaire  elle-même,  qui  aurait  eu  son  prix  si  la 
question  monarchique  avait  été,  d'un  commun  accord,  ajournée,  de- 
viendra plus  que  difficile  après  l'échec  de  cette  question.  —  Plus  j'y 
pense,  plus  je  suis  convaincu  que  la  solution  monarchique  est  non 
seulement  la  plus  complète  et  la  meilleure,  mais  Tunique  moyen  de 
salut.  Le  devoir  est  clair;  la  nécessité  est  impérieuse;  l'intérêt  du  pays 
le  réclame;  nous  sommes  condamnés  à  vaincre  ou  à  périr. 

L'obstacle  ne  viendra  pas  de  l'opinion  publique  :  elle  est  telle,  à 
mon  sens,  que  vous  le  dites,  ni  enthousiaste,  ni  empressée,  crain- 
tive, même  défiante,  ne  prêtant  pas  secours,  ne  créant  pas  grand 
embarras,  se  réservant  sans  s'opposer.  Hier  encore,  je  veux  dire  avant 
le  5  août,  elle  ne  croyait  pas  à  une  restauration  monarchique  et  ne 
l'envisageait  que  comme  une  éventualité  peu  probable,  lointaine  en 
tout  cas;  aujourd'hui  elle  la  juge  possible  et  la  croit  prochaine  :  les 
uns  s'en  inquiètent;  d'autres  la  désirent;  la  plupart  s'y  résignent;  tous 
sentent  que  la  question  est  posée  et  que  la  solution  frappe  à  la  porte. 
Je  n'aperçois  pas  l'un  de  ces  courants  qui  précipitent  l'événement, 
mais  une  disposition  générale  à  laisser  faire  sans  s'engager  prématu- 
rément. Vienne  le  succès  :  je  ne  m'attends  pas  à  un  applaudissement 
bruyant;  mais  gn  peut  compter,  ce  me  semble,  sur  un  assentiment  de 


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LIS  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE 

satisfaction  pour  les  uns,  de  raison  pour  les  autres»,  de  lassitui 
soulagement  pour  le  plus  grand  nombre.  Voilà  l'état  vrai  de 
public. 

11  faut  s'attendre  à  la  résistance  des  bonapartistes  et  des  ra 
Les  premiers  trouveraient  sans  doute  des  échos  nombreux 
pays  consulté  par  un  vote  pour  exprimer  une  préférence;  ils  s< 
près  de  nos  récents  désastres,  trop  peu  préparés  à  entrer  imn 
ment  en  scène  pour  soulever  une  opposition  sérieuse  au  fait  ac 
voire  même  pour  entraver  son  accomplissement.  Quant  aux  n 
ils  ont  toutes  leurs  haines  ;  mais  ils  ne  sont  pas  remis  de  la  dé 
la  Commune  :  il  y  aura  du  frémissement;  ils  ne  livreront 
grande  bataille.  En  tout  cas,  la  loyauté  du  maréchal  répon 
loyauté  de  l'armée.  Les  effervescences  révolutionnaires  qui  p 
se  produire  seront  vite  et  facilement  comprimées;  elles  n'ir 
loin  et  ne  prendront  pas  le  caractère  d'une  insurrection. 

Je  crois  donc  que  l'Assemblée  pourra  ce  qu'elle  voudra.  Y  a 
une  majorité  pour  vouloir?  Si  la  question  est  bien  menée  et 
sente  bien,  je  l'espère  sans  oser  en  être  sûr.  Les  droites,  1< 
droit,  les  conservateurs  non  classés  représentent  320  voix, 
s'attendre  à  l'opposition  carrée  de  15  voix  bonapartistes  et  à  1' 
tion  de  10  ou  15  autres.  Pour  arriver  au  chiffre  du  minimum 
saire  (360),  il  faut  conquérir  40  voix  de  l'ancien  centre  gauch 
ne  devons  pas  nous  dissimuler  que  la  chose  sera  difficile.  P 
affirmation  simplement  conservatrice,  on  en  obtiendrait  aisémi 
que  cela  ;  mais  pour  une  affirmation  monarchique,  il  y  a  les 
ments  pris,  les  attitudes  antérieures,  la  crainte  d'un  désav 
prompt  et  trop  complet  des  opinions  de  la  veille,  tous  obstac 
sonnels  que  le  sentiment  d'un  devoir  pressant  devant  une  s 
grave  pourra  surmonter  et  surmontera,  je  l'espère,  mais  doi 
impossible  de  faire  abstraction  dans  l'appréciation  froide  et  i 
de  nos  chances  de  succès. 

Toujours  est-il  que  nous  ne  pouvons  être  une  majorité  qu'i 
tion  de  réunir  dans  un  vote  commun  cinq  éléments  distincts  :  1 
timistes  purs,  les  légitimistes  constitutionnels,  les  anciens  orlé 
les  conservateurs  parlementaires,  la  fraction  modérée  de  l'ancie 
gauche  qui  avait  accepté  la  république  conservatrice  de  M.  Thii 

Trouver  un  terrain  de  transaction  sur  lequel  ces  nuances  < 
puissent  se  grouper,  voilà  le  problème  parlementaire.  11  faut  le  r 
sous  peine  de  perdre  la  partie  monarchique  pour  longtemp 
laisser  notre  pauvre  pays  livré  aux  hasards  des  aventures  d 
giques  ou  césariennes. 

J'écarte  l'hypothèse  d'une  monarchie,  absolue  en  principe  1 
paternelle  et  libérale  en  fait,  ne  laissant  d'autre  garantie  i 


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200  SOUVENIRS  POLITIQUES 

national  que  l'honnêteté  et  la  modération  du  roi.  Dans  de  telles  con- 
ditions, la  monarchie  ne  trouverait  ni  une  majorité  pour  naître,  ni  des 
forces  pour  vivre.  C'est  l'impossibilité  absolue.  Ce  régime  chimérique 
n'est  pas  dans  les  idées  du  comte  de  Chambord,  bien  qu'il  trouve  des 
amis  imprudents  pour  le  préconiser. 

J'écarte  aussi  l'hypothèse  d'une  charte  octroyée,  émanant  du  roi 
seul,  sans  la  participation  de  l'Assemblée.  Il  n'y  aurait  pas,  à  coup 
sûr,  de  majorité  pour  ce  système.  Ce  n'est  pas,  je  le  crois,  la  pensée 
du  comte  de  Chambord  :  j'ai  lu  toutes  ses  lettres;  je  rencontre  partout 
l'idée  d'institutions  fondées  d'accord  avec  la  France,  nulle  part  celle 
d'une  charte  concédée  par  le  bon  plaisir  du  roi  en  dehors  des  repré- 
sentants du  pays. 

Je  voudrais  pouvoir  écarter  aussi  l'hypothèse  d'une  constitution 
faite  par  l'Assemblée  en  dehors  du  roi  et  d'un  établissement  monar- 
chique ainsi  subordonné  à  l'acceptation  d'une  charte  imposée.  A  mon 
sens,  ce  serait  aller  trop  loin.  Si  nous  fondons  la  monarchie,  nous 
avons  besoin  de  laisser  au  roi  toute  sa  dignité  pour  qu'il  ait  tout  son 
prestige.  La  notion  du  pacte  implique  d'ailleurs  la  coopération  des 
deux  contractants  :  elle  est  exclusive  à  la  fois  de  la  charte  octroyée, 
qui  ne  ferait  pas  sa  juste  part  au  droit  national,  et  de  la  charte 
imposée,  qui  amoindrirait  l'intégrité  du  droit  royal;  enGn  je  ne  com- 
prendrais pas  pratiquement,  après  l'adoption  du  principe  de  la 
monarchie,  la  discussion  longue  et  détaillée  d'une  constitution  précé- 
dant l'intronisation  du  roi.  11  y  aurait  là  un  grand  péril;  nos  délibéra- 
tions agiteraient  le  pays;  les  partis  s'échaufferaient;  la  paix  publique 
pourrait  eg  souffrir;  le  succès  pourrait  être  compromis;  ne  le  fût-il 
pas,  la  monarchie  sortirait  de  cette  épreuve  affaiblie,  meurtrie,  dimi- 
nuée. Il  faut,  ce  me  semble,  que  le  roi  monte  sur  son  trône  le  lende- 
main du  jour  où  il  y  aura  été  appelé  et  que  la  délibération  soit  un  acte 
encore  plus  qu'une  discussion.  Et  pourtant  la  charte  imposée  a  des 
partisans  nombreux  dans  le  centre  droit  et  a  fortiori  dans  le  centre 
gauche.  C'est  là  notre  première  difficulté;  car  le  comte  de  Chambord 
y  résisterait  et,  à  mon  avis,  avec  raison.  Il  y  a  ici  une  concession  à 
demander  à  nos  amis  des  centres... 

Il  importe  pourtant  de  caractériser  la  monarchie  que  le  retour  du 
roi  viendra  inaugurer.  Il  faut  donc  trouver  une  formule  de  consécra- 
tion, si  je  puis  ainsi  dire,  qui  d'une  part  laisse  intact  le  droit  royal  en 
déclarant  que  la  France  revient  à  la  monarchie,  qui,  de  l'autre,  déter- 
mine nettement  le  double  caractère  de  cette  monarchie  traditionnelle 
et  héréditaire  d'un  côté,  constitutionnelle  de  l'autre  (le  mot  doit  y 
être  sans  équivalent),  qui  énumère  sommairement  les  grandes  lignes 
de  notre  droit  public  sans  oublier  la  responsabilité  ministérielle, 
qui,  enfin,  déclare  que  la  constitution  de  la  monarchie  restaurée  sera 


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LES  TENTATIVES  D8  RESTAURATION  APRÈS  Là  GUERRE  201 

faite  d'après  ces  bases  par  le  roi  et  l'Assemblée.  Nous  avons  lieu  de 
croire,  vous  le  savez,  que  Monseigneur  acceptera  le  mode  et  les  termes 
principaux  de  cette  formule  ;  elle  donnera  satisfaction  aux  susceptibi- 
lités du  pays,  et  il  y  a  là,  ce  me  semble,  un  terrain  transactionnel  qui 
respecte  la  dignité  de  tous  et  qui  pourra  être  accepté  par  les  partisans 
de  la  charte  imposée. 

Reste  la  question  du  drapeau.  La  France  est  un  pays  qu'on  mène 
par  des  mots  et  par  des  signes;  en  outre,  le  drapeau  d'une  nation 
touche  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  ses  sentiments  et  dans  ses 
souvenirs.  C'est,  comme  vous  le  dites,  la  question  aiguë.  Je  suis 
convaincu,  pour  ma  part,  qu'en  faisant  une  concession  sur  ce  point, 
le  roi  rendrait  tout  le  reste  facile.  S'il  veut  imposer  le  drapeau  blanc 
à  l'exclusion  de  tout  autre,  je  crains  que  tout  n'échoue  ou  que,  du 
moins,  on  se  montre  d'autant  plus  exigeant  sur  les  questions  de 
principe  qu'on  sera  forcé  de  céder  sur  le  drapeau.  En  tout  cas,  on 
ne  pourra  pas  changer  le  drapeau  avant  l'avènement.  Demander  à 
l'Assemblée  de  mettre  le  drapeau  blanc  dans  l'acte  de  la  fondation 
monarchique  ce  serait  s'exposer  à  un  échec  certain  et  courir  à  un 
péril  très  hasardeux.  Le  plus  qu'on  pourra  faire,  ce  sera  de  réserver  la 
question  pour  la  régler  d'accord  avec  le  roi.  Eh  bien,  la  monarchie  est 
proclamée,  une  émeute  éclate;  l'armée  la  réprime  et  gagne  la  première 
bataille  de  l'ordre  monarchique  sous  le  drapeau  tricolore  :  com- 
prend-on le  roi  arrachant  le  lendemain  ce  drapeau  à  cette  armée,  ce 
drapeau  à  l'ombre  duquel  on  vient  de  combattre  et  de  mourir  pour 
lui?  —  Et  ce  n'est  pas  tout  :  la  monarchie  proclamée  ne  supprime  pas 
les  partis  hostiles  ni  les  dynasties  rivales;  comprend-on  la  royauté 
laissant  aux  compétitions  de  l'avenir  un  drapeau  populaire,  auquel  on 
s'attachera  davantage  par  la  privation  et  le  regret,  et  ne  s'en  appro- 
priant pas  le  prestige?  Enfin,  si  le  drapeau  tricolore  a  été  l'emblème 
de  la  révolution  en  1789  comme  en  1830,  il  a  été  l'emblème  de  la 
patrie  dans  ses  victoires  comme  dans  ses  revers  depuis  quatre-vingts 
ans,  sauf  les  quinze  ans  de  Restauration;  il  a  été  la  représentation  de 
l'ordre  contre  l'anarchie  en  1871  comme  en  1848;  combien  de  braves 
soldats,  d'honnêtes  et  courageux  citoyens  sont  morts  pour  en  défendre 
l'honneur!  Est-ce  que  ce  baptême  de  sang  généreux  n'a  pas  purifié  son 
origine,  transformé  son  caractère,  fait  du  drapeau  tricolore  un  dra- 
peau national  plus  que  révolutionnaire?  Est-ct  que  sa  répudiation  ne 
froisserait  pas  des  sentiments  honnêtes  et  loyaux  qu'un  gouvernement 
prudent  doit  toujours  respecter  parce  que  leur  adhésion  est  une  force 
et  que  leur  mécontentement  discrédite  et  affaiblit?  Aussi  suis-je  con- 
vaincu que,  par  la  force  des  choses,  il  se  fera  un  arrangement  sur 
cettequestion  ;  cela  s'imposera,  et,  dès  lors,  au  lieu  d'une  concession 
arrachée  qui  affaiblirait  le  roi  et  qui  perdrait  de  son  prix  en  paraissant 


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20Î  SOUVENIRS  POLITIQUES 

être  un  acte  de  contrainte,  ne  serait-il  pas  meilleur,  plus  grand,  plus 
profitable,  plus  politique  qu'un  motu  proprio  émanant  de  l'âme  du 
prince  supprimât  la  question  en  la  réglant  par  une  déclaration  géné- 
reuse? —  Il  y  a,  sans  doute,  les  derniers  manifestes,  une  question 
d'honneur  posée  de  haut;  par  suite  le  drapeau  blanc  ne  peut  être 
répudié;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  le  drapeau  tricolore  ne  soit 
pas  maintenu  ;  on  peut  les  fondre  dans  un  drapeau  nouveau  '  qui  ne 
serait  ni  le  signe  de  la  révolution  victorieuse,  ni  le  désaveu  des  gloires 
anciennes  ou  des  gloires  contemporaines,  qui  représenterait  le  présent 
se  rattachant  au  passé  dans  une  réconciliation  qui  rapproche  sans 
humilier  :  on  peut  les  faire  coexister;  tout  cela  est  possible  et  serait 
bon;  ce  qui  ne  serait  ni  bon,  ni  possible,  ce  serait  d'indiquer,  même 
par  un  signe,  une  inconciliabilité  entre  le  vieux  principe  monarchique 
et  les  mœurs  nouvelles  de  la  France.  Elle  n'existe  pas;  on  la  créerait 
et  on  y  ferait  croire  en  l'indiquant;  on  préparerait  le  divorce  en  réta- 
blissant l'union. 

En  résumé,  si  le  comte  de  Chambord  reste  intraitable  sur  le  drapeau, 
nous  n'avons  pas  une  majorité  pour  le  rappeler.  Si  la  question  est 
réservée,  il  y  aura  là  de  grands  embarras  qui  peuvent  tout  compro- 
mettre. Si  au  contraire  elle  est  résolue  dans  le  sens  de  la  conciliation 
par  une  déclaration  spontanée  et  généreuse  du  prince,  l'effet  en  sera 
immense.  L'opinion  sera  empoignée.  Je  puis  me  tromper;  mais  aux 
heures  décisives,  il  faut  les  grandes  et  soudaines  inspirations  :  l'acte 
du  comte  de  Paris  a  fait  plus  avancer  la  question  en  un  jour  que  des 
dissertations  théoriques  n'auraient  pu  la  faire  avancer  en  une  année; 
une  déclaration  du  comte  de  Chambord  sur  le  drapeau  ferait  mille  fois 
plus  pour  aplanir  les  difficultés  et  rallier  les  suffrages  que  toutes  les 
délibérations.  En  ce  moment  le  pays  se  réserve;  après  cet  acte  il  se 
donnerait.  Et  que  de  raisons  !  La  nation  à  relever,  la  France  à  sauver, 
l'union  des  honnêtes  gens  à  cimenter,  un  parti  national  à  former  par 
la  fusion  des  partis  conservateurs!  Devant  ce  but  sacré,  la  grandeur 
est  dans  l'abnégation;  et  l'initiative  du  sacrifice  tentera  l'âme  royale 
et  élevée  du  comte  de  Chambord.  » 

Ainsi  toutes  les  difficultés  qui  devaient  émaner  de  l'Assemblée 

'  La  solution  qui  se  présentait  d'abord  à  Pespril  et  qui  était  acceptée  de 
tous,  c'était  le  drapeau  tricolore  orné  des  fleurs  de  lys.  Mais  comme  elle  ne 
satisfaisait  pas  le  comte  de  Chambord,  on  s'épuisait  à  chercher  d'autres 
accommodements.  On  avait  songé,  par  exemple,  à  garder  le  drapeau  trico- 
lore pour  l'armée  et  la  nation  en  faisant  du  drapeau  blanc  le  pavillon  per- 
sonnel du  souverain  ;  ou  bien  encore,  à  prendre  comme  drapeau  national 
«  un  drapeau  blanc  par  Tune  de  ses  faces,  tricolore  par  l'autre,  avec  l'écusson 
fleurdelisé  au  centre  ».  {La  Campagne  monarchique,  p.  140.)  Aucune  de  ce* 
diverses  combinaisons  ne  fut  agréée  par  le  comte  de  Chambord. 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  203 

étaient  prévues  avec  le  moyen  de  les  résoudre;  restait  la  seule 
question  qui  ne  fût  pas  de  notre  ressort  :  le  roi  adopterait-il  le  dra- 
peau de  la  nation?  Mgr  Dupanloup  me  l'écrivait  aux  approches  de 
l'heure  décisive  :  «  Il  n'y  a  plus  qu'une  seule  difficulté,  M.  le  comte 
de  Ghambord  peut  seul  la  résoudre;  il  ne  peut  se  faire  aucune 
espèce  d'illusion  là-dessus  et;*comme  on  dit  vulgairement,  mis,  non 
pas  au  pied  du  mur,  mais  au  pied  du  trône,  chrétien  comme  il  Test, 
sa  responsabilité  ne  peut  pas  manquer  de  lui  apparaître  et  de 
l'éclairer !.  » 

Il  s'en  fallait  que  tous  les  vieux  royalistes  partageassent  cette 
confiance  de  l'évoque.  Kerdrel,  vers  le  même  moment,  du  fond  de 
sa  Bretagne,  me  confiait  ses  alarmes  :  «  Je  crains  que  M.  le  comte 
de  Ghambord  ne  se  retranche  dans  la  question  d'honneur...  Je  le 
crains,  parce  que  je  connais  l'homme  et  aussi  son  entourage  et 
qu'en  ce  moment  je  le  vois  plus  obstiné  que  jamais. 

«  Parmi  les  symptômes  qui  m'inquiètent  le  plus,  il  en  est  un  qui 
m'a  rarement  trompé  :  c'est  l'attitude  de  la  presse  ultra  et  des 
petits  groupes  qui  l'inspirent.  Tout  autour  de  moi  je  ne  vois  que 
journaux  élevant  la  question  du  drapeau  à  la  hauteur  d'un  principe 
et  faussant  l'histoire,  représentant  le  drapeau  blanc  comme  né  avec 
la  monarchie  et  la  monarchie  comme  impossible  sans  le  drapeau 
blanc2». 

Aux  ultra-royalistes,  Kerdrel  aurait  pu  joindre  les  ultra-catho- 
liques; ceux-ci,  après  avoir  tout  fait  pour  tenir  la  société  moderne 
séparée  du  Pape,  s'entendaient  avec  ceux-là  pour  la  tenir  séparée 
du  roi  ;  non  pas  que  le  Pape  lui-même  les  approuvât  sur  ce  dernier 
point,  —  Pie  IX  avait  secrètement  conseillé  au  comte  de  Ghambord 
l'adoption  du  drapeau  tricolore 3,  —  mais  l'opinion  contraire  était 
professée  par  le  chef  des  catholiques  intolérants  en  France,  par 
î'évèque  de  Poitiers,  Mgr  Pie;  et  le  comte  de  Chambord  lui-même, 
après  la  mort  de  M.  Louis  Veuillot,  a  rendu  ce  témoignage  au 
directeur  de  Y  Univers,  qu'il  avait  mieux  que  personne  compris  et 
justifié  la  détermination  royale4.  Sans  doute,  il  n'y  avait  pas  à  s'y 

1  La  Combe,  14  septembre  1873. 
*  Saint-Uhei,  10  octobre  1873. 

3  Pie  IX  Ta  confié  à  M.  Keller,  d'après  lequel  Chesnelong  le  rapporte. 
[La  Campagne  monarchique  en  1873,  p.  455.) 

4  Quand  parut  la  lettre  du  27  octobre  qui  répudiait  définitivement  le 
drapeau  tricolore,  «  Mgr  Pie,  dit  Mgr  Baunard,  son  biographe,  fut  de  ceux 
qui  applaudirent  à  cet  acte  dans  lequel  il  retrouvait  l'écho  de  ses  pensées, 
presque  de  ses  paroles...  A  Mgr  Mercurelli,  il  écrivait  dans  ces  jours-là  : 
«  Si  la  monarchie  s'était  faite  dans  les  conditions  arrangées  par  le  libéra- 
«  lisme,  notre  dernière  ressource  religieuse  et  nationale  était  perdue.  Il 


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204  SOUVENIRS  POLITIQUES 

tromper  :  cet  attachement  au  drapeau  blanc,  ancien  chez  les  uns 
et  par  conséquent  respectable,  tardif  et  récent  chez  d'autres,  donc 
moins  explicable,  contredisait  manifestement  le  sentiment  national; 
mais  c'était  comme  un  écran  que  le  comte  de  Chambord  avait  sous 
la  main  et  qu'il  pouvait  se  mettre  devant  les  yeux,  quand  il  lui 
plaisait  de  ne  pas  regarder  le  pays  en  face. 

Les  vacances  de  l'Assemblée  s'achevaient;  le  moment  approchait 
de  la  saisir  de  nos  projets  de  restauration.  Plus  d'une  fois  la  ques- 
tion avait  été  agitée  dans  des  réunions  officieuses  entre  députés  de 
diverses  nuances  qu'attiraient  à  Versailles  ou  à  Paris  le  besoin  de 
s'enquérir  de  l'événement  imminent  et  le  désir  de  le  préparer. 

Le  4  octobre,  un  mois  avant  la  rentrée  de  l'Assemblée,  les 
bureaux  des  groupes  déjà  engagés  par  leur  programmé  et  leurs 
déclarations,  c'est-à-dire  ceux  des  deux  droites  et  du  centre  droit, 
se  concertèrent  avec  le  bureau  d'un  autre  groupe  conservateur  qui 
n'avait  pris  aucun  engagement  préalable  sur  la  forme  du  gouver- 
nement, mais  avait  refusé  de  se  rallier  à  la  république;  tous  quatre 
nommèrent  une  commission  de  neuf  membres  chargée  de  formuler 
et  de  leur  soumettre  la  proposition  qui  serait  présentée  à  l'Assem- 
blée. Comment  cette  commission  fut  composée  et  comment  elle 
délibéra,  celui  dont  les  avis  devaient  prévaloir  en  son  sein,  avant 
qu'il  en  devint  l'interprète  auprès  du  prince,  Chesnelong  l'a  raconté 
sans  réticence  :  il  faut  se  référer  à  son  récit1.  Je  me  bornerai  à 
deux  remarques  :  la  première,  c'est  que  dans  cette  commission  des 
Neuf,  quatre  seulement,  MM.  de  Larcy,  Baragnon,  de  Tarteron  et 
Gombier  avaient  des  antécédents  purement  légitimistes;  cinq  autres 
et  tout  d'abord  le  président,  le  général  Ghangarnier,  puis  MM.  Pas- 
quier,  Daru,  Gallet  et  Chesnelong  avaient  servi  ou  défendu  d'autres 

«  est  clair  que  le  roi  n'aurait  pas  duré  six  mois  et  n'aurait  rien  pu  faire  de 
«  bon  pendant  ce  très  court  règne...  Au  contraire,  maintenir  ses  principes 
«  et  attendre  l'heure  de  Dieu,  c'est  se  réserver  pour  un  avenir  qui  ne  peut 
«  être  éloigué.  »  (Vie  de  Mgr  Pie.  t.  II,  p.  535.) 

La  lettre  du  27  octobre  ne  causa  pas  moins  de  satisfaction  à  M.  Louis 
Veuillot  :  c  C'est  la  dignité,  disait-il,  c'est  l'honneur,  c'est  le  bon  sens  qui 
en  ont  dicté  toutes  les  expressions...  Le  roi  remue  les  dernières  fibres 
françaises  qui  vibrent  encore  en  nous,  et  nous  ne  serions  pas  étonnés 
qu'un  cri  d'amour  y  répondît  du  sein  et  de  l'âme  de  ce  peuple  fatigué.  » 
(Univers y  l«r  novembre  1873  )  C'est  au  souvenir  de  cet  article  et  de  quelques 
autres  du  même  genre  que  le  comte  de  Chambord  écrivait  au  lendemain 
de  la  mort  de  leur  auteur  :  «  Il  a  été  le  plus  vaillant  auxiliaire  de  la 
monarchie  traditionnelle...  Je  ne  puis  oublier  sa  chaleureuse  adhésion 
donnée  à  ma  parole  dans  toutes  les  circonstances  où  j'ai  cru  devoir  élever 
la  voix  devant  mon  pays,  spécialement  en  1873.  .  Nul  autre  ne  sut  péné- 
trer plus  avant  dans  ma  pensée.  »  (Univers,  2  mai  1883.) 

*  La  Campagne  monarchique  en  1873. 


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LIS  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  205 

régimes;  et  pourtant  tous  étaient  unanimes  à  vouloir  la  monarchie 
légitime,  à  la  vouloir  avec  ardeur  :  frappant  indice  du  besoin  et  du 
sentiment  patriotiques  à  cette  époque.  Ma  seconde  observation  c'est 
qu'à  la  différence  des  autres  groupes  l'extrême  droite  ne  s'était 
pas  fait  représenter  par  ses  chefs  dans  cette  commission.  Trente 
jours  avant  que  l'Assemblée  se  réunit,  M.  de  la  Rochette  trouvait 
encore  inopportun  tout  débat  sur  la  question  qui  allait  lui  être 
soumise,  prématuré  tout  préparatif  en  vue  de  la  résoudre;  MU.  Lu- 
cien Brun  et  Carayon-Latour  se  tenaient  à  l'écart  des  pourparlers, 
inquiétant  symptôme  des  dispositions  du  prince. 

Au  sein  de  la  commission,  l'accord  s* établit  sans  débat  sur  les 
questions  constitutionnelles,  les  droits  du  roi  et  les  droits  du  peuple 
tels  qu'ils  devraient  être  formulés  dans  l'acte  qui  rétablirait  la 
monarchie.  Nul  ne  contesta  soit  qu'il  fallût  reconnaître  le  roi  en 
vertu  de  son  titre  héréditaire  et  non  point  le  créer  en  vertu  d'un 
choix  nouveau,  soit  que  la  constitution  dût  former  un  pacte  entre 
le  roi  et  la  nation  et  par  conséquent  être  proposée  par  le  gouver-  • 
nemedt  royal,  consentie  par  le  Parlement.  Tous  admirent  pareille- 
ment, comme  le  proposa  le  duc  Pasquier  \  que  cette  constitution 
aurait  pour  base  l'attribution  au  roi  du  pouvoir  exécutif  et  l'invio- 
labilité royale  sous  la  garantie  de  la  responsabilité  ministérielle, 
le  partage  du  pouvoir  législatif  entre  le  roi  et  les  Chambres,  le 
vote  annuel  de  l'impôt  par  les  représentants  de  la  nation,  l'égalité 
des  citoyens  devant  la  loi  et  leur  admissibilité  à  tous  les  emplois 
civils  et  militaires,  les  libertés  civiles  et  religieuses,  l'égale  pro- 
tection des  différents  cultes  et  généralement  le  maintien  de  toutes 
les  garanties  dont  se  composait,  à  notre  époque,  le  droit  public 
des  Français.  Quelques-uns  auraient  voulu  ne  pas  mentionner 
dans  cette  déclaration  le  suffrage  universel  qu'ils  se  réservaient 
de  réformer.  Mais  le  comte  de  Chambord,  dans  son  manifeste 
de  1871,  s'était  engagé  à  respecter  «  le  suffrage  universel  honnê- 
tement pratiqué  »,  et  ce  fut  pour  se  conformer  à  cet  engage- 
ment, tout  en  restreignant  sa  portée,  que  l'on  inscrivit  parmi  les 
objets  à  régler  par  les  lois  futures  «  l'organisation  du  suffrage 
universel  » . 

Entre  les  Neuf,  une  seule  difficulté  s'éleva  :  comme  on  pouvait 
s'y  attendre,  elle  portait  sur  la  question  du  drapeau,  non  pas 
qu'aucun  d'entre  eux  souhaitât  ou  crût  possible  un  autre  drapeau 
que  le  drapeau  tricolore  accordé  par  le  roi  ou  exigé  par  la  nation  ; 
mais  d'avance,  en  vue  du  succès  de  l'entreprise,  les  uns  s'occu- 
paient davantage  de  ménager  le  point  d'honneur  royal  et  les  autres 

1  La  Campagne  monarchique  en  1873,  p.  100  et  ?43. 


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206  SOUVENIRS  POLITIQUES 

de  rassurer  l'opinion  publique.  Enfin  les  uns  et  les  autres  tombèrent 
d'accord  sur  cette  formule  : 

«  Le  drapeau  tricolore  est  maintenu  ;  il  ne  pourra  être  modifié 
que  par  l'accord  du  roi  et  de  la  représentation  nationale.  » 

C'était  le  minimum  de  ce  qui  pouvait  être  réclamé  par  le  Parle- 
ment, le  maximum  de  ce  qu'on  pouvait  alors  sinon  souhaiter, 
du  moins  espérer  du  prince.  Il  venait  de  s'installer  à  Salzbourg. 
Chesnelong  y  fut  envoyé  pour  lui  transmettre  nos  propositions  et 
c'est  encore  dans  son  récit  détaillé  et  sincère  qu'il  faut  suivre  cette 
ambassade  de  laquelle  a  dépendu  le  sort  de  la  France. 

Satisfait  que  son  droit  à  la  couronne  fût  explicitement  reconnu, 
le  prince  ne  souleva  aucune  objection  constitutionnelle,  ne  contesta 
aucune  liberté1.  Gomment  l'aurait-il  fait  d'ailleurs?  Ces  libertés, 
ces  garanties,  cette  division  des  pouvoirs,  il  les  avait  admises 
d'avance,  et  les  termes  mêmes  de  la  déclaration  étaient  empruntés  à 
des  documents  qu'il  avait  signés.  Aussi  Chesnelong  constate-t-il 
qu'à  cet  égard  «  il  n'eut  qu'à  enfoncer  une  porte  ouverte  ». 

Il  n'y  eut  de  difficulté  que  sur  un  seul  point  :  le  drapeau; 
et  sur  ce  point,  Chesnelong  déploya  tout  ensemble  l'opiniâtreté 
du  citoyen  qui  se  refuse  à  désespérer  de  l'avenir  de  sa  patrie  et  la 
souplesse  tenace  du  négociant  résolu  à  conclure  une  affaire  épi- 
neuse mais  nécessaire. 

Il  finit  par  arracher  au  prince  l'assurance  qu'il  ne  réclamerait 
pas  le  changement  du  drapeau  avant  son  avènement;  mais  le 
prince  —  il  faut  citer  textuellement  les  termes  qu'il  avait  employés 
ou  agréés  —  s'était  «  réservé  de  présenter  au  pays  à  l'heure  qu'il 
jugerait  convenable  et  se  faisait  fort  d'obtenir  de  lui  par  s» 
représentants  une  solution  compatible  avec  son  honneur  et  qu'il 
croyait  de  nature  à  satisfaire  l'Assemblée  et  la  nation.  »  Ainsi 
la  possession  d'état  restait  assurée  au  drapeau  tricolore  sans  que 
l'avenir  lui  fût  garanti,  et  cette  assurance,  malgré  la  réserve 
mystérieuse  qui  l'accompagnait,  parut  autoriser  la  continuation  de 
la  campagne  monarchique.  Comment  imaginer,  en  effet,  que  le 
drapeau  tricolore  une  fois  arboré  par  l'armée  et  le  peuple,  en  face 
du  roi,  le  roi  reçu  à  l'abri  de  ce  drapeau  songerait  encore  à  le 
rejeter?  «  Je  trouvais  assurément  insuffisant,  m'a  dit  plus  tard  le 
duc  de  Broglie,  tout  ce  qui  nous  était  rapporté  du  comte  de  Cham- 
bord,  mais  j'ai  cru  qu'il  voulait  se  faire  forcer  la  main  ».  Et  depuis 

1  c  Je  m'attendais  de  sa  part,  il  faut  le  dire,  à  une  réserve  »,  écrit  Ches- 
nelong en  rendant  compte  de  sa  première  conférence  avec  le  prince  sur 
les  questions  constitutionnelles,  «  La  réserve  aurait  pu  avoir  pour  objet  la 
portée  à  donner  à  la  formule  de  la  responsabilité  des  ministres...  La 
réserve  ne  fut  pas  faite,  t  (La  campagne  monarchique  de  1873,  p.  122  et  123.) 


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LIS  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  207 

que  la  campagne  était  ouvertement  entamée,  sans  méconnaître 
l'incertitude  des  chances,  Broglie  ayant  pris  son  parti  de  les  courir 
se  laissait  de  plus  en  plus  séduire  par  la  beauté  du  résultat  à 
obtenir.  «  Quelle  grande  chose  nous  allons  faire  »,  me  disait-il 
alors  avec  une  sorte  d'effusion,  un  jour  que  je  le  rencontrais 
à  Versailles,  dans  ce  palais  de  la  monarchie  devenu  l'asile  de  notre 
Assemblée  qui  devait  bientôt  y  reprendre  séance  :  «  mettre  un 
terme  aux  divisions  des  honnêtes  gens,  accorder  ensemble  les 
traditions  et  les  libertés  de  ce  pays,  lui  préparer  un  avenir  I  »  Puis, 
revenant  suivant  sa  coutume  quand  il  s'entretenait  avec  moi,  aux 
souvenirs  qui  nous  étaient  communs  :  «  Après  tout,  c'est  à  quoi 
nous  travaillions  au  Correspondant.  En  ce  temps-là,  c'était  une 
Revue  qu'il  s'agissait  de  relever,  aujourd'hui,  c'est  la  France...  » 
Tels  étaient  nos  visées  et'  nos  espoirs.  Quelques  esprits  chagrins 
ont  pensé,  surtout  depuis  l'avortement  de  notre  entreprise,  que  ce 
n'était  point  par  un  Parlement  ni  au  moyen  de  manœuvres  parlemen- 
taires qu'il  convenait  que  la  restauration  s'accomplît.  J'ai  toujours  eu 
peine  à  comprendre  quel  procédé  ils  auraient  préféré.  A  coup  sûr, 
ce  n'était  pas  l'intervention  étrangère.   Auraient-ils  souhaité  la 
guerre  civile  ou  bien  estimaient-ils  plus  digne  du  roi  et  du  peuple 
un  coup  de  main  accompli  par  quelques  conspirateurs  ou  quelques 
soldats?  En  tout  cas,  aucun  de  ces  moyens  d'action  n'a  jamais  été 
recherché  par  le  prince,  aucun  ne  se  trouvait  à  notre  portée. 
C'est  par  le  Parlement  et  sur  le  Parlement  qu'il  nous  était  donné 
d'agir,  et  nous  étions  prêts,  en  vertu  (Tune  délibération  libre  et 
réfléchie  des  représentants  de  la  nation,  à  ramener  le  roi  sans  qu'il 
eût  à  sacrifier  une  parcelle  du  pouvoir  qu'il  revendiquait,  ni  à  pro- 
mettre à  aucun  de  ceux  qui  lui  rendaient  la  couronne  aucun 
avantage  personnel.  Jamais  restauration  s'était-elle  accomplie,  en 
France  ou  ailleurs,  à  des  conditions  plus  honorables?  L'exigence 
du  prince  au  sujet  du  drapeau  aurait  même  pu  lui  profiter  et  par 
conséquent  ne  point  paraître  impolitique,  s'il  avait  su  s'en  départir 
A  temps.  En  faisant  de  cette  question  le  pivot  de  sa  résistance,  en 
obligeant  les  négociateurs  à  concentrer  leurs  efforts  sur  ce  point 
unique,  n'avait- il  pas  obtenu  qu'aucune  des  prérogatives  qu'il  enten- 
dait exercer  ne  lui  fût  contestée?  Combien  les  circonstances  d'ailleurs 
ne  favorisaient-elles  point  son  avènement!  A  deux  reprises,  une 
première  fois,  de  1789  à  1792,  une  seconde  fois  en  1830,  la  garde 
nationale  et  le  peuple  de  Paris  avaient  été  contre  la  royauté  légi- 
time les  instruments  de  la  révolution  ;  et  voilà  qu'en  1873  la  garde 
nationale  était  dissoute  et  le  gouvernement  ramené  à  Versailles1. 

1  Combien  d'autres  raisons  d'espérer  que  notre  entreprise,  si  elle  abou- 


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208  SOUVENIRS  POLITIQUES 

«  Il  viendra  un  jour  »,  m'écrivait  alors  un  des  meilleurs  membres 
de  )a  droite,  Tailhand,  qui  devint  plus  tard  garde  des  sceaux,  «  il 
viendra  un  jour  où  Ton  ne  croira  pas  que  le  rétablissement  de  la 
monarchie  en  France,  c'est-à-dire  notre  salut  social,  ait  pu  être 
un  moment  attaché  à  une  telle  difficulté *.  »  Et  pourtant  il  en 
fut  ainsi  :  ni  à  l'heure  décisive  aucune  autre  difficulté  n'a  été 
alléguée;  ni  depuis,  aucune  autre  n'a  été  révélée.  Après  entente 
spontanée  sur  tout  le  reste,  sans  le  maintien  du  drapeau,  on  en  avait 
toujours  été  prévenu,  on  n'en  avait  jamais  pu  douter,  il  était  impos- 
sible de  former  une  majorité  dans  le  Parlement.  Et  pourquoi  cette 
exigence  parlementaire,  sinon  parce  qu'elle  était  la  condition  indis- 
pensable de  l'assentiment  national?  Aux  yeux  du  pays,  il  s'agissait 
de  savoir  en  définitive  si  le  roi  en  se  plaçant  à  la  tête  de  la  France 
l'accepterait  telle  qu'elle  était,  ou  s'il  prétendrait  la  refaire  à  son 
gré  et  la  rendre  méconnaissable  à  elle-même.  Telle  n'était  assuré- 
ment pas  sa  pensée.  Mais  alors  que  signifiait  sa  résistance  au  senti- 
ment national?  Et  s'il  était  incapable  de  comprendre  ce  sentiment 
au  moment  de  monter  sur  le  trône,  comment  saurait- il  régner 
ensuite? 

tissait,  aurait  un  succès  plus  durable  que  la  première  Restauration  : 
c  L'Assemblée  de  1871,  disait  alors  John  Lemoinne,  l'Assemblée  actuelle 
possède  légitimement,  quoi  qu'on  dise,  le  droit  constituant...  Il  est  contraire 
à  la  vérité  de  l'histoire,  à  la  réalité  des  faits  contemporains,  de  prétendre 
que  l'Assemblée  a  été  le  produit  d'une  surprise  et  n'a  pas  été  au  moment 
de  sa  naissance  l'expression  sincère  de  la  nation  ..  Elle  a  été  nommée 
quand  nous  étions  sans  gouvernement,  sans  administration,  sans  préfets, 
sans  fonctionnaires,  et  c'est  précisément  pour  cette  raison,  et  parce  qu'elle 
n'a  pas  été  choisie  sous  la  pression  de  cette  domesticité  tyrannique  qui  est 
la  plaie  de  la  France  qu'elle  peut  se  dire  véritablement  sortie  du  cœur  et 
des  entrailles  de  la  nation... 

«  Quelle  ait  conscience  de  son  immense  supériorité  morale  sur  les  corps 
constitués  qui  tirent  autrefois  la  première  Restauration.  En  ce  temps-là,  la 
déchéance  de  l'empire  et  le  rétablissement  de  la  royauté  furent  votés  par 
un  Sénat  et  un  Corps  législatif  composés  de  créatures  de  l'empereur  et  qui 
lui  avaient  prêté  serment.  Telle  n'est  pas  la  situation  de  l'Assemblée  d'au- 
jourd'hui. Elle  n'a  point  de  honte  à  boire  ni  de  serments  à  reprendre  :  elle 
a  la  conscience  libre...  »  (Débats,  27  octobre  1873.) 

Quelques  jours  plus  tard,  le  même  John  Lemoinne  écrivait  encore  : 
a  Nous  voyons  tous  les  jours  des  journaux,  soit  français,  soit  étrangers, 
redire  imperturbablement  que  le  comte  de  Ghambord  va  ramener  avec  lui 
des  multitudes  d'émigrés  qui,  selon  la  formule,  n'ont  rien  appris  ni  rien 
oublié.  Et  où  donc  seraient-ils  et  doù  viendraient-ils  ces  émigrés? Il  n'y  a 
eu  depuis  cinquante  ans  que  des  émigrés  volontaires,  tout  au  plus  des 
émigrés  à  l'intérieur.  Il  y  a  eu  des  exilés  et  des  déportés  :  mais  ce  n'est  pas 
le  fait  de  la  monarchie.  Aujourd'hui  les  émigrés  n'ont  pas  besoin  de  rentrer 
par  la  simple  raison  qu'ils  ne  sont  pas  sortis.  »  (Débats,  30  octobre  1873.) 

«  28  septembre  1873. 


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LIS  TIHTAT1VES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  269 

Pendant  nos  vacances,  j'étais  venu  plus  d'une  fois  assister  à  nos 
réunions  préparatoires.  Vers  le  milieu  d'octobre,  le  mariage  de  ma 
belle-sœur  nous  rappela,  M"'  de  Meauz  et  moi,  à  Paris.  Gbesnelong 
revenait  à  ce  moment  de  Salzbourg;  à  droite,  au  centre  droit,  on 
applaudissait  au  succès  de  son  ambassade;  chacun,  ami  ou  ennemi, 
y  voyait  le  gage  assuré  de  l'événement  décisif.  J'allai  le  voir  à  son 
arrivée  et  fus  frappé,  non  seulement  de  la  modestie  personnelle  dont 
cet  excellent  homme  ne  voulait  point  se  départir,  mais  aussi  de  son 
application  à  restreindre  la  portée  des  concessions  qu'il  avait  obte- 
nues. «  Je  n'ai  pas  résolu  la  question,  me  dit-il,  mais  ce  qui  était  la 
question  de  la  veille  est  devenu  la  question  du  lendemain  ».  À  quoi 
je  répondais  :  «  Pourvu  qu'elle  se  pose  seulement  le  lendemain,  elle 
est  résolue  d'avance.  »  Comment  admettre,  en  effet,  que  le  roi 
rejetterait  après  son  avènement  le  drapeau  déployé  pour  le  recevoir? 
Chesnelong  insistait  cependant,  ne  dissimulant  pas  quelque  inquié- 
tude, et  déclarant  ne  pas  connaître  la  «  solution  »  que  le  prince 
s'était  réservé  de  présenter.  Ce  n'était  pas,  disait-il,  les  fleurs  de  lys 
sur  le  drapeau  tricolore;  cet  arrangement  avait  été  proposé  et 
repoussé.  Comme  je  revenais  de  cet  entretien,  je  me  demandais  à 
mon  tour  quelle  pouvait  bien  être  la  combinaison  que  le  prince  entou- 
rait de  tant  de  mystère.  Je  songeais  qu'il  entendait  peut-être  abdiquer, 
qu'ayant  obtenu  la  reconnaissance  pleine  et  entière  de  son  droit  sans 
pouvoir  néanmoins  garder  son  drapeau,  craignant  de  se  diminuer  s'il 
était  obligé  de  se  démentir,  il  arrangerait  tout  en  cédant  le  trône  au 
comte  de  Paris;  et  ce  parti  ne  me  semblait  pas  sans  grandeur  parce 
qu'il  n'était  pas  sans  générosité.  Tout  autre  était  sa  pensée;  Chesne- 
long a  soupçonné  qu'il  se  proposait  tout  simplement  de  retrancher  du 
drapeau  tricolore  la  couleur  rouge  et  d'adopter  un  drapeau  blanc  et 
bleu;  et  j'ai  lieu  de  croire,  en  effet,  qu'il  a  plus  tard  avoué  ce 
dessein  à  quelques  confidents  :  voilà  par  quelle  concession  il  se 
figurait  gagner  l'opinion  publique. 

Quelques  jours  après  ma  visite  à  Chesnelong,  le  duc  de  Nemours, 
accompagné  de  son  gendre  le  prince  Czartoriski  et  le  duc  d'Aumale, 
faisaient  à  Mme  de  Montalembert  l'honneur  d'assister  à  une  soirée 
de  contrat  donnée  pour  le  mariage  d'une  de  ses  filles.  Le  duc  de 
Broglie  et  M.  Buffet  s'y  trouvaient  également.  Toutes  les  conver- 
sations roulaient  sur  le  retour  prochain  de  la  royauté.  Princes, 
président  de  la  Chambre,  premier  ministre,  acceptaient  pareille- 
ment les  félicitations  sur  le  grand  événement  qu'ils  étaient  près 
d'accomplir  ensemble,  et  personne,  en  les  approchant,  ne  pouvait 
douter  ni  de  la  sincérité  de  leurs  vœux,  ni  de  l'énergie  de  leurs 
communs  efforts.  Buffet  s'entretenait  avec  Broglie  de  la  procédure 
à  suivre  pour  proclamer  le  roi  dans  la  séance  qu'il  allait  bientôt 
25  octobre  1902.  14 


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210  SOUVENIRS  POLITIQUES 

présider.  Le  Polonais  Czartoriski  disait  à  Broglie,  qui  abondait  en 
son  sens  :  «  C'est  surtout  comme  ministre  des  affaires  étrangères 
que  vous  devez  vous  réjouir,  c'est  dans  vos  rapports  avec  les  autres 
puissances,  j'en  suis  sûr,  que  vous  sentez  davantage  combien  la 
France  a  besoin  d'un  roi.  »  Cependant  les  deux  princes  n'étaient 
pas  sans  appréhension.  On  murmurait  dès  lors  que  le  duc  de 
Nemours  s'était  vainement  efforcé  d'obtenir  à  Frohsdorf  ce  que 
Chesnelong  passait  pour  avoir  arraché  depuis  ;  mais  il  se  renfermait 
impénétrable  dans  sa  bonne  grâce  solennelle.  Le  duc  d'Aumale,  au 
contraire,  sans  fléchir  dans  la  résolution  une  fois  prise,  ne  parvenait 
pas  à  dissimuler  son  inquiétude.  Nous  remarquâmes  sur  sa  physio- 
nomie un  voile  de  tristesse,  et  comme  Mme  de  Meaux  le  compli- 
mentait et  le  remerciait  du  service  que  lui  et  les  siens  rendaient  à 
la  France  en  se  rangeant  derrière  leur  aine  pour  le  ramener  au 
trône  :  «  Enfin,  »  —  répondait-il  avec  un  accent  mélancolique,  — 
<(  quoi  qu'il  arrive,  nous  aurons  fait  tout  notre  devoir.  » 

A  travers  les  alarmes  discrètes  des  uns,  les  espérances  devenues 
bruyantes  des  autres,  les  préparatifs  de  l'acte  attendu  de  l'Assem- 
blée se  poursuivaient  plus  activement  à  mesure  que  la  rentrée 
approchait.  La  presse,  devenait  chaque  jour  plus  favorable  à  notre 
projet.  Le  Journal  des  Débats,  notamment,  le  soutenait  avec  une 
remarquable  vigueur  par  la  plume  de  M.  John  Lemoinne  * .  A  droite, 

1  Indépendamment  des  extraits  cités  plus  haut,  je  rappellerai  les  articles 
suivants  parce  qu'ils  montrent  bien  pour  quels  motifs  et  à  quelles  condi- 
tions des  esprits  nullement  inféodés  à  la  légitimité,  comme  John  Lemoinne, 
avaient  fini  par  se  rallier  à  nos  vues  : 

«  Après  le  rapprochement  qui  s'est  opéré  entre  les  deux  grandes  frac- 
tions du  parti  conservateur,  il  ne  nous  paraît  pas  douteux  que  le  rétablis- 
sement de  la  monarchie  ne  soit  assuré  dès  aujourd'hui  d'une  majorité 
suffisante  dans  l'Assemblée.  Mais  il  importe  que  les  raisons  qui  auront 
déterminé  cette  majorité  soient  présentées  au  pays  sous  une  forme  claire 
et  intelligible...  Gela  ne  veut  pas  dire  que  nous  demandions  une  consti- 
tution en  deux  ou  trois  cents  articles;  nous  n'avons  jamais  été  partisans 
des  constitutions  longuement  écrites.  Mais  il  nous  parait  nécessaire  que 
ces  libertés  civiles,  politiques  et  religieuses  dont  on  nous  annonce  la 
confirmation  et  le  maintien  soient  précisées  plus  distinctement...  Ces 
droits  fondamentaux  une  fois  posés  comme  base  de  la  constitution  et  la 
participation  du  pays  à  la  confection  des  lois  étant  assurée,  la  royauté 
serait  sans  doute  volontiers  acceptée  par  la  nation  comme  la  forme  de 
gouvernement  la  plus  conforme  à  son  histoire,  à  ses  besoins  et  à  ses 
habitudes  et  la  plus  propre  à  maintenir  la  stabilité  des  institutions. 

c  Nous  n'attachons  point  d'importance  aux  arguments  de  ceux  qui 
refusent  à  l'Assemblée  le  droit  de  constituer  un  gouvernement  définitif. 
On  ne  lui  contestait  point  ce  droit  quand  il  s'agissait  de  constituer  la 
république.  »  (Débats,  20  octobre  1873.) 

c  Nous  voyons,  d'après  les  explications  données  hier,  que  les  garanties 


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LES  TENTATIVES  ME  KE8TÀUIUTI0H  iPRÈS  LÀ  GUERRE 

an  centre  droit,  on  se  réunissait  pour  entendre  Chesnèloog,  et 
explications  qu'il  donnait  en  termes  soigneusement  mesurés  éta 
ensuite  amplifiées  et  commentées  dans  le  sens  le  plus  propi 
rallier  l'opinion  publique  à  notre  cause.  En  dehors  de  la  droit 
du  centre  droit,  les  quarante  ou  cinquante  voix  nécessaires  p 
compléter  notre  majorité  se  rattachaient  à  nous  de  proche 
proche.  Je  rencontrais  par  exemple  à  une  audience  du  prc 
Bazaine,  à  Trianon,  le  champion  de  la  République  conservât 
dans  le  dernier  ministère  de  M.  Tbiers  :  Goulard;  n'espéi 
plus  que  la  République  restât  conservatrice,  il  s'employait  à  secon 
notre  propagande  et  venait  de  gagner  à  la  monarchie  le  suffr 
de  Fourtou,  en  dépit  des  préjugés  «  bleus  »  du  département 
Fourtou  représentait.  Nous  ne  nous  lassions  pas  de  pointer 
votes  sur  lesquels  nous  pouvions  compter.  Enfin  ces  pointa 
successifs  arrivaient  à  un  résultat  satisfaisant  :  la  majorité  é 
acquise  à  la  monarchie,  je  venais  de  le  constater  et  de  le  man 
joyeusement  à  ma  mère  restée  en  Forez,  lorsque  je  vis  entrer  e 
oncle  de  Mérode,  l'un  des  membres  du  centre  droit  qui  s'assoc 
avec  le  plus  d'entrain  à  nos  projets  de  restauration  :  «  Tout 
rompu  »,  me  dit- il,  et  il  me  fit  lire  dans  l'Union  la  lettre 
laquelle  le  prince  refusait  irrévocablement  le  sacrifice  du  drap 
blanc  et  rejetait  sans  retour  le  drapeau  tricolore. 


que  nous  demandions  sont  assurées  et  que  l'acte  qui  devra  rétablii 
gouvernement  monarchique  sera  inséparable  de  celui  qui  consacrera 
droits  nationaux.  Cet  acte  double  sera  bientôt  formulé  et  le  pays  poi 
juger. 

«  ..,  Nous  demandons  à  ceux  qui  persistent  à  porter  du  côté  d< 
solution  républicaine  le  poids  de  leurs  opinions  libérales  et  conservatri 
en  un  mot  constitutionnelles,  la  permission  de  leur  adresser  cette  qi 
tion  :  si  toutes  les  libertés  énumérées  dans  l'acte  préparatoire  publié 
les  réunions  monarcbiques  leur  étaient  garanties  et  assurées,  hésiterai* 
ils  à  accepter  le  rétablissement  de  la  royauté?  Nous  croyons  que  r. 
Quelle  est  donc  1*  raison  de  leur  résistance?  C'est  qu'ils  ne  croient  ] 
pour  la  royauté,  nous  ne  dirons  pas  à  la  volonté,  mais  à  la  possibilité 
tenir  ses  promesses.  Ils  croient  que,  même  avec  les  meilleures  intentii 
la  royauté  sera  plus  faible  que  sa  destinée  et  qu'elle  obéira  fatalement 
tendances  qui  Font  déjà  menée  aux  révolutions. 

«  Nous  sommes  plus  rassurés  :  nous  avons  plus  de  confiauce  dans 
leçons  de  l'histoire  et  dans  le  progrès  des  mœurs  publiques...  Nous  a> 
des  libertés  acquises  par  plusieurs  générations  successives,  consacrées 
F  histoire,  affermies  par  le  temps,  que  rien  ne  peut  plus  atteindre  d' 
manière  permanente  et  qui  opposeront  à  toute  violation  une  résista 
invincible.  Voilà  ce  que  devraient  se  dire  les  hommes  libéraux  et  coni 
vateurs  qui  hésitent  encore  à  apporter  au  rétablissement  de  la  monarc 
constitutionnelle  un  concours  dont  nous  apprécions  tout  le  poids,  qui,  aj 
avoir  fait  les  efforts  les  plus  sincères  pour  établir  la  république  conseï 


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212  SOUVENIRS  POUTIQUBS 

La  question  du  lendemain  était  redevenue  la  question  de  la  veille, 
ou  plutôt  il  n'y  avait  plus  de  question  :  tout  notre  labeur  s'effon- 
drait, tout  était  bien  rompu,  en  effet. 

Chacun  de  nous  s'est  demandé  alors  et  les  survivants  de  cette 
époque  se  demandent  encore  ce  qui  a  pu  déterminer  la  fatale 
résolution  du  prince.  Sans  doute,  les  commentaires  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure  l'ont  irrité;  sa  lettre  à  Ghesnelong  porte  la  trace  de 
cette  irritation  en  même  temps  que  du  trouble  qui  agitait  son  âme. 
Mais  en  définitive,  quelles  que  fussent  les  interprétations  et  les 
conjectures  non  autorisées,  ses  déclarations  au  sujet  du  drapeau 
n'avaient  pas  été  altérées.  Toute  l'infidélité,  qu'on  a  pu  saisir  dans 
un  compte-rendu,  d'ailleurs  rectifié  dés  le  lendemain,  c'est  la 
substitution  du  mot  transaction  au  mot  solution.  Et  c'est  pour  ces 
trois  syllabes  que  la  royauté  aurait  manqué  à  la  France  I  Non  :  la 
vérité  est  que  le  prince  n'avait  jamais  accepté  la  condition  indis- 
pensable de  son  avènement  et  qu'à  l'heure  décisive  il  l'a  repoussée. 
De  là  comment  ne  pas  conclure  qu'au  fond  de  lui-même  il  n'aspi- 
rait pas  à  régner?  Il  s'y  croyait  appelé  par  la  Providence;  il  se 
tenait  pour  obligé  d'y  prétendre  ;  mais  il  craignait  d'y  parvenir. 

trice,  l'ont  vue  avorter  dans  leurs  mains  et  ne  se  trouvent  plus  désormais 
en  présence  que  d'une  république  anarchique...  »  [Débats,  24  octobre  4873.) 
«  La  république  conservatrice  est  désormais  reléguée  dans  la  catégorie 
des  ponts  suspendus  qui,  en  subissant  l'épreuve  du  chargement,  sont  très 
proprement  tombés  dans  l'eau  et  nous  avons  À  faire  maintenant  l'expé- 
rience de  la  république  républicaine.  Or,  c'est  précisément  à  cette  expé- 
rience que  le  pays  se  refuse...  parce  qu'il  est  déjà  payé  ou  du  moins  il  a 
déjà  payé  pour  la  faire... 

«  Les  radicaux  en  ce  moment  se  font  très  doux  et  très  modestes;  ils 
transportent  sur  la  montagne  ces  bons  républicains  conservateurs  et,  leur 
montrant,  nous  ne  dirons  point  toutes  les  places,  car  nous  ne  nous  servons 
pas  de  ces  arguments  grossiers,  mais  le  triomphe  de  leurs  opinions,  de 
leurs  idées,  de  leurs  principes,  leur  disent  :  a  Tout  cela  est  à  vous  si  vous 
«  venez  avec  nous.  »  Mais  le  lendemain  du  jour  où  les  partisans  de  la 
république  conservatrice  auraient  fait  échouer  le  rétablissement  de  la 
monarchie,  les  radicaux  leur  diraient  :  c  Maintenant  que  vous  avez  brûlé 
«  vos  vaisseaux,  vous  êtes  bien  forcés  de  nous  suivre  et  nous  reprenons  le 
c  commandement.  » 

«  Et  ces  hommes  que  non  seulement  Pascal  avait  devinés,  mais  que 
Molière  avait  burinés,  diront  aux  conservateurs  qui  voudront  élever  la  voix 
dans  la  maison  : 

C'est  à  vous  d'en  sortir,  vous  qui  parlez  en  maître  : 
La  maison  m'appartient  :  je  le  ferai  connaître. 

«  Quant  à  ce  qu'ils  feront  de  la  maison,  lorsqu'ils  en  seront  les  maîtres, 
l'histoire,  et  l'histoire  toute  moderne,  est  là  pour  nous  l'apprendre.  •  {Débats, 
29  octobre  1873.) 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE 

Il  a  reculé  devant  le  trône,  comme  font  les  honnêtes  gens  devant 
un  devoir  au-dessus  de  leurs  forces;  il  a  reculé,  sans  se  l'avouer  à 
soi-même,  se  tenant  jusqu'à  la  fin  en  suspens  et  Raccrochant  à  des 
prétextes  qui  abusaient  sa  conscience.  Relégué  tout  enfant  loin  delà 
France  et»  malgré  ses  efforts  sincères  pour  la  connaître,  s'y  sentant 
d'avance  comme  dépaysé,  sans  descendants  directs  et  n'ayant  que 
trop  de  motifs  de  se  désintéresser  de  ses  héritiers,  sevré  par  con- 
séquent du  sentiment  dynastique  qui  se  confondait  chez  les  vieux 
rois  avec  le  sentiment  paternel,  il  a  mieux  aimé  demeurer,  comme 
il  en  avait  l'habitude,  rei  in  partibus,  impuissant  et  respecté,  et, 
s'il  lui  restait  de  son  origine  quelque  goût  pour  le  pouvoir,  s'en 
donner  l'illusion  en  gouvernant  de  loin  et  comme  dans  le  vide  un 
débris  de  parti  qui  ne  lui  résistait  jamais.  N'est-ce  pas  là  l'explica- 
tion du  phénomène  psychologique  qui  étonnait  à  Ghambord  l'évêque 
d'Orléans? 

Ce  phénomène,  au  surplus,  ne  semble- 1- il  pas  que  la  Providence 
l'a  permis  parce  que  la  France  l'avait  mérité?  Depuis  1789,  elle 
avait  répudié  les  meilleurs  gouvernements;  ses  représentants  ont 
vainement  tenté  de  lui  rendre,  en  1873,  celui  qui  l'aurait  relevé  : 
elle  avait  laissé  décapiter  Louis  XVI,  renverser  la  Restauration; 
Henri  Y  lui  a  fait  défaut. 


VI 

La  lettre  du  comte  de  Ghambord  à  Chesnelong,  datée  du 
27  octobre,  avait  paru  dans  Y  Union  le  jeudi  30  au  soir.  Ge  jour- 
là,  les  ministres,  qui  résidaient  alors  à  Versailles,  dînaient  chez 
l'un  d'eux,  Desseiligny.  Le  président  de  l'Assemblée,  Buffet,  s'y 
trouvait  également.  Dans  la  soirée,  sous  le  coup  de  la  surprise,  les 
députés  des  diverses  nuances  de  la  majorité  s'empressaient  autour 
du  gouvernement,  avides  d'apprendre  ce  qu'il  savait,  de  pressentir 
ce  qu'il  allait  faire;  et,  parmi  eux,  les  plus  déçus,  les  membres  de 
l'extrême  droite,  n'étaient  pas,  à  cette  première  heure,  les  moins 
amers  contre  leur  prince;  Broglie,  saisissant  Buffet  par  le  bras 
et  le  tirant  à  l'écart,  lui  dit  :  «  Vous  entendez  ces  hommes- là;  eh 
bien  I  dans  quinze  jours,  c'est  moi  qu'ils  accuseront  d'avoir  empêché 
la  monarchie;  mais  nous  avons  quinze  jours  devant  nous  pour 
donner  à  la  France  un  gouvernement  et  la  sauver.  » 

Son  plan  fut  arrêté  sans  délai.  Dès  le  lendemain  soir,  en  petit 
comité  chez  le  duc  Decazes,  devant  quatre  ou  cinq  d'entre  nous,  il 
F  exposait  de  point  en  point,  tel  qu'il  allait  l'exécuter.  Il  ne  se  dissi- 
mulait pas  que  les  hommes  politiques  qui,  par  des  motifs  divers, 


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214  S0UYIK1BS  POLITIQUES 

avaient  pris  parti  pour  la  monarchie,  chercheraient  d'abord  quelque 
moyen  de  la  proclamer  ou  de  la  fonder,  en  se  passant  du  roi  qui  se 
dérobait  à  la  couronne  ;  mais  il  était  persuadé  qu'ils  ne  parviendraient 
pas  même  à  présenter  un  projet  quelconque,  à  plus  forte  raison  à  le 
faire  voter,  qu'il  faudrait  donc  s'en  tenir  au  pouvoir  du  Maréchal, 
consolider  ce  pouvoir  sans  en  changer  le  titre,  lui  assigner  une 
durée  fixe,  le  rendre  indépendant  de  l'Assemblée  actuelle  et  surtout 
des  Parlements  futurs,  constituer  ainsi  l'autorité,  en  la  personni- 
fiant dans  un  homme  à  défaut  d'une  dynastie;  puis,  autour  de  cette 
autorité  temporaire,  mais  stable  et  d'ailleurs  incapable  d'aucun 
empiétement,  construire  ultérieurement  des  institutions  libres.  Il 
estimait  qu'entre  la  démagogie  et  le  césarisme,  il  ne  nous  restait 
plus  d'autre  refuge. 

Mais  avant  d'aboutir  à  cette  conclusion,  il  fallait  que  les  partis 
monarchiques  épuisassent  les  combinaisons  qu'ils  devaient  ima- 
giner d'abord  pour  tromper  leur  désappointement,  et  qu'ils  les 
épuisassent  promptement;  car,  sous  peine  d'échapper  sans  retour 
aux  conservateurs,  le  pays  ne  pouvait  demeurer  en  suspens.  Per- 
sonne alors,  pas  plus  à  l'extrême  droite  qu'ailleurs,  personne  ne 
proposa  d'appeler  au  trône  le  comte  de  Chambord;  aux  yeux  de 
tous,  à  ce  moment,  il  s'était  rendu  impossible.  Mais  plus  d'une  fois 
aux  jours  de  crises,  les  dynasties  européennes  s'étaient  perpétuées 
ou  relevées  en  substituant  à  leur  chef,  incapable  de  régner,  un  de 
ses  héritiers.  La  maison  d'Autriche,  par  exemple,  s'était  conservé 
l'Empire  au  dix-septième  siècle  en  écartant  les  princes  qui  séparaient 
du  trône  Ferdinand  II,  au  dix- neuvième,  en  écartant  ceux  qui 
en  séparaient  François-Joseph.  En  France,  où  il  s'agissait,  non  pas 
de  maintenir  mais  de  rétablir  la  royauté,  cette  ressource  nous  a 
manqué.  La  branche  cadette  de  la  maison  royale  n'avait  pas  attendu 
d'être  l'héritière  de  la  branche  aînée  pour  s'emparer  de  l'héritage; 
une  révolution  le  lui  avait  livré;  une  autre  révolution  le  lui  avait 
ôté  :  le  lui  remettre  maintenant  en  écartant  l'aîné,  encore  vivant, 
n'eût  point  paru  restaurer  le  droit,  mais  au  contraire  renouveler 
la  révolution;  ni  cet  aîné,  ni  ses  partisans,  ne  s'y  seraient  prêtés; 
les  princes  d'Orléans,  retenus  par  les  engagements  qu'ils  venaient 
de  prendre,  ne  s'y  prêtaient  pas  non  plus,  et  nous  ne  pouvions 
recourir  à  l'expédient  qu'on  eût  employé  dans  tout  autre  pays  :  la 
maison  d'Orléans  et  la  France  expiaient  ensemble  la  révolution 
de  1830. 

Tel  était  cependant  &  cette  époque  l'entraînement  ou  plutôt  la 
ténacité  monarchique,  qu'à  la  place  du  roi  défaillant  on  songea 
d'abord  à  instituer  soit  un  régent  soit  un  lieutenant-général  du 
royaume  pris  dans  la  maison  royale.  La  proposition  en  fut  faite 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  215 

chez  le  général  Changarnier  où  le  centre  droit  et  la  droite  modérée 
s'étaient  hâtés  de  se  réunir;  et  comme,  dans  cette  réunion  qui 
comptait  tant  de  vieux  royalistes  un  timide  murmure  s'élevait  contre 
les  princes  d'Orléans,  la  voix  autorisée  entre  toutes  du  comte  de 
Maillé  y  coupa  court  aussitôt  :  «  Toute  ma  vie,  dit-il,  j'ai  détesté 
les  d'Orléans;  mais  depuis  la  soumission  de  M.  le  comte  de  Paris  à 
M.  le  comte  de  Chambord,  je  tiens  pour  factieux  quiconque  les 
attaque.  »  La  réunion  se  prononça  d'un  commun  accord  pour  une 
régence;  et  comme,  de  tous  les  princes,  le  duc  d'Aumale  était  alors 
le  plus  en  vue,  il  fut,  sans  contestation  aucune,  désigné  pour  cet  office. 

Cependant,  pour  soumettre  un  semblable  projet  à  F  Assemblée,  il 
fallait  y  rallier  les  suffrages  de  l'extrême  droite.  Il  lui  fut  commu- 
niqué; elle  en  délibéra  sans  délai,  en  adopta  la  disposition  première 
et  substitua  seulement  au  duc  d'Aumale,  objet  spécial  de  ses 
méfiances,  le  prince  de  Joinville  :  à  quoi  le  centre  droit  comme  la 
droite  modérée  consentirent  aussitôt  sans  difficulté. 

Le  général  Changarnier  fut  donc  chargé  d'offrir,  au  nom  de  la 
droite  tout  entière,  la  régence  ou  la  lieutenance  générale  au  prince 
de  Joinville.  Celui-ci  la  refusa  en  disant  au  général  Changarnier  qui 
nous  transmit  ses  explications  :  «  Ce  qui  justifie  la  conduite  de  mon 
père  en  1830,  c'est  qu'à  cette  époque  la  France  n'avait  pas  d'autre 
ressource  que  lui.  Si  j'acceptais  l'offre  qui  m'est  faite  aujourd'hui,  on 
aurait  le  droit  de  condamner  mon  père  rétrospectivement,  parce 
que  nous  semblerions  toujours  prêts  à  saisir  le  pouvoir,  de  quelque 
façon  qu'il  devienne  vacant.  La  France  a  maintenant  ce  qu'elle 
n'avait  pas  en  1830  :  un  gouvernement  encore  debout.  Elle  a  le 
Maréchal  ;  il  faut  le  maintenir.  Je  veux  et  nous  devons  tous  être 
mac-mahoniens.  »  Le  Maréchal  fut  alors  sondé  pour  savoir  sll 
accepterait  le  titre  de  régent  ou  de  lieutenant- général  du  royaume. 
Mais  prêt  à  rester  à  son  poste  comme  il  avait  été  prêt  à  en  des- 
cendre, par  dévouement  au  pays,  il  refusa  de  changer  le  titre  sous 
lequel  on  avait  trouvé  utile  et  honorable  qu'il  acceptât  le  pouvoir, 
ne  se  souciant  pas  de  gouverner  au  nom  d'un  roi  par  lequel  il 
risquerait  d'être  désavoué. 

Le  duc  de  Broglie  ne  s'était  donc  pas  trompé;  il  fallait  s'arrêter 
au  projet  qu'il  avait  conçu.  Dès  la  rentrée  de  l'Assemblée,  le 
5  novembre,  six  jours  après  que  la  lettre  du  comte  de  Chambord 
avait  mis  fin  à  la  tentative  monarchique,  la  prorogation  des  pouvoirs 
du  Maréchal  était  proposée  par  239  députés,  et  quinze  jours  plus 
tard,  le  19  novembre,  votée  par  376.  Le  gouvernement  n'était 
resté  que  trois  semaines  en  suspens,  et  les'conservateurs,  malgré 
l'écroulement  de  leurs  espérances,  le  gardaient  en  mains. 

Si  rapide  qu'il  eût  été,  ce  dénouement  n'avait  pu  être  obtenu  sans 


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216  SOOYKMRS  POUTIQUJ» 

négociations  ni  débats  à  la  tribune.  Nos  adversaires  avaient  saisi 
l'occasion  d'exposer  leurs  doctrines.  M.  Rouher  avait  préconisé  l'appel 
au  peuple  et  le  plébiscite.  M.  Grévy  et  M.  Jules  Simon  avaient  con- 
testé à  l'Assemblée  le  droit  d'instituer  un  délégué  appelé  à  lui  sur- 
vivre. Cependant  ce  n'était  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  sens  que  la 
majorité  risquait  de  pencher.  Le  centre  gauche  avait  plus  de  chances 
de  l'emporter  en  proposant  d'accepter  le  pouvoir  du  Maréchal,  mais  à 
des  conditions  que  le  Maréchal  et  ses  partisans  repoussaient.  L'origi- 
nalité du  projet  suggéré  par  le  duc  de  Broglie  et  recommandé  par  les 
messages  du  Maréchal,  consistait  en  effet  à  donner  à  l'Etat  un  chef 
avant  d'y  fonder  des  institutions,  à  mettre  ce  chef,  immédiatement  et 
pour  un  temps  donné,  hors  d'atteinte,  pendant  qu'autour  de  lui  la 
forme  définitive  du  gouvernement  serait  débattue  et  réglée  pour 
l'avenir.  Sans  doute,  il  eût  été  plus  logique  de  procéder  comme  le 
proposaient  les  orateurs  du  centre  gauche,  MM .  Dufaure  et  Laboulaye, 
de  rattacher  la  confirmation  des  pouvoirs  du  Maréchal  au  vote  inté- 
gral des  lois  constitutionnelles,  d'instituer  le  pouvoir  législatif  en 
même  temps  que  le  pouvoir  exécutif  et  d'assurer  d'avance  la  trans- 
mission régulière  de  l'un  et  de  l'autre.  Mais  pour  cela,  il  eût  fallu  se 
prononcer  sans  délai  sur  la  forme  du  gouvernement;  et  dès  lors, 
avec  les  anciens  dissentiments  et  les  récents  mécomptes  qui  entra- 
vaient l'action  des  conservateurs,  on  n'eût  pas  «  rallié  autour  du 
pouvoir  tous  les  amis  de  Tordre  sans  distinction  de  parti  ».  De  plus, 
pendant  l'inévitable  durée  des  discussions  et  des  agitations  consti- 
tutionnelles, le  pouvoir  exécutif,  celui  sur  qui  repose  avant  tout  la 
tranquillité  publique,  serait  demeuré  indéfiniment  en  suspens;  il 
eût  manqué  de  «  stabilité  et  d'autorité1  ».  Or  c'était  précisément 
pour  parer  &  ces  périls  qu'on  avait  proposé  le  Septennat  du  Maré- 
chal :  ainsi  nommait- on  la  prorogation  de  ses  pouvoirs,  parce  que 
leur  durée,  d'abord  indiquée  pour  dix  ans,  avait  été  réduite  à  sept. 
Il  fut  d'ailleurs  expressément  convenu  qu'aussitôt  cette  prorogation 
décidée,  il  serait  procédé  à  l'élaboration  des  lois  constitutionnelles, 
que   le   pouvoir    législatif,   qu'on    semblait   décidé   à    partager 
entre  deux  Chambres,  serait  organisé  à  côté  du  pouvoir  exécutif  et 
que  le  chef  de  l'Etat  serait  environné  des  institutions  nécessaires 
pour  affermir  son  autorité  en  la  réglant;  cette  condition  posée 
comme  indispensable  à  l'exercice  de  cette  autorité,  ne  fut  alors 
aucunement  contestée. 

Le  projet  ainsi  combiné  par  le  duc  de  Broglie,  exposé  et  défendu 
par  le  meilleur  débuter  de  la  droite,  Octave  Depeyre,  fut  adopté 
sans  modification.  La  majorité,  d'abord  incertaine  et  chancelante, 

*  Message  du  Maréchal  lu  dans  la  séance  du  5  novembre  1873. 


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LES  TENTATIVES  DE  RESTAURATION  APRÈS  LA  GUERRE  217 

s'aflermit  et  s'accrut  rapidement  à  mesure  que  le  débat  avançait. 
Elle  se  composait  principalement  des  hommes  qui  avaient  voulu 
restituer  la  monarchie  &  la  France  et,  sous  le  coup  de  leur  échec,  se 
sentaient  plus  obligés  que  d'autres  à  ne  pas  la  laisser  sans  gouver- 
nement. L'extrême  droite  ne  nous  refusa  pas  son  concours;  les 
ministres  qui  la  représentaient  dans  le  cabinet  ou  qui  tenaient  à 
ne  point  rompre  avec  elle  avaient  d'avance  adhéré  au  projet;  et 
quand  vint  le  scrutin  définitif,  sept  membres  seulement  de  ce  parti 
s'abstinrent;  tous  les  autres,  les  plus  importants  en  tète,  votèrent 
avec  la  majorité. 

Ce  vote,  émis  au  milieu  de  la  nuit,  après  dix  heures  de  séance, 
avait  été  précédé  d'un  discours  du  premier  ministre  manœuvrant 
avec  autant  de  sûreté  que  de  dextérité  au  milieu  des  espérances 
trompées  études  divisions  persistantes.  Lorsqu'il  descendit  de  la  tri- 
bune, les  conservateurs  désemparés  se  relevaient  ralliés  autour  du 
Maréchal  et  se  sentaient  sinon  satisfaits,  du  moins  soulagés. 
Rejetés  loin  du  port  au  moment  de  l'atteindre,  ils  avaient  trouvé 
sur  la  plage  un  abri. 

Il  y  avait  pourtant  à  côté  de  nous,  dans  l'ombre,  un  personnage 
que  l'issue  du  débat  devait  amèrement  désabuser.  Peu  de  jours 
avant  le  vote  du  septennat,  le  comte  de  Chambord  était  arrivé 
mystérieusement  à  Versailles.  Il  avait  demandé  à  s'entretenir 
secrètement  avec  le  Maréchal;  mais  celui-ci  s'était  refusé  à  l'en- 
trevue. Après  avoir  souhaité  sincèrement  la  monarchie,  le  Maréchal 
la  tenait  alors  pour  impossible;  sa  résolution  était  prise  :  il 
avait  consenti  à  négocier  la  prorogation  de  son  propre  pouvoir  avec 
divers  partis;  engager  en  même  temps,  à  leur  insu,  une  négociation 
contraire  répugnait  à  la  simplicité  et  à  la  droiture  de  son  caractère. 
Il  ne  confia  pas  même  à  ses  ministres  l'ouverture  qui  lui  était 
faite;  le  duc  de  Broglie,  j'en  suis  témoin,  n'a  connu  la  venue  du 
comte  de  Chambord  que  plusieurs  jours  après  qu'il  était  parti 
ce  qui  permit  au  premier  ministre  de  constater  en  même, 
temps  que  la  discrétion  du  Maréchal,  l'insuffisance  de  sa  police, 
mais  d'ailleurs  ne  lui  inspira  pas  de  regrets.  Il  avouait  que  si, 
pendant  le  discours  qui  avait  décidé  du  débat,  il  avait  soupçonné 
quel  auditeur,  invisible  et  présent,  se  tenait  suspendu  à  sa  parole, 
il  en  aurait  été  troublé  et  peut-être  n'aurait  pas  dirigé  cette  parole 
comme  il  l'avait  fallu  à  travers  les  écueils. 

A  mesure  que  la  délibération  avançait,  il  en  était  rendu  compte 
en  effet  au  prince  à  trois  cents  pas  du  palais,  dans  la  maison  de 
M.   de  Vanssay,  rue  Saint-Louis,   où   il  était  descendu1.  C'est 

*  Je  me  réfère  ici  au  témoignage  du  marquis  de  Dreux-Brézé  qui  a  démenti 


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218  SOUVENIRS  POLITIQUES 

là  qu'il  devait  passer  en  peu  d'heures  de  déception  en  déception. 
Il  était  arrivé  croyant  à  la  fois  à  son  royal  prestige  et  à  l'impuis- 
sance parlementaire.  Il  avait  compté  subjuguer  le  Maréchal  en 
l'abordant,  et  le  Maréchal  ne  s'était  pas  laissé  aborder.  II  présumait 
ensuite  que  l'Assemblée  ne  parvenant  pas  à  instituer  un  gouver- 
nement, l'échec  de  la  manœuvre  parlementaire  ne  laisserait  au 
pays  d'autre  ressource  que  lui  seul;  c'était  la  dernière  chance  à 
laquelle  il  se  raccrochait.  Peut-être  imaginait-il,  &  travers  le  désarroi 
des  partis  dans  cette  Assemblée  déconcertée,  je  ne  sais  quel  coup 
de  main  ou  de  théâtre,  qui  le  ferait  apparaître  soudain  comme 
le  sauveur  inattendu  et  nécessaire.  L'établissement  du  septennat 
dissipa  ce  rêve.  II  n'avait  rien  fait  pour  empêcher  ce  vote, 
il  n'avait  pas  détourné  ses  fidèles  les  plus  dociles  d'y  prendre 
part;  c'était  alors  sa  résolution  de  n'intervenir  dans*  aucun  acte 
parlementaire.  Mais  il  se  persuadait  sans  doute  que  la  majorité 
se  dissoudrait  sans  qu'il  s'en  mêlât.  Lorsqu'elle  se  fut  prononcée, 
il  n'eut  plus  qu'à  s'éloigner  mélancolique  et  mécontent.  Avant  de 
quitter  Versailles,  il  tint  cependant  à  revoir  trois  ou  quatre  de 
ses  serviteurs,  les  plus  avant  dans  sa  confiance;  et  le  principal 
d'entre  eux,  Lucien  Brun,  a  déclaré  qu'il  ne  leur  avait  rien  dit 
du  vote  auquel  ils  venaient  de  s'associer  !.  II  faut  croire  néan- 
moins qu'ils  discernèrent  le  mécontentement  inexprimé  de  leur 
maître;  car  on  les  vit  bientôt,  à  la  suite  de  ce  douloureux  adieu,  se 
démentir  eux-mêmes  en  refusant  opiniâtrement  les  moyens  de 
vivre  au  pouvoir  qu'ils  avaient  contribué  à  créer. 

En  repassant  par  Paris,  le  malheureux  prince  apprit  que  la 
garnison  devait  se  rendre  aux  Invalides  pour  l'enterrement  d'un 
amiral.  Il  voulut  contempler  ce  spectacle  à  la  dérobée.  Un  fiacre 
le  conduisît  au  coin  de  l'une  des  rues  qui  aboutissent  à  l'Espla- 
nade et  là,  tandis  que  les  troupes  s'assemblaient,  ne  voulant  pas 
être  reconnu,  il  restait  enfoncé  dans  la  voiture  immobile.  Cette 
armée  qu'il  regardait  ainsi  sans  se  laisser  voir,  il  aurait  pu, 
à  cheval,  suivi  des  généraux  et  des  princes,  la  faire  défiler  sous  ses 
yeux,  à  son  commandement,  toutes  les  épées  et  tous  les  drapeaux 
slnclinant  devant  lui.  Il  ne  l'avait  pas  voulu. 

Eprouvait-il  alors  quelque  regret  de  sa  détermination?  N'était-ce 
pas  pour  se  rapprocher  du  trône  qu'il  était  venu  à  Versailles?  En 
dépit  de  cette  dernière  démarche,  j'incline  toujours  à  croire  qu'il 

le  bruit,  assez  répandu  alors,  que  le  comte  de  Ghambord  avait  passé  la  nuit 
durant  laquelle  fut  voté  le  septennat  dans  la  cour  du  palais,  au  pied  de  la 
statue  de  Louis  XIV.  (Marquis  de  Dreux-Brézô,  Notes  et  souvenirs,  p.  152 
et  160.) 

1  Chesnelong,  la  Campagne  monarchique,  p.  498. 


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LES  TENTATIVES  DE  EBSTAURATÏ05  APRÈS  LA  GUERRE  219 

ne  se  souciait  pas  de  régner,  sentiment  combattu  d'ailleurs,  comme 
je  l'ai  déjà  indiqué,  par  l'idée  qu'il  se  faisait  de  son  devoir.  Après 
la  lettre  de  Salzbourg,  ce  fut  cette  idée  du  devoir,  ce  fut  an  accès 
de  repentir  qui  le  poussa  sans  doute  à  Versailles.  Mais  ce  repentir 
ne  devait  aller  ni  jusqu'à  la  rétractation  ni  jusqu'à  l'abdication. 
Les  incidents  qui  ont  accompagné  son  voyage  en  sont  la  preuve. 

D'une  part,  en  effet,  Chesnelong  raconte  que,  sans  le  mander 
en  sa  présence,  le  comte  de  Ghambord,  en  arrivant,  le  fit 
sonder  et  sonda  lui-même  an  général  (n'était-ce  pas  le  général 
Ducrot?)  sur  les  chances  qu'il  pouvait  avoir  encore.  Chesnelong 
répondit  que  la  seule  qui  lui  restât,  était  d'abandonner  à  F  Assem- 
blée le  choix  du  drapeau1.  Le  général,  quel  qu'il  fût,  donna  sûre- 
ment une  réponse  analogue,  et  cette  double  consultation  n'aboutit 
à  rien.  D'autre  part,  le  marquis  de  Dreux-Brézé,  déclare  avoir  été 
chargé  de  féûciter  et  de  remercier  le  prince  de  Join  ville  de  ce  qu'il 
avait  refusé  la  lieutenance  générale  du  royaume,  offerte  pourtant 
an  nom  de  l'extrême  droite2. 

Inhabile  à  saisir  la  couronne,  incapable  d'y  renoncer,  le  roi, 
déchu  sans  avoir  régné,  retournait  donc,  pour  n'en  plus  sortir, 
dans  son  exil  désormais  volontaire,  désolé  sans  doute  du  sort 
qu'il  prévoyait  pour  la  France,  mais  se  persuadant  avoir  tout 
fait  pour  le  conjurer. 

Ainsi  finit  notre  tentative  de  restauration.  Ainsi  fallut- il,  à 
défaut  de  la  perpétuité  monarchique,  installer  une  autorité  transi- 
toire qui  écartât  le  péril  du  moment  et  réservât  l'avenir.  Lourde 
tâche  qui  échut  au  duc  de  Broglie;  les  politiques  qui  le  virent  à 
l'œuvre  ralliant  l'armée  conservatrice  prête  à  se  disperser  parce 
que  le  but  qu'elle  avait  poursuivi  se  dérobait  à  son  atteinte,  les 
tacticiens  qui  l'observèrent  concentrant  cette  armée  sur  une  posi- 
tion où  elle  pouvait  se  retrancher  encore  et  tenir  tète  à  l'adversaire, 
admirèrent  la  décision,  l'habileté  et  la  vaillance  avec  laquelle  il 
dirigea  cette  retraite. 

Sous  un  gouvernement  temporaire,  la  France  pouvait  désormais 
attendre  un  régime  définitif.  Lequel?  La  république  ou  la  monar- 
chie? Nul  engagement  n'était  pris  à  ce  sujet,  nulle  détermination 
arrêtée.  La  république  subsistait  en  fait,  mais  les  républicains  res- 
taient écartés  du  pouvoir.  Et  si  le  roi  avait  manqué  à  la  monarchie, 
les  monarchistes  continuaient  à  prévaloir  au  Parlement. 

Ce  n'était  pas  pour  abandonner  leur  cause  sans  retour  qu'ils 
avaient  maintenu  le  Maréchal  à  la  tête  de  l'Etat.  «  Vous  voulez, 

*  Chesnelong,  la  Campagne  monarchique,  p.  467  et  suiv.  et  p.  471. 

*  Marquis  de  Dreux-Brézé,  Notes  et  souvenirs,  p.  12tf. 


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220  SOUVJOTiaS  F0UT1QUES 

disait  leur  plus  sagace  antagoniste,  Jules  Simon,  faire  en  plusieurs 
années  ce  que  vous  n'ayez  pu  faire  en  trois  mois.  »  En  effet,  ils 
ajournaient  leurs  espérances,  mais  n'y  renonçaient  pas.  Le  pro- 
moteur du  septennat,  Broglie,  n'avait  pas  cessé  de  considérer  la 
monarchie  comme  le  gouvernement  naturel  et  normal  de  la  France, 
et  les  institutions  qu'il  méditait  de  fonder  autour  du  Maréchal 
étaient,  dans  sa  pensée,  les  pierres  d'attente  de  l'édifice  monar- 
chique. 

Cependant  il  est  rare  que  les  œuvres  des  hommes  répondent 
pleinement  à  leurs  visées;  et  les  gouvernements  reçoivent  sou- 
vent leurs  organes  nécessaires  de  ceux  qui  n'avaient  pas 
souhaité  d'avance  leur  avènement.  Si  le  Maréchal  et  les  hommes 
groupés  autour  de  lui  n'avaient  pas  été  renversés,  seraient-ils 
arrivés  à  rétablir  la  monarchie?  Il  y  a  lieu  d'en  douter.  Mais  à 
défaut  de  la  monarchie,  ils  auraient  rendu  la  république  vérita- 
blement conservatrice;  ils  sont  tombés,  —  la  suite  de  ce  récit, 
s'il  m'est  donné  de  le  continuer,  le  montrera  peut-être,  —  en 
cherchant  à  procurer  à  la  France,  sous  le  gouvernement  républi- 
cain, deux  choses  qui  sauvegardent  ailleurs  ce  gouvernement,  et 
qui  lui  manquent  encore  en  notre  pays  :  une  Assemblée  représen- 
tative élue  en  vertu  d'une  autre  loi  que  celle  du  nombre  et  capable 
de  faire  contrepoids  au  suffrage  universel;  un  pouvoir  exécutif 
indépendant  et  efficace. 

G.  de  Me  aux. 


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LA  COMÉDIE  ET  LES  MŒURS 

SOUS 

LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  * 


II.  —  L'ARGENT  ET  LA  POLITIQUE 


I 


11  n'est  pas  nécessaire  d'être  fort  érudit  en  littérature  drama- 
tique pour  savoir  que  l'argent  a  toujours  tenu,  dans  la  comédie, 
autant  de  place  que  l'amour.  Comédie  grecque  ou  latine,  italienne, 
classique,  larmoyante,  aucune  époque  ni  aucun  genre  n'a  négligé 
les  effets  que  l'on  peut  tirer  de  cette  passion  universelle  :  l'argent. 
Hais  aussi  chacun  a  pu  remarquer  que,  dans  presque  toutes  les 
pièces  antérieures  au  dix-neuvième  siècle,  les  poètes  ont  cherché  à 
plaire  au  public  en  introduisant  sur  ce  point  une  invraisemblance 
voulue.  Dans  quelle  société,  sous  quelle  latitude,  à  quelle  époque, 
a-t-on  pu  voler  une  bourse  avec  la  désinvolture  qu'apportent  à 
cette  opération  les  esclaves  de  Plaute  ou  les  valets  de  Molière  et  de 
Regnard,  aux  applaudissements  des  voisins,  et  sans  qu'il  en  coûte 
au  voleur  et  à  ses  complices  autre  chose  qu'un  impudent  aveu  ou 
qu'une  grotesque  confession?  Dans  quelle  monarchie,  dans  quelle 
république,  les  tuteurs  et  les  pères  se  sont-ils  laissés  aussi  genti- 
ment bercer?  Où  donc  les  héritages  arrivent-ils  à  point  nommé 
pour  le  bonheur  d'un  jeune  couple  amoureux?  Et  dans  quelle 
famille  voit-on  survenir,  au  moment  de  l'embarras  général,  un 
oncle  de  Malabar  ou  de  Gascogne,  qui  semble  pressé  de  répandre 
à  pleines  mains  sa  fortune  sur  la  vertu  malheureuse  ou  sur  le  génie 
méconnu?  Vous  savez  bien,  par  expérience,  que  ce  sont  là  des 
aventures  aussi  merveilleuses,  des  mœurs  aussi  extraordinaires 
que  celles  des  contes  de  fées. 

*  Voy.  le  Correspondant  du  iO  septembre  1902. 


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222  LA  00MED1E  £T  LIS  MŒURS 

La  joie  des  spectateurs  viendra  donc,  jusqu'au  dix- neuvième 
siècle,  de  ce  qu'ils  verront  résolu,  au  théâtre,  de  la  façon  la  plus 
aisée,  la  plus  large,  la  plus  inattendue,  la  plus  romanesque,  un 
des  problèmes  les  plus  cruels  de  la  vie  quotidienne.  Les  uns  ont  eu 
des  procès  :  et  qu'ils  les  aient  perdus  ou  gagnés,  ils  ont  su  ce  qu'il 
en  coûte.  D'autres  ont  espéré  que  leur  pauvreté  vertueuse,  labo- 
rieuse, digne  et  persévérante,  leur  mériterait  quelque  jour  tel 
héritage  d'un  collatéral;  et  cet  héritage,  comme  va  l'eau  &  la 
rivière,  est  allé  à  quelque  parent  déjà  trop  riche.  D'autres  ont  une 
fille  à  marier,  qui  est  charmante,  et  qui  n'a  pas  de  dot;  mais  elle  a 
déjà  trente  ans,  et  aucun  de  ses  oncles  ne  se  soucie  de  la  pourvoir. 
Tous  ces  gens-là  oublient  pour  un  instant  leurs  maux  et  leurs 
rancunes,  en  écoutant  Tune  de  ces  pièces  où  les  millions  tombent 
du  ciel,  où  les  avares  n'ont  accumulé  d'argent  qu'au  profit  de 
jeunes  amoureux,  où  les  procès  sont  gagnés  par  la  vertu,  où  la 
cupidité  mène  les  coquins  en  prison.  Est-il  de  plus  heureuses  et  de 
plus  consolantes  illusions! 

Turcaret  même,  quoi  qu'on  en  dise,  ne  fait  pas  exception  à  cette 
règle  générale  de  la  comédie  ancienne  ou  classique.  Il  n'y  est  pas 
question  en  effet  des  moyens  réels  par  lesquels  le  financier  s'est 
enrichi.  On  n'y  voit  pas  la  misère  de  ses  victimes;  on  n'y  entend 
pas  les  soupirs  ou  les  plaintes  de  ceux  qu'il  a  dépouillés.  Non.  On 
se  venge  des  maux  causés  par  le  traitant,  maux  qui  vont  vous 
atteindre  demain,  en  assistant  à  sa  propre  ruine.  On  le  regarde 
plumer  par  une  coquette.  Et  ce  ricochet  de  fourberies  nous 
soulage,  en  nous  montrant  que  Turcaret  est  puni  par  où  il  a  péché. 

Avec  le  dix-neuvième  siècle,  nous  allons  voir  se  modifier  profon- 
dément la  comédie  d'argent. 

«  C'est  une  chose  singulière  et  digne  de  remarque,  écrit 
Th.  Gautier,  en  1848,  que  l'introduction  de  l'argent  dans  la  litté- 
rature, comme  but,  comme  moyen  et  comme  idéal;  on  n'en  trouve 
aucune  trace  sérieuse  avant  notre  époque.  Dans  les  pistoles  déro- 
bées aux  tuteurs  et  aux  pères  par  les  mauvais  sujets  de  la  comédie 
ancienne,  c'est  l'originalité  de  l'expédient  et  non  la  valeur  de  la 
somme  que  l'on  considérait.  Les  échéances,  les  coups  de  Bourse  et 
les  grosses  sommes  sont  des  moyens  d'intérêt  tout  modernes...  Le 
public  comprend  tout  cela1.  » 

A  partir  du  Duhautcours  de  Picard  (1801),  il  sera  question,  au 

*  La  Presse,  24  janvier  1848  (Eut.  de  Tort  dram.,  Y,  218).  —  Les  feuille- 
tons réunis  par  Th.  Gautier  dans  son  Histoire  de  fart  dramatique  en  France 
depuis  vingt-cinq  ans  (Paris,  Hetzel,  1858-59)  sont  ceux  qu'il  a  donnés  à  Ut 
Presse  de  1837  à  1852.  C'est  par  erreur  que  nous  les  avions  attribués  à  sa 
campagne  du  Moniteur,  où  il  a  débuté  seulement  an  1856. 


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SOUS  LA  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  m 

théâtre,  des  moyens  réels  par  lesquels  on  poursuit,  on  conserve, 
on  perd  la  fortune,  des  embarras  réels  que  cause  la  pauvreté,  des 
tentations  de  la  cupidité,  des  bénéfices  et  des  retours  de  l'agiotage. 
Nous  entendons  causer  de  chiffres,  du  cours  de  la  rente,  de  la 
hausse  et  de  la  baisse,  de  sociétés  par  actions...  Les  personnages 
de  ces  pièces  n'auront  rien  de  vague.  Ils  seront  négociants,  et  Ton 
saura  ce  qu'ils  vendent;  banquiers,  et  à  quel  taux  ils  donnent  leur 
argent;  agents  de  change,  avoués,  huissiers...  Bref,  la  vérité 
cruelle,  exclue  par  l'ancienne  comédie,  va  reparaître  et  régner  en 
maltresse  sur  le  théâtre. 

Comment  s'expliquer  que  la  vue  de  ces  tracas  financiers,  de  ces 
jeux  de  Bourse,  de  ces  lâchetés  et  de  ces  faillites,  ait  pu  inté- 
resser, c'est-à-dire  amuser ,  les  spectateurs  du  dix-neuvième  siècle? 

C'est,  d'abord,  que  les  poètes  comiques,  ceux  qui  ont  l'ambition 
de  peindre  les  mœurs,  s'emparent  naturellement  des  défauts  et  des 
vices  les  plus  saillants  de  leur  siècle.  Or,  la  plaie  nouvelle  n'était- 
elle  pas  justement  le  besoin  de  la  fortune,  à  tout  prix  et  par  tous 
les  moyens?  Qui  ferait  l'histoire  de  la  société,  de  1800  à  1850,  n'y 
trouverait-il  pas,  vivants,  les  types  de  Robert  Macaire  et  de  Ber- 
trand, du  spéculateur  Ghallet,  du  banquier  Vercfier,  du  courtier 
Durosey?  Cette  fièvre  d'argent  s'explique  par  le  changement  même 
des  conditions.  «  Avant  la  Révolution,  dit  G.  Bonjour,  dans  la 
préface  de  t  Argent,  au  Heu  (Tune  noblesse  nominale  que  nous 
avons  aujourd'hui,  il  existait  une  noblesse  réelle,  qui  avait  ses 
droits  et  ses  privilèges.  Il  fallait  être  gentilhomme  pour  avoir  une 
grande  existence  sociale;  ce  titre  ouvrait  l'accès  à  tous  les  emplois, 
à  toutes  les  faveurs;  il  était  par  conséquent  le  point  de  mire  de  la 
plupart  des  ambitions...  Aussi  la  manie  des  titres  était-elle  la  manie 
du  temps;  et  nos  prédécesseurs,  les  poètes  comiques,  ont  dirigé 
contre  elle  une  partie  de  leurs  traits.  De  nos  jours,  il  n'en  est  point 
ainsi.  11  n'y  a  plus  guère  en  France  que  deux  classes  :  les  riches 
et  les  pauvres;  l'aristocratie  des  écus  a  remplacé  celle  des  noms. 
Elle  a  bien  aussi  ses  travers  et  ses  ridicules  :  je  les  ai  attaqués,  j'ai 
dû  le  faire  '.  »  (Tétait  donc  un  champ  fertile  qui  s'ouvrait  devant 
les  poètes  comiques  soucieux  de  vérité  et  de  moralité.  Ils  étaient 
bien  sûrs  que  le  public,  s'il  souffrait  peut-être  de  certains  détails 
trop  communs,  applaudirait  aux  tirades  contre  les  spéculateurs  et 
les  agioteurs.  Que  dis- je?  ceux-ci,  pour  soulager  leur  conscience, 
seraient  les  premiers  à  flétrir,  au  théâtre,  la  cupidité  et  le  vol. 

Mais,  d'autre  part,  le  public  s'amuse  toujours  de  ses  propres 
ridicules;  on  ne  saisit  bien  en  effet  que  ceux  qui  vous  sont  per- 

«  G.  Bonjour,  Théâtre  (éd.  de  1902).  H,  5.  * 


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224  Là  COMÉDIE  ET  LES  MOEURS 

sonnels.   Sur  la  statue  de  Plutus,  on  peut  inscrire  depuis  la 
Révolution  : 

Qui  que  tu  sois,  voilà  ton  maître; 

U  Test,  le  fut,  ou  le  doit  être. 

Tel  qui  n'a  pas  spéculé  a  été  tenté  de  le  faire;  tel  autre  se  sent 
nn  gré  infini  de  s'être  honnêtement  enrichi;  tel  qui  vit  de  contes- 
tables gains  à  la  Bourse  se  persuade  qu'il  est  absous  de  ses  profits 
par  les  risques  auxquels  il  s'expose.  Chacun  croit  être  resté  en 
deçà  de  la  limite  où  commence  l'odieux,  comme  chaque  bourgeois 
gentilhomme  pouvait  penser  jadis  qu'il  évitait  le  ridicule  de 
M.  Jourdain.  Et  voilà  pourquoi,  en  forçant  légèrement  les  traits, 
la  comédie  de  mœurs  se  fait  applaudir  par  ses  victimes  elles- 
mêmes;  voilà  pourquoi  la  caricature  excite  le  rire  de  ceux  qu'elle 
veut  désigner  à  la  malignité  publique  :  bien  plus,  elle  intéresse 
leur  amour-propre.  Faites  la  caricature  d'un  officier  :  «  Voilà 
pourtant,  dira  le  plus  sanglé  d'entre  eux,  où  l'on  peut  en  arriver 
avec  le  costume  qui  m'est  imposé,  quand  on  n'a  ni  ma  tournure 
ni  mon  goùtl  » 

Qui  donc  pourrait  nier,  d'ailleurs,  que  ces  situations  créées  par 
Y  argent  ne  fussent  par  elles-mêmes  très  dramatiques?  Le  désir  de 
faire  fortune  crée  nécessairement  des  conflits  de  deux  espèces  : 
ceux  des  cupidités  rivales,  ceux  de  la  conscience  avec  la  cupidité  : 
de  là  une  action,  un  drame,  au  sens  vrai  du  mot.  De  plus,  la 
possession  récente  de  la  fortune  entraîne  le  besoin  de  briller  et  les 
ridicules  qui  en  sont  la  conséquence  chez  les  parvenus,  la  rivalité 
avec  l'aristocratie  de  race,  l'oubli  de  ses  propres  origines,  ou  par- 
fois un  orgueil  à  rebours  qui  pousse  l'enrichi  à  exagérer  la  petitesse 
de  ses  origines  pour  accroître  son  mérite  personnel.  V argent  a 
donc  ses  travers  particuliers,  nouveaux,  caractéristiques;  et  les 
poètes  comiques  eussent  manqué  à  leur  mission  en  négligeant 
cette  mine  si  féconde  même  au  seul  point  de  vue  de  l'art. 

Enfin,  ne  vit-on  pas,  sous  la  Restauration  et  sous  Louis-Philippe, 
des  financiers  à  qui  leur  influence,  presque  mystérieuse  aux  yeux 
du  vulgaire,  valut  un  titre  de  noblesse,  une  haute  situation  dans 
la  politique,  le  droit  de  lier  et  de  délier  les  questions  intérieures  et 
extérieures?  Leur  élévation,  et  parfois  leur  chute  profonde,  avait 
je  ne  sais  quoi  de  grandiose  et  de  terrible  qui  contribuait  à  séduire 
et  à  charmer  la  curiosité  publique.  Il  semblait  que  l'antique  Fata- 
lité planât  au-dessus  de  la  cohue  vociférante  des  gens  de  Bourse, 
et  désignât  au  hasard,  pour  de  soudaines  fortunes  ou  de  déshono- 
rantes ruines,  ces  nouvelles  puissances  «  que  l'on  regardait  de 
si  bas  ». 


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SODS  LA  RESTAURATION  IT  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  225 


II 

C'e9t  tout  d'abord  dans  le  vaudeville  ou  «  la  petite  omédie  », 
cela  va  sans  dire,  que  la  question  d'argent  se  précise. 

En  1821,  Picard,  Waflard  et  Fulgence,  font  représenter,  au 
Gymnase,  le  Jeu  de  Bourse  ou  la  Bascule.  Ils  y  donnent,  en 
quelque  sorte,  le  patron  ou  le  moule  de  la  plupart  des  comédies 
d'argent  qui  vont  suivre  jusqu'en  1848;  et,  d'ailleurs,  la  pièce 
n'est  pas  sans  ressemblance  avec  la  comédie  typique  de  Picard, 
les  Marionnettes.  Un  certain  Gautier,  petit  propriétaire,  spécule  à 
la  Bourse  avec  ses  4000  francs  de  rente.  Il  joue  à  la  hausse,  et 
gagne  400,000  francs.  Dès  lors,  son  caractère  change  ;  il  refuse  sa 
fille  au  jeune  avocat  qui  l'aime.  Le  père  de  l'avocat,  un  avoué,  très 
fier  jusqu'à  ce  jour,  et  tout  à  fait  opposé  au  mariage  de  son  fils 
avec  la  fille  de  Gautier,  souhaite  vivement  cette  union  maintenant 
que  le  parti  est  devenu  si  avantageux.  Lui-même,  il  joue  à  la 
Bourse.  La  roue  tourne  ;  la  baisse  lui  fait  gagner  une  fortune,  et 
ruine  Gautier.  «  Le  mérite  de  cet  ouvrage,  dit  le  critique  des 
Débats,  est  de  ressembler  du  moins  à  une  comédie,  de  peindre  des 
mœurs  existantes  et  des  personnages  qui  ne  sont  pas  des  êtres  de 
raison  '.  » 

A  leur  tour,  Scribe  etBayard,  en  1829,  s'empareront  de  Y  argent 
dans  les  Actionnaires.  On  y  voit  M.  Piffart,  sorte  de  Mercadet  en 
herbe,  qui  lance  des  affaires  magnifiques  et  fantaisistes.  Il  a  eu 
l'idée  de  mettre  en  prairies  la  plaine  alors  déserte  et  stérile  des 
Sablons  ;  il  ne  faudra,  pour  y  arriver,  que  creuser  des  puits  artésiens. 
«  Trop  de  détails  techniques  »,  d'après  les  Débats2;  et  l'observa- 
tion est  précieuse  à  recueillir.  Elle  nous  prouve  que  le  public 
voulait  qu'on  donnât  à  ces  comédies  ^affaires  un  certain  air 
d'illusion  s  ce  ni  que.  Mais  la  même  critique  loue  la  vérité  de  l'as- 
semblée des  actionnaires,  imitée  de  la  remarquable  réunion  des 
créanciers  dans  Duhaut cours. 

J'ai  rapproché  ces  deux  petites  pièces,  afin  de  réserver  la  plus 
large  place  aux  trois  ouvrages  importants  que  vit  paraître  une 
même  année,  1826,  et  un  même  théâtre,  le  Français.  Tant  il  est 
vrai  que  les  auteurs  et  les  directeurs  sentaient  que  la  curiosité 
publique  était  vivement  portée  vers  les  comédies  de  ce  genre!  — 
Le  Globe  annonce,  le  27  juin  1826,  que  quatre  pièces  sont  toutes 
prêtes...  «  Trois  époques,  dit  le  rédacteur,  sont  fameuses  dans 

«  Débats,  28  juillet  1821. 
*  Débats,  27  octobre  1829. 

25  octobre  1902.  15 


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m  u  comédie  rr  lis  mœurs 

notre  histoire  par  la  passion  et  le  scandale  du  jeu  :  le  système  de 
Law,  les  fournitures  du  Directoire  et  l'agiotage  de  nos  jours... 
M.  Picard  nous  a  laissé  Duhautcours,  admirable  page  d'histoire, 
censure  amère  et  gaie  tout  à  la  fois.  Qui  de  nos  auteurs  aura 
l'honneur  d'imprimer  sa  marque  sur  le  front  de  nos  joueurs?  Nous 
Terrons  :  le  concours  est  ouvert;  et  on  se  jette  sur  ce  sujet  comme 
sur  des  actions  d'un  emprunt  royal  ou  républicain...  » 

Ces  comédies  étaient  :  le  Spéculateur,  de  Riboutté  ;  l 'Agiotage, 
de  Picard  et  Ëmpis  ;  l'Argent  ou  les  mœurs  du  siècle,  de  Casimir 
Bonjour;  quant  à  la  quatrième,  le  Millionnaire,  son  titre  avait 
trompé  le  rédacteur  du  Globe  :  c'est  un  simple  drame  romanesque, 
qui  tomba  le  premier  soir,  à  i'Odéon1. 

Riboutté  était  «déjà  honorablement  connu,  nous  l'avons  dit,  par 
son  Assemblée  de  famille  (1808).  Mais,  sans  compter  qu'il  versifie 
d'une  façon  assez  molle  et  qu'il  manque  de  traits,  Riboutté  appar- 
tenait à,  l'école  de  La  Chaussée  et  de  Diderot,  laquelle  ne  se 
distingue  pas  par  la  vérité  de  l'observation  ni  par  la  nouveauté  des 
caractères.  Dans  le  Spéculateur,  on  ne  se  plaignit  pas  de  trouver 
trop  de  détails  techniques.  Jugez  plutôt  de  l'intrigue  et  des  situa- 
tions :  voici  deux  négociants,  Duvernet  et  Mesnard;  Duvernet  a 
deux  fils  :  l'un,  Alexis,  est  le  spéculateur,  qui  a  fait  une  grande 
fortune;  l'autre,  Jules,  est  peintre:  vous  êtes  assuré,  dès  qu'un 
peintre  apparaît  dans  une  comédie,  qu'il  a  beaucoup  de  talent,  et 
qu'il  sera  décoré  au  dernier  acte.  Jules  aime  Jenny,  fille  de 
M.  Mesnard;  un  jeune  avocat,  fils  de  M.  Mesnard,  aime  Henriette, 
fille  de  M.  Duvernet,  sœur  d'Alexis  et  de  Jules.  Au  dénouement, 
Alexis  sera  ruiné,  et  les  amoureux  seront  tous  récompensés.  Cette 
intrigue  n'est  en  soi  ni  bonne  ni  mauvaise;  tout  dépend  de  la 
manière  dont  les  mœurs  des  personnages,  par  rapport  &  V argent, 
auront  été  observées  et  rendues.  Eh  bien,  les  spectateurs  et  les 
critiques,  tout  en  reconnaissant  que  la  tentative  était  honorable, 
furent  unanimes  dans  leurs  reproches  :  c'était  un  drame  larmoyant 
et  non  une  comédie  fondée  sur  la  réalité.  «  M*  Riboutté,  dit  le 
Globe,  n'a  pas  fait  grands  frais;  il  ne  s'est  pas  fatigué  à  observer 
ce  qui  se  passe  sous  les  hangars  de  la  R  ourse,  dans  les  salons 
dorés  de  nos  joueurs,  ou  dans  les  cabinets  mystérieux  des  agents 
de  change;  il  n'a  cherché,  à  ce  qu'il  paraît,  ni  vices  ni  ridicules; 
cela  donne  du  mal  à  étudier;  mieux  vaut  faire  provision  de  bonnes 
gens  qui  parlent  honneur,  gloire,  sentiment...  Quand  on  a  Time 
tendre,  il  est  si  pénible  de  rire  ou  d'être  amer  aux  dépens  de  ses 
semblables  :  mieux  vaut  le  côté  piteux  des  choses 2.  »  Le  critique  du 

*  Globj,  8  août  1826. 

*  Globe,  27  juin  1826. 


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SOUS  LÀ  RESTAOJUTIQS  ET  hk  IQMMIGHIE  DE  JUILLET  W 

Globe  remarqué  que  tous  les  personnages  sont  des  gens  hontiétes, 
même  le  spéculateur  Alexis  qoi,  comme  les  autres,  eu  arrive  &  la 
tirade  de  sensibilité.  Prenons  note  de  ce  reproche;  nous  verrons 
tout  k  l'heure  que  CL  Bonjour  tombera  dans  l'excès  contraire.  Un 
seul  fripon  véritable  traverse  la  pièce  de  Riboutté;  c'est  un  valet 
courrier  de  bourse  et  messager  de  libertinage.  Mais  «  les  intrigants 
du  joer,  dit  le  Globe,  ne  sont  pas  sous  la  livrée;  ils  portent  l'habit 
noir,  ont  le  cabriolet  et  le  jockey  d'usage;  on  les  rencontre  autour 
de  la  cheminée  du  banquier  ou  de  sa  table  &  jeu  ;  ils  sont  ses  amis, 
ses  meilleurs  amis...  Ce  Frontin  escroc  donne  la  véritable  date  de 
la  pièce;  il  la  reporte  tout  juste  &  cinquante  ans  *  ». 

En  résumé»  succès  d'estime.  C'est  également  l'impression  dm 
Journal  des  Débats  2. 

Beaucoup  plus  précis,  observateurs  plus  attentifs,  peintres  plus 
scrupuleux,  moralistes  plus  efficaces,  Picard  et  Empis  fondèrent 
leur  Agiotage  sur  la  vérité  et  la  satire.  Empis  avait  apporté  & 
Picard  un  drame  sombre  et  réaliste;  Picard  en  égaya  l'intrigue,  y 
jeta  d'heureux  épisodes,  y  introduisit  des  personnages  et  des  traits 
comiques.  Il  en  résulta  un  mélange  heureux  de  réalisme  et  de 
fantaisie,  où  le  dosage  est  assez  habilement  pratiqué  pour  que 
l'ensemble  ait  autant  de  variété  que  d'unité.  Cette  fois,  nous 
n'avons  plus  affaire  à  un  jeune  homme,  (ils  d'un  riche  négociant. 
Le  spéculateur,  ou  Y  agioteur  principal,  Saint-Clair,  est  un  avocat; 
-et,  s'il  vous  plaît,  un  avocat  qui  plaide  ;  qui,  le  matin,  brille  an 
Palais,  et  qui  profite  de  sa  situation  au  barreau  pour  jouer  plus 
sûrement.  Ajoutons  qu'il  est  marié  à  une  jeune  femme  qu'il  aime,  , 
et  à  laquelle  il  cache  ses  spéculations.  «  C'est  déjà  une  heureuse 
idée,  écrit  Dubois  dans  le  Globe,  d'avoir  choisi  pour  principal 
personnage  un  homme  que  sa  vie  et  toutes  ses  habitudes  devraient 
préserver  de  la  fureur  du  jeu.  Si  celui  qui  plaide  contre  les  mar- 
chés à  terme  et  toutes  les  subtiles  conventions  de  la  Bourse  se 
laisse  aller  aux  mêmes  fautes  ;  si  celui  qui  reçoit  les  confidences  de 
-tant  de  malheureux  déçus,  et  quelquefois  les  aveux  des  fripons  qui 
les  ruinent,  a  pu  chercher  la  fortune  à  travers  tant  de  périls  et  de 
funestes  capitulations  de  conscience,  il  faut  donc  que  le  mal  soit 
universel  et  la  contagion  inévitable;  le  jeut  l'agiotage  sont  donc  le 
trait  de  caractère  du  jour 3.  »  Mais  Picard,  fidèle  à  un  principe  que 
nous  constatons  dans  toutes  les  comédies  de  l'époque,  place  à  côté 
4e  son  agioteur ,  esprit  plutôt  faible  que  corrompu,  l'agent  perait- 


«  Globe,  27  juin  1826. 

*  Débats,  27  juin  1826. 

•  Qbbe,  27  juillet  1826. 


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228  LA  COMÉDIE  ET  LES  MŒURS 

deux  qui  l'entraîne  et  qui  est  réellement  responsable  de  ses  fautes. 
C'est  un  certain  Durosey,  assez  semblable  à  Duhautcours.  Le 
procédé,  pour  être  en  soi  très  conventionnel  et  usé  dès  cette 
époque,  n'en  est  pas  moins  justifié  par  la  nécessité  de  conserver 
au  protagoniste  les  sympathies  des  spectateurs.  Et  non  seulement 
on  arrive  à  ce  résultat  en  rejetant  la  plus  grande  partie  de  la 
responsabilité  sur  une  canaille  subalterne  que  l'on  fera  cueillir  par 
la  police  au  dénouement,  mais  encore  en  inventant,  au  cours  de  la 
pièce,  une  scène  de  tentation  où  la  conscience  du  héros  triomphera 
de  sa  faiblesse.  Ici,  nous  voyons  Saint- Clair,  averti  de  sa  ruine,  et 
tenant  dans  ses  mains  un  portefeuille  à  lui  confié  par  le  fermier 
Germont;  Durosey  le  presse  d'employer  cet  argent  à  payer  ses 
différences;  Saint-Clair  résiste  :  décidément,  c'est  un  honnête 
homme I  Cette  situation  était  indiquée  dans  Duhautcours;  nous  la 
retrouverons  dans  l'Argent. 

Autour  de  Saint- Clair,  lout  le  monde  joue  ou  spécule;  Y  agioteur 
communique  sa  passion  à  son  père,  à  ses  domestiques,  à  son 
fermier.  L'enivrement  est  général.  Et  voilà  qui  est  certes  plus  vrai 
et  plus  instructif  que  l'intrigue  du  Spéculateur.  D'autant  plus  que 
Picard  a  su  donner  à  chaque  personnage  une  passioA  caractéris- 
tique tout  à  fait  en  rapport  avec  sa  position  sociale  et  avec  son 
âge.  Sans  parler  des  domestiques  qui  vont  à  la  loterie,  le  père  de 
Saint-Clair  nous  représente  le  vieil  égoïste,  hypocrite,  faux  philan- 
thrope, et  qui,  tout  en  fulminant  contre  le  jeu,  joue  lui-même  par 
l'entremise  de  son  filleul,  qu'il  a  placé  dans  les  bureaux  d'un 
agent  de  change.  Au  moment  où  son  fils  est  ruiné,  le  père  Saint- 
Clair  apprend  qu'il  a  gagné  des  millions;  il  ne  veut  pas  avouer  la 
source  de  cette  fortune,  et  c'est  une  scène  du  meilleur  comique 
que  celle  où  le  vieil  hypocrite  invente  des  contes  où  il  s'embrouille 
lui-même  pour  expliquer  ce  soudain  enrichissement.  Il  fait  étalage 
de  sensibilité  et  de  vertu,  au  moment  où  le  filleul  vient  annoncer 
que  son  patron,  l'agent  de  change,  a  filé  en  emportant  l'argent  de 
ses  clients.  Ainsi,  chacun  reçoit  son  châtiment.  Le  jeune  avocat 
reviendra  â  son  honorable  profession  et  au  respect  de  son  foyer; 
le  vieillard  sera  convaincu  d'hypocrisie  et  ruiné;  Durosey  sera  nus 
en  prison;  et  le  deus  ex  machina  de  l'intrigue  est  un  personnage 
très  cher  à  Picard,  un  négociant  de  province,  Marcel,  qui  arrive  à 
point  nommé  pour  sauver  les  uns  et  perdre  les  autres.  C'est 
Marcel  qui  prononce  le  mot  de  la  fin  :  «  Anathème  à  l'agiotage  I 
honneur  et  respect  à  l'industrie  1  » 

Tous  les  journaux  du  temps  constatent  le  succès  très  vif  de 
cette  comédie;  tous  en  louent  la  moralité,  et  saisissent  cette  occa- 
sion pour  signaler  la  gravité  du  péril  et  la  nécessité  de  la  répres- 


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80DS  Là  RESTAURATION  ET  LÀ  MONARCB1E  DE  JUILLET  229 

sioa.  C'est  une  chose  bien  curieuse  que  cette  indignation  générale 
contre  le  jeu  de  Bourse,  et  qui  prouve  que  la  conscience  publique, 
laquelle  se  ressaisit  toujours  au  théâtre,  s'effrayait  et  se  scandali- 
sait de  voir  s'élever  comme  par  miracle  des  fortunes  insolentes.  «  Ce 
jeu  effroyable,  dit  le  critique  des  Débats,  ce  jeu  qui,  par  le  nombre 
de  ses  victimes,  devrait  paraître  plutôt  favorisé  que  repoussé  par 
l'opinion,  ne  compte  cependant  aucun  approbateur  sincère.  Ceux 
qui  jouent  sont  les  premiers  à  condamner  leur  faiblesse;  ceux  qui 
gagnent  (et  on  peut  les  compter)  rougissent  d'un  succès  d'un  jour 
dont  des  expériences  quotidiennes  leur  ont  appris  à  redouter  le 
lendemain.  Cependant,  les  alarmes  régnent  dans  les  familles...  Les 
hommes  prudents  se  plaignent  avec  indignation  que  l'autorité 
retienne  captif  sur  ses  lèvres  le  mot  puissant  qui  mettrait  un  terme 
à  tant  de  malheurs  et  à  tant  de  désastres1.  »  On  lit  des  réflexions 
analogues  dans  le  Figaro,  dans  la  Gazette  de  France,  dans  le 
Constitutionnel. 

Dès  le  24  juillet  de  cette  année  1826,  Casimir  Bonjour  avait 
écrit  aux  journaux  pour  annoncer  une  comédie  composée  par  lui 
depuis  deux  ans,  r Argent  ou  les  mœurs  du  siècle,  et  qui  devait 
être  représentée  le  12  octobre.  C.  Bonjour  a  placé  son  action  chez 
un  banquier,  Dalincourt.  Celui-ci,  comme  le  Saint-Clair  de  Picard, 
veut  s'enrichir,  mais  repousse  les  moyens  frauduleux;  comme 
Saint-  Clair  encore,  il  est  dominé  par  un  intrigant  nommé  Challet, 
qui,  pour  refaire  sa  fortune  compromise,  veut  épouser  Jenny,  fille 
de  Dalincourt  et  belle-fille  de  Mmo  Dalincourt.  Challet  est  le  fac- 
totum de  la  maison;  il  joue  à  la  Bourse  pour  le  compte  de 
M**  Dalincourt,  et  il  amène  des  affaires  de  banque  au  mari  :  c'est 
ainsi  que  nous  voyons  arriver  un  baron  allemand,  M.  de  Neubourg, 
chargé  par  son  gouvernement  de  négocier  un  emprunt,  et  qui 
accepte  pour  sa  part  une  prime  de  500,000  francs.  L'intrigue  est 
assez  simple,  et  offre,  çà  et  là,  quelque  analogie  avec  celle  des 
Effrontés.  Jenny  aime  un  commis  de  son  père,  Jules  de  Belleville, 
fils  d'un  gentilhomme  ruiné;  bien  entendu,  Dalincourt  ne  veut  pas 
de  cette  union,  et  même,  menacé  dans  son  crédit,  il  essaye  de 
persuader  à  Jenny  qu'elle  doit  épouser  Challet  pour  sauver  son 
père.  Cependant,  sur  de  fausses  nouvelles,  Dalincourt  est  arrêté; 
Challet  s'échappe  par  la  fenêtre;  Jules,  dont  le  père  vient  de 
recouvrer  sa  fortune  grâce  à  la  loi  d'indemnité  des  émigrés,  délivre 
Dalincourt  en  se  portant  caution  pour  lui,  et  la  pièce  se  termine 
par  le  mariage  des  jeunes  gens. 

Ce  dont  nous  devons  louer  l'auteur,  c'est  d'avoir  très  fortement 

*  Débats,  28  juillet  1826. 


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2ftt  U  COMÉDIE  ttt  LES  MOMES 

penssé  le  caractère  de  ses  principaux  personnages;  c'est  d'avoir 
évité,  même  dans  le  dénouement,  toute  seiaibilàté  et  tout  roma- 
nesque. Dalincourt  est  Y  homme  d'argent,  qui  ne  comprend  que 
X  argent,  qui  n'estime  que  Y  argent.  Il  le  déclare  avec  une  brutale 
franchise,  qui  est  l'inconscience  naturelle  d'un  caractère.  Tout  le 
mvnde,  dit-il,  court  au  temple  de  Plutas.  Maïs  la  plupart  prennent 
des  chemias  détournés,  demandent  de*  places,  de  la  gloire,  des 
rubans... 

Moi,  je  vais  droit  au  but,  et  je  dis  :  c'est  l'argent. 

Ce  mérite  est  le  seul,  je  n'en  connais  point  d'autre  ; 

La  vertu  d'un  pays  est  vice  dans  le  nôtre; 

Bien  souvent  la  science  est  d'un  faible  secours. 

Il  est  telle  contrée  où  l'esprit  n'a  pas  cours. 

L'argent  seul  ici-bas  réunit  les  suffrages; 

Partout  où  les  humains  ne  sont  pas  des  sauvages, 

En  Amérique,  en  Chine,  aussi  bien  que  chez  noua, 

II  pUit  à  tout  le  monde,  il  est  de  tous  les  goûts... 

Qu'importe  le  climat,  la  couleur,  l'idiome? 

Tout  est  là  :  pour  l'aimer,  il  suffit  qu'on  soit  homme. 

L'être  le  plus  grossier,  le  moins  intelligent, 

Peut  ne  pas  croire  en  Dieu,  mais  il  croit  à  l'argent 4. 

Et,  dans  la  meilleure  scène  de  l'ouvrage,  au  quatrième  acte, 
Dalincourt  et  Ghallet  trouvent,  en  discutant  les  articles  du  contrat 
de  mariage,  des  mots  cruels  et  profonds.  Les  deux  financiers  cher- 
chent à  se  duper  réciproquement;  d'abord  attendris  et  désinté- 
ressés, ils  en  viennent  au  sarcasme  et  à  l'injure;  Dalincourt  veut 
garder  la  dot  et  n'en  servir  que  la  rente,  Ghallet  exige  le  capital  : 
on  transige  enfin.  Et  cependant,  la  jeune  fille  se  dit  à  elle-même  : 

Malheureuse  Jenny,  comme  je  suis  vendue  ! 

Aucun  personnage  n'échappe  à  la  sévérité  de  l'auteur.  Le  gen- 
tilhomme, M.  de  Belleville,  devenu  riche,  ne  veut  plus  de  Jenny 
pour  son  fils.  Il  faut  que  la  fortune  revienne  à  Dalincourt  pour  qu'il 
consente  au  mariage.  Le  baron  de  Neubourg  est  un  escroc  diplo- 
matique. Le  poète  Tournefort  est  un  industriel  littéraire  qui 
fabrique  au  plus  juste  prix  des  ouvrages  d'économie  politique  ou 
des  épithalames.  Les  serviteurs  valent  les  maîtres  :  le  valet  met  au 
Bfcrat-de-Piété  la  montre  de  Dalincourt  pour  nourrir  un  terne  à  la 
loterie;  et  la  femme  de  chambre,  dans  la  version  primitive,  volait 
sa  maîtresse  pour  le  même  motif.  Seuls,  les  amoureux  reposait 

1  L'Argent,  acte  II,  se.  m. 


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SOUS  Là  BKSTAURàlIOK  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  231 

quelque  peu  la  vue;  mais  leur  avenir  même  est  menacé  :  Dalincourt 
s'écrie,  aprè3  les  avoir  pressés  dans  ses  bras  : 

Mais,  hélas  !  dans  dix  ans,  vaudront-ils  mieux  que  nous  ? 

Ainsi  r Argent  est  une  comédie  pessimiste,  dont  le  comique 
même  est  sinistre,  et  dont  ^impression  finale  est  triste  et  découra- 
geante. Le  public  se  fâcha.  Après  le  deuxième  acte,  ce  furent  des 
murmures  et  des  protestations;  à  la  fin  de  la  représentation, 
Ifichelot  vint  dire  que  l'auteur  désirait  garder  l'anonyme.  Cepen- 
dant la  pièce,  allégée  de  quelques  vers,  reparut  un  certain  nombre 
de  fois;  et  le  public,  tout  en  continuant  à  manifester  quelque 
résistance,  parut  goûter  l'amer  réalisme  de  l'œuvre.  Entrons  dans 
les  raisons  du  public;  là  doit  être  pour  nous  l'intérêt  d'une  étude 
encore  plus  sociale  que  littéraire.  Les  Débats  enregistrent  un  sin- 
gulier état  de  l'opinion  :  «  Le  sous-titre,  les  Mœurs  du  siècle,  avait 
indisposé,  à  la  première  représentation,  une  grande  partie  des 
spectateurs,  qui  se  sentaient  exempts  de  complicité  avec  des  êtres 
vils  et  odieux,  dans  la  classe  desquels  on  paraissait  les  ranger1.  » 
Le  critique  se  plaint  qu'il  n'y  ait  pas  $  honnête  homme  dans  la 
pièce,  pas  de  raisonneur,  et  il  cite  l'exemple  de  Molière  qui  sait  tou- 
jours placer  dans  la  bouche  d'un  Ariste  ou  d'un  Gléanthe,  la  leçon 
morale  qu'il  oppose  aux  vices  et  aux  ridicules.  Ainsi  voilà  un  poète 
comique  qui  sort  des  sentiers  battus,  qui  se  refuse  la  facile  satis- 
faction des  tirades  à  effet  contre  l'argent,  et  les  critiques  contem- 
porains se  fâchent  I  II  me  semble  entendre  Lafon,  s'indignant  de 
ce  que  Dumas  père  n'a  pas  placé  dans  Christine  un  «  gaillard 
bien  posé  »  qui  fasse  la  leçon  à  «  cette  drôlesse  de  reine  »! 

Le  Figaro  exprime  la  même  opinion,  mais  sans  aucune  animosité 
contre  l'auteur;  là,  le  critique  semble  désapprouver  la  répugnance 
d'un  public  vraiment  trop  susceptible.  «  Ce  qui,  dans  notre  opi- 
nion, a  nui  à  l'ouvrage,  c'est  l'extrême  franchise  avec  laquelle 
l'auteur  n'a  pas  craint  de  faire  parler  ses  personnages.  Us  pensent 
tout  haut.  Le  public  a  été  effrayé,  en  voyant,  dans  tout  son 
hideux,  l'égoïsme  et  la  perversité  de  l'espèce  humaine.  D'ordinaire, 
on  ne  lui  présente  que  de  profil  les  vices  que  l'on  met  à  la  scène; 
ou,  si  l'on  est  assez  hardi  pour  les  attaquer  en  face,  on  s'adresse  à 
des  sommités  heureusement  fort  rares.  Dans  l 'Argent ,  ce  sont  nos 
goûts,  nos  petites  passions,  nos  lâches  complaisances,  à  qui  l'on 
fût  la  guerre.  Le  spectateur  a  pu  y  reconnaître  non  seulement  son 
voisin,  mais  encore  lui-même  *.  » 


1  Débats,  18  oct.  1826. 
*  Figaro,  13  oct.  1826. 


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232  Là  COMÉDIE  ET  LES  MŒURS 

Le  Globe*  par  la  plume  de  Dubois,  est  très  sévère;  il  reproche 
à  l'auteur  l'uniformité  des  caractères,  qui  sont  des  abstractions  du 
vice;  il  le  renvoie  à  Molière,  encore I  Et,  ce  qui  est  pins  surpre- 
nant, il  attaque  la  meilleure  scèoe  de  l'ouvrage,  celle  du  contrat, 
qu'il  traite  de  scandaleuse.  Par  contre,  il  loue  le  style  qui,  sans 
doute,  étincelle  ci  et  li  de  traits  vifs  et  brillants;  mais  aujourd'hui 
nous  retournerions  plutôt  l'éloge  et  la  critique !. 

L'auteur  sentit  vivement  ces  attaques.  Il  y  répondit  dans  une 
préface;  et  sa  défense  est  intéressante  :  a  ...  On  m'a  spirituelle- 
ment demandé,  dit  il,  un  petit  bout  d'honnête  homme.  Ce  genre 
d'opposition  est  si  ordinaire  dans  une  comédie  qu'on  me  fera  bien 
l'honneur  de  croire  que  j'y  avais  pensé.  Mais  je  n'ai  pas  voulu 
l'admettre.  L'identité  de  ridicules  dans  mes  personnages  était  une 
nécessité  de  mon  sujet,  tel  que  je  l'ai  conçu.  La  variété  ne  pouvait 
exister  que  dans  les  formes  du  travers,  et  les  jeunes  gens  seuls 
devaient  faire  le  contraste.  Mon  tableau  pousse  au  noir,  je  le  sais; 
la  société  actuelle  offre  des  points  de  vue  plus  riants,  que  plus 
tard  je  saisirai  sans  doute.  J'ai  fait  choix  de  celui-ci  dans  nn 
moment  de  misanthropie.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  le  répète,  je  crois 
être  dans  la  vérité;  j'ai  peint  ce  que  j'ai  sous  les  yeux,  ce  qu'on 
rencontre  à  chaque  pas.  »  Il  répond  également  au  reproche  d'avoir 
fait  des  personnalités;  déjà,  il  avait  protesté,  dans  une  lettre  com- 
muniquée aux  journaux,  contre  certaines  allusions  contre  les 
financiers  célèbres  de  son  temps 2.  «  Ces  messieurs  se  sont 
reconnus,  dit  le  Figaro,  se  sont  trouvés  laids  et  ont  voulu  briser 
la  glace 3.  » 

N'est-il  pas  singulier  qu'une  de  ces  comédies  que  l'on  considère 
de  loin,  d'après  sa  date  et  sur  le  seul  nom  de  son  auteur,  comme 
un  ouvrage  timide  et  banal,  ait  précisément  encouru  le  reproche 
de  réalisme  et  de  pessimisme?  Mais  ne  sera  t-on  pas  étonné  plus 
encore  en  constatant  les  résistances  du  public,  pour  des  motifs 
analogues,  contre  le  Mariage  d'argent  de  Scribe? 


111 

Laissons,  en  effet,  la  Bourse  et  les  agioteurs,  laissons  la  Grande 
Bourse  et  les  petites  bourses,  de  Glairville  et  Fauquemont  (1845) 4, 
et  autres  petites  pièces  de  ce  genre,  pour  arriver  A  celles  où  l'argent 

«  Globe,  14  oct.  1826. 

*  Débats,  18  oct.  1826. 

*  Figaro,  3  nov.  1826. 

*  Th.  Gautier,  Hist  de  Part  dram.  IV,  137. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  1T  LÀ  MONARCBIK  DR  JUILLET 

n'entre  pins  qu'à  titre  de  combinaison  ou  de  ressort  acce 

Assez  curieuse,  mais  plutôt  romanesque  que  réelle, 
comédie  de  d'Epagny,  Luxe  et  indigence \  jouée  à  l'Od< 
janvier  1824.  On  peut  y  signaler  une  jolie  scène.  Dans  un  n 
désordonné,  endetté,  réduit  aux  expédient?,  dont  le  loye 
pas  payé,  la  femme  trouve  le  moyen  d'emprunter  une  c 
somme  ;  elle  laisse  les  billets  de  banque  sur  la  table  de  la 
manger  :  le  propriétaire,  ses  quittances  arriérées  à  la  main 
et  s'empare  de  l'argent  qui  traîne  :  il  le  portera  en  comj 
situation  qui  en  résulte  e-t  amusante,  car  avec  cet  argi 
devait  donner  un  bal. 

Le  Mariage  d'argent  e9t  certainement  une  des  meilleures 
de  Scribe;  c'est  une  de  celles,  nous  verrons  pourquoi,  qui 
plus  mal  accueillie.  Dorbeval  est  banquier.  Scribe,  qui  n'est 
grand  psychologue,  a  cependant  bien  saisi  l'état  d'âme 
homme  d'argent  qui  se  définit  ainsi  lui-même  :  «  Oui,  mes 
oui,  quoi  qu'on  en  dise,  la  fortune  n'a  point  gâté  mon  ce 
suis  toujours  avec  vous  ce  que  j'étais  autrefois  :  un  bon  enf 
pas  autre  chose.  Si  avec  d'autres,  parfois,  je  suis  un  peu  o 
leux,  un  peu...  fat,  c'est  que,  dans  ma  position,  il  est  bien  < 
de  résister  au  contentement  de  soi-même.  On  peut  s'aveug 
son  esprit,  mais  non  sur  ses  écus.  Ils  sont  là  dans  ma  cais 
mérite  bien  en  règle,  dont  j'ai  la  clef;  et  quand  on  peut  soi 
évaluer  ce  qu'on  vaut,  à  un  centime  près,  ce  n'est  plus  de  l'c 
c'est  de  l'arithmétique !.  »  Au  milieu  de  sa  famille,  de  ses  at 
ses  invités,  X argent  reste  sa  seule  préoccupation.  On  le  voit 
en  scène  un  carnet  à  la  main,  et  se  parlant  â  lui-même...  « 
qu'il  compose  »?  demande  quelqu'un.  «  Du  tout,  répond  sa  f 
il  revient  de  la  Bourse 2.  »  II  connaît  d'ailleurs  très  bien  le 
auquel  il  appartient,  et  n'a  pas  une  confiance  exagérée  en  si 
frères.  «  Ce  Lajaunais  va  manquer,  j'en  suis  sûr.  J'ai  trop 
tude  du  monde  et  des  affaires  pour  en  douter  encore!  I 
d'acheter  un  attelage  superbe,  des  diamants  à  sa  femme;  il  a 
un  grand  bal...  Cette  nuit,  peut-être,  il  partira  pour  Bruxel 
ne  peut  pas  d'avance  le  faire  arrêter;  car  tout  le  monde  en 
c'est  détruire  la  confiance,  c'est  donner  un  mauvais  exem 
Comme  il  veut  à  la  fois  «  assurer  ses  capitaux  et  le  bonheu 
ami  »,  il  propose  à  Poligni  d'épouser  sa  pupille  Herms 
d'acheter  avec  la  dot  la  charge  d'agent  de  change  de  ce  La 
qui  lui  doit  de  l'argent. 

1  Le  Mariage  à7 argent,  I,  4. 
*  lbid.,  II,  4. 
3  lbid.,  II,  5. 


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234  LÀ  COMÉDIE  ET  LES  MOEOBS 

Or  Poffgni  est  le  vrai  caractère  de  cette  pièce.  C'est  un  homme 
du  monde,  un  galant  homme,  brillant,  dépensier,  qui,  an  siècle 
précédent,  se  serait  rainé  gaiement,  et  peut-être  aurait  épousé, 
pour  redorer  son  blason  ou  fumer  ses  terres,  la  fille  d'un  financier, 
—  mais  sans  jamais  songer  qu'il  pût  devenir  financier  lui-même. 
Et  Scribe  a  justement  compris  que,  dans  la  société  de  la  Restau- 
ration, les  choses  ne  se  passaient  plus  de  la  sorte;  qu'un  titre  de 
noblesse  n'avait  plus  à  lui  seul  un  suffisant  prestige  pour  valoir  une 
dot  considérable;  et  que,  par  un  très  singulier  mélange  d'ambition 
et  de  point  d'honneur,  le  gentilhomme  ruiné  voudrait  désormais 
faire  valoir  l'argent  qu'il  épousait.  La  lutte  qui  s'élève  dans  le 
cœur  de  Polîgni  entre  un  ancien  amour  et  la  tentation  de  ce  riche 
mariage  n'est  pas  toujours  exposée  avec  toutes  les  nuances  que  Ton 
souhaiterait;  mais  voyez  cependant  comme  Scribe  a  bien  saisi  le 
moment^  comme  il  a  vu  et  voulu  faire  voir  un  nouvel  état  moral 
dans  l'âme  de  ses  contemporains  :  «  En  sortant  du  collège,  dit 
l'artiste  Olivier  à  Foligni,  tu  t'es  fait  militaire,  parce  qu'alors  c'était 
l'état  à  la  mode,  l'état  sur  lequel  tous  les  regards  étaient  fixés.  En 
vain,  je  te  représentais  les  dangers  que  tu  allais  courir,  un  avenir 
incertain  :  tu  ne  voyais  rien  que  Tépaulette  en  perspective  et  les 
factionnaires  qui  te  porteraient  les  armes  quand  tu  entrerais  aux 
Tuileries.  C'est  pour  un  pareil  motif  que  vingt  fois  tu  as  exposé 
ta  vie...  Depuis,  la  scène  a  changé  :  aux  prestiges  de  la  gloire  ont 
succédé  ceux  de  la  fortune.  Les  altesses  financières  brillent  main- 
tenant au  premier  rang;  les  gens  riches  sont  des  puissances,  et' 
leur  éclat  n'a  pas  manqué  de  te  séduire.  Ne  pouvant  être  comme 
eirx,  tu  cherches  du  moins  à  t'en  rapprocher  ;  tu  te  plais  dans  leur 
société;  tu  es  fier  de  les  connaître;  et  souvent,  je  l'ai  remarqué, 
quand  nous  nous  promenions  ensemble,  un  ami'  à  pied  qui  te 
donnait  une  poignée  de  main  te  faisait  moins  de  plaisir  qu'un 
indifférent  qui  te  saluait  en  voiture  *.  »  Et  l'on  citerait  vingt  pas- 
sages de  la  pièce  où  l'auteur  a  parfaitement  exprimé  les  sentiments 
de  sa  génération.  Poligni,  tout  en  restant  sympathique,  cède  peu  à 
7„eu,  comme  malgré  lui,  et  sous  la  pression  des  circonstances,  à 
l'attrait  de  l'argent  ;  il  en  souffre,  il  combat,  mais  il  se  laisse  en- 
traîner. Et  quand  le  sacrifice  est  complet,  quand  il  a  décidément 
préféré  à  M*"  de  Brienne,  la  jeune  veuve  qui  représente  pour  lui 
l'amour  désintéressé  et  romanesque,  Hermance,  la  frivole  et  riche 
jeune  fille,  il  dit  à  Olivier  :  «  Ce  qui  m'y  forçait?  l'ambition,  la 
vanité,  le  désir  des  richesses,  le  désir  de  briller...  J'ai  déjà  reçu  sa 
dot  :  elle  est  là,  j'en  ai  disposé  d'avance,  je  l'ai  presque  employée. 

4  Le  Mariage  d'argent,  I,  3. 


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S0U3  Là  RESTAORiTIOI  ET  LÀ  MONIRCHIfi  DE  JUILLET  235 

Je  sais  comme  toi  que  j'y  puis  renonça:  encore,  je  sais  même  qu'en 
vendant  tout  ce  qne  je  possède  je  retrouve  ma  liberté  an  prix  de 
l'indigence  ;  mais,  te  l'avouerai-je  enfin  ?  cette  fortune  dont  j'ai  déjà 
fait  l'essai,  cette  fortune  qu'on  ne  goûte  pas  impunément,  est 
devenue  pour  md  le  premier  des  biens.  Plutôt  mourir  que  de 
déchoir  à  tous  les  yeux  !  et  je  sacrifierais  à  cette  idée  mon  avenir, 
mon  amour,  M"6  de  Brienne,  et  moi-même  s'il  le  faut  *.  » 

N'est-ce  pas  encore  une  heureuse  invention,  qui  est  celle  d'un 
peintre  de  mœurs,  que  d'avoir  représenté  à  côté  du  banquier  Dor~ 
beval,  toujours  absorbé  par  les  chiffres  et  par  le  désir  de  briller, 
une  épouse  dolente  et  délaissée,  vertueuse,  mais  prête  à  céder  an 
mal  par  lassitude,  par  ennui,  par  révolte.  Mm0  Dorbeval  est  cour- 
tisée par  un  jeune  diplomate,  M.  de  N  an  gis;  elle  résiste  à  ses 
avances;  elle  implore  contre  cette  tentation  qui  la  charme  le 
secours  de  M*6  de  Brienne.  Mais  son  refuge  naturel  et  son  légitime 
appui,  elle  devrait  les  trouver  chez  son  mari;  et  le  mari  croit  avoir 
tout  fait  pour  sa  femme,  en  assurant  son  luxe  et  ses  plaisirs  mon- 
dains. Etudiez  encore  le  caractère  d'Hermance,  l'ingénue  du  monde 
financier,  qui  joue  la  comédie  de  société,  et  quelle  comédie  I  le  rôle 
de  Fanchette  dans  le  Mariage  de  Figaro;  et  qui  accepte  l'inconnu 
de  la  veille,  toute  heureuse  de  penser  qu'elle  dominera  son  mari 
de  toute  l'importance  de  sa  dot.  Rien  de  forcé  dans  ce  personnage 
qui  est  bien  de  son  monde  et  de  son  temps. 

Cette  véritable  comédie  de  mœurs  fut  mal  reçue  par  les  contem- 
porains. Le  feuilleton  des  Débats  constate  que  les  spectateurs  «  ont 
été  indisposés  par  les  hésitations  et  la  mobilité  de  Poligni»;  scan- 
dalisés parce  que  Mmo  Dorbeval,  une  femme  mariée,  avoue  qu'elle 
n'est  pas  insensible  aux  assiduités  de  M.  de  Nangis;  révoltés  par  le 
rôle  d'Hermance,  beaucoup  trop  léger;  et  qu'ils  ont  jugé  invrai- 
semblable que  Mm"  de  Brienne,  une  jeune  veuve  riche,  donnât  sa 
main  à  un  artiste  sans  fortune,  Olivier!  La  critique  proteste  contre 
le  mauvais  goût  et  les  susceptibilités  hypocrites  du  public.  «  Poètes 
comiques,  dit-il,  brisez  ces  pinceaux!  La  comédie  n'est  plus  le 
tableau  des  travers,  des  ridicules,  des  vices,  pas  même  des  fai- 
blesses; n'offrez  plus  rien  ni  au  rire  vengeur,  ni  à  l'innocente 
censure  de  nos  spectateurs;  que  vos  héros  de  théâtre  soient  des 
modèles  de  grandeur  d'âme,  de  désintéressement  et  d'honneur I 
N'est-ce  pas  ce  que  vous  avez  tous  les  jours  sous  les  yeux?  Et  que 
trouvez-vous  tous  les  jours  à  la  Bourse  et  chez  Tortoni,  que  des 
Aristide,  des  Philopcemen  et  des  Caton?...  Hermance  a  été  élevée 
dans  les  plus  brillants  pensionnats  de  la  capitale  :  et  supposer  qu'il 

1  Le  Mariage  d'argent,  V,  3. 


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236  LA  COMEDIE  ET  LES  MOEURS 

puisse  en  sortir  de  jeunes  coquettes,  c'est  évidemment  calomnier 
ces  institutions!1  » 

Vingt  ans  plus  tard,  en  1847,  le  Mariage  émargent  fut  repris  au 
Théâtre-Français.  Et,  cette  fois,  la  société  était  mûre  pour  le  com- 
prendre. Th.  Gantier  écrit  :  «  Le  Mariage  d'argent  est  la  pièce  du 
spirituel  et  fécond  vaudevilliste  qui  se  rapproche  le  plus  de  la 
haute  comédie,  de  la  comédie  humaine  et  sérieuse;  l'idée  qui  en 
fait  le  fond  est  triste  comme  une  vérité;  il  y  a  de  l'observation,  des 
caractères  assez  bien  tracés,  des  mots  fins2.  » 

C'est  encore  sur  la  puissance  presque  exclusive  de  l'argent  que 
roule  une  autre  pièce  de  Scribe,  le  Puff,  représentée  en  1848.  Puff 
signifie  réclame,  blague,  mensonge;  c'est  «  l'art  de  semer  et  de 
faire  éclore,  à  son  profit,  la  chose  qui  n'e9t  pas...  Il  y  a  le  puff  de 
bienfaisance,  le  puff  de  désintéressement,  le  puff  de  patriotisme  et 
le  puff  de  dévotion...,  car  le  puff  est  à  l'usage  de  tous  les  états,  de 
tous  les  rangs,  de  toutes  les  classes,  en  reconnaissant  cependant, 
car  il  faut  être  juste,  que  les  avocats,  les  journalistes  et  les 
médecins  en  font  la  consommation  la  plus  habituelle  et  la  plus 
forte!3  »  Mais  c'est  pour  l'argent,  et  avec  de  l'argent,  que  se 
pratiquent  les  meilleurs  puffs.  Nous  voyons  ici  le  comte  de  Mari- 
gnan  qui  se  fait  une  réputation  littéraire,  académique,  politique, 
en  payant  les  manuscrits  de  ses  ouvrages,  l'imprimeur,  les  journa- 
listes, la  réclame.  C'est  pour  son  argent  qu'il  veut  épouser 
Àntonia,  pupille  d'un  vieil  original,  César  Desgaudets,  fort  estimé, 
malgré  sa  pauvreté,  parce  qu'il  est  assez  habile  pour  se  donner 
aux  yeux  de  tous  comme  riche  et  avare.  Le  frère  d' Antonia, 
Maxence,  est  un  spéculateur  effronté;  il  lance  des  entreprises, 
notamment  des  chemins  de  fer,  et  joue  d'avance  sur  des  actions 
fictives;  il  gagne,  il  perd,  il  compromet  un  moment  la  dot  de  sa 
sœur.  Bref,  la  pièce  est  pleine  de  détails  relatifs  à  l'argent  et  aux 
moyens  par  lesquels  l'on  s'enrichit  ou  l'on  se  ruine.  Elle  était,  je 
crois,  encore  plus  actuelle  et  plus  vraie,  par  la  satire  des  puffeurs 
de  toute  espèce,  aux  approches  de  cette  révolution  de  1848  qui 
fut  d'abord  une  protestation  indignée  contre  les  tartufes  de  libéra- 
lisme, les  Robert  Macaire  de  tribune,  les  Bertrand  de  la  finance,  les 
Bilboquet  de  la  politique,  —  pour  être  immédiatement  confisquée 
par  la  même  bande  qui  avait  été  changer  de  costume  dans  la 
coulisse.  Le  Puff  est,  à  sa  date,  une  comédie  autrement  forte  que 
les  Cabotins  de  Paiileron.  Cependant,  le  romanesque  en  gâte,  çà 
et  là,  la  vérité.  Les  rôles  de  femme  n'y  ont  point  de  vie;  et  le  jeune 

*  Débats,  5  déc.  1827. 

*  La  Presse,  i«*  mars  1847  (Hisl.  de  fart  dram.,  V,  48). 

*  Le  Puff,  I,  2. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET 

officier,  Albert  d'Angremont,  cet  Alceste  dont  César  Desgai 
le  Philinte,  manque  de  vigueur  réelle  et  de  signification  ;  d'i 
il  finit  par  capituler. 

Th.  Gautier  est  très  sévère  pour  le  Puff.  Il  reprend  à  « 
ses  plus  violentes  et  ses  plus  méprisantes  critiques  contre 
mais,  sans  le  vouloir,  il  fait  justement  ressortir  le  méril 
pièce,  puisqu'il  accuse  l'auteur  d'avoir  la  plus  triste  phil 
de  manquer  d'idéal,  d'enthousiasme,  de  généreux  instinct 
seule  chose  regardée  comme  raisonnable  dans  les  pi 
H.  Scribe,  dit- il,  c'est  de  se  faire  une  position.  Une  positk 
le  but,  la  fin  nécessaire;  à  cela  l'on  doit  tout  sacrifier.  Le  1 
folie,  chimère,  illusion,  pur  caprice  d'esprits  romanesqi 
idéal  bourgeois  est  fort  goûté  aujourd'hui1.  »  Oui,  ms 
pour  cela  que  Scribe,  dans  le  Puff  comme  dans  le  À 
d'argent,  est  quelque  chose  de  plus  qu'un  amuseur,  qu'u 
pentier  :  les  reproches  mêmes  de  Th.  Gautier  nous  prouve 
a  peint  les  mœurs,  et  que  ses  comédies  nous  renseignent  s 
d'âme  de  ses  contemporains.  Et  c'est  ce  qu'il  fallait  démon 


IV 


En  passant  de  l'argent  à  la  politique,  nous  ne  changeons 
sujet.  Aussi  bien,  le  Puff  peut- il  servir  de  transition.  Mais 
encore,  nous  devons  déblayer  largement  une  matière  qui 
&  elle  seule  fournir  plusieurs  volumes.  Ecartons  d'abord 
catégorie  des  pièces  d'actualité,  inspirées  soit  par  les  annh 
politiques,  soit  par  les  événements.  Les  années  1830  < 
virent  éclore,  nous  l'avons  dit,  un  grand  nombre  d'à-prop 
sous-titre  convient  à  des  ouvrages  où  l'on  flattait  si  maladn 
le  nouveau  pouvoir  en  outrageant  si  lâchement  le  pouvoir 
de  ces  pièces-là  on  trouvera  une  excellente  liste  critique 
Comédie  au  dix-neuvième  siècle,  de  M.  Lenient2.  Et  ram 
trois  points  les  comédies  politiques  de  cette  période  :  les 
électorales,  —  la  manie  des  places,  —  la  lutte  des  classa 

Aujourd'hui,  il  n'y  a  guère  de  plaisanteries  plus  faciles 
fades  que  celles  qui  se  rapportent  au  parlementarisme.  Cej 
notre  théâtre  contemporain  offre  quelques  pièces  très  disi 
où  nos  auteurs  comiques  ont  marqué,  en  traits  durables,  1 
et  les  travers  de  nos  représentants  et  de  nos  ministres.  ( 


*  Presse,  24  janv.  1848  (Hist.  de  Vartdram.,  V,  217). 
»T.  H. 


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m  LA  COMÉDIE  ET  LB  MŒURS 

Mabagas^  de  V.  Sardou;  Monsieur  le  Mmistre^  de  J.  Claretie; 
Numa  Roumestan,  d'À,  Daudet;  le  Député  Leveau,  de  J.  Le- 
maître,  etc.  Mais  le  plaisir  que  nous  y  prenons  est  plutôt  une  sorte 
de  vengeance  contre  ua  régime  dont,  depuis  longtemps,  nous 
avoHB  jugé  les  défauts  et  les  surprises,  et  qui,  admirable  en  théorie, 
ne  cesse  de  démentir  ses  plus  essentielles  promesses.  En  1828, 
1830, 1660,  on  éprouvait  encore  une  sorte  de  curiosité  maligne, 
sans  doute,  mais  sympathique,  à  l'égard  du  parlementarisme;  il 
n'est  pas  une  des  pièces  de  cette  époque  où  nous  ne  trouvions,  à 
côté  de  ceux  qui  veulent  exploiter  à  leur  profit  la  naïveté  des  élec- 
teurs, un  candidat  vertueux,  indépendant,  intègre,  qui  réussit  au 
dénouement.  D'autre  part,  si  nous  pouvons  encore  peindre  des 
députés,  l'électeur  nous  échappe  :  il  est  légion;  il  n'a  plus  de  traits 
bien  caractéristiques;  il  est  devenu  automatique  et  sceptique. 
Avant  l'établissement  du  suffrage  universel,  l'électeur,  bourgeois 
aisé,  notable  commerçant,  paysan  riche,  capacité,  offrait  à  la 
curiosité  du  public,  au  talent  des  auteurs,  à  la  verve  même  des 
acteurs,  une  série  de  types  vraiment  dignes  de  la  scène  comique. 
Parmi  les  très  nombreuses  pièces  qui  touchent  à  ces  mœurs 
disparues,  nous  en  retiendrons  seulement  quelques-unes.  Les  Deux 
candidats  ou  Une  veille  d'élection,  d'Onésime  Leroy,  offrent, 
dès  1821,  trois  types  qui  entreront  nécessairement  dans  toute 
comédie  de  ce  genre.  La  pièce  fut  représentée  à  l'Odéon  sous  un 
autre  titre,  imposé  par  la  censure  :  la  Fausse  modestie.  Un  riche 
propriétaire,  Hautinval,  est  candidat  aux  élections  législatives  k 
X...  11  espère,  une  fois  député,  obtenir  la  main  de  la  comtesse 
Emilie  d'Alban,  jeune  veuve;  mais,  en  politique  comme  en  amour, 
il  a  pour  rival  l'avocat  Dercy.  Son  agent  électoral  est  un  certain 
Gourville  qui,  pour  lui  assurer  l'admiration  et  la  voix  de  tout  le 
collège,  imagine  des  moyens  assez  naïfs.  Qu'on  en  juge  :  d'abord 
Gourville  paye  un  ouvrier  qui  doit  se  jeter  à  l'eau,  et  se  laisser 
sauver  par  Hautinval;  puis,  comme  on  parle  beaucoup  dans  le 
pays  d'un  ouvrage  anonyme  sur  C  Ambition,  ouvrage  écrit  par 
Bercy,  Gourville,  répèle  partout  que  Hautinval  en  est  l'auteur; 
enfin,  l'agent  zélé  organise  à  l'hôtel  un  grand  repas  où  sont  invité* 
les  électeurs  du  canton.  Mais  rien  ne  réussit  :  l'ouvrier,  qui  s'est 
grisé,  jase;  Dercy  se  déclare  authentique  écrivain  du  livre;  et 
Hautinval,  démasqué,  est  la  risée  des  électeurs  qu'il  avait  rassem- 
blés à  la  table  d'hôte.  Qu'importe!  Gourville  lui  rend  bon  espoir 
en  lui  proposant  d'aller  poser  sa  candidature  dans  un  pays  où  on 
ne  le  connaît  point;  et  le  voilà  parti  pour  les  Pyrénées.  «  Ge 
n'est  pas  une  pièce  de  moeurs,  disent  les  Débats,  c'est  une  anec- 
dote, qui  serait  assez  conique  si,  dans  ces  sortes  de  sujets,. 


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sons  Là  RBSTiroraoff  et  la  iouarchie  de  juillet  239 

V aatear  pouvait  jouir  des  droits  de  la  liberté  comnwne,  et  s'il 
n'était  pas  condamné,  par  la  nature  même  des  choses,  à  émoweer 
pfatôt  qu'à  aiguiser  les  traits  de  la  plaisanterie  et  de  la  satire... 
11  n'est  pas  impossible  de  faire  une  bonne  comédie  politique;  mais 
je  réponds  que  plus  elle  sera  bonne,  plus  il  sera  impossible  de  la 
faire  jouer.  On  en  devine  la  raison  sans  qu'il  soit  nécessaire  de 
la  dire...  Nous  ne  disons  pas  dans  les  journaux  tout  ce  qui  se 
passe  :  -comment  concevoir  que  Ton  mît  sur  un  théâtre  tout  ce 
qu'il  plairait  à  un  auteur  d'imaginer1?  » 

Une  Journée  d'élection,  deDelaville,  reçue  aux  Français  dès  1828 
et  jouée  seulement  en  1829,  avait  perdu  dans  cet  intervalle  de 
six  ans,  une  grande  partie  de  son  actualité.  Mais  cette  comédie  est 
assurément  plus  complète  que  la  précédente.  On  y  voit  deux 
ultras,  l'un  de  droite,  le  duc  de  Gouberval,  l'autre  de  gauche, 
Du  rame  t,  en  concurrence  pour  un  siège  de  député  avec  Frimont, 
bonne  te  industriel.  Frimont  sera  nommé.  L'intérêt  encore  actuel 
de  la  pièce  est  daos  le  rôle  du  sous-préfet,  M.  de  Moranville,  qui 
pratique  avec  un  tranquille  cynisme  la  candidature  officielle.  Aussi 
tous  les  fonctionnaires  de  la  ville  sont- ils  mêlés  à  l'action  r 
M"6  Godard,  directrice  de  la  poste;  M.  Corbineau,  receveur  de 
Y enregistrement;  M.  Brocheton,  receveur  des  contributions; 
H.  L'Hirondelle,  sous-inspecteur  des  forêts  ;  M.  Verdelet,  greffier 
<k  tribunal  ;  deux  percepteurs,  deux  facteurs.  Quoique  assez  faible 
<TiMtrigue  et  de  style,  cette  comédie  a  donc  le  mérite  de  nous 
faire  pénétrer  dans  le  dessous  d'une  électron  et  de  représenter 
quelques-uns  des  vices  essentiels  du  régime  parlementaire. 

Hais  la  pièce  où  les  différents  types  de  candidats  et  d'électeurs 
sovt  le  plus  nettement  dessinés  est  cellte  que  Casimir  Bonjour 
composa  sous  te  ministère  Martignac,  fit  recevoir  et  monter  4 
l'Odtéon  en  1829,  retira  volontairement 2  et  remit  à  la  scène  en 
1831,  et  qui  porte  le  titre  suivant  :  Naissance,  fortune  et  mérite* 
<m  tEpreme  électorale.  Trois  candidats  sont  en  présence,  comme 
dans  la  comédie  de  Delaville  :  un  marquis  ruiné,  M.  de  Beaugency, 
qm  compte  sur  la  politique  pour  refaire  sa  fortune  et  qui  se  sent 

4  Déôats.  17  oct.  1821. 

3  Voir  dans  le  Figaro  du  5  déc.  1829  la  lettre  par  laquelle  G.  Bonjour 
annonce  qu'il  retire  sa  pièce.  «...  Ce  qui  est  légitime  à  des  époques  ordi- 
naires, dît-il,  deviendrait  un  tort  grave  dans  les  circonstances  politiques  où 
non»  nous  trouvons.  Je  me  sais  donc  décidé  à  sacrifier  mes  intérêts  à  un 
devoir  de  la  plus  haute  convenance.  Ayez  la  bonté,  Monsieur,  d'annoncer 
que,  par  égard  pour  le  public  et  pour  une  classe  à  qui  la  Charte  a  confié 
nos  destinées,  je  viens  de  retirer  mon  ouvrage,  sauf  à  le  reprendre  dans 
d'autres  temps.  Ces  temps  stm»  doute  ne  sont  pas  éloigûés;  je  le  désire 
comme  citoyen  beaucoup  plus  que  comme  poète.  »  » 


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240  LA  COMt  DIE  ET  LES  MŒURS 

profondément  humilié  de  descendre  jusqu'à  solliciter  les  voix  des 
électeurs;  M.  Lisieux,  tartufe  de  libéralisme,  se  croit,  lai,  assez 
riche  pour  devenir  député;  enfin,  un  jeune  officier  du  génie, 
Solange,  homme  «  aussi  modeste  que  distingué  »,  l'emportera, 
presque  malgré  lui  et  sans  aucune  intrigue,  sur  ses  deux  concur- 
rents. L'amour  se  mêle  à  l'action  :  les  trois  personnages  recherchent 
en  mariage  Caroline,  fille  de  H.  Dumont,  ancien  marchand  de 
cachemires,  et  celui-ci  attend  les  élections  pour  se  décider  :  «  Mon 
gendre,  dit- il  avec  emphase,  sortira  de  l'urne  1  »  Autour  des  can- 
didats gravitent  les  électeurs. 

Si  les  combinaisons  dramatiques  de  [Epreuve  électorale  ne 
sont  pas,  on  le  voit,  très  nouvelles,  les  types  n'y  manquent  pas  de 
précision,  et  G.  Bonjour  a  su  placer  sur  les  lèvres  de  M.  Lisieux, 
de  l'agent  Fournier,  du  tailleur  Ramelot,  du  bonnetier  Buteux, 
des  discours  et  des  mots  qui  peignent  les  mœurs 'et  décèlent  le 
caractère.  «  Certes,  dit  M.  Lisieux,  j'ai  fût  mes  preuves!...  J'ai 
une  fortune  indépendante,  moi;  je  produis,  je  consomme,  je  suis 
utile!  Et  puisqu'il  est  vrai,  suivant  les  économistes,  qu'on  ne  peut 
augmenter  son  bien-être  sans  ajouter  à  celui  des  autres,  j'ai  fait 
beaucoup  pour  l'Etat,  car  j'ai  acquis  120,000  francs  de  rente... 
Eh  bien,  ces  120,000  francs  de  rente,  Monsieur,  qu'est-ce  que 
cela  m'a  rapporté,  je  vous  le  demande?  Rien,  absolumnnt  rien; 
je  n'ai  pas  obtenu  la  plus  légère  faveur.  Si  je  suis  baron,  c'est  que 
j'ai  acheté  mon  titre;  du  reste,  je  n'ai  pas  même  la  croix...  que  j'ai 
vingt  fois  demandée.  Non,  véritablement,  on  ne  fait  pas  assez  pour 
les  gens  riches.  —  C'est  vrai,  répond  Solange;  on  ne  fait  pas  assez 
pour  les  gens  qui  ont  tout l.  »  Lisieux  met  aussi  dans  sa  profession 
de  foi  quelques  phrases  excellentes  et  qui  sont  du  meilleur  comique, 
de  ce  comique  involontaire  que  Ton  peut  rencontrer  dans  la 
réalité.  «  ...  On  a  attaqué  ma  conduite  politique;  ma  vie  est  là 
pour  répondre.  Nommé  très  jeune  encore  maire  de  ma  commune, 
j'ai  servi  les  divers  gouvernements  qui  se  sont  succédé,  et  je  le» 
ai  servis  loyalement.  Réintégré  depuis  peu  dans  ces  fonctions,  j'ai 
juré  obéissance  au  roi  des  Français;  je  serai  fidèle  à  ce  serment 
comme  je  Cai  été  à  tous  ceux  que  j'ai  prêtés  jusqu'ici2.  » 

Ce  sont  aussi  de  bonnes  silhouettes,  et  qui  font  penser  aux 
meilleurs  passages  de  Jérôme  Paturot%  que  celles  de  Buteux  et 
de  Ramelot;  l'un,  petit  marchand  à  la  tournure  épaisse,  retors 
comme  un  paysan,  et  n'avouant  qu'après  un  bon  dîner  aux  dépens 
des  candidats,  qu'il  a  obtenu  une  réduction  d'impôts  et  qu'il  n'est 
plus  électeur;  l'autre,  élégant  et  faiseur,   arrivant  en  voiture, 

•  Naissance,  fortune  et  mérite,  acte  Iep,  se.  xin. 

*  lhid.,  U,  v. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET 

suivi  d'un  jockey,  s'intitulant  négociant- tailleur.  «  Voyez  les 
grès  de  la  civilisation,  s'écrie  Lisieux  qui,  tout  en  essayai! 
habit,  sollicite  la  voix  de  son  tailleur;  comme  tout  s'ennobli 
perfectionne,  s'épure!  Les  métiers  deviennent  des  arts,  les 
deviennent  des...  C'est  vraiment  admirable 1 1  »  Enfin,  le  rôle  c 
jeune  fille  sort  quelque  peu  de  la  banalité.  Caroline  aime  Solai 
elle  sait  que  son  père  veut  lui  faire  épouser  celui  de  ses  pré 
dants  qui  deviendra  député.  Aussi  s'intéresse- t-elle  aux  électi 
elle  lit  le  Constitutionnel  et  place,  çà  et  là,  dans  le  dialogue, 
réflexions  politiques,  inattendues,  d'une  ingénuité  très  origii 
C'est  déjà  une  petite  fille  de  Labiche  ou  d'Halévy. 

Bref,  cette  pièce,  écrite  en  prose  rapide  et  incisive,  est  une 
plus  spirituelles  dans  le  genre  que  nous  étudions.  Le  jour  où 
fut  représentée,  la  loi  électorale  avait  été  modifiée,  et  toute! 
allusions  ne  portèrent  pas  également;  elle  n'en  obtint  pas  moin 
vif  succès.  Le  seul  critique  qui  se  iàcha  fut  Jules  Janin,  qui 
reproduisant  au  premier  volume  de  sa  Littérature  dramatique 
feuilleton  du  15  mai  1831,  se  juge  ainsi  lui-même  :  «  Ci  n'était 
bon  tout  cela,  ça  n'était  pas  de  la  critique,  ça  manquait  de 
goût,  d'urbanité,  de  justice...2  »  Eh!  ma  foi,  qui  sait  si  < 
phrase  ne  devrait  pas  servir  d'épigraphe  aux  six  volumes 
J.  Janin  a  empilé,  comme  dans  un  fourre-tout,  les  lambeaux  é 
de  ses  feuilletons? 

V 

Du  parlementarisme,  nous  en  trouverons  encore  beaucoup 
les  comédifts  où  les  écrivains  de  la  Restauration  et  de  la  monai 
de  Juillet  ont  attaqué  un  des  travers  les  plus  caractéristique 
leur  temps,  la  manie  des  places.  On  y  aperçoit  des  silhouette 
députés,  de  pairs  de  France,  de  ministres,  que  le  public  reconi 
sait  pour  exactes,  et  qui  restent  à  distance  des  caricature: 
parfois  des  portraits. 

Le  Charlatanisme  (1825)  est  comme  l'esquisse  d'un  sujet 
largement  traité  par  Scribe  dans  la  Camaraderie  (1837);  c'est 
de  «  se  pousser  »  dans  le  monde.  La  petite  pièce  est  tiès  amust 
le  journaliste  Rondon,  le  bon  enfant,  professe  cette  théorie 
jours  actuelle  :  «  Dans  ce  siècle- ci,  ce  n'est  r;en  que  d'avoi 
talent,  tout  le  monde  en  a...  L'essentiel,  c'est  de  le  persuader 
autres,  et  pour  cela,  il  faut  le  dire,  il  faut  le  crier.  » 

La  Camaraderie  ou  la  Courte  échelle  pourrait  s'intitulei 
Arrivistes  :  et  voilà  un  beau  sujet  que  je  signale  à  nos  auteurs 

1  Naissance,  fortune,  etc.,  II,  x. 

1  J.  Janin,  Histoire  de  la  littérature  dramatique,  I,  134. 

25  octobre  4902.  16 


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<m  LÀ  COMEDIE  ET  US  HCBOUS 

matiques.  Là,  tons  les  camarades  ont  da  génie  :  l'en  est  le  génie 
du  barreau,  l'autre  le  géoie  de  la  médecine;  un  troisième,  le  génie 
de  la  peinture,  etc..  Il  s'agit,  dans  la  pièce,  de  faire  arriver  au 
élections  un  des  camarades,  Oscar  Rigaud,  bon  enfant  phraseur 
et  vide;  Oscar  a  pour  concurrent  M.  de  Hontlucar,  excellent  type 
de  l'homme  du  monde  qui  s'est  fait  une  spécialité  d'ouvrages 
profonds  que  personne  ne  lit  et  que  le  public  admire  de  confiance, 
qui  rédige  lui-même  les  articles  élogieux  que  les  journaux  doivent 
lui  consacrer,  qui  est  candidat  à  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques.  Mais  par  camaraderie,  M.  de  Montlucar  s'efface 
devant  Oscar,  dont  les  chances  actuelles  lui  paraissent  plus 
sérieuses,  et  qui  lui  revaudra  amplement,  une  fois  député,  cet 
important  service.  Il  n'en  est  pas  de  même  d'Edmond  de  Varennes, 
jeune  avocat  de  talent,  personnage  sympathique  de  la  pièce, 
amoureux  de  la  nièce  d'un  pair  de  France,  M.  de  Miremont.  Or  ce 
pair  de  France  est  assurément  le  meilleur  type  de  la  comédie,  et, 
parmi  nos  sénateurs,  on  lui  trouverait  plus  d'un  pendant.  «  M.  de 
Miremont,  dit  le  docteur  Bernardet,  est  un  homme  de  mérite,  mais 
d'un  mérite  silencieux,  qui,  dans  la  carrière  des  places  et  de 
l'ambition,  avance  peu,  mais  ne  recule  jamais...  Nommé  en  ISO 4 
membre  du  Sénat  conservateur,  il  n'a  jamais  pensé  depuis  ce 
moment  qu'à  conserver  ses  places,  et  il  y  a  réussi  :  il  en  ahuitl  '  » 
Quand  il  doit  y  avoir  un  procès  politique,  M.  de  Miremont  se  met 
au  lit  un  mois  d'avance,  et  ne  retourne  au  Séûat  que  le  jour  où 
tout  est  bien  fini.  Aussi  sa  femme,  une  ancienne  sous- maîtresse  de 
pension,  qu'il  a  épousée  sur  le  tard,  une  intrigante  d'excellent 
style,  et  dont  notre  parlementarisme  offre  tant  de  modèles,  sa 
femme  n'a-t-elle,  pour  gagner  des  voix  au  ministère,  qu'à  répandre 
ie  bruit  que  M.  de  Miremont  est  dangereusement  malade.  Huit 
places,  et  quelles  places!  vont  se  trouver  vacantes  1  C'est  à  qui 
votera  pour  le  ministère,  afin  d'obtenir  un  morceau  de  ce  bel  héri- 
tage. Mais,  la  loi  une  fois  passée,  M.  de  Miremont  reprend  peu  & 
peu  ses  forces,  et  son  siège  au  Sénat. 

Edmond  de  Varennes  ne  réussirait  pas  pins  à  devenir  député, 
que  le  docteur  Rémy,  du  Charlatanisme,  à  se  faire  un  nom,  si, 
tandis  qu'il  refuse  d'intriguer  lui-même,  d'autres  n'intriguaient 
pour  lui.  C'est  la  morale  fort  triste  de  la  pièce  :  «  On  n'arrive  que 
par  l'intrigue.  »  Heureusement  quelqu'un  ajoute  :  «...  et  l'on  ne 
se  maintient  que  par  le  talent.  » 

La  Camaraderie  eut  un  grand  succès  auprès  du  public  :  tous 
les  journaux  le  constatent  et  l'expliquent  par  la  satisfaction  avec 

1  La  Camaraderie,  H,  i. 


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SOCS  U  RISTAUWLWOH  ET  LÀ  MOKA1CHIE  DE  JUILLET  ttt 

laquelle  on  se  vengeait  des  cénacles,  des  coteries,  des  comités,  de» 
Mandations  qui,  en  politique  comme  en  littérature,  soutenaient 
lant  d'illustres  médiocrités  et  fermaient  la  imite  au  talent  original 
et  &  l'indépendance.  Mais  ce  succès  est  plus  sensible  encore  dans 
la  grande  colère  de  J.  Janin  et  de  Th.  Gautier.  «  M.  Scribe, 
écrit  Janin,  vient  de  donner  dans  le  vide  un  de  ces  grands  coups 
crêpée  destinés  à  des  géants  et  qui  ne  tuent  que  des  moutons... 
Si  c'était  là  nos  mœurs  politiques,  si  les  ambitieux  de  notre 
pays  étaient  bâtis  sur  ce  modèle,  si  le  ministère,  si  les  deux 
Chambres,  si  les  journaux,  en  un  mot  tous  les  pouvoirs  de  ce 
pays,  obéissaient  en  effet  aux  artisans  des  intrigues  que  vous  ailes 
entendre,  si  nos  salons  politiques  usaient  en  effet  de  cet  esprit,  si 
nos  grandes  dames  étaient  taillées  sur  ce  patron  mesquin  et  ridi- 
cule, ce  serait  vraiment  à  désespérer  à  jamais  de  la  société  fran- 
çaise. »  Janin  ne  croit  pas  si  bien  dire.  Car,  après  plusieurs  colonnes 
de  ce  délayage  furibond  contre  la  vérité,  la  vraisemblance,  la  vie 
de  cette  pièce,  il  ajoute,  —  et  c'est  un  aveu  précieux  à  recueillir  : 
—  «  Eh  bien  I  telle  est  la  force  invincible  de  cette  chose  qu'on 
appelle  d'un  autre  nom  barbare,  Xactualité%  qu'il  y  a  dans  cette 
comédie,  qu'il  y  a  dans  cet  esprit,  qu'il  y  a  dans  ce  dialogue,  qu'il 
y  a  dans  ces  personnages  de  mauvais  goût,  dans  ces  roués  sans 
vérité  et  sans  style,  je  ne  sais  quel  intérêt  puissant  qui  les  défend 
et  les  protège  *.  » 

Voulez-vous,  d'autre  part,  savoir  à  quels  inconvénients,  à  quelles 
injustices,  à  quelle  malveillance  sont  exposés  les  hommes  en  place, 
lisez  la  Calomnie  (1840).  J'abandonne  l'intrigue,  fort  critiquée  par 
Janin  et  par  Gautier,  lesquels  n'ont  pas  tout  à  fait  tort.  Mais,  où  il 
faut  louer  sans  marchander  le  talent  d'observation  de  Scribe,  c'est 
quand  il  représente  les  tracas  inséparables  d'une  situation  officielle 
sous  un  régime  parlementaire.  Aucune  pièce  contemporaine,  que 
je  sache,  ne  contient  sur  ce  sujet  un  meilleur  ensemble  de  faits  et 
de  formules  que  le  premier  acte  de  la  Calomnie.  Insinuations, 
délation,  interprétation  malveillante  du  passé,  du  présent,  d'un 
écrit,  d'un  geste  ;  recherche  minutieuse  de  tout  ce  qui  peut  dégrader 
l'homme  au  pouvoir;  plaintes  de  ceux  qu'il  ne  veut  pas  favoriser, 
exigences  de  ceux  qu'il  a  déjà  comblés  de  ses  dons  ;  enquête  sour- 
noise sur  sa  vie  privée  ;  ne  vivons-nous  pas  dans  un  temps  où  tout 
ce  manège  continue  à  se  pratiquer?  Scribe,  en  pleine  monarchie  de 
Juillet,  assistait  à  l'organisation  de  ces  mœurs  politiques;  il  pouvait 
voir  un  Gukot,  un  Mole,  un  Casimir  Périer,  en  butte  aux  plus 
absurdes  imputations  ;  il  constatait  que  l'opinion  publique,  loin  de 

«  Débats,  23  janvier  1837.  —Cf.  Th.  Gautier.  Presse,  15  juillet  1844  (EisL 
de  fart  dram.,  III,  230). 


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244  Là  COMEDIE  ET  LES  MOEURS 

repousser  la  calomnie,  l'acceptait  avec  joie,  la  multipliait  par  les 
bavardages  de  U  presse  et  les  conversations  de  cafés.  La  Calomnie 
(intrigue  à  part)  est  une  belle,  honnête  et  courageuse  comédie.  An 
ministre  Raymond,  qui  méprise  les  fausses  accusations,  Scribe 
oppose  avec  habileté  le  type  du  député  timide,  tremblant,  prêt  à 
toutes  les  lâchetés  pour  rester  l'ami  de  tout  le  monde. 

Que  citerai-je  encore?  la  Popularité^  de  G.  Delavigne  (1838)? 
F  Ambitieux  %  de  Scribe  (1834)?  L'action  de  ces  deux  pièces  est 
transportée  en  Angleterre;  on  y  trouve  une  spirituelle  et  parfois 
éloquente  satire  du  parlementarisme  et  de  la  chasse  aux  porte- 
feuilles. Mais  M.  Lenient  a  fort  bien  parlé  de  ces  deux  pièces  *.  Je 
signalerai  plutôt,  comme  complément  aux  comédies  précédentes,  le 
charmant  vaudeville  de  Scribe  :  la  Manie  des  places  (1828).  Là, 
nous  voyons  un  certain  M.  de  Berlac  que  le  dé3ir  d'occuper  une 
haute  situation  administrative  a  rendu  absolument  fou;  aussi,  de 
lui-même,  se  donne-til  des  cordons,  des  dignités,  des  portefeuilles... 
A  cela  près,  excellent  homme,  causant  avec  sagesse  sur  tout  antre 
sujet.  «  Semblable  à  Don  Quichotte,  qui  n'extravaguait  que  lorsqu'il 
était  question  de  chevalerie,  M.  de  Berlac  ne  perd  la  tète  que  quand 
il  s'agit  de  dignités.  L'un  prenait  des  auberges  pour  des  châteaux, 
et  celui-ci  prend  toutes  les  maisons  pour  des  ministères2.  » 

Hais  enfin,  l'ambition  politique  ne  peut-elle  se  trouver  en  conflit 
avec  nos  sentiments  essentiels,  avec  nos  passions  éternelles? 
L'homme  qui  veut  arriver  à  tout  prix  ne  s'apercevra- t-il  pas  tout  à 
coup  qu'il  expose  son  bonheur  domestique  ou  son  honneur  privé? 
—  Tel  est  le  sujet  que  Casimir  Bonjour  a  voulu  traiter  dans  le  Pro- 
tecteur et  le  Mari  (1829). 

Combien  de  gens  n'ont  pas  hésité,  comme  on  dit,  à  «arriver  par 
les  femmes  »,  et  surtout  par  leur  femme.  Quelques-uns,  qui 
ferment  volontairement  les  yeux  sur  les  inconvénients  de  ce  genre 
de  recommandation,  ne  relèvent  pas  évidemment  de  la  comédie. 
Biais  supposez  un  mari  très  épris  de  sa  femme,  et  d'une  femme  très 
vertueuse,  en  même  temps  que  jeune  et  belle;  et  qui,  talonné, 
aveuglé  par  la  manie  des  places,  veut  profiter,  pour  obtenir  une 
recette  ou  une  préfecture,  de  ce  que  sa  femme  est  courtisée  par 
quelque  personnage  très  influent  sur  lequel  elle  aurait  tout  pouvoir. 
Supposez  encore  que  ce  mari,  assez  naïf,  ne  comprenne  pas  les 
résistances  de  sa  femme  qui  cherche  à  lui  faire  entendre  combien  la 
situation  serait  pour  elle  fausse  et  pénible;  qu'il  lui  reproche  de  ne 
pas  savoir  profiter  des  circonstances;  qu'il  lève  ses  scrupules,  et  la 
pousse  à  solliciter,  et  même  à  user  de  coquetterie.  La  femme,  enfin, 

«  Lenient,  la  Comédie  au  XIX*  siècle,  II,  94,  444. 
*  La  Manie  de$  places,  gc.  i. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  245 

sûre  de  sa  vertu,  croit  faire  acte  de  dévouement  et  d'obéissance  en 
invitant,  puis  en  retenant  auprès  d'elle  le  puissant  administrateur 
qui  lui  parle  d'amour,  tandis  qu'elle  mendie  une  préfecture.  Mais, 
soudain,  quelques  mots  surpris  dans  les  conversations  des  amis, 
dans  les  bavardages  des  domestiques,  —  l'empressement  du  person- 
nage sollicité,  assez  fat  pour  se  croire  l'objet  d'une  séduction 
savamment  organisée  par  la  femme,  —  des  circonstances  de  tout 
genre,  réveillent  la  jalousie  du  mari,  qui  voudrait  bien  maintenant 
rompre  l'intrigue,  mais  ne  sait  comment  s'y  prendre,  et  qui, 
d'ailleurs,  hésite,  passe  de  la  colère  à  l'ambition,  du  soupçon  à  la 
joie,  provoque  des  tête-à-tête,  et  se  cache  pour  écouter...  Voilà  la 
matière  d'une  excellente  comédie,  dont  le  mérite  est  d'opposer  un 
caractère  à  une  situation,  —  et  qui  nous  ramène  aux  plus  belles 
traditions  classiques.  Je  ne  dis  pas  que  G.  Bonjour  ait  tiré  de  cette 
idée  tout  son  contenu.  Il  n'a  pas  su  éviter  certaines  longueurs,  et 
l'action,  d'abord  bien  posée,  languit  un  peu.  Mais  qui  lira  le  Pro- 
tecteur et  le  Mari  y  reconnaîtra  la  peinture  souvent  heureuse  de 
mœurs  réelles,  et  en  admirera  plusieurs  scènes.  Selon  son  habi- 
tude, G.  Bonjour  y  a  semé  des  traits  excellents,  d'un  esprit  vif  et 
toujours  juste. 

Le  croirait-on?  Le  Protecteur  et  le  Mari  donna  au  public  de  1829 
une  impression  analogue  à  celle  de  l'Argent.  Le  Figaro {  constate 
que  les  spectateurs  furent  blessés  par  la  grande  scène  du  quatrième 
acte,  laquelle  nous  parait  incontestablement  la  meilleure  de  l'ou- 
vrage. On  y  voit  les  principaux  personnages  jouant  à  l'écarté  dans 
le  salon  de  Mm*  de  Viterbe.  Le  mari,  Daran ville,  a  exigé  que  sa 
femme  sollicitât,  pendant  cette  soirée,  le  jeune  chef  du  personnel, 
Pré  val;  mais  il  est  torturé  par  la  jalousie;  et,  chaque  fois  que  son 
tour  revient,  tout  en  jouant,  il  essaye  de  surveiller  Mmo  Daranville, 
auprès  de  laquelle  Préval  est  assis;  à  peine  libre,  il  se  glisse  vers 
elle,  et  il  est  absolument  déçu  et  furieux  quand  il  s'aperçoit  que  la 
conversation  ne  roule  pas  sur  sa  préfecture.  C'était  la  scène  à 
faire;  on  pourrait  la  remettre  aujourd'hui  dans  une  pièce  ana- 
logue, elle  obtiendrait  grand  succès. 

Le  critique  des  Débats  loue  les  deux  premiers  actes,  les  traits 
vifs,  le  style  élégant  et  naturel;  il  constate  que  le  nom  de  l'auteur 
fut  «  proclamé  au  nom  de  la  tempête  »,  et  il  se  fâche  contre  les 
susceptibilités  du  public  qui,  décidément,  n'admet  pas  au  théâtre  la 
vérité  et  ne  veut  que  du  romanesque.  «  Partout,  conclut-il  ironi- 
quement, vous  trouverez,  dans  la  femme,  courageuse  résistance; 
dans  les  protecteurs,  triomphe  de  la  sagesse  sur  la  passion.  Il  est 

«  Figaro,  7  sept.  4829. 


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Ht  LA  COrtWI  IT  US  «BUIS 

bien  démontré,  je  Fespère,  que  la  comédie  telle  qu'on  l'entend  ou 
qu'on  la  permet  aujourd'hui,  est  la  peinture  fidèle  des  mœurs  et  le 
miroir  de  la  société  *  I  » 

D  faudrait  encore,  pour  être  complet,  insister  sur  Bertrand  et 
Bâton  (1833).  Mais  le  chef-d'œuvre  de  Scribe  est  trop  connu;  et  je 
me  contenterai  (car  c'est  le  but  principal  et,  je  le  voudrais  du 
moins,  l'intérêt  propre  de  cette  étude),  de  noter  l'accueil  fait  k  la 
pièce  par  les  contemporains. 

En  rendant  compte  de  la  première  représentation,  le  Journal  des 
Débats  se  contente  d'enregistrer  un  succès  très  vif,  et  donne  une 
analyse 2;  et  quelques  jours  plus  tard,  Etienne  Béquet  revient  pins 
i  fond  sur  les  raisons  de  ce  succès.  «  Est-il  vrai,  dit-il,  que,  dans 
une  société  quelconque,  je  ne  parle  pas  de  la  nôtre,  on  a  vu  de 
gros  bourgeois  perdre  leur  fortune,  leur  influence  même  de  quartier, 
i  se  faire  hommes  politiques;  qu'il  eût  mieux  valu  pour  eux  se 
renfermer  dans  des  calculs  de  richesse  honorable,  vivre  tout  uni- 
ment honorés  de  leur  famille,  de  leurs  proches,  de  leurs  amis; 
n'avoir  jamais  à  subir  les  ingratitudes  de  cour,  les  tristes  accidents 
de  la  popularité  capricieuse?  M.  Scribe  a  donc  eu  raison  de  nous  le 
reprocher;  il  n'est  pas  sorti  du  domaine  de  l'auteur  comique,  et  son 
Raton  de  BurckenstafT  restera  comme  un  type%  car  il  est  une 
copie.  »  Dans  le  colonel  Koller  «  il  nous  a  représenté  un  militaire 
obligé  de  prendre  son  parti,  n'ayant  &  commander  qu'à  lui-même; 
et  comme  sa  vie  a  été  toujours  d'obéissance  passive,  c'est  bien 
l'homme  de  la  volonté  la  plus  irrésolue  que  vous  puissiez  imaginer.  » 
Enfin,  Jean,  le  garçon  de  boutique,  «  vous  l'avez  rencontré  sans 
cesse  dans  la  rue.  Il  était  au  procès  des  ministres,  demandant  leur 
tète,  sans  rancune,  sans  haine,  pour  faire  du  bruit!...  3  »  Où.  nous 
ne  voyons  aujourd'hui  qu'une  intrigue  amusante,  les  spectateurs 
et  le  critique.de  1833  ont  reconnu  la  peinture  exacte  des  mœurs 
de  leur  temps. 

VI 

La  «  lutte  des  classes  »,  commune  à  toutes  les  sociétés  et  & 
toutes  les  époques,  a  ses  périodes  de  crise.  Sous  la  Restauration, 
sous  Louis- Philippe,  les  diviâons  étaient  encore  profondes  entre 
la  noblesse,  la  bourgeoisie,  le  peuple  :  l'histoire  est  là  pour  en 
donner  de  tristes  preuves.  La  comédie  ne  pouvait  manquer  de 
chercher  et  de  trouver  dans  ces  perpétuels  conflits  d'orgueil  et. 
d'intérêts  des  sujets  de  tableaux  ou  d'esquisses. 

4  Débats,  7  sept.  1829. 
*Ibid.,  i7nov.  1833. 
3  Ibid.,  22  nov.  1833. 


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SOUS  U  RISTAORÀTOR  IT  LA  KONÀRCHU  DE  JUILLET  *4T 

En  ce  genre,  ta  pièce  qui  obtint  le  meilleur  accueil  fut  celle 
que  Picard  et  Mazères  donnèrent  en  1827  :  les  Trots  Quartiers. 
Pour  nous,  l'intrigue  en  est  fort  artificielle;  les  types  y  paraissent 
effacés;  le  style  est  tantôt  plat,  tantôt  déclamatoire.  L'idée  de  pro- 
mener de  la  rue  Saint-Denis,  quartier  bourgeois,  à  la  Chaussée- 
d'Antin,  quartier  financier,  et  au  faubourg  Saint-Germain,  quartier 
aristocratique,  un  personnage  en  quête  d'un  mariage  avantageux, 
et  qui,  à  mesure  qu'il  se  sait  devenu  plus  riche,  élève  proportion- 
nellement ses  prétentions,  —  cette  idée  semble  presque  puérile. 
Elle  a  du  moins  le  mérite  d'une  franche  simplicité.  C'est  une  con- 
vention qui,  une  fois  acceptée,  permet  à  l'auteur  de  traiter  le  fond 
même  de  son  sujet.  Desrosiers  paraîtra  donc  successivement  comme 
prétendu  chez  M.  et  Mm*  Bertrand,  négociants,  —  chez  Martigny, 
banquier,  —  et  chez  la  marquise  d'Olmare.  Il  est  remorqué  par  un 
ami  qui  appartient  à  la  fois  aux  trois  quartiers,  Desprès,  amusant 
parasite,  complaisant  factotum,  dont  le  ton  change  selon  la  con- 
dition même  de  ses  interlocuteurs. 

Voilà  une  pièce  qui  obtint  un  gros  succès  d'actaalité.  En  effet, 
on  peut  dire  que  les  auteurs  répondaient  aux  préoccupations 
les  plus  ordinaires  du  public.  «  Ce  fut  à  la  suite  d'une  con- 
versation avec  le  duc  de  Fi tz- James,  dit  M.  Lenient,  que  Mazères 
conçut  l'idée  de  sa  pièce.  «  Vous  ne  voyez  donc  pas,  mon  ami,  lui 
«  disait  le  duc,  que  la  monarchie  est  en  train  de  se  perdre!  »  Et  il 
l'engageait  en  même  temps  à  user  de  la  comédie  pour  éclairer 
l'opinion.  «  Moi,  que  je  fasse  de  la  politique  au  théâtre!  »  répli- 
quait Mazères.  «  Pourquoi  pas?  Lancez-nous  à  la  tête  de  dures 
«  vérités,  de  piquantes  épigrammes,  qu'à  coup  ;ùr  nous  méritons 
h  bien...  »  Ce  n'était  rien  moins  qu'une  œuvre  de  censure  publique 
et  de  sauvetage  que  le  vieux  royaliste  avisé  demandait  au  jeune 
écrivain1.  »  L'éditeur  de  la  brochure,  le  libraire  Ladvocat,  impri- 
mait un  Avis  :  «  Cette  pièce  est  un  événement,  et  par  son  succès  et 
par  les  idées  politiques  qu'elle  soulève  »,  —  et  il  publiait  une 
longue  lettre  aux  auteurs,  écrite  par  A.  Malitourne,  collaborateur 
de  la  Quotidienne  et  du  Messager  des  Chambres.  «  L'idée  princi- 
pale de  vos  Trois  Quartiers,  disait  le  publiciste  royaliste,  est 
ingénieuse  et  vraie;  il  y  a  plus,  elle  est  hardie  et  consolante...  Nous 
vivons  à  une  époque  de  transitions;  la  grande  affaire  de  la  France, 
c'est  l'union  du  passé  et  du  présent,  le  mariage  des  antiques  sou- 
venirs et  des  droits  nouveaux,  la  réalisation  par  les  lois  de  ce  que 
les  mœurs  ont  déjà  fait...  Vous  êtes  donc  actuels,  passez-moi  ce 
mot,  dans  la  manière  dont  vous  peignez  les  ridicules  fins  et  légers, 

*  Lenient,  Comédie  au  XIXe  siècle,  lï,  53. 


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248  U  COMEDIE  ET  LES  MŒURS 

qui  ont  remplacé  les  ridicules,  autrefois  tranchants,  des  parche- 
mins et  des  écus1.  » 

Les  journaux  sont  unanimes  dans  leurs  éloges;  tous  les  partis 
sont  contents,  parce  que  chacun  y  voit  surtout  la  satire  de  ses 
voisins.  Les  Débats  observent  que  les  auteurs  ont  su  dire  d'excel- 
lentes vérités  à  tous,  sans  blesser  personne,  et  concluent  ainsi  : 
«  Ce  succès  fera  époque,  et  il  confirmera  cette  vérité  trop  souvent 
mise  en  oubli,  que  ce  ne  sera  jamais  par  des  tableaux  de  conven- 
tion ou  de  fantaisie,  mais  par  une  peinture  vraie  et  profonde  des 
mœurs  contemporaines,  que  Ton  peut  aspirer  à  obtenir  dans  la 
comédie  des  triomphes  durables  V  » 

Pour  mémoire  seulement,  enregistrons  la  comédie  de  Scribe, 
Avant,  Pendant  et  Après  (1828),  qui  fut,  elle  aussi,  accueillie  avec 
une  égale  faveur  par  toutes  les  fractions  du  public;  mais  qui,  sauf 
dans  la  troisième  partie,  est  plutôt  anecdotique  et  romanesque 
que  vraie. 

On  connaît  les  Trois  quartiers;  on  a  lu  Avant ,  Pendant  et 
Après.  Mais  qui  donc  aujourd'hui  sait  même  le  titre  de  deux  autres 
comédies  consacrées  à  la  lutte  des  classes  et  qui  obtinrent,  elles 
aussi,  un  succès]  d'actualité?  Je  veux  pir'er  des  Boudeurs,  de 
Longpré  (1835),  et  des  Aristocraties,  d'Et.  Arago  (1847). 

Les  boudeurs,  ce  sont  les  gentilshommes  qui,  après  la  révolu- 
lution  de  Juillet,  ont  cru  devoir  se  retirer  complètement  de  la  poli- 
tique ou  des  [affaires  administratives.  Ce  parti- pris  ne  manquait 
pas  de  dignité,  mais  il  entraîoait  nécessairement  des  regrets,  des 
retours,  des  accès  de  vanité  blessée,  en  un  mot  des  ridicules  qui 
pouvaient  relever  de  la  comédie.  Le  véritable  boudeur  (car  il  a 
fallu  attendre  jusqu'à  1854  pour  en  trouver  un  portrait  exact  et 
durable),  c'est  le  Gaston  de  Presle  du  Gendre  de  M.  Poirier.  Les 
boudeurs  de  Longpré  sont  les  Riberville,  nobles  normands  qui  se 
sont  retirés  dans  leur  château.  Ils  s'y  ennuient  depuis  quatre  ans. 
Us  ont  cru,[et  c'est  un  excellent  trait  de  mœurs,  qu'en  leur  absence 
tout  croulerait,  et  [qu'on  les  rappellerait  pour  sauver  le  trône. 
Cependant,  leurs  voisins  de  campagne,  des  bourgeois  libéraux, 
M.  et  Mm*  Dugorget,  viennent  leur  donner,  sur  les  affaires 
publiques,  des  renseignements  qui  les  surprennent  et  les  font 
réfléchir;  ils  [nelrèvent  plus  qu'à  rentrer  aux  Tuileries.  Et  juste- 
ment, un  de.leurs  parent9,  le  comte  de  Riberville,  vient  de  parvenir 
au  ministère. iVoilà  nos  gentilshommes  en  route  pour  Paris.  Ils  se 
commandent  des  costumes  de  cour,  et  ils  se  réconcilient,  autant 
par  désœuvrement  que  par  ambition,  avec  la  monarchie  nouvelle. 

1  Les  Trois  quartiers, [éd.  de'é1827.  Lettre... 
*  Débats,  2  juin  1827  et  6_'juin  1827. 


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SOUS  LA  RESTAURATION  ET  LÀ  MONARCHIE  DE  JUILLET  249 

«  Cette  comédie,  dit  le  rédacteur  des  Débats,  est  remplie  d'obser- 
vation ;  elle  a  le  bon  goût  de  frapper  sur  Tua  et  l'autre  parti,  sans 
pitié,  mais  aussi  sans  colère  '.  » 

Quant  aux  Aristocraties  d'Et.  Arago,  c'est  bien  une  pièce 
moderne,  quoique  en  vers.  Les  trois  aristocraties  y  sont  mises  en 
présence  :  celle  des  aïeux,  représentée  par  le  comte  de  Torcy; 
celle  d'épée,  par  le  baron  de  Larrieul,  dont  le  père  fut  anobli  par 
Napoléon;  celle  d'argent,  par  M.  Verdier,  banquier.  Mais  une 
quatrième  aristocratie  va  se  dresser  en  face  des  précédentes,  et, 
seule,  elle  prévaudra  :  c'est  celle  du  talent  et  du  travail.  Ni  Torcy, 
Di  Larrieul,  n'épouseront  Laure,  fille  de  M.  Verdier;  et  celui-ci  se 
trouvera  ruiné  au  dénouement.  Valentin,  jeune  inventeur  (et  Dieu 
sait  quelle  fortune  ils  ont  faite  depuis  sur  le  théâtre,  les  inventeurs 
et  les  ingénieurs),  Valentin  qui,  au  premier  acte,  a  sauvé  Laure 
des  engrenages  d'une  machine  (voyez  l'actualité),  vendra  fort  cher 
son  brevet  et  épousera  la  belle. 

Th.  Gautier,  dans  un  excellent  feuilleton,  fait  très  bien  ressortir 
la  nouveauté  de  cette  pièce.  «  Dans  les  anciennes  pièces  espa- 
gnoles, dit-il,  le  galant,  el  galan,  pour  se  mettre  en  rapport  avec 
l'ingénue,  la  dama,  ne  manquait  pas  de  la  soustraire  à  quelque 
péril  de  mort.  Il  arrêtait  un  cheval  emporté  ou  tuait  un  taureau 
furieux...  M.  Et.  Arago  a  spirituellement  modifié,  d'après  les  exi- 
gences modernes,  le  moyen  de  faire  naître  des  rencontres  et  des 
sympathies2.  »  H  loue  avec  raison  le  type  excellent  de  M.  Verdier 
qui  fait  de  l'orgueil  à  rebours,  et  qui  exagère  à  plaisir  la  bassesse 
de  son  origine  et  le  dénuement  de  sa  jeunesse,  pour  augmenter 
aux  yeux  de  tous  son  mérite  personnel.  Tel  M.  Bounderby,  dans 
les  Temps  difficiles  de  Dickens.  Ne  croyez  pas,  d'ailleurs,  que 
Et.  Arago  ait  entièrement  sacrifié  toutes  les  aristocraties  à  celle  du 
talent.  Dans  une  fort  belle  tirade,  Valentin  fait  la  part  de  chacun; 
et  vous  voyez,  une  fois  de  plus,  qae  le  succès  de  ces  sortes  de 
pièces,  était  dû  &  l'impartialité  de  l'auteur.  C'est  pourquoi  la  Gazette 
de  France  admire,  elle  aussi,  l'actualité  du  sujet;  elle  se  plaint 
seulement  de  ceux  qui  voudraient,  en  allant  plus  loin,  faire  de  la 
vertu  un  apanage  exclusif  du  peuple;  mais  sa  conclusion  est  très 
favorable  :  «  Voilà,  dit-elle,  la  comédie  ramenée  à  sa  véritable 
mission  qui  est  d'intéresser  en  instruisant,  et  de  s'attaquer  aux 
vices  du  siècle,  en  traduisant  spirituellement  l'injustice  des  faits 
devant  la  justice  de  l'opinion  *.  » 

Mais  je  trouve  dans  ce  même  article  un  passage  qui  mérite  d'être 

«  Débats,  4  mai  1S35. 

*  Presse,  !•'  nov.  1847  (HUt.  de  Fart  dram.,  V,  157). 

*  Gazette  de  France,  8  nov.  1847. 


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256  U  COMEDIE  ET  LES  MŒURS  SOCS  LÀ  RESTÀDRàTIOI 

rapporté.  Le  rédacteur,  après  avoir  exposé  franchement  la  situation 
de  la  jeune  noblesse,  ajoute  :  *  Le  principe  de  ses  défauts  est  dans 
une  grande  légèreté  d'esprit,  jointe  i  une  complète  oisiveté  et  à 
un  penchant  déclaré  pour  les  plaisirs...  L'étincelle  qui  ranimerait 
chez  ces  jeunes  gens  le  feu  sacré  de  l'honneur  et  de  la  vertu,  leur 
manque,  à  cause  de  la  situation  générale.  U  y  a  donc  ici  une  injus- 
tice involontaire  commise  par  M.  Arago  à  l'endroit  de  ces  deux 
aristocraties.  Tous  les  torts  ne  sont  pas  de  leur  côté.  Elles  sont 
placées  sous  la  machine  pneumatique  par  la  politique  déplorable 
qui  régit  nos  destinées.  Quoi  d'étonnant  qu'ils  se  jettent  dans  la 
dissipation  et  le  plaisir?  La  carrière  des  grandes  et  nobles  choses 
leur  est  fermée.  » 

Eh  bien,  nous  trouverons  précisément,  dans  les  comédies  con- 
sacrées à  l'amour,  ces  types  de  jeunes  nobles  désœuvrés.  Mni  de 
Girard  in,  dans  ses  chroniques  de  la  Presse,  a  plusieurs  fois  décrit 
et  analysé,  avec  une  véritable  finesse,  ce  genre  d'homme  du  monde 
que  l'ancien  régime  ne  se  serait  pas  expliqué,  et  que  notre  société 
contemporaine  commence  heureusement  à  ne  plus  connaître.  La 
plupart  des  héros  de  George  Sand,  d'Em.  Augier,  d'Oct.  Feuillet, 
appartiennent  à  cette  catégorie.  «  C'est,  dit  Mme  de  Girardin,  un 
produit  de  rémigration  intérieure.  »  Elle  caractérise  ainsi  cette 
abstention  volontaire,  cette  retraite  orgueilleuse,  dans  laquelle  se 
renferment  les  jeunes  gens  du  faubourg  Saint- Germain,  à  qui  il 
ne  reste  plus  que  Musard,  Valentino,  les  salles  de  jeu,  le  canapé 
de  danseuses1.  Elle  en  conclut  qu'il  faut  un  aliment  à  cette  oisi- 
veté :  ce  sera  la  passion.  «  Le  Lovelace  de  cette  époque  sera  nu 
légitimiste  désœuvré2.  »  C'est,  je  pense,  une  des  raisons  pour 
lesquelles  on  trouvera,  pendant  vingt  ou  trente  ans,  un  si  grand 
nombre  de  ducs  et  de  marquis  jouant  dans  les  comédies  et  dans 
les  drames  le  rôle  de  séducteurs.  Où  nous  ne  pensions  voir,  peut- 
être,  qu'une  fantaisie  de  poète,  ou  qu'un  désir  d'éblouir  le  public 
en  présentant  des  personnages  titrés,  il  y  aurait  donc  une  peinture 
de  la  réalité  sociale. 

Nous  pourrons  le  constater  dans  la  dernière  partie  de  cette 
étude,  en  examinant  comment  les  auteurs  comiques  de  la  Restau- 
ration et  de  la  monarchie  de  Juillet  ont  traité  l'importante  question 
de  la  famille,  de  X amour  et  du  mariage. 

Charles-Marc  des  Granges. 
La  fin  prochainement. 

«  Le  Vicomte  de  Launay  (Lettres  parisiennes),  II,  17  (15  mars  1838);  95 
(15  février  1839). 
*  Ibid.,  I,  136  (30  mai  1837). 


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LA  RENAISSANCE  CATHOLIQUE 

EN  ANGLETERRE 

AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE' 


Les  Divisions  des  catholiques. 
(1851-1865) 


VI 

L'opinion  protestante  avait  été  fort  irritée  de  la  conversion  de 
Newman  :  elle  se  refusait  à  admettre  qu'un  tel  changement  pût 
avoir  des  causes  honorables.  Pour  elle,  il  n'y  avait  pas  conversion, 
mais  perversion.  Il  lui  eût  été  malaisé  sans  doute  de  contester  le 
désintéressement  d'une  décision  qui  avait  coûté  de  si  cruels  sacri- 
fices &  son  auteur;  mais  elle  prétendait  y  relever  des  procédés 
empreints  de  duplicité.  Cette  duplicité,  elle  croyait  l'apercevoir 
dans  la  complexité  subtile  d'un  esprit  qui  aimait  à  prolonger  l'ana- 
lyse et  la  critique  avant  de  conclure.  Des  longs  combats  intérieurs 
soutenus  par  Newman  de  1841  à  1845,  de  ses  hésitations,  —  preuve 
de  sa  sincérité  et  de  sa  probité  morale,  —  elle  déduisait  qu'il  était 
devenu,  longtemps  avant  son  abjuration,  ouverte,  un  romaniste 
déguisé  et  qu'il  n'était  demeuré  dans  l'Eglise  anglicane  que  pour  la 
mieux  trahir,  pour  y  provoquer  un  déchirement  plus  considérable, 
une  désertion  plus  nombreuse.  Cette  perfidie  paraissait  en  har- 
monie avec  l'idée  qu'on  se  faisait  du  prêtre  catholique,  instru- 
ment et  professeur  de  mensonge,  d'intrigue  et  de  dissimulation. 
Ceux-là  mêmes  qui  répugnaient  à  penser  si  mal  d'un  ancien  core- 
ligionnaire, autrefois  estimé,  n'échappaient  pas  entièrement  à  cette 
impression;  ils  ne  pouvaient  s'empêcher  de  le  croire  plus  ingénieux, 
pins  subtil  que  franc  d'allure.  En  tous  cas,  ils  voyaient  en  lui  la 
victime,  à  jamais  perdue,  d'une  erreur  mortelle;  entre  lui  et  son 
pays,  il  ne  leur  paraissait  plus  qu'il  pût  y  avoir  contact  et  sympathie. 

Newman  souffrait  de  ces  préventions.  Longtemps  cependant» 

f  Voy.  le  Correspondant  des  10  et  25  mars,  25  juin  et  10*  juillet  1901, 
25  septembre  et  10  octobre  1902. 


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252  LA  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

il  De  manifesta  aucune  intention  de  les  combattre;  il  les 
subissait  en  silence.  «  Je  les  considérais,  a-t-il  écrit  plus  tard, 
comme  une  part  du  châtiment  que  j'avais  naturellement  et  juste- 
ment encouru  par  mon  changement  de  religion,  dût  même  la  durée 
de  ces  accusations  égaler  celle  de  ma  vie.  Je  remettais  ma  justi- 
fication à  des  jours  &  venir  où  les  sentiments  personnels  seraient 
éteints,  où  Ton  verrait  paraître  à  la  lumière  des  documents  alors 
enfouis  dans  des  portefeuilles  ou  dispersés  dans  le  pays.  »  Près  de 
vingt  années  s'étaient  ainsi  écoulées,  quand  un  incident,  survenu 
à  l'improviste,  mit  directement  Newman  en  demeure  de  se  justifier. 
En  janvier  1864,  un  ami  lui  communique  un  article  qui  vient 
de  paraître  dans  le  Macmillans  Magazine,  et  où,  à  propos  de 
l'histoire  de  la  reine  Elisabeth,  l'auteur  anonyme  écrivait  :  «  La 
véracité,  pour  elle-même,  n'a  jamais  été  la  vertu  du  clergé  romain. 
Le  P.  Newman  nous  apprend  qu'elle  peut  et,  en  somme,  qu'elle 
doit  n'en  pas  être  une,  que  la  ruse  est  l'arme  dont  le  ciel  a  pourvu 
les  saints  pour  résister  à  la  force  brutale  du  monde  mauvais.  » 
Indigné  de  l'accusation  ainsi  portée  contre  le  clergé  catholique 
et  plus  indigné  encore  de  voir  son  témoignage  invoqué  à  l'appui 
de  cette  accusation,  Newman  demande  au  directeur  de  la  revue 
sur  quel  fondement  s'appuie  l'accusateur.  Celui-ci  alors  se  dévoile  : 
c'est  le  révérend  Kingsley,  clergyman  zélé,  écrivain  de  talent, 
poète  et  romancier  à  ses  heures;  d'opinions  très  démocratiques, 
il  s'est  mêlé,  en  1848,  à  l'agitation  chartiste  et  a  été  rédacteur  du 
Chrétien  socialiste ;  après  avoir  fait,  non  sans  succès,  œuvre 
d'apôtre  dans  une  paroisse  rurale,  il  est  devenu,  depuis  1860,  pro- 
fesseur d'histoire  moderne  à  l'université  de  Cambridge;  comme 
Maurice  dont  il  était  l'ami  et  le  disciple,  on  le  classait  parfois  dans 
le  broad  Church,  mais  il  se  piquait  d'une  orthodoxie  plus  rigou- 
reuse que  n'indiquait  d'ordinaire  cette  étiquette;  nature  ardente, 
prompte  aux  entraînements,  il  était  en  sympathie  facile  avec  les 
écoles  les  plus  diverses,  sauf  avec  les  ritualistes  et  les  catholiques 
romains  qu'il  détestait.  À  la  réclamation  de  l'accusé,  il  répond,  en 
se  référant  à  l'un  des  sermons  prononcés  par  Newman,  avant  sa 
conversion,  mais  sans  spécifier  aucun  passage  qui  justifie  son 
accusation.  Vainement,  Newman  le  presse-t-il,  il  n'obtient  rien  de 
précis.  Perdant  alors  patience,  il  saisit  le  public  de  la  question  et 
rapporte,  dans  une  courte  brochure  dont  l'ironie  mordante  rappelle 
les  meilleures  pages  des  Provinciales,  le  dialogue  qui  vient  d'avoir 
lieu  entre  lui  et  son  accusateur.  À  cette  brochure,  parue  en 
février  1864,  Kingsley  riposte,  à  la  fin  de  mars,  par  un  écrit  de 
quarante-huit  pages,  intitulé  :  Qtie  veut  donc  dire  le  D* Newman? 
11  y  prétend  avoir  découvert,  dans  les  écrits  de  Newman,  des 


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AU  D1X-NE0V1ÈËE  SIÈCLE  253 

preuves  multiples  qu'il  enseigne  le  mensonge  et  qu'on  est  fondé  à 
mettre  en  doute  sa  sincérité.  «  Dorénavant,  dit- il,  je  suis,  autant 
qu'un  honnête  homme  peut  l'être,  dans  l'incertitude  et  la  crainte 
touchant  toute  parole  que  peut  écrire  le  Dr  Newman.  Gomment 
puis-je  savoir  si  je  ne  suis  pas  la  dupe  de  quelque  finesse  comprise 
dans  une  de  ces  trois  espèces  d'équivoque  que  saint  Alphonse  de 
Liguori  et  ses  disciples  présentent  comme  permises?...  Et  quand 
j'aurais  formulé,  dans  cette  brochure,  une  accusation  reconnue  au 
fond  pour  très  vraie  par  le  Dr  Newman  lui-même,  comment  puis-je 
savoir  si,  ne  me  trouvant,  à  moi,  protestant  hérétique,  aucun  droit 
de  la  porter,  il  ne  se  trouvera  pas,  à  lui,  le  plein  droit  de  la  nier?  » 
Newman  frémit  sous  l'outrage.  Voilà  près  de  vingt  ans  qu'on  le 
traite  de  «  menteur  »,  sans  qu'il  se  justifie.  Doit-il  continuer  à  se 
taire,  ou  le  défi  qui  lui  est  si  iojurieusement  jeté,  devant  le  pays,  ne 
lui  commande  t-il  pas  de  rompre  enfin  ce  silence?  Et  puis,  il  y  a 
là  plus  que  sa  querelle  personnelle;  l'honneur  de  ses  frères  du 
sacerdoce  catholique  est  en  cause;  n'est-ce  pas  son  devoir  de  les 
défendre?  Sa  délibération  intérieure  n'est  pas  longue.  «  J'accepte 
le  défi,  s'écrie-t-il;  je  ferai  de  mon  mieux  pour  y  répondre,  et  je 
serai  content  quand  je  l'aurai  fait.  »  Aussi  bien,  la  façon  dont  a 
été  accueillie  sa  première  brochure,  lui  fait  croire  que  le  moment 
est  favorable.  Jusqu'à  présent,  s'il  s'était  tu,  c'est  qu'il  n'avait  vu, 
dans  le  public,  aucune  disposition  à  l'entendre.  «  J'avais  désiré, 
dit-il,  en  appeler  de  Philippe  ivre  à  Philippe  à  jeun;  quand  aurai- 
je  le  droit  de  dire  que  Philippe  est  redevenu  lui-même?  S'il  m'est 
permis  de  juger,  d'après  le  ton  général  de  la  presse,  j'ai  aujourd'hui 
de  grandes  raisons  de  prendre  courage.  »  Il  lui  plaît,  d'ailleurs, 
d'avoir  pour  juges  ses  compatriotes  :  «  Je  considère,  il  est  vrai, 
déclare-til,  les  Anglais  comme  les  plus  soupçonneux  et  les  plus 
susceptibles  des  hommes;  je  les  crois  déraisonnables  et  injustes, 
dans  leurs  moments  d'excitation  ;  mais  j'aime  mieux  être  Anglais, 
comme  je  le  suis  réellement,  que  d'appartenir  à  aucune  autre  race 
d'hommes  sous  le  ciel.  Ils  sont  aussi  généreux  qu'ils  sont  prompts 
et  brusques;  et  leur  repentir,  après  une  injustice,  est  plus  grand 
que  leur  péché.  »  11  ne  se  fait  pas  cependant  illusion  sur  la  force 
des  préventions  auxquelles  il  se  heurte  : 

Ce  qui  fait  la  force  de  mon  accusateur  contre  moi,  ce  ne  sont  pas 
les  chefs  d'accusation  qu'il  a  tirés  de  mes  écrits  et  que  je  réduirai  faci- 
lement en  poussière,  c'est  la  partialité  de  la  cour,  c'est  l'état  de 
l'atmosphère;  c'est  l'écho  qui  vibre  d'avance  autour  de  nous  et  qui 
répétera  son  audacieuse  assertion  de  ma  déloyauté;  c'est  cette  préven- 
tion contre  moi  qui  fait  admettre,  sans  un  doute,  que,  lorsque  mes 


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1*4  Là  REBAISSA*»  CU&tUQOI  I»  JUIGL1TERRE 

raisonnements  sont  convaincants,  ils  ne  sont  qu'ingénient  que,  fersqae 
mes  affirmations  sont  irréfutables,  il  y  a  toujours  quelque  chose  que 
je  fais  disparaître  ou  que  je  cache  dans  ma  manche,  avec  cette  conclu- 
sion plausible,  mais  cruelle,  que  les  hommes  saisissent  si  volontiers, 
que  là  où  on  a  imputé  beaucoup  de  mal,  il  doit  y  en  avoir  beaucoup... 
Voilà  les  ennemis  réels  que  j'ai  à  combattre  et  les  auxiliaires  auxquels 
mon  accusateur  fait  des  avances. 

Cette  perspective  ne  le  décourage  pas.  «  Eh  bien!  s'écrie-t-fl,  je 
Priserai,  si  je  le  puis,  cette  barrière  du  préjugé,  et  je  crois  que 
j'y  parviendrai.  »  Hais  comment?  Il  annonce  d'avance  son  plan  : 

Quand  je  lus,  pour  la  première  fois,  le  pamphlet  accusateur,  je  déses- 
pérai presque  de  répondre  utilement  à  un  tel  amas  de  faits  dénaturés  et 
à  l'expression  véhémente  d'une  pareille  animosité.  A  quoi  bon  répondre 
d'abord  à  un  point,  puis  à  un  autre,  et  parcourir  tout  le  cercle  de 
ces  injures,  quand  ma  réponse  au  premier  point  serait  oubliée,  dès  que 
je  passerais  au  second?...  Toutes  les  accusations  secondaires,  portées 
contre  moi,  n'avaient  de  force  que  parce  qu'elles  étaient  des  exemples  à 
Pappui  d'une  seule  et  même  accusation  capitale...  Mon  adversaire 
demande  quelle  est  mon  intention.  Il  n'est  plus  question  de  mes 
paroles,  de  mes  arguments,  de  mes  actions  ;  il  est  question  de  cette 
intelligence  vivante  par  laquelle  j'écris,  je  raisonne,  j'agis.  Il  m'inter- 
roge sur  mon  esprit,  sur  ce  que  mon  esprit  croit,  sur  ce  qu'il  sent 
Je  lui  répondrai. 

...  Je  reconnais  ce  que  j'ai  à  faire,  tout  en  frémissant  de  la  tâche 
qui  m'est  imposée  et  de  la  nécessité  de  paraître  ainsi  devant  tous  les 
yeux.  Il  faut  que  je  donne  la  véritable  clef  de  toute  ma  vie...  Je  veux 
que  l'on  connaisse  en  moi  l'homme  vivant  et  non  le  mannequin  vêtu 
de  mes  habits...  Je  dessinerai,  aussi  largement  que  possible,  l'histoire 
de  ma  vie;  je  dirai  de  quel  point  je  suis  parti,  de  quelle  suggestion 
extérieure,  de  quel  accident  est  née  chacune  de  mes  opinions,  jusqu'où 
et  comment  le  développement  leur  est  venu  de  l'intérieur  de  mon 
Ame,  comment  elles  ont  grandi,  comment  elles  ont  été  modifiées, 
combinées,  mises  en  collision  les  unes  avec  les  autres,  enfin  chan- 
gées... Je  rendrai  compte  ainsi  de  ce  phénomène  dont  tant  de  gens 
s'étonnent,  que  j'aie  pu  quitter  «  ma  famille  et  la  maison  de  mon 
père  »,  pour  une  Eglise  de  laquelle  je  me  détournais  jadis  avec  effroi... 
Il  ne  m'est  nullement  agréable  de  parler  de  moi,  ni  d'être  critiqué 
parce  que  je  le  fais.  Je  n'ai  nul  plaisir  à  révéler,  à  grands  et  petits, 
jeunes  et  vieux,  ce  qui  s'est  passé  au  dedans  de  moi,  depuis  mes  pre- 
mières années,  ni  à  donner  à  tout  adversaire  superficiel  ou  bavard 
l'avantage  de  connaître  mes  pensées  les  plus  intimes  et,  je  pois 
presque  le  dire,  les  rapports  qui  existent  entre  moi  et  mon  Créateur. 


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au  JMx-muvriarc  siècle  255 

Mais  je  n'aime  pas  à  être  traité,  en  face,  de  menteur  et  de  misérable. 
Je  ne  remplirais  mon  devoir  ni  envers  ma  foi,  ni  envers  mon  nom,  si  je 
le  supportais.  Je  sais  que  je  n'ai  rien  fait  pour  mériter  une  pareille 
insulte;  et  si,  comme  je  l'espère,  je  réussis  à  le  prouver,  je  dois  faire 
peu  de  cas  des  ennuis  accessoires  attachés  à  mon  entreprise  * . 

Newman  annonce  donc  sa  résolution  d'écrire  ce  qu'il  appelle 
ouvertement  :  Apologia  pro  vitâ  sud.  A  cette  nouvelle,  les  rares 
amis  qu'il  a  conservés  parmi  les  anglicans  et  qui  se  rendent  compte 
de  l'état  de  l'esprit  public  autour  d'eux,  ne  sont  pas  sans  inquié- 
tude. Ghurch,  chargé  de  surveiller  l'impression  du  manuscrit, 
ne  pent  cacher  à  un  ami  commun  combien  il  lui  parait  malaisé 
que  Newman  fasse  admettre  par  les  juges,  même  les  plus  candides, 
la  légitimité  d'une  situation  qui  choque  à  ce  point  toutes  leurs  idées 
et  tous  leurs  sentiments.  «  Il  n'y  a  rien,  dans  le  monde,  ajoute-t-il, 
de  si  critique  et  de  si  difficile,  que  la  position  d'un  homme  qui 
change  d'opinion  et  qui  le  fait  lentement,  avec  délibération  et 
réflexion.  Plus  il  est  soigneux,  consciencieux,  hésitant,  plus  les 
gens  sont  portés  à  lancer  contre  lui  des  accusations  de  déshonnê- 
teté  et  d'inconsistance.  Si  Y  Apologia  que  Newman  va  présenter 
au  public  britannique  réussit  à  le  faire  juger  avec  impartialité 
par  ce  public,  il  aura  accompli  un  remarquable  exploit.  C'est  lui  qui 
peut  le  faire,  si  la  chose  est  faisable.  Hais  il  court  un  risque...  Les 
questions  publiques  et  personnelles  sont  si  mêlées,  que  quiconque 
est  effrayé  de  Rome,  se  croira  obligé  de  se  prononcer  contre  Newman. 
Hais  il  doit  aller  de  l'avant,  et  nous  devons  l'aider  autant  que  nous 
le  pourrons  2.  » 

Newman  se  met  à  l'œuvre,  sans  s'arrêter  à  ces  craintes.  Pris  à 
l'improviste,  il  n'a  pas  sous  la  main  de  matériaux  préparés  à 
l'avance;  il  ne  s'en  embarrasse  pas.  La  rapidité  de  son  travail  est 
prodigieuse.  Il  s'est  décidé,  dans  le  commencement  d'avril;  dès  le 
21  de  ce  mois,  paraît  une  première  partie,  les  six  autres  suivent, 
de  semaine  en  semaine;  la  dernière  est  publiée  le  2  juin.  Et  il  se 
trouve  que  ces  pages  écrites  à  la  volée  forment  un  livre  admirable, 
sans  précédent,  on  dirait  presque  sans  égal,  si  nous  n'avions  les 
Confessions  de  saint  Augustin  dont  on  peut  le  rapprocher  sans 
témérité.  Les  circonstances  mêmes  qui  ont  commandé  et  précipité 
Fexécntion  de  ce  livre,  lui  donnent  quelque  chose  de  plus  vivant  et 
de  plus  poignant.  On  sent  que  l'auteur  n'a  pas  posé  à  dessein  et  k 
loisir  devaut  la  toile  où  il  se  peint,  mais  qu'il  s'est  livré  au  public, 

*  Préface  de  T Apologia,  passtm. 

*  Lettre  à  Copeland  dn  26  avril  1964  (Lift  and  IxtUrt  of  Ltan  Ckurck, 
p.  163*  160). 


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256  LA  RBHAUSAHd  CATHOLIQUE  Eff  AKGLETKRBE 

malgré  lai,  poussé  i  bout  par  l'attaque  de  son  adversaire,  dans  la 
vérité  palpitante  et  frémissante  de  son  émotion.  Ne  croyez  pas 
cependant  qae  ce  ne  soit  qu'âne  œuvre  de  polémique  personnelle, 
une  sorte  de  pamphlet.  Non,  à  peine  s'est  -il  mis  en  train,  que,  porté, 
élevé  par  son  sujet,  il  oublie  sa  querelle  particulière  et  son  insul- 
teur.  «  Et  maintenant,  s'écrie-t-il  à  la  fin  de  la  première  partie,  je 
suis  dans  un  cours  de  pensées  trop  haut  et  trop  serein,  pour 
qa'aucun  cal  nuniateur  paisse  le  troubler.  Allez  au  loin,  M.  Kingsley, 
et  envolez -vous  dans  l'espace!  » 

En  effet,  nous  voilà  transportés  dans  une  région  bien  supé- 
rieure. C'est  l'histoire  d'une  âme,  et  de  quelle  âmel  racontée  par  le 
seul  homme  peut-être  qui  fût  capable  d'en  pénétrer  les  profon  leurs 
et  d'en  analyser  les  délicates  complexités  ;  nous  suivons  les  étapes 
de  son  ascension  progressive  vers  la  pleine  lumière,  les  dramati- 
ques angoisses  qui  ont  précédé  sa  conversion.  Et  cette  émouvante 
auto- biographie  se  trouve  être  un  chapitre  d'histoire  générale;  elle 
éclaire  Tune  des  crises  religieuses  les  plus  intéressantes  et  les  plus 
fécondes  de  l'Angleterre  contemporaine;  elle  donne  la  clef  d'une 
transformation  qui  n'est  pas  terminée.  A  un  point  de  vue  plus 
abstrait,  elle  est  une  étude  de  haute  et  pénétrante  psychologie  sur 
l'évolution  et  la  formation  de  la  croyance  dans  un  esprit  naturelle- 
ment critique,  étude  d'autant  plus  attachante  et  plus  vraie  qu'elle 
est  prise  sur  le  vif.  Ajoutez  par  surcroît,  une  perfection  de  forme, 
un  charme  de  style  qui,  au  témoignage  de  tous  les  juges  compé- 
tents, font  de  YApologia  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  1%  littérature 
anglaise. 

Commencé  comme  une  œuvre  de  combat,  le  livre  se  termine  sar 
une  note  attendrie.  Les  dernières  lignes  sont  un  hommage  de 
gratituie  et  d'affection  au  petit  groupe  dont  l'attachement  filial  et 
confiant  a  consolé  le  maître  des  calomnies  de  ses  adversaires  et  de 
ce  qui  est  plus  cruel  encore,  des  suspicions  de  certains  de  ses 
coreligionnaires;  il  s'y  mêle  un  souvenir  ému  à  l'adresse  des  amis 
d'autrefois  : 

J'ai  terminé  cette  histoire  de  moi-môme,  le  jour  de  la  fête  de  Saint- 
Philippe;  et  dès  lors  à  qui  puis-je  mieux  l'offrir,  comme  témoignage 
d'affection  et  de  reconnaissance,  qu'aux  flls  de  saint  Philippe,  mes 
chers  frères  dans  cette  maison,  les  prêtres  de  l'Oratoire  de  Birmingham, 
Ambroise  Saint-John,  H.  A.  Mills,  H.  Bittleston,  Ed.  Caswall,  W.  P. 
Neville,  H.  J.  D.  Ryder?  à  ces  amis  qui  m'ont  été  si  fidèles,  qui  ont  eu 
un  sentiment  si  délicat  de  mes  besoins,  qui  ont  été  si  indulgents  pour 
toutes  mes  faiblesses,  qui  m'ont  porté  à  travers  tant  d'épreuves,  qui 
n'ont  hésité  devant  aucun  sacrifice,  lorsque  je  le  leur  demandais,  qui 


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>Tt&ffîP 


AU  D1X-NEUV1ÈHK  SIÈCLE  257 

ont  supporté,  avec  tant  de  sérénité,  les  découragements  dont  j'étais  la 
cause,  qui  ont  fait  tant  de  bonnes  choses  dont  ils  m'ont  laissé  tout  le 
mérite,  avec  qui  j'ai  vécu  si  longtemps  et  avec  qui  j'espère  mourir.  Et 
à  vous  spécialement,  cher  Àmbroise  Saint-John,  que  Dieu  m'a  donné, 
après  m'avoir  retiré  tous  les  autres  ;  à  vous  qui  êtes  le  lien  entre  ma 
vie  ancienne  et  ma  vie  nouvelle,  qui,  depuis  vingt-quatre  ans,  avez 
été,  pour  moi,  si  dévoué,  si  patient,  si  zélé,  si  tendre,  qui  m'avez  laissé 
m'appuyer  si  pesamment  sur  vous,  qui  avez  veillé  sur  moi  de  si  près, 
qui  n'avez  jamais  pensé  à  vous  lorsqu'il  s'agissait  de  moi.  En  vous,  je 
réunis  et  je  rappelle  à  ma  mémoire  ces  compagnons,  ces  conseillers 
familiers  et  affectueux  qui,  à  Oxford,  m'avaient  été  donnés,  l'un  après 
l'autre,  pour  être  ma  consolation  journalière  et  mon  soulagement;  et 
tous  les  autres,  de  grand  renom,  de  noble  exemple,  qui  ont  été  mes 
vrais  amis  et  m'ont  montré  un  attachement  sincère,  dans  des  temps 
déjà  bien  loin;  et  aussi  tant  d'hommes  plus  jeunes  qui  ne  m'ont  jamais 
été  inGdèles,  ni  en  parole  ni  en  action;  et  parmi  tous  ces  amis,  liés  à 
moi  par  des  relations  si  diverses,  je  pense  surtout  à  ceux  qui  se  sont 
réunis,  après  moi,  à  l'Eglise  catholique.  Je  prie  ardemment  pour  tous, 
espérant,  contre  toute  espérance,  que  nous,  qui  étions  autrefois  si  unis 
et  si  heureux  de  notre  union,  nous  pourrons  être  amenés,  par  le 
pouvoir  de  la  divine  Providence,  à  ne  former  «  qu'un  seul  troupeau 
sous  un  seul  pasteur  ». 

Tous  les  témoignages  contemporains  constatent  l'effet  extraordi- 
naire produit  par  YApologia.  La  parole  de  Newman  va  au  cœur  de 
l'Angleterre  et,  d'un  seul  coup,  retourne  complètement  l'opinion. 
S'il  y  a  encore  quelques  voix  discordantes,  elles  sont  étouffées  et 
couvertes  par  l'applaudissement  universel.  Jamais  livre,  croyons- 
nous,  n'a  eu  un  tel  résultat  :  c'est  un  écrivain  très  protestant,  le 
docteur  Fairbairn  qui  en  convient  lui  même,  en  s'étonnant  qu'un 
homme  ait  pu  ainsi  déterminer  lui-même  le  jugement  d'une  époque 
sur  sa  propre  vie,  et  faire  accepter  du  public,  et  d'un  public  hostile, 
l'interprétation  qu'il  donnait  de  sa  conduite.  Newman  a  accompli 
ce  tour  de  force,  de  faire  comprendre,  admettre  par  une  opinion  si 
prévenue  contre  le  papisme,  l'honorabilité,  la  légitimité  des  motifs 
qui  l'y  avaient  conduit.  Des  accusations  portées  contre  lui,  de  son 
accusateur  lui-même,  personne  ne  se  soucie  plus,  si  bien  que,  dès 
la  seconde  édition  de  son  livre,  il  supprime,  comme  étant  devenu 
sans  objet,  ce  qui  est  controverse  personnelle  avec  Kingsley.  Après 
avoir  été,  pendant  près  de  vingt  ans,  si  contesté,  si  suspect,  si 
décrié  même,  il  retrouve,  auprès,  de  ses  compatriotes,  une  faveur 
qui  le  suivra  jusqu'à  sa  mort,  bien  plus,  qui  lui  survivra.  Désormais, 
il  n'est  plus  considéré  comme  -un  transfuge,  un  traître,  qui  s'est 
25  octobre  1902.  17 


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258  U  KESAlftSAAGI  CAT80UQGE  EK  À5GLETBRBB 

disqoaliûé  loi -même;  la  nation  Ta  réadmis  an  nombre  de  ses 
enfants  et  de  ceux  qui  lai  font  le  plus  d'honneur.  Le  secret  de  cet 
étonnant  succès,  c'est  sans  doute  le  génie  de  l'écrivain;  c'est 
plus  encore  sa  sincérité,  sa  candeur  manifeste,  la  beauté  devenue 
visible  et  lumineuse  de  son  âme;  mais  c'est  aussi  ce  je  ne  sais 
quoi  dans  l'allure,  dans  l'accent  qui  prouvait  que,  tout  papiafe 
qu'il  fût  devenu,  il  était  demeuré  un  Anglais;  ce  qui  faisait  dire, 
peu  après,  au  Saturday  Review  ;  «  Le  docteur  Newman  écrit  comme 
3  est  et  comme  il  sera  toujours,  c'est-à-dire  comme  un  homme  qui 
est,  par  la  pensée,  le  sentiment,  l'éducation,  Anglais  jusqu'à  la 
moelle  des  os  '.  » 

VII 

Le  succès  de  YApologia  profitait  naturellement  au  catholicisme. 
N'était  ce  pas  pour  venger  l'honneur  de  ses  frères  autant  que  le 
sien  propre,  que  Newman  s'était  décidé  à  parler?  Quelque  chose 
de  son  prestige,  de  sa  popularité  reconquise,  rejaillissait  sur  tous 
les  catholiques.  De  cette  date,  le  nom  de  «  converti  »  a  cessé  l'être 
décrié.  «  J'ose  dire,  a  écrit  un  biographe  protestant  de  Newman, 
que  ce  livre  a  plus  fait  que  tout  le  reste  de  la  littérature  religieuse 
de  notre  temps,  pour  abattre  la  défiance  des  Anglais  à  l'égard  des 
catholiques  romains,  et  pour  amener,  entre  ceux-ci  et  les  membres 
des  autres  Eglises,  de  bonnes  et  cordiales  relations2.  »  Aussi  n'est- 
on  pas  surpris  de  voir  alors  les  catholiques  se  réjouir  d'une  victoire 
dont  ils  partageaient  les  profits  et  en  témoigner  leur  reconnaissance 
à  celui  qui  s'était  fait  ;leur  champion  :  tel  le  synode  du  diocèse  de 
Birmingham,  qui,  en  juin  1864,  vote  une  adresse  à  Newman,  pour 
le  remercier.  On  a  le  droit  au  contraire  d'être  surpris,  quand  on  voit 
des  catholiques,  et  non  des  moindres,  bouder  ce  succès  et  s'en 
alarmer.  Ils  n'osent  le  faire  ouvertement,  de  peur  de  trop  heurter 
le  sentiment  général,  mais  ils  s'épanchent  dans  l'intimité.  Manniog, 
en  écrivant  à  Mgr  Tatbot,  se  plaint  qu'à  propos  de  ce  qu'il  appelle 
un  peu  dédaigneusement  «  cette  affaire  Kingsley  »,  le  chanoine 
Oakeley  et  le  docteur  Maguire  se  soient  follement  engoués  de 
Newman  ;  il  craint  que  l'influence,  à  son  avis  dangereuse,  de  ce 
dernier  n'en  soit  accrue;  cette  Apologia  tant  admirée  et  dont  il  ne 
peut  lui-même,  par  moment,  contester  le  passionnant  intérêt,  lui 
paraît  l'œuvre  d'un  minimiser  de  la  doctrine  catholique,  et  il 
déclare  que  l'un  de  ses  effets  sera  de  «  faire  rester  les  anglicans 
où  ils  sont3  ». 

«  20  mars  1866. 

*  Cardinal  Newman,  par  Richard  H.  Hutton,  p.  230. 

31  Life  of  Manning,  t.  II,  p.  206  et  326. 


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AU  DIX-NHJVIÈMB  SIÈCLE  25» 

Une  si  étrange  attitude  n'avait  pas  seulement  pour  cause  la 
méfiance  générale  où,  depuis  quelque  temps,  Manning  et  ses  amis 
étaient  de  Newman.  Elle  tenait  à  ce  que  celui-ci  avait,  dans  la 
dernière  partie  de  YApologia,  abordé  quelques-unes  des  questions 
débattues  entre  les  «  libéraux  »  et  les  «  ultramontains  ».  Non  qu'il 
eût  voulu,  plus  que  par  le  passé,  se  mêler  à  des  polémiques  où  il 
n'approuvait  aucune  d$s  thèses  en  conflit  ;  mais,  toujours  préoc- 
cupé de  l'accusation  de  mensonge,  il  avait  jugé  nécessaire  de  ne 
pas  laisser  sans  réponse  ceux  qui,  prenant  prétexte  de  certaines 
exagérations,  prétendaient  que  sa  nouvelle  religion  l'obligeait  à 
des  croyances  qu'il  ne  pouvait  sincèrement  accepter,  et  que  dès 
lors  il  devait  ou  abdiquer  sa  raison  dans  une  servitude  dégradante, 
ou  se  soulager  par  une  infidélité  secrète  et  hypocrite.  Gomme  dans 
le  reste  de  YApologia,  il  paraissait  doue  n'avoir  en  vue  que  ses 
accusateurs  protestants.  Je  n'affirmerais  pas  cependant  qu'il  n'eût 
saisi  avec  plaisir  cette  occasion  de  marquer  sa  ligne  entre  les  deux 
fractions  extrêmes  de  ses  coreligionnaires,  sans  les  provoquer 
directement  à  aucune  controverse.  En  tous  ca9,  c'était  la  première 
manifestation  publique  de  ses  opinions  sur  ces  questions  brûlantes, 
et,  à  ce  titre,  elle  mérite  que  nous  nous  y  arrêtions. 

L'auteur  déclare  d'abord  que  «  du  jour  où  il  est  devenu  catho- 
lique, il  s'est  senti  dans  une  paix  et  un  contentement  parfait  et 
n'a  jamais  éprouvé  un  seul  doute  ».  Il  affirme  sa  foi  entière  & 
toutes  les  vérités  catholiques,  même  à  celles  autour  desquelles 
peuvent  s'élever  ce  qu'il  appelle  des  «  difficultés  intellectuelles  »  ; 
«  car,  dit-il  finement  et  justement,  je  n'ai  jamais  pu  voir  aucune 
connexité  entre  le  sentiment,  si  vif  qu'il  puisse  être,  de  ces 
difficultés,  entre  leur  nombre,  si  grand  qu'on  le  suppose,  ef 
le  doute  sur  les  doctrines  auxquelles  elles  sont  attachées;  suivant 
moi,  dix  mille  difficultés  ne  font  pas  un  doute  ;  difficulté  et  doute 
ne  se  jugent  pas  d'après  la  même  mesure  ».  Abordant  ensuite  l'une 
des  vérités  catholiques  qui  éveillait  le  plus  d'ombrages,  l'infaillibi- 
lité de  l'Eglise»  il  en  montre  la  convenance,  la  nécessité,  le  bien- 
fait, et  déclare  y  être  «  absolument  soumis  ».  Il  proclame  sa  foi  à 
tout  le  dogme  révélé,  «  tel  qu'il  est  infailliblement  interprété  par 
l'autorité  à  laquelle  il  a  été  confié,  et,  implicitement,  tel  qu'il  sera 
interprété  par  cette  même  autorité,  jusqu'à  la  fin  des  temps  ».  Il 
ajoute,  évidemment  avec  la  pensée  de  se  séparer  de  certaines  témé- 
rités du  Rambler  : 

Je  me  soumets  de  plus  aux  traditions  de  l'Eglise  universellement 
reçues,  dans  lesquelles  se  trouve  la  matière  des  nouvelles  définitions 
dogmatiques  qui  sont  faites  de  temps  en  temps  et  qui  sont,  à  toutes 


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260  LÀ  RENAISSANCE  CATHOL1Q0R  EN  ANGLETERRE 

les  époques,  le  vêtement  et  la  manifestation  du  dogme  catholique 
déjà  déflni.  Et  je  me  soumets  à  ces  autres  décisions  du  Saint- 
Siège,  théologiques  ou  non,  prononcées  par  les  organes  qu'il  a  lui- 
même  désignés;  lesquelles,  même  si  je  laisse  de  côté  la  question  de 
leur  infaillibilité  et  si  je  les  considère  au  point  de  vue  le  moins  élevé,  se 
présentent  à  moi  avec  un  droit  à  être  acceptées  et  obéies.  Je  considère 
aussi  que,  graduellement  et  dans  la  suite  des  temps,  l'investigation 
catholique  a  pris  certaines  formes  déterminées  et  est  devenue  une 
science,  avec  une  méthode  et  une  phraséologie  qui  lui  sont  propres, 
sous  l'action  de  grands  esprits,  tels  que  saint  Athanase,  saint  Au- 
gustin et  saint  Thomas  ;  et  je  ne  me  sens  nullement  tenté  de  mettre  en 
pièces  ce  grand  legs  intellectuel  qui  nous  a  été  ainsi  transmis  pour  les 
temps  où  nous  sommes. 

Hais,  non  moins  préoccupé  des  exagérations  de  l'école  opposée, 
Newman  s'attache  à  démontrer  que  l'infaillibilité  n'a  nullement 
pour  conséquence  l'espèce  do  «  captivité  intellectuelle  »  préco- 
nisée par  Ward,  qu'elle  n'implique,  à  aucun  degré,  ces  définitions 
multipliées  et,  en  quelque  sorte,  continues,  qui  décourageraient 
tout  travail  indépendant,  cette  surveillance  ombrageuse  et 
oppressive  de  tous  les  actes,  de  toutes  les  paroles  du  fidèle, 
qui  le  réduirait  «  à  combattre,  comme  les  soldats  perses,  sous 
le  fouet,  de  telle  sorte  qu'on  pourrait  dire  de  lui,  avec  vérité, 
que  la  liberté  de  son  intelligence  est  morte  sous  les  coups  ». 
11  expose  toutes  les  raisons  de  droit  et  de  fait  qui  limitent 
l'exercice  de  cette  infaillibilité;  il  montre,  par  l'histoire,  que 
les  définitions  sont  rares,  lentement  préparées  pendant  des  siècles 
et  qu'elles  ne  font  jamais  que  constater  des  croyances  admises 
antérieurement;  il  insiste  notamment  sur  ce  que  l'infaillibilité  laisse 
subsister  le  libre  travail  préparatoire  des  esprits  et  qu'on  se  fait 
une  idée  fausse  et  incomplète  du  catholicisme,  en  n'y  voyant  que  le 
principe  de  l'autorité1. 

*  «  Chaque  fois,  dit^Newmau,  que  l'infaillibilité  s'exerce,  son  action  résulte 
d'une  opération  .intense  et  variée  de  la  raison,  agissant  à  la  fois  comme  son 
alliée  et  comme  son  .adversaire;  et,  son  œuvre  accomplie,  elle  provoque,  i 
son  tour,  une  réaction  de  la  raison  contre  elle;  et,  comme,  dans  un  gouver- 
nement civil,  l'Etat  existe  et  se  soutient  par  le  moyen  de  la  rivalité  et  de 
la  collision,  des  empiétements  et  des  défaites  des  partis  qui  le  composent, 
de  môme  la  chrétienté  catholique  n'est  pas  une  simple  manifestation 
d'absolutisme  religieux,  mais  présente  un  spectacle  continuel  de  l'autorité 
et  du  jugement  privé,  avançant  ou  reculant  alternativement,  comme  le  flux 
et  le  reflux  de  la  marée.  C'est  un  vaste  assemblage  d'êtres  humains,  aux 
intelligences  indociles  et  aux  passions  sauvages,  réunis  par  la  beauté  et  la 
majesté  d'un  pouvoir  surhumain,  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  une 
grande  école  de  correction  ou  d'éducation;  non  comme  dans  un  hôpital  ou 


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AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE  261 

De  ce  qu'il  existe  un  don  d'infaillibilité  dans  l'Eglise  catholique, 
Newman  n'en  conclut  pas  que  les  autorités  en  possession  de  ce  don 
soient  infaillibles  dans  tous  leurs  actes;  il  admet,  au  contraire,  que 
«  l'histoire  de  l'Eglise  fournit  des  exemples  d'un  pouvoir  légitime, 
exercé  avec  dureté  ».  Mais  il  estime  que,  d'ordinaire,  ceux  qui  ont 
été  ainsi  frappés  avaient  tort,  sinon  au  fond,  du  moins  au  point  de 
vue  de  l'opportunité.  Seulement,  il  comprend  que,  dans  le  cas  de 
quelques-unes  de  ces  interventions,  l'autorité  soit  jug-te  défavora- 
blement, surtout  quand  «  elle  se  trouve  momentanément  soutenue 
par  un  parti  exagéré  et  violent,  qui  exalte  des  opinions  jusqu'à  en 
faire  des  dogmes  et  qui  a  surtout  à  cœur  de  détruire  toute  école  de 
pensée  autre  que  la  sienne  ».  Ici,  Newman  n'est  plus  seulement 
dans  l'histoire;  il  est  en  face  de  la  crise  du  moment,  de  celle  dont  il 
souffre  et  dont  il  voit  souffrir  autour  de  lui  : 

Un  tel  état  de  choses  peut  être,  pendant  qu'il  existe,  irritant  et 
décourageant  pour  deux  ordres  de  personnes  :  pour  les  hommes 
modérés  qui  voudraient  réduire,  autant  que  loyalement  elles  peuvent 
l'être,  les  différences  entre  les  opinions  religieuses,  et  aussi  pour  ceux 
qui  perçoivent  vivement  les  maux  de  leur  époque  et  sont  honnêtement 
avides  d'y  remédier;  maux  que  les  théologiens  de  tel  ou  tel  pays 
étranger  ignorent  absolument,  et  que,  même  aux  lieux  où  ils  existent, 
il  n'est  pas  donné  à  tous  d'apprécier.  C'est  là  l'état  des  choses,  à  la  fois 
dans  le  passé  et  dans  le  présent.  Nous  vivons  dans  un  siècle  surpre- 
nant; l'élargissement  du  cercle  des  connaissances  profanes,  aujour- 
d'hui, cause  une  vraie  perplexité,  d'autant  plus  qu'il  promet  de  s'élargir 
encore  et  cela  avec  plus  de  rapidité  et  des  résultats  plus  frappants.  Or, 
ces  découvertes,  certaines  ou  probables,  ont,  en  fait,  une  action  indi- 
recte sur  les  opinions  religieuses,  et  alors  surgit  cette  question  :  Gom- 
ment les  droits  respectifs  de  la  révélation  et  de  la  science  naturelle 
pourront-ils  se  concilier? 

Newman  entrevoit,  pour  beaucoup  d'âmes  «  séduites  par  le 
ton  audacieux  des  écoles  de  la  science  profane,  le  danger  de  se 
laisser  entraîner  dans  l'abîme  sans  fond  du  libéralisme  de  la 
pensée  ».  Parmi  ces  «  libéraux  »,  il  distingue  des  éléments  très 
divers.  Il  en  est  qui  ont  une  sorte  d'irritation,  d'animosité  person- 
nelle contre  la  vérité  révélée.  D'autres  sont  indifférents  et  étrangers 

une  prison,  non  pour  être  couchés  dans  un  lit  ou  pour  être  ensevelis 
vivants  ;  mais,  s'il  m'est  permis  de  changer  ma  métaphore,  pour  être  ras- 
semblés dans  quelque  grande  manufacture  morale,  où  se  fond,  s'affine  et 
se  moule,  par  un  incessant  et  bruyant  travail,  la  matière  brute  de  la  nature 
humaine,  si  excellente,  si  dangereuse,  si  propre  à  réaliser  la  pensée  divine.  » 


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262  Là  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  IN  ANGLETERRE 

aux  questions  religieuses.  Ceux  dont  il  se  préoccupe  davantage, 
sont  «  ces  hommes  nombreux,  appartenant  aux  rangs  élevés 
de  la  société  et  animés  d'un  esprit  sincère,  lesquels,  suivant  la 
disposition  particulière  de  chacun  d'eux,  sont,  ou  simplement 
troublés,  ou  effrayés  et  conduits  au  désespoir,  par  la  confusion 
entière  où  les  découvertes  et  les  théorie*  récentes  ont  jeté  leors 
idées  les  plus  élémentaires  sur  la  religion  ».  Suit  un  morceau  qae 
je  tiens  à  citer,  car  Newraan  s'y  révèle  tout  entier,  avec  son 
âme  droite  et  son  esprit  complexe,  avec  sa  foi  ferme  et  sa  com- 
préhension sympathique  des  idées  de  f  on  temps,  avec  sa  généreuse 
sollicitude  des  consciences  troublées  et  son  sens  aigu  des  difficultés 
à  surmonter  pour  leur  venir  en  aide,  avec  ses  aspirations  d'apôtre, 
ses  intuitions  de  voyant  et  ses  hésitations  à  conclure,  ses  répu- 
gnances à  agir  : 

Qui  ne  serait  ému  en  pensant  à  la  situation  de  tels  hommes?  Qui 
pourrait  avoir  contre  eux  une  parole  sévère?  Je  rappelle,  en  leur  faveur, 
ces  belles  paroles  de  saint  Augustin  :  Illi  in  vos  sœviant,  etc.  :  «  Que 
ceux-là  soient,  pour  vous,  sévères  qui  n'ont  pas  connu  les  difficultés 
qu'on  éprouve  à  distinguer  l'erreur  de  la  vérité  et  à  trouver  le  vrai 
chemin  de  la  vie  au  milieu  des  illusions  du  monde!  »  Combien  de 
catholiques  se  sont,  dans  leur  pensée,  attachés  à  de  tels  hommes,  dont 
beaucoup  sont  si  bons,  si  vrais,  si  nobles!  Combien  de  fois  ne  s'est  pas 
élevé,  dans  leur  cœur,  le  désir  de  voir  sortir,  des  rangs  catholiques,  un 
champion  pour  défendrela  vérité  révélée,  contre  ceux  qui  l'attaquent! 
Bien  des  personnes,  catholiques  ou  protestantes,  m'ont  demandé  de  le 
faire  moi-même;  mais  j'ai  été  arrêté  par  de  graves  difficultés.  Une  des 
plus  grandes  est  que,  dans  le  moment  actuel,  il  est  fort  embarrassant 
de  préciser  ce  qu'il  faut  attaquer  et  renverser.  Je  suis  loin  de  nier  que 
les  connaissances  scientifiques  soient  réellement  en  progrès;  mais 
c'est  par  accès  et  par  bonds  :  des  hypothèses  s'élèvent  et  tombent;  il 
est  difficile  de  prévoir  quelles  sont  celles  qui  resteront  debout,  ou 
quel  sera  l'état  de  la  science,  par  rapport  à  elles,  d'année  en  année. 
Dans  cet  état  de  choses,  il  m'a  paru  peu  digne,  pour  un  catholique,  de 
s'appliquer  à  cette  œuvre  vaine,  de  poursuivre  ce  qui  ne  sera  peut- 
être  bientôt  plus  que  des  fantômes,  et  de  chercher,  en  vue  de  quelques 
objections  spéciales,  à  inventer  ingénieusement  une  théorie  qui,  avant 
d'être  achevée,  aura  peut-être  fait  place  à  quelque  autre  théorie  plus 
récente,  et  cela  parce  que  ces  objections  premières  auront  été  mises  à 
néant  par  l'apparition  d'objections  nouvelles.  Il  m'a  semblé  que  nous 
étions  dans  un  temps  où  les  chrétiens  étaient  appelés  à  la  patience,  et 
où  ils  n'avaient  d'autres  moyens  de  venir  en  aide  à  ceux  qui  s'alarment 
que  de  les  exhorter  à  avoir  un  peu  de  foi  et  de  courage  et  à  «  se 


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AU  DlXHEOViÊME  SIÈCLE  263 

garder  »  comme  dit  le  poète  «  de  tout  pas  dangereux  ».  Plus  j'ai 
réfléchi  sur  cet  ordre  d'idée,  plus  il  m'a  paru  évident,  et  j'ai  été  con- 
duit à  supposer  que,  si  je  tentais  ce  qui  promettait  si  peu  de  succès, 
je  trouverais  la  plus  haute  autorité  catholique  opposée  à  cette  tenta- 
tive, et  que  j'aurais  perdu  mon  temps  et  le  travail  de  ma  pensée  à 
faire  ce  qu'il  serait  imprudent  de  mettre,  sous  quelque  forme  que  ce 
fût,  sous  les  yeux  du  public,  ou  ce  qui,  si  je  le  faisais,  ne  servirait 
qu'à  compliquer  davantage  des  choses  déjà  trop  compliquées  sans  mon 
intervention.  C'est  dans  ce  sens  que  j'interprète  les  actes  récents  de 
cette  autorité.  Je  les  comprends  comme  liant  les  mains  d'un  conlro- 
versiste  tel  que  je  l'eusse  été  moi-môme,,  et  nous  enseignant  cette 
vraie  sagesse  que  Moïse  enseignait  à  son  peuple,  lorsque  les  Egyptiens 
le  poursuivaient  :  «  Ne  craignez  pas  et  reslez  en  repos;  le  Seigneur 
combattra  pour  vous,  et  vous  vous  tairez.  »  Et,  bien  loin  de  trouver 
aucune  difficulté  à  obéir  en  cette  circonstance,  j'ai  toute  raison  d'être 
reconnaissant  et  satisfait  d'avoir  une  direction  si  claire  dans  un  cas 
difficile. 

C'est  ainsi  que  Newman,  sans  vouloir  traiter  le  sujet  à  fond  ni 
surtout  engager  de  controverse,  marquait,  à  l'adresse,  non  seule- 
ment des  protestants,  mais  aussi  des  catholiques,  les  grandes 
lignes  de  la  via  média  où  il  entendait  se  tenir,  entre  les  témé- 
rités de  certains  libéraux  et  les  exagérations  des  ultras.  Que 
ces  derniers  vissent  là  une  répudiation  de  leurs  thèses  extrêmes, 
je  n'en  suis  pas  surpris.  Mais  qu'ils  y  trouvassent  motif  à  sus- 
pecter l'orthodoxie  et  la  fidélité  du  grand  converti,  c'est  ce  qu'on 
aurait  peine  à  comprendre,  si  l'on  ne  savait  jusqu'où  peuvent  aller, 
dans  les  esprits  mène  les  plus  sincères  et  les  plus  élevés,  les 
préventions  de  parti. 

VIII 

Ces  préventions  allaient  se  manifester,  à  ce  moment  même,  en 
une  affaire  qui  devait  être  particulièrement  pénible  à  Newman. 
Celui-ci,  dès  sa  conversion,  avait  été  frappé  de  la  nécessité  de 
faire  cesser  l'infériorité  où,  par  suite  des  anciennes  proscriptions, 
les  catholiques  étaient  demeurés  dans  le  domaine  de  la  haute 
culture  universitaire.  C'est  pour  cette  raison  qu'il  avait  accepté  le 
rectorat  de  l'université  fondée  par  les  évoques  irlandais,  et  qu'en 
dépit  de  tant  de  causes  de  découragement,  il  avait  prolongé  son 
effort  durant  sept  années.  Il  professait  alors  qu'une  université 
pleinement  et  exclusivement  catholique,  comme  celle  à  laquelle  il 
cherchait  à  insuffler  la  vie,  était  bien  préférable  à  l'université 
mixte  ou  neutre,  sans  nier  cependant  que,  dans  certains  cas  et 


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264  LA  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

faute  de  mieux,  il  ne  pût  devenir  opportun  de  recourir  à  cette 
dernière  solution;  seulement  alors,  certaines  précautions  s'impo- 
seraient. En  1854,  l'abolition  des  tests  religieux,  exigés  jusque- 
là  pour  l'immatriculation  aux  universités  d'Oxford  et  de  Cam- 
bridge, le  conduisit  à  envisager  de  plus  près  cette  éventualité  de 
la  fréquentation  des  universités  protestantes;  il  ne  lui  échappait 
pas,  en  effet,  que  les  jeunes  catholiques  anglais,  qu'il  avait 
tant  de  peine  à  attirer  à  Dublin,  seraient  tentés  de  profiter  de 
la  porte  qui  leur  était  ainsi  ouverte;  ce  pouvait  être  la  ruine  de 
l'œuvre  à  laquelle  il  se  dévouait  en  Irlande.  Il  s'en  expliqua,  à  cette 
date  même,  dans  une  lettre  à  l'un  des  évêques  anglais,  Mgr  Grant  : 
il  lui  signala  quels  dangers  courrait  la  jeunesse  catholique,  si  on  la 
laissait  se  mêler  aux  étudiants  protestants,  sans  avoir  préalable- 
ment fondé,  dans  la  ville  universitaire,  un  collège  catholique,  ou 
tout  au  moins  une  maison  d'études,  un  hall  qui  leur  servit  de 
centre  et  de  point  d'appui;  il  ne  put  se  retenir  d'ajouter  que,  si 
l'on  tentait  quelque  fondation  de  ce  genre  à  Chford,  il  s'y  sentirait 
plus  à  sa  place  qu'à  Dublin.  C'est  qu'au  fond,  cet  Oxford  qui  avait 
occupé  tant  de  place  dans  sa  vie,  et  dont,  depuis  le  22  février  1846, 
«  il  avait,  disait-il,  seulement  aperçu  les  flèches  de  loin,  en  pas- 
sant »,  lui  tenait  au  plus  intime  de  l'âme,  par  des  liens  que  rien 
n'avait  pu  rompre.  «  De  toutes  les  choses  humaines,  écrivait-il  à 
un  de  ses  anciens  amis  anglicans,  Oxford  est  peut-être  celle  qui 
est  la  plus  près  de  mon  cœur,  et  je  ne  puis  parvenir  à  me  con- 
vaincre que  je  ne  reverral  jamais  ce  que  j'aime  tant1.  *  En  dépit 
du  grand  changement  survenu  dans  sa  vie,  il  était  demeuré  un 
Oxford  man. 

Après  s'être  démis,  en  1858,  de  son  rectorat  irlandais,  Ne wmao  se 
sentit  encore  plus  porté  à  regarder  du  côté  de  son  cher  Oxford. 
Quelques  jeunes  étudiants  catholiques  commençaient  à  y  arriver, 
encore  peu  nombreux,  parce  que  les  collèges,  toujours  maîtres  des 
admissions,  ne  s'étaient  pas  encore  habitués  à  les  recevoir.  Mais  il 
fallait  s'attendre  à  ce  que  ce  nombre  augmentât.  Les  familles 
catholiques  d'un  certain  rang  attachaient  grand  prix  aux  avantages 
sociaux  que  la  fréquentation  des  universités  devait  assurer  à  leurs 
enfants1.  Certains  membres  du  clergé,  dont  plusieurs  évêques,  n'en 
paraissaient  pas  trop  effarouchés  et  rêvaient  d'un  collège  catho- 
lique à  établir  à  Oxford.  Le  cardinal  Wiseman,  entre  autres,  avait 

*  Autobiography  of  Jsaac  Williams,  p.  130. 

2  Voy.  notamment  l'opinion  d'uu  ancien  converti,  fort  mêlé  à  toute 
l'action  catholique,  M.  Ambroise  Phiilipps  de  Liste,  et  d'un  converti  plus 
récent,  légiste  éminent,  M.  Beilasis.  (Life  and  letters  o/Ambr.  Phiilipps  de  LisU, 
p.  2  à  4  et  Mémorial*  of  Sergeant  Beilasis,  p.  194,  195.) 


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AU  DIX-NEUVIÈME  SIÊCLB  265 

été  tout  d'abord  séduit  à  l'idée  de  voir  ses  coreligionnaires  rentrer 
ainsi  dans  cette  métropole  intellectuelle  dont  ils  étaient  exclus 
depuis  trois  siècles;  cette  rentrée  lui  semblait  faire  partie  de  l'œuvre 
de  réparation  et  de  rapprochement  qu'il  avait  si  largement  conçue. 
Naturellement,  à  ceux  qui  pensaient  que  les  catholiques  pou- 
vaient revenir  à  Oxford,  le  nom  de  Newman  se  présentait  tout 
de  suite,  comme  celui  de  l'homme  qui  aurait  qualité  pour  présider 
à  ce  retour,  et  serait  le  mieux  placé  pour  en  écarter  ou  en  atténuer 
les  dangers.  Newman,  de  son  côté,  était  prêt  à  répondre  à  l'appel 
qui  lui  serait  adressé;  sans  idée  arrêtée  sur  ce  que  les  circonstances 
permettraient  d'entreprendre,  il  était  tout  frémissant  à  la  pensée 
de  se  retrouver  sur  le  théâtre  de  son  premier  apostolat,  et  il  avait 
l'instinct  que  le  souvenir  encore  vivant  de  la  domination  morale 
qu'il  y  avait  si  longtemps  exercée,  l'aiderait  à  y  faire  plus  de  bien 
qu'ailleurs. 

En  1864,  l'occasion  attendue  parut  s'offrir.  Newman  trouva  à 
acheter  à  Oxford  un  terrain  assez  étendu.  D'accord  avec  son 
évêque,  Mgr  Ullathorne,  et  avec  plusieurs  catholiques  de  marque,  il 
annonça  l'intention  d'y  élever  une  église  et  d'y  établir  un  couvent 
de  l'Oratoire.  Point  n'était  question,  pour  le  moment,  d'y  fonder  un 
collège  ou  une  maison  d'études,  ni  de  rien  faire  qui  impliquât  une 
coopération  quelconque  à  l'œuvre  universitaire.  Partant  de  ce  fait 
que  des  jeunes  gens  catholiques  venaient  à  Oxford,  et  qu'ils  y 
étaient  sans  protection  contre  le  danger  réel  des  fréquentations 
protestantes,  le  fondateur  du  nouvel  Oratoire  entendait  seulement 
leur  apporter  cette  protection,  sans  se  prononcer  sur  le  point  de 
savoir  si  leur  venue  à  Oxford  devait  être  ou  non  approuvée  et 
encouragée.  Son  but  était  donc  bien  limité,  bien  modeste.  Mais 
Newman  de  nouveau  à  Oxford,  cela  seul  était  en  soi  un  événement 
considérable,  gros  de  conséquences.  Que  ne  pouvaient  pas  eu 
craindre  les  protestants,  en  espérer  les  catholiques? 

A  la  première  nouvelle  de  ce  projet,  Pusey  se  montra  inquiet, 
troublé.  Il  comprenait  sans  doute  que  les  catholiques  romains 
l'eussent  conçu,  il  s'étonnait  même  qu'ils  n'y  eussent  pas  pensé 
plus  tôt;  mais,  à  son  point  de  vue,  il  redoutait  l'action  de  Newman 
sur  la  jeunesse,  craignait  que  sa  présence  à  Oxford  n'y  ruinât  l'in- 
fluence du  parti  Bigh  Church  et  ne  réveillât  les  passions  ultra- 
protestantes. Il  chercha  donc,  par  des  moyens  indirects,  à  le  faire 
renoncer  à  son  dessein  '.  Il  n'y  avait  pas  h  de  quoi  arrêter  Newman. 
Mais  des  difficultés  plus  sérieuses  et  plus  inattendues  s'élevèrent  du 
côté  catholique.  C'est  que  la  question  de  la  fréquentation  des  univer- 

♦  Life  of  Pus?y,  t.  IV,  p.  *03  à  105. 


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266  Là  RENÂISSANGI  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

sites  nationales  était  devenue  une  de  celles  sur  lesquelles  portait  la 
-controverse  entre  les  libéraux  du  Rambler  ou  de  V Borne  and 
Foreign  et  leurs  adversaires  de  la  Revue  de  Dublin.  L'ardeur  avec 
laquelle  les  premiers  préconisaient  cette  fréquentation»  la  Dature 
do  quelques-uns  de  leurs  arguments,  l'agitation  indiscrète  de  tel 
de  leurs  partisans,  par  exemple  d'un  certain  Ffoulkes  qui  devait 
bientôt  retourner  au  protestantisme»  rendaient  la  thèse  suspecte 
aux  esprits  qu'inquiétait  le  libéralisme.  Manning,  Ward  s'étaient 
prononcés  hautement  contre  elle,  dans  la  Revue  de  Dublin,  Ils 
arguaient  des  condamnations,  tout  récemment  encore  prononcées 
par  Pie  IX,  contre  l'éducation  mixte.  Sans  doute  il  y  avait  réponse 
à  cet  argument,  et  la  preuve  en  est  qu'aujourd'hui  les  autorités 
religieuses,  à  commencer  par  celles  de  Rome,  permettent  cette 
fréquentation  ;  il  leur  parait  que,  somme  toute,  étant  données  les 
conditions  particulières  de  l'Angleterre,  elle  a  encore  moins  d'in- 
convénients que  d'avantages,  et  l'expérience  de  chaque  jour  leur 
donne  raison.  Mais  il  a  fallu  du  temps  pour  arrivera  cette  conclu- 
sion. Sur  le  premier  moment,  beaucoup  se  laissaient  troubler  par 
les  objections  des  adversaires  de  la  fréquentation. 

Aussitôt  annoncé,  le  projet  de  Newman  se  heurte  donc  à  une 
opposition  puissante,  conduite  par  Ward  et  Manning.  Ce  dernier 
emploie,  à  le  faire  échouer,  tout  son  crédit  et  toute  son  habi- 
leté. On  pourrait  faire  observer  que  l'entreprise,  réduite  à  la 
fondation  d'une  maison  de  l'Oratoire  à  Oxford,  ne  tranche  pas  la 
question  de  la  fréquentation  universitaire  et  que  Newman  a  eu 
soin  de  ne  pas  émettre  d'opinion  à  ce  sujet.  Mais  les  opposants 
répondent  que  le  seul  fait  de  la  présence  de  Newman  à  Oxford  aura 
pour  résultat  d'y  attirer  la  jeunesse  catholique;  ils  la  voient  déjà  se 
pressant  en  foule  sur  les  pas  d'un  tel  maître,  et  le  danger  qu'ils 
redoutent  pour  elle,  ce  n'est  pas  seulement  la  contamination  pro- 
testante des  professeurs  et  des  étudiants  de  l'université,  c'est  aussi, 
peut-être  surtout,  l'influence  de  Newman  lui-même,  devenu  sns- 
pect  à  leurs  yeux.  Des  représentations  sont  portées  jusqu'à  Rome, 
où  l'on  dénonce  le  danger  d'une  éducation  qui  rendra  les  jeunes 
catholiques  plus  Anglais  et  moins  romains,  et  où  l'on  ne  manque 
pas  de  faire  apparaître,  derrière  Newman,  le  spectre  du  libéralisme, 
alors  si  suspect  au  Vatican.  La  congrégation  de  la  Propagande» 
saisie  de  ces  plaintes,  invite  l'épiscopat  anglais  à  se  réunir  pour  en 
délibérer.  Manning  agit  sur  les  évêques,  et  tout  d'abord,  usant  de 
l'influence  qu'il  a  acquise  sur  Wiseman  vieilli,  il  le  décidera  se 
prononcer  contre  la  fréquentation  universitaire  qu'il  avait  d'abord 
vue  de  bon  œil.  A  ceux  des  évêques  qui,  sentant  la  nécessité  d'un 
enseignement  supérieur  pour  la  jeunesse  catholique,  seraient  dis- 


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AU  DIX-NUJVjÈHK  SIÈCLE  267 

posés,  à  défaut  de  solution  meilleure,  à  examiner  les  conditions 
d'une  participation  aux  universités  nationale?»  il  fait  entrevoir, 
comme  une  solution  possible  et  même  prochaine,  la  création  d  une 
université  purement  catholique.  Quelques  jours  avant  U  réuniou 
épiscopale,  il  rédige  sur  l'opportunité  de  la  fréquentation  des  uni- 
versités, un  questionnaire  signé  du  cardinal  et  adressé  aux  con- 
vertis, anciens  Oxford-men,  et  généralement  aux  prêtres  ou  laïques 
en  mesure  de  donner  un  avis  autorisé.  Tel  est  l'esprit  qui  préside 
à  cette  enquête  qu'on  omet  précisément  d'interroger  le  plus  illustfe 
de  ces  Oxford  men,  celui  qui  est  à  la  fois  le  plus  intéressé  et  le 
plus  compétent  ;  Newman  est  tenu  systématiquement  à  l'écart,  sans 
que  personne  lui  demande  seulement  son  avis.  Ainsi  préparée,  la 
délibération  des  évêques,  qui  a  lieu  le  13  décembre  1864,  aboutit 
à  déclarer  inopportune  U  fondation  projetée  par  Newman;  dans 
uoe  lettre  adressée  à  la  Propagande,  les  évéques  insistent  sur  la 
nécessité  de  décourager  les  catholiques  d'envoyer  leurs  enfants  à 
Oxford;  toutefois  plusieurs  d'entre  eux  qui,  au  fond,  répugnent 
aux  mesures  extrêmes,  déclarent  que,  dans  l'état  des  choses,  il  y 
aurait  lieu  de  beaucoup  réfléchir  avant  d'édicter  une  prohibition 
formelle1.  S'inclinant  devant  le  jugement  des  évêques,  Newman 
écrit  aussitôt  à  Mgr  Ullathorne  qu'il  abandonne  son  projet.  Peu 
après,  il  revend  son  terrain  à  l'Université. 

Newman,  dont  nous  avons  déjà  pu  observer  plus  d'une  fois  l'âme 
a  sensitive  »,  prompte  à  se  replier  douloureusement  sur  elle-même 
quand  elle  se  sentait  mal  comprise  et  mal  jugée,  fut  fort  attristé, 
moins  encore  de  l'échec  du  projet  lui-même,  que  de  la  défiance  qui 
lui  avait  été  témoignée  par  les  chefs  de  son  Eglise.  À  M.  Phillipps 
de  Lisle  qui  lui  reprochait  d'avoir  abandonné  la  partie,  il  écrivait  : 
«  La  raison  de  ma  conduite  est  que  je  savais  que  l'opposition  était 
dirigée,  non  pas  tant  contre  un  Oratoire  à  Oxford,  que  contre 
moi 2.  »  11  avait  conscience  de  mériter  mieux.  Et  comment  se  serait- 
il  défendu  d'une  certaine  amertume,  en  voyant  qu'à  l'heure  où  ceux 
qu'il  avait  quittés,  convaincus  par  YÀpolagia%  lui  rendaient  justice, 
cette  même  justice  lui  était  refusée  par  ceux  auxquels  il  était  venu, 
au  prix  de  si  grands  sacrifices?  Il  n'ignorait  pas  la  part  considé- 
rable prise  par  Manning  à  cette  affaire;  il  en  garda  une  impression 
qni  tendit  plus  encore  ses  rapports  avec  lui.  Quant  au  revirement 
de  Wiseman,  il  lui  fut  d'autant  plus  sensible,  qu'il  prisait  très 
haut  ses  services.  Peu  de  mois  api  es,  au  lendemain  ce  la  mort  de 

♦  Ufeof  Manning,  t.  II,  p.  289  à  297;  W.  G.  Ward  and  Ihe  Catholic  Revival 
p.  189  à  194;  Life  ofWiscmai,  t.  II,  p.  475  à  477;  Life  and  Letlers  of  Ambr. 
Phillipps  de  Lisle ,  t.  II,  p.  i  à  9. 

*Life  and  Letters  of  Ambr.  PÂillipps  de  Lisle,  \  Ir,  [\  9. 


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268  U  JtmiSSMICI  GATHOUQOI  M  AflGLKTIMI 

ce  prélat,  il  écrivait  à  an  de  ses  amis  :  «  Le  cardinal  a  accompli 
une  grande  œuvre.  Hélas  !  je  voudrais  bien  qu'il  n'eût  pas  accompli 
son  dernier  acte.  Il  a  vécu  juste  assez,  pour  mettre  un  éteignoir  sur 
le  projet  d'Oxford,  contrairement  à  tout  ce  qu'il  avait  désiré  et  dit, 
les  années  précédentes  *.  » 

Comme  on  le  verra  plus  tard,  cette  question  d'Oxford  n'était  pas 
définitivement  terminée,  elle  devait  renaître.  Hais  les  décisions 
auxquelles  elle  avait  donné  lieu,  dans  cette  première  phase,  étaient 
regrettables  ;  ce  n'était  pas  seulement  à  raison  de  la  solution  trop 
timide  et  trop  étroite,  donnée  à  un  problème,  après  tout,  nouveau  et 
embarras sant;  c'était  surtout  parce  qu'on  y  avait  vu  naître,  chez 
les  autorités  religieuses,  prévenues  par  des  dénonciations  mal  fon- 
dées, un  parti -pris  de  tenir  à  l'écart  et  comme  en  état  de  suspicion 
le  plus  illustre  et  non  le  moins  pur  des  catholiques  anglais,  celui 
qui  méritait  le  plus  d'être  honoré  par  elles,  et  cela,  à  l'heure  même 
où  l'étonnant  succès  de  YApologia  leur  montrait  qu'elles  ne  pou- 
vaient avoir  un  plus  puissant  champion,  une  meilleure  caution 
auprè3  de  l'opinion  britannique.  Et  ce  n'était  là  que  le  point  de 
départ  d'une  situation  qui  allait  se  prolonger.  Cette  quasi-mise  i 
l'index  devait  se  continuer,  en  s'aggravant,  pendant  plusieurs 
années,  jusqu'au  jour,  malheureusement  tardif,  de  la  grande  répa- 
ration, quand  Newmao,  devenu  presque  octogénaire,  recevra  la 
pourpre  de3  mains  de  Léon  XI1L  A  ce  spectacle,  on  a  le  sentiment 
douloureux  et  humiliant,  non  seulement  d'une  injustice,  mais  d'une 
inexplicable  maladresse.  On  se  rappelle  le  pronostic  de  Stanley, 
s'écriant,  à  la  nouvelle  de  la  conversion  de  Newman  :  «  tes  consé- 
quences en  seront  incalculables.  Après  tout  ce  qu'a  fait  Newman 
anglican,  on  ne  peut  dire  ce  que,  s'il  vit,  ne  peut  pas  faire  un 
Newman  romain,  à  la  fois  aux  catholiques  romains  et  à  nous 2.  » 
Pouvait-on  supposer  que  ce  seraient  des  catholiques  qui  s'appli- 
queraient à  entraver  cette  action  de  Newoaan  romain? 

Notre  humiliation  s'accroît  encore,  quand  nous  voyons  que  les 
anciens  amis  anglicans  du  grand  converti  n'étaient  pas  sans 
s'apercevoir  de  l'espèce  de  disgrâce  ou  il  était  auprès  d'une  partie 
de  ses  nouveaux  coreligionnaires  et  qu'ils  s'apitoyaient  à  son 
sujet.  Dès  1861,  Church,  à  propos  d'une  lettre  affectueuse  qu'il 
recevait  de  Newman,  y  notait  la  réserve  que  celui-ci  gardait  sur  sa 
situation  présente.  «  Sûrement,  ajoutait-  il,  il  n'y  a  pas  eu  plus  de 
gratitude  chez  nos  frères  romains  qu'il  n'y  en  avait  eu  chez  nous- 
mêmes3.  »  Deux  ans  plus  tard,  en  septembre  1863,  RQgers,  au 

«  Life  of  Wiseman,  t.  II,  p.  477. 

*  Life  of  Dean  Stanley,  t.  I,  p.  343. 

1  Life  and  Letters  of  Dean  Church,  p.  158. 


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AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE  m 

retour  d'une  visite  faite  à  Newman,  dans  sa  maison  d'Egbaston, 
tout  en  rappelant  l'accueil  charmant  et  touchant  de  son  ancien 
maître,  disait  ne  pouvoir  penser  sans  tristesse  à  sa  situation,  telle 
qu'elle  lui  était  apparue  dans  cette  visite,  et  telle  que  la  lui  avait 
montrée,  peu  après,  une  conversation  avec  Ward.  «  Là,  disait- il, 
il  est  presque  seul,  sans  aucun  de  ses  vieux  amis  auprès  de  lui, 
surmené  de  travail,  et  dans  uno  voie  qui  n'est  pas  la  sienne, 
qui  ne  rentre  pas  dans  les  plans  qu'il  avait  formés  pour  lui  et 
auxquels  il  semblait  préparé,  rejeté  par  la  communion  à  laquelle 
il  s'est  dévoué,  et  évidemment  sensible  à  ce  fait  d'être  rejeté.  » 
Peu  de  temps  après,  dans  une  autre  lettre,  il  disait  que  Newman 
lui  paraissait  «  un  poisson  hors  de  l'eau  »;  il  insistait  sur  son 
isolement,  séparé  qu'il  était  de  presque  tous  ses  anciens  amis, 
en  froid  avec  les  vieux  catholiques  romains,  n'ayant  plus  d'intérêt 
que  dans  les  soixante-dix  ou  quatre-vingts  enfants  de  convertis, 
élevés  dans  son  école.  Il  le  voyait  délaissé  par  Dalgairns,  par 
Faber,  n'ayant  plus  que  Saint-John  qui  lui  demeurât  attaché.  Il 
rappelait  enfin  l'opposition  qu'il  avait  rencontrée  chez  les  évêques 
irlandais,  quand  il  était  à  la  tête  de  l'université  de  Dublin.  «  Après 
avoir,  disait-il,  abandonné  l'Eglise  anglaise  pour  la  romaine,  et 
l'Angleterre  et  ses  amis  anglais  pour  l'Irlande  et  les  Irlandais,  il 
doit  avoir  été  mortifiant  et  triste  d'être  renvoyé  à  la  place  qu'on 
avait  quittée  en  brisant  tous  ou  presque  tous  les  liens  qui  vous  y 
attachaient1.  »  Que,  dans  ce  tableau,  la  compassion  de  l'ami  ou  les 
préventions  du  protestant  aient  forcé  quelques  traits,  je  le  veux 
bien;  mais  combien  il  était  fâcheux  d'avoir  fourni  aux  anglicans 
l'occasion  de  telles  réflexions  1  Etait-ce  le  moyen  de  les  déterminer 
à  se  convertir  à  leur  tour? 

Du  moins,  Rogers  et  Church  ne  se  faisaient  pas  l'illusion  de 
croire,  comme  quelques  autres  qui  voyaient  les  choses  de  plus  loin, 
que  de  tels  désappointements  pouvaient  ébranler  la  foi  de  Newman 
et  le  ramener  à  son  ancienne  communion.  Celui-ci,  d'ailleurs, 
avait  pris  soin  de  ne  laisser,  sur  ce  point,  aucun  doute.  Il  ne  man- 
quait aucune  occasion  d'affirmer  sa  fidélité  catholique.  Dès  1862, 
il  avait  écrit,  à  l'adresse  de  ceux  qui  le  croyaient  tenté  de  revenir 
à  l'anglicanisme  : 

Je  n'ai  pas  eu  une  hésitation  d'un  moment,  dans  ma  foi  en  l'Eglise 
catholique,  depuis  que  j'ai  été  reçu  dans  son  bercail.  J'éprouve  et  j'ai 
toujours  éprouvé  une  suprême  satisfaction  dans  son  culte,  sa  disci- 
pline et  sa  doctrine...  Je  déclare,  au  contraire,  que  le  protestantisme 
est  la  plus  triste  des  religions  possibles;  que  la  pensée  du  service 

•  Letters  of  lord  Bkckford,  p.  246  à  250. 


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270  LA  RBNAtfSAMCB  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

anglican  me  fait  frissonner  et  que  celle  des  «  Trente-neuf  articles  » 
me  fait  frémir.  Retourner  à  l'Eglise  d'Angleterre!  Non!  «  Le  filet 
est  rompu,  et  nous  sommes  délivrés.  »  Je  serais  un  fou  achevé  (pour 
me  servir  d'un  terme  modéré)  si,  dans  ma  vieillesse,  je  quittais  «  la 
terre  où  coulent  le  lait  et  le  miel  »,  pour  la  cité  de  confusion  et  la 
maison  de  servitude 4. 

IX 

Un  homme  eût  pu  paraître  appelé  par  sa  situation,  par  ses  idées, 
à  s'interposer  dans  les  malheureuses  divisions  des  catholiques,  à 
mettre  à  la  raison  les  partis  extrêmes,  à  faire  prévaLoir  une  poli- 
tique de  conciliation  et  de  pacification  :  c'était  e  chef  de  l'Eglise 
d'Angleterre,  l'archevêque  de  Westminster,  le  cardinal  Wiseman. 
Il  n'aimait  pas  les  partis  extrêmes  et  violents.  Sa  belle  humeur, 
pleine  de  cordialité,  avait  besoin  de  se  sentir  en  paix  et  en 
bonne  entente  avec  tout  le  monde.  Son  intelligence  ouverte  aux 
idées  larges  et  généreuses,  répugnait  aur  exagérations,  aux  étroi- 
tesses,  à  l'esprit  d'exclusivisme  et  d'excommunication.  Loin  de 
se  plaire  à  maudire  son  temps,  son  désir  avait  toujours  été  de 
dissiper  les  malentendus  qui  le  séparaient  du  catholicisme;  il 
rêvait  de  voir  l'Eglise  s'associer  aux  grands  mouvements  du 
monde  moderne,  en  y  infusant  son  esprit,  en  les  sanctifiant.  Il 
professait  qu'il  avait  toujours  été  dans  le  génie  et  dans  la 
tradition  de  cette  Eglise,  de  s'assimiler  ce  qu'avaient  de  bon  les 
civilisations  successives  au  milieu  desquelles  elle  devait  vivre. 
C'était  la  thèse  qu'il  avait  développée,  en  1861,  dans  le  discours 
d'inauguration  de  l'Académie  de  la  religion  catholique,  fondée  sous 
ses  auspices,  à  Londres. 

Mais,  à  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  la  volonté  du  cardinal 
qui  n'avait  jamais  été  très  énergique,  était  encore  affaiblie  par  l'âge 
et  la  maladie.  Loin  de  chercher  à  dominer  la  bataille,  il  était  plutôt 
soucieux  de  se  tenir  à  l'écart  des  luttes  et  des  tracas.  Obligé  sou- 
vent, par  sa  santé,  de  se  retirer  à  sa  maison  de  campagne,  il  y  pro- 
longeait volontiers  ses  séjours,  se  plaisant  alors  à  vivre  des  souve- 
nirs du  passé,  ou  bien  trouvant  son  repos  et  sa  distraction  dans  la 
composition  d'hymnes  latines  et  de  drames  destinés  à  être  joués 
par  [des  pensionnaires  de  couvents.  L'impression  pénible  qu'il 
gardait  du  long  conflit  avec  son  coadjuteur  augmentait  encore 
cette  soif  de  tranquillité.  «  Il  est  timide,  disait  de  lui,  en  1863, 
Manning,  dans  une  lettre  à  Mgr  Talbot,  et  il  désire  finir  ses  jours 
en  n'ayant  plus  de  troubles  *.  »  Et  plus  tard,  le  même  Manning, 

1  Cité  dans  le  livre  de  Henry  Jenoings  sur  le  Cardinal  Newman,  p.  103» 

2  Life  of  Manning,  U  II,  p.  175. 


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AU  DlX-ROTlfcMS  SEteli  271 

évoquant  les  souvenirs  de  ce  temps,  rappelait  que  la  vieillesse 
de  Wiseman  apparaissait  à  ses  amis,  «  comme  ces  dernières  heures 
de  l'après-midi,  où  le  travail  commence  à  languir,  où  le  silence 
du  soir  approche  ».  Il  ajoutait  ailleurs  :  «  On  eût  dit  qu'il  se  repo- 
sait, après  vingt  années  d'incessant  labeur.  C'était  pour  lui  le  temps 
de  se  souvenir  et  de  faire  un  retour  sur  soi-même.  Avec  ceux  qui 
l'entouraient,  il  aimait  à  revenir  sur  le  passé  et  à  rappeler  les  chan- 
gements dont  il  avait  été  le  témoin  l.  »  filanning  profitait  de  cet 
état  d'esprit,  pour  imprimer  à  l'administration  ecclésiastique  une 
direction  conforme  à  ses  vues  propres.  Depuis  l'affaire  Errington, 
le  cardinal  avait,  plus  que  jamais,  pris  l'habitude  de  s'en  remettre 
£  lui  pour  beaucoup  de  questions  à  traiter;  il  avait  confiance 
dans  son  zèle,  avait  expérimenté  son  habileté  et  subissait  l'action 
de  sa  volonté  plus  forte.  Que  souvent  il  fût  ainsi  conduit  là  où  il  ne 
fût  pis  allé  de  lui-même,  on  ne  saurait  le  contester.  En  abandon- 
nant à  Ward  la  direction  de  la  Bévue  de  Dublm>  il  couvrait  d'avance 
de  son  patronage  toutes  les  thèses  extrêmes  qui  allaient  y  être 
exposées.  Il  en  venait  même,  sous  la  pression  de  Manning,  à  se 
prononcer  personnellement  pour  quelques-unes  de  ces  thèses, 
parfois  au  risque  de  se  donner  un  démenti;  ainsi  l'avons-nous  vu 
faire,  quand  il  s'agit  de  faire  échec  au  projet  d'Oratoire  à  Oxford. 
Il  en  fut  de  même  dans  une  autre  affaire  dont  j'aurai  l'occasion 
de  parler  au  co«rs  de  ces  études,  l'affaire  de  «  l'Association  pour 
promouvoir  l'union  de  la  chrétienté  ». 

Dans  le  camp  où  le  prélat  vieilli  se  laissait  ainsi  entraîner,  il 
•devait  éprouver  parfois  un  certain  malaise  et  se  sentir  hors  de 
sa  voie.  Après  le  congrès  de  iialines,  quand  le  discours  de  Monta- 
lembert  fut  dénoncé  à  l'Index,  les  liens  existant  entre  Ward  et 
le  cardinal  firent  croire  et  dire  que  ce  dernier  avait  appuyé  cette 
dénonciation.  Informé  de  ce  bruit,  Wiseman  se  hâta  de  le  démentir, 
déclarant  que,  s'il  ne  partageait  pas  toutes  les  idées  politiques  de 
Montalembert,  il  ne  voyait,  dans  son  discours,  «  aucune  erreur  sur 
les  choses  de  foi  et  de  morale  de  nature  à  provoquer  une  dénon- 
ciation »,  et  il  le  fait  assurer  que  «  le  respect  et  l'affection  qu'il 
lui  portait  n'étaient  en  rien  diminués2  ».  Quand  parurent  le 
Syllabus  et  l'Encyclique,  il  souffrit  évidemment  des  interpréta- 
tions qui  semblaient  prendre  plaisir  à  proclamer,  entre  l'Eglise  et 
la  société  moderne,  un  divorce  contraire  à  toutes  ses  vues.  Les 
efforts  de  l'épiscopat  français  pour  faire  prévaloir  une  interpréta- 
tion différente,  l'intéressèrent  vivement.  Il  eut  la  velléité  de  faire, 


•  Life  of  Wiseman,  t.  II,  p.  453. 
'  Ibid.,  t.  H,  p.  462, 


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VI  LÀ  RENAISSANCE  CATHOLIQUE  EN  ANGLETERRE 

lui  aussi,  quelque  chose,  mais  sans  aboutir.  «  Les  évèques  français 
ont  agi,  disait-il  avec  regret  au  cours  de  sa  dernière  maladie,  mais 
je  n'ai  encore  rien  fait  *.  » 

Si  désireux  qu'il  fût  de  repos,  Wiseman  sortait  encore  parfois 
de  sa  retraite,  pour  quelque  démonstration  publique.  Ainsi,  au 
congrès  de  Halines,  avait- il,  à  côté  de  Montalembert  et  devant 
les  catholiques  de  tous  pays,  prononcé  un  discours  qui  eut  un 
grand  retentissement  et  où  il  exposait  les  progrès  du  catholi- 
cisme en  Angleterre.  Autant  que  sa  santé  le  lui  permettait,  il 
continuait  à  faire  des  lectures  sur  des  sujets  variés.  Son  succès 
était  vif,  et  les  comptes- rendus  des  journaux  de  plus  en  plus 
favorables.  Il  constatait  avec  plaisir  «  cette  unanimité  étonnante». 
«  C'est  certainement  un  phénomène,  écrivait-il  en  1863,  à  un  ami; 
personnellement,  cela  m'importe  peu;  mais,  comme  action  sur  l'opi- 
nion publique,  je  pense  que  c'est  beaucoup.  »  Et  il  ajoutait,  reve- 
nant sur  une  idée  qui  lui  était  chère  :  «  J'ai  souvent  pensé  et  dit 
que  le  lecture  plat/orm  est  à  nous,  si  nous  le  voulons.  »  En  cette 
même  année,  sur  la  demande  expresse  d'un  clergyman  protestant, 
fondateur  de  vastes  écoles,  il  parlait,  au  musée  de  Kensington, 
dans  une  salle  remplie  d'ouvriers  et  d'ouvrières,  «  J'ai  rarement, 
écrivait-il,  éprouvé  plus  de  satisfaction.  »  De  toutes  parts,  les 
sociétés  savantes  et  littéraires,  les  comités  philanthropiques  sollici- 
taient son  concours  et  lui  rendaient  hommage.  Pendant  ses  mala- 
dies, arrivaient  constamment  des  lettres  d'ecclésiastiques  de  con- 
fessions diverses,  qui  suggéraient  des  remèdes.  Wiseman  jouissait 
de  cette  popularité  qu'il  comparait  aux  clameurs  haineuses  de  la 
campagne  contre  «  l'agresbion  papale  2  ».  Pour  être  ainsi  en 
coquetterie  avec  l'opinion  anglaise,  il  ne  la  ménageait  pas  cepen- 
dant, quand  elle  s'égarait;  en  1864,  il  flétrissait,  dans  un  mandement 
indigné,  les  honneurs  inouïs,  rendus,  non  seulement  par  le  popu- 
laire, mais  par  les  plus  hauts  représentants  de  la  société  anglaise,  y 
compris  les  évèques,  à  Garibaldi,  alors  en  visite  à  Londres;  il  rappe- 
lait à  ces  prélats  les  déclarations  sauvages  d'impiété  et  d'athéisme, 
tout  récemment  faites  par  le  condottiere.  Le  Times  essayait 
de  contester  cette  dernière  assertion,  mais,  après  réplique  du 
prélat,  il  devait  s'avouer  vaincu. 

En  cette  même  année  1864,  l'Angleterre  s'agitait  pour  préparer  la 
célébration  du  troisième  centenaire  de  Shakespeare.  Des  démarches 
furent  fûtes  auprès  de  Wiseman,  par  l'Institut  royal  et  par  des 
délégués  ouvriers  représentant  deux  millions  et  demi  d'adhérents, 

*  Life  of  Wisemai,  t.  II,  p.  512. 
a  Ibid.,  t.  II,  p.  VU  à  498. 


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AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE  273 

pour  l'inviter  à  siéger  dans  le  comité  d'organisation  et  à  faire,  en 
cette  grande  solennité,  une  conférence  publique.  «  J'ai  considéré, 
écrivait- il  à  un  ami  le  2â  octobre  186â,  comme  une  affairé  capitale 
pour  la  religion,  d'accepter  cette  lecture,  en  raison  du  bon  effet 
qu'il  y  aura  à  voir  on  sujet  national  confié  à  un  membre  de  la 
hiérarchie  catholique1  .»  Après  divers  ajournements,  la  conférence 
fut  fixée  au  27  janvier  1865. 

En  dépit  de  sa  santé  de  plus  en  plus  ébranlée,  le  cardinal  s'était 
mis  à  l'œuvre  avec  ardeur.  Mais,  dans  les  premiers  jours  de  jan- 
vier 1865,  il  se  trouva  tout  à  coup  plus  mal,  et  il  fut  bientôt  visible 
que  la  fin  approchait.  Wiseman  s'en  rendit  compte.  Il  languit 
quelques  semaines,  édifiant  ceux  qui  l'entouraient  par  sa  douceur, 
sa  foi  et  sa  piété,  réglant  lui-même  tout  ce  qui  concernait  ses 
fanérailles.  Aux  heures  de  répit,  il  revenait  volontiers  sur  le  revire- 
ment de  l'opinion  anglaise  à  son  sujet  :  «  Je  pense,  dit  il  un  jour, 
que  beaucoup  me  regretteront,  j'entends  des  protestants.  Je  ne 
crois  pas  qu'ils  veuillent  toujours  me  regarder  comme  un  si  grand 
monstre.  »  Ses  derniers  conseils  aux  membres  du  chapitre  furent 
pour  leur  recommander  la  paix  et  l'union,  même  au  prix  de  l'abandon 
de  leurs  opinions  personnelles.  11  demanda  qu'on  fît  revenir  Man- 
ning  alors  à  Rome,  mais  eut  peine  à  le  reconnaître,  quand  il  arriva. 
H  s'éteignit,  quelques  jours  aprè*,  le  15  février*. 

Ses  funérailles  furent  un  événement.  A  voir  l'aflluence  des 
prêtres,  des  religieux,  des  fidèles,  l'éclat  des  cérémonies,  ou  put 
joger  du  développement  qu'avait  pris  la  vie  catholique  en  Angle- 
terre, sous  sa  primatie;  à  voir  l'émotion  du  pays  tout  entier,  les 
témoignages  de  regrets  et  de  déférence  donnés  par  les  protestants 
eux-mêmes,  les  éloges  à  peu  près  unanimes  de  la  presse,  la 
présence  aux  obsèques  de  plusieurs  hauts  personnages,  et  surtout 
l'affluence  inouïe,  inattendue  de  la  foule  défilant  devant  son  corps 
ou  se  pressant  dans  les  rues,  sur  le  passage  du  convoi,  tous  les 
signes  en  un  mot  d'un  deuil  national  que  le  Times  surpris  compa- 
rait à  celui  des  funérailles  du  duc  de  Wellington,  on  put  mesurer 
quelle  place  il  avait  su,  »a  milieu  de  tant  de  traverses,  conquérir 
dans  la  société  anglaise,  pour  sa  personne,  pour  la  dignité  dont  il 
étaif  revêtu  et  pour  l'Eglise  qu'il  représentait. 


Paul  Thu:ieau-Dàngin. 


I  ■  Life  of  Wiseman,  t.  II,  p.  503. 
2  Ibid.,  t.  II,  chap.  xxx. 


25  OCTOBRE  1902.  iS 


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LAQUELLE?' 


Par  une  claire  matinée  de  janvier,  un  homme  de  haute  taille  et 
d'aspect  patriarcal,  grâce  à  une  longue  barbe  grise  tombant  sur  sa 
poitrine,  arpentait  les  rues  sombres  et  étroites  de  l'ancienne  Rome. 
Il  faisait  froid,  mais  le  Romain  (car  c'était  sûrement  un  indigène  de 
la  Ville  éternelle) ,  semblait  indifférent  à  la  bise  glacée  qui  faisait 
closes  toutes  les  fenêtres  et  solitaires  les  rues  plus  animées  d'ordi- 
naire. Seuls  les  pauvres  diables  l'affrontaient  par  nécessité,  et  les 
gamins  aussi,  qui  n'en  continuaient  pas  moins  à  jouer  à  la  pelote 
aux  coins  des  vie  oli  et  autour  des  fontaines. 

De  temps  à  autre  pourtant,  l'Italien  serrait  machinalement 
autour  de  lui  un  pardessus  d'un  gris  verdâtre.  C'était  un  homme 
de  soixante  ans  environ,  dont  la  tête  expressive  eût  pu  servir  de 
modèle  à  un  peintre,  mais  l'artiste,  physionomiste  comme  ils  le 
sont  tous,  eût  hésité  sans  doute  en  se  demandant  ce  qu'il  valait 
mieux  faire  de  la  tête  de  ce  vieillard  :  un  Saint  Joseph,  auquel  sa 
longue  barbe  faisait  involontairement  penser,  ou  l'un  de  ces 
personnages  mystérieux  flottant  entre  Ruggieri  et  Machiavel,  poli- 
ticiens mâtinés  de  marchands  de  Venise,  qui  abondent  dans  l'his- 
toire des  petits  Etats  italiens;  types  hybrides  dont  l'unité  et  l'har- 
monie sont  parfois  tout  à  coup  rompues  par  un  regard,  un  geste, 
un  mot  qui  font  hésiter  au  seuil  de  la  confiance  en  révélant  des 
dessous  insoupçonnés  et  des  abîmes  insondables. 

Signor  Àngelo  Angelotti  s'arrêta  devant  un  vieux  palais  délabré 
de  la  via  di  Tor  di  Nona.  Il  entra  d'abord  sous  une  large  porte 
cochère,  une  voûte  énorme  où  un  carrosse  de  l'ancien  temps  aurait 
pu  évolijer  à  l'aise.  Il  n'y  avait  point  apparence  à  présent  qu'il  s'y 
passât  rien  de  pareil.  Une  vieille  femme,  pauvre  et  ridée,  étendait 
sur  des  cordes  du  linge  rapiécé,  aux  teintes  indécises,  et  des  enflants 
malpropres  se  roulaient  par  terre  en  jouant  et  en  se  battant.  Une  forte 
odeur  de  friture  à  l'huile  s'échappait  d'une  porte  ouverte  sur  un 

*  Voy.  le  Correspondant  du  10  ectobre  1902. 


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LÂQDILLE?  275 

antre  noir  et  enfumé,  sorte  de  loge  de  concierge,  où  la  vieille  allait 
prendre  un  nouveau  fardeau  de  guenilles  mouillées  à  mesure  qu'elle 
achevait  de  fixer  sur  les  cordes  tendues  celles  qu'elle  avait  sur 
les  bras. 

1  Signor  Angelo  l'attendit  un  moment,  et  quand  elle  apparut, 
ratatinée,  courbée  en  deux  et  ne  semblant  plus  vivre  que  par  deux 
jeux  de  charbon  allumés  dans  son  maigre  visage,  il  s'approcha 
d'elle  : 

—  Eh  bien,  Teresina,  comment  cela  va-t-il  ici?  La  saison  est- 
elle  bonne? 

—  Hélas!  don  Angelo,  que  la  Vierge  et  les  saints  nous  assistent  1 
11  semble  que  tout  va  de  mal  en  pis  !  Le  Seigneur  sait  ce  que  nous 
allons  devenir! 

Et  elle  entama  une  litanie  de  lamentations  où  la  dureté  des 
temps,  la  ladrerie  des  étrangers  qui  ne  payaient  plus  comme  autre- 
fois et  achetaient  eux-mêmes  leur  raisin  et  leurs  figues,  défilaient, 
alternant  avec  ses  rhumatismes  et  la  mauvaise  conduite  de  ses 
petits-enfants  qui  ne  l'écoutaient  plus. 

Ângelotti  l'interrompit  brusquement  sans  se  gêner. 

—  Dites-moi,  Teresina,  le  palais  est-il  loué? 

—  Oui,  par  la  grâce  de  la  sainte  Vierge!  Le  premier  étage  (elle 
disait  piano  nobile)  est  loué  à  des  Anglais,  des  hérétiques,  Sei- 
gneur! Le  prince  a  consenti,  malgré  que  je  lui  aie  dit  que  cela  ne 
lui  porterait  pas  bonheur... 

—  Allons,  allons,  Teresina,  calmez- vous!  Il  faut  bien  que  les 
hérétiques  se  logent  comme  les  autres!  Nous  devons  les  attirera 
nous  par  notre  bon  accueil...,  c'est  peut-être  pour  le  salut  de  leur 
âme...  En  tout  cas,  c'est  un  devoir  de  charité...  Et  puis,  leur 
argent  est  bon...  A  propos,  ne  vous  faites  pas  payer  en  monnaie 
étrangère,  Teresina,  à  moins  que  ce  ne  soit  de  l'or...  et  pas  de 
papier  non  plus,  hein? 

11  continua  : 

—  Et  combien  le  piano  nobile  est- il  loué? 

—  Deux  mille  lires  pour  la  saison,  Signor!...  Deux  mille  petites 
lires  seulement,  pour  quatre  mois!  Ces  hérétiques  sont  des  démons! 
Parce  qu'il  n'y  pas  de  soleil  et  pas  de  cheminées!  disent  ils.  Mais 
n'ont-ils  pas  les  beaux  plafonds  que  don  Urbino,  le  père  du  prince, 
avait  lait  réparer,  et  les  braseros  de  bronze  qui  ont  chauffé  depuis 
des  siècles  les  Montecorvellol...  Que  veulent-ils  de  plus? 

—  Et  le  reste  du  palais  ? 

—  Vide,  Signor  Angelo,  vide!  Et  justement,  cette  année,  Son  Emi- 
nence  et  le  prince  s'étaient  réduits  pour  louer  davantage.  Son  Emi- 
nence  avait  abandonné  un  des  grands  sa'ons  depuis  qu'elle  est 


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276  LAQUELLE? 

paralysée,  ou  à  peu  près.  Le  prince  avait  pris  pour  lui  quatre  petites 
chambres  sur  la  cour,  et  il  comptait  louer  le  reste!  Ah!  bien  oui! 
L'année  est  mauvaise,  Signor  Ângelo,  l'année  est  mauvaise!  Nous  ne 
sommes  plus  au  bon  temps  de  Notre  Saint-Père,  pape  et  roi!... 
Hélas!  hélas!...  J'ai  loué  les  chambres  du  bas  et  du  mezzanino  à 
des  familles  d'ouvriers.  Tant  pis  !  On  ne  le  saura  pas  dans  le  beau 
monde  du  prince,  et  cela  mettra  toujours  un  peu  d'argent  dans  sa 
poche... 

—  Mais  ces  gens- là  ne  vous  paieront  pas. 

—  Oh  !  j'y  veille  moi-  même  !  Chaque  semaine,  je  monte  le  jour 
de  paie,  et,  de  gré  ou  de  force,  je  tire  l'argent  ! 

—  Le  prince  est-il  chez  lui  en  ce  moment?  demanda  le  signor 
Ângelotti,  qui  en  savait  assez. 

—  Où  voulez- vous  qu'il  soit  à  cette  heure,  le  pauvre?  Il  était  au 
bal  cette  nuit,  vous  le  trouverez  couché.  Je  lui  ai  monté  son  café 
tout  à  l'heure,  ajouta  la  vieille  en  soupirant  et  en  reprenant  sa 
besogne. 

,  Angelo  Angelotti  tourna  à  gauche,  sous  la  voûte,  et  enfila  lente- 
ment le  large  escalier  de  pierre  d'aspect  monumental.  La  rampe  en 
fer  forgé  était  couverte  d'une  si  épaisse  couche  de  poussière  que  sa 
teinte  grisâtre  et  uniforme  se  confondait  avec  les  murailles.  Elle 
était  si  sale  aussi  que  rien  ne  ressortait  plus  du  travail  délicat  de 
ciselure  où  s'entrelaçaient  les  lys  pointus  qui  décelaient  l'origine 
florentine  des  Montecorvello,  et  les  feuillages  de  châtaigniers  qu'un 
pape  de  leur  famille  maternelle  avait  laissés  dans  leurs  armes. 

Tout  en  gravissant  cet  escalier  interminable,  coupé  de  larges 
paliers,  Signor  Angelo  hochait  la  tète  d'un  air  méditatif  en  songeant 
au  passé,  â  ce  don  Drbino  dont  Teresina  avait  parlé,  et  au  palais 
lui-même  tel  qu'il  l'avait  connu  jadis. 

Les  Montecorvello  déclinaient  depuis  longtemps...;  ils  avaient 
commencé  â  descendre  avec  l'abolition  du  pouvoir  temporel.  Mais, 
il  y  a  vingt  ans  seulement,  ils  possédaient  encore  de  belles  et 
bonnes  terres  du  côté  des  Castelli.  Oui,  et  Angelotti  le  savait  mieux 
que  personne,  lui  qui  était  né  sur  leurs  domaines  dont  son  père 
était  intendant,  et  où,  de  père  en  fils,  les  Angelotti  se  succédaient, 
administrant,  vendangeant,  récoltant  et  touchant  les  fermages  au 
nom  du  prince. 

Angelo,  lui,  n'avait  pas  le  goût  de  l'agriculture.  Quand  son  père 
était  mort,  alors  qu'il  entrait  dans  sa  vingtième  année,  il  avait  laissé 
son  frère  atné,  Vicenzo,  continuer  la  tradition  familiale  et  succéder 
à  ses  aïeux  comme  intendant  des  Montecorvello.  Il  avait,  lui,  le 
goût  de  l'instruction  et  des  affaires.  Un  curé  du  voisinage,  auquel  il 
avait  inspiré  de  l'intérêt,  l'avait  pris  quelque  temps  chez  lui  pour 


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LAQUELLE?  277 

le  former,  et,  l'ayant  mis  en  possession  d'une  instruction  suffisante, 
avec  une  élégante  écriture  et  l'habitude  d'une  arithmétique  exacte, 
il  l'avait  donné  comme  scribe  à  un  secrétaire  de  cardinal.  Et  Angelo 
avait  fait  ainsi  son  modeste  chemin. 

En  gravissant  l'escalier.  Àngelotti  ne  pensait  point  à  lui-même. 
L'odeur  acre  de  friture  à  l'huile  qui  le  suivait  et  qui,  seule,  semblait 
régner  à  cette  heure  dans  le  palais  désert  et  délabré,  lui  rappelait  le 
temps  de  son  enfance  et  de  sa  première  y  unesse,  lorsque,  deux 
fois  par  an,  il  accompagnait  son  père,  venant  apporter  au  prince 
Urbino  les  redevances  de  ses  terres  en  argent  et  en  nature.  Une  file 
de  chariots  s'alignaient  alors  dans  la  rue,  puis  ils  pénétraient  l'un 
après  l'autre,  sous  la  voûte,  où  un  peuple  de  serviteurs  s'empressait 
à  les  décharger. 

On  rangeait  dans  les  celliers  les  vins  légers  et  pétillants,  les 
jarres  d'huile,  les  sacs  de  blés,  les  fruits  séchés,  les  quartiers  de 
porc  fumés.  Puis  les  paysans  dînaient  en  bas,  sous  la  voûte,  —  un 
festin  que  le  seigneur  leur  offrait;  —  et  les  Angelotti,  père  et  fils, 
étaient  conviés  par  la  princesse...  à  prendre  placs  à  la  table  du 
majordome  et  de  la  femme  de  charge. 

Angelotti,  qui  en  était  là  de  ses  évocations  de  souvenirs,  eut  un 
rire  muet  et  énigmatique  au  fond  de  sa  barbe  grise.  Il  était  parvenu 
au  second  et  dernier  étage,  presque  sous  les  combles  (le  piano 
nobile  était  si  élevé  qu'avec  le  mezzanino  il  occupait  presque  le 
palais). 

L'Italien  eut  un  regard  circulaire  et  un  nouveau  hochement  de 
tête  en  constatant  le  vide,  la  saleté,  la  misère  partout  écrite  de 
cette  solitude  glacée;  puis  il  tourna  dans  un  long  corridor  éclairé 
par  des  fenêtres  en  tabatière,  et,  sans  frapper,  il  poussa  une  porte. 

Il  entra  dans  une  petite  antichambre  dont  on  semblait  avoir  voulu 
faire  une  pièce  de  débarras,  à  la  suite  d'un  déménagement.  Au 
milieu  du  panneau  le  plus  large  se  dressait  un  dais  monumental 
en  velours  rouge  avec  crépines  d'or.  Deux  bahuts  anciens  et 
quelques  armures  remplissaient  le  reste  de  la  pièce,  pèle  mêle 
avec  des  fauteuils  en  velours  d'Utrecht  vieux. 

Signor  Angelo,  sans  hésiter,  frappa  à  une  porte  et  entra.  C'était 
la  chambre  à  coucher  du  prince  Gesare  Montecorvello. 

—  Qui  est  là?  demanda  une  voix  de  mauvaise  humeur.  Tiens, 
Angelotti,  c'est  vous?  Que  se  passe- 1- il  donc  pour  que  vous  veniez 
me  voir? 

C'était  le  prince  qui  interrogeait  en  bâillant  et  en  se  détirant 
sous  ses  minces  couvertures. 

—  Hais,  oui,  mon  prince,  c'est  moil  répondit  presque  humble- 
ment Angelotti  J'avais  un  moment  de  loisir  et  j'ai  pensé  à  l'em- 


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278  LAOUiLlE? 

ployer  à  faire  une  petite  visite  à  Votre  Excellence...  Elle  est  encore 
fâchée,  je  le  vois  bien,  de  ce  que  l'autre  jour  je  l'ai  priée  de  passer 
à  ma  banque  pour  l'entretenir  de  ses  petites  affaires?  Patience, 
patience...,  tout  à  l'heure  elle  remerciera  le  pauvre  Angelotti,  et  elle 
sera  convaincue  qu'elle  n'a  pas  de  serviteur  pins  Gdèle  et  plus  dévoué. 

—  Par  le  ciel,  Angelotti,  ricana  le  prince  Cesare,  vous  me  feriez 
croire,  par  votre  exemple,  que  la  vertu  et  le  dévouement  ont  leur 
récompense  même  sur  cette  terre  1 

—  Je  ne  pense  pas  à  cela,  répondit  modestement  la  tête  barbue; 
n'est-il  pas  écrit  :  «  Amasse  dans  le  ciel  un  trésor  que  la  rouille  et 
les  vers  ne  peuvent  atteindre?  » 

—  Ah  !  Angelotti,  restons  sérieux  !  Vous  n'avez  point  placé  votre 
dévouement  à  fonds  perdu,  même  en  ce  monde!  J'ignore  quel 
intérêt  vous  en  donnera  saint  Pierre  ou  celui  des  saints  chargé  de 
la  comptabilité  là-haut,  mais  je  sais  qu'ici-bas  il  vous  a  enrichi. 

—  Chut!  Excellence!  Ne  dites  pas  de  pareilles  folies,  ni  si  haut, 
surtout!  Ce  sont  là  des  bruits  qui,  en  se  répandant,  feraient  tort  à 
un  pauvre  père  de  famille... 

Et  Angelotti  faisait  de  la  main  un  geste  suppliant  au  prince  qui 
riait  en  le  regardant. 

Le  prince  Cesare  Montecorvello  était  jeune,  trente  ans  peut-être, 
et  beau,  bien  qu'en  ce  moment  il  ne  se  présentât  pas  avec  tou9  ses 
avantages,  malgré  la  chemise  de  nuit  à  jabot  gaufré  qui  détonnait 
par  son  élégance  de  mauvais  goût  avec  la  nudité  et  la  misère  de  la 
chambre.  Il  était  brun,  le  teint  pâle  et  mat,  les  traits  réguliers,  avec 
une  belle  moustache  noire  aux  pointes  conquérantes.  Les  yeux  noirs, 
d'habitude  caressants  et  rieurs,  devenaient  parfois  mélancoliques 
et  rêveurs,  ennuyés  aussi  et  inquiets,  angoissés  même  par  la  situa- 
tion sans  issue  dans  laquelle  le  prince  se  débattait  depuis  plu- 
sieurs années. 

Les  Montecorvello  étaient  une  des  plus  vieilles,  sinon  des  plus 
riches  familles  du  «  monde  noir  »,  comme  on  appelle  à  Rome 
cette  partie  de  l'aristocratie  qui  tient  au  Saint-Siège  par  toutes  ses 
fibres,  et  qui  ne  s'est  point  ralliée  au  régime  nouveau.  Don  Urbino, 
le  père  du  prince  actuel,  avait  protesté  hautement  de  son  attache- 
ment inébranlable  à  la  cause  de  la  Papauté,  au  moment  où  Rome 
avait  été  proclamée  capitale  de  l'Italie;  mais,  en  même  temps,  il 
n'avait  pu  résister  au  désir,  à  la  tentation  plutôt,  d'augmenter  sa 
fortune,  celle  de  ses  descendants,  en  profitant  lui  aussi  des  cir- 
constances. On  commençait,  à  cette  époque,  à  spéculer  sur  les 
terrains.  Quelques-uns  de  leurs  amis  avaient  réalisé  des  bénéfices 
fantastiques,  grâce  à  des  expropriations  ou  à  la  vente  de  vieilles 
maisons  à  des  compagnies  de  construction. 


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LAQUELLE?  279 

Don  Urbino,  qui,  à  Rome  même,  ne  possédait  que  son  palais, 
Tendit  une  partie  de  ses  terres  dans  la  Campagne  pour  acheter  des 
immeubles  dans  la  capitale,  avec  l'intention  de  les  [revendre  ou  de 
les  louer. 

11  y  avait  aventuré,  sinon  entièrement  perdu,  la  plus  grande 
partie  de  sa  fortune.  Après  sa  mort,  son  fils  Cesare  se  chargea  du 
reste.  Il  continua  les  spéculations  de  son  père,  compliquées  d'opé- 
rations de  Bourse.  11  y  perdit  le  reste  des  terres,  les  immeubles 
achetés  par  son  père,  et  demeura  avec  son  palais  de  Tor  di  Nona 
pour  toute  ressource. 

Le  fils  de  l'ancien  intendant  de  sa  famille,  Angelotti,  ne  fut  pour 
rien  dans  sa  ruine.  Signor  Àngelo  ne  faisait  jamais  cadeau  d'un  sou 
aux  Montecorvello,  mais  il  était  resté  attaché  de  cœur  à  la  famille, 
et  il  s'était  toujours  efforcé  d'en  arrêter  la  ruine. 

—  Eh  bien,  voyons  ce  que  vous  avez  dans  votre  sacl  Vous  n'êtes 
pas  venu  perdre  une  heure  chez  moi  pour  rien  !  s'écria  le  prince  en 
allumant  une  cigarette. 

H  n'en  offrit  pas  à  Angelotti  qui,  du  reste,  comme  nombre  d'Ita- 
liens de  son  temps,  ne  fumait  pas,  ne  buvait  que*  de  l'eau  et  ne 
mangeait  jamais  de  viande  :  un  œuf  de  temps  en  temps,  la  mi- 
nestra  tous  les  soirs,  la  salade  et  les  pâtes  le  matin,  et  à  soixante 
ans  passés,  il  était  frais  et  solide,  insensible  aux  ardeurs  de  Tété 
romain  comme  au  souffle  glacé  de  la  tramontane. 

Angelotti  prit  un  fauteuil  en  velours  jaune  comme  ceux  de  l'anti- 
chambre, et  il  commença,  allant  tout  de  suite  au  but. 

—  Votre  Excellence  se  rappelle  que,  il  y  a  quinze  jours,  lorsque 
nous  avons  fait  notre  dernier  petit  règlement  de  comptes,  nous 
avons  eu  ensemble  une  conversation  très  sérieuse?  En  terminant, 
vous  êtes  tombé  d'accord  avec  moi  qu'il  n'y  avait  qu'un  mariage 
riche  qui  put  vous  tirer  d'embarras? 

—  Oui,  je  m'en  souviens,  murmura  don  Cesare. 

—  Le  difficile,  c'était  l'héritière,  car  il  faut  à  Votre  Excellence 
une  héritière.  Le  prihce  Montecorvello  ne  peut  se  contenter  de 
deux  ou  trois  centaines  de  mille  lires...  Il  faut  une  héritière  qui, 
du  coup,  redore  votre  blason...  Eh  bien,  continua-t-il  en  voyant 
que  le  prince  ne  répondait  rien,  une  circonstance  que  je  suis  tenté 
de  qualifier  de  miraculeuse  vient  de  se  présenter,  une  chance  où  il 
est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  une  intervention  providentielle... 
Lors  des  derniers  pèlerinages  français,  j'avais  eu  le  bonheur  de  rendre 
service  à  un  digne  prêtre  de  Paris.  Depuis,  le  saint  homme  m'avait 
plusieurs  fois  recommandé  des  amis  qui  ne  connaissaient  pas  l'Italie 
et  ne  savaient  pas  notre  langue.  Je  leur  rendis  service  à  tous,  cons- 
ciencieusement, bien  que  les  envoyés  du  bon  curé  fussent  jusqu'à 


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280  LAQUELLE? 

présent  du  fretin  ne  laissant  que  peu  de  proût.  Mais  voilà  que,  il  y 
a  quelques  semaines,  je  reçois  une  lettre  de  l'excellent  abbé,  me 
priant  de  bien  accueillir  et  de  guider  dans  Rome  une  de  ses 
paroissiennes,  la]  baronne  de  Verneuil,  qui  venait  pour  sa  santé 
passer  l'hiver  ici  avec  sa  nièce,  Nellie,  et  une  autre  jeune  fille,  sa 
nièce  également,  qui  est  pour  quelque  temps  avec  elle.  L'abbé 
ajoutait  que  la  nièce  est  fort  riche.  On  me  priait  en  même  temps 
de  louer  pour  ces  dames  un  bel  appartement  ou  bien  un  villino... 
On  donnait  jusqu'à|mille  lires  par  mois. 

—  Hein  !  s'écria  le  prince,  c'était  le  cas  où  jamais  de  louer  mon 
étage  I 

—  Pas  moyen,  Excellence!  J'y  avais  bien  pensé  d'abord,  mais  il 
était  bien  stipulé  qu'on  voulait  du  soleil  et  un  jardin. 

—  Ah I...  Et  où  les  avez- vous  mises,  vos  Françaises? 

—  Elles  sont  depuis  quinze  jours  dans  le  palais  Piombino,  c'est- 
à-dire  dans  la  vieille  villa  Ludovisi,  que  j'ai  louée  pour  elles  à 
cause  du  jardin.  Il  y  a  la  tante,  la  baronne,  une  aimable  dame 
assez  vieille,  avec  une  faible  santé,  et  deux  jeunes  filles  très  jolies 
qui  portent  le  même  nom  :  Nellie  de  Verneuil;  enfin,  une  femme  de 
chambre  à  l'air  hargneux  et  peu  attirant. 

— -  Et  laquelle  de  ces  deux  jeunes  filles  a  la  fortune  dont  on  vous 
a  parlé?  demanda  le  prince  assez  indifféremment. 

—  Excellence,  dit  Angelotti  d'un  air  de  mystère,  c'est  ce  que  je 
n'ai  pu  arriver  à  déterminer  encore,  les  deux  cousines  s'appelant 
Nellie.  Je  me  suis  informé  à  Paris,  et  je  n'en  suis  pas  plus  avancé  : 
M,,#  de  Verneuil  possède  plusieurs  millions,  voilà  tout  ce  que  j'ai  pu 
savoir. 

—  Mais,  dit  le  prince  en  riant,  il  doit  exister  entre  elles  des 
différences  qui  permettent  de  préciser!  L'une  est  sans  doute  blonde, 
l'autre  brune?...  L'une  petite,  l'autre  grande,  que  sais-je?  Ou 
l'une  aura  un  œil  de  verre  et  l'autre  une  dent  de  moins?... 

—  Rien  de  la  sorte  :  toutes  deux  sont  jolies  et  grandes  ;  toutes 
deux  châtain  clair  avec  des  yeux  bruns;  chacune  paraît  le  portrait 
de  l'autre.».  Mais  cela  ne  m'inquiète  pas  :  en  quelques  jours  de 
fréquentation,  [on  saura  aisément  à  quoi  s'en  tenir.  Allons,  mon 
prince,  courage!  encore  un  petit  effort  et  vous  serez  sauvé!... 

—  Angelotti,  répondit  Cesare,  en  jetant  loin  de  lui  sa  cigarette, 
en  conscience,  ne  voyez-vous  vraiment  aucun  autre  moyen  de  me 
tirer  d'affaire?  Quand  je  pense  à  Bianca... 

—  Voyons,  Excellence,  il  s'agit  d'être  raisonnable  I  II  n'y  a  pas 
d'autre  ressource!  Je  ne  puis,  pour  ma  part,  que  vous  répéter 
aujourd'hui  ce  que  je  vous  ai  dit  il  y  a  quinze  jours  :  il  m'est  impos- 
sible de  vous  faire  crédit  six  mois  de  plus!  Dans  le  cas  d'un 


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laquelle? 


281 


mariage,  et  d'un  mariage  avantageux,  je  continuerai  naturellement 
à  vous  avancer  autant  d'argent  qu'il  vous  en  faudra  pour  faire 
convenablement  les  choses;  mais,  dans  le  cas  contraire,  Votre 
Excellence  en  serait  réduite  à  ses  seuls  revenus...  diminués  des 
intérêts  de  ce  qu'elle  me  doit... 
Don  Cesare  se  mordait  fébrilement  la  moustache... 

—  Je  ne  comprends  pas,  prince,  vos  hésitations  et  vos  scrupules. 

—  J'aime  Bianca,  vous  le  savez  bien,  et  je  me  considère  comme 
engagé  envers  elle  par  un  accord  tacite. 

—  Allons  1  dit  Angelotti,  votre  cousine  dona  Bianca  est  une 
femme  trop  supérieure,  trop  dévouée  elle-même  à  la  grandeur  de 
la  famille  pour  ne  pas  trouver  sage  la  conduite  que  je  me  permets 
de  vous  conseiller...  D'ailleurs,  comme  vous  l'avouez  vous-même, 
il  n'y  a  entre  vous  deux  qu'un  accord  tacite,  né  d'une  de  ces  incli- 
nations de  jeunesse,  d'enfance  plutôt,  rompu  déjà  par  le  mariage 
même  de  la  princesse  Corglione... 

—  Comment  osez-vous  me  parler  à  moi  de  ce  mariage,  Ange- 
lotti, quand  vous  savez  mieux  que  personne  pourquoi  il  a  eu  lieu 
et  ce  qu'il  a  été! 

Angelo,  gêné  par  ces  paroles,  se  leva  et  fit  en  silence  quelques 
pas  dans  la  chambre.  C'était  une  vaste  pièce  nue  et  misérable, 
comme  on  vient  de  le  voir,  avec  un  ameublement  qui  paraissait 
assez  vermoulu.  Les  fauteuils  boitaient.  Au-dessus  du  lit,  se  balan- 
çait une  sorte  de  baldaquin  jaune  en  velours  pareil  à  celui  des  fau- 
teuils, mais  tout  déchiré  et  laissant  voir  le  jour  à  travers  l'étoffe. 

Angelotti  revint  vers  le  lit  : 

—  Allons,  prince,  soyez  raisonnable  1  regardez  toute  cette  misère 
qui  vous  entoure,  vous,  un  Uontecorvello  !  Et  dites-vous  bien  que 
ce  dénuement-là  est  presque  du  luxe  en  comparaison  des  années 
à  venir,  si  vous  ne  suivez  pas  mon  conseil!... 

—  Bon  !  bon  !  dit  enfin  le  prince  avec  lassitude.  Je  ferai  ce  que 
vous  voulez,  Angelotti,  c'est  décidé.  Comme  vous  le  dites,  Bianca 
est  trop  dévouée  à  la  famille  pour...  Mais  causons  pratiquement  à 
présent.  Comment  faudrait-il  manœuvrer?...  Et,  du  reste,  comment 
avez -vous  pensé  à  tout  cela  si  tard?  Il  y  a,  dites-vous,  quinze  jours 
déjà  que  la  petite  héritière  est  à  Rome,  et  vous  avez  laissé  perdre 
tout  ce  temps? 

—  Patience!  plus  tôt  eût  été  inutile  :  la  tante  était  malade  et  ces 
dames  n'étaient  pas  installées;  ces  Françaises  sont  longues  à  s'orga- 
niser !.. .  elles  ont  besoin  d'un  tas  de  choses!  A  présent  tout  va 
bien...  Vous  pourriez  les  voir  demain  à  Saint-Pierre,  à  la  cérémonie; 
et  elles  vous  verront  dans  votre  bel  uniforme  de  garde -noble... 
Vous  frapperez  ainsi  leur  imagination  et  vous  savez  quelle  est 


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28*  LAQUELLE? 

l'importance  de  la  première  impression  1...  Elles  se  trouveront  dans 
la  tribune  des  étrangers  de  distinction,  en  face  de  celle  des  dames 
de  la  noblesse  romaine;  votre  service  vous  placera  précisément  i 
leurs  pieds...  Elles  seront  au  premier  rang,  je  les  y  conduirai  moi- 
même...  Et  maintenant,  prince,  je  vous  quitte  :  c'était  ce  que  je 
voulais  vous  dire...,  je  vais  tâcher  de  savoir  quelles  sont  leurs  rela- 
tions, car  elles  ont  fait  des  visites  cette  semaine  et  présenté  des 
lettres  de  recommandation  ;  j'en  aviserai  Votre  Excellence  et  il  vous 
sera  facile,  d'ici  à  trois  jours,  d'avoir  fait  la  connaissance  de  la 
baronne  de  Verneuil...  Le  reste  dépendra  de  vous,  mon  Prince... 

Il  salua  trè3  bas  don  Cesare  et  se  retira.  A  peine  sorti,  Angelo 
Àngelotti  allongea  de  nouveau  la  tête  dans  l'entrebâillement  de  la 
porte. 

—  Si  Votre  Excellence  a  besoin  d'argent  pour  cette  campagne, 
murmura-t-il  à  contre-cœur,  j'en  tiens  â  sa  disposition  au  même 
taux  et  aux  mêmes  conditions  que  précédemment...  Je  suis  un 
serviteur  dévoué..,,  je  n'abuse  pas  des  circonstances!... 

Et  il  disparut. 

11  se  rendait  à  la  villa  Ludovisi.  11  n'avait  pas  vu  les  dames  de 
Verneuil  depuis  trois  jours,  mais  il  avait  eu  indirectement  de  leurs 
nouvelles,  grâce  à  cet  espionnage  inconscient,  à  cette  franc-maçon- 
nerie inavouée  qui  unit  tous  les  Italiens  à  rencontre  des  étrangers 
venus  dans  leur  pays. 

Angelotti  avait  appris  ainsi  que  la  baronne  et  ses  nièces  avaient 
fait  en  ces  derniers  jours  de  nombreuses  visites  et  présenté  des 
lettres  de  recommandation  de  haute  provenance.  11  en  avait  res- 
senti une  vive  déception,  car,  d'après  la  lettre  du  curé  de  Paris,  il 
avait  compté  être  l'unique  cicérone,  le  seul  conseiller  de  ces  dames, 
et  il  ne  s'était  pas  attendu  â  les  voir  échapper  si  aisément  à  sa 
direction. 

11  leur  portait  ce  matin-là  des  cartes  d'entrée  à  Saint-Pierre, 
pour  la  cérémonie  du  lendemain  :  une  messe  pontificale  à  l'occa- 
sion de  la  réception  d'un  pèlerinage  espagnol;  et  en  sortant  du 
palais  Montecorvello,  il  reprit  sa  course  par  les  rues,  où  la  tramon- 
tane soufflait  toujours. 

Angelotti  n'avait  rien  de  l'indolence  italienne,  ni  même  méridio- 
nale. Il  était,  au  contraire,  d'une  activité  extraordinaire  et  d'une 
complaisance  à  toute  épreuve.  On  le  trouvait  mêlé  à  toutes  sortes 
d'affaires  dans  lesquelles  en  apparence  il  n'avait  aucun  intérêt  et 
dont  il  semblait  s'occuper  uniquement  pour  rendre  service. 

A  le  voir  si  absorbé  par  les  affaires  d'autrui,  si  activement 
employé  à  servir  son  prochain,  on  se  serait  demandé  quand  il  trou- 
vait le  temps  de  travailler  pour  lui-même...  Et  cependant,  à  rendre 


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LAQUELLE?  283 

ainsi  perpétuellement  service,  il  avait  acquis  une  petite  fortune  de 
cinq  cent  mille  lires,  puis  fondé  une  maison  de  banque  ecclésias- 
tique, maison  d'apparence  honnête  et  sûre,  dont  la  spécialité  était 
de  traiter  les  affaires  du  clergé  hispano-américain. 

Il  s'en  acquittait,  du  reste,  fort  bien  et  rendait  de  réels  services. 
Les  évêques  du  Mexique,  du  Venezuela  et  autresjpays  similaires, 
qui  n'ont  pas  de  relations  diplomatiques  avec  le  Saint-Siège, 
auraient  difficilement  trouvé  un  meilleur  représentant,  un  homme 
d'affaires  plus  utile. 

Angelotti  pilotait,  logeait  les  pèlerinages,  changeait  l'argent, 
escomptait  les  traites,  obtenait  des  audiences.  Il  avait  ses  entrées 
partout,  au  Vatican  comme  ailleurs.  11  avait  aussi  un  titre  dans  la 
cour  pontificale  :  aux  grands  jours,  il  revêtait  un  costume  de  camé- 
rier,  dont  la  fraise  Henri  II  encadrait  sa  tète  d'une  façon  imposante. 

C'est  qu'à  force  d'intelligence,  de  travail  et  d'application,  à  force 
aussi  de  rendre  des  services,  Angelotti  s'était  élevé  de  scribe  de 
secrétaire  de  cardinal,  au  rang  de  secrétaire.  S'il  n'était  pas  monté 
plus  haut,  c'était  simplement  parce  qu'il  n'était  pas  entré  dans  les 
ordres. 

Il  était  resté  pendant  vingt  ans  au  service  de  son  premier  patron, 
et  lorsque  l'Eminence  avait  rendu  son  âme  à  Dieu,  elle  lui  avait 
légué,  avec  sa  bénédiction,  de  grands  éloges  dans  son  testament. 

Là  où  d'autres,  moroses  et  jamais  contents,  eussent  vu  l'ingra- 
titude et  se  fussent  plaints  amèrement,  Angelotti,  au  contraire, 
témoigna  de  la  reconnaissance.  Il  obtint  de  la  famille  la  permission 
de  faire  copier  sur  parchemin  le  paragraphe  du  testament  de  son 
vénérable  maître  et  il  le  fit  encadrer.  Il  venait  justement  de  fonder 
sa  banque,  très  modeste  à  ses  débuts.  Il  plaça  le  précieux  document 
en  bonne  lumière,  dans  son  bureau,  en  le  surmontant  d'un  grand 
portrait  du  cardinal,  signé  de  sa  main. 

Et  ce  fut  dès  lors  comme  si  une  rosée  de  bénédiction  fût  tombée 
chaque  jour  sur  Angelotti  et  les  siens.  Il  semblait  que,  du  haut  des 
demeures  célestes,  le  bon  cardinal  protégeât  les  efforts  de  celui  qui, 
si  longtemps  et  dans  l'ombre,  l'avait  aidé  dans  ses  travaux 

Peu  à  peu  Angelotti  devint  une  puissance,  au  loin  surtout.  Sa 
renommée  d'activité,  de  bonté,  de  complaisance,  s'étendit  jusque 
dans  les  pays  les  plus  lointains.  Il  ne  se  passait  pas  de  jour  où  il  ne 
reçût  des  lettres  dans  lesquelles  on  le  chargeait  des  commissions 
les  plus  extraordinaires.  Des  curés  de  villages  enfouis  dans  les 
gorges  de  la  Sierra  Madré  lui  demandaient  pour  leurs  ouailles 
quelques  brins  de  la  paille  éparse  dans  les  cachots  de  Notre  Saint- 
Père  le  Pape.  De  pieuses  gens  des  Philippines  ou  de  la  Nouvelle- 
Zélande  lui  envoyaient  des  médailles  pour  qu'il  les  fit  toucher  aux 


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284  LAQUELLE? 

chaînes  qui  chargeaient,  croyaient-ils,  les  membres  du  vicaire  de 
Jésus  Christ.  Angelotti  souriait  et  envoyait  dans  la  Sierra  Madré,  à 
la  Nouvelle-Zélande  et  aux  Philippines  des  images  pieuses  et  de 
petites  brochures  instructives  provenant  d'une  librairie  qui  lui 
appartenait. 

D'autre  part,  nul  ne  venait  à  Rome  et  n'avait  affaire  à  lui  qui  ne 
s'en  retournât  charmé.  C'était  un  si  brave  homme!  On  finissait 
bien,  pour  peu  que  le  séjour  se  prolongeât,  par  trouver  que  les 
transactions  dans  lesquelles  intervenait  Angelotti  coûtaient  cher. 
Mais  c'était  une  âme  honnête  et  simple  qui  se  laissait  aisément 
tromper...  Il  y  avait  bien  aussi  de  pauvres  diables  d'artistes  qui 
faisaient  la  grimace  quand  on  prononçait  son  nom.  Mais  on  sait 
que  ces  gens-là  sont  des  paniers  percés,  sans  aucun  ordre,  et 
Angelotti,  lui,  était  très  ordonné... 

Quand  il  découvrait  quelque  jeune  peintre  ayant  de  l'avenir  et  du 
talent  déjà  acquis,  il  lui  avançait  de  l'argent  et  ne  demandait  en 
échange  que  quatre  ou  cinq  tableaux  par  an  !  Invariablement  des 
Sainte  Famille,  des  Madone,  des  Sainte  Catherine  ou  de3  Sainte 
Cécile,  dont  il  cherchait  charitablement  ensuite  le  meilleur  pla- 
cement. 

Les  dames  de  Verneuil  avaient  apprécié  la  rondeur  d'Angelotti. 
Il  parlait  bien  le  français  et  il  avait  pris  la  peine  d'organiser  à 
l'avance  toute  leur  installation.  La  baronne  en  avait  été  attendrie. 

Ce  matin-là,  Angelotti  se  montra  vers  une  heure  à  l'entrée  du 
palais  Piombino.  Il  traversa  le  vestibule  blanc,  somptueux  et 
moderne,  et  passa  dans  la  petite  villa,  l'ancienne,  l'authentique 
villa  Ludovisi,  où  habitait  la  baronne. 

Cette  villa  se  prolongeait  sur  le  parc  en  une  loggia  close, 
une  vérandah  vitrée,  remplie  de  verdure,  sorte  de  serre  où  les 
palmiers  étalaient  leurs  feuilles  en  éventail  et  les  dattiers  nains 
leurs  branches  souples  comme  des  plumes.  Il  ne  se  dirigea  pas 
vers  la  porte  d'entrée,  mais  vers  une  porte-fenêtre  qui  donnait  par 
côté  sur  le  vestibule. 

11  entra,  et,  sans  hésiter,  descendit  un  escalier  tournant,  à  demi 
dissimulé  derrière  une  draperie. 

En  bas,  un  bruit  de  voix  le  guidait.  En  face  de  lui,  s'ouvrait  la 
porte  de  l'office  où  les  domestiques  déjeunaient  en  ce  moment. 
Catherine  tournait  le  dos  à  la  porte  et  ne  vit  point  signor  Angelo  qui, 
tout  à  coup,  y  dressa  sa  haute  taille  et  fit  de  la  main  un  geste 
d'appel  au  maître  d'hôtel  assis  à  l'autre  bout.  Celui-ci  se  leva  sans 
mot  dire,  en  faisant  signe  au  cuisinier  de  ne  pas  bouger,  et  il  suivit 
le  signor  Angelotti  dans  une  autre  partie  du  sous-sol.  Au  même 
moment,  le  facchino  qui,  l'après-midi,  faisait  fonction  de  valet  de 


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LAQUELLE?  285 

pied  revenait  de  la  cuisine,  les  mains  chargées  d'un  plat  fumant. 

—  Eh  bien,  Francesco,  demanda  familièrement  Angelotti,  cela 
marche- t-il  ici?  Ces  dames  se  plaisent- elles? 

—  Leurs  Excellences  sont  enchantées,  Signor  Angelo.  Mm0  la 
baronne  a  été  en  bonne  santé  tous  ces  jours-ci  ;  les  jeunes  baronnes 
sont  sorties  avec  elles  jusqu'au  soir. 

—  Et  où  sont- elles  allées? 

—  Aux  deux  ambassades  de  France,  à  l'Ecole  d'archéologie 
française,  à  la  villa  Médicis...  Elles  vont  aujourd'hui  à  l'ambassade 
des  Etats-Unis,  chez  quelques  personnes  de  la  colonie  étrangère... 
Elles  ont  déjà  reçu  des  invitations,  et  Mme  la  baronne  a  décidé 
qu'elle  recevrait  tous  les  jours  de  cinq  à  sept  heures. 

—  Et  qui  les  a  invitées? 

—  Son  Excellence  le  directeur  de  la  villa  Médicis,  qui  est  venu 
lui-même  hier  et  qui  a  écrit  ce  matin  à  Mmo  la  baronne  en  l'invitant 
aux  réceptions  du  dimanche  soir  à  la  villa.  Les  demoiselles  sont 
très  contentes;  elles  ont  décidé  d'y  aller  dès  demain.  C'était  la  con- 
versation du  déjeuner. 

—  Ah  1  ah  !  dit  Angelotti  d'un  ton  satisfait.  Et,  dis-moi,  Francesco, 
ces  dames  ont-elles  l'intention  d'aller  beaucoup  dans  le  monde? 

—  Je  crois  que  oui,  Signor  Angelo  ;  je  l'ai  entendu  dire  plu- 
sieurs fois. 

—  Et,  pour  le  reste,  tout  va  bien?  Vous  devez  être  content  de 
vos  gages,  ça,  je  le  sais;  mais  la  maison  est- elle  bonne? 

Le  maître  d'hôtel  sourit  d'un  air  contraint  et  dubitatif. 

—  Elle  est  bonne  et  pas  bonne.  Silvano,  le  cuisinier,  s'en  tirera 
toujours...,  mais  nous  autres,  c'est  différent.  Ces  dames  ont  amené 
une  femme  :  c'est  un  véritable  Argus.  On  l'a  toujours  après  soi  qui 
tous  épie...  Je  voulais  mettre  ici  Costanza,  ma  femme,  pour  le 
service  des  demoiselles,  mais  il  n'y  a  pas  à  y  penser. 

Angelotti  n'écoutait  plus  :  les  déceptions  de  Costanza  et  de  son 
époux  l'intéressaient  peu. 

—  Allons,  je  monte  près  de  ces  dames.  Veille  bien,  Francesco; 
prends  note  par  écrit  des  personnes  qui  viendront  dans  la  maison, 
et  fais- moi  signe  s'il  se  passait  quelque  chose  d'extraordinaire.  A 
propos,  ajouta-t-il  en  revenant  sur  ses  pas,  parle-ton  de  moi, 
quelquefois  ? 

—  Ohl  Signor  Angelo,  comme  d'une  providence,  comme  d'un 
ami  précieux!... 

Et  Angelotti,  satisfait,  remonta  par  le  petit  escalier. 

Un  instant  plus  tard,  il  se  présentait  correctement  par  la  grande 
porte  de  la  villa,  et  Francesco,  déjà  en  habit,  l'introduisait  grave- 
ment, avec  respect,  près  de  la  baronne. 


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286  LAQUELLE? 

Celle-ci,  à  demi  étendue  sur  un  Ht  de  repos  assez  semblable  i 
celui  de  MB0  Récamier  dans  le  portrait  de  Gérard,  avait  ajouté  au 
sien  des  coussins  qui  le  rendaient  plus  confortable.  Le  salon  ob  elle 
se  tenait  était  vaste  et  peu  meublé  :  tables  et  consoles  Empire,  au 
dessus  de  marbre  rose  ou  de  malachite,  sièges  Empire  également, 
quelques  glaces  de  Venise,  un  lustre  de  Venise  et  des  candélabres 
dorés,  modernes,  piqués  de  petites  poires  électriques. 

Ce  salon  donnait  directement  sur  la  vérandah,  dont  il  n'était 
séparé  que  par  une  marche,  avec  une  baie  drapée  et  deux  larges 
fenêtres  sur  le  jardin. 

C'est  là  que  Hm0  de  Verneuil  était  assise,  laissant  errer  ses  yeux 
fatigués  sur  la  verdure  des  arbres  et  de  la  pelouse. 

—  Ah!  cher  Monsieur  Angelotti,  c'est  vous,  enfin  1  Nous  nous 
demandions  ces  jours-ci  ce  qui  nous  privait  de  votre  visite? 

—  Merci  de  ce  regret,  Madame  la  baronne...  (Angelo  Angelotti 
était  toujours  un  peu  resté  l'intendant  des  gens  titrés).  J'ai  été  très 
pris  par  la  recherche  de  cartes  d'entrée  pour  la  cérémonie  de 
demain  à  Saint-Pierre,  et  je  suis  heureux  de  vous  en  apporter 
trois,  que  voici.  Vous  serez  assises,  ce  qui  est  un  rare  privilège. 
J'ai  pu  vous  obtenir  ces  places  dans  la  tribune  des  étrangers  de 
distinction.  Vous  connaissez  sans  doute  le  costume  de  rigueur? 
Toilette  noire,  avec  la  mantille...  Il  faudra  vous  lever  matin  et  être 
à  six  heures  à  la  porte  de  la  sacristie  de  Sainte- Marthe.  Vous 
n'aurez  qu'à  le  dire  au  cocher.  On  ouvre  les  portes  de  la  basilique 
de  huit  heures  à  neuf  heures.  Je  vous  y  attendrai  et  je  vous  instal- 
lerai en  bonnes  places! 

—  Combien  vous  êtes  bon  et  obligeant!  exclama  M"*  de  Verneuil. 
La  conversation  continua.  D'elle-même,  la  baronne  raconta  i 

Angelotti  tout  ce  que  celui-ci  savait  déjà  au  sujet  des  relations 
qu'elles  avaient  ébauchées  durant  cette  dernière  semaine. 

Angelotti  la  loua  fort  de  chercher  à  faire  connaître  à  ses  nièces 
le  grand  monde  romain,  car  enfin  les  musées,  les  galeries,  les 
monuments  sont  à  la  portée  de  tout  le  monde,  et,  à  tout  prendre, 
n'offrent  qu'un  intérêt  de  surface...  Tandis  que  le  vrai  monde 
romain,  celui  qui  vit  renfermé  dans  ses  palais,  derrière  les 
murs  élevés  de  ses  villas  et  qui  ne  va  au  Corso  qu'en  carrosse  de 
gala  et  en  livrée  poudrée,  présente  tout  l'attrait  rare  et  mysté- 
rieux d'un  autre  âge  qui  s'est  conservé  vivant... 

Angelotti  connaissait  des  familles  de  ce  monde  noir  bien  inté- 
ressantes, des  figures  d'hommes  et  de  femmes  qui  avaient  la  beauté 
et  l'intérêt  de  personnages  d'il  y  a  trois  cents  ans... 

Lui,  Angelotti,  ne  pouvait  guère  se  permettre  de  présenter 
Mm°  la  baronne  dans  ce  milieu  rigoureusement  fermé  :  il  était 


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LAQUELLE?  287 

trop  mince  personnage  pour  cela!  Mais,  si  ces  dames  le  désiraient, 
il  pourrait  le  faire  indirectement  grâce  à  la  toute-puissante  recom- 
mandation de  Son  Eminence  le  cardinal  prince  Montecorvello,  qui 
l'honorait  de  sa  confiance  et  de  son  amitié... 

Le  cardinal,  infirme  et  âgé,  avait  dû,  l'«année  précédente,  cesser 
ses  réceptions  où  tout  Rome  accourait...,  la  Rome  du  Pape,  s'en- 
tend !  —  11  ne  sortait  plus  de  son  palais,  dont  il  n'habitait  qu'une 
partie,  le  reste  étant  occupé  par  son  neveu,  le  jeune  prince  Cesare... 

—  Un  des  plus  beaux  et  des  plus  fiers  gentilshommes  romains, 
ajoata-t-il  en  terminant. 

Puis  il  prit  congé. 

Quand  elles  entrèrent  dans  le  salon  un  moment  après  son  départ, 
Nefl  et  Nellie  eurent  le  regret  d'avoir  manqué  sa  visite.  La  baronne 
leur  montra  les  cartes  pour  la  cérémonie  du  lendemain,  en  répétant 
les  recommandations  d'Angelotti  sur  la  toilette  officielle  et  l'heure 
à  laquelle  il  fallait  être  rendu  â  Saint -Pierre. 

Depuis  leur  arrivée  à  Rome,  les  deux  cousines  marchaient 
comme  dans  l'extase  d'un  rêve.  Les  contrastes  de  leurs  natures, 
développés  par  une  éducation  différente,  se  traduisaient  dans  les 
impressions  produites  en  chacune  d'elles  par  la  réalisation  d'un  même 
rêve.  Nell  jouissait  profondément  et  ardemment  de  ce  qui  frappait 
son  esprit.  Ayant  vu  déjà  beaucoup,  elle  était  par  là  défendue  de 
sabir  trop  fortement  le  charme,  l'attrait  spécial  de  la  nouveauté. 

À  ses  yeux,  qui  gardaient  le  souvenir  vivace  des  Allirondaghs, 
des  fleuves  tumultueux,  des  lacs  pareils  à  des  mers,  et  des  forêts 
d'Amérique,  les  lignes  pures  de  la  Campagne  romaine  parlaient  un 
langage  tout  différent.  Les  profils  bleuâtres  des  monts  Albains,  les 
acqueducs  traversant  la  plaine,  cette  plaine  elle  même  faiblement 
ondulante,  exerçaient  sur  elle  une  fascination  d'autant  plus  puis- 
sante qu'elle  était  surtout  le  résultat  de  la  comparaison.  Elevée 
dans  la  terre  du  présent  et  de  l'avenir,  Nell  ne  s'était  encore 
jamais  trouvée  en  contact  avec  le  passé.  Elle  ne  l'avait  connu  que 
vaguement,  par  ses  livres,  comme  une  chose  purement  spéculative; 
et  voilà  qu'il  se  dressait  devant  elle  dans  toute  sa  majesté  de 
grande  ombre,  et  que,  sans  transition,  elle  en  touchait  les  cendres... 

Accoutumée  ainsi  à  juger  par  elle-même,  elle  ressentait  à  Rome 
des  jouissances  et  des  impressions  d'art  tout  à  fait  personnelles. 
C'est  ainsi  que,  dans  ses  promenades  quotidiennes  avec  sa  cousine, 
elle  avait  fait  des  découvertes  que  le  Baedeker  ne  mentionnait  pas! 
Des  coins  exquis  de  vieilles  rues,  des  fontaines  curieusement  sculp- 
tées, des  Madones  cachées  dans  des  niches  délicieuses... 

Fuyant  la  cohue  élégante  et  banale  des  jours  et  des  lieux  à 
la  mode,  elle  avait  découvert  le  charme  intime  des  villas  loin- 


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288  D  QUELLE? 

taines  et   comme  oubliées  sur  le  Celio,  à  l'ombre   du  Cotisée. 

À  la  tombée  du  jour,  elle  aimait  la  splendeur  des  aqueducs,  les 
mausolées  de  la  voie  Appienne,  le  voisinage  des  catacombes,  tout 
ce  qui  rappelait  les  grandeurs  de  la  Rome  antique;  et  dans  le 
silence  de  ces  lieux  dont  l'imagination  des  hommes  est  remplie 
depuis  des  siècles,  il  semblait  aux  deux  cousines  qu'elles  entendaient 
mieux  battre  leurs  cœurs.  Le  plus  souvent  elles  étaient  seules,  car 
tante  Solange  choisissait  un  coin  bien  abrité,  en  laissant  ses  nièces 
jouir  librement  de  leur  promenade.  Point  de  touristes  à  cette  heure- 
là.  En  dehors  des  deux  jeunes  filles,  la  villa  Mattei,  par  exemple, 
dont  elles  affectionnaient  les  allées  poétiques,  ne  comptait  guère 
qu'un  habitué  ;  un  homme  distingué  et  de  belle  allure  qu'elles  avaient 
rencontré  déjà  sous  les  charmilles  de  Saint-Philippe  de  Néri.  Plusieurs 
fois  leurs  regards  s'étaient  croisés,  puis  le  promeneur  s'était  éloigné 
discrètement,  laissant  les  deux  cousines  à  leurs  émotions  d'artistes. 

Ntllie  jouissait  aussi  de  Rome,  mais  ses  jouissances  étaient  plus 
imaginatives  et  moins  réelles.  Ayant  beaucoup  rêvé  de  voir  l'Italie, 
sans  jamais  croire  à  la  réalisation  de  ce  rêve,  elle  avait  beaucoup  lu 
et  s'était  représenté  par  avance  tout  ce  qu'elle  y  ressentirait.  Il  loi 
fallait  à  présent  retrouver  ses  impressions.  Cela  lui  était  facile  puis- 
qu'elles étaient  déjà  cataloguées.  Avant  même  d'assister  à  la  céré- 
monie de  Saint-Pierre,  elle  savait  et  eût  pu  décrire  ce  qu'elle  éprou- 
verait en  entendant  le  Credo  retentir  autour  du  tombeau  des  apôtres, 
au  son  des  trompettes  d'argent  sonnant  sous  les  voûtes... 

Très  classique,  son  admiration  ne  risquait  pas  de  s'égarer  :  elle 
allait  droit  aux  toiles  célèbres,  aux  statues  fameuses,  aux  monu- 
ments, aux  ruines,  et  il  n'était  fresque  ni  sarcophage  que  Nellie 
n'admirât  de  prime- saut.  V admiration  absorbait  toutes  ses  facultés 
et  ne  lui  laissait  rien  pour  jouir  de  la  simple  et  sublime  beauté 
qui  résulte  de  l'harmonie  entre  la  nature  et  l'art.  L'atmosphère 
mystique  de  Rome  ne  l'avait  pas  pénétrée...  Et  ses  yeux  bruns 
consultaient  trop  assidûment  son  guide,  et  ses  oreilles  se  prêtaient 
trop  complaisamment  aux  discours  des  ciceroni  pour  que  son  âme 
perçût  et  comprît  l'éternité  de  joie  renfermée  dans  la  Beauté. 

VI 

De  bonne  heure,  le  lendemain,  la  tante  et  les  nièces  se  trou- 
vèrent parmi  les  premières  personnes  arrivées  aux  portes  qu'Ange- 
lotti  leur  avait  indiquées.  Elles  attendirent,  debout  sur  les  degrés, 
pressées  par  la  foule  qui  s'écrasait  derrière  elles.  Enfin  les  grilles 
s'ouvrirent,  et  elles  furent  en  une  minute  portées  par  le  courant  à 
l'intérieur  de  la  basilique. 


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LAQOEuLB?  289 

Une  demi -clarté  y  régnait;  le  jour  encore  faible  tombait  d'en 
haut,  et  s'affaiblissait  dans  le  trajet  qu'il  avait  à  suivre  avant  de  se 
briser  sur  les  dalles  de  marbre.  Dans  cette  lueur  indécise,  l'immen- 
sité de  Saint-Pierre  révélait  des  profondeurs  et  s'emplissait  de 
murmures  mystérieux,  pareils  aux  voix  de  l'Océan.  A  cette  heure 
du  matin,  la  grande  nef  semblait  s'animer  du  souffle  qui  s'échap- 
pait de  toutes  ces  poitrines  et  qui  bientôt  devenait  le  souffle  même 
du  monument,  le  souffle  éternel  des  siècles  et  de  l'humanité. 

Angelotti  attendait  Mme  et  M1,#*  de  Verneuil  tout  près  de  la  porte, 
à  l'intérieur  de  la  basilique.  Elles  ne  l'eussent  pas  reconnu  tout 
d'abord,  tant  son  costume  à  crevés,  son  chapeau  à  plume  et  sa 
collerette  le  transformaient.  Il  faisait  vraiment  belle  figure  et  por- 
tait ce  costume  un  peu  théâtral  avec  une  aisance  qui  le  transformait. 
11  conduisit  rapidement  ses  clientes  près  de  la  Confession,  sous  la 
grande  coupole,  où  le  tombeau  des  apôtres  resplendissait.  Tout 
autour  on  avait  élevé  des  tribunes,  et  des  cordelières  dessinaient 
entre  elles  des  espaces  vides  réservés  aux  invités  de  choix. 

Angelotti  installa  Mme  de  Verneuil  et  ses  nièces  au  premier 
rang.  Elles  étaient  assises.  II  s'assura  qu'elles  ne  manquaient  de 
rien,  qu'elles  avaient  bien  leurs  lorgnettes  de  théâtre,  un  petit  sac 
de  bonbons  pour  attendre  sans  défaillance  la  fin  de  la  cérémonie. 
Puis  il  leur  donna  quelques  explications  et  retourna  à  son  poste. 
Peu  à  peu  le  jour  grandissait  et  une  clarté  pure  inondait  la  basi- 
lique... Les  tribunes  s'emplissaient;  dans  la  nef,  les  rangs  se  resser- 
raient de  plus  en  plus.  Bientôt  les  cinquante  mille  êtres  humains 
annoncés  par  Angelotti  seraient  massés  dans  l'attente  du  vieillard 
auguste... 

Deux  heures  s'étaient  ainsi  écoulées  sans  ennui  pour  Nell  et  sa 
cousine,  occupées  à  suivre  les  apprêts  de  la  cérémonie,  à  étudier  les 
types  curieux  ou  bizarres  dont,  l'une  après  l'autre,  le3  tribunes 
voisines  de  la  leur  offraient  le  pittoresque  spectacle. 

Puis,  leur  attention  avait  été  attirée  tout  â  coup  et  captivée  par 
une  jeune  femme  qui  venait  de  prendre  place  en  face  d'elles,  dans 
la  tribune  des  dames  de  la  noblesse  romaine.  A  sa  vue,  on  s'était 
écarté  pour  lui  livrer  passage,  et  les  douairières  à  l'aspect  sévère 
et  renfrogné  s'étaient  inclinées  elles-mêmes  avec  une  déférence 
empressée.  Elle  avait  beau  n'être  vêtue  qu'avec  la  plus  extrême  sim- 
plicité, il  n'en  ressortait  pas  moins  de  ces  égards  que  la  jeune  femme 
était  sûrement  quelqu'un,  au  sens  social  et  intellectuel  du  mot. 
Nell  et  Nellie  la  contemplaient  avec  ravissement  et  admiration. 
Jamais,  en  effet,  plus  belle  créature  n'avait  attiré  leurs  regards. 
Elles  ne  voyaient  d'elle  que  la  tête  et  le  buste,  car,  en  arrivant, 
elle  s'était  jetée  à  genoux  et  paraissait  perdue  dans  une  méditation 
25  octobre  1902.  49 


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290  LAQUELLE? 

profonde.  Le  visage  aux  traits  purs,  d'une  parfaite  régularité,  sem- 
blait taillé  dans  du  marbre  et  en  avait  ht  blancheur  unie.  Ses 
cheveux,  d'un  noir  intense,  s'allongeaient  sur  le  front  en  bandeaux 
à  l'antique,  et,  relevés  en  casque  très  haut  sur  la  nuque,  soule- 
vaient la  mantille  qui  tombait  comme  un  voile.  Elle  avait  les  yeux 
baissés,  et  Nell  souhaitait  passionnément  les  voir  s'ouvrir.  La  jeune 
inconnue  les  leva  enfin,  mais  pour  les  fixer  sur  la  crypte  lumineuse. 

Du  bas  de  la  basilique,  montait  un  bruit  cadencé,  une  marche 
rythmée,  où  sonnaient  des  cliquetis  d'éperons.  C'était  la  garde- 
noble  qui  prenait  ses  postes.  Elle  devait  former  la  haie  autour  de 
l'autel  et  du  trône  du  Souverain  Pontife. 

A  la  vue  des  brillants  uniformes,  il  se  fit  un  mouvement  dans 
les  tribunes;  presque  toutes  les  dames  présentes  avaient,  dans 
cette  troupe  d'élite,  un  parent  ou  un  ami  avec  lequel  elles  cherchaient 
à  échanger  un  salut  ou  un  sourire. 

À  partir  de  ce  moment,  les  tribunes  parurent  plus  animées;  on 
s'y  redressa,  et  les  mantilles  ondulèrent  avec  une  grâce  provocante. 

L'attention  de  Nellie  et  de  sa  cousine  avait  suivi  le  courant,  et* 
de  la  belle  Romaine,  s'était  portée  sur  les  gardes -nobles.  Us 
étaient  pour  la  plupart  de  tournure  élégante  et  de  belle  mine. 

Hais  bientôt  Nell  chercha  de  nouveau  la  vision  de  beauté  qui 
l'avait  frappée  tout  à  l'heure.  Un  léger  sourire  entr' ouvrait  à  pré- 
sent les  lèvres  de  la  jeune  patricienne  et  elle  semblait  fixer  son 
regard  sur  un  point  de  la  file  des  gardes.  Nell  suivit  la  direction 
de  ce  regard,  et  elle  distingua,  sous  un  casque  d'or  étincelant,  une 
figure  aristocratique  aux  traits  réguliers,  dont  les  yeux  noirs  et 
brillants  se  détachaient  d'une  façon  saisissante  sur  la  pâleur  mate 
du  teint.  Son  regard  et  celui  de  la  patricienne  se  croisèrent;  il 
salua,  puis,  â  son  tour,  il  promena  ses  yeux  sur  les  tribunes 
comme  s'il  eût  cherché  à  y  découvrir  quelque  cho9e... 

Hais  une  immense  clameur,  éclatant  tout  à  coup,  arracha  le& 
deux  jeunes  filles  à  leur  curiosité  frivole.  Le  Pape  entrait  dans  la 
basilique  et  du  fond  de  la  vaste  nef  le  même  cri  s'élevait  de  toutes 
les  poitrines  :  «  Eviva  il  Papa  re  !  »  La  clameur  montait  comme 
une  mer  d'enthousiasme.  Une  houle  d'émotion  impétueuse  et  irré- 
sistible passait,  entraînant  tout  sur  ses  grands  flots.  De  tous  leB 
yeux  coulaient  des  larmes  et  on  voyait  les  âmes  trembler  sur  le» 
lèvres  dans  te  cri  infatigablement  proféré,  tandis  que  les  fronts  se 
courbaient  k  rapproche  du  Père  et  du  Pontife. 

Puis  la  cérémonie  commença,  la  messe  pontificale,  durant 
laquelle  la  voix  claire  encore  de  Léon  XIII  alternait  avec  les 
chants  et  les  appels  des  trompettes  d'argent. 

Nell,  extasiée,  pensa  tout  à  coup  à  la  dame  si  belle  lie  la  tribune 


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Làgmuî  m 

voisine.  Elle  la  regarda  :  la  tète  an  peu  renversée  en  arrière  se 
détachant  sur  les  draperies  rouges*  elle  paraissait  appartenu:  à  uû 
antre  monde.  Une  émotion  paissante  la  soulevait.  Ses  yeux»  levés 
vers  la  coupole,  brillaient  d'un  feu  mystique  qui  la  transfigurait 
Elle  était  si  beUe  ainsi  que,  pour  l'admirer,  beaucoup  en  oubliaient 
tes  pompes  sublimes  qui  se  déroulaient  à  quelques  pas. 

Le  magnétisme  de  ces  regards  fixés  sur  eue  arracha  enfin  la 
jeune  femme  à  son  extase.  Elle  tressaillit  et,  comme  au  sortir 
d'un  songe»  regarda  autour  d'eHe.  De  nouveau  ses  yeux  cher- 
chèrent ceux  du  garde-noble;  ils  ne  les  rencontrèrent  pas;  ils 
étaient  attachés  ailleurs,  et,  à  son  tour,  les  siens,  à  elle,  errèrent  sur 
les  tribunes  en  s'efforçant  de  reconnaître  le  point  précis  qui  les 
retenait. 

Les  regards  du  garde-noble  étaient  fixés  sur  M1168  de  VerneuiL 

Ceux  de  la  Romaine  se  croisèrent  enfin  avec  ceux  de  Nell,  où,  elle 
lut  l'admiration  et  la  sympathie.  Nell,  en  effet,  à  ce  moment-là, 
pensait  que  c'étaient  bien  là  les  yeux  qui  convenaient  à  cette 
figure  :  des  yeux  noirs,  doux,  rayonnant  d'une  clarté  intérieure,  et 
s' ouvrant  comme  des  fleurs  de  velours  dans  l'ivoire  du  visage. 

Instinctivement,  Nell  regarda  le  garde-noble;  ses  yeux  étaient 
fixés,  ardents  et  investigateurs,  sur  elle-même  et  sur  sa  cousine... 

Mais  la  cérémonie  approchait  de  sa  fin,  et  l'enthousiasme  qui 
avait  salué  l'entrée  du  Souverain  Pontife  l'accompagnait  dans  sa 
retraite.  Du  haut  de  la  sedia,  le  Pontife  bénissait  les  quatre  points 
cardinaux,  et  sous  le  geste  de  sa  main  pâle  et  frêle,  qui  attei- 
gnait pourtant  jusqu'aux*  extrémités  de  la  terre,  Nell  sentait 
s'éveiller  en  elle  l'âme  catholique  que  ses  pratiques  religieuses 
avaient  jusqu'alors  laissée  un  peu  endormie...  Puis  les  cris  s'affai- 
blirent, tombèrent,  la  foule  s'écoula... 

L'inconnue  avait  disparu. 

La  réunion  de  ce  même  soir  à  la  villa  Médicis  était  exceptionnel- 
lement nombreuse  lorsque  Mme  et  Mlles  de  Vemeuil  y  firent  leur 
apparition.  Il  s'y  pressait  une  cinquantaine  de  personnes  qui,  épar- 
pillées par  petits  groupes,  s'entretenaient  de  la  cérémonie  du  matin. 
Les  nouvelles  arrivées  furent  tout  de  suite  entourées  et,  après  les 
présentations,  la  baronne  et  ses  nièces  se  trouvèrent  dans  une 
atmosphère  sympathique  dont  elles  ne  tardèrent  pas  à  jouir  déli- 
cieusement Elles  y  rencontrèrent  d'abord  de  nombreux  compa- 
triotes :  les  membres  des  deux  ambassades  et,  en  général,  les 
Français  de  passage  à  Rome.  Puis,  des  Italiens  des  deux  mondes  : 
noir  et  blanc,  la  villa  étant  un  terrain  neutre,  traditionnellement 
ouvert  k  tout  œ  qui  a  une  valeur,  de  naissance»  de  talent,  de  rang 
<M  de  fortune. 


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292  LAQUELLE? 

L'entrée  de  Nell  et  de  Nellie  avait  fait  une  légère  sensation  :  car 
elles  étaient  belles  à  regarder  pour  des  jeunes  gens  et  des  artistes. 
Les  pensionnaires  de  la  villa,  assez  sauvages  de  leur  nature,  et  ne 
pouvant  guère  éviter  de  se  rendre  à  l'invitation  de  leur  directeur, 
avaient  l'habitude  de  s'aligner  le  long  des  murs  du  salon.  Ils  s'y 
tenaient  assez  maussadement  à  l'écart,  et,  de  loin,  la  ligne  de  leurs 
habits  figurait  assez  bien  une  sorte  de  serpent  noir  qui  ondulait 
suivant  les  impressions  qu'ils  avaient  à  se  communiquer. 

Nell  était  étonnée.  Elle  ne  s'expliquait  pas  pourquoi  ces  jeunes 
gens  restaient  si  obstinément  collés  à  la  muraille.  Elle  ne  se  doutait 
pas  qu'à  sa  vue  et  à  celle  de  sa  cousine,  le  serpent  noir  avait  ondulé, 
et  que  les  Prix  de  Rome  s'étaient  confiés  l'un  à  l'autre  qu'ils 
n'avaient  par  perdu  leur  soirée. 

Un  autre  personnage  que  ces  jeunes  artistes  pensait  la  même 
chose  au  même  moment.  C'était  un  homme  âgé,  presque  un 
vieillard,  disgracié  de  la  nature,  mais  dont  la  plume  avait  rendu  le 
nom  célèbre  et  dont  l'esprit  était  tel  qu'il  lui  tenait  lieu  de  jeunesse 
et  de  beauté.  H.  Glaczkowicz  était  assis  dans  un  coin  du  salon,  cau- 
sant avec  un  jeune  archéologue;  il  se  tut  bientôt  et  resta  quelque 
temps  à  écouter  les  voix  claires  et  argentines  des  jeunes  filles,  et  i 
se  réjouir  les  yeux  de  leur  printemps.  Puis,  se  levant,  il  se  fit  pré- 
senter à  Mme  de  Verneuil  et  à  ses  nièces,  entre  lesquelles  il  s'installa 
avec  aisance.  Loin  de  chercher  à  dissimuler  son  âge,  il  en  avait  la 
coquetterie,  et  plutôt  que  de  s'enlever  des  années  il  s'en  fût 
ajouté  quelques-unes.  Il  ne  se  cachait  point  d'aimer  par- dessus  tout 
la  jeunesse,  et  revendiquait  comme  un  privilège  conféré  par  les 
ans  le  droit  de  jouer  avec  elle  le  rôle  de  confident  et  de  conseiller. 
Gomme  Nellie  et  Nell  lui  plurent  tout  de  suite,  il  les  traita  tout  de 
suite  aussi  en  petites  amies  connues  depuis  longtemps. 

Bien  qu'auteur  d'ouvrages  de  politique  et  d'histoire  appréciés  de 
l'Europe  entière,  il  n'imaginait  pas  cependant  que  son  nom  pût  être 
connu  des  deux  jeunes  filles.  Ce  nom,  en  effet,  ne  disait  rien  à  Nellie; 
elle  ne  l'avait  jamais  vu  ni  entendu  prononcer.  Pour  Nell,  ce  fut  autre 
chose  :  son  oncle  de  Boston,  le  professeur  à  l'université,  possédait 
dans  sa  bibliothèque  les  ouvrages  de  Julius  Glaczkowicz,  et  l'esprit 
curieux  de  Nell  les  avait  parcourus.  Pourtant,  ce  fut  un  peu  timi- 
dement qu'elle  se  hasarda  à  lui  en  parler.  Moins  par  vanité  flattée, 
—  la  sienne  était  bien  blasée,  sous  ce  rapport  1  —  que  par  sympa- 
thie instinctive,  il  adressa  deux  ou  trois  questions  à  la  jeune  .fille,  et 
fut  charmé  de  voir  par  ses  réponses  qu'elle  avait  vraiment  lu  et 
compris  ses  ouvrages.  L'entretien  prit  alors  un  caractère  plus  intime, 
et  l'attirant  Polonais  sollicita  la  faveur  de  faire  à  ses  aimables  inter- 
locutrices, en  artiste  et  en  lettré,  les  honneurs  dé  la  villa,  leur  faisant 


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LAQUELLE?  293 

admirer  ces  Gobelins  merveilleux,  la  Toilette  cTEsther  et  lé 
Triomphe  de  Mardochée,  qui  couvrent  les  panneaux  du  salon,  puis 
d'autres  chefs-d'œuvre,  quand  la  vue  d'un  nouvel  arrivant  qui  ser- 
rait la  main  du  directeur  fit  tressaillir  de  surprise  Nell  et  sa  cousine. 

C'était  le  garde-noble  du  malin. 

Dépouillé  de  son  rutilant  uniforme,  il  était  peut-être  moins  beau 
que  dans  Saint-Pierre;  mais  c'était  encore  un  type  remarquable 
de  patricien  romain.  Pourtant,  à  présent  que  Nell  le  voyait  de  plus 
près,  il  lui  semblait  que  ses  yeux  ne  regardaient  pas  volontiers  en 
face,  qu'ils  se  dérobaient  et  ne  rencontraient  les  autres  que  voilés 
par  une  sorte  de  rêverie  caressante. 

Ces  yeux  noirs  avaient  eu  un  éclair  en  apercevant  les  deux  jeunes 
filles,  mais  l'éclair  s'était  vite  éteint  dans  une  apparente  indifférence. 

Il  fit  lentement  le  tour  du  salon,  baisant  des  mains  de  femme, 
saluant,  échangeant  des  shake-hand  ! 

—  Quel  est  ce  personnage?  murmura  Nellie  comme  malgré  elle. 

—  C'est  le  prince  Cesare  Montecorvello,  répondit  Glaczkowicz. 
J'ai  beaucoup  connu  son  père,  don  Urbino.  Quant  à  lui,  je  l'ai  perdu 
de  vue,  au  moins  comme  intimité. 

Le  prince  revenait  au  même  moment  de  la  salle  voisine.  Il  se  fit 
présenter  à  Mme  de  Verneuil,  puis  aux  jeunes  filles.  Habilement 
et  avec  une  grâce  qui  révélait  en  même  temps  sa  souplesse  d'esprit 
et  son  habitude  du  monde,  il  refaisait  connaissance  avec  l'érudit 
Polonais,  en  renouant  la  chaîne  de  l'amitié  qui  avait  uni  jadis 
celui-ci  à  son  père. 

On  parla  naturellement  de  la  fête  de  la  matinée. 

—  Vous  êtes  Françaises,  Mesdemoiselles,  et,  par  conséquent, 
vous  n'êtes  pas  superstitieuses.  Si  vous  restez  quelque  temps  à 
Rome,  vous  le  deviendrez.  Dans  cette  vieille  terre  des  augures  et 
des  présages,  les  choses  parlent  d'elles-mêmes  un  langage  mys- 
térieux. Ainsi,  de  bonne  heure,  en  sortant  de  chez  moi,  j'ai  surpris 
un  vol  d'oiseaux  qui  m'annonçait  une  heureuse  journée...  Je  vous  ai 
aperçues  ce  matin  et  je  vous  retrouve  ce  soir... 

A  l'air  étonné  de  Nellie,  il  comprit  que  c'était  aller  un  peu  vite  et 
il  corrigea  : 

—  Pour  nous  autres,  Romains  demeurés  fidèles  à  nos  traditions 
et  à  nos  souvenirs,  tout  ce  qui  vient  de  France,  tout  ce  qui 
porte  en  soi  un  peu  de  la  France,  nous  est  toujours  cher!  Et  puis, 
Mademoiselle,  il  faut  nous  pardonner  de  mettre  malgré  nous  dans 
nos  paroles  un  peu  de  notre  soleil  ! 

Et,  avec  un  tact  infini,  il  changea  le  cours  de  la  conversation. 
Nellie  demandait  des  détails  sur  la  cérémonie  :  il  y  avait  des 
choses  qu'elle  n'avait  pas  très  bien  comprises.  Il  les  lui  expliqua. 


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294  LAQUELLE? 

Il  parlait  bien,  le  prince!  Au  moins  c'était  ce  que  disait  H.  Glacz- 
kovvicz  qui  Fécoutait,  les  yeux  mi-closf  avec  un  petit  sourire  légè- 
rement sceptique  aux  lèvres. 

C'est  que,  en  l'écoutant,  il  tâchait  de  résoudre  ce  problème  : 
pourquoi  le  prince  Montecorvello  est-il  à  la  villa  ce  soir?  Lui, 
Glaczkowicz,  qui  en  était  un  fidèle  habitué,  ne  se  souvenait  pas 
de  Ty  avoir  jamais  vu,  si  ce  n'est  dans  les  premiers  temps  du 
directeur  actuel?...  11  y  était  venu  pour  quelque  chose,  pensait  le  fin 
diplomate  ;  mais  pourquoi,  ou  pour  qui?  se  dit  -il  tout  à  coup,  en 
remarquant  l'empressement,  les  frais  d'esprit  et  d'érudition  de  don 
Cesare  près  des  jeunes  filles...  Oui,  pour  qui,  et  pour  quelle  raison? 
Et  M.  Glaczkowicz  ressentit  de  ce  petit  mystère  une  impression 
désagréable,  en  même  temps  que  sa  curiosité  s'y  trouvait  excitée- 
La  voix  de  Nell  le  tira  de  sa  rêverie. 

—  Oh  !  lui  disait-elle,  que  je  voudrais  savoir  le  nom  d'une  dame 
que  nous  avons  aperçue  ce  matin  dans  la  tribune  de  la  noblesse 
romaine?  Ne  la  connaîtriez-vous  pas  :  elle  est  jeune,  pâle,  très  belle, 
avec  un  port  de  tête  et  des  yeux  admirables? 

—  Oh  !  répondit  le  Polonais  en  fixant  ses  yeux  sur  le  visage  du 
prince  Montecorvello,  je  ne  vois  que  la  princesse  Corgfione  qui 

réponde  à  ce  portrait;  c'est  votre  cousine  dona  Bianca,  prince,  ne 
le  croyez- vous  pas? 

—  Oui...  peut-être,  répondit-il  un  peu  gêné. 

—  Qu'elle  est  belle!  s'écrièrent  ensemble  les  deux  cousines. 

—  Qu'elle  est  belle  et  sympathique!  continua  Nell.  Elle  doit  avoir 
l'âme  de  sa  beauté.  Ne  la  verrons-nous  pas  ici? 

—  Ce  n'est  pas  probable  ;  Bianca  ne  va  pas  dans  le  monde  depuis 
son  veuvage,  répondit  vivement  le  prince. 

La  soirée  prit  fin  trop  vite  pour  Nell  et  Nellie,  mais  on  ne  demeu- 
rait jamais  bien  tard  à  la  villa  Médicis.  On  n'y  faisait  guère,  en 
général,  qu'une  apparition  entre  un  dîner  et  un  bal,  et,  à  minuit,  le 
salon  du  directeur  était  toujours  vide. 

A  partir  du  lendemain,  la  vie  de  la  baronne  et  de  ses  nièces 
s'organisa  de  la  façon  la  plus  agréable.  Les  matinées  étaient 
employées  à  visiter  les  églises,  les  musées,  les  palais;  l'après- 
midi,  à  parcourir  les  villas  aux  heures  ensoleillées;  et,  de  cinq  heures 
à  sept»  à  recevoir  dans  leurs  salons  et  leur  serre  bien  éclairés. 

Tante  Solange  se  rétablissait  à  vue  d'œil;  Nellie  était  heureuse; 
Nell  attendait...  Elle  n'aurait  su  dire  quoi. 

Elles  eurent  bien  vite  un  noyau  de  connaissances,  parmi  lesquelles 
des  amitiés  étaient  en  germe.  Tout  n'était  pas  factice  et  passager 
dans  le  monde  cosmopolite  où  elles  évoluaient.  Dans  ce  milieu 
bigarré»  elles  avaient  su  retrouver  ce  qui  se  reliait  à  leur  passé,  à 


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UQOBLLB?  295 

lear  milieu  véritable»  par  des  racines  communes.  Bien  vite,  ie  salon 
de  notre  ambassade  leur  sembla  terre  de  France.  Puis  c'était  l'Ecole 
d'archéologie  du  palais  Faraèse,  où  NeU  et  Nellie  retrouvaient  «avec 
joie  mi  ménage  d'un  charme  extrême,  et,  pour  elles,  tout  nouveau. 
Lui,  le  directeur,  d'une  grâce  presque  féminine,  causeur  exquis, 
sachant,  pour  mieux  captiver,  cacher  son  profond  savoir  sous  la 
séduction  de  l'esprit  le  plus  fin.  Elle,  affable,  calme,  limpide,  illu- 
minant tout  de  sa  parole  jamais  hésitante,  toujours  précise.  A  eux 
deux,  ils  avaient  créé  une  sorte  de  petite  France  dans  le  salon  ample 
et  confortable,  dans  la  loggia  pleine  de  fleurs  auxquels  le  dôme  de 
Saint- Pierre  faisait  un  horizon  féerique... 

L'influence  qu'exerce  toujours  la  supériorité  intellectuelle  et 
morale,  et  qu'un  séjour  prolongé  leur  avait  permis  d'acquérir, 
suffisait  à  grouper  dans  leur  salon  tout  ce  qui,  dans  les  mondes 
divers  qu'ils  côtoyaient,  était  en  harmonie  avec  la  France;  et  c'est 
ainsi  que  l'Ecole  d'archéologie  du  palais  Faraèse  était  devenue  un 
foyer  de  lumière  et  de  chaleur  d'où  rayonnait  la  pensée  française. 

M.  Glaczkowicz  était  un  des  assidus  et  des  amis  de  la  maison.  A 
leur  seconde  visite,  Nellie,  NeU  et  leur  tante  l'y  trouvèrent  installé, 
accompagaé  d'un  personnage  dont  le  visage  leur  sembla  tout  de 
suite  connu,  presque  familier.  C'était  celui  du  promeneur  solitaire 
de  la  villa  Mattei. 

M.  de  Yalgrand,  conseiller  d'ambassade,  à  peine  âgé  de  trente- 
cinq  ans,  ne  résidait  à  Rome  que  depuis  quelques  mois.  De  taille 
moyenne,  d'aspect  distingué,  de  physionomie  intelligente,  de  teint 
pâle,  il  portait  la  barbe  en  pointe,  à  la  Henri  III. 

Au  nom  de  Verneuil,  il  regarda  un  peu  curieusement  les  jeunes 
filles,  comme  s'il  en  avait  déjà  entendu  parler  et  qu'il  éprouvât  le 
désir  de  les  connattre.  Puis  il  se  mêla  à  la  conversation  avec  une 
réserve  si  discrète  qu'il  semblait  plus  enclin  à  écouter  qu'à  parier 
lui-même. 

Peu  après,  il  quitta  le  salon  et  H.  Glaczkowicz  en  fit  le  plus  grand 
éloge.  Il  pouvait  d'autant  mieux,  disait-il,  apprécier  le  caractère  et 
le  mérite  de  René  de  Yalgrand  qu'il  l'avait  connu  tout  jeune,  ayant 
été  l'ami  de  son  père,  mort,  vingt  ans  auparavant,  ministre  de 
France  dans  les  Balkans,  victime  de  son  devoir  pendant  une  ter- 
rible épidémie  de  choléra.  Le  père,  ajoutait-il,  avait  été  un  diplo- 
mate éminent  auquel  le  temps  seul  avait  manqué  pour  s'élever  aux 
premiers  rangs  de  9a  carrière.  Son  fils  lin  ressemblait  et  avait  le 
plus  brillant  avenir.  De  benne  famille  du  Languedoc,  noblesse  de 
robe,  les  Yalgrand  avaient  toujours  été  des  parlementaires  ou  des 
dipRoosatea.  René  suivait  la  tradition,  et,  travailleur  et  aakitieux, 
3  ferait  certainement  «en  chemin,  quoique  de  médiocre  fortune. 


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296  LAQUELLE? 

Mm*  de  Verneuil,  touchée  de  l'accent  affectueux  avec  lequel  le 
Polonais  louangeaît  ainsi  le  jeune  secrétaire,  l'invita  aimablement 
à  leur  amener  un  aussi  intéressant  visiteur  à  la  villa  Ludovisi. 

Quelques  jours  plus  tard,  H.  Glaczkowicz  et  son  ami  s'y  présen- 
taient pour  faire  une  visite  à  la  baronne,  et  la  trouvant  avec  ses 
nièces  dans  le  jardin  : 

—  Vous  doutez-vous,  dit-il  aux  jeunes  filles,  que  les  quelques 
beaux  arbres  qui  restent  encore  ici  de  l'ancien  parc  ont  caressé  de 
leur  ombre  Chateaubriand  et  Mm*  de  Beaumont,  au  soir  de  leur  vie? 

Nell  et  Nellie  ne  s'en  doutaient  guère,  et,  de  ces  quelques 
paroles,  elles  eurent  l'intuition  claire  d'une  Rome  qu'elles  ne  con- 
naissaient pas,  car  elles  ne  la  pouvaient  trouver  dans  les  livres  :  une 
Rome  qui  n'était  pas  la  Rome  antique,  ni  la  capitale  moderne,  mais 
l'ombre  d'un  passé  très  grand,  une  ombre  auguste  que  l'on  craint 
d'éveiller,  et  tout  enveloppée  de  respect  et  de  silence... 

Il  y  avait  quarante  ans  que  M.  Glaczkowicz  passait  tous  ses  hivers 
à  Rome,  et  il  était  véritablement  amoureux  de  la  Ville  éternelle.  Il 
en  avait  suivi  les  transformations  récentes  avec  regret,  et  il  aimait 
à  la  dépeindre  telle  qu'il  l'avait  connue  jadis. 

Nell  et  sa  cousine  lui  durent  des  impressions  exquises,  complé- 
tées par  des  rappels  de  souvenirs  qui  donnaient  la  vie  à  l'apparence 
de  la  mort.  Il  leur  représenta  le  Corso,  la  place  du  Peuple,  le 
Pincio  tels  qu'ils  étaient  avant  que  Rome  devînt  la  capitale  de 
l'Italie  unifiée.  Il  leur  raconta  les  fontaines  jaillissantes,  les  Madones 
dont  les  lampes  pieuses  faisaient  autrefois  la  seule  illumination  des 
rues,  les  vieux  jardins,  les  belles  solitudes  ;  et  ce  fin  lettré,  doublé 
d'un  philosophe,  jouissait  en  dilettante  de  l'intérêt  passionné  que 
prenaient  les  jeunes  filles  à  ses  entretiens.  Nell  surtout  l'attirait  par 
sa  nature  primesautière,  qui  ménageait  de  charmantes  surprises  à 
l'observateur,  et,  de  jour  en  jour,  il  s'attachait  davantage  à  «  son 
élève  )),  comme  il  aimait  à  l'appeler,  en  constatant  sa  pénétration, 
la  sûreté  de  son  jugement  et  l'élévation  de  son  goût. 

H.  de  Valgrand  devint  aussi  un  habitué  de  la  maison,  où  se  mon- 
trait fréquemment  le  prince  Montecorveilo.  Hais  si  H.  Glaczkowicz, 
qui  avait  tourné  vers  le  prince  toute  sa  puissance  d'observation, 
s'était  déjà  répondu  en  lui-même  que  don  Cesare  faisait  certainement 
la  cour  aux  demoiselles  de  Verneuil,  il  n'était  pas  encore  parvenu  à 
découvrir  laquelle  des  deux  était  le  but  de  ses  recherches,  tant  le 
prince  tenait  la  balance  avec  une  égalité  parfaite. 

Ses  avances  avaient  été  reçues  d'abord  avec  une  indifférence  polie. 
Mais,  au  bout  de  quelques  semaines,  il  semblait  qu'il  fût  devenu 
antipathique  à  Nell,  et,  au  contraire,  doucement  sympathique  à 
Nellie.  Toutefois,  cette  évolution  sentimentale  ne  s'accentuait  pas 


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UQDILLB?  297 

extérieurement.  Seule*  peut-être,  Nellie  en  laissait  percer  quelque 
chose.  La  séduction  du  prince,  la  grâce  de  ses  manières,  son  éru- 
dition artistique,  bien  que  superficielle,  agissaient  sur  l'imagination 
inexpérimentée  de  la  jeune  fille,  sans  qu'elle  s'en  rendit  bien  compte. 
Par  moments,  une  langueur  caressante  passait  dans  les  yeux  du 
prince,  et  Nellie  croyait  y  voir  le  reflet  d'une  tendresse  d'âme... 
C'était  simplement  que  don  Cesare  pensait  à  ses  dettes,  à  Angelotti 
qui  le  harcelait,  et  que,  dans  son  ignorance  du  fond  de  la  situation, 
il  se  demandait  laquelle  des  deux  était  riche,  laquelle  serait  la 
princesse  destinée  à  redorer  son  blason... 

Nellie  rêvait,  mais  Nell  ne  rêvait  pas.  Depuis  qu'elle  avait  fait  la 
connaissance  de  René  de  Valgrand,  un  sentiment  nouveau  et 
jusqu'alors  inconnu  germait  en  elle  et  la  troublait.  Qu'était-ce? 
Elle  ne  l'analysait  pas  et  aurait  eu  peur  de  se  le  demander. 

Nell  était  de  ces  femmes  complètes  pour  qui  le  bonheur  ne 
saurait  exister  sans  la  satisfaction  entière  des  désirs  de  l'esprit, 
tout  aussi  bien  que  du  cœur.  La  sympathie  instinctive,  irraisonnée, 
à  laquelle  d'autres  donnent  si  vite  et  si  souvent  le  nom  d'amour, 
n'aurait  pas  suffi  à  réaliser  son  idéal  d'un  sentiment  qui  devait,  à 
son  point  de  vue,  être  l'épanouissement  complet  de  l'être. 

Elle  se  devinait  en  complète  communion  d'idées  avec  René.  Ils 
avaient  les  mêmes  goûts,  et  avaient,  tous  deux,  vécu  d'une  vie 
cosmopolite  un  peu  analogue. 

En  pensant  à  René,  Nell  se  disait  qu'elle  trouverait  dans  sa 
carrière  la  voie  qu'elle  cherchait  elle-même,  la  sphère  d'action  dont 
elle  rêvait.  Jamais  le  jeune  conseiller  d'ambassade  ne  lui  apparaissait 
plus  à  son  avantage  que  lorsqu'il  lui  parlait  de  là  fierté  mêlée  de 
joie  et  de  crainte  qu'on  doit  éprouver  à  représenter  son  pays  au 
dehors.  Nell  ne  se  sentait  Française  que  depuis  son  retour  en 
France,  tandis  que  H.  de  Valgrand  lui  affirmait  qu'elle  le  serait 
davantage  à  l'étranger. 

Si,  à  son  insu,  Nell  n'avait  pas  déjà  aimé  René  de  Valgrand,  elle 
n'eût  pas  éprouvé  les  hésitations  et  les  inquiétudes  qui,  par 
moments,  l'assaillaient.  La  terrible  pensée  :  «  Je  suis  riche  »,  lui 
revenait  sans  cesse  comme  une  menace.  Elle  voulait  être  aimée 
pour  elle-même.  Elle  avait  exigé  de  sa  tante  et  de  sa  cousine  qu'il 
ne  fût  jamais  question  de  sa  fortune,  mais  elle  se  rendait  bien 
compte  que  l'on  devait,  à  leur  commun  train  de  vie,  les  croire 
également  fortunées.  Le  hasard  vint  à  soq  aide  et,  dans  un  de4ses 
jeux,  se  chargea  de  l'éclairer. 

Elle  et  Nellie  avaient  l'habitude  de  faire  tous  les  matins  une 
promenade  au  Pincio,  À  l'heure  où  les  villas  sont  fermées,  où  Rome 
baigne  encore  dans  la  brume,  où  les  dômes,  émergeant  un  à  un.de 


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298  LAQOBLU? 

cet  océan  de  vapeurs  mouvantes,  étincellent  came  un  feu  d'arti- 
fice inoubliable. 

Elles  sf  y  promenaient  ainsi  le  lendemain  d'une  des  réceptions  de 
la  villa  Mécficis.  En  suivant  une  allée  écartée  qui  longe  le  nmr  de 
l'Ecole,  elles  entendirent,  de  l'autre  côté,  un  bruit  de  voix,  et 
quelques  mots  prononcés  par  des  pensionnaires  de  la  villa  par* 
vinrent  i  leur  oreille.  Les  jeunes  gens  parlaient  précisément  d'elles 
comme  des  «  seules  vraies  jolies  femmes  venant  à  la  villa  »,  et  le 
reste  de  la  conversation  apprenait  aux  deux  cousines  l'erreur  qui 
prévalait  dans  le  cercle  au  sujet  de  leur  fortune  :  l'héritière,  pour 
ces  jeunes  gens,  c'était  Nellie... 

Toutes  deux  se  regardèrent,  en  souriant  d'abord;  mais  Nellie 
redevenant  sérieuse  : 

—  Gomment  se  fait-il  que  l'on  se  trompe  ainsi  sur  notre  situa- 
tion respective?  dit-elle.  Il  faut  le  dire  à  tante  Solange;  qu'elle 
fesse  connaître  la  vérité  des  situations...  la  loyauté  le  commande— 

—  Nellie,  ma  chère  petite  Nellie,  que  dis-tu  1...  Je  te  demande, 
au  contraire,  de  me  rendre  un  immense  service  dont  je  te  aérai 
reconnaissante  toute  ma  vie!  Ne  disons  rien  à  tante,  et  laissons 
aller  les  choses;  je  t'en  supplie!...  Oui,  qu'on  me  croie  pauvre! 
Cette  conversation,  que  nous  n'avons  pas  cherché  à  surprendre, 
est  la  réponse  à  des  angoisses,  à  des  inquiétudes,  si  tu  veux,  qui 
m'oppressaient,  Nellie,  gardons  le  secret,  je  t'en  adjure!... 

—  Mais,  Nell,  pourquoi?  Ce  n'est  pas  honnête  de  tromper;  on 
ne  sait  pas  où  cela  peut  mener?... 

—  Nous  ne  trompons  personne!  Si  nous  n'avions  pas  entendu, 
que  saurions-nous  de  cette  erreur?  Nous  n'avons  rien  fait  pour  la 
provoquer!  Chère  Nellie,  le  bonheur  de  ma  vie  en  dépend  peut- 
être...  Ne  m'en  demande  pas  plos,  mais  ne  me  refuse  pas  ce 
service  qui  est  le  plus  grand  que  tu  puisses  jamais  me  rendre  1 

—  Il  faut  toujours  faire  ce  que  tu  veux!  Ah!  tu  as  de  la  chance 
de  voir  si  clair  en  toi-même!  Moi,  les  trois  quarts  du  temps,  il 
faut  qere  je  me  laisse  guider!  Enfin,  nous  ne  dirons  rien,  c'est 
entendu! 

Et  elles  rentrèrent  à  la  villa  Ludovisi  en  silence,  Nellie  très 
flattée  au  fond  d'avoir  entendu  proclamer  sa  beauté  et  celle  de  sa 
cousine  par  cet  aréopage  d'artistes. 

J.  d'ànin. 

La  suite  prochainement* 


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*  V 


LES  GENERAUX  BOERS 

L'ANGLETERRE    ET    L'EUROPE 


Depuis  que  le  Saxon,  le  16  août,  a  fait  son  entrée  à  Portsmouth, 
le  monde  civilisé  suit  avec  une  attention  passionnée  les  généraux 
boers.  Héros  d'une  épopée  presque  surhumaine,  représentants 
d'un  peuple  qui  endura  toutes  les  souffrances  pour  les  plus  géné- 
reuses des  idées,  la  foule  a  pour  eux  l'admiration  due  aux  forts,  le 
respect  mérité  par  les  vaincus.  Mais  chez  tous  ceux  qui  réfléchis- 
sent, un  sentiment  de  très  vive  curiosité  s'ajoute  à  cette  sympathie 
spontanée  qui  vient  du  cœur  autant  que  de  la  raison. 

La  guerre  terminée,  la  question  de  l'Afrique  du  Sud  subsiste 
tout  entière.  Maintenant  que  le  flot  d'invasion  a  reculé,  que  va 
devenir  ceite  immense  région,  depuis  le  Cap  jusqu'au  Zambèze, 
bouleversée  par  trois  ans  de  tourmente?  Dans  l'Afrique  du  Sud 
unifiée,  quelle  sera  l'influence  des  petits  peuples  dont  le  vent  de  la 
guerre  a  dispersé  les  fermes  et  les  biens,  mais  n'a  pu  déraciner  la 
fierté  nationale,  la  solidarité  étroite  que  créent  les  liens  de  la  tra- 
dition, de  la  religion  et  du  patriotisme? 

A  Saint-James  comme  au  Gap,  la  politique  anglaise  semble 
hésiter,  surprise  et  comme  dominée  par  des  circonstances  qu'elle 
n'a  qu'imparfaitement  prévues.  La  politique  des  Boers  ne  saurait, 
elle  aussi,  avoir  trouvé  ses  formules  définitives.  Entre  le  régime  de 
sujétion  absolue  à  l'Angleterre  et  l'indépendance  complète,  le 
nombre  des  intermédiaires  est  presque  infini.  Le  Canada,  l'Aus- 
tralie, l'Inde  sont  là  pour  témoigner  de  la  diversité  des  solutions 
possibles  dans  les  rapports  entre  les  peuples  soumis  et  la  métro- 
pole anglaise.  L'histoire  nous  a  enseigné  que  des  heures  troubles 
et  incertaines  suivent  les  guerres.  C'est  à  ces  heures  que  lente- 
ment s'ébauche  l'avenir.  La  plus  petite  circonstance,  la  plus  insi- 
gnifiante intervention  peut  entraîner  des  conséquences  incalcu- 
lables :  car  l'esquisse  une  fois  formée,  si  imperceptible  qu'en 


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300  LBS  GRHÈRAUX  BOERS 

soient  les  traits,  le  temps  ne  les  efface  jamais.  C'est  à  une  de  ces 
heures  décisives  que  Botha,  de  Wet  et  Delarey  ont  pris  contact 
avec  le  gouvernement  et  le  peuple  anglais.  Et  s'il  n'est  pas  de 
question  plus  émouvante  au  point  de  vue  humain  que  le  relèvement 
matériel  du  peuple  boer,  il  n'en  est  pas  de  plus  intéressante  au 
point  de  vae  diplomatique  et  international  que  la  première  ren- 
contre des  généraux  à  qui  sont  confiées  les  destinées  du  Transvaal 
et  des  Anglais,  et  que  l'attitude  prise  par  les  généraux  au  lende- 
main de  cette  rencontre. 

.    I 

Au  moment  où  les  généraux  boers  arrivaient  &  Portsmouth,  ils 
allaient  se  trouver  en  présence  du  peuple  anglais  attiré  par  les 
fêtes  du  couronnement  et  de  son  gouvernement  représenté  par  ses 
principaux  ministres,  par  lord  Roberts  et  lord  Kitchener.  Que 
pensaient  alors  les  uns  des  autres  ces  acteurs  du  grand  drame  qui 
venait  de  se  terminer  dans  l'Afrique  du  Sud?  Il  est  indispensable 
d'essayer  de  répondre  à  cette  question,  si  l'on  veut  comprendre 
les  négociations  des  généraux  avec  M.  Chamberlain,  la  manière 
dont  l'opinion  politique  les  a  accueillis,  les  démarches  des  généraux 
boers  après  la  conférence  du  Colonial  Office. 

Depuis  le  moment  où  la  paix  avait  été  signée,  le  gouvernement 
qui,  au  début,  s'était  laissé  entraîner  à  la  joie  de  terminer  une 
crise  où  toutes  les  ressources  de  l'Angleterre  étaient  engagées  et 
même  compromises,  avait  eu  deux  mois  pour  se  ressaisir  et 
réfléchir.  La  paix,  en  apparence,  était  glorieuse  pour  lui.  Le 
drapeau  anglais  flottait  à  Pretoria  et  à  Bloemfontein.  L'annexion 
des  deux  républiques,  proclamée  par  lori  Roberts  au  lendemain  de 
son  entrée  à  Pretoria,  était  ratifiée  par  les  Boers.  Leurs  com- 
mandos jetaient  devant  les  officiers  anglais  leurs  fusils  et  leurs 
munitions,  et  l'armée  anglaise,  sans  avoir  remporté  de  victoire, 
assistait  à  la  capitulation  de  ses  adversaires.  En  apparence,  c'était 
bien  la  paix  promise  depuis  si  longtemps  par  l'impérialisme  anglais, 
la  «  paix  avec  honneur  » ,  que  le  peuple  acclama  sur  les  marches 
de  Mansion  House.  Eq  réalité,  si  la  paix  manifestait  bien  la 
suprématie  anglaise  et  la  fia  de  la  guerre,  tout  le  reste  était  à 
déterminer,  et  tout  le  reste,  comme  le  Times  le  reconnaissait  dans 
un  moment  de  franchise,  c'était  la  situation  de  l'Afrique  du  Sud. 

Vis-à-vis  des  républiques,  le  traité  de  paix  promettait  l'auto- 
nomie intérieure  dès  que  les  circonstances  le  permettraient.  Mais 
que  serait  cette  autonomie?  Quand  les  Anglais  la  jugeraient-ils 
applicable?  Autant  de  points  indéterminés  que  l'avenir  devait 


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L 'ANGLETERRE  ET  L'EUROPE  301 

• 

résoudre.  D'autres  questions  plus  immédiates  semblaient  d'ailleurs 
se  poser.  Avant  de  s'administrer,  le  Transvaal  demandait  à 
renaître.  Quels  engagements  l'Angleterre  prenait- elle  dans  le 
traité  pour  favoriser  le  relèvement  matériel  du  Transvaal?  D'une 
part,  elle  accordait  aux  Boers  une  subvention  de  75  millions  et  un 
emprunt  sans  intérêt  d'abord  et  avec  un  intérêt  de  3  pour  100 
ensuite.  D'autre  part,  elle  s'engageait  à  rapatrier  les  prisonniers 
boers  et  à  n'inquiéter  aucun  habitant  du  Transvaal  et  de  l'Orange, 
pourvu  qu'ils  reconnussent  la  suzeraineté  anglaise.  Pour  les 
rebelles  du  Cap  et  du  Natal,  ils  devaient  être  jugés  non  par  des 
cours  martiales,  mais  par  des  tribunaux  et  selon  les  lois  de  leurs 
pays.  Ces  articles  sont  très  précis,  mais  ils  apparaissent  en  même 
temps  comme  facilement  modifiables  sans  que  le  sens  général  du 
traité  en  soit  altéré.  Les  pertes  véritables  des  Boers  n'étaient  pas 
connues  au  moment  du  traité.  Sur  le  traitement  des  rebelles, 
l'Angleterre,  en  les  soustrayant  à  une  cour  martiale,  avait  déjà 
consenti  à  une  transaction.  N'irait-elle  pas  plus  loin  pour  calmer 
les  rancunes?  Le  roi  n'accorderait-il  pas  une  amnistie  complète  au 
moment  du  couronnement?  II  semblait  donc  que,  par  le  traité 
de  Vereeniging,  une  très  grande  initiative  fût  laissée  à  la  politique 
anglaise.  Elle  pouvait  à  volonté  l'interpréter  dans  un  sens  très  large 
et  modifier  certains  articles  pour  les  rendre  plus  favorables  aux 
Boers,  ou  s'en  tenir  à  la  lettre  du  traité,  se  limiter  strictement  aux 
concessions  qu'il  accordait  et  affirmer  plus  haut  que  jamais  les 
défenses  qu'il  contenait.  C'est  à  la  seconde  alternative  que  le 
cabinet  de  Saint-James  s'est  décidé,  très  vraisemblablement,  avant 
l'arrivée  des  généraux  boers  en  Angleterre. 

Les  raisons  qui,  comme  on  peut  le  supposer,  ont  déterminé  cette 
interprétation  rigoureuse  du  traité,  sont  antérieures  au  voyage  des 
généraux.  Deux  d'entre  elles  semblent  avoir  une  importance  parti- 
culière. D'abord,  et  au  lendemain  de  la  paix  même,  l'Angleterre 
s'est  heurtée  à  une  opposition  afrikander  dans  l'Afrique  du  Sud 
qui  a  contrecarré  ses  plans  et  éveillé  ses  inquiétudes.  Les  loya- 
listes se  flattaient  qu'après  deux  ans  de  suspension  des  libertés 
publiques  et  de  régime  absolutiste  dans  la  colonie  du  Cap,  après  la 
défaite  des  Boers,  le  parti  des  Afrikanders,  c'est-à-dire  des  Hollan- 
dais de  race  et  de  langue  boeres,  intimidé  et  décimé,  abandonne- 
rait l'attitude  menaçante  qu'il  avait  prise  dès  le  début  de  la  guerre 
et,  moitié  par  résignation,  moitié  par  crainte,  accepterait  et  recon- 
naîtrait le  fait  accompli.  11  n'en  a  rien  été.  Non  seulement  le  parti 
afrikander  n'a  renoncé  à  aucune  de  ses  prétentions,  mais  il  est 
apparu,  après  le  traité  de  Vereeniging,  comme  l'arbitre  de  la  situa- 
tion dans  la  colonie  du  Cap. 


MiJv.r 


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MB  LIS  QtRBBfOX  BMR8 

• 

Le  premier  ministre,  sûr  Gordon  Spring,  accusé  de  modécantisme 
par  la  faction  intransigeante  des  loyalistes,  inquiet  de  r attitude 
absolutiste  de  lord  Millier,  s'est  tu  obligé  de  réclamer  la  convoca- 
tion dn  Parlement.  Malgré  des  épurations  successives,  l'élément 
afrikander  a  dominé  dans  ce  Parlement.  Entre  les  loyalistes  modérés 
qui  soutenaient  sir  Gordon  Spring  et  une  partie  des  Afrikandera, 
ma  accord  s'est  conclu,  tout  à  l'avantage  des  derniers.  Lord  Biilner 
a  été  débordé.  Convoqué  contre  son  gré,  le  premier  acte  4m  Parle- 
ment a  été  de  lui  demander  ides  comptes  sur  sa  gestion  pendant  la 
guerre.  Si  l'on  songe  que  les  Afrïkanders  ont  constamment  soutenu 
la  cause  des  Boers,  qu'ils  réclament  dans  le  plus  bref  délai  pos- 
sible l'organisation  d'un  gouvernement  civil  et  autonome  dans 
l'Orange  et  au  Transvaal,  et  que  leur  idéal  est  la  constitution  dans 
r  Afrique  du  Sud  d'un  grand  état  où,  numériquement  supérieurs, 
les  Afrikanders  domineront,  on  comprend  l'inquiétude  du  gouver- 
nement anglais.  Le  parti  afrikander  précipite  une  solution  qui  ne 
bisse  pas  que  d'être  redoutable  pour  lui  <et  auquel  il  ne  consentira 
que  progressivement.  Dans  ces  conditions,  il  a  pu  juger  qu'il  était 
plus  prudent  d'endiguer  le  courant  que  de  se  laisser  porter  par  hà» 
et  que  devant  une  évolution  qui  s'accentuait  de  la  soi  te,  même  au 
lendemain  d'une  défaîte,  l'intérêt  de  l'Angleterre  était  d'affaiblir  les 
Afrikanders  en  refusant  de  faire  des  concessions  aux  deux  répu- 
bliques. 

Si  le  gouvernement  anglais  avait  ea  des  illusions  sur  le 
danger  que  pouvait  faire  courir  à  l'autorité  britannique  la  cons- 
titution d'un  grand  État  afrikander  dans  le  sud  de  4' Afrique,  il 
faut  reconnaître  que  les  journaux  et  les  revues  étrangères;  toi 
auraient  ouvert  les  yeux.  Ce  n'est  pas  être  grand  prophète 
d'estimer  que  l'interprétation  donnée  par  l'opinion  publique  euro- 
péenne du  traité  de  Veneeniging  et  les  supportions  auxquelles 
elle  s'est  livrée  sur  l'avenir  de  l'Afrique  n'ont  pas  peu  contribué 
à  écarter  le  ministère  anglais  de  toute  attitude  conciliante.  Alors 
que  l'Angleterre  triomphait  bruyamment,  la  guerre  finie,  ta  presse 
européenne,  presque  unanime,  s'attachait  à  diminuer  la  portée  de 
sa  victoire.  Beaucoup  de  journaux  supposaient,  non  sans1  vrai- 
semblance à  ce  moment,  l'existence  d'amicles  secrets,  naturel- 
lement au  détriment  de  l'Angleterre.  D'aulnes*  s'en  tenant  aa 
traité  lui-même,  insistaient  sur  les  concessions  faites,  et  qui,  selon 
eux,  devaient  être  amplifiées  dans  la  suite.  Presque  tous  démon- 
traient que  la  force  des  choses,  plus  forte  que  les  expédfenftsjdtf 
politiques,  entraînerait  avant  peu  la  formation  d'uno  fédérali» 
africaine,  où  les  anciennes  républiques  joueraient  un  rôle  essen- 
tiel. L'amour-propre  anglais  souffrit  de  ces  interprétations  vraies 


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L'iBGLCmRB  II  yU»OP£  368 

«ou  fausses.  Il  suffi*,  pour  s'en  convaincre,  d'oovrir  n'importe  quel 
journal  anglais  an  moment  de  la  paix.  Mais  dans  une  politique 
aussi  réaliste  que  celle  du  cabinet  de  Saint-James,  les  questions 
de  sentiment  pèsent  assez  peu.  Le  gouvernement  britannique 
n'aurait  peut-être  pas  fait  payer  aux  Boers  les  mécomptes  de  son 
orgueil,  si  dans  cette  attitude  de  l'Europe  il  n'avait  discerné  un 
danger.  Les  Boers  ne  chercheraient- ils  pas  dans  l'opinion  publique 
européenne  un  appui  pour  peser  sur  l'Angleterre?  L'Angleterre 
n'a  jamais  aimé  qu'on  lui  dicte  les  résolutions  qu'elle  doit  prendre. 
Les  journaux  anglais  ne  tardèrent  pas,  après  la  paix,  à  mettre  le 
ministère  en  demeure  de  faire  comprendre  aux  autres  nations  que 
l'Angleterre  était  maîtresse  chez  elle,  et  de  faire  entendre  aux 
Boers  que  de  l'Angleterre  seule  ils  pouvaient  attendre  quelque 
chose.  11  est  rare  que  le  gouvernement  anglais  soit  resté  sourd  à 
de  pareils  appels.  Plus  que  tout  autre,  son  ministre  des  colonies 
était  homme  à  la  comprendre,  et  dans  son  attitude  quelque  peu 
guindée,  il  n'est  pas  sans  entrer  un  peu  de  la  rancune  de  l'homme 
à  qui  Ton  a  voulu  forcer  la  main. 

Aux  ministres  anglais,  il  put  donc  apparaître  que  la  dignité  du 
peuple  britannique,  comme  son  intérêt,  lui  commandait  de  s'en 
tenir  à  la  lettre  stricte  du  traité  de  Yereeniging.  Disposés  à  honorer 
dans  les  généraux  boers  des  adversaires  dignes  du  peuple  anglais, 
9e  flattant  peut-être  secrètement  de  les  gagner  à  l'influence 
anglaise  par  des  marques  d'estime  et  de  respect,  ils  étaient  résolus 
à  ne  leur  faire  aucune  concession  en  dehors  de  celles  du  traité. 
Leur  attitude  apparut  très  nette  dans  les  conférences  avec  les 
Boers.  On  est  en  droit  de  supposer  qu'elle  était  arrêtée  avant 
l'arrivée  de  ces  derniers. 

Tandis  que  les  ministres  anglais  se  tenaient  sur  la  réserve  et 
évitaient  de  rien  laisser  soupçonner  de  leurs  intentions,  le  peuple 
anglais  se  préparait  à  fêler  les  généraux  boers  dans  un  enthou- 
siasme non  dissimulé.  Tous  les  journaux  européens  ont  constaté  la 
popularité  des  Boers  en  Angleterre;  mais  faute  de  l'analyser,  ils 
n'expliquent  pas  comment  cette  popularité  a,  depuis  lès  événements 
d'août  et  de  septembre,  rapidement  diminué. 

Ils  a'ont  pas  fait  suffisamment  remarquer  que  si  les  généraux 
boers  ont  bénéficié  de  la  faveur  populaire,  c'est  i  l'exclusion  du 
président  Krûger  et  de  son  entourage.  Le  peuple  anglais  a  creusé 
un  fossé  entre  eux  et  ceux  qu'il  regarde  comme  des  politiques 
madrés  et  âpres  au  gain,  auteurs  responsables  de  la  guerre.  Non 
seulement  il  a  séparé  les  généraux  de  l'ancien  gouvernement  du 
Transvaal,  mais  encore  il  a  été  jusqu'à  les  opposer.  Le  cabinet  de 
Saint- James,  au  moment  des  négociations,  en  refusant  de  traiter 


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304  LES  GÉNÉRAUX  BOIRS 

avec  le  président  Krtiger,  tandis  que  des  pourparlers  s'ouvraient 
dans  l'Afrique  du  Sud,  a  créé  cette  illusion  qu'il  y  avait  deux 
partis  chez  les  Boers.  Celui  des  généraux  a  bénéficié  de  l'impopu- 
larité de  l'autre. 

Il  n'est  pas  indifférent  non  plus  d'observer  que  la  popularité  des 
généraux  boers  date  des  négociations  de  la  paix.  Après  les  inquié- 
tudes de  la  guerre,  il  y  a  eu  comme  une  détente  dans  l'esprit  anglais. 
Dans  un  même  élan  d'enthousiasme,  il  a  salué  de  ses  acclamations 
ceux  à  qui  il  se  croit  redevable  de  la  paix,  lord  Kitchener  qui  l'a  dis- 
cutée, les  généraux  boers  qui  l'ont  signée.  Il  a  réuni  dans  un  même 
sentiment  de  gratitude  le  vainqueur,  et  les  vaincus  qui  s'inclinaient. 
En  même  temps,  et  par  une  habitude  assez  commune  chez  les  peuples 
de  se  représenter  les  choses  telles  qu'ils  voudraient  qu'elles  fussent, 
il  s'est  imaginé  que,  parce  que  les  négociations  avaient  été  courtoises 
et  les  engagements  pris  en  toute  loyauté  par  les  Boers,  ceux-ci 
s'étaient  donnés,  et  sans  arrière-pensée,  à  leur  nouveau  souverain. 
Il  leur  a  fixé  en  imagination  une  sorte  de  rôle  intermédiaire  entre 
l'Angleterre  et  le  Transvaal  ou  l'Orange,  leurs  anciennes  patries.  A 
eux  reviendrait  la  tâche  de  faire  accepter  des  Afrikanders  les  solu- 
tions anglaises.  Les  honneurs  qui  leur  seraient  rendus  en  Angle- 
terre, l'influence  que  le  gouvernement  britannique  leur  laisserait 
dans  l'Afrique  du  Sud  seraient  leur  récompense.  Les  discours  où, 
devant  les  commandos,  Botha,  de  Wet  et  Delarey  s'engageaient  à 
respecter  sans  arrière-pensée  la  parole  donnée  et  devant  leurs 
soldats  se  déclaraient  loyaux  sujets  du  roi  Edouard,  apparurent  au 
peuple  anglais  comme  un  acquiescement  tacite  à  cette  manière  de 
voir.  Le  public  se  plut  à  l'idée  que  lord  Kitchener  et  les  généraux 
boers  étaient  réunis  dans  la  réalité  comme  sur  les  cartes  postales 
et  les  gravures,  associés  pour  l'œuvre  de  paix,  tandis  que  l'œuvre 
de  guerre  les  avait  séparés,  adversaires  courtois,  que  rapprochaient 
non  seulement  une  estime  réciproque,  mais  des  vues  analogues  sur 
la  politique  pacificatrice  dans  l'Afrique  du  Sud. 

Ces  sentiments  à  coup  sûr  étaient  bien  loin  d'être  ceux  des  géné- 
raux, tandis  que  du  pont  du  Saxon  ils  apercevaient  la  côte  an- 
glaise. Toutefois  leurs  véritables  intentions  au  début  de  leur  voyage 
se  laissent  difficilement  pénétrer.  Après  avoir  admiré  leur  vaillance, 
on  ne  saurait  trop  louer  leur  esprit  politique,  leur  pleine  possession 
d'eux-mêmes.  Us  n'ont  pas  prononcé  jusqu'à  présent  un  mot 
imprudent  et  parmi  les  acclamations  et  les  offres  qui  auraient  pu 
les  entraîner,  ne  fût-ce  qu'un  moment,  pas  accompli  une  action 
dont  ils  n'aient  par  avance  prévu  et  limité  les  conséquences.  Chez 
de  pareils  hommes,  si  des  arrière-pensées  existent,  bien  fin  sera 
celui  qui  les  pénétrera.  Mais  il  n'est  pas  besoin  de  les  leur  sup- 


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L'ANGLETERRE  ET  L'EUROPE  305 

poser,  pour  se  rendre  compte  de  ce  que  devait  être  et  de  ce  qu'a 
été  en  effet  leur  attitude. 

Avaut  même  d'avoir  quitté  l'Afrique  du  Sud,  les  généraux  boers 
avaient  solennellement  proclamé  que  l'ère  de  la  guerre  était  ter- 
minée, qu'ils  reconnaissaient  la  souveraineté  de  l'Angleterre  et 
qu'ils  feraient  preuve  vis-à-vis  d'elle  du  loyalisme  le  plus  absolu. 
Ils  acceptaient  donc,  et  nous  le  croyons  très  sincèrement,  ce  qui 
est  l'essentiel  du  traité  de  Vereenigirig,  l'établissement  de  la  supré- 
matie anglaise  dans  l'Afrique  du  Sud.  Hais,  pas  plus  que  le  gou- 
vernement anglais  ne  pouvait  considérer  que  les  formules  vagues 
du  traité  enfermaient  l'avenir  de  l'Afrique  du  Sud,  les  généraux 
boers  ne  pouvaient  regarder  la  paix  conclue  comme  la  charte  défi- 
nitive de  leur  patrie.  Peut-être  même  avaient-ils  reçu  des  assu- 
rances à  cet  égard,  sinon  du  gouvernement  anglais,  du  moins  de 
lord  Kitchener. 

Nous  touchons  ici  à  un  point  singulièrement  délicat.  Avec 
l'initiative  qui  lui  fut  laissée  au  moment  des  négociations,  dans 
son  désir  de  conclure  la  paix  avant  le  couronnement,  lord  Kitchener 
au  moment  des  pourparlers  de  Pretoria  n'a- 1 41  pas  (ait  certaines 
promesses?  Le  peuple  anglais  voulait  en  finir  à  tout  prix.  Kitchener 
depuis  hnçtemps  était  partisan  des  solutions  modérées,  au  moins 
en  politique.  L'opinion  circula,  au  mois  de  juillet,  en  Europe  que 
les  clauses  vagues  du  traité  officiel  étaient  précisées  dans  des 
articles  secrets,  tout  à  l'avantage  des  Boers.  Depuis,  le  gouverne- 
ment anglais  à  plusieurs  reprises  et  en  termes  très  formels  a  dénié 
l'existence  d'an  traité  secret.  Hais  s'il  n'y  eut  pas  d'engagements 
à  proprement  parler,  n'y  eut- il  pas  certaines  assurances  verbales 
données  par  Kitchener,  certaines  espérances  qu'il  fit  entrevoir? 
Nous  sommes  ici  dans  le  domaine  des  hypothèses.  On  peut  pré- 
sumer vraisemblablement  que  Kitchener  laissa  entendre  aux  Boers 
que  le  gouvernement  anglais  appliquerait  le  traité  dans  le  sens  le 
plus  libéral  et  le  plus  favorable  aux  anciennes  républiques.  Son 
attitude  embarrassée  dans  les  récentes  conférences  du  Colonial 
Office,  quelques  allusions  des  généraux  boers  semblent  la  confirmer. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  très  naturel  de  penser  que  les  généraux 
sont  partis  pour  l'Angleterre  avec  l'intention  de  reprendre  la 
discussion  au  point  où  elle  s'était  arrêtée  à  Pretoria,  et,  sans 
modifier  l'esprit  du  traité,  de  s'entendre  sur  tout  ce  qui  restait 
d'indéterminé  on  dehors  de  lui.  La  réalité  complexe  des  faits  se 
plie  mal  à  des  formules  fixées.  Partir  de  cette  réafité,  étudier  la 
situation  non  dans  une  discussion  juridique,  mais  dans  un  libre 
esprit  d'examen  et  de  prévoyance,  faire  du  traité  de  Vereeniging 
largement  interprété  le  point  de  départ  d'une  politique  nouvelle  où 
25  octobre  4902.  20 


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306  UE8  GÉïlRÀOX  BOUS 

les  deux  parties  trouveraient  leur  intérêt,  telle  dut  être  la  pensée 
politique  des  Boers.  Leurs  intérêts  les  portaient  naturellement  au- 
delà  d'un  texte  qui  ne  marquait  qu'une  étape  des  rapports  de 
l'Afrique  du  Sud  et  de  l'Angleterre.  11  s'est  trouvé  qu'au  même 
moment  l'Angleterre  effrayée  des  perspectives  qui  s'ouvraient 
devant  elle  se  repliait  en  deçà.  De  là  a  priori  la  difficulté  de 
trouver  un  terrain  commun  d'entente. 

Si  les  Anglais  et  les  généraux  boers  envisageaient  le  traité  de 
Vereeniging  dans  un  esprit  et  à  des  points  de  vue  différents,  il 
était  une  œuvre  immédiate  où,  en  apparence,  ils  pouvaient  se 
mettre  d'accord  :  le  relèvement  matériel  des  Boers,  la  résurrection 
d'un  pays  dévasté  par  une  guerre  systématiquement  destructive, 
tâche  humanitaire,  semble-t-il,  plus  que  politique.  Pourtant,  même 
sur  ce  point,  ceux  qui  évitaient  de  se  laisser  entraîner  par  le  sen- 
timent pouvaient  prévoir  en  juin  1902  des  divergences. 

Botha,  de  Wet  et  Delarey  sont  venus  chercher  en  Angleterre 
d'abord,  en  Europe  ensuite,  les  moyens  d'effacer  du  sol  des  répu- 
bliques les  traces  de  la  guerre,  de  rétablir  le  plus  tôt  possible  le 
Transvaal  et  l'Orange  dans  l'état  où  ils  se  trouvaient  avant  la 
guerre.  Or  il  est  certain,  encore  que  les  journaux  anglais  l'aient 
insinué  plutôt  que  nettement  avoué,  que  le  gouvernement  anglais 
a  considéré  dès  l'ouverture  des  pourparlers  que  l'œuvre  matérielle 
et  économique  dans  l'Afrique  du  Sud  ne  pouvait  se  séparer  de 
l'œuvre  politique.  LÀ  où  les  généraux  boers  déclarent  qu'il  n'y  a 
qu'une  question  humanitaire,  où  d'autres  veulent  voir  une  question 
financière,  il  y  a  eu  de  tout  temps  pour  le  gouvernement  anglais 
une  question  politique.  Le  rôle  que  joueront  les  anciennes  répu- 
bliques dans  l'Afrique  du  Sud  dépendra  à  la  fois  et  de  la  rapidité 
et  de  la  manière  dont  elles  reconstitueront  leurs  forces. 

Le  gouvernement  anglais  a  toujours  été  réaliste.  11  ne  se  dissi- 
mule pas  que  ni  le  temps  ni  ses  excellents  argument^  n'affaibliront 
l'individualité  morale  des  Boers.  La  prise  qu'il  a  sur  eux  est  brutale 
et  matérielle.  Il  tient  les  villes  et  il  a  ruiné  les  campagnes.  Il  ne 
desserrera  la  main  que  quand  il  croira  avoir  pris  des  garanties.  Il 
ne  veut  rendre  aux  Boers  leurs  fermes  que  progressivement  et  en 
présidaut  lui-même  à  l'opération,  ce  qui,  en  leur  assurant  un 
minimum  de  propriété,  lui  assurera  une  plus  grande  liberté  d'action. 
Il  entre  dans  ses  calculs  que  le  Transvaal  et  l'Orange  ne  reviennent 
que  lentement  à  leur  vitalité  primitive  et  que  le  nouvel  accès  de 
croissance  ne  se  produise  que  sous  sa  surveillance.  Il  ne  veut  être 
généreux  qu'à  bon  escient-  La  reconstitution  des  républiques  par 
l'intervention  et  sous  la  direction  des  généraux,  voilà  ce  qu'il  craint 
et  ce  à  quoi  il  ne  consentira  jamais.  En  face  de  pareilles  considé- 


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I/ÀWLWmt  IT  LW10PI  30? 

salions  les  raisons  philanthropiques  sent  pour  loi  de  peu  de  fond. 
11  suffit  que  les  généraux  se  soient  «dressés  à  lui,  en  loi  faisant 
comprendre  qu'à  son  défaut  Ms  s'adresseraient  ailleurs  pour  qu'il  se 
soit  méfié  et  qu'il  ait  fermé  la  main. 

Soit  qu'ils  voulussent  entrer  en  conversation  avec  le  cabinet  de 
Saint-James  sur  le  traité  de  Vereeutging,  soit  qu'ils  voulussent 
s'adresser  à  lai  pour  délivrer  les  anciennes  républiques  de  souf- 
frances épouvantables,  avant  même  d'être  entrés  en  relations  avec 
lui,  les  ftoers  allaient  rencontrer  <diez  kri  use  insistance  et  une 
méfiance  instinctives.  Et  si  la  foule  leur  préparait  un  accueil 
enthousiaste,  il  entrait  dans  sa  sympathie  une  ignorance  complète 
de  leur  caractère  et  des  négociations  auxquelles  ils  avaient  été 
mêlés,  des  illusions  suscitées  et  encouragées  par  l'impérialisme  4 
la  fin  de  la  guerre,  sur  leur  rôle  dans  l'Afrique  du  Sud  et  leurs 
rapports  avec  le  président  Krûger.  Pour  qui  examine  de  près  la 
situation,  quel  «pe  fût  l'optimisme  officiel  dans  l'atmosphère  de  la 
paii,  au  milieu  des  fêtes  bruyantes  du  couronnement,  lorsque  le 
Saxon  jeta  l'ancre  dans  la  rade  de  Spitbead,  les  généraux  boers 
étaient  condamnés  à  une  intervention  stérile,  soit  qu'ils  tentassent 
de  forcer  ta  réserve  des  ministres,  préméditée,  soit  qu'ils  voulussent 
retenir,  en  ne  sacrifiant  pas  leur  dignité,  une  popularité  qui  repo- 
sait sur  des  équivoques.  Ni  leur  esprit  politique,  ni  leur  tact, 
comme  nous  allons  essayer  de  le  montrer,  n'ont  pu  prévaloir  contre 
le  parti-pris  des  uns,  contre  les  concessions  que  réclamaient 
bruyamment  les  autres. 

II 

Dans  la  journée  de  Portsaontb  et  de  Londres,  dans  la  visite  des 
généraux  boers  au  roi  Edouard  VII,  dans  leur  départ  pour  la  Hol- 
lande (16, 17  et  i  8  août),  les  malentendus  qui  les  séparaient  du 
gouvernement  et  du  peuple  anglais  ont  commencé  à  éclater. 

fin  dépit  de  son  enthousiasme,  le  peuple  fut  mécontent.  Il  trouva 
les  généraux  trop  réservés  et  trop  froids.  La  tristesse  un  peu 
dédaigneuse  de  de  Wet,  l'impassibilité  de  DeJaney  lui  parurent 
hostiles.  Botha,  plus  jovial  et  plus  expansif,  plut  davantage.  Par 
contraste  avec  les  autres,  il  sembla  bon  enfant.  Très  simples,  nul- 
lemeat  embarrassés,  tes  généraux,  sans  affectation,  par  la  seule 
dignité  de  leur  attitude,  rétablirent  les  distances.  Le  peuple,  depuis 
plusieurs  mois  dans  le  désir  de  les  associer  à  l'œuvre  anglaise, 
l'oubliait  «gn'une  chose,  le3  trois  ans  de  guerre.  Il  les  accueillait 
moins  comme  des  vaincus  qu'an  estime  que  comme  des  artisans  de 
fat  grandeur  anglaise  qu'on  remercie.  Il  suffit  d'une  seule  journée 


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306  LIS  GÉNÉRAUX  BOÊRS 

pour  que  l'illusion  ne  fût  plus  possible.  Dès  le  18  août,  le  Times 
trouvait  excessive  la  réception  faite  aux  Boers  et  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  constater  que  si  le  peuple  anglais  avait  fait  les  avances, 
les  généraux  y  avaient  peu  répondu.  Entre  l'attitude  de  la  foule  et 
celle  des  généraux,  le  contraste  était  trop  fort  pour  que  les  jour- 
naux pussent  le  dissimuler.  La  plupart,  ne  voulant  pas  se  déjuger 
du  jour  au  lendemain,  évitèrent  de  souligner.  Hais  ce  qu'ils  ne 
dirent  pas,  la  foule  le  sentit. 

Surtout  les  événements  du  16  et  du  18  août  furent  trop  diffé- 
rents de  ce  qu'elle  avait  imaginé.  Elle  espérait  beaucoup  de  la 
présence  des  trois  généraux  à  la  revue  navale  du  16.  L'Angleterre 
impérialiste  se  glorifiait  de  ses  navires.  Elle  avait  senti  aux  heures 
difficiles  de  la  guerre  qu'en  eux  était  sa  force  et  sa  sauvegarde, 
l'obstacle  qui  avait  maintenu  l'Europe,  tandis  que  l'Afrique  du  Sud 
épuisait  ses  soldats  et  ses  millions.  Elle  se  rappelait  qu'elle  leur 
avait  dû  des  destinées  glorieuses  et,  tout  récemment,  les  moments 
inoubliables  du  jubilé  de  Victoria  qui,  en  cette  journée,  étaient 
présents  à  toutes  les  mémoires.  Elle  se  flattait  du  premier  coup 
d'apparaître  formidable  aux  Boers  et  d'effacer  dans  la  vision  impo- 
sante des  proues  alignées  les  souvenirs  qu'ils  rapportaient  du 
veldt.  Le  refus  des  Boers  blessa  son  amour-propre.  En  face  de 
l'Europe  attentive,  elle  le  jugea,  de  quelque  forme  polie  qu'il 
s'enveloppât,  comme  une  manifestation  hostile.  Sa  rancune  perça 
dans  les  colonnes  du  Daily  Mail,  qui,  dès  le  lendemain,  déclara 
aux  Boers  que,  par  leur  attitude,  ils  avaient  compromis  leurs 
chances  de  succès. 

Les  entrevues  des  généraux  boers  avec  lord  Roberts,  lord 
Kitchener  et  H.  Chamberlain  à  bord  du  Nigeria  le  16,  avec  le 
roi  à  Gowes  le  18,  furent  courtoises,  mais  sans  un  moment 
d'abandon  et  de  cordialité  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre.  Sans  en 
connaître  les  détails,  le  peuple  pressentit  qu'entre  les  interlocu- 
teurs il  y  avait  eu  gêne  et  contrainte.  Là  encore  le  mot  ou  le  geste 
qu'attendait  l'Angleterre,  et  qui  eût  attesté  la  solidarité  des  délé- 
gués des  Burghers  avec  leur  nouvelle  patrie  firent  défaut. 

Entre  le  gouvernement  anglais  et  les  généraux  boers  les  pre- 
miers rapports,  sans  rien  créer  d'irréparable,  firent  pressentir  les 
difficultés  que  l'avenir  réservait.  L'entretien  de  Botha,  de  Wet  et 
Delarey  avec  M.  Fisher.  avant  même  qu'ils  eussent  débarqué, 
semblait  indiquer  leur  désir  d'agir  de  concert  avec  l'ancien  gouver- 
nement boer;  leur  refus  d'assister  à  la  revue  navale  put  paraître  le 
calcul  d'une  diplomatie  ombrageuse  et  réservée;  l'intention  qu'ils 
annoncèrent  de  ne  rester  que  quarante-huit  heures  en  Angleterre 
et  de  séjourner  en  Hollande  avant  d'entamer  des  pourparlers,  un 


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L'AKGLETERHE  ET  L'EUROPE  309 

signe  de  défiance.  Aucune  question  politique  ne  fut  agitée  dans 
ces  premiers  jours;  mais  la  politique  préoccupait  trop  les  esprits 
pour  que  la  moindre  démarche  ne  fût  pas  significative.  Les  Boers 
le  sentirent  si  bien  que,  tout  en  demeurant  très  réservés,  ils 
s'efforcèrent,  par  des  notes  communiquées  aux  journaux,  d'atté- 
nuer, dans  la  mesure  du  possible,  le  froissement  de  ce  premier 
contact.  Ils  firent  savoir  aux  journalistes  que  leur  décision  de  ne 
pas  assister  à  la  revue  n'était  nullement  due  à  l'influence  de 
H.  Fisher;  et  en  même  temps,  avec  la  bonhomie  d'hommes  qui  ont 
lutté  deux  ans  et  demi  dans  la  brousse,  «  qu'ils  n'avaient  pas  le 
costume  nécessaire  ».  Ils  se  déclarèrent  très  satisfaits  de  la  récep- 
tion qui  leur  avait  été  faite  par  le  roi  à  Gowes,  bien  qu'elle  n'ait  eu 
aucun  caractère  officiel,  aucune  question  politique  n'ayant  été 
abordée.  Enfin,  après  la  visite  de  Gowes,  sur  le  yacht  de  la  marine 
aux  côtés  de  M.  Chamberlain,  de  lord  Roberts  et  de  lord  Kitchener, 
ils  firent  le  tour  de  la  flotte. 

Dans  ces  premières  journées  il  y  eut  en  somme  chez  le  peuple 
anglais  des  impressions  confuses,  un  vague  sentiment  qu'il  n'avait 
pas  considéré  les  choses  dans  la  perspective  voulue  et  avec  le  jour 
nécessaire;  mais  l'enthousiasme  primitif  était  trop  fort  pour 
s'évanouir  brusquement.  Peut-être  même  était-il  possible  aux  géné- 
raux, à  force  de  tact,  de  conserver  leur  popularité,  en  amenant  par 
des  transitions  insensibles  les  Anglais  à  reconnaître  le  peu  fondé  de 
leurs  suppositions  et  de  leurs  espérances.  Si  la  tâche  était  malaisée, 
les  '  généraux,  dans  des  circonstances  singulièrement  difficiles, 
venaient  de  faire  preuve  d'une  sagesse  et  d'une  modération  surpre- 
nantes; et  si,  entre  H.  Chamberlain  et  les  généraux,  il  est  impos- 
sible que  de  part  et  d'autre  on  n'ait  pas  senti  l'obstacle,  du  moins 
on  ne  l'avait  pas  abordé.  Sans  avoir  beaucoup  d'illusions  sur  le 
succès  final,  les  généraux  pouvaient  douter  encore. 

L'entrevue  des  délégués  boers  et  de  l'ancien  président  en 
Hollande,  sans  dissiper  entièrement  ce  qu'il  y  avait  encore  d'incer- 
tain dans  la  situation,  continua  à  détruire  les  équivoques.  Rien  de 
plus  intéressant  que  les  suppositions  des  journaux  anglais  sur  le 
caractère  de  cette  entrevue.  Toutes  les  illusions  de  l'opinion 
publique  anglaise  se  lisent  entre  leurs  lignes.  C'est  le  Daily  Mail, 
le  21,  qui  annonce  avec  certitude  «  qu'au  cours  de  la  conférence 
qui  aura  lieu  entre  les  généraux  boers  et  H.  Krtiger,  ce  dernier 
abdiquera  formellement  sa  position  de  chef  afrikander  et  remettra 
la  direction  du  parti  et  ce  qui  reste  de  fonds  aux  généraux  Botha 
et  de  Wet,  à  MM.  Fisher  et  Wolmarans.  »  C'est  le  Times,  le  24,  qui 
juge  «  que  ce  n'est  plus  une  opinion  sérieuse  que  d'assigner  à 
M.  Kruger  et  à  M.  Leyds  une  inilieoce  digne  de  ce  nom  en  ce  qui 


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310  LES  GiRtRATTX  BOBKS 

concerne  l'avenir  de  l'Afrique  du  Sud.  »  Cest  le  Pall  Matl,  le  2S, 
qui  fait  savoir  que  les  généraux  boers  s'efforceront  d'enlever  aa 
docteur  Leyds  les  pouvoirs  qu'il  détient  encore,  de  signer  des 
chèques  et  réclameront  à  H.  Rrûger  une  partie  des  sommes  que  ce 
dernier  a  emportées  lors  de  son  départ  de  l'Afrique. 

Bans  toute  la  presse,  3  semble  qu'il  y  ait  une  tactique  unanime- 
ment adoptée  de  signaler  les  divergences  des  Boers.  Reitz  repré- 
sente le  parti  irréductible  qui  n'acceptera  jamais  le  traité  et 
poussera  aux  solutions  extrêmes.  Leyds,  plus  adroit,  est  le  politicien 
qui,  tout  en  respectant  les  apparences,  négocie  sous  main  avec 
l'Europe  pour  imposer  à  l'Angleterre  des  conditions  qu'elle  ne 
saurait  accepter.  Kruger,  incertain,  va  de  fun  à  l'autre,  représen- 
tant d'un  état  de  choses  qui  n'existe  plus,  artisan  d'une  guerre  qm 
lui  a  échappé  et  dont  l'issue  lui  a  donné  tort.  Il  n'y  a  autour  du 
président  Krttger  qu'incertitudes,  divisions,  intrigues.  Il  est  grand 
temps  que  les  généraux  parlent  haut,  prennent  la  direction  et 
donnent  le  coup  de  barre  que  l'Angleterre  attend. 

Les  21  et  22  août,  les  généraux  eurent  de  longues  conférences  avec 
1e  président  Kruger;  le  26,  ils  répondirent  à  la  presse  anglaise  dans 
une  déclaration  modérée  dans  la  forme,  mais  très  ferme  et  très 
péremptoire.  «  Les  généraux  Botha,  de  Wet  et  Delarey  désirent  cons- 
tater publiquement  que  leur  attention  a  été  frappée  par  les  racontars 
perpétuels  publiés  dans  les  journaux  anglais  comme  venant  de 
leurs  correspondants  à  La  Haye,  à  Bruxelles,  ou  dans  d'autres 
endroits  du  continent.  Le  but  est  de  rendre  suspects  la  bonne 
entente  et  l'accord  qui  régnent  mutuellement  entre  les  généraux, 
le  président  Ktiiger,  les  membres  de  la  députation  et  le  docteur 
Leyds,  et  de  faire  croire  au  monde  à  un  désaccord  entre  eux,  en 
publiant  des  communications  qui  n'ont  aucun  fondement  sur  la 
diversité  des  opinions  émises  par  eux  dans  leurs  diverses  confé- 
rences. Les  généraux  désirent  faire  savoir  aussi  énergiquement 
que  possible  à  Copinion  publique  dans  le  monde  que  l'harmonie 
la  plus  complète  règne  et  a  toujours  régné  entre  eux  et  les  per- 
sonnes citées  ci-dessus.  Toute  autre  assertion  ou  supposition 
contraire  est  absolument  erronée  et  ne  peut  être  attribuée  qu'à  des 
personnes  crédules,  mal  renseignées  ou  perfides.  »  Dans  cette 
déclaration  des  généraux  boers  que  la  presse  européenne  n'a  pas 
suffisamment  soulignée,  et  qui,  à  la  veille  des  négociations,  noas 
semble  de  la  plus  grande  importance,  il  y  a  : 

1°  L'affirmation  d'une  entente  entre  les  généraux  et  l'ancien  gou- 
vernement qui  ne  s'est  jamais  démentie.  Par  là,  les  généraux  dépas- 
sent les  circonstances  présentes  et  remontent  jusqu'à  l'époque  des 
négociations.  Us  détruisent  la  thèse  impérialiste,  celle  d'une  opposi- 


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L'ABGLKrBUfil  II  L'EUROPE  311 

tion  de  vue*  entre  les  combattants  des  républiques  et  leurs  représen- 
tants en  Europe,  d'une  scission  qui  se  serait  produite  à  la  fin  de  la 
guerre  entre  les  anciennes  autorités  désormais  sans  point  d'appui  et 
sans  eiistence  légale,  et  un  parti  plus  jeune  répudiant  leur  politique 
et  cherchant  dans  d'autres  maximes  la  solution  de  la  question  sud- 
africaine.  Us  affirment  qu'entre  le  passé  et  l'avenir  il  n'y  a  pas  une 
brusque  séparation»  et  que  si  sous  la  domination  anglaise  l'Afrique 
du  Sud  peut  vivre  et  se  développer,  il  y  aura  là  une  évolution,  non 
une  révolution,  des  deux  républiques  rompant  brusquement  avec 
leurs  traditions. 

2°  Un  appel  à  l'opinion  publique  du  monde.  Officiellement,  les 
généraux  font  appel  à  un  appui  autre  que  l'appui  anglais.  Ils  indi- 
quent que  si  leur  mission  en  Angleterre  échoue,  ils  s'adresseront 
aux  autres  nations. 

3°  Et  il  est  très  visible  que  c'est  à  cet  appel  au  monde  qu'ils 
songent  principalement  quand  ils  dénoncent  la  perfidie  et  les 
manœuvres  de  ceux  qui  dénaturent  leurs  opinions.  Us  ne  peuvent 
ignorer  que  près  du  gouvernement  et  du  peuple  anglais  toute 
déclaration  de  solidarité  avec  le  président  Krùger  et  son  entou- 
rage ne  peut  que  compromettre  leur  succès.  Au  contraire,  en  face 
du  monde  civilisé  qui  s'est  passionné  pour  leur  cause,  parce  qu'elle 
fat  celle  d'un  peuple  défendant  son  indépendance  et  sa  liberté» 
toute  séparation  avec  le  président  Krûger  paraîtrait  une  abdication 
des  idées  qu'ils  avaient  défendues  et  dont  ils  étaient  aux  yeux  de 
l'Europe  la  personnification  vivante. 

Que  l'opinion  publique  et  le  gouvernement  anglais  se  soient 
émus  d'une  déclaration  aussi  catégorique,  on  ne  saurait  en  douter 
en  lisant  l'article  du  Standard  du  27,  qui  est  certainement  d'ins- 
piration officielle  et,  point  par  point,  répond  à  la  déclaration.  Le 
Standard  croit  savoir  que  les  généraux  boers  sont  chargés  d'une 
importante  mission  politique  relative  à  l'administration  future  des 
anciennes  républiques  boers  et  que  le  but  principal  de  leur  voyage 
n'est  pas  de  recueillir  des  fonds  pour  les  familles  des  Burghers,  mais 
de  négocier  avec  le  gouvernement  anglais,  d'insister  auprès  de  lui 
sur  la  nécessité  d'accorder  une  large  autonomie  aux  anciennes  répu- 
bliques. Rapprochant  ces  informations  de  la  déclaration  signée  par 
les  généraux,  il  dit  que  ces  généraux  seraient  bien  avisés  d' aban- 
donna: toute  discussion  des  négociations  avec  des  gens  qui  sont 
hostiles  au  régime  accepté  par  les  Boers.  Les  chefs  boers  ne  peu- 
vent agir  que  d'accord  avec  les  autorités  impériales.  Leurs  avis 
seront  les  bienvenus,  mais  ils  ne  sont  nullement  qualifiés  pour 
entreprendre  des  négociations  avec  les  autorités  impériales  comme 
anciens  délégués  de  nations  dont  l'existence  particulière  a  disparu. 


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812  LES  GÉNÉRAUX  BOSRS 

Cet  article  renferme  tonte  la  thèse  anglaise.  En  droit,  l'ancien 
gouvernement  du  Transvaal  n'est  plus  rien.  L'autonomie  des 
anciennes  républiques  a  disparu.  11  n'y  a  plus  dans  l'Afrique  du 
Sud  d'autre  autorité  légale  que  celle  de  l'Angleterre.  En  fait,  les 
Boers  réfugiés  en  Hollande  sont  hostiles  au  traité  que  les  généraux 
ont  signé.  Les  généraux,  s'ils  se  flattent  d'accroître  leur  autorité 
en  renouant  la  chaîne  qui, les  attachait  naguère  à  ceux  qui  repré- 
sentaient les  républiques  indépendantes,  se  trompent  donc  en 
droit;  et  ils  commettent,  en  s'adressant  à  ses  ennemis,  un  acte 
peu  amical  pour  l'Angleterre  et  presque  un  non-sens,  même  à 
leur  propre  point  de  vue,  puisque  le  Standard  postule  que  le 
président  Krtt^er  et  son  entourage  repoussent  un  traité  que  les 
généraux  ont  accepté.  Quant  à  l'intervention  européenne,  le  Stan- 
dard ne  se  prononce  pas.  Mais  il  dit  nettement  que  dans  l'Afrique 
du  Sud  les  chefs  boers  ne  pourront  faire  quoi  que  ce  doit  sans 
l'assentiment  de  l'Angleterre.  C'est  l'affirmation  hautaine  d'un  droit 
que  le  gouvernement  anglais  ne  souffrira  pas  qu'on  entame. 

Telles  sont  les  deux  thèses.  Cette  fois,  il  ne  s'agit  pas  de  nuances 
et  de  sous-entendus.  La  question  est  nettement  posée.  La  politique 
anglaise  part  du  traité  et  en  tire  une  double  prétention  :  d'une 
part,  que  le  passé  des  deux  républiques  n'existe  plus  et  que  tout 
lien  est  rompu  avec  l'ancien  gouvernement;  d'autre  part,  que  rien 
ne  se  fera  dans  l'Afrique  du  Sud  qu'avec  l'approbation  et  par  l'in- 
termédiaire de  l'Angleterre.  Les  généraux  boers  acceptent  loyale- 
ment le  traité;  mais  ils  ne  peuvent  oublier  que,  bien  que  vaincu, 
le  peuple  boer  a  ses  traditions;  entre  le  nouveau  régime,  que  repré- 
sente le  gouvernement  anglais,  et  l'ancien,  que  personnifie  le  pré- 
sident, ils  établissent  un  rapport  ;  dans  l'autonomie  qu'ils  espèrent 
les  éléments  du  passé  subsisteront  avec  une  forme  nouvelle.  Sans 
déchirement,  le  Transvaal  et  l'Orange  peuvent  se  transformer,  et 
il  est  évident  que  si  leur  mission  a  un  sens  à  leurs  yeux,  c'est  de 
préparer  et  d'adoucir  le  passage  entre  l'ancien  et  le  nouvel  état 
de  choses.  Les  Boers  ne  contestent  pas  davantage  le  droit  des 
Anglais  à  gouverner  l'Afrique  du  Sud;  mais  ils  déclarent  que 
l'aide  qu'ils  réclament  de  l'Europe  ne  met,  en  aucune  façon,  ce 
droit  en  question,  attendu  qu'elle  est  toute  philanthropique.  Au 
fond,  ce  qui  sépare  les  Boers  et  le  gouvernement  britannique,  c'est 
moins  un  désaccord  dans  les  principes  qu'un  malentendu  initial. 
Ce  malentendu  était- il  irréductible?  L'étude  des  négociations  qui 
ont  eu  lieu  &  Londres  et  qui  sont  relatées  dans  un  Livre  Bleu,  va 
nous  permettre  de  répondre. 


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L'ANGLETERRE  ET  L'EUROPE  313 

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Le  20  août,  les  généraux  boers  écrivirent  à  M.  Chamberlain 
pour  lui  demander  une  audience  «  afin  de  lui  soumettre  et  de 
discuter  avec  lui  des  questions  de  la  plus  haute  importance  et  du 
plus  grand  intérêt  pour  leur  pays  et  leur  peuple  ».  Le  21  août, 
M.  Chamberlain  dans  une  lettre  où  perce  sa  rancune  contre  l'atti- 
tude des  Boers  au  moment  de  leur  premier  séjour  en  Angleterre 
répondit  qu'il  eût  été  heureux  de  traiter  ces  questions  avec  eux  à 
bord  du  Nigeria,  mais  que  puisqu'il  n'en  avait  pas  été  ainsi  il  était 
prêt  à  les  recevoir  au  Colonial  Office  Le  2  septembre,  il  les  pria 
de  lui  faire  connaître  toutes  les  questions  qu'ils  voulaient  lui 
soumettre.  Le  3  septembre,  les  généraux  exposèrent  leurs  deside- 
rata au  nombre  de  onze.  H.  Chamberlain  leur  accusa  presque 
immédiatement  réception  de  leur  lettre.  11  se  déclara  étonné  du 
nombre  de  leurs  desiderata,  qui,  selon  lui,  constituaient  dans  leur 
ensemble  un  accord  absolument  nouveau,  contradictoire  avec  le 
traité  de  Vereeniging.  Il  refusa  de  revenir  sur  les  clauses  du  traité 
et  ne  consentit  à  entendre  les  représentations  des  généraux  que  sur 
l'application  de  ces  clauses.  Lorsque  s'ouvrit  à  Londres  la  confé- 
rence du  5  septembre,  la  discussion  était  restreinte  et  limitée  par 
avance.  Entre  les  interlocuteurs,  on  devait  sentir  non  seulement 
la  gène  de  personnes  en  désaccord,  mais  encore  la  contrainte,  con- 
séquence inévitable  d'un  silence  imposé  sur  des  questions  vitales 
présentes  à  tous  les  esprits. 

Il  suffit,  pour  se  rendre  compte  des  conditions  faites  aux  Boers 
avant  l'entrevue,  de  comparer  la  liste  de  projets  de  discussion  qu'ils 
soumirent  à  M.  Chamberlain,  et  les  quelques  points  sur  lesquels 
portèrent  les  pourparlers. 

Sur  la  question  capitale  des  subsides  et  du  relèvement 
économique  des  républiques,  les  généraux  n'avaient  pas  pré- 
senté moins  de  six  propositions  :  1°  allocation  annuelle  d'indem- 
nités et  de  subventions  aux  veuves  et  aux  orphelins  des 
Boers  ou  aux  Boers  incapables  de  se  subvenir  à  eux-mêmes; 
2*  compensation  pour  toutes  les  pertes  occasionnées  du  fait  des 
troupes  anglaises  dans  les  deux  républiques;  3°  réintégration  des 
habitants  dans  la  possession  de  leurs  fermes  confisquées  ou 
vendues  aux  termes  de  la  proclamation  de  lord  Kitchener  du 
9  août  1901;  4°  compensation  pour  l'usage  des  biens  dont  les 
autorités  anglaises  ont  pris  possession  ;  5°  paiement  des  obligations 
légales  des  anciennes  républiques  y  compris  celles  contractées 
pendant  la  guerre;  6°  extension  du  délai  de  paiement  des  dettes 


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314  LIS  GÉNÉRAUX  BOBRS 

dues  par  les  Boers.  Ils  avaient  convié  le  ministre  à  un  large 
examen  de  la  situation  de  l'Afrique  du  Sud  où  aucun  des  points  de 
la  triste  réalité  ne  serait  laissé  dans  l'ombre.  Le  premier,  le  deuxième, 
le  cinquième,  le  sixième  desideratum  furent  repoussés  comme 
contraires  à  la  lettre  du  traité  de  Vereeniging,  et  ne  furent  même 
pas  abordés  dans  la  conférence. 

Sur  la  condition  juridique  des  habitants  des  républiques,  sur 
l'autonomie  future,  les  généraux  avaient  proposé  tout  un  système 
d'idées  immédiatement  discutables  et  applicables  :  concession  de 
droits  égaux  aux  sujets  anglais  et  boers  des  deux  républiques, 
emploi  simultané  de  l'anglais  et  du  hollandais,  réintégration  dans 
leur  emploi  des  anciens  fonctionnaires  ou  remboursement  de  leurs 
charges,  suppression  immédiate  de  la  loi  martiale,  organisation 
d'un  régime  transitoire  entre  l'ancienne  indépendance  et  l'auto- 
nomie, reconstitution  du  territoire  des  anciennes  républiques  dont 
une  fraction  avait  été  annexée  au  Natal.  Ce  plan  d'ensemble  fat 
laissé  de  côté.  Seuls  un  ou  deux  de  ces  articles  furent  discutés 
sommairement  et  comme  incidemment. 

L'opinion  publique  européenne  a  vu  dans  ce  refus  de  H.  Cham- 
berlain de  se  prêter  à  un  débat  complet  sur  l'Afrique  du  Sud  une 
dénégation  orgueilleuse  de  rien  fair£  pour  les  vaincus.  Cest  14, 
nous  semble-t-il,  une  interprétation  erronée.  Le  ministre  des 
colonies  n'a  répondu  ni  affirmativement  ni  négativement  aux 
demandes  des  généraux  boers.  Il  leur  a  contesté  le  droit  de  les 
formuler.  H  s'est  dérobé  à  la  discussion,  non  parce  qu'il  man- 
quait d'arguments  ou  de  projets  à  soutenir,  mais  parce  que  cette 
discussion  lui  paraissait  sans  fondement  légal  et  sans  raison  d'être. 
Il  a  prétendu  que  l'initiative  de  tout  ce  qui  n'était  pas  dans  le 
traité  de  Vereeniging  lui  appartenait  à  lui  seul,  et,  qu'à  son  heure, 
il  imposerait  les  solutions  qui  lui  sembleraient  bonnes.  On  e9t  Tibre 
de  lui  reprocher  la  hauteur  et  l'intransigeance  avec  laquelle  H  a 
affirmé  son  droit,  dé  juger  qu'au  point  de  vue  anglais  il  a  eu  tort 
de  repousser  l'appui  que  les  généraux  lui  offraient.  Biais  on  va  trop 
loin  quand  on  voit  dans  son  refus  la  volonté  de  maintenir  le  statu 
quo  dans  l'Afrique  du  Sud  et  quand  on  préjuge  du  traitement  qu'il 
fera  subir  aux  Boers  dans  F  avenir. 

Si,  dans  l'ensemble,  les  généraux  se  heurtaient  à  un  non  jk>$- 
sumxis  formel,  allaient-ils  obtenir  satisfaction  sur  les  quelques 
points  que  le  tout-puissant  secrétaire  des  colonies  consentait  à 
laisser  discuter?  La  conférence  s'ouvrit  le  5  septembre  au  Colonial 
Office.  M.  Chamberlain  était  entouré  de  lord  Kitchener,  du  comte 
d'Onslow,  secrétaire  général  aux  colonies, et  désir  Frédéric  Graham, 
secrétaire  général  adjoint.  Botha  paria  presque  constamment  au 


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L'ÀSGLmm  II  i/MHOPE  345 

nom  des  généraux,  de  Wet  intervint  à.  une  ou  deux  reprises, 
Ddarey  demeura  silencieux. 

L'application  immédiate  du  traité  soulevait  deux  questions  aux- 
quelles il  était  impossible  au  gouvernement  anglais  de  se  dérober  : 
celle  de  l'amnistie  et  celle  du  rapatriement  des  prisonniers.  Plus  de 
la  moitié  de  la  conférence  fut  consacrée  à  les  discuter. 

L'amnistie  avait  déjà  fait  l'objet  de  longs  pourparlers  au  moment 
de  la  paix.  Lord  Itilner  l'avait  obstinément  combattue.  Partisan 
d'une  politique  autoritaire  dans  l'Afrique  du  Sud,  il  regardait 
l'amnistie  pour  les  sujets  du  Cap  et  du  Natal  comme  une  preuve 
de  faiblesse  de  l'Angleterre,  une  concession  dangereuse  faite  aux 
Afriianders  quand  leur  attitude  dans  la  guerre  avait  démontré 
leur  solidarité  avec  les  Boers  et  leur  manque  de  loyalisme.  Ki- 
tcbener  s'y  montrait  plus  favorable.  On  trouva  un  compromis.  Le 
traitement  des  colons  insurgés  du  Gap  et  du  Natal  devait  être 
déterminé  par  les  gouvernements  coloniaux  et  selon  les  lois  de 
leurs  pays,  qui  ne  dépassaient  pas  la  perte  de  la  franchise  élec- 
torale. 

La  question  était-elle  réglée  par  cette  transaction?  Les  généraux 
ne  le  crurent  pas.  Selon  eux,  lord  Kitchener  leur  aurait  promis 
verbalement  que  l'amnistie  complète  serait  accordée  au  moment 
du  couronnement.  Dans  la  conférence  du  5,  ils  rappelèrent  cette 
promesse.  La  réponse  de  lord  Kitchener  fut  très  embarrassée.  Il 
s'en  rapporta  à  une  déclaration  officielle,  dont  l'article  du  traité 
n'était  que  le  résumé.  Il  protesta  que  cette  déclaration  seule 
engageait  le  gouvernement  à  quoi  que  ce  soit  Sur  le  fait  même 
de  la  promesse,  il  n'opposa  pas  de  démenti,  et  Botha  put  lui 
répondre  «  qu'il  convenait  volontiers  que  cette  déclaration  avait 
été  faite,  mais  qu'il  attirait  son  attention  sur  les  promesses  rela- 
tives à  l'amnistie  au  moment  du  couronnement  ».  Attacher  de  la 
valeur  à  ces  promesses  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  rouvrir  la 
discussion  de  l'article  du  traité.  M.  Chamberlain  vit  le  danger  et, 
—  ce  sera  là  sa  tactique  pendant  toute  la  conférence,  —  s'en  tint 
à  la  lettre  même  du  traité.  Tout  ce  qu'il  accorda  aux  Boers  fut 
«  que  si  le  gouvernement  du  Cap  et  celui  du  Natal  voulaient  se 
montrer  généreux  à  l'égard  des  rebelles,  le  gouvernement  impérial 
n'y  mettrait  pas  obstacle  ». 

Derrière  la  question  de  l'amnistie,  les  généraux  sentaient  la 
résistance  de  lord  Hilner  hostile  à  toute  politique  libérale  dans 
rAlrique  du  Sud,  les  hésitations  du  gouvernement  anglais  à 
faire  aux  Afrikanders  plus  de  concessions  que  n'en  contenait  la 
lettre  du  traité.  A  propos  du  rapatriement  des  Boers,  ils  se  heur- 
tèrent au  même  esprit  d'hésitation  et  de  défiance.  Botha  signala 


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316  LI8  GÉNÉRAUX  BOERS 

qu'ils  avaient  rencontré  en  Belgique,  en  Hollande,  et  qu'ils  savaient 
qu'il  y  avait  dans  d'autres  États  de  l'Europe  un  très  grand  nombre 
de  Boers  venus  de  l'Afrique  du  Sud,  de  Geylan  et  de  Sainte- 
Hélène.  Plusieurs  (il  cita  entre  autres  M.  de  Wessels,  membre  de 
la  première  députation)  avaient  demandé  l'autorisation  de  repartir 
pour  l'Afrique  du  Sud  et  l'attendaient  vainement.  M.  Chamberlain 
répondit  en  contestant  les  dires  de  Botha,  en  citant  des  ordres 
qu'il  avait  envoyés  à  ce  sujet,  en  faisant  des  distinctions.  11  insista 
sur  l'hostilité  qu'avaient  montrée  certains  membres  de  l'ancien 
gouvernement  transvaalien,  citant  à  plusieurs  reprises  M.  Reitz  et 
déclarant  que  le  droit  de  l'Angleterre  était  entier  de  ne  pas 
admettre  dans  l'Afrique  du  Sud  des  hommes  qui  repoussaient 
l'état  de  choses  établi  par  le  traité.  Botha  répliqua,  non  sans 
finesse,  «  qu'il  espérait  que  M.  Chamberlain  ne  ferait  pas  payer  à 
tous  la  faute  d'un  seul  ». 

De  Wet  reprit  la  discussion.  Il  fit  observer  que  le  traité  ayant 
prévu  que,  pour  rentrer  dans  l'Afrique  du  Sud,  les  Boers 
devaient  reconnaître  la  souveraineté  anglaise,  M.  Chamberlain, 
dans  une  décision  de  juillet  1902,  avait  laissé  le  choix  entre  la 
prestation  du  serment  de  fidélité  et  une  simple  déclaration 
de  soumission,  mais  que  celte  décision  n'était  pas  appliquée,  et 
qu'on  forçait  les  enfants  eux-mêmes  à  prêter  le  serment  pour  être 
rapatriés.  Botha  accusa  lord  Milner  d'avoir  retenu  le  télégramme 
contenant  les  instructions  du  ministre.  M.  Chamberlain  promit  de 
veiller  à  ce  que  sa  circulaire  fût  appliquée  et  protesta  contre 
l'accusation  de  Botha.  Les  généraux  invoquant  les  articles  du 
traité  et  la  circulaire,  tout  terrain  solide  de  discussion  lui  man- 
quait. Il  insista  sur  les  difficultés  matérielles  du  rapatriement,  et 
demanda  qu'on  lui  fit  crédit.  Dans  ses  réponses  on  sent  de  l'em- 
barras, de  l'impatience  et  une  crainte  qui  le  retient  sans  cesse  de 
s'engager  autrement  que  par  des  formules  générales. 

Il  prit  sa  revanche  dans  la  suite.  Il  ne  permit  qu'aucune  des 
questions  concernant  l'organisation  économique  et  politique  des 
anciennes  républiques,  qu'il  avait  écartées  avant  l'entretien,  fût 
abordée,  ni  même  sur  des  points  de  détail  il  ne  fit  aucune  conces- 
sion. Il  dit  qu'il  appliquerait  le  texte  du  traité  et  rendrait  à  tous  les 
prisonniers,  avec  leur  liberté,  leurs  biens  personnels.  Mais  il  en 
excepta  les  fermes  qui  avaient  déjà  été  vendues  en  conformité  avec 
la  proclamation  de  lord  Kitchener.  Quant  aux  fermes  acquises  par 
le  gouvernement  il  promit  seulement  d'étudier  lo  moyen  de  les 
rendre  à  leur  propriétaire.  Il  revendiqua  dans  toute  son  étendue 
le  droit  d'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique,  ce  qui  laissait 
l'Angleterre  maîtresse  d'intervenir  &  son  gré  dans  la  répartition 


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L'ÀNOLITBRRE  IT  L'IUROM  317 

des  propriétés.  Et  comme  Botha  se  plaignait  que  dans  les  commis- 
sions chargées  de  répartir  les  75  millions  de  subsides  accordés  par 
l'Angleterre  les  National  Scouts  (éclaireurs  nationaux),  c'est-à- 
dire  les  renégats,  figuraient  de  préférence,  il  répondit  qu'il  ne 
pouvait  rien  changer  pour  le  moment  et  qu'il  ferait  une  enquête 
pins  tard,  si  Botha  lui  en  fournissait  les  éléments.  Botha  ne  fut  pas 
plus  heureux  dans  sa  réclamation  sur  l'annexion  des  districts  de 
Vryheid  et  d'Utrecht  au  Natal.  Il  dépeignit  l'hostilité  de  la  popula- 
tion anglaise  du  Natal  contre  les  Boers,  qui  allait  obliger  ceux-ci  à 
émîgrer.  H.  Chamberlain  répliqua  assez  sèchement  qu'il  le  regret- 
tait et  qu'il  espérait  qu'ils  ne  le  feraient  pas.  A  la  fin  de  l'entretien 
seulement,  le  ministre  anglais  déclara  que  la  suppression  de  la  loi 
martiale  était  immédiate. 

Comme  on  le  voit  par  ce  court  résumé,  il  n'y  eut  dans  cette 
seconde  partie  de  la  conférence  aucun  débat  suivi  et  étendu,  mais 
des  questions  et  des  réponses  fragmentaires.  A  tout  ce  qu'il  n'avait 
pas  dit  ni  laissé  dire,  M.  Chamberlain  suppléa  par  une  déclaration 
sur  les  intentions  de  l'Angleterre  dans  l'Afrique  du  Sud,  très  géné- 
rale, et  qui  ne  pouvait  intéresser  les  généraux  que  par  sa  condes- 
cendance un  peu  dédaigneuse  et  la  ferme  volonté  de  l'Angleterre, 
qui  apparaissait  entre  les  lignes,  de  régler  à  sa  guise  le  sort  de 
l'Afrique  du  Sud  : 

«  Nous  nous  sommes  chargés  déjà  d'un  grand  nombre  d'obli- 
gations et  nous  avons  pris  des  engagements  plus  considérables 
que  ceux  qu'on  a  jamais  pris  dans  des  circonstances  analogues... 
Dans  ce  pays,  nous  voulons  oublier  et  pardonner,  parce  que  si 
vous  pensez,  —  ce  qui  est  d'ailleurs  bien  possible,  —  que  vous 
avez  quelque  chose  à  oublier,  nous  croyons  de  notre  côté  avoir 
beaucoup  à  pardonner.  Nous  voulons  laisser  tout  cela  de  côté.  La 
guerre  est  terminée.  Nous  ne  demandons  qu'à  voir  en  vous  des 
concitoyens  qui  travailleront  comme  nous  travaillerons  de  notre 
côté  à  la  prospérité  et  à  la  liberté  de  l'Afrique  du  Sud.  L'étendue 
de  cette  liberté  et  l'époque  de  l'avènement  de  l'autonomie  complète 
dépendent  de  la  rapidité  avec  laquelle  s'annexeront  les  anciennes 
républiques.  Toute  récrimination  vous  fera  du  tort  et  retardera  la 
pacification.  Nous  vous  témoignerons  autant  de  confiance  que  vous 
nous  en  témoignerez...  Nous  serons  très  heureux  d'avoir  votre 
coopération  et  celle  de  tous  ceux  qui,  comme  vous,  ont  accepté 
franchement  la  nouvelle  situation...  Rencontrons-nous  à  mi-chemin 
et  vous  trouverez  en  nous  d'aussi  grands  amis  que  nous  étions 
autrefois  de  loyaux  ennemis.  » 

Depuis  la  lettre  où  M.  Chamberlain  avait  rejeté  la  plupart  de 
leurs  propositions,  les  généraux  ne  pouvaient  se  faire  aucune 


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3*8  U8  6EN8KJMDL  Itttt 

iliftâm  su  le  succès,  et  b  portée  de  l'entrevue.  Ils  ne  durent  être 
Di  étonnés  m  déçu»  des  réponses  et  de  la  déclaration  du  ministre. 
Simplement  Botàa  réserva  leur  liberté  d'acttai  pour  l'avenir  : 
«  J'espère,  dit-il  à  M.  Chamberlain,  que  tous  le  prendrez  pas  m 
Mauvaise  part  ai,  à  quelque  époque  future,  noua  exposons  par 
écrit  quelques-unes  de»  questions  que  nous  aurions  voulu  traiter.  » 
De  Wet  fut  plu  agressif,  il  déclara  «  qu'il  avait  l'impression  que  les 
Boers  avaient  fait  la  paix,  mais  que  le  gouvernement  anglais  ne 
l'avait  pas  faite  encore  ». 

11  est  permis  de  penser  que,  pas  davantage,  M.  Chamberlain  ne 
dut  être  surpris  des  revendications  des  généraux.  Aucune  des 
questions  agitées  n'était  nouvelle  pour  lui.  En  1901 ,  à  Middel- 
bourg,  en  1902  à  Pretoria,  elles  avaient  été  l'objet  de  discussions 
qu'il  avait  suivies  et  dirigées  attentivement.  La  conférence  de  sep- 
tembre n'était  pour  lui  que  la  fin  des  pourparlers  qui  duraient 
depuis  1901,  et  s'il  montra  tant  d'intransigeance,  c'est  moins 
parce  que  les.  demandes  des  généraux  l'étonnèrent  que  parce  qu'il 
voulut  signifier  une  fois  pour  toutes  que  l'ère  des  discussions  et 
des  transactions  diplomatiques  était  passée. 

L'opinion  publique  en  Angleterre  lui  donna  raison  et  la  presse 
anglaise  fut  unanime  à  l'approuver.  Très  favorable  au  secrétaire 
des  colonies,  elle  fut  dure  aux  généraux.  Le  Standard,  où  apparaît 
la  pensée  gouvernementale,  donna  aux  Boers  une  leçon  et  un  con- 
seil :  «  Les  principes  de  notre  action,  observa-t-il,  ont  été  posés  à 
Yereeniging  et  à  Pretoria.  Us  ne  comportent  aucune  variation 
substantielle*  Si  la  conférence  du  Colonial  Office  a  eu  pour  résultat 
de  faire  pénétrer  cette  vérité,  non  seulement  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  y  ont  pris  part,  mais  aussi  dans  l'esprit  des  agitateurs  de 
l'étranger,  elle  aura  fait  quelque  chose  de  bon.  Si  les  chefs  boers 
ont  vraiment  à  cœur  l'intérêt  de  leur  peuple,  ils  cesseront  leurs 
récriminations,  et  ils  s'efforceront  d'agir  conformément  à  l'esprit 
qui  a  dicté  les  paroles  sages  et  conciliantes  de  M.  Chamberlain.  » 

Le  Daily  Telegraph,  sans  rendre  les  chefs  boers  responsables, 
«  parce  qu'ils  avaient  subi  l'influence  de  leurs  conseillers  conti- 
nentaux, »  s'indigna  de  la  nature  de  leurs  demandes,  «  dignes  de 
l'ultimatum  qui  amena  la  guerre  »,  et  les  engagea  à  chercher  dans 
leur  intérêt  de  meilleurs  conseillers. 

Le  Daily  News,  plus  conciliant,  traita  «  ces  grands  soldats  ai 
hardis  en  campagne  »  comme  «  les  plus  naïfs  des  diplomates  ». 

Le  Times,  en  résumant  la  conférence,  approuva  sans  réserve 
l'attitude  et  la  déclaration  de  M.  Chamberlain. 

La  presse  anglaise  avait  singulièrement  changé  de  ton  depuis  le 
jour  où  elle  accueillait  si  aimablement  les  héros  de  l'Afrique  du  Sud. 


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L'AUGUTttME  ET  L'EUROPE  Slt 

Lentement  elle  s'était  détachée  d'eux.  Les  conférences  précipitèrent 
nne  évolution  qui  avait  commencé  dès  le  mois  d'août. 

L'Angleterre,  tant  par  orgueil  national  que  par  manque  de 
critique,  n'avait  jamais  regardé  le  traité  de  Vereeniging  comme  un 
arrangement  sur  beaucoup  de  points,  imparfait  et  d'une  application 
malaisée.  Elle  l'avait  jugé  d'après  les  promesses  et  les  interpréta- 
tions de  fimpériaBsme  comme  la  consécration  de  sa  victoire  et 
comme  la  solution  tant  souhaitée  des  conflits  sud-africains.  Non 
seulement  chez  les  jingoes,  mais  chez  les  libéraux  eux-mêmes,  l'idée 
était  enracinée  que  porter  la  plus  légère  atteinte  à  ce  traité  était 
compromettre  une  victoire  si  chèrement  achetée  et  permettre  aux 
vaincus  de  regagner  par  la  diplomatie  ce  qu'ils  n'avaient  pu  con- 
server par  les  armes.  La  foule  est  incapable  de  saisir  les  nuances. 
En  Angleterre,  on  ne  s'est  pas  rendu  compte  que  les  généraux 
boers  respectaient  l'esprit  et  les  principes  du  traité,  qu'ils  ne  vou- 
laient même  pas  changer  la  lettre  des  articles,  mais  qu'ils  venaient 
se  concerter  avec  le  gouvernement  sur  la  manière  de  l'appliquer 
avec  le  moins  de  préjudice  possible  pour  les  peuples  de  l'Afrique  du 
Sud.  11  suffit  que  les  mots  «  discussion  du  traité  »  fussent  lancés 
par  des  hommes  politiques  qui  en  connaissaient  la  portée  pour  que 
la  méfiance  reparût  et,  derrière  la  méfiance,  le  parti- pris.  L'attitude 
des  généraux  boers  en  Angleterre,  leurs  démarches  en  Hollande, 
avaient  préparé  le  peuple  anglais  à  recueillir  une  opinion,  que  le 
gouvernement  de  M.  Chamberlain  n'eut  qu'à  lancer  pour  qu'il  s'en 
emparât. 

11  le  fit  avec  d'autant  plus  de  facilité  qu'entre  ses  illusions  de  la 
veille  et  son  intransigeance  actuelle  la  déclaration  de  M.  Cham- 
berlain ménagea  les  transitions.  Très  habilement  et  sans  prendre 
aucun  engagement,  le  secrétaire  d'Etat  aux  colonies  lui  persuada 
que,  pour  défendre  ses  droits,  la  politique  anglaise  n'était  ni  dure, 
ni  inhumaine,  comme  les  généraux  l'avaient  insinué  et  comme  ils 
allaient  le  répéter  à  l'Europe.  Union  de  toutes  les  fractions  de 
l'Afrique  du  Sud,  droits  égaux,  prospérité  économique,  libéralisme 
des  Anglais  qui  ont  fait  la  moitié  du  chemin  qui  les  séparait  de 
leurs  adversaires,  l'impérialisme  de  H.  Chamberlain  se  servait  de 
ces  formules  magiques  pour  s'imposer  h  l'opinion  publique  après  le 
trahé,  comme  il  s'était  imposé  à  elle  au  moment  de  la  guerre.  Par 
là  il  dissimulait  derrière  des  idées  humanitaires  et  des  apparences 
de  justice  l'affirmation  brutale  d'un  droit  acquis  par  la  force, 
l'action  d'une  politique  réaliste  et  sans  scrupules. 


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320  LES  GtflÉBAUX  BOîRS 

IV 

Echouant  du  côté  de  l'Angleterre,  devant  l'inflexible  volonté  du 
ministre  des  colonies  qui,  inexorable  et  sourd  à  toute  prière,  pour- 
suivait impitoyablement  sa  politique  réaliste,  les  délégués  des 
Burgbers  semblaient  avoir  terminé  leur  mission  diplomatique.  Entre 
les  nouveaux  sujets  et  le  gouvernement  anglais,  l'entente  était 
désormais  impossible.  Ni  le  roi  Edouard  Vil  dans  un  accès  de 
clémence  pour  cette  poignée  héroïque  de  braves  qui  avaient 
déposé  les  armes  à  l'occasion  de  son  couronnement,  et  qui 
venaient  de  protester  de  leur  loyalisme  à  toute  épreuve,  ni 
le  général  lord  Kitchener  qui,  dans  les  conférences  tenues  an 
milieu  du  Veldt,  avait  fait  des  promesses  faciles,  ne  tentèrent  d'in- 
tervenir auprès  du  ministre  impérialiste.  Le  roi  se  tint  à  l'écart 
dans  son  palais  de  Balmoral,  laissant  à  M.  Chamberlain  le  soin  de 
régler  les  affaires  du  Colonial  Office,  d'assumer  seul  toutes  les 
responsabilités  de  la  guerre.  Quant  à  Kitchener,  dont  la  présence 
était  plutôt  gênante,  puisque,  après  avoir  été  le  pacificateur,  il  était 
obligé  de  renier  sinon  les  engagements  pris,  au  moins  les  pro- 
messes faites,  on  annonçait  qu'il  allait  prendre  immédiatement 
possession  du  commandement  en  chef  de  l'armée  des  Indes.  Le 
vide  se  faisait  ainsi  autour  des  généraux  boers. 

Botha,  de  Wet  et  Delarey  revinrent  alors  au  programme  d'action 
qu'ils  avaient  esquissé  dès  le  26  août  et  portèrent  le  débat  sur  nn 
terrain  nouveau.  Avec  leur  ferme  bon  sens,  leur  lucidité  d'esprit, 
leur  sage  clairvoyance,  ils  comprirent  qu'il  fallait  absolument 
changer  de  tactique,  puisque  le  gouvernement  anglais  trompait 
leur  attente.  Les  trois  généraux  quittèrent  alors  l'Angleterre  où  le 
gouvernement,  ayant  dit  tout  ce  qu'il  avait  à  dire,  s'en  tenait  à  nn 
strict  mutisme,  où  l'opinion  publique,  si  enthousiaste  lorsqu'ils 
avaient  débarqué,  commençait  à  se  rallier  dans  une  foi  aveugle  à 
la  doctrine  impérialiste.  Et  c'est  après  leur  arrivée  à  La  Haye, 
qu'ils  lancèrent  leur  proclamation,  Y  Appel  au  monde  civilisé 
d'Europe  et  d Amérique.  Repoussés  par  la  métropole,  ils  sollici- 
tèrent l'intervention  européenne.  Mais  ils  le  firent  avec  une  rare 
habileté  et  c'est  là  qu'on  reconnaît  cette  finesse  délicate  enracinée 
dans  les  cœurs  frustes  des  Burghers. 

Si  au  fond  ils  devaient  éprouver  une  certaine  satisfaction  à  sortir 
des  équivoques  et  à  rendre  manifeste  à  l'Europe  l'âpre  égoïsme  de 
la  race  conquérante,  ils  ne  voulurent  pas  un  instant  qu'on  pût  sus- 
pecter leur  loyalisme.  Us  ne  se  dissimulaient  pas  qu'il  ne  fallait 
pas  songer  à  solliciter  l'intervention  politique  de  l'Europe,  d'une 


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L'ANGUTERRE  BT  LlUROPf  321 

Europe  surtout  qui  avait  eu  la  faiblesse,  on  pourrait  même  dire  la 
lâcheté  de  ne  pas  intervenir  dans  la  guerre  anglo-boer.  Les  gou- 
vernements européens,  épris,  les  uns  de  politique  utilitaire,  les 
autres  de  politique  indifférente,  d'autres  enfin  partisans  d'une 
politique  d'effacement,  désireux  d'éviter  toutes  complications,  pré- 
féraient se  tenir  sur  leur  garde  aux  quatre  coins  de  l'échiquier 
européen.  Les  généraux  boers  le  savaient  et  de  Wet  le  disait 
encore  hier  à  Paris  avec  toute  sa  chaleur  sincère,  mais  aussi  avec 
une  amère  ironie.  «  J'ai  souvent  dit,  s'écriait  il,  à  mes  citoyens 
soldats  :  n'espérez  pas  une  intervention  européenne.  Je  disais  ceci, 
non  pas  parce  que  je  n'avais  pas  confiance  dans  les  peuples,  mais 
parce  que  l'expérience  m'avait  appris  qu'une  nation  doit  pouvoir 
compter  sur  elle-même.  Quand  une  poudrière  fait  explosion,  on  a 
t habitude  de  se  tenir  à  distance;  les  gouvernements  ont  suivi  cet 
exemple.  » 

Ce  sont  là  de  ces  mots  à  remporte-pièce  et  qui  sont  une  verte 
semonce.  Les  braves  boers  africains,  les  Boers  typiques,  comme 
disait  Botha,  sans  connaître  beaucoup  d'histoire,  savaient  bien 
qu'une  Europe  civilisée  avait  assisté  d'un  œil  indifférent  à  des 
crimes  tels  que  le  partage  de  la  Pologne,  l'annexion  du  Schleswig 
ou  de  l'AlsacerLorraine.  Et  en  admettant  même  qu'ils  aient  pu 
espérer  des  peuples  européens  un  effort  généreux,  ces  espérances 
avaient  été  singulièrement  déçues  lors  du  voyage  du  président 
Rrûger  en  Europe.  L'ancien  président  du  Transvaal  avait  été 
partout  évincé  et  les  délégués  des  deux  républiques  sud-africaines 
annexées  auraient  eu  le  même  sort,  pour  peu  qu'ils  se  fussent 
placés  sur  le  terrain  politique,  a  Je  ne  suis  pas  venu  ici  en  Europe 
pour  faire  de  la  politique,  disait  de  Wet,  j'ai  simplement  posé  la 
question  humanitaire.  »  C'était  laisser  assez  clairement  entendre 
que  leur  mission  diplomatique  était  désormais  close  et  qu'ils  se 
dévouaient  à  une  cause  plus  noble  et  plus  généreuse,  adressant  un 
dernier  appel  à  la  philanthropie  des  races  civilisées. 

«  Faites  le  tour  du  monde  en  mendiants,  disait  le  président 
Kriiger  à  ses  trois  compatriotes  :  ces  simples  mots  suffisent  à 
caractériser  l'oeuvre  tentée  actuellement  par  Botha,  par  de  Wet  et 
par  Delarey.  Ce  ne  sont  plus  des  généraux  qui  luttent  à  coups 
d'épée  pour  leur  indépendance,  ce  ne  sont  plus  des  diplomates 
qui  discutent  les  clauses  d'un  traité  pour  obtenir  des  conditions 
meilleures;  ce  sont,  avant  tout,  des  solliciteurs  qui  quêtent  et 
recueillent  des  secours  pour  des  vaincus  malheureux,  et  qui 
s'acquittent  de  leur  tâche  avec  une  abnégation  absolue,  une 
patience  résignée,  un  dévouement  indicible. 

En  demandant  qu'on  vînt  pécuniairement  au  secours  des  familles 
25  octobbk  1902.  21 


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322  LES  GÉNlRAUX  BOERS 

ruinées  par  la  guerre  et  qui  se  trouvent  dans  une  lamentable  situa- 
tion, en  ouvrant  une  vaste  souscription  pour  venir  en  aide  aux 
Boers  du  Transvaal  et  de  l'Orange,  en  constituant  à  La  Haye  un 
bureau  central  et  général  d'assistance,  Kantoor  des  Generaalen 
Boeren  Bulps  fonds,  les  trois  généraux  couraient  le  risque  d'être 
considérés  comme  importuns,  d'amoindrir  leur  dignité,  ou  de 
donner  carrière  aux  pires  calomnies.  Il  n'en  fut  pourtant  rien.  Car 
leur  attitude,  très  noble  et  très  fière,  fut  en  même  temps  très  loyale. 
Aux  qualités  d'héroïsme  par  lesquelles  ils  avaient  brillé  vinrent 
s'ajouter  celles  de  franchise.  Botha,  de  Wet  et  Delare  y  ont  tenu  à 
dire  la  vérité  à  l'Europe,  et  ils  l'ont  dite  sans  forfanterie,  sans 
aigreur,  sans  récriminations,  avec  beaucoup  de  simplicité  et  avec 
un  ardent  patriotisme. 

La  presse  anglaise  jugea  très  défavorablement  ce  man  ifeste.  Les 
journaux,  même  à  l'ordinaire  boerophiles,  laissèrent  percer  leur 
mauvaise  humeur.  Les  uns  se  demandèrent  si  l'appel  des  généraux 
aurait  pour  résultat  de  soulager  les  misères  d'un  peuple  en  détresse, 
et  non  pas  de  soulever  l'opinion  des  divers  pays  en  créant  une 
agitation  anglophobe;  d'autres  jugèrent  les  termes  offensants  et 
insolents  pour  le  gouvernement  britannique  qui  aurait  pu  se  tenir 
pour  insulté  ;  ou  considérèrent  que  les  nouveaux  sujets  de  l'Angle- 
terre se  ravalaient  «  en  passant  le  chapeau  à  la  ronde  »  et  «  pleu- 
raient sans  raison  et  sans  dignité  ».  Certains  même  firent  des 
menaces  et  laissèrent  entendre  aux  Boers  que  leur  nouvelle  levée  de 
boucliers,  leur  attitude  franchement  hostile,  leurs  rapports  avec 
d'autres  que  le  gouvernement  anglais  envenimeraient  le  conflit, 
loin  de  le  calmer.  Qu'on  lise  les  journaux  anglais  au  25  septembre, 
qu'on  parcoure  les  colonnes  du  Tintes,  du  Standard,  du  Morning 
Pose,  du  Daily  Telegraph  et  du  Daily  Mail,  du  PallMall  Gazette 
ou  du  Westminster  Gazette,  ce  n'est  partout  qu'un  cri  de  répro- 
bation unanime.  Ce  mécontentement  général  n'a  fait  que  croître, 
surtout  depuis  que  les  généraux  ont  prononcé  des  discoure  à  La 
Haye,  à  Bruxelles,  à  Paris  et  à  Berlin.  Leurs  allocutions  ont  été 
tenues  pour  des  démonstrations  virulentes;  l'amour-propre  anglais 
a  été  très  profondément  froissé  et  la  presse  impérialiste,  officieuse- 
ment inspirée  par  le  gouvernement,  a  pu  sans  peine  convaincre 
l'opinion  publique  que  les  nouveaux  concitoyens  s'étaient  révoltés 
contre  l'autorité  qu'ils  avaient  solennellement  acceptée. 

«  L'embarras  dans  lequel  les  Boers  ont  plongé  les  gouverne- 
ments européens,  lisait-on  dans  un  article  anonyme  où  Ton  recon- 
naissait une  main  officielle,  ne  leur  a  pas  servi  de  leçon,  et  ils  ne 
font  que  se  couvrir  du  masque  transparent  d'un  simple  appel  à  la 
charité  universelle.  »  Il  est  certain  que  la  tâche  des  trois  généranx 


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L'ANGLETERRE  ET  L'EUROPE  923 

était  très  délicate,  plane  de  nuances,  et  que,  pour  éviter  de  donner 
à  leur  tournée  en  Europe  tout  caractère  politique,  pour  s'abstenir 
de  prononcer  quelque  mot  violent  dans  l'entraînement  des  mani- 
festations et  des  banquets,  il  fallait  beaucoup  de  tact  et  surtout  de 
présence  d'esprit.  Ce  qui  rendait  la  tâche  plus  difficile  encore, 
c'est  que,  dans  presque  tous  les  pays,  les  Boers  se  sont  trouvés 
comme  pris  entre  deux  feux  :  d'une  part,  l'enthousiasme  de  la 
population  ;  de  l'autre,  la  réserve,  le  mutisme  même  des  gouver- 
nements désireux  d'affirmer  avant  tout  leur  neutralité  pour  ne 
point  intervenir. 

Nulle  part  cette  divergence  d'idées  entre  les  gouvernants  et 
leurs  administrés  ne  s'est  mieux  manifestée  qu'en  Allemagne,  et 
il  a  fallu  que  les  délégués  des  Burgbers  fussent  de  très  bons  pilotes 
pour  gouverner  leur  barque  au  milieu  d'une  Europe  semée 
d'écueils.  En  France,  les  généraux  ont  fait  des  visites  officielles, 
banales  ou  sans  importance.  Les  différents  ministres  auprès 
desquels  ils  se  sont  abouchés  ont,  en  termes  courtois,  vanté  leur 
humanité  et  leur  héroïsme,  sans  se  départir  un  seul  instant  de  cette 
prudente  discrétion  qui  était  un  mot  d'ordre.  Tout  s'est  borné  à  un 
échange  de  cartes  de  visite  ou  à  des  présentations  réciproques 
entre  gens  qui  ne  se  connaissaient  pas,  et  qu'une  instinctive 
curiosité  poussait  à  se  connaître.  D'affaires  politiques,  de  la  paix 
de  Vereeniging,  de  ses  conséquences  dans  l'Afrique  australe, 
d'une  médiation  déguisée  ou  d'une  intervention  indirecte,  il  n'a  pas 
été  soufflé  mot.  De  Wet  avait  dit  vrai,  et  ses  paroles  symptoma- 
tiques  se  justifiaient  pleinement.  On  sait  maintenant  qu'en  cas  de 
danger  l'Europe  se  tût  ou  se  cache. 

Si  les  autorités  françaises  ont  fait  preuve  d'une  affabilité  très 
élogieu  sèment  prônée  par  la  presse  impérialiste  anglaise,  à  l'ordi- 
naire intransigeante  et  susceptible,  l'attitude  du  gouvernement 
allemand  a  été  plus  catégorique  et  les  mesures  qu'il  a  prises,  en 
flattant  l'amour-propre  national  en  Angleterre,  ont  amèrement  vexé 
les  généraux.  La  fameuse  entrevue  entre  eux  et  Guillaume  II  n'a 
pas  eu  lieu.  Ainsi  s'est  terminée  toute  une  campagne  de  tergiver- 
sa tioD  s  et  d'équivoques,  de  malentendus  et  de  démentis.  On  a  tout 
lieu  de  penser  que  l'empereur,  —  ne  fût-ce  que  par  curiosité, 
même  par  sentiment  chevaleresque,  —  aurait  éprouvé  quelque 
satisfaction  à  recevoir  à  la  cour  de  Berlin  les  héros  de  l'Afrique 
du  Sud,  à  qui  son  peuple  devait  faire  une  si  chaleureuse  ovation. 
Guillaume  apprécie  les  qualités  militaires  et  les  vertus  guerrières; 
il  /ait  volontiers  profession  d'aimer  les  braves,  il  a  du  respect  pour 
les  forts;  mais  le  chancelier  de  l'Empire  a  su  prévaloir  par  des 
considérations  utilitaires,  et  faire  vibrer  en  quelque  sorte  dans 


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324  LES  GÉNÉRAUX  BOBRS 

rame  de  son  souverain  la  corde  anglo-saxonne*  Guillaume  II  a 
sacrifié  à  la  raison  d'Etat;  il  n'a  pas  reçu  en  audience  les  généraux, 
comme  jadis  il  avait  refusé  de  recevoir  le  président  Krûger.  Il  est 
même  allé  plus  loin  encore.  En  même  temps  que  Botha,  de  Wet 
et  Delarey  arrivaient  à  Berlin,  un  communiqué  officiel  de  la 
Gazette  de  l Allemagne  du  Nord  annonçait  que  le  gouvernement 
feindrait  d'ignorer  leur  présence.  On  redoutait  des  manifestations 
trop  boeropbiles;  on  a  obligé  les  généraux  à  suivre  un  itinéraire 
fixé  d'avance;  on  leur  a  interdit  de  passer  dans  l'Allée  des  Tilleuls, 
c'est-à-dire  devant  l'ambassade  d'Angleterre. 

En  face  de  mesures  aussi  vexatoires,  l'opinion  allemande  s'est 
émue  à  juste  titre.  Le  chancelier  était  comme  désavoué,  et  sa 
conduite  jugée  impardonnable.  Une  fois  de  plus  l'Allemagne  atten- 
dait de  son  empereur  un  mot  d'éclat,  tel  que  son  imagination  fertile 
sût  en  forger;  et  elle  l'a  vainement  attendu.  Seul,  l'un  des  favoris 
de  l'empereur,  le  poète  Wildenbruch,  a  vanté  les  exploits  mili- 
taires des  braves  Boers,  la  noblesse  de  leur  mission,  et  a  fait 
appel  aux  cœurs  généreux,  pendant  que  les  délégués  des  Burghers, 
fidèles  au  programme  qu'ils  s'étaient  tracé  et  qu'ils  développaient 
avec  un  tact  délicat  et  une  rare  persévérance,  déclaraient  que 
vaincus  ils  s'inclinaient,  que  loin  de  songer  à  la  vengeance,  ils 
tiendraient  promesse.  «  Notre  indépendance  est  perdue,  disait 
de  Wet.  Nous  avons  conclu  la  paix  avec  le  roi  d'Angleterre.  Que 
voulons-nous  maintenant?  Il  y  a  des  journaux  malveillants  qui 
jettent  la  suspicion  sur  nous,  pauvres  Boers  simplistes,  et  sur 
notre  politique.  On  cherche  à  nous  rendre  suspects  aux  yeux  de 
notre  gouvernement.  Que  Dieu  fasse  tomber  dans  leur  propre 
piège  ceux  qui  nous  le  tendent!  Nous  n'avons  qu'un  seul  but,  un 
but  philanthropique.  C'est  là  notre  mission,  et  nous  resterons 
dans  le  droit  chemin,  quand  même  Belzébuth  et  tous  ses  suppôts 
voudraient  nous  en  dissuader.  Nous  sommes  des  tètes  dures  et 
nous  continuerons  à  faire  appel  aux  cœurs  charitables.  » 

Aussi  bien  est-ce  avec  une  très  poignante  douleur  que  les 
généraux,  dans  toutes  les  capitales  qu'ils  ont  visitées,  ont  dépeint 
l'effroyable  misère  du  peuple  boer  et  qu'ils  ont  fait  appel  à  l'uni- 
verselle charité,  sans  distinction  de  races,  de  convictions  politiques, 
de  formes  gouvernementales,  et  d'opinions  religieuses.  Si  les  gou- 
vernements de  l'Europe,  depuis  la  Hollande  et  la  Belgique  jusqu'à 
la  France,  l'Allemagne  et  la  Russie,  leur  ont  fait  boire  le  calice 
jusqu'à  la  lie,  au  moins  auront-ils  eu  la  consolation  de  faire  leur 
tournée  en  Europe  escortés  par  les  acclamations  enthousiastes  et 
les  ovations  de  tous  genres.  Les  foules,  en  dépit  d'ardeurs  plato- 
niques, éprouvent  souvent  des  sympathies  vives  et  désintéressées. 


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L'ANGLETERRE  ET  L'EUROPE  325 

Les  généraux  boers  en  auront  eu  la  preuve  dans  l'accueil  qui  leur 
a  été  fait  en  France  et  en  Allemagne.  Ils  trouveront  l'écho  de  ce 
même  enthousiasme  dans  le  Nouveau  Monde,  où  ils  vont  aller 
«  mendier  ensuite  des  oboles  et  plaider  la  cause  de  leur  misère 
sacrée  ».  Mais  la  collectivité  américaine,  plus  jeune  et  plus  hardie, 
suivra- t-elle  l'exemple  des  gouvernements  européens  indifférents,  et 
s'inspirera-t-elle  des  mêmes  principes?  Réussira-t-elle  à  persuader  à 
l'Angleterre  que  les  trois  généraux  boers  ne  sont  pas  «  des  aventu- 
riers turbulents  »,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  suspecter  leur  sincérité 
et  leur  loyauté,  et  que  la  métropole  doit  traiter  ses  nouveaux 
sujets  avec  générosité? 

.  Quoi  que  fassent  les  délégués  des  Burghers,  quelque  modérées 
que  soient  leurs  revendications,  quel  que  soit  l'appui  politique, 
moral  ou  matériel  qu'ils  cherchent  dans  le  monde,  la  politique 
impérialiste  triomphe.  L'annexion  des  deux  républiques  sud-afri- 
caines a  sanctionné  le  droit  du  plus  fort,  et  ce  n'est  pas  M.  Cham- 
berlain qui  souffrira  qu'on  y  déroge.  Le  Transvaal  et  l'Orange, 
désormais  colonies  anglaises,  jouiront-ils  de  l'autonomie?  Les  Boers 
vaincus   seront-ils  traités  comme  ils  le  souhaitent,  dans  leurs 
rapports  avec  la  métropole?  Garderont-ils  ce  qu'ils  avaient  avant 
la  guerre,  leurs  fermes,  leur  langue,  leurs  écoles,  en  un  mot  leur 
individualité?  Ce  sont  là  autant  de  problêmes  qui  surgissent 
actuellement,  et  dont  la  solution  est  proche.  Telle  que  se  pose  pour 
l'Angleterre  la  question  de  l'Afrique  du  Sud,  on  peut  pronostiquer 
avec  assez  de  vraisemblance  que  les  Boers  seront  traités  avec 
rigueur.  La  vitalité  et  l'énergie  de  race,  et,  par  suite  de  la  situa- 
tion au  Gap,  la  constitution  d'un  empire  afrikander  austral  sont  un 
danger  pour  l'impérialisme  anglais.  «  Je  vous  donne  la  sainte 
assurance,  disait  dernièrement  Botha,  que  notre  peuple  ne  dispa- 
raîtra pas.  »  Ces  paroles,  le  gouvernement  anglais  les  tient  pour 
une  menace  dans  un  avenir  qui  pourrait  être  gros  de  conséquences 
et  où  les  difficultés  nées  d'hier  s'amoncellent  déjà  à  l'horizon. 
Pour  maintenir  l'unité,  pour  éviter  toute  scission  dans  l'impéria- 
lisme, il  faut  écraser  toutes  les  forces  et  annihiler  toutes  les 
énergies.  C'est  imbues  de  ces  principes  politiques  que,  malgré  les 
promesses  faites  par  lord  Kitchener  à  Vereeniging,  les  autorités 
anglaises  refusent  de  se  prononcer  sur  les  moyens  de  soulager  la 
détresse  du  peuple  vaincu.  «  Le  devoir  de  l'Angleterre,  lisait-on 
dans  un  article  du  Daily  Chronicle,  est  de  faire  tout  ce  qui  est 
juste  et  opportun  pour  la  conservation  de  t  Afrique  du  Sud.  » 
Tout  dans  la  pensée  du  ministre  des  colonies  est  subordonné  à 
cette  question  primordiale  :  l'Angleterre  doit  rester  maîtresse  de 
l'Afrique  australe  et  les  revendications  des  annexés  ne  sauraient 


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326  LIS  GÉNÉRAUX  BOERS 

être  admises  que  lorsqu'elles  ne  portent  pas  atteinte  à  la  doctrine 
de  l'impérialisme  rigoureux. 

Les  délégués  des  Burghers,  quittant  leur  pays  conquis  après 
trois  ans  d'une  lutte  héroïque,  sont  venus  en  Angleterre,  non  pas 
tant  pour  implorer  la  clémence  que  pour  réclamer  l'application  d'un 
traité  qu'ils  se  sont  tus  contraints  de  signer  et,  de  leur  aveu  même, 
avec  une  immense  douleur,  dans  l'unique  but  de  sauver  leur  race.  Ils 
croyaient  trouver  à  Londres,  dans  le  gouvernement  et  dans  l'opinion 
publique,  un  concours  réparateur.  Ils  pensaient  que  leur  défaite 
n'allait  pas  sans  certains  mérites  et  ils  croyaient  à  la  reconnaissance 
des  conquérants.  Cruelle  fut  leur  déception.  La  foule  aveugle  ne 
comprit  point  leur  mission  et  persista  à  les  tenir  pour  des  condot- 
tieri presque  insoumis,  pendant  que  le  ministre  des  colonies,  au 
visage  impassible  et  glabre,  s'étonnait  de  leurs  prétentions  et,  en 
leur  opposant  une  fin  de  non-recevoir,  demandait  en  vertu  de  quel 
droit  des  coloniaux  pouvaient  forcer  la  main  à  une  métropole  libre 
de  ses  actes  et  exiger  d'elle  des  largesses  illimitées.  Econduits  en 
Angleterre,  les  généraux  boers  ont  fait  appel  au  monde  civilisé.  Ils 
ont  promené  en  Europe,  sous  les  yeux  des  gouvernements  égoïstes, 
mais  au  milieu  des  bravos  et  des  vivats  populaires,  leur  liberté  mou- 
rante. A  tout  bien  considérer,  ne  rentreront-ils  pas  dans  la  terre 
africaine  avec  un  peu  plus  d'argent  monnayé  sans  doute  pour 
leurs  compatriotes  si  cruellement  éprouvés,  mais  avec  un  peu 
plus  de  servitude? 

Louis  Michon. 


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L'ASSISTANCE 

AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 


COLONIES  AGRICOLES  ET  INDUSTRIELLES 

AUX  PAYS-BAS   ET  EN   ALLEMAGNE* 


VI. —  Colonies  familiales  :  Friedrich- Wilhelmsdorf,  Schaeferhof. 

Dans  la  pensée  des  fondateurs,  le  séjour  dans  les  colonies  devait 
être  éminemment  temporaire,  limité  au  temps  nécessaire  pour 
obtenir  on  placement  durable.  La  difficulté  de  trouver  ce  placement 
se  manifesta  bientôt,  et  on  dut  faire  fléchir  le  principe,  nous  l'avons 
vu,  en  faveur  de  gens  fatigués  des  aventures,  disposés  à  se  con- 
tenter de  peu,  pourvu  qu'on  leur  assurât  un  gîte  et  le  repos.  D'autre 
part,  on  rencontrait  parfois  des  ouvriers  encore  jeunes  qui  prenaient 
goût  à  la  culture  et  à  la  vie  au  grand  air,  et  manifestaient  le  regret 
de  ne  pouvoir  trouver  un  emploi  durable  de  leurs  forces  dans  ce 
nouveau  métier,  moins  exposé  au  chômage  que  l'ancien. 

Un  des  plus  grands  avantages  que  présente  la  bienfaisance 
privée,  c'est  la  liberté  d'allures  qui  lui  permet  de  modifier  inces- 
samment ses  méthodes,  dans  le  but  de  parer  aux  nouveaux  besoins 
qui  se  manifestent.  Quelques  années  s'étaient  à  peine  écoulées  que, 
sur  deux  points  différents,  étaient  créées  deux  colonies  destinées 
spécialement  à  l'une  et  l'autre  des  catégories  que  nous  venons 
d'indiquer.  Toutes  deux,  bien  que  poursuivant  un  but  différent, 
ont  adopté  le  même  nom  :  Heimat-Kolonie,  la  colonie  où  l'on  peut 
trouver  un  foyer,  constituer  une  famille,  la  colonie  familiale. 


M.  le  pasteur  Eberhard  Cronemeyer  fut  appelé,  en  1877,  & 
exercer  son  ministère  à  Bremerhaven 2.  Le  pays  qu'il  devait  habiter 

*  Voy.  le  Correspondant  des  25  août  et  10  octobre  1902. 

*Bberhardt  Cronemeyer,  Die  Heimatkolonk  Frùdrich*Wi1helm*dorff  Bre- 
merhaven, 1891.  —  Eine  Zufiucht  fur  Elenden  (Tages  und  Lebensfragen, 
Nr.  15).  Leipzig,  Tienken,  1893. 

Rapports  annuels  de  la  colonie  familiale  de  Friedrich- Wilhelmsdorf  et 
de  la  colonie  de  Hambourg. 


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328  L'ASSISTANCK  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

désormais  était  fort  différent  des  charmantes  collines  du  Teuto- 
borger-Wald,  où  s'était  écoulée  son  enfance.  Au  delà  des  bassins, 
des  magasins  et  des  maisons,  c'était  la  plaine,  recouverte,  en 
majeure  partie,  du  manteau  roux  de  la  bruyère,  à  peine  égayé  au 
printemps,  pendant  quelques  semaines,  par  la  floraison  de  l'erica. 
L'imagination  vive  du  jeune  pasteur  se  demandait  s'il  n'y  aurait  pas 
moyen  de  transformer  ce  sol  inculte  ;  il  suivait  avec  intérêt  les  tra- 
vaux de  la  station  d'essais  de  Brème,  récemment  créée.  A  ses  pro- 
jets, on  répondait  toujours  par  la  même  objection  :  il  faut  trop  de 
main- d'oeuvre,  les  bras  sont  trop  chers.  Un  peu  plus  tard,  quand 
H.  de  Bodelschwingh  fonda  Wilhelmsdorf,  M.  Gronemeyer  entrevit 
une  solution  :  créer  une  colonie  dans  le  marais  pour  obtenir,  à  bon 
marché,  la  main-d'œuvre  désirée.  Puis  il  étudia  le  fonctionnement 
des  premières  colonies,  il  écouta  les  objections  des  adversaires;  il 
arriva  à  concevoir  le  plan  d'une  organisation  spéciale,  destinée  aux 
meilleurs,  aux  plus  travailleurs  des  colons.  «  Je  veux  prouver,  dit- 
il  dans  sa  première  brochure,  qu'il  est  possible  à  des  gens  sans  res- 
sources, pour  peu  qu'ils  veuillent  travailler,  de  se  créer,  en  six  ou 
huit  ans,  dans  nos  marais,  un  foyer  familial,  en  y  trouvant  les  res- 
sources nécessaires  pour  vivre  et  élever  leurs  enfants.  » 

H.  de  Bodelschwingh,  mis  au  courant  de  ce  projet,  lui  donna  sa 
complète  approbation.  Il  procura  à  son  confrère  l'occasion  d'exposer 
ses  idées  à  la  réunion  annuelle  du  comité  central  des  colonies;  il  loi 
ménagea  eh  même  temps  une  entrevue  avec  le  Prince  impérial,  qui 
daigna  accepter  le  protectorat  de  la  colonie  à  créer,  en  autorisant 
le  fondateur  à  lui  donner  son  nom.  Quelques  subventions  officielles, 
des  souscriptions  privées,  mirent  à  la  disposition  de  M.  Gronemeyer 
une  somme  de  13,500  marks.  Il  crut  le  succès  désormais  assuré  et 
se  décida  à  commencer  son  œuvre  en  achetant  8  hectares  de  marais 
sur  la  commune  de  Dtiring.  La  colonie  se  trouvait  voisine  de  la 
station  de  Loxstedt,  la  première  après  Bremerhaven  sur  la  ligne  de 
Brème;  cette  proximité  permettait  au  fondateur  de  diriger  lai- 
même  son  œuvre.  On  avait  eu  soin  de  réserver  dans  le  contrat  un 
droit  de  préemption  sur  100  hectares  voisins. 

La  colonie  fut  ouverte  le  Tl  septembre  1886  avec  douze  colons 
installés  dans  une  baraque  en  bois,  sous  la  direction  d'un  contre- 
maître. Us  étaient  vingt-cinq  dès  le  18  octobre.  On  se  mit  immé- 
diatement au  défrichement,  en  attendant  le  moment  où  il  serait 
possible  de  commencer  les  constructions  au  printemps.  L'hiver 
n'interrompit  pas  le  travail;  des  fossés  de  dessèchement  furent 
creusés  dans  la  tourbe  gelée  à  3  pieds  d'épaisseur.  Quatre  hectares 
furent  ainsi  mis  en  valeur  dès  la  première  année;  les  frais  furent 
élevés,  en  raison  de  l'inexpérience  des  hommes,  dont  le  plus  grand 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIRBS  SANS  TRAVAIL  3*9 

nombre  n'avait  jamais  tenu  une  bêche,  et  de  l'insuffisance  du 
contremaître,  peu  au  courant  de  la  culture  spéciale  du  marais. 
Les  conditions  s'améliorèrent  par  la  suite,  quand  on  eut  un  per- 
sonnel plus  exercé  et  un  nouveau  directeur,  arrivant  de  la  colonie 
de  Rickling  (Holstein),  établie  sur  des  terrains  analogues.  Le  prix 
de  revient  de  l'hectare  en  culture  fut  abaissé  de  1,060  à  700  marks. 

La  proximité  du  port  de  Bremerhaven  permît  d'utiliser  pour 
l'amendement  un  engrais  local  dont  la  station  d'essais  de  Brème  a 
démontré  la  richesse,  les  boues  charriées  par  la  Weser  et  draguées 
dans  les  bassins.  L'administration  avait  décidé  récemment  de  les 
mettre  gratuitemeut  à  la  disposition  des  propriétaires,  au  lieu  de 
les  faire  jeter  dans  le  haut  fleuve,  comme  précédemment,  et  le 
chemin  de  fer  fournit  un  moyen  de  les  amener  facilement  à  la 
station  de  Loxstedt,  d'où  les  vagonnets  d'un  chemin  de  fer  Decau- 
ville  les  conduisirent  sur  le  terrain  même  à  amender.  Il  fallut,  de 
plus,  y  répandre  3,000  kilogrammes  de  chaux  par  hectare,  sans 
préjudice  des  engrais  chimiques  habituels.  On  comprend  que  le 
nivellement  des  terrains,  le  creusement  des  fossés  de  dessèchement 
et  des  rigoles  disposées  de  12  à  15  mètres  sur  chaque  pièce  de  terre 
pour  drainer  le  sous-sol,  le  défonce  ment  à  la  houe  pendant  Tété, 
suivi  d'un  second  labour  au  printemps,  avant  l'ensemencement,  le 
transport  des  boues  et  engrais,  constituent  un  ensemble  de  travaux 
qui  nécessite  une  main-d'œuvre  considérable  et  explique  l'élévation 
de  la  dépense1. 

A  mesure  que  le  défrichement  avançait,  M.  Cronemeyer  était 
amené  par  la  réflexion  à  modifier  la  constitution  de  ce  village  à 
créer  dans  le  marais,  qui  lui  était  apparu  comme  le  but  définitif 
de  son  entreprise.  Il  avait  pensé  d'abord  à  faire  travailler  la 
propriété  en  commun  par  les  colons  choisis;  mais  n'eût- ce  pas  été 
détruire  l'initiative  individuelle  et  faire  bénéficier  les  paresseux  du 
travail  des  laborieux?  Alors,  se  dit-il,  constituons  la  propriété 
individuelle  et  allouons  à  chaque  famille  une  surface  de  terre 
déterminée  qu'elle  exploitera  à  ses  risques  et  périls.  Mais  ces 
propriétaires  sans  avances  seront  obligés  d'emprunter  et  ils  suc- 
comberont sous  le  poids  de  leur  dette  hypothécaire;  de  plus,  ils 
aliéneront  ou  partageront  leur  bien,  échappant  bientôt  à  toute 
direction  commune.  En  présence  de  ces  objections,  le  fondateur 
s'arrêta  à  l'idée  de  constituer  une  corporation  de  trente  colons 

1  L'expérience  a  fait  adopter  un  assolement  de  sept  ans,  réglé  comme 
suit  :  1°  Pommes  de  terres  ou  pois  et  haricots.  Il  faut  une  culture  à  la 
bêche,  en  raison  de  la  grande  quantité  de  mauvaises  herbes  produites  par 
les  boues  de  mer.  2°  Avoine  ou  orge,  mélangée  de  trèfle.  3°  Trèfle  et  demi- 
jachère.  5°  Seigle.  6°  Pois  et  haricots.  !•  Seigle. 


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330  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

environ,  auxquels  s'adjoindraient  comme  conseils  les  personnes 
désintéressées  chargées  de  la  direction  de  la  colonie.  Chaque  colon 
recevra  une  ferme  de  5  hectares  dont  il  paiera  le  loyer  à  la 
communauté;  son  bail  à  long  terme  lui  garantira  une  jouissance 
paisible,  à  l'abri  du  souci  des  paiements  d'intérêt.  La  corporation 
possédera  une  ferme  centrale,  d'une  contenance  de  30  à  40  hec- 
tares, sur  laquelle  se  fera  le  stage  nécessaire  pour  former  A  la 
culture  les  nouveaux  colons  et  leurs  femmes.  L4  se  trouvera  la 
résidence  du  directeur,  chargé  de  conseiller  et  de  diriger  des 
cultivateurs  noirs;  il  aura  sous  la  main  le  matériel  agricole,  ani- 
maux, machines,  chemin  de  fer  mobile,  qui  sera  loué  à  bas  prix 
aux  divers  colons;  il  se  chargera  de  faire  en  gros  les  achats 
d'engrais  et  denrées,  d'écouler  les  produits  de  tous  en  diminuant 
les  frais  de  déplacement  et  de  transport. 

En  même  temps,  II.  Gronemeyer  organisait  d'une  manière  défi- 
nitive l'administration  de  sa  colonie  qui  avait  longtemps  reposé 
sur  lui  seul.  En  vertu  des  statuts  adoptés  le  8  avril  1892,  la 
gestion  de  l'entreprise  appartient  à  un  conseil  de  surveillance 
composé  de  douze  membres,  dont  huit  sont  élus  par  l'assemblée 
générale  des  souscripteurs  et  bienfaiteurs  et  quatre  sont  membres 
de  droit  (les  Landrœthe  de  Geestemùnde  et  Lehe,  le  représentant 
de  la  ville  de  Bremerhaven,  le  directeur  de  la  station  de  Brème). 
Un  comité  de  trois  membres  est  chargé  de  l'exécution  des  déci- 
sions du  conseil  et  du  contrôle  de  la  gestion  de  l'inspecteur 
rétribué,  résidant  sur  la  colonie,  ainsi  qu'un  instituteur  chargé  de 
tenir  les  livres  et  de  donner  l'instruction  aux  enfants  des  colons. 

Cette  organisation  était  le  moindre  des  soucis  de  M.  Grone- 
meyer; les  colons  lui  en  causaient  de  bien  plus  graves.  Il  avait 
fait  appel  au  début  aux  directeurs  des  colonies  ouvrières  en  les 
priant  de  lui  adresser  les  travailleurs  reconnus  aptes  au  rôle  de 
fermiers;  aucun  d'eux  n'ayant  répondu  à  cet  appel,  force  fut  de 
faire  son  tri  par  soi-même,  en  commençant  par  accueillir  tout  le 
monde,  sauf  à  demander  un  engagement  de  séjour  plus  long  que 
dans  les  colonies  ordinaires,  qui  fut  fixé  à  six  mois.  On  supposait 
que,  dans  ce  délai,  on  aurait  le  loisir  d'étudier  les  caractères  et  de 
choisir  les  ouvriers  aptes  à  passa:  dans  la  classe  supérieure  des 
candidats  à  une  ferme.  Hais  les  colons  eux-mêmes  se  dérobèrent 
aux  perspectives  qu'on  leur  ouvrait;  sur  86  admis  la  première 
année,  83  laissèrent  la  colonie  à  l'expiration  du  temps  fixé.  Sur 
les  trois  qui  persévérèrent,  un  se  démentit  au  bout  de  deux  ans 
et  dut  être  renvoyé  pour  s'être  enivré  et  avoir  causé  du  scandale; 
un  autre  demanda  lui-même  à  être  placé  au  dehors  comme  ouvrier 
au  bout  de  trois  ans,  renonçant  &  avoir  sa  propre  tenure.  En 


itized  b: 


L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  331 

1896,  trois  ménages  seulement  avaient  pu  être  installés  dans  leurs 
petites  maisons1,  sur  leurs  fermes  de  5  hectares;  la  constitution 
du  village  semblait  donc  reculée  à  des  jours  bien  lointains. 

En  même  temps,  la  question  d'argent  était  une  source  de 
préoccupations  qui  s'aggravaient  d'année  en  année.  Le  domaine 
avait  été  successivement  agrandi  et  porté  à  120  hectares;  aux 
frais  d'acquisition  s'ajoutaient  ceux  de  défrichement  et  d'amen- 
dement, bien  plus  importants.  Par  contre,  les  dons  diminuaient, 
le  zèle  du  début  se  ralentissait,  les  concours  espérés  ne  se  réali- 
saient pas;  force  fut  d'emprunter,  et  la  dette  hypothécaire  s'éleva 
en  quelques  années  à  65,000  marks.  Ces  difficultés  étonnaient, 
attristaient,  irritaient  une  âme  ardente,  plus  apte  aux  conceptions 
généreuses  de  la  charité  qu'à  la  gestion  patiente  d'une  affaire. 
Elles  purent  contribuer  dans  une  certaine  mesure  à  la  mort  préma- 
turée du  fondateur  de  Friedrich- Wîlhelmsdorf,  enlevé  à  l'affection 
de  ses  collaborateurs  le  22  septembre  1896,  à  cinquante-quatre 
ans.  Ses  admirateurs  et  ses  amis  ont  tenu  à  conserver  un  souvenir 
matériel  de  cet  homme  de  bien  au  lieu  même  où  il  a  tant  travaillé  : 
dans  le  jardin  de  la  colonie,  un  monument  en  granit  porte  un 
médaillon  en  bronze  représentant  M.  le  pasteur  Cronemeyer;  l'inau- 
guration solennelle  a  eu  lieu  le  19  mai  1898. 

Cette  disparition  du  principal  ouvrier  eût  pu  être  pour  la  colonie 
la  cause  d'une  crise  grave;  elle  fut  conjurée  par  l'intervention  de 
deux  hommes  de  grand  dévouement  qui  unirent  l'expérience 
acquise  par  eux  dans  des  champs  d'activité  fort  divers  pour 
remettre  l'entreprise  en  bonne  voie  :  nous  voulons  parler  de 
H.  Robberts,  directeur  de  la  banque  de  Bremerhaven,  et  de  M.  le 
docteur  Dyes,  landrath  de  Geestemûnde. 

Deux  importantes  questions  sollicitèrent  tout  d'abord  leur  atten- 
tion :  le  paiement  de  la  dette,  hypothécaire,  dont  les  intérêts 
grevaient  lourdement  le  budget  annuel,  la  réglementation  de  la 
situation  légale  des  colons  établis  sur  le  domaine.  Ces  gens  avaient 
accepté  une  situation  de  fait,  sur  les  promesses  verbales  qui  leur 
avaient  été  faites;  il  importait  de  la  régulariser  au  plus  tôt. 

Une  étude  attentive  de  la  législation  amena  bien  vite  à  constater 
l'impossibilité  de  réaliser  juridiquement  la  corporation  conçue  par 
li.  Cronemeyer.  La  loi  sur  les  associations  d'achat  et  d'exploitation 
du  1"  mai  1889,  complétée  par  une  loi  du  14  juin  1898,  exige  que 

«  Ces  maisons  sont  construites  en  briques,  couvertes  en  tuiles.  Chacune 
d'elles  comprend  trois  chambres  et  une  cuisine,  une  grange,  une  étable 
pour  deux  vaches  et  quatre  porcs.  La  dépense  s'élève  à  4,600  marks 
(5,750  francs).  On  ne  peut  construire  en  matériaux  légers  dans  le  marais, 
en  raison  de  l'humidité  du  sol. 


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332  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

les  administrateurs  d'entreprises  de  ce  genre  fassent  partie  active 
de  la  Société  et  exclut,  par  suite,  toute  pariicipation  des  membres 
actuels  du  conseil  dont  l'expérience  était  jugée  indispensable  à  la 
bonne  gestion  de  l'association. 

Par  contre,  on  trouva  une  solution  des  deux  difficultés  dans 
les  lois  récentes  sur  les  domaines  a r reniés  {Rentengùter)  des 
27  juin  1890,  7  juillet  1891  et  8  juin  1896.  On  désigne  sous  ce 
nom  de  «  domaine  arrenté  »  une  propriété  dont  l'acquéreur 
s'engage  à  payer  une  rente  fixe  au  lieu  d'un  prix  d'achat.  En 
vertu  des  lois  précitées,  l'Etat  intervient  de  deux  manières  quand 
il  s'agit  de  faciliter  le  morcellement  de  grands  domaines  en  petites 
ou  moyennes  propriétés.  Une  commission  centrale  de  morcellement 
se  charge  d'organiser  la  division  du  domaine,  de  borner  les  par- 
celles, de  régler  la  situation  hypothécaire,  de  faire  rectiGer  le 
cadastre,  de  déterminer  la  part  afférente  à  chaque  propriétaire  dans 
es  charges  relatives  à  la  commune,  à  l'école,  à  l'église,  enfin,  de 
préparer  les  contrats.  En  second  lieu,  une  caisse  d'Etat  (Renten- 
bank)  paie  immédiatement  au  vendeur  les  trois  quarts  de  son 
capital  en  obligations  négociables;  elle  est  remboursée  par  l'acqué- 
reur en  soixante  annuités  calculées  sur  le  pied  de  4  pour  100 
(3  1/2  d'intérêts  et  1/2  pour  100  d'amortissement). 

En  constituant  sur  ces  bases  une  dizaine  de  domaines  contenant 
chacun  7  hectares  80  ares,  étendue  jugée  nécessaire  pour  assurer 
la  vie  d'une  famille  sans  travail  extérieur,  le  comité  estime  être  en 
mesure  de  réaliser  immédiatement  la  somme  nécessaire  pour  cons- 
truire les  habitations  et  servitudes  nécessaires  à  chacun  de  ces 
ménages  et  amortir  la  dette  antérieure.  Les  aliénations  subsé- 
quentes permettront  de  développer  la  mise  en  valeur  de  nouveaux 
terrains,  tout  en  ménageant  un  domaine  de  30  hectares  environ, 
destiné  à  former  le  centre  de  la  colonie  future. 

Il  est  certain  que  cette  combinaison  s'éloigne  de  la  conception 
adoptée  par  M.  Gronemeyer,  en  ce  que,  au  lieu  d'une  association, 
il  y  a  transfert  de  propriété.  Mais  il  est  possible  d'atténuer  cet 
inconvénient  en  introduisant  dans  le  contrat  de  vente  certaines 
restrictions  admises  par  le  législateur.  Le  nouveau  colon  ne  sera, 
du  reste,  complètement  libéré  qu'au  bout  de  soixante  ans;  au 
cours  de  deux  générations,  il  restera  donc  obligé  vis-à-vis  de  la 
Société  venderesse  par  la  dette  du  dernier  quart,  non  compris 
dans  l'amortissement  prévu.  La  Société  aura  sur  lui,  par  suite,  un 
moyen  d'action  efficace,  en  dehors  du  bénéfice  que  lui  offre  le 
concours  du  directeur  pour  l'achat  et  la  vente  de  ses  produits. 

Les  avantages  de  cette  combinaison  l'emportent  tellement  sur 
l'inconvénient  du  morcellement,  que  l'assemblée  générale  a  adopté 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  33S 

sans  difficulté  la  proposition  faite  à  ce  sujet  par  le  conseil.  Les 
négociations  se  poursuivent  en  ce  moment  avec  la  banque  chargée 
de  rémission  des  titres. 

Débarrassé  de  ce  souci,  le  conseil  a  pu  regarder  l'avenir  avec 
confiance  et  préparer  une  acquisition  nouvelle.  La  mise  en  valeur 
de  Friedrich- Wilhelmsdorf  est,  en  effet,  maintenant  terminée.  Sur 
les  120  hectares,  10  sont  occupés  par  les  bâtiments,  cours  et 
jardins,  97  sont  en  champs  ou  en  prairies,  le  reste  est  desséché  et 
défriché,  et  sera  amendé  cet  hiver  pour  être  mis  en  culture  en  1903. 
Les  bâtiments  s'élèvent  au  centre  de  la  colonie,  parfaitement 
aménagés  pour  la  direction  et  le  logement  de  37  pensionnaires; 
les  étables  sont  garnies  de  40  têtes  de  bétail.  La  gestion  couvrira 
les  frais  le  jour  où  elle  sera  débarrassée  du  service  de  sa  dette; 
elle  tire  un  important  bénéfice  de  la  vente  du  lait,  cédé  à  un  prix 
avantageux  à  la  fabrique  de  lait  concentré  établie  à  Loxstedt  par  le 
Norddeutâcher-Lloyd. 

Il  n'y  a  donc  plus  à  se  préoccuper  de  Friedrich- Wilhelmsdorf, 
dont  l'avenir  est  désormais  assuré.  Mais  l'achèvement  de  la  mise 
en  valeur  et  la  création  de  nouveaux  colonats  y  réduiront  pro- 
gressivement le  nombre  des  bras  nécessaires;  il  ne  sera  plus 
possible  d'occuper  constamment  trente-cinq  ouvriers. 

Pour  continuer  son  œuvre,  le  comité  s'est  donc  décidé  à  acheter 
un  nouveau  marais  tourbeux,  près  de  Sellstedt,  station  de  la  ligue 
de  Bremerhaven  à  Buchholtz.  La  contenance  en  est  de  119  hectares, 
auxquels  se  sont  déjà  ajoutés  42  hectares  donnés  à  la  colonie  par 
deux  propriétaires  voisins.  La  distance  de  Friedrich- Wilhelmsdorf 
n'est  que  d'une  lieue  et  demie  en  ligne  directe.  Le  directeur 
pourra  donc  diriger  les  travaux  de  défrichement  qui  seront  entre- 
pris dès  Tan  prochain.  A  mesure  qu'ils  s'étendront,  de  nouveaux 
domaines  pourront  être  constitués,  un  second  village  se  créera 
ultérieurement. 

Ce  sera  la  réalisation  du  rêve  du  pasteur  Gronemeyer  :  créer 
dans  le  marais  désert  un  village  peuplé  de  familles  prospères; 
seulement  les  habitants  ne  seront  pas  ceux  qu'on  avait  prévus 
d'abord.  Au  lieu  de  fixer  au  sol  des  vagabonds  amendés  et  trans- 
formés en  cultivateurs,  on  y  retiendra  des  ouvriers  ou  des  paysans 
découragés  par  un  travail  sans  perspective  d'avenir  et  prêts  à  émi- 
grer  pour  chercher  fortune  au  loin1.  L'œuvre  n'est  pas  moins 
bonne,  mais  elle  est  autre;  reste  à  trouver  la  solution  de  l'emploi 
des  sans- travail  désireux  de  se  fixer  dans  une  colonie  familiale. 

1  Les  trois  premiers  colons  étaient  des  journaliers  agricoles,  mariés  et 
pères  de  famille,  le  quatrième  un  jardinier  de  profession. 
Les  bénéficiaires  désignés  pour  les  trois  nouveaux  colonats  actuellement 


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334  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 


La  pensée  de  créer  une  colonie  familiale  se  trouve  exprimée,  dès 
Tannée  1893,  dans  les  rapports  annuels  du  comité  de  la  colonie 
ouvrière  de  Hambourg.  La  difficulté  de  trouver  un  domaine  con- 
venable pour  une  fondation  de  ce  genre  retarda,  pendant  plusieurs 
années,  l'exécution  de  ce  projet.  De  guerre  lasse,  on  se  décida  i 
sortir  du  territoire  de  Hambourg  en  acquérant,  le  2  décembre  1898, 
la  propriété  de  Schaeferhof,  dans  le  Holstein;  la  distance  de  la  ville 
n'est  que  de  24  kilomètres,  et  la  nouvelle  colonie  est  située  à  3  kilo- 
mètres seulement  de  la  gare  de  Pinneberg,  sur  la  ligne  de  Glflck- 
stadt.  Le  domaine,  parfaitement  arrondi,  sans  chemin  le  traversant, 
se  trouve  à  proximité  d'une  grande  route  et  du  chef-lieu  de  la 
commune  d'Àppen.  Sa  contenance  est  de  353  hectares,  dont  les 
deux  tiers  en  culture  et  le  dernier  tiers  en  bruyères  et  marais.  Le 
prix  était  élevé  :  285,000  marks,  mais  à  Hambourg  la  question 
d'argent  n'est  jamais  considérée  comme  un  obstacle  sérieux. 

Les  bâtiments  d'exploitation  étaient  importants;  tous  ont  été 
conservés  et  utilisés  pour  l'organisation  à  créer.  On  y  a  ajouté 
deux  constructions  neuves.  Une  magnifique  grange,*  abritant  à 
Taise  118  tètes  de  bétail  et  le  foin  qui  leur  est  nécessaire,  a  cons- 
titué une  grosse  dépense;  quant  au  pavillon  destiné  au  logement 
des  colons,  il  n'a  pas  grevé  le  budget  de  la  colonie,  c'est  un  don 
princier  de  Mne  Emile  Kœhn,  femme  de  l'un  des  deux  administra- 
teurs de  l'œuvre.  Construit  en  briques,  avec  escaliers  en  granit, 
calorifère,  bains  et  douches,  il  réunit  des  conditions  de  confort 
qu'on  rencontre  rarement  en  pareil  lieu.  Au  sous-sol  se  trouvent 
la  cuisine  et  les  magasins;  au  rez-de-chaussée,  le  bureau,  la  salle 
de  réunion,  le  réfectoire;  au  premier  étage,  un  dortoir  de  vingt- 
huit  lits,  quatre  chambres,  une  infirmerie;  au  second  étage,  les 
greniers.  Le  mobilier  est  neuf,  les  lits  sont  en  noyer  verni,  chacun 
a  son  meuble  annexe  et  son  porte-manteâu,  auquel  est  appendue 
une  serviette.  La  propreté  des  lavabos  et  autres  dépendances  est 
remarquable. 

Si  nous  insistons  sur  ces  raffinements,  c'est  qu'ils  ne  sont  point 
l'effet  du  caprice  d'un  bienfaiteur  désireux  de  prouver  sa  géné- 
rosité; ils  font  partie  du  programme  adopté  par  les  fondateurs 
de  la  colonie  familiale  :  relever  l'homme  qui  veut  se  fixer  au  sol  en 
lui  inculquant  le  sentiment  du  devoir  et  le  respect  de  soi-même. 

Le  directeur,  M.  Sonntag,  a  été  sous  ce  rapport  l'interprète  con- 

en  construction  sont  des  ouvriers  mariés  de  Brème  et  de  Geestemûnde  qui 
ont  réalisé  certaines  économies  et  désirent  retourner  à  la  campagne,  ou  ils 
ont  été  élevés. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  335 

vaincu  des  intentions  du  conseil.  Quand  un  arrivant  se  présente, 
il  lui  explique  le  but  spécial  de  la  colonie  familiale  et  la  raison  de 
l'obligation  qui  lui  est  imposée  de  contracter  un  engagea 
an  pour  être  admis.  S'il  accepte,  le  nouveau  pensionnai 
un  bain,  il  reçoit  des  chaussures  et  des  vêtements  neuf; 
sont  point  tous  pareils,  car  il  faut  éviter  l'uniforme;  p 
conduit  au  réfectoire  et  largement  servi.  «  Il  faut  commi 
soigner  le  corps,  dit  le  directeur.  Quand  nos  hommes  se 
bien  nourris  et  bien  vêtus,  la  confiance  les  gagne;  alors 
moment  d'agir  sur  l'âme.  » 

Cette  action  s'accomplit  par  le  sentiment  religieux  et  p; 
bution  d'un  travail  approprié  autant  que  possible  aux  goû 
aptitudes  de  chacun. 

L'esprit  de  l'établissement  est  évangélique.  Le  directeu 

même  la  prière  matin  et  soir  en  présence  de  tous  les  pensi< 

il  y  joint  généralement  une  courte  instruction.  Le  dima 

asteur  ou  un  missionnaire  viennent  du  dehors  présider  a 

religieux.  Une  salle  spéciale  est  réservée  au  culte. 

Le  travail  est  surtout  agricole;  les  ateliers,  organisés  p 
tretien  des  vêtements,  chaussures,  bâtiments,  fonctionn 
quement  pour  les  besoins  de  la  colonie.  Ceux  qui  ne  vei 
cultiver  la  terre  n'ont  qu'à  aller  à  la  colonie  industrielle, 
Pour  stimuler  les  bonnes  volontés,  on  a  multiplié  les  em 
donnent  une  certaine  initiative  en  même  temps  qu'une 
dance  relative.  Le  teneur  de  livres,  le  cocher,  le  maître  bc 
porcher,  le  jardinier,  sont  d'anciens  pensionnaires;  un  ; 
bibliothécaire,  un  autre  cuisinier. 

A  mesure  que  le  séjour  se  prolonge,  il  se  produit  une  am< 
du  sort  matériel.  Quand  un  ouvrier  est  admis,  il  reçoit 
10  pfennigs  par  jour;  au  bout  d'un  mois,  il  passe  à  15,  p 
jusqu'au  moment  où  il  atteint  le  maximum  de  50  pfennigs 
jamais  dépassé.  Chacun  a  son  compte,  établi  sur  un  liv 
jour  chaque  samedi.  La  lecture  de  ces  livrets  est  fort  ins 
Un  pensionnaire,  le  n°  5,  arrivé  à  la  colonie  sans  rien  ] 
en  dehors  des  loques  qu'il  portait  sur  lui,  s'est  acheté  su 
ment  des  bottes,  un  vêtement  complet  pour  le  dimam 
montre.  Pois  il  a  fait  un  voyage  au  pays  pour  se  montrer 
nouveau  jour  à  sa  famille.  Entre  chacune  de  ces  grosses  d 
il  a  soin  de  reconstituer  sa  réserve  qui  se  maintient  cons 
au-dessus  de  100  marks.  Il  projette  pour  l'automne  ui 
voyage  au  pays.  Tous  ne  sont  pas  aussi  économes;  néann 
31  décembre  dernier,  vingt  et  un  avaient  à  leur  livret 
supérieur  à  50  marks. 


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336  L'ASSISTANCE  AOX  ODYR1KBS  SANS  TRAVAIL 

Les  conditions  de  l'existence  s'améliorent  en  même  temps  que  le 
salaire.  Les  arrivants  sont  logés  en  dortoir  dans  d'anciennes 
dépendances  de  la  ferme,  an  simple  rez-de-chaussée,  blanchi  &  la 
chaux,  propre,  mais  sans  aucune  recherche.  Au  bout  d'un  certain 
temps,  on  passe  à  l'ancienneté  dans  le  dortoir  de  la  maison  neuve; 
plus  tard,  on  obtiendra  d'habiter  une  des  chambres  de  quatre  ou 
cinq  lits,  enfin  une  chambre  à  deux  lits,  ce  qui  est  le  suprême 
bonheur  auquel  on  arrive  en  général  au  bout  de  deux  à  trois  ans 
de  séjour. 

Insensiblement,  par  l'effet  de  l'exemple,  ces  hommes  prennent 
des  habitudes  de  propreté  et  de  tenue.  11  y  a  des  crachoirs  dans 
les  couloirs,  du  cirage  et  des  brosses  au  sous-sol;  chacun  a  ses 
chaussures  propres  et  on  ne  voit  pas  par  terre  ces  affreuses  souil- 
lures aussi  répugnantes  qu'antihygiéniques.  Chaque  pensionnaire  a 
sa  place  déterminée  à  table,  avec  son  tiroir  pour  serrer  ses  petites 
provisions.  Ceux  qui  le  désirent  entretiennent  des  fleurs  sur  leurs 
fenêtres.  «  L'homme  qui  aime  les  fleurs  et  est  bon  pour  les  ani- 
maux peut  toujours  devenir  un  brave  homme  »,  dit  encore  le 
directeur.  Sur  la  propriété  croissent  les  légumes  de  saison,  les  fruits, 
les  fraises  et  les  cerises  ;  mais  avant  de  les  envoyer  au  marché,  on  en 
réserve  toujours  une  part  pour  la  table  de  ceux  qui  les  font  croître. 

Ce  régime  produit  l'effet  espéré.  Les  pensionnaires  s'habituent 
à  considérer  la  colonie  comme  leur  demeure,  leur  foyer;  ne  l'a-t-on 
pas  nommée  leur  maison  familiale?  Il  y  sont  libres,  ils  ont  accès 
partout,  ils  peuvent  cueillir  les  fruits  et  les  fleurs.  Le  dimanche, 
le  bois  d'agrément  leur  est  ouvert,  ils  forment  des  groupes  sur 
l'herbe  ou  sur  les  bancs  disposés  à  leur  intention.  N'est-ce  pas 
leur  intérêt  de  faire  prospérer  cette  colonie  qui  les  a  tirés  de  leur 
triste  vie  pour  leur  faire  une  condition  meilleure? 

Aussi  beaucoup  y  restent.  Trois  datent  de  la  fondation,  deux 
autres  ont  plus  de  deux  ans  de  présence,  treize  de  un  à  deux  ans. 
Ceux-là  même  qui  ne  peuvent  se  décider  à  rester  rendent  justice  à 
l'excellence  du  régime.  «  On  est  bien  traité  à  Schaeferhof,  disait  un  de 
ces  transfuges,  si  on  n'y  travaillait  pas  tant,  ce  serait  un  paradis.  » 

Il  a  fallu,  en  effet,  terriblement  travailler  pour  mettre  en  état 
cette  propriété  négligée  et  dont  le  produit  n'était  pas  en  rapport 
avec  la  valeur  vénale.  Pour  l'augmenter,  on  a  créé  des  industries 
nouvelles  :  50  hectares  de  marais  bas  ont  été  transformés  en  excel- 
lentes prairies  qui  nourrissent  un  troupeau  de  4  taureaux,  57  vaches 
laitières,  55  veaux  et  génisse.  Le  lait  est  un  des  gros  produits  du 
domaine,  il  est  mis  en  gare  chaque  jour  à  l'adresse  d'un  marchand 
en  gros  de  Hambourg  ;  les  ventes  se  sont  élevées  l'an  dernier,  à 
21,000  marks. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  337 

L'écurie  contient  26  chevaux,  sur  lesquels  5  ou  6  sont  vendus 
chaque  année;  on  sait  que  le  Holstein  est  un  grand  pays  d'élevage, 
et  M.  Sonntag  est  fort  fier  de  sa  cavalerie.  Le  produit  des  porcs 
n'est  guère  moins  important.  L'ancienne  grange  a  été  entièrement 
convertie  en  une  vaste  porcherie  renfermant  une  centaine  d'habi- 
tants; ils  occupent  constamment  trois  hommes  et  ont  leur  cuisine 
spéciale.  La  viande  de  porc  et  les  légumes  du  jardin  nourrissent 
presque  complètement  tout  le  personnel. 

Enfin,  d'immenses  pépinières  accrues  d'année  en  année  couvrent 
maintenant  8  hectares.  Le  meilleur  client  est  l'administration  des 
forêts  qui  a  commandé,  en  1900,  2,600,000  plants  de  sapins  et 
arbres  de  haute  tige.  D'autres  ventes  sont  faites  aux  particuliers. 
Le  produit  des  pépinières  qui  a  été  de  3,000  marks  en  1899,  s'est 
élevé  à  7,000  en  1900  et  à  12,000  en  1901. 

Ces  cultures  spéciales  et  ces  industries  agricoles  augmentent 
sensiblement  le  produit  des  terres  aménagées  en  céréales  ou  en 
légumes.  C'est  grâce  à  elles  que  les  ventes  réalisées  arrivent  à 
couvrir  les  dépenses  d'une  maison  qui  abrite  120  pensionnaires. 
La  subvention  de  15,000  marks  allouée  par  la  colonie  de  Hambourg 
sur  le  montant  des  souscriptions  qu'elle  reçoit  est  à  peu  près 
absorbée  par  le  paiement  des  intérêts  et  de  l'amortissement  de  la 
dette  hypothécaire  de  la  colonie,  320,000  marks. 

Les  bons  résultats  obtenus  grâce  â  la  direction  donnée  aux  colons 
sont  appréciés  dans  le  voisinage.  Au  début,  les  habitants  du  bourg 
d'Appen  avaient  protesté  contre  l'établissement  de  la  colonie;  ils 
redoutaient  de  voir  attirer  dans  leur  voisinage  une  population  de 
vagabonds  et  de  loqueteux,  et  aussi  de  voir  croître  leurs  charges 
d'assistance  par  suite  du  séjour  prolongé  d'un  certain  nombre  de 
pensionnaires,  susceptibles  d'acquérir  un  domicile  de  secours. 
Aujourd'hui,  ils  sont  rassurés  et  viennent  demander  des  ouvriers 
au  directeur.  Chaque  année,  celui-ci  invite  toute  la  commune  aux 
deux  fêtes  annuelles  qu'on  célèbre  à  la  colonie  :  la  fête  de  la  Mis- 
sion, le  18  juin,  et  la  fête  d'actions  de  grâces  après  la  moisson,  le 
26  août. 

Les  membres  du  conseil  et  des  amis  de  l'œuvre  viennent  de 
Hambourg,  des  discours  sont  prononcés  en  plein  air  dans  un  coin 
du  parc  décoré  de  branchages  et  de  fleurs,  les  habitants  d'Appen 
répondent  en  grand  nombre  à  l'invitation  ;  ils  passent  l'après-midi 
dans  le  parc,  on  fraternise  entre  paysans  et  ouvriers. 

En  revenant  de  notre  promenade  â  l'extrémité  des  pépinières,  je 

me  hasardai  à  poser  au  directeur  une  question  que  j'avais  sur  la 

langue  depuis  plus  d'une  heure.  «  J'ai  remarqué  que  le  premier 

rapport  annonçant  la  fondation  de  la  colonie  familiale  disait  :  Nous 

25  octobre  1902.  22 


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338  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

étudierons  ultérieurement  les  moyens  &  employer  pour  assurer  un 
foyer  à  nos  pensionnaires.  Or,  je  n'ai  rien  lu  à  ce  sujet  dans  les 
rapports  suivants.  À-t-on  donc  renoncé  à  cette  pensée?  »  M.  Sonntag 
hocha  la  tête  sans  rien  dire;  puis,  sur  l'insistance  de  mon  regard, 
il  reprit  lentement  :  «  Si  ces  gens  avaient  eu  de  l'énergie  et  du 
jugement,  ils  ne  seraient  jamais  venus  demander  un  asile  à  la 
colonie.  Ici,  ils  marchent  droit,  parce  qu'ils  sont  encadrés  et  sou- 
tenus. Livrez-les  à  eux-mêmes,  ils  retomberont;  confiez-leur  un 
capital,  ils  le  boiront.  » 

Cette  opinion  est  diamétralement  opposée  à  celle  qui  a  inspiré  la 
fondation  des  colonies  familiales.  L'expérience  de  Scbaeferhof,  for- 
mant en  quelque  sorte  la  contre-épreuve  de  celle  de  Friedrich- 
Wiihelmsdorf,  semble  pourtant  prouver  que  c'est  la  bonne. 

Vil.  —  Colonies  d'ouvrières. 

Vers  1875,  M.  le  pasteur  Heinersdorff  exerçait  son  ministère  à 
Dortmund  où  il  était  chargé  spécialement  de  la  visite  des  malades 
à  l'hôpital.  Une  diaconesse  d'un  grand  mérite  y  était  alors 
employée;  elle  remarqua  bien  vite  que  l'aumônier  n'entrait  jamais 
dans  la  section  des  femmes  atteintes  de  maladies  spéciales.  Elle 
lui  en  fit  l'observation  :  «  Vous  avez  là  aussi  des  âmes  immor- 
telles à  sauver,  Monsieur  le  pasteur,  c'est  votre  devoir  de  leur  tendre 
la  main.  »  Mais  ses  avis  restaient  sans  résultat,  il  semblait  y  avoir 
chez  son  interlocuteur  une  répugnance  invincible  à  exercer  son 
ministère  dans  un  pareil  milieu.  Un  jour  où  M.  Heinersdorff  passait 
par  là,  la  diacouesse  ouvrit  la  porte  et  le  poussa  presque  de  force 
dans  la  salle  maudite.  11  fallut  bien  adresser  la  parole  à  ces  femmes, 
trouver  quelques  mots  partant  du  cœur  pour  leur  faire  entrevoir  la 
possibilité  du  relèvement  et  du  salut;  ils  furent  accueillis  par  des 
rires  et  des  blasphèmes  ;  cependant,  deux  ou  trois  des  plus  jeunes 
semblaient  gagnées  par  l'émotion  et  pleuraient.  Au  bout  de  quel- 
ques minutes,  le  pasteur  mit  fin  à  son  discours  en  disant  :  «  Je  suis 
à  la  disposition  de  celles  d'entre  vous  qui  voudront  sauver  leur  âme; 
elles  peuvent  venir  me  trouver,  voici  mon  nom  et  mon  adresse.  » 

Quelques  mois  plus  tard,  le  pasteur  était  allé  prendre  un  peu  de 
repos  aux  bains  de  Scheveninghe,  quand  se  présenta  chez  lui  une 
femme  en  toilette  tapageuse,  coiffée  d'un  chapeau  à  grande  plume 
rouge,  qui  demanda  à  lui  parler  et  manifesta  un  vif  désappointe- 
ment en  apprenant  son  absence.  Mme  Heinersdorff,  prévenue,  la  fit 
entrer;  la  visiteuse  lui  raconta  la  scène  de  l'hôpital,  elle  était  du 
nombre  de  celles  qui  avaient  pleuré:  elle  se  trouvait  maintenant 
guérie  et  voulait  rentrer  dans  le  droit  chemin. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SAKS  TRAVAIL  339 

MBt  Heinersdorff  fut  touchée,  elle  télégraphia  à  son  mari  qui  lui 
répondit  :  «  Gardez- la.  »  Le  soir,  Maria  couchait  sous  le  toit  du 
presbytère.  Le  pasteur  était  de  retour  deux  jours  plus  tard.  Il 
apprit  que  cette  fille  appartenait  à  une  famille  honorable;  elle 
s'était  enfuie  avec  un  jeune  homme  qui  l'avait  bien  vite  abandonnée. 
Elle  avait  ensuite  roulé  jusqu'au  fond  de  l'abîme;  mais  elle  voulait 
en  sortir,  elle  était  disposée  à  faire  n'importe  quoi.  Les  renseigne- 
ments recueillis  discrètement  confirmèrent  l'exactitude  de  ce  récit. 
Un  appel  fait  à  quelques  amis  fournit  la  somme  nécessaire  pour  acheter 
à  Maria  un  petit  fonds  de  modiste  dans  une  ville  voisine.  La  per- 
sonne était  intelligente,  elle  réussit  et  eut  bientôt  une  bonne  clientèle. 

Elle  était  restée  en  relations  régulières  avec  son  sauveur.  Celui- 
ci  venait  d'être  transféré  à  Elberfeld,  quand  il  reçut  une  lettre  lui 
annonçant  que  Maria  était  gravement  malade  et  désirait  instamment 
le  voir.  M.  et  MBt  Heinersdorff  partirent  aussitôt.  Maria  dit  au 
pasteur  qu'elle  sentait  qu'elle  allait  mourir,  qu'elle  avait  encore 
deux  choses  à  lui  demander  :  d'abord,  devait-elle  avouer  tout  son 
passé  à  sa  mère  qui  la  soignait  et  n'en  connaissait  qu'une  partie? 
Elle  était  prête  à  le  faire,  mais  elle  craignait  l'émotion  qu'elle  cau- 
serait à  une  honnête  mère  de  famille.  «  Non,  lui  fut-il  répondu, 
laissez  votre  mère  dans  l'ignorance;  elle  a  assez  souffert,  il  n'y  a 
aucune  utilité  à  lui  causer  ce  chagrin.  —  Et  maintenant,  reprit  la 
malade,  promettez- moi  d'exercer  envers  d'autres  l'œuvre  de  salut 
que  vous  avez  accomplie  à  mon  égard.  Il  le  faut,  c'est  votre  devoir  !  » 

M.  Heinersdorff  résistait,  il  ne  se  sentait  pas  porté  vers  ce  genre 
d'apostolat.  Mais  Maria  insistait,  elle  serrait  le  bras  du  pasteur, 
elle  le  regardait  de  ses  yeux  fixes  de  mourante,  et  elle  répétait 
toujours  :  «  Il  le  faut,  c'est  votre  devoir!  »  C'était  le  mot  de  la  dia- 
conesse de  Dortmund...  Le  pasteur  finit  par  baisser  les  yeux  sous 
ce  regard  en  murmurant  :  «  Eh  bien,  oui!  je  vous  le  promets.  » 

Trois  jours  plus  tard,  Maria  mourait.  Sa  vie  n'avait  pas  été 
inutile;  elle  avait  assuré  le  salut  de  centaines  de  pauvres  femmes, 
tombées  comme  elle. 

L'occasion  de  tenir  la  promesse  faite  ne  tarda  pas  à  se  présenter. 
Une  femme  sortant  de  la  maison  de  correction  avait  été  refusée  par 
l'administration  d'un  asile  pour  filles  repenties  parce  qu'elle  ne 
remplissait  pas  les  conditions  d'âge  prévues  par  le  règlement. 
M.  Heinersdorff  loua  une  petite  maison  dans  la  banlieue  d'Elberfeld, 
il  y  installa  un  ménage  dont  il  connaissait  de  longue  date  le  mari, 
homme  excellent  et  profondément  religieux,  et  il  lui  confia  cette 
première  pensionnaire.  C'était  en  janvier  1882. 

D'autres  vinrent  bien  vite  la  rejoindre.  Tous  les  jours  sortent  de 
prison  ou  de  l'hôpital  nombre  de  femmes  qui  n'ont  ni  parents  ni 


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340  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

foyer  pour  les  recevoir,  pas  même  un  domicile  de  secours  où  de- 
mander assistance.  Elles  n'ont  pas  d'argent,  pas  d'emploi.  Com- 
ment vivre?  La  chute  est  d'autant  plus  fatale  que  la  plupart  ont 
leur  santé  compromise,  souffrent  de  cet  affaiblissement  de  la  volonté 
qu'amène  la  misère,  quand  ce  n'est  pas  un  effet  de  tares  héréditaires. 
Elles  ont  besoin  pour  se  reconnaître  d'un  abri  qui  constitue  pour 
elles  une  sorte  de  stage  intermédiaire  entre  la  vie  renfermée  et  la 
liberté  complète,  il  leur  faut  un  appui,  des  conseils,  un  peu  de 
cette  sympathie  dont  elles  ont  été  si  longtemps  privées... 

Cemment  faire  un  tri  entre  tant  de  misères?  Toutes  les  catégo- 
ries antérieures  s'étaient  toujours  montrées  «  courtes  par  quelque 
endroit  »,  laissant  en  dehors  de  leur  action  certains  cas  intéressants. 
M.  le  pasteur  Heinersdorff  prit  le  parti  d'ouvrir  sa  porte  toute 
grande,  sans  distinction  d'âge,  ni  de  précédents,  ni  d'origine.  «  Ne 
jamais  refuser  rien  ni  personne  »,  fut  la  devise  de  sa  fondation.  La 
seule  condition  réclamée  était  d'être  valide  et  de  consentir  à  tra- 
vailler en  vue  du  relèvement. 

C'était  le  principe  même  adopté  par  H.  le  pasteur  de  Bodel- 
scbwingh  quand  il  avait  créé  Wilhelmsdorf  ;  aussi  l'asile  d'Elberfeld 
fut-il  considéré  plus  tard  comme  la  première  colonie  ouvrière  pour 
femmes  ou,  plus  simplement,  colonie  d'ouvrières1. 

La  petite  maison  d'Osterbaum  fut  bientôt  remplie;  les  demandes 
continuaient  à  affluer,  force  fut  de  se  lancer  dans  une  construction. 
Un  vaste  terrain  fut  acquis  en  dehors  de  l'agglomération  urbaine, 
dans  une  rue  nouvellement  tracée,  Strassburgerstrasse.  Un  édifice 
important  y  fut  construit,  comprenant  un  sous-sol,  un  rez-de- 
chaussée,  deux  étages  et  des  greniers.  Des  chambres  y  sont  dispo- 
sées pour  cinquante  pensionnaires,  soit  isolées,  soit  groupées  par 
trois,  jamais  deux.  Au  rez  de-  chaussée  se  trouvent  les  salles  de 
travail,  de  réunion,  d'autres  pour  les  repas.  La  pièce  la  plus  remar- 
quable de  l'édifice  est  une  vaste  buanderie,  dotée  de  tous  les  per- 
fectionnements les  plus  modernes.  Sur  la  façade  on  inscrivit  la  parole 
de  miséricorde  :  «  Je  ne  repousserai  pas  celui  qui  vient  à  moi.  » 
«  La  blanchisserie  constitue  la  principale  occupation  des  pension- 
naires, avec  ses  annexes,  le  repassage  et  le  raccommodage.  Elle 
donne  des  produits  importants  et  emploie  constamment  une  tren- 
taine de  femmes.  D'autres  travaillent  à  la  couture,  quelques-unes 
s'occupent  des  travaux  intérieurs  (cuisine,  ménage)  ou  du  jardin, 

1  Voici  La  définition  du  but  de  l'œuvre  donnée  par  les  statuts  :  a  L'asile 
oftre  aux  personnes  du  sexe  féminin,  qu'elles  soient  en  danger  moral,  déjà 
tombées  ou  meaacées  de  se  perdre  définitivement  faute  d'un  appui  chari- 
table, un  abri,  des  secours  religieux,  un  apprentissage  professionnel,  un 
salaire,  et  plus  tard  une  position  et  un  domicile  fixe.  » 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  341 

qui  fournit  les  légumes.  Les  plus  vieilles  tricotent  ou  découpent 
des  étiquettes,  mais  le  travail  est  la  loi  pour  toutes. 

Ce  n'a  pas  été  facile  de  l'organiser  avec  de  pareils  éléments.  La 
plupart  de  ces  filles  n'ont  même  pas  le  sens  de  ce  qui  leur  manque, 
il  faut  éveiller  chez  elles  le  désir  de  mieux  faire,  l'horreur  du  men- 
songe qu'elles  pratiquent  inconsciemment,  l'idée  même  de  la  mora- 
lité. Un  jour,  une  enfant  de  quinze  ans  lavait  des  carreaux  à  une 
fenêtre  du  second  étage.  Elle  croit  s'entendre  appeler  de  la  rue  par 
une  voix  connue,  elle  s'avance  sans  réfléchir,  machinalement,  et 
tombe  d'une  hauteur  de  treize  mètres.  On  la  crut  morte  quand  on 
accourut  pour  la  relever;  elle  se  remit  cependant. 

Pour  diriger  un  pareil  personnel,  sous  la  haute  autorité  du  fon- 
dateur, il  suffit  d'une  «  mère  de  famille  »,  généralement  une  diaco- 
nesse, et  de  quatre  auxiliaires.  Chacune  d'elles  est  spécialement 
chargée  d'un  service  distinct  dont  elle  a  la  responsabilité. 

Les  soins  médicaux  sont  assurés  gratuitement  par  un  médecin, 
un  chirurgien,  un  oculiste  et  un  dentiste.  Il  en  est  de  même  pour 
l'enseignement  religieux.  Un  professeur  fait  des  cours  réguliers  à 
toutes  les  pensionnaires  qui  n'ont  pas  seize  ans,  et  dont  l'instruc- 
tion a  presque  toujours  été  singulièrement  négligée. 

Comme  dans  les  colonies  d'hommes,  le  travail  des  deux  premiers 
mois  n'est  pas  rétribué.  Ensuite,  chaque  ouvrière  touche  une  gra- 
tification dont  le  montant  est  porté  sur  un  carnet.  Celles  qui  restent 
assez  longtemps  peuvent  se  former  un  pécule  suffisant  pour  leur 
entrée  en  service  ;  il  leur  est  remis  sous  la  forme  d'un  livret  de  la 
caisse  d'épargne  municipale. 

La  durée  du  séjour  est  fort  variable.  Il  y  a  de  nombreux  départs 
dans  les  deux  premiers  mois.  Les  plus  mauvais  éléments  s'élimi- 
nent d'eux-mêmes;  la  porte  est  toujours  ouverte,  pour  sortir  comme 
pour  entrer,  les  fenêtres  n'ont  pas  de  treillage  ni  les  portes  de 
verrous.  Quelques-unes  sont  dirigées  sur  des  établissements  spé- 
ciaux qui  leur  conviennent  particulièrement  :  alcooliques,  prosti- 
tuées, filles-mères,  enfants  de  moins  de  douze  ans. 

Celles  qui  persévèrent  au  delà  de  deux  mois  restent  générale- 
ment le  temps  jugé  nécessaire  à  leur  relèvement.  La  durée  la  plus 
-ordinaire  de  ce  stage  est  de  deux  ans.  Exceptionnellement,  quelques 
natures  mieux  douées  peuvent  être  placées  au  bout  d'un  an  ou  de  six 
mois,  d'autres  ont  des  tares  spéciales  qui  obligent  à  les  garder  plus 
longtemps.  M.  Heinersdorf  est  l'arbitre  souverain  en  cette  matière. 

11  est  de  principe  absolu  que  toute  fille  qui  accomplit  son  stage 
jusqu'au  bout  ne  sort  qu'avec  un  emploi.  Trouver  des  places  est 
un  gros  souci;  il  faut  multiplier  les  démarches,  les  lettres,  les 
visites.  On  y  arrive  cependant,  grâce  au  manque  de  main-d'œuvre 


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342  L'ASSISTANCE  AUX  OUVBIBBS  SANS  TRAVAIL 

féminine  qui  se  fait  sentir  dans  toute  la  région.  Les  demandes  de 
domestiques  sont  particulièrement  nombreuses;  on  ne  peut  les 
satisfaire  toutes,  car  la  direction  tient  à  ne  pa9  s'exposer  à  des 
reproches  et  ne  met  en  condition  que  les  femmes  dont  elle  croit  être 
sûre.  La  grande  majorité  sort  en  qualité  d'ouvrières.  Les  maî- 
tresses de  maison  y  regardent  de  moins  près,  et  beaucoup  de  ces 
ouvrières  se  placent  ensuite  seules  comme  domestiques. 

Une  fois  sorties,  les  ex-pensionnaires  restent  en  relations  avec 
l'asile.  Elles  peuvent  toujours  y  revenir  le  dimanche,  et  quand  elles 
se  trouvent  momentanément  sans  emploi.  On  les  décide  générale- 
ment à  laisser  leurs  livrets  de  caisse  d'épargne  entre  les  mains  de 
la  «  mère  de  famille  »  et  à  y  ajouter  un  versement  mensuel.  Les 
dames  patronesses  les  visitent  à  domicile,  et  à  l'hôpital,  quand  elles 
sont  malades. 

Celles  qui  acceptent  ce  patronage  peuvent  être  considérées 
comme  sauvées.  Elles  reprennent  une  vie  régulière,  quelques-unes 
se  marient.  L'an  dernier,  le  pasteur  HeinersdorfT  a  célébré,  dans  la 
grande  salle  de  l'asile,  le  mariage  d'une  de  ses  patronnées,  qui 
s'était  particulièrement  fait  remarquer  par  sa  bonne  tenue. 

Le  nombre  des  succès  n'excède  guère  le  tiers  des  pensionnaires. 

Un  second  tiers  demande  de  longs  soins,  beaucoup  de  travail  et 
de  patience,  et  le  résultat  reste  souvent  douteux. 

Le  troisième  tiers  se  compose  de  celles  qui  disparaissent  avant 
le  temps  voulu  et  ne  donnent  plus  de  leurs  nouvelles.  On  a  le 
droit  de  les  considérer  comme  perdues. 

Et  pourtant,  pour  quelques-unes  au  moins,  la  semence  généreu- 
sement répandue  germera  tardivement.  Il  y  a  quelque  temps,  H.  le 
pasteur  HeinersdorfT  rentrait  de  ses  courses  quand  il  vit  une 
femme  âgée  occupée  à  déchiffrer  l'inscription  qui  décore  la  façade 
de  l'asile.  Il  s'approcha  et  se  mit  en  devoir  de  la  lui  commenter. 
«  Vous  ne  me  reconnaissez  pas,  Monsieur  le  pasteur?  lui  dit  son 
interlocutrice,  je  suis  Emilie,  que  vous  avez  recueillie  il  y  a  quinze 
ans  et  qui  vous  a  donné  tant  de  soucis.  Après  m'être  sauvée  de 
chez  vous,  j'ai  eu  encore  bien  de  la  misère  ;  j'ai  réfléchi  aux  conseils 
que  j'y  avais  reçus  et  j'ai  résolu  de  changer  de  vie.  J'ai  fait  la 
connaissance  d'un  ouvrier  âgé,  resté  veuf  avec  de  petits  enfants. 
Il  m'a  épousée,  j'ai  élevé  ses  enfants,  nous  vivons  heureux  mainte- 
nant. J'avais  depuis  longtemps  envie  de  revoir  la  maison  où  j'ai 
été  recueillie,  mais  je  n'aurais  jamais  osé  vous  aborder  si  vous  ne 
m'aviez  adressé  la  parole  le  premier.  » 

D'où  viennent-elles?  De  la  prison,  de  la  maison  de  travail  forcé 
ou  de  l'hôpital  pour  la  plupart;  quelques-unes  de  la  rue,  avant 
d'être  arrêtées.  Certaines  des  plus  jeunes  sont  amenées  par  leurs 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  343 

familles,  qui  ne  peuvent  rien  en  faire.  Ce  sont  là  les  grandes 
sources  de  recrutement. 

Une  nouvelle  est  venue  s'y  ajouter  depuis  un  an.  En  vertu  de  la 
loi  du  2  juillet  1900  sur  l'éducation  préventive,  les  magistrats  ont 
le  droit  de  placer  provisoirement  dans  un  établissement  les  enfants 
pour  lesquels  il  pourrait  y  avoir  danger  à  attendre  la  décision  du 
Landeshauptmann.  Treize  enfants  ont  été  ainsi  confiées  à  l'asile. 
La  direction  n'a  pas  voulu  refuser  son  concours  à  cette  loi  de 
salut  social;  mais  elle  ne  tient  pas  à  les  conserver  au  delà  du 
temps  strictement  nécessaire.  Ces  mineures  sont  placées  par  auto- 
rité de  justice  et  ne  conviennent  pas  à  un  établissement  organisé 
sur  le  principe  de  la  libre  accession. 

En  attendant,  c'est  un  bonheur  pour  ces  jeunes  filles  profondé- 
ment perverties,  pour  la  plupart,  de  séjourner  quelques  semaines 
dans  un  milieu  laborieux  et  chrétien.  En  parcourant  les  divers 
ateliers  avec  Mm*  Heinersdorff,  qui  avait  bien  voulu  diriger  ma 
visite,  je  fus  surpris  de  voir  des  enfants,  des  jeunes  filles,  des 
femmes  âgées  travailler  côte  à  côte;  ne  devait-on  pas  redouter  que 
les  plus  jeunes  fussent  perverties  par  leurs  aînées?  «  C'est  une 
objection  qui  nous  a  souvent  été  faite,  me  fut-il  répondu;  elle 
n'est  pas  fondée.  Les  femmes  d'un  certain  âge  qui  sont  ici  y 
restent  volontairement,  leur  présence  seule  prouve  qu'elles  ont  la 
ferme  intention  de  se  relever.  Leurs  avis  et  leur  exemple  font  plus 
pour  convaincre  les  jeunes  que  nos  propres  conseils.  » 

La  ville  s'est  développée  depuis  vingt  ans.  Le  quartier  désert 
où  s'était  établi  M.  Heinersdorff  est  aujourd'hui  bâti,  et  les  cons- 
tructions entourent  l'asile.  En  1900,  il  a  fallu  acquérir  une  mai- 
son voisine,  dans  laquelle  allait  s'installer  un  débit  de  vins. 
On  a  utilisé  l'immeuble  en  y  ouvrant  un  Frauenheim  destiné  à 
recueillir  les  femmes  de  condition  aisée  qui  ne  peuvent  vivre  dans 
leurs  familles  par  suite  de  mauvais  instincts  ou  de  mauvaises  habi- 
tudes :  alcooliques,  morphinomanes,  victimes  de  perversions 
d'autre  genre.  Le  nombre  en  est  plus  grand  qu'on  ne  le  croit.  La 
première  pensionnaire  fut  la  sœur  d'un  pasteur  qui  s'était  adonnée 
à  la  boisson  à  la  suite  de  chagrins  de  famille.  La  direction  a  été 
confiée  à  une  dévouée  collaboratrice  de  l'œuvre,  qui  a  ouvert  un 
atelier  de  confection  pour  dames.  Elle  a  actuellement  sept  pen- 
sionnaires. Là  aussi,  le  séjour  prolongé  constitue  la  condition 
essentielle  du  succès  *. 

4  L'asile  jouit  de  la  personnalité  civile.  U  est  administré  par  un  comité 
de  douze  membres,  six  d'Elberfeld  et  six  de  Barmen,  qui  ont  constamment 
élu  comme  président  le  pasteur  Heinersdorff. 

Les  jeunes  filles  domiciliées  dans  la  province  de  Westphalie  sont  reçues 


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344  L'ASSISTANCE  /DX  OUVRIERS  SAKS  TRAVAIL 


Au  moment  même  où  le  M.  le  pasteur  Heinersdorff  organisait 
son  asile,  un  de  ses  confrères  du  centre  de  l'Allemagne  cherchait, 
de  son  côté,  la  solution  des  mêmes  difficultés;  s'inspirant  également 
de  l'exemple  donné  &  Wilhelmsdorf,  il  créait  une  organisation  qui 
présente  une  analogie  complète  avec  celle  que  nous  venons  d'exposer. 

M.  le  pasteur  Isermeyer,  de  Hildesheim,  était  à  la  fois  aumônier 
de  l'asile  d'aliénés  et  de  la  maison  de  travail  forcé  pour  femmes 
de  Himmelsthtir.  11  constata  que  l'état  d'abandon  et  de  dénùment 
dans  lequel  se  trouvaient  les  pensionnaires  sortant  de  ces  deux  éta- 
blissements est  la  véritable  cause  du  plus  grand  nombre  des  chutes. 

Pour  venir  au  secours  des  mieux  disposées  entre  les  libérées,  il 
loue  une  petite  maison  à  Achtum,  village  voisin  de  Hildesheim, 
et  y  installe  huit  pensionnaires,  sous  la  direction  d'une  personne 
sûre.  Leur  nombre  augmentant,  il  achète  un  terrain  de  deux  hec- 
tares à  Himmelsthtir  et  y  construit  un  refuge  auquel  il  donne  le  nom 
de  «  Foyer  de  la  femme  » .  Une  grande  blanchisserie  y  est  organisée 
pour  occuper  les  pensionnaires.  Cet  établissement  se  développe 
progressivement  et  reçoit  actuellement  cent  trente  femmes  réparties 
en  six  familles,  dirigées  chacune  par  une  «  mère  de  famille  »  et  une 
auxiliaire.  Autour  de  l'asile  se  sont  élevés  successivement  d'autres 
établissements  qui  en  forment  le  complément  :  asile  spécial  pour 
femmes  alcooliques  qui  n'ont  pas  subi  de  condamnation  ;  établis- 
sement d'éducation  pour  les  jeunes  filles  en  danger  moral  ayant 
dépassé  l'âge  de  seize  ans  ;  pensionnat  pour  les  femmes  de  condition 
usée,  atteintes  de  maladies  nerveuses  ou  d'habitudes  à  corriger.  Ce 
sont  les  mêmes  institutions  qu'à  Elberfeld,  avec  un  personnel  plus 
nombreux,  mais  conduites  d'après  les  mêmes  principes  :  le  travail, 
la  prière,  l'action  personnelle  et  continue  sur  les  ouvrières,  toujours 
libres  de  partir  si  elles  le  veulent. 

L'exemple  ainsi  donné  sur  deux  points  différents  a  été  bien  vite 
suivi.  En  1896,  huit  établissements  de  ce  genre  existaient  déjà 
en  Allemagne,  lorsque  les  colonies  d'ouvrières  ont  été  admises 
à  faire  partie  de  l'Union  centrale  des  colonies  ouvrières.  Leur 
nombre  s'élève  aujourd'hui  à  treize;  tantôt  sous  le  nom  d'asile 
(Zufluchtshaus),  tantôt  sous  celui  de  foyer  de  la  femme  (Frauen- 
heim)t  tous  poursuivent  le  même  but,  ainsi  défini  par  les  statuts  de 
la  maison  de  Himmelsthtir  :  «  L'asile  est  créé  pour  recevoir  les 
femmes  ou  filles  sans  foyer,  sans  travail  et  sans  domicile  de  secours, 

gratuitement,  on  raison  des  subventions  accordées  par  la  province  et  par 
un  certain  nombre  de  villes.  Les  autres  paient  50  pf.  par  jour,  en  principe 
du  moins. 


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1/ASS1STAKCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  345 

pour  leur  tendre  la  main  d'après  les  principes  adoptés  pour  les 
hommes  par  les  colonies  ouvrières,  en  vue  de  les  aider  à  se  relever 
et  de  les  mettre  en  état  de  devenir  des  membres  utiles  de  la 
société1.  » 

VIII.  —  Conclusion. 

Sur  la  couverture  du  Voyageur^  l'excellente  petite  revue  que 
nous. avons  souvent  citée,  on  voit,  à  gauche  du  titre,  l'ouvrier 
hirsute,  maigre  et  loqueteux  qui  arrive  à  la  colonie,  dont  il  sort, 
à  droite,  engraissé,  rasé,  bien  vêtu,  se  dirigeant  vers  l'atelier  où  sa 
place  est  retenue. 

Cette  double  image  symbolise  l'idéal  enti*evu  par  les  fondateurs 
des  premières  colonies;  nous  avons  constaté  qu'ils  l'ont  réalisé 
dans  une  large  mesure.  On  n'a  pas  oublié  les  exemples  de  relè- 
vement obtenus  à  Bethel  ;  nous  aurions  pu  en  allonger  indéfiniment 
la  liste.  Il  n'est  pas  un  rapport  annuel  de  l'une  quelconque  des 
colonies  qui  ne  mentionne  un  ou  plusieurs  faits  de  ce  genre. 

Il  n'y  a  toutefois  pas  à  dissimuler  que  les  ouvriers  ainsi  relevés 
constituent  une  faible  minorité.  Si  nous  consultons  les  statistiques 
si  consciencieusement  établies  soit  par  H.  le  docteur  Berthold,  soit 
par  les  employés  du  Comité  central 2,  nous  voyons  que  le  nombre 
des  placements  effectués  ne  dépasse  pas  16,50  pour  100  du  nombre 

1  Nous  donnons  ici  la  liste  complète  de  ces  établissements,  moins  facile 
à  trouver  que  celle  des  colonies  d'hommes  : 

1.  Asile  d'Elberfeld-Barmen,  1882; 

2.  Foyer  de  la  femme  à  Himmelsthûr,  près  Hildesheim,  1884; 

3.  Asile  de  Lippspringe  (Westphalie),  1886,  avec  succursale  à  Teck linburg; 

4.  Asile  de  Gross-Salze  (province  de  Saxe),  1886; 

5.  Asile  de  Borsdorf,  près  Leipzig; 

6.  Asile  de  Tobiasmûhle,  près  Dresde,  1894; 

7.  Foyer  de  la  femme  à  Steglitz,  près  Berlin,  1895; 

8.  Asile  de  Kœstritz,  près  Géra  (Thuringe),  1896; 

9.  Asile  de  Hambourg,  Martinistrasse  40,  1887  ; 

10.  Asile  Lindenbaus  à  Wiesbaden,  1890; 

11.  Asile  de  Neumûnster  (Holstein); 

12.  Asile  d'Eckenheim,  près  Francfort-sur-ie-Mein; 

13.  Asile  de  Nuremberg,  1901. 

3  M.  le  docteur  Bertbold  a  publié  sept  brochures  successives  dans  les- 
quelles il  examine  le  développement  des  colonies  par  périodes  de  deux  ou 
trois  ans,  en  accompagnant  cette  étude  des  renseignements  statistiques  les 
plus  complets  et  les  plus  intéressants.  On  pourra  juger  du  travail  que  s'est 
imposé  Fauteur  quand  on  saura  que,  pour  établir  la  seule  statistique  du 
nombre  d'admissions  dans  les  colonies,  il  a  collationné  et  classé  par  ordre 
alphabétique  61,000  fiches  individuelles. 

Les  travaux  de  M.  Berthold  s'arrêtent  malheureusement  en  1898;  il  est 
décédé  en  1893. 

Nous  avons  consulté  pour  la  période  postérieure  les  relevés  mensuels 
établis  par  les  employés  du  Comité  central  et  publiés  dans  le  Wanderer. 


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346  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRATA1L 

total  des  individus  qui  laissent  annuellement  les  colonies.  Ceux-là 
ont  désormais  un  emploi,  on  ne  les  reverra  plus.  Ils  constituent 
donc  à  peu  près  la  proportion  à  attribuer  aux  meilleurs  sujets, 
ceux  qui  ont  pleinement  saisi  la  main  tendue  vers  eux.  Par  contre* 
nous  constatons  que  le  but  de  relèvement  n'a  pas  été  atteint  pour 
le  plus  grand  nombre,  environ  les  quatre  cinquièmes.  Ceux-ci  par- 
tent^ l'aventure,  sans  emploi,  exposés  aux  pires  accidents  ;#  trop 
souvent,  leurs  agissements  déconsidèrent  l'établissement  dont  ils 
sortent  et  dont  ils  n'ont  pas  voulu  accepter  la  direction  assez 
longtemps  pour  se  corriger.  De  là  naît,  chez  un  grand  nombre  de 
patrons,  une  prévention  contre  les  colonies.  Il  arrive  parfois  que  de 
bons  ouvriers,  victimes  d'un  chômage  ou  d'un  accident,  mais  en 
possession  d'un  métier  défini,  préfèrent  chercher  eux-mêmes  un 
emploi  sans  recourir  aux  bons  offices  du  «  père  de  famille  ».  Ils 
craignent  que  l'étiquette  de  la  colonie  ne  soit  pas  pour  eux 
une  recommandation. 

C'est  certainement  là  une  des  causes  qui  expliquent  la  décrois- 
sance du  nombre  des  placements  qui  s'élevait  à  27  pour  100  au 
début  et  a  diminué  progressivement  de  plus  du  tiers. 

Ce  n'est  pas  la  seule.  Cette  diminution  devait  fatalement  se 
produire,  étant  donnée  la  conception  originaire  :  accueillir  tout 
homme,  quel  que  soit  son  passé,  à  la  seule  condition  qu'il  consente 
à  travailler.  Au  moment  où  il  prenait  l'initiative  de  ce  mouvement, 
M.  de  Bodelschwingh  évaluait  à  200,000  le  nombre  des  individus 
circulant  sur  les  routes,  dont  100,000  mendiants  incorrigibles1, 
80,000  hommes  disposés  à  travailler,  20,000  au  plus  susceptibles 
d'être  amendés  et  reclassés.  Or  si  son  programme  excluait  les 
paresseux,  il  accueillait  tous  les  travailleurs,  non  pas  seulement 
les  ouvriers  ayant  appris  un  métier,  mais  aussi  ceux  qui  ont  grandi 
au  hasard,  sans  travail  régulier,  sans  formation  morale;  même  les 
natures  bornées  intellectuellement  ou  physiquement,  livrées  sans 
résistance  aux  impulsions  du  moment.  Comment  placer  ces  hommes 
de  peine  ou  journaliers  qui  ne  savent  aucun  métier,  ces  condamnés 
libérés  que  tout  le  monde  repousse,  toutes  ces  victimes  de  l'alcool 
et  de  la  misère,  usées  à  la  vie  du  trimard,  dont  la  figure  ravagée 
trahit  le  passé,  que  personne  n'embauche  quand  ils  se  présentent? 
Parfois,  dans  un  moment  de  presse,  ils  trouveront  un  emploi 

4  Nous  avons  déjà  dit  combien  les  appréciations  varient  en  ces  matières. 
Ainsi  M.  le  docteur  Mûusterberg,  dont  la  haute  compétence  est  universel- 
lement connue,  calcule  la  charge  imposée  par  les  vagabonds  professionnels 
sur  une  moyenne  de  15  à  20,000.  Il  est  vrai  qu'il  ajoute  immédiatement 
que  ce  chiffre  est  certainement  inférieur  à  la  réalité.  (V Assistance,  trad. 
R.  Bompard,  Paris,  1902,  p.  212). 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  347 

transitoire;  mais  bientôt  remerciés,  ne  sachant  que  devenir,  ils 
reprennent  instinctivement  le  chemin  de  la  colonie.  Dès  la  réunion 
générale  de  1889,  ont  constatait  que  ces  chevaux  de  retour,  ces 
«  Koloniebummler  »,  comme  on  dit  là-bas,  formaient  le  quart  de 
l'effectif  total;  aujourd'hui  leur  nombre  atteint  les  deux  tiers, 
67  pour  100. 

Les  statistiques  dont  nous  avons  parlé  sont  à  cet  égard  pleines 
d'intérêt.  Parmi  les  gens  qui  se  présentent  pour  la  première  fois 
dans  une  colonie,  le  tiers  environ  n'a  jamais  subi  de  condamna- 
tions f;  à  la  seconde  admission,  cette  proportion  descend  au  cin- 
quième; à  la  sixième,  nous  comptons  90  pour  100  de  condamnés; 
tous  l'ont  été  à  partir  de  la  huitième  admission.  Il  y  en  a  qui  sont 
revenus  dix- huit,  vingt  et  vingt -deux  fois  demander  asile  à  la 
maison  hospitalière! 

Que  faire?  Convient-il  de  fermer  la  porte  des  colonies  à  ces  visi- 
teurs trop  fidèles?  Faut-il  prendre  des  mesures  pour  limiter  le 
nombre  des  admissions  &  trois,  comme  le  demandait,  en  1886, 
M.  le  président  de  régence  von  Diest,  ou  réclamer  la  preuve  d'un 
travail  exécuté  au  dehors  avant  une  nouvelle  admission,  comme 
Ta  proposé  récemment  le  directeur  de  la  colonie  de  Berlin  a? 

«  Mais,  a-t-on  objecté,  ces  gens  sont  intéressants;  ils  viennent 
d'eux-mêmes  à  la  colonie  pour  ne  pas  encourir  une  condamnation 
nouvelle;  si  vous  les  repoussez,  ils  seront  fatalement  arrêtés,  ils 
encombreront  les  prisons  de  courtes  peines,  ils  achèveront  de  s'y 
corrompre  dans  l'oisiveté,  et  deviendront  par  la  suite  de  véritables 
criminels.  A  la  colonie,  ils  se  conduisent  bien,  ils  font  un  travail 
utile  qui  paie  une  grande,  partie  de  leur  dépense.  La  discipline  de 
la  maison  d'arrêt  les  a  matés,  ce  sont  généralement  les  plus  soumis 
entre  les  colons.  » 

Beaucoup  de  ces  malheureux  s'efforcent  donc  d'éviter  la  prison, 

1  II  convient  de  constater  que  ces  condamnations  n'ont  pas  toutes  la 
même  gravité;  plus  de  la  moitié  des  individus  qu'elles  ont  atteint  n'ont 
été  frappés  que  des  arrêts  de  police  ou  du  renvoi  à  la  maison  de  travail 
forcé,  qui  en  est  la  peine  accessoire  pour  les  vagabonds  et  quelques  autres 
catégories  (art.  361  et  362  du  Gode  pénal  de  l'Empire).  7,5  pour  100  seule- 
ment ont  encouru  la  peine  de  la  réclusion.  Voici,  du  reste,  les  chiffres 
proportionnels  résultant  de  9,831  cartes  de  condamnés  dépouillées  par 
M.  Berthold  pour  la  période  1891-1893  : 

Arrêts  de  police 3,905  soit     40     pour  100 

Maison  de  travail  forcé.    .    .       697    —       7  — 

Prison 4,455    —      45,5       — 

Réclusion JJU    —       7,5       — 

Total 9,831    —    100  — 

*  Conférence  des  directeurs  de  colonie  réunis  à  Ksestorf  (Hanovre)  du  19 
au  21  juin  1902. 


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348  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

ils  viennent  à  la  colonie  comme  à  un  port  de  salut,  ils  cherchent 
un  arrêt  dans  leur  vie  de  misère,  souvent  ils  demandent  à  être 
conservés  indéfiniment.  On  en  a  relevé  qui  sont  depuis  trois  ans, 
sept  ans  parfois,  dans  la  même  colonie  sans  donner  lieu  à  aucune 
plainte.  Pourquoi  les  rejeter  sur  le  trimard,  et  de  là  en  prison? 

Le  comité  central  s'est  laissé  toucher  par  ces  raisons;  il  n'a  pas 
voulu  imposer  une  limitation  rigoureuse  à  ses  adhérents.  Tout  en 
estimant  qu'un  délai  de  quatre  à  cinq  mois  est  nécessaire  et  suffi- 
sant pour  qu'un  homme  puisse  se  refaire  physiquement,  payer  son 
habillement  et  se  préparer  au  placement,  il  a  admis  pour  les  direc- 
teurs la  faculté  de  conserver  plus  longtemps  les  ouvriers  qui  leur 
paraîtraient  intéressants,  sauf  à  faire  connaître  leurs  motifs  au  con- 
seil d'administration.  Seule,  la  colonie  de  Seyda  (province  de  Saxe) 
maintient  le  principe  de  la  sortie  obligatoire  au  bout  de  cinq  mois. 

La  colonie  familiale,  telle  qu'elle  est  organisée  à  Schœferhof, 
présente,  du  reste,  la  meilleure  des  solutions  pour  ces  reclus  volon- 
taires. Le  jour  où  plusieurs  établissements  de  ce  genre  existeront 
sur  divers  points  de  l'Allemagne,  les  colonies  pourront  revenir  à 
l'application  rigoureuse  du  principe  posé  au  début,  à  savoir  que  la 
colonie  est  un  lieu  de  passage  offrant  au  chômeur  involontaire  un 
abri  pour  se  ressaisir  en  attendant  un  placement  définitif. 

Nous  avons  rencontré  une  seconde  série  d'individus  pour  laquelle 
on  a  demandé  depuis  longtemps  des  établissements  spéciaux  :  ce 
sont  les  alcooliques.  L'eau-de-vie  est  le  grand  pourvoyeur  de3 
colonies,  comme  des  prisons,  du  reste.  Quand  la  terrible  passion 
commande,  l'ouvrier  abandonne  son  travail,  vend  ses  outils,  ses 
vêtements  au  besoin,  pour  la  satisfaire.  Ici  encore,  la  lecture  des 
rapports  est  tristement  suggestive.  «  Nous  avions  dernièrement,  à 
la  colonie  de  Hambourg,  un  pensionnaire  d'un  certain  âge,  intelli- 
gent, bon  travailleur,  qui  nous  donnait  toute  satisfaction.  Il  avait 
occupé  jadis  une  position  relativement  élevée,  son  fils  aîné  pour- 
suivait ses  études  dans  une  université.  Quelques  jours  avant  Noël, 
il  reçut  par  la  poste  la  thèse  de  doctorat  de  son  fils  avec  la  somme 
nécessaire  pour  aller  passer  les  fêtes  au  milieu  des  siens.  On  le 
laissa  sortir  avec  une  permission  de  huit  jours.  Deux  jours  après, 
nous  apprîmes  qu'il  avait  dépensé  au  cabaret  l'argent  de  son  voyage 
et  qu'il  avait  passé  le  jour  de  Noël  en  prison  *.  » 

Contre  une  telle  passion,  il  n'y  a  qu'un  remède  :  l'asile  spécial 
avec  séjour  prolongé,  au  moins  pendant  un  an,  mieux  encore  pen- 
dant deux  ou  trois.  On  l'a  compris,  au  comité  central  des  colonies. 
Nous  avons  signalé,  au  cours  de*  cette  étude;  les  asiles  ouverts  à 
Friedrichshtitte,  à  Maria- Veen  ;  nous  pouvons  ajouter  ceux  qui  fonc- 

1  Rapport  de  la  colonio  ouvrière  de  Hambourg  pour  1901,  p.  4. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OOVRIEBS  SANS  TRAVAIL  349 

tionnent  à  Rickling  (Sleswig-Holstein),  à  Isenwald  près  Kaestorf 
(Hanovre),  à  Eisenhof  près  Pollnow  (Poméranie). 

Des  mesures  effectives  ont  donc  été  prises  en  faveur  des  deux 
catégories  de  pensionnaires  dont  le  nombre  croissant  alourdit  le 
fonctionnement  des  colonies  et  a  pu  leur  attirer  un  certain  dis- 
crédit. À  mesure  que  le  nombre  de  ces  établissements  spéciaux 
augmentera,  il  deviendra  facile  de  tenir  plus  strictement  la  main  à 
l'exécution  des  règles  prévues  pour  les  réadmissions,  à  la  réunion 
générale  de  1896  «. 

Les  colonies  ont,  en  effet,  leurs  règles  communes  destinées  à 
assurer  à  l'institution  un  fonctionnement  uniforme  sur  tous  les 
points  de  l'Allemagne.  Les  principes  en  ont  été  fixés  dès  1883,  à 
Hanovre,  lors  de  la  première  réunion  des  comités  locaux  où  a  été 
décidée  la  formation  du  comité  central  qui  siège  à  Berlin.  Mais  si 
les  «  thèses  de  Hanovre  »  constituent  en  quelque  sorte  la  charte 
de  l'association,  cette  constitution  est  essentiellement  perfectible. 
Ceux  qui  en  ont  la  garde  s'efforcent  incessamment  d'y  introduire 
les  améliorations  et  les  extensions  suggérées  par  l'expérience. 
C'est  ainsi  que,  depuis  quelques  années,  on  a  considérablement 
développé  le  placement,  par  un  accord  avec  les  bureaux  munici- 
paux et  avec  les  bureaux  gratuits  ouverts  dans  un  grand  nombre 
d'auberges  hospitalières.  Plus  récemment  encore,  on  a  étendu  aux 
colonies  la  disposition  des  caisses  d'épargne  fondées  par  ces  mêmes 
auberges.  En  six  mois,  les  pensionnaires  de  la  seule  colonie  de 
Freistatt  ont  versé  1,500  marks;  au  cours  de  l'exercice  1901, 
25,000  marks  ont  été  déposés  dans  181  bureaux.  Les  retraits  ne 
se  sont  élevés  qu'à  17,000  marks,  en  sorte  qu'il  reste  une  somme 
de  8,000  marks  qui  représente  le  capital  appartenant  aux  chemi-  - 
neaux  allemands. 

Ce  serait  peu  pour  chacun,  si  tous  devaient  y  participer  ;  mais 
les  fondateurs  de  la  caisse  d'épargne  n'ont  pas  la  prétention  de 
transformer  tous  les  vagabonds  en  capitalistes.  Ils  savent  qu'il  y  a 
parmi  les  pensionnaires  des  colonies  un  déchet  social  inévitable; 
la  langue  allemande,  par  une  de  ces  associations  de  mots  qui  lui 

1  Ces  règles  se  résument  en  trois  points  essentiels  : 

i°  N'admettre  l'ouvrier  qui  se  présente  pour  la  seconde  fois  que  dans  la 
colonie  où  il  a  déjà  travaillé  ou  dans  celle  de  son  domicile.; 

2°  Exiger  un  temps  d'engagement  plus  long  sur  le  contrat  signé; 

3°  Prolonger  d'une  semaine  à  chaque  réadmission  le  temps  d'épreuve 
pendant  lequel  aucun  salaire  n'est  alloué  au  colon. 

On  recommande  de  plus  aux  directeurs  de  ne  jamais  accueillir  les  vieil- 
lards incapables  de  travailler,  mais  de  les  renvoyer  à  l'assistance  commu- 
nale, à  qui  incombe  le  devoir  de  leur  assurer  le  secours  nécessaire  à  leur 
existence* 


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350  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

sont  familières,  a  baptisé  ces  individus  «  l'humanité  inférieure  des 
asiles  »,  et  le  romancier  russe  qui  les  a  le  mieux  étudiés  les  qua- 
lifie durement  de  «  ex-hommes  ».  Il  n'apparaît  pas  que,  jusqu'ici, 
il  ait  été  au  pouvoir  de  personne  de  faire  disparaître  ces  épaves  de 
la  misère,  victimes  de  la  paresse  et  de  l'in  conduite;  mais  le  devoir 
de  tous  est  de  s'efforcer  incessamment  d'en  diminuer  le  nombre,  de 
tendre  la  main  à  tous  ceux  qui  font  leur  possible  pour  échapper  à 
cette  déchéance.  C'est  à  quoi  travaillent  pour  leur  part,  et  non 
sans  succès,  les  colonies  ouvrières  allemandes  en  développant  chez 
ceux  qu'elles  recueillent  les  idées  religieuses,  l'amour  du  travail  et 
de  l'épargne,  le  sentiment  de  la  dignité  humaine. 


A  côté  du  rôle  moralisateur  et  charitable  que  remplissent  les 
colonies,  il  convient  de  faire  ressortir  leur  importance  économique. 

Les  «  thèses  de  Hanovre  »  avaient  posé  en  principe  que  l'agri- 
culture doit  constituer  la  principale  occupation  des  colons,  le 
travail  industriel  n'intervenant  que  subsidiairement,  dans  une 
mesure  aussi  restreinte  que  possible.  La  main-d'œuvre  agricole  est 
en  effet  créatrice  de  travail,  spécialement  quand  elle  commence 
par  mettre  en  valeur  des  terres  incultes  jusque-là  ;  ses  produits 
sont  fongibles,  et  leur  consommation  augmente  le  bien-être  général 
en  étendant  les  besoins.  Avec  la  production  industrielle,  au  con- 
traire, on  doit  toujours  craindre  de  faire  concurrence  à  l'ouvrier 
normal,  de  produire  par  suite  le  chômage  auquel  on  annonce 
l'intention  de  remédier. 

Nous  pouvons  constater  que  les  colonies  ouvrières  sont  restées 
fidèles  à  ce  programme.  Sur  trente- deux  établissements,  trois  seu- 
lement ont  un  caractère  industriel,  qui  se  justifie  par  leur  situation 
dans  de  grandes  villes  et  l'emploi  habituel  de  leur  clientèle.  Les 
vingt-neuf  autres  possèdent  un  vaste  domaine  rural  de  près  de 
5,000  hectares,  dont  la  plus  grande  partie  a  été  conquise  par  le 
travail  des  pensionnaires,  soit  sur  des  sables  stériles,  comme  à 
Wilhelmsdorf,  Lûhlerheim  et  Kœstorf,  soit  sur  des  marais  à  tourbe, 
comme  à  Freistatt,  Friedrich-Wilhelmsdorf,  Seyda,  Meierei.  Il  y  a 
eu  là  création  d'un  capital  considérable,  officiellement  constatée 
par  les  évaluations  croissantes  des  agents  du  fisc.  Des  récoltes  de 
céréales,  des  prairies  ont  remplacé  les  champs  de  bruyère;  déjà  cer- 
taines colonies  se  préoccupent  du  manque  de  main-d'œuvre  et  pro- 
cèdent à  des  acquisitions  en  vue  d'assurer  l'avenir  de  leurs  clients. 

Sur  ces  terres  nouvelles,  la  compétence  personnelle  des  direc- 
teurs a  introduit  souvent  des  modes  de  culture  perfectionnés, 
inconnus  dans  la  région  ;  ils  ont  ainsi  donné  aux  voisins  un  exemple 


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L'ASSISTANCE  ÀDX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  3M 

qui  a  amené  l'amélioration  des  produits  et  la  hausse  générale  du 
prix  des  terres.  On  a  appris  à  tirer  parti  de  la  tourbe  en  Oldenbourg 
et  à  défoncer  les  sables  de  la  lande  en  Westphalie.  Les  colonies 
qui  se  sont  adonnées  à  la  production  du  lait,  comme  Maria-Veen, 
Schaeferhof  ou  Dauelsberg  (Oldenbourg),  ont  amené  une  transfor- 
mation de  la  race  laitière  dans  leur  voisinage.  L'exemple  de  Meierei 
a  propagé  dans  une  partie  de  la  Poméranie  l'excellente  race  de 
bœufs  du  Simmenthal. 

Sur  plusieurs  points,  on  a  joint  à  la  culture  des  industries 
accessoires  utilisant  les  produits  du  sol.  C'est  ainsi  que  des  tuile- 
ries ou  des  briqueteries  importantes  ont  été  créées  à  Herzogsâg- 
mûhle  (haute  Bavière),  à  Dornahof  (Wurtemberg),  à  Kae9torf.  Le 
montant  des  ventes  de  briques  atteint  annuellement  10,000  marks 
dans  cette  dernière  colonie.  A  Wunscha  (Silésie),  des  plantations 
d'osiers  et  de  saules  fournissent  la  matière  première  des  travaux  de 
vannerie  qui  occupent  le3  colons  pendant  l'hiver,  quand  on  ne 
peut  labourer  au  dehors;  à  Kaestorf,  on  leur  fait  fabriquer  des 
balais  ou  tresser  du  jonc,  à  Dauelsberg,  ils  confectionnent  des 
paillons  pour  les  bouteilles.  Dans  presque  toutes  les  colonies,  les 
pensionnaires  ont  largement  contribué  aux  travaux  d'installation 
et  de  construction  en  nivelant  le  terrain,  creusant  les  fondations, 
en  travaillant  même  à  la  bâtisse,  &  la  charpente,  à  la  serrurerie  ou 
à  la  peinture,  grâce  aux  connaissances  acquises  antérieurement 
dans  la  pratique  d'un  de  ces  métiers. 

Nous  trouvons  dans  la  Prusse  orientale,  â  Garlshof,  une  organi- 
sation du  travail  toute  spéciale  et  qui  montre  avec  quel  soin  les 
fondateurs  de  colonies  cherchent  &  s'adapter  aux  conditions  locales. 
Dans  ce  pays  où  la  main-d'œuvre  est  rare  et  recherchée,  il  serait 
impossible  d'entretenir  une  exploitation  agricole  continue,  parce 
qu'on  serait  exposé  à  manquer  absolument  d'ouvriers  pendant  l'été. 
La  colonie  consiste  uniquement  en  bâtiments  destinés  au  logement 
des  pensionnaires,  avec  quelques  ateliers  disposés  pour  un  nombre 
limité  d'ouvriers.  L'immense  majorité  est  occupée  au  dehors,  par 
groupes  de  trente  &  soixante  hommes,  pour  le  compte  de  proprié- 
taires qui  ont  à  exécuter  sur  leurs  terres  des  travaux  extraordi- 
naires. En  cinq  ans,  ces  entreprises  ont  rapporté  en  moyenne 
10,800  marks  à  la  colonie  et  elles  ont  employé  les  trois  quarts  des 
pensionnaires.  Cet  exemple  a  été  suivi  à  KaeUorf,  à  Wunscha,  & 
Seyda;  la  colonie  de  Meierei  a  entrepris  à  forfait  des  travaux  de 
drainage  et  de  dessèchement. 

Nous  avons  tenu  à  appuyer  par  des  exemples  cette  affirmation, 
qui  peut  surprendre  au  premier  abord,  que  les  colonies  ont  eu  une 
influence  appréciable  sur  le  développement  économique  des  pro- 


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352  L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL 

vinces  dans  lesquelles  elles  sont  installées.  L'administration  trouve 
dans  les  plus-values  ainsi  obtenues  une  compensation  pour  les 
sacrifices  consentis  par  les  diètes  locales  en  faveur  de  ces  établis- 
sements, soit  sous  forme  d'avances  sans  intérêts,  soit  sous  celle  de 
subventions  annuelles. 

Enfin  les  colonies  ouvrières  rendent  un  service  signalé  à  la  police 
des  campagnes  en  permettant  une  répression  plus  efficace  de  la 
mendicité. 

On  entend  depuis  de  longues  années,  en  Allemagne  comme  en 
France,  des  plaintes  constantes  au  sujet  du  nombre  des  mendiants 
et  de  leur  audace  croissante.  Pourtant,  dans  les  deux  pays,  la  loi  a 
prévu  le  délit  et  autorise  une  répression  suffisamment  sévère  pour 
intimider  le  délinquant.  Si  ce  but  n'est  pas  atteint,  cela  tient  uni- 
quement à  ce  que  les  juges  n'appliquent  pas  la  loi.  Et  s'ils  ne 
l'appliquent  pas,  ce  n'est  pas  par  un  oubli  de  leur  devoir  qui  serait 
coupable,  mais  uniquement  parce  qu'ils  éprouvent  une  sorte 
d'impossibilité  à  distinguer  nettement  le  mendiant  et  le  vagabond 
professionnels  du  chômeur  involontaire.  Par  crainte  de  frapper  un 
innocent,  ils  laissent  échapper  le  coupable. 

Dans  les  villes,  la  bienfaisance  privée  a  cherché  à  remédier  à 
cet  état  de  choses  par  la  création  de  sociétés  pour  la  répression  de 
la  mendicité { .  Ces  associations  procèdent  à  des  enquêtes  sur  le 
compte  des  indigents  signalés  par  leurs  adhérents,  elles  assurent 
le  secours  approprié  à  tous  les  cas  intéressants;  plusieurs  ont  orga- 
nisé des  asiles  de  nuit  ou  des  ateliers  de  travail  pour  assurer  le 
secours  urgent  aux  valides  en  échange  d'une  tâche  facile  à  exécuter. 
Les  adhérents  peuvent  donc  sans  scrupule  refuser  l'aumône  à  la 
porte  ou  dans  la  rue. 

Un  certain  nombre  de  cercles  ont  même  créé  des  institutions 
analogues  dans  des  centres  secondaires.  En  Saxe,  notamment,  on 
a  tenté  d'organiser  une  assistance  rationnelle  des  secours  aux 
valides.  Mais  partout  l'admission  dans  les  ateliers  est  soigneuse- 
ment limitée, aux  ressortissants  de  l'assistance  locale  ;  si  on  accorde 
un  secours  aux  gens  de  passage,  ce  secours  est  éminemment  tem- 
poraire. On  renvoie  les  assistés  dès  le  lendemain,  entretenant 
ainsi  la  circulation  forcée  qui  crée  le  vagabondage  spécifique.  Nous 

1  On  en  trouve  notamment  à  Berlin  (Union  contre  la  misère),  Hambourg 
(Société  contre  la  mendicité),  Dresde  (Union  contre  la  misère  et  la  mendicité), 
Hanovre,  Dûsseldorf,  Dortmund,  Breslau,  Gœrlitz,  etc.  A  Elberfeld,  la 
société  locale  de  V Union  des  femmes  allemandes  se  fait  l'auxiliaire  de  Tassi*- 
tance  publique  en  se  chargeant  des  secours  préventifs  à  domicile  et  de  la 
répression  de  la  mendicité. 


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L'ASSISTANCE  AUX  OUVRIERS  SANS  TRAVAIL  353 

savons,  du  reste,  que  le  même  reproche  peut  être  adressé  aux 
stations  de  secours  en  nature  dont  nous  avons  fait  ressortir  par 
ailleurs  les  grands  services. 

Par  leur  caractère  général,  au  contraire,  les  colonies  fixent 
momentanément  ces  errants,  elles  arrêtent  la  pierre  qui  roule. 
Avec  leurs  3,700  places,  elles  fournissent  chaque  année  plus  d'un 
million  de  nuits  d'hospitalisation  à  des  gens  sans  emploi  qui 
auraient  couché  à  la  belle  étoile  ou  importuné  les  cultivateurs. 
Combien  de  délits,  de  crimes  peut-être,  ces  gens  abandonnés  à 
eux-mêmes  auraient- ils  pu  commettre  sous  l'impulsion  brutale  du 
besoin?  L'Allemagne  vient  de  traverser  une  crise  industrielle 
sérieuse,  comparable  sous  certains  rapports  à  celle  des  années 
1875  à  1880.  La  circulation  des  sans  travail  a  augmenté  sensible- 
ment; nous  n'avons  cependant  pas  entendu  dire  qu'elle  ait  pris  le 
caractère  calamiteux  d'il  y  a  vingt  cinq  ans. 

Cela  ne  tiendrait-il  pas  à  ce  que  la  police  et  la  justice  ont  pu 
mieux  remplir  leur  tâche?  Quand  un  voyageur  sans  travail  et  sans 
ressources  ne  peut  fournir  la  preuve  qu'il  a  recouru  à  l'hospitalité 
d'une  colonie,  on  est  en  droit  de  le  considérer  comme  un  réfrac- 
taire  à  la  loi  du  travail  et  de  lui  appliquer  les  dispositions  du  Code 
pénal.  On  sait  qu'elles  peuvent  entraîner  le  renvoi  dans  une 
Maison  de  travail  forcé,  établissement  répressif,  où  le  travail  est 
imposé,  non  plus  paternellement,  comme  à  la  colonie  ouvrière, 
mais  avec  une  discipline  rigoureuse  qui  ne  le  cède  en  rien  à  celle 
de  la  prison. 

Les  récidivistes  qui  ont  été  à  même  de  comparer  ont  fait  leur 
choix  entre  les  deux  régimes;  c'est  pourquoi  nous  les  avons  vus 
figurer  en  si  grand  nombre  sur  les  statistiques  citées  plus  haut. 
Biais  les  établissements  pénitentiaires  sont  débarrassés  d'autant !  ; 
les  pensionnaires  des  colonies  sont  du  moins  soumis  à  une  action 
moralisatrice  qui  leur  ferait  défaut  dans  la  Maison  de  travail,  et  qui 
porte  des  fruits  pour  un  grand  nombre,  bien  qu'elle  demeure  encore 
au-dessous  de  ce  qu'avait  rêvé  l'âme  généreuse  des  fondateurs. 

Louis  Rivière. 


4  Après  la  fondation  des  premières  colonies,  l'administration  a  constaté 
une  diminution  sensible  dans  le  nombre  des  détenus  condamnés  pour 
délits  ou  contraventions. 

Quand  la  colonie  de  Karlshof  a  commencé  à  fonctionner,  la  diète  de  la 
Prusse  orientale  lui  a  accordé  une  subvention  annuelle  de  15,000  marks,  en 
donnant  pour  motif  la  réduction  prévue  du  nombre  des  reclus  à  entretenir 
dons  la  maison  de  correction  de  Tapiau. 


25  octobre  1902.  23 


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LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

CHRONIQUE  DU  MONDE 
DE  LA  LITTÉRATURE,  DES  ARTS  ET  DU  THEATRE 


Bouleversement  des  saisons.  —  Froid  précoce  et  f  chaleur  communica- 
tive.  »  —  M.  Loubet  chasse.  —A  qui  l'Elysée?  —  Jeu  de  cache-cache.  - 
Un  mot  de  Mm«  Loubet*  —  Le  Grand- Prix  d'automne.  —  Placement 
d'économies.  —  L'argent  français  à  l'étranger.  —  Un  budget  en  excédent! 

—  Les  chansons  de  Montmartre.  —  Naissance  d'une  princesse.  —  L'octroi 
de  Paris.  —  Quarante  millions  de  nouvelles  taies.  —  M.  Pelletan  et  les 
savons  de  toilette.  —  Extension  de  la  fraude.  —  Nourrice  alsacienne.— 
Voiture  de  noce.  —  Une  réforme  indispensable.  -*-  Guerre  aux  Evoques! 

—  Proscription  de  la  langue  bretonne.  —  Vibrantes  protestations.  — 
Cent  quarante  mille  mineurs  en  grève.  —  Refrains  factieux.  —  Appel  à 
l'étranger.  —  Ce  qu'a  fait  la  Suisse.  —  Un  scandale.  —  L'enterrement  de 
Zola.  —  Outrage  à  l'armée.  —  Saint  Dominique  et  Bourdaloue.  —  Génie 
4e  la  Réclame.  —  Bélisaires  africains.  —  Les  Congrès.  —  Une  ressem- 
blance entre  l'Empire  et  la  République,  —  Rêve  de  bonnes  gens.  — 
L'Exposition  de  Jouets.  —  Le  coffre- fort  de  Mm«  flumbert.  —  Le  jeu  du 
Président.  —  A  bicyclette.  —  Un  oracle  académique.  —  Les  Théâtres. 

—  Reprises  partout.  —  Deux*  étoiles.  —  Invasion  wagnérienne.  — 
Musique  française.  —  Une  idée  originale. 

Quel  été  !  Quel  automne  !  Quelles  pluies  t  Quels  vents  !  Quel  froid! 

Tel  est  le  lamento  qui,  depuis  des  mois,  n'a  cessé  de  retentir 
dans  tous  les  casinos,  sur  toutes  les  plages,  dans  toutes  les  villé- 
giatures, consternées  et  grelottantes  I  —  Les  calorifères  se  sont 
allumés  en  août;  nous  avons  eu  de  la  neige  en  septembre;  et  sans 
«  la  chaleur  communicative  des  banquets  »,  on  ne  sait  vraiment 
pas  ce  que  nous  serions  devenus  1 

M.  Loubet  lui-même,  qui  endure  pourtant  avec  philosophie  tant 
de  choses,  n'a  pu  supporter  davantage  le  séjour  de  Rambouillet, 
où  la  brume  des  étangs  lui  causait  plus  de  frissons  que  les  méfaits 
de  ses  ministres,  et  il  à  réintégré  bien  vite  l'abri  capitonné  de 
l'Elysée,  après  une  fugue  de  quelques  jours  à  son  berceau  enso- 
leillé. 11  coupe  si  souvent  les  ponts  autour  de  lui,  du  côté  des 


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LSS  Œ0VRI8  W  LKS  HOMMES  355 

Modérés  et  des  conservateur»,  que,  par  exception,  il  n'a  pas  été 
fâché  d'aller  là-bas  en  inaugurer  un  rapprochant  deux  rives,  et 
il  a  profité  de  la  circonstance  pour  nous  apprendre,  —  vous 
ne  vous  en  doutiez  peut-être  pas?...  — -  que  «  la  République  est 
tolérante,  respectueuse  de  toutes  les  croyances,  amie  de  la  libre 
discussion,  passionnée  pour  la  justice  et  la  liberté;  voulant  avant 
tout  la  paix,  la  concorde  et  l'union,  parce  que,  comme  la  patrie, 
elle  vit  d'amour  et  non  de  haine...  » 

11  a  vraiment  bien  fait  de  nous  en  donner  l'assurance,  à  moins 
que,  là  aussi,  «  la  chaleur  communicative  »  n'ait  entraîné  l'orateur 
au  delà  de  sa  propre  pensée  et  de  la  réalité  des  choses... 

Depuis  qu'Û  est  revenu  de  sa  Drôme,  M.  Loubet  ne  parle,  plus. 
De  peur  de  se  compromettre,  il  chasse...  Un  scandale  éclate- t-il 
dans  le  monde  gouvernemental?  Il  court  à  Marly  tuer  des  per- 
dreaux. Découvre-t-on  des  vols  considérables  à  la  Banque  de 
France  et  dans  l'administration  des  postes?  Il  s'enfuit  à  Compiègne 
abattre  des  faisans.  Les  députés  se  traitent-ils  à  la  tribune  de 
coquins,  de  lâches  et  de  «  voyous  »?  Il  se  précipite  à  Fontainebleau 
pour  y  chercher  le  chevreuil. 

C'est  un  jeu  analogue  à  celui  de  son  principal  concurrent  &  la 
timbale  présidentielle,  qui  se  dérobe,  lui  aussi,  à  toutes  les  diffi- 
cultés de  la  politique  en  allant  se  promener  du  nord  au  sud,  de 
la  Suède  à  l'Italie,  en  attendant  une  prochaine  escale  en  Grèce... 
Fugit  ad  salices... 

Qui  l'emportera  finalement  à  ce  jeu  de  cache*  cache  et  qui 
conquerra  l'Elysée?  —  Peut-être  ni  l'un  ni  l'autre,  bien  que, 
jusqu'ici,  les  chances  paraissent  favorables  à  l'occupant.  —  11 
a  même  circulé  à  cet  égard  un  mot  assez  drôle,  attribué  irrévé- 
rencieusement à  Mm0  Loubet  :  «  Le  nougat  tient  au  palais.,.  » 
—  Hais  tout  fond  en  ce  monde,  les  pouvoirs  humains  comme 
les  bonbons  :  demandez  à  Thiers,  au  maréchal,  à  Grévy,  à  Casimir 
Périer,  au  pauvre  Faure,  à  toute  l'histoire... 

En  attendant,  et  malgré  ses  cuisants  souvenirs  d'Auteuil, 
M.  Loubet  a. voulu  assister  au  grand- prix  de  la  Ville  de  Paris  pour  la 
rentrée  d'automne,  et  si  d'impitoyables  averses  ont  un  peu  noyé  la 
oourse,  du  moins  le  turf  nous  a-t-il  «consolés  par  la  victoire  d'un 
cheval  français,  dont  sportsmen,  jockeys  et  bookmakers  n'ont  pas 
manqué  d'acclamer  le  triomphe  à  l'égal  d'une  revanche  du  Siam 
et  de  Fachoda!  Qu'importe,  en  effet,  l'humiliation  de  l'un  et  la 
duperie  de  l'autre  si  notre  pouliche  a  battu  le  pur-sang  britan- 
nique?... 

Pourtant,  ce  laurier  d'hippodrome  ne  saurait  nous  distraire  entiè- 
rement des  autres  sujets  de  tristesse  et  d'inquiétude  qui  nous 


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356  LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

oppressent.  Tragédies  privées  et  catastrophes  publiques  s'accumulent 
pour  assombrir  notre  horizon,  et  M.  Loubet  lui-même  s'en  montre  si 
impressionné  qu'en  voyant  la  rente  tomber  au-dessous  du  pair  et 
les  millions  de  l'économie  populaire  se  retirer  des  caisses  d'épargne, 
il  s'est  hâté  de  placer  ses  fonds,  comme  un  bon  père  de  famille,  en 
Suisse,  en  Allemagne,  en  Angleterre...  Et  le  Journal  Officiel  nom 
apprenait  ensuite  que,  devant  cette  précaution  du  chef  de  l'Etat, 
plus  de  29  milliards  d'argent  français  ont  émigré  prudemment  à 
l'étranger?... 

Oui,  29  milliards!  qui,  au  lieu  de  féconder  nos  industries,  sont 
allés  chercher  hors  des  frontières  les  garanties  et  la  sécurité  que 
ne  leur  offre  plus  le  gouvernement  de  la  banqueroute  nationale... 

Et  M.  Rouvier,  malgré  sa  fertilité  d'esprit  et  sa  souplesse  de 
moyens,  n'a  pas  trouvé  d'autre  manière  d'équilibrer  son  budget 
de  1903  que  d'augmenter  encore  les  charges  de  l'impôt! 

Je  t'en  avais  comblé  :  je  veux  t'en  accabler. 

11  relève  une  foule  de  taxes  et  arrive  ainsi  à  présenter,  —  sans 
rire  !  —  un  projet  «  se  bouclant  »,  comme  on  dit  à  présent,  par  un 
excédent  de  recettes  de  500,000  francs!... 

Ce  qui  nous  laisse  tout  de  même  sur  le  dos  les  370  millions  de 
déficit  creusés  par  le  Gaillaux  qui  se  faisait  modestement  appeler  le 
successeur  de  Colbert...  Devant  de  tels  chiffres,  les  petits  théâtres 
montmartrois,  toujours  gais  et  satiriques,  ne  sont-ils  pas  en  pleine 
actualité  en  faisant  applaudir  chaque  soir  :  l'Apaisement,  —  le 
Cambriolage,  — le  Refus  de  l'Impôt,  —  le  Rasoir  Humbert?... 

Il  n'y  manque  qu'un  couplet  sur  l'heureuse  délivrance  de 
Mme  la  baronne  Millerand  qui,  nous  apprennent  les  feuilles  radi- 
cales, vient  de  mettre  au  monde  une  fille,  —  pardon  !  une  princesse, 
—  future  cliente  de  Paquin... 

Quant  au  baptême,  quel  qu'il  soit,  nous  sommes  bien  sûrs  d'en 
payer  les  dragées... 

Et  ce  n'est  pas  encore  tout  comme  surcharge  financière. 

La  Ville  de  Paris  se  trouve  obligée  à  son  tour  d'accroître  ses 
recettes  pour  faire  face  à  des  besoins  nouveaux,  et,  naturellement, 
c'est  l'Octroi,  cette  éternelle  bête  de  somme,  qui  devra  supporter 
l'aggravation  nouvelle. 

Force  est,  paraît-il,  de  se  procurer  40  millions,  et,  pour  les 
extirper  aux  pauvres  contribuables,  on  va  augmenter  les  droits  sur 
les  conserves  de  légumes,  les  produits  pharmaceutiques,  les  savons 
ordinaires  et  savons  de  toilette,  les  papiers  de  tenture,  et  quelques 
autres  articles  de  consommation  courante. 

Les  savons  de  toilette  sont  bien  indifférents  à  H.  Pelletan  !  Hais 


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US  CEDVRES  £T  LES  HOMMES  357 

si  les  pauvres  gens  ne  peuvent  même  plus  se  nourrir  de  pois 
chiches,  que  leur  restera- t-il  à  se  mettre  sous  la  dent? 

Déjà,  sous  le  prétexte  fallacieux  de  dégrever  les  habitants  de  la 
capitale  des  droits  d'entrée  sur  les  vins,  cidres,  bières  et  autres 
boissons  hygiéniques,  on  les  avait  chargés  de  taxes  dites  de  rem- 
placement d'un  poids  deux  fois  plus  lourd.  —  Voilà  que,  sans  rien 
supprimer  des  droits  anciens,  on  leur  superpose  aujourd'hui  des 
taxes  nouvelles  pour  la  bagatelle  de  quarante  millions^  afin,  dit-on, 
d'améliorer  «  les  services  hospitaliers!  »  —  N'est-ce  pas  nous 
faire  pressentir  qu'avant  peu  nous  serons  tous  réduits  à  la  paille 
de  l'hôpital?... 

C'est  qu'en  effet  nos  poches  ne  sont  pas  inépuisables  et  que 
l'Octroi,  pressuré  sans  merci,  commence  à  ne  plus  rendre  ce  qu'on 
lui  demande  abusivement.  Les  neuf  premiers  mois  de  1902  accusent 
une  moins-value  de  5  millions  par  rapport  aux  évaluations  budgé- 
taires, et  les  surcharges  annoncées  n'auront  probablement  d'autre 
résultat  que  d'amener  une  extension  des  fraudes  employées  pour 
échapper  aux  griffes  d'une  fiscalité  de  plus  en  plus  rapace. 

On  ne  se  doute  pas  de  toutes  les  inventions  imaginées  dans  ce 
bat!  Voitures  automobiles,  voitures  de  laitiers,  fiacres  de  Pompes 
funèbres,  boites  et  bidons  à  double  fond,  faux  Dictionnaires,  faux 
ouvrages  de  Droit  ou  de  littérature,  coiffures,  chaussures,  jouets, 
poupées,  tout  est  mis  en  œuvre  pour  tromper  la  surveillance,  et 
l'Octroi  de  Paris  possède  en  ce  genre  un  musée  qui  donne  la  plus 
riche  idée  de  l'ingéniosité  humaine. 

Rien  que  sur  l'alcool,  M.  Léon  Say,  dans  un  rapport  officiel, 
estimait  que  la  fraude  s'élevait  à  plus  de  200  millions  par  an! 
Gtons-en  quelques  exemples  originaux  et  amusants.  —  Un  jour, 
une  femme  assez  jeune  et  vêtue  en  nourrice  alsacienne  passe  à 
l'octroi  avec  un  poupon  entre  ses  bras.  L'employé  remarque  ses 
charmes  opulents;  il  a  un  doute  et  il  invite  la  plantureuse  nourrice 
à  entrer  dans  la  salle  d'examen,  où  l'on  reconnaît  qu'elle  a  une 
poitrine  en  caoutchouc  et  que  le  bébé  est  en  zinc... 

Une  autre  fois,  le  préposé  à  la  barrière  de  Neuilly  voit  passer  une 
tapissière  charriant  une  noce.  Tous  les  invités  étaient  d'une  gaieté 
folle,  et,  au  milieu  d'eux,  se  tenait  le  jeune  marié,  amoureusement 
penché  sur  la  mariée,  immobile,  avec  les  yeux  chastement  baissés 
et  les  joues  rougissantes...  Cette  noce  parait  suspecte  à  l'employé, 
et  il  arrête  la  tapissière  pour  examiner  les  choses  de  plus  près. 
Protestations  bruyantes  des  garçons  d'honneur!  Un  brigadier  inter- 
vient, saute  dans  la  voiture  et  découvre  que  la  mariée,  admirable- 
ment peinte  et  habillée,  n'est  qu'un  mannequin  de  fer-blanc  conte- 
nant deux  cents  litres  d'alcool... 


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358  m  CBOVRIS  1T  LIS  HOMMES 

Paris  compte  une  soixantaine  de  portes  ouvertes  à  travers  le 
mur  d'enceinte,  et,  en  outre,  la  régie  s'exerce  dans  toutes  les  gares 
de  chemins  de  fer,  aux  eqtrepôts,  au*  abattoirs,  sur  les  bords  de  la 
Seine,  même  sur  l'eau,  à  l'entrée  comme  4  la  sortie  du  fleuve. 

Toutes  les  gares,  non  seulement  de  marchandises,  nuis  de 
amples  voyageur?,  sont  des  dépendances  de  l'octroi,  dont  les 
agents  vous  inspectent,  vous  interrogent,  vous  palpent,  vous 
fouillent  au  besoin,  comme  une  police  indiscrète  et  une  gendar* 
merie  soupçonneuse, 

On  a  vraiment  peine  à  comprendre  une  organisation  aussi  inqu'b 
sitoriale  et  tyrannique  dans  une  civilisation  aussi  raffinée,  visant 
aux  mœurs  les  plus  libérales!  —  L'Angleterre  n'a  jamais  eu  d'octroi, 
la  Belgique  a  aboli  les  siens  en  1860,  la  Hollande  en  1863,  l'Espagne 
en  1868,  l'Allemagne  en  1875,  la  Suède  n'en  a  plus,  le  Danemark 
en  est  affranchi.  —  Qu'attendons -nous  pour  suivre  ces  exemples? 

Oq  objecte  que  l'octroi  n'est  pas  facile  à  remplacer.  —  Mais  il  a 
été  remplacé  partout  avantageusement,  sauf  en  France  et  en  Italie. 
11  peut  donc  être  suppléé  par  un  système  fiscal  mieux  en  harmonie 
avec  les  chemins  de  fer,  les  télégraphes,  les  téléphones,  avec  tout 
l'organisme  des  sociétés  modernes... 

Nous  avons  en  France  1,518  villes  pourvues  d'octroi,  produisant 
ensemble  une  recette  totale  de  333  millions  de  francs,  dont  30  mil- 
lions absorbés  par  la  perception.  —  Sur  qui  pèse  principalement 
cette  lourde  charge?  Sur  l'agriculteur,  sur  les  producteurs  ruraux, 
dont  elle  majore  artificiellement  les  prix  en  diminuant  le  nombre 
des  consommateurs. 

On  a  souvent  cité  le  mot  célèbre  de  Turgot  :  «  L'impôt  perçu 
par  l'octroi  des  villes  est,  en  réalité,  payé  par  les  producteurs  des 
campagnes.  »  N'est-ce  pas  d'une  vérité  tangible?  —  La  barrière 
d'octroi  n'est- elle  pas  une  digue  à  l'écoulement  des  produits  ruraux, 
et,  dès  lors,  ne  porte- t-el le  pas  atteinte  à  la  richesse  générale  du 
pays? 

Le  gouvernement  de  Napoléon  111,  dans  sa  dernière  période,  avait 
ordonné  une  enquête  sur  les  octrois,  dont  la  suppression  était  alors 
énergiquement  réclamée;  mais  les  travaux  de  la  commission  spéciale 
chargée  d'étudier  ce  problème  furent  interrompus  par  les  désastres 
de  1870,  —  L'heure  ne  serait-elle  pas  venue  de  les  reprendre? 

La  question  est  curieusement  examinée  dans  un  livre  attachant 
auquel  nous  avons  emprunté  plusieurs  des  détails  qui  précèdent 1, 
et  qui  se  termine  en  exprimant  «  la  conviction  absolue  que  le  méca- 
nisme fiscal  de  l'octroi  est  cent  fois  plus  nuisible  aux  intérêts  moraux 

*  Vêyage  autour  de  VOctroi  de  Paris,  par  Oh.  Mayet.  i  vol.  —  Librairie 
Armand  Colin, 


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LES  ŒUVRES  ET  US  HOMMES  359 

et  matériels  de  la  France  que  ne  le  supposent  les  esprits  les  plus 
prétends  contre  lui  ». 

Certes,  si  nous  apprenions  que  l'Allemagne,  ou  l'Angleterre, 
possède  un  canon  plus  puissant  et  plus  parfait  que  le  nôtre  pour 
défendre  son  territoire,  nous  ne  dormirions  pas  avant  d'avoir  doté 
notre  artillerie  d'un  engin  aussi  perfectionné.  Et  pourtant,  en 
matière  d'octroi,  nous  restons  avec  des  armés  de  bois  devant 
les  procédés  perfectionnés  de  nos  voisins  1  Car,  avec  ses  jauges, 
ses  solides,  son  outillage  d'inquisition  et  de  torture,  F  antique 
octroi,  qui  ne  devrait  plus  être  qu'un  objet  dé  Curiosité  ou  de 
tiitaple  étude  pour  la  Commission  du  vient  Paris*  perpétue,  selon  là 
sainte  routine,  des  tàfces  et  des  inodes  de  recouvrement  dont 
plusieurs  remontent  à  Dagobert!... 


Mais  nos  gouvernants  ont  bien  autres  choses  en  tète  que  des 
réformes  économiques!  La  guerre  aux  terribles  congrégations  est 
autrement  pressante  1  Et,  aptes  la  chasse  aux  femmes,  nous  allons 
avoir  la  chasse  aux  éVèques,  Coupables  d'avoir  adressé  aux  Cham- 
bres une  pétition  audacieuse  en  faveur  des  éèoles  libres!  —  Qu'on 
supprime  leur  traitement!  s'écrie  la  presse  rouge;  qu'on  les  jette 
tous  en  prison  !  Qu'on  abolisse  le  Concordat  et  qu'on  supprifne  le 
budget  des  cultes  ail  bêflêflce  d'une  caisse  de  retraite  pour  les 
ouvriefsl... 

Des  évéques,  il  n'en  faut  plus!  Comme  disent  les  Conseillers 
généraux  des  BotiChes-du-fthôtie,  qui  refusent  pudiquement  d'as- 
sister au  dîner  àtinuel  de  l'assemblée  départementale  parce  que  le 
préfet  a  osé  y  inviter  l'évêque  de  Marseille  1 

fit  il  faut  voir  avec  quel  entrain  l'amiral  Pelletati  poufâuit,  de 
son  Côté,  à  travers  lés  «  apéritifs  d'honneur  »,  les  «  Vins  d'hon- 
neur »,  les  *  fchampâgnes  d'honiieur  »,  les  «  punchs  d'honneur  », 
son  intrépide  campagne!  Contre  toute  manifestation  religieuse  dans 
ta  marine!  Plus  de  messe  à  bord,  le  dimanche!  Plus  de  prière 
d'aucune  sorte  1  Plus  de  Vendredi  Saint!  Et  à  l'ECole  Navale  mêtae* 
plus  de  messe  du  Saint-Esprit  pour  là  reprise  des  études  au  Borda! 
Les  apéritifs  suffiront... 

L'alcoolique  André  fonce  de  même  sur  l'armée;  —  le  garde  des 
sceaux  et  de  la  famille  Humbert  interdit  la  «  messe  rouge  »  aux 
magistrats;  —  le  ministre  «  de  la  dépravation  publique  »  (le  mot 
est  du  cardinal  Perraud)  défend  aux  instituteurs  de  conduire  leurs 
élèves  à  l'église,  et,  à  plus  forte  raison,  de  s'y  montrer  eux-mêmes; 
—  et  le  défroqué  Combes,  pour  punir  la  Bretagne  de  sa  résistance 


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360  LES  OBUYRBS  ET  LES  HOMMES 

aux  cambriolages  d'écoles,  proscrit  l'emploi  de  la  langue  populaire 
pour  les  instructions  religieuses.  Mais,  là,  la  rage  antichrétienne 
a  touché  le  tuf,  et  protestants  comme  catholiques,  indifférents  aussi 
bien  que  croyants,  s'insurgent  contre  cette  atteinte  portée  à  l'âme 
même  de  la  race  et  revendiquent  avec  énergie  le  respect  d'une 
langue  séculaire  qui  a  eu  ses  poètes,  ses  savants,  ses  historiens, 
et  qui,  avant  Chaj-lemagne,  possédait  déjà  des  monuments  litté- 
raires. —  Certes,  et  sans  conteste,  le  français  avant  tout;  mais 
c'est  à  l'école  qu'il  appartient  de  l'enseigner  et  de  le  répandre, 
et,  sous  ce  rapport,  les  écoles  congréganistes  n'y  mettent  pas 
moins  de  zèle  et  de  patriotisme  que  les  écoles  laïques.  Quant  au 
catéchisme  et  au  commentaire  de  l'Evangile,  comment  le  faire 
entendre  aux  enfants  et  à  la  majorité  des  populations  rurales  dans 
un  autre  idiome  que  celui  gardé  traditionnellement  à  leur  foyer? 
—  Aussi  l'autorité  ecclésiastique  a- 1- elle  déclaré  fermement  au 
ministre  renégat  qu'elle  ne  tiendrait  aucun  compte  de  ses  prescrip- 
tions tyranniques.  —  «  Les  prêtres,  a  notifié  l'évêque  de  Quimper 
et  Léon,  continueront  à  enseigner  en  breton  là  où  l'instruction 
religieuse  ne  peut  être  donnée  utilement  qu'en  breton  ;  et  c'est  le 
cas  de  l'immense  majorité  des  paroisses  de  notre  diocèse...  Les 
prêtres  ne  peuvent  pas,  ne  doivent  pas  abandonner  le  breton,  et 
ils  ne  le  feront  pas.  Tous,  nous  continuerons  à  agir  comme  parle 
passé...  » 

Et  députés,  sénateurs,  conseils  généraux  du  Finistère  et  du 
Morbihan  s'associent  à  ce  langage.  —  «  Au  nom  des  70,000  Bretons 
que  j'ai  l'honneur  de  représenter,  écrit  l'un  d'eux  à  l'ignoble 
Combes,  il  est  de  mon  devoir  de  protester  avec  la  dernière  énergie 
contre  votre  odieuse  mesure.  Non  content  de  nous  avoir  ravi  une 
bonne  part  de  nos  libertés,  vous  osez  maintenant  porter  une  main 
impie  sur  tout  ce  que  nous  avons  de  plus  sacré  dans  notre  patri- 
moine familial,  la  langue  de  nos  ancêtres!  Votre  circulaire  pourra 
venir  s'échouer  sur  la  table  des  mairies,  mais  soyez  convaincu 
qu'elle  restera  lettre  morte,  car  il  y  a  en  Bretagne  une  chose  que 
vous  pourrez  peut-être  meurtrir  encore,  mais  que  vous  n'étoufferez 
jamais  :  c'est  la  conscience  nationale,  qui  ne  saurait  renier  sou 
Dieu,  son  langage  et  su  foi!  » 

Un  autre  député  soufflette  également  le  ministre  de  cette  apos- 
trophe vibrante  :  «  En  dépit  des  ukases  d'un  renégat  méprisé,  le 
breton  se  parlera  tant  qu'existeront  nos  chênes  et  nos  rochers  de 
granit,  et  longtemps  après  qu'auront  disparu  les  Combes  de  la 
scène  politique,  nos  Bretons  et  nos  Bretonnes  se  presseront  encore 
dans  leurs  vieilles  églises  pour  chanter  d'une  voix  robuste  et  harmo- 
nieuse les  cantiques  de  leur  foit  » 


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LBS  GBOVRSS  ET  LES  HOMMES  361 

Précisément,  le  Congrès  annuel  des  Jurisconsultes  catholiques 
s'assemble  après-demain  à  Rennes,  sous  la  présidence  de  notre 
éminent  collaborateur  M.  de  Lamarzelle,  et  il  avisera  sans  nul  doute 
aux  moyens  de  défendre  efficacement  une  liberté  dont  jamais  le 
pouvoir  civil  n'avait  jusqu'ici  contesté  ni  entravé  le  paisible  exer- 
cice... Et  il  faudra  voir  si  les  Celtes  de  Bretagne  seront  moins  bien 
traités  par  nos  gouvernants  d'un  jour  que  les  Polonais  de  Varsovie 
par  l'autocratie  russe... 


Mais,  dans  leur  imprévoyance  et  leur  aveuglement  de  sectaires, 
nos  maîtres  du  moment  se  sont  mis  sur  les  bras  d'autres  adver- 
saires plus  dangereux  que  des  Sœurs  en  cornette  et  des  Bretonnes 
armées  de  chapelets.  La  grève  qu'ils  avaient  semée  a  grandi  au 
delà  de  leurs  courtes  prévisions,  et  ce  qui  ne  devait  être  à  leurs 
yeux  qu'un  simple  moyen  d'action  est  devenu  un  redoutable  péril. 

On  avait  dit  tout  bas,  en  jouant  avec  le  feu,  à  quelques  bandes  de 
faux  travailleurs  :  «  Allez!  Mettez- vous  en  grève;  réclamez  un 
minimum  de  salaire,  un  maximum  d'heures  de  travail,  une  retraite 
suffisante  à  cinquante  ans,  et  nous  tâcherons  de  faire  triompher 
vos  revendications  auprès  du  Parlement I...  »  —  Mais  la  grève  a  été 
trop  vite  et  trop  loin;  elle  a  entravé  de  façon  désastreuse  l'industrie 
et  le  commerce;  elle  a  effrayé  le  capital,  déchaîné  des  passions 
difficiles  à  contenir  désormais;  le  sang  a  coulé,  et  les  instincts 
révolutionnaires,  provoquant  aujourd'hui  nos  soldats,  les  sollicitent 
de  faire  cause  commune  avec  ceux  qui  étaient  hier  ou  qui  seront 
demain  leurs  camarades  d'usine  ou  d'atelier  : 

Ecoutez  le  refrain  de  leurs  chansons  : 

Et  si  le  vent  dresse  des  barricades, 
Si  les  pavés  ont  des  lueurs  d'éclair, 
Devant  le  peuple,  camarades  : 

La  crosse  en  l'air, 

La  crosse  en  l'air  ! 

Et,  en  même  temps,  les  bandes  internationalistes,  protégées  par 
la  traîtrise  de  nos  gouvernants,  font  ouvertement  appel  aux 
mineurs  de  tous  les  pays. 

a  Camarades  de  Belgique,  d'Angleterre,  d'Allemagne,  d'Autriche, 
des  Etats-Unis,  mineurs  de  partout,  la  cause  que  défendent  en  ce 
moment  les  mineurs  de  France  vous  est  commune!...  Vous  com- 
prendrez votre  devoir!  Vous  saurez  prendre  les  mesures  les  plus 
efficaces  pour  nous  soutenir  dans  la  lutte  que  nous  entreprenons  ! ...  » 

Ainsi,  désorganisation  du  travail  par  la  suspension  de  l'aliment 
25  octobre  1902.  24 


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36*  Ltt  CBUVMB  IT  US  HOMMES 

nécessaire  à  toutes  les  industries;  désorganisation  de  Tannée  par 
Tappel  à  l'indiscipline;  —  conflits  sanglants,  débats  de  guerre 
civile  et  ruine  universelle,  —  voilà  ce  que  nos  Combes  et  nos 
Pelletan,  présidés  par  un  Loubet,  lussent  complaisatnment  pré- 
parer sous  leurs  yeux,  quand  il  suffirait  d'un  mot,  d'un  geste  pour 
tout  faire  rentrer  dans  l'ordre. 

En  veut-on  la  preuve?  —  Les  «  frères  »  de  Suisse  avaient 
répondu  à  l'appel  des  meneurs  de  France  et  s'occupaient  active- 
ment d'organiser  la  grève  générale  dans  tous  les  cantons.  Déjà 
Genève  était  agitée  de  graves  désordres.  L'anarchiste  Sébastien 
Faure,  expédié  de  Paris  pour  chauffer  le  tumulte,  enflammait  de 
ses  excitations  les  réunions  publiques;  les  magasins  se  fermaient; 
les  banques  arrêtaient  leurs  opérations,  l'inquiétude  gagnait  la 
population  entière,  quand  le  Conseil  fédéral,  lançant  résolument 
les  troupes,  —  la  cavalerie,  sabre  au  clair;  l'infanterie,  baïonnette 
au  canon,  —  dispersa  les  grévistes,  empoigna  les  chefs  du  mou- 
vement, cueillit  Sébastien  Faure  pour  le  faire  conduire  à  la  fron- 
tière; et,  en  un  tour  de  main,  éteignit  toute  l'échauffourée. 

11  avait  suffi  de  le  vouloir.  —  Seulement,  chez  nous,  on  ne  le 
veut  pas. 

Mais  quelle  responsabilité  formidable  pèserait  sur  la  tête  de  nos 
gouvernants,  encore  plus  criminels  qu'ineptes,  le  jour  où  les 
75,000  mineurs  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais,  joints  aux 
80,000  de  la  Loire,  aux  10,000  de  Carmaux,  aux  10,000  de  Mont- 
ceau,  aux  5,000  du  centre,  se  coaliseraient  en  une  grève  immense 
à  la  veille  d'une  mobilisation  générale  et  d'une  guerre?... 

Hais  ils  pensent  bien  à  cela,  nos  ministres  I  Ils  étaient,  l'autre 
semaine,  tout  à  l'insulteur  de  l'armée,  tout  au  cynique  pamphlétaire 
qui  avait  à  la  fois  sali  les  mœurs  nationales  et  le  drapeau,  tout  à 
l'apologiste  éhonté  du  traître  hideux  qu'ont  flétri  et  condamné  deux 
conseils  de  guerre  I  —  Plus  ce  pornographe  antipatriote  avait 
traîné  dans  la  boue  l'armée  d'où  avait  été  chassé  son  père,  plus  nos 
ministres  tenaient  à  prodiguer  d'exceptionnels  honneurs  à  sa  triste 
dépouille,  et  ils  nous  ont  donné  le  révoltant  spectacle  d'un  gouver- 
nement assez  avili  pour  contraindre  officiers  et  soldats  à  saluer  le 
cercueil  de  l'homme  qui  les  avait  le  plus  outragés  I 

Alors  que  ses  nobles  héros,  Bec-Salé,  Coupeau,  Mes- Bottes, 
eussent  été  seuls  i  leur  vraie  place  en  tète  du  cortège,  c'est  un 
représentant  de  M.  Loubet  et  de  son  digne  ministère  qui  conduisait 
le  deuil,  entre  l'ex-détenu  de  Plle-du-Diable  et  son  compère  le 
louche  Picquard  I 

Et  l'enfouissement  civil  était  &  peine  terminé,  que  les  adulateurs 
du  romancier  de  la  Débâcle  ouvraient  une  souscription  pour  ériger 


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LIS  CEUVRBS  ET  LIS  HOMES  165 

un  monument  à  sa  mémoire!  —  Une  statue  à  Zola,  quand  Bayard, 
Turenne  et  Gondé  n'en  ont  pas  !.. . 

Mais  il  ne  faut 'pas  trop  s'indigner  de  ces  exagérations  boursou- 
flées de  l'esprit  rérolutionnaire.  Le  temps  ramène  bien  vite  hommes 
et  choses  à  leur  place  et  à  leur  mesure.  Quelques  semaines  sont  à 
peine  écoulées  que  le  silence  succède  aux  apologies  déclamatoires, 
en  attendant  le  prochain  et  définitif  oubli. 

Je  n'ai  fait  que  passer,  il  n'était  déjà  plus... 

Qui  relira,  dans  quelques  années,  la  Terre,  Pot-Bouille  et  Nana?... 

Deux  ou  trois  conseils  municipaux  de  province,  où  domine 
momentanément  la  basse  radicaille,  ont  eu  l'idée  saugrenue  de 
débaptiser,  ici  nne  rue  Saint- Dominique,  là  une  rue  Bourdaloue, 
pour  les  affubler  du  nom  de  Zola.  Ce  que  durera  cette  mascarade, 
on  le  devine,  et  l'illustre  fondateur  des  Dominicains  comme  le 
célèbre  prédicateur  de  Louis  XIV  continueront  de  planer  tranquil- 
lement dans  leur  gloire  quand  le  nom  du  malpropre  auteur  de  tant 
d'oeuvres  ordurières  aura,  depuis  longtemps,  été  les  rejoindre  dans 
lear  pourriture... 

Le  seul  hommage  vraiment  digne  de  lui  qu'ait  reçu  Zola  après 
sa  mort,  c'est  celui  de  la  Réclame,  dont  il  avait  tant  usé  pendant 
sa  viel  —  Un  ingénieux  pharmacien  avait  un  produit  à  lancer,  et 
il  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  plagier  dans  ce  but  le  romancier 
qui  avait  lui-même  tant  plagié  les  autres. 

«  J'accuse,  écrivit-il  hardiment  en  tête  d'un  prospectus,  J'accuse 
les  locaux  de  travail,  usines,  ateliers,  magasins,  où  l'homme  et  la 
femme  peinent  si  durement  pour  un  maigre  salaire,  de  manquer 
d'air,  de  lumière  et  d'e9pace... 

«  J'accuse  les  installations  ouvrières,  dépourvues  des  garanties 
indispensables  d'hygiène  et  de  salubrité,  sources  fatales  de  maladies 
pour  les  pauvres  et  les  humbles... 

«  J'accuse  tout  ce  qui  conduit  à  l'épuisement  des  forces,  à  l'appau- 
vrissement du  sang,  à  la  diminution  de  la  race... 

«  Mais,  en  même  temps  que  J'accuse,  je  suis  pour  la  Justice  et 
pour  la  Vérité,  et  elles  m'obligent  de  signaler  et  de  louer  sans 
réserve  le  régénérateur  puissant  qui  reconstitue  les  forces  vitales  et 
rend  aux  tempéraments  les  plus  affaiblis  la  virilité  de  la  jeunesse. 
—  Ce  régénérateur  infaillible,  c'est  la  Pilule...  » 

Puis,  le  défilé  des  attestations,  proclamant  que  l'incomparable 
Pilule  guérit  radicalement  l'anémie,  la  chlorose,  les  affections  de 
l'estomac,  les  maladies  nerveuses,  toute  une  série  de  souffrances  et 
de  misères,  vaincues,  dissipées  sans  retour  par  une  simple  botte 
de  3  francs  501... 


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364  LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

Vraiment  1  comme  disent  les  charlatans  dans  les  foires,  il  faudrait 
ne  pas  avoir  3  francs  50  snr  soi  pour  ne  pas  s'assurer  un  médica- 
ment aussi  merveilleux  1 

Et  voilà  comment  la  Réclame,  dont  Zola  s'était  si  effrontément 
servi  pour  édifier  sa  fortune,  a  fait  de  son  cercueil  un  vulgaire 
tremplin  pour  duper  d'autres  badauds... 


Les  héroïques  généraux  boers,  qui  viennent  de  visiter  Paris  et 
s'apprêtent  à  parcourir  le  monde  en  tendant  la  main,  sont  assuré- 
ment dignes  d'être  plus  sympathiquement  écoutés,  mais,  outre  que 
l'argent  n'a  guère  d'oreilles,  les  boucaniers  du  régime  actuel  ont 
tant  pillé  le  nôtre  depuis  vingt  ans  que  c'est  à  peine  s'il  nous  eu 
reste  de  quoi  satisfaire  aux  dernières  exigences  du  fisc. 

Qui  serait  en  état  parmi  nous,  —  à  l'exception  des  voleurs  du 
Panamisme,  — d'offrir  à  leur  détresse  un  chèque  de  500,000  francs, 
comme  l'a  fait  un  milliardaire  américain  ? 

Ils  sont  touchants,  les  Bélisaires  africains,  dans  ce  pèlerinage 
de  pitié  à  travers  le  monde,  où,  sans  amertume  aux  lèvres  et  sans 
récrimination  contre  leurs  implacables  vainqueurs,  ils  mendient 
doucement  pour  relever  les  ruines  de  leur  patrie,  pour  reconstituer 
les  fermes  ravagées,  le  bétail  détruit,  les  écoles  où  les  petits 
enfants  qui  survivent  pourront  trouver  l'enseignement  de  leur 
langue  et  de  leur  foi... 

Dieu  les  préserve  là-bas  d'un  Combes  et  d'une  bande  de  sec- 
taires pareils  aux  nôtres... 

Pour  cette  œuvre  de  résurrection  purement  économique,  la 
jalouse  Angleterre,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut,  ne  leur  accorde 
que  75  millions  de  francs,  —  une  goutte  d'eau  1  —  quand  il  leur 
faudrait  des  milliards  1  Et  voilà  pourquoi,  de  ces  mains  qui  ont 
si  vaillamment  tenu  l'épée,  ils  sollicitent  humblement  l'aumône 
des  peuples... 

On  a  vu  quel  accueil  enthousiaste  leur  a  fait  la  foule,  dont  l'àme 
est  plus  généreuse  que  celle  des  politiques;  mais  les  acclamations 
restent  malheureusement  stériles  pour  l'œuvre  immense  à  accom- 
plir, et,  répétons-le  avec  tristesse,  ce  ne  sont  pas  ceux  qui,  comme 
nous,  ont  été  saignés  aux  quatre  veines,  qui  se  trouvent  en  état 
de  secourir  efficacement  les  glorieux  vaincus  dont  nous  aurions 
tant  de  raisons  d'ailleurs  d'embrasser  et  de  soutenir  la  cause  1 

L'Europe,  qui  a  laissé  la  force  brutale  démembrer  la  Pologne, 
morceler  le  Sleswig,  confisquer  par  piraterie  les  petits  Etats  italiens 
et  arracher  de  notre  flanc  meurtri  l' Alsace-Lorraine,  l'Europe 


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LES  CECVRES  ET  LES  HOMMES  365 

égoïste  laissera  les  Boers  à  leur  infortune;  et,  une  fois  de  plus,  on 
verra  la  violence  et  l'iniquité  triompher  dans  le  monde.*,  jusqu'à 
l'heure  de  Dieu,  qui  vient  toujours... 

N'y  a-t-il  pas,  en  de  pareilles  circonstances,  quelque  dérision 
à  tenir  solennellement,  comme  on  vient  de  le  faire  à  Toulouse,  un 
Congrès  de  la  Paix,  auquel  répond  avec  une  ironie  cruelle  l'écra- 
sement des  nationalités  les  plus  légitimement  constituées? 

Biais  l'été  et  l'automne  sont  la  saison  traditionnelle  des  Congrès, 
et  les  touristes  qui  les  alimentent  y  trouvent  trop  d'agréables 
distractions  pour  les  sacrifier  à  la  raison  pratique.  Qu'importent 
les  résultats  pourvu  qu'on  se  soit  donné  l'amusement  d'en  esquisser 
les  avantages! 

Le  Congrès  de  Toulouse,  où  étaient  représentées,  par  l'Alliance 
Universelle  des  Femmes,  des  Sociétés  anglaises,  italiennes,  alle- 
mandes, américaines,  a  ouvert  ses  séances  par  un  télégramme  à 
M.  Loubet,  en  remerciement  des  paroles  de  paix  dont  il  fleurit 
ses  allocutions,  —  tout  en  laissant,  d'ailleurs,  ses  ministres  pra- 
tiquer ensuite  la  guerre  civile  à  leur  aise  sous  sa  paternelle  égide. 

«  L'Empire,  c'est  la  Paix  I  »  avait  proclamé  Napoléon  III  dès  le 
début  du  règne;  — et  tout  le  règne  fut  la  guerre  incessante,  en 
Crimée,  en  Italie,  en  Chine,  en  Syrie,  au  Mexique,  jusqu'en  1870, 
où  notre  malheureux  pays  en  fut  la  sanglante  victime. 

«  La  République,  affirme  en  toute  occasion  H.  Loubet,  c'est 
l'Apaisement,  c'est  la  Concorde  et  l'Union  1  »  Et,  en  fait,  nous  ne 
voyons  partout  que  la  guerre  —  la  guerre  au  clergé,  aux  institu- 
tions religieuses,  aux  idées  chrétiennes,  aux  écoles  libres,  aux  pères 
de  famille,  la  guerre  aux  femmes,  la  guerre  aux  croyances,  la  guerre 
à  Dieu!... 

Nous  verrons  quelle  suite  donnera  M.  Loubet  aux  félicitations  et 
aux  voeux  platoniques  de  l'excellent  Congrès  de  Toulouse. 

Le  Congrès  radical-socialiste  de  Lyon  n'était  pas  pour  la  paix, 
celui-là!  Sous  la  présidence  d'honneur  de  l'ogre  Brisson,  il  a 
réclamé  tout  de  suite  la  chasse  aux  «  robes  noires  »  et  aux 
«  superstitions  »...  —  «  D'autant  plus,  a  ajouté  le  citoyen 
Augagneur,  maire  de  Lyon,  que  «  la  magistrature  est  suspecte  et 
«  l'armée  douteuse!...  »  —  Ainsi,  après  le  clergé,  l'Université  et 
les  écoles,  il  faudra  assainir  encore  la  magistrature  et  l'armée!  — 
Tout  devra  y  passer;  il  parait  que  c'est  indispensable  pour  accroître 
le  bien-être  de  l'ouvrier... 

Le  Congrès  des  Bourses  du  Travail  à  Montpellier,  le  Congrès  des 
Mineurs  de  Commentry  et  celui  de  Carmaux,  se  sont,  est-il  besoin 
de  le  dire,  beaucoup  plus  inspirés  des  mêmes  idées  belliqueuses 
contre  le  capital  et  l'organisation  industrielle  que  des  théories 


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366  LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

idylliques  de  Toulouse,  tout  en  ne  semblant  pas,  d'ailleurs,  se  prendre 
fort  au  sérieux  eux-mêmes  car,  en  faisant  allusion  aux  banquets 
qui  terminent  invariablement  ces  réunions,  leurs  membres  n'ont  pu 
s'empêcher  de  se  traiter  en  riant  de...  «  bouffe-galette  !  » 

Plus  inoffensifs  ont  été  le  Congrès  Pomo logique,  siégeant  à  Pau, 
et  le  Congrès  d'Hydrologie  et  de  Climatologie  tenu  à  Grenoble,  où 
nul  toast  subversif  n'a  été  porté.  —  Et  plus  innocent  encore  le 
Congrès  de  l'Humanité,  réuni  à  Paris -dans  l'hôtel  des  Sociétés 
Savantes,  où  une  centaine  de  songe-creux  des  deux  sexes  ont  agité 
gravement  la  création  d'un  Sénat  mondial,  dans  le  sein  duquel 
seraient  choisis  les  membres  d'un  Ministère  de  t Humanité!...  Le 
rêve  de  ces  bons  congressistes  est  d'assurer  à  tout  être  humain  le 
vêtement,  le  logement  et  la  nourriture,  —  rien  que  celai  —  et, 
pour  commencer,  l'assemblée  a  émis  le  vœu  touchant  de  voir  l'Etat 
fournir  à  tous  le  pain  gratuit,  en  appliquant  à  ce  service  humani- 
taire l'argent  des  subventions  allouées  aux  lettres,  aux  arts  et  aux 
théâtres... 

Du  moins,  ceux-là  ne  sont  pas  méchants,  et  mieux  vaut  rire  que 
pleurer! 


Pour  finir  un  peu  plus  gaiement,  jetons  un  coup  d'oeil  sur 
l'Exposition  de  Jouets,  en  ce  moment  ouverte  aux  Champs-Elysées, 
dans  le  sous- sol  du  Jardin  de  Paris.  L'innovation  tentée  l'année 
dernière  avait  tellement  réussi  que  ses  organisateurs  ont  eu  l'heu- 
reuse idée  d'instituer  un  deuxième  concours,  qui  obtient  plus  de 
succès  encore  que  le  premier,  et  qui  le  mérite  par  l'infinie  variété 
et  l'amusante  ingéniosité  des  joujoux  nouveaux.  Ce  n'est  que  du 
carton,  du  bois,  du  zinc  et  du  caoutchouc,  mais  animés  par  la 
science,  vivifiés  par  le  goût  et  offrant  le  plus  divertissant  spectacle. 

Littérature,  théâtre,  politique  même,  tout  y  a  son  reflet,  car  les 
inventeurs  n'ont  eu  garde  d'oublier  les  actualités  diverses,  dont  ils 
se  sont,  au  contraire,  inspirés  de  façon  très  piquante. 

Comme  il  fallait  s'y  attendre,  les  ballons  dirigeables  abondent, 
ainsi  que  les  torpilleurs  et  les  sous-marins.  On  voit  même  deux 
torpilleurs  attaquant  un  cuirassé  et  le  faisant  sauter  en  l'air.  —  Les 
moteurs  à  pétrole  et  à  vapeur  y  mettent  en  mouvement  toutes 
sortes  de  machines  et  de  voiturettes,  et  les  tramways  électriques  y 
fonctionnent  sans  écraser  les  passants.  Les  clowns  y  pirouettent 
avec  une  agilité  merveilleuse,  les  tziganes  y  jouent  leurs  valses  avec 
un  entrain  endiablé,  et,  naturellement,  les  Boers,  en  dépit  de  la 
paix  signée,  y  font  très  mauvaise  mine  aux  soldats  anglais. 

Mais  ce  sont  les  jouets  i  allusion  politique  qui  attirent  surtout 


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LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES  $67 

l'attention.  —  Le  ministre  des  Finances  peut  y  voir  une  boîte  à 
surprises  qui,  quoique  ornée  de  beau  papier  doré,  laisse  échapper 
une  figure  macabre  avec  cette  inscription  :  Crédit  est  mortl  — 
Le  ministre  de  la  Justice  y  pourrait  contempler,  dans  la  section  des 
petits  aérostats  dirigeables,  Mm*  Humbert  s'en  volant  avec  un  coffre  - 
fort,  et,  dans  une  autre  partie  de  l'Exposition,  le  même  coffre- fort 
où  la  pression  sur  un  bouton  fait  apparaître...  un  lapin! 

J'en  passe,  et  des  plus  drôles.  —  Mais  le  cbef-d'Nœuvre  est  le 
Jeu  des  Electeurs  et  du  Président*  qui  nous  montre  comment  se 
brasse  le  suffrage  universel.  —  Le  Président  est  assis  sur  un  rond 
de  cuir,  symbole  démocratique  de  ses  fonctions  administratives. 
Autour  de  lui  s'agitent  deux  Electeurs  types,  l'un  bleu,  l'autre 
rouge,  ayant  chacun  pour  auxiliaire,  l'un,  une  demoiselle  du  télé- 
phone, l'autre,  une  institutrice  laïque,  qui  font  toutes  deux  les 
yeux  doux  au  Président.  —  «  Voulez-vous  que  nous  causions?  » 
lui  murmure  la  première...  —  «  Allons  ensemble  au  Boisl  » 
lui  souffle  hardiment  la  seconde...  —  Le  jeu  de  chaque  électeur, 
comme  celui  de  chaque  sirène,  est  ainsi  de  cajoler  le  Président 
et  de  le  tourner,  sur  son  rond  de  cuir,  du  côté  du  plus  habile  ou 
de  la  plus  séduisante;  et  l'inventeur  a  soin  de  nous  prévenir  que 
le  fonctionnement  des  pièces  a  beaucoup  de  similitude  avec  celui 
des  Echecs... ,  —  rapprochement  de  fâcheux  augure  pour  le  prin- 
cipal personnage! 

L'ironique  philosophie  du  jeu  ne  serait-elle  pas  que  le  chef  de 
l'Etat  républicain  n'est  qu'une  girouette  tournant  à  tous  les  vents, 
surtout  les  plus  violents  et  les  plus  destructeurs?... 

Au  point  de  vue  commercial,  ce  qu'il  faut  constater,  c'est  que 
cette  industrie  très  parisienne  du  jouet  alimente  près  de  cent  cin- 
quante grosses  maisons,  groupées  en  syndicat,  plus  de  500  petits 
fabricants  isolés,  des  milliers  d'ouvriers  en  chambre,  et  que  l'en- 
semble de  ses  affaires  dépasse  annuellement  le  respectable  chiffre 
de  quarante  millions. 

Je  ne  dis  rien  des  vélocipèdes  de  tout  genre,  qui  pullulent  à 
l'Exposition  des  Champs-Elysées  comme  dans  la  vie  réelle,  et  qui 
sont  définitivement  entrés  dans  l'organisme  moderne.  On  avait 
prétendu  qu'ils  diminuaient;  leur  nombre  augmente,  au  contraire, 
et  Y  Economiste  français  en  publie  une  intéressante  statistique 
accusant  une  progression  continue  depuis  huit  ans.  —  C'est  le 
département  de  la  Seine  qui  en  compte  le  plus  et  le  Cantal  qui  en 
possède  le  moins. 

Leur  nombre  total  est  actuellement  de  1  million  250  mille  payant 
l'impôt,  et  ayant  rendu  au  Trésor,  l'aimée  dernière,  la  somme  de 
6  millions  29E  mille  francs. 


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S68  LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

On  discute  toujours  sur  la  question  de  savoir  s'il  faut  dire  : 
monter  à  bicyclette,  ou  en  bicyclette.  —  Je  trouve,  à  cet  égard, 
dans  le  dernier  Catalogue  d'autographes  de  Charavay,  une  lettre 
de  Sully- Prudhomme  qui  tranche  la  question  et  dont  il  est  inté- 
ressant, vu  l'autorité  académique  du  poète,  de  citer  ici  le  principal 
passage. 

On  ne  peut,  régulièrement,  si  Ton  veut  observer  l'analogie,  ni  dire  : 
monter  à  bicyclette,  parce  qu'il  ne  s'agit  pas  d'un  animal;  ni  dire  :  monter 
en  bicyclette,  parce  que  le  rapport  du  cycliste  à  son  véhicule  n'est  pas  celui 
d'un  contenu  à  un  contenant.  C'est  un  rapport  de  simple  superposition;  de 
sorte  qu'il  faudrait  dire  :  monter  sur  une  bicyclette.  Mais  cette  expression 
est  lente  et  lourde  et  il  n'est  venu  à  aucun  cycliste  l'idée  de  l'employer. 
Que  faire?  Je  pense  qu'il  convient  d'élargir  la  règle  de  l'analogie,  d'assimiler 
la  bicyclette  à  ce  qu'elle  remplace  et  de  dire  :  monter  à  bicyclette  comme 
on  dit  monter*  à  cheval,  car  cet  admirable  instrument  rend  le  même  genre 
de  service  qu'une  monture  animée,  que  le  cheval;  et  son  maître  est  une 
sorte  de  cavalier.  L'attitude  du  cycliste  diffère  peu  de  celle  d'un  jockey 
courbé  sur  sa  bête;  il  est  même  un  centaure,  car  il  ne  fait,  par  la  pédale  et 
la  roue,  qu'accélérer  le  mouvement  qu'il  doit  à  son  propre  effort. 

L'usage  avait  déjà  prononcé,  mais  il  n'est  pas  indifférent  de 
recueillir  l'explication  raisonnée  d'un  poète  législateur  de  la  langue 
et  rendant  son  oracle  sous  la  coupole. 


Que  dire  des  théâtres?  Us  s'ouvrent  à  peine  et,  en  attendant  les 
nouveautés,  ils  amusent  la  scène  avec  des  reprises.  Ici,  la  Grâce 
de  Dieu,  qui  remonte  à  1841  ;  là,  la  Maison  du  Baigneur,  dont 
l'aube  date  de  1856;  à  la  Comédie-Française,  Rome  vaincue,  où  se 
faisait  jadis  applaudir  Sarah  Bernhardt;  à  l'Odéon,  Arlequin- Roi, 
une  pièce  allemande,  qui,  depuis  des  années,  a  été  jouée  un  peu 
partout  à  l'étranger,  en  Autriche,  patrie  de  l'auteur,  en  Allemagne, 
en  Angleterre,  en  Italie,  et  qui,  par  son  caractère  germanique,  ne 
semble  guère  de  nature  à  réussir  chez  nous. 

Pendant  ce  temps,  notre  Sarah  joue  à  Berlin,  où  l'empereur 
Guillaume  a  interdit  Y  Aiglon  par  courtoisie  pour  son  alliée  l'Au- 
triche, et  sa  rivale  en  réclame,  Réjane,  retour  du  Brésil  et  de|la 
Plata,  débarque  tapageusement  au  Havre  comme  si  elle  revenait 
de  l'île  d'Elbe.  C'est  dire  que  ces  princesses  de  la  rampe  ont 
besoin  de  secouer  la  poussière  de  l'étranger  et  de  mettre  en  ordre 
la  Toison  d'Or  qu'elles  rapportent  avant  de  nous  faire  leur  cour 
dans  quelque  œuvre  inédite.  '   ^-'tVJ^M 

Quant  à  la  musique,  elle  est  plus  que  jamais  toute  à  Wagner, 
avec  Tannhauser,  avec  Lohençrin,  avec  la  Valkyrie,  en  attendant 


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LES  ŒUVRES  ET  LIS  HOMMES  369 

Y  Or  du  Rhin,  dans  les  concerts  populaires.  Et  pour  trouver  de  la 
musique  française,  il  faut  aller  à  l'Opéra-Comique  entendre  la 
Troupe  Joticœur,  dont  M.  Arthur  Coquard  a  écrit  à  la  fois  le 
poème  et  la  partition.  —  Oui,  musique  vraiment  française,  où  la 
gaieté  s'allie  au  pathétique,  et  qui,  commençant  dans  le  fou  rire, 
finit  dans  l'émotion  et  dans  les  larmes.  Œuvre  saine  en  même 
temps,  où  le  réalisme  extérieur  s'allie  à  un  idéalisme  élevé  et,  par 
la  souffrance,  monte  noblement  jusqu'à  la  conception  du  sacrifice. 

M.  Coquard  nous  avait  déjà  donné  de  belles  œuvres,  aussi  neuves 
que  personnelles.  Celle  qui  obtient  en  ce  moment  un  brillant  «succès 
à  la  salle  Favart  achèvera  de  le  classer  au  premier  rang  des  jeunes 
maîtres  de  l'école  française. 

À  ce  propos,  le  directeur  d'un  théâtre  de  Wiesbaden  vient  d'avoir 
une  idée  originale  :  il  a  décidé  que,  désormais,  les  spectacles  aux- 
quels on  pourra  conduire  les  jeunes  filles  seront  annoncés  par  des 
affiches  blanches,  tandis  que  les  pièces  risquées  le  seront  par  des 
affiches  rouges... 

Les  familles  seront  ainsi  prévenues  et  ne  pourront  arguer 
d'aucune  surprise. 

Mais  l'innovation  réussira- 1- elle,  et  le  directeur  allemand  fera- 
t-il  école?  J'en  doute  un  peu,  parce  que  l'affiche  rouge  deviendra 
ainsi  une  tentation,  et  que  les  filles  d'Eve  ont  facilement  une  pro- 
pension vers  le  fruit  défendu... 

Dans  tous  les  cas,  la  Troupe  Jolicœur,  de  H.  Coquard,  peut  être 
annoncée  par  une  affiche  blanche. 

Louis  Joubebt. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  FRANCE 


LA  GUERRE  DE  CENT  ANS  ET  LA  FIN  DU  MOYEN  AGE 


Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  signaler  à  nos  lecteurs  l'œuvre 
intéressante  entreprise  par  un  groupe  d'universitaires,  sous  la  direc- 
tion de  M.  Lavisse.  Il  s'agit  d'une  Histoire  de  France,*  publiée  par 
livraisons;  chaque  grande  période  est  traitée  par  un  auteur  distinct, 
ce  qui  assure  l'unité  relative  du  récit,  tout  en  permettant  de  recourir 
à  des  compétences  variées.  La  librairie  Hachette  a  su  donner  à 
l'exécution  matérielle  un  incontestable  cachet  d'élégance  archaïque. 

L'an  passé,  malgré  une  fâcheuse  lacune  (on  avait  dû  ajourner  le 
tableau  de  l'époque  mérovingienne  et  carolingienne,  confié  à  M.  Bayet, 
le  nouveau  directeur  de  l'enseignement  supérieur),  les  livraisons  se 
sont  succédé  très  nombreuses.  Nous  avons  dit  l'intérêt  du  volume  de 
M.  Bloch  sur  la  Gaule  romaine,  le  mérite  éminent  de  ceux  de 
M.  Luchaire  sur  les  premiers  Capétiens  et  Philippe-Auguste,  la  valeur 
de  celui  de  M.  Ch.-V.  Langlois  sur  saint  Louis  et  Philippe  le  Bel. 

L'exercice  1901-1902  a  été  moins  bien  partagé  pour  la  quantité, 
sinon  pour  la  qualité.  Soit  que  la  perspective  des  élections  législa- 
tives ait  fait  craindre  aux  éditeurs  un  moins  vif  empressement  de  la 
part  du  public,  soit  que  les  auteurs  aient  été  retardés  dans  leur 
travail,  sept  livraisons  seulement  ont  été  mises  en  distribution, 
comprenant  moins  de  deux  demi-tomes.  Si  nous  possédons  au  com- 
plet l'étude  de  M.  Coville  sur  les  premiers  Valois,  celle  de  M.  Petit- 
Dutaillis  a  été  interrompue  à  la  mort  de  Charles  VII,  alors  qu'elle 
devait  embrasser  tout  le  règne  de  Louis  XI  et  le  début  de  celui  de 
Charles  VIII. 

Les  deux  érudits  qui  ont  tracé  le  récit  des  péripéties  de  la  Guerre 
de  Cent  Ans  et  le  tableau  de  la  société  française  à  la  fin  du  moyen 
âge  ne  possèdent  ni  la  maîtrise  de  M.  Luchaire  ni  la  verve  de  M.  Lan- 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  FRANGE  371 

glois;  mais  leur  œuvre,  très  consciencieuse,  très  documentée,  remar- 
quablement cidre,  donne  un  excellent  résumé  de  l'état  actuel  de  la 
science  historique  sur  cette  période.  Très  soucieux  de  rester  impar- 
tiaux, ils  se  sont  gardés  de  certaines  erreurs  où  l'esprit  de  parti  avait 
pu  entraîner  leurs  devanciers,  comme  l'apothéose  d'Etienne  Marcel  ou 
la  glorification  du  concile  de  B&le. 

Cette  impartialité  s'étend,  en  effet,  aux  questions  religieuses.  Si 
l'un  et  l'autre  laissent  voir  leur  peu  d'attachement  au  catholicisme, 
s'ils  s'étendent  avec  quelque  complaisance  sur  les  misères  morales  de 
l'Eglise,  ils  n'hésitent  point  à  reconnaître  quel  élément  de  dignité  et 
de  vertu  fut  le  Christianisme  dans  la  vie  sociale  au  moyen  âge. 
M.  Co ville,  dans  son  beau  portrait  de  Charles  Y,  a  loué  la  hante 
piété  de  ce  roi;  M.  Petit-Dutaillis,  tout  en  contestant  le  caractère 
surnaturel  de  la  mission  de  Jeanne  d'Arc,  ^  dit  ses  élans  d'ardente 
foi,  et  a  conclu  qu'elle  était,  «  avec  saint  Louis,  le  charme  et  Thon* 
neur  de  notre  ancienne  histoire  »;  il  a  dénoncé  l'hypocrisie  gallicane 
et  montré  qu'à  partir  de  Charles  VII,  sous  couleur  de  «  libertés  »,  les 
conseillers  de  la  couronne  avaient  travaillé  à  asservir  l'Eglise  nationale. 
Le  même  historien  a  réfuté,  non  sans  éloquence,  ce  sophisme  antipa- 
triotique d'après  lequel  il  eût  été  plus  profitable  pour  les  destinées 
de  la  France  que  la  guerre  de  Cent  Ans  eût  pour  conclusion  définitive 
le  triomphe  de  l'envahisseur  anglais. 

Les  pages  consacrées  au  développement  artistique  des  quatorzième 
et  quinzième  siècles,  au  gothique  rayonnant  et  flamboyant,  à  l'école 
bourguignonne  de  sculpture,  aux  peintres  miniaturistes  et  verriers, 
sont  parmi  les  plus  attachantes  de  l'ouvrage. 

La  publication  va  reprendre  au  mois  de  novembre,  et  l'on  nous 
promet  cette  fois  deux  fascicules  par  mois.  A  travers  la  Renaissance, 
la  Réforme,  les  guerres  de  religion,  l'œuvre  réparatrice  de  Henri  IV 
et  de  Richelieu,  nous  arriverions  ainsi  au  seuil  du  règne  de  Louis  XIV, 
que  H.  Lavisse  s'est  réservé  de  traiter  lui-même. 

L.  de  L.  db  L. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


23  octobre  1902. 

La  réouverture  du  Parlement  a  eu  pour  prologue  une  scène 
que  nous  tenons  à  rappeler,  parce  que  la  politique  et  la  situation 
actuelles  s'y  réfléchissent  à  merveille.  Tous  les  détails  de  cette 
scène  sont  à  noter,  ils  répondent  à  quelqu'une  des  réalités  sinistres 
dont  notre  pays  est  enveloppé  et  comme  pénétré.  La  grève  géné- 
rale des  mineurs  dont  la  menace,  qui  fut  souvent  un  chantage  de 
politiciens,  pèse  depuis  si  longtemps,  à  la  grande  satisfaction  de 
l'étranger,  sur  notre  commerce  et  notre  industrie,  venait  d'éclater. 
Elle  avait  pris  tout  de  suite  un  caractère  très  inquiétant  à  Terre- 
noire,  dans  le  département  de  la  Loire.  Gomme  il  arrive  toujours, 
les  ouvriers  qui  voulaient  travailler  étaient  molestés  par  les  bandes 
au  service  et  aux  gages  de  quelques  meneurs  qui  vivent  de  la 
grève.  Pour  contenir  les  multitudes  qui,  par  la  peur  des  uns  et  la 
violence  des  autres,  grossissaient  toujours,  le  gouvernement  avait 
envoyé,  comme  force  publique,  deux  gendarmes.  Un  moment  vint, 
comme  il  devait  venir,  où  la  foule  houleuse,  surexcitée  par  les 
faux  bruits  en  circulation,  égarée  par  les  scélérats  sortis  des 
mauvais  lieux,  se  rua  sur  les  gendarmes.  L'un  d'eux  était  déjà 
presque  assommé  à  coups  de  pierre,  lorsque  son  camarade,  tant 
pour  le  sauver  que  pour  se  sauver  lui-même,  se  décida  à  tirer 
un  coup  de  revolver.  Si  jamais  il  y  eut  cas  de  légitime  défense, 
c'était  bien  celui-là;  à  moins  que  le  gouvernement  de  M.  Combes 
n'ait  imposé  pour  consigne  à  tout  homme  revêtu  de  l'uniforme  de 
se  laisser  assassiner,  le  gendarme  devait  tirer.  Que  fait  le  gouver- 
nement?  Prend- il  des  mesures  contre  ceux  qui  allaient  tuer  le 
gendarme?  Non  :  il  fait  arrêter  immédiatement  le  gendarme  qui 
n'a  pas  voulu  être  tué.  Vous  rappelez-vous  un  épouvantable 
épisode  qui  fut  le  début  de  la  Commune?  Un  gardien  de  la  paix 
fut  jeté  dans  la  Seine;  et,  pendant  des  heures,  on  vit  des  milliers 
de  forcenés  l'accabler  de  projectiles,  l'empêcher  d'aborder  au 
rivage,  lui  renfoncer  la  tête  dans  l'eau  dès  qu'elle  émergeait,  et 
ne  s'en  aller  ricanant  et  triomphant  que  lorsque,  le  supplice 
épuisé,  l'homme,  tout  déchiqueté,  fut  noyé,  et  qu'on  ne  vit  plus 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  373 

rien  sur  le  fleuve  que  du  sang.  Le  gouvernement  eu  veut-il  au 
gendarme  d'avoir  refusé  à  ses  électenrs  ce  ragoût  de  bète  fauve? 

Le  gouvernement  n'est  pas  sûr  du  conseil  de  guerre  qui  jugera 
ce  gendarme.  Il  est  déjà  très  mécontent  des  conseils  de  guerre  dont 
les  honnêtes  gens  du  monde  entier  ont  admiré  la  correcte,  cons- 
ciencieuse et  ferme  justice  dans  l'affaire  récente  de  deux  officiers 
qu'ils  avaient  condamnés,  même  en  les  estimant,  et  qu'ils  n'avaient 
pu  cesser  d'estimer,  même  en  les  condamnant.  L'infortuné  général 
André  avait  puni  les  conseils  de  guerre  en  cassant  leurs  verdicts 
par  les  plus  dures  aggravations  de  peines  qui  les  annulaient,  et  en 
frappant  même  avec  rigueur,  par  la  plus  scandaleuse  audace,  un 
témoin,  un  général  qui  avait  déposé,  sous  la  foi  du  serment,  dans 
un  sens  autre  que  le  sens  ministériel.  Hier  encore,  par  ordre  du 
général  André  qui  n'est  lui-même  que  l'ordonnance  de  MM.  Brisson 
et  consorts,  M.  Loubet  refusait,  malgré  la  requête  unanime  des 
juges  du  conseil  de  guerre,  de  prononcer,  au  profit  du  noble  com- 
mandant Leroy-Ladurie,  la  grâce  que,  malgré  l'armée  entière,  il 
avait  accordée  à  Dreyfus.  Pour  en  finir  avec  les  conseils  de  guerre, 
le  général  André  propose  leur  remplacement  par  les  tribunaux 
civils.  Si  les  tribunaux  civils  se  permettaient  à  leur  tour  de  ne 
vouloir  dépendre  que  de  la  conscience  et  de  la  loi,  un  conflit  serait 
élevé  et  une  commission  administrative  statuerait.  Il  y  a  deux  ans, 
les  conseils  de  guerre  avaient  acquitté  de  braves  gendarmes  que  le 
ministère  leur  avait  livrés  pour  obéir  aux  fauteurs  de  grèves.  En 
réclamant  leur  suppression  le  lendemain  du  jour  où  il  fait  arrêter 
un  gendarme  qui  a  résisté  à  l'émeute,  c'est  un  encouragement 
nouveau  que  le  gouvernement  apporte  aux  entrepreneurs  de  la 
révolution  sociale. 

Voilà  le  premier  acte  du  drame  de  Terrenoire;  voici  le  second. 
Sous  le  coup  de.  revolver  du  gendarme,  un  gréviste  était  malheu- 
reusement tombé,  —  un  gréviste  peut-être  inoffensif,  un  de  ceux, 
les  naïfs  et  les  simples,  que  d'infâmes  drôles  mettent  et  poussent 
en  avant,  pour  se  dérober  eux-mêmes  après  avoir  déchaîné  l'in- 
cendie. Ce  fut  un  deuil  général  qui  était  fait  pour  apaiser  les 
colères  et  les  haines  dans  la  sympathie  et  la  pitié.  La  famille  de  la 
victime  était  religieuse;  la  veuve,  la  mère,  les  parents  avaient 
spontanément  décidé  que  l'enterrement  serait  religieux.  Le  jour  de 
la  cérémonie,  le  curé  et  son  vicaire,  précédés  de  la  croix,  avaient 
tenu  à  venir  chercher  à  son  domicile,  au  milieu  du  recueillement 
et  des  larmes  de  la  population,  le  travailleur  qui  avait  succombé. 
Ce  n'était  pas  l'affaire  des  meneurs  bien  en  cour;  comme  leur 
gouvernement,  après  avoir  caressé  et  grisé  la  démagogie,  veut  la 
distraire  en  lui  donnant  les  religieux  et  les  religieuses  à  manger, 


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374  OiKOmUOI  FOUTKH» 

ils  changèrent  la  douloureuse  cérémonie  en  une  saturnale  d'im- 
piété. An  moment  d'entrer  dans  l'église  tendne  de  noir,  les  porteurs 
du  cercueil  se  détournèrent  vivement  et  enfilèrent  un  autre  chemin. 
Croyant  d'abord  qu'il  ne  s'agissait  que  d'honorer  le  mort  en  loi 
faisant  recevoir  dans  tous  les  quartiers  de  la  commune  le  dernier 
adieu  de  ses  concitoyens,  le  curé  et  son  vicaire  suivirent  le  cor- 
tège. Bientôt  ils  virent  que  c'était  un  guet-apens;  la  croix  disparut 
au  milieu  des  drapeaux  rouges  librement  et  officiellement  déployés. 
Les  cris  :  «  À  mort  les  calotinsl  »  les  huées,  les  blasphèmes  écla- 
tèrent avec  furie.  Les  prêtres  qui  officiaient  durent  regagner 
l'église.  Les  parents,  consternés,  comprirent  que  les  porteurs  du 
cercueil  ne  le  lâcheraient  pas;  qu'ils  le  mettraient  plutôt  en  pièces, 
et  que  ce  n'était  plus  qu'un  tréteau  sur  lequel,  hissant  le  drapeau 
rouge,  on  voulait  chanter  la  Carmagnole  et  Y  Internationale.  Les 
auteurs  de  ces  forfaits  outils  été  arrêtés  comme  le  gendarme  ?  Une 
enquête  judiciaire  est-elle  au  moins  ouverte? 

Les  approbateurs  officiels  de  ces  scandales  impunis  disent  que 
le  défunt  aurait  fait,  dans  une  Loge,  la  promesse  de  se  faire 
enterrer  civilement.  Est-ce  qu'en  dehors  d'une  disposition  formelle 
du  défunt,  ce  n'est  pas  sa  famille  qui  est  seule  juge  de  ses  intentions 
dernières?  Les  sectaires  qui  prétendent  engager  à  jamais  un  homme 
par  quelques  paroles  qu'il  aurait  prononcées  un  jour,  sont  les  mêmes 
qui  dégradent  de  leurs  droits  civils  toute  une  classe  de  citoyens, 
sous  le  prétexte  qu'elle  aurait  prononcé  des  vœux  perpétuels. 

Quant  i  la  grève  générale  qui  a  été  ainsi  inaugurée,  nous 
répéterons  qu'elle  est  le  résultat  direct  de  la  politique  gouverne- 
mentale. Il  est  même  à  considérer  que,  contrairement  à  tous  les  pré- 
cédents, elle  s'est  produite  sans  réclamations,  sans  mise  en  demeure 
préalable,  sans  la  moindre  conversation  ou  contestation  avec  les 
patrons  sur  tel  ou  tel  point  déterminé.  Elle  a  été  l'épanouissement 
naturel  et  spontané  de  l'état  d'esprit  créé  dans  les  masses  ouvrières, 
depuis  deux  ou  trois  ans,  par  le  ministère  WaldeckJlousseau,  et 
son  rejet  ratatiné  et  avachi,  le  ministère  Combes.  Souvenez -vou» 
de  ce  que  nous  avons  vu  :  l'avènement  au  pouvoir  de  M.  Mille- 
rand,  l'orateur  collectiviste  du  banquet  de  SainuMandé  a  été  servi 
aux  ouvriers  comme  un  gros  vin  bleu  qui  leur  porterait  4  la  tète» 
Toutes  les  farces  possibles  leur  ont  été  jouées,  tous  les  mensonges 
prodigués  :  projets  de  caisses  de  retraite,  qui  n'aboutissaient  pas, 
et  que  leurs  auteurs,  talonnés  par  la  banqueroute,  étaient  les  pre- 
miers à  esquiver,  journées  de  huit  heures,  salaires  avec  un 
minimum  au-dessous  duquel  ils  ne  pourraient,  en  aucun  cas, 
descendre;  confiscation  des  mines,  des  chemins  de  fer  et  de  tout 
le  reste,   tous  les  boniments  des  plus  vulgaires  charlatans  ont 


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ROUIQUK  P0UT1Q0I  375 

été  mis  à  l'étalage.  L  attrape-nigaud  a  été  continu  et  complet. 

Tandis  que  les  malandrins  se  faisaient  une  clientèle  électorale 
par  le  mirage  de  l'âge  d'or,  qui  n'existait  que  dans  leurs  poches* 
ils  précipitaient  leurs  victimes  et  leurs  dupes  dans  la  misère  en 
effrayant  le  capital,  en  le  forçant  à  se  cacher  ou  i  émigrer,  en 
paralysant  par  l'inquiétude  du  lendemain  le  commerce  et  l'industrie 
dont  les  impôts  augmentaient  et  les  affaires  diminuaient,  en  frap- 
pant au  cœur  la  fortune  publique  comme  tontes  les  fortunes 
privées.  Tout  se  tient  dans  les  sociétés  :  la  confiance  est  la  mère 
du  crédit;  elle  produit  l'abondance  du  travail,  et,  avec  elle, 
l'accroissement  des  salaires.  Demander  aux  patrons  qu'on  com- 
mence par  ruiner,  de  payer  davantage  les  ouvriers,  c'est  niais.  Pas 
plus  sous  M.  Waldeck-Rousseau,  qui  avait  un  certain  talent,  que  sous 
M.  Combes,  qui  n'en  a  aucun,  on  ne  peut  se  soustraire  à  la  loi  des 
choses.  Même  l'Exposition  universelle,  avec  son  tintamarre  officiel, 
fut  ratée;  elle  a  son  image  dans  son  Grand  Palais  qui  coûta  des 
millions,  et  qui  ne  tient  pas. 

Indignement  trompés,  les  ouvriers  font  des  grèves.  Pourquoi 
n'en  feraient-ils  pas?  L'encouragement  leur  est  donné  par  ceux-là 
mêmes  qui  sont  les  vrais  coupables  de  leurs  illusions  et  de  leur 
détresse.  Nous  venons  de  voir  aux  Etats-Unis  le  président  Roose- 
velt  prendre  une  initiative  qui,  assurément,  peut  avoir  ses  délica- 
tesses, même  ses  périls,  mais  qui  n'est  pas  sans  honneur.  Agissant, 
comme  il  l'a  répété  expressément,  sans  caractère  officiel,  il  s'est 
lait,  en  quelque  sorte,  arbitre  consultant  entre  les  patrons  et  les 
ouvriers  dans  la  formidable  grève  du  charbon.  11  a  réussi  parce 
qu'il  est  respecté  et  respectable  ;  parce  que,  innocent  de  la  crise,  il 
avait  qualité  pour  l'examiner  et  la  conjurer;  parce  qu'il  avait  gardé 
une  stricte  neutralité  entre  des  concitoyens  en  désaccord.  Il  a 
terminé  la  grève  parce  qu'il  a  pu  montrer  aux  uns  et  aux  autres  la 
patrie  ruinée  par  leurs  querelles,  à  la  grande  joie  de  l'étranger 
qu'elles  enrichiraient.  Quelle  autorité  aurait  notre  gouvernement 
pour  jouer  un  pareil  rôle?  Hier  encore,  par  la  bouche  de  son  préfet 
du  Nord,  qu'aucun  communiqué  ministériel  n'a  désavoué,  il  prenait 
parti  pour  les  grévistes,  de  façon  à  rendre  d'avance  non  recevable 
l'intervention  pacificatrice  qu'il  pourrait  tenter.  Nulle  part  il  ne 
fait  respecter  la  liberté  du  travail;  les  syndicats  jaunes  qui  la 
représentent,  et  qui  sont  la  majorité,  sont  partout  traités  comme 
suspects  et  laissés  sans  défense.  L'hommage  que  M.  Peiletan  a 
rendu  naguère  à  l'administration  de  l'ancien  maire  de  Marseille, 
renvoyé  par  les  électeurs  pour  sa  participation  à  une  grève  cosmo- 
polite qui  avait  lésé  leur  ville  au  profit  de  Gênes,  montre  que  l'in- 
térêt national  n'est  pas  mieux  protégé  en  haut  que  la  sécurité  sociale. 


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376  CHRONIQUE  POL1T1QOI 

Ce  n'est  pas,  évidemment,  que  les  grèves  ne  soient  un  embarras 
pour  ceux  qui  nous  gouvernent.  Si  la  grève  générale  des  mineurs 
durait,  elle  amènerait  dans  le  pays  tout  entier  de  telles  souffrances, 
un  tel  renchérissement  du  combustible,  une  telle  perturbation  de 
quelque?  services  publics,  comme  les  chemins  de  fer,  que  le  minis- 
tère, et  même  d'autres  choses  encore,  pourraient  y  sauter  et  y  rester. 
Nous  comprenons  que  les  politiciens  aux  abois,  qui  ont  pris  pour 
carrière  lucrative  le  socialisme,  fassent  des  efforts  désespérés  pour 
persuader  aux  ouvriers  de  remettre  à  une  autre  fois  leur  grève 
générale.  Elle  serti  bien  meilleure  lorsque  M.  Combes  ne  sera  plus 
ministre;  et,  en  attendant,  les  politiciens  s'évertuent  à  prouver  aux 
ouvriers  qu'ils  font  mourir  de  faim,  que  la  guerre  à  la  religion, 
dont  le  ministère  s'est  fait  une  spécialité,  leur  sera  du  pain  sur  la 
planche  jusqu'à  la  fin  de  leurs  jours. 

C'est  à  cela,  en  effet,  que  se  réduit  la  politique  très  primitive,  — 
très  simpliste,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  —  de  M.  Combes.  Il  y 
a  une  quinzaine,  —  parlant  à  un  soi-disant  comité  républicain  du 
commerce  et  de  l'industrie,  qui  n'est,  sauf  exception,  qu'une 
collection  de  politiciens,  —  on  s'attendait  à  ce  que  le  président 
du  Conseil  indiquerait  à  l'industrie  et  au  commerce  quelques 
remèdes  contre  la  crise  désolante  où  son  gouvernement  les 
enfonce.  Il  s'est  borné  à  de  plates  grossièretés  contre  l'Eglise,  en 
prenant  à  témoin  son  cher  Brisson,  vieil  avocat  sans  cause,  dont 
Paris  n'a  plus  voulu  pour  député,  et  dont  le  plus  abaissé  des  Parle- 
ments n'a  même  plus  voulu  pour  président.  Les  ouvriers  se  lasse- 
ront-ils d'être  ainsi  bernés?  On  se  rappelle  l'émotion  de  Tune  de 
nos  dernières  législatures,  lorsqu'on  y  lut  une  lettre  commina- 
toire que  M.  Combes,  nouvellement  élu  député,  avait  écrite  au 
directeur  des  chemins  de  fer  de  l'Etat,  pour  réclamer  de  lui  une 
place  d'administrateur  payé  du  chemin  des  Charentes.  Si,  faisant  le 
loustic,  le  directeur  lui  avait  proposé,  pour  tout  revenant  bon,  de 
jeter  des  crucifix  à  la  voirie,  il  est  probable  que  le  futur  ministre  lui 
aurait  répliqué  avec  colère  :  «  Jetez,  si  vous  voulez,  des  crucifix  à 
l'égout;  mais  donnez- moi  d'abord  mes  jetons  de  présence!  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  plus  la  crise  financière  et  économique 
s'aggrave,  plus  M.  Combes  accumule  les  projets  contre  l'Eglise. 
C'est  un  quiproquo  perpétuel  ;  les  ouvriers  disent,  comme  d'ailleurs 
le  commerce  et  l'industrie,  qu'écrasés  sous  les  charges,  ils  appellent 
un  soulagement.  M.  Combes  leur  répond  :  «  Vous  avez  raison; 
nous  allons  taper  sur  les  religieux  et  les  religieuses.  »  La  plaisan- 
terie paraissant  de  plus  en  plus  mauvaise  aux  malheureux  qui 
crient  misère,  M.  Combes  leur  riposte  avec  une  énergie  souriante  : 
«  Vous  n'êtes  pas  contents  encore?  Eh  bien,  nous  allons  taper  sur 


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CHRONIQUE  P0UTIQUI  S77 

les  curés.  »  On  conçoit  qne  la  grève  générale  soit  sortie  de  ces 
écœurantes  pantalonnades.  Dans  d'autres  temps,  on  aurait  fait  des 
barricades  à  moins., 

Prenant  au  sérieux  sa  politique  de  diversion,  M.  Combes  entasse 
projets  sur  projets,  avec  des  pénalités  renforcées,  contre  la  liberté 
religieuse,  même  couverte  par  le  droit  de  propriété  et  l'inviolabilité 
du  domicile.  Il  se  propose  de  causer  longtemps,  à  perte  de  vue,  sur 
la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  qui,  conçue  sous  la  forme 
qu'au  besoin  il  admettrait,  serait  la  spoliation  et  la  servitude 
réunies.  Ce  que  le  ministère  demande  avant  tout  à  sa  majorité  qui 
est  de  cet  avis,  c'est  qu'on  ne  s'occupe  pas  au  Parlement  des 
affaires  du  pays.  Vexer  les  catholiques,  violenter  les  consciences, 
traquer  et  persécuter  l'Eglise,  cela  suffit.  La  discussion  de  la 
Chambre  des  députés  sur  la  fermeture  des  écoles  libres  ne  peut 
laisser  aucune  illusion  sur  ce  point.  L'éloquence  la  plus  pathétique 
et  l'exposition  la  plus  juridique  ont  été  employées  à  flétrir  et  à 
analyser  l'énormité  de  tous  les  abus  et  de  toutes  les  illégalités 
commis.  M.  Aynard,  M.  de  Mun,  M.  Charles  Benoist,  M.  Denys 
Cochin,  H.  Renault-Morlière,  M.  de  Ramel,  d'autres  encore  qui  se 
sont  également  honorés,  ont  mis  à  nu  la  forfaiture  du  Président  du 
Conseil,  qui  a  pu  trouver  dans  sa  majorité  des  votes  pour  l'amnis- 
tier, mais  pas  une  voix  pour  le  défendre,  et  qui  3'est  défendu  lui- 
même  avec  une  bassesse  de  paroles  en  harmonie  avec  la  perversité 
de  la  cause.  Quelques  mots  de  M.  Ribot  et  de  M.  le  baron  de 
Mackau  ont  achevé  d'établir  que,  condamnée  par  la  plupart  des 
tribunaux,  l'application  que  M.  Combes  a  faite  de  la  loi  de  1901, 
était  contredite  par  l'auteur  de  la  loi,  ML  Waldeck-Rousseau.  Rien 
n'a  fait;  ministère  et  majorité,  que  mille  ferments  de  division 
travaillent,  fondent  leur  trêve  de  Dieu  sur  la  guerre  à  Dieu. 
Guerre,  soyez-en  sûrs,  qui  peut  devenir  atroce  ;  H.  Joonart  qui, 
honteux  d'avoir  déserté  ses  amis  de  la  République  modérée,  avait 
voulu  au  moins  se  racheter  en  implorant  dans  l'exécution  de  la  loi 
de  1901  un  «  esprit  de  justice  et  de  liberté  »,  a  été,  pour  ces 
seuls  mots,  déclaré  traître  par  le  principal  organe  ministériel. 

On  peut  prévoir  ce  que  sera  la  discussion  parlementaire  sur  les 
demandes  d'autorisation  des  congrégations  religieuses.  Ce  sera, 
pour  occuper  la  Chambre,  une  quotidienne  série  de  blasphèmes, 
de  lazzi,  de  ricanements,  de  fureurs  bestiales;  et,  au  bout,  quelle 
justice  1  II  faut  bien  que  M.  Brisson,  qui  s'est  fait  l'âme  damnée  de 
cette  Chambre,  la  juge  capable  de  tout  pour  avoir  osé  lui  sou- 
mettre sa  proposition  d'idiot  enragé,  aux  termes  de  laquelle  nul 
prêtre  séculier  ou  régulier,  nulle  personne  élevée  dans  un  établis- 
sement religieux  ne  pourra  enseigner. 

25  octobre  1902.  25 


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378  CHROïfïQUE  POLITIQUE 

Si  quelque  chose  pouvait  faire  apparaître  et  régner  la  conscience 
dans  les  discussions  prochaines  où  il  s'agira  des  droits  et  des  inté- 
rêts les  plus  sacrés,  ce  serait  la  Lettre  que  l'Episcopat  français,  à 
trois  ou  quatre  exceptions  près,  vient  d'adresser  aux  Chambres  pour 
les  éclairer  et  les  avertir.  Elle  fait  le  plus  grand  honneur  à  ceux  qui 
L'ont  conçue,  rédigée  et  signée.  C'est  un  document  magistral  que 
le  Correspondant  a  tenu  à  présenter  tout  entier  &  ses  lecteurs.  Par 
la  gravité  du  ton,  la  hauteur  des  considérations  politiques  et  reli- 
gieuses, l'amour  du  bien  public,  l'ardeur  de  la  foi,  il  est  une 
digne  suite  à  la  Lettre  de  Léon  XIII  sur  le  droit  et  la  vertu  des 
congrégations.  Quelques  insinuations  louches  de  M.  Waldeck- 
Rousseau,  trop  facilement  acceptées  par  quelques  journaux  con- 
servateurs, avaient  donné  à  supposer  que  les  évèques  étaient 
divisés;  que  plusieurs  sacrifiaient  les  congrégations  religieuses. 
Voilà  le  corps  des  évêques  qui  se  lève  pour  confondre  l'imposture  et 
combattre  l'injustice  I  Nous  ne  croyons  pas  qu'un  homme  de  bonne 
foi,  un  libéral,  un  ami  de  la  société  moderne,  puisse  trouver  un 
mot  à  reprendre  dans  cet  irréprochable  document  où,  même  au 
sein  des  revendications  les  plus  pressantes,  la  paix  respire;  qui 
puise  sa  force  dans  sa  clarté;  et  qui  n'est  agressif  que  parce  qu'il 
est  péremptoire. 

ML  Combes,  traînant  son  Président  Loubet  à  la  remorque,  pour- 
suit devant  le  Conseil  d'Etat  les  évêques  signataires  de  la  pétition 
aux  Chambres.  Cela  devait  être.  L'ancien  clerc  qui  craint  toujours 
qu'on  ne  voie  reparaître  sa  tonsure  sous  son  bonnet  rouge  d'occa- 
sion, se  venge  contre  les  plus  hauts  dignitaires  de  l'Eglise  qui  l'a 
nourri,  de  ses  humbles  prosternements  d'autrefois!  Il  prétend 
que,  les  Articles  organiques  prohibant  les  conciles  et  synodes 
tenus  sans  autorisation,  un  écrit  signé  en  commun  aurait  ce 
caractère.  Sans  discuter  la  valeur  légale  des  Articles  organiques, 
il  nous  suffira  de  répondre  que  les  termes  de  l'acte  administratif 
invoqué  sont  limitatifs;  qu'on  ne  peut  pas  plus  assimiler  à  un 
concile  ou  à  un  synode  un  écrit  épiscopal  couvert  de  signa- 
tures, qu'on  ne  pourrait  assimiler  &  une  réunion  publique  une 
consultation  d'avocat  à  laquelle,  comme  il  arriva  tant  de  fois  sous 
le  second  Empire,  d'autres  membres  du  barreau  auraient  apporté 
leur  adhésion.  Il  convient,  de  plus,  de  faire  observer  que,  depuis 
la  seconde  République,  l'article  organique  en  question  était  tombé 
en  désuétude.  L'empereur  Napoléon  III,  dans  un  discours  officiel 
de  1858,  en  constata  l'abrogation  virtuelle.  Un  de  ses  ministres 
des  cultes  voulut  le  raviver  en  1863,  à  propos  d'une  réponse 
collective  de  sept  évêques  sur  le  devoir  électoral.  Pour  renforcer 
sa  thèse  que  Mgr  Guibert,  alors  archevêque  de  Tours,  réduisit 


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à  aéani,  il  avait  développé  cette  idée  ingénieuse  qu'en  faisant 
lenr  réponse  ensemble,  les  sept  évèques  cmpiétraient  sur  la  juri- 
diction des  autres.  Le  piètre  argument  manque  ici  à  IL  Combes, 
puisque  c'est  l'Épfecopat  entier  qui  a  parlé;  les  dissidences  sont 
si  minimes  qu'elles  ne  comptent  pas.  Remarquons  enfin  que, 
l'année  mèse  où  les  sept  prélats  du  second  Empire  avaient  été 
admonestés  pour  leur  appel  aux  électeurs,  les  archevêques  et 
évèques  de  plusieurs  provioces  avaient  soumis  en  commun  des 
observations  à  Napoléon  III  sur  les  affaires  de  Rome,  sans  que  la 
moindre  irrégularité  eût  été  relevée  dans  leur  acte  par  les  légistes 
les  plus  prévenus.  La  pétition  présente  des  évèques  aux  deux 
Chambres  où  est  censé  résider  l'exercice  de  la  souveraineté 
nationale,  est  donc  de  la  plus  inattaquable  correction. 

M.  Combes  n'a  même  pas  la  ressource  d'alléguer  que  la  pétition 
épiscepale  fut  délibérée  le  12  octobre,  à  Orléans,  auprès  du 
tombeau  de  Mgr  Dupaoloup,  puisque,  peu  de  jours  avaat,  elle 
avait  été  livrée  à  un  journal  par  une  blâmable  indiscrétion.  Cette 
cérémonie  du  12  octobre  a  été  digne  du  grand  évèque  et  du 
glorieux  centenaire  qu'elle  célébrait.  Quatre  cardinaux,  beaucoup 
d'évèques,  une  assemblée  immense  où  l'Académie,  les  ordres  reli- 
gieux, les  sociétés  savantes,  les  corps  élus  du  pays  et  du  dépar- 
tement étaient  représentés,  formaient  la  couronne  la  plus  magni- 
fique nu  pontife  inoubliable  qui  a  si  bien  servi  l'Église  et  la 
France.  Son  âme  raillante  et  fière  est  toujours  parmi  nous,  elle 
vibre  dans  le  mâle  et  sacerdotal  discours  par  lequel  le  cardinal 
Penaud  a  honoré  la  mémoire  de  Mgr  Dupanloup  et  s'est  honoré 
lui-même.  C'est  un  discours,  et  c'est  aussi  un  acte.  Le  talent  de 
l'orateur  n'a  mis  que  dans  un  relief  plus  vif  la  conscience  du 
prêtre.  11.  Combes,  en  lisant  ces  belles  pages  où  l'indignation  et 
la  douleur  débordent,  a  pu,  selon  un  texte  sacré,  se  dire  qu'il  avait 
trouvé  un  évèque,  Incidi  in  episcopum.  Et  penser  que  c'est  l'Ecole 
normale  qui  a  porté  cet  évèque  ! 

Tandis  que  M.  Combes  annonce  au  Parlement  que  dès  qu'il  le 
pourra,  il  fermera  les  établissements  religieux  hospitaliers,  comme 
il  ferme  les  écoles  congrégamstes  libres,  —  le  radical  M.  Cham- 
berlain se  jointe  M.  Balfour  pour  poser  la  question  de  cabinet  sur 
le  hall  de  l'enseignement  qui  va  bientôt  occuper  la  législature 
aagjlaiae.  Des  modifications  ont  déjà  é£é  faites  au  projet  de  loi; 
mais  an  sait  que,  si  une  part  plus  grande  est  faite  â  l'intervention 
locale  et  municipale  dans  l'organisation  scolaire  qui  se  remanie 
cbez  nos  voisins,  le  principe  de  la  liberté  religieuse  et  de  l'égaillé 
entre  les  cultes  y  est  sévèrement  maintenu.  Le  point  capital  du 
projet  sur  lequel  les  adversaires  du  ministère,  qui,  dans  l'espèce, 


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380  CHRONIQUE  POLITIQUE 

sont  en  général  des  non- conformistes  ou  dissidents,  portent  leur 
attaque  est  la  disposition  très  juste  d'après  laquelle,  dans  les 
écoles  confessionnelles  dont  la  presque  totalité  appartient  aux 
catholiques  et  aux  anglicans,  la  confession  fondatrice  sera  repré- 
sentée par  quatre  administrateurs  contre  deux  laissés  aux  munici- 
palités. L'Angleterre  est  loin  de  nos  turpitudes  d'intolérance. 
Notre  gouvernement  athée  produit  au  dehors  l'effet  réactif  de 
l'ilote  ivre  à  Sparte. 

Avec  une  pareille  situation  intérieure,  est-il  besoin  de  dire  que 
notre  politique  extérieure  ne  peut  être  qu'impuissance  et  dé- 
chéance? Le  gouvernement  actuel,  qui  se  sent  incapable  de  donner 
des  sanctions  à  ses  réclamations,  n'a  que  le  souci  d'étouffer  ou 
d'écarter  par  des  trompe- l'œil  les  conflits  que  le  spectacle  de 
notre  faiblesse  encourage  chez  nos  adversaires  et  que  nous  ne 
pouvons  laisser  traîner  indéfiniment  en  longueur  sans  descendre 
toujours  dans  l'humiliation.  Tel  est  le  caractère  de  la  convention 
que  le  gouvernement  vient  de  conclure  avec  le  Siam.  On  se  rap- 
pelle qu'en  vertu  d'un  traité  datant  de  1893,  nous  occupions  une 
zone  neutre  comme  un  gage  dont  nous  ne  devions  nous  dessaisir 
qu'après  la  complète  exécution  des  engagements  pris  par  la  cour  de 
Bangkok.  Or,  loin  de  remplir  ses  engagements,  la  cour  de  Bangkok 
se  faisait  un  grief  de  la  persistance  très  légitime  de  notre  occu- 
pation de  la  zone  neutre  pour  les  violer  de  plus  en  plus.  Que 
faisons-nous?  Sans  avoir  obtenu  le  redressement  des  infractions 
et  des  torts  dont  nous  nous  plaignions,  nous  rendons  le  gage, 
notre  gage  de  sûreté,  sous  la  seule  assurance  que  le  gouvernement 
du  Siam  n'introduira  dans  la  zone  neutre  que  des  troupes  exclusi- 
vement siamoises,  c'est-à-dire  sans  mélange  d'Allemands,  d'Anglais 
ou  de  Japonais.  Quand  même  tout  élément  étranger  en  serait 
éliminé,  quelles  garanties  trouvons- nous  dans  le  voisinage  des 
troupes  siamoises?  Quel  moyen  avons- nous  de  surveiller  leur 
composition  et  de  réprimer  leurs  menées,  secrètement  ou  publi- 
quement soutenues  par  nos  concurrents  d'Europe  et  d'Asie? 

Nous  avions  une  clientèle  très  naturelle  et  très  utile  dans  la  partie 
de  la  population  issue  des  protégés  français.  Nous  en  abandonnons 
la  protection  I  C'est  une  désertion  qui  aura  un  retentissement  pénible 
dans  ces  contrées  où  il  sera  dit  que  le  drapeau  français  n'a  plus  la 
force  et  ne  rend  plus  inviolables  ceux  qu'il  couvrait  de  ses  plis. 
Nous  évacuons  enfin  Ghantaboun  que  l'arrogance  du  Siam  pour 
nous  en  faire  sortir,  nous  faisait  un  devoir  de  ne  restituer  qu'après 
avoir  reçu  les  satisfactions  les  plus  entières  ;  sans  quoi  l'échec  dont 
nous  aurions  l'apparence,  serait,  contre  nous,  le  commencement  et 
l'amorce  de  nouvelles  et  interminables  avanies. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  381 

Pour  masquer  notre  retraite,  on  objecte  que  la  France  a  obtenu 
du  Siam  la  restitution,  au  nord  des  frontières  cambodgiennes,  sur 
les  confins  du  Laos,  d'une  certaine  étendue  de  territoire;  que  cette 
restitution  accroîtra  notre  influence  au  Cambodge  à  qui  nous 
avions  promis  de  faire  rendre  ces  territoires  autrefois  usurpés  par 
le  Siam.  Ce  n'est  encore  là  qu'une  fantasmagorie.  Dqs  provinces 
cambodgiennes  que  détenait  indûment  le  Siam,  il  ne  restitue  que 
des  espaces  sans  valeur;  il  garde  celles  dont  le  recouvrement  eût 
été  pour  le  Cambodge  une  réparation,  pour  nous-mêmes  un  profit 
et  une  sauvegarde.  Ce  n'est  pas  au  nord,  c'est  au  nord-ouest  sur 
le  Grand  Lac  que  nous  devions  nous  étendre  pour  avoir  la  main  ou, 
tout  au  moins,  un  contrôle  sur  les  cours  d'eau  qui  arrosent  le 
Siam  ou  qui,  par  le  bas  Mékong,  peuvent  amener  la  concurrence 
étrangère  sur  les  marchés  de  la  Cochinchine.  Les  pêcheries  qu'on 
nous  reconnaît  sur  le  Grand  Lac  n'auraient  elles-mêmes  de  sécurité 
que  si  nous  étions  fortement  assis  sur  ses  rivages. 

Nous  concevons  à  merveille  les  protestations  couvertes  de 
milliers  de  signatures  qui  sont  arrivées  à  Paris,  tant  de  nos  clients 
du  Siam  que  de  nos  pays  de  l'Indo-Chine,  contre  le  nouveau 
traité.  Pour  le  défendre  devant  le  Parlement,  notre  ministre  des 
affaires  étrangères,  H.  Delcassé,  n'aura  qu'un  langage  à  tenir  : 
«  Vous  trouvez  le  traité  piteux;  à  qui  le  dites- vous?  Je  le  sais 
aussi  bien  et  même  mieux  que  vous.  Je  l'ai  fait  parce  qu'il  fallait 
bien  faire  ou  plutôt  paraître  faire  quelque  chose»  Soutenus  par  les 
Anglais  qui,  sans  se  gêner,  venaient  de  mettre  la  main  sur  deux 
de  leurs  sultanats  vassaux,  les  Siamois  refusaient  de  plus  en  plus 
d'exécuter  leurs  conventions  de  1895.  Prolonger  sur  ce  point  nos 
réclamations  toujours  éconduites  et  narguées,  ce  n'était  que  nous 
ridiculiser  et  nous  abaisser.  J'ai  donc  fait  une  convention  nouvelle 
pour  avoir  un  répit.  Qu'elle  ne  vaille  rien,  je  n'en  doute  pas;  c'est 
tout  de  même  une  manière  de  sortir  d'une  ornière  sans  issue, 
sauf  à  tomber  dans  une  autre  qui  sera  pire.  Mon  excuse,  c'est 
qu'à  ma  place,  vous  n'auriez  pas  fait  mieux.  Ma  diplomatie  est 
adéquate  au  gouvernement  de  M.  Combes,  au  prestige  militaire  de 
M.  André,  à  l'autorité  navale  de  M.  Pelle  tan.  Faites  un  gouverne- 
ment présentable,  vous  aurez  des  traités  acceptables.  » 

11  est  certain  que,  dans  le  discours  de  M.  Delcassé,  il  y  aurait 
beaucoup  de  vrai. 


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PÉTITION 

A  MM.  LES  SÉNATEURS  ET  MM.  LES  DÉPUTÉS 

EN    FAVEOR   DE  LA  DEMANDE   D' AUTORISATION 
FAITE   PAR  LES   CONGRÉGATIONS 


Messieurs  les  sénateurs, 
Messieurs  les  députés, 

Dans  quelques  jours,  vous  allez  avoir  à  vous  prononcer  sur  l'auto- 
risation que  sollicitent  de  vous  cinq  cents  de  nos  congrégations  reli- 
gieuses. Le  pays  tout  entier,  encore  ému  des  incidents  douloureux  qui 
l'ont  si  profondément  troublé,  attend  avec  anxiété  vos  décisions. 
Elles  auront  une  grande  puissance  pour  calmer  les  esprits  ou  les 
surexciter  encore,  selon  qu'elles  seront  ou  non  favorables  aux  reven- 
dications de  la  liberté.  Elles  exerceront  sur  l'avenir  de  notre  pays  une 
influence  peut-être  décisive;  et,  rarement  des  législateurs  auront  eu 
devant  leurs  contemporains  et  devant  la  postérité  une  aussi  redoutable 
responsabilité.  En  ces  graves  circonstances,  permettez  à  des  évoques 
et  à  des  citoyens  français  usant  d'un  droit  que  notre  Constitution 
reconnaît  à  tous,  de  s'adresser  aux  représentants  du  pays,  et  de 

Slaider  devant  vous  la  cause  de  ces  religieux  et  de  ces  religieuses, 
oot  le  sort  est  entre  vos  mains.  Nous  sommes  leurs  protecteurs  et 
leurs  avocats  naturels;  et  naguère  encore,  le  gouvernement  de  la 
République  nous  demandait  de  les  prendre  sous  notre  juridiction. 
Nous  sommes  d'ailleurs  des  témoins  bien  placés  pour  connaître 
l'esprit  qui  les  anime  et  pour  prévoir  les  conséquences  de  votre 
verdict. 

Plusieurs,  au  cours  de  cette  lutte,  ont  reproché  à  l'épiscopat  fran- 
çais, parfois  avec  quelque  amertume,  sa  réserve,  puis  la  modération 
et  la  dignité  même  de  son  langage.  Mais  le  premier  devoir  des  évêques 
responsables  de  tant  d'oeuvres  et  de  si  grands  intérêts,  est  de  ne  pas 
compromettre  par  des  interventions  inopportunes  ou  des  déclamations 
stériles,  ceux  au'ils  ont  le  devoir  de  protéger  et  de  défendre;  et  ils 
sont  juges  de  l'heure  où  ils  doivent  parler,  ainsi  que  de  la  manière 
dont  il  convient  de  le  faire. 

D'ailleurs,  la  voix  souveraine  de  Léon  XIII,  chef  suprême  de  l'Eglise 
et  gardien  du  Concordat,  deux  fois  autorisée,  devait  s'élever  la  pre- 
mière. Elle  s'est  fait  entendre,  avec  cette  juste  mesure  de  fermeté  et 
de  prudence,  qui  est  la  vraie  force.  Rien  de  ce  qui  devait  être  dit  ne 


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PÉTITION  À  MM.  LES  SÉNATEURS  ET  MM.  LES  DÊPU1ÉS  383 

fat  omis  en  cette  éloquente  revendication1.  La  presse  l'a  transmise 
aux  catholiques.  Nous  fûmes  heureux  d'y  adhérer  nous-mêmes.  Nous 
l'avons  fait  et  nous  le  faisons  encore;  et  toute  notre  ambition  aujour- 
d'hui est  de  nous  en  inspirer  auprès  de  vous. 


Toutes  les  libertés  sont  solidaires;  celle  de  la  vie  religieuse  en 
implique  beaucoup  d'autres,  et  vous  ne  pouvez  la  frapper  sans  les 
atteindre  toutes  du  même  coup. 

C'est  d'abord  la  liberté  de  l'Eglise  catholique,  celle  de  la  religion  de 
la  grande  majorité  de  vos  concitoyens.  Sans  doute,  les  congrégations 
religieuses  n'appartiennent  pas  essentiellement  à  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique; mais,  nées  des  conseils  évangéliques,  organisées  par  l'Eglise 
elle-même  pour  les  pratiquer,  elles  sont  l'une  des  formes  légitimes 
de  sa  vie  et  de  son  épanouissement  normal.  De  fait,  partout  où  cette 
vie  n'est  pas  comprimée,  elles  apparaissent.  En  sorte  que  la  liberté 
promise  à  la  religion  catholique  par  le  Concordat  implique,  pour  elles, 
le  droit  d'exister.  Depuis,  en  effet,  que  ce  grand  pacte  a  été  signé 
entre  le  Saint-Siège  et  le  gouvernement  français,  les  congrégations 
religieuses,  tolérées  ou  autorisées,  souvent  sauvegardées  par  des 
garanties  légales,  parfois  chargées  de  missions  of&cielles,  ont  vécu 
en  France,  sauf  à  quelques  heures  de  tyrannie.  C'est  l'auteur  même 
du  Concordat,  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  qui  accorda  à  l'impor- 
tante congrégation  des  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne  les  immunités 
dont  ils  jouissent  et  qui  les  protègent  encore  aujourd'hui.  Une  si 
longue  prescription,  à  elle  seule,  équivaudrait  à  un  droit. 

Il  serait  donc  vain  d'espérer  que  l'épiscopat  et  le  clergé  séculier 
puissent,  en  cette  circonstance,  séparer  leur  cause  de  celle  des  reli- 
gieux, qui  est  celle  de  l'Eglise  elle-même. 

En  les  proscrivant,  vous  blesseriez  une  autre  liberté  qui  doit  être 
sacrée  pour  tou?,  la  liberté  de  la  conscience  humaine.  C'est  pour  obéir 
aux  inspirations  de  leur  conscience  que  tant  de  jeunes  gens  et  de 
jeunes  filles  quittent  chaque  jour  le  monde  pour  se  consacrer  à  la  vie 
religieuse.  Telle  est  leur  conviction,  telle  est  leur  foi.  Quelle  que  soit 
la  vôtre,  vous  devez  respecter  la  leur,  et,  avec  elle,  ces  besoins  inhé- 
rents à  l'âme  humaine,  dont  M.  le  président  au  conseil  vous  parlait 
naguère,  et  qui  trouvent  dans  la  vie  religieuse  leur  seul  refuge. 

Au  reste,  cette  vie  religieuse,  en  dehors  de  la  conscience  où  elle  a 
son  inspiration  et  son  principe,  n'a  rien,  dans  ses  manifestations 
extérieures,  qui  ne  soit  légitime  et  ne  doive  trouver  accueil  nrès  des 

Pouvoirs  publics  ;  s'associer,  vivre  avec  qui  Ton  a  choisi,  habiter  où 
on  veut,  prier,  instruire  des  enfants,  soigner  des  malades,  élever  des 
orphelins,  visiter  et  secourir  les  pauvres,  c'est  le  droit  de  tout  citoyen 
chez  un  peuple  libre;  et  l'on  ne  peut  s'y  opposer,  ainsi  que  l'attestent 
de  récents  événements,  sans  attenter  non  seulement  à  la  liberté  d 'asso- 
ciation, mais  au  droit  de  propriété,  à  l'inviolabilité  du  domicile  et  à  la 
liberté  individuelle  elle-même,  toutes  libertés  garanties  aux  Français 
par  notre  droit  public. 
Ce  sont  ces  libertés  et  ces  droits  inviolables  qui,  personnifiés  aujour- 

«  Lettre  de  S.  S.  Léon  XIII  à  S.  Em.  le  cardinal  archevêque  de  Paris, 
23  décembre  1900. 


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384  PÉTITION  i  MM.  LIS  SÉNATEURS 

jourd'hui  dans  nos  religieux  et  nos  religieuses,  attendent  de  vous  la 
vie  ou  la  mort.  Et  voilà  pourquoi  la  France  libérale  tout  entière,  sans 
distinction  de  parti  ou  de  croyance,  est  attentive  et  anxieuse. 

Voilà  pourquoi  la  conscience  du  père  et  de  la  mère  se  révolte  si 
énergiquement  contre  la  mesure  qui  les  priverait  du  droit  de  choisir 
les  éducateurs  de  leurs  enfants. 

En  refusant  d'autoriser  les  congrégations,  ce  ne  sont  pas  seulement 
les  personnes,  les  droits  et  les  libertés  qu'elles  représentent,  que  vous 
détruiriez.  Cet  acte  aurait  un  contre-coup  dont  la  portée  est  incalcu- 
lable. Nos  religieux  ne  sont  pas  une  caste  isolée  dont  la  ruine  n'attein- 
drait qu'elle-même.  Ils  sortent  des  entrailles  mêmes  du  pays  et  y 
tiennent  par  des  liens  indissolubles;  il  n'est  pas  une  ville,  pas  un 
village,  presque  pas  une  famille  qui  ne  compte  parmi  eux  quelqu'un 
des  siens.  Frapper  ces  institutions  ce  serait  frapper  tout  d'abord  au 
cœur  ces  milliers  de  famille  et  les  blesser  dans  letfrs  sentiments 
intimes;  ce  serait,  en  plus  d'un  cas,  y  jeter  le  trouble,  en  les  mettant 
dans  une  situation  douloureuse  entre  le  devoir  d'accueillir  ces  pros- 
crits et  l'impossibilité  de  leur  rendre,  au  foyer  domestique,  une  place 
qui  n'est  plus  libre,  ou  dans  l'héritage  paternel  la  part  qu'ils  avaient 
généreusement  abandonnée  et  qui  n'est  plus  disponible;  ce  serait 
imposer  aux  familles  pauvres  une  charge  dont  elles  sont  incapables, 
en  leur  renvoyant,  sans  ressources,  violemment  arrachés  au  milieu  et 
à  la  profession  qui  les  faisaient  vivre,  ceux  dont  ils  devaient  croire 
l'avenir  assuré. 

Onéreux  à  ceux  qu'ils  retrouveraient,  nos  religieuses  et  nos  reli- 
gieux proscrits  manqueraient  cruellement  à  ceux  qu'ils  devraient 
Quitter  et  à  qui  il  faudrait  les  arracher.  Où  trouveriez- vous  tant  de 
évouement  à  l'ignorance  et  au  malheur?  Sans  doute  le  dévouement 
n'est  le  monopole  de  personne,  et  plus  d'une  fois  nous  l'avons  admiré 
et  béni  chez  les  laïques.  Mais  les  religieux  n'en  sont  pas  moins  l'élite 
entre  ceux  qui  se  dévouent,  parce  qu'ils  sont  les  volontaires,  lep  disci- 
plinés, affranchis,  par  ces  vœux  qu  on  leur  reproche  parfois  comme  un 
esclavage,  de  tout  ce  qui  partage  et  peut  entraver  le  don  de  soi  aux 
déshérités  et  aux  abandonnés.  Où  trouveriez- vous  le  personnel  lui- 
même  nécessaire  à  tant  de  détresses?  Pour  ne  parler  que  de  l'ensei- 
gnement, vous  n'ignorez  pas  que  le  recrutement  des  instituteurs  et 
des  institutrices  devient  chaque  jour  plus  laborieux  dans  plusieurs 
départements,  et  que  beaucoup  de  vos  écoles  officielles  sont  menacées 
de  manquer  de  titulaires?  Où  trouveriez-vous  des  ressources  pour  faire 
vivre  ces  nouveaux  fonctionnaires  et  leur  famille;  pour  construire  de 
nouvelles  écoles,  de  nouveaux  hospices,  puisque  ceux  que  vous  ferme- 
riez retourneraient,  vous  le  savez,  à  leurs  légitimes  propriétaires?  Le 
budget  de  la  France  ne  vous  le  permet  pas  ;  les  communes  et  les  con- 
tribuables, déjà  écrasés,  vous  demandent  grâce.  C'est  donc  sans 
dédommagement  possible,  dans  la  plupart  des  cas,  que  vous  enlè- 
veriez au  peuple  ses  serviteurs  et  ses  servantes,  que  vous  détruiriez 
ce  service  gratuit  de  l'ignorance,  de  la  pauvreté  et  de  la  douleur;  de 
plus,  en  dehors  de  cette  intime  clientèle,  il  est  autour  de  toute  maison 
religieuse,  même  la  moins  mêlée  aux  œuvres  extérieures,  une  classe 
particulièrement  intéressante  d'industriels,  de  commerçants,  d'ou- 
vriers, dont  elle  est  une  ressource,  parfois  la  principale,  et  que  vous 
feriez  disparaître. 


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ET  MM.  LES  DÉPOTÉS  885 

Toutefois,  si  multiples  et  si  graves  que  soient  ici  les  intérêts  privés, 
ils  y  sont  dominés  par  l'intérêt  national  également  en  jeu  dans  la 
décision  que  vous  allez  prendre.  L'influence  de  la  France  dans  le 
monde  entier,  et  particulièrement  en  Orient,  a  pour  principal  agent 
nos  congrégations  religieuses.  Personne  aujourd'hui  ne  saurait  le 
contester  sérieusement.  Aussi,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  les  hommes 
les  plus  éminents  du  parti  républicain  se  sont  défendus  de  vouloir 
étendre  au  delà  de  nos  frontières  certaines  mesures  rigoureuses  dont 
ils  frappaient  ou  menaçaient  l'Eglise  de  France.  Vous  n'avez  oublié  ni 
le  mot  d'un  homme  politique,  ni  l'accent  avec  lequel  il  protestait  de  sa 
ferme  résolution  de  protéger  à  l'étranger  notre  clientèle  catholique. 
Les  esprits  les  plus  réfractaires  à  cette  conviction  l'ont  partagée  dès 
qu'une  mission  officielle,  en  les  transportant  sur  de  lointains  rivages, 
les  a  mis  en  contact  avec  nos  missionnaires,  et  leur  a  permis  de 
constater  la  fécondité  de  leur  œuvre  inséparablement  religieuse  et 
patriotique.  Or,  il  serait  contradictoire  de  vouloir  protéger  là-bas,  et 
détruire  ou  entraver  ici.  C'est  de  France  que  sortent  ces  religieux  et 
ces  religieuses  qui,  franchissant  les  mers,  vont  chaque  jour  combler 
les  vides  que  la  mort,  hâtée  par  la  fatiçue  et  la  maladie,  multiplie  si 
rapidement  dans  les  rangs  de  ces  vaillants,  exilés  au  profit  de  la 
patrie.  C'est  en  France  qu'ils  sont  et  doivent  être  formés.  Ils  appar- 
tiennent à  ces  maisons  qu'on  vous  demande  de  fermer  ou  de  réduire; 
car  presque  toutes  leur  fournissent  un  contingent;  c'est  dans  lfeurs 
écoles  et  leurs  noviciats  qu'ils  sont  initiés  à  une  vie  de  travail  et 
d'abnégation.  Vous  ne  pourriez,  selon  l'expression  de  Léon  XIII, 
espérer  de  voir  les  branches  s'étendre  et  fleurir  au  loin  lorsque  vous 
auriez  coupé  le  tronc  et  arraché  les  racines.  Le  seul  refuge  de  ces 
congrégations  proscrites  par  vous  serait  la  terre  étrangère.  Elles  y 
apporteraient  sans  nul  doute  dans  des  cœurs  sans  amertume,  oublieux 
de  l'ingratitude  elle-même,  l'ardente  intégrité  de  leur  patriotisme  et 
la  sincère  volonté  de  travailler  encore  pour  la  France  qui  les  aurait 
proscrites;  mais  ne  subiraient-elles  pas  fatalement  la  loi  du  milieu? 
Ne  se  transformeraient-elles  pas  insensiblement  à  l'image  et  au  profit 
du  pays  où  elles  auraient  émigré?  Le  Souverain  Pontife,  obligé  de 
sauvegarder  les  intérêts  supérieurs  que  nous  aurions  délaissés,  devrait 
abandonner  à  d'autres  ce  protectorat  qu'il  a  jusqu'ici  obstinément 
gardé  à  la  France.  Des  rivalités  et  des  convoitises,  dont  les  agitations 
opportunes  ne  peuvent  échapper  à  votre  attention,  suffiraient  à  elles 
seules  à  nous  révéler  le  prix  de  ce  privilège  séculaire  ;  elles  devraient 
aussi  nous  éclairer  sur  la  solidarité  qui  existe  entre  la  destinée  de  nos 
congrégations  religieuses  et  notre  intérêt  national. 

Ce  n'est  pas  seulement  l'influence  de  la  France  à  l'extérieur,  c'est  sa 
vie  intime,  c'est  son  unité  morale  que  vous  mettriez  en  péril. 

Au  lendemain  des  dernières  et  récentes  élections,  chaque  parti  a 
voulu  s'attribuer  la  victoire  ou  atténuer  sa  défaite,  comme  il  est 
naturel,  en  supputant  le  nombre  des  voix.  Nous  n'avons  pas  à  trancher 
ce  débat;  mais  l'évidence,  incontestable  pour  tous,  c'est  que  la  France 
y  est  apparue  lamentablement  divisée  en  deux  partis  sensiblement 
égaux.  S  il  faut  en  croire  le  témoignage  de  M.  Gobtet,  200,000  suf- 
frages à  peine,  sur  près  de  8  millions  d'électeurs  /sépareraient  les 
vainqueurs  des  vaincus.  Qu'en  serait-il  aujourd'hui  si  la  France  était 
de  nouveau  consultée?  Toutes  les  grandes  manifestations  de  l'opinion 


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386  PM1TI0N  A  MM.  LES  SÉNATEURS 

Sublique,  la  presse,  la  justice,  le  Parlement  lai-même,  attestent, 
'ailleurs,  cette  division.  Aucun  Français,  soucieux  de  l'avenir  de  son 
pays,  ne  saurait  accepter  un  tel  état  des  esprits  comme  une  situation 
normale  et  définitive,  sous  le  regard  de  nos  alliés  inquiets,  de  nos 
ennemis  vigilants,  de  l'Europe  en  arme,  à  la  veille  peut-être  des  plus 
redoutables  éventualités  qui  peuvent  inopinément  appeler  la  France 
aux  justes  revendications  de  son  honneur  et  de  ses  droits. 

Ce  déchirement  de  la  patrie,  cette  sorte  de  schisme  national,  en 
même  temps  qu'il  amoindrit  notre  force  et  notre  prestige  à  l'étranger, 
s'il  se  prolongeait,  rendrait  impossible  à  l'intérieur  les  réformes  les 

Î>lus  nécessaires.  Quoi  qu'on  fasse  pour  distraire  les  esprits  en  agitant 
a  question  cléricale,  la  question  sociale  s'impose.  Gomment  un 
gouvernement  pourra-t-ii  satisfaire  les  justes  revendications  qu'elle 
suscite  et  réprimer  les  convoitises  révolutionnaires  qu'elle  provoque 
déjà,  sans  l'union  de  tous  les  citoyens  honnêtes?  Ne  serait-ce  pas 
ajourner  indéfiniment  des  solutions  toujours  promises  et  toujours 
différées,  que  de  se  précipiter,  par  un  nouveau  1  décret  de  proscription, 
dans  ces  discordes  religieuses  et  civiles,  qui  absorbent  et  épuisent  les 
forces  vives  d'une  nation? 

C'est  en  vain  qu'on  se  flatterait  de  violenter  tant  de  droits,  tant  de 
libertés,  tant  de  consciences,  sans  susciter  dans  tout  le  pays,  avec 
une  énergique  résistance,  des  agitations  dont  nul  ne  saurait  prévoir 
l'issue  ni  les  conséquences.  L'expérience  qu'on  vient  d'en  faire  doit  à 
cet  égard  dissiper  toute  illusion.  Cette  résistance  s'accentuerait  d  au- 
tant plus  qu'elle  ne  serait  ni  contenue  ni  limitée  par  l'espérance  d'un 
recours  à  votre  justice;  elle  serait  exaspérée  au  contraire  par  une 
déception  qui  ne  lui  laisserait  de  ressource  qu'en  elle-même.  Elle 
s'accroîtrait  des  mesures  violentes  par  lesquelles  on  s'efforcerait  delà 
réprimer;  ces  mesures  apparaîtraient  d'autant  plus  odieuses,  que 
cette  fois  elles  ne  seraient  point  couvertes  devant  l'opinion  publique, 
par  le  prétexte  de  l'illégalité,  puisque  les  congrégations,  à,  qui  elles 
seraient  appliquées,  se  sont  incontestablement  soumises  à  la  dure  loi 
de  1901,  en  sollicitant  de  vous  l'autorisation. 

Dans  de  telles  conditions,  ces  attentats  à  la  propriété,  à  la  liberté 
individuelle,  ces  violations  de  domiciles,  qui  se  reproduiraient  sur 
tous  les  points  du  territoire,  susciteraient  non  seulement  l'indignation, 
mais  la  terreur  chez  tous  ceux  qui,  actuellement  épargnés,  y  verraient 
le  prélude  de  la  révolution  sociale.  Tous  se  sentiraient  menacés  dans 
ceux  qui  seraient  frappés. 

Nous  ne  provoquons  pas;  nous  prévoyons  et  nous  avertissons, 
comme  c'est  notre  devoir,  ceux  qui  peuvent  prévenir  un  tel  déchire- 
ment de  la  patrie,  en  nous  accordant  la  liberté. 

La  tolérance  mutuelle,  la  liberté  égale  pour  tous,  dans  le  respect  de 
nos  institutions,  c'est  plus  que  jamais  le  seul  terrain  où  tant  d  esprits 
divisés  peuvent  s'unir  et  reconstituer,  selon  le  vœu  exprimé  naguère 
par  le  chef  de  l'Etat,  l'unité  morale  du  pays. 

Cette  unité  morale,  que  tous  les  bons  Français  désirent  et  dont  la 
France  a  tant  besoin,  semblait  à  une  époque  encore  récente  devoir  se 
réaliser.  Les  hommes  qui,  par  leur  talent  et  leurs  actes,  ont  le  plus 
contribué  à  la  fondation  de  la  République,  déclaraient  que  l'ère  des 
représailles  était  close;  qu'elle  devait  désormais  s'inspirer  de  cet 
esprit  généreux  et  libéral  qui  convient  aux  vainqueurs;  qu'elle  devait 


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ET  MM.  LES  DÉPOTÉS  387 

être  ouverte  à  toutes  les  bonnes  volontés.  Déià  Léon  XIII,  le  Pontife 
pacificateur,  avait,  autant  qu'il  dépendait  de  lui,  provoqué  cette 
réconciliation.  Pour  le  faire,  il  lui  avait  suffi  de  proclamer,  à  l'heure 
opportune,  la  doctrine  traditionnelle  du  Saint-Siège.  Il  rappela  aux 
catholiques  que  l'Eglise,  qui,  au  cours  de  sa  longue  et  tragique  his- 
toire, a  connu  des  jours  malheureux  sous  tous  les  régimes  politiques, 
n'en  proscrit,  en  principe,  aucun.  Il  leur  demanda  d'accepter  sans 
arrière-pensée  celui  que,  depuis  plus  de  trente  ans,  le  peuple  fran- 
çais en  majorité  s'est  donné  à  lui-même  par  ses  suffrages  réitérés,  et 
qui  est  devenu  le  gouvernement  national.  En  proclamant  celte  vérité, 
Léon  XIII  ne  sortait  pas  de  ses  attributions  ;  car  il  résolvait  un  cas  de 
conscience  posé  par  les  événements  eux-mêmes.  Loin  d'exiger  en 
cela  que  les  catholiques  abdiquassent  leurs  justes  revendications,  il 
les  encourageait  au  contraire,  il  indiquait  le  seul  terrain  où  nous 
pouvons  les  faire  entendre,  et  contracter  les  alliances  nécessaires  :  le 
terrain  constitutionnel.  En  choisir  un  autre,  c'eût  été  livrer  l'Eglise 
de  France  à  des  représailles  d'autant  plus  redoutables  que,  pour  les 
jnstifler,  on  n'eût  pas  manqué  d'invoquer  devant  l'opinion  publique  la 
nécessité  de  se  défendre  contre  des  ennemis  irréconciliables,  obstiné- 
ment rebelles  à  la  volonté  du  pays.  Sous  la  double  influence,  dont 
nous  venons  d'évoquer  le  souvenir,  les  adhésions  à  la  République,  en 
se  multipliant,  réduisirent  à  une  minorité,  chaque  jour  moins  impor- 
tante, l'opposition  anticonstitutionnelle.  Nous  n'avons  pas  à  rappeler 
ici  les  événements  qui  ont  ranimé  les  hostilités;  mais  nous  devons 
constater  que  la  lutte  n'a  pas  mis  en  cause  l'existence  de  la  Répu- 
blique. M.  le  Président  de  la  République  constatait  naguère  que,  au 
cours  des  dernières  élections,  elle  ne  s'était  produite  presque  nulle 

5 art  en  dehors  du  terrain  constitutionnel,  et  M.  Waldeck-Rousseau 
éclarait  que  le  péril  n'existait  plus.  La  République  n'a  plus  rien  à 
craindre,  semble-t-il,  que  de  ses  excès;  et,  du  jour  où  ceux  qui  la 
représentent  et  la  gouvernent  accorderaient  la  liberté  à  tous  leurs 
concitoyens,  ils  la  rendraient  inattaquable. 

Quoi  (ju'il  en  soit,  si  la  République  courait  en  ce  moment  des  périls, 
ils  ne  lui  viendraient  pas  des  congrégations  religieuses;  leurs  adver- 
saires le  reconnaissent  inconsciemment,  lorsque,  exagérant  d'ailleurs 
l'action  et  le  développement  progressif  de  ces  congrégations,  ils  l'attri- 
buent surtout  aux  trente  dernières  années  marquées  également  par  la 
fondation  et  l'affermissement  de  la  République  en  France.  Cette  coïn- 
cidence ne  prouve-t-elle  pas  que  les  congrégations  ont  été  innocentes 
de  la  lutte  ju'on  leur  reproche,  ou  que,  si  par  exception  quelques- 
unes  s'y  étaient  vraiment  essayées,  elles  auraient  été  bien  impuissantes. 
Quoi  qu'on  imagine,  au  reste,  il  sera  difficile  de  transformer  en  parti 
politique  ces  jeunes  filles,  ces  femmes  venues  de  toutes  les  classes 
sociales,   pour  offrir  leur  dévouement  à  qui  veut  y  faire  appel,   et 

Ju'absorbent  chaque  jour  et  à  chaque  heure  leurs  humbles  fonctions 
e  garde-malades,  d'infirmières,  d'institutrices. 
L'enseignement,  donné  dans  nos  collèges  ou  dans  nos  pensionnats 
religieux,  ne  saurait  davantage  être  accusé  de  propagande  politique. 
Le  nombre  et  la  variété  des  élèves  à  qui  il  y  est  donné,  et  dont  un 
grand  nombre  appartient  à  des  familles  notoirement  républicaines,  y 
seraient  à  eux  seulô  un  obstacle.  Aussi  bien,  ces  établissements  sont 
ouverts  à  vos  inspecteurs.  Les  représentants  les  plus  autorisés  de 


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388  PÉT1TI0M  i  Mil.  LES  SÉNATEURS 

renseignement  libre,  quand  ils  furent  interrogés  devant  la  commission 
chargée  de  préparer  les  réformes  de  l'enseignement  secondaire,  n'hési- 
tèrent pas  à  accepter  en  principe  un  contrôle  dont  ils  n'ont  rien  à. 
redouter.  De  plus,  l'expérience  a  prouvé,  et  chaque  jour  encore  elle 
démontre  que  ce  n'est  ni  à  l'école,  ni  au  collège,  mais  plus  tard,  sous 
d'autres  influences  et  en  d'autres  milieux,  que  se  forment  et  s'affer- 
missent les  convictions  politiques.  Il  vous  suffira,  Messieurs,  d'évo- 
quer vos  souvenirs  et  de  regarder  dans  vos  rangs  pour  vous  en  con- 
vaincre. Une  seule  chose,  à  notre  avis,  pourrait  surexciter  chez  nos 
enfants  et  nos  jeunes  gens  les  préoccupations  politiques  ordinairement 
superficielles  et  éphémères  à  cet  âge,  ce  serait  la  détermination  que 
quelques-uns  vous  demandent  de  prendre  et  qui  consisterait  à  leur 
imposer,  contre  le  gré  de  leurs  familles  et  leurs  propres  attraits,  un 
enseignement  suspect  et  odieux  par  cela  même  qu'ils  devraient  le 
subir.  Cet  enseignement,  obligatoire  dans  un  sens  nouveau,  diviserait 
prématurément  la  jeunesse  française,  et  introduirait  dans  nos  lycées 
et  dans  nos  collèges,  la  guerre  intestine,  d'autant  qu'il  laisserait  aux 

Sarents,  molestés  dans  leur  conscience,  mille  moyens  de  le  discréditer 
ans  l'esprit  de  leurs  fils. 

La  prétendue  ingérence  des  congrégations  religieuses  et,  en  général, 
du  clergé  dans  le  domaine  politique,  ne  saurait  jamais,  en  ce  pays  el 
au  sein  de  cette  génération,  constituer  un  péril  assez  grave,  pour 
sacrifier,  avec  la  liberté  et  l'égalité  de  tous  devant  la  loi,  les  principes 
mêmes  et  la  raison  d'être  du  gouvernement  républicain.  Nous  ne 
faisons  aucune  difficulté  de  l'avouer,  l'opinion  publique  est  presque 
universellement  contraire  à  cette  ingérence  et  y  oppose  un  obstacle 
cent  fois  plus  efficace  que  ne  sauraient  l'être  toutes  les  répressions 
légales  et  illégales;  cela  doit  rassurer  les  plus  timorés  à  cet  égard. 
Partout,  mais  plus  particulièrement  dans  les  masses  populaires,  Ton 
rencontre  cette  appréhension  ombrageuse  et  presque  maladive  des 
usurpations  de  l'Eglise  et  de  ses  représentants  dans  la  région  et  sur 
les  droits  réservés  au  pouvoir  civil.  On  est  étonné  de  la  retrouver  à  ce 
degré,  au  milieu  même  des  populations  les  plus  chrétiennes  et  les 
plus  attachées  à  leurs  prêtres.  Par  contre,  les  contrées  où  l'interven- 
tion du  prêtre,  au  cours  des  luttes  politiques,  n'est  pas  plus  funeste 
qu'utile  au  candidat  de  sa  préférence,  deviennent  chaque  jour  plus 
rares  et  plus  limitées.  Aussi,  quand,  à  rencontre  de  certains  conseils 
sans  autorité  comme  ils  sont  sans  expérience,  nous  recommandons  à 
nos  religieux  et  à  nos  prêtres  la  réserve  et  la  discrétion  en  de  telles 
luttes,  ce  n'est  point  seulement  au  nom  de  principes  supérieurs  que 
nous  parlons,  mais  dans  l'intérêt  de  la  cause  qu'ils  compromettraient 
>ar  une  intervention  inopportune.  Cette  disposition  presque  universelle 
le  l'opinion  publique  ne  laisse  ni  une  raison,  ni  un  prétexte  à.  ceux 

3ui  invoquent  le  péril  clérical  pour  obtenir  contre  nos  religieux  un 
écret  de  proscription. 

Il  n'en  faudrait  pas  conclure  cependant  que,  en  raison  de  cette 
disposition  des  esprits,  tout  peut  être  tenté  avec  succès  contre  l'Eglise 
catholique.  Elle  s'harmonise,  en  effet,  dans  l'âme  populaire,  et  très 
logiquement,  avec  l'attachement  profond  et  non  moins  universel,  à  la 
religion  des  ancêtres.  Nous  parcourons  chaque  jour  nos  villes  et  nos 
campagnes;  partout,  nous  y  constatons,  à  des  signes  non  équivoques, 
l'indestructible  vitalité  du  sentiment  religieux  et  ses  réveils  là  même 


s 


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Y 


ET  MM.  LES  DÉPUTÉS  389 

où  il  pourrait  sembler  le  plus  éteint.  Non  seulement  en  ces  vastes 
régions  de  l'ouest,  du  nord,  du  sud-ouest,  où  les  pratiques  religieuses 
sont  si  générales,  mais  dans  les  régions  du  centre  et  au  sud-est,  qui 
sembleraient  plus  indifférentes  et  parfois  hostiles,  ceux  qui  consen- 
tiraient à  y  vivre  et  mourir  sans  religion,  sans  baptême  et  sans 
première  communion  pour  leurs  enfants,  sans  bénédiction  nuptiale, 
sans  funérailles  religieuses,  ne  sont,  comparés  à  la  masse,  qu'une 
insignifiante  minorité.  La  preuve  en  est  dans  les  pétitions  suppliantes 
et  parfois  menaçantes  dont  nous  sommes  assaillis  quand,  çà  et  là,  la 
pénurie  des  vocations  sacerdotales  nous  oblige  à  priver  de  curé,  pour 
un  temps,  Tune  ou  l'autre  de  ces  paroisses.  Le  jour  où  ces  popu- 
lations s'apercevraient  que  ce  n'est  pas  l'Eglise  qui  s'ingère  dans  la 
politique,  mais  que  ce  sont  les  hommes  politiques  qui  déclarent  la 
guerre  à  la  religion,  leur  attitude  changerait.  Jusqu'ici,  ces  intentions 
hostiles,  là  où  elles  existent,  leur  ont  été  d'ordinaire  soigneusement 
dissimulées  par  des  silences,  sous  des  déclarations  rassurantes  ou 
équivoques.  Les  faits,  qui  parfois  contredisent  ces  déclarations,  ont 
été  limités  à  des  questions  peu  accessibles  à  l'attention  des  classes 

!)opulaires  ou  vers  lesquelles  elle  n'est  pas  attirée.  Pour  la  première 
ois,  les  populations  rurales  viennent  d'être  troublées  dans  leurs 
traditions  par  les  premières  expulsions  de  leurs  religieuses.  L'émotion 
menaçante  qu'elles  ont  suscitée  dans  des  contrées  diverses,  doit  ins- 
pirer la  prudence  et  la  modération  à  tout  homme  d'Etat  digne  de  ce 
nom  et  capable  de  prévoir. 

Aussi  bien,  Messieurs,  en  dehors  des  mesures  violentes  et  provoca- 
trices, une  voie  s'offre  à  la  pacification,  si^vous  estimez  que  la  situa- 
tion des  congrégations  religieuses  en  France  n'a  pas  été  suffisamment 
réglée,  et  qu'il  importe  de  fixer  les  droits  de  l'Etat  devant  les  légitimes 
épanouissements  de  la  liberté.  Les  congrégations  religieuses  ne  sont 
pas  telles  qu'on  a  voulu  les  représenter  ou  que  les  imaginent  certains 
préjugés  :  une  sorte  de  puissance  indisciplinée  et  indépendante  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique.  Les  religieux,  aussi  bien  que  les  simples 
fidèles,  sont  soumis  en  principe  à  cette  hiérarchie  souveraine  ;  et  ils 
savent  qu'ils  doivent  l'être  d'autant  plus  que,  sur  ce  point  fonda- 
mental, comme  sur  tous  les  autres,  ils  sont  appelés  à  une  plus  grande 
perfection.  La  soumission  due  au  Souverain  Pontife  et  aux  évêques, 
seuls  divinement  établis  pour  gouverner  l'Eglise  de  Dieu,  doit  dominer, 
sans  la  contredire  et  en  la  sanctionnant,  l'obéissance  qu'ils  doivent  à 
leurs  supérieurs  immédiats.  Cette  autorité  de  l'épiscopat,  en  tous  cas 
subordonnée  à  celle  du  Souverain  Pontife,  reste  pleine  et  sans  réserve 
sur  un  très  grand  nombre  de  congrégations,  celles  de  femmes  en 

Sarticulier.  Sur  d'autres,  il  est  vrai,  pour  des  raisons  supérieures 
ont  le  Saint-Siège  est  juge,  elle  est  limitée.  Mais  il  s'en  faut  que  ces 
congrégations,  dites  exemptes,  soient  en  toutes  choses  affranchies 
de  1  autorité  épiscopale.  Leurs  immunités  sauvegardent  la  liberté  de 
leur  vie  intime  et  de  leur  gouvernement  intérieur.  Dans  leur  action 
extérieure  et  publique,  elles  ne  sont  et  ne  peuvent  être  que  les  auxi- 
liaires du  clergé  séculier,  et  conséquemment  elles  demeurent  dans 
une  grande  mesure  sous  notre  dépendance.  En  de  récentes  instruc- 
tions, le  Saint-Siège  a  pris  soin  de  déterminer  les  points  importants 
où  cette  juridiction  de  l'Ordinaire  est  maintenue  et  doit  s'exercer  à 
l'égard  des  congrégations  exemptes.  Ces  cas  se  réfèrent  justement 


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39*  PÉTITION  A  MM.  LIS  SENATEURS 

aux  circonstances  où  un  gouvernement,  jaloux  de  ses  droits,  pourrait 
conserrer  quelque  ombrage  :  «  la  fondation  dîme  maison  dans  le 
c&ocèse,  les  écoles  publiques,  les  asiles,  les  Mtyftetn  et  antres  établis- 
sements de  ce  genre,  la  promotion  de  leurs  sujets  aux  ordres,  k 
prédication,  l'administration  des  sacrements,  la  consécration  des 
églises,  l'érection  des  confréries  on  congrégations  pieoses,  la  pabfi- 
cation  des  livres  ». 

Nous  savons  qne  des  républicains  éprouvés,  qui  attribuaient  aux 
congrégations  vis-à-vis  de  l'épiscopat  une  indépendance  excessive  et 
imaginaire,  dont  ils  s'alarmaient,  se  sont  déclarés  surpris  et  satisfaits 
de  ees  déclarations.  C'est  avec  ces  réserves,  mais  dans  cette  large 
mesure,  que  le  Saint-Siège,  déférant  aux  exigences  du  gooveraemeBt 
français,  consentit  à  ce  que  les  congrégations,  exemptes  eBes-mèffles, 
se  déclarassent  soumises  à  la  juridiction  de  l'Ordinaire. 

Si  donc  des  abus  venaient  à  se  produire  au  sein  des  congrégations 
religieuses,  les  évêques  seraient  là,  consciente  des  limites,  mais  ans» 
de  l'étendue  de  leurs  droits,  et  ils  ne  les  abdiqueraient  pas  an  prelt 
d'initiatives  sans  autorité.  Il  appartient  au  gouvernement  de  leur 
signaler  ces  abus,  et  d'en  demanoer  la  réforme»  s'il  y  a  lieu,  ainsi  qpH 
le  fait  en  des  occasions  semblables,  quand  il  s'agit  cm  clergé  paroissial. 
Déjà,  dans  la  crise  actuelle,  les  instructions  et  les  sages  conseils  de 
l'épiscoçat  n'ont  pas  peu  contribué  à  maintenir  celles  des  eongïfg* 
tions  qui  vous  demandent  l'autorisation,  dans  une  sitnation  légale  gm 
les  a  protégées  jusqu'ici,  et  qui  ne  donnerait,  devant  FopinioB 
publique,  aucun  prétexte  à  leurs  prescripteurs. 

Au  cas  où  l'autorité  épiscopale  serait  insuffisante,  les  relations  offi- 
cielles du  gouvernement  français  avec  le  Saint-Siège  lui  laisseraient 
ouverte  une  autre  voie  conciliante,  celle  que  Léon  XIII,  toujours  res- 
pectueux du  pouvoir  civil  :  souverain  en  son  ordre,  lui  offrait  dans 
cette  môme  lettre,  où  il  défendait  (Tailleurs  éloquemment  la  cause  des 
congrégations  religieuses  :  «  Passant  sous  silence,  écrit-il,  d'autres 
considérations  que  Ton  fait  au  sujet  des  congrégations  religieuses, 
nous  nous  bornons  à  cette  importante  remarque.  La  France  entretient 
avec  le  Saint-Siège  des  rapports  amicaux  fondés  sur  un  traité  solennel. 
Si  donc  les  inconvénients  que  Ton  indique  ont  sur  tel  on  tel  point 
quelque  réalité,  la  voie  est  ouverte  pour  les  signaler  au  Saint-Siège 
qui  est  disposé  à  les  prendre  en  sérieux  examen  et  à  leor  appliquer, 
s  il  y  a  lieu,  des  remèdes  opportuns.  » 

Le  Concordat,  qui  donna  autrefois  la  paix  religieuse  à  la  Frtmee, 

{ courrait  encore  aujourd'hui  la  lui  garder,  a  la  condition  qu'fl  tftt  loya- 
ement  interprété  et  appliqué.  Il  reste  ouvert,  et  le  jour  où  un  gouve^ 
nement  fort  et  libéral,  ndèle  à  de  glorieuses  traditions,  entreprendrait 
de  régler,  d'un  commun  accord  avec  Rome,  la  situation  des  congréga- 
tions religieuses  en  France,  les  esprits  les  plus  prévenus,  s*3s  étaient 
équitables,  s'apercevraient  que  l'existence  de  ces  instituts  et  leur  légi- 
time épanouissement  sont  compatibles  avec  tous  les  droits  de  FEtet, 
sans  qull  soit  nécessaire  de  leur  immoler  la  liberté. 

Ce  sont,  dans  notre  conviction,  les  conclusions  définitives  et  padB- 
catrices  au  conflit  qui  nous  divise.  Puissent- elles  prévaloir  afn  * 
prévenir  les  luttes  indomptables  de  la  conscience  que  nws  devrions 
soutenir  et  les  réactions  violentes  qui  s'annoncent  et  qne  nous  voo- 
drions  épargner  à  notre  pays  t  Puissiez- vous,  Messieurs,  avoir  l'honnwr 


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IT  MM.  LKS  DÉPOTÉS 


391 


de  poser  les  prémisses  de  celte  conciliation  désirable,  en  accordant  la 
liberté  de  la  vie  sociale  à  un  si  grand  nombre  de  vos  concitoyens  qui 
l'attendent  de  votre  justice  et  de  votre  prévoyance. 

Ont  signé  jusqu'à  ce  jour  : 

Benoit-Marie,  cardinal  Langénieux,  archevêque  de  Reims. 

François,  cardinal  Richard,  archevêque  de  Paris. 

Victor-Lucien,  cardinal  Lecot,  archevêque  de  Bordeaux. 

Adolphe-Louis- Albert,  cardinal  Perraud,  évoque  d'Autun. 

Pierre,  cardinal  Goulue,  archevêque  de  Lyon. 

G.-M.- Joseph,  cardinal  Labouré,  archevêque  de  Rennes. 

Etienne,  archevêque  de  Sens. 

Marie- Alphonse,  archevêque  de  Cambrai. 

François,  archevêque  de  Charabéry. 

Fulbert,  archevêque  de  Besançon. 

Mathieu-Victor,  archevêque  d'Auch. 

L.-François,  archevêque  d'Avignon. 

Rbné- François,  archevêque  de  Tours. 

Pierre,  archevêque  de  Bourges. 

EuDOXé-lRÊNÉE,  archevêque  d'Albi. 

Je  an- Augustin,  archevêque  de  Toulouse. 

François,  archevêque  d'Aix. 

Victor,  évêque  d'Aire. 

Charles-François,  évêque  de  Nancy. 

Joseph-Michbl-Frédéric,  évêque  de  Viviers. 

Charles,  évêque  de  Blois. 

Paul,  évêque  de  Versailles. 

Etienne,  évêque  de  Nevers. 

Clovis-Joseph,  évêque  de  Luçon. 

Henri,  évêque  de  Tulle. 

Emmanuel,  évêque  de  Meaux. 

Pierre-Eugène,  évêque  de  Pamiers. 

Adolphe,  évêque  de  Montauban. 

Charles,  évêque  d'Agen. 

Louis- Joseph,  évêque  de  Belley. 

Firmin,  évêque  de  Limoges. 

Prospbr-Amablb,  évêque  de  Gap. 

Pibrrb-Marib,  évêque  de  Saint-Brieuc. 

Alfred,  évêque  d'Arras. 

Jean-Marie-François,  évêque  de  Saint-Flour. 

Pierre-Marie,  évêque  de  Clermont. 

Alphonse-Gabriel,  évêque  de  Saint-Dié. 

Auguste,  évêque  de  Moulins. 

Constant-Louis-Marib,  évêque  du  Puy. 

Stanislas,  évêque  d'Orléans. 

Henri,  évêque  de  Poitiers. 

Claude,  évêque  de  Séez. 

Michel-André,  évêque  de  Chàlons. 

Pierre-Emile,  évêque  de  Nantes. 

Gabriel,  évêque  de  Chartres. 

Feux,  évoque  de  Nîmes. 

Léon,  évêque  d'Amiens. 


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392  PÉTITION  A  MM.  LES  SÉNATEURS  ET  MM.  LES  DÉPOTÉS 

E. -Christophe,  évêque  de  Cahors. 
Henri,  évoque  de  Nice. 
Jean,  évêque  de  Digne. 
Augustin- Victor,  évéque  de  Soissons. 
Amédée,  évèque  de  Vannes. 
Marie-Prosper,  évêque  du  Mans. 
Gustave-Adolphe,  évoque  de  Troyes. 
François-Alexandre,  évèque  de  Saint- Claude. 
Philippe,  évêque  d'Evreux. 
Léon-Adolphe,  évèque  de  Bayeux. 
Joseph,  évêque  d'Angers. 
Joseph,  évêque  de  Coutances. 
Jules,  évêque  de  Perpignan. 
François- Virgile,  évêque  de  Quimper. 
Paul- Emile,  évêque  de  Grenoble. 
A.-Joseph-Eugène,  évêque  de  Fréjus. 
Marie-  Jban-Célestin,  évêque  de  Beau  vais. 
Louis-Eugène,  évêque  de  Rodez. 
J.-F.-Ernest,  évêque  d'Angoulême. 
Louis-Ernest,  évêque  de  Verdun. 
Paulin,  évêque  de  Marseille.         , 
Nicolas-Joseph,  évèque  de  Péri  gueux. 
Sébastien,  évêque  de  Langres. 
François-Xavier,  évêque  de  Tarbes. 
Henri-Louis,  évèque  de  Mende. 
François-Marie -Anatole,  évêque  de  Montpellier» 
Charles-Pibrre-François,  évêque  de  Valence. 


Le  Directeur  :  L.  LAVEDAN. 


L'un  des  gérants  :  JULES  GERVAIS. 


rASn*  —  «*  m  ton  it  nu,  uinuMBrat,  18,  boi  on  i*nJÊ-%k\wr-**cvim. 


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LE  progBs  Ïéligieux 

DANS  LE  CATHOLICISME1 


...  Je  me  suis  proposé  de  vous  parler  du  Progrès  religieux  dans  le 
catholicisme,  et  de  ruiner,  si  je  le  puis,  ou  tout  au  moins  d'ébranler 
l'argument  que  l'on  tire  contre  la  Religion  de  son  immobilité 
prétendue.  Il  n'y  en  a  guère,  à  mon  avis,  de  moins  fondé.  Cepen- 
dant, de  nos  jours  surtout,  dans  notre  âge  de  «  progrès  »,  je  n'en 
sache  guère  dont  on  use  plus  volontiers;  et,  chose  assez  surpre- 
nante, il  n'y  en  a  pas  contre  lequel  beaucoup  de  catholiques 
semblent  plus  désarmés!  Je  voudrais  essayer  de  leur  rendre 
aujourd'hui  le  courage  de  leur  force,  et  si  vous  jugez  que  la  chose 
en  vaille  la  peine,  vous  me  ferez  crédit  d'un  peu  de  patience,  et, 
je  ne  vous  le  dissimule  pas,  de  beaucoup  d'attention. 

I 

Il  ne  faut  assurément  pas  confondre  le  «  progrès  religieux  » 
avec  le  «  progrès  de  la  religion  »,  et  ce  sont  deux  choses  distinctes. 
Le  progrès  de  la  religion,  c'est  la  diffusion  du  christianisme  à 
travers  le  monde;  ce  sont  ses  conquêtes;  c'est  l'accroissement  du 
nombre  de  ses  fidèles;  c'est  sa  situation  ou  sa  condition  améliorée; 
c'est  encore  la  religion  mieux  comprise  ou  plus  exactement 
pratiquée;  c'est  son  éclat  ou  sa  puissance  augmentés  de  la  splen- 
deur de  son  rayonnement.  Le  progrès  religieux  est  quelque  chose 
de  plus  intérieur  et  de  moins  apparent  :  les  statistiques  n'en 
rendent  pas  compte,  et  des  chiffres  ne  l'expriment  point.  On  n'en 
retrace  point  la  courbe  d'évolution,  et  les  géographes  seraient 
fort  empêchés  de  le  figurer  sur  leurs  cartes.  Mais,  quoique  dis- 
tinctes, ce  sont  pourtant  aussi  deux  choses  voisines,  sinon  soli- 
daires ou  connexes,  et,  pas  plus  en  religion  qu'ailleurs,  on  ne 
saurait  concevoir  un  progrès  du  dedans  qui  ne  se  traduise  ou  ne 
se  manifeste  par  quelque  progrès  du  dehors.  De  quelque  manière 
que  l'on  définisse  le  progrès  du  dedans,  s'il  n'est  sans  doute  un 

*  Conférence  faite  à  Florence  le  8  avril  1902. 

3«  LIVRAISON.  —   10  NOVEMBRE   1902.  26 


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394  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

progrès  qu'à  la  condition  de  modifier  la  nature  de  la  chose,  —  ou, 
peut-être,  et  pour  mieux  dire,  de  la  développer  dans  un  sens 
qu'on  n'avait  point  prévu,  —  l'aspect  extérieur  de  la  chose,  sa 
physionomie  générale,  ses  conditions  d'existence  et  d'action  en 
sont  donc  aussi  nécessairement  modifiés. 

Supposons,  et  je  crois  que  je  vous  en  donnerai  tout  à  l'heure  des 
exemples,  supposons  donc  que  le  progrès  interne  du  catholicisme 
ait  eu  pour  conséquence  d'anéantir,  en  le  renversant  ou  en  le 
dépassant,  un  des  obstacles  que  Ton  avait  cru  qui  s'opposaient 
insurmontablement  à  la  diffusion  de  la  religion  :  il  sera  bien  difficile 
que  ceux  que  cet  obstacle  avait  jusqu'alors  arrêtés  ou  découragés 
ne  s'aperçoivent  pas,  tôt  ou  tard,  qu'il  a  cessé  d'exister,  et,  sans 
doute,  l'expansion  du  catholicisme  en  profitera  d'autant.  La  réci- 
proque est  vraie;  et,  par  exemple,  si  l'on  voit  se  produire,  comme 
dans  l'Angleterre  contemporaine,  un  mouvement  de  retour  au 
catholicisme,  la  raison  en  sera  toujours  qu'une  étude  plus  atten- 
tive aura  révélé  quelque  aspect  nouveau  de  la  vérité  catholique  : 
le  célèbre  Essai  de  Newman  sur  le  Développement  de  la  doctrine 
catholique  en  est  un  mémorable  exemple.  Il  y  a  donc  une  relation 
entre  le  progrès  religieux  et  le  progrès  de  la  religion.  S'il  convient 
de  les  distinguer  l'un  de  l'autre,  il  ne  faut  pourtant  pas  les  séparer 
absolument.  Et  c'est  pourquoi  vous  ne  vous  étonnerez  pas  qu'avant 
d'aborder  la  question  du  progrès  religieux,  je  tienne  à  dire  quel- 
ques mots  des  progrès  récents  de  la  religion. 

Vous  avez  probablement  tous  lu  la  dernière  Encyclique  du 
Souverain  Pontife,  celle  qui  vient  de  paraître,  il  n'y  a  guère  qu'une 
quinzaine  de  jours,  en  date  du  19  mars,  et  peut-être,  —  quoique 
vous  n'en  ayez  pas  les  mêmes  raisons  que  moi,  —  peut-être  y 
avez-vous  remarqué  ce  passage  : 

On  avait  mis  beaucoup  de  confiance  dans  les  progrès  de  la  science, 
et,  de  fait,  le  siècle  dernier  en  a  vu  de  bien  grands,  de  bien  inattendus, 
de  bien  merveilleux  assurément.  Mais  est-il  aussi  vrai  que  ces  progrès 
nous  aient  donné  l'abondance  de  fruits,  pleine  et  réparatrice,  que  le 
désir  d'un  si  grand  nombre  d'hommes  en  attendait?  Oui,  sans  doute, 
l'essor  de  la  science  a  ouvert  de  nouveaux  horizons  à  l'intelligence 
humaine;  il  a  singulièrement  accru  l'empire  de  l'homme  sur  la  nature; 
il  a,  en  cent  manières,  amélioré  les  conditions  de  cette  vie  terrestre. 
Hais  néanmoins  tout  le  monde  sent,  et  quelques-uns  confessent,  que  la 
réalité  n'a  pas  été  à  la  hauteur  des  espérances...  L'homme  a  bien  pu 
s'assujettir  la  matière;  mais  la  matière  n'a  pas  pu  lui  donner  ce  qu'elle 
n'a  pas,  et  aux  grandes  questions,  celles  qui  touchent  nos  intérêts  les 
plus  élevés,  la  science  n'a  pas  pu  donner  de  réponse,  —  non  le  ha 
Hsolute  :  l'italien  est  ici  plus  énergique,  et,  si  je  l'ose  dire,  plus  lapi- 


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DAKS  LE  CATHOLICISME  395 

daire;  —  la  soif  de  vérité,  de  bien,  d'infini  qui  nous  dévore,  n'a  pas  été 
éteinte,  tornô  inestinta;  et  ni  les  trésors  et  les  joies  de  la  terre,  ni 
l'accroissement  des  aises  de  la  vie  n'ont  endormi  l'angoisse  morale  au 
fond  des  cœurs  4. 

Quand  j'ai  moi-même  parlé  jadis,  non  pas  du  tout  de  «  la 
banqueroute  de  la  science  »,  ni  même  de  sa  «  faillite  »,  mais  «  des 
faillites  partielles  »,  qu'elle  avait  faites  à  quelques-unes  de  ses 
promesses,  c'est  exactement  ce  que  j'ai  voulu  dire.  On  nous  avait 
promis  que  «  la  science  remplacerait  la  religion  »;  et,  non  seule- 
ment elle  ne  l'a  pas  «  remplacée  »,  mais  tout  ce  qu'une  certaine 
science  a  perdu  de  crédit  dans  l'esprit  de  l'humanité  qui  réfléchit 
et  qui  pense,  la  religion  l'a  gagné.  La  science  et  la  religion  s'op- 
posent-elles peut-être  l'une  à  l'autre?  Je  n'en  sais  rien;  je  ne  le 
crois  pas;  mais  je  ne  prétends  pas  l'examiner  aujourd'hui  :  leurs 
contradictions  apparentes  ne  prouvent  sans  doute  que  l'infirmité 
de  notre  intelligence,  et  ces  contradictions  fussent-elles  plus  incon- 
ciliables qu'elles  ne  le  sont  sans  doute,  je  persisterais  à  penser 
que  la  science  et  la  religion  se  rejoignent  à  l'infini.  Hais,  en 
attendant,  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'elles  coexistent;  c'est 
qu'elles  ont  chacune  leur  domaine  et  leur  autonomie;  c'est  qu'il 
n'est  presque  personne  aujourd'hui  qui  ne  le  reconnaisse  ;  —  et  ceci 
-déjà  est  un  a  progrès  ». 

Il  n'est  personne  aussi  qui  n'admette,  pour  cette  même  raison, 
que  ni  la  sincérité  de  notre  foi  ne  saurait  entraver  la  liberté  de 
la  recherche  scientifique,  ni  les  conclusions  de  la  physique  ou 
de  l'histoire  naturelle  entamer  sérieusement  l'intégrité  de  notre 
croyance;  —  et  cela  est  encore  un  «  progrès  ». 

Et  n'en  est-ce  pas  un  autre,  si,  depuis  un  demi-siècle  bientôt, 
le  matérialisme,  chassé  de  toutes  ses  positions,  n'est  plus  en  vérité 
pour  les  hommes  de  notre  temps,  croyants  ou  incroyants,  qu'un 

4  II  me  semble  intéressant  de  rapprocher  de  ce  passage  de  Y  Encyclique  les 
déclarations  qne  voici  du  professeur  Ad.  Harnack  :  c  Nous  ne  pouvons  pas, 
en  histoire,  porter  de  jugement  absolu...  Quand  nous  jugeons  les  événe- 
ments, il  ne  faut  pas  nous  imaginer  pouvoir  prononcer  un  verdict  absolu 
comme  résultat  de  nos  considérations  historiques...  L'erreur  de  croire  que 
ces  jugements  pouvaient  produire  la  connaissance  est  issue  de  la  longue 
époque  où  Ton  attendait  tout  du  savoir  et  de  la  science,  alors  qu'on  croyait 
pouvoir  les  étendre  de  façon  qu'ils  enveloppassent  et  apaisassent  tous  les 
besoins  du  cœur  et  de  l'âme;  mais  à  cela  ils  sont  impuissants.  Dans  les 
heures  de  travail  ardent,  cette  opinion  envahit  notre  âme,  et  pourtant, 
combien  l'humanité  ne  serait-elle  pas  désespérée,  si  la  paix  après  laquelle 
elle  aspire,  la  clarté,  la  sécurité  et  la  force  qu'elle  demande  dépendaient  de 
la  mesure  du  savoir  et  de  la  connaissance?  »  L'Essence  du  Christianisme, 
seize  conférences,  par  Ad.  Harnack,  Paris,  1902,  Fischbacher. 


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396  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

souvenir  historique,  une  doctrine  abolie,  —  une  curiosité  de 
cabinet,  si  je  puis  ainsi  dire,  —  qui  déjà  n'intéresse  que  les  seuls 
érudits.  h' agnosticisme  Ta  remplacé,  à  l'extrême  gauche  de  l'his- 
toire des  doctrines  philosophiques;  et  je  sais  qu'il  y  a  plusieurs 
formes  de  Y  agnosticisme;  mais  tous  les  agnostiques  s'accordent 
en  un  point,  qui  est  l'affirmation  de  l'Inconnaissable;  et  cette 
affirmation,  c'est  tout  simplement  l'affirmation  qu'il  y  a  du  divin 
dans  le  monde. 

De  ces  progrès,  à  leur  tour,  une  conséquence  est  résultée, 
j'entends  une  conséquence  pratique,  dont  on  ne  saurait,  à  mon 
avis,  exagérer  l'importance,  et  qui  est  la  presque  disparition  de  ce 
que  naguère  encore  on  appelait  du  nom  de  «  respect  humain  ». 
Permettez-moi  d'y  insister  un  moment.  Nous  avons  aujourd'hui  le 
courage  de  nous  dire  catholiques,  mais  on  ne  l'a  pas  toujours  eu; 
et  nous  aurions  tort  de  nous  admirer  de  l'avoir,  mais  il  y  a  jadis 
fallu  presque  de  l'héroïsme.  Il  fut  un  temps,  —  et  quelques-uns 
d'entre  vous  se  le  rappelleront  peut-être,  —  où  l'on  rougissait 
d'être  catholique;  où  l'on  craignait,  en  se  déclarant  tel,  de  s'exposer 
aux  railleries  des  beaux  esprits  de  sa  petite  ville,  du  pharmacien 
Homais  ou  de  l'illustre  Gaudissart  :  vous  connaissez  sans  doute 
ces  deux  bonshommes  de  Balzac  et  de  Flaubert.  Il  fut  un  temps 
où  l'on  redoutait,  en  pratiquant  sa  religion  ou  même  en  professant 
tout  simplement  sa  foi,  de  se  décerner  à  soi-même  comme  un 
brevet  d'insuffisance  ou  de  pauvreté  d'esprit;  et,  en  effet,  on 
l'obtenait  tout  de  suite  des  disciples  d'Emile  Littré  ou  d'Ernest 
Renan.  Il  fut  un  temps  où,  la  simplicité  de  la  croyance  passant 
pour  être  en  raison  inverse  de  la  culture  intellectuelle  et  de  la 
vigueur  de  l'esprit,  on  n'osait  croire  qu'en  secret,  honteusement 
et  lâchement,  en  s'en  défendant  comme  d'une  concession  que  l'on 
était  obligé  de  faire  à  la  coutume,  à  sa  famille,  aux  nécessités 
sociales.  Regretterons-nous  que  ce  temps  ne  soit  plus?  ou  mécon- 
naîtrons-nous l'importance  de  ce  changement?  ou  refuserons-nous 
de  l'appeler  un  progrès?  Ce  sera  donc,  en  ce  cas,  pour  dire  qu'il 
est  plus  qu'un  progrès,  s'il  est  effectivement  la  condition  de  tout 
progrès.  On  fait  peu  de  progrès  dans  l'ombre  !  On  en  fait  sans 
doute  encore  moins,  quand  on  craint,  en  en  faisant,  de  se  compro- 
mettre ou  de  se  «  disqualifier  ».  La  diminution  du  «  respect 
humain  »  a  rendues  possibles  une  foule  de  choses  qui  ne  l'étaient 
pas  quand  il  pesait  de  tout  son  poids,  non  seulement  sur  les 
actes,  mais  sur  les  pensées  mêmes.  Car  le  respect  humain  n'était 
qu'une  forme  ou  une  espèce  de  la  peur,  et  l'un  des  effets  de  la 
peur  est  de  nous  asservir  à  ce  que  nous  craignons... 

Mais  je  m'aperçois  que,  si  ce  sont  là  des  progrès  sensibles,  ils 


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DàHS  LE  CATHOLICISME  397 

n'intéressent  pourtant  que  la  religion  en  général,  ou  même  et 
seulement  l'idée  religieuse,  en  elle-même,  et  indépendamment  des 
formes  particulières,  —  ou  confessionnelles,  —  qu'elle  peut  revêtir. 
Il  existe  à  Paris  une  «  ligue  contre  l'athéisme  »,  et  je  ne  doute 
pas  que  ceux  qui  en  font  partie,  catholiques,  protestants,  israé- 
lites,  libres-penseurs  au  besoin,  ne  se  réjouissent,  comme  nous, 
de  la  diminution  du  respect  humain  ou  de  la  séparation  des 
domaines  de  la  science  et  de  la  religion.  A  Dieu  ne  plaise  que 
nous  leur  en  disputions  le  droit,  ou  que  nous  nous  efforcions  de 
les  en  décourager!  S'il  y  a  bien  des  manières  de  concevoir  l'idée 
religieuse,  la  vérité  catholique  n'est  hostile,  elle  ne  s'oppose  pro- 
prement à  aucune  :  elle  les  épure,  elle  les  complète,  et  elle  les 
achève.  Multœ  sunt  mansiones  in  domo  patris  met;  il  y  a  plus 
d'une  étape  ou  d'un  temps  d'arrêt  dans  la  lente  ascension  de 
l'homme  vers  la  lumière,  et  cette  traduction  du  mot  de  l'Evangile 
en  est-elle  une  trahison?  Mais,  si  nous  voulons  cependant  signaler 
des  progrès  qui  intéressent  plus  particulièrement  le  catholicisme, 
les  exemples  ne  nous  manquent  pas,  —  je  dis  les  exemples  con- 
temporains, —  et  je  ne  suis  embarrassé  que  de  savoir  lequel 
choisir,  celui  de  la  renaissance  du  catholicisme  en  Angleterre, 
sous  Tinfluenee  des  Wiseman,  des  Newman,  des  Manning;  ou 
celui  de  ses  progrès  en  Allemagne,  l'Allemagne  du  prince  de 
Bismarck  et  du  Kulturkampf;  ou  celui  de  son  développement  et 
de  sa  diffusipn  aux  Etats-Unis.  Si  je  m'arrête  au  dernier,  c'est 
qu'il  me  semble  le  plus  éloquent;  c'est  que  je  le  connais  mieux; 
c'est  que,  si  j'en  crois  vos  journaux  et  vos  Revues,  vous  vous  en 
êtes  montrés  particulièrement  curieux  à  Florence;  et  c'est  enfin, 
je  l'avoue,  que  les  conclusions  que  j'en  ai  tirées  moi-même  m'ayant 
été  contestées,  je  suis  bien  aise  de  saisir  l'occasion  de  les  main- 
tenir et  de  les  fortifier. 

Ce  qui  est  en  effet  surprenant,  —  et  je  n'ai  pas  craint  de  dire, 
et  je  répète  :  «  providentiel  »,  —  ce  n'est  donc  pas  qu'il  y  ait 
actuellement  douze  millions  de  catholiques  aux  Etats-Unis,  quatre- 
vingt-quatorze  archevêchés  et  évèchés  là  où  il  n'y  en  avait 
qu'un  seul  au  commencement  du  dix- neuvième  siècle,  et  que  New- 
York,  après  Paris  et  Vienne,  soit  devenue  la  plus  grande  cité 
catholique  du  monde  I  Quelle  que  soit  l'importance  de  ces  chiffres, 
on  m'a  fait  observer,  —  non  sans  apparence  de  raison,  —  qu'ils 
pourraient,  qu'ils  devraient  être  plus  considérables;  et  que,  si  les 
catholiques  des  Etats-Unis,  par  rapport  au  nombre  des  immigrants 
de  leur  religion,  n'avaient  pas,  en  fait,  subi  beaucoup  plus  de 
pertes  qu'ils  n'ont  réalisé  de  gains,  ce  n'est  pas  12,000,000  qu'ils 
devraient  être,   mais   24,000,000.  Est-ce  bien  ainsi  qu'il  faut 


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398  LE  PROGBÈS  RELIGIEUX 

calculer?  Car,  en  Italie,  en  France,  en  Espagne,  en  Autriche, 
combien  n'y  a-t-il  pas  de  catholiques  de  naissance,  d'éducation  et 
de  nom,  qui  ne  le  sont  guère,  à  vrai  dire,  de  fait  ni  de  profession? 
Biais  ce  qu'il  faudrait  examiner,  c'est  en  premier  lieu  si  l'immi- 
gration protestante,  anglicane,  presbytérienne,  méthodisie,  n'a 
pas  subi  des  pertes  plus  considérables  encore.  Songez  ici  que  de 
80,000,000  d'Américains,  il  y  en  a  plus  de  40  qui  ne  sont 
inscrits  sous  aucune  «  dénomination  »  confessionnelle;  qui 
n'apparaissent  pas  dans  les  statistiques  religieuses;  dont  nous 
ignorons  quelles  sont  les  croyances  ou  la  communion.  Nos  statis- 
tiques européennes  sont  moins  scrupuleusement  faites.  11  faudrait 
nous  dire,  en  second  lieu,  si,  ce  que  perdait  le  catholicisme,  une 
autre  dénomination  l'a  gagné,  et,  par  exemple,  combien  de  catho- 
liques sont  passés  au  protestantisme.  Et  quand  on  nous  l'aurait 
dit,  deux  ou  trois  faits  n'en  subsisteraient  pas  moins,  qui  suffi- 
raient à  justifier  tout  ce  que  l'on  a  pu  dire  du  développement 
«  prodigieux1  »  du  catholicisme  aux  Etats-Unis. 

Je  néglige  le  premier,  quoiqu'il  ait  bien  son  importance,  et  je 
me  borne  à  faire  observer  en  passant,  que  les  catholiques,  à  eux 
seuls,  sont  plus  nombreux  aux  Etats-Unis  que  les  fidèles  de  pas 
une  autre  dénomination.  L'immigration  anglicane  ou  presbyté- 
rienne n'a  pas  été,  cependant,  moins  nombreuse  depuis  cent  ans 
que  l'im  migration  catholique  :  irlandaise,  italienne  ou  française  1 
Mais  ce  qui  est  capital,  c'est  que,  dans  un  pays  oh  le  protestan- 
tisme semblait  se  confondre  avec  le  souvenir  des  origines  natio- 
nales, les  catholiques  aient  réussi  à  se  faire  d'abord  accepter, 
puis  jtolérer,  et  enfin  respecter.  Et  aussi  bien,  l'avez-vous  vu  dans 
des  circonstances  toutes  récentes  encore,  les  Etats-Unis  n'ont  pas 
de  meilleurs  citoyens.  Oserai-je  dire  que  la  démocratie  n'a  pas 
non  plus  d'apôtres  plus  ardents,  ni  plus  prudents?  Cela  est  pour 
ainsi  parler  de  l'essence  même  du  catholicisme  :  Misereri  super 
turbas!  Sans  violence,  mais  au  prix  de  plus  d'une  épreuve,  le 
catholicisme  en  Amérique  a  fini  par  triompher  du  préjugé  protes- 
tant. «  La  révolution  religieuse  que  nous  appelons  la  Réforme, 
disait  naguère  un  prédicateur  protestant,  a  amené  une  déperdition 
considérable.  Il  est  évident  aujourd'hui  que  l'Eglise  de  l'avenir  ne 
recouvrera  sa  pureté  et  son  autorité  qu'en  s'incorporant  bien  des 
éléments  que  le  protestantisme  a  dédaignés.  »  Le  même  disait 
encore,  d  ans  un  autre  discours  :  «  La  théorie  suivant  laquelle  Dieu 

1  On  pourra  consulter  sur  l'ensemble  de  la  question  religieuse  aux  Etats- 
Unis,  —  et  indépendamment  de  l'ouvrage  classique  de  Robert  Baird,  —  le 
très  intéressant  volume  du  docteur  D.  Dorchester  :  Christianity  in  the  United 
States,  revi8ed  édition,  Hunt  and  Eaton,  1895,  New- York. 


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DANS  LE  CATHOLICISME  399 

accepte  la  foi  en  lieu  et  place  de  la  sainteté  est  une  idée  fausse,  plus 
contraire  aux  enseignements  de  l'Ecriture  Sainte,  et  plus  immorale 
que  toutes  les  superstitions  catholiques  du  moyen  âge!  »  Voilà  des 
paroles  nouvelles,  et  il  y  a  trois  mois  que,  parlant  à  Genève  de 
l'Œuvre  de  Calvin,  j'en  eusse  à  peine  osé  dire  autant.  Ouvrez  main- 
tenant un  autre  livre  :  l'auteur  en  est  un  personnage  considérable, 
le  procureur  du  Saint-Synode  russe,jM.  Pobeionostseff.  Celui-ci,  le 
développement  du  catholicisme  aux  Etats-Unis  ne  l'inquiète  pas  seu- 
lement, il  l'effraie!  Dégagée,  comme  elle  l'est  aux  Etats-Unis,  des 
liens  qui  l'enchaînent  ailleurs  à  l'Etat,  et  libre  d'obéir  à  sa  seule 
inspiration,  il  semble  à  M.  Pobedonostseff  que  l'Eglise  catholique 
aurait  promptement  fait  de  triompher  de  toutes  les  autres  ;  et  la 
preuve  qu'il  en  donne  c'est  précisément  le  progrès  du  catholicisme 
aux  Etats-Unis.  11  ne  pense  donc  pas  que  nous  ayons  tort  de  l'ad- 
mirer I  Ou  plutôt,  sa  crainte  est  elle-même  une  forme  de  l'admiration. 
Et,  en  effet,  quoi  que  l'on  pense  de  la  question  de  chiffres,  elle  est 
ici  tout  &  fait  secondaire.  Ce  qui  importe,  rendons-nous-en  bien 
compte,  c'est  le  progrès  de  la  vérité  catholique  dans  le  milieu  qui 
lui  devait  être  le  plus  naturellement  hostile;  c'est  l'hommage  rendu 
&  l'Eglise  romaine  par  les  fils  des  puritains  du  Massachussetts  et 
du  Gonnecticut;  c'est  la  force  d'expansion  et  la  «  modernité  »  du 
catholicisme  démontrée  et  consacrée  par  son  rôle  aux  Etats-Unis. 
Si  d'ailleurs,  comme  on  l'a  semblé  croire  quelquefois  de  l'autre 
côté  de  l'Atlantique,  la  direction  du  catholicisme  serait  sur  le  point 
de  passer  des  mains  des  Latins  entre  celles  des  Anglo-Saxons  ou 
des  Germains,  c'est  une  autre  question,  d'une  tout  autre  nature,  et 
que  je  ne  discute  point.  A  la  vérité,  je  ne  crois  pas  que  la  direction 
du  catholicisme  soit  dans  la  dépendance  des  volontés  de  l'homme, 
et  c'est  ce  qui  rend  peut-être  cet  examen  assez  inutile.  A  quoi  bon 
soulever  des  problèmes  dont  la  solution  ne  dépend  pas  de  nous,  et 
qui  ne  peuvent  servir  qu'à  diviser  les  esprits?  Mais  ce  que  j'ai  voulu 
vous  montrer,  dans  le  développement  du  catholicisme  aux  Etats- 
Unis,  c'est  l'exemple  éloquent  d'un  progrès  effectif,  d'un  progrès 
réel  du  catholicisme  en  général.  Ce  même  progrès,  un  de  mes 
confrères  de  l'Académie  française,  l'historien  de  Bernardin  de 
Sienne,  M.  Thureau-Dangin,  l'a  montré  pour  l'Angleterre,  dans  le 
premier  volume  de  son  bel  ouvrage  sur  la  Renaissance  catholique 
en  Angleterre.  Un  publiciste  que  vous  connaissez  bien,  —  et  dont 
je  m'honore  d'avoir  été  l'un  des  maîtres  ou  des  professeurs,  — 
M.  Georges  Goyau,  vous  le  montrera  prochainement  pour  l'Alle- 
magne.  Vous  en  conclurez  avec  moi  que,  si  nous  avons  des 
raisons  de  tristesse,  nous  avons  aussi, 

Quoi  que  l'heure  présente  ait  de  trouble  et  d'ennui, 


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400  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

des  motifs  d'espérer.  Et  je  serais  étonné,  si  de  la  connaissance  et 
de  la  confrontation  de  tous  ces  faits,  éclairés  les  uns  par  les 
autres,  on  ne  voyait  pas  se  dégager  les  rapports  qui  lient  les  pro- 
grès de  la  religion  à  ce  progrès  religieux  dont  je  voudrais  mainte- 
nant vous  parler. 

II 

Ne  prenons  point  ici  de  détour  ni  de  vaines  précautions,  et  abor- 
dons de  front  la  difficulté  qu'on  nous  oppose.  «  Vous  nous  parlez, 
nous  dit-on,  de  progrès,  et  la  tactique  est  sans  doute  habile  ;  mais, 
si  la  vérité  catholique  se  définit  par  l'immutabilité  de  son  dogme  et 
la  continuité  de  sa  discipline,  —  quod  ubique,  quoi  semper,  quod 
ab  omnibus,  —  elle  se  définit  donc,  à  la  lettre,  et  de  votre  aveu 
même,  par  son  incapacité  de  changer,  d'évoluer,  de  progresser  ou, 
en  deux  mots,  de  «  s'adapter  »  aux  conditions  mobiles  qui  sont 
celles  de  l'histoire  et  de  l'humanité.  «  Votte  orthodoxie,  pétri- 
fiée, stéréotypée  dans  ses  formes,  ne  peut  jamais  se  départir  de  son 
passé.  Gomme  sa  prétention  est  d'être  faite  du  premier  coup  et 
d'une  pièce,  elle  se  met  par  là  en  dehors  du  progrès;  elle  devient 
raide,  cassante,  inflexible;  et  tandis  que  la  philosophie  est  toujours 
contemporaine  à  l'humanité,  la  théologie,  à  un  certain  jour,  devient 
surannée1.  »  Vous  prétendez  posséder  la  vérité  tout  entière;  vous 
n'y  pouvez  donc  rien  modifier,  rien  ajouter  ou  retrancher.  Elle  est 
ou  elle  n'est  pas]  Votre  enseignement  devient  hérétique  dès  qu'il 
diffère  de  lui-même.  Si  cependant  autour  de  vous,  et  au  dedans  de 
vous,  tout  change,  non  seulement  les  lois,  les  institutions  et  les 
mœurs,  mais  jusqu'aux  manières  mêmes  de  sentir  et  de  penser,  de 
quel  progrès  pouvez- vous  parler?  Qui  dit  «  progrès  »  dit  «  change- 
ment »,  et  vous  ne  pouvez  pas  changer.  Ne  vous  ètes-vous  pas 
fait  de  leurs  «  changements  »  ou,  comme  on  disait  alors,  de  leurs 
«  variations  »,  un  argument  contre  les  Eglises  protestantes?  et 
tous  les  jours  encore,  en  Amérique,  en  Allemagne,  en  Angleterre, 
ne  vous  en  servez-vous  pas  contre  elles  comme  de  votre  arme  la  plus 
sûre?  Votre  immutabilité,  supposé  que  jadis  elle  ait  fait  votre  force, 
fait  donc  aujourd'hui  votre  faiblesse.  On  ne  saurait  avancer  en 
demeurant  immobile.  Et,  finalement,  de  ces  deux  prétentions 
adverses  ou  contradictoires,  il  en  faut  sacrifier  une  :  ou  celle  d'être 
semblable  à  vous-même,  ou  celle  de  vous  plier  aux  exigences  suc- 

4  Ces  paroles  sont  de  Renan,  dans  6011  Avenir  de  la  science;  et  on  peut 
considérer  que  les  idées  qu'il  exprime  en  ces  termes  sur  l'immobilisation  de 
l'orthodoxie  dans  son  dogme  n'ont  pas  contribué  médiocrement  à  le 
détourner,  lui  Renan,  de  cette  orthodoxie. 


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DANS  LE  CATHOLICISME  401 

cessives,  diverses  et  multiples,  dont  on  peut  dire  qu'elles  forment, 
en  le  réalisant  lui-même,  la  définition  du  «  progrès  » . 

Je  vais  essayer  de  répondre  à  cette  objection. 

Et,  premièrement,  en  ce  qui  regarde  le  dogme,  ne  pensez-vous 
pas  qu'il  faudrait  se  mettre  d'accord  avec  soi-même  et  choisir,  ou 
de  nous  reprocher,  comme  vous  venez  de  l'entendre  faire,  que  le 
dogme  ne  saurait  évoluer,  ou  d'en  prétendre  énumérer,  pour  nous 
en  faire  pareillement  un  reproche,  les  «  variations  »  dans  l'histoire. 
Un  théologien  protestant  écrivait,  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans  :  «  A 
Paris,  en  1682,  le  dogme  de  l'infaillibilité  personnelle  de  l'Evèque 
de  Rome  aurait  été  condamné  comme  une  erreur,  et  l'orthodoxie 
d'alors  est  devenue,  depuis  1870,  la  plus  grande  des  hérésies 
d'aujourd'hui !.  »  Vous  ferai- je  observer,  au  passage,  qu'il  n'y  a 
presque  pas  un  mot,  dans  cette  phrase,  que  je  cite  textuellement, 
qui  ne  soit  une  erreur  ou  une  contre-vérité?  A  Paris,  en  1682,  on 
«  n'aurait  point  condamné  le  dogme  de  l'infaillibilité  personnelle  de 
l'Evèque  de  Rome  » ,  et,  en  fait,  —  c'est  ici  de  l'histoire,  —  on  ne 
l'a  point  condamné,  précisément  parce  qu'on  reconnaissait  dans  le 
Pape  tout  autre  chose  que  «  l'Evèque  de  Rome  »  ;  parce  qu'il  ne 
s'agissait  nullement  de  l'infaillibilité  personnelle  d'un  Barberini  ou 
d'un  Odescalchi,  mais  du  privilège  impersonnel  d'infaillibilité 
attaché  à  la  chaire  de  Pierre;  et  parce  que  des  évèques  français  ou 
«  gallicans  »,  si  l'on  veut,  savaient  parfaitement  qu'ils  n'avaient 
aucune  qualité  pour  «  condamner  »  ou  pour  absoudre,  au  regard 
de  la  catholicité,  ni  même  de  la  France,  une  décision  de  la  cour  de 
Rome.  11  n'est  pas  vrai  non  plus  que  la  négation  ou  la  méconnais- 
sance de  l'infaillibilité  pontificale  constituât  «  l'orthodoxie  d'alors  »  ; 
la  question  se  posait  en  de  tout  autres  termes;  et  il  ne  l'est  pas 
davantage  que  cette  négation  soit  «  la  plus  grande  hérésie 
d'aujourd'hui  »,  toutes  les  hérésies  étant  ou  pouvant  devenir  tour 
&  tour  «  la  plus  grande  I  »  Mais  ce  que  je  retiens,  après  cela,  de  la 
critique  du  théologien  protestant,  c'est  qu'il  y  a  donc,  au  sein 
même  du  catholicisme,  non  seulement  un  principe  ou  un  ferment 
d'évolution  possible,  mais  une  évolution  réelle,  une  évolution  du 
dedans  au  dehors,  une  évolution  de  fait,  historiquement  vérifiable, 
et  dont  il  ne  s'agit  après  cela  que  de  bien  préciser  le  véritable 
caractère. 

Ne  vous  étonnez  pas  si  je  me  sers  ici  de  ce  mot  d'  «  évolution  » , 
et  que  je  le  préfère  à  un  autre  I  C'est  saint  Vincent  de  Lérins  qui 
Ta,  je  crois,  employé  le  premier,  et,  par  une  coïncidence  oii  l'on 
serait  sans  doute  aveugle  de  ne  voir  qu'un  effet  du  hasard,  le  même 

1  Auguste  Sabatier,  Esquisse  d'une  philosophie  de  la  religion.  Paris,  1897, 
Fischbacher. 


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402  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

homme  qui  a  formulé  le  principe  :  Quod  ubique,  quod  semper, 
quoi  ab  omnibus,  se  trouve  être  ainsi  le  premier  qui  ait  reconnu 
et  défini  la  possibilité  du  développement  du  dogme !.  Et,  en  effet, 
la  comparaison  est  encore  de  lui,  le  gland  qui  devient  un  chêne,  — 
ce  qui,  je  pense,  et  sans  nulle  métaphore,  est  un  assez  bel  exemple 
de  développement,  —  ce  gland  change-t-il  pour  cela  de  nature,  ou, 
au  contraire,  accomplit-il  sa  loi?  Il  faut  savoir  le  vrai  sens  des  mots. 
Quelque  différence  qu'il  y  ait  de  l'enfant  à  l'adulte,  j'étais  substan- 
tiellement le  même  à  vingt  ans  qu'à  cinquante;  j'étais  alors,  je  suis 
encore  «  moi  »  ;  et  qui  jamais  a  confondu  les  lois  naturelles  de  la 
croissance  avec  les  hasards  du  changement?  Evoluer  n'est  pas 
changer.  On  ne  change  pas  quand  on  continue  d'être  soi.. C'est  à 
peu  près  ainsi  que  le  dogme  évolue,  mais  ne  change  pas,  et  qu'en 
demeurant  identique  à  lui-même,  il  ne  varie  pas,  mais  il  se  déve- 
loppe. Qu'est-ce  à  dire  :  il  se  développe?  C'est-à-dire  qu'il  se  précise 
en  maintenant  son  intégrité  contre  les  assauts  qu'on  y  donne;  c'est- 
à-dire  qu'il  «  s'adapte  »  à  des  circonstances  nouvelles;  c'est-à-dire 
que,  de  sa  fécondité  s'engendrent  des  conséquences  qu'on  n'en 
avait  point  vues,  à  peu  près  de  la  façon  que  la  science  découvre, 
dans  les  corps  ou  dans  les  figures,  des  propriétés  qu'on  ne  leur 
connaissait  point.  Toutes  les  propriétés  du  cercle  n'étaient- elles 
pas  contenues  dans  sa  définition  avant  qu'on  les  eût  démontrées? 
Elle  en  contient  peut-être  encore  que  nous  ne  savons  pas.  Si  nous 
les  découvrons  un  jour,  la  définition  du  cercle  en  sera-t-elle  pour 
cela  changée?  Pareillement  le  dogme  :  il  est  ce  qu'il  est,  et  il  ne 
peut  être  autre  qu'il  est;  c'est  ce  que  nous  appelons  son  immuta- 
bilité :  Sit  ut  est,  aut  non  sit.  Mais,  à  aucun  moment  de  l'histoire 
ou  de  la  durée,  nous  ne  savons  tout  ce  qu'il  est;  nous  ne  l'apprenons 
qu'à  mesure;  et  c'est  ce  que  nous  appelons  son  développement. 

Et  qu'on  ne  vienne  pas  nous  dire  que  ce  n'est  pas  un  vrai 
développement!  La  science  elle-même  n'en  connaît  pas  d'autre. 
Elle  découvre  des  faits  et  des  lois  :  elle  n'en  invente  point,  elle 
n'en  crée  pas.*£lle  soulève  un  coin  du  voile  qui  couvrait  à  nos 
yeux  la  nature  ;  mais  la  nature  ne  change  point.  Elle  est  aujourd'hui 
ce  qu'elle  était  hier;  le  progrès  de  l'esprit  n'a  consisté  qu'à- voir 
des  vérités  qu'il  n'avait  pas  vues;  et  j'ajoute  ceci,  que  la  condition 

1  Rappelons  ici  les  propres  paroles  de  saint  Vincent  de  Lérins  :  c  Imitetur 
animarum  religio  rationem  corporum,  quae  licet  annorum  processu  numéros 
suos  evolvant  etexplicent,  eadem  tamen  quae  erant  permanent.  Hoc  rectum 
et  conséquent  est,  ut  primis  atque  extremis  sibimet  non  discrepantibus  de 
incrementis  triticeœ  institutions,  triticei  quoque  dogmatis  frugem  deme- 
tamus,  ut  quum  aliquid  ex  illis  seminum  primordiis  accessu  temporis  evol- 
vatur...  nihil  tamen  de  germinis  proprietate  mutetur.  » 


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J 


DA1IS  LE  CATHOLICISME  463 

même  de  ce  progrès  est  l'immutabilité  de  ces  vérités.  Pareillement 
encore  le  dogme.  Son  immutabilité,  bien  loin  de  faire  obstacle  à 
son  développement,  le  «  conditionne  ».  Il  ne  se  développerait  pas, 
s'il  n'avait  dans  l'identité  de  son  principe,  et,  pour  ainsi  parler, 
dans  la  permanence  de  son  être,  la  cause  finale  de  son  développe- 
ment. Hais  qu'il  se  développe,  dans  le  catholicisme,  comme  dans 
le  protestantisme  lui-même,  c'est  ce  que  démontre  l'histoire,  et 
toute  la  différence  ne  consiste  qu'en  un  point,  qui  est  que  ce 
développement,  dans  le  catholicisme,  n'est  jamais  livré  à  l'arbi- 
traire de  Martin  Luther  ou  de  Jean  Calvin,  je  veux  dire  à  l'inspira- 
tion individuelle  d'un  moine  saxon  ou  d'un  curé  de  Picardie. 

C'est  ici  le  vrai  sens  de  la  doctrine  de  l'Infaillibilité.  Le  christia- 
nisme suppose  en  soi,  selon  l'expression  du  cardinal  Newman, 
non  seulement  la  probabilité,  mais  l'existence  d'une  autorité  qui 
«  développe  ».  «  La  suprématie  de  la  conscience,  dit- il  à  ce 
propos,  est  l'essence  de  la  religion  naturelle  :  la  suprématie  d'un 
apôtre,  d'un  Pape,  d'une  Eglise,  d'un  Evèque  est  l'essence  de  la 
religion  révélée.  »  Et  ailleurs,  dans  le  même  chapitre  :  «  Si  le 
christianisme  est  à  la  fois  social  et  dogmatique,  et  qu'il  soit  destiné 
à  tous  les  siècles,  il  doit,  humainement  parlant,  avoir  un  organe 
infaillible.  »  Gomment  cela,  et  que  voulait  dire  ici  Newman?  11 
voulait  dire  que  l'existence  de  cet  organe  infaillible  est  à  la  fois 
la  conséquence  et  la  preuve  de  l'évolution  ou  de  la  vie  du  dogme. 
Si  le  dogme  ne  vivait  pas  d'une  vie  intérieure  et  intense,  mais 
surtout  ininterrompue;  si,  de  l'étude  approfondie  que  les  théolo- 
logiens  en  font,  il  ne  s'engendrait  pas  tous  les  jours,  pour  ainsi 
parler,  des  conséquences  si  nombreuses,  et  quelquefois  si  contra- 
dictoires, qu'aucune  autorité  particulière  ou  individuelle,  ni  même 
collective,  n'en  saurait  absolument  garantir  l'orthodoxie;  si  son 
immutabilité  ne  courait  pas  enfin  le  risque  d'être  mise  en  péril  par 
la  richesse  de  son  développement,  c'est  alors,  vous  le  voyez  bien, 
que  le  christianisme  n'aurait  pas  besoin  d'un  «  organe  infaillible  »  ! 
Mais,  comme  il  faut  qu'il  soit  toujours,  à  moins  de  cesser  d'être 
lui,  «  contemporain  à  l'humanité  »,  et  comme  il  ne  peut  l'être 
qu'en  adaptant  à  des  besoins  nouveaux  des  vérités  éternelles,  il 
lui  faut  donc  une  autorité  dont  le  rôle  soit  de  démêler  ou  de  décider, 
parmi  les  développements  du  dogme,  lesquels  sont  légitimes  et 
lesquels  ne  le  sont  pas;  lesquels  étaient  contenus  implicitement 
dans  sa  formule,  et  lesquels  ne  l'étaient  point;  lesquels  enfin 
élargissent,  sans  le  dénaturer,  l'enseignement  de  l'Eglise,  et 
lesquels,  comme  au  seizième  siècle,  en  prétendant  l'épurer,  le 
déforment. 
De  telle  sorte  que  la  proclamation  de  l'infaillibilité  pontificale, 


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404  L*  PROGRÈS  RELIGIEUX 

en  1870,  —  et  je  vous  fend  remarquer  que  Newman  écrivait 
en  1845,  —  en  achevant  de  définir  une  vérité,  je  ne  dis  pas 
contemporaine  des  apôtres,  mais  antérieure  à  eux  et  inséparable  de 

,  la  notion  du  christianisme  éternel,  a  proclamé  en  même  temps 
l'évolution  du  dogme.  Nous  ne  connaissons  pas  encore  toute  la 

-  fécondité,  toute  4a  richesse  du  dogme;  nul  ne  peut  dire  ce  qu'en 
l'approfondissant  on  y  découvrira  de  vérités  jusqu'alors  inaperçues; 
il  y  a  plus  de  choses  dans  ses  formules  qu'à  aucun  moment  de  la 
durée  n'y  en  peut  voir  notre  philosophie;  et  c'est  pour  cela  que 
nous  avons  besoin  d'un  organe  infaillible!  Aurions-nous  besoin 
d'une  Cour  suprême,  comme  aux  Etats-Unis,  ou  d'une  Cour  de 
cassation,  comme  en  France  et  comme  en  Italie,  si  des  lois,  dont 
la  teneur  est  toujours  cependant  identique,  ne  soulevaient  des 
interprétations  différentes,  et  s'il  ne  fallait,  en  incorporant  ces 
interprétations  &  la  loi,  maintenir  la  lettre  de  son  texte?  A  plus 
forte  raison,  quand,  au  lieu  de  lois  politiques  ou  constitutionnelles, 
civiles  ou  pénales,  qui  sont  toujours  l'œuvre  des  hommes,  il  s'agit 
d'une  loi  posée  comme  divine,  dont  les  obscurités,  quand  on  s'y 
perd,  ne  sauraient  être  éclaircies  que  d'en  haut,  et  par  une  autorité 
qui  participe  de  leur  nature  ou  de  leur  définition. 

Assez  apparent,  si  je  me  suis  clairement  exprimé,  dans  la  vie 
intellectuelle  de  l'Eglise,  le  progrès  ne  l'est  pas  moins  dans  le 
développement  de  sa  vie  psychologique  et  morale.  A  ce  propos;  ne 
dois-je  pas  vous  faire  observer  que  tous  ces  mots  eux-mêmes  de 
«  progrès  psychologique  »  et  de  «  progrès  moral  »  n'ont  vraiment 
leur  sens,  n'ont  de  sens,  pour  mieux  dire,  que  depuis  et  dans  le 
christianisme?  L'homme  antique,  le  Grec  ou  le  Romain,  élément  de 
son  groupe  avant  d'être  lui-même,  n'avait  pas  de  «  personnalité  ». 
Entendez-moi  bienl  11  pouvait  avoir  son  «  individualité  »,  ses 
qualités  ou  ses  défauts  à  lui,  ses  vertus  ou  ses  vices,  il  pouvait 
être  Alcibiade  ou  Phocion,  Démosthène  ou  Gicéron,  Catilina  ou 
Gaton,  qui  sont  sans  doute  autant  de  physionomies  différentes,  et 
différemment  caractérisées.  Hais  il  n'avait  pas  de  vie  «  intérieure  »  ! 
Disons,  si  vous  voulez,  qu'il  manquait  de  complication.  C'est  pré- 
cisément cette  complication,  c'est  cette  vie  intérieure  et  personnelle 
que  le  christianisme  est  venu  créer  ou  développer  dans  les  âmes; 
c'est  la  vie  de  la  conscience;  et  ce  sont  les  conflits  de  sentiments 
qui  en  résultent.  Or,  cette  vie  de  la  conscience,  intérieure  et  cachée, 
est  la  grande  ouvrière  du  progrès  moral  et  psychologique.  Nous 
ne  cessons,  que  grâce  à  elle  et  par  elle,  d'être  des  forces  de  la 
nature  et  des  manifestations  plus  ou  moins  énergiques  de  ces 
forces,  pour  devenir  le  «  règne  humain  ».  On  ne  connaît  pas 
à'Eamlet  grec  ni  même  àf  Othello  romain  1  On  a  pu  dire,  pour  la 


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DÀKS  LE  CATH0UC1SMB  405 

même  raison,  que  l'Àndromaque  de  Racine  ou  la  Zaïre  même  de 
Voltaire  étaient  «  chrétiennes  »,  et  qu'Euripide  n'eût  pu  les 
inventer  :  il  n'en  avait  pas  le  modèle  sous  les  yeux.  Mais  précisé- 
ment, et  de  même  qu'on  opposait  au  progrès  religieux  dans  le 
catholicisme  l'immutabilité  de  son  dogme,  voici  maintenant  qu'on 
oppose  l'uniformité  de  sa  discipline  à  son  développement  psy- 
chologique et  moral.  On  lui  reproche  de  comprimer  l'essor  de 
l'individualité.  Et  si  le  progrès  consiste  assurément  pour  une  part 
dans  le  développement  de  la  personne  humaine  par  différenciation 
progressive  et  complexité  croissante,  on  nous  reproche  qu'en  tout 
cas,  sous  la  loi  du  catholicisme,  il  ne  pourrait  se  réaliser,  s'il  se 
réalisait,  qu'avec  une  lenteur  qui  convient  mal  aux  exigences  de 
la  vie  moderne.  Je  ne  crois  pas  que  Ton  paisse  commettre 
une  plus  lourde  erreur,  et  ceux-là  n'ont  guère  étudié  l'histoire 
du  catholicisme,  qui  n'ont  pas  discerné,  par  dessous  l'apparente 
uniformité  de  sa  discipline  et  de  son  enseignement,  la  diversité 
merveilleuse  de  sa  vie  intérieure  et  profonde: 

Tenons-nous  ici  tout  près  du  dogme,  et  prenons  pour  exemple 
de  cette  diversité  la  diversité  des  raisons  de  croire.  Ce  serait  tout 
un  livre  qu'il  faudrait  écrire,  et  un  gros  livre,  si  je  voulais  montrer 
la  diversité  des  motifs  sur  lesquels  un  Pascal,  un  Bossuet,  un 
Chateaubriand,  un  J.  de  Maistre,  —  pardonnez- moi  si  je  ne  me 
sers,  pour  pouvoir  parler  plus  clairement,  que  d'exemples  français, 
—  ont  fondé  leur  apologétique.  Celui-ci  donc,  l'auteur  des  Pensées, 
âme  énergique  et  «  démesurée  »,  presque  violente,  moins  soucieuse 
d'ailleurs  de  soi,  —  je  veux  dire  de  l'individu,  —  que  de  la  misère 
de  notre  commune  condition,  ce  qu'il  a  vu  dans  le  christianisme, 
c'est  l'explication  de  notre  destinée  ;  c'est  l'énigme  de  notre  nature 
éclairde;  et  c'est  l'humanité  réintégrée,  par  le  mystère  de  la 
Rédemption,  dans  son  union  primitive  avec  Dieu.  Mais  celui-là, 
l'éloquent  orateur  des  Oraisons  funèbres  et  du  Discours  sur  F  his- 
toire universelle,  poète  peut-être  autant  qu'orateur,  mais  en  qui 
l'impétuosité  de  l'imagination  s'équilibrait  par  la  fermeté  du  bon 
sens,  maître  de  sa  pensée  comme  de  sa  parole,  génie  ami  de  l'ordre 
et  de  l'autorité,  n'a  rien  senti  plus  profondément,  ni  rien  exprimé 
plus  majestueusement  que  ce  qu'il  appelait  les  «  maximes  d'Etat 
de  la  politique  du  ciel  »  :  l'action  de  la  Providence  ;  l'intervention 
d'une  «  force  majeure  »  dans  les  affaires  des  hommes;  et  le  gou- 
vernement de  Dieu  sur  le  monde.  Un  troisième  survient  à  son  tour 
qui  s'avise  que,  si  la  beauté  des  choses  est  une  présomption  de 
leur  vérité,  jamais  doctrine  assurément  n'exerça  plus  de  prise  que 
la  chrétienne,,  ou  ne  donna  plus  de  satisfactions,  de  satisfactions 
plus  complètes  et  plus  intimes,  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  en 


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406  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

nous  ;  et,  sous  cette  impression,  gai  Ta  ramené  lui-même  à  la  religion 
de  ses  pères,  il  écrit,  an  lendemain  de  la  Révolution,  le  Génie  du 
Christianisme.  Et  voici  qu'éclairé  par  cette  même  Révolution,  ce 
qu'un  autre  s'efforce  d'établir,  dans  ses  Soirées  de  Saint-Péters- 
bourg, c'est  que  les  sociétés  des  hommes  ne  vivent  que  de  la 
quantité  de  divin  qui  s'y  mêle,  à  proportion  de  ce  divin,  et  dans 
la  mesure  où  elles  savent  sacrifier  aux  nécessités  quotidiennes  de 
leur  existence  l'orgueil  insensé  de  prétendre  lutter  contre  lui.  Vous 
semble -t-il  que,  s'ils  aboutissent  aux  mêmes  conclusions,  ils  y 
arrivent  par  les  mêmes  chemins?  Concevez- vous  un  dessein  plus 
différent  que  celui  des  Pensées  de  celui  du  Génie  du  christianisme? 
Hais  vous  semble-t-il  surtout  que  la  prétendue  nécessité  d'aboutir 
aux  mêmes  conclusions  ait  empêché  la  liberté  d'esprit  de  Pascal, 
comprimé  le  génie  de  Bossuet,  diminué  l'élan  de  Chateaubriand, 
ou  restreint  enfin  l'indépendance  d'un  Joseph  de  Maistre? 

Descendons  maintenant  des  sommets  de  l'apologétique  à  la  pra- 
tique journalière  de  la  vie  religieuse.  Vous  êtes-vous  demandé 
quelquefois  ce  que  représentaient  dans  l'Eglise  catholique  les 
grandes  congrégations  religieuses;  quelle  en  est  la  commune 
origine,  historique  ou  psychologique;  à  quelle  fin  et  pourquoi  leurs 
grands  fondateurs  les  ont  instituées  :  un  saint  François  d'Assise, 
un  saint  Benoit,  un  saint  Dominique,  une  sainte  Thérèse,  un  saint 
Ignace  de  Loyola,  un  saint  Vincent  de  Paul,  une  sainte  Chantai? 
Oh  !  la  réponse  n'est  pas  facile  à  faire  en  quelques  mots,  et  vous 
me  pardonnerez  si  je  la  mutile  en  la  simplifiant. 

Mais  n'est- il  pas  évident  qu'ils  ont  eu  leur  dessein  ?  que  ce  des- 
sein n'était  pas  le  même  en  tous,  puisque,  si  les  vœux  sont  com- 
muns, les  disciplines  et  les  obligations  diffèrent?  qu'ils  ont  voulu, 
d'âge  en  âge,  les  uns  après  les  autres,  adapter  la  forme  générale 
de  la  vie  religieuse  à  des  circonstances,  à  des  exigences,  à  des 
nécessités  nouvelles?  qu'en  ce  sens  et  de  ce  point  de  vue,  il  n'y  a  pas 
plus  de  rapport  entre  l'ordre  des  Carmélites  et  celui  des  religieuses 
de  la  Visitation  qu'il  n'y  a  de  traits  communs  entre  saint  Vincent 
de  Paul  et  saint  Ignace  de  Loyola.  Mirabilis  Deus  in  sanctis  suis  ? 
c'est  un  texte  que  le3  prédicateurs  commentent  volontiers  le  jour 
de  la  Toussaint,  mais,  tandis  qu'ils  appuient  sur  les  traits  par 
lesquels  tous  les  saints  se  ressemblent,  je  voudrais  qu'on  nous 
montrât  une  fois  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable,  humainement 
parlant,  dans  les  «  Saints  du  Seigneur  »  c'est  la  multiplicité  et  la 
diversité  des  aspects  sous  lesquels  ils  se  sont  manifestés. 

N'est-il  pas  encore  évident  que,  de  nos  jours  et  pour  ainsi  parler 
sous  nos  yeux,  quelquefois  même  à  notre  foyer,  quand  un  jeune 
homme  ou  une  jeune  fille  prennent  la  robe  du  franciscain  ou  du 


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DAIS  Ll  GATHOUGISIU  407 

bénédictin,  le  voile  de  la  carmélite  ou  la  cornette  populaire  de  la 
fille  de  saint  Vincent  de  Paul,  il  y  a  des  raisons  de  leur  choix?  que 
ces  raisons  leur  sont  personnelles  et  intimes?  qu'ils  ont  des  besoins 
ou  des  aspirations  de  nature,  une  «  spécificité  de  vocation  » ,  — 
pardonnez-moi  ce  terme  pédantesque,  —  qui  ne  trouverait  pas 
également  à  se  satisfaire  dans  un  autre  ordre,  sous  une  autre  robe 
et  sous  une  autre  règle?  que  l'être  individuel  continue  donc  de  se 
développer  sous  l'uniformité  de  cette  discipline,  [de  la  développer 
elle-même  en  s'y  développant,  et  ainsi  de  renouveler  en  elle  le 
souffle  de  vie  qui  la  fait  durer?  Gomme  il  y  a  des  théologiens  de  la 
Grâce  ou  de  la  Providence,  comme  il  y  en  a  du  Péché  originel  et  de 
l'Infaillibilité  pontificale,  il  y  a,  si  je  puis  ainsi  dire,  des  religieux 
de  la  Science,  et  il  y  en  a  de  la  «  Charité  fraternelle  »  ;  il  y  a 
des  religieuses  de  1'  «  Expiation  »,  et  il  y  en  a  de  la  «  Pitié 
pour  la  souffrance  humaine  »I 

Et  quoi  encore?  N'est-il  pas  évident  que,  s'il  y  a  un  progrès  de 
la  conscience  chrétienne,  il  n'est  nulle  part  plus  apparent  que 
dans  l'histoire  des  familles  religieuses,  ni  mieux  assuré  que  par 
«lies?  qu'elles  ont  chacune  reconnu,  mis  en  lumière,  développé 
dans  l'Eglise  un  aspect  nouveau  du  christianisme?  que  là  même  est 
la  raison  des  difficultés  que  leurs  fondateurs  ont  quelquefois  ren- 
contrées, parce  qu'il  a  fallu  que  l'autorité  souveraine  éprouvât, 
pour  ainsi  parler,  l'orthodoxie  de  ce  nouvel  aspect  et  la  légitimité 
de  ce  progrès?  et  qu'ainsi  le  danger  contre  lequel  il  a  fallu  se 
mettre  en  garde,  c'est  bien  moins  celui  de  s'endormir  et  de  s'ou- 
blier dans  l'immobilité  d'une  foi  languissante  que  de  la  voir  elle- 
même  s'exalter  au  delà  des  limites  qui  lui  sont  assignées,  et 
dépasser  le  but  dans  son  ardeur  de  l'atteindre?  L'existence  et  la 
diversité  des  congrégations  sont  à  elles  seules  une  preuve  du  pro- 
grès religieux  dans  le  catholicisme1. 

Voulons-nous,  cependant,  en  voir  d'une  autre  espèce  encore? 
Considérons  donc,  après  la  diversité  des  raisons  de  croire  et  celle 
des  raisons  de  choisir  entre  les  différentes  familles  religieuses,  la 
diversité  des  motifs  de  se  convertir.  Le  beau  livre  encore  à  écrire 
qu'une  Psychologie  de  la  conversion  et  que  de  choses  y  pourrait- 
on  dire  qui  nous  feraient  sans  doute  pénétrer  dans  la  connais- 
sance de  l'âme  humaine  à  de  plus  grandes  profondeurs  qu'aucun 
roman  ou  qu'aucune  tragédie  I  Rappelez-vous  les  motifs  de  la 

1  C'est  à  mon  avis  ce  que  ne  comprennent  pas  de  fort  honnêtes  gens,  — 
car  je  ne  parle  point  des  autres  ni  à  eux,  —  qui,  s'ils  ne  sont  pas  précisément 
hostiles  aux  grandes  congrégations,  ne  les  voient  pas  cependant  d'un  très 
ton  œil,  et  semblent  croire  quelquefois  que  des  clergés  paroissiaux  et 
nationaux  pourraient  suffire  à  la  vie  intérieure  du  christianisme. 


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408  LE  PROGRÈS  RELIGIEUX 

conversion  d'un  Newman,  on  d'un  Manning,  ou  d'un  P.  Hecker. 
«  S'il  existe  une  forme  du  christianisme  qui  se  distingue  par  son 
organisation  admirable  et  sa  puissance;...  si  les  sectaires,  différant 
tous  les  uns  des  autres,  s'accordent  pour  la  regarder  comme  leur 
ennemie  commune;...  s'ils  succombent  les  uns  après  les  autres, 
et  ouvrent  la  route  à  4e  nouvelles  sectes,  tandis  qu'elle  reste 
toujours'  la  même,  cette  forme  de  religion  ne  diffère  guère  du 
christianisme  de  l'époque  de  Nicée...  »  Ce  sont  des  raisonnements 
de  ce  genre,  appuyés  et  fortifiés  de  toutes  les  ressources  de  la 
théologie,  de  l'histoire  et  de  l'érudition,  qui  ont  décidé  de  la  con- 
version du  gradué  d'Oxford.  Une  illumination  d'art,  une  révélation 
qu'on  pourrait  appeler  esthétique,  ici  même,  à  Florence,  dans  la 
chapelle  des  Médicis,  a  ouvert  les  yeux  et  transformé  le  cœur  de 
cette  Américaine,  Elisabeth  Seton  ',  —  dont  le  souvenir  n'est 
peut-être  pas  entièrement  effacé  parmi  vous;  —  et  ainsi,  je 
me  reprocherais  de  ne  pas  ajouter  ce  détail,  des  impressions 
qu'on  eût  pu  oroire  profanes,  se  trouvent  n'être  pas  étrangères 
à  la  propagation  des  Filles  de  saint  Vincent  de  Paul  aux  Etats- 
Unis.  Une  autre,  une  Anglaise,  n'a  pu  se  persuader  qu'il  lui  fût 
interdit  de  prier  pour  ses  morts  ou  que  ses  prières  leur  fussent 
inutiles,  et  elle  a  redemandé  au  catholicisme  le  purgatoire  dont 
le  protestantisme  l'avait  dépossédée.  Le  P.  Hecker,  lui,  a  demandé 
à  Rome  le  moyen  de  concilier,  avec  sa  foi  chrétienne,  l'ardeur 
démocratique  dont  il  se  sentait  animé.  11  lui  a  paru,  comme  à  ce 
prédicateur  dont  je  vous  ai  cité  quelques  mots,  que  toutes  les 
formes  du  protestantisme  étaient  encore  trop  aristocratiques,  étant 
trop  individualistes,  et  c'est  pour  pouvoir  être  socialiste  en  sûreté 
de  conscience  qu'il  s'est  fait  catholique.  Osera- t-on  prétendre  que 
toutes  ces  conversions  se  ressemblent?  et  s'il  serait  difficile  de 
différer  davantage,  ne  conviendra-t-on  pas,  au  contraire,  qu'autant 
qu'il  y  a  d'âmes,  et  même  d'états  d'âmes,  autant  il  y  a,  dans 
l'unité  catholique,  de  secrètes  convenances,  d'affinités  mysté- 
rieuses et  de  ressources  inconnues?  Enrichir  l'âme  humaine  du 
trésor  de  ces  ressources,  et  voir  ce  trésor,  à  son  tour,  s'augmenter, 


*  Elisabeth  Seton  et  les  commencements  de  l Eglise  catholique  aux  Etats-  Unis, 
parMmo  de  Barberey,  5«  édition.  Paris,  1892,  Poussielgue.  Voyez  notam- 
ment au  ch.  vi,  t.  1er,  p.  190,  les  fragments  du  journal  d'Elisabeth  Seton, 
datés  des  8,  9, 10  janvier  1804. 

Ces  fragments  ont  d'ailleurs  un  intérêt  plus  considérable  que  Ton  ne  sau- 
rait dire  s'ils  témoignent,  aux  environs  de  1804,  d'un  état  d'âme  tout  à  fait 
analogue  à  celui  de  Chateaubriand,  et  s'ils  prouvent,  en  dépit  de  tout  ce 
qu'on  a  pu  dire,  combien  il  y  a  d'humaiae  vérité  dans  la  thèse  du  Génie  du 
Christianisme. 


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DANS  LE  CATHOLICISME  409 

si  je  puis  ainsi  dire,  de  l'acquisition  de  ces  âmes,  c'est  encore  une 
forme  du  progrès  religieux. 

Que  dirai-je,  maintenant,  du  progrès  religieux  dans  l'ordre 
social,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  du  progrès  social  par  le  moyen 
de  la  religion?  et,  à  cet  égard,  qu'y  a-t-il  de  plus  caractéristique 
et  de  plus  instructif  que  ce  grand  mouvement  dont  chacune  des 
phases,  depuis  un  demi-siècle,  ne  semble  presque  avoir  eu  pour 
objet  que  d'ériger  plus  haut,  au-dessus  de  l'individualisme  protes- 
tant, la  vertu  sociale  du  catholicisme? 

Par  la  force  de  sa  doctrine  et  l'efficacité  de  son  action,  —  disait  hier  le 
Souverain  Pontife, — c'est  l'Église  quia  affranchi  l'humanité  du  joug  de 
l'esclavage,  en  prêchant  au  monde  la  grande  loi  de  l'égalité  et  de 
la  fraternité  humaine.  Dans  tous  les  siècles,  elle  a  pris  en  main  la 
défense  des  faibles  et  des  opprimés  contre  l'arrogante  domination  des 
forts;  elle  a  revendiqué  la  liberté  de  la  conscience  chrétienne  en  ver- 
sant à  flot  le  sang  de  ses  martyrs  ;  elle  a  restitué  à  l'enfant  et  à  la 
femme  la  dignité  et  les  prérogatives  de  leur  noble  nature,  en  les 
faisant  participer,  au  nom  du  môme  droit,  au  respect  et  à  la  justice, 
et  elle  a  ainsi  largement  concouru  à  introduire  et  à  maintenir  parmi 
les  nations  la  liberté  politique  et  civile. 

Vous  l'entendez,  Messieurs,  les  trois  mots  y  sont  bien  qui 
résument  ce  que  l'on  a  quelquefois  appelé  «  les  Droits  de  l'homme  »  : 
liberté,  Egalité,  Fraternité;  et,  en  rappelant  dans  ce  passage  de 
sa  dernière  Encyclique  le  rôle  de  l'Eglise  en  matière  de  progrès 
social,  le  Pape  Léon  XIII  n'a  vraiment  oublié  que  de  dire  ce  que, 
depuis  vingt- cinq  ans  qu'il  règne,  son  impulsion  personnelle  avait 
donné  d'élan  à  ce  progrès. 

Je  sais  bien  qu'on  nous  dit  ici  :  «  Mais  ce  rôle  social,  dont 
on  lui  fait  honneur,  l'Eglise  IV  t- elle  toujours  conçu  avec  la  même 
ampleur  et  rempli  avec  la  même  ardeur?  »  Que  nous  importe 
l'objection!  Et,  en  vérité,  ne  pourrait- on  pas  dire  que,  si  ce  rôle 
social  est  bien  dans  l'esprit  de  l'Evangile,  et  que  l'Eglise  y  eût  fait 
défaut  en  d'autres  temps,  c'est  donc  encore  une  preuve,  une 
preuve  de  plus,  qu'elle  n'est  pas  la  chose  immobile  que  l'on  dit, 
mais,  au  contraire,  un  être  vivant,  qui  évolue  comme  tous  les 
vivants,  et  dont  la  plasticité  s'adaptera  toujours  aux  conditions 
que  lui  fera  l'histoire?  Mais  ce  qui  n'est  pas  moins  vrai,  c'est  qu'en 
aucun  temps  l'Eglise  n'a  fait  défaut  à  ce  rôle  social,  à  ce  côté 
terrestre  de  sa  mission;  et  l'objection  ne  procède  que  d'une 
méconnaissance  des  caractères  du  progrès.  Le  vrai  progrès,  le 
seul  progrès  durable,  c'est  le  progrès  organique,  celui  dont  le 
modèle  ou  le  type,  comme  je  vous  le  disais,  nous  est  donné 
dans  la  nature,  par  l'épanouissement  successif  du  germe  ou  le 

40  NOVEMBRE  1902.  ~7 


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410  LE  PROGRIS  REUGLEDX 

développement  de  l'individu  :  le  gland  qui  devient  chêne,  l'enfant 
qui  devient  homme,  la  cité  qui  devient  nation1.  Tel  est  aussi  le 
progrès  religieux,  dans  Tordre  social  comme  dans  Tordre  dogma- 
tique :  il  procède  organiquement,  et  si  vous  en  voulez  un  bel 
exemple,  vous  le  trouverez  dans  la  manière  dont  l'Eglise  a  délivré 
Thumanité  du  «  joug  de  l'esclavage  ». 

Elle  ne  Ta  donc  pas  attaqué  d'abord  et  de  front,  parce  qu'à  vrai 
dire  les  sociétés  antiques  reposaient  sur  l'esclavage  comme  sur  leur 
pierre  angulaire  et  que,  si  l'Eglise  a  sans  doute  mission  de  refaire 
la  société,  ce  n'est  pas  en  commençant  par  la  détruire;  parce  que 
son  objet,  à  proprement  parler,  n'était  pas  ni  ne  sera  jamais  la 
transformation  des  institutions  politiques,  mais  celle  des  cœurs;  et 
parce  qu'en  fait  d'oeuvres  sociales,  sa  sagesse,  sa  prudence,  —  et 
sa  confiance  aux  promesses  d'éternité  que  lui  a  faites  son  fondateur, 
—  l'empêchent  d'en  entreprendre  aucune  avant  de  s'en  être  assuré 
les  moyens.  Elle  savait  aussi,  —  ce  que  beaucoup  de  prétendus 
réformateurs  ou  législateurs  ignorent  chez  nous,  en  France,  et  je 
crois,  en  Italie,  —  que  toutes  les  parties  d'une  société  se  tiennent; 
que  la  structure  en  est  chose  infiniment  délicate  et  complexe;  et 
qu'on  peut  assez  aisément  l'ébranler,  ou  même  la  renverser;  mais 
il  est  plus  difficile  de  la  refaire  ou  de  la  remplacer.  Avant  qu'on  les 
eût  formulées,  l'Église  connaissait  les  lois  de  l'incidence  et  de  la 
répercussion  des  réformes.  Mais  ce  qu'elle  savait  surtout,  c'est  que  si 
Ton  veut  modifier  les  lois  dans  leur  lettre  et  dans  leur  esprit,  c'est 
le  principe  des  mœurs  qu'il  faut  atteindre;  et  c'est  ce  qu'elle  a  fait. 

«  Lorsque  les  dieux,  disaient  les  anciens,  réduisent  un  homme 
en  esclavage,  ils  lui  ôtent  la  moitié  de  son  âme  »  :  l'Église  est 
venue  enseigner  le  contraire.  Je  dis  bien  :  le  contraire,  tout  à  fait  le 
contraire,  en  rendant  à  l'esclave  le  sentiment  de  sa  dignité 
d'homme,  et  en  enseignant  au  maître  l'égalité  des  âmes  devant 
Dieu.  Inégaux  en  tout  le  reste,  nous  sommes  égaux  au  regard 
de  Dieu;  et  non  pas,  vous  le  savez,  d'une  égalité  théorique 
et  abstraite,  mais  d'une  égalité  de  fait,  et,  si  je  puis  ainsi  dire, 
d'une  égalité  de  nature  et  de  destination,  comme  ayant  tous  été 
rachetés  de  la  mort  et  du  péché  par  le  même  sacrifice.  Rien  de  ce 
qu'il  fallait  faire  pour  que  cette  idée  pénétrât  dans  les  mœurs  et 
les  renouvelât  insensiblement,  l'Eglise  n'a  négligé  de  le  faire.  Elle 
en  a  donné  l'exemple  et  le  modèle  dans  son  propre  plan  d'organi- 
sation et  dans  sa  constitution.  Deposuù  potentes  de  sede  et  exal- 

4  On  remarquera  que  cette  conception  du  progrès  est  celle  d'Auguste 
Comte,  et  qu'elle  diffère  de  celle  de  son  maître  Condorcet,  précisément  en 
ces  deux  points  :  1°  Que  le  progrès  «  développe  »  mais  ne  *  crée  t  rien; 
2°  Qu'il  est  indéfini,  mais  non  pas  du  tout  illimité. 


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DANS  LE  CATHOLICISME  411 

taxit  humiles.  Dansées  sociétés  où  les  classes,  puisqu'il  y  en  aura 
toujours,  étaient  proprement  des  castes,  elle  a  créé,  permettez-moi 
cette  expression  trop  moderne,  un  véritable  courant  de  circulation 
démocratique.  Elle  a  glorifié  la  modestie  de  la  servante  et  rabaissé 
l'orgueil  de  la  maîtresse  ;  elle  a  fait  de  l'esclave  le  supérieur  de  son 
maître.  Et  le  jour  a  commencé  de  luire  où,  des  mœurs  nouvelles 
s'étant  substituées  aux  anciennes,  et  la  transformation  s'étant 
accomplie  dans  les  cœurs,  les  dernières  barrières  sont  tombées,  et 
l'esclavage  a  disparu,  sans  qu'il  y  eût  besoin  presque  de  l'attaquer, 
comme  devait  à  son  tour  disparaître  le  servage,  et  comme  dispa- 
raîtront sans  doute,  beaucoup  de  choses  qui  nous  semblent 
aujourd'hui  nécessaires  ou  essentielles.  Et,  en  effet,  elles  le  sont, 
elles  le  seront  aussi  longtemps  que  les  mœurs  n'en  auront  pas 
prononcé,  ou,  sans  l'avoir  même  prononcée,  exigé  la  condamnation. 
Car  justement,  et  parce  qu'il  ne  saurait  procéder  que  de  la  trans- 
formation des  mœurs,  dont  il  est  alternativement  la  conséquence 
et  l'ouvrier,  le  progrès  social  n'aura  pas  de  meilleur  ni  de  plus  sûr 
instrument  que  le  progrès  religieux.  11  n'en  aura  pas  dans  l'avenir, 
parce  qu'il  n'en  a  pas  eu  dans  le  passé.  Et  pour  terminer  ce 
discours,  c'est  ce  qu'il  me  reste  à  vous  montrer  en  attirant  votre 
attention  sur  deux  faits  dont  je  voudrais  dégager  la  signification. 

111 

Le  premier,  c'est  que  l'idée  même  de  progrès  ne  date  dans  l'his- 
toire du  monde  que  de  l'apparition  du  christianisme.  Quelques 
poètes  ont-ils  fait  exception  :  Lucrèce,  pour  la  manière  dont  il  a 
conçu  révolution  de  l'humanité  primitive,  et  Virgile,  pour  quelques 
pressentiments  d'avenir?  Il  se  pourrait!  Mais,  d'une  manière  géné- 
rale, ce  n'est  pas  dans  l'avenir,  c'est  bien  dans  le  passé  que  la 
civilisation  gréco-latine  a  vu  son  âge  d'or,  et,  depuis  Hésiode 
jusqu'à  Horace,  les  générations  des  hommes  ont  partagé  l'opinion 
que  l'ami  de  Mécène  exprime  dans  les  vers  bien  connus  : 

JEtaM  parentum,  pejor  avis,  tulit 

Nos  nequiores,  mox  daturos 

Progeniem  vitiosiorem... 

Ce  n'est  pas  sans  doute  aux  Hindous  ni  aux  Chinois  que  vous 
demanderez  d'avoir  pensé  sur  ce  point  autrement  que  les  Latins  et 
que  les  Grecs.  Je  conviendrai  d'ailleurs,  sans  difficulté,  que  le 
christianisme  lui-même,  s'il  avait  conscience  d'être  un  progrès  sur 
les  religions  antérieures,  n'a  pas  d'abord  connu  toute  la  fécondité 
de  cette  idée  de  progrès;  et  c'est  encore  un  de  ses  progrès  que 
d'avoir  appris  qu'elle  était  impliquée  dans  son  essence.  Mais  après 


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4t2  LE  PROGRÈS  RKL1GIEDX 

cela,  ce  qui  n'est  pas  douteux,  —  et  ce  qu'Auguste  Comte  a  si 
bien  démontré  contre  le  philosophisme  du  dix-huitième  siècle,  — 
c'est  le  progrès  des  idées,  des  mœurs  et  des  institutions  au  moyen 
âge  sous  l'influence  du  christianisme f.  Et  depuis  le  seizième  siècle, 
qui  ne  lusse  pas,  à  bien  des  égards,  d'avoir  été  lui-même,  —  vous 
le  savez  ici  mieux  qu'ailleurs,  —  une  manière  de  rétrogradation, 
quelques  progrès  de  l'ordre  matériel  et  de  l'ordre  scientifique  qui 
se  soient  opérés,  en  dehors,  on  plutôt  et  pour  mieux  dire,  en 
marge  du  christianisme,  je  ne  sache  pas  de  progrès  moral  qui  ne 
doive  être  rapporté  à  son  influence.  Taine  a  été  plus  loin,  et  il  a 
essayé  de  montrer,  dans  une  page  de  ses  Origines  de  la  France 
contemporaine,  que,  si  le  monde  moderne  a  traversé  de  terribles 
crises  d'immoralité,  «  en  Italie  pendant  la  Renaissance,  en  Angle- 
terre sous  la  Restauration,  en  France  sous  le  Directoire  »,  la 
cause  n'en  était  autre  que  l'affaiblissement  ou  l'obscurcissement 
momentané  de  l'idée  chrétienne.  «  Quand  on  s'est  donné  ce 
spectacle,  et  de  près,  ajoutait-il  en  terminant,  on  peut  évaluer 
l'apport  du  christianisme  dans  nos  sociétés  modernes.  » 

Voilà  le  premier  fait,  et  voici  le  second. 

Non  seulement  l'idée  de  progrès  ne  semble  être  apparue  dans  le 
monde  qu'avec  le  christianisme;  mais,  depuis  le  christianisme,  elle 
ne  s'est  réalisée  que  dans  les  sociétés  chrétiennes;  et  les  autres/ 
toutes  les  autres,  sauf  peut-être  l'arabe,  et  pendant  un  court 
moment,  se  sont  montrées  incapables  de  progrès.  C'est  un  lieu 
commun  de  dire,  vous  le  savez,  que  l'Orient  est  le  pays  de  l'immo- 
bilité et  ni  les  anciennes  religions,  —  celle  de  la  Chine,  par 
exemple,  et  en  admettant  que  ce  soit  une  religion,  —  ni  les  reli- 
gions de  nouvelle  formation,  prosélytiques  ou  conquérantes, 
l'islamisme  ou  le  bouddhisme,  n'ont  réussi  à  secouer  cette  espèce 
de  torpeur.  Quelques  Arabes  ont  fait  de  l'algèbre,  de  la  chimie,  de 
la  médecine;  ils  ont  traduit,  commenté,  et  je  crois,  déformé 
Àristote;  mais,  à  Constantinople  comme  au  Maroc,  et  pas  plus  en 
Perse  qu'en  Turquie,  la  civilisation  n'a  fait  de  progrès  qui  ne 
fussent  des  importations  d'Occident.  Elle  n'en  a  pas  fait  d'autres 
à  la  Chine,  ni  surtout  d'une  autre  nature. 

11  semble  donc  qu'entre  le  christianisme  et  le  progrès  lui-même 
il  y  ait  une  liaison  de  fait.  Pas  de  progrès  avant  le  christianisme, 
ou  bien  peu,  de  bien  lents,  qui,  de  Miltiade  à  Jules  César,  n'ont 
modifié  un  peu  profondément  ni  l'aspect  de  la  civilisation,  ni  la 
«  mentalité  »  de  l'être  humain.  Et,  d'un  autre  côté,  pas  de  progrès 
en  dehors  du  christianisme.  Avons- nous  le  droit  d'en  conclure 

1  II  convient  de  noter  que  M*»  de  Staël,  dans  ses  livres  de  la  Littérature 
et  de  Y  Allemagne,  en  avait  eu  le  pressentiment. 


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DANS  LE  CATHOLICISME  413 

que  cette  liaison  de  fait  soit  une  solidarité  de  fond?  Je  le  crois, 
pour  ma  part,  et,  à  ce  propos,  vous  remarquerez  que  si  Ton  ne 
le  croit  pas,  on  est  donc  obligé,  dans  les  principes  de  la  théorie 
du  progrès  infini  ou  indéfini,  de  considérer  dix-huit  siècles  de  chris- 
tianisme comme  un  «  accident  »  dans  une  histoire  qui  n'est  vieille 
que  d'à  peine  trois  mille  ans.  Mais,  entre  christianisme  et  progrès, 
quand  on  refuserait  de  reconnaître,  et  quand  on  repousserait, 
comme  insuffisamment  établie,  cette  solidarité  que  nous  y  croyons 
'  voir,  il  resterait  toujours  qu'on  ne  saurait  nier  la  liaison,  et  .qu'en 
attaquant  le  christianisme,  —  à  la  manière  de  nos  «  francs- 
maçons  »  ou  'de  nos  «  libres-penseurs  »,  —  nous  devrions  tou- 
jours craindre  d'attaquer  du  même  coup  non  seulement  le  principe 
de  la  vie  morale,  mais  encore  le  principe  même  du  progrès  de 
la  civilisation  I  Ce  n'est  pas  seulement  à  la  corruption  que  retom- 
beraient des  sociétés  athées  ou  antichrétiennes;  ce  n'est  mémo 
pas  à  la  décadence;  mais,  ce  qui  nous  paraît  sans  doute  encore 
bien  pis,  c'est  à  l'immobilité.  Nous  nous  ankyloserions,  pour  ainsi 
parler,  nous  nous  enkysterions,  comme  la  civilisation  chinoise, 
dans  le  dernier  état  où  la  religion  nous  aurait  laissés  en  se  retirant 
de  nous.  Et,  en  d'autres  termes  encore,  plus  expressifs  peut-être, 
ce  qui  périrait  avec  la  religion,  si  elle  pouvait  périr,  ce  serait  la 
fécondité  même  des  principes  au  nom  desquels  on  l'attaque.  Il 
est  à  la  fois  d'un  catholique  et  d'un  ami  du  progrès  de  ne  pas 
vouloir  en  courir  la  chance. 

Si  maintenant,  après  m'être  excusé  d'avoir  si  longtemps  retenu 
votre  attention,  je  vous  en  remerciais  très  longuement,  ce  serait 
à  la  fois  de  la  modestie  et  de  l'impertinence.  Ce  serait  de  la 
modestie,  parce  que,  sans  parler  de  mon  insuffisance,  je  sais  que 
je  n'ai  pu,  dans  une  heure  de  parole,  qu'effleurer  le  grand  sujet 
que  j'ai  peut-être  imprudemment  choisi.  A  Florence,  et  pour  un 
tel  auditoire,  je  n'en  pouvais  choisir  un  moindre.  Mais  ce  serait 
aussi  de  l'impertinence,  parce  que,  vous  le  savez,  il  y  a  des  sujets 
dont  l'intérêt  supplée  de  lui-même  à  l'insuffisance  de  l'orateur. 
Le  «  progrès  religieux  »  est  de  ceux-là.  Dans  le  temps  où  nous 
sommes,  il  est  pour  nous  tous,  et  pour  chacun  de  nous,  d'une 
telle  importance  de  nous  croire  et  de  nous  sentir  dans  la  vérité, 
que  nous  n'avons  guère,  pour  nous  faire  écouter,  qu'à  exposer 
les  efforts  que  nous  avons  tentés  pour  nous  éclairer  et  nous 
rassurer.  C'est  tout  ce  que  j'ai  prétendu  faire.  Et  pour  détourner 
un  mot  de  Montesquieu,  mon  ambition  serait  satisfaite  si  j'avais 
réussi  par  surcroît,  à  vous  donner  de  sérieuses  raisons  de  persé- 
vérer dans  vos  convictions,  dans  vos  espérances,  et  dans  votre  foi. 

F.  Brunetière. 


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A  LA  MEMOIRE  DE  MONTAIMBERT 


À  propos  du  magistral  ouvrage  du  P.  Lecanuet  sur  la  Vie  de 
Montalembert,  Fauteur  vieut  de  recevoir  du  cardinal  Gibbons, 
Téminent  archevêque  de  Baltimore,  la  lettre  suivante.  Nous 
sommes  heureux  de  la  publier  comme  un  des  hommages  les  plus 
autorisés  à  la  mémoire  de  l'illustre  défenseur  de  l'Eglise  et  de  la 
Liberté. 

Baltimore,  18  octobre  1902. 
Mon  Révérend  Père, 

C'est  une  grande  et  noble  figure  que  celle  du  comte  Charles  de 
Montalembert;  l'histoire  devait  en  garder  un  portrait  fidèle,  et  vous 
avez  été  bien  inspiré  de  le  retracer. 

Orateur,  il  a  été  applaudi  par  les  auditoires  les  plus  Avers  pour 
qui  c'était  toujours  une  fête  d'entendre  sa  parole  brûlante;  écrivain, 
il  a  ajouté  à  la  littérature  française  quelques-unes  de  ses  plus 
belles  pages;  érudit  patient  et  consciencieux,  il  a  arraché  à  l'oubli 
des  bibliothèques,  des  trésors  qu'elles  gardaient  depuis  des  siècles. 

Mais  c'est  surtout  par  les  qualités  du  cœur  qu'il  nous  attire, 
qu'il  nous  charme  en  nous  instruisant.  Au  milieu  des  nombreuses 
défaillances  morales  que  l'histoire  est  obligée  d'enregistrer,  on  est 
heureux  de  rencontrer  un  homme  qui  puisa  toujours  les  inspirations 
de  sa  vie  aux  sources  les  plus  pures;  un  patriote  qui  n'exploita  pas 
le  pays,  un  libéral  qui  respecta  les  droits  de  tous,  un  ami  du 
peuple  qui  ne  flatta  pas  ses  passions  et  voulut  son  bien  plutôt  que 
ses  faveurs. 

Prêt  à  tous  les  sacrifices  personnels  quand  l'intérêt  général  est 
en  jeu,  il  sait  garder  une  noble  indépendance  en  face  du  pouvoir  le 
plus  absolu. 

Ce  n'est  pas  sa  parole  qu'on  pourrait  acheter,  ni  son  silence 
non  plus. 

Toutes  les  saintes  causes  sont  sûres  de  trouver  en  lui  un  avocat 
dévoué,  mais,  il  le  dit  lui-même,  son  cœur  penche  beaucoup  plus 
du  côté  des  vaincus  que  des  triomphateurs. 


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A  Là  MÉMOIRE  DB  MOMTAUMBKRT  41$ 

Aussi  il  ne  se  laissa  pas  éblouir  par  le  succès  ni  décourager  par 
les  revers. 

Lui  dont  la  parole  avait  soulevé  tant  d'enthousiasme,  qui  s'était 
vu  le  chef  écouté  d'un  parti  puissant,  il  est  un  jour  réduit  au 
silence,  il  se  sent  abandonné  de  ceux  qu'il  a  servis,  il  est  frappé 
dans  ce  qu'il  a  de  plus  cher.  Les  flots  d'amertume  inondent  son 
âme,  mais  il  *  demeure  toujours  le  citoyen  généreux,  l'amant 
passionné  de  la  liberté,  l'ami  fidèle  dont  le  temps  ne  fait  qu'affermir 
les  affections,  l'époux  et  le  père  qui  ne  néglige  aucun  des  devoirs 
de  la  famille  au  milieu  même  des  occupations  les  plus  absorbantes. 

Son  cœur  est  assez  large  pour  embrasser  tout  ce  qui  est  digne 
d'amour  dans  le  passé  comme  dans  le  présent. 

De  lui  aussi  on  peut  bien  dire  qu'il  unit  la  foi  des  croisés  au 
plus  pur  esprit  moderne,  le  culte  du  moyen  âge  à  une  large  intelli- 
gence des  temps  nouveaux. 

On  l'a  proclamé  un  des  plus  beaux  caractères  dont  s'honore 
l'humanité;  il  est  permis  d'ajouter,  et  une  des  gloires  de  l'Eglise 
au  dix- neuvième  siècle. 

L'Eglise  a  assurément  le  droit  de  revendiquer  comme  sien  celui 
qui  lui  donnait  le  nom  de  mère  avec  cet  accent  d'amour  filial 
qui  souleva  un  jour  les  applaudissements  enthousiastes  de  son 
auditoire. 

A  elle,  il  a  donné  le  meilleur  de  ses  forces  et  pour  elle  il  a  livré 
ses  plus  grandes  batailles. 

Quand  les  circonstances  l'ont  obligé  à  quitter  la  vie  publique, 
sa  grande  douleur,  c'est  qu'il  ne  pourra  plus  servir  le  Saint-Siège. 
11  continue  pourtant  à  le  servir  par  la  plume  quand  la  tribune  lui 
est  interdite.  La  statue  de  saint  Pierre  qui  domine  son  bureau  de 
travail  indique  bien  quelle  idée  dirige  ses  études.  11  veut  l'Eglise 
forte,  libre,  respectée. 

On  a  pu  lui  reprocher  de  s'être  trompé  sur  le  choix  des  moyens, 
on  ne  saurait  avoir  de  doute  sur  la  pureté  de  ses  intentions.  Si  son 
amour  avait  été  moins  ardent  et  moins  désintéressé,  peut-être  se 
serait-il  épargné  bien  des  déboires. 

Que  craindre  d'ailleurs  de  l'indépendance  d'un  homme  dont  la 
foi  est  si  simple,  l'âme  si  profondément  religieuse,  la  vie  si  sincè- 
rement chrétienne? 

C'est  à  la  religion  qu'il  va  demander  l'humilité  dans  le  succès,  le 
courage  dans  l'épreuve,  la  consolation  dans  la  souffrance. 

Cet  orateur,  que  l'Europe  entière  applaudit,  aime  à  commencer 
ses  journées  par  l'assistance  à  la  messe;  il  y  communie  les  jours 
où  il  doit  monter  à  la  tribune;  puis,  en  se  rendant  au  Luxem- 
bourg, il  s'arrête  dans  l'église  de  Saint-Sulpice  pour  s'agenouiller 


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416  AU  MÉMOIRE  DE  MONTA  LE  ÏBERT 

devant  cet  autel  de  la  Sainte- Vierge  où  il  est  venu  prier  dans  tontes 
les  grandes  crises  de  sa  vie. 

La  piété  n'est  donc  pas  le  privilège  exclusif  des  âmes  pusilla- 
nimes, ni  la  foi  celui  des  intelligences  affaiblies. 

Moins  religieux,  Montalembert  aurait-il  été  plus  sincèrement 
démocrate? 

Combien  il  est  touchant  de  le  voir,  dans  sa  campagne  de 
La  Roche-  en-  Breny,  se  mêler  à  la  vie  des  villageois,  assister  avec 
eux  chaque  dimanche  aux  offices  paroissiaux,  recevoir  au  château 
les  pauvres  des  environs  chaque  vendredi,  en  souvenir  de  la 
Passion  de  Notre- Seigneur,  et  les  jours  suivants  leur  rendre  la 
visite. 

Il  serait  difficile  de  dire  où  il  est  le  plus  beau  :  à  la  tribune, 
lorsqu'il  plaide  devant  la  France  la  cause  de  la  liberté,  ou  bien 
dans  ces  misérables  chaumières,  lorsqu'il  porte  aux  déshérités  de 
ce  monde  les  paroles  de  consolation  et  d'espérance. 

Il  eût  manqué  quelque  chose  à  sa  grandeur  si,  à  tant  de  cou- 
ronnes, il  n'eût  ajouté  celle  qu'un  Dieu  a  choisie  pour  son  partage  : 
la  couronne  d'épines. 

Elle  ne  lui  fut  pas  refusée. 

Ses  dernières  années  furent  abreuvées  d'amertume,  et  sa  vie, 
comme  celle  de  son  maître,  s'éteignit  dans  la  souffrance... 

On  ne  pouvait  mieux  le  caractériser  que  par  les  trois  mots 
gravés  sur  sa  tombe  :  Bonus  miles  Christi. 

Heureuse  la  nation  qui  peut  offrir  à  ses  enfants  de  si  nobles 
modèles  1 

Recevez,  mon  Révérend  Père,  mes  félicitations  pour  la  belle 
œuvre  que  vous  avez  faite. 

Votre  tout  dévoué  en  N.-S. 

J.,  Gard.  Gibbons. 


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L'ÉRUPTION  DE  LA  MARTINIQUE 


Lorsque,  au  mois  de  juin  dernier,  nous  ayons  entretenu  les 
lecteurs  du  Correspondant  de  la  catastrophe  des  Antilles,  la  nou- 
velle du  désastre  venait  à  peine  de  parvenir  en  Europe;  on  ne 
possédait  encore  que  de  rares  renseignements,  en  partie  contradic- 
toires. Les  ruines  de  Saint-Pierre  n'avaient  pu  être  explorées; 
moins  encore  s'était-on  approché  du  cratère.  Sur  beaucoup  de 
points,  on  en  était  réduit  à  de  simples  conjectures,  et,  en  l'absence 
de  toute  constatation  méritant  de  s'appeler  scientifique,  le  phéno- 
mène semblait  garder  un  caractère  absolument  insolite,  comme  s'il 
était  impossible  de  le  ranger  dans  aucune  des  catégories  déjà 
connues  de  manifestations  volcaniques. 

Aujourd'hui,  la  lumière  commence  à  se  faire.  Les  témoignages 
sont  venus,  de  plus  en  plus  précis;  l'horrible  amoncellement  de 
cadavres,  de  décombres  et  de  cendres  qui  occupe  la  place  de 
Saint-Pierre  a  livré  bon  nombre  de  ses  douloureux  secrets.  Des 
hommes  de  science  ont  visité  le  lieu  du  désastre  et  fait,  pour 
approcher  du  cratère,  des  efforts  d'autant  plus  méritoires,  que  la 
saison  des  pluies,  à  peine  terminée  au  moment  où  nous  écrivons, 
ajoutait  des  difficultés  spéciales  aux  dangers  de  l'exploration.  Car 
le  foyer  est  toujours  actif,  et  son  action  meurtrière  a  repris  par 
deux  fois,  le  20  mai  et  le  30  août,  le  caractère  foudroyant  de  la 
catastrophe  initiale. 

Au  nombre  de  ces  courageux  explorateurs,  il  faut  citer  surtout 
ceux  que  le  ministère  des  colonies,  sous  le  patronage  de  l'Aca- 
démie des  sciences  de  Paris,  a  envoyés  dès  le  mois  de  juin  à  la 
Martinique  :  c'est-à-dire  M.  Lacroix,  professeur  au  Muséum 
d'histoire  naturelle,  chef  de  mission,  et  ses  adjoints  :  M.  Rollet 
de  l'isle,  ingénieur  hydrographe,  et  M.  Giraud,  géologue.  Dans 
deux  rapports  adressés  à  l'Académie,  la  mission  a  fait  connaître 
les  résultats  de  ce  premier  voyage.  Puis,  à  peine  rentré  en 
Europe,  M.  Lacroix  a  dû  repartir  dès  le  commencement  de  sep- 
tembre, sans  même  attendre  la  fin  des  pluies,  pour  organiser  des 
postes  d'observation,  reconnus  indispensables  à  partir  du  jour  où  le 
bombardement  volcanique,  cessant  de  s'acharner  sur  la  région  de 
Saint-Pierre,  a  élargi  son  action  destructive  en  la  portant  au  sud-est, 
sur  le  Morne-Rouge.  Sur  ce  second  voyage  de  M.  Lacroix,  quelques 
renseignements  intéressants  sont  déjà  parvenus,  et  tout  récemment 
une  dépêche  annonçait  qu'il  avait  enfin  réussi  à  atteindre  le  sommet 
de  la  Montagne  Pelée. 

Aussi  croyons-nous  bien  faire  en  consacrant  de  nouveau  quelques 


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418  L'ÉBUPTION  DB  Là  MARTilflOOE 

pages  à  l'histoire  de  ce  douloureux  épisode,  afin  de  lui  restituer 
son  véritable  aspect,  tel  qu'il  parait  bien  nettement  résulter  des 
constatations  dont  nous  venons  d'indiquer  l'origine. 

Ce  qui  fait  le  caractère  propre  et  absolument  exceptionnel  de  la 
catastrophe  des  Antilles,  c'est  la  façon  instantanée  dont  elle  s'est, 
non  seulement  produite,  mais  reproduite  &  deux  reprises.  Le  8  mai, 
trois  minutes  ont  suffi  pour  la  destruction  totale  de  Saint-Pierre.  A 
peine  la  trombe  volcanique  avait-elle  passé  qu'un  vent  de  retour 
ramenait  la  fumée  en  arrière,  et  moins  d'une  heure  après,  un  ciel 
pur  éclairait  le  lieu  du  carnage.  Le  20  mai,  une  nouvelle  trombe, 
non  moins  rapide  et  de  même  direction,  achevait  de  détruire  ce 
qui  avait  pu  rester  debout  dans  la  malheureuse  ville;  enfin,  le 
30  août,  le  Morne- Rouge,  jusque-là  préservé,  quoique  plus  voisin 
du  volcan,  se  voyait  à  son  tour  atteint,  d'une  manière  un  peu 
moins  désastreuse,  mais  tout  aussi  subite. 

On  conçoit  aisément  que,  devant  des  phénomènes  de  bombarde- 
ment aussi  extraordinaires,  les  imaginations  se  soient  donné  car- 
rière, et  qu'on  ait  cherché  des  explications  nouvelles  pour  ce  qui 
paraissait  sans  exemple  dans  l'histoire  du  volcanisme.  L'hypothèse 
qui  se  présentait  le  plus  naturellement  à  l'esprit,  celle  d'un  jet 
oblique  de  lave  liquide,  avait  dû  être  abandonnée  dès  le  premier 
moment,  aucune  trace  de  coulée  n'ayant  été  relevée  au  voisinage 
des  ruines. 

C'est  alors  que  les  uns  prétendirent  que  le  volcan  avait  dû  lancer 
une  masse  de  gaz  combustibles,  dont  l'inflammation  subite  aurait 
causé  l'incendie  de  la  ville  en  même  temps  que  l'asphyxie  des 
victimes.  Pour  d'autres,  l'électricité  devait  être  la  principale  cou- 
pable, et  certainement  les  habitants  de  Saint-Pierre  auraient  été 
électrocutés  par  le  développement  instantané  d'un  courant  de  haute 
tension.  Quelques-uns  enfin  jugeaient  l'occasion  bonne  pour  exhaler 
leur  mauvaise  humeur  contre  la  doctrine  du  feu  central,  coupable 
à  leurs  yeux  d'avoir  égaré  et  faussé  jusqu'ici  toutes  les  conceptions 
des  géologues.  Us  bâtissaient  alors  de  toutes  pièces  une  théorie 
nouvelle,  basée  sur  l'intervention  du  magnétisme  terrestre.  A  les 
en  croire,  le  courant  magnétique  incontestable,  qui  circule  constam- 
ment à  travers  l'écorce  du  globe,  éprouverait  à  de  certains  moments 
et  en  certains  points  des  résistances  inattendues,  sous  l'influence 
desquelles  son  énergie,  conformément  aux  lois  de  la  thermodyna- 
mique, se  transformerait  en  chaleur  et  en  électricité,  capables 
d'effets  foudroyants. 

Ajoutons  à  cette  énumération  ceux  qui,  sans  s'attaquer  à  la  cause 
même  du  volcanisme,  profitaient  de  l'aubaine  pour  donner  cours  à 
leur  manie  prophétique,  et  s'efforçaient  d'établir,  à  coups  de  statis- 
tique, une  relation  entre  les  paroxysmes  volcaniques  et  la  situation 


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L'ÉRUPTIOR  DE  LÀ  MART1NIQDR  419 

réciproque  du  soleil  et  de  la  lune;  on  bien  encore,  rattachant  la 
catastrophe  des  Antilles  aux  tremblements  de  terre  de  la  région 
interaméricaine,  se  hasardaient  à  pronostiquer  l'explosion  finale  de 
toute  la  Martinique,  avec  le  prochain  effondrement  des  lies  voisines. 

Que  reste -t -il  de  tout  cela,  à  la  lumière  des  constatations  déjà 
fûtes  par  des  observateurs  compétents?  C'est  ce  que  nous  voudrions 
en  ce  moment  rechercher. 

L'étude  attentive  des  ruines  a  montré  que  le  fléau,  parti  d'un 
point  voisin  de  la  cime  du  volcan,  quoique  situé  à  300  ou  400  mètres 
plus  bas,  avait  embrassé,  le  8  mai,  un  secteur  dont  l'axe,  passant  par 
le  quartier  du  Fort  à  Saint-Pierre,  était  orienté  au  sud- sud-ouest; 
les  extrémités  du  secteur  aboutissant,  l'une  au  bourg  du  Garbet, 
l'autre  à  celui  du  Prêcheur. 

Dans  l'axe  de  la  zone  ravagée,  toutes  les  constructions  ont  été 
détruites,  tous  les  arbres  renversés  et  brûlés.  Biais  tandis  que  les 
murailles  orientées  de  l'est  à  l'ouest  étaient  invariablement  jetées 
par  terre,  les  murs  orientés  du  nord  au  sud  restaient  debout;  si 
bien  qu'en  abordant  ce  quartier  de  Saint-Pierre  par  l'ouest,  on 
aurait  pu,  apercevant  de  loin  les  façades,  garder  l'illusion  que  la 
ville  existait  encore;  au  lieu  qu'en  regardant  par  le  sud,  on  ne 
voyait  plus  que  des  files  parallèles  de  pans  de  murs,  avec  des  amas 
de  décombres  dans  les  intervalles.  Une  violente  et  subite  poussée 
gazeuse  venant  du  nord  pouvait  seule  rendre  compte  de  ces  circons- 
tances. L'irruption  des  gaz  n'avait  d'ailleurs  été  accompagnée 
d'aucune  projection  de  blocs  incandescents.  Car,  sur  aucun  point 
des  ruines,  il  n'a  été  trouvé  de  pierres  de  la  grosseur  d'une  noisette. 
Les  décombres  sont  mélangés  à  un  amas  de  cendres  avec  ces  menues 
pierrailles  qu'en  langage  volcanique  on  appelle  des  lapillis. 

Mais  de  quelle  nature  pouvaient  être  les  gaz  projetés?  Ils  ne 
devaient  pas  être  combustibles  ;  car  si,  dans  le  voisinage  de  la  zone 
centrale,  les  arbres,  couchés  vers  le  sud  et  carbonisés,  étaient 
privés  de  feuilles  et  de  branches,  un  peu  plus  loin  ils  demeuraient 
debout,  mais  sans  feuilles,  et  plus  loin  encore  le  feuillage  n'avait 
subi  aucun  dommage.  Il  y  a  plus;  pas  un  seul  des  objets  en  métal 
recueillis  dans  les  ruines  ne  porte  des  traces  de  fusion.  Même,  en 
quelques  points  du  quartier  du  Fort,  on  a  trouvé  des  morceaux  de 
caoutchouc  intacts  et  des  cartouches  de  revolver  encore  chargées. 
Enfin,  les  cadavres  observés  en  dehors  des  ruines  des  maisons 
incendiées  ne  présentaient  que  des  brûlures  superficielles,  tandis 
que  leur  allure  dénotait  l'asphyxie  et  la  suffocation  subites,  jointes 
à  une  violente  poussée  qui  les  avait  projetés  à  terre  dans  la  direc- 
tion du  sud. 

Des  gaz  inflammables  ne  pouvaient  avoir  agi  de  la  sorte.  Au 
contraire,  aucun  des  faits  observés  n'est  incompatible  avec  l'hypo- 


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420  L'ÉRUPTION  DS  LÀ  MARTINIQUE 

thèse  d'une  projection  de  vapeur  d'eau  et  d'acide  sulfureux, 
entraînant  une  quantité  de  cendres  chaudes.  Ces  cendres,  en 
même  temps  qu'elles  déterminaient  l'incendie  des  constructions 
en  bois,  auraient,  en  pénétrant  dans  les  organes  respiratoires, 
brûlé  les  poufnons  des  malheureux  que  la  violence  même  du 
courant  gazeux  pouvait  suffire  à  asphyxier.  Ces  accidents  d'ailleurs 
ont  été  directement  observés  sur  l'équipage  du  Roraïma,  l'un  des 
navires  qui  ont  pu  s'échapper  de  la  rade  le  8  mai. 

A  ces  déductions  vient  s'ajouter  le  témoignage  de  ceux  qui,  du 
Morne- Rouge  ou  de  la  mer,  ont  pu  apercevoir  la  catastrophe.  Que 
tous  n'aient  pas  vu  identiquement  de  la  même  manière  un  phéno- 
mène qui  n'a  duré  que  trois  minutes,  cela  n'est  pas  étonnant;  et 
on  s'explique  ainsi  que  les  uns  suent  surtout  remarqué  le  nuage  de 
vapeurs,  tandis  que  d'autres  étaient  frappés  des  points  brillants 
qu'ils  y  voyaient  luire  ou  des  éclairs  qui  sillonnaient  cette  nue. 
Du  moins  y  a-t-il  quelques  traits  essentiels  sur  lesquels  tous  sont 
d'accord.  De  la  région  du  cratère,  situé  un  peu  au-dessous  de  la 
cime,  et  non  loin  de  l'origine  du  ravin  de  la  rivière  Blanche,  on  a 
vu  descendre,  dévalant  vers  Saint-Pierre  avec  une  rapidité  fou- 
droyante, une  véritable  volute  de  nuages  grisâtres  qui  tourbillon- 
naient en  roulant  sur  le  sol,  et  que  traversaient  des  éclairs  avec 
détonations.  En  trois  minutes,  ce  tourbillon  avait  parcouru  les 
8  kilomètres  qui,  à  vol  d'oiseau,  séparent  la  ville  du  sommet  de  la 
Montagne  Pelée. 

Or,  à  la  direction  près,  puisqu'au  lieu  de  monter  en  l'air,  la  volute 
descendait  le  long  de  la  montagne,  cette  description  convient  trait 
pour  trait  au  panache  de  fumée  que  lancent  tous  les  volcans,  lors- 
qu'après  un  long  repos  ils  entrent  en  éruption.  En  effet,  on  voit 
alors  s'élever  vers  le  ciel,  en  quelques  instants,  une  colonne  de 
fumée  dont  la  hauteur  dépasse  parfois  dix  ou  onze  kilomètres,  et 
qui  est  lancée  avec  une  telle  force  que  les  ouragans  les  plus  violents 
sont  impuissants  à  la  dévier.  Cette  colonne  est  visiblement  formée 
d'une  rapide  succession  de  nuages  tourbillonnants,  gris  ou  noirs, 
et  qui  consistent  en  vapeur  d'eau  entraînant  des  cendres,  d'où 
vient  leur  coloration.  Ces  cendres  étant  chargées  d'une  électricité 
contraire  à  celle  de  la  vapeur  d'eau,  il  se  produit  d'incessantes 
décharges  avec  éclairs.  Les  cendres  elles-mêmes  ne  sont  que  de  la 
lave  dans  un  grand  état  de  division.  Elles  se  forment  parce  que  la 
lave,  qui  va  monter  dans  le  cratère,  est  parcourue  et  soulevée,  au 
début  de  son  ascension,  par  de  grandes  masses  de  gaz,  où  la 
vapeur  d'eau  est  mélangée  avec  les  acides  du  soufre  et  du  chlore, 
et  qui,  sur  leur  passage,  pulvérisent  la  matière  fondue  en  l'entraî- 
nant avec  elles. 

D'autre  part,   la  vapeur   d'eau  se  condense  rapidement   et 


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L'ÉRUPTION  DE  LÀ  MàRTIMQUE  42t 

retombe  sur  les  flancs  du  cône  volcanique,  en  y  déterminant  des 
averses  torrentielles;  l'eau  de  pluie,  mélangée  à  la  cendre,  produit 
alors  les  déluges  de  boue,  comme  celui  qui,  le  5  mai,  entraîna  à 
la  Martinique  la  ruine  de  la  sucrerie  Guérin;  sans  compter  le  con- 
tingent que  doivent  apporter  à  ces  condensations  de  vapeur  les 
grandes  quantités  d'eau  qui,  dans  la  saison  des  pluies,  s'abattent 
sur  la  Montagne  Pelée  et  en  imprègnent  toute  la  surface,  véritable 
éponge  de  matériaux  incohérents. 

Ceci  n'est  pas  une  hypothèse.  Tous  ceux  qui,  en  temps  ordi- 
naire, ont  fait  l'ascension  de  cette  montagne  (en  particulier  un 
savant  allemand,  M.  Deckert,  dont  le  voyage,  exécuté  en  1898,  a 
été  l'objet  d'un  récit  publié  en  1902  dans  le  journal  de  la  Société 
de  Géographie  de  Berlin),  reconnaissent  qu'entre  1100  mètres  de 
hauteur  et  le  sommet  (situé  à  1353  mètres),  on  en  est  réduit,  non 
à  marcher,  mais  à  patauger  dans  un  marécage  continu,  où  on 
enfonce  jusqu'aux  genoux.  Le  sol  consiste  en  pierre  ponce,  impré- 
gnée d'eau  et  de  matières  végétales  en  décomposition  ;  et  l'alizé, 
qui  souffle  à  cette  hauteur  avec  une  extrême  violence,  y  arrête 
tout  net  le  développement  de  la  magnifique  végétation  tropicale 
dont  le  reste  du  cône  est  couvert.  Dans  la  saison  des  pluies,  un 
brouillard  épais  plane  sur  la  cime  et  ne  la  laisse  apercevoir  que 
par  intervalles,  déchargeant  sur  elle  de  vrais  torrents  d'eau. 

Par  là  s'explique  la  violence  des  émissions  boueuses,  qui  ont 
toujours  été  caractéristiques  des  manifestations  actives  de  la  Mon- 
tagne Pelée,  au  point  que,  lors  de  la  première  éruption  de  1851, 
la  commission  scientifique  instituée  dans  l'Ile  avait  cru  pouvoir 
conclure  (bien  à  tort  d'ailleurs),  qu'on  avait  affaire  à  un  «  volcan 
de  boue  »  et  non  à  un  «  volcan  de  feu  ». 

Il  resterait  à  expliquer  pourquoi,  à  la  Martinique,  l'émission  des 
vapeurs  et  des  cendres,  loin  de  se  faire,  par  la  cheminée  du  cratère, 
suivant  la  verticale,  comme  c'est  le  cas  dans  tous  les  paroxysmes 
des  volcans  classiques,  s'opère  si  souvent  dans  une  direction  oblique 
et  même  descendante.  Attribuer  cette  descente,  comme  quelques- 
uns  L'ont  fait,  à  l'entraînement  de  la  colonne  par  les  vents  alizés, 
est  douer  ces  derniers  d'une  puissance  inadmissible,  d'autant 
mieux  qu'on  a  vu,  au  moins  une  fois,  le  bombardement  se  produire 
dans  une  direction  tout  juste  opposée  à  celle  du  vent. 

Une  seule  hypothèse  paraît  propre  à  rendre  compte  du  fait,  celle 
d'une  obstruction  momentanée  de  l'orifice  terminal,  causée  par  un 
tampon  de  lave  pâteuse,  qui  agirait  sur  la  poussée  des  gaz  internes 
à  la  façon  d'un. bouchon,  en  les  obligeant  à  chercher  une  issue 
latérale. 

Cette  hypothèse  concorde  bien  avec  tout  ce  qu'on  sait  aujour- 
d'hui de  la  nature  particulière  des  laves  de  la  Martinique.  Dès  le 


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423  L'ÉRUPTION  DE  LÀ  HABT1N1QDK 

premier  moment,  l'analyse  des  cendres  blanchâtres  tombées  à 
Saint-Pierre  (et  que  la  violence  des  vents  alizés  a  réussi  à  porter 
jusqu'à  Fort-de-France)  avait  permis  de  constater  que  la  lave  de  la 
Montagne  Pelée  rentrait  dans  la  catégorie  des  andésites,  roches 
ainsi  nommées  à  cause  de  leur  abondance  parmi  les  produits  des 
volcans  des  Andes,  et  représentées  en  Auvergne  par  certaines 
variétés  de  coulées,  comme  celle  du  Volvic.  Depuis  lors,  c'est  sur- 
tout par  de  la  pierre  ponce  que  les  cendres  se  sont  montrées  cons- 
tituées. Or  l'andésite,  et  surtout  la  ponce,  sont  incomparablement 
moins  fusibles  que  les  laves  normales  du  Vésuve  et  de  l'Etna,  ces 
dernières  surtout,  qui  appartiennent  à  la  grande  famille  des  basaltes. 
C'est  le  basalte  franc  qui  a  donné  naissance  aux  nappes  de  lave 
noire  et  compacte,  épanchées  en  coulées  si  merveilleusement  régu- 
lières par  les  Puys  à  cratères  d'Auvergne.  Au  contraire,  les 
andésites  et  les  ponces  se  rapprochent  des  laves  pâteuses  du  Puy 
de  Dôme  et  du  Pic  de  Sancy,  qui  ont  formé  des  intumescences, 
sans  jamais  s'étaler  en  coulées  proprement  dites. 

Du  reste,  dès  son  premier  voyage,  M.  Lacroix  avait  pu  aborder 
le  pourtour  du  cratère,  qui  s'ouvre  sur  le  flanc  sud-ouest  de  la 
montagne,  dominé  de  quelques  centaines  de  mètres  au  nord  par  les 
escarpements  verticaux  de  la  cime.  Il  s'était  assuré  que,  en  arrière 
de  l'échancrure  du  cratère,  il  existait  un  talus  de  blocs  que,  grâce 
à  leur  incandescence,  on  voyait  manifestement  rouler  les  uns  sur 
les  autres.  Tout  autour  de  la  cime,  jusqu'à  une  distance  qui  ne 
dépassait  pas  800  mètres,  des  fragments  de  ce  talus,  d'une 
dimension  comprise  entre  un  mètre  cube  et  la  grosseur  du  poing, 
gisaient  sur  le  sol,  projetés  par  les  explosions  gazeuses.  Tous,  au 
centre,  étaient  formés  de  pierre  ponce;  mais  la  croûte  extérieure, 
plus  compacte,  était  en  andésite  et  parcourue  par  des  craquelures, 
évidemment  dues  au  retrait  d'une  matière  en  fusion  pâteuse,  retrait 
déterminé  par  le  refroidissement  plus  rapide  de  la  partie  externe. 

Il  était  donc  démontré  que  la  lave  de  la  Montagne  Pelée  était 
assez  visqueuse  pour  que  les  vapeurs  mélangées  y  demeurassent 
emprisonnées,  en  produisant  cette  sorte  d'épongé  pierreuse  qu'on 
appelle  la  ponce,  et  qui  est  incapable  de  s'épancher  en  vraies 
coulées.  Une  telle  lave,  lorsqu'elle  arrive  au  voisinage  de  la  surface, 
ne  peut  plus  former  qu'une  intumescence  pâteuse,  qui  obstrue 
r orifice  au  lieu  de  s'écouler  sur  les  flancs  du  cône.  Tantôt  ce 
tampon  spongieux  garde  au  centre  un  vide  suffisant  pour  donner 
issue  â  une  poussée  de  gaz;  tantôt  cette  poussée  vient  buter  contre 
un  obstacle  qui  lui  barre  le  chemin,  et  alors,  ou  bien  elle  fait  sauter 
cette  sorte  de  bouchon  dans  une  explosion  violente;  ou  bien,  après 
l'avoir  heurté,  elle  s'y  réfléchit  pour  sortir  par  quelque  issue  latérale 
qui  est  restée  mieux  ouverte.  Deux  fois,  â  la  Martinique,  le  malheur 


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r 


L'kRDPTION  DE  U  MARTIHIQOE  423 


a  touIu  que  cette  sortie  fût  dirigée  sur  Saint-Pierre,  tandis  que  la 
troisième  fois  elle  était  déviée  vers  le  Morne- Rouge. 

Si  la  constitution,  au  sommet  de  la  Montagne  Pelée,  d'une  intu- 
mescence pâteuse,  était  devenue  plus  que  vraisemblable  lors  de  la 
première  visite  de  M.  Lacroix,  la  probabilité  s'est  changée  depuis 
lors  en  certitude.  En  effet,  au  cours  de  son  second  voyage,  le 
savant  explorateur  a  pu  constater  que  l'intumescence  avait  consi- 
dérablement grandi.  Elle  forme  aujourd'hui  un  amas  à  surface 
hérissée  d'aspérités  irrégulières,  une  sorte  de  chou-fleur,  qui  s'élève 
déjà  plus  haut  que  l'ancienne  cime,  elle-même  demeurée  sans  alté- 
ration. Ainsi,  alors  qu'au  mois  de  juin,, du  haut  du  sommet,  le 
cratère  apparaissait  comme  un  abîme  aux  parois  verticales,  profond 
d'au  moins  300  mètres,  le  voilà  non  seulement  comblé,  mus 
occupé  par  une  masse  qui  menace  de  déborder  l'édifice  primitif. 

C'est  la  première  fois,  au  moins  depuis  qu'on  fait  des  observa- 
tions à  la  Martinique,  que  cette  circonstance  se  produit.  Lors  de 
l'éruption  du  22  janvier  1762  *,  tout  s'était  borné  à  des  détonations, 
avec  émission  d'eau  chaude  et  dégagement  de  gaz  sulfurés  en 
divers  points  de  la  montagne,  fin  août  et  octobre  1851,  l'activité 
n'avait  pas  dépassé  la  projection  d'un  panache  de  cendres,  qui,  en 
retombant,  avaient  déposé  sur  les  toits  de  Saint- Pierre  une  couche 
presque  aussi  blanche  que  de  la  neige.  Cette  fois,  outre  les  bom- 
bardements désastreux  sur  lesquels  nous  avons  insisté,  il  s'est 
formé  une  accumulation  de  lave  pâteuse  qui  n'a  pas  cessé  de 
croître  depuis  six  mois. 

Cette  accumulation  finira-t-elle  par  former  un  tel  obstacle  à  la 
sortie  des  gaz,  que  ceux-ci  feront  sauter  en  l'air  au  moins  le  sommet 
de  la  Montagne  Pelée,  comme  a  sauté  en  1883  le  célèbre  Krakatoa, 
comme  avait  sauté  en  1815,  également  dans  les  îles  de  la  Sonde, 
le  volcan  Timboro?  Bien  téméraire  serait  celui  qui  hasarderait  une 
prédiction  dans  ce  sens.  Il  semble  pourtant  qu'on  puisse  faire  à  ce 
sujet  quelques  remarques  rassurantes. 

D'abord,  si  la  dévastation  par  les  cendres  et  les  déluges  de 
boue  est  totale  dans  un  rayon  de  3  kilomètres  autour  de  la  cime, 
du  moins,  et  malgré  la  violence  des  poussées  gazeuses,  aucun  bloc 
de  la  grosseur  du  poing  n'a-t-il  été  projeté,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  à  plus  de  800  mètres  du  cratère.  Cela  n'indique  pas  une 
tendance  bien  caractérisée  à  l'explosion.  Ensuite,  M.  Lacroix 
estime  que  l'éruption  de  la  Martinique  n'est  pas  sans  analogie  avec 
celle  qui  s'est  produite  en  1866  et  1867  à  S  an  ton  n,  dans  l'archipel 
grec.  Or  cette  dernière  n'a  donné  lieu  à  aucune  explosion  désas- 
treuse, encore  bien  que  l'intumescence  ignée  se  produisît  au  milieu 

*  Et  non  1792,  comme  Ta  fait  croire  à  beaucoup  d'auteurs  une  erreur 
d'impression,  commise  dans  la  relation  de  voyage  de  Dupuget. 


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424  L'ÉROPTION  DE  LA  MARTINIQUE 

même  de  la  mer.  Enfin  on  peut  faire  valoir  que  déjà  l'éruption 
actuelle  de- la  Martinique  a  su  pousser  à  plus  de  1,300  mètres 
d'altitude  son  champignon  de  lave  visqueuse  sans  que  les  mani- 
festations explosives,  si  meurtrières  qu'elles  fussent  pour  le  voisi- 
nage, aient  endommagé  sérieusement  l'ancien  édifice  du  volcan. 

Ce  sont  là  des  motifs  d'espérance;  mais,  nous  y  insistons,  ni  le 
mot  de  certitude,  ni  même  celui  de  probabilité,  ne  peuvent  être 
prononcés  en  pareille  occurrence. 

En  revanche,  et  pour  rassurer  provisoirement  ceux  qui  se 
seraient  émus  des  premiers  pronostics  américains,  annonçant  la 
prochaine  disparition  de  toutes  les  Antilles,  il  convient  de  faire 
remarquer,  d'abord  que  rien  absolument  n'autorise  à  comparer  les 
circonstances  de  la  Martinique  avec  celles  du  Krakatoa,  ensuite 
qu'il  n'y  a  pas  de  similitude  à  établir  entre  le,  cas  de  la  Montagne 
Pelée  et  celui  du  reste  de  l'île. 

Toute  la  partie  centrale  et  méridionale  de  la  Martinique,  y 
compris  les  Pitons  du  Garbet,  appartient  à  une  période  éruptive 
ancienne,  certainement  antérieure  à  la  présence  de  l'homme  dans 
ces  parages.  Les  laves  y  sont  d'une  autre  nature,  et  les  appareils 
volcaniques  d'où  elles  ont  dû  sortir  ont  été  assez  oblitérés,  par 
l'action  de3  pluies  tropicales,  pour  n'être  plus  reconnaissables,  ce 
qui  leur  assigne  une  réelle  ancienneté.  Au  contraire,  par  sa  fraî- 
cheur et  sa  régularité,  la  Montagne  Pelée  accuse  un  volcan  très 
moderne,  qui  est  venu,  pourrait-on  dire,  se  coller  comme  un 
hors- d'oeuvre  à  l'extrémité  septentrionale  de  l'île,  0(1  son  contour 
exactement  circulaire  contraste  avec  le  dessin  plus  dentelé  des 
côtes  voisines.  Il  n'est  donc  pas  interdit  de  caresser  l'espoir  que 
l'activité  volcanique  y  demeurera  concentrée,  sans  que  ses  ravages 
s'étendent  au  delà  du  cône  lui-même,  c'est-à-dire  en  dehors  d'un 
rayon  d'une  dizaine  de  kilomètres. 

Ce  qui  plaide  encore  en  faveur  de  cette  localisation,  c'est  le  fait 
qu'à  part  les  ravinements  causés  par  les  déluges  de  boue  et  les 
accumulations  qui  en  ont  été  la  suite  dans  les  parties  inférieures, 
aucune  modification,  ni  de  la  surface  du  sol,  ni  du  fond  de  la 
mer,  n'a  été  constatée  à  la  suite  des  paroxysmes  de  1902.  Au 
début,  on  avait  prétendu  de  divers  côtés  que  des  changements  de  ce 
genre  s'étaient  produits.  En  tel  point,  la  topographie  se  trouvait  tota- 
lement bouleversée,  des  crevasses  béantes  traversaient  la  contrée. 
En  tel  autre,  un  abîme  s'était  subitement  ouvert  au  fond  de  la  mer. 
Puis ,  c'était  le  sommet  de  la  montagne  qui  avait  dû  disparaître. 

Les  observations  faites  par  M.  Lacroix  et  ses  collaborateurs  ont 
fait  évanouir  toutes  ces  affirmations.  Quand  le  brouillard  veut 
bien  laisser  voir  la  cime,  la  photographie  montre  que  son  contour 
n'a  pas  changé,  et  la  mesure  trigonométrique  lui  assigne  toujours 


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L'ÉRUPTION  DE  Là  MART1MQU8  425 

son  altitude  de  1,353  mètres.  Il  est  bien  vrai  que,  dans  cette 
éruption  comme  dans  toutes  celles  des  volcans  connus,  il  y  a  eu, 
par  suite  de  la  pression  de  la  lave  contre  les  parois  peu  solides 
de  la  cheminée,  ouverture  d'une  fissure,  ou  plutôt  d'une  zone  de 
fissures,  allant  de  la  cime  à  la  mer  dans  la  direction  du  sud- sud- 
ouest,  le  long  du  ravin  dit  de  la  rivière  Blanche;  par  cette 
fissure,  la  lave  serait  sortie,  comme  elle  fait  au  Vésuve  ou 
à  l'Etna,  si  sa  liquidité  le  lui  avait  permis.  Retenue  à  l'intérieur 
par  son  excès  de  viscosité,  elle  se  contente  de  trahir  sa  présence 
par  la  ligne  continue  de  fumerolles  qui  jalonne  la  fissure,  et  dont 
Ja  composition  s'est  montrée  à  M.  Lacroix  identique  avec  celle  des 
fumerolles  classiques.  Mais  cet  accident  n'affecte  qu'une  petite 
partie  du  cône,  dont  le  reste  n'a  pas  bougé.  Si  le  câble  sous-marin 
aboutissant  à  Saint-Pierre  s'est  rompu,  c'est  parce  qu'il  portait 
précisément  sur  le  prolongement  en  mer  de  la  fissure  principale. 
Quand  on  l'a  relevé,  on  a  constaté  que  le  goudron  de  l'enveloppe 
fondait  en  gouttelettes.  Ce  n'est  donc  pas  un  tremblement  de  terre 
qui  a  brisé  le  câble,  mais  la  combinaison  de  sa  situation  en  porte- 
à-faux  et  d'une  action  calorifique  due  à  des  fumerolles  sous- 
marines.  Et  les  sondages  de  M.  Rollet  de  l'Isle  ont  bien  prouvé 
que  le  fond  de  la  mer  n'avait  subi  aucune  modification.  Si  le  sol 
a  tremblé  à  la  Martinique,  c'est  la  suite  de  l'ébranlement  causé 
par  les  explosions  du  cratère,  et  non  l'effet  d'une  rupture  d'équi- 
libre affectant  toutes  les  Antilles.  Enfin,  en  dehors  de  la  soufrière 
de  Saint- Vincent,  voisine  de  la  Martinique,  et  dont  l'éruption  a 
eu  lieu  identiquement  le  même  jour  que  celle  de  la  Montagne 
Pelée,  il  ne  parait  pas,  jusqu'à  nouvel  ordre,  qu'il  y  ait  un  rapport 
nécessaire  entre  les  phénomènes  volcaniques  de  l'île  et  ceux  qui 
ont  affecté  cette  année  F  Amérique  centrale.  Peut-être  même,  en 
voyant  l'activité  éruptive  et  sismique  redoubler  en  ce  moment 
dans  le  Guatemala,  serait-on  porté  à  se  flatter  de  l'espoir  que 
l'autre  côté  de  la  cuvette  caraïbe,  celui  des  Antilles,  en  pourrait 
éprouver  quelque  soulagement. 

Tout  cela  n'empêche  pas  la  situation  des  Antilles  d'être  péril- 
leuse, comme  nous  l'exposions  dans  notre  article  du  mois  de  juin. 
Même,  en  ce  qui  concerne  la  Martinique,  il  peut  être  sage  de  consi- 
dérer que  l'éruption  de  1762,  la  plus  ancienne  qui  soit  connue 
avec  certitude,  avait  été  insignifiante;  que  celle  de  1851,  sans  èlre 
le  moins  du  monde  désastreuse,  a  été  sensiblement  plus  violente  ; 
enfin  que  l'éruption  de  1902  a  pris  les  proportions  d'une  vraie 
catastrophe.  Loin  d'indiquer  une  activité  qui  décline,  cette  pro- 
gression accuse  plutôt  l'inverse,  et  impose  le  devoir  de  ne  pas 
s'endormir  dans  une  fausse  sécurité.  Seulement  il  ne  convient 
peut-être  pas  de  s'inquiéter  outre  mesure  et  de  laisser  peser  sur 

10  NOVEMBRE  19)2.  28 


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426  L'ÉRUPTION  DE  Là  M  ART  INIQUE 

l'île  entière  une  menace  qui,  jusqu'à  nouvel  ordre,  ne  concerne 
que  le  cône  volcanique  de  son  extrémité  septentrionale. 

Pour  le  moment,  à  supposer  que  la  crise  actuelle  prenne 
bientôt  fin  (ce  que  rien  n'indique  encore),  il  faudra  surveiller  avec 
grand  soin  les  moindres  manifestations  de  l'activité  thermale  ou 
solfatarienne,  qui  succède  toujours  aux  paroxysmes,  ne  négliger 
aucun  signe  précurseur,  et,  au  premier  danger  démontré,  évacuer 
le  pourtour  entier  de  la  montagne,  dans  un  rayon  d'au  moins 
10  kilomètres.  Encore  ne  serait-ce  pas  suffisant,  dans  le  cas  où 
une  violente  explosion  du  cône  terminal  provoquerait  un  ras  de 
marée,  capable  de  balayer  toute  la  côte.  Il  faudrait  alors  que  les 
refuges  eussent  été  choisis,  non  au  niveau  de  la  mer,  mais  à  cette 
altitude  d'une  trentaine  de  mètres  que  jamais,  jusqu'ici,  aucune 
vague  de  ce  genre  n'a  dépassée. 

Si  maintenant  nous  cherchons  à  résumer  ce  que  nous  apprend  la 
catastrophe  des  Antilles,  nous  dirons  que  l'enquête  scientifique  fait 
évanouir  presque  complètement  le  caractère  extraordinaire  qu'on 
était  porté  à  lui  attribuer.  Imprévue,  elle  n'aurait  pas  dû  l'être 
pour  ceux  qui,  gardant  en  mémoire  les  tentatives  de  1762  et  1851, 
assistaient,  dès  la  fin  d'avril,  à  une  indiscutable  reprise  d'activité. 
Meurtrière,  elle  l'eût  été  beaucoup  moins  si,  mieux  instruites  sur 
les  dangers  à  redouter  d'un  foyer  de  lave  visqueuse,  les  autorités 
de  l'île  avaient  conseillé,  dès  le  3  mai,  un  exode  qui  s'imposait. 
Sans  doute  ou  n'eût  pas  empêché  la  dévastation  de  tout  le  cône, 
mais  les  existences  humaines  auraient  été  préservées  et,  une  fois 
le  volcan  calmé,  le  climat  des  tropiques  eût  vite  fait  d'effacer  les 
traces  de  la  destruction,  en  livrant  de  nouveau  à  la  culture  un 
territoire  fécondé  par  les  principes  fertilisants  des  cendres. 

Malheureusement  la  connaissance  du  régime  des  volcans  est 
encore  bien  peu  répandue.  Même  parmi  les  spécialistes,  combien 
en  est-il  qui  puissent  se  flatter  de  la  posséder,  quand  on  songe  que, 
sur  quelques  centaines  de  volcans  actifs  connus,  chacun,  pour 
ainsi  dire,  a  son  rythme  et  sa  manière  d'être  à  soi?  Si  bien  qu'un 
homme  qui  aurait  vieilli  dans  l'étude  attentive  du  Vésuve,  de  l'Etna, 
ou  du  volcan  des  îles  Sandwich,  aurait  tout  son  apprentissage  à 
refaire  s'il  voulait  étendre  ses  conclusions  à  des  volcans  tels  que 
ceux  des  Andes  ou  de  l'Amérique  centrale. 

C'est  que  le  problème  est  loin  d'être  simple.  Sous  nos  pieds,  et 
à  une  distance  variable  selon  les  points,  existent  d'immenses  réser- 
voirs de  matières  ignées,  dont  la  partie  superficielle,  tout  au  moins, 
est  formée  de  silicates  analogues  à  des  laitiers  de  forge,  qui  tiennent 
en  dissolution  des  gaz  et  des  vapeurs,  notamment  de  la  vapeur 
d'eau,  avec  les  acides  du  chlore  et  du  soufre.  Les  volcans,  tou- 
jours situés  sur  des  parties  faibles  de  l'écorce  terrestre,  accusent 


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I 


I/ÉRGPTION  DE  Là  H1RT1N1QUB  427 

des  communications  permanentes,  restées  ouvertes  à  la  faveur 
de  circonstances  spéciales,  entre  les  réservoirs  ignés  et  la  surface. 
Toutes  les  fois  que,  dans  les  réservoirs,  la  tension  des  vapeurs, 
dissoutes  dans  la  lave  ou  pierre  fondue,  dépasse  un  certain  degré, 
elle  détermine  l'ascension  de  la  lave  dans  la  cheminée  volcanique. 

Biais  la  matière  fondue  n'est  pas  partout  identique.  Elle  oscille 
entre  deux  types  extrêmes,  celui  des  laves  basaltiques,  parfaitement 
fluides,  et  celui  des  ponces  ou  des  roches  analogues,  à  peine 
susceptibles  de  ramollissement  par  la  chaleur.  D'autre  part,  les 
circonstances  qui  déterminent  le  départ  des  gaz  sont  nombreuses 
et  variables  d'un  réservoir  à  un  autre,  bien  que  tuus,  en  profon- 
deur, s'alimentent  au  même  foyer.  EnGn  le  réseau  des  fentes  par 
où  les  matières  fondues  se  frayent  passage  peut  avoir  une  forme 
plus  ou  moins  favorable,  comme  aussi  les  terrains  traversés  ne  sont 
pas  les  mêmes  en  tous  lieux.  De  là  dérive  l'extrême  variété  qu'en 
observe  dans  les  manifestations  extérieures  de  l'activité  éruptive. 
Avec  une  lave  parfaitement  liquide,  la  sortie  se  fait  paisiblement, 
sans  projections,  en  coulées  qui  s'épanchent  librement.  Pour  une 
moindre  fusibilité,  la  sortie  peut  être  accompagnée  par  des  pro- 
jections, d'autant  plus  violentes  que  l'éruption  a  été  précédée  par 
une  plus  longue  période  de  repos.  Enfin,  avec  une  lave  très 
pâteuse,  les  phénomènes  explosifs  dominent  sans  partage,  les 
coulées  sont  rares  ou  absentes,  la  cheminée  s'encombre  d'intu- 
mescences qui  peuvent  provoquer  de  dangereuses  projections. 

Voilà  comment  les  volcans  diffèrent  d'un  lieu  à  un  autre,  oscil- 
lant, eux  aussi,  autour  de  deux  types  extrêmes  :  le  type  violent  a 
sa  réalisation  la  plus  parfaite  dans  le  Sangay,  ce  volcan  de  la 
République  de  l'Equateur,  qui  de  mémoire  d'homme  n'a  jamais 
cessé  d'être  en  éruption  violente,  projetant  tous  les  quarts  d'heure 
une  pluie  de  débris  telle,  que  ses  abords  sont  inhabitables  jusqu'à 
une  grande  distance.  Quant  au  type  tranquille,  nulle  part  il  n'est 
mieux  réalisé  qu'au  Mauna  Loa,  dans  les  îles  Sandwich.  Là,  depuis 
un  temps  immémorial,  la  lave  basaltique  ne  cesse  de  couler,  sans 
aucune  explosion  violente.  Absolument  inutiles  aux  paroxysmes  du 
Sangay,  les  conjonctions  du  soleil  et  de  la  lune  n'ont  jamais  réussi 
à  activer  celles  du  Mauna  Loa;  de  même  que  le  voisinage  de  la 
mer,  auquel  tant  de  personnes  attribuent  les  éruptions,  est  impuis- 
sant, dans  le  cas  des  îles  Sandwich,  à  provoquer  aucune  explosion. 
Tant  il  est  vrai  que  tout  cela  dérive  de  causes  profondes,  dont  il 
est  bien  probable  que  la  complète  appréciation  nous  échappera 
longtemps  encore. 

Il  faut  donc  nous  y  résigner.  L'équilibre  de  la  terre  ferme  est 
partout  plus  ou  moins  menacé,  et  là  même  où  cette  menace  est 
évidente,  le  temps  est  loin  où  l'homme  pourra  se  flatter  de  con- 


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428  L'ÉROPIION  DR  Là  MÀRTIMQUE 

naître  assez  bien  le  péril  pour  en  esquiver  les  conséquences.  C'est 
pourquoi,  conscients  des  dangers  auxquels  notre  domaine  terrestre 
est  exposé,  mais  réfléchissant  que  les  périodes  de  cataclysmes 
tiennent  peu  de  place,  à  côté  des  longues  phases  de  jouissance 
paisible  qui  nous  sont  laissées,  nous  devons  poursuivre  en  paix  nos 
travaux  de  chaque  jour,  nous  appliquant  patiemment  à  connaître 
de  mieux  en  mieux  le  monde  qui  nous  entoure,  afin  d'être  au  moins 
avertis  du  destin  que  les  circonstances  peuvent  nous  ménager. 

D'ailleurs,  si  parfois,  autour  de  nous,  il  nous  arrive  d'entendre 
maudire  les  forces  soi-disant  brutales  de  la  nature,  et  la  fureur 
sauvage  qu'elles  semblent  déployer  par  instants  contre  notre  espèce, 
disons- nous  bien  que  ce  n'est  pas  seulement  un  blasphème  contre 
une  Providence  mieux  instruite  que  nous  de  ce  qui  peut  convenir; 
mais  c'est  aussi  mal  connaître  au  fond  le  rôle  des  divers  agents 
sur  lesquels  repose  le  maintien  de  l'harmonie  terrestre.  En  effet, 
celui-là  se  trompe,  qui  croit  n'avoir  rien  à  redouter  du  jeu  tran- 
quille et  régulier  des  saisons,  et  s'imagine  que  les  eaux  courantes, 
ici-bas  principe  de  toute  vie,  peuvent  poursuivre  indéfiniment  leur 
œuvre  sans  dommage  pour  nous. 

La  pluie  que  les  vents  humides  apportent  à  la  terre  ferme,  en 
retour  du  bienfait  inestimable  dont  elle  est  la  source,  exige  des 
continents  qu'elle  arrose  un  tribut  d'apparence  bien  modeste, 
sous  la  forme  de  ces  menues  parcelles  que  les  ruisseaux  et  les 
rivières  conduisent  peu  à  peu  jusqu'au  grand  réservoir  de  l'océan. 
Insensible  pour  plusieurs  générations  successives,  ce  tribut  finirait, 
à  la  longue,  par  devenir  très  appréciable,  et  la  destruction  totale 
du  relief  terrestre  en  serait  l'inévitable  aboutissement.  Depuis 
longtemps  cette  destruction  eût  été  accomplie,  si  les  manifesta- 
tions de  l'énergie  intérieure  du  globe  n'étaient  venues  l'empêcher, 
soit  en  jetant  sur  la  surface  des  masses  de  matières  éruptives,  soit 
en  provoquant  dans  l'écorce  terrestre  des  mouvements  qui  en 
rajeunissaient  les  inégalités.  C'est  grâce  à  cette  lutte,  constamment 
renouvelée,  des  puissances  intérieures  contre  les  agents  externes, 
que  la  terre  ferme  a  pu  traverser  un  nombre  considérable  de 
périodes  géologiques,  pendant  lesquelles  elle  a  été  progressivement 
façonnée  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  propre  à  devenir  la  demeure  de 
notre  humanité.  En  souvenir  d'un  pareil  bienfait,  il  convient  d'en- 
visager d'un  œil  moins  sévère  les  manifestations  actuelles  de  cette 
énergie,  même  quand  elles  prennent  pour  nous  une  forme  désas- 
treuse, ou  tout  au  moins  de  ne  pas  lancer  des  imprécations  irré- 
fléchies contre  un  ordre  de  phénomènes  sans  lequel  l'occasion  de 
voir  le  jour  n'aurait  pas  été  donnée  à  notre  espèce. 

A.    DE   L APPARENT. 


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L'AVENIR  DES  CONGREGATIONS 

EN   FRANCE 


lTN  NOUVEAU  MODE  D'EXISTENCE  EST-IL  NÉCESSAIRE? 


«  L'Eglise  est  avant  tout  une  institution  destinée  à  sauver  les 
âmes,..  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  la  vitalité  de  l'Eglise...  L'Eglise 
est  un  sauveur  d'âmes  vivant;  et  comme  sauver  les  âmes  ne  con- 
siste pas  seulement  à  les  appeler  afin  qu'elles  viennent  chercher 
leur  salut,  mais  plutôt  à  les  suivre  dans  le  désert  où  elles  se  sont 
égarées,  l'Eglise  est  souvent  obligée  de  régler  ses  mouvements  sur 
les  caprices  du  monde.  Ainsi  la  variété,  le  changement,  la  flexibilité 
et  la  croissance  sont  des  choses  auxquelles  on  pouvait  s'attendre 
d'avance  de  sa  part;  et  loin  d'être  contraires  à  son  unité,  elles  en 
sont  les  fruits.  Un  homme  n'est  pas  confiné  à  un  seul  endroit  parce 
qu'il  est  soldat;  mais,  au  contraire,  par  le  fait  même  qu'il  est  soldat, 
il  est  obligé  de  se  transporter  en  différents  lieux  pour  servir  son 
pays.  11  suit  son  ennemi;  l'Eglise  suit  le  sien  pour  reprendre  les 
âmes  dont  il  s'est  emparé...  A  certaines  époques,  l'Eglise  semble 
copier  le  monde,  quoiqu'elle  le  fasse  toujours  d'après,  un  procédé 
qui  lui  est  propre.  Sa  conduite  à  l'époque  de  la  Renaissance  en  est 
la  preuve.  Cette  sorte  de  flexibilité  avec  laquelle  l'Eglise,  pour 
sauver  les  âmes,  s'adapte  à  toutes  les  circonstances  des  âges  où 
elle  se  trouve,  lui  vient  du  Saint-Esprit  qui  demeure  en  elle,  par 
l'intermédiaire  des  papes,  des  saints  du  jour  et  de  l'esprit,  soit  des 
anciens  ordres  qui  ont  conservé  leur  ferveur  primitive,  soit  des 
nouveaux  qui  sont  suscités  par  l'Esprit- Saint  pour  satisfaire  aux 
exigences  des  temps.  »  (P.  Faber,  Vie  spirituelle,  ch.  xxn  ) 

J'ai  tenu  à  citer  tout  d'abord  cette  belle  page  d'un  des  écrivains 
catholiques  les  plus  profonds  de  notre  époque.  H  me  sera  permis, 
je  pense,  de  m'en  inspirer  pour  répondre  à  la  question  formulée  en 
tète  de  cette  étude.  Que  nous  soyons,  en  effet,  dans  des  temps 
particulièrement  difficiles  et  dans  des  circonstances  qui  exigent 
beaucoup  d'efforts  nouveaux,  c'est  ce  que  l'ennemi  se  charge  de 
nous  démontrer  tous  les  jours  de  manière  â  ce  que  nul  n'en  doute. 
La  vie  religieuse  de  la  France  est  en  péril.  Elle  l'est  d'autant  plus 
que  les  institutions  les  plus  menacées  ne  sont  pas  celles  qui  contri- 


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430  L'AVENIR  DES  CONGREGATIONS 

buaient  le  moins  à  la  sauver;  car  enfin,  c'est  bien  dans  ce  but  que 
l'Eglise  les  avait  créées,  soutenues  et  développées.  Réfléchir  sur  cette 
situation  et  en  parler,  ne  fût-ce  que  pour  provoquer  les  observa- 
tions et  les  conseils  d'hommes  plus  compétents,  est-ce  là  une  ten- 
tative téméraire?  Tout  dépend  de  la  manière  dont  on  la  conduit. 
On  peut  parler  de  ce3  choses  sans  se  donner  même  l'apparence  de 
prétendre  au  rôle  de  réformateur  ou  de  prophète;  et  c'est  assez 
pour  se  faire  au  moins  excuser. 


Retenons  bien  ce  que  le  P.  Faber  n'est  pas  seul  à  nous  dire,  mais 
ce  qu'il  nous  dit  avec  une  heureuse  précision  :  la  vie  religieuse  des 
peuples  catholiques  est  très  loin  d'être  immobile.  A  coup  sûr  elle 
ne  la  pas  été  au  cours  du  dix-neuvième  siècle.  Cette  vie,  nous 
venons  de  l'indiquer  en  passant,  mais  il  convient  d'y  insister,  se 
compose  de  deux  parties  :  l'une  est  l'ensemble  des  pratiques  par 
lesquelles  le  peuple  catholique  s'affermit  dans  sa  foi  et  en  applique 
plus  ou  moins  bien  les  préceptes  dans  la  vie  commune;  l'autre  est 
le  mode  d'existence  adopté  par  les  hommes  et  par  les  femmes  parti- 
culièrement voués  au  service  de  Dieu  et  du  prochain.  Ces  deux 
régions  de  la  vie  religieuse  sont  faites  pour  communiquer  ensemble, 
car  il  est  de  l'essence  du  catholicisme  que  la  seconde  soit  un  réser- 
voir d'où  découlent  les  eaux  destinées  à  alimenter  et  à  féconder  la 
première.  Le  lecteur  l'a  compris  tout  de  suite,  c'est  de  la  seconde 
que  nous  entendons  parler  de  préférence,  puisque  c'est  elle  qui, 
au  moment  présent,  souffre  le  plus  ostensiblement  persécution. 
Mais  parmi  les  assouplissements  que  le  P.  Faber,  —  après  tant 
d'autres,  —  a  loués  dans  l'Eglise,  ne  doit-on  pas  justement  noter 
les  modifications  survenues  dans  les  relations  de  ces  deux  mondes, 
le  monde  religieux  laïque  et  le  monde  religieux  proprement  dit? 

Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  ici  une  véritable  nouveauté,  mais  il  y  a 
certainement  progrès,  du  moins  en  France  et  dans  quelques  autres 
pays.  Alors  que  dans  plus  d'une  nation  l'ensemble  de  la  société 
croyante  laisse  encore  ses  prêtres  et  ses  moines  faire  pénitence 
pour  elle,  faire  la  charité  pour  elle,  nous  avons  vu  chez  nous  s'éta- 
blir un  rapprochement  et  une  sorte  de  collaboration  entre  laïques 
et  religieux.  Les  monastères  ne  sont  plus  nécessairement  tous, —  il 
s'en  faut,  —  des  lieux  où  l'âme  se  retranche  complètement  du 
monde  pour  commencer  tout  de  suite  une  vie  toute  spirituelle  et 
presque  céleste.  Pour  être  secourue  par  des  mains  pieuses,  l'infor- 
tune n'est  plus  obligée  d'aller  frapper  à  la  porte  d'un  couvent  à 
peine  entr'ouvert.  Ce  n'est  plus  enfin  dans  ces  couvents  que  s'accu- 
mulent des  richesses,  gagnées  d'ailleurs,  comme  elles  l'étaient,  par 


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EN  FRANCE  431 

des  défrichements,  par  des  cultures  digne3  de  servir  de  modèle  à 
la  civilisation  naissante.  Un  des  résultats  les  plus  remarquables  de 
la  politique  anticléricale  a  été  la  constitution  de  ces  sociétés  civiles 
où  des  laïques  sont  devenus  les  propriétaires,  ou,  —  pour  parler  le 
langage  technique  du  monde  industriel,  —  les  employeurs  des 
religieux. 

Est-ce  là  seulement  un  moyen,  un  artifice  nécessaire  pour  faire 
échapper  les  œuvres  catholiques  à  la  spoliation  légale?  Il  se  peut 
que  telle  ait  été  l'origine  ;  mais  la  suite,  ce  semble,  a  été  autre.  De 
ce  concours  imposé  est  résulté  un  rapprochement  plus  intime  entre 
les  deux  éléments.  Si  ce  n'est  pas  une  collaboration,  c'est  un  con- 
cours d'efforts  tendant  au  même  but  et  créant  des  résultats  soli- 
daires les  uns  des  autres.  Peut-être  tel  père  de  famille  aurait-il  été 
bien  aise  que  la  congrégation  dont  il  avait  entendu  l'appel  eût 
trouvé  le  moyen  de  faire  tous  les  frais  sans  lui.  Peut  être  aussi 
la  communauté  aurait-elle  souhaité  que  les  incontestables  droits 
des  sociétaires  pliassent  un  peu  plus  devant  les  convenances  de 
l'œuvre  et  devant  les  méthodes  de  ceux  qui  en  avaient  la  charge 
morale.  Il  n'est  pas  besoin  de  connaître  à  fond  l'humanité  pour 
pressentir,  de  part  et  d'autre,  ces  petits  murmures  et  pour  se  les 
expliquer  facilement.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  nulle  part 
ils  n'ont  fait  grand  bruit  et  que  la  collaboration  des  laïques  et  des 
religieux  a  gagné  sensiblement  à  la  fin  du  dernier  siècle.  Les  pre- 
miers ne  se  sont  pas  contentés  d'une  souscription  ou  d'une  aumône. 
Entrés  dans  l'œuvre  pour  y  surveiller  leurs  intérêts,  ils  l'ont  défendue 
avec  plus  de  suite  auprès  de  leurs  amis  et  auprès  de  l'opinion  contre 
les  projets  du  pouvoir.  Quant  aux  seconds,  peut-être  y  ont  ils  gagné 
d'être  moins  étrangers  au  mouvement  de  ce  monde  pour  lequel,  en 
définitive,  ils  se  dévouent,  et  ils  y  ont  perdu  jusqu'à  cette  apparence 
d'intransigeance  qu'on  leur  reprochait  quelquefois. 

Cette  tendance  au  rapprochement  des  deux  personnels  ne  pouvait 
pas  se  faire  sentir  également  ni  de  la  même  manière  dans  les 
différentes  formes  de  la  vie  religieuse.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
se  rendre  compte  ici  de  ces  distinctions. 

La  vie  contemplative'ne  comportait  pas  de  grandes  modifications, 
à  cet  égard  surtout.  Si  elle  a  reçu  quelques  directions  nouvelles, 
c'est  d'ailleurs  que  l'impulsion  est  venue,  et  nous  en  dirons  bientôt 
quelques  mots. 

Dans  la  vie  active  il  en  a  été  autrement.  Passons  rapidement  en 
revue  les  œuvres  enseignantes,  les  œuvres  hospitalières  et  ce  qu'on 
peut  appeler,  faute  d'un  terme  plus  précis,  les  œuvres  d'inter- 
vention charitable  dans  les  principales  misères  de  ce  monde. 

Dans  les  œuvres  enseignantes,  la  collaboration  des  laïques  et  des 


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432  L'ÀVEKIR  DES  CONGRÉGATIONS 

religieux  s'est  manifestée  à  tous  les  degrés,  dans  renseignement 
primaire  ob  la  fondation  des  écoles  libres,  dans  les  grandes  villes 
et  surtont  à  Paris,  a  absorbé  des  sommes  si  considérables,  dans 
l'enseignement  supérieur,  qui  a  réuni  au  sein  de  chaque  université 
catholique  un  personnel  mixte,  dans  l'enseignement  secondaire 
enfin.  Ici  peut-être  s'est- on  un  peu  trop  contenté  de  l'appel  fait  aux 
sociétés  civiles  devenues  propriétaires  des  collèges.  Une  tentative 
un  peu  bruyante  pour  rajeunir  l'enseignement  congréganiste  des 
jeunes  filles  par  des  emprunts  faits  aux  méthodes  universitaires  n'a 
pas  eu  tout  le  succès  espéré.  La  personne  qui  en  avait  pris  l'ini- 
tiative y  avait  mis  un  mélange  assez  curieux  d'intelligence  et  de 
candeur.  Elle  avait  oublié  qu'au  regard  d'une  politique  fermement 
assise  sur  des  principes  qu'on  n'ébranle  pas  impunément,  on  peut 
d'autant  plus  se  permettre  les  nouveautés  dans  la  pratique  qu'on  se 
les  interdit  plus  sévèrement  dans  la  théorie.  Elle  n'avait  pas  réfléchi 
qu'au  point  de  vue  du  succès  humaiu  et  social,  il  est  toujours 
imprudent  d'annoncer  ce  que  l'on  veut  obtenir,  quand  on  n'a  pas 
en  mains  de  quoi  faire  encore  plus  et  encore  mieux  qu'on  n'a 
promis.  Enfin  elle  avait  eu  le  tort  d'aimirer  naïvement  bien  des 
choses  dont  elle  paraissait  faire  la  découverte,  alors  que  les  côtés 
faibles  en  avaient  déjà  été  vus  de  plus  d'un,  et  de  dénigrer  d'autre 
part  avec  excès  celles  à  qui  elle  offrait  son  concours...  pour  les 
régénérer,  disait-elle.  Malgré  tout,  la  meilleure  preuve  que  l'idée 
première  de  la  tentative  était  bonne,  c'est  que  cette  idée  n'a  pas 
été  abandonnée  :  elle  fait  ailleurs  son  chemin  prudemment,  avec 
l'espoir  justifié  des  progrès  les  plus  consolants. 

Les  œuvres  hospitalières  avaient  toujours  consacré  l'alliance  da 
dévouement  congréganiste  et  du  dévouement  laïque.  Chassées  des 
hôpitaux  officiels,  les  Sœurs  se  sont  offertes  aux  œuvres  libres. 
Elles  n'ont  sans  doute  ni  construit  ni  poussé  à  construire  en  trop 
d'endroits  de  vastes  hôpitaux,  sur  lesquels  un  ministère  quelconque 
aurait  mis  la  main  un  jour  ou  l'autre.  Pour  les  familles  aisées  elles 
ont  ouvert  des  maisons  de  santé  où  les  exigences  de  la  chirurgie 
contemporaine  sont  plus  sûres  d'être  respectées  que  dans  les 
demeures  les  plus  luxueuses.  Puis,  elles  ont  ouvert  des  dispensaires 
de  quartier.  Elles  ont  surtout  organisé  les  soins  des  malades  à 
domicile,  par  les  Franciscaines,  par  les  Petites  Sœurs  de  l'Assomp- 
tion, par  les  Petites  Sœurs  de  l'ouvrier,  par  vingt  autres  congré- 
gations locales  ou  régionales. 

On  essaie,  en  ce  moment  même,  à  Paris,  de  retrouver  çà  et  là 
les  membres  souffrants  des  colonies  provinciales.  On  s'efforce  de 
les  soustraire  à  r endettement,  de  leur  épargner  surtout  le  déclas- 
sement qui  succède  tant  de  fois  à  un  séjour  de  quelque  durée  dans 


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EN  FRANCE  43* 

les  grands  hôpitaux  laïcisés.  Or,  en  attendant  qu'on  puisse  avoir 
des  infirmeries  ou  de  petites  maisons  de  santé  instituées  par  ces 
comités  où  la  province  se  reconstitue  dans  la  capitale,  qui  met  ces 
comités  charitables  sur  la  piste  des  misères  intéressantes?  Qui  va 
de  porte  en  porte  pour  les  reconnaître,  pour  les  soigner,  pour  les 
soustraire  enfin  à  cet  isolement  où  la  nostalgie  devient  si  mauvaise 
conseillère?  Les  Sœurs  normandes,  les. Sœurs  aveyronnaises,  les 
Sœurs  bretonnes...  campées  dans  ce  but  à  Paris.  Je  n'ai  pas  l'inten- 
tion de  parler  en  détail  de  toutes  ces  œuvres  ni  de  répéter  les  éloges 
mérités  qu'on  en  fait  si  souvent.  J'en  cite  seulement  quelques-unes 
afin  de  rappeler  comment  le  personnel  de  nos  congrégations  reli- 
gieuses est  depuis  longtemps  sorti  du  cloître  pour  aller  au  peuple 
et  y  aller  en  mêlant  ses  efforts  à  ceux  de  laïques  dévoués  :  ce  que  les 
unes  ne  pouvaient  point  aisément  faire,  les  autres  le  faisaient. 
Certes,  les  Sœurs  de  Saint- Vincent  de  Paul  pratiquaient  depuis 
longtemps  cette  méthode.  Elles  n'ont  faib'i  ni  dans  leur  héroïsme 
ni  dans  leur  aptitude  à  varier  les  formes  utiles  de  leur  dévouement; 
mais  elles  ont  vu  sans  jalousie  se  former  à  côté  d'elles  toutes  ces 
troupes  dressées  à  un  service  spécial  en  vue  de  besoins  nouveaux. 

De  ce  second  groupe  au  troisième  la  transition  est  à  peine  sen- 
sible; car  déjà  ces  hospitalières  multipliées  vont  au  dehors  et  se 
portent  au-devant  de  ceux  qui  réclament  leur  charité. 

Voici  un  fléau  social  sur  lequel  tout  le  monde  est  d'accord,  c'est 
la  mendicité  des  enfants.  Une  société  toute  laïque  s'est  constituée, 
il  y  a  quelques  années,  pour  essayer  de  le  conjurer.  D'excellents 
philanthropes,  des  hommes  très  instruits,  des  hommes  éminents, 
des  hommes  très  influents,  des  hommes  disposant  des  faveurs  du 
pouvoir  et  pouvant  facilement  faire  un  appel  efficace,  semblait- il,  à 
l'infinie  variété  des  interventions  administratives,  ont  entrepris 
cette  belle  tâche.  Ils  se  sont  réunis  de  temps  à  autre,  ils  ont 
échangé  des  rapports  très  instructifs  dont  la  suite  forme  un  volume 
intéressant  :  mais  enfin  ils  ont  échoué  radicalement.  Après  une 
existence  assez  courte  et  qui  se  prolongea  même  un  peu  dans  une 
inaction  pénible,  la  société  finit,  l'an  dernier,  par  se  dissoudre, 
reconnaissant  publiquement  qu'elle  n'obtenait  pas  de  résultats  et 
ne  voyait  plus  les  moyens  d'en  obtenir.  Un  ordre  religieux  aurait- il 
pu,  à  lui  seul,  faire  mieux?  Avec  un  peu  d'encouragement,  ou  plutôt 
avec  une  liberté  moins  parcimonieusement  mesurée,  oui,  je  le  crois. 
Mais  le  fait  positif  est  qu'à  l'heure  actuelle  il  n'y  a  dans  Paris 
qu'une  oeuvre  qui,,  luttant  avec  persévérance  contre  la  mendicité 
des  enfants,  en  sauve  un  certain  nombre  et  prouve  par  là  ce  qu'elle 
pourrait  faire  avec  des  ressources  plus  étendues;  c'est  l'œuvre  des 
petites  mendiantes  de  la  rue  de  la  Santé  et  du  Raincy.  Or,  elle  a 


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434  L'AVENIR  DES  CONGRÉGATIONS 

touIq  avoir  un  directeur  laïque;  c'est,  à  l'heure  actuelle,  un  ancien 
intendant  général;  il  prend  son  rôle  au  sérieux,  et,  pour  le  savoir, 
on  n'a  qu'à  consulter  le  personnel  s'occupant  des  enfants  mêmes, 
c'est-à-dire  les  Sœurs  Franciscaines. 

Contre  le  vagabondage  des  adolescents,  Paris  n'a  vu  également 
qu'une  tentative  suivie  de  quelques  résultats  :  c'est  celle  de 
M.  Henri  Rollet,  secondé  par  des  religieuses  du  tiers-ordre  régulier 
àe  Saint -Dominique  et  par  des  dames  du  monde  :  celles-ci  viennent 
faire  toutes  les  semaines  le  catéchisme  préparatoire  à  la  première 
communion. 

S'agit-il  de  jeunes  criminels  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe;  les 
ordres  religieux  ont  offert  au  gouvernement  même  de  collaborer 
avec  lui,  et  le  gouvernement  a  accepté,  parce  qu'il  ne  pouvait  pas 
faire  autrement.  Qu'il  cherche  à  se  dégager  de  plus  en  plus,  je  l'ai 
montré  souvent.  Mais,  en  attendant  que  cette  rupture  soit  complète, 
que  font  les  communautés?  Elles  ont  des  comités  paroissiaux  et 
des  sociétés  de  dames  qui  les  aident  dans  l'œuvre  extérieure  du 
patronage.  Souvent  aussi  elles  ouvrent  des  musons  intermédiaires 
dont  elles  confient  la  direction  à  des  laïques  pour  mieux  acheminer 
leurs  pupilles  de  la  vie  de  recueillement  à  la  vie  libre1. 

Je  pourrais  continuer  cette  énumération  longtemps  encore.  Ce 
que  j'ai  dit  suffit  à  montrer  comment  la  vie  religieuse  et  la  vie 
laïque  (mais  chrétienne)  tendent  à  s'emprunter  mutuellement  des 
concours  très  pratiquement  coordonnés. 


La  vie  congréganiste  at-eile  été  immobile  dans  ses  relations 
avec  ses  chefs  ecclésiastiques  et  dans  sa  vie  intérieure?  Ceci  est 
beaucoup  plus  délicat.  Il  est  permis  cependant  et  très  utile  de  noter 
deux  mouvements,  l'un  émanant  de  Rome,  l'autre  partant  des 
derniers  ministères  français  et  qui,  malgré  la  modération  si  conci- 
liante du  Souverain  Pontife,  sont  visiblement  divergents. 

Parmi  les  projets  mis  en  avant  pour  régenter  le  peu  qu'il  voudra 
bien  laisser  subsister  de  nos  ordres  religieux,  le  gouvernement 
rappelle  avec  instance  qu'il  a  inscrit,  comme  condition  nécessaire 
d'une  autorisation  (douteuse  d'ailleurs),  l'acceptation  complète  de 
la  juridiction  de  l'ordinaire^  Il  ne  s'agit  pas  là  évidemment  du 
mode  de  juridiction  qui  existe  déjà  et  du  genre  de  relations  dont 
presque  tous  les  évêques  autant  que  les  congrégations  se  sont 
généralement  bien  trouvés  jusqu'à  présent.  Il  s'agit  d'un  resserre- 

1  J'avais  décrit  Tune  de  ces  maisons  dans  un  article  du  Correspondant. 
Grâce  à  l'autorité  du  recueil,  la  lecture  de  cet  article  fut  presque  .aussitôt 
suivie  de  créations  nouvelles. 


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r     ' 


EN  FRANGE  435 

ment  beaucoup  plus  étroit,  d'une  sujétion  plus  entière  et  plus 
absolue  de  chaque  congrégation  à  l'égard  de  son  évêque. 
.  Quelle  paraissait  être  au  contraire  depuis  quelques  années  la 
tendance  des  instructions  et  des  directions  de  la  Papauté?  D'in- 
viter à  la  concentration  et  à  l'union  un  grand  nombre  de  commu- 
nautés vivant  dans  l'indépendance  les  unes  des  autres,  et  de 
ramener  à  l'unité  du  type  primitif  des  variétés  trop  divergentes. 
Toujours  prudente  et  sagement  temporisatrice,  la  cour  de  Rome 
n'a  point  lancé  à  ce  sujet  d'appel  solennel;  mais  il  est  notoire 
qu'elle  a  encouragé  et  conseillé  un  tel  mouvement.  Avec  raison, 
est- il  permis  de  dire.  Une  communauté  purement  diocésaine  est 
plus  limitée  dan3  son  recrutement,  plus  limitée  dans  son  expan- 
sion J,  plus  exposée  à  la  routine,  plus  en  danger  de  se  voir  com- 
promise par  quelque  incident  intérieur,  par  quelque  choix  malheu- 
reux ou  par  une  disette  accidentelle  de  sujets  capables.  Avec 
l'isolement  produit  par  la  juridiction  toute  épiscopale,  rien  de  tout 
cela  n'est  réparable  promptement.  Dans  ce  système,  enfin,  chaque 
communauté  se  replie  sur  elle-même  et  substitue  peu  à  peu  aux 
grandes  traditions  de  ses  fondateurs  de  petites  habitudes  toutes 
locales  nées  d'influences  personnelles  ou  d'amitiés  particulières.  Et 
pendant  que  la  maison  est  en  danger  de  s'affaiblir,  les  sujets 
risquent  individuellement  d'être  moins  libres  :  car,  malgré  les 
décrets  les  plus  récents  du  Pape,  l'autorité  du  chef  étant  plus 
concentrée  est  exposée  à  devenir  plus  absolue. 

Les  conséquences  de  l'isolement  sont  surtout  graves,  —  et  c'est 
là  ce  qui  devrait  toucher  le  plus  les  amis  de  notre  puissance  et  de 
notre  prestige,  —  en  ce  qui  concerne  l'expansion  mondiale.  Si 
certain  évoque  d'Angers  qui,  en  1830,  prétendait  assujettir  complè- 
tement le  Bon  Pasteur  à  sa  seule  juridiction,  avait  eu  gain  de  cause 
à  Rome,  comment  la  Mère  Euphrasie  PelleVier  aurait-elle  pu  fonder 
les  cent  trente  maisons  qu'elle  a  jetées  à  travers  les  cinq  continents 
comme  une  semence  d'amour,  d'admiration  et  de  respect  pour  le 
génie  charitable  de  notre  pays?  Et  c'est  ainsi  pour  tant  d'autres 
congrégations  qui  peuplent  tant  de  contrées  de  leurs  création? 
enseignantes,  hospitalières,  agricoles,  scientifiques,  colonisatrices 
en  un  mot.       *  -^ 

Donc,  le  progrès  de  la  vie  Teligieute^proprement  dite  au  sein  du 
catholicisme  semble  bien  se  dessiner  de  la  sorte  :  mouvement  exté- 
rieur d'expansion  et  de  variabilité  dans  les  efforts  appropriés  aux 

' 1l  est  évident  que  ce  danger  disparait  si  l'on  a  eu  vue  des  besoins 
exclusivement  diocésains.  Alors  le  caractère  restreint  de  l'œuvre  se  trouve 
être  un  avantage.  Mais  la  même  règle  ne  peut  s'appliquer  indistinctement 
à  toutes.  / 


j/^ 


436  L'AVENIR  DES  CONGRÉGATIONS 

besoins  des  temps  et  de3  lieux,  —  mouvement  intérieur  vers 
l'unité  par  le  rapprochement  de  branches  invitées  à  unir  de  nou- 
veau leur  vie  à  celle  du  vieux  tronc  commun.  Mais  dans  ce  rythme 
puissant  de  sa  vie  propre,  cette  portion  si  considérable  de  l'Eglise 
ne  s'est  donc  point  isolée,  encore  une  fois.  Elle  a  plus  que  jamais 
appelé  à  elle  le  concours  de  la  société  des  fidèles;  et  là  est  bien  la 
caractéristique  de  la  phase  contemporaine  de  l'évolution  qui 
s'accomplit  dans  notre  vie  religieuse. 


C'est  cependant  cette  belle  évolution  que  la  fores  brutale  vient 
traverser  à  coups  de  textes  législatifs,  de  décrets,  de  circulaires,  de 
menaces,  le  tout  en  contradiction  avec  les  principes  de  1789,  avec 
l'esprit  et  même  le  texte  du  Concordat,  avec  les  engagements  enfin 
qui  avaient  servi  à  faire  voter  les  lois  les  plus  récentes. 

Que  vont  donc  devenir  nos  communautés  auxquelles  l'autorisa- 
tion sera  refusée  et  celles  qui,  tout  de  suite,  ont  cru  devoir  prendre 
sur  elles  de  se  dissoudre?  Il  ne  s'agit  point  ici  de  faire  la  leçon  à 
qui  que  ce  soit.  Hais  la  lutte  n'est  pas  finie  :  on  peut  même  croire 
qu'elle  ne  fait  que  commencer.  Il  est  donc  bon  de  réfléchir  sur  les 
incidents  qui  en  ont  marqué  les  débuts. 

La  plupart  des  catholiques  auraient  souhaité  une  tactique  unique 
ou,  du  moins,  une  tactique  suivie  par  la  très  grande  majorité  des 
congrégations.  Cette  tactique  devait-elle  être  la  résistance  passive 
sur  place?  Devait- elle  être  le  départ?  Le  départ  en  masse  était 
impossible,  pour  plusieurs  raisons  qu'il  est  permis  de  considérer 
comme  invincibles.  D'abord,  les  œuvres  de  bienfaisance  pouvaient- 
elles  jeter  sur  le  pavé  leurs  vieillards,  leurs  infirmes,  leurs  orphe- 
lins, les  enfants  qu'elles  avaient  arrachés  au  vice  et  à  la  misère? 
L'Etat,  dit -on,  en  eût  clé  fort  embarrassé.  A  coup  sûr,  mais  les 
pauvres  abandonnés  l'eussent  été  mille  fois  plus.  L'Etat  avait, 
quanta  lui,  bien  des  moyens  de  se  tirer  de  la  difficulté.  Ces  moyens 
étaient  détestables,  je  l'accorde;  mais  en  fait  de  mauvaises  mesures 
et  de  mauvais  expédients,  en  est-il  à  cela  prè>?  Aurait- il  reculé, 
par  exemple,  devant  un  emprunt  gigantesque,  destiné  à  multiplier 
les  établissements  laïques  et  à  improviser,  dans  les  maisons  confis- 
quées, tout  un  personnel  des$né  à  grossir  le  nombre  des  électeurs 
ministériels?  Le  public  aurait  gémi,  mais  finalement  il  aurait  payé. 
Nous  allons  voir  bientôt  si  ce  n'est  pas  là  le  sort  qui  nous  attend. 
D'autre  part,  les  nations  qui  nous  entourent  ne  sont  pas  toutes 
également  accueillantes,  et  les  ressources  destinées  au  pain  de 
l'exil  ne  sont  pas  illimitées.  Donc,  puisqu'une  partie  considérable 
des  congrégations  ne  pouvait  réellement  pas  quitter  la  Fjpnce* 


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Efl  FRANCE  437 

toutes  (saur  un  très  petit  nombre  d'exceptions  justifiées  par  des 
situations  particulières)  devaient  rester,  demander  l'autorisation, 
puis,  en  cas  d'exécution  avec  ou  sans  guet-apcns  légal  (suivant 
l'expression  de  11.  Aynard),  faire  appel  à  des  courages  dignes  des 
courages  bretons.  Gela  valait  mieux  que  de  s'envoler  de  droite  et 
de  gauche  comme  des  bandes  de  pigeons  effrayés  du  premier  coup 
de  fusil  qu'ils  entendent.  L'esprit  de  résistance  aurait  grandi  dans 
la  lutte  :  l'imagination  populaire  s'en  serait  souvenue,  et,  —  pour- 
quoi ne  pas  avoir  le  courage  de  son  opinion?  pourquoi  ne  pas  dire 
tout  haut  la  pensée  de  plus  d'un?  —  on  aurait  peut-être  vu  se 
justifier  à  nouveau  la  grande  maxime  de  l'Eglise  :  Sanguis  mar- 
tyrum%  semen  christianorum. 

Ce  qui  est  fait  est  fait.  Mais  demain  sera  signalé,  n'en  doutons 
pas,  par  de  nouvelles  exécutions.  Eh  bien,  nous  ne  pensons  pas 
que  pour  les  difficultés  qu'elles  vont  créer,  l'émigration  soit  la 
solution.  Nous  regrettons  aujourd'hui  que  trop  d'Alsaciens-Lorrains 
aient  quitté  les  provinces  arrachées  à  la  France.  Ce  sont  les  plus 
Français  qui  sont  partis.  N'eussent-ils  pas  été  plus  utiles  à  la  patrie 
mutilée  et  à  son  avenir  en  gardant  une  place  destinée  à  être  prise 
si  vite  par  des  immigrés?  Or,  il  est  bien  à  craindre  que  l'émigration 
des  religieux  ne  donoe  lieu  plus  tard  à  des  regrets  analogues. 

Je  sais  bien  qu'il  faut  tenir  compte  d'un  certain  nombre  d'objec- 
tions faciles  à  prévoir.  On  dira  d'abord  :  «  Hais  ce  n'est  pas  volon- 
tiers que  nous  allons  partir,  puisque  Ton  va  nous  dissoudre;  nous 
sommes  donc  des  exilés,  des  bannis,  tout  ce  que  vous  voudrez, 
mais  non  des  émigrés,  nous  du  moins  qui  ne  sommes  pas  partis  les 
premiers.  Nous  voulons  cependant  rester  fidèles  à  nos  vœux;  nous 
voulons  demeurer  groupés,  puisque  notre  vocation  a  été  précisé- 
ment de  vivre  en  commun,  dans  la  compagnie  les  uns  des  autres, 
sous  une  même  obédience.  Dieu  est  partout  et  partout  la  prière 
s'élève  jusqu'à  lui.  Nous  prierons  donc  pour  notre  patrie  hors  de 
chez  nous  comme  chez  nous,  et  notre  prière  aura  le  surcroît  de 
mérite  qui  s'attache  à  un  sacrifice  accepté. 

«  D'ici  là,  nous  ferons  connaître  et  aimer  la  France,  nous  éten- 
drons son  influence,  et,  de  notre  côté,  nous  nous  instruirons  au 
contact  de  l'étranger.  Après  les  décrets  de  1880,  un  grand  nombre 
de  nos  novices  n'ont-ils  pas  tiré  très  grand  parti  de  leur  séjour  en 
Angleterre?  11  en  sera  de  même  encore  une  fois.  Pourquoi  ne  pas 
l'espérer? 

«  Enfin,  beaucoup  d'entre  nous  ne  sont-ils  pas  entrés  dans  la  vie 
religieuse  expressément  pour  travailler  à  la  propagation  de  la  foi  et 
à  l'évangélisation  des  infidèles?  Ceux-là  ne  changent  donc  rien  à 
leur  destinée.  Ils  seront  seulement  plus  nombreux  sur  ce  théâtre 


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4)8  L'AVENIR  DES  CONGRÉGATIONS 

qui  les  attendait  les  uns  après  les  autres;  quant  &  leurs  séminaires 
et  noviciats,  ils  les  mettront  où  ils  pourront,  plus  près  sans  doute 
des  pays  mêmes  où  les  nouvelles  recrues  sont  destinées  i  payer  de 
leurs  personnes.  » 

Toutes  ces  raisons  sont  spécieuses  et  quelques-unes  très  fortes. 
Aussi  avons-nous  dit  simplement  :  l'émigration  n'est  pas  la  solu- 
tion, ce  qui  est  reconnaître  qu'elle  en  sera  peut-être  une  forcée 
dans  quelques  cas.  Là,  en  effet,  il  faudra  s'en  rapporter  en  toute 
confiance  au  zèle  éprouvé  de  nos  religieux  pour  retirer  de  l'exil 
toutes  les  compensations  qu'il  est  possible  d'en  retirer.  Mais  consi- 
dérons qu'autre  chose  est  une  émigration  à  la  fois  partielle  et  régu- 
lière déversant  sur  le  monde  le  surplus  de  nos  vocations,  entrete- 
nant des  relations  suivies  entre  la  mère-patrie  et  les  missions  qui 
en  émanent  et  qu'autre  chose  est  un  départ  en  masse.  Le  mission- 
naire, c'est  avant  tout  l'envoyé  du  chef  de  l'Eglise  universelle; 
mais  c'était  aussi  l'envoyé  de  la  France,  et  de  là  la  grande  situation 
de  la  Fille  aînée.  Des  religieux  simplement  expulsés  seront-ils 
encore  ce  qu'ils  étaient  auparavant?  Obtiendront-ils  encore  le 
respect  sur  lequel  ils  pouvaient  compter,  par  exemple,  dans  les 
pays  musulmans  où  la  politique  les  protégeait  tout  autant  que  la 
reconnaissance,  réelle,  on  ne  saurait  le  nier,  pour  les  services 
rendus?  Le  fanatisme  ne  trouvera- t-il  pas  une  fin  de  non-recevoir 
toute  prête  à  leur  opposer  en  leur  disant  :  «  Votre  pays  ne  veut  plus 
de  vous  ;  qu'est-ce  donc  que  vous  y  avez  fait,  et  comment  pouvez- 
vous  prétendre  encore  à  la  protection  de  ceux  qui  vous  expulsent?  » 

Mais  il  y  a  à  faire,  ce  semble,  une  autre  réflexion  plus  grave  que 
les  précédentes.  Notre  pays  était  un  foyer  de  propagande  reli- 
gieuse. Si  le  foyer  s'éteint,  que  deviendra  le  rayonnement?  Vous 
parlez  d'évangéliser  les  infidèles;  mais  une  grande  partie  de  la 
France  va  certes  avoir  besoin  d'être  évangélisée  à  nouveau.  Il  y  a 
environ  une  vingtaine  d'années,  je  crois,  un  de  mes  compatriotes  de 
Bourgogne,  Mgr  Laplace,  évêque  de  Pékin,  était  de  passage  dans 
notre  commun  département;  et,  un  jour,  dans  une  réunion  fami- 
lière, il  disait  en  riant  :  «  Savez-vous  que  si  cela  continue,  je  vais 
être  obligé  de  vous  envoyer  des  missionnaires  de  Chine  pour  vous 
convertir.  »  Qu'est-ce  qu'il  dirait  aujourd'hui?  La  même  chose, 
sans  doute,  que  m'écrivait,  peu  avant  de  mourir,  un  collègue  et  un 
ami  bien  cher.  11  me  parlait  d'un  jeune  séminariste  de  Saint- 
Sulpice,  et  il  me  disait  :  «  11  n'ira  pas  au  loin...,  en  fait  de  sau- 
vages, Paris  lui  suffit.  »  C'était,  en  effet,  au  moment  du  pillage  de 
l'église  de  Saint- Joseph.  Qu'on  me  permette  <ie  me  répéter  :  lui 
aussi,  que  dirait- il  à  l'heure  actuelle?  Car  enfin,  le  mois  de  sep- 
tembre 1902  l'a  démontré  avec  une  richesse  de  faits  véritablement 


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EN  FRANCK  439 

débordante,  à  lui  seul  Paris  compte  plus  de  modernes  Apaches  que 
les  deux  Amériques  ne  comptent  encore  de  descendants  des  pauvres 
Apaches  d'autrefois. 

Un  mal  d'une  autre  nature  se  répand  dans  un  grand  nombre  de 
nos  campagnes;  c'est  l'affaiblissement  du  sens  moral  et  l'indiffé- 
rence croissante  à  tout  ce  qui  n'est  pas  grosse  jouissance  du 
moment.  On  se  met  du  côté  du  gouvernement  parce  qu'on  voit  bien 
qu'à  cette  condition  tout  est  permis  et  qu'autrement  tout  est 
suspecté,  inquiété  et  tracassé.  Une  bonne  partie  de  la  population, 
sans  doute,  se  raffermit  dans  ses  croyances  à  la  vue  des  consé- 
quences que  produit  l'abandon  de  la  foi  religieuse.  Mais  l'autre 
descend  de  plus  en  plus  vers  un  matérialisme  que  la  femme  et 
même  la  jeune  fille  acceptent  avec  une  insouciance  inouïe.  Le 
mariage  a  été  avili  par  la  loi  du  divorce  et  encore  plus  par  l'appli- 
cation qui  en  est  faite.  Aussi  voit-on  dans  certains  villages  une  sorte 
de  promiscuité  bestiale.  Les  femmes  ne  sont  plus  touchées  du 
désordre  de  leurs  maris;  la  réciproque  est  vraie  quelquefois.  Des 
pères  et  mères  de  famille  poussent  leurs  filles  à  des  bals  publics  où 
l'on  n'a  laissé  rien  à  désirer  à  la  débauche  précoce.  On  voit  des 
fils  se  disputer  l'héritage  de  leur  père  alors  que  celui-ci  est  encore 
à  l'agonie,  et  se  battre  devant  lui  avec  une  telle  violence  qu'ils 
roulent  l'un  et  l'autre  sur  le  lit  même  du  mourant.  Les  représen- 
tants de  l'autorité,  ceux  qu'on  craignait  le  plus  autrefois,  —  car 
on  voyait  en  eux  non  seulement  la  loi,  mais  la  conscience  en  uni- 
forme, —  ont  reçu  l'ordre  de  ne  pas  faire  d'affaires,  si  ce  n'est, 
bien  entendu,  aux  congréganistes  et  à  leurs  amis.  Donc,  en  dehors 
des  temps  d'expulsions  ou  de  grève  trop  violente,  ils  se  livrent  à 
tous  les  agréments,  un  peu  pimentés,  de  la  vie  champêtre;  ils 
donnent  l'exemple  de  ces  fraudes  diverses  qu'ils  devraient  empêcher 
ou  réprimer,  et  enfin  maraudent  largement  sur  d'autres  terres  encore 
que  celles  où  l'on  prend  des  lièvres  au  collet.  Attribuer  à  cette  frac- 
tion de  la  population  des  idées  et  des  passions  proprement  poli- 
tiques est  une  de  ces  naïvetés  qui  font  bien  rire  les  spectateurs  tant 
soit  peu  renseignés.  La  politique  des  meneurs,  qui  savent  ce  qu'ils 
veulent  et  ce  qu'ils  font,  oui,  celle-là  est  bien  la  cause  de  cet  avilis- 
sement; mus  ce  semblant  de  politique  vague  et  inconsciente  de  la 
masse  docile,  cette  tactique  grossière  qui  consiste  uniquement  &  se 
laisser  toujours  pousser  de  plus  en  plus  &  gauche,  elle  n'est  que 
l'effet  de  cet  abandon  de  tout  scrupule,  de  toute  justice  et  de  tout 
respect.  Dans  un  de  ces  milieux  si  compromis,  faites  venir  un 
conférencier  qui  discute  doctement  sur  les  intérêts  et  sur  les  droits, 
on  l'écoutera  d'une  oreille  distraite,  sans  le  comprendre.  Réus- 
sissez, —  on  le  pouvait  encore  ces  années  dernières,  —  &  leur  faire 


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440  I/ÀVEMR  DES  CONGRÉGATIONS 

écouter  des  religieux  qui  ne  feront  pas,  même  de  loin,  la  plus 
légère  allusion  à  la  politique,  mais  qui,  rétablissant  à  leurs  yeux 
étonnés  la  vérité  du  dogme  catholique,  leur  rappelleront  comment 
Tidée  de  Dieu  est  une  condition  de  la  bonne  éducation  des  enfants, 
de  la  paix  des  ménages,  de  l'honneur  des  filles,  de  la  dignité  de  la 
vieillesse,  du  calme  de  la  mort;  six  mois  après  le  Conseil  municipal 
radical- socialiste-franc-maçon  sera  renversé l. 

Celui-  ci  essaie- 1- il  une  revanche  et  fait- il  venir  quelque  orateur  à 
son  tour,  on  voit  paraître  sur  les  tréteaux  d'un  café  une  fi  gui  c 
d'échappée  de  Saint-Lazare.  La  présidence  de  la  réunion  est  donnée 
à  ce  qu'on  a  pu  trouver  de  plus  libre,  sinon  dans  la  «  pensée  »,  au 
moins  dans  les  moeurs.  Alors,  une  heure  durant,  les  pauvres  gens 
entendent  démontrer,  d'abord  que  Dieu  n'existe  pas,  et  ensuite 
qu'il  faut  se  révolter  énergiquement  contre  lui.  Es^ce  là  un  pays  à 
abandonnera  lui-même?  Est-ce  là  un  pays  qui  puisse  impunément 
donner  &  tous  les  autres  le  meilleur  de  son  apostolat?  Ne  mérite-t-il 
pas  au  contraire  que  les  âmes  religieuses  sacrifient  tout  ce  qu'elles 
pourront  de  leurs  préférences  et  de  leurs  plus  belles  traditions  pour 
aviser  à  la  tâche  urgente  de  restaurer  en  lui  le  christianisme? 


Les  éléments,  certes,  ne  manquent  pas.  Des  deux  formes  du 
dévouement  catholique  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  le  dévoue- 
ment congréganiste  et  le  dévouement  laïques,  le  premier  est  menacé 
dans  sa  liberté  plus  que  jamais;  mais,  Dieu  merci,  le  second  est  en 
mesure  d'échapper,  et,  depuis  une  année  surtout,  il  a  agi. 

Dans  un  milieu  que  je  viens  de  dépeindre  sous  des  couleurs 
vraies,  mus  peu  riantes,  on  a  vu,  je  ne  dirai  pas  des  audaces,  mais 
des  initiatives  et  des  courages  qui  ont  donné  des  résultats  exem- 
plaires. Des  demoiselles  de  familles  bourgeoises  ne  se  sont  pas 
contentées  de  recueillir  des  souscriptions,  elles  ont  fait  plus  et 
mieux  :  elles  se  sont  rendues  elles-mêmes  dans  les  villages,  dont 
l'appoint  donné  ou  refusé  à  la  cause  maçonnique,  devait  déterminer 
la  victoire  ou  la  défaite.  Elles  ont  été  de  maison  en  maison,  et  elles 
ont  modifié  la  majorité  de  manière  à  faire  changer  la  députation  de 
l'arrondissement.  Ces  efforts-là  ont  été  faits  en  cent  endroits,  et  ils 
seront  renouvelés,  car  il  faut  bien  se  persuader  que,  plus  faciles, 
en  définitive,  que  les  gros  dons  pécuniaires,  ils  rendent  incontes- 
tablement plus  de  services. 

Le  gouvernement  osera- t-ii  fermer  les  établissements  créés  pour 
les  malades?  On  ne  peut  répondre  de  rien.  11  y  a  cependant  quel- 

*  Après  avoir  fait  inutilement  courir  le  bruit  que  les  missionnaires 
avaient  été  arrêtés  pour  actes  criminels,  à  leur  sortie  du  pays. 


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EN  FRANCE  441 

ques  chances  pour  que,  provisoirement,  la  plupart  de  ces  fonda- 
tions subsistent  encore.  Ce  n'est  donc  pas  de  ce  côté-là  qu'il  est 
le  plus  urgent  d'aviser.  Le  cas  échéant,  les  exemples  donnés  depuis 
longtemps  par  des  veuves  vivant  dans  le  monde  (j'ai  nommé  les 
Dames  du  Calvaire)  ne  seront  certainement  pas  perdus. 

A  l'heure  tout  à  fait  actuelle,  n'avons-nous  pas  dans  l'élan  des 
institutrices  volontaires  le  gage  inattendu  d'un  zèle  aussi  précieux? 
Il  est  acquis  que,  malgré  son  esprit  de  persécution,  le  gouvernement 
n'ose  point  pousser  l'arbitraire  à  l'égard  des  congrégations  dis* 
soutes  au  delà  de  l'interdiction  d'enseigner  dans  l'endroit  même  où 
était  l'école  frappée.  Ceux  et  celles  qui  étaient  hier,  ceux  et  celles 
qui  allaient  être  demain  des  congréganistes  seront  légion.  C'est 
uoe  force  qu'il  importe  de  ne  pas  laisser  se  perdre  en  l'aban- 
donnant à  l'inspiration  ou  à  la  fantaisie  individuelle. 

Mais  l'enseignement  libre  retiendra-t-il  longtemps  celles  qui 
viennent  de  *e  faire  inscrire  ainsi  1rs  premières?  Il  faut  tenir 
compte  des  intérêts,  des  liens  de  famille,  de  toutes  ces  nécessités 
enfin  dont  elles  viennent  de  subordonner  les  eiigences  à  la 
noblesse  de  leur  pieux  désir.  Quoi  qu'il  arrive  par  la  suite,  elles 
auront  rendu  un  service  immense;  elles  auront  ouvert  la  brèche 
et  planté  le  drapeau.  Les  suivront  celles  qui  se  sentent  une  voca- 
tion et  veulent  tourner  correctement  les  difficultés  du  moment. 
Les  sectaires  verront  s'il  est  plus  facile  de  venir  à  bout  d'une  per- 
sonne libre,  usant  du  droit  commun,  que  de  congrégations  obligées 
à  mille  ménagements  dans  l'intérêt  de  la  communauté  tout  entière. 

A  ce  sujet,  M.  Clemenceau  devrait  bien  raconter  à  M.  Combes 
ce  que  le  hasard  me  permit  d'entendre  de  sa  bouche  même  en  une 
réunion  «  choisie  »  l.  En  1871,  M.  Clemenceau  était  adjoint  au 
maire  de  Montmartre.  A  peine  installé  «  par  délégation  du  peuple  », 
il  avait  pris  la  résolution  de  séparer  l'Eglise  de  l'Etat,  à  Mont- 
martre, —  je  ne  fais  que  résumer  son  récit,  débité  de  très  bonne 
humeur,  et  je  lui  laisse  la  responsabilité  de  certains  détails.  —  Il 
commença  donc  par  les  écoles,  et  s'en  fut  tout  de  suite  chez  les 
Frères  pour  leur  annoncer  que  dorénavant  le  catéchisme  ne  devrait 
plus  ni  s'enseigner  ni  se  réciter  ailleurs  que  dans  les  églises;  à 
l'école,  c'était  une  perte  de  temps  et  un  outrage  à  la  neutralité. 
«  Monsieur  l'adjoint,  répondit  (paraît-il)  le  cher  Frère,  il  est  cer- 
tain que  H.  le  curé  et  MM.  les  vicaires  font  le  catéchisme  beaucoup 
mieux  que  nous.  En  nous  abstenant,  nous  leur  donnerons  un 
surcroît  de  travail,  mais  ils  ont  assez  de  dévouement  pour 
l'accepter,  et  ainsi  nous  ne  porterons  pas  tort  à  nos  enfants.  Nous 

4  Etaient  présents  MM.  Floquet,  Goblet  et  cinq  ou  six  autres  hommes 
politiques. 

10  kovbmbrb  1902.  29 


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442  L'AVENIR  DES  CONGRÉGATIONS 

allons  donc  nous  conformer  à  vos  ordres,  et  nous  emploierons  le 
temps  du  catéchisme  à  d'autres  exercices.  »  Bon  début!  se  dit  la 
future  terreur  des  ministères  opportunistes.  Et  il  alla  aussitôt 
frapper  à  la  porte  d'une  vieille  demoiselle  qui  tenait  école.  Il  lui 
répéta  son  boniment.  Mais  il  s'était  à  peine  expliqué  qu'il  recevait 
une  réponse  d'une  autre  sorte.  «  Monsieur,  dit  en  se  redressant 
la  pauvre  laïque,  sachez  bien  que  si  vous  voulez  m'empècher 
d'expliquer  le  catéchisme,  il  faudra  que  vous  me  tuiez!...  etc.  » 
Sur  ce,  M.  Clemenceau  battit  en  retraite,  rentra  dans  sa  mairie  et 
abandonna  sa  campagne  de  laïcisation.  Quant  à  moi,  je  ne  veux 
pas  conclure  de  cette  histoire  que  les  institutrices  laïques  ensei- 
gneront mieux  la  religion  que  les  congréganistes,  mais  enfin  elles 
se  gêneront  beaucoup  moins  pour  dire  à  leurs  élèves  une  bonne 
partie  de  ce  qu'elles  pensent,  et  elles  ne  feront  qu'user  de  leur  droit. 

Pour  la  formation,  bonne  ou  mauvaise,  de  l'enfance,  l'école  n'est 
pas  tout.  C'est  dans  les  années  qui  la  suivent  immédiatement  que 
l'élève,  ou  abandonné  à  lui-même  (car  la  famille  d'aujourd'hui  est 
trop  occupée  hors  de  chez  elle  pour  pouvoir  achever  de  l'élever), 
ou  soutenu  par  un  patronage  intelligent  et  cordial,  prépare  sa 
véritable  destinée.  Le  plus  grand  tort  de  l'école  neutre  a  été 
jusqu'ici,  non  de  donner  aux  enfants  des  idées  vraiment  corrup- 
trices *,  mais  de  ne  pas  leur  donner  d'idées  du  tout  sur  les  choses 
que  nous,  chrétiens,  nous  considérons  comme  essentielles.  Son 
crime,  c'est  de  lancer  les  adolescents  dénués  de  toute  ^ide  morale 
habituelle  dans  un  milieu  où  les  dangers  se  multiplient  et  se  parent 
de  tout  ce  qui  peut  séduire  les  sens  et  l'imagination  de  natures 
précoces.  Si  l'on  avait  à  choisir  entre  des  écoles  religieuses  suivies 
d'un  délaissement  complet  ou  des  écoles  laïques  suivies  d'un  patro- 
nage bien  dirigé,  je  n'hésiterais  pas  pour  ma  part,  et  c'est  la 
seconde  solution  que  je  préférerais.  Je  n'étonnerai  ici,  j'en  suis 
sûr,  aucun  de  ces  prêtres  et  de  ces  admirables  étudiants,  et  de 
ces  vaillantes  jeunes  filles  qui,  dans  nos  grandes  villes,  ont  créé 
tant  de  patronages,  destinés,  la  plupart  du  temps,  aux  enfants  des 
écoles  laïques.  Voilà  donc  une  tâche  qui  s'impose  comme  plus  urgente 
que  jamais  et  pour  laquelle,  grâce  â  Dieu,  nous  sommes  préparés. 

Nous  le  sommes  aussi  pour  plus  d'une  intervention  se  greffant 
sur  le  patronage,  offrant  à  ceux-ci  les  moyens  d'acquérir  une 
instruction  complémentaire,  proposant  â  ceux-là  des  exercices  de 
piété  qui  entretiennent  le  feu  sacré,  agissent  par  l'exemple,  forti- 
fient les  sentiments  religieux  par  l'abolition  du  respect  humain, 
par  la  confiance  que  communique  le  sentiment  d'une  union  dont 

4  Depuis  un  au  ou  deux,  il  y  a  de  graves  réserves  à  faire  pour  les  jeunes 
adjoints  surtout.  Ceux-là  se  mettent  à  enseigner  positivement  le  mal. 


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EN  FRANGE  443 

l'amour  de  Dieu  et  du  prochain  forment  l'indestructible  ciment. 

Dans  les  constructions  déjà  si  puissantes  de  cette  complexe 
entreprise,  les  ordres  religieux  nous  ont  été  d'un  secours  inappré- 
ciable. Supposons  qu'ils  soient  en  grande  majorité  bannis  ou 
dissous,  quel  est  notre  devoir?  Avant  tout,  de  ne  pas  oublier  leurs 
bienfaits  et  de  ne  pas  croire  que  le  monde  catholique  soit  appelé  à 
ouvrir  sans  eux,  et,  à  plus  forte  raison,  contre  eux,  une  ère  abso- 
lument nouvelle.  S'il  en  est  qui  restent  parmi  nous,  soutenons-les 
comme  des  corps  d'élite  représentant  les  traditions.  Avec  ceux  qui 
les  guident,  entretenons,  où  qu'ils  soient,  des  relations  qui  nous 
permettent  de  profiter  de  leur  expérience  et  de  leurs  vertus. 
Croyons  que,  dans  l'avenir  même,  la  société  aura  toujours  besoin 
de  ces  hommes  et  de  ces  femmes  abandonnant  tout,  soit  pour  la 
prière,  soit  pour  la  charité  active  et  complètement  désintéressée. 
Restons  convaincus  que,  pour  un  certain  nombre  de  ces  natures, 
il  sera  toujours  utile  de  pouvoir  se  réserver  des  séjours  où  tout  les 
confirme  dans  leur  vocation  disciplinée.  On  n'abolit  pas  à  volonté 
vingt  siècles  d'expérience  religieuse;  on  ne  refait  pas  à  sa  fantaisie 
ce  qu'a  fait  l'Eglise  catholique. 

Biais  ceci  bien  entendu,  comment  suppléer  à  ce  qui  risque  si 
fort  de  nous  manquer  demain?  C'est  là  la  question  la  plus  délicate; 
mais  la  difficulté,  loin  de  nous  conseiller  l'abstention,  nous 
commande  un  effort  méthodique  et  surtout  persévérant. 

Voyons  d'abord  ce  que  nous  avons.  Les  tiers-ordres  ne  sont  pas 
d'hier,  ils  ont  déjà  fait  beaucoup  pour  le  salut  de  la  chrétienté. 
Ecoutons  leur  historien  :  «  L'Eglise,  violemment  attaquée  par  de 
nombreux  ennemis,  subissait,  dans  une  partie  de  la  France  et  de 
l'Italie,  une  persécution  déclarée  :  les  temples  étaient  profanés, 
le  service  divin  interrompu,  les  prêtres  poursuivis  et  massacrés, 
les  monastères  dévastés,  les  fidèles  obligés  de  se  soustraire  par  la 
fuite  ou  l'apostasie  aux  plus  indignes  traitements;  et  l'hérésie 
triomphante  des  Albigeois,  envahissant  tout  le  midi  de  la  France, 
menaçait  la  société  de  la  livrer  aux  doctrines  infâmes  et  subver- 
sives du  manichéisme...  La  spoliation  des  biens  ecclésiastiques 
avait  réduit  le  clergé  à  la  misère  et  soulevé  contre  lui  les  haines 
implacables,  parce  qu'elles  étaient  intéressées,  de  ceux  qui  l'avaient 
dépouillé1...  C'est  dans  le  but  de  résister  à  l'oppression  que 
saint  Dominique  institua  une  association  composée  d'hommes 
vivant  dans  le  monde,  mais  fermes  dans  la  foi,  qui  s'engageaient 

1  C'est  ainsi  qu'au  cours  du  dix-neuvième  siècle,  les  haines  d'une  trop 
grosse  partie  de  la  nouvelle  bourgeoisie  française  ont  été  entretenues  par  le 
souvenir  (mêlé  de  remords  et  de  crainte)  de  la  vente  des  biens  dits 
nationaux. 


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444  L'AVENIR  DES  CONGRÉGATIONS 

à  défendre  la  liberté  de  l'Eglise  par  tous  les  moyens  en  leur  pou- 
voir, par  leurs  prières,  leurs  aumônes  et  leurs  bonnes  œuvres. 
Le  saint  avait  tracé  pour  cette  société  nouvelle  qui  n'était  ni  le 
monde  ni  le  cloître,  et  qui  participerait  de  l'un  et  de  l'autre,  des 
règles  appropriées  à  sa  double  destination  et  qui  en  assujettissaient 
les  membres  à  des  pratiques  de  piété  et  de  mortification  religieuse 
compatibles  cependant  avec  les  devoirs  ordinaires  de  la  vie  domes- 
tique et  civile,  » 

Telle  fut  l'origine  des  tiers-ordres,  dont  les  règlements  ont  pu 
être  remaniés  plus  d'une  fois  pour  répondre  aux  exigences  des 
temps.  Us  se  développèrent  à  un  point  tel  que  Pierre  des  Vignes, 
chancelier  de  l'empereur  schismatique  Frédéric  II,  pouvait  écrire 
à  son  maître  :  «  Les  Frères  Mineurs  et  les  Frères  Prêcheurs  se 
sont  élevés  contre  nous,  et  voilà  que,  pour  énerver  encore  plus 
notre  puissance  et  nous  priver  du  dévouement  des  peuples,  ils  ont 
créé  deux  nouvelles  fraternités,  dans  lesquelles  ils  admettent  si 
universellement  les  hommes  et  les  femmes  qu'à  peine  se  trouve- 
t— il  une  personne  qui  ne  fasse  partie  de  l'une  ou  de  l'autre  et  dont 
le  nom  n'y  soit  inscrit.  » 

Rappeler  ces  souvenirs,  n'est-ce  pas,  dira- 1- on,  désigner  d'avance 
ces  unions  à  quelque  accès  nouveau  de  fureur  légiférante  ou  de 
délire  interprétatif  par  voie  de  circulaire?  La  réponse  est  facile. 
D* abord,  les  innombrables  éditions  des  Manuels  des  Frères  et 
Sœurs  des  tiers-ordres  font,  à  n'en  pas  douter,  le  plus  incontes- 
table ornement  de  la  bibliothèque  officielle  à  la  direction  des 
cultes.  Puis  si,  pour  nous  servir  d'une  arme  utile,  nous  attendions 
que  le  pouvoir  nous  en  garantisse  l'usage,  autant  vaudrait  tendre 
le  cou  tout  de  suite.  Récemment,  je  le  sais,  à  une  personne  faisant 
sa  déclaration  pour  l'ouverture  d'une  école  libre,  le  plumitif  chargé 
de  lui  délivrer  le  récépissé  lui  posa  cette  question  :  «  Etes -vous 
d'un  tiers- ordre?  »  Il  a  même  ajouté,  parait- il  :  «  Etes- vous 
enfant  de  Marie?  »  et  il  a  déclaré  qu'être  mère  de  cinq  enfants 
n'était  pas  du  tout  une  garantie  de  laïcité. 

Souhaitons  à  ce  zélé  fonctionnaire  d'être  bientôt  nommé  officier 
d'académie,  car  il  le  mérite.  Mais  enfin,  on  n'en  est  pas  encore 
venu  à  tirer  de  la  déclaration  des  Droits  de  l'homme  la  nécessité, 
pour  des  personnes  vivant  dans  le  monde,  exerçant  une  profession, 
usant  de  tous  leurs  droits  civils  et  politiques,  de  rendre  compte  à 
l'Etat  de  leurs  relations  et  de  leur  manière  de  prier.  Le  jour  où 
l'on  en  sera  là,  eh  bienl  nous  le  verrons  et  nous  aviserons.  En 
attendant,  il  faut  être  convaincu  que  la  prudence  ne  commande 
pas  d'avoir  peur  et  encore  moins  de  paraître  avoir  peur. 

Les  tiers-ordre3  connus  du  monde  entier  sont-ils  le  seul  mode 


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Bfl  FRANCE  415 

d'association  où  puissent  entrer  utilement  ceux  qui  vont  voir  se 
fermer  devant  eux  tant  de  portes  conventuelles?  D'un  côté,  la  loi 
Waldeck- Rousseau,  si  dure  pour  les  congrégations,  n'a  pu  priver 
les  laïques  du  droit  de  former  des  associations  même  religieuses.  Il 
faut  donc  savoir  se  servir  de  cette  loi  ;  car,  sous  ce  rapport,  au  témoi- 
gnage des  gens  les  plus  compétents,  elle  réserve  des  trouvailles  ou 
des  surprises  heureuses  à  ceux  qui  se  donneront  la  peine  de 
chercher.  D'autre  part,  la  souplesse  de  la  direction  et  de  la  disci- 
pline catholiques  permet  bien  des  formes  d'unions  et  de  concours. 

On  a  jugé  jusqu'ici  qu'il  était  bon  d'avoir  à  respecter  et  & 
honorer  des  costumes  spéciaux.  Peut-être  en  at-on  quelque  peu 
abusé.  Peut-être  le  désir  de  bien  marquer  sa  personnalité  religieuse 
et  de  multiplier  les  ornements  symboliques  a-t-il  inspiré  des  inven- 
tions un  peu  enfantines  et  ayant  le  tort  de  trop  attirer  l'attention 
des  malveillants.  Mais  enfin,  il  n'y  a  rien  là  d'essentiel.  Tout  le 
monde  le  sait,  le  costume  des  Franciscains  était  simplement  le 
costume  de  certains  paysans  italiens  du  moyen-âge;  le  costume  des 
Filles  de  la  Charité  était  celui  de  la  femme  bourgeoise  au  temps 
de  la  Fronde.  Il  n'est  pas  jusqu'au  vêtement  des  Carmélites  qui, 
au  cours  d'une  excursion  dans  des  parties  plus  retirées  de 
l'Espagne,  n'apparaisse  comme  assez  peu  distinct,  en  sommé,  de 
l'habillement  féminin  tel  qu'il  pouvait  être  autrefois  dans  la 
Castille.  La  mode  a  subi  dans  le  monde  des  changements  fréquents; 
les  moines  n'en  sont  pas  responsables,  et  leur  fidélité  aux  usages 
contemporains  de  leurs  fondateurs  ne  mérite  pas  d'être  interprétée 
comme  une  rupture  si  intransigeante  avec  la  société  de  leur 
époque.  Donc  on  comprend  très  bien  que  des  personnes  désireuses 
de  mener  une  vie  conforme  à  leur  conscience  et  dont  ils  n'ont  de 
compte  à  rendre  à  personne,  prennent  cependant  le  costume  de 
tout  le  monde.  Les  anticléricaux  du  jour  paraissent  attacher  une 
grande  importance  &  ces  marques  extérieures  d'une  manière  de 
sentir  et  d'une  manière  de  vivre  qui  les  choquent.  Si,  —  principe 
mis  à  part,  —  on  leur  fait  cette  concession,  n'est- il  pas  juste 
qu'elle  soit  payée  de  quelque  avantage?  On  comprend  à  la  rigueur 
que  ceux  qui  s'habillent  d'une  façon  particulière  s'entendent  dire  : 
«  Vous  vous  dénoncez  vous-mêmes  comme  une  des  congrégations 
que  nos  lois  récentes  ont  visées.  »  Mais  les  autres  qui  circulent, 
comme  tout  honnête  citoyen  dans  nos  rues  et  offrent  leurs  services 
à  qui  les  veut,  ne  sauraient  être  inquiétés  sans  une  inquisition 
préventive  absolument  arbitraire. 

Cherchera- t-on  s'il  y  a  entre  ces  personnes  quelques  liens,  si 
quelques-unes  d'entre  elles  habitent  ensemble,  si  elles  travaillent 
à  une  même  œuvre?  Mais  tout  cela  existe  entre  des  gens  qui  ne 


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446  L'AVENIR  DIS  COftGtttGATIOKS 

forment  même  pas  une  association,  an  sens  juridique.  Tels  les 
élèves  internes  des  écoles  normales  de  l'Etat  (qui  ont  pris  l'enga- 
gement de  servir  l'enseignement  pnblic  pendant  dix  années);  tels 
ceux  de  leurs  professeurs,  directeurs  et  économes  qui  vivent  en- 
semble dans  l'établissement;  tels  les  vicaires  d'une  paroisse  qui 
habitent  le  même  presbytère  et  y  ont  une  table  commune.  Mettons 
que  ce  soient  là  des  associations;  en  tous  cas,  elles  sont  légales. 
Pourquoi  donc  ne  verrions- nous  pas  des  jeunes  filles  indépen- 
dantes se  préparer  ensemble  &  l'enseignement  chrétien  dans  une 
même  école  normale  libre  et  quelques-unes  d'entre  elles  partager 
ensuite  le  soin  d'un  même  enseignement  dans  une  école  primaire 
ou  secondaire?  C'est  évidemment  dans  ce  sens  que  les  amis  de 
l'enseignement  et  des  œuvres  catholiques  doivent  travailler  sans 
relâche.  Quant  à  assurer  à  ce  personnel  tout  ce  qu'il  réclame  d'es- 
prit de  suite,  de  discipline  et  de  bonne  entente,  il  me  semble  que 
l'Eglise,  avec  l'organisation  de  sa  vie  séculaire  et  ses  méthodes  si 
éprouvées,  n'a  plus  à  en  chercher  les  moyens. 

Ces  moyens  seront-ils  certains  engagements  *  et,  pour  dire  le 
mot,  certains  vœux?  Mais  depuis  que  le  catéchisme  se  distribue  et 
se  récite,  tout  chrétien  sait  qu'une  personne  individuelle,  vivant 
dans  la  société  laïque,  ressemblant  enfin  à  tout  le  monde  dans  tout 
ce  qui  regarde  la  loi  civile,  est  toujours  maîtresse  de  s'engager 
elle-même  par  un  vœu  dans  le  for  intérieur  de  sa  conscience.  Qui 
peut  lui  en  demander  compte  dans  l'Etat?  Qui  a  le  droit  de  s'en- 
quérir auprès  des  gens  s'ils  ont  les  mêmes  jours  de  jeûnes  ou  les 
mêmes  jours  de  bombances,  les  mêmes  soirées  aux  Français  et  à 
l'Opéra  ou  les  mêmes  heures  d'adoration  dans  une  église  et  les 
mêmes  heures  pour  les  visites  des  pauvres? 

Supposez  que  les  membres  des  sociétés  de  Saint- Vincent  de  Paul 
se  laissent  persuader  qu'ils  doivent  s'engager  à  la  régularité  de 
leurs  réunions  et  de  leurs  visites  par  des  vœux  positifs,  en  quoi 
deviendraient-ils  une  congrégation  ou  représenteraient-ils,  par 
fraude,  une  congrégation  disparue?  On  serait  bien  embarrassé  de 
le  leur  prouver,  à  ceux  qui  resteraient  d'ailleurs,  l'un  ingénieur, 
l'autre  médecin,  celui-ci  avocat,  celui-là  négociant.  Ce  n'est  ici 
sans  doute  qu'une  hypothèse  et  une  hypothèse  dont  la  réalisation 

1  Au  moment  où  j'écris  ces  ligues,  on  me  fait  l'honneur  de  me  demander 
mon  concours  pour  une  société  antialcoolique,  dont  S.  Em.  le  cardinal 
Langénieux  est  président  d'honneur;  une  des  conditions,  -—  et  elle  est, 
m'assure- t-on,  inexorable,  —  est  de  prendre  et  de  tenir  rengagement  de  ne 
jamais  faire  usage  de  boissons  distillées.  Serait-ce  là  un  vœu?  fit  la 
société  mériterait-elle  donc  d'être  dissoute  comme  une  congrégation 
déguisée  ? 


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EN  FRANCE  447 

ne  parait  pas  réclamée.  Biais  il  ne  manque  pas  de  célibataires  des 
deux  sexes  qui  pourraient  s'en  inspirer  utilement.  Qui  les  empê- 
cherait d'adopter  pour  devise  cette  parole  du  Christ  dans  saint 
Jean  :  «  Je  ne  demande  pas  qu'ils  soient  séparés  du  monde,  mais 
qu'ils  soient  préservés  du  mal...  »  Il  est  permis  d'ajouter  :  «  Et 
qu'ils  travaillent  &  en  préserver  les  autres  ».  Pour  des  chrétiens 
restant  dans  leur  famille,  que  de  tâches  à  accomplir  tous  les  jours 
et  auxquelles  suffirait  certainement  le  temps  qu'on  cesserait  de 
perdre  en  agitations  convenues,  factices...  et  ennuyeuses  1  Recher- 
cher les  enfants  qui  n'ont  pas  été  baptisés  ou  qui  n'ont  pas  fait 
leur  première  communion,  offrir  à  leurs  parents  des  facilités  qu'ils 
ignorent  ou  méconnaissent,  faire  le  catéchisme  ou  en  compléter  la 
connaissance...  Je  m'arrête,  tant  ces  bienfaits  et  une  foule  d'autres 
analogues  sont  connus...  Il  n'est  nullement  interdit  de  les  multiplier. 

N'y  aura-t-il  aucune  difficulté  grave?  Hélas  I  en  général,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  difficile  au  monde,  c'est  de  faire  le  bien.  Qui  ne  le  sait? 
Au  programme  qui  vient  d'être  esquissé  on  peut  particulièrement 
objecter  que'beaucoup  de  jeunes  gens  et  surtout  de  jeunes  filles 
de  situation  médiocre,  ayant  à  peu  près  renoncé  à  toute  profession 
lucrative,  n'auront  pas,  pour  cette  existence  de  dévouement,  les 
ressources  de  la  vie  de  communauté.  Assurément!  Et  c'est  là  ce 
qui,  — quoi  que  nous  fessions,  —  rend  la  persécution  d'aujourd'hui 
si  barbare  dans  tous  les  sens  du  mot!  Mais  alors,  c'est  le  cas  de 
s'ingénier  plus  que  jamais  à  triompher  de  la  difficulté.  Pourquoi 
ces  jeunes  filles  riches,  désormais  empêchées  d'entrer  comme  elles 
le  faisaient  dans  ces  congrégations  maintenant  dissoutes  ou  exilées, 
ne  s'adjoindraient-elles  pas  des  compagnes?  Aucune  loi  ne  leur 
défend  d'avoir  trois,  quatre  «  officieuses  »,  comme  on  disait  sous  le 
Directoire.  Aucune  loi,  j'imagine,  ne  peut  les  empêcher  de  traiter 
comme  elles  l'entendent  leurs  demoiselles  de  compagnie,  femmes 
de  chambre,  lectrices  ou  intendantes.  Nous  sommes  en  démocratie 
et  sous  un  régime  égalitaire.  Pourquoi  donc  les  compagnes  choisies 
ne  se  donneraient-elles  pas  aux  mêmes  œuvres  de  prière  ou  de 
charité?  Qu'on  le  sache  bien,  ceci  n'est  pas  une  utopie. 

Nous  avons  tous  vu  des  religieuses  apportant  à  leurs  congréga- 
tions de  belles  dots;  nous  en  avons  vu  quelques-unes  consacrer 
ces  dots  à  l'érection  d'une  belle  chapelle,  &  l'entretien  d'un  luminaire 
somptueux,  bref,  à  tout  ce  que  j'appellerai  le  luxe  de  la  dévotion. 
Je  ne  les  en  blâme  pas.  Tout  ce  que  l'économie  politique  allègue 
en  faveur  des  différentes  formes  du  luxe  soit  privé,  soit  public, 
peut  se  dire  de  celle-ci,  et  elle  ne  serait  pas  embarrassée  pour  faire 
valoir  d'autres  justifications.  Mais  enfin  ce  n'est  peut-être  pas  trop 
le  moment  de  faire  des  générosités  de  cette  nature  :  celles  que 


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448  L'AYWIR  DES  CONGRÉGATIONS 

nous   venons    d'indiquer    les    remplaceraient    avec    avantage. 

Serait-ce  maintenant  une  utopie  que  de  dire  ce  qui  soit?  Jus- 
qu'ici on  a  considéré  avec  une  certaine  défiance  une  personne  qui, 
étant  entrée  dans  la  vie  religieuse,  en  sort  définitivement  :  elle  a 
toujours  plus  ou  moins  la  réputation  d'une  défroquée.  C'est  une 
des  nombreuses  hypocrisies  du  monde.  Pour  savoir  si  cette  réputa- 
tion est  méritée,  il  faudrait  connaître  les  motifs  intérieurs  de 
chacune,  et  il  est  évident  qu'on  ne  le  peut  pas.  Un  tel  argument 
est  surtout  téméraire  depuis  que  les  communautés  ne  connaissent 
plus  guère  que  des  vœux  temporaires,  au  moins  pendant  une 
longue  suite  d'années.  Mais  il  le  deviendra  plus  encore,  s'il  est  pos- 
sible, quand  l'exil,  quand  la  spoliation  sous  prétexte  d'impôt,  quand 
la  tracasserie  tyrannique  sous  prétexte  d'inspection,  auront  obligé 
l'Eglise  à  inventer  de  nouvelles  formes  intermédiaires  entre  la 
charité  isolée  de  chaque  laïque  et  une  vie  de  communauté  perpé- 
tuelle. Dès  lors,  pourquoi  des  jeunes  filles,  n'ayant  pas  du  tout 
renoncé  à  se  marier  &  un  âge  raisonnable,  ne  s'imposeraient-elles 
pas  à  elles-mêmes  l'engagement  de  concourir  d'une  certaine, 
manière  aux  œuvres  de  l'Eglise  pendant  trois,  quatre  ou  cinq  ans? 
Ce  serait  pour  elles  une  sorte  de  «  service  »  catholique,  analogue 
au  service  militaire  que  leurs  frères  accomplissent  avant  de  pouvoir 
disposer  librement  d'eux-mêmes. 

Je  crois  qu'il  y  a  quelque  part  des  jeunes  gens  qui,  avants  — 
ou  peut-être  après,  —  ce  service  patriotique,  se  sont  imposé  une 
tâche  spéciale,  une  règle  particulière,  une  méthode  de  vie  et 
même,  —  ce  qui  est  plus  audacieux,  —  un  costume.  On  dit  qu'ils 
servent  de  jeune  garde,  libre  et  laïque,  â  une  œuvre  qui  n'est  ni 
moins  libre  ni  moins  laïque.  On  dit  qu'ils  ont  un  aumônier  et 
qu'ils  ont  même  â  faire  des  vœux  surérogatoires  pour  le  temps 
que  durera  leur  mission  volontaire.  Or,  rien  de  tout  cela  ne  les 
empêche  d'être  de  véritables  étudiants  en  lettres,  en  droit,  en 
médecine,  et  rien  de  tout  cela  ne  les  empêchera  de  se  classer 
dans  la  société  proprement  dite.  Il  n'y  a  donc  rien  d'impossible  à 
ce  que  cet  exemple  soit  imité. 

A  ces  métamorphoses  partielles  de  la  vie  religieuse,  y  aurait-il 
des  avantages  de  nature  à  consoler  sérieusement  l'Eglise? 

Peut-être  y  aurait-il  d'abord  celui-ci,  de  renforcer  la  vie  parois- 
siale :  elle  n'est  pas  sans  en  avoir  quelque  peu  besoin.  Certes, 
je  ne  méconnais  pas  ce  que  l'énormité  des  paroisses  urbaines, 
comptant  jusqu'à  cinquante  ou  soixante  mille  âmes1,  réclament 
de  chapelles  de  secours.  D'autre  part,  il  est  des  œuvres  qui  aiment 

*  Saint  Ambroise  en  a  même  quatre- vingt  mille. 


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EN  FRANGE  449 

à  être  chez  elles  et  qui  doivent  s'en  trouver  réellement  bien.  Hais 
il  est  certain  aussi  que  le  centre  de  la  vie  catholique  doit  être 
avant  tout  dans  la  paroisse  et  que  c'est  de  là  que  part,  quand  on 
le  veut  bien,  l'action  destinée  à  ressaisir  et  à  garder  le  plus  sûre* 
ment  les  familles  populaires.  Eu  définitive,  il  faut  aujourd'hui 
rappeler  aux  masses  le  chemin  de  l'église  où  l'on  se  marie,  où 
l'on  baptise  les  enfants,  où  ils  font  leur  première  communion  : 
c'est  là  que  le  père,  la  mère  et  les  enfants  peuvent  être  le  moins 
déshabitués  de  venir  ensemble,  ce  qui  est  le  fondement  sur  lequel 
tout  le  reste,  si  bon  qu'il  soit,  doit  être  nécessairement  édiûé.  Or, 
si  ces  associations  pieuses  évitent,  comme  elles  seront  bien  obli- 
gées de  le  faire,  tout  ce  qui  les  exposerait  à  passer  pour  des 
congrégations  défendues,  n'est-ce  pas  dans  la  paroisse,  autour 
de  son  curé,  qu'elles  grouperont  le  mieux  leurs  efforts? 

Elles  pourront  rendre  un  autre  service.  Il  y  a  environ  cinq  ou 
six  ans,  un  Chartreux  du  nord  de  la  France  publiait  une  petite 
brochure  qui  fit  quelque  bruit.  Elle  était  intitulée  :  A  reculons! 
L'auteur  s'efforçait  de  démontrer  que  la  charité  contemporaine 
tournait  le  dos  à  la  vérité  en  multipliant  ses  secours  sous  une 
forme  qui  désagrégeait  les  familles.  A  chaque  difficulté,  assistance 
et  bienfaisance  intervenaient  pour  élever,  pour  garder,  pour  ins- 
truire, pour  soigner,  pour  corriger  séparément  des  enfants  dont 
les  parents  n'avaient  plus  dès  lors  à  s'occuper.  Il  ajoutait  que  la 
charité  catholique  avait  fait  à  cet  esprit  du  siècle  beaucoup  trop 
de  concessions... 

Ici,  je  le  sais,  ces  critiques  n'étaient  pas  sans  appeler  quelques 
réponses  contenant  plus  que  des  excuses.  On  pouvait  objecter 
que  la  charité  n'était  pas  toujours  libre  de  ses  méthodes  et  que, 
lorsqu'elle  trouvait  la  famille  déjà  dissociée  par  des  conditions 
économiques,  sociales,  politiques,  nées  elles-mêmes  d'une  longue 
série  de  circonstances  complexes,  il  fallait  bien  aller  au  plus  pressé 
et  ne  pas  pousser,  par  le  refus  intransigeant  d'une  aide  impar- 
faite, à  une  désagrégation  plus  grave  encore.  Mais  enfin  le  cri 
d'alarme  était  utile  et  il  y  a  lieu  d'y  faire  droit,  autant  que  possible. 
Ne  sera-ce  pas  en  tenir  un  compte  équitable  et  efficace  que  de 
disséminer  dans  les  paroisses  bien  des  dévouements  cessant  de  se 
concentrer  dans  l'intérieur  de  communautés  fermées?  Il  est  impos- 
sible, par  exemple,  de  ne  pas  avoir  de3  orphelinats.  Mais  pour 
lutter  contre  les  accaparements  et  surtout  l'oppression  de  l'assis- 
tance publique,  il  est  urgent  d'avoir  des  comités,  paroissiaux  dans 
les  villes,  cantonaux  dans  les  campagnes,  qui  organisent  un  place- 
ment familial  libéré  de  toutes  les  infamies  de  l'heure  présente1. 

1  Je  me  permets  de  renvoyer  sur  cette  question  à  un  volume  que  je  vais 


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450  L'AVOIR  DIS  COKfiRÉGiTlONS  EN  FRANGE 

Si  l'on  applique  cette  méthode  par  laquelle  des  associations 
laïques  ou  semi-laïques  monteront  la  garde  en  l'absence  des  miles 
communautés,  peut-être  trouvera-t-on  des  organisations  qui  méri- 
teront de  survivre.  Il  arrive  souvent  qu'une  institution  imaginée 
pour  tourner  une  difficulté  est  trouvée  bonne  et  qu'on  la  conserve, 
même  quand  le  péril  qui  avait  contraint  à  l'inventer  est  momen- 
tanément écarté.  En  mettant  tout  au  mieux,  l'Eglise  ne  cessera 
jamais  d'être  périodiquement  méconnue,  jalousée,  inquiétée,  per- 
sécutée. Ce  qu'elle  aura  expérimenté  avec  succès  dans  l'une  de 
ces  périodes,  elle  fera  bien  de  l'entretenir  et  de  le  perfectionner 
en  vue  des  suivantes,  car  elles  ne  sauraient  lui  manquer.  Dans 
l'intervalle,  elle  évitera  même  ces  légers  abus  et  ces  apparences 
d'une  séparation  systématique  d'avec  la  société  laïque,  qui  leur 
valent  souvent  quelques  ennemis,  —  plus  ou  moins  déguisés,  — 
de  plus.  L'ennemi  éternel,  l'ennemi  déclaré  lui  en  veut  singuliè- 
rement de  s'être  déjà  lavée  de  ce  reproche  et  d'avoir  en  même 
temps  mis  des  obstacles  redoutables  à  la  confiscation  pure  et  simple 
par  ces  alliances  dont  nous  parlions  au  commencement  de  cette 
étude.  Raison  de  plus  pour  persévérer  dans  cette  méthode  1 

Après  Iéna,  Napoléon  voulut  empêcher  la  Prusse  de  préparer, 
de  méditer  même  une  revanche.  11  lui  interdit  d'entretenir  plus 
d'un  petit  nombre,  fixé  par  lui,  de  corps  d'armée  permanents. 
Pour  remplacer  ceux  des  soldats  de  métier  qui  allaient  lui  manquer, 
que  fit  la  Prusse?  Elle  inventa  sa  landwehr,  composée  de  soldats 
restant  dans  leurs  foyers,  mais  prêts  à  se  laisser  encadrer  pour  la 
défense  de  la  patrie.  C'est  avec  cette  organisation  qu'elle  a  vaincu  à 
Leipzig  et  à  Waterloo.  Puisque  nous  avons  les  éléments  nécessaires, 
préparés  de  longue  date  par  la  collaboration  croissante  d'un  grand 
nombre  de  congréganistes  et  de  laïques,  ayons  donc,  nous  aussi, 
une  landwehr  catholique.  Faisons-la  de  plus  en  plus  solide;  et 
comme  la  Prusse  a  gardé  la  sienne  qui  l'a  conduite,  hélas I  à 
Sadowa  et  à  Sedan,  ainsi  l'Eglise  de  France  trouvera  peut-être 
bon,  même  plus  tard,  de  diminuer  quelque  peu  son  ancienne  armée 
permanente,  c'est-à-dire  ses  communautés  fermées,  et  d'entretenir 
sur  un  très  bon  pied  son  armée  de  réserve,  plus  mêlée  à  la  vie 
extérieure  de  la  nation. 

Henri  Joly. 

donner  dans  quelques  jours,  à  la  librairie  Lecoflxe,  sous  ce  titre  :  De  la 
corruption  de  ?ios  institutions. 


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LAQUELLE?1 


VII 

Angelotti  n'était  pas  content.  Les  affaires  du  prince  Montecor- 
vello  ne  prenaient  point  mine  de  s'arranger.  Elles  traînaient,  et  le 
pauvre  Angelo  commençait  à  en  concevoir  de  l'inquiétude,  d'autant 
plus  que,  ces  derniers  temps,  le  prince  était  devenu  invisible,  — 
pour  son  bailleur  de  fonds,  au  moins.  —  Malgré  son  adresse  et 
son  activité,  Angelo  ne  pouvait  parvenir  à  mettre  la  main  sur  lui 
pour  l'acculer  à  une  explication  décisive.  Se  présentait-il  au  palais 
Montecorvello,  de  si  bonne  heure  qu'il  fût,  le  prince  était  déjà 
sorti.  Et,  daps  la  journée,  aucune  chance  de  le  rencontrer  par 
hasard,  car  Angelotti  ne  fréquentait  pas  le  monde  élégant  où  le 
prince  passait  sa  vie.  Ou  plutôt,  il  n'y  fréquentait  pas  aux  mêmes 
heures,  car  Angelotti  le  connaissait  aussi,  ce  monde,  et  par  ses 
petits  côtés,  mais  on  ne  le  recevait  que  par  la  petite  porte,  celle 
des  clients  et  des  créanciers. 

Il  savait  pourtant  par  sa  police  secrète  que,  durant  les  semaines 
précédentes,  le  prince  avait  piloté  la  baronne  et  Mll6S  de  Verneuil 
à  travers  les  galeries  du  Vatican.  Il  savait  encore  que,  depuis  les 
premiers  beaux  jours,  il  avait  emprunté  un  cheval  de  sang  à 
l'un  de  ses  amis  et  suivait  régulièrement  les  courses  auxquelles 
les  jeunes  Françaises  prenaient  part  en  voiture.  Il  savait  bien 
d'autres  choses  encore;  par  exemple  que,  depuis  l'apparition 
du  brillant  et  chaud  soleil  de  mars,  la  baronne  avait  changé  ses 
heures  de  réception;  qu'elle  ouvrait  à  présent  son  salon  à  deux 
heures  et  qu'elle  avait  fait  dresser  une  tente  vaste  et  coquette  dans 
le  petit  parc,  sur  la  pelouse  ->  qu'on  y  jouait  au  tennis,  et  que  le 
prince  Montecorvello  y  passait  des  heures,  accueilli  toujours  avec 
une  courtoisie  sympathique. 

Angelotti  avait  donc  tout  lieu  d'accuser  le  prince  si  les  choses  ne 
marchaient  pas  de  façon  plus  rapide;  d'autant  qu'il  n'avait  plus 

*  Voy.  le  Correspondant  des  10  et  25  octobre  1902. 


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452  LAQUELLE? 

l'excuse  de  pouvoir  alléguer  qu'il  ne  savait  pas  laquelle  choisir 
entre  les  deux  cousines.  Depuis  une  bonne  quinzaine,  il  n'existait 
plus  de  doute  à  ce  sujet  :  de  tous  côtés,  on  assurait  que  M11'  Nellie 
de  Verneuil  était  l'héritière  de  plusieurs  millions  d'origine  amé- 
ricaine... Qu'attendait  donc  don  Cesare?  S'imaginait-il,  par  hasard, 
que  cela  durerait  longtemps  encore  et  qu'Angelotti  serait  à  perpé- 
tuité l'intendant  des  Montecorvello,  travaillant  sans  relâche  pour 
fournir  indéfiniment  au  luxe  de  leur  descendant  ruiné? 

Angelotti  se  disait  tout  cela  en  entrant  vers  quatre  heures  du 
soir  à  sa  banque.  Elle  était  installée  dans  une  maison  noire  et 
d'aspect  sordide,  dans  un  vicolo,  non  loin  du  borgo  Vecchio. 

—  Quoi  de  nouveau  aujourd'hui,  Tomaso?  dit-il  en  entrant 
à  un  vieux  caissier  au  visage  glabre,  assis  à  un  bureau  dans  une 
pièce  petite,  sombre,  et  qui  suintait  l'humidité. 

—  Rien,  signor  Angelo,  si  ce  n'est  la  visite  de  la  Révérende  Mère 
Supérieure  des  Dames  de  la  Sainte-Parole,  qui  pense  à  établir  une 
maison  d'éducation  au  Mexique,  mais  qui  n'a  pas  les  fonds  néces- 
saires. Elle  aurait  voulu  vous  en  parler,  signor  Angelo,  mais  j'ai 
répondu  à  la  vénérable  dame  que  ce  genre  d'affaires  n'était  pas  de 
celles  que  nous  pouvons  accepter...,  que  nous  ne  procurions  jamais 
d'argent,  que  nous  nous  bornions  à  recevoir  celui  dç  nos  clients 
et  à  le  faire  fructifier,  uniquement  pour  leur  rendre  service. 

—  Tu  as  bien  fait,  Tomaso,  tu  as  bien  tait  de  répondre  ainsi.  Ces 
dignes  femmes  ne  doutent  de  rien  1  mais  les  temps  sont  durs  et 
l'argent  ne  rentre  pas  dans  la  caisse  aussi  vite  qu'il  en  sort. 

—  A  propos  de  cela,  signor  Angelo,  le  prince  Montecorvello  est 
passé  par  ici  tantôt. 

—  Ah!  Et  que  voulait-il?  interrogea  anxieusement  Angelotti. 

—  Pas  grand  chose,  ricana  en  sourdine  le  vieil  employé.  Une 
petite  bagatelle  de  cinq  mille  lires  ! 

—  Cinq  mille  lires  I  s'écria  Angelotti  devenant  pourpre  de 
colère.  Cinq  mille  lires!  Et  qu'as- tu  fait?  Tu  ne  les  a  pas  données, 
j'espère? 

—  Seigneur  1  non,  je  ne  l'ai  pas  fait!  J'ai  répondu  au  prince 
que  vous  seriez  ici  ce  soir,  à  cinq  heures,  qu'il  revînt  vous  les 
demander  à  vous- môme,  mais  que  je  ne  pouvais  pas  prendre  sur 
moi  de  les  lui  avancer... 

—  C'est  bon  !  répondit  Angelotti  calmé,  en  ouvrant  la  porte  de 
son  cabinet  personnel.  Quand  le  prince  viendra,  fais-le  entrer! 

—  Cinq  mille  lires!  murmurait-il  encore  en  s'asseyant  à  son 
bureau,  qui  n'était  autre  qu'une  simple  petite  table  de  bois  blanc 
recouverte  d'une  toile  cirée  noire.  Cinq  mille  lires!  Il  va  bien,  le 
petit  prince  !  Voyons  donc  un  peu  où  nous  en  sommes,  pour  avoir 


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LAQUELLE?  453 

des  chiffres  prêts  à  lui  mettre  sous  les  yeux  tout  à  l'heure... 

Et  Angelot ti  alla  à  un  solide  coffre- fort,  qu'il  ouvrit  avec  pré- 
caution. A  l'intérieur,  on  eût  dit  une  bibliothèque  :  de  petits 
registres  s'alignaient  côte  à  côte;  c'étaient  les  obligés  d'Angelo 
Angelotti.  Chacun  d'eux  avait  son  petit  livre  et  on  y  lisait  souvent 
des  choses  bien  singulières. 

Celui  du  prince  Montecorvello  laissait  voir  des  colonnes  serrées 
de  chiffres  qui  s'allongeaient  pendant  bien  des  pages,  car  c'était 
don  Urbino  qui  l'avait  inauguré,  au  temps  où  il  vendit  ses  terres 
pour  construire  des  maisons. 

Avec  don  Cesare,  les  chiffres  ne  s'alignaient  plus  guère  que  sur 
une  seule  colonne.  De  temps  en  temps,  cependant,  un  gros  chiffre, 
précédé  d'un  signe  mystérieux,  tâchait  de  rétablir  l'équilibre.. Mais, 
depuis  plusieurs  mois,  les  avances  d' Angelotti  figuraient  seules. 
Dans  les  dernières  semaines,  notamment,  elles  s'étaient  fort  accrues 
par  suite  de  l'offre  qu'il  avait  eu  l'imprudence  de  faire  lui-même 
pour  les  irais  de  la  campagne  matrimoniale. 

A  l'heure  actuelle,  le  prince  Montecorvello  devait  près  de  cin- 
quante mille  francs  à  Angelotti. 

La  porte  du  bureau  s'ouvrit  et  don  Cesare  apparut. 

—  Ah  çàl  Angelotti,  dit-il  en  s' efforçant  de  dissimuler  sa  nervo- 
sité sous  une  apparence  de  dédain  et  de  hauteur,  qu'est-ce  que 
cela  veut  dire?  Je  passe  ici  aujourd'hui  pour  demander  une  petite 
somme  à  votre  caissier  (n'est-il  pas  convenu  que  vous  m'avancez 
ce  dont  j'ai  besoin?)  et  Tomaso  me  refuse  et  m'oblige  à  revenir 
vous  Ja  demander  à  vous  personnellement? 

—  Tomaso  a  bien  fait,  prince,  et  la  somme  n'est  pas  si  petite 
que  vous  paraissez  le  croire  :  cinq  mille  lires! 

Mais,  changeant  de  ton,  il  se  hâta  d'ajouter  : 

—  Votre  Excellence  sait- elle  combien  elle  me  doit? 

— .  Mais,  répondit  don  Cesare  interdit,  il  en  a  déjà  été  question 
il  y  a  trois  mois... 

—  Oui,  et  Votre  Excellence  avait  bien  voulu  adopter  alors  le 
conseil  que  je  m'étais  permis  de  lui  donner.  C'est  pourquoi  j'avais 
de  nouveau  mis  ma  caisse  à  votre  disposition.  Voyons,  où  en  êtes- 
vous  maintenant,  prince?  Et  où  en  sont  vos  espérances  de  mariage? 

—  Vous  allez  trop  vite,  Angelotti.  J'ai  fait  la  cour  aux  jeunes 
filles... 

—  Aux  deux! 

—  Il  le  fallait  bien  d'abord...  Enfin,  je  crois  maintenant  appro- 
cher du  but...  Je  me  suis  fait  aimer,  ou  presque,  de  la  petite 
héritière...  11  ne  faut  plus  qu'une  occasion  pour  franchir  le  der- 
nier pas... 


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454  LAQUBLLB? 

—  Voilà,  prince,  dit  résolument  Angelotti.  Vous  me  devez  près 
de  cinquante  mille  lires,  sans  compter  les  cinq  mille  que  vous 
m'avez  demandées  et  que  j'ai  le  regret  de  ne  pouvoir  vous  donner. 
La  fin  de  la  saison  approche  et  le  carême  commence  dans  quelques 
jours.  Après  Pâques,  ces  dames  s'en  iront;  il  fera  chaud  déjà  à 
Rome  et  les  fêtes  mondaines  seront  finies.  Que  reste-t-il  encore  en 
fait  de  réceptions?  Ce  soir,  un  bal  à  la  Cour,  —  le  dernier  bal,  — 
et  le  bal  costumé  de  Roccabella  après-demain.  Eh  bien,  voici  mon 
dernier  mot  :  Si,  d'ici  à  une  semaine»  votre  oncle,  Son  Eminence, 
n'a  pas  demandé  pour  vous  la  main  de  la  jeune  fille,  je  me  retire, 
et  vous  vous  défendrez  comme  vous  pourrez. 

—  Je  me  défendrai?  Et  contre  qui?  demanda  le  prince  surpris. 

—  Contre  vos  créanciers,  mon  prince!  Ce  n'est  pas  moi  qui 
vous  ai  prêté  de  l'argent;  l'avez- vous  jamais  cru?  Non!  non,  j'ai 
donné  ma  garantie  pour  vous  quelquefois;  mais  de  l'argent!  Je  ne 
suis  qu'un  pauvre  homme  travaillant  durement  et  je  n'ai  pas  des 
cinquante  mille  lires  à  avancer  au  prince  Montecorvello!  C'est 
l'argent  de  clients  et  d'amis  à  moi  que  vous  avez  dépensé,  don 
Cesare,  et  ces  gens-là  n'ont  pas  envie  de  le  perdre! 

—  Mais  enfin,  repartit  le  prince  étourdi  de  la  révélation;  mais 
enfin,  ces  gens-là,  d'où  espèrent-ils  que  je  puisse  Les  rembourser, 
sauf  le  cas  d'un  mariage? 

—  Mais,  prince,  et  votre  palais?  Il  est  vieux  et  délabré,  c'est 
vrai,  mais  il  a  tout  de  même  une  valeur!  C'est  votre  palais  qui 
répond  pour  les  sommes  que  l'on  vous  a  prêtées. 

—  Le  palais!... 

—  Mais  naturellement!  Comment!  vous  avez  cru  que  je  pourrais 
vous  trouver  de  l'argent  sans  aucunes  garanties  !  mais  on  vous  a 
prêté  sur  hypothèque  ;  vous  avez  donc  signé  sans  vous  en  aperce- 
voir? 

—  Mon  palais!  répétait  le  prince  atterré.  De  sorte  que... 

—  De  sorte  que,  si  vous  ne  remboursez  pas  ces  sommes-là,  le 
palais  sera  saisi  et  vendu,  répondit  froidement  Angelotti. 

Le  prince  ne  répondit  pas.  Il  avait  pâli  et  passait  machinalement 
la  main  sur  son  front.  Jamais  il  n'avait  pensé  à  cela  :  Son  palais! 
le  palais  de  ses  pères,  le  vieux  palais  de  Montecorvello  pourrait  lui 
être  enlevé!  Et  comme  il  demeurait  muet,  hypnotisé  par  cette  pensée  : 

—  Vous  voyez,  mon  prince,  qu'il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre 
pour  jouer  votre  dernière  carte,  reprit  Angelotti  d'une  voix  nette 
et  tranchante.  Votre  Excellence  peut  être  assurée  que  je  ne  parle 
ainsi  que  dans  son  intérêt.  Maintenant,  prince,  j'ai  le  regret  de 
prendre  congé  de  vous  :  une  visite  que  je  ne  puis  remettre  me 
réclame... 


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LAQUILIE?  455 

—  Alors,  dit  encore  le  prince  d'une  voix  blanche,  vous  refusez 
positivement  de  m'avancer  ces  cinq  mille  lires? 

—  Absolument,  don  Gesare  ;  car  cela  m'est  impossible.  Hais  si 
vous  en  avez  un  besoin  si  urgent,  ne  pourriez-vous  les  trouver 
ailleurs?  vos  amis?  votre  oncle?  donaBianca?... 

Le  prince  rougit. 

—  Vous  vous  moquez,  Angelotti,  quand  vous  parlez  de'«  mes 
amis  »  !  Quant  à  mon  oncle,  vous  savez  mieux  que  personne  où  il 
en  est  comme  ressources.  Et  pour  ce  qui  est  de  Bianca...  (et  il 
rougit  en  prononçant  ce  nom)  elle  en  a  déjà  fait  assez!...     " 

—  Eh  bien,  il  n'y  a  qu'à  vous  hâter  et  tout  ira  bien!...  Allons, 
prince,  adieu  et  bonne  chance  ! 

Et  Angelotti  quitta  le  prince,  bien  décidé  à  faire  un  dernier 
effort  pour  sauver  ses  cinquante  mille  lires.  Car  c'était  bien  lui 
qui,  en  réalité,  les  avait  avancées,  mais  il  avait  un  homme  de  paille 
(il  en  avait  même  plusieurs)  qui  endossait  au  besoin  la  responsa- 
bilité morale  des  poursuites.  Supposez,  par  exemple,  qu'Angelotti, 
pour  ne  pas  perdre  son  argent,  fût  réduit  à  faire  saisir  et  vendre  le 
palais  Montecorvello.  Cette  extrémité  serait  dure  au  fils  de  l'inten- 
dant de  don  Urbino  !  Il  fallait  la  main  d'un  étranger  pour  une  exécu- 
tion pareille!  Angelotti  sentait  le  cœur  lui  manquer  d'avance!  11 
rachèterait  plutôt  lui-même  le  palais  que  de  le  voir  tomber  en  des 
mains  inconnues!  il  le  louerait  ensuite  sûrement  à  une  branche 
quelconque  de  l'administration  pontificale.  Enfin,  on  verrait;  mais, 
pour  le  moment,  Angelotti  aimait  mieux  rentrer  dans  ses  cinquante 
mille  lires  sur  lesquelles  un  bon  tiers  était  pur  bénéfice. 

Il  allait  encore  une  fois  sauver  les  Montecorvello  ;  il  le  sentait  en 
allant  voir  dona  Bianca.  Il  lui  semblait  deviner  que  là  était  la  cause 
des  hésitations  de  don  Cesare,  qui,  sachant  combien  il  était  rede- 
vable à  la  princesse  Corglione,  hésitait  devant  la  petite  infamie 
qu'il  était  sur  le  point  de  commettre.  Il  s'agissait  de  lever  ses 
scrupules  en  amenant  sa  cousine  à  lui  conseiller  elle-même  ce 
mariage. 

Une  fois  déjà,  à  eux  deux,  Angelotti  et  Bianca,  ils  avaient  sauvé 
les  Montecorvello.  Oui!  quand  le  prince  Urbino,  un  peu  avant  sa 
mort,  s'était  trouvé  un  jour  à  deux  doigts  de  la  ruine...  Comme 
aujourd'hui,  on  était  alors  sur  le  point  de  tout  vendre,  et  le  vieux 
prince,  fou  de  douleur,  menaçait  de  se  jeter  dans  le  Tibre. 

Bianca,  sa  nièce,  venait  de  quitter  le  couvent  pour  habiter  son 
palais.  C'était  un  miracle  de  beauté,  un  trésor  de  vertus  et  de 
talents,  et  don  Urbino  était  tout  réjoui  à  la  seule  pensée  que  cette 
belle  créature  continuerait  la  tradition  radieuse  des  princesses  Mon- 
tecorvello.   Il  attendait  que  Cesare  eût  acquis  un  peu  plus  de 


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4*6  LAQUELLE? 

sérieux  aûn  d'être  capable  d'apprécier  son  bonheur,  pour  les 
marier. 

Quand  il  se  vit  acculé  à  la  ruine,  au  plus  fort  de  son  désespoir, 
Angelotti  se  présenta  comme  un  sauveur.  Oui,  un  sauveur,  pensait 
Angelotti,  auquel  toutes  ces  choses  revenaient  en  ce  moment  à  la 
mémoire.  Angelotti  demandait  la  main  de  Bianca  pour  le  prince 
Corglioae,  qui  s'offrait  à  avancer  à  don  Urbino  les  sommes  dont  il 
avait  besoin,  sans  intérêt,  et  pour  un  temps  illimité. 

Et  Angelotti  fermait  volontairement  les  yeux  sur  le  désespoir  muet 
de  Bianca,  sur  la  douleur  et  la  honte  qui  avaient  abrégé  la  vie  du 
vieux  prince,  lorsque,  le  mariage  fait  et  Bianca  partie  pour  Naples, 
don  Urbino  apprit  un  jour  par  la  vieille  nourrice  de  sa  nièce  les 
détails  du  supplice  de  la  vie  intime  et  familiale  du  palais  Corglione. 
Le  prince  Giuseppe,  âgé  de  quarante  ans,  était  chétif  et  sans  valeur; 
il  passait  pour  avoir  une  santé  délicate.  En  réalité,  il  souffrait  d'un 
mal  horrible  :  il  était  épileptique,  et,  durant  cinq  années,  l'exis- 
tence de  Bianca  fut  un  martyre  de  toutes  les  minutes... 

Don  Urbino  fléchit  sous  ce  coup.  Il  appela  Angelotti,  qui  prétendit 
toujours  avoir  tout  ignoré.  Le  prince  fut  envahi  d'un  tel  désespoir,  il 
se  figura  avoir  une  telle  part  dans  le  malheur  de  sa  nièce,  qu'il  ne  put 
supporter  l'idée  de  profiter  de  ce  malheur.  Et  tout  d'un  coup,  sans 
attendre,  en  une  seule  fois,  il  rendit  au  prince  Corglione  les  sommes 
qu'il  en  avait  reçues. 

Cela  avait  été  une  grande  maladresse,  au  dire1  d' Angelotti.  Quatre 
ou  cinq  ans  après  son  mariage,  le  prince  Corglione  était  mort,  en 
léguant  à  sa  veuve  sans  enfant  une  partie  de  sa  fortune,  dont  le 
reste  avait  fondu  dans  le  creuset  où  les  richesses  des  Montecorvello 
s'en  étaient  allées... 

Angelotti  dut  attendre  dona  Bianca  chez  elle.  Elle  était  à  l'église. 

La  princesse,  après  son  veuvage,  était  revenue  à  Rome  et  y 
menait  une  existence  très  retirée  à  cause  de  son  deuil  d'abord,  puis 
de  sa  situation  de  fortune,  devenue  modeste. 

Elle  avait  loué  quelques  pièces  dans  le  palais  d'une  famille  amie, 
un  petit  palais  à  peu  près  aussi  délabré  que  celui  de  son  cousin 
et  situé  dans  un  vicolo  du  Transtevere. 

Angelotti  ne  l'attendit  pas  longtemps  ;  elle  entra  d'un  pas  tran- 
quille dans  la  salle  froide  et  nue.  Dona  Bianca  n'avait  pas  changé 
depuis  qu  Angelotti  la  connaissait.  C'était  bien  la  pure  beauté 
aperçue  et  admirée  à  Saint-Pierre  par  les  jeunes  Françaises.  Elle 
avait  alors  vingt-huit  ans,  et  sa  beauté,  vue  de  prè3,  était  vraiment 
merveilleuse. 

—  C'est  vous,  Angelotti?  dit-elle  avec  une  surprise  sincère  où 
l'on  aurait  pu  démêler  un  peu  d'effroi.  Que  se  passe-t-il? 


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LAQUELLE?  457 

Pour  dona  Bianca,  Angelotti  avait  toujours  été  porteur  de 
mauvaises  nouvelles. 

—  J'avais  besoin  de  vous  parler,  princesse.  Les  affaires  de  votre 
cousin  vont  mal,  très  mal... 

—  Et  que  puis-je  y  faire?  interrogea«t-el!e  a9sez  froidement. 
Puis,  un  peu  hautaine,  elle  ajouta  aussitôt  : 

—  Du  reste,  Angelotti,  vous  perdez  votre  temps  en  venant  vous 
adresser  à  moi.  Je  n'ai  plus  rien,  ne  le  savez-vous  pas,  et  mieux 
que  personne? 

—  Il  n'est  pas  question  de  cela,  princesse,  protesta  humblement 
Angelo;  il  s'agit  simplement  d'un  conseil  à  donner  au  prince... 

—  Pour  lejui  donner,  il  faudrait  le  voir,  répondit  un  peu  tris- 
tement Bianca.  Et  il  y  a  bien  longtemps  qu'il  n'est  venu  ici...  Vous 
voyez  que  vous  vous  adressez  mail  Enfin,  de  quoi  s'agit-il?  et 
dites-moi  la  vérité. 

—  Votre  Excellence  veut  la  vérité?  Je  l'avertis  qu'elle  est  très 
dure!  Et  cependant,  princesse,  vous  êtes  la  seule  personne  dont 
un  conseil  puisse  avoir  de  l'effet  sur  le  prince  et  le  sauver  de  la 
douleur  de  voir  vendre  son  palais.. . 

—  Vendre  son  palais  I  le  palais  des  Montecorvello?  Oh  I  comment 
en  est-il  réduit  à  cette  extrémité? 

Et  Bianca  regardait  Angelotti  avec  angoisse,  tandis  que  des 
larmes  perlaient  brusquement  sous  ses  paupières. 

Angelotti,  sans  rien  dire,  tira  un  petit  registre  d'une  des  poches 
profondes  de  son  vêtement  et  plaça  sous  les  yeux  de  Bianca  les  lon- 
gues files  de  chiffres  où  se  développait  toute  l'histoire  de  la  déca- 
dence des  Montecorvello.  Les  emprunts  onéreux  du  vieux  prince, 
les  opérations  désastreuses  du  fils,  les  prêts,  les  intérêts  accumulés 
auxquels  s'étaient  ajoutées  quelques  dettes  criardes  et  vulgaires  : 
comptes  de  fournisseurs,  paris  aux  courses,  soldées  par  Angelotti... 
et  le  reste. 

Devant  certains  signes  mystérieux  qui,  de  loin  en  loin,  ponctuaient 
la  liste  et  établissaient  provisoirement  l'équilibre,  Angelotti  s'arrêtait. 

—  Ici,  une  mauvaise  passe  dont  vous  avez  tiré  votre  cousin, 
princesse... 

Et  dona  Bianca  souriait  amèrement. 

—  Je  ne. puis  plus  le  faire;  je  suis  à  bout...  L'un  après  l'autre, 
mes  bijoux  eux-mêmes  s'en  sont  allés...  Et  pourtant  j'en  avais 
beaucoup... 

—  Quoil  vous  seriez-vous  défaite  aussi  de  votre  diadème? 
Même  dans  les  heures  de  crise,  vous  me  l'avez  toujours  refusé,  et 
j'en  aurais  tiré  si  bon  parti  I... 

—  Non,  dit  la  princesse  avec  dignité.  Ce  diadème,  qui  me  vient 

10  NOVEMBRE   1902.  30 


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458  LâOUfLLB? 

de  ma  mère,  me  demeure,  et  il  ne  sortira  pas  de  mes  mains  pour 
passer  dans  celles  d'un  usurier  ou  sous  le  marteau  d'un  commis- 
8oire-priseur  ! 

—  Il  est  si  beau!  murmura  Angelotti,  je  pourrais  vous  en  faire 
avoir.., 

—  Rien!  J'ai  sacrifié  tout  le  reste,  même  des  bijoux  de  famille 
qui  avaient  été  des  cadeaux  de  souverains.  Hais  ce  diadème  de 
rubis  a  été  mis  par  le  pape  Léon  X  dans  la  corbeille  de  mariage 
d'une  de  mes  ancêtres.  Si  je  ne  puis  le  porter,  j'en  ferais  don  à 
une  madone... 

Mais,  continua-t-elle,  ceci  nous  a  éloignés  de  notre  sujet.  Vous 
m'avez  parlé  d'un  conseil  à  donner  à  mon  cousin?  Quel  est-il? 

Angelotti  exposa  alors  à  dona  Bianca  le  plan  de  mariage  dont  il 
était  l'auteur.  Au  moment  de  lui  parler  des  sentiments  de  son 
cousin,  il  eut  une  minute  d'hésitation,  quelque  chose  comme  un 
remords  devant  le  regard  mélancolique  des  beaux  yeux  profonds 
fixés  sur  lui.  Hais  Angelo  était  de  ces  hommes  forts  qui  savent  au 
besoin  imposer  silence  à  toute  délicatesse,  et  m£me  à  leur  cons- 
cience lorsqu'elle  les  gêne.  Les  cinquante  mille  lires  que  lui  devait 
le  prince  lui  firent  oublier  soudain  les  yeux  dont  l'éloquence  l'avait 
presque  ému.  Et,  allant  froidement  jusqu'au  bout  de  sa  communi- 
cation cruelle,  il  ajouta  : 

—  Le  prince  est  vivement  épris  de  cette  jeune  fille.  Je  crois  que 
là  est  avant  tout  le  secret  de  son  attitude  à  votre  égard,  comme 
envers  son  oncle  le  cardinal... 

Après  ces  mots,  il  s'arrêta.  Il  espérait  qu'une  réponse  quelconque 
de  dona  Bianca  lui  faciliterait  la  suite.  Hais  la  princesse  demeurant 
silencieuse,  il  dut  continuer  sans  le  secours  attendu  : 

—  Le  prince  est  insouciant  et  léger;  toute  sa  conduite  depuis  la 
mort  de  don  Urbino  le  prouve...  Cependant,  la  difficulté  de  sa  situa- 
tion présente,  le  penchant...,  la  passion,  disons  le  mot,  que  cette 
jeune  fille  lui  a  inspirée...  Enfla,  don  Gesare  se  trouve  tiraillé 
entre  des  sentiments  d'ordres  divers...  Son  intérêt,  son  bonheur 
même,  d'une  part...,  des  scrupules  de  délicatesse,  de  l'autre.  En 
un  mot,  princesse,  il  faut  bien  que  vous  le  sachiez,  le  prince...,  et 
sans  qu'il  me  l'ait  avoué,  je  le  devine,  hésite  uniquement  devant  la 
crainte  de  vous  déplaire...  peut-être  de  vous  chagriner... 

Bianca  l'interrompit  : 

—  He  chagriner?  Pourquoi? 

Angelotti,  avec  une  gaucherie  voulue,  tenta  d'expliquer  à  la 
princesse  que  don  Gesare  se  croyait  sans  doute  envers  elle  des 
obligations  sacrées;  que,  dans  une  certaine  mesure,  il  ne  se  croyait 
pas  tout  à  fait  libre...,  que,  malgré  la  chance  unique  de  relever  par 


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UQUILLET 


459 


an  mariage  riche  l'éclat  de  sa  famille,  il  reculait  probablement  devant 
la  pensée  de  se  montrer  ingrat  envers  elle...  • 

La  princesse  sourit  fièrement. 

—  Mon  cousin  ne  me  doit  rien,  dit-elle.  Pour  lui,  personnelle- 
ment, je  n'ai  rien  fait  :  c'est  au  nom  et  à  la  grandeur  de  la  famille 
que  j'ai  de  granc(  cœur  fait  des  sacrifices.  Je  suis  une  Montecor- 
vello  aussi!  Un  peu  plus,  un  peu  moins  de  souffrance,  un  sacrifice 
de  plus  ou  un  sacrifice  de  moins,  cela  importe  peul  Je  donnerai 
volontiers  à  mon  cousin  le  conseil  que  vous  avea  si  sagement 
indiqué,  monsieur  Angelotti. 

Après  un  instant  de  silence,  die  reprit  : 

—  Cette  demoiselle  de  Verneuil  n'était-elle  pas  à  Saint-Pierre, 
lors  de  la  dernière  cérémonie? 

—  Oui,  Excellence. 

—  Je  voudrais  savoir,  murmurart-elle,  si  c'est  elle  que  j'ai  vue  : 
une  belle  jeune  fille  très  fraîche,  avec  des  yeux  brans  clairs  et 
francs?... 

—  Je  le  crois,  princesse,  car  elles  vous  ont  vue  aussi  et  m'ont 
parlé  de  vous. 

—  Je  la  reverrais  avec  plaisir,  dit  doucement  Bianca. 

—  Je  sais  qu'après-demain  soir,  dimanche,  avant  le  bal  du  palais 
Roccabella,  ces  dames  doivent  passer  une  heure  à  la  réception  de  la 

,  villa  Médicis  pour  y  montrer  leurs  costumes,  qui  ont  été  choisis  et 
dessinés  par  les  jeunes  peintres  français.  Si  Votre  Excellence 
connaît  le  directeur  ou  si,  parmi  vos  amis... 

—  Sachez,  Angelotti,  interrompit  Bianca  avec  un  peu  de  dédain 
dans  la  voix,  que  la  princesse  Corglione  n'a  besoin  de  personne 
pour  l'accompagner  et  l'introduire;  elle  n'a  qu'à  se  présenter  pour 
que  les  portes  s'ouvrent  partout  devant  elle... 

Angelotti  n'avait  plus  rien  à  faire,  à  présent  qu'il  s'était  assuré 
le  concours  de  dona  Bianca.  Il  se  retira,  un  peu  hâtivement,  car  il 
se  sentait  gêné  en  sa  présence. 

Pendant  leur  entretien,  la  nuit  était  venue;  une  vieille  servante 
était  entrée  doucement  et  avait  posé  sur  la  table  une  lampe  dont  la 
lueur  très  faible  n'éclairait  qu'en  partie  la  vaste  pièce.  Lorsqu'elle 
fut  seule,  la  princesse  se  dirigea  lentement  vers  une  des  fenêtres. 
Elles  donnaient  sur  le  vicolo  sombre  et  on  ne  distinguait  rien 
an  dehors.  Mais  Bianca  leva  les  yeux,  et,  dans  l'étroite  bande  de 
ciel  qu'elle  pouvait  apercevoir,  des  étoiles  scintillaient  comme  de 
doux  regards.  Elle  demeura  longtemps  immobile,  les  yeux  perdus 
dans  ces  autres  yeux  qui  la  regardaient  de  l'infini. 

Une  cloche  tinta  lentement  XAve  Maria  du  soir;  une  autre  lui 
répondit,  puis  une  autre,  et  une  autre  encore...,  et  les  voix  de 


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460  LAQUELLE? 

Rome,  les  voix  de  la  terre  semblaient  répondre  aux  regards  qui 
tombaient  du  ciel. 

Ces  cloches  et  ces  étoiles  disaient  la  paix  et  l'espérance...  Et 
pourtant  Bianca  Gorglione  laissa  tomber  sa  tête  entre  ses  mains  et 
pleura... 

À  la  même  heure,  au  cœur  de  Rome,  le  palais  royal  s'illuminait. 
Le  Quirinal  ruisselait  de  lumières,  le  mont  tout  entier  était  en  fête 
et  s'emplissait  de  bruit. 

C'était  le  bal  de  la  cour,  le  dernier  de  la  saison. 

Vers  minuit,  il  était  dans  toute  sa  splendeur.  C'est  alors  que 
René  de  Valgrand  s'aperçut  qu'il  était  amoureux  de  Nell. 

Il  fit  cette  découverte  tout  d'un  coup,  et  ce  fut  sans  doute  l'effet 
de  la  comparaison  ;  car,  retenu  et  absorbé  par  ses  devoirs  diploma- 
tiques, il  avait  à  peine  eu  le  temps  de  s'approcher  de  la  jeune  fille. 

Il  la  rejoignit  enfin  et  la  conduisit  au  buffet  réservé  où  ils  s'ins- 
tallèrent à  la  même  petite  table  que  Nellie  et  un  jeune  attaché  de 
l'ambassade  américaine. 

Nell  et  René  avaient  beaucoup  pensé  l'un  à  l'autre  en  ces 
derniers  jours.  Lui,  vaguement,  sans  s'avouer  à  lui-même  ses 
propres  sentiments,  —  ou  les  ignorant  peut-être  encore,  —  elle, 
en  se  disant  tout  bas  qu'il  lui  semblait  être  le  mari  qu'elle  rêvait. 
Education,  intelligence,  nature  d'esprit,  carrière,  elle  trouvait  en 
M.  de  Valgrand  le  type  qu'elle  s'était  formé  du  compagnon  de  sa 
vie.  Restait  le  cœur. 

Là,  Nell  y  voyait  moins  clair.  Comment  pénétrer  un  cœur 
d'homme?  on  les  dit  si  trompeurs!  si  habiles  à  feindre!  Mais  ici, 
Nell  souriait  triomphalement  :  elle  possédait  une  pierre  de  touche 
mystérieuse  et  sûre  :  n'é tait-elle  pas  pauvre?  Oh  I  se  faire  aimer  au 
point  qu'on  oubliât  le  manque  de  fortune  !  Etre  aimée  pour  elle- 
même,  et  justement  par  celui  qu'elle  avait  choisi  dans  son  cœur! 

Nell,  à  ce  qu'elle  éprouvait,  comprenait  qu'elle  jouait  une  grosse 
partie.  Il  lui  semblait  qu'un  échec  dans  cette  conquête  du  bonheur 
lui  ferait  perdre  à  jamais  la  confiance  en  elle-même  et  dans  les 
autres.  Et,  à  son  insu,  elle  employait  toutes  ses  armes  de  séduction. 
Elle  en  devenait  coquette,  elle  qui  prétendait  haïr  la  coquetterie. 
Elle  était  vraiment  femme,  enfin,  avec  ce  naissant  amour  au  cœur... 
Ses  yeux,  tournés  vers  M.  de  Valgrand,  avaient  une  lueur  douce  et 
tendre.  Le  sourire  était  confiant,  la  voix,  claire,  avait  inconsciem- 
ment des  modulations  de  caresse. 

René  admirait  profondément  ce  soir-là  Muo  de  Verneuil.  Dans  ce 
cadre  de  féerie  et  de  somptuosité,  elle  paraissait  tout  à  son  avan- 
tage, dans  le  milieu  le  mieux  approprié  à  sa  beauté  comme  à 


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UQUKLLE?  461 

l'élégance  de  son  allure.  Il  la  trouvait  à  souhait  pour  le  rôle  délicat 
de  femme  de  diplomate,  avec  son  coup  d'oeil  juste,  son  tact  parfait, 
son  esprit  judicieux. 

Mais,  tout  en  s'avouant  qu'il  devenait  amoureux  de  Nell,  il  sentait 
que,  par  bonheur,  il  ne  l'était  pas  encore  au  point  de  ne  pouvoir 
raisonner  et  réagir.  Il  s'était,  croyait-il,  aperçu  du  mal  à  temps. 
Or,  Nell  était  sans  fortune,  même  pauvre,  s'il  fallait  en  croire  le 
bruit  public.  S'il  avait  eu,  lui,  une  situation  plus  productive,  il 
n'eût  pas  hésité;  pas  hésité  non  plus  s'il  avait  possédé  plus  de 
fortune...,  encore  moins  hésité  si,  du  jour  au  lendemain,  un  coup 
inespéré  du  sort  l'avait  bombardé  ministre  ou  ambassadeur...  Mais, 
comme  simple  conseiller  d'ambassade,  pouvait-il  épouser  une  femme 
qui,  en  dehors  d'elle-même,  ne  devait  avoir  rien  à  lui  apporter? 
Alors,  il  prit  soudain  une  résolution  énergique,  celle  (Je  demander 
un  congé  et  de  quitter  Rome  immédiatement.  Il  calcula  que,  deux 
jours  plus  tard,  il  pourrait  être  déjà  loin.  C'était  dur;  mais  il  ne 
voyait  que  ce  moyen  de  se  défendre  contre  un  sentiment  qui  ne 
tarderait  peut-être  pas  à  devenir  irrésistible  et  pourrait  l'entraîner  à 
une  folie... 

11  souffrait  de  cette  détermination,  et  taudis  qu'il  l'agitait  dans 
son  esprit,  Nell,  à  côté  de  lui,  rêveuse,  ne  disait  rien...  Après  le 
souper,  ils  retournèrent  dans  la  salle  des  fêtes,  la  salle  où,  ancien- 
nement, se  réunissaient  les  conclaves.  On  y  dansait,  et  la  reine 
Marguerite  allait  d'une  dame  à  l'autre,  pleine  de  charme,  de  grâce, 
de  bienveillance.  Une  cascade  de  perles  ruisselait  sur  son  corsage, 
un  nuage  de  dentelles  l'enveloppait.  Sous  ses  cheveux  dorés,  étoiles 
de  diamants,  ses  yeux  bleus  brillaient  comme  de  vivantes  per- 
venches... Cette  reine  était  une  inoubliable  vision. 

Nell  s'en  emplissait  les  yeux  et  la  mémoire...  Puis,  s'arrachant  à 
la  magie  qui  Téloignait  des  réalités,  et,  changeant  de  ton  : 

—  Allez-vous  au  bal  costumé  des  Rocabella?  demanda -t  -elle  à 
M.  de  Valgrand.  Ma  tante  nous  y  conduit... 

René  hésitait  en  pensant  à  sa  résolution  de  fuir,  à  sa  décision  de 
départ  immédiat... 

—  Je  ne  sais,  dit- il  vaguement...  Peut-être...  Au  moins,  dites- 
moi  quels  costumes  vous  et  votre  cousine  avez  choisis?... 

—  Non,  non,  vous  n'en  saurez  rien  !  On  nous  les  a  dessinés  à  la 
villa  Médicis  et  nous  irons,  avant  le  bal,  les  montrer  à  nos  conseil- 
lers, pour  le  cas  où  il  y  aurait  quelque  petite  retouche  à  y  faire... 

René  demeura  silencieux  et  rêveur.  Il  cherchait  à  s'étourdir,  il 
se  répétait  qu'en  somme  Nell  était  très  jeune,  que  deux  ou  trois  ans 
sont  vites  passés...  que  peut-être  d'ici  là  un  bon  génie  lui  aurait 
permis  de  se  distinguer  dans  quelque  négociation  importante...  ou 


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462  LAQUELLE? 

bien,  tout  simplement,  que  le  portefeuille  des  Affaires  étrangères 
tomberait  (une  fois  n'est  pas  coutume!)  aux  mains  d'un  ami9  ou 
d'un  ami  de  ses  amis... 

VIII 

—  Allons,  Cesare,  disait  à  son  cousin  la  princesse  Corgltone, 
est-il  besoin  que,  pour  gagner  aujourd'hui  votre  confiance,  je 
retourne  en  arrière  jusqu'à  nos  années  de  jeunesse,  d'enfance 
même?  Les  avez-vous  donc  oubliées  pour  que  je  doive  en  évoquer 
à  présent  les  souvenirs? 

—  Non,  Bianca,  répondait  le  prince  Montecorvello  embarrassé  ; 
non,  je  n'ai  rien  oublié...  Mais  je  n'avais  que  des  confidences 
pénibles,  humiliantes  même  à  vous  faire... 

—  Et  vous  avez  préféré  vous  taire,  me  fuir,  moi,  votre  amie 
d^utrefois,  votre  proche  parente,  presque  votre  sœur?  Vous  n'avez 
pas  senti  que  ces  ménagements  étaient  pour  moi  presque  une  injure? 

C'était  le  surlendemain  de  la  visite  d'Angelotti  à  la  princesse 
qu'avait  lieu  cet  entretien.  Dès  la  veille,  elle  avait  envoyé  sa  vieille 
Serafina  prier  son  cousin  de  venir  la  voir.  Elle  avait  hâte  de  causer 
avec  lui.  Mais  Cesare  était  absent. 

Depuis  quelque  temps,  il  vivait  dans  une  angoisse  qui  avait 
fini  par  triompher  de  son  insouciance.  Superficiel  et  égoïste,  ayant 
des  appétits  de  luxe  et  le  besoin  de  la  vie  facile,  il  n'avait,  au  fond, 
jamais  aimé  Bianca.  Il  la  respectait  et  l'admirait.  Il  lui  savait  gré 
surtout  de  la  parure  qu'elle  donnait  au  nom.  11  l'eût  préférée  pour 
cela  à  toute  autre  femme.  Il  n'ignorait  pas  que  sa  cousine  avait 
tout  sacrifié  à  l'esprit  de  famille.  Chaque  fois  qu'un  des  bijoux  de 
sa  corbeille  ou  de  son  héritage  était  passé  de  ses  mains  en  celles 
d'Angelotti  pour  payer  une  dette  ou  faire  face  à  une  difficulté,  sans 
enjoindre  le  silence  à  l'officieux  intermédiaire,  elle  avait  cru 
l'imposer  suffisamment  par  son  attitude.  Mais  Angelo,  —  par  cons~ 
cience,  disait-il,  —  avait  eu  soin  de  tenir  le  prince  au  courant  de 
ces  sacrifices.  Cesare  le  regrettait  à  présenti  Tout  bas  il  s'avouait 
que,  puisqu'il  fallait  en  venir  là,  au  mariage  de  raison  avec  une 
étrangère,  il  eût  préféré  ne  pas  savoir  que  sa  cousine  s'était 
dépouillée  pour  lui  au  point  d'être  devenue  pauvre.  D'y  penser,  il 
avait  honte.  11  souffrait,  non  dans  son  cœur,  mais  dans  son  amour- 
propre* 

C'est  pourquoi  il  fuyait  Bianca,  cherchant  à  se  tromper  lui- 
même  et  à  trouver  dans  la  gravité  des  circonstances  la  justification 
de  sa  conduite. 

En  quittant  Angelotti  à  la  suite  de  l'entretien  qu'ils  avaient  eu 


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LiQCBLLB?  m 

à  sa  banque,  le  prince  avait  tenté  de  s'étourdir  à  force  de  mou- 
vement. 11  avait  fait  seller  son  cheval  et,  bien  que  la  nuit  fût 
proche,  était  parti,  droit  devant  lui  dans  la  campagne,  du  côté  des 
Gasielli  Romani,  dont  les  paysages  étaient  liés  à  ses  plus  chers 
souvenirs  d'enfance.  Près  de  Frascati  il  s'était  arrêté  pour  la  nuit 
dans  une  petite  osteria  tenue  par  un  vieux  serviteur  de  son  père. 
I/bomme,  à  la  vue  de  don  Cesare,  ne  sut  d'abord  comment  exprimer 
sa  joie.  11  appela  sa  famille  pour  recevoir  dignement  le  fils  de  son 
ancien  maître.  Mais,  avec  le  tact  d'un  cœur  dévoué  et  sa  finesse 
native  d'Italien,  >  il  discerna  bientôt  le  trouble  du  prince,  et  se 
contenta  de  le  servir  en  silence. 

Cesare  passa  le  jour  suivant  dans  cette  campagne.  11  se  rappe- 
lait le  temps  où,  à  perte  de  vue,  les  champs  qui  l'entouraient 
composaient  le  domaine  patrimonial  de  sa  famille.  Dans  ces  bois, 
dans  ces  vignes,  à  côté  de  son  père,  il  avait  chassé  pour  la  première 
fois...  Par  ces  sentiers  ombreux  serpentant  sous  les  futaies,  il  avait 
escorté Bianca  dans  ses  premières  leçons  d'équitation...  Dans  cette 
villa  grise,  là-bas,  au  milieu  d'un  parc,  suivant  une  tradition  de 
famille,  les  Montecorvello  allaient  passer  leur  lune  de  miel... 
aujourd'hui  elle  appartenait  à  un  riche  Américain... 

Tous  ces  souvenirs,  surgissant  à  la  fois,  lui  remplissaient  l'âme 
de  mélancolie  et  d'amertume.  Avec  le  regret  de  ce  qui  était  perdu, 
lui  venait  au  coeur  le  désir  fou  de  reconquérir,  pour  les  Montecor- 
veUo,  un  peu  de  ce  passé  à  la  fois  si  lointain  et  si  proche...  Tou- 
tefois, demeurer  davantage  en  ces  lieux  dont  la  seule  vue  lui 
étreignait  le  coeur  eût  été  un  supplice,  et  las,  à  demi-brisé,  il 
reprit,  sous  des  impressions  poignantes,  le  chemin  de  Rome... 

11  venait  à  peine  d'y  rentrer  quand  il  reçut,  dans  son  triste  et 
misérable  palais,  l'appel  inattendu  de  dona  Bianca;  et,  sans  cher- 
cher à  deviner  la  cau9e  de  cet  appel,  il  s'était  empressé  de  s'y 
rendre,  comme  le  naufragé  qui  se  débat  contre  les  flots  s'accroche 
sans  réflexion  i  la  première  épave  à  sa  portée. 

Assise  dans  un  antique  fauteuil  à  dossier  haut  et  sculpté,  la 
princesse  l'attendait  en  peignant  des  miniatures.  Dans  la  grande 
salle  froide  et  dénudée,  l'embrasure  profonde  de  la  fenêtre  oh  elle 
avait  établi  son  pauvre  atelier  formait  comme  une  sorte  de  boudoir 
où  se  reposait  son  âme  d'artiste. 

Elle  peignait  une  Béatrice  sur  fond  d'or;  une  Béatrice  symbo- 
lique, qui  tenait  à  la  main  un  lys  et  un  rameau  vert,  et  dont  le 
visage  idéalisé  semblait  dire  le  poème  de  l'amour  éternel. 

Le  prince,  en  face  d'elle,  la  contemplait,  demi-attristé,  demi- 
confus...  Puis,  d'une  voix  altérée  : 

—  Eh  bien,  dit-il,  vous  savez  tout  à  présent...  De  notre  vieille 


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464  UQUBLLET 

race,  de  toute  cette  ligne  d'ancêtres  dont  vous  et  moi  avons  été,  — 
je  n'ose  plus  dire  nous  sommes,  —  si  fiers,  il  ne  reste  plus  que 
nous  deux,  Bianca...  Et  sur  nous,  il  semble  que  tout  s'effondre..., 
qu'autour  de  nous  les  ruines  s'amoncellent... 

D'un  geste  presque  violent,  il  parut  vouloir  comprimer  l'émotion 
intense  qui  l'étreignait,  et,  pour  se  calmer  un  peu,  il  fit  quelques 
pas  dans  la  grande  salle.  Bianca,  les  yeux  perdus  dans  l'espace, 
suivait  une  pensée  douloureuse...  A  quoi  rèvait-elle?... 

Gesare  revint  vers  elle  et  lui  prit  la  main  :  elle  restait  inerte  et 
froide;  il  y  appuya  son  front  brûlant 

—  Devant  vous,  je  me  sens  bien  petit,  Bianca...  Lorsque  je 
pense  à  vous  et  à  moi,  il  me  semble  que  notre  race  se  termine  en 
une  fleur  rare  et  précieuse  et  en  un  de  ces  fruits  de  la  mer  Morte, 
amers  et  pleins  de  cendres... 

Il  allait  s'attendrir,  mais  la  princesse  ne  lui  en  laissa  pas  le 
temps.  Les  paroles  d'Angelotti  retentissaient  à  son  oreille.  Dans 
l'émotion  de  son  cousin,  elle  ne  voyait  que  le  trouble  et  l'angoisse 
causés  par  une  situation  désespérée. 

Elle  retira  lentement  sa  main,  et  d'une  voix  douce,  mais  ferme, 
elle  reprit  : 

—  Angelotti  m'a  parlé  sans  réserve  de  votre  situation,  mon 
cousin.  Il  est  inadmissible  que  le  palais  des  Hontecorvello  soit 
demain  vendu  aux  enchères...  Ce  palais,  c'est  nous...,  c'est  mieux 
et  plus  que  nous-mêmes,  Gesare  :  l'àme  de  toute  une  race  l'habite 
depuis  des  siècles...  Et  ce  n'est  pas  tout  encore  :  Angelotti  m'a 
parlé  d'autre  chose...,  d'un  mariage  qui  s'offre  à  vous,  d'un 
mariage  qui  peut  réparer  toutes  les  ruines...,  plus  encore  :  d'une 
jeune  fille  que  vous  aimez.. . 

—  Oui,  tout  cela  est  vrai,  quoique...  l'aimer?... 

—  Mais  oui,  vous  l'aimez  I  Pourquoi  vous  en  défendre?  Cet 
amour  vous  sauvera  de  vous-même...  Dès  lors,  qu'est-ce  qui  vous 
arrête?  Il  faut  prendre  un  parti,  mon  cousin;  l'heure  est  décisive... 

—  Bianca,  le  cœur  me  manque  lorsque  je  pense  i  vous!  s'écria 
le  prince  malgré  lui. 

—  Et  pourquoi  donc?  dit  simplement  la  princesse,  pâle  mais 
toujours  calme;  rien  ne  nous  a  liés  que  le  même  culte  pour  nos 
souvenirs  de  famille!  J'ai,  moi,  tout  sacrifié  pour  rendre  aux  Monte- 
corvello  leur  grandeur  passée.  Vous  êtes,  vous,  plus  heureux  :  vous 
ne  sacrifiez  rien  ! 

Elle  se  tut  et  un  long  silence  pesa  entre  eux. 

—  Si  la  future  princesse,  reprit-elle,  est  une  jeune  fille  aux  yeux 
de  lumière  et  de  vérité  que  j'ai  entrevue  à  Saint-Pierre,  je  vous 
félicite  en  toute  sincérité...  Et  maintenant  que  nous  nous  sommes 


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LAQUELLE*  465 

dit  tout  ce  que  nous  avions  à  nous  dire,  je  vous  rends  votre  liberté, 
mon  cousin;  faites-en  un  bon  et  profitable  emploi;  tous  mes  vœux 
vous  suivront...  A  présent,  excusez-moi  :  j'ai  à  sortir...  Adieu, 
Gesare... 

La  princesse  avait  hâte  de  rester  seule. 

Gesare  sorti,  par  un  suprême  effort  de  volonté,  elle  s'absorba 
dans  son  travail.  Doucement,  presque  avec  tendresse,  elle  caressait 
de  son  pinceau  le  visage  de  la  Béatrice  au  lys,  Béatrice,  l'image 
type  de  l'amour  devenu  le  lien  entre  l'être  aimé  et  l'au-delà... 

Puis  Bianca  laissa  tomber  sa  main,  l'effort  la  dépassait..  Un  rayon 
de  soleil  dardait  sur  le  fond  d'or  de  la  feuille  de  parchemin  qu'elle 
peignait,  et  elle  demeurait  fascinée  devant  le  nimbe  lumineux  qui 
auréolait  la  douce  figure. 

Elle  ferma  à  demi  les  yeux  :  regardant  en  elle-même  et  revivant 
sa  vie.  Vie  d'enfant  et  de  jeune  fille,  toute  entière  écoulée  derrière 
les  murs  d'un  couvent,  dans  un  nuage  d'encens  qui  jamais  ne  se 
dissipait  et  ne  permettait  de  rien  distinguer  du  dehors...  Des 
chants,  des  mélodies,  des  hymnes  religieux  l'avaient  bercée 
durant  des  années  et  avaient  étouffé  en  elle  les  voix  de  la  nature 
et  du  monde.  Des  femmes  aux  gestes  lents,  à  la  voix  douce,  à 
l'âme  belle,  avaient  pris  à  tâche  de  former  son  âme  et  son  cœur  à 
l'image  idéale  d'une  beauté  qu'elles  s'efforçaient  de  réaliser. 
Bianca  était  sorti  de  leurs  mains,  cœur  tendre,  âme  pure,  pleine 
d'illusions.  Elle  avait  cherché  au  dehors  la  vie  dont  elle  avait  vécu, 
la  seule  à  laquelle  elle  fût  préparée,  et  il  se  trouva  que  tout  dans  la 
vie  lui  fut  une  souffrance.  Les  laideurs  morales  qu'elle  entrevit 
blessèrent  son  âme,  et  l'amour  qu'elle  rencontra  blessa  bien  autre- 
ment son  cœur! 

L'amour!...  Même  au  couvent,  Bianca  y  rêvait...  Quand  les 
parfums  de  l'encens  la  grisaient,  quand  les  vagues  berceuses  de 
l'orgue  endormaient  sa  rêverie,  quand  les  cantiques  célestes  empor- 
taient son  âme  sur  leurs  ailes,  elle  se  représentait  un  amour 
bumain  où  son  âme  se  serait  fondue  avec  une  autre  âme,  dans  une 
même  aspiration  d'éternité... 

Elle  se  rappelait  à  présent  combien  elle  avait  aimé,  ou  cru 
aimer  son  cousin.  Sans  illusions  aujourd'hui,  c'était  sur  les  illusions 
mortes  que  roulaient  ses  larmes.  Ge  beau  patricien,  dont  les  traits 
un  peu  adoucis  reproduisaient  ceux  des  grands  ancêtres,  avait  été 
le  type  idéal  poursuivi  dans  ses  rêveries  de  jeune  fille.  Et  lorsque, 
revenue  définitivement  auprès  de  don  Urbino,  son  oncle,  elle  avait 
été  à  même  de  juger  mieux  Gesare,  elle  avait  eu  besoin  d'un  long 
temps  pour  le  voir  enfin  tel  qu'il  était,  et  non  plus  à  travers  des 
rêves  qui  le  transformaient  en  paladin. 


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466  UQUILLB? 

Le  jeune  prince  était  passionnément  épris  de  la  rie  moderne  à 
laquelle  il  ne  demandait  qu'une  satisfaction  plus  complète  de  ses 
goûts  de  plaisir.  Bianca  en  avait  été  douloureusement  impres- 
sionnée, elle  qui  résumait  dans  son  âme  ardente  le  mysticisme  et 
la  poésie  de  l'Italie  toute  entière. 

Tandis  que  Cesare,  rejetant  au  loin  des  traditions  gênantes,  ne 
voyait  dans  les  souvenirs  et  les  gloires  du  passé  que  le  moyen  de 
rendre  le  présent  plus  brillant  et  plus  joyeux,  Bianca  aurait  voulu, 
de  ce  noble  passé,  composer  un  trésor  dont  les  générations  à  venir 
avaient,  disait-elle,  le  droit  de  leur  demander  compte. 

—  Intacts  nous  les  avons  reçus,  intacts  nous  devons  les  trans- 
mettre, aimait-elle  à  répéter  à  son  cousin. 

Mais  Cesare  ne  pouvait  se  hausser  à  cette  conception  supérieure 
de  la  vie;  sa  fierté  de  race  se  bornait  à  porter  gaiement  un  beau 
nom,  dans  le  vulgaire  contentement  de  se  parer  d'une  étiquette  qui 
lui  ouvrait  toutes  les  portes  en  lui  assurant  des  déférences. 

Tout  cela,  Bianca  ne  l'avait  compris  que  plus  tard.  Le  cœur 
humilié,  l'âme  douloureusement  atteinte  dans  ses  rêves  déçus,  elle 
s'était  laissé  marier  à  un  autre... 

Ah!  l'horreur  de  ces  cinq  années  de  mariage?  elle  n'y  pouvait 
penser  sans  épouvante.  Et  le  soulagement  éprouvé  de  se  sentir 
enfin  délivrée  lui  était  d'abord  apparu  comme  une  faute  et  presque 
un  remords.  Mais  son  retour  à  Rome,  sa  jeunesse  qui  chantait  en 
elle,  et  l'avenir  qui  paraissait  lui  sourire  encore,  n'avaient  pas 
tardé  à  dissiper  ces  scrupules...  Pourtant,  elle  s'était  aperçue  bien 
vite  que  le  vide  se  faisait  devant  elle;  que  Cesare,  toujours  indo- 
lent et  sans  élévation  d'âme,  ne  pouvait  devenir  un  appui,  et  que 
ses  dernières  illusions  s'évanouissaient  cruellement  une  à  une... 

Maintenant,  elle  était  forcée  de  reconnaître  que  c'était  fini,  et, 
tristement,  elle  songeait,  souffrait  et  pleurait. 

Le  sentiment  terrestre  qui  avait  agi  le  plus  puissamment  sur  elle 
était  le  culte  de  la  famille...  Au  moins,  le  mariage  de  Cesare  allait 
relever  les  Montecorvello,  et  cette  pensée  allégeait  un  peu  la  tris- 
tesse lourde  de  son  cœur. 

Tout  à  coup,  une  idée  lui  vint,  et  die  sourit  d'abord,  en  hochant 
la  tète  comme  pour  la  chasser.  Mus  l'idée  s'obstinait,  et  loin  de 
lâcher  prise,  paraissait  s'ancrer  davantage. 

—  Serafina!  appela-t-elle. 
La  vieille  servante  apparut. 

—  Serafina,  j'irai  ce  soir  â  une  réception.  Il  faut  me  faire  belle, 
tu  entends? 

La  servante  leva  les  mains  au  ciel. 

—  Avec  quoi  vous  habillerai-je,  dona  Bianca?  Il  y  a  si  long- 


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UQtKLLK?  467 

temps  que  vous  ne  sortez  plus!  Pas  une  de  vos  anciennes  belles 
robes  n'est  à  la  mode  du  jour! 

—  Je  ne  t'ai  pas  dit  de  m'habiller  à  la  mode,  Serafina!  Je  t'ai  dit 
de  me  faire  belle.  Si  tu  ne  trouves  rien  dans  mes  armoires,  cherche 
dans  les  vieux  coffres,..  Il  y  a  ma  robe  de  noce...  ;  celle-là,  tu  peux 
me  la  préparer,  en  l'arrageant  un  peu...  Et  puis,  fais  comme  tu 
voudras,  mais,  je  le  répète,  je  veux  être  belle  et  que  tout  soit  prêt 
pour  huit  heures,  à  mon  retour  de  l'église. 

Et  à  huit  heures,  tout  était  prêt  lorsque  Bianca  entra  dans  sa 
chambre,  qui  était  une  seconde  édition  de  la  salle  nue  et  vide.  Mais 
Serafina  y  avait  allumé  tous  les  candélabres  et  tous  les  flambeaux 
de  la  maison. 

Elle  commença  alors  à  babiller  la  princesse,  et  Bianca  se  laissait 
faire,  absorbée  en  elle-même.  De  temps  en  temps,  la  voix  de  sa 
vieille  servante  la  tirait  de  sa  rêverie. 

—  Tournez  la  tête,  dona  Bianca,  que  je  fixe  votre  diadème!... 
Penchez- vous,  ma  princesse,  j'ai  une  épingle  à  mettre  à  votre  col. 
Sauveur  de  mon  âme!  s'exclama  enfin  la  vieille  en  joignant  les 

Bianca  leva  les  yeux  sur  la  glace  et  ils  s'y  reflétèrent  doux  et 
mélancoliques. 

—  Oh  as-tu  déniché  tout  cela,  ma  bonne  Serafina? 

—  Dans  les  coffres...  Il  y  a  si  longtemps  que  vous  ne  les  ouvrez 
plus...  ;  vous  avez  oublié  ce  qu'ils  contiennent.  Moi,  je  les  visite  de 
temps  à  autre  pour  l'entretien.  Les  coffres  de  noce  des  Gorglione 
étaient  bien  garais...  Allons,  dona  Bianca,  partez  maintenant,  il 
est  tard. 

Et  doucement,  elle  enveloppa  la  princesse  dans  une  longue 
pelisse  de  satin  noir. 

—  Vous  êtes  belle,  très  belle,  murmurait  encore  la  vieille  en 
l'accompagnant  à  la  voiture  qu'elle  avait  fait  appeler. 

Bianca  savait  bien  qu'elle  était  belle;  il  n'était  pas  un  regard  qui 
ne  le  lui  dit;  mais,  en  ce  moment,  die  avait  conscience  de  sa 
beauté.  Peut-être  aussi  était-elle  plus  belle  parce  qu'elle  souhaitait 
passionnément  l'être  ce  soir  où  il  lui  semblait  dire  adieu  à  la  vie. 

A  la  villa  Médicis,  le  Directeur  exprimait  une  joyeuse  fierté  de 
voir  son  salon  si  brillamment  rempli.  Les  pensionnaires  étaient  au 
complet;  la  longue  file  de  leurs  habits  s'alignait  plus  longue  que 
jamais  aux  pieds  d'Esther  et  de  Mardochée. 

—  Je  suis  vraiment  heureux,  disait-il,  de  voir  ces  jeunes  gens 
s'humaniser  un  peu  et  prendre  goût  au  monde;  car  enfin,  même 
pour  des  artistes,  la  connaissance  du  monde  est  indispensable. 

Les  pensionnaires  de  la  villa  n'auraient  pas  voulu  manquer  ce 


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468  LAQUELLE? 

jour-là  à  la  réception  de  leur  Directeur.  Les  peintres  y  étaient  par- 
ticulièrement intéressés  :  il  s'agissait  de  jeter  un  dernier  coup- 

à  une  de  leurs  œuvres,  conçue  en  commun,  et  à  laquelle  la 
tout  entière  avait  collaboré  :  les  costumes  travestis  de  Nell  et 
îllie. 

elques  dimanches  auparavant,  à  la  suite  d'un  colloque  avec 
Ae\\  ami  Glaczkowicz,  Nellie,  Nell  et  ce  dernier  étaient  brave- 
ailés  prendre  leurs  sorbets  dans  la  salle  à  manger,  dernier 
e  de  l'art  français  les  soirs  de  réception.  Et  là,  avec  toute  sa 

de  Slave  et  de  vieillard,  H.  Glaczkowicz  avait  dit  aux  pen- 
aires  de  la  villa  : 

Messieurs,  permettez-moi  de  vous  solliciter  au  nom  de  Mu"  de 
mil,  qui  n'osent  vous  demander  un  petit  service. 
:  quoi,  Nell,  se  jetant  avec  vaillance  en    avant,  avait  dit 
ment  : 

Voilà,  messieurs,  on  annonce  un  bal  travesti  chez  le  duc  de 
ibella.  Nous  rendriez-vous  aimablement  le  service  de  nous 
uer  des  costumes?  C'est  une  question  d'amour-propre  national; 
ne  voudriez  pas  que  des  compatriotes,  des  Françaises,  fussent 
rçues.  Eh  bien,  messieurs  les  peintres  et  sculpteurs,  ne  trou- 
-vous  pas,  en  regardant  ma  cousine  et  moi,  quelque  chose 
ous  convienne  pour  cette  circonstance? 
l'en  était  suivi  une  discussion  qui  avait  duré  plusieurs  jours, 
rait  fait  des  croquis,  et  les  plus  hautes  questions  artistiques 
rit  été  agitées.  Enfin,  l'accord  s'était  fait  sur  une  conception 
tut  goût.  Et,  précisément,  ce  soir-là  même,  la  villa,  un  peu 
use,  allait  juger  son  œuvre  achevée  et  vivante. 

de  Valgrand  et  M.  Glaczkowicz  avaient  dîné  à  la  villa.  Le 
ier  tenait  son  congé  en  poche  et  se  disposait  à  partir  le  sur- 
main. Il  n'en  avait  parlé  qu'à  son  vieil  ami,  en  lui  exposant 
isons,  ses  regrets  et  sa  hâte  de  fuir  avant  qu'il  fût  trop  tard. 

fin  Polonais  avait  écouté  sans  rien  dire  d'abord  et  un  peu 
té.  Pressé  par  René  de  lui  donner  son  avis  : 

Mon  ami,  au  point  de  vue  raison,  je  ne  puis  vous  désapprouver, 
n  âge,  on  ne  juge  pas  très  bien  de  ces  choses,  car  on  regrette 
nt  les  folies  que  l'on  n'a  pas  faites.  Vous  riez?  Ce  n'est  point 
radoxe.  En  somme,  vous  avez  raison...,  et  vous  auriez  raison 
e  en  faisant  demain  le  contraire  de  ce  qui  parait  si  évidem- 

raisonnable... 

as  le  salon,  un  murmure  se  fit  entendre...  Le  serpent  noir 

e  le  mur  frissonna. 

11  et  Nellie  entraient. 

tlie  portait  un  ravissant    costume  italien  du  temps  de  la 


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jT^&^Tiv 


LAQUBLLI?  469 

Renaissance.  Les  satins  rose  tendre,  les  perles  et  les  fils  d'or 
seyaient  à  sa  beauté  de  bijou  rare.  Si  exquise  qu'elle  fût,  elle  avait 
un  peu  l'air  d'une  figurine  de  musée. 

Avec  Nell,  au  contraire,  l'école  moderne  triomphait.  Elle,  dans 
sa  splendeur  de  jolie  fille  fraîche  et  vivante,  était  simplement 
costumée  en  paysanne  italienne  marchande  de  fleurs;  ses  bras 
blancs  sortaient,  fermes  et  ronds,  des  manches  courtes  d'une 
chemise  de  toile.  Sa  taille,  flexible  et  pleine,  semblait  plus  souple, 
serrée  dans  un  corselet  de  laine  brodée,  et  ses  beaux  cheveux, 
tordus  sous  un  foulard  éclatant,  étaient  piqués  de  grosses  épingles 
d'or.  Les  peintres  avaient  compté  sur  son  teint  d'aurore.  Un  large 
panier  de  fleurs  se  balançait  sur  sa  tête;  [des  gerbes  de  roses 
chargeaient  ses  bras,  et  elle  semblait  ainsi  une  belle  fleur  elle-même, 
plus  fraîche,  plus  éclatante  avec  le  rayonnement  de  ses  yeux  bruns 
et  le  reflet  nacré  de  son  sourire.     ' 

Ah  !  les  peintres  n'avaient  pas  trouvé  du  premier  coup  cet  effet- 
là  l  ils  avaient  tâtonné  longtemps  avant  d'imaginer  ce  petit  costume 
si  simple  qui,  loin  de  déguiser  et  de  dénaturer  sa  personnalité, 
mettait  en  valeur  la  femme  et  ses  perfections  de  formes! 

On  les  entourait  Nell  posa  sur  le  piano  son  panier  de  fleurs  et  sa 
gerbe  de  roses. 

H.  de  Valgrand  s'approcha;  il  était  étrangement  ému. 

—  Ainsi,  voilà  enfin  le  mystère  éclaircil  murmura- t-il  d'une 
voix  un  peu  voilée.  Et  voyez  ce  que  sont  les  choses!  je  n'avais  pas 
l'intention  d'aller  au  bal  Roccabella;  j'irai  pourtant,  pour  conserver 
plus  longtemps  la  vision  que  vous  êtes,  pour  la  graver  plus  pro- 
fondément dans  mon  souvenir... 

Nell  le  regarda  avec  un  peu  d'angoisse  au  cœur.  Ce  soir,  elle 
aussi  avait  voulu  être  belle  et  triompher  d'une  résistance  qu'elle 
sentait  sans  se  l'expliquer. 

M.  de  Valgrand  poussa  un  soupir,  comme  si  la  respiration  lui 
eût  manqué  un  instant.  Son  cœur  battait  très  fort  ;  mais  sa  raison 
luttait  encore  :  il  ne  voulait  pas  se  laisser  vaincre. 

Il  chercha  à  brûler  ses  vaisseaux. 

—  C'est  la  dernière  vision  de  Rome  que  j'emporterai  pour  long- 
temps. Ce  sera  la  plus  belle!... 

—  Vous  partez?  demanda  Nell  en  pâlissant  un  peu,  mais  sans 
laisser  autrement  deviner  l'anxiété  qui  lui  serrait  le  cœur. 

—  Oui,  dans  deux  jours;  je  pars  en  mission  d'étude... 

Un  silence  tomba  entre  eux.  Elle  avait  les  yeux  baissés  et  une 
tristesse  l'envahissait.  Aurait- elle  perdu  la  partie?  avait-elle  échoué 
dans  sa  conquête  du  bonheur?  L'oiseau  d'amour,  l'oiseau  bleu 
allait-il  s'envoler  après  lui  avoir  fait  entendre  sa  chanson?  Et, 


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470  LAQGKLU? 

pourtant,  René  de  Valgrand  l'aimait...  elle  sentait  qu'elle  ne  lui 
était  pas  indifférente.  Mais  quoil  elle  était  pauvre,  ou  du  moins  il  la 
croyait  telle,  et  les  paroles  de  son  oncle  lui  revinrent  à  la  mémoire, 
avec  son  défi  de  conquérir  le  bonheur  et  de  mériter  l'amour. 

Dans  un  dernier  effort,  elle  releva  la  tète,  décidée  A  lutter  encore. 
M.  de  Valgrand  la  regardait,  et,  pour  la  première  fois,  elle  baissa 
les  yeux  sous  un  regard  dont  elle  ne  reconnaissait  plus  l'expression... 

Le  jeune  diplomate  sentait  sa  tète  s'égarer.  Il  y  avait  ce  soir-là 
dans  lia  beauté  de  Nell  quelque  chose  de  plus  tendre  que  d'ordi- 
naire, de  plus  capiteux  aussi,  comme  si  le  voisinage  de  tant  de 
fleurs  produisit  autour  d'elle  un  effet  grisant. 

—  Et  que  fcrez-vous,  au  bal,  de  toutes  ces  fleurs?  demanda-t-il 
en  se  penchant  vers  Nell. 

—  Je  les  donnerai. 

—  Ne  m'en  donnerez-vous  pas  une,  comme  \un  souvenir,  avant 
mon  départ? 

—  Mais  oui,  répondit  faiblement  la  jeune  fille.  Choisissez. 

—  Non,  choisissez  pour  moi...  ou  plutôt,  oui,  laissez-moi  choisir 
dans  votre  corbeille...  je  veux  celle  qui  vous  ressemble  le  plus... 

Parmi  les  roses  et  les  orchidées,  les  lilas  et  les  œillets,  les  vio- 
lettes et  les  tubéreuses,  les  bruyères  et  les  camélias,  René  découvrit 
un  rare  bouquet  de  cyclamens  sauvages.  Il  prit  deux  ou  trois  fleurs. 
Le  surplus  du  bouquet  restait  dans  la  corbeille.  Il  hésita  en  le 
regardant;  puis,  ne  pouvant  résista:  à  son  désir,  il  s'en  saisit  encore  : 

—  Permettez-moi  de  le  garder  I  dit-il.  Je  ne  puis  supporter  l'idée 
que  d'autres  reçoivent  de  vous  quelques-unes  de  ces  mêmes  fleurs... 

Nell  n'eut  pas  le  temps  de  répondre»  Un  silence  s'était  fait  tout 
d'un  coup  dans  le  salon,  un  silence  absolu,  fait  de  surprise  et 
d'admiration. 

Une  femme  était  debout,  encadrée  par  la  baie  de  la  porte;  die 
se  tenait  immobile  sur  le  seuil,  comme  hésitante,  étonnée  de  l'effet 
produit  par  son  apparition. 

Le  Directeur  de  la  villa  et  M.  Glaczkowicz  s'étaient  levés  tous 
deux  et  s'avançaient,  empressés  et  respectueux. 

—  Princesse!  quel  honneur  et  quelle  surprise!  murmurait  le 
Directeur  en  lui  baisant  la  main. 

—  Qui  est-ce?  demandait  Nell;  et  une  voix  quelconque  près 
d'elle  disait  : 

—  C'est  la  princesse  Corglione...,  c'est  dona  Biaaca... 

Oui,  c'était  bien  elle,  la  dame  de  Saint-Pierre;  Nell  et  Nellie  la 
reconnaissaient  à  présent,  malgré  la  différence  de  costume;  c'était 
le  même  visage,  les  mêmes  yeux  de  velours,  les  mêmes  traits  purs 
et  lumineux. 


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LAQUELLE?  471 

Serafina  l'avait  faite  vraiment  belle! 

Doua  Bianca  portait  la  robe  de  noces  des  Corglione,  un  damas 
blanc  tissé  de  lys  d'argent  :  les  lys  de  Florence,  qui  montaient 
autour  d'elle  et  l'enserraient  comme  une  gerbe.  La  robe  était 
ancienne  et  de  la  belle  époque  florentine  :  les  Corglione  avaient  la 
même  origine  que  les  Monte corvello.  Le  corsage  baleiné  dégageait 
le  cou,  et  la  nuque  était  encadrée  dans  un  col  Hédicis  de  merveil- 
leuses guipures. 

Bianca  n'avait  pas  de  bijoux  :  nul  collier  sur  sa  gorge  ronde, 
pas  d'agrafes  étincelantes  au  corsage  :  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  à 
Angekrtti,  elle  ne  possédait  plus  rien.  Mais,  dans  ses  cheveux,  les 
rubis  du  diadème  étincelaient  et  jetaient  jusque  sur  ses  joues  un 
léger  reflet  de  leurs  feux  pourpres. 

La  princesse  était  une  résurrection,  la  résurrection  d'une  époque, 
d'une  race,  d'un  monde.  Ce  n'était  pas  seulement  une  femme  dans 
la  splendeur  de  sa  beauté,  qui  se  tenait  debout  au  milieu  des 
hommages  de  ces  savants  et  de  ces  artistes,  c'était  Y Italie  des 
Médicis  qui  revivait. 

Nul  ne  songeait  à  s'étonner  de  l'apparition  soudaine  de  la  prin- 
cesse à  la  villa.  Sa  beauté  éveillait  les  mêmes  sentiments  que  la 
contemplation  d'une  œuvre  d'art.  On  disait  autour  d'elle  combien 
elle  était  belle,  comme  on  eût  admiré  tout  haut  une  merveille 
artistique. 

Bianca,  un  pâle  sourire  sur  les  lèvres,  promenait  ses  regards 
dans  le  salon.  Elle  rencontra  vite  les  yeux  de  Nellie  et  de  Nell, 
et  ses  yeux  à  elle  s'attardèrent  sur  cette  dernière.  Elle  aussi  les 
reconnaissait. 

Maintenant,  elle  hésitait  un  peu.  Laquelle  de  ces  deux  jeunes 
filles  était  celle  que  son  cousin  avait  choisie?  Laquelle  était  la 
jeune  héritière?  Elles  se  ressemblaient,  quoique  cependant  diffé- 
rentes. 

Souhaitant  les  connaître,  elle  fit  un  pas  en  avant,  poussée  sur- 
tout par  son  désir  que  la  future  princesse  Montecorvello  fût  la 
jeune  fille  aux  yeux  de  lumière  et  de  vérité. 

—  Vous  avez  là  de  bien  jolies  fleurs,  mademoiselle,  dit-elle 
en  s'approchant  du  piano  où  Nell  se  tenait  appuyée  près  de  sa 
corbeille. 

Et  se  tournant  vers  M.  Glaczkowicz  : 

—  Vous  seriez  bien  aimable  de  nous  présenter  l'une  à  l'autre, 
dit-elle  avec  grâce. 

Puis,  la  présentation  faite  : 

—  Vous  avez  été  bien  inspirée,  dit- elle  à  Nell  avec  un  sourire, 
de  choisir  ce  costume  de  conladine...  Il  n'a  pas  l'air  d'un  traves- 


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472  LAQUELLB? 

tissement...,  il  est  vrai,  et  vous  devez  aimer  ce  qui  est  vrai, 
ajouta-t-elle  en  plongeant  son  regard  de  velours  dans  les  yeux 
clairs  de  la  jeune  fille. 

—  Voulez-vous  me  permettre,  Madame,  de  vous  offrir  une  fleur? 
dit  alors  Nell,  émue  sous  ce  regard  qui  rayonnait  d'une  clarté 
presque  surnaturelle. 

Et  elle  chercha  dans  sa  corbeille. 

Bianca  la  regardait  faire  avec  un  sourire  vague,  comme  détaché. 

—  Pourquoi  prenez-vous  la  peine  de  chercher  si  longtemps, 
lui  demanda-t-elle  en  voyant  ses  mains  errer  et  hésiter  entre  les 
roses,  en  choisir  une  pour  la  laisser  et  en  prendre  une  autre... 

—  Je  cherche  une  fleur  assez  belle  pour  vous,  Madame,  et  je 
n'en  vois  pas...  Ah!  celle-ci,  peut-être,  continuart-elle,  en  prenant 
un  lys  rouge,  égaré  parmi  des  roses  aux  teintes  pâles. 

—  Non,  permettez-moi  de  choisir  moi-même.  Tenez...,  cette 
fleur-ci.  C'est  celle  qui  m'ira  le  mieux. 

Et  la  main  de  Bianca  se  glissait,  preste,  parmi  les  feuillages  légers 
et  les  branches  fleuries.  Dans  cette  corbeille  préparée  pour  une 
fête,  une  sombre  fleur  pourpre,  par  un  hasard  étrange,  s'était 
égarée...  Bianca  la  prit  et  la  fixa  à  son  corsage  :  c'était  une  fleur 
de  la  Passion... 

Nell  demeura  muette,  le  cœur  glacé.  Hais  déjà  la  princesse,  lui 
laissant  un  remerciement,  s'éloignait  au  bras  du  Directeur  qui  lui 
faisait  les  honneurs  de  la  villa  où  elle  n'avait  pas  paru  depuis  bien 
des  années.  Elle  retrouvait  1&,  ce  soir,  d'anciennes  connaissances, 
des  amis  de  sa  jeunesse,  du  temps  où,  sortie  à  peine  du  couvent, 
don  Urbino  était  si  fier  de  la  présenter,  sans  l'avouer  encore, 
comme  sa  future  fille. 

M.  Glaczkowicz  l'avait  rejointe  dans  la  bibliothèque;  les  fenêtres 
étaient  ouvertes,  il  faisait  au  dehors  un  temps  délicieux,  une  nuit 
claire,  scintillante.  Devant  la  façade  de  la  villa,  les  arbres  touffus 
répandaient  une  ombre  épaisse.  Leur  feuillage  était  découpé  de 
façon  à  ménager  sur  la  Ville  Eternelle  des  aperçus  qui  ressem- 
blaient à  des  tableaux.  Au  fond  de  chacun  d'eux  se  détachait  en 
masse  sombre  le  dôme  de  Saint-Pierre.  Les  clochetons,  les  cou- 
poles, les  obélisques  se  dressaient  dans  le  calme  de  la  nuit  et  la 
limpidité  de  l'atmosphère;  et,  sur  Rome  endormie,  le  ciel  versait 
une  lumière  d'argent. 

—  Pourquoi  donc  m'avez- vous  oubliée  toutes  ces  années  der- 
nières? demanda  la  princesse  à  l'aimable  Polonais. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  oubli!  Je  suis  un  vieil  égoïste  et  je  fuis 
les  impressions  pénibles;  j'en  ai  trop  ressenti  dans  ma  vie!  Il 
m'eût  été  douloureux  de  vous  revoir...  A  mon  âge,  je  puis  vous 


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LAQUELLE?  47S 

parler  ainsi.  Hais  de  penser  à  votre  jeunesse  radieuse,  à  la  vie 
pleine  de  promesses  qui  vous  attendait,  à  ce  que  vous  avez  trouvé 
ensuite...,  à  vos  sacrifices  inutiles...,  à  votre  existence  actuelle... 
Non,  c'était  trop  douloureux  pour  moi!  Ne  savez-vous  donc  pas 
que  vous  avez  été  dans  ma  vie  toute  une  révélation  d'idéal  et  de 
charme?  Que  vous  avez  incarné  en  vous  toute  cette  Italie  presti- 
gieuse et  séductrice  dont  je  suis  le  vieil  amoureux?...  Princesse, 
ne  m'en  faites  pas  trop  dire,  je  craindrais  d'être  ridicule.  Mais 
j'aurai  soixante-douze  ans  dans  quelques  jours,  me  permettez-vous 
de  vous  dire  que  vous  seule  avez  eu  le  pouvoir  de  me  faire 
regretter  ma  jeunesse  ? . . . 

Bianca,  un  peu  émue,  le  regardait,  surprise,  tandis  que  leur 
arrivait  du  salon  voisin  l'harmonieux  écho  du  Printemps  de  Grieg 
que  jouait  Nellie  au  piano. 

Quelques  instants  plus  tard,  un  jeune  homme  vint  s'asseoir  au 
piano  après  Nellie,  c'était  un  des  pensionnaires  nouvellement 
arrivés.  On  lui  demanda  la  marche  de  Lohengrin.  Il  hésitait.  Ses 
yeux,  errant  sur  l'assistance  à  l'aventure,  tombèrent  sur  Bianca 
appuyée  à  la  fenêtre.  Du  piano»  on  l'apercevait,  baignée  dans  le 
rayon  de  lune  et  dans  le  scintillement  des  lys  d'argent  de  sa  robe. 

Alors,  à  la  Beauté  qu'elle  symbolisait,  le  jeune  pensionnaire 
répondit  par  l'éternelle  beauté  de  la  sonate  du  Clair  de  Lune. 

Hais  l'heure  s'avançait;  Mm°  de  Verneuil  fit  signe  à  ses  nièces  : 
il  était  temps  de  se  rendre  au  palais  Roccabella. 

René  de  Valgrand  les  accompagna  i  leur  voiture. 

—  Pourquoi  n'allez-vous  pas  à  ce  bal,  demanda  M.  Glaczkowicz 
à  dona  Bianca. 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  n'y  ai  pas  pensé,  répondit-elle  en 
hésitant. 

—  Allez-y,  princesse,  vous  êtes  superbe  ainsi;  vous  êtes  une 
admirable  évocation  du  passé.  Allez-y,  pour  la  joie  des  artistes  qui 
seront  nombreux  à  ce  bal;  allez-y!  Voulez- vous  me  permettre  de 
vous  y  accompagner;  ma  voiture  est  là,  tout  à  vos  ordres... 

Et  Bianca,  tentée,  se  laissa  conduire  au  bal. 

Le  palais  Roccabella  est  un  des  plus  anciens  et  des  plus  beaux  de 
la  Rome  des  Papes.  C'est  aujourd'hui  l'un  des  plus  sévèrement 
fermé  du  «  Honde  noir  ».  Pour  y  pénétrer,  il  faut  montrer  patte 
blanche. 

Le  vieux  duc,  qui  fêtait  l'entrée  dans  le  monde  de  sa  petite-fille* 
avait  prétendu,  par  un  caprice  d'artiste  et  de  grand  seigneur, 
ressusciter  pour  une  nuit  l'Italie  de  jadis.  Les  costumes  étaient 
strictement  italiens  de  toutes  les  époques.  Les  princes  frôlaient 

10  HOVBMBRB   1902.  31 


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474  LAQUELLE? 

les  condottieri;  les  grandes  dames,  les  contadine;  quelques-uns 
reproduisaient  des  tableaux  ou  des  portraits  célèbres,  ou  bien 
encore  incarnaient  pour  cette  nuit  des  personnages  du  drame  ou  de 
l'histoire.  Le  duc  de  Roccabella  lui-même  n'était-il  pas  on  admi- 
rable Gapulet  et  sa  petite-fille  Giulia  une  adorable  Juliette? 

C'était  vraiment  un  spectacle  de  féerie  que  cette  foule  étince- 
lante,  ondulant  sous  l'éclat  des  lustres  et  des  girandoles,  autour 
des  colonnes  de  marbre  rose  qui,  de  distance  en  distance,  soute- 
naient les  arcades  aux  riches  tentures  de  velours  de  Gènes.  Toute, 
la  fleur  de  la  noblesse  romaine  était  là  réunie  :  assemblage  de 
noms  célèbres  où  défilait  toute  l'épopée  de  l'Italie.  La  plupart  des 
hommes  portaient  des  costumes  historiques  dont  jadis  avaient  dû 
se  parer  leurs  ancêtres.  Il  était  des  armures  et  des  cottes  de  mailles 
sur  lesquelles,  visiblement,  le  sang  avait  coulé.  Les  pages  qui 
circulaient,  offrant  des  sorbets  et  brûlant  des  parfums,  avaient 
revêtu  des  livrées  datant  de  la  Renaissance.  Et  entre  les  scintille- 
ments des  miroirs  de  Venise,  des  torchères  d'argent  ciselé,  des 
cadres  florentins  aux  ors  atténués  par  le  temps,  les  portraits  des 
Roccabella  passés,  grands  seigneurs  et  nobles  dames  A  la  mine 
hautaine,  semblaient  contempler  leurs  descendants  avec  une  souve- 
raine et  dédaigneuse  pitié. 

Nell  et  Nellie  vivaient  un  rêve.  Le  prince  Montecorvello  s'ap- 
procha d'elles  et  Nellie  rougit  en  acceptant  son  bras.  Son  cœur 
battait,  et  elle  leva  timidement  ses  doux  yeux  bruns  sur  le  beau 
prince  qui  la  guidait  à  travers  cette  fête  magique.  Il  semblait  chez 
lui,  saluant  autour  de  lui  d'un  geste  ou  d'un  mot  courtois,  et  Nellie 
perdait  conscience  de  la  réalité...  Elle  était  la  princesse  dont  elle 
portât  le  costume...  Il  l'aimait  et  il  allait  le  lui  dire.  Elle  ne 
pensait  plus  à  hier;  demain  n'existait  pas  pour  elle.  Elle  se  laissait 
bercer  par  la  féerie;  elle  était  heureuse,  et  c'était  tout... 

Rianca,  de  loin,  les  suivait  des  yeux.  Entourée  ce  soir-là  d'ado- 
rations et  d'hommages,  elle  souriait  doucement,  avec  le  cœur 
déchiré.  Mais  c'était  fini  de  souffrir  :  une  illusion  ne  vaut  pas  qu'on 
la  pleure,  et,  elle  le  voyait  bien,  c'était  sur  une  illusion  qu'elle 
pleurait... 

Le  prince  Montecorvello  avait  éprouvé  un  moment  de  saisisse- 
ment en  voyant  sa  cousine  entrer  dans  la  galerie.  Il  s'était  approché 
d'elle  pour  la  saluer  et,  tout  de  suite,  elle  l'avait  mis  à  l'aise  avec 
une  parole  affectueuse  : 

—  Ronsoir,  mon  cousin I  Vous  êtes  surpris  de  me  voir  ici?... 
Puis,  plus  bas  : 

—  Je  vous  félicite,  Cesare,  j'espère  que  vous  serez  très  heureux... 
A  ce  moment,  le  duc  Roccabella  venait  offrir  son  bras  i  la  prin- 


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LAQUELLE?  475 

cesse  pour  lui  faire  les  honneurs  de  la  fête,  et  Gesare  n'eut  plus 
l'occasion  de  se  rapprocher  d'elle. 

Son  âme  faible  et  dénuée  d'énergie  en  était  soulagée.  Le  remords 
s'était  dissipé  comme  par  enchantement  II  cherchait  même  à  se 
persuader  que  l'apparition  de  Bianca  au  bal  de  ce  soir  était  le  pré- 
sage d'un  changement  dans  sa  façon  de  vivre. 

—  Elle  est  si  belle!  pensait-il.  Elle  n'a  qu'à  vouloir  pour  con- 
quérir à  Rome  la  situation  la  plus  enviable! 

Lui,  il  ne  pouvait  plus  attendre;  il  venait  de  passer  des  jours 
affreux  dont  le  cauchemar  l'étreignait  encore.  Angelotti,  après  lui 
avoir  refusé  les  cinq  mille  lires,  avait  poussé  son  impitoyable 
rigueur  jusqu'à  lui  refuser  même  la  petite  somme  nécessaire  aux 
frais  de  son  costume,  pour  lequel  il  avait  dû  recourir  à  un  usurier... 
C'en  était  trop  !  Aussi  le  prince,  acculé,  se  promettait-il  de  ne  plus 
laisser  traîner  les  choses... 

Il  est  juste  de  reconnaître  que  Nellie  F  enchantait,  tant  elle  appa- 
raissait radieuse  et  séduisante  en  héroïne  du  Décaméron.  L'éclat 
des  lumières,  l'enivrement  de  la  danse  et  de  la  musique  la  transfi- 
guraient. En  même  temps,  une  sorte  de  griserie  envahissait  la  jeune 
fille,  et  les  flatteries  que  lui  prodiguait  le  prince,  ses  regards,  plus 
éloquents  encore  que  ses  paroles,  achevaient  de  jeter  le  trouble 
dans  son  cœur... 

Gesare  le  comprit,  et,  décidé  à  brûler  ses  vaisseaux,  il  se  montra, 
sans  franchir  les  bornes  permises,  tendre  et  passionné.  Il  ne  jouait 
pas  la  comédie,  car  il  était  parvenu  à  se  persuader  qu'il  était  sin- 
cère. Il  n'avait  plus  qu'une  pensée  :  en  finir  avec  sa  situation  intolé- 
rable; et  le  sentiment  qu'il  jouait  sa  dernière  carte  le  rendait 
presque  irrésistible.  Aussi,  quand  le  bal  prit  fin,  pensa- t-il  avoir 
conquis  le  cœur  de  la  jeune  Française,  et  que  son  oncle,  le  cardinal, 
pourrait  hardiment  aller  demander  pour  son  neveu  la  main  de 
Nellie  de  Verneuil. 

J.  d'Anih. 
La  suite  prochainement. 


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]  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS 

TENDANCES  ACTUELLES  ET  RÉCENTES  MESURES 
BASES  DUNE  RÉFORME  NÉCESSAIRE 


[uestion  de  la  réorganisation  de  nos  écoles  militaires,  liée  de' 
celles  du  recrutement  de  l'armée  et  de  l'avancement  des 
s,  est  posée  depuis  longtemps  devant  l'opinion  publique  : 
tend  encore  une  solution. 

i  études  émanant  de  personnalités  compétentes  lui  ont  été 
rées  dans  cette  Revue,  en  1887  et  en  1899.  La  première  *, 
stoire  tient  une  large  place,  se  rapporte,  presque  exclusive- 
à  l'histoire  de  l'Ecole  de  Saint-Cyr.  L'auteur  de  la  seconde2 
lamne  le  recrutement  des  officiers  par  les  écoles  auquel  il 
ue  le  recrutement  direct  par  les  régiments,  en  vue  d'obtenir 
d'origine;  son  opinion  a  fourni  matière  à  un  article  critique 
lques  pages  à  un  officier  général  qui  propose  une  réforme 
rutement  par  les  écoles3. 

>tre  tour,  nous  avons  abordé  la  question 4  à  propos  de  cer- 
dispositions  d'un  décret  de  réorganisation  de  Saint-Cyr,  du 
>tembre  1900,  mais  d'une  manière  incidente  et  sur  un 
e  de  points  très  restreint. 

lis,  le  ministre  de  la  guerre  a  touché  plus  ou  moins,  soit  aux 
d'admission,  soit  à  l'organisation  générale  et  au  service 
ur,  soit  aux  programmes  d'enseignement  des  Ecoles  de 
2yr  et  de  Saint-Maixent,  des  Ecoles  d'application  de  cavalerie 
aur  et  de  l'artillerie  et  du  génie  à  Fontainebleau,  de  l'Ecole 
tillerie  et  du  génie  à  Versailles,  de  l'Ecole  normale  de  gym- 
îe  et  d'escrime  de  Joinville,  des  Ecoles  préparatoires  d'enfants 
ipe  et  des  Ecoles  d'application  pour  le  tir  de  l'infanterie, 
limite  d'âge  pour  l'admission  à  Saint-  Cyr  a  été  abaissée  à 
ins  ;  l'application  de  cette  mesure  qui  devait  avoir  lieu  tout 

j.  le  Correspondant  des  25  septembre  et  10  novembre  1887. 
r.  le  Correspondant  du  25  novembre  1899. 
\  le  Correspondant  du  10  décembre  1899. 
r.  le  Correspondant  du  25  octobre  1900. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  477 

d'abord  (décret  du  18  mars  1901)  à  partir  de  Tannée  1903  du  con- 
cours, a  été  reportée  récemment  à  1904.  L'instruction  ministérielle 
pour  l'admission  à  la  même  école  en  1902  a  reçu  plusieurs  modifi- 
cations dont  les  plus  importantes  sont  relatives  au  programme 
d'histoire,  qui  n'embrassera  désormais  que  la  période  de  1789 
à  1889  *,  et  à  l'introduction  d'un  programme  de  «  sciences  poli- 
tiques ».  Le  nombre  des  admissions  à  Saint-Cyr-et  à  l'Ecole  poly- 
technique a  été  diminué,  tandis  qu'on  augmentait  celui  de  Saint- 
Maixent  et  de  Versailles.  Les  élèves  cavaliers  de  la  Section  de 
cavalerie  de  Saint- Cyr  qui  étaient  envoyés  au  régiment  pendant  un 
an  après  leur  nomination  au  grade  de  sous-lieutenant,  entre- 
ront dorénavant  directement  à  l'Ecole  d'application  de  Saumur. 
A  dater  du  1"  novembre  de  l'année  dernière,  l'enseignement  des 
officiera-élèves  de  l'artillerie,  à  Fontainebleau,  a  été  séparé  de  celui 
des  officiers-élèves  du  génie.  Enfin,  une  circulaire  ministérielle 
récente  a  créé,  pour  les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique  se  destinant 
à  l'artillerie,  un  stage  régimentaire  d'un  an  placé  entre  la  sortie  de 
cette  Ecole  et  l'entrée  à  Fontainebleau. 

L'organisation  actuelle  des  écoles  militaires  se  compose  de  dis- 
positions accumulées  sans  grande  suite  depuis  de  nombreuses 
années.  Les  précédentes  ajoutent  encore  à  sa  complication.  Notre 
principal  but  étant  d'exposer  un  système  complet  de  réforme  de 
nos  écoles  militaires  d'officiers,  nous  n'aurons  à  examiner,  pour 
rester  dans  notre  sujet,  que  les  deux  dernières  mesures,  et  plus 
particulièrement  celle  qui  concerne  le  stage  régimentaire  des  sous- 
lieutenants  d'artillerie;  la  première  consacre  le  principe  de  la  sépa- 
ration de  l'artillerie  et  du  génie;  la  seconde  inaugure  l'application 
d'un  autre  principe  qui  peut  se  définir  ainsi  :  Tout  officier  doit 
avoir  servi  dans  le  rang. 

Dans  l'état  actuel  de  nos  institutions  militaires,  le  stage  régi- 
mentaire généralisé  ne  peut  être  qu'une  solution  d'attente  du  pro- 
blème de  l'unité  d'origine  des  officiers.  La  démocratie  a  en  pers- 
pective une  solution  plus  radicale  que  fait  pressentir,  en  ces 
termes,  le  rapporteur  du  budget  de  la  guerre  de  1902  :  «  Nous  ne 
vouions  pas  discuter  ici  s'il  convient,  en  faveur  du  principe  de 
l'unité  d'origine  des  officiers,  de  renoncer  au  recrutement  que  nous 
donnent  les  Ecoles  polytechnique  et  de  Saint-Cyr...  Au  surplus,  la 
question  du  remplacement  des  règles  actuelles  se  posera  quand  on 
discutera  la  nouvelle  loi  de  recrutement  et  les  lois  qui  en  seront  la 
conséquence.  »  Autant  dire  sans  ambages  que  nous  nous  achemi- 

1  Une  analyse  du  nouveau  programme  des  connaissances  exigées  ne  serait 
pas  sans  intérêt. 


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478  «os  écolis  uuTiiiss  pâmons 

nons  vers  l'application  à  tous  les  aspirants  à  l'épaulette  du  régime 
de  Saint-Maixent,  de  Saumur  et  de  Versailles.  Ainai  se  prépare, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  le  nivellement  des  individualités 
dans  l'armée. 

Le  stage  régimentaire  adapté  à  notre  organisation  actuelle,  et 
l'unité  d'origine  des  officiers,  telles  sont  donc  les  questions  qui 
méritent,  avant  tout,  de  fixer  notre  attention. 


Bien  que  Ton  s'efforce,  à  Saint-Cyr  comme  à  Fontainebleau,  de 
se  rapprocher  le  pins  possible  de  la  vie  régimentaire  dans  ses 
nombreux  détails,  on  n'arrive  pas  à  combler  tout  à  fait  la  lacune 
que  présente,  sous  ce  rapport,  l'enseignement  donné  aux  élèves. 
Nous  ne  croyons  ni  opportun  ni  utile  de  remédier  à  cette  lacune 
inévitable  en  introduisant  dans  F  organisation  actuelle  de  nos  deux 
écoles  d'officiers  le  stage  régimentaire  *. 

Et  d'abord,  comment  n'envisagerions-nous  pas  avec  méfiance 
une  mesure  proposée  par  quelques  hommes,  —  non  des  moindres 
parmi  ceux  qui  s'occupent  de  l'armée  dans  le  Parlement  et  ailleurs, 
—  bien  plus  comme  devant  servir  au  nivellement  de  nos  écoles 
militaires  que  comme  étant  propre  à  suppléer  à  l'insuffisance  de 
l'enseignement  pratique?  Former  des  officiers  sans  préoccupation 
d'égalité  à  établir  entre  eux,  c'est,  à  leurs  yeux,  entretenir  un 
régime  de  privilège.  Ils  n'ignorent  pas,  cependant,  que  l'égalité  à 
laquelle  ils  tendent  sera  toujours  factice  avec  le  système  d'édu- 
cation militaire  par  les  écoles,  pratiqué  aujourd'hui.  Quelle  que 
soit,  par  exemple,  la  durée  du  stage  que  l'on  exigerait  des  élèves 
de  Saint-Cyr  et  de  Fontainebleau,  elle  resterait  sensiblement  infé- 
rieure à  celle  du  temps  de  service  régimentaire  imposé  aux  sous- 
officiers  pour  l'admission  à  Maixent  et  à  Versailles1.  N'importe  1 
Les  mêmes  hommes  s'empresseront  de  proclamer,  pour  la  plus 
grande  satisfaction  des  masses  impuissantes  à  démêler  la  trame  de 

1  «  Les  raisons  qui  conduiront  à  envoyer  prochainement,  sans  doute,  les 
sous-lieutenants  dans  un  régiment  d'artillerie,  conduiront  également  à 
traiter  d'une  façon  semblable  les  sous-lieutenants  du  génie,  et,  par  ana- 
logie, à  prendre  la  môme  mesure  pour  les  sous-lieutenants  de  cavalerie 
sortant  de  Saint-Cyr.  »  Ce  passage  du  rapport  sur  le  budget  de  la  guerre  de 
1902  a  été  écrit  antérieurement  à  la  décision  ministérielle  qui  a  imposé  le 
stage  régimentaire  aux  sous-lieutenants  d'artillerie;  il  est  probable  que  le 
rapporteur  connaissait,  sur  ce  point,  les  intentions  du  ministre,  à  moins, 
cependant,  qu'il  n'ait  voulu  lui  dicter  les  siennes. 

3  Les  sous-officiers  admis  à  Saint-Maixent  et  à  Versailles  ne  comptent 
pas  moins  de  trois  à  quatre  ans  de  service  en  moyenne  (dont  deux  obliga- 
toires comme  sous-officier)  au  moment  d'entrer  dans  ces  écoles* 


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HOS  tCOLte  MILITAIBES  D'OmCKRS  479 

cette  comédie,  que  tous  les  Français  sont  égaux  devant  la  loi 
militaire,  puisqu'ils  portent  tous  le  sac! 

La  mise  en  pratique  du  stage  régimentaire  comporte  la  solution 
préalable  des  questions  suivantes  :  A  quel  moment  aura-t-il  lieu? 
Quelle  sera  sa  durée?  De  quel  grade  seront  pourvus  les  stagiaires? 
Suivant  la  solution  adoptée,  la  mesure  dont  il  s'agit  donne  lieu 
à  plus  ou  moins  d'inconvénients. 

Le  ministre  de  la  guerre  vient  de  se  ranger  parmi  les  partisans 
du  stage  placé  immédiatement  avant  l'entrée  dans  les  écoles,  c'est- 
à-dire  du  stage  comme  soldat.  Dans  une  lettre  récente  adressée  au 
président  de  la  Commission  de  l'armée  *,  au  Sénat,  au  sujet  des 
remaniements  à  introduire  dans  le  texte  de  la  proposition  de  loi 
de  H.  le  sénateur  Rolland  sur  le  service  militaire  de  deux  ans,  il 
propose,  en  effet,  de  modifier  l'article  24  ainsi  qu'il  suit  :  «  Les 
jeunes  gens  reçus  à  V Ecole  spéciale  militaire,  et  ceux  reçus  à 
l'Ecole  normale  supérieure,  à  YEcole  polytechnique,  à  l'Ecole 
forestière  ou  à  l'Ecole  centrale  des  arts  et  manufactures,  qui  sont 
reconnus  aptes  au  service  militaire,  ne  sont  définitivement  admis  à 
ces  écoles  qu'après  avoir  accompli  une  année  de  service  dans 
l'armée  active.  »  Pour  justifier  cette  mesure,  le  ministre  fait  valoir 
qu'  «  il  importe  de  traiter  nos  grandes  écoles  de  telle  sorte  qu'un 
privilège  accordé  à  l'une  d'elles  ne  soit  pas  pour  les  autres  une 
cause  de  défaveur  vis-à-vis  de  l'opinion  et  n'en  tarisse  pas  le  recru- 
tement ».  H  s'agit,  on  le  voit,  d'une  nouvelle  consécration  du 
dogme  égalitaire.  Nous  nous  bornerons  à  faire  observer  qu'un  tel 
stage,  pour  les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique,  entraînerait  l'obli- 
gation de  désigner,  avant  leur  entrée,  l'arme  de  leur  choix;  il  en 
résulterait  aussi  que  les  élèves  de  la  même  Ecole  qui  se  destinent  à 
l'artillerie,  seraient  assujettis  à  un  stage  comme  soldat  et  à  un 
autre  comme  sous-lieutenant. 

Le  général  Trochu  considère  le  stage  en  qualité  de  soldat, 
comme  nn  moyen  d'introduire  un  peu  d'esprit  militaire  dans  nos 
écoles,  et  de  briser  chez  ceux  qui  y  sont  admis  «  la  tradition  éco- 
lière  ».  La  remarque  n'est  pas  sans  valeur,  mais,  d'un  autre  côté, 
traiter  ces  novices  comme  les  premiers  bleus  venus,  n'est-ce  pas 
leur  imposer  des  rigueurs  inutiles  et  leur  faire  perdre  un  temps 
précieux?  Il  est  absurde  d'appliquer  à  une  élite  intellectuelle 
comme  celle  des  jeunes  gens  admis  dans  nos  écoles  d'officiers,  un 
régime  approprié  à  des  paysans  illettrés  et  frustes. 

Appelons-en,  sur  ce  sujet,  aux  leçons  de  l'expérience.  On  se 
souviendra  peut-être  qu'à  une  certaine  époque,  les  jeunes  gens 

1  M.  de  Freydnet. 


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480  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFIClIRS 

ayant  dépassé  la  limite  d'âge  pour  Saint-Cyr  pouvaient  encore  y 
être  admis,  après  avoir  servi  effectivement  deux  ans  dans  un  corps 
de  troupe.  Au  lendemain  de  leur  arrivée  au  régiment  comme  sous- 
lieutenants,  les  officiers  faisaient  incontestablement  preuve  de  plus 
de  connaissances  pratiques  et  d'un  peu  plus  d'assurance  devant  la 
troupe  que  leurs  autres  camarades;  mais  ceux-ci  savaient  se  mettre 
rapidement  au  niveau  commun,  sans  qu'à  aucun  moment  le  service 
du  régiment  et  leur  propre  prestige  eussent  à  souffrir  de  leur 
infériorité  passagère.  Les  Saint-Gyriens  d'aujourd'hui  ne  pénètrent 
pas  moins  facilement  que  leurs  devanciers  les  détails  de  la  vie 
régimen taire  et  no  se  forment  pas  moins  rapidement  qu'eux  à  la 
pratique  du  métier. 

Des  officiers,  anciens  appelés  ou  engagés  volontaires,  ont  tenté 
parfois  de  nous  persuader  que  l'on  ne  pénètre  bien  le  soldat  qu'en 
vivant  à  côté  de  lui,  avec  lui,  dans  la  chambrée.  Ces  officiers 
étaient  dans  leur  rôle,  et  leur  sincérité  n'est  pas  à  mettre  en 
doute,  mais  comment  pourraient-ils  sérieusement  prétendre  que 
leurs  camarades  sortis  des  écoles  n'arrivent  pas  promptement  à  la 
même  connaissance  parfaite  du  soldat  par  la  pratique  journalière 
de  leur  métier?  Comment  soutiendraient-ils  un  seul  instant  qu'ils 
exercent  mieux  leur  autorité  sur  leurs  subordonnés  et  qu'ils  en 
obtiennent  davantage,  qu'ils  montrent  plus  d'activité  et  d'initiative, 
qu'ils  possèdent  plus  complètement  qu'eux  les  règlements?  Si  la 
part  que  les  officiers  provenant  du  rang  doivent,  dans  leur  mérite 
professionnel,  au  contact  direct  avec  l'homme  de  troupe,  au  début 
de  leur  carrière,  leur  assure  une  réelle  et  durable  supériorité,  on 
s'explique  difficilement  qu'un  petit  nombre  d'entre  eux  atteigne  les 
hauts  grades  de  la  hiérarchie  militaire. 

Quelques-uns  de  ceux  qui  préconisent  le  stage  régimentaire, 
comme  soldat,  y  voient  un  excellent  moyen  d'atteindre  les  fils  de 
famille,  les  jeunes  gens  fortunés  et  bien  élevés,  en  les  mêlant 
d'aussi  près  que  possible  aux  fils  de  paysans,  d'artisans  et  d'ou- 
vriers, sous  le  prétexte  qu'ils  ne  connaîtront  bien  les  devoirs  et 
surtout  les  besoins  du  soldat  qu'en  servant  comme  tel.  A  ne  juger 
ces  hommes  que  sur  leurs  intentions,  nous  serions  déjà  à  peu  près 
éclairés  sur  ce  que  vaudrait  le  stage  dans  ces  conditions.  Notre 
opinion  sur  le  fond  du  sujet  fortifie  cette  présomption.  En  résumé, 
nous  ne.  jugeons  pas  utile,  encore  moins  nécessaire,  le  stage  comme 
soldat,  quelles  que  soient  nos  institutions  d'enseignement  militaire. 
Le  fruit  que  la  jeunesse  des  écoles  retirerait  de  sa  participation 
aux  occupations  dont  la  vie  d'entraînement  du  soldat  est  remplie, 
ne  serait  pas  en  rapport  avec  le  temps  qu'elle  lui  coûterait. 

Nous  ne  voyons,  au  contraire,  aucun  inconvénient  sérieux  à 


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NOS  feCOUB  MIUTAIRBS  D'OFFICIERS  481 

placer,  dès  à  présent,  le  stage  régimentaire  entre  les  deux  années 
d'études,  du  moins  pour  les  élèves  de  Saint-Cyr.  Etant  assimilables, 
à  ce  moment,  aux  meilleurs  sujets  du  rang  qui  obtiennent  les 
galons  de  sergent,  ils  seraient  stagiaires  avec  le  grade  de  sous- 
officier  dans  lequel  ils  acquerraient  d'autant  plus  facilement 
d'utiles  connaissances  pratiques,  qu'ils  posséderaient  déjà  un 
ensemble  de  notions  théoriques1.  En  principe,  ce  stage  devrait 
être  de  six  mois  au  plus,  afin  de  ne  pas  augmenter  le  temps  de 
service  nécessaire  pour  arriver  à  l'épaulette,  ce  qui  équivaudrait  à 
une  élévation  de  la  limite  d'âge  pour  l'admission  ;  mieux  encore,  il 
pourrait  être  pris  sur  les  deux  années  d'études,  en  remaniant  les 
programmes  actuels  des  cours. 

L'organisation  et  l'enseignement  de  l'Ecole  polytechnique  ne  se 
prêteraient  pas  aussi  bien  que  ceux  de  Saint-Cyr  à  un  stage  comme 
sous-  officier ,  placé  entre  les  deux  années  de  séjour.  Néanmoins, 
nous  aurions  préféré  qu'il  en  fût  ainsi,  au  lieu  de  voir  recourir  au 
stage  précédant  immédiatement  l'entrée  à  l'Ecole  de  Fontainebleau. 
Dans  une  lettre  adressée  au  rapporteur  du  budget  de  la  guerre 
en  1902  et  relative  à  ce  dernier  stage,  le  ministre  de  la  guerre  fait 
ressortir,  entre  autres  avantages  à  attendre  de  ce  changement  pour 
les  officiers  d'artillerie,  que  «  les  sous- lieutenants  élèves  seraient 
aptes  aux  fonctions  de  chefs  de  section  dans  les  batteries  six  mois 
après  leur  sortie  de  l'Ecole  polytechnique  »,  que  «  leur  instruction 
se  ferait  beaucoup  mieux  au  contact  de  la  troupe  que  dans  une 
école  »,  que  «  l'année  de  régiment  entre  l'Ecole  polytechnique  et 
l'Ecole  d'application  serait  une  diversion  utile  à  des  études  très 
difficiles  »,  qu'on  éviterait  ainsi  «  un  véritable  surmenage  intel- 
lectuel ».  En  terminant  cette  lettre,  le  ministre  n'a  pas  craint  de 
mentionner  l'avantage  suivant,  d'une  tout  autre  nature  :  «  Cette 
année  de  dispersion  dans  les  régiments  servirait  à  rompre 
certaines  coteries  qui  prennent  naissance  dans  les  établissements 
où  l'on  se  prépare  à  l'Ecole  polytechnique  et  qui,  en  ce  moment, 

1  Les  Saints-Cyriens  stagiaires  jouiraient,  comme  les  Portepeefashnriche 
de  l'armée  allemande,  de  la  faveur  de  fréquenter  les  officiers.' 

En  Allemagne,  les  jeunes  gens  pourvus  d'un  certificat  d'études  délivré 
dans  les  gymnases  et  dans  quelques  autres  écoles  désignées,  peuvent  entrer, 
sous  certaines  conditions,  dans  un  régiment,  en  qualité  d'  c  avantageur  ». 
Cinq  à  six  mois  plus  tard,  on  les  nomme  Portepeefœhnriche.  Au  bout  de 
Tannée,  après  examen,  ils  sont  admis  dans  une  école  de  guerre.  C'est  au 
sortir  de  cette  école  où  ils  séjournent  un  an,  qu'ils  subissent  l'examen 
d'officier. 

D'après  un  ordre  de  cabinet  du  6  mars  1902,  les  jeunes  gens  pourvus  du 
certificat  de  rhétorique  ou  de  philosophie  délivrés  dans  les  mêmes  établis- 
sements, ont  le  droit  de  subir  l'examen  de  Faehnrich. 


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482  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIELS 

durent  jusqu'à  la  sortie  de  l'Ecole  ^application,  par  suite  d'une 
existence  en  commun  sans  discontinuité,  »  S'il  est  vrai  qu'on 
réserve  toujours  pour  la  fin  le  meilleur  argument,  ceux  qui  pré- 
tendraient encore  que  l'apprentissage  des  sous-lieutenants  d'artil- 
lerie dans  les  corps  de  troupe  a  pour  but  principal  de  développer 
leur  instruction  et  de  les  préparer  &  recevoir  fructueusement 
l'enseignement  de  l'Ecole  d'application  de  Fontainebleau,  ceux-là 
ne  pourraient  être  que  des  aveugles  volontaires. 

En  résumé,  nous  réprouvons  absolument  le  stage  comme  soldat. 
Quant  à  celui  que  l'on  ferait  comme  sous-officier,  dans  les  condi- 
tions que  nous  avons  indiquées,  nous  le  croyons  utile,  mais  non 
indispensable.  En  dehors  de  l'armée,  on  s'imagine  trop  souvent  que 
l'enseignement  de  nos  écoles  militaires  est  exclusivement  théo- 
rique. Dans  l'armée  elle-même,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer 
d'anciens  Saint-Cyriens  affectant  de  représenter  l'Ecole  comme 
ayant  dégénéré  en  collège  où  l'on  bourre  les  élèves  d'histoire,  de 
littérature  et  de  théorie  *t  et  où  l'on  joue  au  soldat,  alors  que  de 
leur  temps,  à  les  en  croire,  on  y  formait  vraiment  des  hommes  et 
des  professionnels.  La  vérité  est  que  depuis  la  guerre,  les  bri- 
mades et  les  révoltes  périodiques,  signes  de  l'esprit  écolier,  ont 
disparu,  et  que  les  commandants  de  nos  écoles  d'officiers,  les 
directeurs  des  études,  les  professeurs  et  les  instructeurs  cherchent 
à  introduire,  autant  que  possible,  dans  l'enseignement,  la  pratique 
régimentaire.  Chaque  jour  apporte,  pour  ainsi  dire,  une  amélio- 
ration sous  ce  rapport. 

Nous  montrerons  plus  loin  que,  mis  en  œuvre  dans  des  condi- 
tions différentes  de  celles  où  se  donne  aujourd'hui  l'enseignement 
militaire,  le  stage  régimentaire  peut  revêtir  un  caractère  prononcé 
d'utilité,  si  même  il  ne  s'impose  pas.  Mais,  tout  d'abord,  expliquons- 
nous  complètement  sur  la  question,  devenue  brûlante,  de  l'unité 
d'origine  des  officiers. 

Le  principe  de  l'unité  d'origine  des  officiers  procède  directement 

4  L'auteur  (ancien  officier)  de  la  Puissance  française  (1885),  œuvre  de 
valeur,  dénotant  une  connaissance  sérieuse  de  notre  état  militaire,  critique 
l'enseignement  de  Saint-Cyr  comme  péchant  par  la  pratique;  à  son  avis, 
l'histoire,  la  géographie,  la  littérature  et  les  langues  c  qui  sont,  dit-il,  du 
ressort  de  l'éducation  antérieure  »  y  tiennent  trop  de  place;  sa  conclusion 
est  que  le  stage  régimentaire  s'impose. 

Cette  opinion  nous  surprend  d'autant  plus  que  renseignement  de  Saint-Cyr 
a  subi,  de  1872  à  1880,  un  remaniement  fondamental  dans  le  sens  de  la 
pratique.  La  réforme  à  laquelle  nous  faisons  allusion  s'est  opérée  sous  le 
commandement  du  général  Hanrion,  et  a  été,  en  très  grande  partie,  l'œuvre 
4e  notre  prédécesseur  comme  directeur  des  études,  le  colonel,  depuis 
général  Thévenin. 


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«06  ÉCOLES  MfLYTAIRIS  DDFf  1CI8RS  48S 

do  sentiment  égalitaire;  aussi,  dans  les  visées  de  la  démocratie, 
domine-t-il  tontes  les  questions  qui  se  rattachent  aux  écoles  mili- 
taires. Sous  quelle  forme  l'appttquera-t-on  définitivement?  C'est  ce 
qu'il  est  difficile  de  prévoir  dûs  un  temps  où  les  mesures  désorga- 
nisatrices  que  Ton  n'osait  croire  exécutables  hier,  deviennent 
aujourd'hui  des  réalités. 

En  tout  cas,  notre  organisation  actuelle  des  écoles,  violant,  aux 
yeux  de  nos  réformateurs  parlementaires,  l'égalité  qui  leur  est 
chère,  est  menacée  d'une  transformation  radicale.  S'imaginer  qu'on 
ne  touchera  à  nos  établissements  d'enseignement  que  pour  leur 
adapter  le  stage  régimentaire  serait  une  pure  illusion.  11  ne  peut  être 
question,  croyons-nous,  de  supprimer  toutes  les  écoles  existantes 
pour  faire  du  régiment  la  pépinière  des  aspirants  au  grade  d'offi- 
cier; l'hypothèse  d'une  école  unique  n'est  guère  admissible  non 
plus;  mais,  peut-être  créera- t-on,  sur  le  modèle  des  Ecoles  de 
Saint-Maixent,  de  Versailles  et  de  Saumur,  des  écoles  pour  chaque 
arme,  où  l'on  ne  serait  admis  qu'après  avoir  servi  comme  soldat 
et  comme  sous-officier.  Jeter,  autant  que  possible,  dans  des  moules 
uniformes,  toutes  les  intelligences,  tontes  les  aptitudes,  tous  les 
caractères,  voilà  le  but  suprême  où  l'on  tend,  voilà  l'amalgame  que 
l'on  rêvel  C'est  avec  ce  métal  sans  nom  que  la  démocratie  voudrait 
forger  l'épée  de  la  France  I 

Le  niveau  de  l'enseignement  militaire  se  relèverait  sans  doute  à 
Saint-Maixent,  Saumur  et  Versailles,  si  ces  écoles,  préalablement 
remaniées  et  devenant  les  sources  uniques  du  recrutement  des  offi- 
ciers, bénéficiaient  des  éléments  que  leur  procurerait  la  suppression 
deSaint-Cyr  et  de  l'Ecole  polytechnique;  toutefois,  il  ne  pourrait 
être  qu'inférieur  au  niveau  actuel  de  renseignement  de  Saint-Cyr, 
de  Saumur  (officiers)  et  de  Fontainebleau.  C'est  ce  dont  il  est  facile 
de  se  rendre  compte. 

Prenons  pour  exemple  l'infanterie  où  le  nombre  des  sous-lieu- 
tenants promus  annuellement  est  de  40  pour  100  de  celui  des 
sous-lieutenants  nommés  dans  toutes  les  armes  réunies.  L'expé- 
rience a  démontré  qu'il  n'est  pas  possible  d'étendre  l'admission  à 
Saint-Cyr  au  delà  des  500  premiers  candidats,  environ,  de  la  liste 
de  classement  d'admission,  sans  être  amené  à  accepter  des  jeunes 
gens  insuffisamment  aptes  à  suivre  les  cours  de  l'école.  Or,  le  nombre 
moyen,  depuis  20  ans,  des  élèves  de  Saint-Cyr  et  de  Saint-Maixent 
promus  annuellement  sous-lieutenants  est  de  670  (exactement  667) 
dont  330  Saint-Cyriens  et  340  (337)  élèves  de  Saint-Maixent.  Or, 
avec  une  seule  école  d'infanterie,  il  faudrait,  pour  assurer  le  recru- 
tement annuel  de  cette  arme,  admettre  un  nombre  d'élèves  supé- 
rieur de  170  au  maximum  (500)  d'élèves  capables  de  recevoir 


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484  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS 

l'enseignement  de  Saint- Cyr  et  de  340  an  nombre  moyen  (330) 
d'élèves  qui  y  entrent  annuellement.  Il  en  résulterait  que  les 
programmes  actuels  d'admission  à  Saint-Cyr  devraient  être  rema- 
niés dans  le  sens  d'une  simplification  et  d'une  réduction  des 
matières,  pour  être  mis  à  la  portée  de  tous  les  sujets. 

Ce  que  nous  disons  de  Saint-Maixent  s'applique,  de  la  même 
manière,  à  Saumur  et  à  Versailles.  On  uniformiserait  donc  l'ensei- 
gnement militaire,  dans  chaque  arme,  au  prix  de  rabaissement  de 
son  niveau  actuel  et  au  détriment  des  meilleurs  sujets.  Dès  lors, 
dans  la  médiocrité  du  milieu  ainsi  créé,  se  détendraient  les  ressorts 
des  individualités  de  mérite;  dès  lors  aussi,  s'affaibliraient  les 
forces  vives  de  la  nation  représentées  par  la  belle  jeunesse  qu'attire 
la  carrière  des  armes. 

Les  réformateurs  qui  songent  à  réaliser,  par  ce  moyen,  l'unité 
d'origine  des  officiers,  placent  le  stage  régimentaire  avant  l'entrée 
à  l'école.  Dans  ces  conditions,  les  aspirants  à  l'épaulette  acquer- 
raient difficilement  de  sérieuses  connaissances  pratiques  ;  les  menus 
détails  du  service  régimentaire  d'une  part  et,  de  l'autre,  les  études 
préparatoires  aux  examens  d'admission  à  l'école,  les  absorbe- 
raient à  peu  près  complètement.  Sur  le  terrain  de  la  pratique, 
ils  resteraient  inférieurs  à  nos  anciens  sous-officiers  promus  direc- 
tement officiers.  Esclaves  de  leurs  devoirs,  animés  du  véritable 
esprit  militaire,  jaloux  de  leur  autorité,  rompus  à  toutes  les 
exigences  du  service,  corrects  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions 
dont  ils  n'étaient  distraits  par  aucun  des  cours  multiples  imposés 
aujourd'hui  aux  aspirants  officiers  de  Saint- Maixent,  enfin  en 
contact  incessant  avec  le  soldat  dont  ils  connaissaient  à  fond  les 
qualités  et  les  travers,  nos  anciens  sous-officiers,  tels  que  nous  les 
avons  connus  avant  la  guerre  de  1870,  étaient  aussi  d'excellents 
camarades.  Certains  d'entre  eux  manquaient,  il  est  vrai,  d'éduca- 
tion première,  mais  personne  n'avait  à  en  souffrir  sérieusement. 
Leur  grande  expérience  professionnelle,  très  appréciée  du  comman- 
dement, suppléait  à  ce  qui  leur  manquait  du  côté  de  l'instruction 
générale  et  leur  permettait,  à  l'occasion,  de  servir  de  guide  aux 
officiers  des  écoles  débutant  dans  la  carrière.  Quelques-uns,  d'une 
exceptionnelle  valeur,  primaient  de  temps  en  temps  les  Saint- 
Gyriens  pour  l'avancement.  Cependant,  comme  l'ambition  du  pins 
grand  nombre  n'allait  pas  au  delà  du  grade  de  capitaine,  ils  ne 
portaient  aucunement  ombrage  à  leurs  camarades  d'une  autre  ori- 
gine qu'eux.  On  savait  se  rendre  mutuellement  justice  ;  aussi,  l'union 
était-elle,  alors,  dans  tous  les  corps,  aussi  complète  que  possible  f . 

1  Jusqu'en  1885,  les  sous-officiers  des  corps  de  toutes  armes  pouvaient 


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«OS  ÊGOLffi  MILITAIRES  D'OFFICIERS  485 

Noos  trouverions  encore  aujourd'hui,  dans  nos  sous-officiers 
rengagés,  des  serviteurs  comparables  à  nos  anciens  sous-officiers, 
c'est-à-dire  possédant  leurs  qualités  de  fond.  Ils  se  sont  réfugiés 
définitivement  dans  la  position  de  sous-officier,  bien  qu'elle  ne  leur 
permette  pas  de  dépasser  le  grade  d'adjudant,  parce  qu'ils  y 
jouissent  d'avantages  matériels  et  moraux  dont  l'ensemble  constitue 
une  situation  plus  enviable,  i  certains  égards,  que  celle  d'officier. 
C'est  ce  que  n'a  pu  s'empêcher  de  reconnaître  le  rapporteur  du 
budget  de  la  guerre,  dans  les  termes  suivants  :  «  Nous  avons  dans  - 
les  régiments  d'excellents  sous-officiers  rengagés  dont  la  carrière 
est  actuellement  limitée  au  grade  d'adjudant,  parce  que  le  concours 
de  Saint-Maixent,  de  Versailles  et  de  Saumur  présente  trop  de 
difficultés  pour  qu'ils  puissent  l'aborder.  Parmi  ces  sous-officiers, 
beaucoup  seraient  susceptibles  d'entrer  dans  les  écoles  de  sous- 
officiers  (Saint-Maixent  et  Versailles),  si  l'on  faisait,  dans  le 
concours,  la  part  plus  large  aux  titres  créés  par  l'ancienneté,  et  si 
l'on  allégeait  un  peu  les  programmes.  Avec  les  qualités  militaires 
acquises  par  de  longues  années  de  service  et  la  connaissance 
approfondie  du  métier,  ils  compenseraient  aisément  ce  qui  peut 
leur  manquer  en  instruction  générale.  Ils  feraient  d'excellents 
officiers  de  troupe.  L'âge  auquel  plusieurs  arriveraient  à  l'épaulette 
ne  permettrait  peut-être  pas  à  tous  de  dépasser  le  grade  de 
capitaine,  mais,  pour  ceux-là  mêmes  qui  ne  passeraient  pas  officiers 
supérieurs,  cette  situation  comparée  à  celle  qu'ils  peuvent  attendre 
aujourd'hui  marquerait  une  évolution  ascendante,  un  progrès 
incontestable,  et  ouvrirait  un  avenir  nouveau.  Ils  pourraient 
franchir  par  leur  travail,  par  leur  conduite,  par  les  services  rendus, 
un  échelon  de  plus,  et  la  République,  en  les  y  aidant,  serait 
incontestablement  dans  son  rôle.  Orientons-nous  nettement  dans 
cette  direction.  » 

Dans  la  «  direction  »  même  où  il  nous  invite  à  nous  orienter,  le 
rapporteur  du  budget  va  jusqu'à  faire  brèche  au  principe  d'unité 
d'origine  des  officiers;  il  écrit  encore  :  «  Pour  ouvrir  aussi  large- 
ment que  possible  l'accès  à  l'épaulette,  pour  rester  dans  la  formule 
traditionnelle  :  «  Tout  soldat  a,  dans  sa  giberne,  le  bâton  de  maré- 
«  chai  »,  nous  ne  verrions  que  des  avantages  à  ce  qu'on  admit,  sous 
«  certaines  réserves,  et  en  exigeant  certaines  conditions  d'anden- 
«  neté  ou  de  campagnes,  la  possibilité  pour  un  sous-officier  d'être 

être  pourvus  directement  du  grade  d'officier,  conjointement  avec  les  élèves 
sortant  de  l'Ecole  polytechnique  et  de  Sain>Cyr.  C'est  à  cette  époque 
qu'ont  été  créées  l'Ecole  d'infanterie  de  Saint-Maixent  (succédant  à  l'Ecole 
du  camp  d'Avord),  et  l'Ecole  de  Partillerie  et  du  génie  à  Versailles,  des- 
tinées à  recevoir  les  sous-officiers  aptes  à  devenir  officiers. 


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486  JtOS  ÉCOLES  HLlTÀiaES  HOFFIOBS 

«  nommé  sous-lieutenant  directement  sans  passer  par  une  école. 
«  Cette  exception  devrait  être  admise,  bien  entendu,  de  manière  à 
«  ne  pouvoir,  à  aucun  titre,  s'exercer  comme  une  laveur,  mais 
«  seulement  à  constituer  une  récompense  pour  des  services  d'une 
«  importance  absolument  justifiée.  » 

Quoique  la  part  accordée  aux  sous- officiers  du  rang  ne  soit,  pour 
le  rapporteur,  qu'une  exception  de  faible  portée  k  la  règle  géné- 
rale, quoiqu'il  ne  s'agisse,  au  fond,  que  d'une  sorte  de  concession 
faite  à  l'esprit  démocratique,  nous  constatons  avec  satisfaction  ce 
retour,  de  sa  part,  au  recrutement  direct  par  le  rang;  mais,  tandis 
qu'il  recourt  à  ce  recrutement,  surtout  pour  éviter  le  reproche  de 
négliger  une  catégorie  de  sous-officiers  très  intéressante,  très  méri- 
tante, nous  le  voulons  aussi  large  que  possible  à  côté  de  celui 
des  écoles.  Autrement  dit,  nous  opposons  la  dualité  d  origine  à 
l'unité  d'origine  des  officiers. 

Nos  écoles  régimentaires  du  premier  et  du  deuxième  degré,  ou 
primaires  et  secondaires,  sont  déjà  assez  bien  organisées  dans  les 
corps  de  toutes  armes,  pour  que,  remaniées  sur  quelques  points, 
elles  puissent  suffire  à  l'instruction  des  sous-officiers  candidats  à 
l'épaulette.  Les  cours  sèment  réglés  de  telle  sorte  que  l'enseigne- 
ment serait  uniforme,  ou  à  peu  près,  dans  tous  les  régiments.  Les 
chefs  de  corps  ne  feraient  aucun  classement  de  leurs  candidats; 
ils  se  borneraient  à  présenter  ceux  qu'ils  jugeraient  aptes  à  devenir 
officiers,  et  accompagneraient  leurs  propositions  de  notes  détaillées 
sur  l'instruction  générale  et  professionnelle  de  chacun  d'eux;  leur 
choix  serait  soumis  à  l'acceptation  des  officiers  généraux  du  corps 
d'armée,  qui  pourraient  le  modifier.  Une  commission  ministérielle 
examinerait,  par  corps  d'armée,  tous  les  sous-officiers  proposés, 
au  point  de  vue  de  l'instruction  militaire  théorique  et  pratique  et 
de  l'instruction  générale,  et  établirait  la  liste  de  classement 
général.  Les  années  de  services,  l'ancienneté  comme  sous-officiers, 
les  campagnes  et  les  blessures  entrement  en  ligne  de  compte.  Le 
coefficient  de  l'instruction  militaire  pratique  serait  le  plus  élevé. 
La  loi  sur  l'avancement  fixerait  la  proposition  à  établir  entre  le 
nombre  des  officiers  provenant  des  écoles,  et  celui  des  officiers 
sortant  du  rang;  nous  ne  verrions  aucun  inconvénient  &  ce  que  les 
grades  de  sous-lieutenant  soient  attribués  par  moitié  aux  uns  et 
aux  autres.  Le  nombre  des  sous-officiers  ainsi  promus  au  grade 
d'officier  ne  serait  pas  assez  élevé  pour  que  le  recrutement  des 
sous-officiers  de  carrière  ait  à  en  souffrir.  Dans  ces  conditions, 
quelques  sous -officiers  jeunes  d'âge  et  de  service,  et  d'unç  valeur 
exceptionnelle,  trouveraient  de  bonne  heure  leur  voie,  ce  qui  ne 
serait  que  justice;  mais,  en  raison  de  l'importance  accordée  à 


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AOS  tGOUS  MIUTA1RSS  DWfiCIEBS  487 

l'ancienneté  des  services,  à  l'ancienneté  de  grade  et  à  l'instruction 
militaire  pratique,  la  moyenne  d'âge  et  de  service  des  sous- 
officiers  classés  pour  le  grade  de  sous-lieutenant  serait  plus  élevée 
que  la  moyenne  correspondante  des  élèves  de  Saint-Maixent.  On 
obtiendrait  par  là  un  fonds  d'officiers  possédant,  grâce  à  un  long 
noviciat,  la  solidité  de  celui  que  procurait  l'ancien  recrutement  par 
le  rang,  et  peut-être  même  supérieur  i  ce  dernier  sous  le  rapport 
de  l'instruction  générale. 

11  y  aurait  dualité  d'origine  dans  le  recrutement  des  officiers, 
mais  non  antagonisme  des  deux  catégories  entre  lesquelles  ils  se 
partageraient.  La  passion  politique  ne  pourrait  plus  opposer 
l'esprit  particulier  d'une  école  à  l'esprit  particulier  d'une  autre, 
et  allumer  ainsi  d'incessantes  et  dangereuses  rivalités.  On  verrait 
renaître  l'union  fraternelle  des  officiers  si  près  d'être  compromise 
depuis  quelques  années.  Le  gain  serait  sensible  pour  la  discipline 
et  l'esprit  militaire.  En  un  mot,  l'armée  française  tirerait  une 
force  nouvelle  de  la  coopération  de  ces  serviteurs  modestes  et 
expérimentés,  aujourd'hui  confinés  dans  le  grade  de  sous-officier. 

* 

La  dualité  d'origine  étant  admise,  ce  qui  permet  de  ne  négliger 
aucun  de»  éléments  qui  s'offrent  à  nous  pour  le  recrutement  du 
corps  d'officiers,  il  nous  reste  à  examiner  si  l'on  ne  pourrait  obtenir 
une  organisation  plus  rationnelle  de  nos  écoles  militaires {. 

En  fait  d'unité  (nous  disons  unité  et  non  égalité)  désirable  pour 
les  jeunes  gens  qui  aspirent  à  devenir  officiers,  celle  qui  consiste- 
rait à  les  faire,  avant  tout,  participer  en  commun  à  un  enseignement 
militaire  considéré  comme  indispensable  à  tous  les  sujets,  quelle 
que  soit  l'arme  à  laquelle  ils  se  destinent,  nous  parait  être  le 
meilleur  fondement  à  donner  à  l'éducation  militaire  par  les  écoles. 

Dans  l'ensemble  des  connaissances  militaires,  il  est  facile  de 
distinguer  celles  que  les  aspirants  officiers  de  toutes  armes  doivent 
posséder,  de  celles  qui  sont  spéciales  à  chaque  arme.  Une  école 
où  les  jeunes  gens  sèment  initiés  aux  premières  constituerait  le 
premier  degré  de  l'enseignement  militaire;  on  y  entrerait  par 
concours. 

Quand  nous  disons  une  écolo,  nous  n'entendons  point  par  là 
un  établissement  unique,  mais  un  certain  nombre  d'établissements 
organisés  sur  le  même  modèle,  avec  un  programme  unique  d'ins- 

4  Nous  ne  nous  occupons,  dans  cette  étude,  que  des  officiera  des  armées 
métropolitaine  et  coloniale,  appartenant  à  la  catégorie  des  eombattanù. 


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48S  NOS  ftOLBS  MILITAIRES  VOFFIGUBRS 

traction  militaire,  et  entre  lesquels  seraient  répartis  tous  les  jeunes 
gens  admis. 

Il  est  à  peine  besoin  de  faire  ressortir  les  avantages  de  cette 
décentralisation  de  l'enseignement  militaire.  Elle  fournit  le  moyen 
d'instruire  un  petit  nombre  d'élèves  à  la  fois,  ce  qui  leur  rend 
facile  de  s'assimiler  les  matières  des  cours,  et  permet  aux  profes- 
seurs d'apprécier  et  de  noter  chacun  d'eux  en  connaissance  de 
cause;  elle  simplifie  tout  ce  qui  touche  à  l'emploi  du  temps  et  au 
régime  intérieur,  facilite  la  surveillance  ainsi  que  l'application  des 
soins  d'hygiène,  et  diminue  le  danger  des  épidémies  si  redoutable 
avec  les  grandes  agglomérations.  Gomme  nous  le  verrons  plus 
loin,  le  choix  des  emplacements  de  ces  écoles  n'est  pas  chose 
indifférente. 

L'enseignement  militaire  commun  à  toutes  les  armes,  ou  ensei- 
gnement du  premier  degré,  devrait  être  principalement  théorique. 
Jeter  le  débutant  dans  le  dédale  de  la  pratique  avant  de  l'initier 
à  la  science  militaire  dans  ses  généralités,  dans  ses  rudiments,  ce 
serait,  à  notre  avis,  mettre  la  charrue  avant  les  bœufs.  Si,  en 
traitant  plus  haut  du  stage  régimentaire,  nous  n'avons  pas  invoqué 
cette  raison  pour  condamner  celui  qu'on  imposerait  dès  à  présent 
aux  élèves  de  Saint- Cyr,  c'est  que  l'enseignement  pratique  est, 
dans  cette  école,  pour  ainsi  dire  parallèle  &  l'enseignement  théo- 
rique, et  que  la  lacune  signalée  dans  le  premier  de  ces  ensei- 
gnements n'entraîne  aucun  inconvénient  marqué.  Ce  n'est  pas, 
d'ailleurs,  le  principe  du  stage  que  nous  avons  critiqué,  mais 
seulement  son  application  dans  tétat  actuel  de  notre  régime 
d'enseignement  militaire.  Le  stage  est,  au  contraire,  justifié,  et 
devient  même  nécessaire  avec  l'organisation  que  nous  proposons. 

Un  séjour  d'un  an  dans  une  des  écoles  du  premier  degré  serait 
suffisant  pour  acquérir  les  connaissances  générales  indispensables 
aux  aspirants  officiers.  Par  la  place  même  que  nous  assignons  au 
stage  régimentaire  à  la  suite  de  cette  année  d'école,  nous  indi- 
quons clairement  qu'il  devrait  se  faire  dans  l'arme  où  l'on  se 
prépare  à  entrer.  C'est  donc  d'après  le  classement  de  sortie  de 
l'école  du  premier  degré  que  les  jeunes  gens  auraient  à  désigner 
leur  arme  de  préférence  jusqu'à  concurrence  du  nombre  des  places 
disponibles  dans  chacune  d'elles.  Il  serait  tenu  compte  aux  élèves 
qui  se  destinent  à  la  cavalerie  de  leurs  aptitudes  pour  cette  arme, 
constatées  au  cours  de  l'année  d'école. 

Dans  ces  conditions,  le  stage  régimentaire  a  toute  sa  valeur. 
Les  élèves  de  l'école  du  premier  degré  détachés  dans  un  corps  de 
troupe,  n'étant  plus  absorbés  par  la  préparation  à  des  examens 
qui  sont  pour  eux,  en  quelque  sorte,  question  de  vie  ou  de  mort, 


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IOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  48* 

pourraient  9e  donner  tout  entiers  à  la  pratique  du  métier.  Nous 
avons  déjà  fait  observer  qu'un  élève  de  Saint-Cyr,  après  un  an 
d'école,  était  assimilable  à  un  sous-officier;  il  en  serait  de  même 
des  élèves  de  l'école  du  premier  degré,  quand  ils  auraient  subi 
l'examen  final;  on  ne  pourrait  donc  leur  attribuer,  pendant  leur 
stage,  d'autre  grade  que  celui  de  sergent.  Ils  continueraient  à 
porter  l'uniforme  de  l'école.  Au  point  de  vue  disciplinaire,  ils 
n'auraient  de  supérieurs  hiérarchiques,  parmi  les  sous-officiers, 
que  le  sergent-major  et  l'adjudant;  leurs  fautes  seraient  signalées, 
le  cas  échéant,  par  ces  derniers  aux  officiers  qui,  seuls,  auraient 
le  droit  de  les  punir.  Nous  ne  jugeons  désirable,  à  aucun  point 
de  vue,  que  ces  jeunes  gens  soient  associés,  en  dehors  du  service, 
à  l'existence  des  sous- officiers  du  rang;  ils  n'auraient  rien  à  y 
gagner;  ils  prendraient  donc  leurs  repas  à  la  cantine,  coucheraient 
dans  une  chambre  séparée  et  seraient  autorisés  à  fréquenter  les 
officiers. 

Toutes  les  phases  de  la  vie  régimentaire  se  déroulant  en  une 
année,  il  en  découle  qu'un  stage  d'un  an  serait  nécessaire  pour 
mettre  les  élèves  des  écoles  du  premier  degré  en  état  d'exercer 
chacun  des  emplois  dévolus  aux  sous-officiers  par  les  règlements, 
à  l'intérieur  de  la  caserne  et  sur  le  terrain  d'exercice. 

Lorsque  l'élève  de  l'école  du  premier  degré,  que  nous  désignerons 
désormais  sous  le  nom  d'école  de  guerre,  aurait  terminé  son  stage, 
il  commencerait  à  se  spécialiser  dans  son  arme,  mais  il  ne  possé- 
derait, au  point  de  vue  de  la  science  de  la  guerre,  que  des  notions 
générales;  il  ne  ferait  encore  qu'un  bon  ou  un  très  bon  sous-officier. 
Le  moment  serait  venu  pour  lui  de  recevoir  l'instruction  technique 
qui  en  ferait  un  officier.  Ce  n'est  qu'à  l'école  d'arme  qu'il  pourrait 
pénétrer  dans  tous  ses  détails  l'emploi  tactique  de  l'arme  à  laquelle 
il  se  serait  préparé. 

L'école  d'arme  succédant  à  l'école  de  guerre,  est  une  école  de 
perfectionnement,  une  école  d'application.  Jusqu'à  présent,  il 
n'existe  que  deux  écoles  de  ce  genre  :  celle  de  Saumur  pour  les 
élèves  de  Saint-Cyr  classés  dans  la  cavalerie,  et  celle  de  Fontai- 
nebleau pour  les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique  sortant  dans 
l'artillerie  et  le  génie. 

L'école  d'application  d'infanterie  est  à  créer.  Si  l'arme  qui  fournit 
aux  masses  armées  leur  corps  de  bataille  en  est  restée  privée,  la 
raison  en  est  que  les  officiers  sont  détachés  tous  les  ans  de  leurs 
corps,  en  nombre  limité,  à  l'Ecole  normale  de  tir  de  Ghàions,  à 
l'Ecole  de  gymnastique  et  d'escrime  de  Joinville  et  à  l'Ecole  des 
travaux  de  campagne  à  Versailles,  alors  que  l'enseignement  qu'on 
y  donne  et  celui  qu'ils  reçoivent  dans  les  écoles  régionales  de  tir 

10  NOVEMBRE  1902.  32 


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490  HOS  ECOLES  MIL1TJURKS  DWFICIKBS 

pourraient,  devraient  rentrer  dans  celui  d'une  école  unique  d'appli- 
cation. 

A  l'issue  de  leur  stage,  ayant  leur  envoi  à  l'école  d'application, 
les  élèves  recevraient  le  brevet  de  sous-lieutenant.  La  durée  des 
études  de  l'Ecole  d'application  serait  d'un  an  pour  toutes  les 
armes.  Les  notes  données  aux  élèves,  pendant  leur  stage,  par  les 
chefs  de  corps,  compteraient  pour  le  classement  final. 

La  haute  autorité  sur  les  écoles  de  guerre,  au  point  de  vue 
administratif  et  militaire,  appartiendrait  aux  commandants  des  corps 
d'armée  dans  le  ressort  desquels  elles  sèment  établies.  L'unité  d'en- 
seignement, dans  ces  écoles,  serait  assurée  par  la  création  d'un 
inspecteur  général  permanent  secondé  par  des  officiers  supérieurs 
et  relevant  directement  du  ministre  de  la  guerre. 

Entre  toutes  les  écoles  militaires,  y  compris  l'Ecole  supérieure 
de  guerre  dont  l'enseignement,  dès  à  présent  très  bien  entendu, 
deviendrait,  avec  quelques  perfectionnements,  la  sanction  logique 
de  celui  qu'on  recevrait  dans  les  écoles  de  guerre  et  d'application, 
un  lien  serait  indispensable.  Ce  lien  n'existe  pas  dans  notre  orga- 
nisation actuelle  où  l'instruction  militaire  est  dirigée,  dans  chaque 
école,  conformément  aux  programmes  ministériels,  mais  sans  que 
l'on  se  préoccupe  de  ce  qui  se  pratique  ailleurs,  sans  que  Ton 
s'inspire  de  vues  communes.  Un  officier  général  qui  a  laissé  de 
durables  souvenirs  à  Saint-Cyr,  comme  commandant  de  l'Ecole,  le 
général  Hanrion,  proposait,  il  y  a  une  quinzaine  d'années,  la  for- 
mation d'un  conseil  supérieur  des  écoles,  dont  la  mission  serait 
«  d'examiner  l'appropriation  et  la  concordance  des  plans  d'étude 
des  divers  établissements,  l'étendue  de  l'instruction  qu'on  y  donne, 
l'esprit  qui  y  préside  et  les  méthodes  qu'on  y  emploie  ».  Telle  est 
l'institution  qui,  seule,  pourrait  assurer  l'unité  de  l'enseignement 
militaire  de  tous  les  degrés. 

La  reconstitution  de  nos  établissements  d'enseignement  militaire 
destinés  aux  officiers,  sur  la  base  que  nous  venons  d'indiquer, 
constitue  une  réforme  organique  de  trop  haute  portée  pour  que 
nous  n'entrions  pas  ici,  sur  quelques  points  essentiels,  dans  des 
explications  de  nature  à  justifier  nos  propositions.  Nous  voudrions 
même  aller  au-devant  de  certaines  objections  auxquelles  un  exposé 
rapide  de  cette  question  pourrait  laisser  la  voie  ouverte. 

Le  nombre  d'élèves  des  écoles  militaires  actuelles  (formant  des 
officiers),  promus  annuellement  sous -lieutenants,  s'étant  maintenu 
depuis  quelques  années  entre  1,000  et  1,100,  .quatre  écoles  de 
guerre  de  250  à  275  élèves  seraient  suffisantes.  Chacune  d'elles 
aurait  donc  une  compagnie  de  cet  effectif  pour  les  exercices  divers  1 . 

4  Les  écoles  de  guerre  allemandes  sont  à  l'effectif  de  100  à  150  élèves. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  FOPFiCiBHS  491 

Le  séjour  dans  les  écoles  de  guerre  étant  fixé  à  un  an,  l'ensei- 
gnement militaire  y  resterait  inévitablement,  pour  l'infanterie  et 
la  cavalerie,  au-dessous  de  celui  de  Saint-Cyr  où  les  études  ont 
une  durée  double;  mais  une  année  d'école  d'application  permet- 
trait aux  élèves  d'infanterie  d'atteindre  ce  niveau,  et  même  de  le 
dépasser,  dans  l'ensemble,  grâce  au  stage  régimentaire  qui  aug- 
menterait sensiblement  leur  savoir  pratique.  Dans  la  cavalerie,  au 
lieu  de  deux  ans  passés  i  Saint-Cyr  et  un  an  &  Saumur,  on  aurait 
un  an  d'école  de  guerre,  un  an  de  stage  et  un  an  d'école  d'appli- 
cation; l'instruction  théorique  serait  donc  un  peu  moins  développée 
au  profit  de  l'instruction  pratique. 

L'enseignement  de  l'Ecole  polytechnique  étant  surtout  scienti- 
fique, l'éducation  militaire  des  officiers-élèves  de  Fontainebleau  est, 
pour  ainsi  dire,  à  faire  entièrement.  Dans  l'organisation  que  nous 
proposons,  le  jeune  homme  ayant  en  vue  une  arme  spéciale  com- 
mencerait son  apprentissage  militaire  à  l'école  de  guerre;  après  un 
an  de  stage  régimentaire,  il  passerait  à  l'école  d'application  où  il 
acquerrait  les  connaissances  techniques  nécessaires  dans  son  arme. 

Le  programme  actuel  des  connaissances  exigées  pour  l'admission 
à  Saint-Cyr  pourrait  être  conservé  intégralement  pour  l'admission 
dans  les  écoles  de  guerre;  il  en  serait  de  même  des  conditions 
générales  d'admission  au  concours,  y  compris  la  mesure  relative  & 
l'abaissement  de  la  limite  d'âge  à  vingt  ans. 

La  création  des  écoles  de  guerre  appelle  l'élaboration  d'un 
programme  nouveau  dont  nous  nous  bornerons  à  indiquer  les 
grandes  lignes.  Les  règlements  d'exercice  et  de  manœuvres  et  ceux 
qui  traitent  des  divers  services  de  l'infanterie  —  l'arme  dont  les 
autres  sont  les  auxiliaires  —  feraient  le  fond  de  l'enseignement 
théorique  et  pratique;  on  y  ajouterait  de3  notions  générales  sur 
l'organisation,  la  formation  et  la  tactique  des  différentes  armes,  sur 
l'armement  et  le  tir  de  l'infanterie,  sur  les  ouvrages  élémentaires 
de  fortification  passagère  et  sur  les  principes  de  la  fortification 
permanente.  Le  programme  comprendrait  aussi  la  géographie  mili- 
taire de  la  France  et  des  colonies,  la  topographie  (cours  et  levés), 
l'administration  et  la  législation  de  l'armée,  la  langue  allemande  ou 
la  langue  anglaise,  l'escrime,  la  gymnastique  et  l'équitation. 

11  est  impraticable  de  faire  poursuivre  sérieusement  aux  élèves 
des  écoles  militaires  l'étude  des  langues  étrangères;  on  devrait  se 
borner,  faute  de  temps,  à  entretenir  la  connaissance  qu'ils  en  ont 
acquise  antérieurement.  C'est  seulement  quand  on  aura  adopté, 
dans  l'Université,  pour  l'enseignement  de  l'allemand  et  de  l'anglais, 
une  méthode  rationnelle  et  pratique,  différente  de  celle  qui  est 
suivie  aujourd'hui,  qu'on  sera  en  mesure  d'exiger  des  candidats 


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492  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS 

aux  écoles  militaires  qu'ils  sachent  non  seulement  bien  traduire, 
mais  parler  couramment  une  des  deux  langues. 

L'emplacement  des  écoles  de  guerre  est  tout  indiqué  dans  de 
grandes  places  de  garnison  telles  qae  Lille,  Nantes,  Besançon, 
Grenoble,  Toulouse,  Montpellier,  etc.,  où  les  troupes  et  les  éta- 
blissements militaires  serviraient  à  l'instruction  des  élèves. 

L'école  d'application  d'infanterie  constituerait  une  précieuse 
innovation;  elle  serait  établie  au  camp  de  Gbàlons.  On  y  transpor- 
terait l'enseignement  des  écoles  d'application  pour  le  tir  de  l'infan- 
terie, et  celui  de  l'Ecole  des  travaux  de  Versailles.  Le  cours  spécial 
de  l'Ecole  normale  de  tir,  suivi  actuellement  par  quelques  capi- 
taines d'infanterie,  y  serait  professé  par  les  instructeurs  du  cadre 
de  cette  école  !.  Tous  les  officiers  d'infanterie  recrutés  dans  les 
écoles  participeraient  donc,  dans  les  mêmes  conditions,  à  l'ensei- 
gnement du  tir  et  des  travaux  de  campagne.  En  outre,  le  service 
régimentaire  de  cette  arme  n'aurait  plus  à  souffrir  de  l'absence  des 
officiers  détachés  de  leurs  corps,  ce  qui  mérite  d'être  pris  en 
considération,  au  moment  où  le  service  militaire  à  court  terme 
imposera  à  tous  un  travail  intensif.  Les  élèves  se  perfectionneraient 
dans  la  connaissance  des  différentes  armes  et  dans  les  applications 
de  la  topographie.  Us  suivraient  un  cours  de  télégraphie  militaire. 
Enfin,  ils  participeraient  à  des  manœuvres. 

Il  suffirait  de  quelques  changements  dans  les  programmes  des 
cours  de  l'Ecole  de  Saumur,  pour  qu'ils  s'adaptent  à  l'école  d'appli- 
cation de  la  cavalerie. 

Nous  ne  croyons  pas  indispensable  de  donner  aux  officiers 
d'armes  spéciales  une  instruction  scientifique  aussi  étendue  que 
celle  que  reçoivent  actuellement  les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique. 
11  en  résulte  que  le  programme  des  cours  de  l'école  de  Fontai- 
nebleau serait  à  remanier. 

Les  langues  allemande  et  anglaise  et  l'ôquitation  entreraient 
dans  l'enseignement  des  écoles  d'application.  Saumur  conserverait 
l'Ecole  d'application  de  cavalerie2.  Fontainebleau  et  Versailles 
seraient  le  siège  des  écoles  d'application  de  cavalerie  et  du  génie. 
Dans  le  cas  de  fusion  des  armes  spéciales,  l'école  d'application 
unique  occuperait  les  locaux  de  l'Ecole  de  Fontainebleau. 

En  affectant  les  bâtiments  inutilisés  de  Saint-Cyr  et  de  Saint- 
Maixent  à  deux  des  quatre  écoles  de  guerre,  les  dépenses  afférentes 
à  notre  plan  de  réorganisation  se  réduiraient  à  l'édification  des 

1  L'Ecole  normale  de  tir  conserverait  ses  autres  attributions  actuelles. 

*  Rien  ne  serait  changé  aux  attributions  de  l'école  actuelle,  comme  école 
d'instruction  pour  les  aides-vétérinaires,  école  de  dressage,  école  de  mare- 
chalerie  et  atelier  d'arconnerie. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  493 

deux  antres  écoles  et  à  celle  de  l'école  d'application  d'infanterie. 
Encore  est- il  que  parmi  les  villes  les  mieux  situées  pour  recevoir 
les  écoles  de  guerre,  on  en  trouverait,  vraisemblablement,  qui 
seraient  disposées  à  se  charger  en  totalité,  sinon  en  grande  partie, 
des  frais  de  construction  des  locaux  nécessaires. 

L'Ecole  normale  de  gymnastique  et  d'escrime  de  Joinville  serait 
maintenue  pour  les  officiers  et  les  sous-officiers. 

Rien  ne  s'opposerait,  avec  notre  système  d'éducation  militaire,  au 
maintien  du  Prytanée.  Sa  raison  d'être  subsistera  aus9i  longtemps 
que  la  carrière  militaire  sera  en  honneur,  et  que  l'on  considérera 
comme  un  devoir  de  récompenser  dans  leurs  enfants  les  pères  qui 
se  sont  dévoués  à  la  défense  armée  de  la  patrie.  Dans  un  temps  où 
les  vocations  militaires  deviennent  de  plus  en  plus  précieuses  à 
mesure  que  redoublent  les  efforts  de  la  démocratie  pour  en  détendre 
les  ressorts1,  n'est-il  pas  permis  d'espérer  qu'on  les  rencontrera 
dans  les  familles  de  soldats  plus  souvent  qu'ailleurs? 

La  Flèche  pourrait  donc  être  une  école  préparatoire  aux  écoles  de 
guerre;  elle  ne  jouirait  d'aucune  immunité  spéciale  en  ce  qui 
concerne  les  conditions  générales  d'admission  dans  ces  écoles. 

La  gratuité  de  l'enseignement,  dont  bénéficient  les  élèves  de  La 
Flèche,  devrait  s'étendre  à  toutes  les  écoles  militaires.  Si  nos 
gouvernants  avaient  le  souci  de  notre  avenir  militaire,  s'ils  n'obéis- 
saient à  aucune  préoccupation  étrangère  au  bien  de  l'armée,  ils 
n'hésiteraient  pas  un  seul  instant  à  adopter  cette  mesure  proposée, 
dès  1848,  par  le  général  Gavaignac,  ministre  de  la  guerre,  à  l'Assem- 
blée constituante,  réclamée  depuis,  à  plusieurs  reprises  et  récemment 
sous  la  dernière  législature,  par  la  Commission  de  l'armée 2. 

Bien  que  nous  ne  nous  occupions  ici  que  des  écoles  militaires 

1  a  Une  démocratie  ne  saurait  être  dans  son  rôle  quand  elle  cantonne  les 
enfants  dans  la  carrière  suivie  par  leurs  pères.  »  (Rapport  sur  le  budget  de 
la  guerre,  en  1902.) 

•  D'après  les  ordres  donnés  par  le  ministre  de  la  guerre,  les  places 
vacantes  au  Prytanée  militaire  doivent  être  données  aux  candidats  prove- 
nant des  établissements  de  l'Etat.  Cette  mesure  a  été  prise  dans  l'intérêt  de 
la  République.  »  [Ibid.) 

2  c  Seuls  dans  l'armée,  les  élèves  de  nos  grandes  Écoles  servent  leur  pays 
et  le  paient...  La  réforme  que  constitue  la  gratuité  des  écoles  militaires  est 
tout  à  la  fois  réclamée  par  l'opinion,  fondée  sur  le  sentiment  de  l'égalité  [il 
s'agit  ici  d'une  saine  égalité  dont  personne  n'aurait  à  souffrir  moralement 
ni  matériellement]  et  motivée,  aujourd'hui  plus  que  jamais,  par  l'assujet- 
tissement général  des  élèves  au  service  militaire  t.  (Rapport  fait  au  nom  de 
la  Commission  de  l'armée  chargée  d'examiner  le  projet  de  loi  ayant  pour 
but  de  modifier  la  loi  des  26  janvier,  3  mai  et  5  juin  1850,  relative  aux 
Ecole  polytechnique  et  Ecole  militaire,  et  à  l'Ecole  navale  de  Brest  (Colla- 
tion des  bourses),  par  M.  le  colonel  du  Halgouet,  député. 


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494  NOS  tCOLBS  MIUTA1BK  D'OFFICIERS 

formant  on  préparant  des  officiers,  nous  croyons  i  propos  de 
faire  entrevoir,  en  quelques  mots,  les  moyens  de  donner  aux 
sons- officiers  qui  n'aspirent  pas  &  devenir  officiers,  c'est- à-dire 
aux  socs-officier»  de  carrière,  une  instruction  militaire  en  rapport 
avec  leur  mission  spéciale  d'instructeurs  de  la  troupe. 

L'importance  acquise  par  les  sous* officiers  dans  notre  état  uni- 
taire actuel  semble  grandir  tous  les  jours  et  justifier  de  plus  en 
plus  cette  observation  quasi  prophétique  de  M.  de  Tocqueville  : 
«  La  classe  des  sous-officiers  qui,  avant  le  siècle  présent,  n'avait 
point  encore  paru  dans  l'histoire,  est  appelée  désormais,  je  pense, 
à  y  jouer  un  rôle1.  » 

En  1874,  dans  son  rapport  sur  le  projet  de  loi  des  cadres 
présenté  au  nom  de  la  Commission  de  l'armée,  le  général  Cbaretos 
proposait,  en  ces  termes,  la  création  d'écoles  de  sous- officiers  : 
«  On  dit  que  les  sous-officier*  ne  se  forment  pas  à  l'école,  mus 
dans  les  rangs.  Cela  n'est  vrai  que  jusqu'à  un  certain  point, 
car  s'ils  ne  s'y  forment  pas  entièrement,  ils  arrivent  dans  les 
rangs  préparés  à  faire  des  sous-officiers  bien  supérieurs  par  l'ins- 
truction à  ceux  qui  ne  les  ont  pas  quittés.  » 

Les  écoles  d'enfants  de  troupe  (Rambouillet,  Montreuil-sur-Mer, 
Saint- Hippoly te  du  Gard  et  les  Andelys  pour  l'infanterie,  Anton 
pour  la  cavalerie  et  Bilom  pour  l'artillerie  et  le  génie),  organisées 
dix  ans  plus  tard  et  destinées  aux  fils  de  militaires 2,  ne  sont  pas 
de  véritables  écoles  de  sous-officiers  de  carrière;  un  grand  nombre 
de  sujets  qui  y  sont  instruits  manquent  le  but  pour  lequel  elles 
ont  été  instituées  et  ne  fournissent  pas,  à  beaucoup  près,  un 
nombre  de  sous- officiers  en  rapport  avec  les  effectifs  qui  y  sont 
entretenus.  Elles  devraient  être  organisées  sur  un  nouveau  pied 
qui  permettrait  de  compter  sur  une  réduction  notable  du  déchet 
actuel.  Peut-être  même  pourrait-on  en  étendre  le  recrutement, 
sous  certaines  conditions,  à  d'autres  qu'à  des  enfants  de  familles 
militaires,  par  exemple,  aux  fils  de  fonctionnaires  de  l'Etat.  H 
importe  plus  que  jamais,  avec  le  temps  de  service  militaire  réduit 
qui  nécessite  un  grand  nombre  de  sons-officiers,  de  œ  négliger 
aucun  des  moyens  qui  s'offrent  à  nous  «  de  retenir  dans  l'armée 
toute  une  catégorie  de  bons  sujets  assez  lettrés  pour  qu'ils  puissent 
lire,  écrire  et  tenir  un  compte,  trop  illettrés  pour  que  leur  ambition 
puisse  aller  au  delà  du  galon,  et  de  faire  revivre  ainsi,  pour  l'enca- 
drement des  troupes,  cette  classe  de  spécialistes  autorisés  que  la 


*  Delà  démocratie  en  Amérique. 

*  FEb  de  soldats,  caporaux,  soiw -officiers  jusqu'au  grade  de  capitaine,  et 
fils  d'officiers  supérieurs  décédés. 


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NOS  ÉCOLES  MLlUlRES  DWFICMRS  49* 

transformation  de  l'armée  et  les  mœurs  nouvelles  ont  à  peu  près 
complètement  supprimée1.  » 

Quant  aux  écoles  de  sous-officiers  proprement  dites,  elles  sont 
à  instituer.  Leur  but  devrait  être  de  former  exclusivement  des 
instructeurs  ;  elles  se  recruteraient  parmi  les  soldats,  caporaux  et 
brigadiers  de  tous  les  corps  de  troupe.  L'avantage  qu'elles  offri- 
raient d'assurer  l'unité  de  méthode  dans  l'instruction  des  troupes, 
serait  suffisant,  à  lui  seul,  pour  motiver  leur  création. 


La  suppression  des  Ecoles  de  Saint-Cyr  et  Polytechnique  comme 
source  de  recrutement,  la  première  pour  les  officiers  d'infanterie 
et  de  cavalerie,  la  seconde  pour  les  officiers  d'armes  spéciales, 
telle  est  la  conséquence  de  l'organisation  que  nous  venons  d'expo- 
ser. Saint-Cyr  revivrait,  jusqu'à  un  certain  point,  dans  les  écoles 
de  guerre  doublées  des  écoles  d'application,  d'infanterie  et  de 
cavalerie,  mais  les  aspirants  aux  armes  spéciales  ne  trouveraient 
plus  d'enseignement  équivalent  à  celui  qu'ils  ont  reçu  jusqu'à 
présent  à  l'Ecole  polytechnique.  Un  coup  d'oeil  sur  l'histoire  de 
l'Ecole  polytechnique  à  ses  débuts  et  sous  l'Empire  éclairera  utile- 
ment les  explications  qu'appelle  de  notre  part  une  proposition  de 
réforme  de  cette  importance. 

V Ecole  centrale  des  travaux  publics,  instituée  en  septembre 
4794  par  la  Convention,  était  destinée  à  remplacer  les  Ecoles 
spéciales  de  l'ancien  régime,  plus  ou  moins  désorganisées  par  la 
Révolution,  et  où  se  recrutaient  jusque- là  les  ingénieurs  civils  et 
militaires  (ponts  et  chaussées,  mines,  ingénieurs  géographes, 
officiers  d'artillerie  et  du  génie) .  Environ  un  an  plus  tard,  quand 
on  s'aperçut  de  l'insuffisance  de  la  nouvelle  institution  pour  rem- 
placer toutes  les  écoles  spéciales,  on  la  transforma  en  Ecole  prépa* 
ratoire  à  ces  écoles  qu'on  s'empressa  de  rétablir  par  une  loi 
(octobre  1795),  et  on  lui  donna  le  nom  d'Ecole  polytechnique. 
Les  sciences  d'application  professées  dans  les  écoles  spéciales  ne 
furent  pas  enseignées  à.  l'Ecole  polytechnique  où  les  études 
abstraites  tinrent  désormais  la  seule,  sinon  la  plus  grande  place. 

Il  est  intéressant  de  constater  que  le  corps  de  l'artillerie  ne  figu- 
rait point  parmi  ceux  dont  l'Ecole  centrale  des  travaux  publics 
devait  être  la  pépinière.  Au  moment  de  la  réorganisation  des  écoles 
spéciales,  Fourcroy  répara  l'omission.  L'Ecole  polytechnique  réunit 
alors  le  corps  de  l'artillerie  à  ceux  qu'elle  alimentait  déjà;  cepen- 
dant, elle  ne  disposa  que  des  deux  tiers  des  emplois  d'officiers; 

t  f  Général  Trochu,  Œuvra  posthumes. 


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496  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS 

l'Ecole  d'artillerie  de  Chàlons1,  ayant  protesté  contre  la  loi  de  réor- 
ganisation d'octobre  1795,  fut  admise  à  faire  entrer  dix-neuf  de  ses 
élèves  à  l'Ecole  polytechnique  pour  en  suivre  les  cours  et  être 
classés  dans  les  différents  services  au  même  titre  que  les  poly- 
techniciens 2. 

Une  autre  protestation  plus  significative  contre  l'organisation  de 
l'Ecole  polytechnique,  est  celle  qui  émana  du  Comité  central  des 
fortifications.  Le  privilège  dont  jouissait  l'Ecole,  de  pourvoir,  seule* 
au  recrutement  de  tous  Je3  services  publics,  était,  d'après  ce  comité, 
de  nature  à  éloigner  d'eux  des  individualités  distinguées,  à  «  affai- 
blir l'émulation  »  et  &  «  restreindre  les  moyens  d'assurer  aux 
divers  services  le  nombre  d'élèves  qui  leur  est  nécessaire  ».  Aussi, 
proposait-il  d'autoriser  tout  citoyen  remplissant  les  conditions 
générales  requises  à  participer  au  concours  pour  une  école  des 
services  publics,  sans  avoir  suivi  les  cours  de  l'Ecole  polytech- 
nique. Pctiet,  ministre  de  la  guerre,  en  transmettant  au  Directoire 
les  observations  du  comité  sur  les  inconvénients  de  la  centralisation 
outrée  qui  caractérisait  l'organisation  de  l'Ecole  polytechnique3, 
les  appuya  des  siennes  dans  le  même  sens;  il  fit  valoir,  par 
exemple,  que  les  ponts  et  chaussées  «  donnaient  des  élèves  en 
plus  grand  nombre  et,  en  même  temps,  les  plus  instruits,  au  détri- 
ment des  services  militaires  ».  Il  en  concluait  que  l'adoption  de  la 
proposition  du  comité  était  «  propre  à  préserver  les  corps  militaires 
de  la  décadence  où  ils  tomberaient  infailliblement  ».  Dans  un 
mémoire  ultérieur,  le  même  comité  ne  craignit  pas  de  se  prononcer, 
dans  les  termes  suivants,  en  faveur  des  anciennes  écoles  spéciales 
contre  l'organisation  nouvelle  :  «  Depuis  l'institution  de  l'Ecole 
polytechnique,  le  génie  et  l'artillerie  n'ont  point  eu  de  sujets  d'une 
capacité  comparable  à  celle  qu'un  concours  général  de  tous  les 
citoyens  leur  procurait  autrefois.  »     ' 

Les  questions  soulevées  par  le  Comité  central  des  fortifications 
étaient  en  discussion  devant  le  conseil  des  Cinq- Cents  et  celui  des 
Anciens  au  moment  où  éclata  la  révolution  du  18  brumaire;  dès 
lors,  elles  furent  abandonnées,  mais  ce  qu'il  avait  espéré  obtenir 
des  délibérations  de  ces  assemblées  se  réalisa,  jusqu'à  un  certain 
point,  par  la  force  des  choses,  vers  la  fin  des  guerres  napoléo- 
niennes, pour  les  officiers  d'artillerie.  Les  besoins  en  officiers  de 

1  Cette  école  avait  été  réorganisée  en  4791  par  Laplace. 

1  II  en  fut  ainsi  pendant  quelques  années. 

8  Dans  le  chapitre  de  son  livre  sur  La  haute  éducation  intellectuelle,  con- 
sacré aux  sciences,  Mgr  Dupanloup  vise  plus  particulièrement  l'Ecole 
polytechnique  quand  il  dit,  par  prétention,  au  sujet  de  certaines  Ecoles  : 
«  Je  nedemanderai  pas  si  elles  n'ont  pas  été  créées  dans  une  pensée  de 
centralisation  plutôt  que  dans  l'intérêt  de  la  science,  mais...  » 


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ROS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  497 

cette  arme  s'étant  considérablement  accrus,  Napoléon  décréta  (1811) 
que  ceux-ci  seraient  recrutés  à  Saint-Cyr,  à  La  Flèche  et  dans  les 
lycées  impériaux.  Les  élèves  de  Saint-Cyr  et  de  La  Flèche  jugés 
aptes  au  service  de  l'artillerie  étaient  nommés  directement  sous- 
lieutenants  dans  les  corps  de  troupes  &  l'issue  de  leurs  deux  années 
d'études,  tandis  que  les  élèves  des  lycées  entraient  après  examen 
à  l'école  de  Metz  où  ils  séjournaient  un  an  ou  deux  avant  de  servir 
dans  les  régiments.  Quelques  mois  plus  tard,  le  ministre  de  la 
guerre  demandait  à  l'Ecole  polytechnique  un  certain  nombre  d'élèves 
pour  les  envoyer  à  l'école  de  Metz.  Il  en  fut  ainsi  jusqu'en  sep- 
tembre 1814,  époque  à  laquelle  l'artillerie  se  recruta  de  nouveau  à 
l'Ecole  polytechnique1.  Il  ne  paraît  pas  qu'au  cours  de  la  période 
de  1811  à  1814  l'empereur  ait  eu  &  se  plaindre  d'avoir  recouru  à 
ces  centres  divers  de  recrutement. 

Les  considérations  qui  précèdent  mettent  en  lumière  les  avan- 
tages à  attendre,  pour  l'avenir  de  l'artillerie,  d'un  centre  spécial 
de  recrutement  capable  de  répondre  &  tous  les  besoins.  L'Ecole 
polytechnique  ne  peut  être  ce  centre  spécial,  en  raison  de  la  nature 
de  son  enseignement.  En  effet,  il  n'existe  «  aucun  rapport  entre 
les  qualités  nécessaires  pour  réussir  dans  l'étude  des  mathéma- 
tiques transcendantes  et  celles  qui  rendent  un  homme  propre  à 
suivre  avec  succès  la  carrière  des  armes  ». 

Ainsi  s'exprimait,  en  1836,  le  marquis  de  Chambray,  maréchal 
de  camp  d'artillerie.  C'est  sur  lui-même  qu'il  démontrait  l'inutilité 
des  mathématiques  transcendantes  pour  les  officiers  d'armes  spé- 
ciales :  «  Dans  ma  carrière  d'officier  d'artillerie,  je  n'ai  jamais 
trouvé  une  occasion  de  me  servir  des  mathématiques  transcen- 
dantes...; aussi,  les  ai-je  si  complètement  oubliées  que  j'ai  été 
obligé  de  consulter  un  de  mes  anciens  camarades  livré  à  l'ensei- 
gnement pour  qu'il  me  rappelât  le  nom  de  ces  parties  des  mathé- 
matiques qu'on  nous  avait  enseignées...;  je  présume  qu'il  en  a  été 
de  même  dans  les  autres  carrières  qu'alimente  l'Ecole  polytech- 
nique... C'est  une  conséquence  de  ce  que  ces  parties  ne  reposent 
que  sur  des  abstractions  et  des  hypothèses,  et  ne  présentent 
aucune  application  dans  la  pratique,  excepté  peut-être  en  astro- 
nomie... Laplace,  membre  du  Conseil  de  perfectionnement,  émit 
l'opinion  que  l'on  enseignait  trop  de  mathématiques  aux  élèves.  On 
donnait  pour  motif  que  cette  étude  exerçait  l'esprit  et  la  sagacité 

1  Depuis  1804,  l'Ecole  était  soumise  au  régime  militaire.  Une  ordonnance 
royale  de  1814  fît  cesser  cet  état  de  choses  quia  été  rétabli  depuis.  Le  titre 
d'~*  Ecole  militaire  »  ne  se  justifie  guère  que  par  ce  fait  que  ses  élèves  sont 
considérés  comme  étant  présents  sous  les  drapeaux  pendant  leurs  deux 
années  d'études  et  relèvent,  par  conséquent,  du  ministre  de  la  guerre. 


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f  , 


4M  HOS  tCOLIS  MILITAIRES  D'OFFICIERS 

des  élèves  et  les  rendait  capables  de  saisir  toutes  les  applications 
dont  ils  pourraient  Être  chargés  par  la  suite...  Je  ne  me  sois  pas 
occupé  nne  seule  fois  de  physique  depuis  que  je  suis  sorti  de 
l'Ecole...  Quant  à  la  chimie,  je  l'ai  pour  ainsi  dire  complètement 
oubliée.  » 

Le  même  officier  général  a  écrit  encore  :  «  Il  n'est  pas  prouvé 
que  deux  ou  trois  années  d'études  opiniâtres  à  F  Ecole  polytechnique 
rendent  plus  apte  à  suivre  les  cours  des  écoles  spéciales.  À  l'Ecole 
d'état- major,  les  élèves  qui  sortent  de  l'Ecole  polytechnique  ne 
paraissent  pas  supérieurs,  sous  ce  rapport,  i  ceux  qui  sortent  de 
l'Ecole  militaire  de  Saint-Cyr.  » 

Une  expérience  encore  plus  concluante,  dans  le  sens  de  cette 
dernière  observation,  est  celle  qu'a  permis  de  faire,  de  nos  jours, 
l'Ecole  supérieure  de  guerre.  Si  l'on  consulte  les  classements 
d'entrée  et  de  sortie  de  cette  école,  on  se  convaincra  que  les 
élèves  de  Saint-  Cyr  disputent,  assez  souvent  avec  succès,  les 
premières  places  aux  officiers  d'armes  spéciales.  En  outre,  on  ne 
compte  pas  moins  d'officiers  d'artillerie  et  du  génie,  —  toute  pro- 
portion gardée,  —  que  d'officiers  d'infanterie  et  de  cavalerie 
échouant  aux  examens  d'entrée.  Ainsi  s'est  opérée  une  sorte  de 
nivellement  général  des  officiers  de  toutes  les  armes;  aucune  d'elles 
ne  saurait  se  prévaloir  d'être  supérieure  à  une  autre.  En  un  mot, 
le  particularisme  d'arme  a  vécu.  L'enseignement  scientifique  de 
l'Ecole  polytechnique  n'a  donc  pas  l'influence  qu'on  lui  prête 
parfois  au  point  de  vue  de  l'éducation  militaire  des  sujets  qui  se 
destinent  aux  armes  spéciales;  il  est  à  peu  près  inutile  pour  eux. 
C'est  assez  dire  qu'un  enseignement  plus  abordable  s'impose. 

En  posant  en  principe,  sans  aucune  restriction,  que  les  mathé- 
matiques transcendantes  sont  superflues  pour  tous  les  officiers 
d'armes  spéciales,  nous  dépasserions  notre  propre  pensée.  Il 
importe  de  distinguer,  parmi  les  officiers  d'artillerie,  ceux  qui 
s'occupent  de  la  fabrication  du  matériel  et  de  ht  confection  des 
munitions  (canons,  armes  i  feu,  fusées,  projectiles,  cartouches, 
voitures,  affûts,  etc.)  de  ceux  qui  les  reçoivent  en  charge  et  les 
emploient,  et,  parmi  les  officiers  du  génie,  ceux  qui  construisent 
des  ouvrages  de  défense  permanents  et  des  bâtiments  militaires, 
de  ceux  qui  se  livrent  à  des  exercices  de  polygone.  Les  ofiriers 
appartenant  à  la  première  catégorie  de  chacune  de  ces  armes  sont, 
à  proprement  parler,  des  techniciens,  des  ingénieurs;  pour  eux,  la 
adence  pure,  loin  d'être  mutile,  est  un  fondement  nécessaire;  ils 
devraient  donc  puiser  leurs  connaissances  &  la  infime  source  que 
te»  i ugénieursi  des  ponts  et  chauaaées,  des  bums»  des  caaatrurtians 
navales,  etc.,  par  conséquent  *  FEcole  polytechnique.  C'est 


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*0S  ECOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  499 

ment  aux  officiers  d'artillerie  et  du  géaie  de  la  deuxième  catégorie, 
c'est-à-dire  aux  officiers  auxquels  incombe  le  service*  des  corps  de 
troupe,  que  s'appliquerait  l'organisation  de  renseignement  que 
nous  avons  préconisé;  cet  enseignement  serait  en  rapport  avec 
leurs  obligations  professionnelles  sensiblement  moins  étendues  que 
cdies  auxquelles  ils  sont  soumis  actuellement. 

Parmi  les  dispositions  essentiellement  vicieuses  de  l'organisation 
de  l'Ecole  polytechnique,  celle  qui  oblige  les  élèves  &  ne  désigner 
le  service  de  leur  choix  qu'après  le  classement  de  sortie,  mérite 
tout  particulièrement  d'être  relevée1;  elle  n'a  pas  seulement  pour 
conséquence  de  faire  affecter  aux  armes  spéciales  généralement  les 
élèves  les  moins  distingués,  elle  y  introduit  aussi  un  grand  nombre 
de  sujets  qui  n'embrassent  la  carrière  militaire  qu'après  avoir  vai- 
nement caressé  l'espoir  d'être  classés  dans  un  service  civil,  ce  qui 
a  fait  dire  à  un  de  nos  écrivains  militaires  que  l'Ecole  polytech- 
nique était  «  une  souricière  merveilleusement  organisée  » .  Ecoutons 
sur  ce  sujet  l'avis  du  maréchal  de  caïap  de  Ghambray  :  «  Appelez 
dans  la  noble  carrière  de  Vauban  et  de  Gribeauval  des  hommes  de 
vocation,  ce  seront  toujours  les  meilleurs.  »  Nous  irons  jusqu'à 
dire  :  «  N'y  appelez  que  des  hommes  de  vocation.  » 

Les  observations  précédentes  nous  paraissent  suffisantes  pour 
justifier  la  réforme  dont  nous  avons  indiqué  les  traits  essentiels. 
Nous  n'irons  pas  jusqu'à  dire  que  l'adjonction  des  services  publics 
constitués  par  les  ingénieurs- constructeurs  de  l'artillerie  et  du 
génie,  aux  services  déjà  existants,  augmenterait  le  prestige  de 
l'Ecole  polytechnique;  du  moins  contribuerait-elle  à  relever  le 
niveau  de  son  enseignement.  L'école  reprendrait  ainsi  sa  mission 
de  grande  école  scientifique,  celle-là  même  qui  lui  a  été  assignée 
au  début  de  sa  fondation.  D'autre  part,  en  créant  pour  les  aspi- 
rants aux  armes  spéciales  un  enseignement  plus  accessible  et  mieux 
approprié  que  ne  l'est  aujourd'hui  celui  de  l'Ecole  polytechnique, 
on  assurerait  Te  recrutement  des  officiers  dans  de  meilleures  con- 
ditions. 

II  m  été  souvent  question,  depuis  quelques  années,  de  la  fusion 
du  génie  et  de  l'artillerie.  Par  diverses  mesures,  et,  en  particulier, 
par  la  création  récente  d'un  enseignement  spécial  à  chacune  de 
ces  armes  à  l'Ecole  de  Fontainebleau,  le  ministre  de  la  guerre 
s'est  prononcé  radicalement  contre  cette  fusion  ;  d'un  autre  côté, 

4  D*apfêB  la  loi  en  i  6  décembre  1799,  les  candidats  de  l^oete  étalent 
tenus  de  déclarer  à  l'examinateur  d'admission  le  service  attqndl  îk  se 
inHJMirnt.  et  ne  paoraient  modifier  cette  désignation.  En  1606,  te  Conseil 
de  perfectionnement  décida  que  tes  élè«es  ne  choisimeirt  te  service  où  ils 
désiraient  entrer  qu'au  moment  de  lear  sortie, 


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500  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D  OFFICIERS 

il  a  admis  jusqu'à  un  certain  point,  pour  chaque  arme,  la  sépara- 
tion des  ingénieurs  et  des  officiers  de  troupe1.  On  conçoit  que 
l'étendue  du  savoir  exigé  jusqu'ici  des  officiers  d'artillerie  et  du 
génie  ait  rendu  la  fusion  des  deux  armes,  sinon  impossible,  du 
moins  très  compliquée,  et,  par  conséquent,  ait  favorisé  la  spéciali- 
sation ;  il  est  tout  simple  qu'on  ait  hésité  à  demander  à  un  officier 
de  réunir  toutes  les  connaissances  que  se  partagent  aujourd'hui 
l'officier  d'artillerie  et  celui  du  génie,  c'est-à-dire  d'être  à  la  fois 
artilleur,  constructeur,  pyrotechnicien,  pontonnier,  architecte, 
aérostier,  télégraphiste,  sapeur  et  mineur;  mais  on  reconnaîtra 
que  l'obstacle  à  la  fusion  serait  plus  facilement  surmontable,  si, 
comme  nous  le  proposons,  les  officiers  d'artillerie  et  du  génie 
étaient  débarrassés  du  bagage  scientifique  actuel,  et  remplacés  par 
des  ingénieurs  en  ce  qui  concerne  les  études  et  les  travaux  tech- 
niques des  deux  armes.  Dans  ce  cas,  la  fusion  s'appliquerait  aux 
officiers  de  troupe. 

Aux  Ecoles  des  ponts  et  chaussées  et  des  mines,  correspondraient, 
pour  les  ingénieurs  de  l'artillerie  et  du  génie,  une  école  des  fabri- 
cations de  l'artillerie  et  une  école  de  construction  du  génie;  la 
partie  administrative  des  fonctions  devant  incomber  plus  tard  aux 
uns  et  aux  autres  ferait  l'objet  d'un  cours  spécial.  Ces  ingénieurs 
étant  hiérarchisés  militairement  avec  assimilation  aux  officiers  de 
troupe,  ressortiraient  au  ministère  de  la  guerre;  ils  auraient  sous 
leurs  ordres  le  personnel  civil  et  militaire  des  divers  établissements, 
et  seraient  chargés  du  service  des  directions  actuelles  d'artillerie  et 
du  génie,  pour  tout  ce  qui  regarde,  d'une  part,  la  fabrication  du 
matériel  dans  les  établissements  de  l'artillerie,  d'autre  part,  la 
construction  des  ouvrages  de  défense  et  la  gestion  du  domaine 
militaire2.  L'institution  de  ces  corps  de  techniciens  aurait,  entre 
autres  avantages,  celui  de  rendre  disponibles  en  cas  de  mobilisa- 

4  a  Le  ministre  n'accepte  pas  la  spécialisation  absolue  qui  consisterait  à 
créer  un  corps  d'ingénieurs  définitivement  cantonné  dans  le  service  des 
établissements.  Il  estime  que,  pour  fabriquer  de  bonnes  armes,  il  faut  être 
appelé  à  les  servir  soi-même  de  temps  en  temps.  Il  compte  confier  les  éta- 
blissements constructeurs  à  des  officiers,  capitaines  ou  officiers  supérieurs 
qui  seraient  astreints  seulement  à  passer  dans  la  troupe  deux  ans  dans  le 
grade  de  capitaine  et  deux  ans  dans  le  grade  de  chef  d'escadron,  et  qui 
auraient  un  avancement  en  rapport  avec  les  service  rendus.  La  décision 
ministérielle  du  30  mai  1901  a  déjà  consacré  cette  spécialisation,  la  seule 
que  le  ministre  croit  compatible  avec  les  exigences  de  la  fabrication  du 
matériel  de  guerre.  »  (Rapport  sur  le  budget  de  la  guerre  de  1902;  réponse 
du  ministre  à  la  Commission.) 

3  Les  Allemands  ont  récemment  séparé,  dans  l'arme  du  génie,  l'élément 
technique  de  l'élément  combattant,  en  créant  un  personnel  spécial  chargé 
de  construire  les  ouvrages  de  défense. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  D'OFFICIERS  501 

iion  tous  les  officiers  d'artillerie  et  du  génie.  Aujourd'hui,  —  soit 
dit  en  passant,  —  on  serait  obligé,  en  temps  de  guerre,  pour 
diriger  quelques-uns  des  établissements  de  l'artillerie,  de  recourir 
à  des  officiers  de  réserve  et  de  l'armée  territoriale. 

On  simplifierait  encore  le  problème  de  la  fusion  des  deux  armes, 
en  retirant  au  génie  l'attribution  qui  lui  a  été  faite  des  travaux 
topographiques  exécutés  autrefois  par  les  officiers  du  corps  d'état- 
major.  Ces  travaux  seraient  confiés  à  des  ingénieurs  formant  un 
corps  spécial,  dit  des  ingénieurs-géographes  (topographes  et  géo- 
désiens),  renouvelé  de  celui  qui  remonte  à  la  fondation  de  l'Ecole 
polytechnique,  et  qui  attacherait  son  nom  à  la  confection  d'une 
carte  d'ensemble  de  la  France  et  des  colonies  à  l'échelle  du 
1/50,000*. 

Nous  bornerons  là  nos  observations  sur  la  réforme  de  l'Ecole 
polytechnique,  résultant  du  plan  d'enseignement  militaire  que 
nous  venons  de  tracer.  Il  ne  nous  reste  qu'à  résumer,  dans  ses 
rouages  essentiels,  l'organisation  que  nous  soumettons  à  l'appré- 
ciation des  hoipmes  compétents. 

Un  certain  nombre  d'écoles  de  guerre,  réparties  sur  le  territoire, 
recevraient  par  concours  les  jeunes  gens  qui  se  proposent  d'em- 
brasser la  carrière  des  armes;  les  connaissances  communes  à  toutes 
les  armes  y  formeraient  le  fond  de  l'enseignement  qui  aurait  une 
durée  d'un  an  et  serait  plus  théorique  que  pratique.  Au  sortir  des 
écoles  de  guerre,  les  élèves  désigneraient  leur  arme  de  préférence, 
et  entreraient  avec  le  grade  de  sergent  dans  les  corps  de  troupe 
de  cette  arme,  où  ils  feraient  un  stage  d'un  an  dans  les  emplois 
divers  de  sous-officiers.  Promus  officiers  à  la  fin  de  ce  stage,  ils 
seraient  envoyés  à  l'Ecole  d'application  de  leur  arme,  où  s'achève- 
raient en  un  an,  pour  toutes  les  armes,  leur  instruction  militaire 
technique.  L'Ecole  supérieure  de  guerre  resterait,  au-dessus  des 
écoles  de  guerre  et  d'application,  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  c'est- 
à-dire  une  école  des  hautes  études  militaires*  une  pépinière  d'offi- 
ciers d'élite. 


Il  est  presque  inexplicable  qu'on  ait  laissé  jusqu'ici  sans  fonde- 
ments assurés  et  sans  harmonie  entre  ses  différentes  parties, 
l'édifice  auquel  l'Ecole  supérieure  de  guerre  sert  de  couronnement 
en  France.  Les  Allemands  n'ont  pas,  comme  nous,  perdu  leur 
temps  à  remanier  en  détail  une  organisation  défectueuse;  ils  ont 
donné  de  bonne  heure  à  leur  enseignement  de  fortes  assises  et 
l'unité  qui  manquent  encore  au  nôtre.  Il  est  vrai  qu'à  aucun 
moment,  ils  n'ont  obéi,  pour  mener  à  bonne  fin  cette  œuvre  capU 


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502  NOS  ÉCOLES  MHJTÀIMS  DWFICIERS 

taie,  à  un  mobile  d'ordre  politique,  et  que  la  stabilité  ministérielle 
les  a  préservés  des  réformes  intempestives  et  insuffisamment 
mûries.  Si,  dans  notre  esquisse  de  la  reconstitution  des  écoles 
militaires,  on  remarque  certaines  propositions  rappelant  plus  ou 
moins  leurs  institutions,  nous  voulons  espérer  qu'on  ne  les  attri- 
buera pas  &  un  goût  de  servile  imitation  de  notre  part.  Nous  avons 
pensé  tout  simplement  que  là  où  se  rencontraient  la  logique  et 
l'esprit  de  suite,  on  avait  des  chances  sérieuses  de  trouver  quelques 
bonnes  inspirations. 

Notre  projet  de  réorganisation  des  écoles  militaires,  applicable, 
—  il  est  utile  de  le  constater,  —  avec  le  service  militaire  réduit 
dont  le  Parlement  s'apprête  à  nous  imposer  imprudemment  la 
lourde  charge,  n'est  pas,  à  proprement  parler,  une  nouveauté  dans 
toutes  ses  parties.  Tout  en  mettant  à  profit  nos  idées  personnelles, 
nous  avons  tiré  parti  des  travaux  publiés  sur  ce  sujet.  En  général, 
les  écrivains  militaires  n'ont  pas  élaboré  de  plan  complet  de 
réforme  organique  des  écoles ,  ;  la  plupart  se  sont  bornés  k  pré- 
senter des  observations  critiques  et  des  vues  d'ensemble.  Telle  ou 
telle  des  opinions  qu'ils  ont  émises  a  trouvé,  plus  ou  moins,  son 
application  dans  cette  étude. 

Pour  achever  de  tout  dire  en  peu  de  mots,  nous  avons  recherché, 
sans  aborder  les  questions  secondaires,  des  solutions  simples, 
rationnelles,  conformes  aux  véritables  intérêts  de  l'armée.  Aux 
partis  extrêmes  qui  consistent  à  prendre,  soit  les  écoles,  soit  le 
régiment,  pour  source  unique  du  recrutement  des  officiers,  nous 
avons  préféré  celui  qui,  tenant  entre  eux  à  peu  près  le  juste 
milieu,  permettait  de  ne  négliger  aucune  des  ressources  dont  nous 
disposons. 

Général  Bouhelly. 


*  Le  plan  récent  le  plus  complet  émane  d'un  membre  de  la  Commission 
de  l'armée,  à  la  Chambre  des  députés,  sous  la  dernière  législature,  M.  Ger- 
vais.  Il  a  été  présenté,  en  1900,  sous  la  forme  d'une  proposition  de  loi  ayant 
pour  objet  «  de  créer  la  communauté  et  l'unité  d'origine  des  officiers 
d'infanterie,  de  cavalerie,  d'artillerie  et  du  génie  ». 


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'*5swra?5B?r. 


QUESTIONS   D'ASSISTANCE 


Là 


Parmi  les  nombreux  projets  de  loi  qui  attendent ,  dans  les  limbes 
des  commissions,  le  grand  jour  de  la  discussion  publique,  plusieurs 
concernent  l'assistance.  Pour  nous  borner  aux  principaux,  nous 
citerons  le  projet  de  révision  de  la  loi  sur  le  service  des  enfants 
assistés l,  préparé  par  VL  Théophile  Roussel,  dont  l'âge  mérite- 
rait bien  un  tour  de  faveur;  la  proposition  relative  &  l'assistance 
aux  vieillards  et  aux  infirmes,  qui  termine  l'organisation  de 
l'assistance  obligatoire,  telle  qu'elle  a  été  définie  dans  le  pro- 
gramme adopté  au  début  de  ses  travaux  par  le  Conseil  supérieur 
de  l'Assistance  publique2;  la  proposition  qui  détermine  les  moyens 
d'assistance  et  de  coercition  propres  à  réprimer  le  vagabondage, 
mesure  si  souvent  réclamée  par  les  conseils  généraux  depuis 
quelques  années;  la  proposition  ayant  pour  objet  l'institution  de 
{'assistance  aux  enfants  de  familles  indigentes;  enfin  le  projet  de 
loi  sur  la  surveillance  des  établissements  de  bienfaisance  privés, 
dont  IL  le  président  du  Conseil  a  déposé  à  nouveau  le  texte  en  en 

4  Loi  du  5  mai  1869.  —  La  commission  chargée  d'étudier  le  projet  de 
revision  proposé  par  le  gouvernement  a  été  nommée  le  28  mai  1892,  et  le 
rapport  de  M.  Roussel  a  été  déposé  le  8  juillet  1898.  (Documents  parlemen- 
taires, Sénat,  1898,  n»283.) 

3  Voici  la  formule  adoptée  par  ie  Conseil  supérieur  : 

«  L'assistance  publique  est  due  i  ceux  qui  sont,  temporairement  ou  défi- 
nitivement, dans  l'impossibilité  physique  de  pourvoir  aux  nécessités  de 
la  vie.  » 

Cette  définition  comprenait  quatre  catégories  :  enfants,  malades,  vieillards 
et  incurables.  Des  lois  antérieures  ont  pourvu  aux  besoins  des  deux  pre- 
mières; ceux  des  deux  autres  font  l'objet  du  projet  préparé  par  le  Conseil 
d'Etat  et  adopté  par  le  Conseil  des  ministres  à  la  date  du  1er  juillet  1898. 


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504  QUESTIONS  D'ASSISTANCE 

demandant  la  mise  à  l'ordre  du  jour,  dans  la  séance  da  21  octobre 
dernier. 

Pourquoi,  entre  tous  ces  projets,  le  chef  du  ministère  a-t-il  choisi 
celui-ci,  dont  les  dispositions  ont  soulevé,  dès  son  apparition,  une 
vive  opposition  et  qui  est,  d'ailleurs,  un  des  derniers  venus?  On 
peut  supposer,  sans  être  téméraire,  qu'il  aura  semblé  se  rattacher 
plus  directement  à  la  campagne  actuellement  menée  contre  les 
congrégations  religieuses  et  qui  est,  de  l'aveu  même  de  H.  Combes, 
la  raison  de  sa  présence  à  la  tête  du  cabinet. 


11  ne  sera  pas  superflu  de  retracer  brièvement  la  genèse  du  projet 
de  loi,  pour  en  déterminer  les  motifs  et  préciser  les  divergences 
d'opinion  qui  ont  amené  son  élaboration  '. 

Jusqu'en  1887,  le  gouvernement,  s'appuyant  sur  un  avis  du 
Conseil  d'Etat  du  17  janvier  1806  et  sur  une  jurisprudence  cons- 
tante, s'était  cru  en  droit  de  surveiller  et  de  fermer,  au  besoin,  les 
établissements  de  bienfaisance. 

A  la  suite  des  polémiques  que  souleva  la  fermeture  d'une  colonie 
agricole  par  un  simple  arrêté,  le  ministre  de  l'Intérieur  crut  devoir 
soumettre  au  Conseil  d'Etat  la  question  de  savoir  quels  étaient  les 
droits  de  police  et  de  contrôle  que  possède  le  gouvernement  sur  les 
établissements  de  bienfaisance  privés.  Par  un  avis  du  là  jan- 
vier 1892,  le  Conseil  déclara  «  que,  dans  l'état  actuel  de  la  législa- 
tion, le  gouvernement  ne  possède  des  droits  de  police  et  de  con- 
trôle que  sur  les  établissements  de  bienfaisance  privés  fondés  par 
des  associations  de  plus  de  vingt  personnes,  ou  sur  ceux  auxquels 
s'applique  une  réglementation  résultant  de  textes  spéciaux.  » 

Le  ministre,  se  sentant  désarmé  à  l'endroit  des  établissements 
créés  par  des  particuliers,  résolut  de  recourir  à  une  loi.  Il  renvoya 
à  l'examen  du  Conseil  supérieur  de  l'Assistance  publique  un  rap- 
port de  M.  le  directeur  de  l'Assistance  et  de  l'Hygiène  publiques 
établissant  la  nécessité  d'un  texte  spécial  et  chargea  le  Conseil  de 
préparer  ce  texte. 

Il  s'agissait  donc  simplement  de  combler  la  lacune  qui  venait 
d'apparaître  en  donnant  au  gouvernement  les  droits  qu'il  avait 
pensé  jusqu'ici  tenir  de  l'avis  de  1806.  Mais  l'honorable  rapporteur 
désigné  par  le  Conseil,  M.  le  docteur  Thulié,  ancien  président  da 


1  Pour  la  rédaction  de  cet  exposé,  nous  nous  sommes  servis  des  fasci- 
cules 4,  14  et  53  des  publications  du  Conseil  supérieur  de  l'Assistance 
publique. 


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LA  SURVEILLANCE  DES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  505 

Conseil  municipal  de  Paris,  crut  devoir  élargir  ce  programme.  Le 
projet  préparé  par  lui,  inspiré  de  la  législation  sur  l'enseignement 
primaire,  exigeait  la  déclaration  préalable  de  tout  établissement, 
en  reconnaissant  à  l'administration  le  droit  de  s'opposer  à  l'ouver- 
ture. Il  organisait  un  système  d'inspections  multiples  aux  points  de 
vue  de  l'hygiène,  de  l'instruction,  du  travail.  Il  accordait  au  préfet 
le  droit  de  fermeture,  sauf  recours  au  ministre  qui  devait  statuer 
après  avis  du  Conseil  supérieur,  ce  recours  n'étant  pas  suspensif. 

Déclaration  avec  droit  de  veto  équivalant  à  une  autorisation 
préalable;  fermeture  ad  nutum;  c'était  bien  le  régime  de  l'arbi- 
traire administratif  remplaçant  celui  de  la  liberté. 

Aussi,  dès  la  première  séance  où  fut  discuté  le  projet,  enten- 
dit-on d'énergiques  protestations.  «  C'est  une  loi  contre  l'initiative 
privée  et  la  liberté  de  faire  le  bien!  »  s'écria  M.  Joseph  Reinach; 
M.  Aynard  démontra  les  funestes  résultats  qu'on  devait  attendre 
du  système  proposé.  Sur  la  proposition  de  M.  Henri  Monod,  direc- 
teur de  l'Assistance  publique,  le  projet  présenté  fut  renvoyé  i 
l'examen  d'une  commission  spéciale. 

Cette  commission  écarta  le  texte  proposé  par  M.  Thulié  et  lui  en 
substitua  un  autre  dû  à  l'initiative  de  M.  de  Crisenoy,  ancien  direc- 
teur des  affaires  départementales,  dont  la  compétence  était  indis- 
cutable. C'était  un  projet  de  résolution  en  treize  articles,  posant 
les  bases  de  la  loi,  en  laissant  au  gouvernement  le  soin  d'en  préciser 
les  détails  avec  le  concours  du  Conseil  d'Etat. 

On  peuUrésumer  ces  principes  comme  suit  : 

1°  Dans  les  huit  jours  de  l'ouverture  d'un  établissement,  le  fon- 
dateur est  tenu  d'en  faire  la  déclaration,  en  indiquant  le  but  de 
l'établissement,  les  catégories  des  personnes  assistées. 

2°  Les  directeurs  des  œuvres  recevant  des  assistés  inscriront  sur 
un  registre  les  renseignements  concernant  chacun  d'eux. 

3°  Une  inspection  permanente  sera  organisée  en  utilisant  le  con- 
cours des  fonctionnaires  existant  déjà;  les  directeurs  devront 
recevoir  les  inspecteurs  délégués  et  leur  fournir  tous  renseigne- 
ments utiles. 

4°  La  fermeture  des  établissements  privés  ne  pourra  être  pro- 
noncée que  par  l'autorité  judiciaire.  En  cas  d'urgence,  le  préfet 
aura  le  droit  d'ordonner  la  fermeture  provisoire  pour  un  mois,  au 
plus. 

Ces  résolutions,  adoptées  par  le  Conseil  supérieur  à  l'unanimité, 
dans  sa  séance  du  31  janvier  1896,  furent  transmises  au  Conseil 
d'Etat  pour  servir  de  base  à  un  projet  de  loi.  Celui  qui  fut  adopté, 
sur  le  rapport  de  M.  de  Mouy,  maître  des  requêtes,  en  diffère 
pourtant  singulièrement.  Au  lieu  de  se  borner  à  organiser  le  droit 

40  NOVEMBRE  1902,  33 


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£<*  QUESTIONS  PA8&1&TANCE 

de  police  qui  appartient  à  l'Etat,  le  projet  nouveau  s'immisce  dans 
le  fonctionnement  des  établissements  privés.  Prenant  texte  de 
certains  abus  signalés  en  1882  par  H.  Théophile  Roussel,  dans  une 
enquête  sur  les  orphelinats  et  ouvroirs  *f  le  Conseil  d'Etat  impose  à 
tous  les  orphelinats  l'organisation  d'un  enseignement  professionnel. 
Il  stipule  que  les  mineurs  recueillis  devront  bénéficier  d'allocations 
quotidiennes  dont  le  taux  s'élève  de  0  fr.  05  à  0  fr.  40,  suivant 
l'âge;  ce  pécule  sera  divisé  en  deux  parts,  l'une  constituant  un 
fonds  commun  destiné  i  allouer  des  gratifications  et  trousseaux  aux 
enfants  ;  l'autre,  qui  sera  capitalisée  au  nom  de  chacun  d'eux,  et 
remise  à  la  sortie,  sous  le  contrôle  de  l'inspecteur  départemental;  le 
patronné  recevra  en  plus  un  trousseau  dont  la  valeur  est  précisée 
à  80  francs  jusqu'à  dix-sept  ans  et  à  150  francs  au-dessus  de  cet 
âge.  Les  établissements  seront  soumis  à  la  surveillance  des  inspec- 
teurs de  l' Assistance,  du  préfet,  du  sous-préfet  ou  de  leur  délégué. 
Enfin  la  fermeture  sera  prononcée  par  arrêté  préfectoral,  sauf 
recours  au  ministre,  statuant  par  décret  rendu  sur  avis  conforme 
du  Conseil  d'Etat. 

On  voit  combien  ces  dispositions  diffèrent  des  conclusions 
adoptées  par  le  Conseil  supérieur;  on  comprend  que  le  rapporteur, 
fier  de  son  œuvre,  ait  pu  conclure  :  «  Le  cadre  de  la  loi  est  ainsi 
singulièrement  élargi  ;  elle  sort  du  domaine  de  la  police  pour  aboutir 
à  une  sorte  d'organisation  légale  de  la  bienfaisance  privée  2.  » 

Le  projet  de  loi  déposé  à  la  Chambre  des  députés  le  8  juin  1900, 
par  le  président  du  Conseil,  ministre  de  l'intérieur,  fut  renvoyé  à 
la  commission  d'assurance  et  de  prévoyance  sociales.  Celle-ci 
apporta  au  texte  proposé  quelques  améliorations  de  détail,  notam- 
ment en  ce  qui  touche  la  limitation  de  l'obligation  du  pécule  aux 
enfants  âgés  de  plus  de  treize  ans.  liais  les  grandes  lignes  du 
projet  déposé  au  nom  de  la  commission  par  IL  Bienvenu-Martin, 
rapporteur,  restent  bien  celles  que  nous  venons  de  faire  connaître 3. 

Si  donc  l'on  compare  les  deux  documents  dont  nous  venons 
d'indiquer  rapidement  les  idées  dirigeantes,  on  constate  qu'ils  sont 
d'accord  sur  deux  points  : 

Substitution  d'une  simple  déclaration  &  l'autorisation  préalable, 
en  matière  d'ouverture  d'établissements; 

4  Les  faits  signalés  concernent  la  durée  excessive  du  travail,  sa  division 
exagérée,  l'insalubrité  des  locaux,  l'insuffisance  de  la  nourriture.  Il  convient 
de  remarquer  que  l'enquête  a  porté  sur  1116  établissements,  dont  4M  étaient 
des  établissements  publics  et  726  des  établissements  privés.  (Documents 
parlementaires,  Sénat,  1882,  n°  451.) 

*  Exposé  des  motifs  du  projet.  (Doc.  pari.,  Chambre  des  députés,  7«  légis- 
lature, n»  1689,  p.  12.) 

»  Séance  du  17  mai  1901.  (Chambre  des  députés,  V  législature,  »•  2359. 


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LA  SURVEILURCK  DE  IRST1TOTKWS  PRIVÉES  567 

Organisation,  d'an  service  d'inspection  avec  les  agents  dont 
dispose  déjà  l'administration. 

Ils  sont,  an  contraire,  en  divergence  sur  trois  points  : 

Obligation  d'organiser  un  enseignement  professionnel  complet; 

Attribution  d'un  pécule  aux  enfants  recueillis; 

Désignation  de  l'autorité  qui  appliquera  les  sanctions  prévues 
par  la  loi  et  notamment  prononcera  la  fermeture  des  établissements. 

Nous  allons  successivement  passer  en  revue  ces  diverses  ques- 
tions. Elles  forment  le  fond  même  du  débat  *. 


Nous  constatons  avec  joie  l'abandon  du  régime  de  l'autorisation 
préalable,  même  sous  la  forme  atténuée  du  veto  suspensif.  C'était 
par  avance  la  condamnation  du  système  organisé  par  l'article  291 
du  code  pénal,  qui  devait  définitivement  disparaître  avec  le  vote 
de  l'article  premier  de  la  loi  du  1°  juillet  1901. 11  ne  nous  coûte- 
rat  nullement  de  remercier  l'auteur  de  la  loi  de  cette  victoire  de  la 
liberté,  cemme  nous  l'avons  remercié  jadis  de  la  liberté  accordée 
aux  syndicats  par  la  loi  du  21  mars  1884,  si  cette  disposition 
.  a'avait  pour  corollaire  l'organisation  d'un  régime  arbitraire  pour 
toute  une  catégorie  de  Français,  particulièrement  dignes  de  respect 
à  nos  yeux.  Nous  ne  pouvons  nous  réjouir  d'une  liberté  acquise 
au'prix  de  la  servitude  d'autrui. 

L'accord  s'est  manifesté  également  en  ce  qui  touche  la  nécessité 
d'un  contrôle  de  l'Etat.  Au  Congrès  international  d'Assistance  et 
de  Bienfaisance  de  1900,  les  limites  et  la  forme  à  attribuer  à  ce 
contrôle  ont  soulevé  une  discussion  fort  vive;  le  principe  n'en 
était  pas  contesté  2.  Certains  trouvaient  même  que  la  surveillance 

4  Ou  lira  avec  profit,  en  raison  de  la  haute  compétence  des  adversaires,  la 
polémique  qui  a  eu  lieu  en  1891  à  ce  sujet  entre  M.  Loys  Brueyre,  membre 
du  Conseil  supérieur  de  l'Assistance  publique,  défendant  le  point  de  vue 
adopté  par  ce  Conseil,  et  MM.  Henri  Monod,  directeur  de  l'Assistance 
publique,  et  Ch.  Brunot,  inspecteur  général,  qui  soutenaient  le  projet  du 
gouvernement.  [Revue philanthropique,  4901,  t.  IX,  p.  529,  et  t.  X,  p.  128  et  1 35.) 

Voy.  également  la  déposition  des  trois  délégués  de  l'Office  central, 
MM.  le  comte  d'Haussonville,  Brueyre  et  André  des  Rotonrs,  devant  la 
Commission  d'assurance  et  de  prévoyance  sociale  à  la  Chambre  des  députés, 
en  février  1901. 

Mentionnons  enfin  l'enquête  à  laquelle  il  a  été  procédé  dans  la  Seine-Infé- 
rieure par  une  commission  d'études,  sous  la  direction  de  MM.  Paul  Allard 
et  J.  Le  Picard,  et  dont  les  résultats  ont  été  soumis  à  la  même  commission 
de  la  Chambre. 

2  Voici  la  formule  adoptée  par  le  Congrès  : 

t  Pour  arriver  à  l'entente,  la  bienfaisance  privée  aura  à  se  soumettre  au 


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568  QUESTI0N8  D'ASSISTANCE 

fonctionnait  déjà  assez  activement  pour  qu'il  fût  superflu  de  lai 
donner  une  forme  spéciale  1 . 

Mais  le  gouvernement  demandait  une  arme  pour  réprimer 
certains  abus.  Du  moment  où  l'avis  du  Conseil  d'Etat  lui  enlevait 
le  décret  de  1806,  il  se  déclarait  impuissant,  désarmé. 

Des  abus  !  il  y  en  avait  probablement  dans  les  1,700  orphelinats 
privés  et  les  4,000  œuvres  de  toute  nature  dont  l'existence  a  été 
relevée  par  l'enquête  à  laquelle  a  procédé  l'Office  central  des 
institutions  de  bienfaisance  3.  On  a  fait  grand  bruit  de  certains 
faits  isolés,  relevés  et  grossis  par  la  presse  ;  des  orateurs  et  écri- 
vains radicaux  ont  cité  avec  componction  tel  document  épiscopal, 
qui  ne  nous  avaient  pas  habitués  jusque-là  à  accepter  avec  tant  de 
confiance  les  allégations  de  NN.  SS.  les  évèques.  Mais  ce  serait 
une  illusion  de  croire  que  l'inspection  suffira  à  les  faire  disparaître 

contrôle,  tel  qu'il  sera  déterminé  par  les  lois.  L'Etat  devra,  à  son  tour,  lai 
assurer  et  lui  garantir  sa  liberté  d'action. 

«  Les  conditions  imposées  et  les  formalités  exigées  pour  autoriser  l'exis- 
tence des  œuvres  et  leur  accorder  la  capacité  légale  d'acquérir  et  de  posséder 
devront  être  aussi  simples  et  aussi  rapides  que  le  permet  le  contrôle  effectif 
sur  la  valeur  et  la  capacité  de  ces  œuvres.  » 

4  En  lisant  les  rapports  annexés  aux  divers  projets  que  nous  examinons, 
nous  n'avons  pas  relevé  moins  de  dix  lois  ou  décrets  donnant  à  l'Etat  un  droit 
de  contrôle  sur  les  diverses  sortes  d'établissements  visés  par  la  loi  nouvelle  : 

Loi  du  24  mai  1825  (existence  légale  des  communautés  religieuses  de 
femmes). 

Loi  du  5  juin  1838  (établissements  privés  d'aliénés). 

Loi  du  5  août  1850  (éducation  et  patronage  des  jeunes  détenus). 

Décret  du  26  février  1863  (crèches). 

Loi  du  19  mai  1874  (ateliers  où  on  emploie  des  enfants). 

Loi  du  30  octobre  1886  (inspection  des  écoles  ouvertes  dans  des  établisse-  - 
ments  privés). 

Loi  du  24  juillet  1889  (protection  des  enfants  maltraités  ou  moralement 
abandonnés). 

Loi  du  2  novembre  1892  et  décret  du  13  mai  1893  (travail  des  enfants, 
filles  mineures  et  femmes  dans  les  établissements  industriels). 

Loi  du  13  juin  1893  (hygiène  et  sécurité  des  travailleurs). 

2  D'une  note  soumise  en  1901  par  l'Office  central  à  la  Commission  de  la 
Chambre  des  députés  chargée  d'examiner  le  projet  de  loi  relatif  aux  asso- 
ciations, il  résulte  que  le  nombre  des  assistés  hospitalisés  par  les  établisse- 
ments confessionnels  catholiques  s'élève  à  23,396  pour  le  seul  département 
de  la  Seine,  et  à  107,400  pour  la  France  entière. 

Ce  dernier  chiffre  se  décompose  comme  suit  : 

Enfants 83,000 

Femmes  et  filles  dans  des  refuges 700 

Vieillards 17,000 

Aliénés 6,700 

Tota^  .    107,400 


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LA  SURVEILLANCE  DES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  509 

&  jamais.  Les  établissements  de  l'Etat  ont  été  toujours  inspectés, 
ils  sont  soumis  à  des  règlements  précis,  et  cependant  des  débats 
publics  à  la  Chambre  nous  ont  appris  que  tout  ne  se  passait  pas 
pour  le  mieux  dans  certaines  colonies  publiques  dont  les  noms 
ont  acquis  une  triste  célébrité;  les  fermetures  successives  des 
établissements  de  filles  d'Àuberive,  la  Fouilleuse  et  Cadillac  ne 
sont  pas  moins  significatives.  Personne  n'a  songé  à  rendre  la 
direction  de  l'Etat  responsable  des  faits  qui  ont  motivé  ces 
mesures  et  n'a  demandé  la  suppression  des  colonies  publiques. 
Pourquoi  donc  généraliser  quand  il  s'agit  d'œuvres  privées  et 
prétendre  que  toutes  sont  suspectes  parce  que  deux  ou  trois  ont 
pu  manquer  à  leur  devoir? 

Nous  ne  contestons  nullement,  d'ailleurs,  que  l'inspection  peut 
produire  de  bons  résultats,  mais  c'est  &  la  condition  qu'elle  soit 
exercée  avec  douceur  et  bienveillance,  en  tenant  compte  du  tem- 
pérament spécial  des  personnes  inspectées.  Les  religieuses  ont 
d'immenses  qualités,  mais  elles  ont  le  tort,  grave  aujourd'hui, 
d'être  peu  au  courant  des  événements  politiques  et  de  lire  leurs 
règles  plus  souvent  que  les  journaux.  Or  le  travail  des  enfants 
n'était  pas  réglementé  par  la  loi  au  temps  de  saint  Vincent  de 
Paul  et  de  saint  Jean-Baptiste  de  la  Salle;  l'hygiène  n'avait  pas 
encore  été  transformée  par  les  découvertes  de  la  science  moderne. 
Si  donc  une  première  visite  dénonce  sur  ces  points  certains  écarts 
&  un  inspecteur,  je  crois  qu'il  aura  tort  de  dresser  en  une  seule 
séance  quatre-vingt-dix  contraventions,  comme  cela  s'est  vu.  11 
gagnera  beaucoup  plus  d'influence  en  expliquant  le  texte  de  la  loi 
méconnue,  en  prévenant  qu'il  sera  obligé  de  sévir  à  «une  visite 
ultérieure,  si  les  modifications  nécessaires  n'ont  pas  été  effectuées, 
en  limitant  aux  points  essentiels  ses  procès-verbaux,  s'il  doit  en 
arriver  là.  En  agissant  ainsi,  il  gagnera  la  confiance,  et  plus  tard 
ses  visites  seront  attendues  comme  celles  d'un  conseil  et  non  d'un 
ennemi  dont  on  a  toujours  quelque  attaque  à  redouter. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que,  dans  le  nombreux  personnel  dont 
dispose  l'Etat,  il  est  des  fonctionnaires  qui  entendent  ainsi  leur 
mission.  Les  œuvres  privées  apprécient  leur  compétence  et  leur 
expérience  et  elles  ont  été  heureuses  d'obtenir  le  concours  de 
certains  d'entre  eux  pour  la  direction  de  leur  administration. 


Jusqu'ici,  l'accord  avait  pu  s'établir  assez  facilement  entre  les 
deux  tendances.  Il  n'en  fut  plus  de  même  lorsque  le  Conseil  d'Etat 
prétendit  intervenir  dans  le  fonctionnement  intérieur  des  insti- 


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510  QUESTIONS  D'ASSISTANCE 

tutions  privées  et  leur  imposer  la  double  obligation  d'organiser 
an  enseignement  professionnel  et  de  constituer  un  pécule  aux 
mineurs  qu'elles  élèvent. 

La  question  est  délicate;  qu'on  nous  permette  de  précisa:  le 
point  où  l'intervention  de  l'Etal  nous  semble  devenir  abusive. 

Il  est  des  pays  où  le  gouvernement,  bien  loin  d'entraver  l'action 
des  œuvres  privées,  confessionnelles  ou  autres,  les  considère 
comme  d'utiles  auxiliaires  qui  le  soulagent  à  bon  marché  d'une 
partie  de  ses  obligations.  En  Angleterre,  par  exemple,  au  lieu  de 
créer  A  grands  frais  des  établissements  nouveaux,  l'Etat  alloue  une 
subvention  hebdomadaire  à  toute  école  de  réforme  ou  école  indus- 
trielle certifiée  *  qui  recueille  un  enfant  en  état  d'abandon  matériel 
ou  moral.  En  Prusse,  lors  de  la  mise  en  vigueur  de  la  loi  capitale 
du  2  juillet  1900  sur  l'éducation  préservatrice,  le  gouvernement 
a  lait  appel  à  toutes  les  œuvres  privées  confessionnelles  pour 
accueillir  les  enfants  en  danger  moral,  et  il  leur  a  alloué  des 
sommes  importantes  pour  les  aider  à  construire  des  bâtiments 
nouveaux,  en  même  temps  qu'un  prix  de  journée  pour  chaque 
enfant  placé  par  le  juge  de  tutelle. 

Nous  pouvons,  du  reste,  trouver  des  exemples  analogues  sans 
sortir  de  France.  En  vertu  de  la  loi  du  5  août  1850,  l'adminis- 
tration pénitentiaire  place  dans  des  colonies  privées  des  enfants 
pour  l'éducation  desquels  elle  paye  on  prix  de  journée.  Des  mineurs 
sont  aussi  confiés  i  des  particuliers  ou  à  des  établissements  soit 
par  l'administration,  soit  par  la  justice,  en  vertu  des  lois  du 
24  juillet  1889  et  du  19  avril  1898. 

Bans  tous  ces  cas  où  l'Etat  intervient,  soit  par  des  subventions, 
soit  simplement  en  confiant  à  une  œuvre  privée  un  enfant  dont 
il  a  la  responsabilité,  nous  ne  lui  contestons  pas  le  droit  de  faire 
ses  conditions  et  d'imposer  une  forme  déterminée  de  rémunération 
«t  d'éducation  pour  son  pupille. 

Ses  exigences  auront  d'autant  plus  de  chances  d'être  accueillies 
sans  résistance  s'il  ajoute  :  «  Nous  croyons  devoir  vous  imposer  des 
charges  nouvelles,  dans  l'intérêt  «de  l'enfant;  mais  nous  entendons 
en  prendre  notre  part  et  nous  augmentons  en  conséquence  notre 
prix  de  journée.  » 

1  Pour,  obtenir  fe  certificat  qui  donne  droit  à  recevoir  les  enfants  en  tou- 
chant la  subvention  de  l'Etat,  il  suffît  qu'une  école  fasse  une  demande  en 
Rengageant  à  se  soumettre  à  l'inspection  officielle  et  à  déférer  aux  obser- 
vations des  inspecteurs  en  ce  qui  toucbe  l'hygiène  et  l'instruction. 

En  fait,  J 'immense  majorité  des  reformatories  et  industrial  schooli  sont 
«  certifiées  *>,  sans  distinction  de  culte  ou  de  tendances.  I/Etat  a  pour  règle 
■de  placer  toujours  les  enfants  dans  des  écoles  de  leur  confession  religieuse, 
fin  cas  d'erreur,  ies  panent*  ont  le  dxoft  de  réclamer. 


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Là  SURVEILLANCE  DES  INSHTOTHMIS  MUTÉES  511 

Mais  comment  lui  reconnaître  les  mêmes  droits  à  l'égard  d'éta- 
blissements pour  lesquels  il  ne  fait  rien,  dont  il  exige,  au  contraire, 
des  impôts  que  la  virtuosité  budgétaire  de  certains  députés  s'in- 
génie &  rendre  de  plus  en  plus  lourds1? 

Use  famille  paurre  est  chargée  d'enfants  qu'elle  ne  peut  arriver 
ni  à  vêtir,  ni  à  nourrir;  ou  encore  un  des  parents  meurt,  l'époux 
survivant  se  remarie  ou  vit  en  concubinage,  et  les  enfants  du 
premier  Ht  traînent  dans  la  rue,  exposés  à  tous  les  mauvais 
exemples.  Une  œuvre  intervient  et  dit  :  «  Je  veux  bien  me  charger 
de  votre  enfant  et  rélever  gratuitement  Mais  il  va  me  coûter  sans 
rien  produire  pendant  six,  sept,  huit  ans;  comme  compensation, 
vous  me  le  laisserez  jusqu'à  dix-huit  ou  vingt  et  un  ans.  »  Quoi 
de  plus  juste?  Et  la  preuve  que  cet  arrangement,  nul  en  droit, 
est  équitable  au  fond,  c'est  qu'il  est  respecté  le  plus  souvent  par 
les  intéressés. 

Et  maintenant,  l'Etat  pourrait  intervenir  et  dire  à  l'œuvre  en 
question  :  «  Vous  vous  acquittez  gratuitement  d'une  portion  de  la 
mission  qui  m'incombe;  vous  élevez  ces  enfants,  vous  les  nour- 
rissez et  les  instruisez  comme  leurs  parents  devraient  le  faire.  Mais 
je  trouve  que  ce  n'est  pas  encore  assez;  au  lieu  d'en  faire  des 
domestiques,  des  hommes  de  peine,  vous  allez  leur  enseigner  un 
métier  chèrement  rétribué;  puis  vous  leur  constituerez  une  de*  i 
leur  majorité.  Et  si  vous  refusez,  en  vertu  de  mon  droit  de  surveil- 
lance, qui  n'a  rien  à  voir  là-dedans,  je  ferme  votre  établissement.  » 
Je  ne  voudrais  pas  abuser  des  mots,  mais  vraiment  employer  un 
pouvoir  à  un  but  autre  que  celui  en  vue  duquel  il  a  été  concédé, 
n'est-ce  pas  ce  qui  caractérise  l'abus  de  pouvoir? 

11  faut  remarquer»  du  reste»  que  ce  que  l'Etat  veut  exiger  des 
oeuvres  privées,  il  se  garde  bien  de  le  mettre  en  pratique.  Lui  aussi 
est  un  grand  éducateur  de  mineurs  indigents,  ïl  a  sous  sa  tutelle 
138,000  enfants  assistés  ou  moralement  abandonnée  Leur  situa*- 
tion  est  exposée  avec  tous  les  détails  désirables  dans  la  belle  étude 
que  M.  Henri  Monod  a  consacrée  à  un  service  dont  il  est  justement 
fier2.  Eh  bien  I  j'ai  constaté  dans  ce  travail  que  l'Etat  n'a  point 
WBgé  à  organiser  d'ens^goemeat  industriel  pour  ses  pupilles, 


1  L'enquête  poursuivie  dans  la  Seine-Inférieure  a  établi  que  les- divers 
impôt»  payés  par  tes  orphelinats  de  ce  département  représentent  une  somme 
de  tè  francs  pat  tète  d'enfant  recueilli.  Cette  somme  comprend  les  impôts 
fonciers,  des  portes  et  fenêtre*»  de  mainmorte  et  la  taxe  d'abonnement. 

Don»  k.  ffepast  ée»  pays  étrangers,  les  établissements  charitables  sent 
■■— jiHfn  de»  taxe»  publiques.  Tel  est  le  casr  notamment,  en  Allemagne. 

1  Le*Bmf*nt9,  <mùsU$  (fascicule  4&  do  publications  da  Conseil  supérieur  et 
F  Assistance  pofcHque)i 


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612  QUESTIONS  D'àSSISTàRGE 

élevés  pour  la  plupart  à  la  campagne,  en  vue  de  devenir  des  domes- 
tiques de  ferme,  et  que  le  pécule  de  ces  enfants  n'atteint  pas  en 
moyenne  100  francs  à  leur  majorité.  Et  M.  Bienvenu- Martin  s'est 
livré  dans  son  rapport  à  des  calculs  très  complets  établissant  qu'on 
exigera  des  œuvres  privées  des  sacrifices  pouvant  s'élever  à  585  fr. 
par  enfant  au  même  âge,  en  y  comprenant  le  trousseau  obligatoire 
d'une  valeur  de  150  francs1. 

On  raisonne  toujours  comme  si  ces  orphelinats  étaient  riches  et 
faisaient  de  gros  bénéfices  sur  le  travail  des  enfants;  la  vérité  est 
que  l'immense  majorité  d'entre  eux  est  lamentablement  pauvre. 

On  sait  comment  ils  naissent.  Une  personne  charitable,  qui  est 
le  plus  souvent  un  prêtre  ou  une  religieuse,  rencontre  un  enfant 
abandonné.  Elle  le  recueille2.  Puis  un  autre  survient,  un  autre 
encore...,  quand  il  y  en  aura  cinq,  ce  sera  un  orphelinat,  aux 
termes  du  projet.  Des  ressources,  il  n'y  en  a  point  d'assurées  ;  on 
vit  comme  on  peut,  chacun  travaille  quand  il  en  a  la  force,  on 
quête  surtout  et  on  se  contente  de  peu.  D'après  l'enquête  faite 
dans  le  département  de  la  Seine-Inférieure,  dans  vingt-deux  orphe- 
linats élevant  1,472  enfants,  la  dépense  totale  s'élevait  à  520,000  fr. 
sur  lesquels  le  travail,  compris  celui  des  maîtresses,  couvrait 
170,000  francs.  L'insuffisance  à  combler  annuellement  est  de 
350,000  francs,  soit  les  deux  tiers. 

Il  y  a  des  établissements  qui  font  des  bénéfices,  ce  sont  les 
orphelinats  annexés  à  certains  établissements  industriels  ou  encore 
les  ouvroirs  organisés  pour  la  production  en  grand3.  Puisque  l'ins- 

1  Rapport  précité,  p.  16. 

2  Les  choses  ne  se  passent  pas  différemment  dans  les  pays  protestants. 
En  1866,  un  jeune  étudiant  du  London-Hospital  trouve  dans  la  rue  un 

enfant  abandonné;  il  l'emporte  chez  lui.  D'autres  suivent...  Le  docteur  Bar- 
nardo  entretient  maintenant  5,000  enfants  dans  les  œuvres  multiples  qu'il 
a  successivement  créées. 

En  1828,  une  femme  sortant  de  prison  vint  demander  asile  à  l'aumônier, 
le  pasteur  Fliedner;  celui-ci  la  loge  dans  un  pavillon  au  fond  de  son  jardin. 
Ce  fut  le  point  de  départ  des  œuvres  de  relèvement  des  Kaiserswerth  et  de 
l'institution  des  diaconesses. 

Nous  pourrions  multiplier  ces  exemples.  Saint  Vincent  de  Paul  ne  pro- 
cédait pas  autrement;  il  n'eût  jamais  fondé  l'hospice  des  Enfants-Trouvés, 
s'il  lui  eût  fallu  justifier  de  ressources  pour  obtenir  une  autorisation 
préalable. 

3  Nous  ne  pouvons  aborder  ici  incidemment  ce  grave  sujet  du  travail  dans 
les  ouvroirs,  qui  est  plus  économique  que  charitable,  et  a  une  répercussion 
si  regrettable  sur  la  condition  sociale  de  la  femme. 

Il  a  été  traité  avec  une  grande  compétence  par  M.  le  comte  d'flaussonville 
(Salaires  et  misères  de  femmes),  et  par  M.  A.  Fleurquin  (le  Travail  de  la  femme 
dans  les  ouvroirs  de  Paris).  Voy.  aussi  la  communication  de  M.  Henri  Joly  : 
les  Maisons  du  Bon-Pasteur  (Réforme  sociale,  1901,  t.  II,  p.  287). 


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Là  SORVEILLàKCB  DBS  INSTITUTIONS  PRIVÉES  513 

pection  pourra  contrôler  leurs  livres,  qu'on  limite  l'obligation  des 
prélèvements  aux  établissements  dont  les  inventaires  se  soldent 
avec  des  excédents,  on  pourrait,  à  la  rigueur,  le  comprendre1. 
Hais  il  serait  vraiment  inique  de  les  étendre  à  ceux  qui  ne  sauvent 
les  enfants  de  la  rue  qu'au  prix  des  privations  et  du  concours  de 
dons  étrangers. 

Dans  les  dispositions  actuelles  des  pouvoirs  publics,  on  ne  peut 
pourtant  guère  espérer  une  modification  favorable  des  dispositions 
adoptées.  II  convient  donc  de  se  demander  comment  les  œuvres 
menacées  pourront  faire  face  à  ces  nouvelles  charges.  Nous  ne 
voyons  pour  elles  que  deux  moyens  : 

Obtenir  un  concours  plus  large  de  la  charité  catholique; 

Diminuer  le  nombre  des  enfants  recueillis. 

Les  lecteurs  de  cette  revue  savent  qu'il  ne  faut]  guère  compter 
sur  le  premier.  Les  mesures  législatives  votées  ou  projetées  imposent 
à  leurs  bourses  des  sacrifices  de  plus  en  plus  lourds.  Les  catho- 
liques tiennent  avant  tout  à  leurs  écoles  et  à  leur  clergé;  ils  sacri- 
fieront le  reste,  s'il  le  faut,  pour  assurer  ces  deux  services  essen- 
tiels, car  leurs  facultés  contributives  ont  aussi  leursjimites. 

Reste  la  diminution  de  la  population  dans  les  établissements.  Des 
gens  compétents  ont  évalué  de  douze  à  quinze  mille  le  nombre  des 
enfants  qu'il  faudrait  renvoyer  pour  trouver  les  ^millions  néces- 
saires à  l'organisation  de  l'enseignement  professionnel  *  et  au 
paiement  des  pécules  prévus.  Ce  seront  autant  de  futurs  vagabonds 
ou  criminels  abandonnés  aux  mauvais  conseils  et  aux  suggestions 
de  la  misère. 


Nous  arrivons  au  point  sur  lequel  s'est  livré  la  grande  bataille 
au  Conseil  supérieur;  nous  voulons  parler  des  sanctions  et  spécia- 
lement de  l'autorité  qui  doit  prononcer  la  fermeture  en  cas  d'infrac- 
tion grave. 

«  Il  s'agit  d'un  droit  de  propriété,  a-t-on  dit,  les  tribunaux  de 
l'ordre  judiciaire  sont  seuls  compétents. 

—  Nous  ne  touchons  pas  à  votre  propriété,  a-t-on  répondu,  nous 

*  Ce  système  a  été  proposé  dans  un  article  publié  par  le  journal  le  Temps, 
au  moment  du  dépôt  du  projet  de  loi. 

a  En  ce  qui  touche  les  frais  qu'entraînera  cet  enseignement,  nous  ren- 
voyons le  lecteur  à  l'article  précité  de  M.  Brueyre.  Celui-ci  a  une  compé- 
tence indiscutable  :  il  a  organisé  des  écoles  professionnelles  comme  direc- 
teur du  service  des  enfants  assistés  de  la  Seine,  et,  depuis  sa  retraite,  il  se 
consacre  à  de  nombreuses  œuvres  privées,  au  nombre  desquelles  se  trouve 
un  orphelinat  où  fonctionne  cet  enseignement. 


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514  QUESTIONS  D'ASSISTANCE 

vous  empêchons  seulement  d'en  user  d'une  certaine  manière  que 
nous  jugeons  contraire  à  l'ordre  public.  C'est  affaire  d'administra- 
tion relevant  des  tribunaux  administratifs.  » 

Mais  si  cette  propriété  a  été  constituée  spécialement  en  vue  de 
cet  usage  que  vous  prohibez,  la  décision  administrative  ne  la  rend- 
elle  pas  indirectement  improductive?  On  a  vu  des  particuliers 
construire  de  vastes  bâtiments  dans  les  marais  de  la  Sologne  ou  les 
landes  de  Bretagne  pour  y  installer  une  colonie  agricole;  si  vous 
leur  retirez  brusquement  et  sans  motif  les  enfants  dont  le  concours 
était  promis  au  fondateur,  ne  le  ruinez-vous  pas  aussi  sûrement 
qu'en  confisquant  sa  propriété?  Dès  lors,  ne  devez- vous  pas  assurer 
aux  intéressés  la  garantie  d'une  juridiction  civile,  d'un  débat  public 
et  contradictoire? 

C'est  précisément  ce  débat  qui  effraie  les  partisans  de  la  justice 
silencieuse.  «  Si  l'on  veut  que  l'inspection  soit  sérieuse,  il  ne  faut 
pas  l'énerver  par  la  crainte  de  voir  ses  constatations  livrées  i  la 
discussion  passionnée  des  débats  judiciaires !.  »  On  n'a  pas  de  ces 
craintes  en  Angleterre,  où  les  rapports  des  «  commissaires  de  Sa 
Majesté  »  sont  chaque  année  imprimés  et  mis  en  vente  2,  en  sorte 
qu'il  nous  est  plus  facile  de  nous  renseigner  sur  les  établissements 
anglais  que  sur  ceux  de  notre  propre  pays. 

Quant  au  rapporter  du  Conseil  d'Etat,  il  craint  d'  «  entraver  le 
libre  exercice  des  droits  de  l'administration  et  d'enlever,  par  là 
même,  toute  efficacité  à  la  loi3.  »  Il  redoute  les  conflits  entre 
l'autorité  judiciaire  et  l'administration  préfectorale;  l'honorable 
maître  des  requêtes  ne  pressentait  évidemment  pas  la  jurispru- 
dence inaugurée  depuis  quatre  mois  en  matière  de  conflits.  On 
avait  cru  jusqu'ici  que  la  séparation  des  attributions  judiciaires  et 
administratives  était  une  des  formes  de  la  liberté,  une  conquête 
de  1789 4.  Il  n'y  a  pas  de  point  sur  lequel  se  soit  plus  exercé 
l'ingéniosité  des  faiseurs  de  constitutions.  Mais  si  l'on  veut  pré- 
venir toute  possibilité  de  conflit,  il  faut  revenir  au  régime  absolu, 
dans  lequel  l'administration  et  la  justice  se  confondent5;  H  faut 
aussi  s'empresser  de  rétablir  l'art.  75  de  la  constitution  de 
l'an  VIII,  contre  lequel  bataillait  le   libéralisme   de  H.  Henri 


*  Rapport  Bienvenu-Martin,  p.  19. 

*  Comme  tous  les  documents  parlementaires,  du  reste,  à  la  librairie Eyre 
et  Spottiswoode,  East  Harding  street,  Londres,  E.  C. 

8  Exposé  des  motifs,  p.  17. 

*  Le  principe  en  est  posé  pour  la  première  fois  par  la  loi  des  16-24  août  4790, 
titre  II,  art.  13. 

5  On  sait  que  les  intendants,  fonctionnaires  essentiellement  adminis- 
tratifs, portaient  le  titre  d'  t  intendant  de  police,  de  justice  et  de  finance», 


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Là  SDRVflLUNJI  DES  INSTITOTI01»  PRIVÉES  515 

Brisson,  au  temps  lointain  de  sa  jeunesse.  C'est  peut-être  le 
«  couronnement  de  l'édifice  »  que  nous  préparent  les  futurs 
congrès  radicaux-socialistes. 

Au  Conseil  supérieur,  les  coups  les  plus  rudes  ont  été  portés  & 
la  juridiction  administrative  par  un  vieux  républicain,  resté  fidèle 
toute  sa  vie  aux  idées  libérales,  M.  Jules  Simon.  Au  cours  de  sa 
longue  carrière,  il  avait  vu  les  tendances  du  Conseil  d'Etat  refléter 
si  fidèlement  les  idée3  gouvernementales  du  moment  qu'il  avait 
une  confiance  limitée  dans  l'impartialité  d'un  corps  dont  il  avait  pu, 
du  reste,  apprécier  personnellement  la  science  juridique  et  la  com- 
pétence administrative.  Après  avoir  blâmé  les  dispositions  de  la  loi 
sur  l'enseignement  primaire  invoquées  comme  précédent  par 
H.  Thulié,  M.  Jules  Simon  ajoutait  :  «  Je  ne  suis  pas  pattisan  de 
la  justice  administrative,  je  ne  l'approuve  pas,  surtout  en  ce  qui 
touche  l'enseignement  primaire.  Cependant,  dans  les  lois  sur 
l'instruction  primaire,  il  y  a  bien  une  justice  administrative,  mais 
c'est  une  justice.  Où  est  votre  organisation  dans  l'assistance 
publique?  Je  regarde  les  deux  projets  et  je  vois  qu'à  la  place  d'une 
justice  administrative,  on  nous  donne  l'administration,  le  préfet... 
Si  vous  admettiez  la  fermeture  par  autorité  administrative*  vous 
préféreriez  la  justice  du  préfet  à  la  justice  du  tribunal  *.  » 

Ces  fortes  paroles  ont  certainement  contribué  à  décider  l'organi- 
sation d'un  recours  contre  la  décision  du  préfet,  devant  le  ministre 
statuant  en  Conseil  d'Etat,  qui  a  été  introduit  dans  le  projet 
définitif. 

La  question  de  juridiction  a  perdu,  du  reste,  beaucoup  de  son 
intérêt  depuis  un  an.  Nous  avons  constaté  que  le  très  grand  nombre 
des  établissements  visés  par  la  loi  sont  des  maisons  congréganistes, 
et  celles-ci  sont  maintenant  livrées  à  l'arbitraire  gouvernemental. 
Pour  peu  que  les  Chambres  adoptent  le  projet  déposé  le  17  octobre 
dernier  par  M.  le  président  du  Conseil,  il  en  sera  bientôt  de  même 
des  bienfaiteurs  laques  qui  seraient  tentés  d'employer  leur  fortune 
à  soulager  les  pauvres,  avec  le  concours  de  religieux  hospitaliers. 
Avec  sa  clairvoyance  habituelle,  M.  le  comte  cTHaussonville  a 
montré  immédiatement  la  conséquence  de  cette  mesure  2  :  les  bien- 
faiteurs s'abstiendront,  et  ce  sera  une  nouvelle  série  de  vieillards 
sans  abri,  d'enfants  sans  éducation. 


1  Publications  du  Conseil  supérieur,  fascicule  53/p.  47. 
*  Le  Temps  du  26  octobre  1902  :  «  Le  nouveau  projet  de  loi  sur  les  assen 
dations  et  la  bienfaisance  privée.  » 


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516  QUESTIONS  D' ASSISTANCE 


Les  passions  sont  montées  à  un  tel  diapason  que  je  ne  garan- 
tirais pas  que  certains  députés  ne  préfèrent  cette  solution  au 
danger  de  voir  des  enfants  élevés  par  des  congréganistes. 

Nous  ne  ferons  pas  aux  auteurs  du  projet  l'injure  de  leur 
attribuer  des  sentiments  pareils.  Mais  c'est  avec  tristesse  que  nous 
constatons  que,  au  lieu  de  nous  rapprocher,  nous  voyons  s'accen- 
tuer de  plus  en  plus  la  divergence  entre  les  deux  conceptions  des 
secours  publics  et  privés. 

Les  uns  estiment  que  le  premier  rôle  appartient  à  l'initiative 
privée  et  que  l'Etat  ne  doit  intervenir  que  subsidiairement,  pour 
assurer  les  services  obligatoires  et  combler  les  insuffisances  de  la 
charité1. 

Les  autres  considèrent  l'assistance  comme  un  grand  service 
public;  l'Etat  ou  la  commune  ont  la  direction  et  la  responsabilité 
des  secours.  Les  sociétés  privées  ne  sont  que  leurs  auxiliaires  et 
doivent  se  soumettre  à  la  direction  officielle. 

C'est  la  théorie  socialiste.  M.  Waldeck-Rousseau  n'a  pas  seule- 
ment introduit  le  socialisme  au  ministère,  il  l'a  fait  entrer  au 
Conseil  supérieur  de  l'Assistance  publique2,  et,  dès  la  première 
session,  ses  représentants  ont  pris  aux  discussions  une  part  qui 
montre  qu'ils  n'entendent  pas  accepter  docilement  les  idées  défen- 
dues jusque-là  par  cette  assemblée. 

M.  le  président  du  Conseil  n'a  pas  encore  eu  le  loisir  de  nous 
faire  connaître  son  sentiment  en  matière  d'assistance;  mais  nous 
sommes  surabondamment  édifiés  sur  ceux  que  lui  inspirent  les 
congrégations  religieuses.  C'est  vraiment  par  trop  compter  sur  la 
crédulité  du  public  que  de  venir  nous  dire  qu'on  a  «  excepté  de  la 
mesure  les  congrégations  charitables3  ».  Tout  le  monde  sait  dans 
les  milieux  compétents  que,  en  arrivant  au  ministère  de  l'intérieur 
et  des  cultes,  M.  Combes  entendait  disperser  les  congrégations 
charitables  comme  les  autres.  11  a  fallu  qu'un  haut  fonctionnaire, 
qui  n'a  jamais  été  suspecté  d'une  tendresse  excessive  pour  les 

4  «  L'initiative  privée  doit  faire  tout  le  bien  qu'elle  peut  faire. 

a  L'Etat  ne  doit  faire  que  le  bien  qui  ne  serait  pas  fait  par  l'initiative 
privée.  Il  doit  travailler  à  se  rendre  inutile  en  s'eft  ornant  de  mettre  l'initia- 
tive privée  en  état  de  se  passer  de  lui.  »  (Jules  Simon.) 

*  La  composition  et  le  nombre  des  membres  de  ce  Conseil  ont  été 
modifiés  par  un  décret  du  11  mars  1901.  Deux  membres  notables  du  parti 
socialiste,  MM.  Augagneur  et  André  Lefèvre,  font  partie  des  membres 
nouveaux  nommés  par  décret. 

8  Journal  officiel,  29  octobre  1902,  Sénat  p.  1064,  col.  2. 


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LÀ  SURVEILLANCE  DES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  517 

œuvres  catholiques,  lui  fît  remarquer  qu'on  n'improvise  pas  les 
moyens  d'hospitaliser  et  de  secourir  120,000  indigents  et  que  ni 
l'Etat,  ni  les  départements,  ni  les  communes  ne  sont  outillés  pour 
se  substituer  aux  congrégations  supprimées. 

En  rentrant  ses  foudres,  H.  Combes  espérait  sans  doute  être 
bientôt  en  mesure  de  modifier  cette  situation.  Il  fera  bien  toutefois 
de  se  renseigner  sur  le  montant  des  frais  qu'entraînera  l'organi- 
sation à  créer  et  de  demander  à  son  collègue  des  finances  s'il  a  à 
sa  disposition  les  millions  nécessaires  pour  faire  face  à  ces 
dépenses.  Nous  nous  permettons  de  douter  que  la  réponse  puisse 
être  affirmative.  Le  «  budget  républicain  »  ne  souffre  pas  seulement 
d'une  de  ces  crises  périodiques  qu'ont  connues  tous  les  gouverne- 
ments depuis  les  temps  du  roi  Pharaon;  l'immixtion  persistante 
des  députés  dans  l'administration,  les  coûteuses  réclames  électo- 
rales que  nos  maîtres  se  votent  tous  les  quatre  ans,  y  ont  introduit 
des  désordres  plus  profonds.  Nous  ne  supposons  pas  que  les 
homélies  bilieuses  de  M.  Justin  Combes  suffisent  à  modifier  une 
situation  à  laquelle  n'a  pas  osé  s'attaquer  la  parole  cinglante  et 
autoritaire  de  M.  Waldeck-Rousseau. 

Louis  Rivière 


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L'ARMÉE  DES  CENT-JOURS 

D'APRÈS  UNE  REGENTE  PUBLICATION 


Napoléon  :  ses  dernières  armées,  par  Henri  Couderc  de  Saint-Chamant, 
capitaine  de  cavalerie.  Paris,  Flammarion,  1902,  577  pages  in-8». 


Le  retour  de  l'île  d'Elbe  et  le  drame  de  Waterloo  ont,  depuis 
quelques  années,  leur  historien  définitif,  autant  du  moins  que 
quelque  chose  est  définitif  en  histoire  :  si  les  jugements  politiques 
de  M.  Henry  Houssaye  peuvent  appeler  des  réserves  *t  l'abondance 
de  ses  recherches,  la  sûreté  de  son  sens  critique,  la  nerveuse  maî- 
trise de  son  style,  et,  par  dessus  tout,  ce  don  incomparable  qu'il 
possède  de  rendre  la  vie  aux  personnages  qu'il  met  en  scène,  cory- 
phées ou  simples  figurants,  tout  cela  a  de  quoi,  pendant  longtemps, 
décourager  nos  écrivains  de  refaire  le  tableau  des  Cent-Jours. 

Aussi  bien,  ce  n'est  point  ce  but  téméraire  que  s'est  proposé 
M.  le  capitaine  de  Saint-Chamant.  Grand  admirateur  de  H.  Hous- 
saye, peut  être  même  trop  docile  à  accepter  ses  préventions  contre 
le  gouvernement  de  la  Restauration,  cet  officier  érudit  a  pensé  qu'à 
côté  du  tableau  d'ensemble  que  nous  offre  /  S  1,5,  il  y  avait  place  pour 
une  étude  plus  spéciale,  plus  technique,  sur  le  gigantesque  effort 
militaire  accompli  par  Napoléon  en  quelques  semaines,  au  milieu 
de  difficultés  inouïes.  Gomment  l'armée  de  Waterloo  a  été  formée, 
instruite,  équipée,  c'est  ce  qu'il  nous  montre  à  l'aide  de  documents 
empruntés  surtout  aux  archives  de  la  Guerre,  et  de  témoignages  que 
M.  Houssaje  n'a  pu  utiliser2.  Son  livre  est  naturellement  destiné 
avant  tout  aux  hommes  du  métier,  mais  naturellement  aussi  l'his- 
toire générale  aura  à  en  faire  son  profit,  et  nous  voudrions  en  indi- 
quer brièvement  ici  le  substantiel  intérêt,  même  pour  des  profanes. 


L'armée  que  Napoléon  retrouvait  en  France  différait  à  |bien  de3 
égards  de  celle  qu'il  avait  laissée  un  an  auparavant  lors  de  son 

1  Ces  réserves  ont  été  formulées  ici  môme,  avec  une  inoubliable  autorité, 
par  le  feu  duc  de  Broglie,  et  reproduites  dans  le  volume  qu'il  avait  publié 
sous  le  titre  è!  Histoire  et  politique. 

1  Parmi  les  sources  que  cite  volontiers  M.  de  Saint-Chamant,  il  en  est 
une  que  connaissent,  au  moins  par  extraits,  les  lecteurs  du  Correspondant  : 
c'est  le  très  curieux  recueil  de  pièces  publié  par  M.  Albert  Malet  pour  la 
Société  d'Histoire  contemporaine  sous  le  titre  de  Louis  XV1I1  à  Gand.  Le 
second  et  dernier  volume  vient  précisément  de  paraître  (à  la  librairie 
Picard);  il  y  a  là  tout  un  côté  jusqu'ici  presque  ignoré  de  l'histoire  des 
Cent-Jours. 


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L'ABMÉB  DIS  CENT  JOURS  519 

abdication.  Rappelé  par  dessus  tout  pour  conclure  et  pour  main- 
tenir la  paix,  le  gouvernement  de  la  Restauration  avait  eu  pour 
premier  soin  de  réduire  un  état  militaire  également  écrasant  pour 
les  familles  et  pour  le  Trésor  public.  Le  principe  d'une  telle  réduc- 
tion ne  fat  critiqué  sur  le  moment  et  ne  pouvait  l'être  qu'au  nom 
d'intérêts  respectables  sans  doute,  mais  incapables  de  prévaloir 
contre  le  vœu  du  pays  et  contre  une  évidente  nécessité;  un  inter- 
prète de  ces  intérêts  livrait  naïvement  sa  pensée  dans  une  bro-N 
chure  anonyme  :  «  La  France  se  trouve  dans  cette  position  parti- 
culière d'être  obligée  de  calculer  le  pied  militaire  qu'elle  continuera 
d'entretenir  moins  sur  les  besoins  réels  que  sur  la  nécessité  de  ne 
point  abandonner  les  braves  officiers  qui  l'ont  si  loyalement  servie.  » 
Ce  qui  revenait  à  dire  que  la  France  de  1814  aurait  dû  avoir  des 
soldats  pour  obéir  à  ses  officiers,  et  non  des  officiers  pour  com- 
mander à  ses  soldats!  Pareille  prétention  échappe  à  la  discussion. 

11  était  donc  légitime  que,  par  des  licenciements,  des  congés 
définitifs  ou  temporaires,  de?  réunions  de  corps  ou  de  régiments 
jusque-là  distincts,  on  diminuât  un  état  militaire  organisé  pour  la 
guerre,  et  pour  la  guerre  contre  l'Europe  coalisée.  Les  plus  vieux 
soldats  furent,  comme  de  juste,  renvoyés  de  préférence  dans  leurs 
foyers,  et  très  peu  d'hommes  de  troupe  restèrent  sous  les  dra- 
peaux, qui  eussent  fait  les  campagnes  antérieures  à  1806  :  dans 
Tannée  royale  de  1815,  l'empereur  ne  retrouvait  que  quelques-uns 
de  ses  grognards  d'Italie,  d'Egypte  et  d'Austerlitz.  —  En  ce  qui 
concerne  les  sous-officiers  et  soldats,  le  seul  tort  du  gouvernement 
de  Louis  XVI II  fut  de  frustrer  la  garde  de  sa  mission  de  confiance 
auprès  de  la  personne  du  souverain,  pour  lui  substituer  des  corps 
nouvellement  créés  ou  rétablis,  dont  le  recrutement,  l'uniforme, 
l'appellation  évoquaient  les  souvenirs  de  l'ancien  régime. 

D'importantes  réductions  s'imposaient  de  même  dans  le  cadre 
des  officiers  :  mais  il  eût  fallu  procéder  à  cette  cruelle  opération 
avec  plus  de  ménagements  pour  les  amours-propres  et  les  intérêts, 
prodiguer  les  consolations  honorifiques  à  ceux  dont  on  était  forcé 
de  supprimer  l'emploi  et  de  rogner  la  solde,  surtout  ne  pas  les 
évincer  au  profit  d'hommes  qui,  pendant  les  guerres  de  l'Empire, 
n'avaient  pas  servi  ou  avaient  porté  les  armes  contre  la  France. 

De  tout  ceci,  il  résultait  qu'à  part  les  officiers  de  nomination 
récente  auxquels  je  viens  de  faire  allusion,  la  masse  de  l'armée 
de  1815,  chefs  et  soldats,  était  mal  affectionnée  au  gouvernement 
royal  et  regrettait  son  ancien  général.  On  ne  le  constata  que  trop 
facilement  lors  de  la  marche  du  golfe  Jouan  aux  Tuileries.  Les 
derniers  scrupules  de  ceux  qui  hésitaient  à  trahir  leur  serment 
s'évanouirent  quand  ils  surent  que  Louis  XVIII  avait  passé  la 
frontière  et  que  la  coalition  se  reformait;  sans  apprécier  ce  que 


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520  LàRMÊB  DBS  C&NT-J0DRS 

l'entreprise  de  Napoléon  avait  de  criminellement  égoïste,  ils  ne 
virent  que  le  sol  de  la  patrie  menacé,  et  obéirent  an  sentiment 
éloquemment  exprimé  par  le  général  Cbabert  :  «  Le  Français  ne 
doit  se  battre  que  contre  les  ennemis  de  son  pays,  et  de  braves 
gens  comme  nous  doivent  se  réunir  pour  le  défendre.  »  Une  fois 
la  moitié  de  l'armée  passée  à  Napoléon,  qui  oserait  blâmer  l'autre 
moitié  d'avoir  préféré  la  guerre  étrangère  à  la  guerre  civile? 


Suffisamment  rompue  au  métier,  attachée  à  l'empereur  par  un 
culte  fanatique,  qu'avivait  encore  une  sorte  de  complicité  dans  les 
derniers  événements,  cette  armée  de  mars  1815  était  manifeste- 
ment hors  d'état  de  résister  à  un  assaut  de  la  coalition  reformée, 
à  présent  surtout  que  Napoléon,  loin  de  pouvoir  faire  appel  aux 
contingents  des  Etats  secondaires  d'Allemagne,  les  voyait  figurer 
dans  les  rangs  de  ses  adversaires.  Aussi,  tout  en  sauvegardant 
d'abord  les  apparences  et  en  répétant  qu'il  comptait  sur  la  paix,  il 
prodigua  les  mesures  pour  faire  face  à  la  colossale  invasion  qui  se 
concertait,  et  même  pour  la  déconcerter  par  une  foudroyante 
offensive.  Dans  cet  effort  suprême,  son  génie  se  révéla  plus  actif 
et  plus  inventif  que  jamais. 

Il  faut  lire  dans  le  livre  de  M.  de  Saint  Chaînant  le  détail  des 
combinaisons  improvisées  pour  enfler  les  cadres,  multiplier  les 
régiments,  faire  affluer  les  munitions,  mettre  les  places  en  état  de 
défense,  réunir,  en  un  mot,  le  personnel  et  l'attirail  d'une  guerre 
qui  s'annonçait  gigantesque  :  rappel  de  tous  les  militaires  en 
congé  ou  en  semestre;  levée  de  la  conscription  de  1815;  invitation 
aux  vieux  soldats  libérés  de  venir,  avec  une  solde  extraordinaire, 
reprendre  leur  place  autour  du  drapeau;  formation,  parmi  les 
citoyens  de  bonne  volonté,  de  corps  francs,  chasseurs  de  mon- 
tagne, chasseurs  de  la  Vendée,  fédérés  des  grandes  villes;  mise 
en  activité  des  gardes  nationales,  qui  devaient  être  chargées  de  la 
défense  des  places  fortes,  et  octroi  de  la  faculté  du  remplacement, 
pour  atténuer  la  rigueur  de  ce  service;  achat  et  même  réquisition 
d'armes  à  feu,  rapidement  réparées  et  distribuées;  achats  répétés 
de  chevaux  en  France  et  à  l'étranger;  accumulation  d'approvision- 
nements divers;  ébauche  de  fortifications  autour  de  Paris,  pour 
éviter,  en  cas  d'invasion,  le  retour  d'une  surprise  comme  celle  de 
mars  181 4...  Décrets,  notes,  lettres  impératives,  se  succédaient 
avec  une  abondance  qu'on  pourrait  qualifier  de  fébrile,  si  tout 
n'avait  été  merveilleusement  conçu  et  ordonné  vers  un  but  unique, 
la  préparation  de  la  guerre  imminente. 

Grâce  à  cette  énergie  créatrice,  grâce  aussi  au  zèle  de  collabora* 
teurs  dont  le  premier  était  Davout,  Napoléon  obtint  un  résultat 


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L'ARMEE  DBS  CBRT-JOUBS  521 

prodigieux,  mais  qui  devait  pourtant  demeurer  insuffisant.  Car  la 
France  était  trop  épuisée,  la  proportion  trop  inégale  entre  ses 
ressources  et  celles  des  envahisseurs,  pour  que  la  lutte  pût  se 
prolonger  avec  quelques  chances  de  succès  :  vainqueurs  à  Waterloo, 
Napoléon  et  son  armée  eussent  été  submergés  sous  le  flot  des 
Austro-Russes.  Blême  en  dehors  de  cette  flagrante  disproportion, 
bien  des  symptômes  inquiétants  se  révélaient. 

Tout  d'abord,  si  certaines  provinces  donnaient  des  gages  effec- 
tifs de  leur  patriotique  enthousiasme,  il  y  en  avait  beaucoup  d'autres 
où,  par  lassitude,  par  horreur  de  la  guerre,  par  attachement  aux 
Bourbons,  le  départ  des  conscrits  et  la  rentrée  des  soldats  en 
congé  s'opérait  dans  de  piètres  conditions.  Il  en  était  ainsi  dans  la 
Flandre  et  la  Picardie,  où  la  nomination  de  fonctionnaires  anciens 
terroristes  ne  faisait  qu'exaspérer  les  esprits  ;  à  Marseille,  où  un 
bonapartiste  découragé  déclarait  que  «  si  on  dépavait  les  rues,  on 
trouverait  une  fleur  de  lis  sous  chaque  pavé  ».  Ceci  pouvait  passer 
pour  une  hyperbole  de  la  Canebière,  mais  dans  toute  la  région  de 
l'Ouest,  des  faits,  et  non  plus  seulement  des  mots,  attestaient  les 
dispositions  hostiles  des  populations.  Bien  loin  de  fournir  le  contin- 
gent sur  lequel  on  avait  cru  pouvoir  compter,  les  départements  de 
Bretagne  et  de  Vendée  immobilisaient  des  forces  assez  sérieuses, 
sous  la  direction  d'un  chef  énergique  comme  Lamarque.  La  disette 
d'hommes  était  aussi  angoissante  que  dix-huit  mois  plus  tôt,  au  len- 
demain de  Leipzig,  et  Davout  pouvait  répondre  à  Lecourbe,  qui  lui 
réclamait  des  renforts  pour  la  défense  de  la  Franche-Comté  :  «  Je 
n'ai  pas  un  soldat  disponible  à  Paris;  ce  que  je  dis  est  à  la  lettre.  » 

Indice  plus  grave  encore,  la  garde  impériale,  réorganisée  dès  le 
passage  à  Lyon,  la  garde,  comblée  de  prérogatives  et  d'attentions, 
la  garde,  qui  selon  les  propres  expressions  de  Napoléon  devait 
«être  la  première  servie  et  passer  avant  tout  »,  la  garde  eut  quelque 
peine  à  se  reconstituer  au  complet.  Pour  en  parfaire  les  effectifs,  il 
fallut  recourir  à  la  conscription  de  1815,  et  introduire  dans  les 
rangs  de  ces  vétérans  par  excellence  des  enfants  de  vingt  ans  qui 
n'avaient  jamais  vu  le  feu. 

Au  demeurant,  l'esprit  de  la  troupe  n'en  était  pas  moins  excel- 
lent, avec  une  tendance,  notée  par  M.  Houssaye,  à  la  nervosité  et 
à  la  défiance  envers  les  chefs.  Napoléon  avait  tant  répété,  depuis  le 
débarquement  du  golfe  Jouan,  que  les  désastres  de  1814  étaient 
uniquement  imputables  à  la  trahison,  que  ces  âmes  simples 
voyaient  des  traîtres  partout.  Moins  naïfs,  les  officiers  n'étaient  pas 
moins  inquiets  :  les  événements  des  années  précédentes  avaient 
ébranlé  leur  foi  dans  l'invincible  étoile  de  l'empereur;  quelque 
spécieuses  qu'eussent  été  leurs  raisons  de  reprendre  la  cocarde 
tricolore,  ils  ne  se  sentaient  pas  la  conscience  tout  à  fait  en  repos, 

40  NOVEMBRE  1902.  34 


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hK  L'ARMfcE  DIS  CWT-J0URS 

et  envisageaient  avec  angoisse  les  conséquences  d'une  seconde 
restauration  royale.  Eux  aussi  étaient  en  défiance  les  uns  des 
autres,  se  suspectant  facilement  de  tiédeur  ou  même  de  connivence 
avec  l'ennemi  :  les  craintes  étaient  si  folles  à  cet  égard  que  Flahaut, 
de  l'aveu  de  Napoléon,  alla  jusqu'à  exercer  une  surveillance  i  peine 
dissimulée  sur  l'intègre  et  irritable  Davout. 

Enfin  et  surtout,  la  plaie  séculaire  du  haut  commandement 
français,  les  rivalités  entre  généraux,  qui  avaient  changé  l'issue 
de  la  guerre  de  Sept  Ans,  compromis  la  campagne  de  1813,  et 
qui  devaient  se  reproduire  en  1859  et  en  1870,  ces  rivalités,  en 
dépit  de  la  gravité  des  circonstances,  se  réveillaient  plus  âpres  que 
jamais.  Tout  en  protestant  de  son  amitié  pour  Sucbet,  Grouchy 
protestait  que  ce  serait  pour  lui  un  déshonneur  que  d'être  placé 
sous  les  ordres  d'un  autre  maréchal.  Maurice  Mathieu  demandait 
sa  retraite  plutôt  que  de  servir  sous  Clausel,  qui  était  son  cadet. 
Mouton-Duvernet  n'acceptait  pas  d'être  subordonné  à  Vaodamme. 
Il  n'y  avait  pas  jusqu'au  brave  et  honnête  Rapp  qui  ne  s'avisât 
de  le  prendre  de  haut  avec  Davout;  il  s'attira  cette  réponse  :  «  Mon 
cher  Rapp,  je  vous  déclare  d'amitié  que  si  je  recevais  une  seconde 
lettre  de  ce  style,  je  cesserais  d'être  ministre  de  la  guerre  ou  vous 
cesseriez  de  commander  un  corps  d'armée.  » 

Autant  et  plus  peut-être  que  la  disette  d'hommes,  la  pénurie 
d'argent  vint  entraver  les  préparatifs  et  empêcher  la  complète 
réalisation  des  plans  de  Napoléon.  Il  ne  restait  plus  rien  de  ces 
contributions  des  pays  vaincus  grâce  auxquelles  il  avait  pu,  avant 
1814,  se  constituer  un  trésor  de  guerre  et  subvenir  aux  frais  de 
plusieurs  campagnes  sans  augmenter  les  impôts;  et  la  France, 
en  grande  partie  ravagée  par  l'invasion  récente,  inquiète  d'ailleurs 
du  résultat  de  l'aventure,  n'avait  ni  la  possibilité  ni  la  volonté  de 
faire  un  gros  effort  financier.  Il  fallut  donc  recourir  aux  expé- 
dients, et  surtout  aux  économies,  désastreuses  en  pareil  cas.  En 
fait  de  vivres,  on  dut  se  résigner  à  n'avoir  que  des  approvision- 
nements incomplets,  dont  une  partie  encore  avait  été  obtenue  par 
le  procédé  vexatoire  de  la  réquisition  ;  on  ne  délivra  pas  de  caisses 
d'amputation  aux  médecins  des  régiments,  sous  prétexte  que  les 
grandes  ambulances  seraient  toujours  à  portée  des  blessés;  bref, 
on  restreignit  le  plus  possible  cette  minutieuse  et  copieuse  prépa- 
ration qui  avait  été  jusque-là,  dans  les  guerres  napoléoniennes,  un 
trait  caractéristique  et  un  élément  de  succès.  Par  ladrerie,  sinon 
par  perfidie,  certains  fournisseurs  fraudèrent  sur  la  qualité  de 
leurs  livraisons  :  c'était  le  pain  biscuité  qui  ne  se  conservait  pas, 
ou  bien  des  cartouches  qu'on  trouvait  remplies  de  sable  en  guise 
de  poudre.  Les  soldats  s'exaspéraient»  et  le  maître  parlait  de  faire 
des  exemples  :  mais  le  temps  n'était  plus  aux  actes  de  justice 


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L'ARMÉE  DES  CENT-JOCRS  5?3 

sommaire,  qu'excuse  seule  aux  yeux  de  la  foule  la  triomphante 
continuité  du  succès. 


Malgré  bien  des  lacunes  et  des  points  faibles,  c'était  un 
incroyable  tour  de  force,  irréalisable  pour  tout  autre,  que  d'avoir 
improvisé  en  deux  mois  ces  sept  armées  qui  s'échelonnaient  sur 
nos  frontières  et  les  défendaient  contre  une  surprise,  en  attendant 
le  moment  de  passer  à  l'offensive.  Pour  les  commander,  Napoléon 
avait  dû  chercher  au  delà  du  cercle  habituel  de  ses  lieutenants, 
bien  rétréci  désormais  par  la  mort,  la  maladie  ou  l'infidélité. 
Gardant  Davout  pour  le  ministère,  Soult  pour  l'état-major  général 
et  Ney  pour  un  rôle  spécial  à  côté  de  lui,  il  envoya  Suchet  à 
Lyon,  d'où  il  devait  veiller  sur  les  Alpes;  partout  ailleurs,  l'empo- 
reur  mit  au  premier  rang  des  subordonnés  ou  des  disgraciés  de 
la  veille.  Ce  furent  d'abord  des  divisionnaires  éprouvés,  ceux  qu'il 
avait  toujours  médité  de  porter  au  faite  et  qu'on  peut  appeler 
les  maréchaux  de  Sainte-Hélène^  Vandamme,  Gérard,  Clausel; 
puis  un  ancien  serviteur  hérité  de  Desaix,  Rapp,  qui,  d'aide-de- 
camp  de  confiance,  devint  chef  de  l'armée  du  Rhin  ;  puis  enfin  des 
hommes  de  valeur,  relégués  à  l'écart  naguère  pour  leurs  opinions 
politiques  ou  pour  des  motifs  mal  éclaircis  :  Lecourbe  n'avait  pas 
été  employé  depuis  le  Consulat,  et  Brune  depuis  1807;  l'un  fut 
envoyé  en  Franche-Comté  et  l'autre  en  Provence. 

De  la  correspondance  de  tous  ces  chefs  de  corps  ou  comman- 
dants d'armées,  M.  de  Saint-Chamant  a  donné  de  nombreux  et 
intéressants  extraits  :  il  s'en  dégage  une  impression  uniforme 
d'activité,  de  patriotisme...  et  d'appréhension.  Du  haut  en  bas 
de  l'échelle,  cette  armée  des  Ceat- Jours,  la  plus  enthousiaste  peut- 
être  que  la  France  eût  connue  depuis  1792,  brûlait  de  combattre 
sous  les  yeux  du  chef  qu'elle  avait  reconquis,  mais  sentait  plus 
ou  moins  confusément  qu'elle  marchait  à  l'abîme.  Tous  partageaient 
l'état  d'esprit  des  grenadiers  de  la  vieille  garde,  qui,  comme  l'a  dit 
le  chantre  épique  de  Waterloo, 


Comprenant  qu'ils  allaient  mourir  dans  cette  fête, 
Saluèrent  leur  dieu  debout  dans  la  tempête. 


L.  de  Lanzac  de  Laborie. 


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LA  GRANDE  VENERIE  DU  DUC  D'AUMALE 

A   CHANTILLY 


On  m'a  raconté  qu'an  jour  le  prince  de  Galles  étant  venu  chasser 
&  Chantilly,  M.  le  duc  d'Aumale,  pour  honorer  son  hôte,  aurait  fait 
Uuminer  la  forêt,  et  qu'un  cerf  fut  forcé,  la  nuit,  aux  lueurs  bla- 
fardes d'une  immense  lumière  électrique.  C'eût  été  féerique,  mais, 
hélas  1  ce  n'est  ni  vrai  ni  vraisemblable.  Car  si  tout  ce  qui  se  ratta- 
chait aux  chasses  de  Chantilly  était  admirablement  conçu,  rien  n'y 
était  arrangé  pour  jeter  de  la  poudre  aux  yeux,  de  telle  sorte  qu'un 
profane  aurait  pu  venir  à  un  rendez- vous  et  s'écrier  dans  son  désen- 
chantement :  «  Comment,  ce  n'est  que  cela!  »  Mais  l'initié  ne  pou- 
vait s'empêcher  d'admirer  cette  apparente  simplicité,  sous  laquelle 
se  devinait  le  plus  grand  confortable  et  un  luxe  du  meilleur  aloi. 

La  tenue  des  hommes,  leurs  manières,  leurs  allurc9,  la  qualité 
des  chevaux,  la  façon  de  mener  la  chasse,  tout  était  parfait,  les 
chiens  l'étaient  presque. 

Pour  expliquer  ma  pensée  et  avant  de  commencer  une  série 
d'éloges,  je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  une  petite  critique  que 
le  duc  d'Aumale  ne  voulait  pas  admettre,  mais  qu'en  sa  qualité 
de  prince  de  la  maison  de  France,  il  pardonnait  :  ses  chiens 
n'étaient  pas  assez  français.  Ils  étaient  même  anglais  et  de  pur 
sang  encore,  étant  tous  achetés  dans  les  réformes  d'élevage  des 
meutes  de  renard  d'Angleterre. 

Or,  là-bas,  comme  on  chasse  en  plaine,  toujours  en  pays  décou- 
vert, on  recherche  des  chiens  ayant  certaines  qualités  fort  appré- 
ciables d'ailleurs,  mais  on  néglige  beaucoup  la  voix,  tandis  qu'en 
France,  pour  chasser  au  bois,  nous  sommes  forcés  de  développer 
le  côté  musical  de  la 'chasse  et  nous  y  arrivons  en  conservant  les 
autres  qualités  tout  autant  que  les  Anglais. 

J'aurais  aimé  voir  à  Chantilly  des  chiens  criant  bien. 

Il  en  existe  en  France.  Ceux  qui  les  possèdent  auraient  été 
heureux  et  fiers  de  remonter  l'équipage  du  prince.  Ses  chasses 
auraient  été  aussi  vites,  plus  gaies,  plus  entraînantes.  * 

C'est  du  moins  mon  humble  avis.  Si,  dans  un  défaut,  un  chien, 
retrouvant  la  voie,  prenait  sur  la  meute  une  avance  considérable, 
faisait  une  tête,  comme  on  dit,  il  ne  tardait  pas  à  trouver  un 
piqueur  qui  lui  barrait  le  chemin,  au  passage  d'une  ligne. 


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Là  GRÀflDE  VÉMRIS  DO  DUC  D'AUMALE  k  CHANTILLY  515 

L'homme  levait  son  fouet  sans  brait,  sans  cris,  et  le  chien 
venait  à  sa  botte,  aussi  soumis  que  s'il  avait  fait  vœu  d'obéissance. 

Les  retardataires  arrivaient  les  uns  après  les  autres  et  se  ran- 
geaient auprès  de  leur  camarade,  comme  des  fantassins  à  la  parade. 

Et  si,  pour  témoigner  leur  impatience,  ils  aboyaient  alors 
bruyamment,  jamais  un  seul  n'essayait  de  passer  sous  le  fouet. 

Dès  qu'on  l'abaissait,  ils  repartaient  tous  à  la  fois. 

C'était  joli  et  exécuté  à  merveille. 

Je  me  souviens  même  qu'un  jour  un  cerf,  après  une  heure  de 
chasse,  avait  pris  l'eau  dans  les  étangs  de  Commettes,  près  du 
petit  château  de  la  reine  Blanche.  Les  chiens  l'entouraient,  mais, 
n'étant  pas  fatigué,  il  nageait  au  milieu  d'eux  et  les  dominait, 
comme  s'il  avait  été  sur  terre.  Sur  un  ordre,  on  rappela  les  chiens 
qui  tous,  sans  hésiter,  abandonnèrent  la  poursuite  et  vinrent  au 
rivage  se  ranger  derrière  le  piqueur. 

Alors  le  cerf  fut  magnifique.  Il  sembla  dire  :  «  Monseigneur, 
puisque  vous  jouez  si  beau  jeu,  je  jouerai  aussi  moi  comme  un 
prince.  »  Et  sortant  de  l'eau  à  son  tour,  il  vint  passer  à  vingt  pas 
devant  la  meute  qui  l'aboyait,  immobile. 

On  lui  donna  dix  minutes  d'avance  et  l'on  remit  la  meute  sur 
la  voie. 

Il  ne  revint  pas  aux  étangs,  mais,  quand  ses  forces  faiblirent,  il 
s'arrêtaen  plein  bois,  sur  la  terreferme,et  défendit  bravement  sa  vie. 

Comment  s'obtenait  un  dressage  aussi  parfait? 

A  l'automne  et  le  matin,  de  bonne  heure,  quatre  hommes  à 
cheval  allaient  en  forêt,  menant  quatre  ou  cinq  vieux  chiens  et 
deux  jeunes  recrues.  On  lançait  un  cerf  et  les  jeunes  suivaient  les 
vieux.  Mais  il  arrivait  qu'une  biche  ou  quelque  animal  de  change 
bondit  sous  le  nez  des  conscrits  qui  couraient  après.  Immédia- 
tement, ils  étaient  rejoints  et  fouettés  d'importance,  de  sorte  qu'en 
quelques  leçons  ils  apprenaient  qu'il  était  impossible  de  se. dérober 
par  la  fuite  au  châtiment  mérité  et  devenaient  obéissants  et  sages. 

J'ai  toujours  admiré  avec  quelle  adresse  les  hommes  rejoignaient 
leurs  chiens,  qui  souvent  chassaient  à  la  muette. 

Il  est  curieux  que  les  Anglais  hésitent  à  croire  qu'en  France  les 
chiens  qui  chassent  un  animal  ne  le  quittent  pas  pour  un  autre, 
quand  les  chiens  anglais  ont  une  aptitude  très  grande  à  ne  pas 
prendre  change. 

Il  est  pourtant  certain  que  l'équipage  de  Chantilly,  composé  de 
Fox-Hounds,  après  avoir  attaqué  un  cerf,  ne  l'abandonnait  pas 
pour  un  autre. 

Quant  aux  biches,  il  n'en  faisait  aucun  cas. 

Des  invitations  étaient  envoyées  chaque  année  au  commence* 


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&26  U  GftAUDI  YÊHERU  DO  DUC  D'AUMiLI 

ment  de  la  saison.  Elles  portaient  ces  mots  :  «  De  la  part  du  duc 
d'Aumale  »,  et  les  dates  des  rendez- vous  fixées  à  l'avance. 

liais  la  chasse  de  Chantilly  était  ouverte.  Tout  le  monde  pouvait 
y  aller,  et  quiconque  s'y  conduisait  selon  les  régies  de  la  civilité  à 
la  chasse,  était  assuré  qu'on  ne  trouverait  pas  sa  présence  importune. 

On  n'a  guère  suivi  en  France  cet  exemple  donné  par  un  prince 
qui  avait  trop  longtemps  vécu  en  Angleterre  pour  ne  pas  admettre 
le  public  à  voir  courir  ses  chiens. 

Les  réunions  étaient  à  certains  jours  très  nombreuses,  princes, 
gentilshommes,  bourgeois  et  manants,  et  parmi  ces  derniers  quel- 
ques lads  des  écuries  d'entraînement,  qui  galopaient  &  tort  et  à 
travers,  au  risque  de  causer  quelque  accident  déplorable. 

Mais  un  homme  de  bonne  compagnie  se  faisait  présenter  au 
prince,  qui  l'accueillait  toujours  avec  la  plus  grande  affabilité. 

La  première  fois  que  j'allai  &  Chantilly  je  fus  bien  surpris,  et 
très  agréablement,  quand,  k  l'hallali,  le  capitaine  des  chasses  vint, 
de  la  part  du  prince,  m'offrir  le  pied  droit  du  cerf  forcé.  Le  pied 
gauche  était  toujours  réservé  pour  accrocher  dans  le  chenil. 

J'allai  remercier  Son  Altesse,  qui  me  dit  son  regret  de  n'avoir  pas 
à  m'offrir  des  chasses  aussi  belles  que  celles  de  la  forêt  de  Paimpont. 

—  «  Vous  aimiez  à  plaisanter,  Monseigneur!  Quant  au  pied  dont 
vous  avez  bien  voulu  me  faire  les  honneurs,  je  l'ai  placé  &  Paimpont, 
où  je  le  garde  comme  un  beau  souvenir,  au  premier  rang  parmi  mes 
autres  trophées  de  chasse. 

«  D'autres  raconteront  vos  talents  militaires  et  diront  quel  éclat 
vous  avez  jeté  sur  l'Académie  française.  Moi,  qui  regarde  en  vous 
l'homme  de  sport,  je  ne  vous  trouve  pas  remplacé  par  vos  confrères 
de  l'Institut  dans  votre  forêt  de  Chantilly,  où  je  vous  revois  toujours 
au  trot  et  toujours  murmurant  (j'allais  dire  grommelant)  à  votre 
cheval  des  paroles  d'encouragement  en  anglais. 

«  U  faudrait  à  vos  confrères,  je  le  crains,  pour  se  remettre  des 
fatigues  d'une  chasse  à  courre,  un  repos  trop  long  pour  ne  pas 
nuire  à  leurs  travaux  scientifiques;  tandis  que  vous,  à  peine  des- 
cendu de  cheval,  encore  tout  éperonné,  vos  bottes  encore  marquées 
du  peu  de  boue  qu'on  pouvait  ramasser  dans  les  terrains  sablon- 
neux de  vos  bois,  vous  vous  remettiez  au  travail  dans  la  grande 
bibliothèque  du  château,  avant  de  vous  habiller  pour  le  repas  du  soir. 

«  Et  pendant  que  vous  paraissiez  absorbé  à  écrire  l'histoire  des 
Condé,  vous  aviez  l'oreille  ouverte  aux  conversations  pourtant 
discrètes  qui  se  faisaient  autour  de  vous;  et  au  moment  où  l'on  s'y 
attendait  le  moins,  vous  donniez  une  opinion  toujours  juste  sur  des 
Sujets  auxquels  on  pouvait  vous  croire  étranger. 

«  C'est  alors  que,  pour  éprouver  à  quel  point  vous  connaissiez  tou 


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A  CHANTILLY  527 

les  trésors  de  vos  vitrines,  des  savants  de  toutes  sortes  vous  ont 
tendu  le  piège  innocent  de  parler  devant  vous  de  quelque  livre 
rare,  inconnu,  ignoré,  dont  le  titre  figurait  sur  votre  catalogue.  On 
vous  voyait  alors  vous  lever  tranquillement  et  aller  droit  à  l'ouvrage 
mentionné,  que  vous  rapportiez  sans  jamais  vous  tromper  de  rayon.  » 

Le  prince  de  Galles,  pour  n'avoir  pas  chassé  la  nuit,  n'en  a  pas 
moins  assisté  à  plusieurs  chasses  de  jour;  et  toutes  les  fois  qu'une 
Altesse  Royale  est  venue  à  Chantilly,  il  a  semblé  que  le  temps  et 
les  cerfs  se  mettaient  d'accord  pour  plaire  aux  augustes  visiteurs. 

C'était  presque  un  axiome  qu'une  chasse  donnée  en  l'honneur 
d'un  prince  étranger  devait  être  une  belle  chasse. 

Quand  l'impératrice  d'Autriche  y  vint,  elle  arrivait  d'Irlande,  où 
elle  avait  brillamment  galopé  derrière  les  chiens  à  travers  un  pays 
coupé  de  gros  obstacles,  dans  des  chasses  autrement  difficiles  à 
suivre.  Aussi  ses  chevaux  étaient-ils  entraînés,  et  dans  la  plus 
belle  condition  qu'on  puisse  imaginer. 

Il  y  eut  deux  débuchers  qui,  s'ils  parurent  longs  et  durs  à  des 
cavaliers  moins  bien  montés,  semblèrent  un  jeu  d'enfant  à  Sa 
Majesté  Autrichienne.  Puis  l'animal  de  chasse  étant  entré  dans 
une  harde  où  il  se  trouva  le  dix-septième  cerf,  il  fallut  le  déharder. 
De  sorte  que  le3  chiens,  après  avoir  montré  qu'ils  pouvaient  courir, 
firent  voir  qu'ils  savaient  aussi  se  garder  du  change  et  forcer  un 
cerf  au  milieu  de  n'importe  quel  embarras. 

Je  doute  que  le  dernier  des  Gondés,  ce  grand  veneur,  eût  jamais 
pu  mieux  faire. 

La  reine  de  Naples,  au  contraire,  amena  à  Chantilly  un  cheval 
manquant  de  condition  qui  mourut  étouffé  dans  un  galop  pour 
lequel  il  n'avait  pas  une  préparation  suffisante,  et  l'héroïne  de  Gaëte 
renonça  à  la  chasse  à  courre  après  ce  premier  essai  malheureux. 

Le  duc  de  Bragance  était  plus  amateur  de  fusils  que  de  chasse 
à  courre.  Sa  visite  devait  être  la  première  étape  d'un  voyage  & 
travers  toutes  les  cours  d'Europe.  Elle  fut  ausbi  la  dernière,  car  ce 
blond  Méridional  se  laissa  prendre  aux  charmes  de  cette  exquise 
princesse  Amélie  qui  fut  la  cause  innocente  du  second  exil  de  sa 
famille  et  qu'il  ramena  en  Portugal.  Pendant  cet  exil,  un  jour  d'été 
qu'il  m'avait  fait  l'honneur  de  me  retenir  à  déjeuner,  à  Sheen- 
House,  le  comte  de  Paris  me  dit  :  «  Il  faudra  revenir  l'hiver  pro- 
chain, nous  irons  faire  un  bon  galop  derrière  les  chiens  de  la  reine.  » 

A  Londres,  je  rencontrai  M.  Coates  :  «  Si  le  prince  n'oublie  pas 
ce  qu'il  vient  de  me  dire,  j'arriverai  au  premier  appel.  J'aurai 
besoin  d'un  bon  cheval,  pourrai- je  compter  sur  vous?  —  Je  vous 
trouverai  ce  qu'il  vous  faudra,  me  répondit  le  chef  des  écuries  du 
duc  d'Aumale,  il  vous  faudra  un  bon  cheval.  Le  comte  de  Paris  est 


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528  LA  GRANDE  Y  EUE  RIE  OU  DUC  DAUMàlK 

mon  élève,  ça  ne  me  rajeunit  pas,  mais  j'en  suis  fier.  Il  enfour- 
chera le  premier  cheval  que  je  lui  présenterai,  sans  jamais  se  donner 
la  peine,  comme  tant  d'autres,  de  le  faire  monter  devant  lui  pour 
voir  ce  qu'il  sait  faire.  Si  ses  préoccupations  ne  le  laissent  pas  aller 
à  la  chasse  au9si  souvent  qu'il  le  voudrait,  il  y  peut  marcher  au 
premier  rang,  à  côté  de  n'importe  quel  Anglais.  Il  ne  sait  pas  ce 
que  c'est  la  peur,  et,  à  la  chasse,  comme  en  toutes  choses,  il  ne 
connaît  qu'une  ligne,  la  droite.  » 

On  ne  voyait  que  rarement  aux  rendez- vous  le  duc  de  Chartres, 
retenu  à  Rouen  par  ses  devoirs  de  colonel  ;  mais  quand  il  y  venait, 
il  trouvait  moyen  d'y  faire  de  la  photographie. 

Pendant  son  exil  en  Angleterre,  avant  1870,  il  avait  fait 
demander  des  cerfs  à  Chantilly  pour  les  essayer  devant  les  Surrey- 
stag-Hounds,  et  on  lui  avait  envoyé  quinze  animaux,  le  résultat  de 
tout  un  paoneautage.  Dans  le  lot  se  trouva  une  biche  qui  eut  beau- 
coup de  succès,  et  jamais  il  n'y  avait  plus  de  monde  au  rendez- 
vous  que  les  jours  où  l'on  devait  courir  après  la  biche  française.  La 
poursuite  à  outrance  de  la  chasse  anglaise  plaisait  au  caractère 
entreprenant  du  prince,  et  les  savants  déduits  de  la  vénerie,  qu'il 
plaisantait  volontiers,  ne  lui  faisaient  pas  oublier  l'émotion  des 
galops  à  travers  les  champs  du  comté  de  Surrey. 

Il  y  avait  acquis  la  réputation  de  «  Hardrider  »  quand  il  put  ren- 
trer en  France  où,  sous  le  nom  emprunté,  traosparent  et  illustre  de 
Robert  le  Fort,  il  ne  tarda  pas  à  se  faire  le  renom  d'un  vaillant 
capitaine. 

C'est  la  chasse  à  courre  qui  finit  par  triompher  du  peu  de  goût 
que  le  jeune  duc  d'Orléans  avait  pour  l'équitation.  N'écoutant 
aucun  conseil,  il  s'en  allait,  cahin-caha,  courir  après  les  chiens.  Il 
avait  quatorze  ans  quand  il  put  servir  au  couteau  son  premier  cerf. 
Ce  succès  l'avait  encouragé,  mais  ce  fut  une  chute  qui  lui  donna 
enfin  l'émulation  nécessaire.  En  sautant  un  tronc  d'arbre,  son 
cheval  l'avait  désarçonné  et  jeté  par  dessus  ses  oreilles.  «  Vous 
voyez  bien,  Monseigneur,  lui  dit  tranquillement  M.  Coates  qui  le 
suivait,  qu'il  est  utile  quelquefois  d'avoir  une  bonne  assiette.  » 

A  côié  de  son  père  le  duc  de  Nemours,  j'ai  vu  plusieurs  fois  le 
comte  d'Eu  sur  le  grand  cheval  blanc  qui  galopait  si  vite  sans  avoir 
l'air  de  se  presser  dans  son  mouvement  de  balançoire. 

Sa  pensée  distraite  semblait  s'égarer,  au  delà  des  mers,  vers  ce 
trône  dont  il  avait  épousé  l'héritière  et  qu'il  semblait  avoir  consolidé 
en  conduisant  les  Brésiliens  à  la  victoire. 

Dans  cette  campagne  contre  le  Paraguay,  il  avait  prouvé,  disent 
les  autorités  compétentes,  qu'il  avait  non  seulement  le  physique, 
mais  aussi  les  talents  militaires  des  Condôî. 


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A  CHAAT1LLY  529 

Quand  il  fut  décidé  qu'on  rendrait  à  leur  destination  ces  belles 
écuries  qui  étalent  sur  la  pelouse,  en  face  de  la  tribune  des  courses, 
leur  façade  de  palais,  il  y  eut  un  moment  d'inquiétude.  On  se 
demandait  comment,  avec  une  quarantaine  de  chevaux,  on  arrive- 
rait à  occuper  cet  espace  immense,  voûté  comme  une  cathédrale, 
où  le  prince  de  Condé  en  avait  réuni  deux  cents. 

Les  chambres  des  cochers  et  palefreniers  se  trouvant  placées  sous 
les  toits  à  la  Mansard,  la  nécessité  de  remonter  à  une  telle  hau- 
teur pouvait,  à  elle  seule,  causer  une  complication  et  un  ralentisse- 
ment dans  le  service. 

Le  luxe  des  grandes  livrées  d'autrefois  demandait  moins  de  temps 
que  la  correction  des  livrées  modernes. 

Un  homme  avait  vite  endossé  une  vaste  houppelande  suspendue 
dans  un  coin  et,  coiffé  d'un  grand  chapeau  tout  doré,  caché  sa 
personne  en  sabots  sous  un  entassement  de  galons. 

Jadis,  le  style,  c'était  l'habit. 

Aujourd'hui,  c'est  l'homme. 

Aussi,  comme  un  jour  le  duc  d'Aumale  demandait  : 

«  Gomment  se  fait-il  que  j'aie  un  homme  pour  deux  chevaux 
quand  mon  oncle,  le  prince  de  Condé,  en  avait  &  peine  un 
pour  huit? 

«  —  J'espère  que  Monseigneur  me  fait  l'honneur  de  croire  que 
la  tenue  de  ses  écuries  n'est  plus  celle  de  son  oncle  » ,  répondit  sim- 
plement M.  Goates,  qui  savait  bien,  d'ailleurs,  que  cette  remarque 
n'était  pas  un  reproche. 

Et,  de  fait,  la  tenue  des  écuries,  comme  celle  de  toute  la  maison, 
était  irréprochable.  La  moitié  du  bâtiment  était  occupée  par  un 
vaste  manège,  où  l'on  exerçait  les  chevaux  à  couvert  par  les  temps 
de  neige  ou  de  gelée.  Dans  l'autre  partie,  on  avait  aménagé  vingt 
boxes,  vingt  stalles  et  deux  très  grandes  selleries,  sortes  de 
vitrines  de  3  mètres  de  hauteur  qui,  dans  cette  immensité,  faisaient 
à  peine  l'effet  de  commodes  dans  une  chambre. 

On  se  demandait  pourquoi  on  les  avait  faites  si  petites  jusqu'au 
moment  où,  par  l'inspection  de  ce  qu'elles  contenaient,  on  se  ren- 
dait compte  de  leur  grandes  dimensions. 

Des  stalles  en  chêne  bruni,  larges  et  confortables,  des  grands 
boxes  dans  lesquels  un  cheval  pouvait  se  reposer  à  l'aise,  mais 
pas  de  cuivres  superflus,  pas  de  couronnes  fragiles  en  sables 
multicolores;  de  l'ordre  et  de  la  propreté  à  l'excès,  et  rien  de  plus. 

J'avais  constaté  la  même  simplicité  élégante  dans  les  écuries  de 
la  reine  d'Angleterre,  à  Londres.  Pour  suivre  agréablement  les 
chasses  de  Chantilly,  où  jamais  un  obstacle  ne  se  présentait  à 
sauter,  il  fallait  des  chevaux  marchant  bien  au  pas,  bien  au  trot  et 


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530  Là  GRANDI  VÉNERIE  DO  DUC  D'AUMALE 

pouvant  donner  de  la  vitesse  au  galop;  possédant,  en  un  mot,  les 
qualités  d'un  parfait  cheval  de  promenade. 

Aussi,  le  duc  d'Aumale,  qui  avait  des  visiteurs  d'été  &  monter, 
tenait-il  &  ce  que  les  chevaux  des  piqueurs  fussent  excellents  de 
qualité  et  d'apparence.  Tout  sujet  médiocre  ou  taré  était  réformé 
sans  retard,  les  autres,  après  la  saison  des  chasses,  se  remettaient 
doucement  de  leurs  fatigues  et  se  préparaient  à  la  saison  suivante 
en  promenant  les  amis  du  prince  sur  ce  terrain  élastique  qui  passe, 
au  dire  des  entraîneurs,  pour  le  meilleur  de  France.  Et  cette  cava- 
lerie, relativement  peu  nombreuse,  fournissait  toujours  ainsi  des 
chevaux  de  promenade  sages  et  des  chevaux  de  chasse  en  condition. 

Souvent  le  vautrait  du  prince  de  Joinville  chassait  le  sanglier  en 
forêt  de  Chantilly  et  avec  un  très  grand  succès.  On  a  dit,  avec 
juste  raison,  que  sa  carabine,  faisant  un  peu  trop  tôt  son  office, 
avait  parfois  tué  dans  un  ferme  des  sangliers  qui  n'auraient  pas 
demandé  mieux  que  de  reprendre  leur  fuite  après  s'être  arrêtés 
dans  un  moment  de  mauvaise  humeur  vraiment  bien  excusable. 

Le  prince  agissait  ainsi  par  l'horreur  qu'il  avait  de  voir  découdre 
ses  chiens.  Il  s'exposait  pour  eux,  sans  y  songer,  à  se  faire 
découdre  lui-même.  Plusieurs  fois  culbuté  par  des  sangliers,  il  en 
rencontra  même  un  qui  fît  cette  chose  étonnante  de  couper  sa 
botte  et  de  blesser  son  cheval  à  l'épaule  et  à  la  hanche  d'un  seul 
coup  de  boutoir. 

Dès  qu'il  voyait  sa  meute  aux  prises  avec  un  solitaire  dont  les 
défenses  lui  donnaient  des  inquiétudes,  il  se  jetait  dans  la  mêlée 
et,  à  bout  portant,  visait  l'animal,  même  couvert  par  les  chiens, 
sans  que  jamais  sa  balle  s'égarât,  tant  étaient  grands  son  sang- 
froid  et  son  adresse. 

Il  lui  arriva,  étant  à  cheval,  au  trot,  de  tuer  raide  un  sanglier 
qui  traversait  dans  un  ferme  roulant  la  route  de  Senlis. 

Le  duc  d'Aumale,  étonné,  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  Bravo, 
mon  frère,  c'est  un  beau  coup  de  carabine  !  » 

Quant  a  moi,  j'avoue  mes  préférences  pour  l'emploi  du  couteau 
de  chasse. 

Le  prince  de  Joinville  avait  l'ouïe  un  peu  dure,  mais,  dans  son 
métier  de  marin,  il  avait  pris  l'habitude  d'observer  la  nature  et  de 
tirer  parti  de  ses  observations.  Un  jour,  égaré  dans  les  bois,  il 
s'arrêta  brusquement,  et  se  tournant  vers  le  vicomte  de  Gironde 
qui  le  suivait  : 

«  Monsieur,  entendez-vous  la  chasse? 

«  —  Non,  Monseigneur. 

«  —  Vous  ne  l'entendez  pas,  mais  votre  cheval  l'entend. 
Regardez-le.  » 


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k  GOANTILLT  531 

Et,  piquant  dans  la  direction  vers  laquelle  il  avait  va  l'animal 
tendre  les  oreilles,  il  ne  tarda  pas  à  retrouver  ses  chiens. 

Le  piqueur  et  les  valets  de  chiens  du  vautrait  avaient  ordre  de 
servir  à  la  carabine  tout  sanglier  armé  qui,  ne  voulant  plus  courir, 
en  appelait  &  la  force.  Et  le  prince,  malgré  le  plaisir  qu'il  trouvait  à 
ce  jeu,  ne  voulait  pas  qu'on  l'attendît. 

Un  vieux  solitaire,  se  faisant  battre  un  jour  en  hallali  courant 
dans  une  enceinte,  le  prince,  le  piqueur  et  les  valets  de  chiens 
descendirent  tous  de  cheval  et  entrèrent  au  bois  pour  le  servir. 

Quand  tout  le  monde  fut  bien  engagé  dans  le  fourré,  l'animal 
en  sortit  et  reprit  sa  course,  suivi  de  M.  Quiclet  qui,  trouvant  une 
carabine  encombrante  et  ne  portant  jamais  que  son  couteau,  était 
resté  seul  à  cheval. 

M.  Quiclet  m'a  montré  depuis,  dans  son  salon,  la  tète  de  ce 
sanglier  que  le  prince  de  Joinville  lui  avait  envoyée  avec  cette 
inscription  : 

SOUVENIR  DO   10  DECEMBRE   1874 

CHANTILLY 

PRIS   A   LA   TABLE 

SERVI    AU     COUTEAU     PAR    M.     QUICLET 

APRÈS   2  H.    1/2   DE   CHASSE 


M.  Quiclet,  qui  dirigeait  l'équipage  de  Chantilly,  était  bien 
l'homme  du  monde  le  mieux  choisi  pour  démontrer  que  chasseur 
et  bourru  ne  sont  pas  synonymes.  On  l'appelait,  par  courtoisie, 
le  capitaine  des  chasses;  mais  il  n'avait  en  réalité  aucun  titre 
officiel.  C'était  un  ami  du  duc  d'Aumale,  in  dépendant- et,  sincère, 
montant  dans  la  perfection  des  chevaux  qu'il  achetait  lui-même, 
recherchant  de  bonnes  allures  et  des  membres  solides,  sans  trop 
s'occuper  des  difficultés  de  caractère,  comme  s'il  avait  pensé  que 
l'égalité  du  sien  pouvait  suffire  pour  deux. 

Quand  M.  le  comte  de  Paris  résidait  au  château  d'Eu,  le  prince 
de  Joinville,  son  oncle,  ne  manquait  jamais  d'y  venir  chaque  année 
en  déplacement  avec  son  vautrait  (meute  pour  le  sanglier),  et,  à 
l'occasion  du  mariage  de  la  princesse  Hélène,  fille  aînée  de  M.  le  duc 
de  Chartres,  avec  le  prince  Waldemar,  il  y  eut  dans  la  forêt.une 
chasse  au  sanglier  que  la  reine  de  Danemark,  mère  du  fiancé,  suivit 
en  voiture.  On  lui  avait  donné  pour  guide,  sur  le  siège,  à  côté]du 
cocher,  un  vieux  garde,  très  au  courant  des  refuites  des;animaux9 
qui  la  conduisit  deux  fois  sur  le  passage  du  sanglier,  dont  la  vue 
l'amusa  beaucoup,  et  je  n'en  suis  par  surpris,  car  je  professe  pour 
cette  noble  bête  une  véritable  admiration. 


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532  LA  GRANDE  VtNERIB  00  DUC  If  AUMALE 

On  dit  souvent  qu'elle  n'est  qu'un  vulgaire  cochon.  Certes,  la 
comparaison  est  facile;  il  n'est  pas  besoin  d'une  vive  imagination 
pour  la  trouver,  et  la  science  lui  donne  raison  en  déclarant  qu'ils 
descendent  l'un  de  l'autre.  Cela  prouve  tout  simplement  que  les 
caractères  les  plus  nobles  et  les  plus  braves  peuvent  s'avilir  dans 
la  servitude. 

La  chasse  est  un  plaisir  plein  d'amères  déceptions,  et  souvent 
tout  tourne  mal  précisément  le  jour  même  où,  l'assistance  étant 
plus  nombreuse  et  plus  brillante,  on  voudrait  voir  tout  marcher 
à  souhait.  Mais  saint  Hubert,  patron  des  chasseurs,  fut  cette  fois 
favorable  à  ses  disciples,  et  nul  organisateur  de  féerie  n'aurait 
arrangé  une  mise  en  scène  plus  merveilleuse  que  celle  qui  termina 
celte  journée. 

Le  sanglier,  les  jambes  raidies,  mais  le  cœur  toujours  fier  dans 
sa  poitrine  haletante,  avait  été  rejoint  par  la  meute.  En  se  défen- 
dant comme  un  désespéré  pour  vendre  au  moins  chèrement  la  vie 
qu'il  ne  pouvait  plus  sauver,  l'animal  aux  abois  arriva  sans  s'en 
apercevoir  sur  le  bord  d'une  carrière  abandonnée  et  roula  avec  les 
chiens  au  fond  du  trou  dont  les  bords  escarpés  ne  leur  permettaient 
plus  de  sortir. 

La  reine  de  Danemark  eut  le  temps  d'arriver  et  de  contempler 
de  haut  en  bas  cet  hallali  extraordinaire. 

En  général,  la  chasse  à  courre  dans  nos  forêts  de  France 
n'offre  pas,  au  point  de  vue  hippique,  la  même  excitation  qu'une 
chasse  au  renard  aux  environs  de  Melton-Mowbray,  dans  le  Leices- 
tershire.  Le  duc  de  Chartres  le  savait  mieux  que  personne. 
Pendant  le  premier  exil  de  sa  famille,  il  avait,  nous  l'avons  dit, 
suivi  en  Angleterre  des  chasses  anglaises  à  la  manière  anglaise; 
aussi,  excité  par  la  présence  des  princes  anglais,  il  voulut  montrer 
qu'en  France  aussi  il  y  avait  deux  manières  de  suivre  les  chiens, 
et  au  risque  de  se  rompre  le  cou,  à  travers  coteaux  et  ravins, 
il  se  lança  sous  bois  sans  trouver  d'imitateur. 

Madame  la  comtesse  de  Paris  assistait  régulièrement  aux  chasses 
à  courre  du  prince  de  Join ville;  mais  elle  n'aimait  rien  tant  que  la 
chasse  du  sanglier  à  tir  avec  un  unique  chien  n'appartenant  à 
aucune  race  définie,  sorte  de  roquet  dont  un  garde  alsacien  avait 
découvert  et  développé  les  étonnantes  qualités. 

Castor  avait  voué  aux  sangliers  une  haine  féroce  et,  seul,  il 
osait  aller  attaquer  dans  sa  bauge  la  compagnie  la  plus  nombreuse. 

Devant  la  ténacité  de  cet  avorton,  les  sangliers  partaient,  mais 
d'un  pas  tranquille,  dignement,  comme  une  garnison  qui  sort 
d'une  place  forte,  enseignes  déployées,  avec  tous  les  honneurs 
de  la  guerre.  C'était  une  retraite,  mais  pas  une  fuite.  Castor  les 


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A  CflAHTlLLY  533 

accompagnait  de  ses  cris,  et  comme  il  se  taisait,  dès  qu'il  les  avait 
perdus  de  vue,  ou  savait  toujours  vers  quel  endroit  ils  se  diri- 
geaient et  Ton  avait  le  temps  de  s'y  rendre. 

Ca9tor  était  resté  en  France,  mais  la  princesse  avait  emporté 
son  portrait  dans  un  groupe  où  elle  est  photographiée  avec  lui  et 
un  énorme  sanglier  qu'elle  avait  tué  par  son  aide. 

Le  courage  de  Castor  plaisait  à  Madame  la  comtesse  de  Paris, 
qui  se  laissait  parfois  emporter  elle-même  par  son  ardeur  jusqu'à 
la  témérité. 

Un  jour,  un  sanglier  qu'elle  avait  blessé  se  retourna  sur  elle, 
la  chargeant  dans  son  désir  de  vengeance.  Mais  elle,  au  lieu  de 
fuir,  courut  au-devant  de  son  adversaire  et  le  tua  raide  d'une 
balle  à  bout  portant.  Le  garde  qui  l'accompagnait,  n'ayant  pas  le 
temps  d'arrondir  sa  phrase  dans  les  formules  exigées  par  l'éti- 
quette, n'avait  pas  pu  s'empêcher  de  lui  crier  :  «  Faites  bien 
attention!  » 

Si  Madame  la  comtesse  de  Paris  aimait  les  émotions  de  la  chasse 
au  sanglier,  elle  excellait  surtout  dans  le  tir  difficile  de  la  bécasse. 

Cet  oiseau  voyageur  ne  s'élève  pas  à  volonté  comme  le  faisan, 
et  qui  veut  l'atteindre  ne  doit  pas  craindre  sa  peine. 

Mais  la  princesse  était  une  marcheuse  infatigable,  et  quand,  sur 
le  quai  du  Trépert,  j'ai  assisté  à  son  départ  pour  l'exil,  j'ai 
surpris  bien  des  regards  et  entendu  bien  des  paroles  qui  m'ont 
fait  comprendre  que  ses  mains,  habiles  à  manier  les  armes  à  feu, 
avaient  su  également  s'employer  aux  exercices  de  la  charité;  que 
ses  pas  l'avaient  aussi  souvent  portée  vers  des  misères  à  soulager 
que  vers  des  oiseaux  à  abattre,  et  qu'elle  avait  su  prêter  l'oreille 
aux  plaintes  timides  des  pauvres  mieux  qu'à  la  voix  rageuse  de 
l'intrépide  Castor. 

Une  expression  très  souvent  employée  et  souvent  mal  comprise 
est  celle-ci  :  Laisser-courre  par  un  tel.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire 
que  la  chasse  a  été  dirigée  par  un  tel,  mais  que  c'est  un  tel  qui  a 
donné  un  cerf  à  courir,  qu'on  est  allé  attaquer  le  cerf  rembuché 
par  lui,  qu'on  a  découplé  sur  sa  brisée. 

Le  valet  de  limier  qui  fait  son  travail  n'a  pour  se  guider  que 
les  indications  laissées  par  l'empreinte  du  pied,  bien  plus  sûres 
d'ailleurs  que  celles  de  la  tète.  Et  il  arrivait  parfois  à  la  fin  de  la 
saison,  en  avril,  qu'au  moment  où  l'on  s'attendait  à  voir  bondir 
un  superbe  dix-cors,  on  voyait  un  animal  sans  tète,  un  cerf  qui 
venait  de  perdre  son  bois. 

Je  me  rappelle  en  avoir  vu  un  semblable  sauter  une  ligne  au 
lancer,  et  des  assistants  de  s'écrier  :  Tiens  1  une  biche  1  Je  n'ai  pas 
oublié  de  quel  air  simple  et  assuré,  et  avec  quel  fin  sourire  M.  Quiclet 


Z  f 


W4  Là  GRANDE  YÈRgaii  DO  DUC  D'AUMALB 

dit  au  prince  :  «  Monseigneur,  c'est  pourtant  bien  un  cerf,  et,  par 
le  pied,  je  le  garantis  dix-cors.  » 

A  l'hallali,  il  portait  haut  sa  tète  découronnée  et,  quoique  sans 
armes,  se  défendait  avec  énergie.  II  fallut  lui  couper  le  jarret  pour 
l'abattre.  A  cette  époque  du  printemps,  les  chiens,  même  les  plus 
vieux  et  les  plus  confirmés ,  semblent  tout  d'un  coup  se  laisser 
aller  &  chasser  les  biches  de  préférence. 

Il  faut  croire  que  les  cerfs,  en  perdant  leurs  bois,  traversent  une 
crise  qui  les  bouleverse  de  telle  façon  qu'ils  ne  sont  plus  eux- 
mêmes  et  que  leur  fumet  devient  méconnaissable. 

En  Russie,  on  ne  chasse  pas  à  courre  comme  en  France,  et  si 
les  grands-ducs  savaient  parfaitement  toutes  les  choses  de  la 
vénerie,  ils  ne  les  avaient  jamais  vues  mises  en  pratique.  Aussi 
voulaient-ils  se  rendre  compte  de  tout,  et  trois  fois  la  meute  étant 
découplée  sur  un  cerf  qu'il  avait  détourné,  on  put  dire  :  Laisser- 
courre  par  le  grand -duc  Wladimir. 

Dans  cette  situation  en  vedette,  occupant  la  place  la  plus  en 
vue  de  la  vénerie  française,  le  capitaine  des  chasses  de  Chantilly 
était  toujours  prêt  à  donner  les  conseils  de  $on  expérience,  et, 
comme  les  gens  qui  savent  beaucoup,  ne  craignait  pas,  à  l'occa- 
sion, d'avouer  qu'il  ne  savait  pas. 

S'il  croyait  aux  exploits  cynégétiques  de  nos  pères,  il  admettait 
que  la  génération  nouvelle  peut  bien  faire,  elle  aussi. 

Un  jour,  à  cheval  avec  lui  dans  l'avenue  du  Bois  de  Boulogne, 
j'écoutais,  bouche  bée,  une  histoire  de  chasse  merveilleuse  qu'il 
me  contait  et  qui  s'était  passée  à  Chantilly,  du  temps  des  Condés. 
Et  puis,  ajouta-t-il  en  matière  de  péroraison,  je  n'y  étais  pas. 
Le  rendez-vous  était  fixé  à  midi  à  quelque  carrefour  de  la  forêt,  où 
les  piqueurs  et  valets  de  limier  qui  avaient  lait  le  bois  venaient 
faire  leur  rapport.  La  meute  était  conduite  divisée  en  hardes  de 
dix  chiens  tenues  par  des  hommes  à  cheval,  ce  qui  permettait  de 
la  déplacer  extrêmement  vite  et  facilement.  Au  moment  de 
l'attaque,  le  duc  d'Aumale,  qui,  toujours,  portait  une  trompe 
dont  il  se  servait  volontiers,  M.  Quiclet  et  le  piqueur  Hourvari  se 
plaçaient  de  manière  à  voir  l'animal  au  lancer  et  à  sonner  la  vue. 
On  mettait  cinq  ou  six  limiers  pour  faire  bondir  le  cerf  ou  les 
cerf-,  car  souvent  il  y  en  avait  plusieurs  ensemble,  et  dès  que 
l'animal  ou  la  harde  avait  vidé  l'enceinte  on  découplait  tout  bas  et 
raide  sur  la  voie. 

Forcément  il  se  faisait  quelquefois  deux  chasses,  mais  tous  les 

chiens  étaient  bientôt  ramenés  à  la  même  et  ne  la  quittaient  plus. 

J'ai  vu  les  limiers  hésiter  à  attaquer  dans  des  hardes  de  cerf  où 

ils  ne  savaient  auquel  s'en  prendre.  J'ai  vu  aussi  plusieurs  gros 


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k  CH1HTILLY  535 

cerfs  ensemble  refuser  de  partir  et  intimider]  les  limiers.  Hais 
on  finissait  toujours  par  les  mettre  en  route  et  les  séparer. 

Les  chenils  étaient  situés  dans  une  cour  attenant  &  la  partie 
ouest  des  grandes  écuries,  au  bord  de  la  pelouse  sur  laquelle  on 
les  menait  prendre  leurs  ébats  et  à  laquelle  tous  ces  chiens,  en 
plus  des  chevaux  de  courses  à  l'entraînement,  donnaient  un  mou- 
vement amusant  et  extraordinaire. 

Deux  fois  par  jour,  matin  et  soir,  le  piqueur  en  premier  avec  le 
piqueur  en  second  et  deux  valets  de  chiens,  tous  à  pied  et  en 
petite  tenue,  sortaient  les  soixante  chiens  composant  l'équipage  de 
cerf.  Hourvari,  le  premier  piqueur,  marchait  à  l'arrière-garde,  les 
autres  en  tête  et  sur  les  flancs.  Le  piqueur  du  prince  de  Joinville, 
Vol-ce- l'est,  avec  ses  valets  de  chiens,  promenait  de  son  côté  le 
vautrait  de  la  même  manière  et  dans  la  même  tenue.  Il  y  avait  en 
plus  un  petit  équipage  de  quinze  beagles  sous  la  direction  de  Chéri. 
Ils  servaient  à  chasser  le  chevreuil  à  tir.  Même  on  m'avait  dit  qu'ils 
en  avaient  forcé  plusieurs.  J'en  parlai  à  M.  Quiclet.  C'était  parfai- 
tement vrai.  Seulement,  ajoutait  le  capitaine  des  chasses,  vous 
vous  rendez  bien  compte  que  si  ces  petits  chiens  ont  pu  prendre 
des  chevreuils  dans  cette  forêt  de  Chantilly,  où  ils  n'ont  jamais 
plus  de  peine  à  courir  que  sur  un  tapis,  ils  ne  pourraient  rien  faire 
dans  votre  pays  de  Bretagne,  où  il  leur  faudrait  talouper  par-dessus 
ajoncs  et  bruyères. 

D'ailleurs,  ils  sont  plus  vîtes  et  plus  résistants  qu'on  ne  suppo- 
serait tout  d'abord  et,  pour  tout  dire,  je  crois  que  les  chevreuils  de 
Chantilly  sont  assez  faciles  à  prendre. 

La  grande  tenue  de  chasse  d'Orléans  est  rouge  avec  chapeau  à 
trois  cornes  et  galons  sur  toutes  les  coutures.  On  la  trouve  décrite 
dans  les  règlements  faits  par  Louis  XV,  mais  le  duc  d'Aumale 
avait  adopté  la  petite  tenue,  plus  en  rapport  avec  les  modes 
modernes. 

C'est  une  tunique  de  drap  bleu  d'Orléans,  avec  col  droit  et 
boutonnée. 

Un  galon  de  vénerie  au  col  et  aux  manches,  le  bouton  est 
d'argent  avec  un  0  dans  un  triangle.  Une  toque  galonnée  de 
vénerie  et  une  culotte  de  velours  bleu.  La  tunique  n'a  pas  de 
revers  sur  la  poitrine.  Elle  est  ouverte  de  manière  à  laisser  voir  la 
cravate  blanche  à  plastron,  sans  col.  La  trompe,  le  couteau  de 
chasse  et  le  ceinturon  de  vénerie.  Le  gilet  est  galonné  d'argent, 
parce  que  Louis  XV  a  réglé  que  le  gilet  de  livrée  de  la  maison 
d'Orléans  serait  galonné  d'argent  pour  tous  les  services. 

Quant  à  la  tenue  de  chenil,  elle  était  ainsi  faite  : 

Toute  en  drap  bleu  d'Orléans.  Casquette  plate  à  visière  vernie. 


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.536  LA  GRAUDI  VENERIE  DU  DUC  D'AUMALK  k  CHARTJLLY 

La  jaquette  et  le  pantalon  pour  les  piquears,  le  veston  et  le  pan- 
talon pour  les  valets  de  chiens.  Même  bouton  que  pour  la  tenue  de 
chasse. 

On  donnait  aux  chiens  de  la  soupe  de  viande  de  cheval  et  de 
pain  d'orge;  mais  seulement  les  soirs  de  chasse,  au  retour. 
Les  autres  jours  ils  n'avaient  à  manger  que  du  pain  d'orge  sec, 
à  quatre  heures.  On  peut  discuter  &  perte  de  vue  sur  la  théorie  de 
cette  manière  de  faire;  mais  il  y  a  un  Tait  certain,  c'est  que,  dans  la 
pratique,  elle  donnait  de  bons  résultats  ;  les  chiens  étaient  toujours 
gais,  vigoureux,  en  beau  poil,  en  un  mot  très  bien  portants. 

Leur  cuisine  et  leur  salle  de  bain  étaient  un  modèle  de  propreté 
et  d'agencement,  ainsi  que  leurs  chenils. 

Tous  les  ans,  le  3  novembre,  la  messe  de  Saint-Hubert  était 
célébrée  solennellement  dans  l'église  paroissiale  de  la  ville. 

Le  chien  de  tête  y  assistait,  le  cou  paré  de  la  cocarde  de  Saint- 
Hubert,  bleue  et  rouge,  et  tenu  en  laisse  par  le  premier  piqueur. 

Ce  jour-là,  le  rendez -vous  était  à  la  table  et  l'on  attaquait  un 
dix-cors  dont  les  bois  venaient  s'ajouter  à  la  belle  collection  du 
château. 

Le  chien  chassait  avec  sa  cocarde,  dont  on  ne  le  dépouillait  que 
pour  en  parer  le  pied  gauche  du  cerf  avant  de  le  suspendre  dans 
le  chenil. 

Quand  je  vis  Hourvari  à  l'exposition  canine  du  Cours-la-Reine, 
en  mai  1886,  il  me  fit  part  de  ses  inquiétudes  qui  ne  tardèrent  pas 
à  se  trouver  justifiées. 

Quelque  temps  après,  la  vie  était  arrêtée  au  château  des  Gondés 
comme  à  celui  de  la  Belle- au- Bois- Dormant.  A  l'arrivée  du  Prince, 
dans  le  conte  de  Perrault,  la  Belle  se  réveilla.  Nous  avons  vu 
le  duc  d'Aumale  rentrer  dans  son  château,  mais  c'est  seulement 
quelques  années  après  son  retour  qu'il  laissa  à  son  neveu,  le  duc 
de  Chartres,  le  soin  de  tirer  de  son  sommeil  la  grande  vénerie  de 
Chantilly. 

Donatien  Levesque. 


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LA  VIE  ÉCONOMIQUE 

ET   LE   MOUVEMENT   SOCIAL 


I.  Une  grève  générale  en  1902.  —  Les  revendications  des  mineurs  français. 

—  Les  responsabilités.  —  Les  conséquences  de  la  grève.  —  L'idéal  socia- 
liste :  la  mine  à  l'£tat. 

II.  La  houille  blanche  et  la  liberté  de  l'industrie.  —  A  qui  doivent 
appartenir  les  chutes  d'eau  ?  —  Discussions  des  juristes  et  des  économistes. 

—  Le  récent  congrès  de  Grenoble.  —  Solutions  pratiques. 

ni.  —  L'émigration  des  hommes  et  des  capitaux.  —  La  fortune  fran- 
çaise à  Pétranger  :  fortune  ostensible  et  fortune  secrète.  —  Les  encoura- 
gements de  la  métropole  aux  colonies.  —  La  jeunesse  et  le  service 
militaire.  —  Y  a-t-il  une  science  coloniale? 

IV.  Questions  financières.  —  Le  refus  de  l'impôt  est-il  possible?  — 
Répercussion  de  la  politique  sur  la  finance.  —  Les  doléances  des  contri- 
buables. —  Le  budget  de  1903. 

I 

Pendant  quelques  années,  les  partis  socialistes  célébrèrent,  en 
un  jour  de  fête  pacifique  et  joyeuse,  la  grève  générale  :  c'était  le 
1"  mai.  Dès  le  matin,  au  petit  jour,  les  fanfares  parcouraient 
les  cités  manufacturières.  Les  ouvriers  organisaient  des  cortèges, 
arboraient  des  drapeaux  et  gagnaient  en  foule  les  hippodromes. 
Là,  des  discours  étaient  prononcés,  qui  attaquaient  le  capital  et 
vantaient  la  grève  libératrice.  Puis,  quand  le  soir  était  venu,  les 
ouvriers  terminaient,  dans  de  bruyantes  agapes,  la  fête  proléta- 
rienne. De  cette  fête,  rien  ne  subsiste  aujourd'hui,  sinon  l'idée 
d'une  cessation  générale  du  travail. 

Ce  projet  de  grève  nationale,  après  avoir  séduit  les  chefs 
remuants  du  socialisme,  hante  aujourd'hui  les  milieux  ouvriers. 
Acclamée  aux  congrès  nationaux  corporatifs  de  Marseille,  de  Paris, 
de  Nantes,  de  Limoges,  de  Tours,  de  Toulouse  et  de  Rennes,  l'idée 
d'une  grève  générale  fut  adoptée  à  l'unanimité  moins  deux  voix, 
au  congrès  socialiste  de  Paris,  le  6  décembre  1899.  Mais,  en  1901,  à 
Lyon,  au  congrès  national  corporatif,  qui  se  tint  du  23  au  27  sep- 
10  novbmbri  4902.  35 


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538  U  VIE  ÉCONOMIQUE 

tembre,  les  adversaires  de  la  grève  générale  et  légale  reprirent 
l'offensive  et  réclamèrent  des  moyens  d'action  plus  révolution- 
naires. La  situation  était  critique.  Pour  sauver  le  principe  delà 
grève  et  ne  pas  mécontenter  les  réformateurs  à  outrance,  on 
proposa  l'adoption  du  texte  suivant  :  «  La  grève  générale  ne  peut 
être  seulement  un  moyen  d'amélioration  d'une  catégorie  de  tra- 
vailleurs quelle  qu'elle  soit.  Le  congrès  déclare  que  le  mouvement 
qui  peut  se  produire  en  faveur  des  mineurs,  et  dont  nul  ne  pent 
prévoir  ni  l'importance  ni  la  portée,  et  qui  peut  aller  jusqu'à 
l'émancipation  commune,  sera  en  tout  cas  un  mouvement  de 
solidarité  qui  n'entamera  en  rien  les  principes  révolutionnaires  que 
tous  préconisent  par  la  grève  générale.  »  Cette  formule  cabalistique 
fut  votée  par  355  congressistes  contre  41.  On  compta  en  outre 
85  bulletins  blancs. 

Malgré  l'opposition  de  nombreux  socialistes  parlementaires  ou 
révolutionnaires,  l'idée  d'une  grève  générale  pénétra  de  plus  en 
plus  dans  les  syndicats  ouvriers,  où  elle  fut,  depuis  un  an,  étudiée, 
discutée,  recommandée.  Au  dernier  congrès  de  Gommentry,  du  26 
au  28  septembre,  les  socialistes  révolutionnaires  enflammèrent  les 
esprits  et  annoncèrent  que  l'émancipation  du  prolétariat  était 
proche.  C'est  à  ce  moment  que  plusieurs  agitateurs*  prenant  au 
sérieux  leur  rôle  de  «  pionniers  du  socialisme  » ,  parcoururent  les 
centres  miniers,  prêchant  la  grève  générale  comme  les  sectateurs 
de  Mahomet  prêchent  la  guerre  sainte.  Voulaient-ils  provoquer  un 
mouvement  révolutionnaire  ou  simplement  agiter  l'opinion?  Les 
avis  sont  partagés  sur  ce  point;  mais  leur  appel  fut  entendu  et, 
dans  plusieurs  régions,  les  mineurs  cessèrent  le  travail  avant  que 
le  signal  n'eût  été  officiellement  donné. 

C'est  alors  que  le  Comité  national  des  mineurs  entra  en  scène. 
Le  30  septembre  dernier,  il  écrivit  à  M.  Darcy,  président  du 
Comité  central  des  houillères  de  France,  de  nommer  une  délégation 
de  treize  membres  pour  discuter,  conjointement  avec  une  délégation 
ouvrière  de  pareil  nombre,  les  questions  de  salaires  et  de  travail. 
Le  6  octobre,  le  Comité  central  des  houillères  répondit  «  qu'il 
serait  aussi  peu  compétent  en  fait  que  mal  fondé  en  droit  pour 
donner  un  avis  sur  des  situations  locales  ou  des  avis  particuliers  ». 
Le  Comité  national  des  mineurs  prévoyait  bien  la  réponse,  mais 
il  lui  était  impossible  de  reculer,  sachant  que  ses  troupes  avaient 
commencé  la  campagne  gréviste.  Le  Comité,  composé  des  citoyens 
Brioude,  Girardet,  Buvat,  Bexant,  Joucaviel,  Marin  et  Evrard,  se 
réunit  donc  à  Paris  les  7  et  8  octobre;  il  annonça  que  la  grève 
générale  commencerait  le  9  octobre  et  il  publia  lettres  et  manifestée 
dont  voici  les  plus  importants  : 


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ET  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  539 

Au  Président  du  Comité  des  houillères  :  «  Le  Conseil  national 
des  mineurs  de  France  a  l'honneur  de  vous  accuser  réception  de 
votre  réponse.  Après  un  examen  attentif,  le  Comité  a  été  obligé  de 
constater  que  cette  réponse  équivoque  est  une  fin  de  non-recevoir, 
ou  plutôt  un  défi  jeté  à  la  corporation  des  mineurs.  Ce  défi,  nous 
sommes  chargés  de  le  relever.  » 

Au  Président  du  Conseil  des  ministres  :  «  Devant  les  bénéfices 
scandaleux  réalisés  par  les  compagnies,  les  ouvriers,  dont  les 
infimes  salaires  sont  à  la  merci  de  ces  dernières,  demandaient  la 
fixation  d'un  minimum  de  salaire  qui  leur  permette  de  vivre,  et,  à 
cet  effet,  avaient  nommé  des  délégués  chargés  de  défendre  cette 
question.  Un  refus  en  règle,  telle  fut  la  réponse  des  compagnies  ;  à 
quoi  ce  matin  les  ouvriers  ont  opposé  la  grève  générale.  » 

Aux  mineurs  de  France  :  «  Le  Conseil  national  acculé  et  sou- 
cieux du  mandat  que  lui  a  confié  le  congrès  de  Commentry,  répond 
par  la  grève  générale  pour  le  9  octobre  au  matin.  Pas  de  défail- 
lances, pas  de  réclamations  particulières.  Tous  pour  un,  un  pour 
tous.  Cessons  le  travail  ensemble  pour  le  reprendre  ensemble.  » 

Au  prolétariat  français  :  «  C'est  contraint  et  forcé  que  le  Con- 
seil national  des  mineurs  se  voit  dans  l'obligation  d'imposer  au 
prolétariat  français  les  conséquences  qui  peuvent  découler  de  la 
grève  de  la  corporation  minière.  Nous  vous  faisons  juges  de  notre 
conduite  et  nous  sommes  sûrs  que  tous  vous  ferez  l'impossible 
pour  aider  la  corporation  dans  la  lutte  gigantesque  qu'etle  entre- 
prend. » 

Ces  manifestes,  rédigés  à  la  bâte,  trahissent  l'impatience  et 
l'inexpérience  du  Comité  national  des  mineurs.  A  peine  la  grève 
générale  était- elle  déclarée  que  la  division  éclata  au  sein  de 
la  corporation.  Certains  syndicats  refusèrent  d'abord,  comme  à 
Montceau-les-Mines,  d'abandonner  le  travail.  Dans  d'autres  régions, 
les  ouvriers  obéirent  malgré  eux  à  l'ordre  venu  de  Paris,  et 
plusieurs,  parmi  eux,  reprirent  bientôt  leur  tâche  accoutumée. 
Quant  aux  syndicats  jaunes,  ils  déclarèrent  ne  pas  vouloir  parti- 
ciper au  mouvement  gréviste.  Mais  la  scission  la  plus  importante 
vint  immédiatement  du  Pas-de-Calais  et  du  Nord,  où  les  socia- 
listes ministériels,  MM.  Basly  et  Lamendin,  Arcades  ambo,  amis 
du  gouvernement  et  des  compagnies  minières,  déclarèrent  que 
la  grève  dite  générale  aurait  lieu  par  régions  et  que  les  reven- 
dications ouvrières  seraient  limitées  au  salaire.  Une  telle  tactique 
allait  amoindrir  l'effet  d'une  grève  dite  générale.  Le  gouvernement 
accueillit  avec  satisfaction  cette  habile  diversion  que  M.  Edgard 
Combes  vint  immédiatement  encourager  dans  le  Pas-de-Calais. 
M.  Basly  ne  perdit  pas  un  instant  et,  dès  le  11  octobre,  il  écrivait 


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540  U  VIE  ÉCONOMIQUE 

aux  deux  préfets  de  la  région  :  «  Les  syndicats  miniers  du  Nord  et 
du  Pas-de-Calais  m'ont  donné  mandat  de  solliciter  votre  intervention 
dans  le  conflit  actuel.  Us  vous  demandent  de  vouloir  bien  vous 
entremettre  auprès  des  compagnies  minières  de  votre  département, 
dont  le  personnel  ouvrier  est  en  grève,  pour  que  des  négociations 
soient  ouvertes  entre  leurs  représentants  et  ceux  des  mineurs.  » 
Les  préfets  acceptèrent  avec  d'autant  plus  de  joie  l'idée  d'inter- 
venir, que  le  gouvernement  les  encourageait  par  l'espoir  de  dis- 
tinctions inattendues.  C'est  en  vain  que  le  Comité  national  des 
mineurs  protesta,  le  12  octobre,  par  l'organe  du  secrétaire  général, 
M.  Cotte;  la  protestation  resta  lettre  morte  devant  l'habile  inter- 
vention de  MU*  Basly  et  Lamendin.  Les  compagnies  minières, 
sollicitées  par  les  préfets,  entrèrent  en  négociations  avec  les  repré- 
sentants des  mineurs. 


Telle  que  nous  l'avons  vue  se  produire  et  que  nous  l'observons 
aujourd'hui,  la  grève  générale  des  mineurs  se  présente  sous  un 
triple  aspect.  Aux  militants  du  parti  socialiste,  elle  apparaît  comme 
une  «  action  »  révolutionnaire.  C'est  la  pensée  du  citoyen  Aristide 
Briand  :  «  La  grève  générale,  pour  la  société  capitaliste,  c'est 
l'inconnu  toujours  redoutable,  l'adversaire  mystérieux  dont  la  force 
peut  être  présumée  d'autant  plus  grande,  plus  irrésistible,  qu'on 
n'a  pas  encore  eu  l'occasion  de  la  mesurer.  C'est  une  révolution 
qui  commence  dans  la  légalité,  avec  la  légalité.  Eu  se  refusant 
au  collier  de  misère,  l'ouvrier  se  révolte  dans  la  plénitude  de  son 
droit1.  »  Pour  d'autres,  plus  modérés,  une  telle  grève  a  un  but 
politique;  elle  forcera  les  pouvoirs  publics  à  accorder  aux  ouvriers 
mineurs  :  1°  la  journée  de  huit  heures;  2°  un  minimum  de  salaire; 
3°  une  retraite  de  2  francs  à  tout  mineur  âgé  de  cinquante  ans. 
Enfin,  les  praticiens  du  socialisme  déclarent  que  la  grève  de  1902 
ne  doit  avoir  qu'un  but  purement  économique  et  ne  tendre,  dans 
chaque  région  minière,  qu'à  l'élévation  des  salaires. 

11  serait  téméraire  de  déduire  dès  aujourd'hui  les  conséquences 
multiples  qu'une  grève  générale  peut  avoir  pour  notre  pays. 
Envisagée  comme  fait  purement  économique,  la  grève  de  1902 
est  un  malheur.  Imposée  par  un  comité  national,  non  moins 
utopiste  que  révolutionnaire,  elle  a  fait  cesser  brusquement  le 
travail,  sans  avertissement  préalable,  sans  permettre  ces  discus- 
sions amiables  que  n'ont  jamais  refusées  les  compagnies  minières 
et  auxquelles  les  ouvriers  consentent  à  l'heure  actuelle.  Que  si 

1  La  grève  générale  et  la  Révolution,  Paris  1900,  p.  14. 


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ET  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  54t 

nous  considérons  le  prix  de  la  main-d'œuvre,  nous  trouvons 
naturel  qu'il  soit  fixé  par  des  commissions  mixtes,  composées  de 
patrons  et  d'ouvriers.  Ainsi  a  fonctionné,  en  Angleterre,  l'échelle 
mobile  des  salaires;  ainsi  ont  été  conclues,  depuis  dix  ans,  les 
fameuses  «  conventions  d'Arras  »,  non  moins  célèbres  que  les 
puits  artésiens.  C'est  en  1891  qu'une  première  convention,  fixant 
le  taux  des  salaires,  fut  signée  à  Arras  par  les  représentants  des 
compagnies  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais  et  les  délégués  des 
mineurs;  en  1898  eut  lieu  une  deuxième  convention;  en  1899,  à 
deux  reprises,  les  conciliabules  reprirent,  suivis  d'accord;  enfin, 
en  1900,  une  nouvelle  convention  d'Arras,  majorant  encore  les 
salaires,  porta  à  40  pour  100  la  prime  allouée  aux  mineurs. 
Aujourd'hui,  les  compagnies  se  déclarent  dans  l'impossibilité  de 
verser  de  pareilles  allocations,  alors  que  déjà,  en  Angleterre,  les 
ouvriers  mineurs  ont  accepté  des  réductions  nécessaires  :  mais  les 
ouvriers  français  comptent  sur  la  grève  générale  pour  triompher 
des  résistances  patronales. 

Ces  conflits,  désastreux  pour  l'industrie  française,  se  compren- 
nent d'autant  moins  que  nos  ouvriers  mineurs  sont  les  plus  favo- 
risés des  ouvriers  français.  Outre  leur  salaire  en  argent,  déjà  très 
élevé,  ils  ont  un  salaire  en  nature,  —  c'est-à-dire  des  avantages 
matériels  concernant  le  logement,  le  combustible,  les  approvision- 
nements, —  qu'on  ne  trouve,  dans  aucun  pays,  aussi  largement 
départis.  Nous  en  avons  eu  le  témoignage  dans  les  délibérations 
de  la  conférence  internationale  de  Berlin  qui,  en  1890,  a  consacré 
plusieurs  séances  à  l'industrie  minière.  Tout  cela  est  bien  oublié. 
L'école  socialiste,  en  voyant  les  syndicats  de  mineurs  plus  forte- 
ment organisés  que  les  autres,  encourage,  si  même  elle  ne  pro- 
voque, les  plus  âpres  revendications.  Les  ouvriers  réclameraient  la 
journée  de  «  deux  »  ou  de  «  trois  »  heures  qu'elle  appuierait  leurs 
prétentions.  Tel  M.  Paul  Lafargue,  un  des  meilleurs  disciples  de 
Karl  Marx,  qui,  s'adressant  aux  étudiants  socialistes,  leur  disait  : 
«  La  production  mécanique,  développée  et  réglementée  par  une 
administration  communiste,  n'exigera  du  producteur  pour  pourvoir 
aux  besoins  normaux  de  la  société  qu'une  présence  maximum  de 
trois  ou  de  deux  heures  sur  le  chantier  du  travail;  ce  temps 
social  de  travail  nécessaire  rempli,  il  pourra  librement  jouir  des 
plaisirs  physiques  et  intellectuels  de  la  vie1.  »  Ainsi  formés,  les 
étudiants  s'en  vont,  dans  les  milieux  ouvriers,  colporter  ces  insa- 
nités et  vivent  de  ces  chimères.  Pourvu  que  le  réveil  sanglant 
ne  succède  pas  au  rêve  chimérique  I  La  grève  générale  n'est- elle 

*  Le  socialisme  et  les  intellectuels,  Paris,  Giard  et  Brière,  1900,  p.  36. 


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542  Là  VIE  teOHOMlQUK 

pas,  dans  l'esprit  des  agitateurs,  le  prélude  de  la  révolution  sociale? 

Si  les  mineurs  de  France  n'avaient  été  soutenus  que  par  leurs 
propres  syndicats  et  leur  Comité  national,  la  grève  eût  été  de 
courte  durée,  mais  ils  ont  eu,  pour  eux,  les  municipalités  socia- 
listes, le  concours  pécuniaire  de  nombreux  syndicats  étrangers  et 
l'appui  de  plusieurs  fédérations  françaises.  Telle,  notamment,  la 
Fédération  des  travailleurs  du  livre  qui,  par  l'organe  de  son 
délégué,  M.  A.  Keufer,  écrivait,  dès  le  début  de  la  grève  :  c  Dans 
sa  séance  du  samedi  11  octobre,  le  comité  central  de  la  Fédération 
du  livre  a  décidé  d'ouvrir  une  souscription  dans  ses  163  sections 
pour  venir  en  aide  aux  mineurs  en  grève.  Sur  le  produit  de  cette 
souscription,  une  somme  de  1,000  francs  sera  versée  chaque 
semaine  aux  grévistes  pendant  toute  la  durée  de  la  grève,  main- 
tenue par  la  Fédération  des  mineurs.  » 

Telle  aussi  la  Fédération  des  dockers  de  Marseille  qui,  le  19  oc- 
tobre, écrivait  à  M.  le  Président  du  Conseil  des  ministres  :  «  Voulant 
avant  tout  éviter  les  conflits,  et  surtout  les  conséquences  fâcheuses 
qui,  toujours,  en  découlent,  nous  prenons  la  liberté  de  vous  aviser 
que  la  Fédération  des  ports  et  fleuves  de  France,  répondant  à 
l'appel  à  la  solidarité  fait  par  le  comité  national  des  mineurs,  a 
décidé  de  s'arrêter  dans  la  généralité  des  ports  de  France.  »  Une 
ville  répondit  chaudement  à  cet  appel,  ce  fut  Dunkerque,  par  suite 
de  l'intervention  de  M.  le  député  Basly  1.  On  sût  ce  qu'il  advint 
et  comment,  pendant  trois  jours,  la  ville  fut  livrée  aux  pires  mani- 
festations révolutionnaires.  Heureusement  l'armée, —  qui  avait,  en 
cette  occurrence,  reçu  des  ordres,  —  ramena  la  sécurité  et  la 
confiance  ;  un  référendum  des  ouvriers  décida  la  reprise  du  travail. 

C'est  au  même  moment  que  la  Chambre  des  députés  fut  saisie,  à 
son  tour,  de  la  question  de  la  grève  générale.  Elle  entendit  le 
mardi  21  octobre  MM.  Brian d  et  Basly,  et  le  jeudi  23  octobre, 
MM.  Jaurès,  Plichon,  Beauregard  et  Combes.  On  venait  d'apprendre 
que  les  mineurs  des  Etats-Unis  avaient  accepté  un  arbitrage; 
c'était  aussi  l'idée  de  l'arbitrage  qui  devait  prévaloir.  Il  n'y  eut  pas 
moins  de  neuf  ordres  du  jour.  Voici  le  texte  définitivement  adopté, 

1  Une  conférence  de  M.  Basly  eut  lieu  à  Dunkerque  le  49  octobre;  elle 
se  termina  par  le  vote  de  Tordre  du  jour  suivant  : 

«  Les  ouvriers  du  port  de  Dunkerque  s'engagent  : 

c  1°  A  ne  décharger  que  les  navires  venant  habituellement  à  Dunkerque, 
dits  ligues  régulières  ; 

«  2°  A  continuer  à  décharger  les  navires  en  cours,  mais  à  ne  plus  le  faire 
à  partir  de  ce  jour,  pour  aucun  navire  de  charbons  étrangers,  venant  rem- 
placer les  charbons  français  et  nuire  ainsi  aux  mineurs  en  grève,  et  ce, 
jusqu'à  la  reprise  complète  du  travail  dans  les  fosses.  » 

On  sait  que  cette  décision  a  été  momentanément  suivie  d'effet. 


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BT  LE  MOUVBMKHT  SOCIAL  548 

ainsi  que  le  résultat  des  scrutins.  (On  y  retrouve  tout  le  méca- 
nisme parlementaire.) 

«  La  Chambre  prenant  acte  de  la  déclaration  du  Président  du 
Conseil  qu'il  pressera  dans  les  deux  Chambres  la  discussion  et  le 
vote  des  réformes  intéressant  les  ouvriers  mineurs...  » 

Nombre  des  votants 528 

llajorité  absolue 265 

Pour  l'adoption 525 

Contre 3 

«  Confiante  dans  sa  fermeté  et  sa  sagesse  pour  maintenir  toot 
ensemble  la  liberté  du  travail  et  le  libre  exercice  du  droit  de 
grève...  » 

Nombre  des  votants 515 

Majorité  absolue 258 

Pour  l'adoption 335 

Contre.     . 180 

«  L'invite  à  user  de  toute  son  influence  pour  faire  accepter 
l'arbitrage  par  les  parties  en  présence.  » 

Nombre  des  votants 513 

Majorité  absolue .      257 

Pour  l'adoption 418 

Contre 95 

Enfin  la  Chambre,  après  avoir  accepté  à  mains  levées' une  propo- 
sition additionnelle  de  M.  l'abbé  Lemire,  concernant  l'organisation 
de  conseils  permanents  de  conciliation,  a  adopté  l'ensemble  de 
l'ordre  du  jour  : 

Nombre  des  votants 539 

Majorité  absolue 270 

Pour  l'adoption 375 

Contre 164 

Tandis  que  la  Chambre  des  députés  essayait  de  témoigner  quel- 
ques sympathies  aux  ouvriers  mineurs,  le  ministre  de  la  justice 
envoyait  aux  procureurs  généraux  une  circulaire  qui  mettait  en 
joie  les  chefs  socialistes.  «  La  première  condition  pour  que  les 
poursuites  aboutissent,  écrivait  M.  Vallé,  c'est  de  les  entreprendre 


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544  Là  VIE  ECONOMIQUE 

avec  prudence.  Il  importe  qu'elles  ne  puissent  jamais  être  conà- 
dérées  comme  un  moyen  de  faire  obstacle  au  droit  de  grève  qui,  lai 
aussi  reconnu,  doit  être  librement  pratiqué.  D'autre  part,  je  ne 
saurais  trop  vous  mettre  en  garde  contre  toute  tendance  qui  pour- 
rait pousser  les  magistrats  du  parquet  à  vouloir  faire  des  exemples. 
Au  contraire,  dans  leurs  réquisitions,  ils  devront  demander  aux 
juges  de  juger  l'homme  et  non  pas  le  milieu,  l'acte  et  non  pas  la 
doctrine1.  » 

Quel  était,  il  y  a  quelques  semaines,  ce  milieu  qu'il  était  défendu 
d'apprécier?  Une  lettre  intime,  que  nous  recevions  du  Nord,  le 
21  octobre,  d'un  des  fondateurs  des  syndicats  jaunes,  nous  édifie 
sur  ce  point.  «  Je  vous  remercie  de  tous  les  encouragements  que 
vous  me  donnez.  Nous  avons  absolument  besoin  de  fonds  pour  tenir 
nos  organisations  qui  ne  reçoivent  de  secours  de  personne,  alors 
que  les  rouges  sont  abondamment  alimentés  par  les  municipalités 
socialistes  et  par  l'étranger.  Nos  syndicats  ont  écrit  au  préfet  pour 
demander  à  intervenir  dans  la  discussion  contradictoire  avec  les 
patrons.  Les  rouges  ont  pris  une  délibération,  disant  que  si  les 
délégués  jaunes  sont  admis,  ils  refuseront  de  délibérer.  Nous 
n'avons  qu'une  peur,  c'est  de  voir  les  patrons  céder.  En  agissant 
ainsi  ils  feraient  la  plus  grande  faute  qu'ils  puissent  commettre» 
S'ils  cèdent,  les  révolutionnaires  vont  triompher  partout  et,  dans 
six  mois,  un  an,  tout  recommencera.  Les  ouvriers  jaunes  sentent 
très  bien  cela.  Les  tortures  morales  et  physiques  que  les  sauvages 
de  la  «  sociale  »  leur  font  subir  ne  sont  qu'un  avant-goût  de  celles 
qui  sont  réservées  aux  bourgeois.  J'ai  parlé  dans  beaucoup  de 
réunions  publiques  et  je  ne  puis  dire  toutes  les  infamies,  les 
horreurs  que  les  révolutionnaires  se  promettent  de  faire  exécuter 
par  «  les  riches,  leurs  femmes  et  leurs  filles  »,  dès  que  la  révolution 
sera  arrivée.  C'est  une  propagande  odieuse  qui  a  un  succès  inouï 
auprès  des  masses  populaires.  »  En  fait,  la  liberté  du  travail  fut 
donc  supprimée  dans  les  centres  miniers.  A  quoi  servaient  çk  et  là 
gendarmes  et  dragons  auxquels  nul  ordre  n'était  donné  et  qui 
voyaient  les  municipalités  et  les  députés  socialistes  encourager 
ouvertement  les  atteintes  à  la  liberté  du  travail.  On  put  croire  un 
instant,  dans  le  Nord  et  le  Pas-de-Calais,   que  les   syndicats 
jaunes  grouperaient  autour  d'eux  tous  les  ouvriers  indépendants 
et  que  leur  fière  attitude  en  imposerait  aux  grévistes.  Hais  ceux- 
ci  se  sentant  soutenus,  encouragés,  excités  par  leurs  amis  do 
parlement  exercèrent  une  telle  pression  et  par  des  moyens  telle- 
ment violents  que  toute  résistance  devint  impossible. 

4  Voy.  la  Petite  République,  H  octobre  1902. 


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ET  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  545 

C'est  alors  que  le  comité  central  des  jaunes  de  France  entra  en 
«cèpe.  Le  24  octobre,  il  fit  un  appel  au  public  où  il  dénonça  les 
violations  de  la  liberté  du  travail  :  *  Dans  le  Nord  et  le  Pas-de- 
Calais  surtout,  les  membres  de  nos  syndicats  jaunes  ont  particuliè- 
rement souffert  de  l'odieuse  tyrannie  des  rouges;  des  attaques  à 
main  armée  dirigées  contre  eux,  pris  individuellement  oa  en 
groupe,  par  les  perturbateurs  de  Tordre  social  ;  des  violences  hon- 
teuses, exercées  par  les  gréviculteurs  sur  les  femmes  et  les  enfants 
de  nos  camarades,  —  violences  avouées  cyniquement  à  la  tribune 
de  la  Chambre  des  députés  par  M.  Selle,  le  maire  révolutionnaire 
de  Denain.  »  L'opinion  publique  commença  à  s'émouvoir  de  ces 
révélations.  Nombre  de  journaux  firent  connaître  les  souffrances 
des  mineurs  jaunes.  La  Société  d'économie  sociale,  qui  depuis 
deux  aos  encourageait  les  syndicats  indépendants,  répondit  la 
première  à  l'appel  de  leurs  délégués  et  convia  ses  adhérents  à 
fournir  des  dons  abondants  «  pour  atténuer  au  moins  les  souffrances 
imméritées  des  femmes  et  des  petits  enfants  que  les  grévistes 
veulent,  dans  leurs  corons  désolés,  réduire  au  régime  des  camps 
de  concentration  ».  Si  les  syndicats  des  mineurs  jaunes,  qui 
avaient  blâmé  la  brusque  cessation  du  travail,  avaient  pu  protéger 
suffisamment  leurs  adhérents,  la  grève  eût  été  terminée  le  lundi 
27  octobre.  C'est  alors  que  les  compagnies  minières  auraient  examiné, 
avec  le  concours  des  délégués  ouvriers,  l'ensemble  des  revendica- 
tions des  mineurs.  Mais  la  pression  révolutionnaire  et  le  consente- 
ment tacite  du  gouvernement  prolongèrent  la  grève. 

Comment  les  négociations  furent-elles  entamées?  Aprè3  les  entre- 
tiens du  président  du  Conseil  des  ministres  avec  le  Comité  des 
houillères  et  le  Comité  national  des  mineurs,  il  fut  décidé  que  les 
revendications  ouvrières  seraient  examinées  par  chaque  compagnie. 
Le  programme  du  Comité  national  des  mineurs,  qui,  à  l'origine, 
concernait  la  durée  du  travail,  le  minimum  de  salaire,  les  retraites, 
les  délégués  mineurs,  les  accidents  du  travail,  les  prud'hommes, 
les  renvois  injustifiés,  fut  limité  à  une  question  précise  :  le  relève- 
ment des  salaires.  L'attention  publique  se  fixait  particulièrement 
sur  les  régions  minières  du  nord  de  la  France.  Les  directeurs  des 
compagnies  du  Pas-de-Calais  se  réunirent  le  31  octobre,  à  Àrras, 
avec  les  délégués  des  syndicats  rouges.  Les  directeurs  des  com- 
pagnies minières  du  Nord  se  réunirent  à  Lille,  le  2  novembre, 
d'abord  avec  les  délégués  des  syndicats  rouges,  puis  avec  les 
représentants  des  syndicats  jaunes.  Ni  à.  Arras,  ni  à  Lille,  l'accord 
ne  put  se  faire  et  des  arbitres  furent  choisis.  Au  moment  où  nous 
écrivons  (6  novembre),  les  décisions  arbitrales  ne  répondent  pas 
aux  espérances  des  ouvriers. 


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546  LÀ  VIE  ÉCONOMIQUE 

Quelles  que  soient  les  concessions  faites  aujourd'hui  par  les 
compagnies  minières,  il  dépend  de  leurs  administrateurs  et  direc- 
teurs d'éviter  bien  des  conflits  futurs.  Pour  cela  il  semble  que 
l'institution  de  conseils  d'usines  —  où  sont  examinées  les  questions 
intéressant  le  personnel  ouvrier  —  rendrait  de  réels  services.  Ce 
sont  les  causes  de  conflit  qu'il  faut  éyiter.  Hais  l'école  socialiste  a 
un  autre  idéal.  Les  réformes  obtenues  aujourd'hui  ne  sont  que  des 
jalons,  et  le  retour  de  la  mine  à  l'Etat,  voilà  le  but  nettement  pour- 
suivi. Alors  l'Etat  fixera  des  salaires  élevés  ;  il  diminuera  les  heures 
de  travail;  il  assurera  des  rentes  viagères  au  personnel  vieilli  et 
fatigué.  Si  on  objecte  que  l'industrie  des  mines  ne  réalisera  pas  des 
bénéfices  constants  et  suffisants  pour  faire  face  à  ces  services 
publics  nouveaux  et  dispendieux,  on  allègue  que  la  collectivité 
répond  des  engagements  du  pouvoir  civil.  L'impôt  payé  par  tons 
n'est-il  pas  la  ressource  suprême  des  gouvernants?  Collectivisme 
et  fonctionnarisme,  voilà  le  terme  de  l'évolution  sociale  qu'on  nous 
promet. 

II 

Tandis  que  la  houille  noire  est  une  cause  de  conflits,  voici  que 
la  houille  blanche  —  il  s'agit  des  chutes  d'eau,  —  provoque  de 
vives  discussions  et  agite  les  congrès.  C'est  à  Grenoble,  il  y  a 
quelques  semaines,  que  les  amis  et  partisans  des  forces  hydrau- 
liques se  donnèrent  rendez-vous.  M.  Gabriel  Hanotaux,  prenant  le 
premier  la  parole,  leur  disait  : 

«  Votre  nom,  ce  beau  nom  de  Houille  blanche,  est  connu  de 
tous.  11  coule,  si  j'ose  dire,  si  fraîchement  et  si  légèrement  sur  les 
lèvres  des  hommes  qu'il  a  séduit  les  imaginations  et  les  a  charmées 
comme  la  vivante  expression  d'une  nouvelle  conquête  du  génie 
humain  qui  unit  le  travail  et  la  poésie,  la  science  et  la  nature.  » 

Tel  n'est  pas  l'avis  du  touriste  qui  se  déclare  inconsolable.  Où,  il 
y  a  trente  ans,  il  trouvait  la  solitude  des  montagnes  et  la  limpidité 
des  cascades,  il  rencontre  aujourd'hui  les  câbles  électriques,  les 
barrages,  les  canaux,  les  tuyaux,  les  turbines.  Il  fuyait  l'industrie 
des  villes  et  il  la  retrouve  dans  les  Alpes.  Là  même  où  l'animal  ne 
pénétrait  pas,  l'excursionniste  apprend  que  des  millions  de  chevaux- 
vapeur  vont  porter  le  mouvement  et  la  vie.  C'en  est  donc  fait  des 
sommets  inaccessibles  et  des  neiges  immaculées  se  dit  tristement  le 
touriste;  les  joies  alpestres  sont  finies. 

Faut-il  vraiment  prendre  le  deuil  et  pleurer,  avec  Tartarin,  les 
neiges  d'aman  et  la  solitude  à  jamais  perdue  dans  les  Alpes?  Eu 
aucune  façon.  La  poésie  se  transforme  avec  la  nature.  L'art  de 


i 


ET  LI  MOUVEMENT  SOCIAL  547 

l'iDgénienr  a  conquis  la  montagne  et  discipliné  les  chutes  d'eau, 
mais  il  n'a  pas  supprimé  le  paysage.  L'électricité,  qui  se  joue  dans 
les  neiges,  ne  compense-t-elle  pas  l'installation  des  fils  métalliques? 
Ceux-ci  ne  rappellent-ils  pas,  du  reste,  les  harpes  éoliennes?  Tar- 
tarin  est  injuste  ;  il  n'a  pas  le  sens  de  la  vie  et  n'a  jamais  lu  Edouard 
Rod.  Du  reste,  les  neiges  et  les  glaciers,  les  lacs  et  les  réservoirs 
de  tout  genre,  apparents  ou  cachés,  artificiels  ou  naturels,  ne 
fournissent  pas  seulement  la  force  motrice,  mais  ils  transforment 
l'organisation  du  travail  et  la  condition  du  peuple.  Grâce  aux 
nouvelles  forces  hydrauliques,  les  pays  montagneux  sont  devenus 
des  centres  d'activité  industrielle  et  de  commerce.  Telle  contrée  de 
la  Suisse  et  du  Dauphiné  doit  i  ses  chutes  d'eau  le  bien- être  de  ses 
habitants.  Nous  ne  plaignons  donc  pas  les  touristes;  nous  deman- 
dons cependant  que,  dans  les  régions  alpestres,  les  syndicats 
d'initiative  veillent  i  la  protection  des  beaux  sites  et  qu'en  favori- 
sant l'industrie,  ils  ne  chassent  pas  l'étranger.  Les  montagnards 
seraient  des  ingrats  s'ils  laissaient  détruire  inutilement  les  paysages 
dont  la  nature  les  a  si  généreusement  dotés. 

Deux  questions  intéressent  aujourd'hui  les  amis  de  la  houille 
blanche.  A  qui  doivent  appartenir  les  chutes  d'eau?  Comment 
réglementer  l'emploi  de  la  force  motrice? 

Au  mois  de  juillet  dernier,  un  vieux  professeur  de  droit  posa  la 
première  question  à  un  futur  docteur  et  crut  embarrasser  ce  candidat 
en  lui  disant  :  «  C'est  là  une  question  bien  nouvelle  et  dont  les 
livres  ne  parlent  guère.  »  Mais  le  candidat  était  Savoyard,  malin  et 
disert;  il  répondit  simplement  :  «  La  question  est  résolue  par  le 
Code  civil  (articles  644  et  645).  Les  cours  d'eau  appartiennent 
aux  riverains.  »  A  quoi  le  vieux  maître  répondit  :  «  Tel  n'est  pas 
mon  avis;  les  chutes  d'eau  n'appartiennent  à  personne;  elles  sont 
res  nullius,  par  conséquent  elles  doivent  être  attribuées  à  l'Etat.  » 
C'est  bien  là,  en  effet,  le  grand  débat  que  suscite  aujourd'hui  la 
houille  blanche.  Faut- il  croire  que  le  Code  civil  a  tout  prévu  et  que 
ce  vénérable  digeste  de  1804  a  fourni  les  solutions  nécessaires 
en  1902.  Alors  ses  rédacteurs  auraient  deviné  l'électricité  et  les 
merveilleuses  conquêtes  de  la  houille  blanche?  La  question  n'est 
pas  anssi  simple  que  le  croient  les  étudiants  savoyards,  car  elle 
intéresse  les  riverains,  les  industriels  d'une  région  et  l'Etat. 

C'est  pour  étudier  ces  questions  qu'un  congrès  eut  lieu,  du 
7  an  13  septembre,  à  Grenoble- Annecy-Chamonix,  congrès  très 
brillant  au  juel  prirent  part  plus  de  cinq  cents  adhérents  et  qui  fut 
remarquablement  préparé  et  dirigé  par  un  industriel  dauphinois, 
H.  Charles  Pinat.  Si  les  chutes  d'eau  appartiennent  aux  riverains, 
il  suffît,  en  raison  des  besoins  nouveaux  de  l'industrie,  de  corn- 


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548  LA  VIE  ÉCONOMIQUE 

pléter  le  Gode  civil  et  de  faciliter  l'exploitation  des  forces  hydrau- 
liques; si,  au  contraire,  on  admet  que  les  chutes  d'eau  doivent 
appartenir  à  l'Etat,  il  faut  alors  élaborer  une  législation  nouvelle 
basée  sur  le  système  des  «  concessions  »  que  le  gouvernement 
accordera  à  qui  bon  lui  semblera.  Le  congrès  de  Grenoble  a  adopté 
la  première  solution  pour  les  motifs  suivants  que  M.  Pillet,  pro- 
fesseur à  la  Faculté  de  droit  de  Paris,  a  très  savamment  mis  en 
lumière1.  D'abord,  les  cours  d'eau,  d'après  le  Gode  civil,  sont  à  la 
disposition  des  riverains  au  point  de  vue  des  usages  domestiques 
et  de  l'irrigation  ;  pourquoi  chercher  un  autre  régime  lorsqu'il  s'agit 
de  la  force  motrice.  Il  faut  remarquer,  en  outre,  que  l'usage  de 
cette  force  motrice  a  été  maintes  fois  reconnu  par  les  tribunaux 
comme  appartenant  aux  riverains  ;  le  droit  de  ces  derniers  apparaît 
«  comme  un  accessoire  de  la  propriété  des  rives  ».  EnGn,  le  Gode 
civil  (art.  644)  reconnaît  formellement  aux  riverains  le  droit  de 
détourner  le  lit  du  ruisseau  ou  du  torrent,  à  charge  de  le  rendre  à 
son  cours  ordinaire,  à  la  sortie  de  la  propriété.  Si  donc,  on  fait  une 
loi  nouvelle  facilitant  la  prise  et  «  l'utilisation  »  des  eaux,  elle 
devra  consacrer  la  liberté  industrielle  et  non  point  l'entraver  au 
profit  de  l'Etat. 

Ces  idées  ont  rencontré  à  Grenoble  plusieurs  contradicteurs  qui, 
du  reste,  invoquèrent  le  projet  du  gouvernement  déposé  le 
6  juillet  1900  et  les  travaux  de  la  commission  parlementaire  dont 
M.  Guillain  fut  rapporteur.  Ils  ont  fait  appel  à  l'intervention  directe 
de  l'Etat,  soutenant  qu'elle  est  nécessaire  pour  vaincre  la  résis- 
tance des  barreurs  de  chutes.  Ils  ont  déclaré  que  toute  chute  d'eau 
supérieure  à  cent  chevaux  devait  être  concédée  par  l'Etat  et  que  le 
concessionnaire  bénéficierait  (afin  de  supplanter  les  riverains)  de 
l'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique.  La  conclusion  c'est, 
que  si  ces  idées  triomphaient,  elles  augmenteraient  la  toute-puis- 
sance de  l'administration  au  détriment  de  la  propriété  individuelle 
et  entraveraient  l'essor  des  petits  ateliers  domestiques  à  qui  l'élec- 
tricité donne  à  bas  prix  l'éclairage  et  la  force  motrice.  Aussi  ces 
projets  centralisateurs  ont-ils  été  rejetés  par  le  congrès  de  Grenoble, 
en  sa  séance  plénière  du  13  septembre  dernier,  dans  les  termes 
suivants  :  «  Le  congrès  de  la  houille  blanche,  —  considérant  que 
les  droits  elTectifs  des  propriétaires  riverains  résultant  de  l'article  644 
du  Go  le  civil,  ont  permis,  par  le  libre  jeu  de  l'initiative  industrielle, 
de  parvenir  à  la  création  de  forces  hydrauliques  considérables, 
assurant  des  distributions  importantes  et  étendues, 

%  Voy.  la  Houille  blanche,  revue  générale  des  forces  hydro-électriques, 
Grenoble,  septembre  1902. 


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ET  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  U9 

<(  Emet  le  vœu  que  la  faculté  d'user  des  cours  d'eau  dans  les 
conditions  de  l'article  644  du  Gode  civil  soit  conservée  aux  proprié- 
taires riverains,  quelle  que  soit  l'importance  de  la  chute  *.  » 

Il  faut  se  garder  de  toute  illusion.  Du  moment  où  la  Chambre 
des  députés  sera  invitée  à  discuter  les  projets  concernant  les  chutes 
d'eau,  elle  réclamera  des  mesures  qui  conduisent  à  la  «  socialisa- 
tion »  des  forces  hydrauliques.  Monopole  de  la  houille  noire, 
monopole  de  la  houille  blanche,  voilà  l'avenir  industriel  qu'on  nous 
promet.  Si  M.  Jaurès  venait  à  découvrir  la  houille  rouge,  tenez  pour 
certain  qu'il  voudrait  l'attribuer  à  l'Etat,  à  moins  que,  par  un  jeu 
de  logicien,  ce  député- philosophe  ne  croie  devoir  se  réserver  à 
l'exclusion  de  tous,  cette  richesse  nouvelle.  Mais  ce  serait  là  une 
mesure  exceptionnelle  et  transitoire,  confirmant,  bien  plus  qu'elle 
ne  détruit  la  règle  générale  de  l'appropriation  collective.  Ainsi  pro- 
cèdent nombre  de  sociologues;  ils  généralisent  pour  le  public,  mais 
ils  spécialisent^  lorsque  leur  auguste  personne  est  en  jeu.  Le  divin 
Platon  n'agissait  pas  autrement,  si  nous  en  croyons  ses  disciples. 


III 

La  jeunesse  française  entend  chaque  année  des  appels  à  l'émi- 
gration et  à  la  colonisation.  On  lui  vante  l'initiative  anglo-saxonne, 
l'essor  économique  du  peuple  allemand,  les  départs  périodiques  des 
Suisses  et  des  Italiens  pour  les  pays  d'outre-mer.  Le  gouvernement 
a  voulu  sans  doute  encourager  nos  jeunes  émigrants,  car  il  a 
publié  récemment  l'état  de  la  fortune  française  à  l'étranger2  et  il  a 
fait  afficher  dans  toute  la  France  les  conditions  de  la  colonisation 
en  Algérie. 

Comment  peut-on  connaître  la  richesse  française  disséminée 
dans  toutes  les  contrées  de  la  terre?  Ce  serait  déjà  très  difficile  de 
l'apprécier  dans  notre  propre  pays.  Quels  habiles  enquêteurs  et 
quels  fins  limiers  seraient  nécessaires  1  A  l'étranger,  nos  diplomates 
et  nos  consuls  ont  été  chargés  de  cette  très  délicate  mission  et  ils 
l'ont  remplie  avec  amabilité  et  délicatesse,  mais  sans  grand  espoir 

4  Depuis  deux  ans,  la  question  de  la  houille  blanche  a  suscité  de  nom- 
breux travaux.  Nous  signalerons  parmi  les  plus  importants  :  Ch.  Pinat, 
Législation  des  chutes  d'eau,  Lyon  1902;  R.  Tavemier,  Les  grandes  forces 
hydrauliques  des  Alpes,  Saint-Etienne  1901;  Lutilisation  des  chutes  d'eau  dans 
les  Alpes  françaises,  Paris  1902  ;  Société  d'études  législatives,  bulletins  nos  1  et  2, 
Paris,  Arthur  Rousseau  1902;  la  Houille  blanche,  revue  générale  des  forces 
hydroélectriques,  juin  1902. 

a  Voy.  Journal  officiel,  25  septembre  1902. 


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550  LA  VIE  ÉCONOMIQUE 

de  réussir.  En  effet,  ils  n'ont  réussi  que  très  imparfaitement,  car  la 
tâche  n'est  pas  de  celles  que  l'on  apprend  au  quai  d'Orsay.  On 
leur  a  envoyé  de  Paris  un  questionnaire,  et  s'ils  avaient  pu  on 
voulu  répondre  intégralement,  nous  saurions  aujourd'hui,  estimés 
en  francs  et  en  centimes  :  1°  le3  industries  eztractives;  2°  les 
industries  agricoles;  3°  les  industries  manufacturières;  4°  les 
établissements  de  commerce  et  de  banque;  5°  les  entreprises  de 
transports;  6°  les  placements  ou  fonds  publics,  actions  et  obliga- 
tions diverses;  en  un  mot,  toute  la  fortune  française  hors  de 
France.  Comment  les  fonctionnaires  du  ministère  des  affaires 
étrangères  se  sont-ils  procuré  les  renseignements  voulus?  nul  ne  le 
sait.  Mais,  à  tout  hasard,  le  ministère  a  publié  des  chiffres  qui 
nous  éclairent  sur  la  répartition  apparente  de  notre  richesse  à 
l'étranger,  les  voici  : 

Europe 21  milliards,  012  millions. 

Asie 1        »         121  -  » 

Afrique 3        »         693  » 

Amérique  du  Nord.     .     1,058  i 

»  centrale.     .        290  (  3        »        972  » 

»  du  Sud.     .     2,624) 

Océanie 57  » 


Total.     .     .    29        »         855 


» 


Quelle  confiance  faut- il  accorder  à  ces  chiffres?  C'est  là,  en 
effet,  la  fortune  ostensible,  avouée,  reconnue,  mais  il  y  a  la  fortune 
secrète,  celle  que  des  milliers  de  capitalistes  déposent  depuis 
quelques  années  dans  les  banques  étrangères?  Si  les  Français  font 
émigrer  leurs  richesses  mobilières,  ce  n'est  pas  pour  les  déclarer  à 
Londres,  à  Bruxelles  ou  à  Bàle,  à  un  aimable  consul.  D'autre  part, 
comme  les  banquiers  étrangers  sont  liés  par  le  secret  professionnel, 
nos  agents  diplomatiques  essaieraient  en  vain  de  se  renseigner 
auprès  d'eux.  Donc  l'enquête  est  aussi  incomplète  qu'imparfaite.  Le 
rapporteur  officiel  le  constate  avec  mélancolie  :  «  Dans  les  pays 
mal  policés,  ou  le  recours  à  la  protection  consulaire  s'impose  jour- 
nellement à  nos  nationaux,  la  manifestation  constante  des  intérêts 
français  permet  encore  d'en  estimer  la  valeur;  mais  là  où  les  insti- 
tutions libérales  assurent  la  sécurité  publique,  les  mêmes  intérêts 
évitent  plutôt  qu'ils  ne  recherchent  l'attention  de  l'autorité»  et  une 
enquête  comme  celle-ci  se  trouve  privée  de  ses  meilleurs  moyens 
d'information  *.  »  Ainsi  on  nous  dit  que  la  fortune  française  en 

«  Journal  officiel,  25  septembre  1902,  p.  6,381. 


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1T  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  551 

Suisse  est  de  455  millions  de  francs;  chiffre  de  beaucoup  inférieur 
à  la  réalité,  puisque  les  seules  banques  de  Bâle,  de  Genève  et  de 
Lausanne  ont  en  dépôt  des  sommes  bien  supérieures.  Il  en  est  de 
même  pour  la  Belgique  où  la  richesse  française  ne  serait  que  de 
600  millions,  tandis  que  depuis  deux  ans  nos  capitaux  fixes  et 
circulants,  au  dire  de  nos  voisins,  atteignent  au  moins  1  milliard 
200  millions.  L'enquête  ne  nous  renseigne  pas  davantage  sur 
l'Alsace  où  l'on  ne  mentionne  que  les  filatures  et  les  tissages 
appartenant  aux  Français. 

Une  autre  lacune  de  t'enquète  c'est  qu'elle  nous  montre  la  valeur 
nominale  des  capitaux  français  à  l'étranger,  mais  non  la  valeur 
effective,  réelle  et  vénale  en  1902.  Telle  entreprise  par  actions  est 
estimée  20  millions  parce  qu'elle  a,  en  effet,  absorbé  20  millions, 
mais  elle  en  vaut  peut-être  actuellement  le  quart  ou  la  moitié.  On 
comprend  que  MM.  les  consuls  aient  cherché  à  simplifier  leurs  tra- 
vaux et  qu'ayant  à  fournir  des  chiffres,  ils  les  aient  présentés  sans 
faire  des  estimations  personnelles  et  des  réductions  plus  ou  moins 
aléatoires.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  intéressant  de  constater  que 
les  capitaux  français  trouvent  au  dehors  un  emploi  rémunérateur, 
et  que  la  France  possède  à  l'étranger,  —  et  sans  compter  ses 
colonies,  —  un  ensemble  de  placements  atteignant  le  chiffre  de 
30  milliards.  C'est  un  chiffre  minimum  admis  par  plusieurs  éco- 
nomistes. 

Pour  encourager  la  colonisation,  le  gouvernement  a  pris  un 
excellent  moyen;  il  a  fait  apposer  des  affiches  aux  portes  des 
mairies.  On  pouvait  lire,  cet  été,  dans  nos  villes  et  villages,  un 
prospectus  très  complet  où  l'on  offrait  des  concessions  de  terre  en 
Algérie.  Pous  les  obtenir,  il  faut  :  1°  être  Français;  2°  être  chef 
de  famille;  3°  avoir  des  connaissances  agricoles;  4°  posséder  un 
minimum  de  5,000  francs;  5*  s'engager  à  résider  pendant  cinq 
ans  sur  les  terres  concédées.  Le  gouvernement  de  l'Algérie  annon- 
çait qu'il  donne  la  préférence  aux  cultivateurs  de  profession  ayant 
une  famille  nombreuse,  et  il  recommando  aux  futurs  colons  de  ne 
quitter  la  métropole  «  que  s'ils  se  sentent  la  santé,  l'énergie  et  le 
goût  du  travail,  qui  sont  indispensables  pour  réussir  ».  Les  centres 
à  peupler  en  1902  sont  au  nombre  de  trois  dans  le  départe- 
ment d'Alger  :  Voltaire,  Hanoteau,  Borély-la-Sapie;  trois  dans 
le  département  d'Oran  :  Rochambeau,  Aïn-Zindamine,  Prévost- 
Paràdol;  trois  dans  le  département  de  Constantine  :  Ber?iellef 
Corneille,  Canrobert.  Loin  d'attirer  par  d'alléchantes  promesses 
les  jeunes  Français  en  Algérie,  l'administration  coloniale  ne  leur 
dissimule  pas  que  les  difficultés  sont  nombreuses  et  qu'il  faut, 
pour  réussir,  autant  de  persévérance  que  de  valeur  morale. 


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552  LA  VIE  ÉCONOMIQUE 

Lorsque  le  parti  socialiste  traite  comme  chose  négligeable  l'avenir 
colonial  des  peuples  européens,  il  méconnaît  une  des  sources  prin- 
cipales de  la  richesse  moderne.  Ce  fut,  il  y  a  un  siècle,  l'erreur  de 
plusieurs  économistes  et  notamment  de  J.-B.  Say ;  qui  comparait  le 
départ  de  100,000  émigrants  à  une  perte  de  100,000  nationaux. 
Tout  autre  est  aujourd'hui  l'enseignement  des  économistes  fran- 
çais. Non  seulement  ils  encouragent  la  colonisation,  mais  il  existe 
pour  eux  une  véritable  science  coloniale.  Au  lecteur  qui  douterait 
de  la  réalité  de  cette  science,  nous  conseillons  la  lecture  des  deux 
volumes,  —  récemment  annoncés  par  le  Correspondant,  —  que 
consacre,  à  la  Colonisation  chez  les  peuples  modernes,  M.  Paul 
Leroy -Beau  lieu  !.  Ils  y  verront  que  plus  un  peuple  colonise,  plus 
il  grandit,  mais  aussi  que  la  colonisation  est  une  œuvre  lente  et 
coûteuse  qui  ne  réclame  pas  seulement  l'initiative  des  émigrants, 
mais  l'effort  de  compagnies  largement  dotées  et  privilégiées,  comme 
aussi  le  concours  permanent  de  la  métropole.  La  colonisation,  en 
effet,  ne  se  résume  pas  dans  l'ouverture  de  débouchés  commer- 
ciaux, dans  l'achat  et  la  vente  de  marchandises,  dans  des  installa- 
tions provisoires  où  les  émigrants  assoiffés  d'enrichissement  rapide, 
prendraient  comme  devise  :  auri  sacra  famés.  C'est  une  entreprise 
vaste  et  persévérante  qui  se  diversifie  suivant  les  différents  types 
de  colonies  :  colonies  de  peuplement,  situées  dans  les  pays  tem- 
pérés où  la  race  européenne  s'implante  et  se  développe  facilement, 
comme  le  furent  autrefois  les  colonies  anglaises,  devenus  les  Etats- 
Unis  d'Amérique;  colonies  de  plantation,  établies  dans  les  pays 
chauds,  où  les  races  indigènes,  indolentes  et  molles,  semblent 
destinées  à  rester  sous  l'absolue  dépendance  des  Etats  civilisés; 
colonies  mixtes,  comme  l'Algérie  et  la  Tunisie,  où  deux  races  se 
maintiennent,  sans  qu'on  ait  grand  espoir  de  fusion,  et  rendent 
difficile  le  gouvernement  de  la  métropole.  «  La  colonisation  entraîne 
une  action  profonde  sur  un  peuple  et  sur  un  territoire,  pour  donner 
aux  habitants  une  certaine  éducation,  une  justice  régulière...  Elle 
est  aussi  l'action  méthodique  d'un  peuple  organisé  sur  un  autre 
peuple  dont  l'organisation  est  défectueuse  2.  »  Il  appartient  donc 
aux  représentants  de  la  métropole  de  bien  se  rendre  compte  du 
milieu  où  ils  doivent  encourager  et  même  diriger  souvent  la  colo- 
nisation. L'expérience  a  montré  qu'ils  doivent  respecter  les  saines 
coutumes  de  l'indigène  3;  associer  ceux-ci,  autant  que  faire  se 
peut,  a  l'administration  de  la  justice4;  s'appuyer  sur  l'influence 

*  5«  édition.  Paris,  Guiliaumin  et  O,  1902. 

*  Op.  cit.,  t.  II,  p.  710. 
3  Op.  cit.,  p.  646. 

*  Op.  cit.,  p.  648. 


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1T  LE  MOUYUUHT  SOCIAL  553 

morale  du  missionnaire1.  «  Quant  aux  peuples  païens  ou  féti- 
chistes, il  serait  très  important  de  les  gagner  au  christianisme,  ne 
serait-ce  que  pour  les  préserver  du  mahocnétisme  qui  les  guette  et, 
à  la  longue,  en  ferait  sa  proie  *.  »  Nous  voudrions  que  le  ministre 
des  colonies  invitât  son  personnel  à  lire,  *  mMiter  et  à  résumer 
l'ouvrage  de  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  :  les  meilleurs  résumés  seraient 
un  titre  à  l'avancement. 

Ce  qu'on  ne  paraît  pas  assez  comprendre  dans  les  sphères  gou- 
vernementales, c'est  la  nécessité  de  favoriser  l'établissement  des 
jeuneà  Français,  non  seulement  dans  nos  colonies,  mais  à  l'étranger. 
La  loi  militaire  du  15  juillet  1889  —  qu'on  se  propose  de  trans- 
former —  décide  que  les  jeunes  gens  établis  à  l'étranger,  hors 
d'Europe,  peuvent  être,  sous  certaines  conditions,  dispensés  du 
service  militaire  en  temps  de  paix.  On  a  voulu  encourager  ainsi 
l'émigration  et  accroître  l'influence  française  à  l'étranger.  Chose 
bizarre  !  ceux-là  seuls  sont  dispensés  du  service  qui  vont  dans  les 
pays  étrangers,  mais  non  ceux  qui  vont  peupler  nos  colonies.  Il 
paraît  que  c'est  encore  trop,  car  la  nouvelle  loi  militaire,  actuelle- 
ment discutée  supprime  toute  dispense.  Nous  espérons  que  le 
Parlement  comprendra  mieux  que  le  ministre  de  la  guerre  les  vrais 
intérêts  de  4a  colonisation  et  de  l'émigration.  Déjà  la  Chambre  de 
commerce  française  de  Rio-de- Janeiro  a  transmis  un  vœu  en  faveur 
des  dispenses  du  service  militaire  pour  les  jeunes  émigrants  fran- 
çais 8.  Si  nos  chambres  de  commerce  à  l'étranger  étaient  consultées 
sur  ce  point,  nous  devinons  qu'elles  réclameraient  plusieurs  excep- 
tions au  principe  égalitaire  dont  se  réclame  aujourd'hui  la  majorité 
de  nos  représentants. 

IV 

Le  refus  de  l'impôt  est- il  possible?  Voilà  une  question  bien 
actuelle,  sur  laquelle  journalistes  et  poètes  ont  donné  leur  avis. 
Qu'en  pensent  les  économistes? 

«  Qui  peut  le  plus,  peut  le  moins  »,  disaient  les  vieux  légistes. 
Dans  un  pays  où  la  résistance  à  l'oppression  est  proclamée  le  plus 
sacré  des  droits  et  des  devoirs,  il  semble  que  le  refus  de  l'impôt 
ne  soit  qu'une  bagatelle,  eine  Nichtigkeit.  Mais  les  conséquences 
sont  redoutables.  Si,  à  un  moment  donné,  les  Français  des  deux 
sexes  se  refusent  à  toute  contribution,  c'en  est  fait  de  l'Etat;  tous 

1  P.  Leroy-Beaalieu,  Colonisation,  etc.,  p.  659. 

*  Op.  cit.,  p.  654. 

*  Voy.  Journal  des  Débats,  n°»  des  5  et  6  septembre  1902. 

10  kovbmbbb  1902.  36 


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5*4  LÀ  VIE  ÊCOflOMIQUft 

le»  services  publics  sont  arrêtés  et  la  vie  nationale  est  suspendue» 
«  Voilà  bien  ce  que  nous  désirons,  s'écrient  des  gens  généralement 
paisibles  et  doux.  Nous  voulons  refuser  à  un  gouvernement  mal- 
honnête les  moyens  d'action  et  de  persécution  et  mettre  l'autorité 
civile  dans  l'impossibilité  de  nuire.  » 

Il  est  bien  certain  que  le  refus  de  l'impôt  est  légitime  si  on  le 
considère  comme  un  mode  de  résistance  à  l'oppression.  Il  est 
toujours  permis  de  lutter  et  même  de  se  révolter  contre  les  tyrans. 
Mais  la  question  délicate  est  celle-ci  :  Est-il  possible  et  pratique* 
en  France,  de  refuser  l'impôt  à  date  fixe,  par  exemple,  le  1"  jan- 
vier 1903.  Une  de  nos  lectrices  nous  écrivait  récemment  :  «  Gom- 
ment n'avez- vous  pas  encore  traité  cette  question  passionnante? 
Ce  serait  si  bon  d'arrêter  la  machine  gouvernementale.  Je  propose 
la  grève  générale...  des  contribuables.  » 

Que  l'idée  d'une  rébellion  en  masse  ait  des  tenants  convaincus, 
farouches,  c'est  certain,  mais  la  grève  des  contribuables  nous 
parait  impossible.  Nous  avons  voulu  revoir  notre  système  d'impôts 
et  noter  le  produit  des  contributions  directes  et  indirectes  pendant 
l'année  1901.  Tout  cela  nous  a  été  fourni,  au  ministère  des 
finances,  par  le  Bulletin  de  statistique  et  de  législation  comparée, 
un  de  nos  meilleurs  recueils,  créé  par  M.  de  Foville.,  Il  faudrait 
d'abord  refuser  les  impôts  directs,  ceux  que  le  percepteur  nous 
notifie  par  une  feuille  blanche,  verte  et  jaune,  suivant  la  célérité 
de  nos  paiements  :  ce  sont  l'impôt  foncier  sur  la  propriété  bâtie 
et  non  bâtie,  l'impôt  personnel  mobilier,  l'impôt  sur  les  portes  et 
fenêtres,  l'impôt  des  patentes.  Puis  se  présentent  en  foule  les 
taxes  assimilées  aux  impôts  directs  :  taxes  des  biens  de  main- 
morte, redevances  des  mines,  taxes  sur  les  vélocipèdes,  sur  les 
billards,  sur  les  cercles,  sociétés  et  lieux  de  réunions,  taxes  mili- 
taires, taxes  sur  les  voitures,  chevaux,  mules,  mulets,  chiens,  etc. 
Tous  ces  impôts,  si  on  y  joint  les  taxes  municipales,  ont  produit, 
en  1901,  la  somme  de  1,030,668,819  fr.  92.  Pour  priver  le  gou- 
vernement actuel  de  ce  milliard,  il  faudrait  donc  une  grève  de 
contribuables,  grève  â  laquelle  ne  participeraient  ni  les  électeurs 
socialistes,  ni  les  radicaux,  ni  les  républicains  modérés,  ni  une 
très  grande  partie  de  ce  qu'on  appelait  autrefois  «  les  conserva- 
teurs ».  L'Etat  serait  peut-être  privé  d'un  cinquième  des  impôts 
directs,  soit  de  200  millions,  qu'il  aurait  bien  vite  retrouvés  dans 
les  fonds  des  caisses  d'épargne,  dans  rémission  des  bons  du 
Trésor  et  dans  son  compte-courant  â  la  Banque  de  France.  Hais 
pour  que  ce  résultat  se  produisit,  il  aurait  fallu  une  presse  très 
active  et  une  propagande  de  plusieurs  mois,  allant,  dans  tous  les 
coins  de  la  France,  porter  l'idée  du  refus  de  l'impôt  Combien,  au 


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et  le  Motmanirr  social 

moment  de  s'exécuter,  auraient  faibli  devant  les  menaces  du  fisc  ! 

Biais,  dirat-on,  il  y  a  les  impôts  indirects?  Ceux-ci  sont  innom- 
brables; ils  frappent  la  production,  la  circulation,  la  consommation 
des  richesses.  Nul  n'y  échappe,  ni  l'enfant  ni  le  vieillard.  Ils  nous 
enveloppent,  ils  nous  enserrent,  ils  nous  étreignent.  Ce  sont  eux 
qui  augmentent  le  prix  du  sucre,  du  sel,  des  boissons,  du  tabac, 
des  allumettes.  Il  faut  y  ajouter  les  taxes  de  l'enregistrement  et  du 
timbre.  On  peut  dire  que  tout  acte  de  notre  vie  civile  est  grevé 
d'un  impôt.  S'il  fallait  énumérer  et  détailler  l'ensemble  des  recettes 
que  nous  fournissons  annuellement  à  l'Etat,  trente  pages  de  cette 
revue  n'y  suffiraient  pas.  Du  berceau  i  la  tombe,  nous  appartenons 
au  fisc  qui  nous  guette.  C'est  ainsi  que  notre  gouvernement  arrive 
à  recueillir,  en  une  seule  année,  une  somme  ronde  de  3  milliards 
500  millions.  Un  tel  système  de  contributions,  aux  formes  innom- 
brables, rend  illusoire,  en  France,  le  projet  de  refuser  l'impôt. 
Si  nous  avions,  au  contraire,  un  impôt  unique  sur  le  revenu, 
«  impôt  global  et  colossal  »  comme  on  dit  au  pays  flamand,  la 
grève  des  contribuables  serait  plus  facile.  Aujourd'hui  pareille 
grève  ne  serait  ni  générale,  ni  régionale,  ni  locale. 

Tout  cela  n'empêche  pas  que  l'accroissement  des  impôts  ne  soit 
une  dure  charge  dont  chaque  budget  augmente  le  fardeau.  On  sait 
que  le  ministre  des  finances  a  déposé  le  projet  de  budget  pour  1903  : 
il  nous  demande  3,574,876,812  francs.  «  C'est  un  budget  de 
réformes,  disent  les  parlementaires  avisés;  il  est  l'œuvre  d'un 
homme  de  tempérament.  »  Qu'est-ce  que  le  tempérament?  On  ne 
le  définit  pas,  mais  ce  doit  être  une  force,  car  il  en  a  fallu  à 
H.  Rouvier  aux  heures  difficiles  de  sa  vie  mouvementée.  Aujour- 
d'hui le  ministre  des  finances,  ayant  besoin  de  recettes  nouvelles, 
s'attaque  principalement  à  l'alcool  et  au  tabac.  Ce  sont  là  deux 
ennemis  dont  il  entend  triompher. 

Voici  d'abord  l'alcool.  Il  existe  en  France  quelque  cent  mille 
paysans  qui  se  rient  du  fisc  et  de  ses  agents.  Disséminés  dans 
toutes  les  parties  du  territoire,  mais  surtout  dans  le  Midi,  ces 
réfractaires  répondent  au  nom  barbare  de  «  bouilleur  de  cru  ». 
Leur  crime,  —  s'il  en  est  un,  —  consiste  à  distiller  vins,  marcs, 
cerises,  prunes,  cidres  et  poirés,  provenant  exclusivement  de  leur 
récolte  et  à  ne  pas  payer  les  droits  de  fabrication  que  les  distilla- 
teurs professionnels  versent  au  Trésor.  Maintes  fois,  depuis  1870, 
on  a  essayé  d'atteindre  les  bouilleurs  de  cru,  mais  ceux-ci  ont  au 
Parlement,  des  défenseurs  ardents,  et  quant  à  eux,  ils  se  conten- 
tent d'opposer  la  force  d'inertie.  Leur  nombre  et  leur  passivité 
font  leur  force.  Seul  un  ministre  i  tempérament  était  capable  de 
s'attaquer  à  l'alambic  et  de  vaincre  la  fabrication  clandestine. 


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556  U  VIE  ECONOMIQUE 

Voici  ce  qu'il  propose  :  «  Les  petits  récoltants  dont  la  production 
sera  inférieure  à  un  hectolitre  en  alcool  pur,  procéderont  i  la 
distillation  dans  un  local  public  ou  sur  un  emplacement  spécial 
agréé  par  l'administration,  lis  seront,  par  suite,  dispensés  de 
toutes  formalités  autres  que  celles  concernant  la  distillation  des 
boissons.  »  Gomment  les  socialistes  parlementaires  accueillent- 
ils  ce  projet?  Ils  se  disent  enchantés,  parce  que  les  mesures  prises 
par  le  ministre  des  finances  conduisent  au  monopole  et  qu'elles 
enlèvent  &  la  petite  production  son  caractère  individuel.  La  Petite 
République  fait  entendre  un  chant  de  triomphe  :  «  Que  de  fois 
les  amis  de  fil.  Rouvier  nous  ont  dit  i  nous  socialistes  :  «  Vous  ne 
«  parlez  que  de  la  socialisation  de  la  grande  propriété,  mais  vous 
«  serez  entraînés  à  socialiser  aussi  la  petite.  »  Et  voici  qu'eux- 
mêmes,  sous  le  coup  des  nécessités  fiscales,  commencent  la  socia- 
lisation de  l'industrie  par  la  petite  propriété.  Et  ce  qu'ils  dénon- 
cent, dans  notre  système,  comme  le  terme  inévitable  et  funeste, 
devient  pour  eux  un  point  de  départ1.  » 

Pense-t-on  que  les  bouilleurs  de  cru  se  désolent  et  se  couvrent 
de  cendres?  En  aucune  façon.  Ils  font  marcher  leurs  députés  et  ils 
en  appellent  aux  ministres,  collègues  de  fil.  Rouvier.  Ils  annon- 
cent en  outre  que,  si  ces  mesures  draconiennes  sont  adoptées,  ils 
'trouveront  des  «  biais  ».  Ils  ont  ou  ils  affectent  la  sérénité  du 
pécheur  i  la  ligne.  Malgré  leur  nom  étrange,  ces  hommes  n'ont 
rien  de  bouillant  ni  de  bouillonnant.  Ce  sont  des  sages. 

Le  ministre  desf  finances  poursuit  en  outre  les  fumeurs,  non  pas 
tous,  mais  ceux  qui  habitent  dans  les  zones  frontières.  Jusqu'ici 
pour  faire  échec  à  la  contrebande,  l'administration  Vendait  dans 
quelques  régions  privilégiées,  un  tabac  à  prix  réduit  qui,  disait-on, 
supplantait  les  tabacs  étrangers.  Or  l'expérience  a  prouvé  que  la 
fraude  n'était  nullement  entravée.  Le  projet  décide  donc  que  la 
vente  du  tabac  à  prix  réduit  ne  sera  plus  maintenue  qu'à  l'extrême 
frontière,  dans  cent  communes  seulement.  Donc  les  départements 
du  Nord,  du  Pas-de-Calais,  de  la  Savoie,  le  territoire  de  Belfort  et 
une  partie  de  la  Somme,  de  l'Aisne,  des  Àrdennes,  de  la  Meuse,  de 
Meurthe-et-Moselle,  des  Vosges,  de  la  Haute-Savoie,  du  Doubs, 
du  Jura,  de  l'Ain,  des  Alpes-Maritimes  vont  rentrer  dans  le  droit 
commun  et  leurs  habitants  fumeront  au  même  prix  que  les  Parisiens. 

Arrivera-t-on,  par  l'ensemble  des  moyens  que  propose  le  gou- 
vernement à  équilibrer  le  budget  de  1903?  Nul  ne  le  sait.  Les 
bouilleurs  de  cru  ne  fourniront  que  50  millions  et  les  fumeurs  des 
zones  frontières,  22  millions.  Il  y  a  bien  d'autres  recettes  nou- 

<  Numéro  du  30  octobre  1902. 


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ET  LE  MOUVEMENT  SOCIAL 

▼elles  et  anciennes  que  nous  aurions  à  examiner.  Contentons 
de  rassurer  nos  lecteurs,  en  ne  leur  donnant  que  les  cl 
suprêmes.  Les  voici  : 

Projet  de  recettes 3,574,876,812  fr 

Projet  de  dépenses 3,574,398,930     i 

Excédent.     .     .  477,882     ; 

Supposons  que  les  projets  du  ministre  des  finances  * 
adoptés,  il  se  pourrait  que  Tannée  1903  donnât  un  démenti 
espérances  optimistes.  C'est  qu'en  effet  le  rendement  des  ii 
est  proportionné  à  l'activité  économique,  &  la  sécurité  intéri 
à  la  stabilité  politique.  Déjà  la  rente  française  a  perdu  ses 
cours;  les  caisses  d'épargne  remboursent  nombre  de  leurs  cl 
les  grèves  compromettent  notre  situation  industrielle.  Comme 
pas  redouter  de  futurs  déficits?  Si  du  moins  tant  d'impôts,  va 
ment  payés,  nous  assuraient  une  politique  loyale  et  pacifique 
retombaient  en  manne  bienfaisante  sur  ce  vieux  sol  de  Franc 
a  porté  tant  de  récoltes,  alors  des  millions  de  citoyens  se  coi 
raient  des  charges  fiscales.  Mais  c'est  pour  d'autres  qu'ils  pei 
pour  une  armée  de  budgétivores  toujours  croissante  et  so 
inutile  ;  c'est  &  d'autres  que  vont  les  fruits  de  leur  travail.  Pa 
contribuables!  ils  ont  le  destin  de  la  brebis,  de  l'abeille 
bœuf  portant  le  joug,  —  dont  Virgile  a  chanté  les  labeurs  : 

Sic  vos  non  vobis  vellera  fertis,  oves. 
Sic  vos  non  vobis  mellificatis,  apes. 
Sic  vos  non  vobis  fertis  aratrat  boves  \ 

A.  Béchaux. 


1  «  Brebis,  c'est  pour  d'autres  que  vous  portez  la  laine  ;  abeilles,  c'est 
d'autres  que  vous  donnez  le  miel;  6  bœufs,  c'est  pour  d'autres  que 
portez  le  joug.  » 


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LA  CAMPAGNE  DE  «ASSENA  EN  FORTl'GAL 

D'APRÈS  LE  RÉCIT  D'UN  TÉMOIN 


Mémoires  du  colonel  Delagrave  :  Campagne  du  Portugal  (1810-1811).  Avertis- 
sement et  notes,  par  Edouard  Gachot.  —  Paris,  Delagrave,  1902, 256  pages 
in-8°,  avec  une  carte,  huit  aquarelles  et  quatre  portraits  en  noir. 


La  dure  et  ingrate  campagne  deMasséna  en  Portugal  a  fait  jusqu'ici 
l'objet  de  peu  d'études  approfondies  de  la  part  des  historiens  fran- 
çais4. Parmi  les  auteurs  de  Mémoires  contemporains,  qui  se  sont 
révélés  si  nombreux  dans  ces  dernières  années,  Marbot  est  à  peu  près 
seul  à  en  avoir  parlé,  et  Ton  sait  assez  que  chez  lui  la  verve  est  si 
spontanée,  si  débordante,  qu'elle  l'entraîne  souvent  malgré  lui  au  delà 
des  limites  de  l'exacte  et  prosaïque  véracité. 

Voici  un  témoignage  plus  digne  de  foi,  encore  que  ni  l'entrain  ni  le 
coloris  n'y  fassent  défaut.  Il  a  été  rédigé  non  point  pour  occuper  les 
loisirs  et  tromper  les  regrets  de  la  retraite,  mais  quelques  mois  à 
peine  après  les  événements,  pour  l'édification  personnelle  du  major 
général  Berthier.  L'auteur  en  est  un  officier  d'ordonnance  de  Junot,  le 
commandant  Delagrave;  s'il  est  naturellement  tenté  d'épouser  les 
préventions  de  son  général,  attristé  de  servir  en  sous-ordre  dans  ce 
même  Portugal  qu'il  avait  précédemment  envahi  en  commandant  en 
chef  et  presque  en  vice-roi,  Delagrave  a  un  sens  trop  délicat  de  la 
loyauté  pour  ne  pas  s'efforcer  de  rendre  justice  à  tous.  D'ailleurs,  le 
texte  que  publie  aujourd'hui  son  petit-neveu  a  été  muni  d'un  abon- 
dant et  instructif  commentaire  par  M.  Edouard  Gachot,  l'historien  des 
campagnes  d'Italie,  le  futur  biographe  de  Masséna;  l'annotateur  a  pris 

4  II  serait  pourtant  tout  à  fait  injuste  de  ne  pas  citer  ici  quelques  chapi- 
tres du  beau  livre  de  M.  le  commandant  Girod  de  l'Ain  sur  la  Vie  militaire 
du  général  Foy y  et  la  substantielle  étude  récemment  consacrée  par  M.  Guillon 
aux  Guerres  d'Espagne  sous  Napoléon  (librairie  Pion). 


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Là  CAMPAGNE  DE  MASSfiNA  EN  PORTUGAL  559 

l'heureuse  liberté  non  seulement  de  compléter  les  indications  du 
mémorialiste,  mais  an  besoin  de  discuter  ses  jugements. 

Un  grand  attrait  du  récit  de  Delagrave,  attrait  singulièrement  rare 
flans  les  autobiographies,  c'est  l'extrême  modestie  de  l'auteur  :  il  ne 
se  met  jamais  en  scène,  et  dans  les  occasions  où  il  lui  est  indispen- 
sable de  mentionner  sa  propre  intervention,  par  exemple  à  propos  de 
la  prise  d'Astorga,  où  il  commanda  brillamment  la  colonne  d'assaut, 
il  a  recours  à  cette  périphrase,  «  un  des  aides  de  camp  de  M.  le  duc 
d'Àbrantès  ».  Il  est  impartial  presque  autant  que  modeste;  s'il  dénonce 
en  adversaire  avisé  les  défauts  de  la  junte  centrale  des  insurgés  espa- 
gnols Aj  il  met  en  lumière  les  talents  de  tel  ou  tel  chef  ennemi,  comme 
Don  Julian,  qui  profita  de  la  négligence  des  assiégeants  pour  sortir  en 
plein  jour  de  Giudad-Rodrigo  et  gagner  le  large  avec  deux  cents  che- 
vaux. Malgré  l'accueil  uniformément  hostile  que  reçurent  les  envahis- 
seurs, il  rend  hommage  aux  qualités  du  peuple  portugais,  «  naturel- 
lement vif,  spirituel  et  entreprenant  »,  et  indique  en  termes  expressifs 
le  contraste  qui  saute  aux  yeux  dès  qu'on  a  franchi  la  frontière  his- 
pano-portugaise :  a  L'architecture,  la  propreté,  la  recherche  en  beau- 
coup de  choses  d'agrément,  feraient  croire  au  voyageur  qu'il  est  à 
deux  cents  lieues  de  l'Espagne.  » 

C'est  sans  doute  d'après  ses  souvenirs  de  1808  que  Delagrave  tra- 
çait ainsi  le  portrait  moral  des  Portugais,  car  en  1810,  grâce  aux  ins- 
tructions et  aux  menaces  de  Wellington,  l'armée  de  Masséna  ne  trouva 
partout  que  la  solitude.  Le  commandant  a  dit  l'étrange,  l'impression- 
nant aspect  des  campagnes  ravagées,  des  villes  dépeuplées,  des  mai- 
sons sommairement  démeublées,  de  tout  un  pays  subitement  mué  en 
désert;  à  Villafranca,  qui  comptait  d'ordinaire  plus  de  trois  mille 
âmes,  il  ne  restait  qu'un  enfant  de  six  mois,  que  nos  grenadiers 
recueillirent  et  adoptèrent  sous  le  nom  de  Napoléon  Lagloire. 

Cette  exaspérante  tactique  contribua  aux  désordres  qui  signalèrent 
la  prise  de  Coïmbre  :  dans  une  ville  presque  entièrement  abandonnée 
par  ses  habitants,  le  pillage  était  plus  difficile  à  prévenir.  Masséna 
d'ailleurs  manquait  peut-être  du  désintéressement  personnel  qui  lui 
eût  permis  d'être  impitoyable  sur  cet  article,  et  de  plus,  la  maraude 
était  déjà  devenue  alors  un  indispensable  moyen  d'existence  et  une 
institution  quasi  officielle  dans  l'armée  de  Portugal.  Delagrave  entre 
ici  dans  des  détails  pleins  de  pittoresque  et  d'intérêt. 

Le  principe  des  guerres  napoléoniennes  (principe  adopté,  avec  tant 
d'autres,  par  l'armée  allemande  de  Roon  et  de  Moltke)  était  qu'en 
terre  ennemie  les  troupes  devaient  vivre  sur  la  contrée.  La  pratique 

4  «  Elle  était  à  la  fois  ombrageuse  et  défiante;  elle  destituait  les  généraux 
accusés  d'impéritie,  et  redoutait  ceux  qui  passaient  pour  être  habiles.  > 


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660  LA  CAMPAGNE  DE  MASSftNA  EN  PORTUGAL 

en  avait  été  d'une  application  relativement  aisée  tant  qu'on  avait  eu 
affaire  aux  riches  et  dociles  populations  de  l'Allemagne  :  elle  se  com- 
pliquait étrangement  en  Espagne  et  surtout  en  Portugal,  où  l'on  se 
trouvait  en  face  de  l'évacuation  et  de  la  dévastation  systématiques. 
Delagrave  s'en  prend  à  l'administration  militaire  du  temps,  dans 
laquelle  ordonnateurs  et  commissaires  aux  guerres  avaient  sous  leurs 
ordres  un  personnel  infiniment  plus  hétéroclite  et  moins  militarisé  que 
celui  de  notre  intendance  moderne  ;  mais,  quand  même  les  ordonna- 
teurs eussent  été  mieux  disciplinés  et  les  fournisseurs  plus  scrupu- 
leux, les  réquisitions  n'en  seraient  pas  sensiblement  mieux  rentrées 
dans  un  pays  où  la  solitude  et  le  vide  avaient  été  faits  de  propos 
délibéré.  Tirer  ses  approvisionnements  de  France,  il  n'y  fallait  point 
songer,  car  sans  parler  de  la  distance,  les  communications  étaient 
coupées  du  côté  de  la  terre  par  les  insurgés  espagnols  et  du  côté  de 
la  mer  par  les  Anglais.  Force  fut  donc,  pour  ne  pas  mourir  de  faim, 
d'autoriser  et  même  d'encourager  la  maraude;  des  détachements  de 
chaque  régiment  allaient,  avec  une  audace  de  jour  en  jour  plus 
entreprenante,  à  la  recherche  des  cachettes  où  les  paysans  portugais 
avaient  dissimulé  leurs  troupeaux  et  leurs  récoltes;  il  s'organisait  de 
véritables  dépôts,  où  l'on  mettait  en  réserve  le  produit  des  razzias 
particulièrement  heureuses. 

Ces  très  spéciales  conditions  d'existence  avaient  encore  un  autre 
inconvénient  que  de  porter  atteinte  à  la  mobilité  de  l'armée  et  de 
relâcher  la  discipline  :  plus  d'une  fois,  la  pénurie  des  vivres  entraîna 
les  déterminations  du  haut  commandement,  et  pour  trouver  de  quoi 
nourrir  ses  troupes,  Masséna  dut  prescrire  des  mouvements  qu'une 
stratégie  normale  eût  déconseillés.  C'est  là  une  considération  qu'ont 
négligée  la  plupart  de  ceux  qui  ont  critiqué  la  campagne  de  Portugal 
et  sur  laquelle  Delagrave  a  soin  d'insister. 

11  n'en  avait  pas  moins  partagé  et  il  traduit  avec  énergie  l'impa- 
tience de  ses  compagnons  d'armes,  immobilisés  pendant  de  longues 
semaines  devant  les  lignes  de  Torres-Vedras  :  «  Dans  l'armée  fran- 
çaise »,  dit-il,  «  tout  le  monde  pensait  qu'on  ne  se  serait  pas  avancé  si 
loin  pour  s'en  retourner  sans  avoir  rien  entrepris.  »  Il  montre  que  si 
la  situation  était  grave  pour  le  prince  d'Ëssling,  sans  nouvelles  de  la 
France  et  de  l'empereur  depuis  trois  mois,  voyant  ses  effectifs 
s'éclaircir  et  ses  munitions  s'épuiser,  Wellington,  «  ce  Fabius  ren- 
forcé »,  passa  lui  aussi  par  bien  des  anxiétés  et  redouta  jusqu'au 
bout  une  attaque  désespérée  où  la  furie  française  aurait  pu  avoir 
raison  de  tous  les  obstacles.  Le  général  anglais  était  hanté  par  le 
souvenir  de  son  prédécesseur  sir  John  Moore,  fuyant  éperdument  vers 
la  mer  et  se  sacrifiant  avec  quelques  braves  pour  permettre  au  gros  de 
son  armée  de  s'embarquer  à  la  Gorogne. 


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LA  CAUPAGNS  Dl  MASSËNA  EN  PORTUGAL  561 

Dans  une  campagne  où  les  grands  engagements  furent  si  rares,  et 
où  l'on  manœuvra  plus  que  Ton  ne  combattit,  la  bravoure  français 
pourtant  des  occasions  de  se  manifester.  Delagrave,  si  volontaire 
concis  et  réservé  quand  il  s'agit  de  lui-même,  relate  avec  admii 
l'héroïsme  des  malades  de  l'hôpital  de  Coïmbre,  rassemblant 
forces  pour  repousser  les  bandes  portugaises  et  arrachant 
capitulation  à  ceux  qui  avaient  compté  les  massacrer  sans  résist 
il  célèbre  le  sang-froid  des  dragons  de  Montbrun,  soutenant  d< 
ferme,  aux  portes  de  Pombal,  une  charge  de  la  cavalerie  anglais* 
ramenant  ensuite  en  désordre. 

La  publication  de  ce  récit  donne  à  regretter  que  Delagrave  n'a 
retracé  les  autres  périodes  de  sa  brillante  et  aventureuse  carrtt 
surtout  la  campagne  de  Russie,  qu'il  fit  après  celle  de  Por 
Disparu  MaMoscowa,  Junot  le  porta  comme  tué,  les  siens  prii 
deuil,  et  les  bureaux  de  la  guerre  délivrèrent  à  son  frère  son  a< 
décès.  Ce  fut  au  bout  de  deux  ans  seulement,  en  septembre  1814 
reparut  inopinément  :  emmené  prisonnier  au  fond  de  la  Rusi 
n'avait  pas  eu  la  possibilité  d'envoyer  de  ses  nouvelles.  Il  < 
colonel  pendant  les  Cent-Jours,  et  fut  sous  la  seconde  Restau 
véhémentement  soupçonné  de  conspirer,  sans  être  pourtant  imj 
dans  aucun  procès.  Il  vivotait  alors  dans  sa  ville  natale,  à  Arge 
réduit  pour  toutes  ressources  à  un  traitement  de  non-activité  d 
cents  francs.  Le  gouvernement  de  Juillet  améliora  sa  condition 
rielle,  mais  le  trouva  trop  âgé  pour  être  remis  en  activité.  Il  < 
mourir  en  1849  plus  que  septuagénaire. 

L.   DUFOUGERAT. 


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REVUE  DES  SCIENCES 


Mécanique  :  Le  grand  pendule  du  Panthéon.  —  1851-1902.  —  Démons- 
tration directe  du  mouvement  de  rotation  de  la  terre.  —  Une  expérience 
célèbre.  —  Fixité  du  plan  des  oscillations  d'un  pendule.  —  Ligne  de 
repère  invariable.  —  Si  le  plan  immuable  pendulaire  semble  se  déplacer 
comme  les  aiguilles  d'une  montre,  c'est  que  la  terre  tourne.  —  Premiers 
essais.  —  11  y  a  cinquante  ans.  —  Le  petit  hôtel  de  Foucault.  —  La 

.  maison  n*  34  de  la  rued'Assas,  à  Paris.  —  A  l'Observatoire.  —  Tout 
Paris  au  Panthéon.  —  Le  grand  pendule  les  jeudi  et  dimanche.  —  Le  fil 
casse.  —  Fin  des  expériences.  —  A  Cologne,  à  Gœttingue,  à  Genève.  — 
Dans  les  cathédrales  d'Amiens  et  de  Reims.  —  Remarques  du  général 
Dufour.  —  La  marche  apparente  du  pendule  ne  serait  pas  uniforme  dans 
le  méridien  et  hors  du  méridien.  —  Faits  à  contrôler.  —  Reconstitution 
du  pendule  au  Panthéon.  —  Une  inauguration  officielle.  —  Hygiène  : 
Les  huîtres  et  la  fièvre  typhoïde.  —  A  Gonstantinople.  —  Causes  de 
contamination.  —  Chemins  de  fer  :  La  vapeur  et  l'électricité.  —  Supé- 
riorité de  la  traction  électrique.  —  Variétés  :  Le  prix  des  astres. 

Depuis  le  mercredi  22  octobre,  le  grand  pendule  de  Léon  Fou- 
cault oscille  de  nouveau  sous  la  coupole  du  Panthéon.  Il  y  avait  un 
demi-siècle  que  cette  expérience  célèbre  avait  été  réalisée  par  le 
physicien  français.  La  Société  astronomique  de  France  a  pensé 
qu'il  y  avait  intérêt  à  la  placer  de  nouveau  sous  les  yeux  du  public 
et  lui  apporter  ainsi  une  démonstration  matérielle  du  mouvement 
de  rotation  de  la  terre.  Il  y  a  eu  une  imposante  cérémonie  d'inau- 
guration du  nouveau  pendule,  sous  la  présidence  du  ministre  de 
l'instruction  publique,  en  présence  des  plus  hauts  représentants 
de  la  science;  il  y  a  eu  des  discours...  et  le  pendule  reconstitué  a  eu 
l'honneur  de  commencer  ses  oscillations  devant  les  grands  de  la 
terre.  En  1851,  —  autre  temps  autre  moeurs,  —  la  première  expé- 
rience avait  été  faite  tout  simplement  devant  quelques  professeurs 
et  devant  un  petit  public  de  curieux. 

En  1851,  l'expérience  fit  certain  bruit  dans  le  monde.  C'était  la 
première  fois  que  Ton  fournissait  une  preuve  matérielle  et  tangible 
de  la  rotation  de  la  terre.  Il  y  avait  bien  déjà  la  démonstration  par 
la  déviation  vers  l'est  d'un  corps  tombant  de  haut.  Notre  globe,  en 
tournant,  peut  être  assimilé  &  une  roue.  La  vitesse  de  chaque  point 
d'une  roue  est  d'autant  plus  grande  que  l'on  considère  un  point 
éloigné  de  l'axe  de  rotation.  De  même,  un  point  élevé  au-dessus  du 
sol  tourne  dans  l'espace  plus  vite  qu'un  point  bas.  En  sorte 


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RIVUX  DBS  SCIENCE  $03 

qu'une  pierre  tombant  d'en  haut  aura  une  vitesse  horizontale  dans 
le  sens  de  la  rotation  du  globe,  soit  ouest-est,  plus  grande  que  le 
point  du  sol  sur  lequel  elle  s'arrêtera  après  sa  chute.  Donc  elle 
déviera  vers  l'est.  Newton  avait  pressenti  le  fait.  Il  a  été  contrôlé 
par  M.  Reichs.  Une  pierre  tombant  dans  un  puits  des  mines  de 
Tireyberg  s'est  écartée  de  la  verticale  de  28  millimètres  en  arrivant 
au  fond  situé  à  158  mètres  de  profondeur.  Le  calcul  indiquait  27mm,6. 
liais  cette  démonstration  parle  peu  aux  yeux.  On  peut  d'ailleurs  se 
tromper  de  quelques  millimètres  sur  le  point  de  chute.  Elle  est 
difficile  à  réaliser. 

Dans  la  conception  très  ingénieuse  et  très  fine  de  Léon  Foucault, 
la  preuve  est  enfin  perceptible  pour  tout  le  monde.  Et  l'on  peut 
suivre  pendant  des  heures  entières  le  mouvement  de  la  terre.  On  la 
voit  en  quelque  sorte  se  déplacer  et  tourner  sur  elle-même.  Fou- 
cault a  très  élégamment  tiré  parti  d'un  fait  bien  connu  des  géo- 
mètres, à  savoir  que  le  plan  d'un  pendule  qui  oscille  reste  invariable 
quand  même  se  déplace  son  point  de  suspension.  Une  fois  le 
pendule  lancé  dans  l'espace,  il  continue  à  se  balancer  dans  une 
direction  immuable.  Il  forme  une  ligne  de  repère  fixe  un  peu 
comme  l'aiguille  aimantée  qui  pointe  toujours  dans  la  même  direc- 
tion, alors  même  que  l'on  déplace  sans  cesse  la  boussole;  par  con- 
séquent, le  pendule  donnant  une  trace  fixe,  si  la  terre  tourne,  il 
faudra  bien  que  cette  trace  fixe  se  déplace  en  apparence  comme  les 
aiguilles  d'une  montre.  On  verra  le  plan  du  pendule  tourner  de 
droite  à  gauche1. 

Ainsi,  si,  par  hypothèse,  on  pouvait  installer  un  grand  pendule 
au  pôle,  le  plan  de  ses  oscillations  semblerait  tourner  et  faire  un 
tour  entier  en  vingt-quatre  heures.  Mais  l'hypothèse  étant  inadmis- 
sible, il  faut  bien  le  placer  à  une  latitude  abordable.  Or  là,  la  verti- 
cale du  lieu  ne  coïncide  plus  avec  l'axe  de  rotation  de  la  terre;  il 
s'en  suit  une  complication  dans  le  phénomène  qui  préoccupa  beau- 
coup Foucault.  Il  opéra  sur  petite  échelle  pour  se  rendre  compte  de 
ce  qui  se  passait,  et  il  trouva  expérimentalement  et  par  un  calcul 
approximatif  que  «  la  vitesse  de  plan  des  oscillations  du  pendule 
autour  de  la  verticale  est  à  peu  près  égale  à  la  vitesse  de  rotation 
de  la  terre  multipliée  par  le  sinus  de  la  latitude  du  lieu  où  Ton 
se  trouve  ».  Ce  résultat  fut  d'ailleurs  confirmé  par  les  recherches 
de  Lîouville,  Sturm,  Arago,  etc.  A  chaque  pôle  terrestre,  le  plan 
pendulaire  accomplit  sa  rotation  comme  la  terre,  de  moins  en 
moins  vite  à  mesure  que  la  latitude  diminue,  et  enfin  le  déplace- 
ment est  nul  à  l'Equateur  où  l'expérience  devient  impossible. 

•  Les  académiciens  de  Florence  avaient  déjà  observé,  vers  1660,  le  dépla- 
cement du  pendule,  mais  sans  en  trouver  la  raison. 


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564  REVUE  DES  SG1EHGBS 

Foucault  étudia  toutes  les  conditions  du  problème  d'abord  chez 
lui;  il  accrocha  à  la  voûte  de  la  cave  de  la  maison  que  possédait 
sa  mère  un  petit  pendule  de  2  mètres  de  long  supportant  une 
boule  de  laiton  de  5  kilogrammes.  La  déviation  du  plan  d'oscil- 
lation devenait  très  nette  au  bout  d'une  demi-heure.  On  a  demandé 
à  ce  propos  où  se  trouvait  la  maison  de  Foucault.  Elle  était  située 
rue  d'Assas,  au  coin  de  la  rue  de  Vaugirard.  On  a  construit 
depuis,  sur  son  emplacement,  une  maison  de  rapport  portant  le 
n°  34  de  la  rue  d'Assas.  Elle  est  facilement  inconnaissable,  car 
son  propriétaire,  bien  inspiré,  a  fait  mettre  sur  la  façade  l'ins- 
cription suivante  :  «  Ici  s'élevait  un  hôtel  où  mourut,  le  11  fé- 
vrier 1868,  Jean- Bernard-Léon  Foucault,  membre  de  l'Institut, 
né  à  Paris  le  19  septembre  1819.  C'est  dans  cet  hôtel  qu'il  réalisa, 
en  1851,  la  première  expérience  qui  démontra  la  rotation  de  la 
terre  par  l'observation  du  pendule.  » 

Ce  premier  pendule  de  2  mètres  fut  transporté  ensuite  à  l'Observa- 
toire de  Paris,  allongé  et  installé,  dit  Foucault,  avec  l'autorisation  de 
H.  Arago  dans  la  salle  de  la  Méridienne,  à  11  mètres  de  hauteur. 
Le  succès  ayant  été  complet,  Foucault  obtint  de  l'administration 
de  l'époque  d'installer  un  pendule  gigantesque  sous  la  coupole  du 
Panthéon.  Ses  oscillations  durèrent,  aller  et  retour,  plus  de 
six  secondes;  le  déplacement  du  plan  se  voyait  facilement  après 
chaque  balancement  du  pendule.  On  voulut  répéter  de  toutes  parts 
l'expérience  du  Panthéon.  Dès  la  même  année,  on  installa  de 
grands  pendules  dans  la  cathédrale  de  Cologne,  à  l'université  de 
Gœttingue,  puis  encore  dans  les  cathédrales  d'Amiens,  de  Reims,  etc. 
Depuis  1851,  on  répéta  l'expérience  au  Conservatoire  des  arts  et 
métiers  et  surtout  plus  récemment  à  la  Tour  Saint- Jacques. 

Au  Panthéon,  on  fut  obligé,  pour  satisfaire  la  curiosité  du 
public,  de  faire  marcher  si  souvent  le  pendule  qu'au  bout  de 
quelques  semaines  il  se  cassa  à  la  partie  supérieure,  et  l'on  trouva, 
un  matin,  sur  le  sol,  le  fil  entortillé  autour  de  la  sphère  de  cuivre 
de  28  kilogrammes.  Il  va  falloir  maintenant,  dit  Foucault  un  peu 
attristé,  attendre  des  amis  de  la  science  de  nouvelles  ressources 
pour  refaire  un  nouveau  pendule.  Mais  le  Panthéon  fut  rendu  au 
culte.  Et  ce  lut  fini  des  expériences  de  Foucault. 

La  nouvelle  installation  qui  vient  d'être  faite  en  1902  est  copiée 
sur  celle  de  1851.  Seulement  on  a  remplacé  la  sphère  de  laiton  par 
une  boule  en  plomb  de  poids  égal,  celle-là  même  qui  avait  servi  au 
regretté  M.  Maumené  pour  le  pendule  de  la  cathédrale  de  Reims. 
Le  mode  de  suspension  du  fil  a  été  modifié  par  M.  Berget,  chargé 
de  l'installation.  Le  fil  a  été  saisi  à  chaud  dans  une  filière  pour 
répanir  bien  symétriquement  les  efforts  de  suspension.  Le  fil 


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RCTUI  DES  8CONCI8  565 

d'acier  est  constitué  par  une  corde  de  piano  de  67  mètres  de  long 
et  de  0m,72  de  diamètre.  La  durée  d'oscillation  est  exactement  de 
8  s.  3,  soit  16  s.  34  pour  l'oscillation  complète.  L'oscillation  se  fait 
au-dessus  d'une  table  blanche  qui  porte  des  divisions  inscrites 
de  10°  en  10*.  Tout  autour  de  la  circonférence,  on  a  placé  un  talus 
circulaire  de  sable.  Une  pointe  termine  la  sphère  du  pécule,  et,  à 
chaque  oscillation,  elle  fait  une  trace  sur  le  sable.  A  chaque  retour 
du  pendule,  la  déviation  constatée  est  de  3  millim.  6,  par  consé- 
quent très  appréciable  après  quelques  oscillations.  Le  pendule  est 
mis  en  marche  en  brûlant  le  fil  qui  retient  la  sphère  dans  un  plan 
perpendiculaire  à  l'axe  du  Panthéon.  Les  oscillations  peuvent 
durer  plusieurs  heures  en  diminuant  d'amplitude,  bien  entendu. 
Après  8  heures,  si  l'oscillation  subsistait,  le  plan  pendulaire  serait, 
a-ton  dit,  exactement  perpendiculaire  à  la  direction  du  départ, 
c'est-à-dire  dans  l'axe  du  monument,  ce  qui  ferait  32  heures  pour 
la  rotation  complète  au  lieu  de  24  heures.  Ceci  n'est  pas  bien 
certain.  Ce  serait  le  cas  ou  jamais  de  contrôler  un  fait  curieux 
signalé  du  temps  de  Foucault  par  des  observateurs  de  Genève. 

MM.  Wartman  et  Marignac  avaient  installé  eux  aussi  avec  le 
général  Dufour  un  pendule  sous  la  voûte  de  l'église  de  Saint- Pierre, 
à  Genève.  Ils  eurent  la  patience  d'observer  le  nombre  des  oscilla- 
tions pendant  des  heures  entières  pour  vérifier  précisément  si  le 
plan  d'oscillation  se  déplaçait,  comme  on  devait  s'y  attendre,  avec 
une  vitesse  uniforme  dans  toutes  les  directions.  Lancé  d'abord 
dans  le  plan  du  méridien,  le  plan  pendulaire  employa  2  h.  22"m. 
33  s.  à  dévier  de  25°.  Puis,  lancé  dans  une  direction  perpendi- 
culaire, on  a  vu  le  pendule  se  hâter  un  peu  plus  et  donner  la  même 
déviation  de  25°  en  2  h.  6  m.  55  s.,  soit  un  quart  de  temps  plus  tôt. 
Le  même  résultat  s'est  reproduit  quatre  fois.  Il  ne  doit  donc  pas 
résulter  d'une  erreur.  Le  général  Dufour  avait  écrit  i  Arago  pour 
que  l'on  tentât  l'expérience  avec  le  pendule  du  Panthéon.  Il  y 
aurait  donc  là  un  sujet  d'étude  intéressant  à  poursuivre,  puisque 
le  grand  pendule  a  été  rétabli.  Tout  n'est  peut-être  pas  dit  en 
effet  sur  le  pendule  et  sur  la  rotation  de  la  terre. 

On  sût  depuis  des  années,  depuis  les  observations  américaines, 
anglaises,  françaises  et  italiennes,  que  les  huîtres  peuvent  trans- . 
mettre  la  fièvre  typhoïde.  Ce  mode  de  contamination  est  excep- 
tionnel; cependant  il  est  très  réel  et  fait  des  victimes,  en  particulier 
dans  certaines  villes  situées  au  bord  de  la  mer,  où  les  parcs  se 
trouvent  infectés  par  les  eaux  d'égout.  Ainsi,  à  Rennes,  on  a 
relevé  un  certain  nombre  de  cas  certainement  dus  aux  huîtres. 
A  Bastia,  la  fièvre  typhoïde  a  souvent  pour  cause  l'ingestion  de 


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566  RKYUI  DES  8CIKNCI8 

patelles,  de  bigorneaux,  de  clovisses  péchés  sur  des  roches  situées 
dans  lé  voisinage  de  l'endroit  où  se  déversent  les  eaux  d'égoat. 
Mais  c'est  Gonstantinople  surtout  qui  doit  à  une  particularité 
analogue  la  fréquence  relative  de  l'étiologie  ostréaire  de  la 
dothienenthérie.  Il  n'y  existe  cependant  pas  de  parcs  &  huîtres, 
mais  celles-ci  trouvent  un  milieu  extrêmement  favorable  à  leur 
développement  dans  l'eau  de  la  Gorne-d'Or,  de  la  Marmara  et 
même  du  Bosphore,  où  aboutissent  tous  les  égouts,  toutes  les 
matières  en  décomposition  de  la  ville.  On  va  les  prendre  là  pour 
les  vendre  directement,  sans  leur  faire  subir  un  séjour  dans  de 
l'eau  de  mer  très  pure.  M.  le  docteur  Remlinger,  directeur  de 
l'Institut  impérial  de  bactériologie  de  Gonstantinople,  a  voulu 
savoir  au  juste  si  vraiment  le  mode  de  contamination  par  les 
huîtres  était  à  redouter  i  Gonstantinople,  et  il  s'est  livré,  en  con- 
sultant des  confrères,  à  une  enquête  méthodique. 

Dans  le  seul  hôpital  français,  dont  le  médecin  est  M.  Euthyboule, 
du  15  janvier  au  15  juin  1902,  il  y  a  eu  34  fièvres  typhoïdes. 
Sur  ces  34  malades  17,  la  moitié,  avaient  mangé  des  huîtres  i 
une  époque  qui  coïncidait  avec  ce  que  l'on  sait  de  la  durée 
d'incubation  de  la  fièvre  typhoïde.  Dans  sa  clientèle  en  ville,  le 
docteur  Euthyboule  soigna,  dans  le  même  intervalle  de  temps, 
10  cas,  et  8  de  ces  malades  avaient  mangé  des  huîtres.  Une  jeune 
fille,  notamment,  avait  mangé  des  huîtres  au  souper  d'un  bal  dix 
jours  avant  de  tomber  malade.  Son  père,  qui  avait  mangé  des 
huîtres  en  même  temps  qu'elle,  à  la  même  soirée,  contracta  aussi 
une  fièvre  typhoïde  à  laquelle  il  succomba. 

Au  commencement  de  1901,  une  même  table  réunissait,  à  l'issue 
d'un  bal,  quatre  personnes.  La  conversation  s'engagea  sur  le 
danger  que  présentent  les  huîtres  à  Gonstantinople.  Trois  des 
convives,  parmi  lesquels  M.  le  docteur  Remlinger,  l'auteur  même 
de  l'enquête,  s'abstinrent  d'y  toucher.  Mais  le  quatrième,  un 
jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  déclara  que  les  huîtres  n'avaient 
jamais  fait  de  mal  à  personne,  et  tout  en  se  livrant  a  des  plaisan- 
teries faciles  sur  le  compte  des  médecins,  il  absorba  deux  domaines 
d'huîtres. 

Dix  jours  plus  tard,  il  entrait  à  l'hôpital  français  et  malgré  tous 
les  soins  succombait  rapidement4.  L'étiologie  ostréaire  de  la  fièvre 
typhoïde  n'a  rien  de  spécial  à  la  colonie  ou  à  la  clientèle  française. 
M.  le  professeur  Mordtmann,  médecin  en  chef  de  l'hôpital  alle- 
mand, a  constaté  les  mêmes  faits.  La  fièvre  typhoïde  s'acharn* 
même  littéralement  sur  un  groupe  de  hauts  fonctionnaires  alle- 

4  Revue  d'hygiène  et  de  police  sanitaire,  20  octobre» 


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akyoi  bis  saurais  m 

mands  récemment  arrivés  à  Constantinople.  Par  peur  de  la  dothie- 
nenterie,  ces  personnes  qui  toutes  appartenaient  à  l'élite  de  la 
Société,  évitaient  soigneusement  de  boire  de  l'eau,  mais  dans  la 
brasserie  où  elles  prenaient  leur  repas  en  commun,  elles  faisaient 
par  contre  une  grande  consommation  d'huîtres.  Elles  contractèrent 
toutes  la  fièvre  typhoïde  les  unes  après  les  autres  et  plusieurs 
succombèrent. 

Vers  la  même  époque,  le  stationnaire  allemand  présenta  des  cas 
de  fièvre  typhoïde,  et  la  maladie  sévissait  exclusivement  sur  les 
officiers  :  or  ceux-là  seuls  mangeaient  souvent  des  huîtres.  Et  ces 
exemples  pourraient  être  multipliés  indéfiniment.  A  Constantinople, 
le  danger  est  d'autant  plus  grand  que  les  huttres  abondent  et  se 
développent  parfaitement  bien  dans  les  eaux  polluées  par  près  de 
deux  millions  d'habitants.  Il  est  inutile  d'enfermer  ces  mollusques 
dans  des  parcs,  fil.  Remlingor  a  trouvé  dans  les  huîtres  de  Cons- 
tantinople sinon  le  bacille  d'Eberth,  du  moins  toujours  le  coli- 
bacille associé  i  un  grand  nombre  d'espèces  putrides. 

Qu'y  a-t-il  &  faire  pour  supprimer  le  danger  de  contamination? 
Pour  Constantinople,  évidemment,  exiger  l'établissement  de  parcs 
rationnellement  situés  en  eau  de  mer  pure,  et  pour  toutes  les 
régions  où  il  n'y  a  pas  de  parc,  avoir  recours  à  un  moyen  facile  : 
exiger  simplement  que  les  huîtres  pêchées  en  milieux  suspects 
soient  maintenues  pendant  une  semaine  dans  l'eau  de  mer  pure. 
MM.  Boyle  et  Herdmann  affirment  que  dans  ces  conditions  tout 
danger  disparaît.  M.  le  D*  Sacquepée  a  vu,  en  effet,  le  bacille 
d'Eberth  disparaître  au  bout  de  six  jours,  dans  un  lot  d'huîtres 
profondément  souillé,  puis  mis  à  tremper  dans  de  l'eau  de  mer 
renouvelée  deux  fois  en  vingt-quatre  heure.  Ce  qui  est  vrai  pour 
Constantinople  l'est  également  pour  toutes  les  régions  de  culture 
de  l'huître.  On  ne  saurait  donc  trop  recommander  aux  ostréicul- 
teurs de  veiller  sur  leurs  parcs  et  sur  les  bancs  d'huîtres  dans 
l'intérêt  de  la  santé  publique. 

La  locomotive  à  vapeur  est  loin  d'avoir  dit  son  dernier  mot  en 
matière  d'exploitation  des  chemins  de  fer.  Cependant  on  peut 
prévoir  le  jour  où  l'électricité  remportera  la  victoire  sur  la  vapeur. 
On  commence  déjà  un  peu  partout  à  construire  des  chemins  de  fer 
électriques.  L'économie  de  transport  par  l'électricité  semble  de  plus 
en  plus  s'affirmer.  MM.  Arnold  et  Porter,  dans  une  communication  faite 
devant  l'Institut  américain  des  ingénieurs-électriciens,  ont  groupé 
des  chiffres  qui  mettent  hors  de  doute  que  la  locomotive  à  vapeur 
dépense  beaucoup  plus  que  le  moteur  électrique.  D'autre  part, 
M.  Gérard,  président  de  la  Société  belge  des  électriciens,  a  con- 
10  novbmbri  1902.  37 


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568  W5V0I  DIS  SCIENCES 

firme,  devant  la  Société  des  ingénieurs  civils  de  France,  les  faits 
avancés  aux  Etats-Unis.  Le  courant  électrique  étant  même  produit 
par  du  charbon,  l'avantage  est  nettement  acquis  à  l'électricité.  La 
locomotive  à  vapeur  nécessite  remploi  de  combustibles  choisis  plus 
chers  que  ceux  que  Ton  utilise  dans  les  foyers  des  stations  cen- 
trales. La  locomotive  à  tirage  forcé  ne  vaporise,  dans  les  meilleures 
conditions,  que  6  kilog.  5  d'eau  par  kilogramme  de  charbon,  et  si 
l'on  pousse  son  allure,  cette  vaporisation  ne  ressort  plus  qu'au 
chiffre  assez  minime  de  5  kilog.  5  d'eau.  Dans  une  chaudière  fixe, 
la  vaporisation  est  d'au  moins  7  kilog.  5  et  atteint  souvent  9  kilo- 
grammes d'eau  par  kilo  de  charbon.  A  cela,  il  faut  ajouter  que  la 
locomotive  à  vapeur  consomme  de  8  kilogrammes  à  20  kilogrammes 
de  vapeur  par  cheval  de  puissance  à  la  jante  de  ses  roues,  tandis 
que  par  l'intermédiaire  de  la  machine  électrique  et  en  tenant 
compte  de  toutes  les  pertes,  on  ne  consomme  que  de  8  à  10  kilo- 
grammes de  vapeur  par  cheval  i  la  jante.  On  est  conduit  ainsi  à 
conclure  qu'avec  la  locomotive  à  vapeur,  on  dépense  environ 
33  millièmes  de  combustible  par  cheval  et  avec  le  moteur  électrique 
17  millièmes  seulement.  L'économie  de  traction  avec  l'électricité 
est  donc  presque  moitié  moindre. 

Le  prix  des  astres  I  Un  amateur  ingénieux  de  la  Société  astrono- 
mique de  France  trouvant  que  les  nombres  que  l'on  donne  d'habi- 
tude pour  représenter  la  masse  des  planètes  ne  disent  rien  à  l'esprit 
a  eu  l'idée  de  les  exprimer  en  francs.  Dès  lors,  chaque  astre  est 
déterminé  par  sa  valeur  marchande.  D'habitude  on  fait  connaître  les 
masses  du  soleil,  de  la  lune  et  des  planètes  par  les  chiffres  suivants  : 
Terre  1,  Vénus  0,787;  Mars  0,105;  Mercure  0,061  ;  la  Lune  0,013. 
Puis  les  grandes  masses  Soleil  324,439;  Jupiter  310;  Saturne  92; 
Neptune  16;  Uranus  14.  La  Terre  est  prise  pour  unité. 

Représente-t-on  la  masse  de  la  Terre  par  une  pièce  de  20  francs. 
Alors  on  aura  Vénus  15  francs,  Mars  2  francs,  Mercure  1  fr.  20,  la 
Lune  0  fr.  25,  Uranus  280  francs,  Neptune  320  francs,  Saturne 
1,840  francs,  Jupiter  6,200  francs.  Et  le  Soleil?  Oh!  le  Soleil 
exigera  un  lingot  de  6,488,780  francs.  Ainsi  la  Terre  20  francs, 
le  Soleil  plus  de  6  millions.  Cette  manière  originale  de  compter  ne 
laisse  pas  en  effet  que  de  montrer  mieux  que  par  des  nombres 
ordinaires  aux  grands  et  aux  petits  enfants.  Les  différences  qui 
existent  entre  les  diverses  masses  de  notre  système  solaire. 

Henri  de  Pabville. 


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Nous  recevons  la  lettre  suivante 


•     -  -     Bordeaux,  le  24  «octobre  1902. 

La  Chambre  de  commerce  de  Bordeaux,  à  M.  Lavedan,  Directeur 
du  Correspondant,  31,  rue  Saint-Guillaume,  à  Paris,  VIIe. 

Monsieur  le  Directeur, 

La  revue  que  vous  dirigez  a  publié  dans  son  numéro  du  25  août 
dernier,  sous  la  signature  de  M.  Francis  Mury,  un  article  sur  la  sur- 
production vinicole  dans  le  midi  de  la  France  et  de  la  Gironde,  conte- 
nant des  considérations  et  des  appréciations  que  la  Chambre  de 
commerce  de  Bordeaux  ne  croit  pas  utile  de  réfuter  malgré  leurs 
manifestes  exagérations;  mais  cet  article  se  termine  par  des  affir- 
mations sur  un  prétendu  ensablement  progressif  de  la  Gironde  qui  ne 
laisserait  plus  remonter  jusqu'à  Bordeaux  que  des  navires  de  faible 
tonnage  et  qui  devrait  amener  les  transports  maritimes  à  abandonner 
dans  un  avenir  prochain  le  port  de  Bordeaux  et  aussi  à  déserter  les 
appootements  de  Pauillac  à  l'embouchure  de  notre  fleuve. 

Ces  affirmations  témoignent  d'une  telle  méconnaissance  des  condi- 
tions de  navigabilité  de  la  Gironde  et  de  la  Garonne,  que  la  Chambre 
de  commerce  de  Bordeaux  ne  saurait  les  laisser  passer  sans  une  éner- 
gique protestation,  appuyée  sur  les  documents  officiels  de  la  Direction 
générale  des  Douanes  et  de  l'administration  des  Ponts  et  Chaussées. 

Condensés  dans  une  notice  sur  le  port  de  Bordeaux,  publiée  en  1900 
à  l'occasion  de  l'Exposition  universelle  des  ports  maritimes  de  la 
France,  dont  nous  vous  adressons  un  exemplaire,  ces  documents 
constatent  les  chiffres  ci- après  : 

MOUVEMENT  DB  LA  NAVIGATION  DANS  LE  PORT  DE  BORDEAUX  t 

En  4860,  1,212,853  tonnes. 
En  1880,  3,072,015  tonnes. 
En  1890,  3,125,133  tonnes. 
En  1898,  3,892,696  tonnes. 

Le  mouvement  de  1900  (dernière  année  pour  laquelle  les  chiffres 
officiels  sont  publiés)  a  été  de  4,315,145  tonnes. 

TIRANT  DfBAU  DES  NAVIRES  AYANT  FREQUENTE  LB  PORT  : 
Naylrei  ao-dewoufl  de  5  m.  De  6  m.  à  6  m.  99     De  6  m.  et  au-dettufl. 

En  1870 5,183  469  15 

En  1880 5,407  687  122 

En  1898 3,537  1,053  330 

En  1900 3,256  1,125  324 

Et  en  1901.     .     .     .  3,374  1,095  387 

Les  grands  paquebots  des  Messageries  maritimes  attachés  au  port  de 


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Bordeaux  et  y  remontant  régulièrement  à  chaque  voyage,  sans  allé- 
gement à  Pauillac,  ont  les  jauges  brutes  ci-après  : 

Portugal 5,549  tonnes 

LaPlata 5,807     — 

Brésil 5,871     — 

Chili 6,375     — 

Atlantique 6,901  '    — 

Les  navires  d'un  tirant  d'eau  de  6m,75  peuvent  monter  et  descendre 
par  les  plus  faibles  marées  :  en  vive  eau  ordinaire,  le  port  de  Bordeaux 
peut  recevoir  des  navires  de  8  mètres  de  calaison. 

Le  long  des  appontements  de  Pauillac,  les  profondeurs  d'eu 
atteignent  un  minimum  de  9"  ,40  à  basse  mer,  soit  de  43  mètres  à 
13m,50  à  haute  mer  et  permettent  l'accès  de  Favant-port  de  Bordeaux 
aux  navires  des  plus  fortes  calaisons  connues. 

L'excellent  état  actuel  de  navigabilité  de  la  Gironde  et  de  la  Garonne 
est  dû  aux  travaux  poursuivis  dans  le  fleuve  en  exécution  de  la  loi  do 
3  août  1881  qui  ne  sont  pas  encore  complétés. 


,  suffisants 

notion  des  conditions  de  navigabilité  d'un  fleuve  l'impression  qu'j 
pu  laisser  l'article  rédigé  par  M.  Francis  Mury  sur  des  renseignements 
erronés. 

La  Chambre  de  commerce  de  Bordeaux  vous  demande,  Monsieur  le 
Directeur,  de  publier  la  présente  lettre  dans  votre  revue,  afin  de 
dissiper  dans  le  public,  qui  aurait  pu  être  ému  par  cet  article,  une 
impression  fâcheuse  pour  les  intérêts  de  notre  port,  et  elle  n'hésite 
pas  à  penser  que  vous  ferez  droit  à  sa  demande. 

Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Directeur,  l'assurance  de  notre  considé- 
ration distinguée. 

Le  Secrétaire,  Le  Président, 

P.*  Rubay.  Gabriel  Faure. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


8  novembre  1902, 

Gomment  ne  pas  parler  tout  d'abord  de  la  mesure  qu'a  prise 
M.  Combes  contre  Mgr  Perraud?  Une  note  officieuse  a  annoncé  que, 
sur  sa  demande,  le  Conseil  des  ministres  avait  résolu  de  supprimer 
le  traitement  de  l'évèque  d'Autan.  Assurément,  la  décision  ne 
saurait  atteindre  le  vénérable  et  éloquent  prélat  *  ;  elle  passe  au- 
dessous  de  lui.  On  n'en  est  plus  à  s'indigner  ni  même  à  s'étonner 
des  mobiles  qui  l'ont  inspirée;  on  ne  peut  que  prendre  en  pitié  le 
malheureux  qui  en  a  conçu  l'idée.  On  reconnaît  bien  là  l'homme 
qui  enjoignait  naguère  au  directeur  des  chemins  de  fer  de  l'Etat 
de  le  faire  nommer  administrateur,  sous  peine  de  révocation; 
l'homme  qui,  abusant  de  son  mandat  de  sénateur,  faisait  du  juge 
de  paix  de  son  canton  son  homme  d'affaires,  le  chargeant  à  la  fois, 
comme  agent  de  recouvrements,  de  poursuivre  ses  débiteurs  et, 
comme  magistrat,  de  les  condamner.  Pour  ce  ministre,  tout  se 
résume  en  une  question  d'argent,  et,  jugeant  des  autres  par  lui- 
même,  il  s'est  persuadé  qu'en  supprimant  le  traitement  de 
Mgr  Perraud,  il  le  frapperait  au  cœur. 

Il  faut  rendre  justice  à  l'Empire.  Il  n'avait  point  songé  à  employer 
de  tels  procédés  contre  Mgr  Dupanloup.  Il  savait  quel  intrépide 
et  redoutable  adversaire  sa  politique  trouvait  dans  l'évèque 
d'Orléans.  Contre  l'auteur  du  Pape  et  du  Congrès,  l'évèque  avait 
élevé  une  protestation  retentissante;  il  avait  flétri  et  tué  dans  leur 
germe  les  tentatives  commencées  pour  séduire  le  clergé  et  pour 
énerver  son  action;  il  avait  dénoncé,  avec  une  clairvoyance  que 
les  événements  n'ont  que  trop  justifiée,  les  doctrines  qui  se  propa- 
geaient pour  la  corruption  de  la  jeunesse,  sous  la  tolérance  com- 
plaisante d'un  gouvernement  inexorable  envers  la  presse  politique. 
L'Empire  sentait  cruellement  les  coups  qui  lui  étaient  portés;  il 
avait  traduit  devant  la  Cour  d'appel,  qui  d'ailleurs  l'acquitta,  le 
grand  athlète;  il  avait  mis  en  interdit  auprès  de  ses  fonctionnaires 
l'évèché  d'Orléans,  sans  autre  résultat  que  d'y  attirer  une  affluence 
plus  nombreuse,  au  milieu  de  laquelle  se  faisait  honneur  de  paraître 

«  Tout  le  monde  voudra  lire  la  grande  page  oratoire  et  religieuse  qui  a 
valu  au  cardinal  Perraud  les  persécutions  du  pouvoir  :  Discours  prononcé 
dans  la  cathédrale  de  Sainte-Croix  d'Orléans,  le  12  octobre  1902,  à  t  occasion 
du  premier  centenaire  de  la  naissance  de  Mgr  Dupanloup,  évoque  d'Orléans.  — 
Libr.  Herluison,  à  Orléans. 


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./ 


572  CHRONIQUE  POLITIQUE 

le  premier  président,  M.  Dubois  (d'Angers)  ;  exemple  qui  ne  se 
reproduirait  peut-être  pas  aujourd'hui,  et  qui,  en  tout  cas,  ne 
demeurerait  pas  impuni.  L'Empire  avait  fait  cela;  mais  supprimer 
le  traitement  de  l'évêque,  non,  cette  pensée  ne  lui  était  pas  venue, 
soit  qu'il  ait  reconnu  que  la  loi  ne  lui  en  donnait  pas  le  droit,  soit 
qu'il  ait  compris  que  ce  genre  de  vengeance,  en  le  déshonorant  lui- 
même,  ne  ferait  que  grandir  celui  qui  en  aurait  £té  l'objet.  La  honte 
de  cette  mesure  était  réservée  au  ministère  actuel;  tous  les 
membres  du  gouvernement,  y  compris  M.  Loubet,  en  ont  pris  leur 
part.  Nous  accordons  à  M.  Combes  qu'il  en  a  eu  l'initiative.  On  se 
figure,  autant,  du  moins,  qu'on  peut  entrer  dans  le  sentiment  de 
pareilles  âmes,  la  basse  jouissance  qu'il  a  dû  éprouver  en  faisant 
cette  vilenie  au  cardinal  devant  lequel,  en  d'autres  temps,  l'ancien 
tonsuré  se  fût  agenouillé. 

C'est  à  ce  moment  que,  par  une  sorte  d'ironie  méprisante,  — 
encore  bien  qu'il  soit  permis  de  la  trouver  peu  opportune,  —  le 
roi  de  Portugal  a  conféré  à  l'apostat  l'ordre  du  Christ,  comme  pour 
lui  dire  :  «  Tu  renies  la  croix;  je  vais  te  la  marquer  au  front t  » 

M.  Combes  ne  s'en  est  pas  tenu  à  la  décision  prise  contre 
Mgr  Perraud.  Il  a  averti,  les  74  évèques  signataires  de  ,1a  pétition 
aux  Chambres,  qu'il  les  avait  déférés  au  Conseil  d'Etat,  et  sans 
attendre  l'arrêt  de  ce  tribunal,  il  leur  a,  de  sa  propre  autorité, 
infligé  un  blâme.  Un  blâme  de  H.  Combes  t  Nous  supposons  que 
les  évêques  ne  s'en  seront  pas  émus.  C'est  bien  le  cas  de  répéter 
ce  que  M.  de  Falloux,  répondant,  en  1849,  à  un  adversaire,  disait 
de  l'injure  :  «  L'injure  subit  la  loi  des  corps  physiques;  elle  n'ac- 
quiert de  gravité  qu'en  proportion  de  la  hauteur  d'où  elle  tombe.  » 
Le  blâme  venant  de  M.  Combes,  sa  gravité  est  nulle.  Si  le  prési- 
dent du  Conseil  déplore  la  manifestation  des  évêques,  il  ne  peut 
s'en  prendre  qu'à  lui;  c'est  à  lui  seul  qu'elle  est  due.  Il  a  fallu  la 
conduite  aussi  folle  qu'odieuse  de  ce  ministre  pour  soulever  dans 
un  même  élan  les  esprits  les  plus  divers.  Il  a  fallu  M.  Combes 
pour  que  l'épiscopat  se  montrât.  L'épiscopat  s'est  levé;  il  a  fait 
entendre  sa  voix  ;  il  a  exprimé  dans  le  langage  le  plus  déférent,  le 
plus  digne,  le  plus  irréprochable,  les  souffrances  et  les  appréhen- 
sions de  l'Eglise.  Il  n'est  pas  un  homme  de  bonne  foi,  sans  dis- 
tinction de  partis,  qui  n'ait  compris  la  démarche  des  évêques, 
et  qui  n'y  ait  rendu  hommage.  Il  y  a  quarante  ans,  sous  le  second 
Empire  et  devant  les  périls  que  les  affaires  d'Italie  amoncelaient 
contre  la  religion  et  contre  la  France,  Mgr  Jaquemet,  évêque  de 
Nantes,  écrivait  :  «  Quelle  puissance  aurait  encore  l'Eglise  de 
France,  si  elle  faisait  entendre  avec  unanimité  le  langage  de  l'indi- 
gnation qui  est  dans  toutes  les  âmesl  » 

Cette  unanimité,  que  souhaitait  Mgr  Jaquemet,  s'est  réalisée. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  573 

Grâce  à  M.  Combes,  l'Eglise  de  France  s'est  ressaisie;  elle  est 
tout  entière  groupée  derrière  ses  chefs,  unis  eux-mêmes  entre  eux, 
et  elle  ira  resserrant  et  confirmant  d'autant  plus  cet  accord  qu'elle 
voit  redoubler  contre  elle  les  complots,  les  attentats  et  les  per- 
sécutions. 

Ainsi  que  M.  Gourju  le  lui  rappelait  dans  une  des  dernières 
séances  du  Sénat,  M.  Combes  n'en  est  plus  à  compter  avec  les  illé- 
galités; ce  n'est  pas  seulement  contre  les  communautés  ensei- 
gnantes, contre  les  écoles  libres  et  leurs  propriétaires  qu'il  a  violé 
la  loi*  Il  la  méconnaît  à  tout  instant,  et  M.  Gourju  lui  citait,  entre 
autres  exemples,  ces  vœux  politiques  des  conseils  généraux  que  la 
législation  interdit  et  que  le  ministre  de  l'intérieur,  dont  le  devoir 
serait  de  les  faire  annuler,  accueille  et  encourage.  La  suppression 
de  traitement  ordonnée  contre  un  évèque  est  de  la  part  de  M.  Combes 
une  nouvelle  atteinte  à  la  loi,  et  s'il  plaisait  au  cardinal  Perraud  de 
la  déférer  au  Conseil  d'Etat,  les  témoignages  les  moins  suspects 
ne  lui  manqueraient  pas  pour  appuyer  sa  réclamation.  C'est  ainsi 
qu'en  1882,  dans  la  séance  du  1"  décembre,  répondant  à  une 
question  de  M.  Batbie  sur  la  suppression  du  traitement  de  quelques 
desservants,  le  président  actuel  du  Sénat,  M.  Fallières ,  alors 
ministre  des  cultes,  distinguait  entre  la  situation  des  desservants 
et  celle  des  curés  de  canton  ou  des  évêques.  Pour  les  desservants, 
il  alléguait,  sans  pouvoir  citer  d'ailleurs  aucune  loi  pour  justifier 
la  mesure,  qu'ils  n'étaient  pas  compris  dans  le  Concordat  et  qu'on 
ne  pouvait  dès  lors  invoquer  en  leur  faveur  les  articles  d'un  traité 
synallagmatique,  qui  eût  lié  le  gouvernement;  pour  les  évêques, 
au  contraire,  aussi  bien  que  pour  les  curés,  il  admettait  les  pres- 
criptions du  traité,  et  s'interdisait  par  là  même  contre  eux  le  droit 
qu'il  s'arrogeait  contre  les  desservants. 

Veut-on  un  autre  témoignage,  qu'a  reproduit  autrefois  le  Cotres* 
pondant *?  Dans  cette  même  année  1882,  un  des  plus  enragés 
sectaires,  Paul  Bert,  qui  fut,  lui  aussi,  ministre  des  cultes,  s'avouait 
également  désarmé  contre  les  évêques.  Ses  réflexions  sont  curieuses 
à  relire,  parce  qu'elles  révèlent  le  plan  poursuivi,  dès  cette  époque, 
par  les  ennemis  de  l'Eglise;  «  Vous  avez  parfaitement  raison, 
écrivait  Paul  Bert  à  une  feuille  de  l'Allier,  en  rappelant  que  le 
gouvernement  a  le  droit  de  supprimer,  sajis  autre  formalité,  tous 
les  traitements  des  desservants,  si  bien  qu'on  pourrait  ainsi*  par 
mesures  individuelles  et  justifiées  par  des  faits,  arriver  à  la  sup- 
pression presque  totale  du  budget  des  cultes.  Quant  aux  évêques 
et  aux  curés,  c'est  autbe  chose.  Mais  avouez  que  ces  gaillards 
choisissent  bien  leur  moment,  alors  qu'une  loi,  dont  je  suis  le 

4  10  avril  1883.  Le  budget  des  cultes  et  renseignement  d'Etat,  par  Charles  de 
Incombe. 


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574  CHRONIQUE  POUT1QD1 

rapporteur,  va  bientôt  permettre  de  les  punir  comme  de  simples 
desservants.  » 

La  grossièreté  de  la  forme  est  digne  du  fond.  Mais  de  la  décla- 
ration de  ce  possédé  il  n'en  résulte  pas  moins  que  même  en 
admettant,  —  ce  qui  est  faux,  —  que  l'on  put  supprimer  le 
traitement  des  desservants,  on  ne  pouvait  atteindre  celui  des 
évèques  et  des  curés.  La  loi  qu'annonçait  Paul  Bert  n'a  pas  été 
faite;  donc  M.  Combes  a  commis  une  illégalité  de  plus,  en  suppri- 
mant le  traitement  de  l'évêque  d'Autun. 

Gomme  la  Chambre,  le  Sénat  a  terminé  par  un  ordre  du  jour 
favorable  au  gouvernement,  la  discussion  soulevée  sur  la  fermeture 
des  écoles  libres.  Le  vote  n'a  pas  changé  le  droit.  A  l'heure  même 
où  les  pouvoirs  publics  approuvaient  le  ministre  des  cultes,  les 
tribunaux  déclaraient  qu'il  avait  violé  la  loi.  M.  de  Chamaillard  a 
pu  en  témoigner,  lui  qui,  désespérant  de  faire  juger  une  cause  que 
le  cabinet  s'obstinait,  sous  prétexte  d'incompétence,  à  soustraire  & 
la  magistrature,  s'est  déridé  à  briser  les  scellés  apposés  par  l'admi- 
nistration afin  de  se  faire  poursuivre  lui-même.  La  cour  de 
Rennes,  en  l'acquittant,  a  reconnu  son  droit.  Ainsi  avait  jugé 
la  cour  de  Chambéry;  ainsi  jugent  les  tribunaux  qui  déclarent 
innocents,  malgré  les  parquets,  les  religieux  inculpés  pour  avoir  ' 
exercé  leur  ministère  sacerdotal. 

Ces  arrêts  mettent  les  sectaires  en  fureur.  Ils  n'admettent  pas 
l'indépendance  des  juges;  ils  les  veulent  désormais  à  leur  dis- 
crétion, révocables  à  merci,  dès  qu'ils  ne  se  seront  pas  conformés 
aux  ordres  du  pouvoir.  Ne  nous  en  étonnons  pas;  c'est  la  tradition 
révolutionnaire.  Ils  pensent  comme  cet  ami  de  Robespierre  qui, 
parlant  d'un  membre  d'une  des  commissions  révolutionnaires, 
disait  :  «  Il  ne  vaut  rien,  absolument  rien,  au  poste  qu'il  occupe; 
il  lui  faut  des  preuves  %  comme  aux  tribunaux  de  l'ancien  régime.  » 
Un  juge  qui  veut  des  preuves,  un  juge  qui  n'obéit  pas  aux  consi- 
gnes, un  juge  qui  prétend  ne  s'inspirer  que  de  sa  conscience  et 
de  la  loi,  pour  eux  n'est  pas  un  juge.  La  défense  républicaine  le 
répudie. 

Nous  ne  pouvons  que  nommer,  parmi  les  orateurs  qui  ofit 
marqué  dans  cette  discussion  du  Sénat,  M.  de  Chamaillard,  M.  de 
Lamarzelle,  M.  de  Blois,#l'amiral  de  Cuverville,  M.  Delobeau,  M.  Mil- 
liard, M.  de  Goulaine.  Nous  les  avons  applaudis.  Mais  nous  enga- 
geons les  conservateurs  et  les  modérés  du  Sénat  à  n'accueillir  qu'avec 
réserve,  et  sans  les  accompagner  de  félicitations  trop  candides,  les 
déclarations  libérales  de  M.  Clemenceau.  Noua  ne  méconnaissons 
pas  le  talent  de  l'orateur;  mais  nous  nous  défions,  sinon  de  sa 
bonne  foi,  du  moins  de  sa  logique.  M.  Clemenceau  se  pose  en 
partisan  de  la  liberté  d'enseignement,  et  il  vote  en  faveur  de 


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CHRONIQDB  POLITIQUE  575 

M.  Combes,  qui  la  supprime;  il  se  sépare  au  scrutin  de  ceux  qui 
la  réclament,  et  il  s'unit  à  ceux  qui  la  repoussent.  Les  actes,  on  en 
conviendra,  ne  concordent  guère  avec  les  paroles.  11  est  vrai  que 
tout  le  monde  n'entend  pas  la  liberté  comme  le  fait,  nous  le  croyons, 
H.  Clemenceau.  L'homme  du  Bloc  nous  parait  la  comprendre 
comme  ses  devanciers  de  93,  qui  ne  parlaient  que  de  la  liberté, 
au  moment  où  ils  l'égor  geaient  dans  la  personne  de  leurs 
adversaires. 

Un  seul  exemple  suffira  pour  justifier  les  doutes  que  nous  inspire 
le  libéralisme  de  M.  Clemenceau.  Il  veut,  assure-t-il,  la  liberté  d'en- 
seignement, la  liberté  de  conscience,  la  liberté  du  père  de  famille; 
il  défend  les  droits  des  parents  avec  des  arguments  dont  quelques- 
uns  seraient  propres  à  nous  toucher.  Mais  cette  liberté  d'enseigne- 
ment, il  commence  par  la  refuser  aux  congrégations.  Pour  lui,  les 
congrégations  n'ont  pas  le  droit  d'exister,  et  la  raison  qu'il  en 
donne,  c'est  qu'elles  forment  des  vœux  contraires  à  la  nature  : 
«  Je  dis,  s'écrie- t-il,  qu'il  n'y  a  pas  de  liberté  de  la  servitude, 
et  que  pour  que  la  liberté  soit,  il  faut  que  les  organes  de  tyrannie 
et  d'oppression  cèdent  la  place  à  la  liberté.  Le  droit  à  la  famille, 
.fondement  de  l'Etat,  vous  l'avez  remplacé  par  le  célibat  obliga- 
toire. »  Mais  ce  célibat  obligatoire,  il  n'est  pas  seulement  la  règle 
des  congrégations;  il  est  aussi  celle  du  clergé  séculier.  Tout  le 
sacerdoce  catholique  a  fait  ce  vœu.  Voilà  donc  tous  les  prêtres 
privés  de  la  liberté  d'enseigner,  et  tous  les  pères  de  famille,  dont 
M.  Clemenceau  proclame  le  droit,  privés  de  l'exercer.  La  liberté 
reste  pour  ceux  qui,  dans  ce  pays  de  France  où  la  religion  catho- 
lique  est  celle  de  la  majorité,  ne  croient  pas  à  cette  religion.  Dès 
lors,  la  contradiction  s'explique,  et  l'on  ne  s'étonne  plus  que,  tout 
en  protestant  de  son  amour  pour  la  liberté,  M.  Clemenceau  vote 
pour  ceux  qui  la  détruisent.  Il  vous  répondra  que  ce  qu'il  repousse, 
ce  n'est  pas  la  liberté,  c'est  la  théocratie  romaine.  Avec  ce  mot,  la 
politique  est  bien  simplifiée.  C'est  ainsi  qu'aux  jours  de  la  Terreur, 
on  guillotinait  les  gens,  en  haine  de  Gobourg,  tout  en  invoquant  la 
fraternité. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  la  revue  historique  qu'a  tentée 
M.  Clemenceau.  Son  érudition  nous  semble  de  même  aloi  que  celle 
de  ce  pauvre  Floquet,  s'excusant  piteusement  d'avoir  dit  à  tort 
que  Pie  IX  était  franc-maçon,  parce  qu'il  l'avait  lu  dans  Larouss  e. 
M.  Clemenceau  vous  affirmera,  en  s'en  scandalisant,  qu'Henri  IV  a 
dit  :  «  Paris  vaut  bien  une  messe  ».  On  perdrait  sa  peine,  en  lui 
apprenant  que  le  mot  n'est  pas  de  Henri  IV,  mais  de  Sully,  qui,  zélé 
protestant,  jugeait  à  sa  façon  la  conversion  de  son  maître,  et  il  est 
bien  probable  qu'il  n'a  jamais  su  que  d'Aubigné  lui-même,  tout  en 
ne  pardonnant  paa  au  roi  son  abjuration,  en  a  reconnu  la  sincérité. 


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576  CflROSIQUK  POLITIQUE 

Il  vous  parlera  encore,  en  disciple  de  M.  Homais,  de  la  «  nuit  du 
moyen  âge  »,  croyant  apparemment  avoir  ainsi  résumé  l'histoire 
des  siècles  qui  virent  Albert  le  Grand,  saint  Bernard,  saint  Thomas 
d'Aquin,  saint  Louis,  Dante.  Il  ignore  que  si,  à  cette  époque,  les 
sciences  se  sont  développées,  si  le  trésor  des  lettres  antiques  nous 
a  été  conservé,  si  l'indépendance  des  peuples  a  été  défendue  et 
sauvegardée,  c'est  aux  ordres  religieux  et  à  la  Papauté  qu'on  le 
doit.  Il  prétend  que  la  liberté  humaine  a  été  vaincue  par  l'Eglise. 
Un  de  ses  collègues,  dont  il  a  pu  déjà  admirer  le  talent,  M.  de 
Lamarzelle,  lui  avait  répondu  d'avance  dans  le  discours  qu'il  pro- 
nonçait dernièrement,  à  Rennes,  lors  de  l'ouverture  du  congrès  des 
jurisconsultes  catholiques.  Il  montrait,  dans  une  superbe  exposi- 
tion, que  la  conscience  humaine,  jusque- là  livrée  aux  Césars, 
maîtres  des  corps  et  des  âmes,  n'avait  été  affranchie  que  le  jour 
où  fut  mise  en  pratique  cette  parole:  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à 
César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  »,  que  le  jour  où  se  trouvèrent 
des  hommes,  des  chrétiens,  des  apôtres,  des  héros,  pour  dire  aux 
maîtres  qui  prétendaient  leur  imposer  leurs  lois  :  non  licet  et  non 
possumus. 

Est-ce  encore  au  nom  de  la  liberté  que  la  faction  ministérielle 
de  la  Chambre  a  composé  la  Commission  des  congrégations?  On 
sait  que  par  les  conditions  qu'elle  prétendait  leur  imposer,  elle  a 
fait  à  ses  adversaires  un  devoir  d'honneur  de  ne  prendre  aucune 
part  au  scrutin  d'où  cette  commission  est  sortie.  Les  sectaires  ont 
donc  obtenu  ce  qu'ils  désiraient.  Enfin,  ils  seront  seuls;  entre  eux 
et  le  gouvernement  la  délibération  sera  secrète.  Ni  pour  lui,  ni 
pour  eux,  il  ne  s'agit  de  décider  quelles  congrégations  on  autori- 
sera. Leur  pensée  est  de  n'en  admettre  aucune,  et,  pour  mieux 
assurer  leur  plan,  ils  en  sont  à  se  demander  par  quel  artifice 
de  procédure  ils  pourront  soustraire  au  Sénat,  qui,  pourtant, 
ne  mérite  pas  leurs  défiances,  l'examen,  au  second  degré,  des 
demandes  qu'ils  auront  repoussées.  Ils  découvriront  l'expédient, 
on  n'en  saurait  douter.  On  voudrait  seulement  espérer  que  le 
Sénat,  blessé  dans  ses  droits,  refusera  de  le  subir. 

La  tactique  habituelle  du  gouvernement  s'est  retrouvée  dans 
cette  crise  néfaste  de  la  grève  des  mineurs.  Pour  les  Jacobins, 
aujourd'hui  comme  autrefois,  l'homme  d'ordre,  le  citoyen  paisible, 
le  travailleur  est  suspect.  Il  y  a  quelques  jours,  interpellé  au 
Conseil  municipal  sur  les  raisons  qui  l'avaient  amené  à  interdire 
à  une  réunion  de  patriotes  le  port  du  drapeau  tricolore,  le  préfet 
de  police  répondait  qu'il  avait  redouté  une  contre- manifestation. 
Ainsi,  qu'à  Paris,  des  bandes  aillent  manifester,  avec  le  drapeau 
rouge,  au  cimetière  du  Père-Lachaise,  pour  les  fédérés,  ou  devant 
lastatue  d'Etienne  Dolet,  pour  la  libre-pensée;  qu'en  province,  i 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  577 

Dunkerque,  à  Saint-Etienne,  et  jusque  dans  les  moindres  villages 
An  Puy-de-Dôme  et  de  la  Haute-Loire,  des  grévistes  promènent  à 
l'ombre  du  même  drapeau  et  aux  chants  de  la  Carmagnole  leurs 
sinistres  farandoles,  le  gouvernement  laisse  faire;  la  rue,  les  champs, 
les  routes  sont  livrées  aux  perturbateurs  ;  on  n'a  pas  à  redouter 
contre  eux  les  démonstrations  des  honnêtes  gens;  dès  lors,  on  leur 
permet  tout.  Mais  que  dans  ces  régions  désolées  par  la  grève,  des 
ouvriers,  las  d'une  oisiveté  qui  ruine  leurs  familles,  veuillent 
retourner  aux  chantiers,  les  meneurs  sont  là  qui  les  guettent;  armés 
de  gourdins  et  de  matraques,  ils  leur  barrent  le  chemin;  ceux 
qui  résistent  sont  roués  de  coups.  Cependant,  les  gendarmes  sont 
présents  ;  ils  n'ont  qu'un  geste  à  faire  pour  protéger  les  travailleurs. 
Ce  geste  leur  est  défendu;  ils  n'ont  pas  le  droit  d'intervenir.  Mais 
voici  le  sous-préfet  de  l'arrondissement;  les  ouvriers  qu'on  menace 
vont  à  lui;  ils  le  conjurent  de  donner  des  ordres  pour  assurer 
leur  entrée  à  la  mine.  «  N'insistez  pas,  leur  crie  le  fonctionnaire 
affolé,  vous  provoqueriez  des  désordres;  retournez  bien  vite  chez 
vous.  »  Gomme  s'il  avait  souci  d'encourager  les  violences,  le 
garde  des  sceaux  ordonne  aux  parquets  de  suspendre  les  pour- 
suites judiciaires  contre  les  émeutiers,  tandis  que  ses  collègues  de 
l'intérieur  et  des  travaux  publics  refusent  d'entendre  les  délégués 
des  Jaunes,  régulièrement  syndiqués,  mais  coupables  de  vouloir 
la  reprise  du  travail  et  la  paix  sociale. 

M.  Combes  a  porté  le  même  esprit  à  la  tribune  dans  la  réplique 
qu'il  a  faite  à  M.  Jaurès  sur  la  question  de  l'arbitrage.  Toutes  ses 
paroles  semblaient  avoir  été  concertées  avec  l'orateur  socialiste 
pour  accuser  les  patrons  et  les  déclarer  d'avance  responsables  de 
l'insuccès  d'un  arbitrage  qu'on  s'efforçait  de  leur  rendre  inaccep- 
table, en  les  sommant  de  s'y  résoudre.  Les  compagnies  ont  dédaigné 
d'apercevoir  ce  jeu  misérable  ;  elles  ont  engagé  des  pourparlers 
avec  les  syndicats,  et,  tout  en  demeurant  convaincu  que  les  ouvriers 
n'auront  qu'à  regretter  le  long  et  désastreux  chômage  dans  lequel 
de  criminels  meneurs  les  ont  entraînés,  nous  ne  pouvons  que 
souhaiter  qu'un  accord  se  fasse  entre  les  deux  parties,  en  dehors 
du  gouvernement  et  des  politiciens.  Mais  ce  qui  ne  montre  trop  à 
quel  point  de  désarroi  nous  en  sommes,  c'est  qu'au  lieu  d'exiger 
l'admission  des  Jaunes  dans  les  négociations,  les  compagnies, 
obéissant  à  la  consigne  gouvernementale,  ont  consenti  à  les  écarter. 

Nous  ne  comptons  pas  beaucoup,  devant  de  tels  exemples,  sur 
les  conservateurs  et  les  modérés  pour  jeter  bas  le  bloc  républicain. 
Les  exécutions  de  cette  sorte  ne  rentrent  guère  dans  leurs  apti* 
tudes;  mais  peut-être  les  gens  du  bloc  arriveront-ils  à  s'en  charger. 
Les  membres  de  la  Convention,  qui  renversèrent  Robespierre,  ne 
valaient  pas  mieux  que  lui;  ils  le  menèrent  à  l'échafaud  pour  ne 


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S78  CffitOHIQUE  POUT1QOI 

pas  y  monter  eux-mêmes,  et  ne  songeaient  pas,  en  le  mettant  i 
mort,  à  faire  cesser  la  Terreur.  Ce  fat  de  l'opinion  publique  qui, 
personnifiant  la  Terreur  dans  le  tyran,  la  déclara  morte  avec  lai. 
Nous  verrons  peut- être  quelque  révolution  analogue,  et  voici  déjà 
que  des  rangs  de  la  coalition  ministérielle  s'élèvent  les  dénonciations 
et  les  cris  de  trahison.  Le  traître  est  M.  Doumer,  que  la  commission 
du  budget  vient  de  prendre  pour  président;  le  dénonciateur  est 
H.  Jaurès,  qui  accuse  &  la  fois  l'élu  et  les  électeurs  :  «  La  majorité 
se  livre  et  livre  la  République,  écrit-il.  C'est  la  suprême  duperie, 
ou  c'est  le  commencement  de  la  trahison...  La  présidence  de  la 
commission  du  budget  est  une  de  nos  plus  grandes  forces  poli- 
tiques, c'est  un  des  pouvoirs  de  l'Etat,  et  quand  une  majorité  est 
assez  insensée  pour  le  livrer  à  l'ennemi,  elle  porte  en  elle  le  prin- 
cipe de  toutes  les  déchéances  et  de  toutes  les  abdications.  » 

Ainsi  l'ennemi  n'est  plus  hors  du  bloc;  il  est  dans  le  bloc  lui- 
même.  Ce  n'est  plus  ni  la  Congrégation,  ni  M.  de  Mun,  ni  même 
H.  Méline  ou  M.  Ribot;  c'est  M.  Doumer,  et  avec  lui,  comme  ses 
complices,  les  membres  de  la  commission  du  budget.  L'épuration 
commence  entre  les  purs;  elle  ira  plus  loin,  et  c'est  en  elle,  sans 
doute,  que  le  bloc  trouvera  le  principe  de  sa  chute. 

Si  les  modérés  ne  se  sentent  pas  de  force  &  précipiter  le  dénoue- 
ment, qu'ils  sachent,  du  moins,  arrêter  leurs  dispositions  pour  le 
jour  où  il  se  produira.  Le  meilleur  moyen  de  s'y  préparer,  c'est  de 
s'unir.  La  proscription  dont  ils  sont  tous  frappés,  leur  indique  leur 
devoir  ;  qu'ils  ne  fassent  pas  entre  eux  plus  de  distinctions  que  n'en 
font  leurs  adversaires.  La  liberté  est  leur  drapeau  commun;  c'est 
en  associant  leurs  efforts,  sans  rivalités  ni  défiances,  qu'ils  ramène- 
ront son  règne,  avec  celui  du  droit,  de  la  justice  et  de  l'honneur. 

Le  prince  royal  de  Danemark  vient  de  faire  une  visite  à  l'empe- 
reur d'Allemagne.  L'événement  a  été  justement  remarqué.  Depuis 
la  guerre  du  Sleswig,  qui  a  dépouillé  le  Danemark  de  provinces  qui 
lui  étaient  chères,  c'est  le  premier  signe  de  rapprochement  entre 
les  deux  maisons  souveraines,  entre  les  vaincus  et  les  conqué- 
rants. Les  optimistes  du  quai  d'Orsay  affectent  en  vain  de  n'atta- 
cher à  cette  entrevue  aucun  caractère  politique. 

En  se  réconciliant  avec  la  Prusse,  le  Danemark  atteste  la  puis- 
sance croissante  de  l'Empire.  Il  entre  dans  le  plan  qui  tend 
à  grouper  les  petits  Etats  autour  du  potentat  germanique,  et  i 
faire  avec  lui  une  ligue  contre  ce  mouvement  révolutionnaire 
dont  chacun  de  ces  Etats  se  sent  menacé  et  qu'entretient 
le  gouvernement  de  la  défense  républicaine.  Bien  loin  de  nous 
rassurer  sur  les  effets  de  ce  rapprochement,  l'influence  de  la 
Russie  sur  la  famille  royale  du  Danemark  ne  fait,  à  notre  avis,  qu'a* 
rendre  la  signification  plus  grave;  car  il  est  évident  que  la  visite 


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CHB0N1QUE  POLITIOOE  579 

n'eùl  pas  été  faite,  si  la  Russie  l'avait  déconseillée.  On  a  raconté 
que  la  princesse  Marie,  fille  du  duc  de  Chartres  et  femme  du 
prince  Valdemar,  était  venue  &  Paris  pour  avertir  nos  tristes 
gouvernants  du  péril  qui  les  menaçait,  et  c'est  dans  une  feuille 
ministérielle  que  nous  trouvons,  avec  l'aveu  du  danger,  l'appel  à  la 
fille  de  France  pour  le  conjurer  :  «  Une  réconciliation  entre  les 
deux  maisons  souveraines  de  Danemark  et  d'Allemagne,  écrit  le 
Français,  entraînant  un  rapprochement  plus  étroit  de  Guillaume  II 
avec  la  famille  russe,  offrirait  &  la  flotte  allemande  des  refuges  et 
des  points  d'appui  qui  lui  manquent  encore,  et  préparerait  peut- 
être  l'accomplissement  des  desseins  &  longue  portée  que,  par 
instants,  l'empereur  allemand  se  plaît  à  laisser  entrevoir.  A  la  cour 
de  Danemark,  nul  ne  conteste  la  gracieuse  influence  de  la  prin- 
cesse Marie  de  Chartres,  unie  au  prince  Valdemar.  La  princesse 
Marie  n'a  jamais  oublié  qu'elle  était  Française.  Elle  saura,  nous  n'en 
doutons  pas,  empêcher  que  ces  grands  changements  politiques, 
s'ils  se  produisent,  deviennent  jamais  une  menace  pour  sa  patrie.  » 
Nous  aussi,  nous  ne  doutons  pas  du  dévouement  héréditaire  de 
la  fille  de  Robert  le  Fort,  non  plus  que  de  celui  des  religieux  qui, 
chassés  de  France,  portent  en  Orient  l'influence  française.  Biais 
encore  faudrait-il  que  ce  gouvernement  de  proscripteurs  ne  rendit 
pas  leur  tâche  trop  difficile,  et  ne  défit  pas  leur  œuvre  &  mesure 
qu'elle  s'avance. 

M.  Chamberlain  va  partir  pour  l'Afrique  du  Sud.  Il  veut  se  rendre 
compte  de  la  situation;  il  veut,  comme  il  vient  de  l'annoncer  au 
Parlement,  conférer  avec  les  représentants  de  tous  les  intérêts  et 
examiner  leurs  vues  sur  la  politique  à  suivre. 

Il  eût  sans  doute  agi  plus  sagement,  en  prenant  ses  informations 
avant  d'engager  la  guerre.  L'Angleterre  a  vaincu  les  Boers,  mais  il 
lui  reste  à  surmonter  les  difficultés  que  sa  victoire  a  créées; 
M.  Chamberlain  trouvera  dans  lés  contrées  qu'il  va  visiter  un  état 
de  choses  plus  alarmant  que  celui  qui  avait  précédé  la  lutte  ;  il 
entendra  à  Johannisburg  des  plaintes  plus  vives  que  celles  dont  il 
se  faisait  l'organe  contre  le  président  Krtiger;  les  uitlanders,  qu'il 
avait  prétendu  défendre,  lui  adresseront  des  réclamations  qu'ils 
n'avaient  pas  élevées  contre  le  gouvernement  du  Transvaal.  Au 
Cap,  il  verra  les  deux  races,  anglaise  et  hollandaise,  plus  animées 
l'une  contre  l'autre  que  les  Boers  ne  le  sont  contre  leurs  vain- 
queurs, et  le  haut  commissaire,  lord  Milner,  débordé  par  l'opposition 
qu'il  rencontre.  On  ne  se  représente  guère  M.  Chamberlain  s'essayant 
au  rôle  de  pacificateur,  et  moins  qu'ailleurs,  dans  cette  Afrique  du 
Sud  où  son  nom  rappelle  tant  de  souffrances  et  a  suscité  tant  de 
haines.  Cependant  l'entreprise  n'effraie  pas  le  ministre  des  colonies; 
il  va  la  tenter,  et  l'Angleterre,  après  quelques  hésitations,  semble 


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580  CHRONIQUE  POLITIQUE 

aujourd'hui  presque  unanime  pour  l'encourager  et  croire  à  son 
succès. 

La  Chambre  des  communes  discute  depuis  quinze  jours  le  projet 
de  loi  scolaire  présenté  par  le  gouvernement.  L'adoption,  à  une 
grande  majorité,  des  premiers  articles  fait  prévoir  le  vote  du  projet 
tout  entier.  Il  serait  trop  long  d'en  énumérer  ici, les  dispositions.  La 
plus  essentielle  a  pour  conséquence  de  donner  aux  particuliers,  fon- 
dateurs ou  propriétaires  des  écoles  libres,  une  part  prépondérante 
dans  la  direction  de  l'école,  et,  suivant  l'esprit  qui  anime  le  plus 
grand  nombre  d'entre  eux,  d'y  établir  le  régime  confessionnel,  en 
réservant,  bien  entendu,  la  «  clause  de  conscience  »  qui  permet 
aux  parents  de  refuser  pour  leurs  enfants  l'instruction  religieuse. 

Mais  ce  refus  est  l'exception;  l'éducation  religieuse  est  le  prin- 
cipe reconnu  de  la  législation  nouvelle.  En  Angleterre,  où  le  clergé 
catholique  n'est  point  bâillonné  comme  en  France,  le  cardinal 
Vaughan  est  intervenu  lui-même  en  faveur  du  projet.  Il  a  écrit 
à  l'un  des  chefs  du  parti  irlandais,  M.  Redmond,  une  lettre 
publique  pour  obtenir  des  représentants  de  l'Irlande  qu'en  dépit 
de  leurs  légitimes  griefs  contre  le  cabinet  actuel,  ils  ne  fassent 
pas  opposition  au  bill  sur  l'éducation.  L'unanimité  de  l'épis- 
copat  catholique  appuie  le  projet,  et  le  débat  qui  s'agite  est 
ainsi  résumé  par  Mgr  Vaughan  :  «  Y  aura-t-il,  oui  ou  non,  une 
entière  liberté  d'enseignement  pour  le  dogme  catholique  dans  les 
écoles  publiques  de  l'Angleterre  ;  c'est-à-dire  le  dogme  catholique 
sera- 1- il,  oui  ou  non,  complètement  banni  de  notre  enseignement 
public  primaire?  »  Le  cardinal  flétrit  la  prétendue  neutralité  de 
l'école,  comme  «  le  plus  hypocrite  moyen  qui  ait  été  inventé  pour 
détruire  la  religion  dans  les  âmes  »;  et  aux  non- conformistes,  qui 
s'efforcent  de  la  faire  prévaloir,  il  répond  que  ce  serait  «  une 
atteinte  à  la  liberté  de  tous  ceux  qui  veulent,  en  même  temps 
qu'une  bonne  instruction,  procurer  à  leurs  enfants  la  connaissance 
de  leur  propre  religion  ». 

Ainsi  peut  parler,  dans  le  royaume  de  Henri  VIII  et  d'Elisabeth, 
un  évèque  catholique;  et  non  seulement  il  peut  parler,  mais  il  peut 
se  faire  entendre  des  pouvoirs  publics  et  obtenir  d'eux  le  respect 
des  droits  qu'il  invoque. 

Le  Directeur  :  L.  LAVEDAN. 
Vun  des  gérants  :  JULES  SERVAIS. 


rjjua.  -  u  m  êort  «x  nu,  UÊnumom^  il,  won  mm  ntmm  um  namjm* 


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LE  CHEMIN  DECANOSSA 


Qui  se  souvient  encore  du  Kulturkampfî  Qui  se  rappelle  cette 
lutte  fameuse  entre  les  catholiques  allemands  et  ce  que  leurs 
adversaires  appelaient  pompeusement  la  «  civilisation  moderne  »? 
Qui  a  présentes  à  l'esprit  les  péripéties  de  ce  duel  acharné  où  Ton 
vit  le  césarisme  prussien  aux  prises  avec  la  foi  catholique,  le 
prince  de  Bismarck  avec  le  parti  du  «  Centre  »,  le  nouvel  empire 
allemand  avec  Rome? 

Et  cependant,  cette  histoire,  déjà  vieille  de  trente  années,  semble 
être  l'histoire  d'hier,  pour  ne  pas  dire  l'histoire  d'aujourd'hui, 
tant  il  y  a  d'analogies  frappantes  entre  les  causes  du  conflit  ancien 
et  celles  du  conflit  actuel;  tant  les  jacobins  de  no?  jours  se 
montrent  les  disciples  fidèles,  les  imitateurs  serviles  du  prince 
de  Bismarck  I 

Il  ne  saurait  être  question  de  retracer  Ici  les  phases  successives 
du  Kulturkampfî  encore  moins  d'entrer  dans  le  détail  des  divers 
incidents  qui  en  ont  marqué  le  développement.  Le  temps  et  l'espace 
nous  manqueraient;  et,  d'ailleurs,  cette  histoire  a  été  déjà  faite  et 
bien  faite  ici  même  *  :  on  ne  saurait  y  revenir  sans  s'exposer  à 
tomber  dans  les  redites  ou  le  plagiat.  Il  nous  suffira  de  rappeler, 
aussi  brièvement  que  possible,  comment  et  sous  quels  prétextes 
les  catholiques  allemands  furent  persécutés  par  le  tout- puissant 
chancelier,  comment  ils  résistèrent,  comment  enfin  ils  triom- 
phèrent*. Il  est,  à  notre  avis  du  moins,  peu  d'études  plus  inté- 
ressantes et  plus  réconfortantes,  car  il  n'y  en  a  pas  qui  démontre/ 
.de  façon  plus  éclatante  la  supériorité  de  la  liberté  sur  la  tyrannie 
et  du  droit  sur  la  force. 

1  Voy.,  dans  le  Correspondant  des  25  novembre,  10  décembre  1878  et 
10  janvier  1879,  les  articles  du  R.  P.  Lescœur  sur*  M.  de  Bismarck  et  la 
persécution  de  lEglise  en  Allemagne  :  ils  ne  retracent,  il  est  vrai,  que  la 
première  phase  du  Kulturkampf,  la  période  d'attaque  et  de  guerre  ouverte. 
Nous  devons  mentionner  également  la  série  des  remarquables  articles  de 
M.  l'abbé  Kannengieser  sur  le  catholicisme  allemand  (nos  des  25  avril, 
10  septembre  1891  ;  25  février,  25  août,  10  septembre,  25  septembre,  25  dé- 
cembre 1892;  10  janvier,  10  juillet  1893  ;  25  novembre  et  10  décembre  1900). 

9  Outre  les  articles  mentionnés  dans  la  note  précédente,  nous  devons 
signaler  l'ouvrage  capital  de  Paul  Majunke  :  Geschichte  des  Kulturkampfes, 
Paderborn,  Friedrich  Schœningh,  1902  (12«  édition). 

4e  LIVRAISON.   —  25  NOVEMBRE   1902.  38 


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582  LE  CHEMIN  DE  GAROSSi 

I 

Il  y  a  juste  trente  ans,  le  prince  de  Bismarck  montait  à  la 
tribune  du  Reichstag  allemand.  On  discutait  le  budget  des  affaires 
étrangères  de  l'Empire  et  l'un  des  chefs  du  parti  national-libéral, 
M.  de  Bennigsen,  demandait  la  suppression  de  l'ambassade  d'Alle- 
magne auprès  du  Vatican.  Le  chancelier  prit  la  parole  pour 
combattre  la  proposition  en  faisant  valoir  toutes  les  raisons  d'ordre 
politique  qui  en  conseillaient  le  rejet  dans  l'intérêt  même  de 
l'Etat.  Mais  il  tint  à  rassurer  sa  majorité  anticatholique  sur  la 
fermeté  de  ses  dispositions  agressives  à  l'égard  de  l'Eglise  et, 
faisant  une  allusion  quelque  peu  pédantesque  à  la  pénitence 
fameuse  de  l'empereur  Henri  IV  vaincu  par  Grégoire  VII,  il  pro- 
nonça cette  phrase  mémorable  : 

«  Soyez  sans  crainte;  nous  n'allons  à  Ganossa  ni  matériellement, 
ni  moralement.  » 

On  sait  le  succès  de  cette  fière  déclaration.  Acclamée  par  le 
Reichstag,  elle  fit  le  tour  de  l'Allemagne  et  du  monde.  Elle  devint, 
en  tout  pays,  le  mot  de  ralliement  et  comme  le  programme  des 
adversaires  de  Rome.  Inscrite  sur  la  pierre  de  l'un  des  piliers  du 
château  de  Harzburg,  elle  semblait,  à  l'adresse  du  Saint-Père  et 
des  catholiques,  un  défi  permanent,  une  déclaration  de  guerre 
éternelle. 

Et  pourtant,  les  faits  devaient  lui  donner  le  plus  éclatant 
démenti.  Dix  années  à  peine  étaient  écoulées  et,  revenant  en 
arrière  sur  toute  la  ligne,  reniant  ses  paroles  de  haine,  abrogeant 
ses  lois  de  persécution,  le  prince  de  Bismarck  était  trop  heureux 
de  faire  sa  paix  avec  l'Eglise,  de  rendre  aux  catholiques  leurs 
droits,  de  s'appuyer  sur  eux  dans  sa  lutte  contre  le  socialisme 
grandissant.  Aujourd'hui,  ils  sont  en  faveur  auprès  de  l'empereur 
Guillaume  II;  le  Centre  catholique  est  devenu,  dans  le  Reichstag 
allemand  comme  dans  la  Chambre  des  députés  de  Prusse,  le  pivot 
de  la  majorité  gouvernementale  et  l'arbitre  de  la  situation. 

Qui  aurait  pu,  au  début  du  conflit,  supposer  qu'il  aurait  pareille 
issue?  A  juger  humainement  les  choses,  jamais  il  n'y  eut  partie 
plus  inégale  que  celle  qui,  au  lendemain  même  de  la  guerre  de  1870, 
mit  le  prince  de  Bismarck  aux  prises  avec  les  catholiques  allemands. 

D'un  côté,  la  première  puissance  du  monde,  un  gouvernement 
parvenu  au  plus  haut  degré  de  grandeur  et  de  force  matérielles, 
dictateur  de  l'Allemagne,  dominateur  de  l'Europe,  appuyé  sur  une 
forte  armée,  sur  un  parlement  docile,  sur  une  presse  à  sa  dévotion, 
ne  rencontrant  plus  au  dedans  ni  au  dehors  aucune  résistance 
apparente,  jouissant  en  un  mot  d'un  prestige  et  d'une  autorité 


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L*  CHBVIff  DE  CABOSSA  583 

tels  que  Napoléon  Ier  seul  les  posséda  aux  jours  les  plus  brillants 
de  son  règne.  À  la  tète  de  ce  gouvernement,  un  vieil  empereur 
chargé  d'ans  et  de  gloire,  vénéré  de  son  peuple,  adoré  de  son 
armée,  et  enfin,  comme  premier  ministre  ou  plutôt  comme  sou- 
verain réelt  un  homme  d'Etat  de  premier  ordre,  en  possession  de 
la  plénitude  de  son  génie  et  de  sa  gloire,  faisant  trembler  l'Europe 
d'un  froncement  de  sourcils,  admiré  de  beaucoup,  redouté  de  tous, 
presque  déifié  par  le  chauvinisme  teuton  et  savourant  non  sans 
quelque  dédain  les  acclamations  et  l'encens  de  ceux-là  mêmes  en 
dépit  de  qui  il  avait  fait  l'unité  allemande. 

De  l'autre  côté,  qui  osait  se  dresser  en  face  du  colosset  Quel- 
ques milliers  de  prêtres  ou  de  religieux,  une  douzaine  d'évêques 
et  quelques  millions  de  catholiques  groupés  aux  deux  extrémités 
de  l'Empire,  n'ayant  pour  alliés  qu'une  poignée  de  protestants 
orthodoxes,  sans  autre  soutien  que  l'appui  lointain  du  Saint-Siège» 
la  conscience  de  leur  bon  droit,  leur  foi  dans  les  promesses  de  la 
parole  divine. 

Comment  la  lutte  avait-elle  pu  se  prolonger,  comment  avait-elle 
pu  même  s'engager  entre  ces  huit  millions  de  catholiques  et  le 
reste  de  l'empire  allemand,  entre  ce  nain  et  ce  géant,  entre  ce 
David  et  ce  Goliath? 

En  apparence,  rien  de  plus  insignifiant,  on  pourrait  même  dire 
rien  de  plus  mesquin  que  les  incidents  qui  provocpièrent  la  lutte. 
Une  querelle  entre  catholiques  et  vieux- catholiques  aurait  fait  tout 
le  mal.  Au  lendemain  de  la  paix  de  Francfort,  un  prélat  alle- 
mand, l'évêque  d'Ernriand,  interdit  l'enseignement  religieux  à  deux 
prêtres  de  Braunsberg  qui  avaient  protesté  contre  le  dogme  de 
l'infaillibilité  pontificale;  les  prêtres  révoqués  réclament;  les  vieux- 
catholiques  les  soutiennent;  le  gouvernement  intervient,  exige  la 
réintégration  des  excommuniés;  l'évêque  tient  bon;  ses  frères 
dans  l'épiscopat  l'appuient  ou  l'imitent  :  et  voilà  la  guerre  allumée, 
une  guerre  qui  allait  mettre  l'Allemagne  en  combustion  pendant 
dix  années!  Quelle  disproportion  entre  les  effets  et  les  causes! 

Toutefois,  si,  au  lieu  de  rester  à  la  surface,  on  va  au  fond  des 
choses,  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  que  ce  médiocre  incident 
fut  simplement  l'occasion  ou  le  prétexte  du  conflit.  En  réalité, 
celui-ci  avait  des  origines  autrement  anciennes,  des  racines  autre- 
ment profondes,  une  bien  autre  portée.  Bismarck  et  les  bismarc- 
kiens  ont  essayé  de  donner  le  change  en  parlant  de  Kulturkampf^ 
c'est-à-dire  de  «  lutte  pour  la  civilisation  »,  comme  si  vraiment 
il  se  fût  agi  de  défendre  la  société  moderne  contre  les  attentats 
de  Rome  et  les  attaques  souterraines  des  Jésuites  !  La  vérité,  c'est 
que  le  catholicisme  avait  contre  lui,  non  pas  la  civilisation,  non 


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bU  LB  CHBMK  DE  CAHOSSÀ 

pas  les  principes  modernes,  mais,  —  ce  qui  est  fort  différent,  — 
la  libre-pensée  allemande,  l'Etat  prussien  et  la  franc-maçonnerie 
internationale.  Nombreuses,  ardentes  et  redoutables  étaient  les 
forces  qui  se  dressaient  en  face  de  lui.  C'étaient  les  universités 
allemandes,  tout  imprégnées  de  l'enseignement  de  Hegel,  croyant 
comme  lui  à  la  déification  de  l'humanité,  avec  l'omnipotence  quasi 
divine  de  l'Etat  pour  corollaire.  C'était  l'esprit  hobereau,  l'esprit 
méticuleux,  processif  et  oppressif  de  la  bureaucratie  prussienne, 
qui,  depuis  le  grand  Frédéric,  a  plus  ou  moins  caporalisé  la  nation 
et  fait  prévaloir  partout  le  respect,  on  pourrait  presque  dire  le 
culte  du  dieu-Etat.  C'était  l'immense  majorité  des  protestants 
allemands,  surtout  de  certains  protestants  libéraux,  chez  qui  s'était 
éteinte  peu  à  peu  toute  foi  dans  la  révélation  chrétienne,  à  ce 
point  que  pour  beaucoup  la  religion  était  devenue  une  sorte  de 
philosophie,  et  que  l'on  avait  pu,  sans  injustice,  leur  appliquer, 
dans  le  domaine  religieux,  la  qualification  de  «  nihilistes  ».  C'était 
le  groupe,  peu  nombreux,  mais  puissant,  des  Juifs  devenus,  au 
lendemain  de  la  guerre  et  grâce  à  la  «  danse  des  milliards  »,  plus 
puissants  et  plus  audacieux  que  jamais.  C'était  toute  la  bande  des 
francs-maçons,  toute  l'armée  des  libres-penseurs  en  lutte  perma- 
nente contre  le  catholicisme  et  croyant  le  moment  venu  d'eu  finir 
avec  lui  en  Allemagne. 

Par  quel  singulier  concours  de  circonstances  cette  coalition 
d'éléments  soi-disant  libéraux  et  antichrétiens  avait- elle  pu  rallier 
à  sa  cause  le  piétiste  et  le  conservateur  intransigeant  qu'était,  au 
fond,  M.  de  Bismarck?  Il  y  avait,  de  cela,  plusieurs  raisons,  les 
unes  d'ordre  politique,  les  autres  tenant  au  caractère  du  chance- 
lier. Le  malheur  avait  voulu  qu'il  eût  constamment  pour  adver- 
saires des  puissances  ou  des  populations  catholiques  :  l'Autriche 
avant  Sadowa,  la  France  avant  Sedan,  les  Alsaciens -Lorrains 
depuis  la  conquête,  les  Polonais  toujours.  Il  n'était  pas  jusqu'aux 
guelfes  hanovriens  parmi  lesquels  il  ne  lui  arrivât  de  rencontrer 
des  réfractaires  aussi  fidèles  à  leur  ancienne  dynastie  qu'à  leur 
foi  religieuse.  Enfin,  la  seule  alliance  qu'il  eût,  et  de  fraîche  date, 
contractée  avec  un  Etat  de  race  latine,  —  l'Italie,  —  n'était  pas 
faite,  on  en  conviendra,  pour  le  rapprocher  du  Saint-Siège  et  du 
catholicisme. 

Il  avait  brisé  la  vieille  Confédération  germanique  si  longtemps 
soumise  à  l'influence  de  la  catholique  Autriche  et  sur  ses  ruines  il 
avait  restauré  l'antique  Empire  d'Allemagne,  rajeuni,  renforcé, 
unifié  sous  le  sceptre  des  Hohenzollern  protestants.  Ayant  à  sa 
tête  une  «  dynastie  évangélique  »,  l'Allemagne  devenait  un 
«  empire  évangélique  »  :  M.  de  Bismarck  l'avait  déclaré  lui-même 


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LE  CHEMIN  DE  CANOSSi  585 

dans  un  discours  au  Reichstag1.  Qu'il  le  voulût  ou  non,  qu'il  s'en 
rendit  compte  ou  non,  c'était  la  revanche  de  l'Allemagne  protes- 
tante sur  l'Allemagne  catholique,  de  la  Réforme  sur  Rome,  et 
M.  de  Bismarck,  qui  ne  fut  jamais  un  vainqueur  généreux,  enten- 
dait bien  pousser  jusqu'au  bout  les  conséquences  de  son  triomphe. 
Non  qu'il  songeât,  ainsi  que  certains  de  ses  alliés  politiques,  à 
extirper  le  catholicisme  du  sol  allemand.  Gomme  tous  les  grands 
politiques,  comme  tous  les  grands  manieurs  d'hommes,  il  était  loin 
de  méconnaître  la  vertu  sociale  et  la  puissance  morale  des  croyances 
religieuses;  mais  il  prétendait  en  faire  un  instrument  de  règne;  il 
voulait,  au  lieu  de  les  servir,  s'en  servir  dans  l'intérêt  du  nouvel 
empire  et  pour  assurer  la  prépondérance  des  races  germaniques. 
Il  l'avait  dit,  dans  un  moment  d'épanchement,  au  maire  de  Reims 
pendant  la  campagne  de  1870  :  «  Si  nous  nous  rendons  maître  du 
catholicisme,  les  races  latines  auront  bientôt  perdu  leur  influence2.  » 

Se  rendre  maître  du  catholicisme,  le  germaniser,  ou  mieux  le 
prussifier,  en  faire  une  Eglise  nationale  avec  un  clergé  d'Etat  : 
tel  fut,  en  effet,  le  programme  qu'il  essaya  de  réaliser,  le  but  qu'il 
visa  dès  son  retour  en  Allemagne,  après  la  signature  des  prélimi- 
naires de  paix.  Il  y  voyait  des  avantages  de  toute  sorte  :  il  pensait 
relever  le  prestige  des  Eglises  protestantes  allemandes  de  tout  ce 
qu'aurait  perdu  en  indépendance  et  en  unité  l'Eglise  catholique 
romaine.  Il  se  flattait  de  trouver  dans  un  clergé  à  sa  dévotion  un 
auxiliaire  excellent  pour  la  défense  de  l'Etat  et  de  la  société;  il 
espérait  s'en  servir,  surtout  dans  l'Allemagne  du  Sud,  pour  neu- 
traliser les  tendances  particularistes  encore  puissantes  et  pour 
cimenter  l'édifice  à  peine  achevé  de  l'empire  allemand  unitaire  et 
centralisé.  Peut-être  même  rêvait  il  de  détourner  au  profit  du 
nouvel  empire,  et  grâce  à  son  alliance  avec  le  clergé  catholique 
allemand,  une  panie  de  l'influence  si  considérable  que  l'Eglise 
romaine,  même  désarmée,  même  captive,  exerce  encore  dans  le 
domaine  de  la  politique  internationale.  C'est  ainsi  qu'il  aurait, 
comme  il  l'avait  dit  au  maire  de  Reims,  en  1870,  enlevé  aux  races 
latines,  pour  le  transporter  à  la  race  germanique,  un  des  plus  pré- 
cieux éléments  de  leur  prestige  et  de  leur  puissance  dans  le  monde. 

Tous  ces  calculs  étaient  ingénieux  et  savants.  Malheureusement 
ils  péchaient  par  la  base.  Ils  reposaient  sur  une  méconnaissance 
complète  de  la  nature  de  l'Eglise  catholique,  de  sa  constitution  et 
de  l'esprit  qui  l'anime.  M.  de  Bismarck  ne  tarda  pas  à  s'en  con- 
vaincre. Au  lendemain  de  la  proclamation  du  dogme  de  l'infailli- 
bilité pontificale  si  longtemps  et  si  vivement  discuté  en  Allemagne 

«  6  mars  1872. 

*  Eatretien  rapporté  dans  le  Figaro  du  14  septembre  1882. 


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586  LE  CH1M1N  DE  CANOSSX 

avant  sa  définition,  il  avait  pensé  que  la  promulgation  des  décrets 
du  concile  du  Vatican  provoquerait  un  schisme  dans  le  clergé 
allemand  et  jetterait  celui-ci  dans  ses  bras.  Il  comptait  que  les 
vieux-catholiques  allaient  devenir,  sous  sa  puissante  égide,  le  noyau 
de  l'Eglise  catholique  allemande.  Grande  fut  sa  surprise,  et  presque 
son  indignation,  lorsqu'il  vit  qu'après  comme  avant,  les  catholiques 
allemands  restaient,  par-dessus  tout,  des  catholiques  romains. 

C'est  alors  qu'il  changea  brusquement  d'allures  et  de  procédés. 
N'ayant  pu  les  attirer  à  lui,  il  prétendit  les  briser.  N'ayant  pas 
réussi  à  en  faire  ses  instruments,  il  voulut  les  écraser.  Gomme  ils 
ne  consentaient  pas,  suivant  une  de  ses  expressions  favorites,  à 
«  se  subordonner  »,  il  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  les  persé- 
cuter. C'est  l'histoire  éternelle  de  tous  les  despotes.  Prétendant 
imposer  à  tous  et  en  toutes  choses,  même  en  matière  religieuse, 
même  dans  le  domaine  de  la  conscience,  la  prééminence  du  pouvoir 
politique,  de  la  loi  laïque  et  de  l'autorité  civile,  ils  arrivent  inévi- 
tablement à  entrer  en  conflit  avec  les  dépositaires  de  l'autorité 
religieuse  et  les  interprètes  de  la  loi  divine,  dès  que  ceux-ci  osent 
se  tenir  debout  et  revendiquer  leurs  droits. 

Le  prince  de  Bismarck  l'a  reconnu  lui-même,  un  jour,  à  la  tri- 
bune du  Parlement  prussien  : 

«  Il  s'agit,  disait-il,  de  l'antique  conflit  de  pouvoirs  qui  est  aussi 
vieux  que  l'espèce  humaine,  du  conflit  de  pouvoirs  qui  est  beau- 
coup plus  ancien  que  la  venue  de  notre  Sauveur  en  ce  monde,  du 
conflit  de  pouvoir  qu'Agamemnon  à  Aulis  eut  à  subir  contre  ses 
prophètes,  qui  lui  coûta  sa  fille  et  empêcha  les  Grecs  de  mettre  à 
la  voile,  du  conflit  de  pouvoirs  qui,  sous  le  nom  de  lutte  des  papes 
et  des  empereurs,  a  rempli  L'histoire  d'Allemagne  au  moyen  âge 
jusqu'à  la  ruine  de  l'empire  allemand...  Le  but  que  la  papauté 
avait  incessamment  devant  les  yeux,  comme  les  Français  la  fron- 
tière du  Rhin  (!),  le  programme  qu'elle  fut  près  de  réaliser  au 
moyen  âge,  c'est  l'assujettissement  du  pouvoir  séculier  au  pouvoir 
religieux,  but  éminemment  politique,  mais  qui  est  aussi  vieux  que 
l'humanité,  car,  depuis  qu'elle  existe,  il  y  a  eu,  soit  des  gens 
habiles,  soit  des  prêtres  en  titre,  qui  affirmèrent  connaître  la 
volonté  de  Dieu  plus  exactement  que  leur  prochain;  et  que  ce  soit 
là  le  fondement  des  prétentions  papales  à  la  domination,  personne 
ne  l'ignore.  La  lutte  du  prêtre  conlre  le  roi,  et,  dans  le  cas 
présent,  du  pape  contre  l'empereur  d'Allemagne,  telle  que  nous 
l'avions  déjà  vue  au  moyen  âge,  doit  être  jugée  comme  tout  autre 
lutte  :  elle  a  ses  conclusions  de  paix,  elle  a  ses  temps  d'arrêt,  elle 
a  ses  armistices...  Ge  conflit  de  pouvoirs  est  soumis  aux  mêmes 
conditions  que  toute  autre  lutte  politique;  c'est  donc  un  déplace- 


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LE  CHEMIN  DE  CANOSSÀ  S8Ï 

ment  de  ht  question,  calculé  pour  produire  de  l'impression  sur  les 
gens  dénués  de  jugement,  quand  on  le  présente  comme  s'il 
s'agissait  de  la  défense  de  l'Eglise;  il  s'agit  de  délimiter  jusqu'où 
doit  aller  le  pouvoir  des  prêtres,  jusqu'où  doit  aller  le  pouvoir  du 
roi,  et  cette  délimitation  doit  être  faite  de  telle  sorte  que,  de  son 
côté,  l'Etat  puisse  subsister  en  ces  limites.  Car,  dans  l'empire  de 
ce  monde,  il  a  le  pouvoir  et  la  préséance  !.  » 

Le  jour  od  le  prince  de  Bismarck  prononça  ces  paroles,  il  eut 
un  mérite  incontestable  :  &  travers  son  étalage  si  profondément 
pédantesque  et  par  là  même  si  profondement  tudesque  de  mytho- 
logie classique  et  de  souvenirs  moyenâgeux,  il  sut,  du  moins, 
poser  la  question  dans  des  termes  d'une  clarté  parfaite.  Mus  il 
ne  fit  pas  toujours  preuve  de  la  même  franchise.  Jamais,  on  le 
sait,  il  n'a  voulu  accepter  le  rôle  d'agresseur.  A  l'entendre,  il  a 
toujours  eu  le  malheur  d'être  provoqué.  Provoqué  par  l'Autriche, 
provoqué  par  la  France,  il  l'aurait  été  également  par  ht  cour  de 
Rome  et  par  les  catholiques  allemands.  Contre  tous,  il  s'est  borné, 
en  les  écrasant  ou  en  essayant  de  les  accabler,  à  faire  usage  du 
droit  de  légitime  défense. 

A  l'en  croire,  il  n'eut  jamais  pour  l'Eglise  catholique  et  pour 
ses  défenseurs  que  des  sentiments  de  profond  respect  et  de  sinoëre 
bienveillance.  Il  était  revenu  de  France,  au  lendemain  de  nos 
défaites,  rempli,  sinon  de  confiance,  du  moins  des  intentions  les 
plus  conciliantes.  Il  ne  voulait  que  ta  paix,  la  concorde, -là  bonne 
entente  :  il  ne  demandait  qu'à  être  payé  de  retour. 

Le  malheur  de  M.  de  Bismarck,  —  comme  celui  du  loup  de  la 
fable,  —  fut  de  n'être  pas  compris.  C'est,  du  moins,  ce  qu'il  a  tou- 
jours affirmé.  Comment,  suivant  hii,  aurait-on  répondu  i  ses  avances, 
à  ses  ouvertures  si  amicales?  Par  de  la  réserve?  Par  de  la  malveil- 
lance? Par  de  l'hostilité?  Par  des  menées  occultes?  Par  une  opposi- 
tion déclarée?  Non,  plus  encore  :  «  par  une  mobilisation  ».  Ce  sont 
les  termes  mêmes  dont  il  s'est  servi.  La  reconstitution  du  «  parti 
du  Centre  »  ou  parti  catholique,  après  la  guerre,  aurait  été,  tou- 
jours suivant  les  paroles  du  prince- chancelier,  «  une  batterie  de 
brèche  braquée  contre  l'Etat  »;  ses  chefs  étaient  «  les  artilleurs 
qui  la  servaient,  les  ingénieurs  qui  l'avaient  établie  » . 

Une  fois  engagés  dans  cette  voie,  H.  de  Bismarck,  ses  partisans 
au  Parlement  et  ses  «  reptiles  »  dans  la  presse  n'hésitèrent  pas  à 
lancer  contre  les  catholiques  allemands  les  accusations  les  plus 
graves.  Non  seulement  on  leur  fit  un  crime  d'avoir  pris  pour  chef 
un  ancien  ministre  du  roi  de  Hanovre,  H.  de  Windthorst,  la  «  petite 

1  Chambra  des  seigneurs  de  Prusse,  séance  du  10  mars  1873.  {Discours  du 
prince  de  Bismarck,  t.  V,  p.  30  et  suiv.) 


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588  LE  CHEMIN  DE  CAROSSi 

Excellence  de  Meppen  »  et  la  bète  noire  de  M.  de  Bismarck  ;  non 
seulement  on  leur  reprocha  de  vouloir  former  un  parti  exclusive- 
ment religieux,  comme  une  sorte  d'Etat  dans  l'Etat,  et  de  prétendre 
à  un  partage  égal  des  fonctions  publiques  en  proportion  du 
nombre  d'adhérents  de  chacune  d'elles;  mais  encore  on  les 
dénonça  comme  les  perturbateurs  de  la  paix  publique,  comme  les 
ennemis  de  l'Etat,  comme  des  traîtres  à  la  patrie. 

Le  chancelier  de  fer  ne  craignait  pas  de  dire  à  la  tribune,  et 
les  journaux  à  8a  solde  répétaient  en  choeur,  que  les  députés 
catholiques  étaient  les  irréconciliables  ennemis  de  l'empire  alle- 
mand. M.  de  Bismarck  les  accusait,  il  accusait  avec  eux  le  clergé 
catholique,  les  fidèles,  l'Eglise  elle-même  de  vouloir  «  qu'aucune 
loi  en  Prusse  ne  pût  exister  sans  l'approbation  du  Pape  1  »  ;  bien 
plus,  que  l'esprit  de  l'enfant  fût  «  empoisonné  dans  les  écoles;  »* 
qu'on  «  préparai,  par  l éducation  donnée  à  C  enfance,  des  recrues 
polonaises  sur  lesquelles  notre  armée  n'aurait  pas  à  compter;  » 
que,  dans  les  régiments,  «  le  commandement  de  V officier  qui  est 
à  leur  tête  eût  un  moindre  effet  que  l'influence  du  confesseur  2  ». 
Il  affectait  de  ne  voir  dans  les  membres  du  «  parti  du  Centre  » 
que  des  alliés  de  l'étranger.  Au  risque  de  les  désigner  aux  vio- 
lences populaires,  il  les  représentait  comme  les  adversaires  irré- 
conciliables de  l'iniépendance  allemande,  il  allait  jusqu'à  agiter 
le  spectre  vraiment  peu  effrayant  de  l'invasion  française,  il  lui 
reprochait  de  chercher  des  appuis  dans  la  presse  bavaroise,  gallo- 
phile,  an ti- allemande3.  »  Non  content  d'imputer  au  parti  catho- 
lique l'humiliation  diplomatique  de  la  Prusse  à  Olmtitz  et  jusqu'à 
la  défaite  des  Gibelins  en  Italie,  au  temps  de  Conradin,  il  préten- 
dait que  les  défenseurs  modernes  du  Saint-Siège  comptaient  encpre, 
pour  le  triomphe  de  leur  cause,  sur  l'appui  du  bras  séculier 
représenté  par  la  France  ;  il  affectait  de  considérer  la  déclaration 
de  guerre  de  1870  coïncidant  avec  la  définition  du  dogme  de 
l'infaillibilité  comme  la  promulgation  à  main  armée  des  décrets  du 
concile  du  Vatican;  il  insinuait  que  l'Eglise  entrait  en  lutte  avec 
l'Allemagne  par  dépit  et  par  désespoir  de  voir  la  suprématie  poli- 
tique passer  des  deux  grandes  puissances  catholiques  à  la  Prusse, 
Etat  protestant.  En  combattant  de  tels  adversaires,  en  cherchant 
à  les  détruire,  M.  de  Bismarck  prétendait  accomplir  un  devoir 
rigoureux,  celui  de  la  défense  des  institutions  impériales. 

Le  réquisitoire,  on  le  voit,  était  aussi  complet  que  virulent;  mais 

1  Chambre  des  seigneurs  de  Prusse,  17  décembre  1873.  (Discours  du  prince 
de  Bismarck,  V,  154.) 
a  lbid.t  6  mars  1872.  (Discours,  IV,  114  et  115.) 
8  Chambre  des  députés  de  Prusse,  30  janvier  1872.  (Discours,  IV,  61.) 


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LE  GHBMIN  DE  CAHOSSÀ  589 

il  était  aussi  faux  que  violent.  Les  accusations  qu'il  contenait 
étaient  autant  de  calomnies  évidentes  pour  quiconque  connaît  un 
peu  l'Allemagne  et  son  histoire.  Nul  n'ignore  aujourd'hui  qui  pro- 
voqua la  guerre  de  1870  et  qui  déchaîna  la  guerre  religieuse  en 
Allemagne;  chacun  sait  combien  les  préoccupations  religieuses  et 
le  souci  de  complaire  au  Vatican  étaient  étrangers  au  gouvernement 
français  lorsque  éclata  la  guerre  franco* allemande.  Tout  le  monde 
a  été  témoin  de  l'invariable  fidélité  des  populations  catholiques  de 
l'Allemagne  au  drapeau  national  :  on  se  rappelle  avec  quel  courage 
leurs  enfants  combattirent  à  côté,  et  souvent  à  l'avant- garde,  des' 
troupes  prussiennes;  quelles  pertes  cruelles  subirent  ces  recrues 
polonaises  ou  silésiennes  sur  lesquelles  le  chancelier  de  fer  déver- 
sait publiquement  le  soupçon.  Depuis  lors,  les  catholiques  alle- 
mands n'ont  pas  laissé  passer  une  occasion  de  protester  de  la 
sincérité  de  leur  patriotisme,  de  leur  fidélité  à  l'empire,  à  la  consti- 
tution impériale,  au  drapeau  allemand;  ils  ont  toujours  conformé 
leurs  actes  à  ces  affirmations;  pas  une  fois,  en  dépit  de  tous  les 
efforts  de  leurs  ennemis,  on  n'a  pu  arriver  à  fournir  la  moindre 
preuve  de  leurs  prétendues  relations  avec  les  ennemis  de  l'Allemagne. 
Tout  cela  n'a  pas  empêché  M.  de  Bismarck,  les  pseudo-libéraux, 
les  progressistes,  les  conservateurs  protestants  qui  formaient  sa 
majorité,  d'articuler,  de  répéter,  de  propager  contre  le  parti  du 
Centre  et  contre  ses  partisans  les  accusations,  notoirement  fausses, 
que  nous  venons  de  rappeler.  Mais  la  calomnie  n'est- elle  pas,  en 
tout  temps  et  en  tous  pays,  l'arme  favorite  employée  contre  les 
catholiques?  Et  ne  fallait-il  pas  perdre  ceux  d'Allemagne  dans 
l'opinion  de  leurs  concitoyens  avant  de  les  frapper  et  de  les 
proscrire? 

II 

C'est  bien,  en  effet,  d'une  proscription  véritable  qu'ils  furent 
l'objet  et  aucun  autre  terme  ne  donnerait  une  idée  exacte  de  l'ini- 
quité, de  l'arbitraire,  de  la  violence  du  traitement  qu'on  leur  infligea. 

Aussitôt  que  M.  de  Bismarck  eut  pris  son  parti,  il  «  mobilisa  », 
lui  aussi,  avec  l'énergie  et  la  décision  qui  le  caractérisaient;  il 
ouvrit,  lui  aussi,  une  «  batterie  de  brèche  »  plus  réelle  et  plus 
formidable  que  celle  qu'il  accusait  faussement  les  catholiques 
allemands  de  dresser  contre  l'Etat.  Depuis  longtemps,  d'ailleurs, 
le  plan  d'attaque  était  arrêté  dans  l'esprit  du  tout-puissant  chan- 
celier. Dès  le  commencement  de  l'été  de  1870,  avant  que  la  guerre 
avec  la  France  eût  éclaté,  avant  que  le  dogme  de  l'infaillibilité 
pontificale  eût  été  défini,  le  comte  d'Arnim  annonçait,  par  ordre 
supérieur,  aux  évêques  allemands  le  sort  qui  les  attendait,  eux  et 


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M8  L*  CHEJfl»  DI  UBOS&à 

leurs  ouailles,  s'ils  se  soumettaient  aux  décisions  du  concile  du 
Vatican.  Obstacles  apportés  au  choix  de  nouveaux  évêques; 
expulsion  des  Jésuites;  mesures  d'exception  contre  les  autres 
ordres  religieux  ;  défense  de  laisser  les  ecclésiastiques  faire  leurs 
études  à  Rome;  interdiction  à  l'Eglise  d'intervenir  dans  l'école  : 
telles  étaient  les  mesures  dont  les  catholiques  étaient  menacés. 
C'était  déjà,  en  partie,  le  programme  du  Kulturkampf  :  il  fut 
suivi  à  la  lettre. 

En  dépit  de  ces  menaces,  le  clergé  catholique  et  les  fidèles 
allemands  refusèrent,  comme  on  sait,  de  tomber  dans  le  schisme; 
mais  ils  n'eurent  garde  de  négliger  l'avertissement  que  leur  faisait 
adresser  M.  de  Bismarck  et  auquel  la  faveur  manifeste  dont  com- 
mençaient à  jouir  les  vieux- catholiques  servait,  d'ailleurs,  de 
commentaire  significatif.  C'est  sous  l'influence  de  ces  craintes  que 
se  reconstitua,  dans  le  Landtag  prussien,  le  parti  catholique,  la 
«  fraction  du  Centre  » ,  dont  la  première  apparition  remontait  à 
1849,  mais  qui,  depuis  dix  ans,  grâce  à  la  paix  religieuse  dont 
jouissait  la  Prusse,  s'était  peu  à  peu  désagrégée,  puis  dissoute.  Les 
élections  de  1870  avaient  envoyé  à  la  Chambre  prussienne  cin- 
quante-deux députés  élus  comme  catholiques,  qui  formèrent,  dans  le 
Landtag,  un  groupe  compact,  homogène,  actif  et  complètement 
indépendant  du  gouvernement  aussi  bien  que  des  autres  fractions 
politiques.  Leur  nomination  indiquait,  de  la  part  des  catholiques 
allemands,  la  volonté  arrêtée  de  prendre  leur  part  de  la  direction 
des  affaires  publiques  et  de  défendre,  sur  le  terrain  parlementaire, 
la  liberté  de  leurs  consciences  et  l'intégrité  de  leur  foi  :  rien  de 
plus,  rien  de  moins.  Mais  c'est  précisément  ce  que  ne  pouvaient 
leur  pardonner  M.  de  Bismarck  ni  les  partis  anticatholiques  sur 
lesquels  il  s'appuyait.  Le  chancelier  ne  reconnaissait  ni  aux  catho- 
liques ni  à  aucune  autre  communion  religieuse  le  droit  de  demander 
que,  dans  la  répartition  des  fonctions  publiques,  il  lui  fût  fait  une 
part  proportionnelle  à  son  importance  numérique;  il  admettait 
encore  moins  qu'il  pût  se  former  dans  un  Parlement  une  fraction 
confessionnelle  faisant  dépendre  avant  tout  sa  conduite  politique 
de  ses  croyances  religieuses. 

C'est  là  une  très  grosse  question,  dont  le  prince  de  Bismarck 
n'ignorait  certainement  pas  la  gravité,  mais  qu'il  tranchait  un  peu 
légèrement.  Lorsqu'il  s'élevait  contre  l'introduction  des  débats 
théologiques  dans  les  assemblées  politiques,  il  avait  incontesta- 
blement raison,  à  ce  point  même  qu'il  semblait,  suivant  l'expression 
courante,  prêcher  des  convertis,  car  personne,  parmi  les  catho- 
liques, ne  songeait  à  ériger  les  parlements  en  conciles  ou  à  leur 
proposer  de  voter  un  Credo.  Mais,  en  dehors  et  à  côté  des  dogmes 


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LE  CHEMIN  DE  CAHOSSA  591 

proprement  dits,  il  est  no  certain  nombre  de  principes  supérieurs 
et  d'ordre  moral  qui  influent  sur  tous  les  actes  des  partis  politiques, 
et  dont  l'adoption  ou  le  rejet  dépend  pins  ou  moins  des  convictions 
religieuses.  Dans  le  Reicbstag  allemand  comme  dans  les  Chambres 
prussiennes,  comme  dans  tous  les  parlements  de  l'Europe,  il  n'était 
pas,  il  n'est  pas  encore  aujourd'hui  un  groupe  qui  ne  conforme  sa 
conduite  politique  à  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  nature  morale  de 
l'homme,  de  ses  droits  naturels  et  sociaux,  de  ses  devoirs  envers 
ses  semblables  et  envers  Dieu.  C'est  ainsi  qu'au  moment  où  éclata 
le  Kulturkampf,  chacun  avait  déjà  pris  position.  Les  vieux  conser- 
vateurs prussiens  avaient  arboré  le  drapeau  de  l'absolutisme  féodal 
et  piétiste.  Les  nationaux-libéraux  avaient  pour  devise  l'unification 
de  l'Allemagne  sous  la  forte  main  de  la  Prusse  et  le  développement 
de  toutes  les  libertés,  hormis  de  la  liberté  religieuse.  Les  progres- 
sistes voulaient  là  république  sans  Dieu;  le3  socialistes,  le  nivelle- 
ment et  le  matérialisme. 

Quant  au  parti  catholique,  à  la  «  fraction  du  Centre  »,  il  récla- 
mait, nou  pas  l'affirmation  ou  la  reconnaissance  de  tel  ou  tel  dogme 
catholique,  mais  simplement  le  respect  de  sa  foi,  le  règne  des  lois 
morales  contenues  dans  le  Décalogue,  l'amélioration  matérielle  et 
morale  du  sort  des  masses  populaires,  la  liberté  et  la  justice.  Au 
lendemain  même  de  la  proclamation  de  l'Empire  allemand,  il  avait 
formulé  ses  principes  dans  une  déclaration  fameuse  et  demandé 
que  les  libertés  essentielles  dn  citoyen,  notamment  la  liberté  reli- 
gieuse, .que  reconnaissait  déjà  la  constitution  prussienne,  fussent 
également  consacrées  par  la  constitution  impériale1.  Avec  la  liberté, 


1  Voici  ce  document  capital,  qui  constituait  le  programme  politique  du 
parti  du  Centre  et  qui  était  présenté  sous  la  forme  d'un  amendement  au 
projet  de  constitution  de  l'Empire  : 

«  Tout  Allemand  a  le  droit  d'exprimer  librement  son  opinion  par  la 
parole,  récriture,  la  presse  ou  la  représentation  graphique. 

c  II  ne  peut  être  établi  de  censure;  aucune  autre  restriction  ne  peut  être 
apportée  à  la  liberté  de  la  presse  que  par  la  voie  législative. 

«Les  délits  commis  par  la  parole,  l'écriture,  la  presse  ou  la  représentation 
graphique  sont  punissables  conformément  aux  règles  générales  du  droit 
pénal. 

«  Tous  les  Allemands  ont  le  droit  de  se  réunir  paisiblement  et  sans 
armes,  dans  des  locaux  fermés,  sans  autorisation  administrative  préalable. 
Cette  disposition  n'est  pas  applicable  aux  réunions  à  ciel  ouvert,  qui  sont 
soumises  aux  prescriptions  de  la  loi  en  ce  qui  concerne  l'autorisation  admi- 
nistrative préalable. 

«  Tous  les  Allemands  ont  le  droit  de  s'associer  pour  tout  objet  non 
Interdit  par  les  lois  pénales.  —  La  loi  règle,  notamment  au  point  de  vue  du 
maintien  de  la  sécurité  publique,  l'exercice  des  droits  reconnus  par  le 
présent  article  et  par  le  précédent.  —  Les  associations  politiques  peuvent 


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592  LE  CHEMIN  DE  CAROSSi 

la  justice  devait  être,  aux  yeux  des  catholiques  allemands,  la  base 
de  la  politique,  à  l'intérieur  comme  à  l'étranger.  C'était  ce  qu'affir- 
mait leur  belle  devise  :  Justifia  est  fundamentum  regnorum.  M.  de 
Bismarck,  on  le  comprend,  ne  pouvait  guère  s'entendre  avec  nn 
parti  politique  qui  professait  de  tels  principes.  Il  le  lui  fit  bien  voir. 

Non  seulement  les  paragraphes  relatifs  à  la  liberté  de  conscience 
ne  furent  pas  insérés  dans  la  constitution  de  l'Empire  allemand, 
mais  encore  la  section  du  culte  catholique  fut  supprimée  au  minis- 
tère des  cultes,  et  le  titulaire  de  ce  ministère  fut  changé.  M.  de 
Mûlher,  fonctionnaire  libéral  et  modéré,  dut  céder  la  place  au  trop 
célèbre  docteur  Falk.  En  même  temps,  des  démarches  étaient  faites 
à  Rome  pour  obtenir  du  Pape  qu'il  désavouât  la  «  fraction  du 
Centre  »  et,  sur  son  refus,  le  chancelier  allemand  faisait  paraître 
dans  la  presse  officieuse  des  articles  menaçants  où  il  n'était  question 
que  de  reprendre,  à  trois  siècles  de  distance,  la  lutte  traditionnelle 
entre  la  Réforme  et  la  Papauté,  entre  Rome  et  l'Allemagne. 

C'était  une  déclaration  de  guerre  en  règle.  Les  actes  suivirent 
immédiatement. 

Dès  la  fin  de  novembre  1871,  on  faisait  voter,  en  quelques  jours, 

être,  par  voie  législative,  soumises  à  des  restrictions  ou  à  des  interdictions 
temporaires. 

«  Est  garantie  la  liberté  des  croyances  religieuses,  de  l'union  en  associa- 
tions religieuses  et  de  l'accomplissement  en  commun  des  pratiques  reli- 
gieuses au  foyer  domestique  ou  en  public.  La  jouissance  des  droits  civils  et 
politiques  est  indépendante  des  croyances  religieuses.  Aucune  infraction 
aux  devoirs  civils  et  politiques  ne  doit  résulter  de  l'exercice  de  la  liberté 
religieuse. 

o  L'Eglise  évangélique,  l'Eglise  catholique  romaine,  de  même  que  toute 
autre  association  religieuse,  règle  et  administre  ses  affaires  en  toute  indé- 
pendance et  reste  en  possession  et  jouissance  des  établissements,  fondations 
et  deniers  affectés  à  ses  œuvres  de  culte,  d'enseignement  et  de  bienfaisance.  » 

EnGn,  ce  programme  était  complété  par  la  déclaration  suivante  : 

«  En  vertu  de  l'entente  intervenue  entre  la  Confédération  de  l'Allemagne 
du  Nord  et  les  Etats  de  l'Allemagne  du  Sud,  le  régime,  de  la  presse  et  du 
droit  de  réunion  est,  d'après  l'art.  4,  n°  16,  de  la  constitution  de  l'Empire 
allemand,  du  ressort  de  la  législation  impériale.  Mais,  dans  la  plupart  des 
Etats  confédérés,  et  notamment  en  Prusse,  ces  droits  si  importants  ont  déjà 
obtenu,  sôus  forme  de  principes  fondamentaux,  des  garanties  constitution- 
nelles, servant  de  règle  à  la  législation  nationale,  et  il  ne  peut  être  dans 
l'esprit  de  la  constitution  de  l'Empire  de  mettre  en  question  ces  garanties 
par  un  renvoi  inconditionnel  à  la  législation  ultérieure  de  l'Empire  sur  ces 
matières.  On  demande  donc  que  les  dispositions  des  art.  27  à  30  des  Prin- 
cipes constitutionnels  prussiens,  ainsi  que  les  dispositions  étroitement 
connexes  des  art.  il  et  15  de  ces  mêmes  Principes,  soient  reprises  dans  la 
constitution  de  l'Empire,  aBn  que  celle-ci  soit  non  seulement  le  rempart  de 
la  sécurité  nationale  et  du  bon  ordre,  mais  encore  la  garantie  de  la  liberté 
de  ses  habitants.  » 


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LE  CBEM1N  DE  CAN0SS1  593 

au  Reichstag  le  Kanzelparagraph,  c'est-à-dire  un  paragraphe 
additionnel  au  Gode  pénal  de  l'Empire  allemand  et  destiné  à 
réprimer  ce  que  Ton  appelait  les  abus  de  la  chaire.  Il  avait  pour 
auteur  le  ministre  bavarois  von  Lutz,  partisan  avéré  des  vieux- 
catholiques.  Son  but  manifeste  était  de  fermer  la  bouche  au  clergé 
catholique  et  de  couper  en  quelque  sorte  les  communications  entre 
lui  et  les  fidèles.  Il  punissait  d'un  emprisonnement,  pouvant  aller 
jusqu'à  deux  ans,  tout  ecclésiastique  qui,  dans  l'exercice  de  son 
ministère,  devant  une  foule  assemblée  ou  dans  un  édifice  consacré 
au  culte,  énoncerait  publiquement,  à  propos  des  affaires  de  l'Etat, 
des  avis  ou  des  appréciations  «  d'une  façon  qui  paraîtrait  de  nature 
à  troubler  la  paix  publique  » .  Plus  tard,  la  même  disposition  fut 
étendue  aux  écrits  ecclésiastiques,  de  telle  sorte  que  le  clergé 
allemand  n'eut  plus  aucun  moyen  légal  de  mettre  les  catholiques 
en  garde  contre  les  entreprises  des  vieux-catholiques  et  coatre 
l'intrusion  des  prêtres  excommuniés,  ni  d'avertir  les  fidèles  des 
mesures  prises  ou  préparées  contre  eux  par  les  pouvoirs  publics. 
Grâce  à  l'imprécision  voulue  de  ses  termes,  cette  loi  subordonnait 
au  bon  plaisir  de  la  police  la  liberté  de  la  prédicationjchrétienne, 
elle  plaçait  les  interprètes  de  la  parole  divine  sous  la  menace  per- 
pétuelle de  la  prison,  et  l'on  verra  plus  loin  quel  usage  surent  en 
faire  les  fonctionnaires  et  les  magistrats  de  M.  de  Bismarck. 

Ge  n'était  là,  d'ailleurs,  qu'une  simple  préface,  et  d'autres 
attaques,  plus  directes,  plus  violentes,  allaient  se  succéder. 

Le  11  mars  1872,  une  loi  applicable  à  tout  l'Empire  réservait 
à  l'Etat  seul  et  à  ses  délégués  l'inspection  de  toutes  les  écoles, 
publiques  ou  privées,  et  de  tous  les  établissements  d'éducation  ou 
d'enseignement.  C'était  une  véritable  révolution.  Depuis  le  grand 
Frédéric,  la  législation  prussienne  avait  fait  de  renseignement 
religieux  la  base  de  l'instruction  primaire  et  placé  l'école  sous  le 
contrôle  des  curés  ou  pasteurs  :  la  loi  nouvelle  leur  en  fermait  la 
porte  sans  d'ailleurs  supprimer  l'enseignement  religieux,  de  sorte 
que  la  surveillance  et,  par  suite,  la  direction  de  cet  enseignement 
pouvaient  se  trouver  placées  entre  des  mains  laïques  :  des  vieux- 
crtholiques,  de3  protestants,  des  juifs,  des  libre-penseurs  allaient 
être  investis  du  droit  de  contrôler  comment  on  apprenait  le  caté- 
chisme à  des  enfants  catholiques;  ils  allaient  pouvoir,  sous  prétexte 
d'inspection,  dénaturer,  entraver,  annihiler  l'enseignement  reli- 
gieux, peut-être  même  le  tourner  contre  la  religion. 

C'est  ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver.  Dans  son. livre  sur  la 
Persécution  de  ï Eglise  catholique  en  Prusse ,  Mgr  Janiczewski, 
évêque  de  Gaesen  et  Posen,  cite  quelques-unes  des  prouesses 
accomplies  par  les  nouveaux  inspecteurs  des  écoles  :  les  uus 


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594  LI  CHEMIH  DE  CAlfOSSA 

faisaient  arracher  et  jeter  hors  de  l'école  les  crucifix  et  les  tableaux 
de  sainteté;  les  autres,  en  présence  des  élèves,  traitaient  de  fables 
les  récits  de  l'histoire  sainte;  d'autres  se  livraient  à  des  facéties 
d'un  goût  encore  plus  douteux  au  point  de  vue  moral  et  s'amusaient 
à  poser  à  des  jeunes  filles  des  questions  suggestives,  telles  que 
celle-ci  :  Quels  sentiments  doivent  remplir  le  cœur  d'une  jeune 
fille  à  la  vue  d'un  officier  de  hussards  ? 

Mais  il  ne  suffisait  pas  d'avilir  ainsi  l'instruction  primaire  ou  de 
tourner  en  dérision  l'enseignement  moral  et  religieux  :  il  fallait 
encore  assurer  la  ruine  de  cet  enseignement  en  fermant  les  écoles 
libres  et  en  proscrivant  les  congrégations  religieuses.  C'est  ce  qui  ne 
tarda  pas  à  être  fait  par  la  loi  du  h  juillet  1872,  surnommée  ce  la 
loi  des  Jésuites  ».  Aux  termes  de  cette  loi,  l'ordre  des  Jésuites, 
ainsi  que  les  ordres  religieux  et  congrégations  «  ayant  avec  lui  des 
affinités  »  (verwandte),  étaient  bannis  du  territoire  de  l'Empire.  La 
fondation  d'établissements  nouveaux  de  ces  ordres  était  interdite; 
les  établissements  existants  devaient  se  dissoudre  dans  un  délai 
que  fixerait  le  Conseil  fédéral,  mais  qui  ne  dépasserait  pas  six 
mois.  Les  membres  de  ces  ordres  pouvaient  être  expulsés  du 
territoire  de  l'Empire,  s'ils  étaient  étrangers;  les  indigènes  pou- 
vaient être  astreints  à  la  résidence  dans  des  districts  déterminés, 
ou,  au  contraire,  le  séjour  dans  certaines  régions  pouvait  leur  être 
interdit  :  ils  étaient,  en  un  mot,  placés  sous  la  surveillance  de  la 
haute  police  et  traités  comme  des  malfaiteurs  de  droit  commun. 

La  portée  de  cette  loi,  si  vague  dans  ses  termes,  fut,  du  reste, 
singulièrement  étendue  par  le  Conseil  fédéral  :  il  assimila  aux 
Jésuites,  c'est-à-dire  frappa  d'interdiction  et  d'exil  les  Rédemp- 
toristes,  les  Lazaristes  et  les  prêtres  du  Saint-Esprit.  De  son  côté, 
le  ministre  des  cultes  rendit  une  décision  en  vertu  de  laquelle 
l'enseignement  dans  les  écoles  publiques  était  interdit,  en  Prusse, 
à  tous  les  ordres  religieux.  D'autres  mesures  de  rigueur  furent 
également  prises  contre  l'association  des  Itarianites  et  contre  toutes 
les  autres  a*sociations  religieuses  d'étudiants. 

Si  durs,  si  odieux,  si  arbitraires  que  fussent  tous  ces  actes,  ils 
ne  constituaient  cependant  que  de  simples  opérations  préliminaires 
et  comme  des  combats  d'avant- poste,  ià.  de  Bismarck  avait  battu 
en  brèche  les  ouvrages  avancés  :  il  ne  s'était  pas  encore  direc- 
tement attaqué  au  corps  de  place,  c'est-à-dire  au  clergé  séculier. 
Tout  en  fermant  l'école  aux  ministres  du  culte,  tout  en  proscrivant 
les  ordres  religieux,  tout  en  menaçant  même  de  peines  sévères  les 
prédicateurs  trop  indépendants,  il  se  défendait  de  porter  atteinte  à 
l'Eglise  catholique,  pour  laquelle  il  ne  cessait,  au  contraire,  de 
professer  le  plus  profond  respect. 


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LE  CHEMIN  DE  CÀNOSSi  595 

Hais  le  moment  approchait  où,  jugeant  le  terrain  convena- 
blement préparé  et  n'ayant  réusai,  d'ailleurs,  ni  à  diviser  ses 
ennemis,  ni  à  briser  leur  résistance,  il  allait  jeter  le  masque  et 
tenter  directement  de  séculariser  ou  de  nationaliser,  c'est-à-dire 
d'asservir  le  clergé  catholique  allemand.  Ce  fut  l'objet  des  quatre 
lois  qu'il  fit  voter,  en  1873,  par  les  Chambres  prussiennes,  et  qui 
sont  devenues  tristement  célèbres  sous  le  nom  de  lois  de  mai. 

La  première  de  ces  lois  (11  mai  1873),  sur  l'éducation  des  clercs 
et  la  nomination  aux  postes  ecclésiastiques,  mettait  le  recrutement 
du  clergé  entre  les  mains  de  l'Etat  :  nul  ne  pouvait  être  nommé 
titulaire  d'un  emploi  ecclésiastique  dans  l'Empire  d'Allemagne  s'il 
n'était  Allemand,  s'il  n'avait  suivi,  pendant  trois  ans,  les  cours  d'une 
université  allemande,  fait  ses  études  théologiques  dans  un  des 
séminaires  placés  sous  la  surveillance  de  l'Etat  et  subi  avec  succès 
un  examen  de  littérature  et  de  philosophie  devant  un  jury  spécial 
nommé  par  l'Etat.  Par  surcroît  de  précautions,  l'évêque  était  tenu 
de  faire  connaître  d'avance  les  candidats  qu'il  se  proposait  de 
nommer  au  président  de  la  province,  et  celui-ci  avait  droit  de  veto 
non  seulement  dans  le  cas  d'incapacité  ou  d'indignité  légale,  mais 
encore  «  si  le  candidat  avait  par  devers  lui  des  faits  autorisant  à 
croire  qu'il  contreviendrait  aux  lois  de  l'Etat  ou  aux  ordonnances 
rendues  par  l'autorité  de  l'Etat  dans  les  limites  de  sa  compétence 
ou  qu'il  troublerait  la  paix  publique  ».  En  d'autres  termes,  la 
nomination  des  ecclésiastiques  était  remise  au  bon  plaisir  de  M.  de 
Bismarck  et  de  ses  agents. 

La  deuxième  loi  (12  mai)  instituait  une  <c  cour  royale  pour  les 
affaires  ecclésiastiques,  siégeant  à  Berlin,  nommée  par  le  roi  de 
Prusse,  composée  de  onze  membres,  dont  six  au  moins  choisis 
parmi  les  magistrats  rétribués  par  l'Etat  :  cette  cour  était  chargée 
de  juger  en  dernier  ressort  tous  les  recours  formés,  soit  par  l'Etat, 
soit  par  les  particuliers,  contre  les  décisions  des  autorités  ecclé- 
siastiques. 

La  troisième  loi  (13  mai)  supprimait  indirectement  toute  disci- 
pline ecclésiastique  :  elle  prohibait  l'excommunication  majeure, 
défendait  de  rendre  publique  aucune  peine  ecclésiastique  et  inter- 
disait aux  évèques  de  prononcer  aucune  condamnation  pour 
l'accomplissement  d'un  acte  prescrit  par  l'Etat.  On  ne  pouvait 
affirmer  plus  nettement  la  prétention  de  subordonner  la  conscience 
à  la  volonté  de  l'Etat,  Dieu  à  César. 

Une  dernière  loi  (14  mai)  offrait,  pour  ainsi  dire,  une  prime  aux 
renégats  et  aux  apostats  :  elle  permettait  de  sortir  de  l'Eglise  par. 
'  simple  déclaration  devant  le  juge  de  paix  et  de  s'affranchir  ainsi 
des  prestations  dues  à  la  paroisse . 


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596  LE  CHEMIN  DE  CABOSSA 

Enfin,  l'observation  de  cet  étrange  code  ecclésiastique  était 
sanctionnée  par  une  série  de  pénalités  aussi  sévères  que  variées, 
qui  comprenaient  l'amende  de  100  à  1000  thaJers,  l'emprison- 
nement de  six  mois  à  deux  ans,  la  suspension  de  fonctions  et 
l'incapacité  de  remplir  des  emplois  publics  pendant  une  période 
variant  d'un  à  cinq  ans. 

Un  des  chefs  les  plus  éminents  du  parti  du  Centre,  M.  de  Mal- 
linckrodt,  avait,  dès  leur  présentation,  justement  qualifié  ces  lois  : 
«  Elles  prétendent,  avait-il  dit,  rétablir  la  paix  religieuse  en  con- 
sommant l'asservissement  extérieur,  le  bouleversement  intérieur  et, 
par  suite,  la  dissolution  de  l'Eglise  catholique  dans  le  pays.  » 

Ges  lois  abominables  allaient- elles,  du  moins,  clore  la  série  des 
violences  et  des  attentats  contre  la  liberté  de  conscience?  En  aucune 
façon  :  elles  n'en  marquaient  que  le  début.  Plus  la  persécution 
s'accentuait,  plus  la  résistance  s'affermissait,  et,  sa  prolongation 
même  exaltant  jusqu'à  la  fureur  la  colère  des  persécuteurs,  ceux-ci 
recouraient  à  des  mesures  de  plus  en  plus  odieuses  et  tyranniques 
auxquelles  répondait,  de  la  part  des  victimes,  une  résolution  de 
plus  en  plus  invincible  de  ne  point  céder.  C'est  ainsi  que  les  choses 
s'étaient  passées  autrefois,  en  France,  lors  de  la  constitution  civile 
du  clergé;  c'est  ainsi  également  qu'elles  se  passèrent  en  Alle- 
magne, et  l'analogie  entre  les  deux  situations  apparaît,  dans  bien 
des  cas,  absolument  frappante. 

Une  des  premières  conséquences  des  «  lois  de  mai  »  avait  été 
de  jeter  une  perturbation  profonde  dans  la  société  civile  et  dans 
les  familles  aussi  bien  que  dans  l'Eglise.  L'Etat,  considérant 
comme  intrus  les  ecclésiastiques  qui  avaient  refusé  de  se  soumettre 
à  la  nouvelle  législation,  tous  leurs  actes  étaient  tenus  pour  nuls  : 
nuls  les  mariages  qu'ils  bénissaient,  nuls  les  baptêmes  qu'ils  admi- 
nistraient, nulles  les  constatations  de  décès  faites  par  eux.  11  fallut 
remédier  d'urgence  à  cette  situation  par  une  loi  qui  institua  l'état 
civil  en  Prusse. 

Une  autre  loi,  du  20  mai  1874,  sur  l'administration  des  diocèses 
vacants,  imposait  aux  titulaires  désignés  ou  administrateurs  de  ces 
évêchés  des  obligations  nouvelles  et  rigoureuses  :  ils  devaient  jus- 
tifier qu'ils  remplissaient  les  conditions  requises  par  les  «  lois  de 
mai  »  et  prêter  serment  «  d'être  fidèle  et  obéissant  au  roi,  ainsi  que 
d'observer  les  lois  de  l'Etat  »,  formule  habilement  choisie  pour  les 
forcer  de  choisir  entre  leur  conscience  et  la  déchéance.  La  même  loi 
prévoyait  le  cas  où  un  diocèse  serait  devenu  vacant  par  suite  d'une 
condamnation  judiciaire  :  dans  cette  hypothèse,  le  chapitre,  qui 
sans  doute  continuerait  à  considérer  le  prélat  condamné  .comme 
son  évêque  légitime,  devait  néanmoins  procéder  à  la  désignation 


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LE  CHEMIN  DS  CAR0SSÀ  597 

d'un  vicaire  capitulaire;  foute  de  quoi,  les  chanoines  perdaient 
leurs  traitements  et  le  ministre  des  cultes  nommait  un  commis- 
saire pour  administrer  le  diocèse.  Si,  pendant  l'administration  de 
ce  commissaire,  une  fonction  ecclésiastique,  une  cure,  par  exemple, 
devenait  vacante,  les  personnes  investies  du  droit  de  présentation 
étaient  invitées  à  l'exercer  et,  si  elles  n'en  usaient  pas,  la  désigna- 
tion du  nouveau  titulaire  était  faite  par  la  commune,  c'est-à-dire 
par  l'ensemble  des  habitants  mâles,  majeurs  et  en  possession  de 
leurs  droits  civils. 

Une  troisième  loi,  du  21  mai  1874,  renforçant  et  aggravant  celle 
du  11  mai  de  l'année  précédente,  appliquait  les  pénalités  édictées 
par  cette  dernière  à  quiconque  conférait  ou  exerçait  un  emploi 
ecclésiastique,  comme  titulaire  ou  comme  suppléant,  sans  avoir 
prouvé  qu'il  s'était  conformé  aux  prescriptions  légales. 

Plus  odieuse  encore  que  toutes  les  autres  était  la  loi  du 
h  mai  1874,  qui  mettait  les  évèques  et  le  clergé  à  la  discrétion  de 
la  haute  police.  Les  auteurs  de  cette  loi,  —  ou  plutôt  son  auteur 
unique,  H.  de  Bismarck,  —  n'ignoraient  pas  que  les  prélats,  les 
curés,  les  prêtres,  frappés  ou  déposés  par  la  cour  ecclésiastique  de 
Berlin,  n'en  demeuraient  pas  moins,  aux  yeux  des  fidèles,  les  seuls 
pasteurs  réguliers,  et  qu'ils  continuaient,  de  fait,  à  en  exercer 
les  fonctions.  Cette  résistance  muette,  mais  invincible,  exaspé- 
rait les  proscripteurs  :  ils  essayèrent  d'en  avoir  raison  par  la 
terreur. 

D'après  leur  loi  nouvelle,  la  police  avait  le  droit  d'imposer  ou 
d'interdire  le  séjour  dans  certains  districts  ou  dans  certaines 
localités  à  tout  ecclésiastique  qui,  déposé  par  sentence  judiciaire, 
accomplirait  une  démarche  indiquant  qu'il  prétendait  continuer 
ses  fonctions.  Mais  cela  ne  suffisait  pas  encore  :  c'était  l'exil  même 
que  la  loi  autorisait,  si  l'ecclésiastique  revendiquait  expressément 
ou  exerçait  de  fait  les  fonctions  dont  il  était  destitué,  ou  s'il  con- 
trevenait aux  mesures  de  police  prises  contre  lui.  De  plus,  les 
mêmes  peines  étaient  applicables  aux  personnes  condamnées  pour 
exercice  illégal  du  ministère  ecclésiastique.  Enfin,  en  cas  de  pour- 
suites intentées  pour  faits  de  ce  genre,  les  inculpés  pouvaient, 
provisoirement  et  en  attendant  le  jugemeut,  être  soumis  par  la 
police  à  l'internement  ou  à  l'interdiction  de  séjour. 

Ainsi  le  régime,  non  plus  des  suspects,  mais  des  malfaiteurs, 
était  appliqué  à  tout  le  clergé.  Les  auteurs  des  lois  d'exception 
avaient  commencé  par  les  Jésuites  :  ils  continuaient  par  les  évèques 
et  les  simples  prêtres  :  c'était  le  développement  logique  de  leur 
principe,  la  conclusion  fatale  de  leurs  premiers  actes. 

11  y  avait  déjà  trois  ans  que  la  lutte  se  poursuivait,  et  ni  d'un 

25  NOVBMBRB  1902.  39 


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3ft  Lfi  CBMIN  n  GIX09S4 

o&té,  ni  de  l'autre,  ou  ne  faiblissait.  Le  «  chancelier  de  fer  », 
accoutumé  à  voir  tout  plier  devant  loi,  n'admettait  pas  que  la 
résistance  des  catholiques  pût  se  prolonger.  Il  tenait  en  réserve 
d'autres  violences,  d'autres  iniquités,  et  l'année  1875  vit  encore 
s'enrichir  de  nouvelles  armes  le  formidable  arsenal  législatif  que 
lui  avait  docilement  préparé  le  parlement  impérial. 

La  loi  du  4  juillet  1875  permit  d'exproprier  les  catholiques  au 
profit  des  vieux-catholiques.  Elle  portait,  en  substance,  que,  par- 
tout où  ces  derniers  seraient  en  «  nombre  important  »,  ils  auraient 
droit  de  partager  avec  les  catholiques  l'usage  des  églises,  les 
subventions,  les  revenus  ecclésiastiques,  etc.  C'était,  d'ailleurs,  le 
président  de  la  province  qui,  en  vertu  des  pouvoirs  discrétion- 
naires que  lui  conférait  la  loi,  déciderait  si  les  vieui-cathoJiques 
étaient  ou  non  «  en  nombre  important  »  dans  une  commune  :  or, 
il  arriva  que,  s'inspirant  des  vues  du  gouvernement  et  de  l'esprit 
de  la  loi,  des  présidents  de  province  jugeaient  que  trente  ou  qua- 
rante vieux-cartholiques,  dans  des  communes  de  3,000  à  4,000  âmes, 
constituaient  un  groupe  assez  important  pour  que  l'on  pût  imposer 
aux  catholiques  le  partage  de  l'église,  c'est-à-dire,  en  fait,  les  en 
déposséder. 

En  même  temps,  la  loi  sur  l'administration  des  biens  d'Église 
(20  juin  1875)  enlevait  la  gestion  de  ces  biens  au  curé  qui  en  avait 
jusqu'alors  été  chargé  avec  le  concours  cte  deux  membres  de  la 
commune  :  elle  le  confiait  à  deux  conseils,  appelés  l'un  bureau 
d'Église,  l'autre  délégation  municipale,  tous  deux  élus  par  les  habi- 
tants de  la  commune,  et  dans  lesquels  le  curé  n'occupait  plus 
qu'une  position  subalterne.  On  se  flattait  de  faire  ainsi  passer  dans 
des  mains  hostiles  à  l'Eglise  l'administration  des  biens  ecclésias- 
tiques; mais  cette  espérance  fut  déçue  comme  tant  d'autres  illu- 
sions des  persécuteurs. 

M.  de  Bismarck,  qui  avait  pris  Metz  et  Paris  par  la  faim,  pen- 
sait qu'il  pourrait  de  même  réduire  le  clergé  prussien  par  la  famine. 
C'était  le  but  des  lois  sur  l'administration  des  biens  ecclésiastiques 
et  sur  les  vieux-catholiques  :  ce  fut  également,  et  plus  encore, 
l'objet  d'une  autre  loi  de  1875.  Au  mépris  des  engagements  pris 
par  la  couronne  de  Prusse  envers  le  Saint-Siège,  sans  égard  pour 
le  caractère  spécial  des  traitements  ecclésiastiques  constitués  en 
compensation  des  biens  d'Église  sécularisés,  cette  loi  supprimait 
en  Prusse  le  budget  des  cultes  catholiques.  Toute  allocation  de 
l'Etat  au  clergé  était  suspendue  jusqu'à  nouvel  ordre  dans  tout 
diocèse  dont  le  chef  ne  s'était  pas  soumis  aux  «  lois  de  mai  »  :  il 
n'y  avait  d'exception  que  pour  les  ecclésiastiques  qui,  malgré  leur 
évêque,  feraient  par  écrit  acte  de  soumission  aux  lois  de  l'Etat  :  en 


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LK  CUMIN  M  GAR06SA.  59» 

d'autres  termes,   le   gouvernement  accordait  officiellement  des 
primes  an  schisme  et  i  l'apostasie. 

La  campagne  menée  contre  le  clergé  séculier  ne  faisait  pas 
perdre  de  vue  à  M.  de  Bismarck  la  guerre  entamée  contre  les 
ordres  religieux.  S'il  prétendait  asservir  l'un  par  la  crainte  de  la 
misère,  il  voulait  se  débarrasser  des  autres  par  la  force.  Malgré  la 
loi  contre  les  Jésuites,  qui  avait  été  l'un  des  premiers  actes  du 
Kulturkampf,  il  restait  encore  quelques  congrégations  en  Alle- 
magne et  même  en  Prusse,  surtout  des  ordres  hospitaliers,  sans  le 
concours  desquels  le  général  de  Kameke,  ministre  de  la  guerre, 
avait  déclaré,  en  plein  conseil  et  en  présence  de  l'empereur,  qu'il 
ne  se  chargerait  pas  d'entrer  en  campagne.  H.  de  Bismarck  et  ses 
alliés  du  Parlement  n'en  poursuivaient  pas  moins  la  suppression 
aussi  complète  que  possible  des  couvents.  La  loi  du  31  mai  1875, 
votée  sous  leur  inspiration,  supprimait  en  Prusse  tous  les  ordres 
religieux  n'ayant  pas  pour  objet  exclusif  l'assistance  aux  malades  : 
encore  les  congrégations  hospitalières  étaient-elles  placées  sous  le 
contrôle  permanent  de  la  police  et  pouvaient-elles,  i  toute  époque, 
être  dissoutes  par  ordonnance  royale.  Les  membres  de  toutes  les 
autres  congrégations  devaient  être  dispersés  dans  les  six  mois; 
le  ministre  des  cultes  avait  seulement  le  droit  d'accorder  un  sursis 
de  six  mois  aux  ordres  enseignants,  afin  que  l'on  eût  le  temps  de 
les  remplacer.  Mort  immédiate,  mort  avec  sursis  ou  menace 
constante  de  mort  :  tel  était,  en  résumé,  le  sort  fait  aux  ordres 
religieux.  C'était  l'exécution  complète,  intégrale  du  plan  de  cam- 
pagne tracé  par  les  ennemis  du  catholicisme. 

Il  ne  subsistait  donc  plus  rien  de  la  liberté  religieuse,  rien  des 
garanties  accordées  aux  consciences  par  les  articles  15, 16  et  16  de 
la  Constitution  prussienne.  Ceux-ci  devenaient  un  non- sens  ou  une 
ironie.  Ils  étaient  supprimés  de  fait;  il  ne  restait  plus  qu'à  les 
abroger  en  droit  :  c'est  ce  qui  fut  fait  par  une  dernière  loi,  complé- 
ment et  couronnement  du  Kuliurkampf. 

Les  lois  dont  on  vient  de  résumer  les  dispositions  étaient  plus 
draconiennes,  plus  odieuses  les  unes  que  les  autres;  mais  la  façon 
dont  elles  furent  appliquées  en  aggrava  encore  les  prescriptions. 
Le  prince  de  Bismarck  présidait  à  leur  exécution  avec  son  âpreté 
ordinaire,  et  l'administration  prussienne  y  procédait  avec  son  habi- 
tuelle lourdeur  de  main.  Toutes  les  pénalités  nouvelles  édictées  par 
ces  lois  de  prescription,  —  et  Dieu  sait  si  elles  étaient  nombreuses 
et  sévères,  —  furent  prodiguées,  pour  ainsi  dire,  à  outrance. 
Procès,  amendes,  emprisonnements,  bannissements  s'abattirent 
comme  grêle  sur  les  religieux,  les  prêtres,  les  curés,  las  évêques  et 
les  archevêques. 


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600  LE  CHEMIN  DE  CANOSSA 

Pour  en  donner  nne  idée,  il  suffira  de  constater,  avec  la  Gazette 
de  Francfort,  journal  démocratique  et  par  conséquent  peu  sus- 
pect, que,  seulement  dans  les  quatre  premiers  mois  de  1875,  des 
condamnations  à  la  prison  ou  à  l'amende  pour  motifs  religieux, 
frappèrent  :  241  ecclésiastiques,  136  journalistes  religieux  ou  laïcs 
et  210  simples  particuliers»  En  outre,  durant  le  même  laps  de  temps, 
la  police  avait  opéré  30  saisies  de  journaux,  65  arrestations,  74  per- 
quisitions domiciliaires,  103  internements  et  dissous  55  réunions 
publiques  ou  associations  *.  L'arbitraire  lo  plus  absolu  régnait  dans 
les  poursuites  comme  dans  les  condamnations.  La  police  et  la  jus- 
tice prussiennes  ne  se  bornaient  pas  à  réprimer  les  infractions 
directes  aux  lois  de  l'Etat  :  elles  se  mêlaient  de  questions  d'ordre 
purement  spirituel  et  prétendaient  étendre  leur  contrôle  jusque  sur 
l'administration  des  sacrements,  faisant  par  exemple  des  refus 
d'absolution  un  motif  de  condamnation  contre  un  prêtre. 

Il  ne  se  passait,  pour  ainsi  dire,  pas  de  jour  sans  qu'un  évêque 
encourût  des  poursuites  pour  avoir  conféré  des  fonctions  ecclésias- 
tiques à  un  prêtre  sans  l'aveu  du  gouvernement,  ou  le  prêtre  ainsi 
institué,  pour  avoir  exercé  son  ministère.  Aussi  ne  peut-on  ima- 
giner à  quel  total  formidable  s'élevaient  les  amendes  prononcées 
contre  ces  criminels  d'un  nouveau  genre.  C'est  ainsi  que  l'arche- 
vêque de  Posen  eut  en  quelques  mois  30,000  tbalers  (112,500  fr.) 
à  payer  et  Ton  ne  saurait  calculer  le  nombre  d'années  de  prison  et 
le  montant  des  amendes  qui  s'accumulèrent  sur  sa  tête  pendant  la 
durée  du  Kulturkampf.  Quant  à  son  clergé,  bien  que  privé  de 
tout  traitement  et  dépouillé  de  tout  revenu,  il  se  vit,  par  surcroît, 
condamné  à  des  amendes  dont  le  total  dépassait  300,000  francs. 

Pour  recouvrer  ces  sommes  énormes,  le  gouvernement  commen- 
çait par  retenir  les  traitements  du  clergé.  Après  les  traitements, 
c'était  au  mobilier  que  s'attaquait  le  fisc  prussien  ;  des  presbytères 
comme  des  palais  épiscopaux,  il  ne  restait  bientôt  que  les  quatre 
murs;  puis,  quand  on  ne  trouvait  plus  rien  à  vendre  à  l'encan, 
c'était  le  prêtre,  le  prélat  lui-même  qui  était  saisi  et  incarcéré,  en 
attendant  d'être  exilé.  Il  n'était  même  pas  besoin  de  cette  procédure 
fiscale  pour  se  défaire  ainsi  des  ecclésiastiques  réfractaires;  il  suffi- 
sait à  la  police  d'user  de  son  droit  d'internement  en  choisissant 
une  forteresse  comme  résidence  obligatoire.    ' 

On  ne  s'en  fit  pas  faute.  A  la  fin  de  1875,  sur  douze  prélats 
prussiens,  sept  étaient  emprisonnés,  et  parmi  eux  le  cardinal  Ledo- 
chowiki,  archevêque  de  Posen  et  primat  de  Pologne;  sept  étaient 

1  Dans  les  deux  arrondissements  de  Trêves  et  de  Coblentz,  17  réunions 
furent  dissoutes  en  1873. 


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LE  CBEMIN  DE  ClflOSSÀ  601 

déposés;  cinq  seulement  étaient  encore  à  leur  poste,  mais  réduits  à 
la  misère  par  la  saisie  de  tout  ce  qu'ils  possédaient. 

Les  paroisses  n'étaient  guère  moins  maltraitées  que  les  évêchés. 
Au  moment  où  le  Kulturkampf  prie  fin,  on  voulut  se  rendre  compte 
des  vides  qu'il  avait  faits  dans  les  rangs  du  clergé  catholique  : 
sur  8,439  ecclésiastiques  en  fonctions  au  commencement  de  1873, 
1,170  avaient  disparu,  dont  1,125  curés  et  645  vicaires.  601  pa- 
roisses, comptant  647,000  âmes,  étaient  dépourvues  de  tout 
secours  religieux;  584,  comptant  1,502,000  âmes,  en  étaient  par- 
tiellement privées.  Dans  le  diocèse  de  Mayeoce  112  cures  étaient 
vacantes,  70  dans  celui  de  Paderborn,  100  dans  celui  de  Cologne, 
plus  encore  dans  celui  de  Trêves. 

Il  n'y  avait  plus  trace  d'établissements  épiscopaux,  ni  de  sémi- 
naires, ni  de  collèges  ecclésiastiques,  ni  d'écoles  tenues  par  des 
moines.  La  plupart  des  couvents  étaient  déserts;  des  ordres  con- 
templatifs, tels  que  les  Carmélites,  avaient  eux-mêmes  dû  s'expa- 
trier. Seuls,  les  ordres  hospitaliers  et  quelques  écoles  congréga- 
nistes  de  filles  avaient  été  épargnés.  Mais  l'administration  prus- 
sienne semblait  prendre  à  tâche  d'entraver  l'enseignement  religieux 
en  ayant  recours  aux  tracasseries  les  plus  mesquines  :  ainsi,  elle 
exigeait  qu'il  fût  donné  en  allemand  dans  des  pays  de  langue 
polonaise;  elle  réduisait  le  noubre  des  heures  libres  où  il  pouvait 
être  distribué  ;  elle  s'arrogeait  le  droit  d'exercer  son  contrôle  sur 
l'enseignement  du  catéchisme.  Dans  le  grand-duché  de  Posen,  la 
police  alla  même  jusqu'à  inquiéter  les  enfants  des  écoles,  —  des 
enfants  de  sept  ansl  —  pour  avoir  été,  par  ordre  des  parents,  subir 
dans  l'ég'ise  un  examen  sur  la  religion.  A  Munster,  c'est  aux  femmes 
que  s'attaquèrent  les  suppôts  de  M.  de  Bismarck  :  des  dames  furent 
traduites  en  justice  et  condamnées  à  l'amende  pour  avoir  rédigé 
une  adresse  &  leur  évêque. 

Rien,  comme  on  voit,  —  ni  l'odieux  ni  le  grotesque,  —  ne  man- 
quait à  cette  persécution  implacable,  et,  à  moins  de  faire  couler  le 
sang,  à  moins  de  livrer  les  chrétiens  aux  bêtes,  comme  au  temps 
de  la  primitive  Eglise,  ou  à  l'échafaud,  comme  en  1793,  ou  au 
peloton  d'exécution  comme  en  1871,  on  ne  pouvait  faire  plus 
pour  ruiner  le  catholicisme  en  Allemagne.  Ainsi  que  l'écrivait  alors 
le  pape  Pie  IX  à  l'empereur  Guillaume  1",  «  toutes  les  mesures 
du  gouvernement  prussien  tendaient  à  détruire  l'Eglise  catholique  ». 

La  théorie  de  la  persécution  était  découverte,  les  procédés 
étaient  trouvés,  les  prétextes  imaginés.  Tous  les  persécuteurs  qui, 
dans  divers  pays  de  l'Europe,  allaient,  à  leur  tour,  combattre  le 
catholicisme,  ou  plutôt  l'idée  religieuse,  n'avaient  plus  rien  à 
inventer.  M.  de  Bismarck  leur  avait  préparé  les  formules,  tracé  le 


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plan  de  campagne,  donné  l'exemple  :  il  leur  suffisait  de  le  copier 
ou,  pour  mieux  dire,  de  le  singer. 

Ht 

Gomment  le  parti  catholique  allemand  put- il  résister  à  un  si 
furieux  assaut,  à  une  si  violente  explosion  de  toutes  les  haines 
sectaires,  de  toutes  les  colères  gouvernementales?  C'est  ce  qu'il 
nous  reste  à  rappeler,  et  c'est  la  partie  la  plus  douce  de  notre  tâche. 
On  trouverait,  en  effet,  dans  l'histoire  de  l'Eglise,  peu  d'épisodes 
plus  beaux,  plus  émouvants,  que  celui  de  la  lutte  soutenue,  pen- 
dant sept  années,  par  les  quelques  millions  de  catholiques  alle- 
mands, et  surtout  prussiens,  contre  la  première  puissance  protes- 
tante du  monde  et  contre  l'arbitre  de  l'Europe;  on  trouverait  peu 
d'exemples  plus  consolants  que  celui  de  leur  triomphe  final. 

€e  triomphe,  ils  l'ont  dû,  sans  doute,  à  l'assistance  divine; 
mais  comme  ils  ont  su  le  préparer  et  le  mériter.  Le  secret  de  leur 
victoire  est  dans  leur  énergie,  dans  leur  union,  dans  leur  fidélité 
inviolable  aux  lois  de  l'Eglise  comme  à  leurs  devoirs  de  citoyens  ; 
dans  la  solidité  de  leur  organisation  puissante  et  éprouvée;  enfin 
et  surtout  dans  leur  souverain  mépris  pour  toutes  les  rigueurs 
exercées  soit  contre  eux-mêmes,  soit  contre  leurs  pasteurs.  Il 
n'est  pas  une  loi  de  l'Etat  qu'ils  aient  enfreinte  tant  qu'elle  ne 
portait  pas  atteinte  à  la  liberté  de  leur  foi;  pas  un  droit,  pas  un 
devoir  de  conscience  sur  lequel  ils  aient  transigé;  pas  un  ordre  de 
la  puissance  temporelle  qu'ils  n'aient  tenu  pour  non  avenu,  lors- 
qu'il était  en  contradiction  avec  les  préceptes  divins  ou  avec  la 
constitution  de  l'Eglise. 

Dans  cette  lutte  de  tous  les  jours  et  de  tons  les  instants  entamée 
et  poursuivie  sur  tous  les  terrains  à  la  fois,  chacun  a  combattu 
avec  une  égale  ardeur  et  une  égale  persévérance.  Les  catholiques 
ont  eu  dans  les  Chambres  prussiennes  et  au  Reichstag  allemand, 
comme  dans  les  Parlements  de  tous  les  pays,  des  défenseurs 
habiles,  éloquents,  infatigables.  Les  Windthorst,  les  Reicbens- 
perger,  les  Mallinckrodt,  les  Ketteler,  les  Schorlemer-Alst,  les 
Bal  lest  rem,  les  Lieber,  les  Moufang  et  les  Hajunke  compteront 
toujours  parmi  les  plus  vigoureux  champions  de  la  liberté  religieuse, 
parmi  les  plus  brillants  orateurs  de  la  cause  catholique.  Cependant, 
ils  ont  connu,  dans  d'autres  pays,  des  émules  et  peut-être  même 
des  maîtres.  Si  leur  parole  a  trouvé  plus  d'écho,  si  leur  action  a 
exercé  plus  d'influence  que  n'en  eut  jamais  nulle  part  l'opposition 
d'une  minorité  catholique,  c'est  qu'ils  avaient  derrière  eux,  pour 
les  soutenir,  des  populations  laïjues  admirablement  organisées, 


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LE.  CHIMLN  DE  CANOSSA  603 

t 

dévouées  sans  réserve  à  leurs  devoirs  de  chrétiens  et  à  la  défense  de 
leur  foi,  invinciblement  calmes  et  tenaces  dans  leur  résistance. 

Aucune  division  politique  ne  jetait  parmi  eux  la  désunion  et  ne 
diminuait  leurs  forces;  ils  ne  se  compromettaient  dans  aucune 
aventure  étrangère  au  but  unique  de  leurs  efforts  et  de  leur 
action  :  la  défense  de  leur  foi,  la  sauvegarde  de  leurs  libertés.  Ils 
eurent  aussi  cette  fortune  d'être  menés  au  combat,  eux  et  leurs 
électeurs,  par  un  clergé  vaillant,  par  un  épiscopat  plein  de  zèle 
dont  les  membres  combattirent  toujours  au  premier  rang  et  payèrent 
de  leurs  personnes  en  souffrant  pour  leur  foi.  Enfin,  les  encoura- 
gements du  Saint-Siège  ne  leur  manquèrent  pas  un  instant  et,  du 
fond  de  son  palais  du  Vatican  où  il  semblait  plus  encore  prisonnier 
que  pontife,  Pie  IX  ne  cessa  de  protester  comme  eux,  avec  une 
inflexible  énergie  et  une  souveraine  autorité. 

L'organisation  du  parti  catholique  en  Allemagne  remonte  fort 
loin.  Dès  longtemps,  ses  chefs  ont  su  mettre  largement  à  profit  cet 
instinct  d'union,*  cette  tendance  au  groupement  et  à  l'association 
qui  est  un  des  traits  distinctifs  du  caractère  germanique.  Des  cen- 
taines de  sociétés  de  toute  nature  ont,  de  tout  temps,  permis  aux 
catholiques  allemands  de  se  compter  et  de  se  concerter;  elles  leur 
ont  servi  de  lien  et  de  cadre  ;  elles  ont  préparé  de  la  façon  la  plus 
utile  leur  union  active  sur  le  terrain  politique.  Celle-ci  a  été  l'œuvre 
et  le  chef-d'œuvre  de  Windthorst.  C'est  grâce  à  lui  que  se  constitua 
le  Volksverein  ou  union  populaire  catholique  ;  c'est  à  lui  que  l'on 
doit  la  réunion  de  ces  congrès  annuels  dans  lesquels  le  parti  catho- 
lique arrête  son  programme,  passe  la  revue  de  ses  forces  et  qui  se 
succèdent  depuis  près  d'un  demi-siècle  avec  un  succès  toujours 
grandissant1.  A  la  veille  de  la  présentation  des  «  lois  de  mai  », 
une  réunion  générale  des  associations  catholiques  allemandes  avait 
lieu  à  Mayence  et  il  s'y  formait  une  association  permanente,  Y  Union 
des  catholiques  allemands,  qui  se  donnait  pour  mission  la  discus- 
sion des  questions  politiques  intéressant  l'Eglise  avec  l'assistance 
aux  victimes  de  la  persécution. 

Le  parti  catholique  était  donc  prêt  pour  la  défense  quand  com- 
mença le  Kulturkampfi  et  la  déclaration  de  guerre  du  gouverne- 
ment prussien  ne  pouvait  le  surprendre.  II  n'eut,  pour  ainsi  dire, 
qu'un  signe  à  faire  pour  reconstituer  dans  les  Chambres  la  «  fraction 
du  Centre  »,  et  l'on  a  vu  plus  haut  comment,  dès  la  première 
alarme,  en  1870,  les  électeurs  catholiques  envoyèrent  au  Parlement 

*  Voy.  dans  les  numéros  du  Correspondant  des  25  septembre  et  10  oc- 
tobre 1902,  les  articles  consacrés  par  M.  Heimann  au  dernier  congrès 
catholique  tenu,  cette  année  même,  à  Mannheim,  avec  plus  d'éclat  que 
jamais. 


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604  LI  CHEMIN  DE  CAHOSSà 

les  52  députés  qui  la  composèrent  d'abord.  Hais  ce  n'était  là  qu'un 
commencement.  Depuis  lors  et  à  chaque  élection  générale,  à  mesure 
que  la  persécution  s'accentuait  et  que  le  danger  grandissait,  des 
majorités  toujours  plus  fortes  envoyaient  à  Berlin  un  nombre 
croissant  de  députés  catholiques.  De  1870  à  1873,  le  total  des 
suffrages  catholiques  doubla.  Le  Centre,  qui  se  composait  de 
52  membres  en  1870,  en  comptait  87  dès  1873,  89  en  1876,  95  en 
1879;  plus  tard,  la  centaine  fut  atteinte  et  même  dépassée. 

D'une  élection  à  l'autre,  toutes  les  armes  légales  étaient  mises 
en  usage  pour  soutenir  et  renforcer  l'action  parlementaire  des 
députés  catholiques.  Les  pétitions  contre  les  projets  de  loi  destinés 
à  ruiner  l'Eglise  catholique  recueillaient  des  adhésions  par  milliers  et 
par  millions.  A  lui  seul,  un  député  de  Silésie,  le  docteur  Pétera, 
déposa  sur  le  bureau  du  Reichstag  500  de  ce3  pétitions  comptant 
ensemble  plus  de  80,000  signatures. 

L'un  des  premiers  résultats  du  Kulturkampf  lui  de  donner  à  la 
presse  catholique,  jusqu'alors  assez  languissante,  un  surcroît  de 
vigueur  et  d'activité  :  on  ne  tarda  pas  à  compter,  en  Allemagne, 
plus  de  120  journaux  catholiques  quotidiens,  qui  ne  cessèrent  de 
défendre  la  cause  de  la  liberté  religieuse  avec  une  admirable 
énergie.  Le  gouvernement  recourut  vainement  à  tous  les  moyens 
pour  les  réduire  au  silence  :  il  les  accabla  d'amendes  écrasantes,  il 
fit  mettre  en  prison  nombre  de  leurs  rédacteurs,  il  essaya  de  les 
corrompre,  il  alla  jusqu'à  introduire  des  policiers  dans  leur  rédac- 
tion. Tout  fut  inutile;  rien  ne  put  avoir  raison  de  la  Germania,  ni 
des  autres  feuilles  de  même  nuance,  soutenues  par  l'unanimité  des 
catholiques  allemands. 

Dès  le  début  du  conflit,  l'épiscopat  allemand  tout  entier  se  jeta 
résolument  dans  l'arène  et  jusqu'au  bout,  en  dépit  des  persécu^ 
tions,  des  outrages,  des  amendes,  des  confiscations,  de  la  captivité 
et  de  l'exil,  il  ne  cessa  de  donner  l'exemple. 

Lorsque  l'évêque  d'Ermland  est  inquiété  pour  avoir  fait  descendre 
de  leurs  chaires  des  professeurs  vieux-catholiques,  tous  les  autres 
évèques  du  royaume  de  Prusse  prennent  fait  et  cause  pour  lui  et 
adressent  à  l'empereur  lui-même  une  protestation  aussi  ferme  que 
mesurée. 

Quelques  mois  plus  tard,  quand  le  projet  de  loi  sur  l'inspection 
des  écoles  est  présenté  par  le  gouvernement,  les  prélats  prussiens 
envoient  une  pétition  collective  aux  deux  Chambres  pour  obtenir  le 
rejet  de  la  proposition  et,  en  même  temps,  ils  adressent  publique- 
ment aux  curés  de  leurs  diocèses  des  instructions  précises  pour  les 
inviter  à  maintenir  fermement  leurs  droits. 

Lorsque  les  lois  de  mai  sont  mises  en  discussion  devant  le 


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LE  CHEMIN  DE  CABOSSA  605 

Parlement  prussien,  l'épiscopat  fait  parvenir  aux  deux  Chambres 
et  au  roi  des  protestations  solennelles  dans  lesquelles  il  déclare 
qu'aucun  catholique  ne  peut,  sans  abandon  de  sa  foi,  se  soumettre 
à  la  législation  proposée. 

Après  le  vote  de  celle-ci,  ce  fut  aux  fidèles  eux-mêmes  que  les 
évêques  s'adressèrent.  Dans  un  appel  au  peuple  catholique,  ils 
déclaraient  que  «  l'exécution  des  nouvelles  lois  avait  pour  consé- 
quence la  séparation  de  l'Eglise  allemande  de  l'Eglise  universelle 
fondée  par  l'Homme- Dieu  et  par  le  Rédempteur  du  monde  ».  Ils 
affirmaient  plus  hautement  que  jamais  l'indépendance  nécessaire 
de  l'Eglise  vis-à-vis  de  l'Etat  ; 

«...  L'Eglise,  —  disaient- ils,  —  ne  peut  reconnaître  ce  principe 
de  l'Etat  païen,  que  les  lois  de  l'Etat  soient  la  source  suprême  de 
tout  droit  et  que  l'Eglise  possède  seulement  les  droits  que  lui 
accordent  la  législation  et  la  constitution  de  l'Etat;  elle  ne  saurait 
l'admettre  sans  méconnaître  la  divinité  du  Christ,  celle  de  sa 
doctrine  et  de  ses  institutions  et  sans  mettre  le  christianisme  lui- 
même  dans  la  dépendance  du  bon  plaisir  des  hommes...  » 

Ils  annonçaient  d'avance  qu'ils  se  refusaient  à  l'observation  de 
ces  lois,  car,  disaient- ils  en  terminant,  «  nous  aimons  mieux  que 
l'Eglise  périsse  en  Prusse  sans  notre  faute  que  par  notre  faute  !  » 

Quelques  mois  se  passent,  le  conflit  s'aggrave,  s'envenime  encore, 
et,  le  3  février  1874,  l'archevêque  de  Posen,  Mgr  Ledochowski 
est  arrêté  et  jeté  dans  la  prison  d'Ostrow.  Ses  frères  dans  l'épis- 
copat n'ignoraient  pas  que  le  même  sort  les  attendait  et,  en  effet, 
quatre  prélats  ne  tardèrent  pas  à  être  incarcérés  à  leur  tour.  Mais» 
loin  de  les  intimider,  cette  perspective  ne  fit  qu'exalter  le  courage 
de  ces  hommes  vraiment  apostoliques,  et,  du  seuil  de  la  prison,  ils 
publièrent  une  protestation  collective  contre  la  mesure  arbitraire  et 
brutale  dont  le  grand  archevêque  venait  d'être  victime. 

«  ...  Le  même  Dieu,  disaient-ils,  qui  nous  oblige  à  l'obéissance 
et  à  la  fidélité  dues  au  roi  et  à  la  patrie,  nous  ordonne  de  ne  rien 
faire,  de  ne  participer  à  rien,  de  ne  rien  approuver  et  même  de  ne 
rien  passer  sous  silence  de  ce  qui  s'oppose  aux  éternelles  lois  de 
Dieu,  à  l'enseignement  de  Jésus-Christ,  de  son  Eglise  et  à  notre 
conscience.  Cependant  les  lois  ecclésiastico  politiques  nouvellement 
publiées  atteignent,  dans  plusieurs  points  essentiels,  la  liberté 
donnée  par  Dieu,  la  constitution  même  instituée  par  Dieu  et 
l'enseignement  de  l'Eglise  catholique  révélé  par  Dieu;  par  consé- 
quent, nous  ne  pouvons  pas,  nous  ne  devons  pas  contribuer  à  leur 
exécution,  conformément  aux  paroles  de  l'apôtre  qui  dit  :  II  faut 
obéir  à  Dieu  plutôt  quaux  hommes.  » 

A  chaque  nouvel  empiétement,  à  chaque  nouvelle  agression  du 


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606  Lft  CHEMIN  DE  CABOSSA 

gouvernement,  chaque  fois  qu'ils  étaient  sommés  de  s'incliner 
devant  la  souveraineté  de  l'Etat  et  de  ses  lois  en  matière  ecclé- 
siastique, les  prélats  opposaient  le  même  invariable  et  inflexible 
Non  possumus.  Avec  l'évêque  d'Ermland,  ils  répondaient  sans  se 
lasser  :  «  Nous  tenons  l'Etat  pour  souverain  dans  le  domaine  de 
FEtat  et  l'Eglise  pour  souveraine  dans  le  doibaine  ecclésiastique.  » 
C'était  répéter,  en  d'autres  termes,  le  précepte  même  du  Christ  : 
«  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  m 
La  position  était  inattaquable,  et  c'est  avec  toute  raison  que  le 
clergé  allemand  s'y  maintenait  invariablement. 

Ces  protestations,  ces  appels  lancés  par  des  prêtres  vénérables 
entre  tous  et  déjà  presque  entourés  de  l'auréole  du  martyre 
avaient  un  retentissement  énorme  non  seulement  en  Allemagne, 
mais  encore  à  l'étranger.  Les  plus  précieuses  approbations,  les 
plus  paternels  encouragements  leur  venaient  de  Rome.  Il  leur 
arrivait  des  adhésions  et  des  félicitations  des  évèques  du  inonde 
entier,  d'Autriche- Hongrie,  de  Belgique,  d'Espagne,  d'Italie, 
d'Angleterre,  des  Etats-Unis,  d'Australie,  de  la  France  même  et  de 
l'Alsace-Lorraine,  malgré  toute  la  difficulté  de  la  situation  créée 
par  la  guerre  récente  et  par  l'annexion  de  nos  provinces  perdues. 

Hais  ce  qui  est  surtout  admirable,  c'est  l'empressement,  l'ardeur, 
le  courage  vraiment  héroïque  avec  lesquels  le  clergé  et  les  fidèles 
allemands  répondaient  à  la  voix  de  leurs  évêques  et  en  suivaient 
les  instructions.  Pour  les  uns  et  pour  les  autres,  les  lois  nouvelles 
étaient  comme  non  avenues.  Us  leur  opposaient  une  résistante 
passive,  muette,  mais  invincible.  Après  comme  avant  les  «  lois  de 
mai  »,  les  évèques  continuaient  à  nommer  aux  cures  et  aux  vica- 
riats vacants  sahs  solliciter  plus  qu'autrefois  l'agrément  préalable  du 
gouvernement.  Après  comme  avant  les  «  lois  de  mai  »,  les  curés, 
les  vicaires  ainsi  nommés  persistaient,  en  dépit  des  condamnations 
judiciaires,  à  exercer  le  ministère  ecclésiastique,  et  les  populations 
à  les  reconnaître  comme  seuls  pasteurs  légitimes.  Accablés 
d'amendes,  ruinés,  les  prêtres  catholiques  continuaient  à  remplir 
leurs  fonctions  pastorales;  en  captivité,  dans  l'exil,  ils  étaient  rem- 
placés soit  par  les  prêtres  des  paroisses  voisines,  soit  par  des 
suppléants  inconnus  de  l'autorité  civile.  Quand  un  curé  ou  un 
desservant  avait  été  déposé  par  la  «  Cour  des  affaires  ecclésias- 
tiques »  de  Berlin,  le  gouvernement  prussien  mettait  l'évêque  en 
demeure  de  nommer  un  successeur  au  prêtre  dépossédé  :  fevèque 
ne  désignait  personne.  La  loi  avait  prévu  le  cas  et  elle  appelait  les 
habitants  de  la  commune  à  élire  leur  nouveau  pasteur  :  l'assemblée 
communale  faisait  grève.  La  loi  avait  enlevé  l'administration  des 
biens  d'Eglise  aux  curés  pour  la  confier  à  deux  commissions  laïques 


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LE  CBBMlft  DB  CAflOSSA  601 

instituées  dans  chaque  paroisse  et  dont  le  gouvernement  prussien 
espérait  se  faire  des  auxiliaires  contre  les  curés  :  au  ces  commis- 
sions ne  se  réunissaient  pas,  au,  sauf  de  très  rares  exceptions, 
elles  laissaient  les  curés  gérer  de  fait,  comme  auparavant,  le  patri- 
moine ecclésiastique. 

H.  de  Bismarck  et  ses  acolytes  s'étaient  flattés  de  dresser,  à  l'aide 
du  vieux  catholicisme,  autel  contre  autel  :  or,  jamais  les  vieux- 
catholiques  ne  paraissent  avoir  compté  plus  de  quarante  mille  adhé- 
rents dans  tout  l'Empire.  Dans  les  paroisses  où  il  s'en  rencontrait 
quelques-uns,  les  autorités  administratives  ne  manquaient  pas  de 
leur  accorder,  comme  la  loi  les  y  autorisait,  l'usage  commun  de 
l'église  :  les  catholiques  se  retiraient  plutôt  que  de  subir  un  pareil 
contact  et  construisaient  à  leurs  frais-  des  chapelles  provisoires  oii 
les  fidèles  s'entassaient,  ne  laissant  à  leurs  adversaires  que  les 
quatre  murs  du  temple.  Ils  avaient  cherché  à  séduire  le  clergé 
subalterne  par  l'appât  des  avantages  matériels  et  à  le  détacher  des 
évèques  :  c'est  à  peine  si  l'on  compta  une  dizaine  de  défections  par 
diocèse;  encore  les  curés  d'Etat,  comme  on  les  appelait,  ne  furent- 
ils  jamais  curés  que  de  nom  :  traités  en  intrus  dans  leurs  paroisses, 
ils  étaient  mis  en  quarantaine  par  la  population  qui  les  laissait 
seuls  et  perdus,  pour  ainsi  dire,  dans  leurs  églises  désertes,  abso- 
lument comme  les  curés  assermentés  au  temps  de  la  Révolution 
française.  Plutôt  que  de  recourir  à  eux,  les  catholiques  allemands 
aimaient  mieux  enterrer  eux-mêmes  leurs  morts,  se  marier  ou  faire 
baptiser  leurs  enfants  dans  une  paroisse  voisine,  recevoir  en  secret 
les  sacrements  et  célébrer  dans  les  maisons  les  cérémonies  du  culte. 

M.  de  Bismarck  rencontrait,  d'ailleurs,  du  côté  du  haut  clergé 
les  mêmes  résistances  insaisissables,  mais  invincibles,  que  chez  les 
autres  fidèles.  En  frappant  les  évèques,  il  s'était  flatté  d'atteindre 
l'Eglise  à  la  tête  et  de  l'asservir  grâce  au  concours  d'un  épiscopat 
à  sa  dévotion.  Or,  ce  calcul  fut  déjoué  comme  les  autres.  Les  évè- 
ques déposés  étaient  obéis  autant  et  plus  qu'avant  la  persécution. 
De  l'exil  ils  gouvernaient  leurs  diocèses.  Captifs,  ils  étaient  suppléés 
par  des  délégués  connus  d'eux  seuls,  ainsi  que  de  leur  chapitre,  et 
dont  les  noms  ne  furent  jamais  trahis.  La  loi  obligeait  bien  les 
chapitres  à  pourvoir  à  la  désignation  d'un  administrateur  des  dio- 
cèses vacants;  mais  les  chapitres  ne  se  réunissaient  pas.  A.  défaut 
du  délégué  du  chapitre,  le  gouvernement  nommait  un  commissaire; 
mais  ce  commissaire,  privé  de  tout  concours,  ne  pouvait  rien,  ne 
faisait  rien.  Partout,  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  s'était 
constituée  une  sorte  de  ministère  ecclésiastique  occulte  (geheime 
Seelsorge)  qui  échappait  à  toutes  les  investigations  comme  à  toutes 
les  vexations  du  «  chancelier  de  fer  »  et  de  ses  agents.  Ceux-ci  pour 


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608  LE  CHEMIN  DE  CANOSSA 

vaient  frapper,  punir,  ruiner,  emprisonner  :  ils  ne  pouvaient 
entraver  la  vie  de  l'Eglise;  le  sanctuaire  leur  restait  fermé. 

A  l'école  comme  à  l'église,  les  catholiques  savaient,  à  force  de 
zèle  et  de  fermeté,  maintenir  leurs  droits  et  déjouer  les  calculs  de 
leurs  persécuteurs.  Le  ministre  de  l'instruction  publique  rédui- 
sait-il le  nombre  des  jours  où  les  élèves  des  écoles  devaient  être 
conduits  à  l'office  divin  :  les  parents  y  envoyaient  leurs  enfants 
chaque  jour.  Le  prêtre  était-il  exclu  de  l'école  et  l'enseignement 
religieux  supprimé  :  il  était  repris  avec  plus  d'assiduité  par  les 
mères  de  famille,  «  ces  indéfectibles  inspectrices  d'école  » ,  comme 
les  appelait  un  jour  Windthorst,  et,  loin  d'être  réduite,  la  part  du 
catéchisme  se  trouvait,  de  fait,  augmentée. 

Dans  toute  la  population  catholique  d'Allemagne,  la  persécution 
avait  provoqué  un  redoublement  de  foi  et  de  zèle.  Jamais  l'assis- 
tance aux  offices  n'avait  été  plus  régulière,  jamais  plus  fréquente 
la  réception  des  sacrements,  jamais  l'union  entre  pasteurs  et  fidèles 
n'avait  été  plus  complète  et  plus  intense. 

IV 

Ce  régime  dura  près  de  quinze  années.  Pendant  les  quatre  pre- 
mières, la  persécution  alla  toujours  croissant;  puis  il  y  eut  quatre 
années  de  statu  quo,  et  ensuite  sept  années  de  détente  progressive, 
Si  violent,  si  inflexible  qu'il  pût  être,  M.  de  Bismarck  sentit,  en 
effet,  qu'à  continuer  ce  jeu  il  devenait  non  seulement  odieux,  mais 
ridicule.  Diverses  circonstances  contribuèrent,  d'ailleurs,  à  lui 
ouvrir  les  yeux  et  à  préparer  son  mouvement  de  retraite.  Il  savait 
qu'à  la  cour  de  Prusse  on  le  suivait  à  regret  dans  la  voie  où  il 
s'était  engagé  :  l'impératrice  Augusta,  que  l'on  disait  catholique 
de  cœur,  blâmait  ouvertement  la  persécution,  et  le  vieil  empereur 
Guillaume  avait  lui-même  manifesté  clairement  ses  répugnances  en 
plus  d'une  occasion;  c'est  avec  peine  qu'il  avait  consenti  à  sanc- 
tionner certaines  lois  ecclésiastiques,  notamment  celle  qui  instituait 
l'état  civil  et  celle  qui  dépouillait  l'Eglise  de  son  patrimoine.  Mais 
ce  qui  ébranla  surtout  le  «  chancelier  de  fer  » ,  ce  fut  le  mouvement 
socialiste  dont  le  développement  redoutable  coïncida  avec  le  Kul- 
turkampf  et  qui  grandit  surtout  en  1877  et  1878,  c'est-à-dire  au 
moment  même  où  l'inefficacité  de  la  persécution  antireligieuse 
commençait  à  devenir  manifeste. 

On  se  rappelle  comment,  en  quelques  années,  le  parti  démo- 
crate-socialiste, jusqu'alors  quantité  négligeable,  était  devenu  une 
puissance,  comptant  dans  le  Reichstag  allemand  une  douzaine  de 
représentants  et  groupant  près  de  trois  cent  mille  électeurs.  On 


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LE  CHEMIN  DI  CANOSSA  m 

sait  avec  quelle  ardeur  et  quelle  audace  les  disciples  de  Lassalle 
et  de  Karl  Marx  propageaient  dans  les  masses  ouvrières,  par  la 
presse  et  par  la  parole,  les  doctrines  les  plus  subversives,  les 
théories  les  plus  révolutionnaires,  attaquant  non  seulement  le 
capital  et  la  société  bourgeoise,  la  religion,  la  famille  et  la  pro- 
priété, mais  encore  l'armée,  l'empereur.  l'Empire  et  M.  de  Bismarck 
lui-même.  Celui-ci  prétendit  avoir  raison  de  ses  nouveaux  adver- 
saires par  une  répression  rigoureuse.  Mais  de  graves  mécomptes 
l'attendaient  encore  de  ce  côté.  Les  lois  d'exception  qu'il  proposa 
au  Reichstag  de  voter  contre  les  socialistes  furent  d'abord  repous- 
sées par  la  majorité  parlementaire,  et  les  socialistes  menacés  se 
vengèrent  par  des  attentats  contre  l'empereur. 

Ce  fut  un  trait  de  lumière  pour  M.  de  Bismarck  :  les  coups  de 
feu  de  Hœdel  et  de  Nobiling  firent  plus  pour  l'éclairer  que  les 
plus  beaux  discours  des  Windthorst  et  des  Reichensperger.  Il 
comprit  enfin  que,  dans  sa  lutte  contre  les  ennemis  de  la  société, 
il  ne  pouvait  se  passer  du  concours  de  tous  les  éléments  conser- 
vateurs, et,  en  première  ligne,  de  celui  des  catholiques.  Il  en 
avait  besoin  pour  former  sa  majorité  dans  le  Reichstag;  il  en 
avait  besoin  plus  encore  pour  combattre  la  propagande  collecti- 
viste, anarchiste  et  nihiliste,  pour  raffermir  ces  deux  fondements 
de  toute  société  :  le  respect  de  la  vie  humaine  et  le  respect  du 
bien  d'autrui.  C'était  là  le  vrai  Kuliurkampf  :  il  sentit  combien 
il  était  plus  urgent  que  l'autre;  il  se  rendit  compte  également 
qu'ils  ne  sauraient  être  menés  de  front  et  qu'il  devait  renoncer  à 
l'ancien  s'il  voulait  sortir  victorieux  du  nouveau. 

Aussi  le  voyons-nous,  dès  1878,  chercher  à  entrer  en  négocia- 
tions officieuses  avec  la  cour  de  Rome,  par  l'intermédiaire  du  nonce 
à  Munich,  Mgr  Masella  *.  Une  telle  démarche  devait  certainement 
lui  coûter.  Depuis  le  début  du  Kulturkampf,  il  n'avait  cessé,  en 
effet,  d'être  en  lutte  ouverte  ou  sourde  avec  le  Saint-Siège.  Les 
protestations  du  Saint-Siège  avaient  toujours  fait  écho  à  celles  de 
l'épiscopat  allemand.  Tous  les  efforts  du  gouvernement  prussien 
pour  arracher  au  Saint-Siège  un  désaveu  de  l'attitude  du  Centre, 
avaient  misérablement  échoué.  A  toutes  les  ouvertures  qui  lui 
étaient  faites,  Pie  IX  avait  toujours  répondu  en  revendiquant 
hautement  les  droits  de  la  conscienee  catholique,  en  réclamant 
comme  première  condition  d'entente  le  retrait  des  «  lois  de  mai  »  ; 
il  avait  même  osé,  lui,  vieillard  désarmé,  traiter  publiquement  son 

1  II  y  avait  eu  une  tentative  antérieure,  dès  1876,  par  l'entremise  du 
ministre  de  Bavière  à  Rome;  mais  elle  avait  immédiatement  échoué, 
le  gouvernement  allemand  ayant  posé  comme  première  condition  la  sou* 
mission  du  clergé  aux  c  lois  de  mai  ». 


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610  LE  CHEMIN  M  G4B08SA 

redoutable  adversaire  de  «  moderne  Attila  »  et  de  «  nouveau  fléau 
de  Dieu  ».  En  vain  M.  de  Bismarck  avait-il  prétendu  amener  le 
Pape  à  composition  en  essayant  d'ameuter  contre  loi  les  puissances; 
il  avait  signalé,  comme  on  péril  commun,  la  modification  introduite 
dans  la  constitution  de  l'Eglise  par  la  proclamation  du  dogme  de 
l'infaillibilité  pontificale,  et  il  en  avait  pris  texte  pour  provoquer 
l'adoption  de  mesures  communes  en  vue  du  prochain  conclave  :  ces 
démarches,  d'une  correction  an  moins  douteuse,  n'avaient  eu 
d'autre  résultat  que  de  compromettre  davantage  le  prince-chance- 
lier aux  yeux  des  catholiques  allemands  et  du  Saint-Siège  comme 
aux  yeux,  de  l'Europe. 

La  mort  de  Pie  IX,  en  février  1878,  offrit  à  l'homme  d'Etat  prus- 
sien une  occasion  favorable,  ou  plutôt  un  prétexte  honnête  pour 
sortir  d'embarrs.  Bien  que  l'attitude  et  la  politique  de  Léon  XIII 
dans  le  conflit  allemand  fussent,  au  fond,  identiques  &  celles  de 
Pie  IX,  le  cabinet  allemand  affecta  de  considérer  l'avènement  du 
nouveau  pontife  comme  un  élément  de  pacification.  A  en  croire  la 
presse  officieuse  de  Berlin,  un  Pape  pacificateur  venait  de  succéder 
i  un  Pape  batailleur,  et  ce  changement  de  personne  allait  ameaer, 
de  la  part  de  la  curie  romaine,  un  revirement  politique. 

Au  fond,  c'est  à  Berlin  seulement  que  se  produisait  le  ^revirement, 
et  le  désir  de  désarmer  y  devenait  de  plus  en  plus  manifeste. 
M.  de  Bismarck  ne  demandait  à  Borne  que  de  l'aider  à  «  sauver  sa 
face  »;  mais  il  avait  compté  sans  la  fermeté  du  Saint-Siège  et 
surtout  sans  l'énergie  des  catholiques  allemands.  11  aurait  voulu 
que  le  Souverain  Pontife  donnât  &  ceux-ci  le  conseil  de  se  rallier 
dans  le  Reichstag  à  la  politique  du  chancelier;  mais  le  Vatican  ne 
voulut  rien  faire  avant  d'avoir  consulté  les  chefs  du  parti  du  Centre, 
et  ceux-ci,  au  premier  mot  qui  leur  fut  adressé,  firent  clairement 
entendre  que,  fils  soumis  de  la  Papauté  dans  le  domaine  spirituel,  ils 
réservaient  leur  liberté  d'action  sur  le  terrain  parlementaire,  et  ne 
jugeaient  possible  la  réconciliation  avec  le  gouvernement  que  le 
jour  où  il  aurait  mis  fin  à  la  persécution  et  abrogé  les  lois  de  mai. 

C'était  montrer  clairement  an  prince  de  Bismarck  le  chemin  de 
Canossa. 

Le  terrible  homme  d'Etat  fit,  comme  on  peut  croire,  quelques 
difficultés  pour  y  entrer.  Il  ne  tarda  guère  cependant  à  s'y  engager, 
tant  devenait  urgente  pour  lui  la  nécessité  de  se  constituer  une 
majorité  au  Reichstag  avec  l'appoint  des  voix  catholiques.  Engagées 
avec  Mgr  Masella  à  Ki^sengen,  en  1878,  mais  aussitôt  rompues  que 
commencées,  les  négociations  furent  reprises  à  Vienne,  puis  à 
Gastein,  et  elles  aboutirent,  en  1880,  à  la  présentation  par  le  gou- 
vernement prussien,  et  au  vote  par  le  Reichstag,  d'un  projet  de 


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•  LE  CBMHH  m  €àfi0S&  611 

loi  qoi  marquât  le  premier  pas  en  arrière  des  persécuteurs.  C'était 
ce  que  Ton  a  appelé  la  première  «  loi  de  paix  ».  Elle  fut  suivie  de 
plusieurs  autres  en  1882, 1883  et  1886  et  complétée  par  celle  de 
1887  qui  marqua  la  fio  du  Kulturkampf,  Les  premiers  pas  furent 
des  plus  timides.  Il  fallait  ménager  Tamour-propre  de  11.  de  Bis- 
marck et  aussi  tenir  compte  des  préventions  des  protestants  alle- 
mands. Aussi  ne  pouvait- il  être  question  d'un  abandon  direct  et 
total  des  «  lots  de  mai  ».  On  n'obtint  même  jamais  que  l'une  d'elles 
fût  abrogée  en  bloc  et  d'un  seul  coup.  On  commença  par  les  main- 
tenir en  principe,  mais  en  conférant  au  gouvernement  et  à  ses 
agents  le  pouvoir  absolument  discrétionnaire  d'exempter  de  l'ap- 
plication de  quelques-unes  de  leurs  dispositions  certaines  caté- 
gories d'ecclésiastiques,  dans  des  cas  et  à  des  conditions  rigoureu- 
sement déterminés. 

Puis,  cette  première  étape  franchie,  on  s'engagea  plus  résolu- 
ment dans  la  voie  des  concessions.  Les  exceptions  facultatives 
furent  transformées  en  prescriptions  générales  et  permanentes  ins- 
crites dans  la  loi  elle-même.  Ensuite  on  commença  à  toucher  au 
palladium,. va  texte  même  des  «  lois  de  mai  ».  Quelques  articles 
isolés  furent  abrogés  ou  remplacés  par  des  dispositions  libérales. 
Peu  à  peu,  insensiblement  et  pour  ainsi  dire  pièce  à  pièce,  l'édifice 
des  lois  de  persécution  s'effrita,  s'effondra,  disparut. 

La  première  «  loi  de  paix  »,  celle  de  1880,  avait  seulement 
restreint  la  compétence  de  la  cour  des  affaires  ecclésiastiques, 
facilité  l'administration  provisoire  des  diocèses  et  rendu  aux  ordres 
hospitaliers  le  droit  d'enseigner. 

La  loi  de  1882  étendit  les  effets  du  droit  de  grâce  en  faveur  des 
évèqucs  condamnés  pour  infractions  aux  «  lois  de  mai  »  et  déposés  : 
la  remise  de  leur  peine  par  l'empereur  devait  désormais  entraîner 
leur  réintégration  dans  leurs  diocèses,  et  cette  combinaison  permit 
de  rendre  leurs  fonctions  à  la  plupart  des  évèjues  persécutés.  La 
même  loi  dispensait  de  l'examen  d'Etat,  sous  certaines  conditions, 
les  candidats  aux  postes  ecclésiastiques  et  autorisait  même,  éven- 
tuellement, le  ministre  des  cultes  à  permettre  l'exercice  du  ministère 
à  des  ecclésiastiques  étrangers.  Enfin,  les  communes  et  les  per- 
sonnes ayant  droit  de  présentation  n'étaient  plus  obligées  de 
désigner  des  candidats  aux  postes  ecclésiastiques  que  la  persécu- 
tion avait  rendus  vacants. 

La  loi  de  1883  réalisait  des  progrès  beaucoup  plus  considé- 
rables :  elle  rendait  absolument  libre  la  nomination  de  tous  les 
ecclésiastiques  amovibles,  des  suppléants  et  des  vicaires,  limitait  le 
droit  de  veto  de  l'Etat  et  la  compétence  de  la  Cour  des  affaires 
ecclésiastiques  à  quelques  cas  peu  nombreux  et  clairement  déter- 


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m  LE  CHEMIN  Dl  CAN088A.   - 

minés.  De  plus,  elle  autorisait  les  évêqaes  en  fonctions  à  faire  des 
ordinations  dans  les  diocèses  encore  privés  de  titulaires. 

En  1886,  le  législateur  prussien  desserrait  encore  quelques 
mailles  du  réseau  dans  lequel  il  avait,  avec  4ant  d'art  et  de  téna- 
cité, cherché  à  emprisonner  l'Eglise  catholique.  L'examen  d'Etat 
pour  les  ecclésiastiques  était  supprimé.  Les  évèques  étaient  auto- 
risés à  rétablir  des  séminaires.  Le  droit  de  surveillance  de  l'Etat 
sur  ces  établissements  était  réduit  au  minimum.  Les  supérieurs 
ecclésiastiques  recouvraient  le  droit  de  révocation  de  leurs  infé- 
rieurs, sans  intervention*  de  l'Etat,  à  moins  que  la  révocation 
n'entraînât  une  perte  ou  une  diminution  de  traitement.  Les  ordres 
hospitaliers  étaient  autorisés  à  ouvrir  et  à  diriger  toute  une  série 
d'établissements  d'assistance,  tels  qu'orphelinats,  ouvroirs,  refu- 
ges, etc.  Enfin,  —  et  cette  concession  était  énorme,  —  la  fameuse 
Cour  des  affaires  ecclésiastiques  cessait  d'exister. 

A  cette  détente  progressive  de  la  législation  correspondaient  des 
mesures  administratives  et  des  actes  de  gouvernement  d'une  portée 
et  d'une  signification  peut-être  plus  considérables  encore.  Le 
remplacement  de  M.  Falk,  comme  ministre  des  cultes,  la  visite  du 
Kronprinz  au  Pape,  le  choix  de  Léon  XIII  comme  arbitre  dans  le 
différend  survenu  avec  l'Espagne  à  propos  des  lies  Garolines  : 
toutes  ces  démarches  étaient,  sinon  autant  de  pas  sur  la  route  de 
Ganossa,  du  moins  autant  de  témoignages  de  bonne  volonté, 
autant  de  marques  d'intentions  conciliantes  et  pacifiques.  En  même 
temps,  la  formule  inacceptable  de  serment  que  les  «  lois  de  mai  » 
avaient  voulu  imposer  aux  évèques  était  abolie  et  l'on  en  revenait 
au  texte  usité  avant  le  Kulturkampf.  Les  grands  et  petits  sémi- 
naires se  rouvraient  dans  tous  les  diocèses.  Les  «  curés  d'Etat  » 
nommés  pendant  la  période  de  lutte  et  contrairement  aux  règles 
canoniques  étaient  révoqués  et  remplacés  par  des  pasteur*  légi- 
times. Les  portes  des  prisons  s'ouvraient  devant  les  prêtres  persé- 
cutés; les  exilés  rentraient  en  Allemagne.  Peu  à  peu,  un  à  un, 
évèques  déposés,  curés  destitués  revenaient  dans  leurs  évèchés  ou 
dans  leurs  paroisses,  reprenaient  leurs  fonctions  sacerdotales, 
recouvraient  leurs  traitements  supprimés. 

De  toute  l'œuvre  néfaste  des  persécuteurs,  il  ne  restait  plus  que 
l'obligation  imposée  à  l'Eglise  d'obtenir  l'assentiment  préalable  de 
l'Etat  pour  les  nominations  ecclésiastiques,  les  obstacles  apportés 
à  l'exercice  de  sa  juridiction  disciplinaire  et  la  proscription  des 
ordres  religieux  autres  que  les  congrégations  hospitalières.  C'étaient 
là  les  derniers  vestiges  de  la  guerre  religieuse  :  la  loi  du 
29  avril  1886  les  fit  disparaître.  Elle  n'exigeait  plus  d'avis  préalable 
à  l'autorité  civile  que  pour  la  nomination  des  curés  titulaires;  elle 


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LE  CHBÏW  DE  CANOSSA  613 

limitait  le  droit  de  veto  de  l'Etat;  elle  déclarait  formellement  que  la 
célébration  de  la  messe  et  l'administration  des  sacrements  ne 
pourraient  jamais  donner  lieu  à  aucune  poursuite;  elle  abrogeait 
les  dispositions  légales  qui  avaient  restreint  les  pouvoirs  discipli- 
naires des  supérieurs  ecclésiastiques;  enfin,  elle  permettait  le 
retour  en  Prusse,  avec  restitution  de  leurs  biens,  à  toutes  les 
congrégations  religieuses  qui  se  consacrent  soit  à  l'exercice  du 
ministère  ecclésiastique,  soit  à  celui  de  la  charité,  soit  à  l'éducation 
et  à  l'instruction  des  filles,  soit  à  la  vie  contemplative.  Enfin,  le 
gouvernement  se  réservait  le  droit  d'autoriser  les  congrégations  de 
missions  à  l'étranger.  Seuls,  les  Jésuites,  du  moins  en  tant  que 
congrégation,  restaient  sous  le  coup  de  la  proscription  ;  mais,  dans 
la  pratique,  ils  devaient  bénéficier,  à  titre  individuel,  d'une  tolé- 
rance de  plus  en  plus  large. 

Le  maintien  de  cette  exception  était  assurément  fâcheux,  ainsi 
que  le  refus  de  la  liberté  d'enseignement  aux  ordres  religieux  dans 
les  écoles  de  garçons.  Cependant,  et  si  regrettable  que  pût  être 
l'intransigeance  du  gouvernement  prussien  sur  ces  deux  points,  la 
loi  de  1886,  confirmant  et  complétant  celles  qui  l'avaient  précédée, 
n'en  marquait  pas  moins  le  triomphe  de  la  liberté  religieuse  et  du 
catholicisme. 

Le  Saint-Père,  qui  avait  suivi  pas  à  pas  et  facilité  par  d'habiles 
négociations  l'œuvre  de  pacification,  constatait  publiquement,  dans 
son  allocution  consistoriale  du  23  mai  1887,  l'heureuse  issue  de  la 
lutte  et  le  résultat  si  satisfaisant  de  ses  efforts. 

De  son  côté,  le  prince  de  Bismarck  avait,  devant  la  Chambre 
prussienne,  défini  la  portée  et  précisé  le  caractère  des  nouvelles 
lois  en  des  termes  qui  avaient,  à  juste  titre,  soulevé  les  colères  de 
ses  anciens  partisans  en  même  temps  que  les  applaudissements  de 
ses  nouveaux  alliés.  Autant  que  le  langage  pouvait  être  considéré 
comme  l'expression  de  la  pensée  de  ce  grand  diplomate,  ses 
paroles  semblaient,  en  effet,  attester  toute  l'étendue  de  l'évolution 
accomplie,  sous  la  pression  des  événements,  par  le  célèbre  homme 
d'Etat. 

ce  On  a  allégué,  —  disait-il,  en  réponse  à  M.  de  Beseler,  —  que 
les  ordres  religieux  sont  haïs  des  protestants.  Messieurs,  il  ne  s'agit 
pas  de  cela.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  quelque  chose  est  agréable 
ou  odieux  à  quelqu'un  dans  son  for  intérieur,  mais  il  s'agit  de 
rétablir  la  paix  de  l'ensemble  de  la  nation  et  celle  de  l'Etat.  Je  ne 
puis  croire  la  majorité  de  mes  coreligionnaires  assez  irritables  pour 
que  la  vue  d'un  froc  excite  leur  haine  et  leur  fureur;  il  en  est  peut- 
être  quelques-uns  qui  éprouvent  cette  impression  ;  mais  nous  ne 
pouvons,  dans  l'œuvre  législative,  tenir  aucun  compte  de  tels  sen- 

25  NOVEMBRE  1902.  40 


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614  LE  CHEMIN  DB  GAHOSSà 

timents.  Il  s'agit  bien  plutôt  de  savoir  si  nos  concitoyens  catholiques 
croient,  ou  non,  ne  pouvoir  vivre  en  paix  avec  nous  sans  un  cer- 
tain nombre  d'ordres  religieux  et  sans  l'autorisation  de  principe 
accordée  à  ces  ordres.  S'ils  le  croient  vraiment,  je  ne  puis,  à  mon 
point  de  vue  évangélique,  leur  donner  tort;  mais  il  ne  me  convient 
pas  d'entrer,  comme  le  préopinant,  dans  l'examen  critique  de  cette 
question  :  est-il  raisonnable  qu'il  y  ait  des  moines  et  des  nonnes? 
C'est  un  point  sur  lequel  chacun  doit  prononcer  d'après  sa  propre 
conscience...  Pour  moi,  il  me  suffit  que,  du  côté  catholique,  on  y 
tienne...  » 

Il  disait  encore  dans  ce  même  discours  : 

«...  Le  préopinant  a  aussi  motivé  son  opposition  contre  les 
ordres  religieux  sur  leur  dépendance  de  supérieurs  étrangers. 
Sans  doute,  cela  peut,  dans  certaines  .circonstances,  être  incom- 
mode; mais,  à  mon  avis,  la  dépendance  de  nos  compatriotes  de 
supérieurs  étrangers  est  encore  bien  plus  regrettable  :  or,  il  y  a 
une  foule  de  partis  et  de  groupes  politiques,  que  je  pourrais 
nommer  et  que  j'échangerais  volontiers  contre  un  ordre  religieux 
étranger,  chez  lesquels  le  système  de  l'obéissance  absolue,  du 
perindè  ac  cadaver  et  du  sacrificium  intellectus  est  poussé  beau- 
coup plus  loin  que  dans  les  ordres  cloîtrés.  La  propagande,  que  le 
préopinant  redoute  de  la  part  des  congrégations,  est  pratiquée  par 
les  ordres  intérieurs  à  supérieurs  parlementaires  et  par  les  frac- 
tions d'ordre  parlementaires  avec  des  moyens  différents  et  autre- 
ment puissants.  On  devrait  donc,  par  ce  motif,  restreindre  beau- 
coup plus  étroitement  le  droit  d'association  à  l'égard  de  ces  partis 
qui  ont  des  chefs  indigènes  et  étrangers,  ou  même  exclusivement 
étrangers.  » 

C'était  la  raison  même  qui  parlait,  ce  jour-là,  par  la  bouche  du 
prince  de  Bismarck,  et  les  bravos,  les  rires  approbatifs  de  la 
majorité  de  la  Chambre  prussienne  soulignaient  ces  déclarations 
cinglantes  à  l'égard  des  fauteurs  de  persécution.  Biais  le  chancelier 
et  ses  auditeurs  eux-mêmes  étaient  trop  clairvoyants  pour  ne  pas 
comprendre  qu'en  flétrissant  l'intolérance,  le  chef  du  gouverne- 
ment allemand  prononçait  sa  propre  condamnation  et  celle  de  ses 
anciens  complices.  Prêcher  la  concorde,  comme  il  le  faisait  aujour- 
d'hui, c'était  réprouver  ses  violences  passées  et  désavouer  le 
Kulturkampf.  M.  de  Bismarck  avait,  il  est  vrai,  imaginé  une 
explication  ingénieuse  pour  dégager  sa  responsabilité.  Le  Kuitur- 
kampft  disait-il,  n'était  pas  son  œuvre  :  il  ne  l'avait  jamais  voulu; 
il  n'avait  jamais  désiré  que  la  paix;  s'il  avait  lutté  autrefois  contre 
les  catholiques,  c'est  qu'il  y  avait  été  entraîné,  forcé;  c'est  qu'il 
avait  été  «  trompé  par  une  presse  polonisanie  ». 


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Lï  CHEMIN  DE  GANOSSi  615 

Les  Polonais  étaient  la  cause  de  tout  le  mal  :  c'est  ainsi  que  le 
chancelier  prétendait  masquer,  ou  plutôt  nier,  son  pèlerinage  & 
Ganossal 

Il  y  était  allé,  cependant;  il  avait  dû  battre  en  retraite  devant 
des  moines,  des  religieuses,  devant  des  prêtres  désarmés,  devant 
quelques  vieux  évèques  qu'il  tenait  dans  ses  prisons;  il  avait  dû, 
pour  rétablir  la  paix  en  Allemagne  et  raffermir  les  bases  chance- 
lantes de  la  société,  solliciter  l'appui  du  prisonnier  du  Vatican  ;  il 
lui  avait  fallu  se  soumettre  aux  conditions  posées  par  l'Eglise, 
faire  droit  aux  réclamations  formulées  par  le  parti  catholique. 
Celui-ci,  pendant  une  lutte  de  près  de  quinze  années,  n'avait  pas 
faibli  un  instant,  ni  reculé  d'un  pas.  Jusqu'au  dernier  moment,  il 
était  resté  debout,  en  armes,  pour  ainsi  dire,  ayant  derrière  lui 
toute  la  population  catholique  de  l'Allemagne  également  unie, 
également  résolue  à  ne  rien  abdiquer  de  ses  droits  et  de  ses  légi- 
times revendications.  Cette  fermeté  invincible  dans  la  défense 
d'une  liberté  sacrée,  cette  attitude  vigoureuse,  également  éloignée 
de  toute  faiblesse  et  de  toute  violence  compromettante,  avaient  eu 
raison  du  déchaînement  des  passions  sectaires  comme  des  injonc- 
tions hautaines  du  gouvernement  le  plus  puissant  qu'il  y  eût  alors 
dans  le  monde. 

Le  vainqueur  de  Sadowa  et  de  Sedan  ne  s'était  pas  trouvé  de 
taille  à  lutter  contre  la  conscience  catholique  :  sa  volonté  tenace, 
son  pouvoir  formidable  s'étaient  brisés  contre  ce  mur  d'airain.  Il 
n'en  pouvait  être  autrement,  et  la  faute  initiale,  la  faute  unique, 
mais  capitale,  de  M.  de  Bismarck,  avait  été  de  ne  pas  le  prévoir. 
Jamais,  en  effet,  et  nulle  part,  l'Eglise  catholique  ne  s'est  rabaissée 
au  rang  d'Eglise  d'Etat.  Jamais  et  nulle  part  de  vrais  catholiques 
n'ont  consenti  à  se  séparer  de  Rome.  Jamais  et  nulle  part  l'Eglise 
ne  s'est  résignée  à  faire  abandon  de  l'indépendance  souveraine 
qu'elle  tient  de  Dieu,  pour  mettre  sa  puissance  spirituelle  et  son 
autorité  au  service  d'un  maître  terrestre  et  mortel.  Mais  presque 
jamais  les  détenteurs  de  la  puissance  temporelle,  les  vainqueurs  et 
les  dominateurs  du  monde  n'ont  compris  ni  respecté  la  grandeur 
de  cette  irréductible  résistance.  La  plupart  se  sont  rués  sur  elle, 
se  flattant  de  la  balayer  d'un  geste.  Presque  toujours  ils  ont  refusé 
de  comprendre  qu'il  est  une  volonté  plus  haute  que  la  leur,  une 
force  plus  forte  que  leur  puissance,  des  lois  antérieures  et  supé- 
rieures aux  leurs  :  il  les  ont  méconnues,  pour  leur  malheur  et  pour 
leur  ruine,  car  la  loi  morale,  la  liberté  de  la  conscience  faible  et 
désarmée  ont  invariablement  fini,  —  quand  leurs  défenseurs  font 
vraiment  voulu,  —  par  avoir  raison  de  la  violence,  du  despotisme 
et  de  la  tyrannie. 


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616  LE  CHEMIN  DE  CANOSSÀ 

C'est  l'histoire  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  et,  à  ce 
point  de  vue,  M.  de  Bismarck  n'avait  pas  tort  d'invoquer  jusqu'aux 
souvenirs  lointains  de  l'antiquité  grecque.  Il  aurait  pu  se  souvenir 
des  paroles  admirables  que  prononçait,  il  y  a  bientôt  trois  mille 
ans,  la  douce  et  sublime  Antigone  quand  aux  ordres  impies  et  à  la 
loi  scélérate  de  Gréon  elle  opposait  l'invincible  barrière  du  devoir 
et  de  la  conscience.  «  Je  ne  pensais  pas,  disait-elle,  que  vos  arrêts 
dussent  avoir  tant  de  force  que  de  faire  prévaloir  les  volontés  d'un 
homme  sur  celles  des  immortels,  sur  ces  lois  qui  ne  sont  point 
écrites  et  qui  ne  sauraient  être  effacées.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui, 
ce  n'est  pas  d'hier  qu'elles  existent;  elles  sont  de  tous  les  temps, 
et  personne  ne  peut  dire  quand  elles  ont  commencé.  Devais-je 
donc,  par  égard  pour  les  pensées  d'un  homme,  refuser  mon  obéis- 
sance aux  vérités  éternelles,  elles  aussi,  cri  superbe  de  la  cons- 
cience humaine  que,  de  siècle  en  siècle,  tous  les  opprimés,  tous 
les  persécutés  répètent  tour  à  tour  et  jettent  à  la  face  de  leurs 
bourreaux,  avec  une  confiance  invincible  dans  le  succès  final.  » 

Sans  remonter  jusqu'à  Antigone,  M.  de  Bismarck,  qui  savait  si 
bien  son  histoire,  aurait  pu  et  dû  se  souvenir  que  toute  puissance 
humaine  entrant  en  guerre  contre  l'Eglise  catholique  provoque 
par  là  même  un  déchaînement  de  passions,  une  recrudescence 
d'appétits  païens  qui  mettent  en  péril  la  société  elle-même  et 
amènent  infailliblement  la  ruine  des  imprudents  qui  ont  entamé 
la  lutte.  Il  aurait  pu  et  dû  se  rappeler  qu'après  de  longs  et  violents 
assauts,  tous  les  adversaires  de  l'Eglise  ont  vu  leurs  forces 
s'épuiser  contre  cette  puissance  éternelle  et  insaisissable  comme 
l'âme  humaine;  tous  alors  ont  dû  implorer  son  assistance,  recon- 
naître leur  erreur,  et,  soit  sur  le  trône,  soit  dans  le  malheur  et 
l'exil,  prendre  le  chemin  de  Ganossa.  Us  l'ont  tous  suivi,  tous 
depuis  l'empereur  Henri  IV  jusqu'à  Napoléon,  depuis  Théodose 
jusqu'à  Bismarck.  La  voie  reste  toujours  ouverte,  et  bien  d'autres 
y  passeront  après  eux. 

C'est  là  l'enseignement  fécond  qui  se  dégage  de  l'histoire  du 
Kulturkampf  ;  elle  nous  apprend  à  ne  jamais  douter  du  triomphe 
de  la  conscience  catholique  sur  la  tyrannie  des  sectaires.  Hais  il 
en  ressort  également  une  autre  leçon  non  moins  haute,  non  moins 
profonde  :  c'est  que,  pour  assurer  cette  victoire  si  douce  et  si 
bienfaisante  de  la  liberté  religieuse,  il  faut  l'avoir  méritée  à  force  de 
constance,  d'énergie,  de  bonne  organisation,  de  patients  efforts  et 
de  généreux  sacrifices.  Gomme  le  royaume  du  ciel,  elle  est  réservée 
aux  lutteurs  vaillants  :  violenti  rapiunt  illam. 

René  Lavollée. 


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UNE   PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 


CHRISTINE  TRMJLZIO  DE  BELGIOJ 


I 

Parmi  les  plus  étranges  figures  de  la  révolution  italiei 
princesse  de  Belgiojoso  occupe  une  place  à  part.  Ce  n'est  f 
princesse  déclassée,  pas  plus  qu'une  femme  d'élite.  C'est  une 
curieuse,  faite  de  contrastes,  et  dont  le  caractère  se  prêtera 
veilleusement  à  fournir  à  un  Victor  Hugo  un  large  champ 
développer  ses  antithèses.  Tour  à  tour  républicaine  avec  I 
et  monarchiste  avec  Victor- Emmanuel  H  et  Cavour,  adm 
de  Garibaldi  et  adversaire  de  la  libre-pensée,  prêchant  i 
la  suppression  des  couvents  et  aimant  à  s'habiller  en  sœui 
aristocrate  par  les  manières  et  fréquentant  souvent  la  cou 
des  démocrates  avancés,  cette  princesse  lettrée  et  passionna 
la  politique  active  n'a  rien  de  banal.  Dans  un  livre  touffu 
de  renseignements  curieux  et  non  exempt  d'erreurs  histo 
M.  Raphaël  Barbiera  vient  de  nous  raconter  sa  vie  *.  J'estii 
les  lecteurs  du  Correspondant  liront  avec  intérêt  les  quelque! 
que  je  vais  consacrer  à  l'examen  de  cet  ouvrage. 


La  princesse  de  Belgiojoso  naquit  à  Milan  le  28  juin 
Elle  était  fille  du  marquis  Jérôme  Trivulzio  et  de  la  ce 
Vittoria  Gherardini.  Les  Trivulzio  appartiennent  à  la  plus 
noblesse  milanaise.  Dès  le  douzième  siècle,  cette  famille  es 
santé.  Un  des  ancêtres  de  la  princesse,  le  célèbre  Jean-J 

4  Raflaello  Barbiera,  La  Principessa  Belgiojoso,  i  suoi  amici  e  n 
suo  tempo.  Milan,  librairie  Trêves,  1902. 


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618  DUE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

Trivuizio,  maréchal  de  France,  fit  la  conquête  du  Milanais  au 
nom  de  Louis  XII  et,  nommé  gouverneur  de  son  pays,  se  montra 
extrêmement  dur  pour  ses  compatriotes.  11  servit  avec  le  môme 
zèle  François  Ier  et  mourut  en  1518.  Un  autre  membre  de  la 
famille  servit  Napoléon  I",  qui  le  nomma  général  et  ministre  de 
la  guerre  du  royaume  d'Italie.  11  mourut  encore  jeune  à  Paris, 
en  1805.  L'empereur  le  regretta  beaucoup  et  voulut  que  ses  funé- 
railles fussent  imposantes.  Quatre  généraux,  Miollis,  Duplessis, 
Michaud  et  Morlot,  tenaient  les  cordons  du  poêle.  Le  cardinal 
Gaprara,  légat  du  Pape  et  archevêque  de  Milan,  présida  la 
cérémonie. 

Comme  on  le  voit,  des  liens  anciens  et  nouveaux  rattachaient 
les  Trivuizio  à  la  France  au  moment  où  Christine  Trivuizio  naissait. 
Aussi,  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  rencontrer  ses  parents  parmi  les 
plus  fidèles  partisans  du  régime  napoléonien. 

Les  Trivuizio  étaient  bien  connus  pour  leurs  idées  aristo- 
cratiques et  leur  fierté.  Un  mot  de  la  marquise  Marguerite  Tri- 
vuizio, tante  de  la  princesse,  est,  encore  de  nos  jours,  célèbre  à 
Milan.  Au  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Alexandre,  vis-à-vis  de 
laquelle  s'élève  le  sévère  palais  des  Trivuizio,  qui  lui  reprochait 
son  orgueil  et  lui  rappelait  qu'après  tout  nous  ne  sommes  que 
de  misérables  vers,  la  marquise  répondait  vivement  :  «  Oui, 
je  suis  un  ver,  mais  Trivuizio  I  »  Malgré  ces  sentiments,  que  les 
parents  de  la  princesse  de  Belgiojoso  partageaient  et  qu'elle-même 
ne  renia  jamais  complètement,  les  Trivuizio  acceptèrent  avec 
enthousiasme  les  nouveautés  introduites  en  Italie  par  la  Révolution 
française.  Le  père  de  la  princesse  Christine  était  un  érudit  que 
Napoléon  I"  avait  comblé  de  faveurs.  Il  était  chambellan  d'Eugène 
Beauharnais,  chevalier  de  la  couronne  de  fer  et  fort  influent  à 
la  cour  du  vice-roi  d'Italie.  Sa  femme  était  une  des  dames  d'hon- 
neur de  la  princesse  de  Beauharnais.  Lorsque  le  royaume  d'Italie 
s'effondra  à  la  suite  des  derniers  désastres  de  l'Empire  français, 
les  Trivuizio  se  rangèrent  parmi  les  mécontents  qui  ne  pouvaient 
se  consoler  de  la  chute  d'un  régime  qu'ils  avaient  servi  avec 
passion.  Les  anciens  officiers  italiens  des  armées  napoléoniennes 
et  une  partie  de  la  noblesse  furent,  en  Italie,  les  premiers  artisans 
des  troubles  qui  devaient  préparer  la  révolution  de  1859. 

Le  père  de  la  princesse  Christine  n'assista  point  aux  événe- 
ments qui  détruisirent  la  puissance  de  Napoléon  Ier.  Une  violente 
maladie  l'avait  emporté  à  la  veille  des  désastres  de  la  campagne  de 
Russie  en  1812.  Mais,  si  le  marquis  Trivuizio  n'était  plus  là  pour 
combattre  la  restauration  autrichienne,  les  autres  membres  de  sa 
famille  restaient  parmi  les  adversaires  du  nouveau  gouvernement. 


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CHRISTINE  TRIV0LZ1O  DE  BELGIOJOSO  619 

La  jeune  Christine  grandissait  dans  cette  atmosphère  hostile  à 
l'Autriche  et  apprenait,  dès  l'enfance,  à  compter  sur  une  révo- 
lution pour  rétablir  les  affaires  de  l'Italie  dans  un  état  satî 
sant.  Le  second  mariage  de  sa  mère  ne  modifia  nullemeo 
tendances  politiques  de  ceux  qui  l'entouraient.  La  veuve  du 
quis  épousa  en  secondes  noces  le  marquis  Alexandre  Vis 
d'Aragona.  Issu  d'une  illustre  famille  milanaise,  le  beau-père 
future  princesse  de  Belgiojoso  était  un  homme  léger,  corne 
plupart  des  grands  seigneurs  milanais  du  dix-neuvième  sièc 
avait  lu  les  ouvrages  de  Rousseau  et  partageait  les  erreurs  c 
utopies  du  philosophe.  S'occupant  avec  passion  des  progri 
l'agriculture,  il  était  loin  de  négliger  la  politique.  Bientôt  il  s< 
en  rapports  avec  Gonfalonieri,  le  comte  Porro  et  le  poète 
Berchet.  Ils  préparèrent  une  révolution;  mais  l'Autriche  était 
aguets  et,  avant  qu'ils  pussent  mettre  leurs  projets  à  exécutic 
police  intervint.  Le  comte  Porro- Lambertenghi  et  les  amis  q 
réunissaient  habituellement  chez  lui  furent  mis  sous  les  ven 
Avertie  à  temps  de  ce  qui  se  passait  et  sachant  que  son 
était  compromis  dans  les  agissements  des  carbonari,  la  man 
d'Aragona  prit  une  résolution  virile.  Elle  courut  au  plus  v 
Affori,  où  son  mari  possédait  une  maison  de  campagne 
peine  arrivée  là,  elle  se  précipite  dans  le  cabinet  de  travai 
marquis  et  brûla   dans  la  cheminée    tous   les  papiers  qi 
trouva,  sans  même  se  donner  la  peine  de  les  lire.  Il  n'était 
temps.  Les  papiers  brûlaient  encore  quand  le  comte  Bolza,  ch 
la  police  de  Milan,  entra  à  son  tour  dans  la  maison.  Il  constata 
que  la  cheminée  était  pleine  de  papiers  brûlés,  mais  il  ne  put 
saisir.  Les  documents  compromettants  avaient  disparu. 


Quelques  mois  après,  Christine  Trivulzio  épousa  le  prince  ] 
de  Belgiojoso.  Les  Belgiojoso  appartiennent  à  une  illustre  £a 
des  Romagnes  qui  portait  jadis  le  nom  de  Barbiano,  fief  imj 
qu'ils  possédaient  dans  leur  pays  d'origine.  Ils  étaient  déjà 
sants  au  neuvième  siècle  et  jouèrent  un  grand  rôle  en  Lombi 

Belgiojoso  est  un  bourg  de  la  banlieue  de  Pavie,  célèbre 
notre  histoire  par  la.  bataille  où  François  Ier  fut  fait  prisoz 
Charles  Barbiano,  le  premier  qui  porta  le  titre  de  prince  de  B 
joso,  fut  l'ambassadeur  de  Ludovic  le  More,  duc  de  Milan,  a 
de  Charles  VIII.  11  poussa  vivement  le  roi  de  France  à  fai 
célèbre  campagne  de  1494  en  Italie.  Gomme  les  Trivulzio,  le; 
giojoso  avaient  donc  leur  page  dans  l'histoire  de  France. 


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620  UNS  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

Le  prince  Emile  Barbiano  de  Belgiojoso  était  né  &  Milan  le 
14  mars  1800.  Il  avait  vingt-quatre  ans  lorsqu'il  épousa  Christine 
Trivulzio,  qui  n'était  âgée  que  de  seize  ans.  Assez  instruit,  élégant 
et  léger,  le  prince  manquait  de  religion  et  était  affilié  à  la  secte  des 
carbonari.  Quant  à  sa  femme,  elle  avait  grandi  dans  un  milieu  où 
le  carbonarisme  et  l'esprit  révolutionnaire  étaient  en  honneur,  mais 
elle  mêlait  aux  sentiments  qu'elle  avait  hérités  de  ses  parents, 
des  convictions  religieuses  qui  résistèrent  à  toutes  les  épreuves  et 
qui,  malheureusement,  ne  s'accordèrent  pas  toujours  avec  ses 
actions  et  sa  conduite  morale. 

Le  mariage  fut  célébré  solennellement  le  15  septembre  1824, 
dans  l'église  paroissiale  de  Saint-Fidèle  à  Milan .  Il  ne  fut  pas  heureux. 

La  princesse  était  une  fort  belle  femme.  De  taille  élevée,  maigre, 
d'une  pâleur  rappelant  le  marbre,  elle  avait  des  cheveux  très  noirs, 
des  yeux  également  noirs,  très  grands.  Son  regard  était  vif  et 
dominateur.  Des  manières  très  distinguées,  une  vive  intelligence 
et  beaucoup  de  culture  rehaussaient  la  beauté  de  ses  traits  et 
suffisent  à  justifier  l'influence  qu'elle  exerça,  à  Paris  et  en  Italie, 
pendant  de  longues  années. 

L'harmonie  ne  régna  que  quelques  jours  entre  le  prince  et  la 
princesse.  Leurs  caractères  ne  s'accordaient  point.  Us  ne  restèrent 
que  très  peu  de  temps  ensemble  et,  en  1830,  ils  se  séparèrent  à 
l'amiable,  sans  tribunaux,  sans  avocats  ni  papier  timbré. 

Néanmoins  ils  continuèrent  à  avoir,  à  plusieurs  reprises,  des 
rapports  entre  eux,  comme  d'anciens  amis  qui  se  rencontrent  de 
temps  en  temps. 

Tandis  que  le  prince  Emile  se  liait  intimement  avec  Mazzini,  sans 
oublier  les  plaisirs  qui  le  tenaient  souvent  &  l'écart  de  la  politique, 
la  princesse  se  faisait  recevoir  à  son  tour  dans  une  loge  de  carbonari. 

Pendant  les  conspirations  de,  1821,  il  s'était  formé  à  Milan  un 
groupe  de  dames  résolues  à  aider  les  carbonari  dans  leurs  entre- 
prises. Parmi  ces  dames,  on  remarquait  la  comtesse  Gonfalonieri, 
femme  du  célèbre  chef  du  complot  de  Milan,  condamné  à  mort 
en  1824  S  Mme  Mathilde  Viscontini,  mariée  au  général  polonais 
baron  Dembowski,  un  vétéran  des  armées  napoléoniennes,  et  une 
jeune  sectaire  qui  occupera  dans  la  suite  une  place  éminente  dans 
les  sinistres  associations  que  Mazzini  créera  pour  l'aider  dans  ses 
ténébreuses  entreprises,  MUe  Blanche  Milesi.  Ces  dames  avaient 
pris  le  nom  de  «  jardinières  ».  Elles  étaient  affiliées  à  la  franc- 
maçonnerie  et  faisaient  une  propagande  très  active  dans  les  salons, 
sans  dédaigner  l'action  populaire.  La  princesse  de  Belgiojoso,  très 

1  L'empereur  d'Autriche  commua  sa  peine  et  le  fit  enfermer  au  Spielberg. 


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CHRISTINE  TRIVULZIO  DE  BELG10J080  621 

liée  avec  H116  Milesi,  ne  tarda  pas  à  entrer  dans  l'association  des 
«  jardinières  ». 

La  police  autrichienne  surveillait  ces  dames  et  n'épargnait 
aucun  effort  pour  être  exactement  renseignée  sur  leurs  faits  et 
gestes.  Elle  avait  sous  la  main  une  nuée  d'espions  pu  confident^ 
comme  on  les  appelait  habituellement,  qu'elle  savait  recruter  dans 
toutes  les  classes  de  la  société.  Non  contente  d'en  inonder  l'Italie, 
elle  envoyait  ses  confidenti  à  l'étranger  pour  surveiller  les  émigrés 
et  les  voyageurs  suspects. 

Ces  confidenti  étaient  merveilleusement  renseignés.  L'argent  ne 
leur  faisait  jamais  défaut  et  le  flair  non  plus.  M.  Barbiera  nous 
en  donne  la  preuve  en  publiant  quelques-uns  des  rapports  secrets 
des  confidenti  tirés  des  archives  secrètes  du  gouvernement  lom- 
bardo- vénitien. 

En  1830,  après  la  séparation  amiable  des  époux  Belgiojoso, 
la  princesse  partit  pour  la  Suisse.  Elle  négligea  de  demander  la 
permission  de  voyager  à  l'étranger,  comme  le  prescrivait  alors  la 
loi  autrichienne»  Ce  départ  furtif  et  irrégulier  impressionna  la 
police  milanaise.  La  princesse  était  mal  notée  et  on  redoutait  ses 
menées.  C'en  était  assez  pour  la  faire  étroitement  surveiller.  Le 
comte  Bolza  lança  aussitôt  à  ses  trousses  un  habile  confidente  qui 
remplit  consciencieusement  sa  tâche,  comme  le  prouve  le  rapport 
qu'on  va  lire  : 

«...  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  les  princes  de  Belgiojoso  se  sont 
séparés;  et  comme  la  jeune  princesse  avait  pris  la  résolution  de 
s'expatrier  pour  quelques  années,  sa  tendre  mère,  dans  le  but  de 
lui  donner  une  espèce  de  compagnon,  de  mentor  et  d'économe,  jeta 
les  yeux  sur  l'ex-  capitaine  Bel  trame,  l'appela  de  Bergame,  le 
proposa  à  sa  fille  et  il  fut  accepté  par  elle;  et,  à  partir  de  ce 
moment,  il  a  suivi  la  princesse  dans  tous  ses  voyages.  Contrainte 
par  le  mauvais  état  de  sa  santé,  cette  jeune  dame  a  loué  une 
maison  de  campagne  peu  éloignée  de  Genève  où,  après  un  séjour 
de  quelques  mois,  elle  s'est  un  peu  rétablie.  Dernièrement  elle  a 
voulu  que  son  capitaine  fit  un  tour  dans  les  différents  cantons  de 
la  Suisse;  après  quoi,  dans  ces  derniers  temps,  elle  l'a  envoyé  en 
Italie  avec  sa  berline  de  voyage,  chargée  de  la  plus  grande 
partie  de  ses  bagages,  avec  l'ordre  d'aller  ensuite  la  rejoindre  à 
Lugano,  où  elle  comptait  se  rendre  en  prenant  la  .voie  de  Berne.  » 

La  princesse  Belgiojoso  souffrait  alors  d'attaques  d'épilepsie  et 
sa  santé  s'en  ressentait  profondément.  Quant  à  son  ami  Beltrame, 
c'était  un  personnage  particulièrement  suspect  à  la  police.  Il  avait 
servi  dans  les  armées  de  Napoléon  et,  comme  la  plupart  de  ses 
anciens  camarades,  il  regrettait  son  ancien  maître,  était  très  hostile 


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622  UNE  PRINCESSE  RÉTOUJTIOHHÀIRI 

&  l'Autriche  et  affilié  au  carbonarisme  et  &  la  franc-maçonnerie. 
La  police  de  Milan  n'avait  donc  pas  moins  d'intérêt  à  le  surveiller 
qu'à  suivre  les  pas  de  la  princesse. 

La  Suisse  était  alors  la  pierre  d'achoppement  de  la  police 
autrichienne.  N'osant  braver  ouvertement  la  colère  de  Metternich, 
la  Confédération  avait  imaginé  un  expédient  fort  simple  pour 
protéger  les  émigrés  italiens  et  refuser  leur  extradition.  Elle  faci- 
litait leur  naturalisation  comme  citoyens  suisses  et,  dès  qu'ils 
étaient  naturalisés,  elle  s'appuyait  sur  la  loi  qui  protège  tout 
citoyen  de  la  libre  Helvétie  pour  refuser  leur  extradition.  Pour 
être  naturalisés,  les  conspirateurs  italiens  n'avaient  qu'à  acheter 
un  arpent  de  terre  et  dès  lors  ils  étaient  proclamés  citoyens 
suisses.  Les  carbonari  de  la  Lombardie  profitèrent  largement  de  ce 
moyen  si  facile  de  se  soustraire  à  toute  poursuite. 

«  La  princesse  Belgiojoso  n'avait  pas  besoin  d'y  recourir  pour 
être  proclamée  concitoyenne  de  Guillaume  Tell.  Elle  se  souvint 
que,  par  un  décret  du  11  juillet  1808,  tous  les  Trivulzio  avaient 
droit  de  cité  en  Suisse,  et  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  prouver 
qu'elle  était  la  fille  d'un  Trivulzio... 

«  Aussitôt,  elle  se  fit  remettre  par  le  grand  conseil  du  canton  du 
Tessin  une  déclaration  officielle  affirmant  qu'elle  était  citoyenne 
helvétique,  et  précisément  du  canton  du  Tessin,  et  que  tout  le 
monde  devait  la  reconnaître  comme  telle. 


A  ce  moment,  l'esprit  fécond  de  Mazzini  fondait  une  nouvelle 
secte,  celle  de  la  Giovane  1  ta  lia  (la  Jeune  Italie),  qui  devait 
travailler  avec  une  indomptable  persévérance  jusque  vers  1859  à 
troubler  l'ordre  établi  dans  la  Péninsule.  Gomme  le  carbonarisme, 
la  Giovane  Italia  n'était  qu'une  section  de  la  secte  maçonnique. 
On  se  demande  pourquoi,  puisque  la  franc-maçonnerie  existait  et 
comptait  de  nombreux  affiliés,  Mazzini  éprouvait  le  besoin  de  fonder 
de  nouvelles  sectes.  La  réponse  est  facile  quand  on  connaît  les 
dessous  de  toute  cette  agitation  sectaire.  Mazzini,  tout  chef  de  la 
secte  maçonnique  qu'il  était,  ne  se  dissimulait  point  que  la  franc- 
maçonnerie  était  fort  mal  famée  et  qu'il  répugnait  aux  honnêtes 
gens  d'y  entrer.  Voilà  pourquoi  il  fut  un  des  promoteurs  du  carbo- 
narisme, et  lorsque  cette  secte,  par  ses  crimes,  se  fut  discréditée  à 
son  tour,  il  fonda  la  Giovane  Italia.  Dans  la  Giovane  ltaKa% 
comme  dans  la  secte  des  carbonari,  entreront  des  patriotes  hon- 
nêtes qui  ne  connaîtront  pas  les  rapports  intimes  liant  l'association 
à  la  franc-maçonnerie.  En  outre,  dans  la  Giovane  Italia,  comme 


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CHRISTINE  TRIVOLZIO  DE  BELGIOJOSO  623 

parmi  les  carbooari,  il  y  aura  deux  catégories  d'affiliés.  Les  uns, 
comme  Pieri,  Pianori,  Orsini  et  d'antres  criminels,  sauront  parfai- 
tement à  qnoi  s'en  tenir  touchant  l'esprit  sectaire  et  maçonnique 
de  l'association  et  seront  prêts  à  faire  tontes  les  besognes  dont 
Mazzini  les  chargera,  y  compris  les  plus  abominables  forfaits. 
A  d'autres,  on  ne  fera  voir  que  le  côté  patriotique  du  programme, 
et  voilà  pourquoi  nous  voyons  figurer,  dans  les  listes  des  associés, 
des  noms  parfaitement  honorables,  des  personnages  incapables  de 
se  souiller  par  la  moindre  action  malhonnête.  Sans  doute,  ces 
hommes  et  ces  femmes  honnêtes  méritent  aussi  le  blâme,  car  il 
n'est  pas  permis  à  une  personne  respectable  d'entrer  dans  une 
association  secrète;  mais  pour  être  équitable  dans  le  jugement  des 
bommes  et  des  choses,  il  faut  aussi  faire  la  part  des  passions,  des 
illusions  d'alors,,  et  aussi  du  sentiment  patriotique  qui  poussait 
les  Italiens  à  se  débarrasser  de  la  domination  étrangère. 

Le  prince  et  la  princesse  Belgiôjoso,  bien  que  séparés  de 
corps  et  de  biens,  étaient  tous  les  deux  partisans  ardents  de 
Mazzini.  Ils  furent  des  premiers  à  entrer  dans  la  Giovane  halia. 
Ils  aidèrent  la  secte  par  une  propagande  active  et  par  de  larges 
souscriptions.  Mazzini  les  charmait  et  les  enthousiasmait.  Il  parlait 
hautement  de  sa  foi  en  Dien  et  s'écriait  :  «  J'adore  Dieu  et 
une  idée  qui  me  vient  de  Dieu  :  une  Italie  unique  (sic).  »  Il  dira  plus 
tard  :  l'unité  de  l'Italie,  mais  alors,  ne  voulant  rien  brusquer,  U  ne 
parlait  que  d'  «  Italie  unique  »  ! 

Pour  ceux  qui  connaissent  aujourd'hui  tout  le  mal  accompli  par 
le  révolutionnaire  italien,  le  chef  de  la  Giovane  halia  est  un 
sinistre  personnage  qui  ne  saurait  inspirer  d'autre  sentiment  que 
celui  de  l'horreur.  Mais,  pour  ceux  qui  l'approchaient  alors,  surtout 
pendant  sa  jeunesse,  Mazzini  était  un  charmeur.  Il  avait  une  belle 
prestance,  était  très  soigné  dans  sa  tenue,  parlait  avec  âme  et 
éloquence.  C'était  un  homme  très  cultivé,  un  organisateur  actif  et 
incomparable,  un  homme  passionné  pour  la  musique  et  pour  toutes 
les  manifestations  de  l'art,  un  écrivain  de  grande  valeur.  Si  l'on 
ajoute  à  cela  le  soin  avec  lequel  il  savait  dissimuler  à  la  plupart 
de  ses  partisans  les  moyens  odieux  dont  il  comptait  se  servir,  on 
comprendra  les  dévouements  qu'il  suscitait  même  parmi  les  hon- 
nêtes gens.  Les  Belgiôjoso  furent  de  ce  nombre. 


Cependant,  M.  de  Metternich  s'irrite  en  voyant  que  la  Suisse,  et 
en  particulier  le  canton  du  Tessin,  deviennent  de  plus  en  plus  le 
centre  de  toutes  les  menées  mazziniennes.  Il  voit  avec  colère 
qu'à  une  centaine  de  kilomètres  de  Milan,  à  Lugano  et  dans  les 


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624  ONE  PfilffCESSK  RÉVOLOTIOJKAIRE 

environs,  tous  ceux  qui  ont  maille  à  partir  avec  sa  police  politique 
trouvent  un  asile  d'où  ils  peuvent  narguer  les  autorités  impériales 
et  préparer  de  nouveaux  complots. 

Hetternicb  commence  par  admonester  le  comte  von  Hartig,  gou- 
verneur de  Milan,  qu'il  accuse  de  mollesse,  de  faiblesse,  en  lui 
ordonnant  d'adresser  une  sommation  menaçante  au  gouvernement 
du  Tessin. 

C'était  au  moment  où  le  gouvernement  tessinois  venait  d'ac- 
corder droit  de  cité  en  Suisse  à  la  princesse  de  Belgiojoso,  Hartig 
charge  un  homme  de  confiance,  H.  Fermo  Tend,  de  porter  au 
landmann  (président)  de  ce  gouvernement  une  note,  sommant 
les  autorités  tessinoises  d'accorder  immédiatement  à  l'Autriche 
1'  «  extradition  de  tous  les  réfugiés  sujets  du  royaume  lombardo- 
vénitien  qui  s'étaient  rendus  complices  du  crime  de  haute  trahison, 
et  d'éloigner  du  territoire  tessinois  les  autres  individus  dangereux 
pour  la  tranquillité  des  provinces  limitrophes  appartenant  à  l'Au- 
triche et  à  la  Sardaigoe  ». 

La  Note  déclarait,  en  terminant,  que,  faute  par  le  gouvernement 
du  Tessin  de  donner  à  l'Autriche  la  satisfaction  réclamée,  le  gou- 
vernement impérial  romprait  toutes  relations  avec  le  canton  et  se 
réservait  de  prendre  les  mesures  qu'il  jugerait  nécessaires. 

Que  faire  pour  se  tirer  d'un  si  mauvais  pas?  La  finesse  mon- 
tagnarde des  Tessinois  leur  suggéra  de  se  montrer  empressés  vis- 
à-vis  des  sommations  austro-sardes. 

Le  landmann^  loin  de  repousser  les  demandes  du  gouverneur 
de  Milan,  lui  répondit  que  ce  que  l'Autriche  et  le  Piémont  deman- 
daient était  fort  juste.  L'aveu  devait  d'autant  moins  coûter  au 
landmann  qu'il  savait  parfaitement  que  son  gouvernement  violait 
chaque  jour  sans  vergogne  le  droit  des  gens  en  accordant  protection 
à  tous  ceux  qui  voulaient  travailler  au  renversement  des  gouverne- 
ments voisins.  Mais,  après  avoir  ainsi  reconnu  la  justesse  des  récla- 
mations, le  landmann  déclarait  qu'il  allait  nommer  une  Commis- 
sion chargée  d'examiner  sérieusement  l'affaire  et  d'indiquer  les 
moyens  à  prendre. 

Cette  fameuse  Commission  s'arrangea,  comme  on  le  pense  bien, 
pour  faire  traîner  les  choses. 

Quant  à  la  princesse  de  Belgiojoso,  voici  la  lettre  qu'un  agent 
de  la  police  secrète  adressait  à  Hartig,  le  21  octobre  1830,  pendant 
son  séjour  à  Lugano  : 

«  A  peine  arrivée  ici,  la  princesse  a  donné  un  bal  magnifique 
auquel  elle  a  invité  des  personnes  de  tout  rang,  y  compris  celles 
qui  sont  exilées  du  territoire  suisse  à  la  suite  des  réclamations  des 
puissances  de  l'Europe  qui  ont  demandé  à  la  Confédération  helvé- 


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CHRISTINE  TRIVCLZIO  DE  BBLGIOJOSO  625 

tique  de  prendre  une  mesure  générale  pour  que  la  Suisse  cessât 
dorénavant  d'être  impunément  l'asile  de  tant  de  bannis. 

«  La  princesse  de  Belgiojo9o  est  une  tête  exaltée  qui  serait  bien 
mieux  chez  elle,  à  Milan,  que  toujours  par  voies  et  par  chemins  à 
l'étranger.  » 

Là  princesse,  en  effet,  conspirait  alors  éomme  son  mari.  Seule- 
ment ses  agissements  étaient  mêlés  d'aventures  romanesques  et  de 
dissipations.  Elle  savait  que  le  gouvernement  autrichien  était  bien 
près  de  perdre  patience,  qu'il  la  regardait  comme  une  conspiratrice 
dangereuse  à  cause  de  sa  haute  situation  sociale  et  surtout  de  ses 
richesses  dépensées  sans  compter  pour  favoriser  les  idées  révolu- 
tionnaires, et  elle  travaillait  de  tout  son  pouvoir  à  contrecarrer  les 
efforts  que  cette  police  fusait  sans  relâche  pour  la  contraindre  à 
rentrer  à  Milan. 

Afin  d'échapper  â  ses  tracasseries  et  à  ses  pièges,  elle  gagne 
Gênes,  puis  entre  en  France,  et  séjourne  successivement  à  Nice,  à 
Antibes,  â  Toulon,  â  Marseille,  où  elle  apprend  que  le  gouverne- 
ment autrichien  vient  de  mettre  ses  biens  sous  séquestre.  Il  s'agis- 
sait de  plusieurs  millions  qu'elle  avait  hérités  de  son  père.  Le  décret 
avait  été  affiché  â  Milan  et  publié  par  la  Gazette  officielle.  En  voici 
la  traduction  : 

«  Par  ordre  supérieur,  on  somme  la  princesse  Christine  de 
Belgiojoso,  née  Trivulzio,  de  rentrer  dans  les  Etats  de  Sa  Majesté 
Impériale,  Royale,  Apostolique,  et  de  faire  constater  son  retour, 
en  se  présentant  à  la  Délégation  provinciale  (de  Milan)  dans  le 
délai  de  trois  mois,  sous  peine  d'être  déclarée  morte  civilement  et 
de  voir  confisquer  tous  ses  biens,  que  l'on  déclare,  en  attendant, 
mis  sous  un  rigoureux  séquestre.  » 

Si  mécontente  qu'elle  fût  de  ce  décret  despotique,  la  princesse 
refusa  absolument  de  s'y  soumettre  et  resta  fidèle  à  la  cause 
mazzinienne. 


Au  sujet  de  la  Giovane  ltalia,  je  trouve,  dans  le  livre  de 
M.  Barbiera,  de  curieux  renseignements. 

Elle  différait  du  carbonarisme  en  ce  sens  qu'elle  avait  adopté  le 
programme  de  l'unité  italienne  sous  la  République  dont  Rome 
devait  être  la  capitale,  tandis  que  les  carbonari  n'avaient  pas  un 
programme  bien  défini.  Ils  voulaient  la  révolution,  un  régime 
libéral  et  constitutionnel,  mais  ils  ne  repoussaient  pas  une  monar- 
chie de  leur  choix  et  la  division  de  l'Italie  en  plusieurs  Etats.  Con- 
faionieri,  chef  des  carbonari  de  Milan,  ne  voulait  que  l'union  du 
Milanais  et  du  Piémont.  Mazzini  était  réfractaire  à  toute  idée  fédé- 


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626  UHI  PR1RCISSB  RÊVOLDTIONNilRS 

raliste.  Il  voulait  faire  grand,  et  c'est  pourquoi  il  adopta  le  pro- 
gramme de  l'unité  italienne.  Repoussant  toute  transaction  avec  le 
pouvoir  temporel  du  Pape,  il  voulait  installer  le  siège  de  son  gou- 
vernement à  Rome.  Estimant  que  la  République  serait,  en  Italie, 
la  forme  de  gouvernement  la  plus  favorable  aux  entreprises  maçon- 
niques et  révolutionnaires,  il  déclarait  une  guerre  à  mort  à  tous 
les  princes  italiens*  et  repoussait  toute  idée  de  transaction  avec  la 
monarchie.  Il  est  vrai  qu'en  1859,  Mazzini  devait  sensiblement 
transiger  avec  Victor-Emmanuel  II  et  Gavour.  Mais  il  n'en  arriva  là 
qu'après  trente  années  de  conjurations  incessantes  et  d'insuccès. 

En  1831,  au  lendemain  de  la  fondation  de  la  Giovane  Italia, 
le  grand  sectaire  était  loin  de  prévoir  ce  qui  se  passerait  en  4859. 
Il  était  tout  occupé  à  préparer  des  révolutions  et  des  attentats  et 
à  organiser  sa  secte  suivant  les  traditions  maçonniques,  avec  des 
réunions  secrètes  et  des  signes  mystérieux  pour  se  reconnaître. 

«  Le  symbole  décoratif  consistait  en  un  petit  rameau  de  cyprès, 
symbole  aussi  de  la  mort  à  laquelle  tous  les  affiliés  devaient  se 
vouer  pour  fonder  «  la  République  une  et  indivisible  dans  tout  le 
«  territoire  italien  indépendant,  unifié  et  libre.  »  Car  tel  était  le 
principe  fondamental  de  l'association.  —  Le  serment,  dicté  par 
Mazzini,  était  solennel;  en  certains  points,  terrible. 

«  Moi  citoyen  italien, 

«  en  présence  de  Dieu,  père  de  la  liberté,  en  présence  des 
«  hommes  nés  pour  en  jouir,  en  présence  de  moi-même  et  de  ma 
«  conscience,  miroir  des  lois  de  la  nature; 

«  par  les  droits  individuels  et  sociaux  qui  constituent  Y  homme; 
«  par  l'amour  qui  me  lie  à  ma  malheureuse  patrie  ;  par  les  siècles 
«  de  servitude  qui  l'affligent;  par  les  tourments  endurés  par  mes 
«  frères,  les  Italiens;  par  les  larmes  répandues  par  les  mères  sur 
«  leurs  fils  morts  ou  captifs;  par  le  frémissement  de  mon  âme  en 
«  me  voyant  seul,  inerte  et  impuissant  à  l'action  ;  par  le  sang  des 
«  martyrs  de  la  patrie;  par  la  mémoire  des  pères;  par  les  chaînes 
«  qui  m'entourent, 

«  Je  jure 

«  de  me  consacrer  tout  entier  et  toujours,  en  mettant  en  œuvre 
«  toutes  mes  forces  morales  et  physiques,  à  la  patrie  et  à  sa  régé- 
«  nération,  de  consacrer  la  pensée,  la  parole  et  l'action  &  la  con- 
«  quête  de  l'indépendance,  de  l'union  et  de  la  liberté  de  l'Italie; 
«  et  exterminer  (sic)  par  le  bras  et  de  noircir  par  la  voix  les  tyrans 
«  et  la  tyrannie  politique,  civile,  morale,  nationale  ou  étrangère; 
«  de  combattre  de  toutes  les  manières  les  inégalités  parmi  les 


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CHRISTINE  TMVULZ10  M  BILGIOJOSO  627 

«  hommes  d'une  même  terre  ;  de  promouvoir  par  tous  les  moyens 
«  l'éducation  (?)  des  Italiens  à  la  liberté  (7)  et  aux  vertus  (77)  qui 
«  la  rendent  éternelle; 

«  d'obéir  aux  ordres  et  aux  instructions  qui  me  seront  transmis 
«  par  celui  qui  représente  vis-à-vis  de  moi  l'union  des  frères; 

«  de  ne  révéler  à  personne,  malgré  les  séduisantes  promesses 
«  qu'on  pourrait  me  faire  ou  les  tourments  auxquels  je  pourrais 
«  être  assujetti,  l'existence,  les  lois,  le  but  de  la  fédération  et  de 
«  détruire  (sic),  s'il  est  possible,  le  révélateur. 

«  Je  jure  en  ces  termes,  reniant  tout  intérêt  particulier,  pour  le 
«  bien  de  ma  patrie,  et  en  invoquant  sur  ma  tète  la  colère  de  Dieu, 
«  l'abomination  des  hommes,  l'infamie  et  la  mort  du  parjure ,  si  je 
«  manquais  à  mon  serment.  » 

«  La  princesse  Belgiojoso,  se  demande  son  biographe,  prêta- 
t-elle  ce  serment?...  Certainement  ni  elle  ni  son  ex-mari,  le  prince 
Emile,  ne  tinrent  compte  d'un  paragraphe  du  règlement  de  la 
Giovane  llalia,  affirmant  que  le  but  de  la  République  était  aussi 
de  poursuivre  «  l'abolition  de  toute  aristocratie  et  de  tout  privilège 
«  ne  dépendant  pas  de  la  loi  éternelle  de  la  capacité  et  des  actions  ». 
Christine  de  Belgiojoso  ne  se  fit  jamais  appeler  «  citoyenne  »  ;  mais, 
au  contraire,  «  princesse  ».  A  tout  observateur  attentif  du  fond  de 
son  caractère,  elle  se  révèle,  au  contraire,  comme  une  grande 
dame  de  la  Renaissance,  jetée  par  la  destinée  au  milieu  des 
révolutions  modernes.  Quant  au  prince  Emile,  il  était  aristocrate 
jusqu'au  bout  des  ongles,  et  Mazzini  lui  donnait  souvent  ce  titre, 
lorsque,  en  présence  d'amis  fidèles,  il  se  plaignait  de  son  penchant 
pour  les  plaisirs  mondains,  comme  il  regrettait  les  hésitations  et 
les  -faiblesses  de  ses  amis.  » 

1  Pour  ma  part,  j'ai  lieu  de  croire  que  ni  le  prince  ni  la  princesse 
de  Belgiojoso  n'ont  jamais  prêté  l'infâme  serment  dont  on  vient 
de  lire  le  texte.  Si  violent  que  fût  Mazzini,  il  avait  trop  de  tact  et 
d'habileté  pour  ne  pas  comprendre  qu'un  tel  serment  eût  éloigné 
de  la  Giovane  ItaHa  nombre  d'hommes,  je  ne  dis  pas  religieux  ou 
même  délicats,  mais  vulgairement  honnêtes. 

Or,  comme,  pendant  plusieurs  années,  la  Giovane  Italia  s'est 
recrutée  parmi  des  gens  qui,  même  au  milieu  de  leurs  errements, 
étaient  incapables  de  s'engager  par  serment  &  commettre  des 
crimes  abominables,  il  s'ensuit  que  ce  serment  n'était  destiné 
qu'à  un  nombre  restreint  de  sectaires  bons  à  tout  faire  et  que, 
pour  les  autres,  on  devait  se  contenter  d'un  serment  les  obli- 
geant seulement  à  faire  de  la  propagande  en  faveur  de  la  secte  et 
de  son  programme  républicain  et  unitaire. 

Les  preuves  à  Fappui  de  cette  thèse  ne  font  point  défaut.  Il  y 


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628  UNE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

en  a  une  notamment  gui  a  la  plus  grande  valeur.  A  mesure  que  la 
Giovane  Italia  s'est  déshonorée  par  ses  attentats  et  ses  crimes,  ses 
adeptes  ont  diminué  sensiblement  et  les  gens  honnêtes  ont  aban- 
donné Mazzini. 


La  première  entreprise  de  la  Giovane  Italia  fut  dirigée  contre 
Charles-Albert,  accusé  de  trahison  par  Mazzini.  Pendant  que  le 
grand  sectaire  envoyait  Gallenga  à  Turin  pour  assassiner  le  roi  de 
Piémont  !,  il  organisait  une  eipédition  de  flibustiers  dans  le  but  de 
soulever  la  Savoie.  La  princesse  de  Belgiojoso,  ignorant  la  crimi- 
nelle mission  confiée  à  Gallenga,  travailla  de  toutes  ses  forces  au 
succès  de  l'entreprise.  Malgré  la  saisie  de  ses  biens  par  le  gouverne- 
ment autrichien,  elle  remit  à  Mazzini  la  somme  de  100,000  francs2. 
Les  cocardes  que  portaient  les  flibustiers,  commandés  par  le  général 
Ramorino,  —  celui-là  même  qui,  amnistié  en  1848,  rentra  au  ser- 
vice du  Piémont  et  fut  fusillé  comme  traître  après  la  bataille  de 
Novare,  —  ces  cocardes  avaient  été  préparées  à  Hyères  par  la 
princesse  de  Belgiojoso  3.  Le  prince  de  Belgiojoso,  non  moins 
dévoué  à  Mazzini  et  non  moins  fanatique  pour  son  œuvre  que  la 
princesse  Christine,  son  ex-femme,  comme  M.  Barbiera  se  plaît  à 
l'appeler,  avait,  de  son  côté,  versé  des  sommes  considérables  entre 
les  mains  du  sinistre  chef  de  la  Giovane  Italia  pour  couvrir  les 
frais  de  l'expédition  de  Savoie.  Bien  plus,  le  prince  était  destiné  à 
être  l'aide  de  camp  de  Ramorino;  mais,  à  la  dernière  heure,  il  se 
déroba.  Mazzini  ne  lui  pardonnait  pas  cette  «défection  ».  Mus 
le  prince  avait  été  bien  inspiré  en  quittant  la  partie  avant  de 
se  compromettre  au  milieu  des  flibustiers  et  des  gens  tarés.  Le 
prince  s'était  aperçu  que  le  sens  pratique  faisait  complètement 
défaut  &  Mazzini.  11  prévoyait  un  désastre  et  ne  voulût  point  en 
prendre  la  responsabilité.  L'issue  de  cette  machination  insensée 
lui  donna  pleinement  raison.  Elle  coûta  la  vie  à  quelques  fana- 
tiques révolutionnaires  sans  émouvoir  les  bons  et  fidèles  Savoyards. 

L'insuccès  complet  de  la  tentative  ne  modifia  point  les  idées  et 
les  sentiments  de  Mazzini.  L'incorrigible  sectaire  continua  à  flétrir 
ceux  qui  l'avaient  abandonné  et,  en  particulier,  Belgiojoso.  Il 
écrivait  à  cette  époque  à  un  de  ses  fidèles  collaborateurs  cette 
singulière  lettre  : 

4  Gallenga  s'introduisit  au  palais  royal  de  Turin;  mais  il  n'eut  pas  le 
courage  de  commettre  le  crime  dont  il  s'était  chargé.  Le  complot  fut  révélé 
plus  tard,  et  Mazzini  et  Gallenga  furent  condamnés  à  mort  par  contumace. 

2  Voy.  La  Gecilia,  Memorie  storico-politiche,  t.  !•*,  p.  173. 

3  Actes  secrets  de  la  police  autrichienne.  Archives  de  Milan,  liasse  GXLII. 


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CHRISTINE  TRIVDLZiO  DE  BELGIOJOSO  629 

«  Il  s'agit  d'avoir  une  foi,  de  la  prêcher  ou  de  mourir.  Voilà 
notre  mission,  et  le  malheur  ne  peut  pas  la  changer.  Quelle  est 
donc  la  chose  qui  pourrait  nous  faire  changer  d'avis?  » 

N'est-il  pas  étrange  d'entendre  un  homme  qui  ne  risque  rien  et 
qui  expose  la  vie  de  ses  amis  aux  plus  graves  dangers  affirmer 
avec  la  plus  grande  désinvolture  que  sa  mission  est  de  «  prêcher 
sa  foi  ou  de  mourir  »?  Et  ne  comprend- on  pas  très  bien  qu'un 
chef  qui  prêchait  aux  autres  une  doctrine  qu'il  avait  le  plus  grand 
soin  de  ne  jamais  pratiquer  lui-même,  ait  vu,  peu  à  peu,  s'éloigner 
de  lui  tous  ceux  qui  gardaient  dans  leur  cœur  un  peu  d'honnêteté 
et  de  droiture,  malgré  leurs  illusions  et  leurs  fautes?  Lé  prince 
de  Belgiojoso  fut  de  ce  nombre. 

Quant  à  la  princesse,  malgré  la  conduite  de  son  mari  dont  elle 
était  parfaitement  informée,  et  malgré  les  çivis  de  quelques  amis 
fidèles,  elle  n'abandonna  point  Mazzini  et  lui  garda  sa  confiance  et 
son  enthousiasme,  même  après  la  pitoyable  issue  de  l'expédition  de 
Savoie. 


Pendant  que  Mazzini  préparait  cette  triste  entreprise,  le  gouver- 
nement autrichien  instruisait  un  procès  contre  le  prince  et  la  prin- 
cesse de  Belgiojoso.  Ils  étaient  accusés  de  haute  trahison.  Les 
détails  de  cette  affaire  sont  fort  curieux. 

Mazzini  avait  plus  de  zèle  que  de  prudence  dans  l'œuvre  difficile 
du  recrutement  de  ses  partisans.  Si  démocrate  qu'il  aimât  &  se  dire, 
t  les  grands  noms  de  l'aristocratie  le  séduisaient.  Il  espérait  aussi 
qu'en  ouvrant  largement  les  portes  de  sa  secte  aux  hommes  de  la 
haute  société,  il  pourrait  plus  aisément  entraîner  son  pays  dans  la 
voie  de  la  révolution.  D'autres  fois,  le  zèle  bruyant  de  certains 
personnages  le  trompait  sur  leurs  véritables  intentions.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  le  grand  conspirateur  fut  souvent  dupé  et  que 
des  traîtres  se  glissèrent  bien  des  fois  parmi  ses  fidèles  partisans. 
De  ce  nombre  était  le  marquis  Raymond  Doria  de  San  Colombano, 
patricien  génois. 

Doria  avait  été  un  zélé  carbonaro.  Dans  la  secte,  il  avait  pris  le 
nom  symbolique  de  Mars  *.  Grâce  à  son  zèle  maçonnique,  il  avait 
été  promu  au  «  sixième  degré  »,  comme  dignitaire  de  la  charbon- 
nerie  et  de  «  Grand  Maître  »  pour  toute  l'Espagne.  Il  connaissait, 
en  effet,  l'Espagne  pour  y  avoir  demeuré.  Sa  mère,  Anna  Saavedre, 
était  Espagnole  :  son  père,  le  marquis  Stefano  Doria,  était  Génois. 

*  Tous  les  détails  qui  suivent  sont  extraits  des  Actes  secrets  de  la  Prési- 
dence du  gouvernement  lombardo-vénitien  et  des  Procès  de  la  Giovane  Italia. 
Archives  de  Milan. 

25  kovbmbrb  1902.  41 


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6S0  TOft  PRINGS8SE  ftfcTOLOTIOlINAlBI 

Raymond  Doria  avait  épousé  la  fille  d'an  noble  Piémontais;  mais  le 
mariage  n'avait  pas  été  heureux,  et  sa  femme  vivait  loin  de  loi,  à 
Caselle,  près  de  Tarin,  auprès  de  ses  parents,  chez  lesquels  die 
s'était  réfugiée  au  lendemain  du  jour  où  elle  s'était  séparée  de  son 
mari.  En  1831,  Doria  avait  trente-huit  ans. 

Bien  que  né  à  Malaga,  il  habitait  Gènes.  Il  était  entré  dans 
l'armée  piémontaise,  où  il  avait  atteint  le  grade  de  capitaine  de 
cavalerie.  Il  avait  quitté  l'Espagne  à  la  suite  <F intrigues  maçon- 
niques. Accusé  de  haute  trahison  et  de  rapports  suspects  avec  le 
général  Santa-Cruz,  ministre  de  la  guerre,  il  avait  quitté  la  pénin- 
sule ibérique  pour  éviter  un  procès,  au  moment  même  où  Santa- 
Cruz  était  destitué. 

A  Gènes,  il  ne  tarda  pas  à  attirer  l'attention  des  tribunaux  par 
une  aventure  galante.  Il  avait  trompé  et  enlevé  une  femme.  Il  fut 
condamné  à  deux  ans  de  prison.  Le  gouvernement  commua  sa 
peine  en  deux  années  d'exil. 

Doria  avait  connu  la  princesse  de  Belgiojoso  pendant  le  séjour 
qu'elle  fit  dans  cette  ville  au  lendemain  de  son  départ  de  Lugano, 
et  la  princesse,  ne  soupçonnant  point  un  traître  dans  ce  «  Grand 
Maître  »  de  la  Charbonnerie  espagnole,  l'avait  traité  en  frère  et  ami. 
Lorsque  Doria  entra  dans  la  Giovane  Italia%  il  était  depuis  quelque 
temps  en  rapports  avec  la  police  autrichienne. 

Dès  le  28  juin  1831,  le  chevalier  Charles- Juste  de  Tonresani- 
Lanzfeld,  conseiller  aulique,  directeur  général  de  la  police  à  Milan, 
envoyait  au  président  du  tribunal  de  cette  ville  une  note  impor- 
tante contre  deux  conspirateurs  lombards  :  Jean  Albinola  et  Félix 
Argenti. 

La  vie  aventureuse  d' Argenti  mérite  que  je  m'arrête  un  instant 
pour  en  donner  un  aperçu. 

Au  moment  de  son  arrestation,  Argenti  avait  vingt-neuf  ans.  Il 
était  né  à  Viggiù,  bourgade  de  l'arrondissement  de  Varèse  (Lom- 
bardie).  Dès  sa  première  jeunesse,  il  avait  été  au  premier  rang 
parmi  les  ennemis  de  la  domination  autrichienne.  Il  s'était  inscrit 
parmi  les  carbonari  de  la  Vente  de  Milan.  Compromis  'àans  les 
événements  de  1821,  il  s'était  enfui  en  Piémont;  mais  ne  se  sentant 
point  en  sûreté  dans  un  pays  où  régnait  Charles- Félix,  il  s'était 
embarqué  pour  l'Espagne  et  avait  fait,  avec  le  grade  d'officier,  la 
campagne  de  1823  contre  le  duc  d'Angoulème.  Passé  ensuite  au 
Mexique,  où  il  était  entré  dans  la  Charbonnerie  mexicaine,  il  avait 
pris  part  à  la  révolution  qui  renversa  l'empereur  Iturbide.  Après 
l'établissement  de  la  république  au  Mexique,  Argenti  était  rentré 
dans  son  pays.  A  Varèse,  il  s'éprit  d'une  jeune  femme  du  peuple. 
Le  mari,  pour  se  débarrasser  de  lui,  le  dénonça  à  la  police,  qui 


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C&RISTlJiE  TBIT0LZ40  DE  BÉLGIOJOSO  651 

somma  Argenti  de  quitter  la  ville,  liais  Argenti  éluda  la  surveil- 
lance des  gendarmes  qui  gardaient  la  maison  de  la  femme  qu'il 
aimait  et  y  pénétra.  Informés  de  sa  présence,  les  soldats  voulurent 
l'arrêter;  mais  Argenti  s'enfuit  par  une  fenêtre  et  courut  toute 
la  nuit,  poursuivi  à  travers  champs  par  les  gendarmes. 

Acculé  &  un  mur,  il  voulut  le  sauter  d'un  bond,  filai  lui  en 
prit.  En  tombant,  il  se  brisa  une  jambe;  mais  il  parvint  encore  à 
échapper  en  se  traînant  dans  un  champ  de  blé,  où  il  se  cacha.  La 
nuit  empêcha  les  gendarmes  de  continuer  leur  poursuite.  Ils  atten- 
dirent longtemps,  mais  l'énergie  d' Argenti  lassa  leur  patience. 
Malgré  d'atroces  souffrances,  le  jeune  carbonaro  eut  assez  de  force 
pour  rester  toute  la  journée  caché  dans  le  blé.  Le  soir,  un  robuste 
paysan  le  rencontra,  le  chargea  sur  ses  épaules  et  le  transporta  au 
delà  de  la  frontière  suisse,  peu  éloignée  de  l'endroit  où  Argenti 
gisait  à  terre.  Là,  dans  le  village  d'Arto,  un  chirurgien  soigna  sa 
pauvre  jambe  et  la  guérit.  Il  pouvait  donc  encore  courir,  et  Argenti 
n'était  pas  homme  &  ne  pas  profiter  de  sa  guérison.  Il  voyagea  de 
nouveau  à  travers  le  monde.  «  J'ai  trois  fois  dissipé  mon  bien, 
disait- il  plus  tard,  et  trois  fois  je  me  suis  relevé  dans  l'aisance.  » 
Il  chercha  et  trouva  du  travail  à  Trieste,  à  Gênes,  à  Livourne.  Les 
villes  maritimes  avaient  toujours  ses  préférences  parce  que,  cons- 
pirant sans  cesse,  il  comptait  se  réfugier  sur  des  navires  anglais 
ou  américains  le  jour  où  il  aurait  la  police  à  ses  trousses.  Or,  à 
cette  époque,  les  navires  de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis  jouis- 
saient du  droit  d'asile.  11  ne  tarda  pas  &  en  profiter.  11  s'embarqua 
pour  le  Nouveau  Monde,  passa  au  Brésil,  où  il  fit  un  peu  tous  les 
métiers.  Un  jour,  réduit  à  la  misère,  il  ne  dédaigna  point  de 
tondre  les  chiens.  A  la  nouvelle  des  journées  de  Juillet  1830,  il 
partit  pour  Paris.  Là,  il  se  mit  d'accord  avec  une  domaine  de 
compatriotes  exilés  comme  lui.  11  organisa  une  descente  en  Italie. 
Il  voulait  à  tout  prix  que  son  pays  suivit  l'exemple  de  la  France. 
Peu  de  temps  après,  Argenti  s'embarquait  à  Marseille  avec  ses 
compagnons* 

L'expédition  échoua  dès  le  premier  jour.  A  peine  débarqués  en 
Toscane,  les  flibustiers  furent  immédiatement  arrêtés.  Argenti  fut 
livré  par  le  gouvernement  toscan  à  la  police  de  l'Autriche,  et  le 
voilà,  dans  les  prisons  de  Milan,  soumis  à  de  longs  interroga- 
toires devant  IL  Zajotti,  juge  instructeur,  chargé  des  procès  poli- 
tiques. 

«  U  faut  savoir,  dit  l'historien  de  la  princesse  Belgiojoso, 
qu' Argenti  se  faisait  passer  pour  consul  du  Brésil  à  Livourne.  Il 
ne  manquait  même  point  de  gens  qui  croyaient  qu'il  Fêtait  réelle- 
ment; mais  le  gouvernement  toscan  ne.  voulut  jamais  le  recon- 


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6S2  UNE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

naître1,  et  Argenti  attribuait  ce  refus  à  M.  de  Metternich.  De  là, 
une  haine  violente  contre  le  chancelier  autrichien.  Cette  haine  le 
poussa  à  proposer  aux  carbonari  d'assassiner  le  chancelier.  Argenti 
se  chargeait  de  l'affaire.  Mais  ce  ne  fut  point  Doria,  comme  il  s'en 
vantait  dans  ses  lettres  à  Metternich  et  devant  les  juges  de  Milan, 
mais  bien  le  marquis  de  Passano  qui  s'opposa  à  l'abominable 
proposition  d' Argenti.  Cette  assemblée  de  conjurés  avait  eu  lieu, 
au  cours  d'une  nuit,  à  bord  d'un  navire  américain,  dans  le  port 
de  Gènes.  Etrange  réunion  que  celle  de  ces  conspirateurs  par- 
lant à  voix  basse  au  fond  de  la  cale  d'un  navire!...  Et  ils  ne  se 
doutaient  pas  qu'un  Judas  (Doria)  était  parmi  eux2...  » 

Jean  Albinola,  l'autre  révolutionnaire  dont  il  est  question  dans 
la  note  de  Torresani  citée  plus  haut,  fut  à  son  tour  arrêté. 
Il  était  né  à  Viggiù,  comme  son  ami,  et  jeune  comme  lui.  Les  deux 
sectaires  furent  enfermés  dans  les  prisons  de  Porta-Nuova,  à 
Milan.  La  police  autrichienne  était  heureuse  d'avoir  entre  les 
mains  des  personnages  aussi  dangereux  et  elle  comptait  bien  leur 
arracher  les  secrets  de  la  secte  mazzinieane. 

Torresani  fit  un  rapport  à  M.  de  Metternich  sur  cette  affaire,  et 
le  chancelier  chargea  M.  le  comte  Sedlnitzki,  ministre  de  la  police 
à  Vienne,  de  transmettre  à  la  police  de  Milan  une  lettre  qu'il  avait 
reçue  au  mois  de  décembre  1830,  du  marquis  de  San  Colombano 
(Doria). 

Dans  cette  lettre,  Doria  racontait  à  M.  de  Metternich  qu'au  sein 
d'une  Vente  de  carbonari  qui  avait  eu  lieu  secrètement,  au  mois 
d'août  1830,  à  Gènes,  Argenti  s'était  chargé  d'assassiner  le  chan- 
celier d'Autriche.  Il  ajoutait  que  la  proposition  d' Argenti  avait  été 
repoussée  par  l'assemblée  des  conspirateurs  parce  que  lui,  Doria, 
s'y  était  opposé. 

«  Félix  Argenti,  consul  général  du  Brésil  àLivourne,  disait  Doria, 
s'est  offert  de  tuer  Votre  Altesse,  si  on  le  lui  permettait.  Les  car- 
bonari sont  armés  d'un  fusil  et  d'un  stylet.  Ils  portent  deux  paquets 
de  cartouches  et  doivent  avoir  16  francs  en  poche.  Les  carbonari 
doivent  se  tenir  prêts  à  agir  au  premier  signe  de  leurs  supérieurs. 
Ils  sont  responsables  vis-à-vis  d'eux  de  l'exécution  des  ordres!  qu'ils 
reçoivent.  En  désobéissant,  ils  risquent  la  vie.  » 

A  peine  eut-il  lu  la  lettre  de  Doria,  le  chef  de  la  police  de  Milan, 
Torresani  s'écria  :  «  Voilà  notre  homme  1  »  Il  écrivit  aussitôt  à 
Vienne  en  demandant  à  Metternich  de  faire  signer  par  l'Empereur 
un  décret  assurant  l'impunité  à  Doria  et  l'exemptant  de  toute  con- 

1  Argenti  avait  habité  Livourne  après  son  séjour  au  Brésil  et  avant  la 
révolution  de  Juillet. 

2  Voy.  Gantù,  Cronistoria9  t.  II,  ire  partie,  p.  287. 


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■^ 


CHRISTINE  TRIVULZIO  DE  BEL610J0SO  633 

frontation  avee  les  personnes  qu'il  dénoncerait  au  juge  instructeur. 
Le  décret  fut  immédiatement  accordé  et  Torresani  s'empressa  de 
faire  venir  Doria  à  Milan. 

«  lia  veuue  ici,  à  Milan  (racontait  Doria  au  cours  d'un  interro- 
gatoire devant  le  tribunal  de  cette  ville),  a  été  causée  par  la 
communication  qu'on  m'a  faite  d'un  décret  de  Sa  Majesté  l'empe- 
reur. J'ai  été  escorté  par  deux  gendarmes  jusqu'à  la  frontière 
austro- sarde;  et  de  là  je  suis  arrivé  librement  à  Milan  avec  l'inten- 
tion de  faire  connaître  que  je  suis  un  homme  d'honneur  (?)  et  de 
coopérer,  autant  que  je  le  puis,  à  dévoiler  les  machinations  per- 
fides qui  menacent  tous  les  gouvernements  légitimes.  » 

En  arrivant  à  Milan,  Doria  prit  une  première  précaution  pour 
échapper  au  poignard  des  amis  qu'il  trahissait.  Il  changea  de 
nom.  Continuant  à  être  Doria  pour  la  police  et  les  magis- 
trats, en  ville  il  ne  s'appela  plus  que  qu'Etienne  de  Gregorio. 
Nous  verrons  plus  loin  que  cette  précaution  fut  inutile  et  que  les 
mazziniens  ne  tardèrent  pas  à  être  au  courant  de  ses  dénonciations. 

Doria  passait  chaque  jour  de  longues  heures  devant  Zajotti 
et  les  autres  magistrats  qui  instruisaient  le  procès  contre  la 
Giovane  Italia  et  la  franc-maçonnerie.  Les  procès -verbaux  de  ses 
interrogatoires  remplissent  des  volumes.  Il  dénonce  des  Italiens  et 
des  Espagnols,  fait  arrêter  nombre  de  persçnnes  parmi  lesquelles 
des  gens  très  haut  placés,  et  entre  autres  le  marquis  Camille  d'Àdda 
Salvaterra.  Heureusement,  la  loi  autrichienne  n'admettait  pas  qu'on 
condamnât  un  accusé  de  crime  politique  si  celui-ci  n'avouait  pas. 
C'est  ainsi  que  d'Àdda  échappa  au  gibet. 

Je  laisse  de  côté  de  curieux  détails  touchant  ces  dénoncia- 
tions de  Doria  et  les  personnes  qu'il  accusa,  pour  ne  m'occuper 
que  de  la  princesse  Belgiojoso. 

«  Pendant  deux  journées  entières,  dit  son  historien,  le  misé- 
rable parla  de  la  princesse  devant  le  tribunal. 

Il  déclare  «  avoir  connu  la  princesse  dans  le  foyer  des  rebelles  : 
à  Gênes.  Le  marquis  de  Passano  de  Gênes,  grand  maître  de  la  char- 
bonnerie,  lui  a  dit  que  la  jeune  dame  lombarde  était  une  jardi- 
nière distinguée  et  que,  s'il  désirait  en  faire  la  connaissance,  il 
n'avait  qu'à  aller  un  soir  à  la  promenade  de  l'Àcquasola1. 

«  Les  jardinières  étaient  divisées  en  deux  catégories  spéciales, 
différant  par  l'élévation  du  grade  dont  elles  étaient  revêtues  :  les 
apprenties  et  les  maîtresses.  La  secte  se  servait  des  jardinières 
«  pour  séduire  (ce  sont  les  propres  expressions  du  délateur)  des 
«  employés   du  gouvernement  et  des  personnages.   »  Elles  se 

*  La  promenade  préférée  des  Génois. 


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-    ^ 


•  M 


€34  '  UHI  PB1KGISSE BÉYOLOTIOIIIIÀIRE 

servaient  des  mêmes  gestes  que  les  conspirateurs,  des  mêmes 
mots  et  des  mêmes  signes  pour  se  reconnaître. 

«  Un  soir,  à  la  promenade  de  l'Acquasola,  la  très  belle  prin- 
cesse se  promenait  sous  le  bras  du  marquis  de  Passano  qui  lui 
présenta  aussitôt  Doria;  et,  à  partir  de  ce  moment,  la  princesse 
et  Doria  devinrent  amis.  Elle  croyait  avoir  trouvé  un  frère  parta- 
geant sa  foi  dans  la  rédemption  de  l'Italie  1... 

«  L'Acquasola  était  précisément  le  lieu  de  réunion  des  conspi- 
rateurs. Lorsque  la  promenade  du  soir  était  finie1,  ils  y  allaient» 
divisés  par  petits  groupes  pour  ne  pas  éveiller  de  soupçons.  Celui 
qui  devait  faire  une  communication  serrait  fortement  dans  sa  main 
droite  une  canne  munie  d'un  poignard,  et,  passant  devant  tous  ses 
confrères,  il  faisait  à  chacun,  avec  sa  canne,  un  signe  convenu 
d'avance.  Il  montait  ensuite  sur  un  des  coteaux  de  l'Acquasola;  et, 
peu  à  peu,  les  petits  groupes  y  montaient  aussi  les  uns  après  les 
autres.  Alors,  il  allait  au-devant  de  chaque  groupe,  communiquant 
en  peu  de  mots  ce  qu'il  devait  dire.  Aujourd'hui,  c'était  l'arrivée 
de  quelque  personnage  suspect;  demain  c'était  pour  avertir  qu'on 
courrait  quelque  grave  danger,  etc. 

«  Dans  ses  conversations  avec  le  marquis  Doria,  la  princesse  Bel* 
giojoso,  pleine  de  confiance  en  Doria,  ne  lui  cacha  point  qu'elle  avait 
dépensé  beaucoup  d'argent  pour  la  cause  italienne.  Elle  ajouta  que, 
«  même  sous  ce  rapport,  l'esprit  de  ses  bons  et  chers  cousins  mila- 
nais (les  Belgiojoso)  était  excellent  »  ;  car  ils  donnaient  de  fortes 
sommes  pour  la  cause  commune.  La  princesse  dit  encore  (toujours 
d'après  les  révélations  de  Doria)  que,  en  Lombardie,  les  filets  de 
la  conspiration  s'étendaient  chaque  jour  davantage;  qu'il  y  avait, 
en  Lombardie  un  grand  nombre  de  jardinières  et  beaucoup  de 
jardins  formels.  Neuf  jardinières  constituaient  un  jardin  formel, 
et  tous  les  jardins  formels  constituaient  r avant-garde  d'une  armée 
occulte  de  femmes. 

«  Les  lecteurs  savent  que  Doria  a  révélé,  dans  une  lettre  au 
prince  de  Metternich,  que  Félix  Argenti  voulait  l'assassiner.  Eb 
bien,  Doria,  dans  ses  dénonciations  devant  les  juges  de  Milan, 
tendait  à  insinuer  le  soupçon  que  la  princesse  était  la  complice 
d'Argenti,  en  racontant  qu'il  croyait  qu'ils  avaient  fait  ensemble  le 
voyage  de  Gênes  à  Livourne...  » 

C'était  là  un  pur  mensonge,  mais  Doria  s'en  servait  pour  grandir 
l'importance  du  service  qu'il  rendait  à  la  police  autrichienne. 

Pour  prouver  que  son  amitié  avec  la  princesse  Belgiojoso  était 
très  intime,  Doria  ajoutait  ceci  : 

4  C'est-à-dire  lorsque  la  foule  avait  quitté  l'Acquasola. 


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CHRISTINE  TRIVULZK)  DE  BELG10J0S0  635 

«  La  princesse  a  dîné  plusieurs  fois  avec  moi,  en  compagnie  de 
Passano,  et  cela  dans  ma  propre  maison.  De  même,  en  partant  de 
Gènes,  afin  de  garder  l'un  de  l'autre  un  excellent  souvenir,  elle 
m'a  donné  un  cordon  de  petites  marguerites  garnies  en  or  et  un 
couvert  en  vermeil,  et  moi  je  lui  ai  donné  mon  portrait  encadré 
dans  un  médaillon  en  or.  » 

Dans  la  longue  dénonciation  de  Doria  contre  la  princesse  Belgio- 
joso,  ses  parents  et  ses  amis,  se  trouve  aussi  ce  passage  : 

«  Dans  mes  familiers  rapports  avec  la  princesse,  j'ai  pu  recon- 
naître qu'elle  était  maîtresse  jardinière  et  qu'elle  avait,  à  Milan, 
beaucoup  d'amies  qui  étaient  également  jardinières  et  toutes  aussi 
fanatiques  qu'elle-même  pour  la  liberté  italienne.  La  princesse 
disait  du  bien  aussi  d'un  grand  nombre  de  ses  amis,  aussi  sectaires 
qu'elle,  parmi  lesquels  elle  faisait  entendre  qu'il  y  en  avait  un 
dans  l'entourage  même  de  S.  A.  I.  l'archiduc  vice-roi  *.  Bien  que 
faible  de  santé  (car  elle  m'avouait  qu'elle  était  souvent  fatiguée), 
je  dois  la  croire  capable  de  se  livrer  à  toute  entreprise  hardie, 
parce  que  ses  sentiments  sont  très  résolus.  » 

Quelle  foi  faut-il  prêter  aux  dénonciations  de  Doria?  Il  y  a  évi- 
demment du  vrai  et  du  faux  daçs  ses  dépositions  devant  les  juges  de 
Milan.  Le  président  Zajotti  et  ses  collègues  ne  s'y  trompèrent  point. 
Leurs  recherches  prouvèrent  que  si  Doria  avait  dit  la  vérité  lorsqu'il 
avait  révélé  les  secrets  de  l'organisation  de  la  Giovane  Italia  et  des 
machinations  mazziniennes,  ainsi  que  la  part  importante  que  la 
princesse  Belgiojoso  y  avait  prise,  il  avait,  au  contraire,  menti 
lorsqu'il  avait  affirmé  que  la  secte  avait  des  agents  dans  l'entou- 
rage de  l'archiduc  Renier  et  que  la  princesse  était  la  complice 
d' Argent!. 


Cependant  la  présence  de  Doria  à  Milan  ne  demeura  pas  long- 
temps inconnue  aux  mazziniens.  Grâce  à  leur  vigilance,  ils  ne 
tardèrent  pas  à  savoir  que  le  faux  Gregorio  était  un  sectaire 
hypocrite  qui  livrait  à  la  police  les  secrets  de  la  Giovane  Italia 
et  ruinait  ses  espérances. 

Les  nombreuses  arrestations  qui  suivirent  les  dénonciations  de 
Doria  avaient  jeté  l'alarme  dans  les  conciliabules  de  la  Giovane 
Italia.  Découvrir  la  cause  de  ces  arrestations,  le  traître  qui  les 
avait  provoquées,  le  punir  inexorablement,  était,  pour  les  sectaires, 
le  premier  de  leurs  prétendus  devoirs.  Il  était  d'ailleurs  conforme 
au  serment  que  Mazzini  leur  avait  imposé.  Dès  lors,  ils  n'eurent 

«  L'archiduc  Renier,  vice-roi  de  Lombardîe. 


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636  UNE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

pins  qu'une  pensée  :  déchirer  le  voile  qui  couvrait  le  délateur.  Ils 
savaient  que  ce  devait  être  un  gros  bonnet  de  la  secte,  puisqu'il 
avait  mis  la  police  sur  une  piste  sûre,  et  qu'un  simple  apprenti  ne 
pouvait  certainement  pas  connaître  les  chefs  de  la  Giovane  Italia, 
ni  faire  mettre  sous  les  verrous  ceux  qui  étaient  à  la  portée  des 
gendarmes.  De  là  &  connaître  le  rôle  de  Doria  il  n'y  avait  qu'un 
pas.  Doria,  d'ailleurs,  était  trop  haut  placé  parmi  ses  anciens 
confrères  pour  pouvoir  longtemps  jouer  le  rôle  de  dénonciateur  sous 
un  nom  d'emprunt.  Ses  allées  et  venues  journalières  au  tribunal 
éveillèrent  des  soupçons.  On  finit  par  apprendre  que  le  marquis 
Doria  se  cachait  sous  le  nom  de  Gregorio;  qu'il  habitait  un  petit 
appartement  dans  la  rue  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  illustre 
d'Alexandre  Manzoni;  qu'il  n'avait  à  son  service  qu'une  femme 
d'une  vie  équivoque,  Maria  Bernardi,  à  laquelle  il  avait  confié  un 
jeune  enfant. 

Dès  qu'ils  eurent  ces  précieux  renseignements,  les  mazziniens 
préparèrent  un  attentat  contre  le  dénonciateur,  mais  le  coup 
manqua,  et  c'est  la  compagne  du  traître  qui  reçut  le  coup  de 
couteau. 


Cependant,  les  mensonges  de  Doria  contre  la  princesse  de 
Belgiojoso  portaient  leurs  fruits.  Le  tribunal  de  Milan  instruisit  un 
procès  de  haute  trahison,  non  seulement  contre  la  princesse,  mais 
aussi  contre  son  mari  et  son  beau-frère,  Antoine  de  Belgiojoso.  La 
princesse  était,  en  outre,  accusée  de  complicité  dans  la  tentative 
manquée  d'Argenti  contre  le  prince  de  Metternich. 

Interrogé  par  Zajotti,  Argenti  démentit  les  racontars  de  Doria.  11 
reconnut  bien  avoir  rencontré  la  princesse  de  Belgiojoso  sur  le 
navire  qui  l'amenait  de  Gènes  à  Livourne  ;  mais  il  nia  formelle- 
ment avoir  jamais  eu  des  rapports  intimes  ou  même  suivis  avec 
elle.  Interrogé  à  son  tour,  Albinola  fit  les  mêmes  déclarations.  En 
présence  de  ces  dénégations,  le  tribunal  de  Milan  renonça  & 
l'accusation  de  complicité  dans  l'attentat  projeté  contre  Metternich 
et  se  rabattit  sur  la  haute  trahison,  où  le  prince  et  la  princesse 
de  Belgiojoso  avaient  pour  compagnon  leur  frère  Antoine» 

Dès  le  mois  de  mai  1831,  la  police  de  Milan  dénonçait  au  parquet 
Emile  et  Antoine  de  Belgiojoso,  affirmant  qu'ils  étaient  «  de  prin- 
cipes libéraux  et  intimement  liés  avec  des  personnages  connus  par 
leur  fanatisme.  » 

Quant  au  prince  Emile  de  Belgiojoso,  Doria  n'en  avait  pas  dit  un 
mot  au  cours  de  ses  longs  interrogatoires,  par  la  raison  bien  simple 
qu'il  ne  l'avait  jamais  vu.  En  effet,  le  mari  de  la  princesse  Christine, 


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CHRISTINE  TR1V0LZM)  DE  BILGIOJOSO  637 

depuis  qu'il  s'était  séparé  de  Mazzini,  était  allé  à  Paris;  mais  là, 
s'il  conspirait  avec  quelques  exilés  italiens,  son  principal  souci 
était  de  mener  une  vie  joyeuse.  Quelques  agents  secrets  que  la 
police  autrichienne  avait  mis  à  ses  trousses  avouaient,  dans  leurs 
rapports,  qu'Emile  de  Belgiojoso  n'était  pas  un  homme  sérieux  et 
qu'il  ne  fallait  plus  voir  en  lui  un  conspirateur  dangereux.  Mazzini, 
qui  s'était  fait  de  grandes  illusions  à  son  sujet,  se  plaignait  de  lui 
et  écrivait  à  un  de  ses  amis  :  «  En  attendant,  le  prince  de 
Belgiojoso  s'amuse  à  Paris  I  *  » 

En  présence  des  aveux  de  la  police,  le  tribunal  de  Milan  renonça 
à  suivre  immédiatement  le  procès  intenté  au  prince  Emile  de  Bel- 
giojoso. Mais  l'empereur  François  1"  intervint  tout  à  coup  et  ordonna 
que  toute  poursuite  fût  abandonnée.  Il  est  probable  que  l'empereur, 
plus  sage  que  le  parquet  de  Milan,  comprit  que  son  gouvernement 
serait  tombé  dans  le  ridicule  en  s'obstinant  à  voir  un  homme 
dangereux  dans  ce  gentilhomme  léger  qui  ne  songeait  qu'au  plaisir 
et  pour  lequel  la  politique  n'était  qu'une  espèce  de  sport,  un  fruit 
défendu  auquel  il  ne  touchait  que  pour  obéir  à  la  mode. 

Si  le  prince  Emile  de  Belgiojoso  était  un  personnage  fort  peu 
dangereux,  un  conspirateur  de  vaudeville,  il  n'en  était  pas  de  même 
de  son  frère  Antoine.  Celui-ci  avait  pris  une  part  active  à  la  révo- 
lution de  Modène  et  de  Bologne,  en  1831.  La  police  l'avait  dénoncé 
avec  beaucoup  de  persévérance  au  tribunal  de  Milan.  Torresani 
écrit,  dans  sa  note  du  11  décembre  1831,  qu'Antoine  de  Belgiojoso 
a  été  arrêté  à  Turin  au  moment  même  où  il  y  arrivait  et  bien  qu'il 
fût  malade  à  la  suite  d'un  long  et  fatigant  voyage.  Belgiojoso 
venait  de  France,  ce  qui  le  rendait  suspect  au  gouvernement  sarde 
qui  savait  que  c'était  là  que  Mazzini  avait  organisé  sa  criminelle 
expédition  de  Savoie. 

Torresani  répond  par  un  refus  à  la  princesse  de  Belgiojoso  mère 
lui  demandant  un  passeport  pour  aller  à  Turin  soigner  son  fils 
malade.  Il  se  plaint  de  la  faiblesse  de  la  police  piémontaise  qui  a 
permis  au  détenu  de  voir  Louis  de  Belgiojoso,  un  de  ses  frères.  Il 
avoue  que  de  hautes  protections  couvrent  les  plus  grands  cou- 
pables et  s'en  indigne. 

«  Je  n'ignore  pas,  dit-il,  qu'Antoine  de  Belgiojoso  se  loue  du 
traitement  généreux  dont  il  est  l'objet  de  la  part  du  gouvernement 
royal  de  Turin,  qui  lui  permet  même  d'avoir  des  entrevues  avec 
son  frère  Louis  et  d'écrire.  J'ai  déjà  demandé  pour  qu'on  mette  un 
terme  à  ces  dangereuses  (sic)  concessions.  Mais  j'ignore  si  l'on 

1  Lettres  inédites  de  Mazzini,  publiées  par  la  Nuova  Antologia  de  Rome, 
livraison  du  1er  octobre  1901. 


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638  UHC  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

pourra  obtenir  quelque  chose,  car  les  relations  de  cette  grande 
famille  (les  Belgiojoso)  sont  trop  nombreuses  et. trop  répandues 
dans  la  haute  société.  » 

Torresani  avait  raison  de  se  plaindre  des  hautes  protections  qui 
couvraient  le  noble  conspirateur.  Au  lieu  de  le  livrer  à  l'Autriche, 
le  gouvernement  de  Charles-Albert  lui  donna  un  passeport  pour 
l'étranger,  et  l'empereur  François  I"  approuva  la  conduite  du 
cabinet  de  Turin. 

Quant  à  la  princesse  de  Belgiojoso,  son  cas  était  plus  grave.  La 
police  avait  la  preuve  manifeste  qu'elle  était  affiliée  &  la  secte  de 
la  Giovane  Italia,  qu'elle  y  jouait  même  un  rôle  important,  ce  qui 
suffisait  pour  la  faire  condamner.  Les  espions  la  poursuivaient  de 
leurs  dénonciations.  Outre  ce  que  Doria  avait  dit  d'elle,  où,  malgré 
des  mensonges  et  des  exagérations,  il  y  avait  beaucoup  de  rensei- 
gnements vrais,  d'autres  dénonciateurs  signalaient  au  parquet  de 
Milan  les  méfaits  de  la  princesse.  Elle  favorisait  l'émigration  des 
sectaires  poursuivis  par  la  police  et  elle  dépensait  beaucoup  d'argent 
pour  leur  assurer  l'impunité.  Elle  était  même  peu  éclairée  dans  le 
choix  des  personnes  qui  maniait  son  argent.  Un  nommé  Pironti 
auquel  elle  avait  confié  10,000  francs  s'était  tout  simplement  appro- 
prié cette  somme.  La  princesse  était  accusée  d'avoir  pris  comme 
agent  de  ses  entreprises  politiques  un  étudiant  piémontais,  Iasanini, 
violent  sectaire,  exilé  de  son  pays  à  la  suite  de  la  part  qu'il/ a 
prise  à  la  révolution  de  1821 .  Iasanini  faisait  un  double  métier.  Il 
était  commis- voyageur  d'une  maison  de  soieries  de  Lyon  et  profi- 
tait de  ses  voyages  pour  faire  passer  en  Italie  des  brochures  incen- 
diaires (sic).  Appelé  devant  le  juge  instructeur,  le  banquier  Joseph 
Harietti,  de  Milan,  déclara,  après  avoir  prêté  serment,  qu'il  avait 
été  en  correspondance  avec  Mme  de  Belgiojoso  après  sa  fuite  de 
Milan  au  sujet  de  deux  traites,  l'une  de  15,000,  l'autre  de 
20,000  francs  en  faveur  de  Iasanini.  Cet  aveu  confirmait  pleine- 
ment les  dépositions  des  espions  touchant  les  rapports  de  la  prin- 
cesse avec  ce  sectaire  dangereux.  Le  tribunal  était  également 
informé  des  largesses  de  la  princesse  envers  tous  ceux  qui 
travaillaient  avec  ardeur  à  préparer  la  ruine  de  la  puissance  autri- 
chienne. Zajotti  interrogea  un  certain  nombre  de  ses  com- 
plices que  la  police  avait  arrêtés  à  la  suite  des  dénonciations; de 
Doria,  mais  les  hommes  comme  les  femmes  nièrent  fermement; toute 
participation  i  un  complot,  ainsi  que  leur  propre  sécurité,  aussi 
bien  que  les  engagements  pris  en  entrant  dans  la  Giovane  Italia, 
le  leur  prescrivait. 

Malgré  cette  attitude  résolue  des  complices  de  la  princesse,  les 
Magistrats   savaient  à   quoi  s'en  tenir  sur  le  rôle  qu'elle  avait 


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CHRISTINE  TRIVULZIO  DR  BELG10JOSO  639 

joué.  Le  24  juillet  1833,  le  tribunal  criminel  de  Milan  déclarait 
qu'il  y  avait  la  preuve  que  la  princesse  de  Belgiojoso  était  cou* 
pable  de  haute  trahison,  et  il  en  ordonna  l'arrestation.  Le  tribunal 
prescrivait  également  qu'on  soumit  la  princesse  à  de  sévères  interro- 
gatoires pour  l'obliger  à  avouer  son,  crime.  Non?  savons  que  M*'  de 
Belgiojoso  était  en  lieu  sûr.  Mais  le  tribunal  de  Milan,  en  prenant  ces 
mesures,  se  préparait  à  prononcer  contre  la  princesse  une  condamna- 
tion par  contumace.  Heureusement  pour  elle,  l'empereur  d'Autriche 
intervint  encore  une  fois  et  empêcha  les  juges  de  porter  leur  arrêt. 

François  Ier,  que  les  carbonari  et  les  francs-maçons  dépeignaient 
sous  les  plus  sombres  couleurs,  était  un  souverain  débonnaire, 
réprouvant  souvent  les  excès  de  zèle  de  sa  police.  Il  n'aimait  pas 
qu'on  pourchassât  les  femmes  et  il  déplorait  les  persécutions  dont 
quelques  dames  de  Milan  avaient  été  l'objet,  lors  des  procès  des 
carbonari,  en  1821.  Pour  sauver  les  apparences  et  ne  pas  donner 
un  démenti  trop  rude  à  la  magistrature  milanaise,  l'empereur 
déclara  qu'il  voulait  examiner  lui-même  les  actes  des  procès.  Par 
un  décret  du  31  janvier  1834,  après  avoir  pris  connaissance  du 
dossier,  François  Iir  ordonnait  de  nouvelles  recherches  et  voulait 
qu'on  se  rendit  bien  compte  si  des  sociétés  secrètes  entre  femmes 
sous  le  nom  de  Jardinières  existaient  réellement. 

Il  est  clair  qu'en  invoquant  un  supplément  d'instruction,  l'empe- 
reur ne  cherchait  qu'à  enterrer  le  procès.  Car,  touchant  les  /ardr- 
nières,  les  preuves  étaient  si  nombreuses  et  si  évidentes  qu'il  eût 
été  puéril  d'en  chercher  d'autres.  D'ailleurs,  le  peu  d'empresse- 
ment de  François  lw  à  prendre  une  résolution  prouve  ses  véritables 
intentions.  Il  attendit  six  mois  avant  de  signer  son  décret  pour 
demander  un  supplément  d'instruction,  et  il  feignit  d'ignorer  que 
les  procès  des  carbonari  depuis  quelques  années  avaient  prouvé 
l'existence  de  cette  secte  de  femmes  au  sujet  de  laquelle  il  mani- 
festait des  doutes  invraisemblables.  Décidément,  Torresani  avait 
raison  lorsqu'il  se  plaignait  des  hautes  protections  qui  mettaient  les 
Belgiojoso  hors  des  atteintes  de  la  justice.  Les  juges  de  Milan, 
obéissant  aux  volontés  de  l'empereur,  s'occupèrent  pendant  quelque 
temps  encore  de  «  Jardins  »  et  de  «  Jardinières  »,  puis,  un  beau 
jour,  ils  classèrent  le  dossier  de  la  princesse  Belgiojoso.  Si  le  procès 
eût  continué,  elle  ne  pouvait  qu'être  condamnée,  et,  d'après  la  loi 
autrichienne,  le  coupable  de  haute  trahison  devait  être  pendu  ! 

Argenti  et  Albinola  furent  moins  heureux.  Ils  ne  pouvaient 
compter,  comme  les  Belgiojoso,  sur  de  hautes  protections.  Leurs 
procès  furent  menés  avec  la  plus  grande  rigueur.  Convaincus  du 
crime  de  haute  trahison,  ils  furent  condamnés  à  mort.  Mais  la  clé- 
mence impériale  leur  épargna  la  potence.  Albinola  avait  fait,  au 


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640  UNE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

cours  de  ses  interrogatoires,  des  révélations  importantes  touchant 
la  Giovane  Italia,  son  organisation  et  ses  secrets.  On  lui  en  tint 
compte,  et  l'empereur  réduisit  sa  peine  à  huit  ans  de  réclusion  au 
Spielberg.  Argenti  eut  le  même  sort»  Plus  tard,  les  deux  conspira- 
teurs furent  exilés  en  Amérique. 

Quant  à  la  princesse  Belgiojoso,  elle  demeurait  à  Hyères  où  elle 
se  trouvait  dans  la  gène.  L'argent  qu'elle  avait  si  largement  donné 
à  Mazzini  pour  sa  misérable  expédition  de  Savoie  avait  considéra- 
blement diminuée  ses  ressources.  Ses  revenus  étant  saisis  par  le 
gouvernement  autrichien,  elle  ne  savait  trop  comment  se  tirer 
d'affaire  pour  vivre  convenablement  à  l'avenir.  Son  mari,  —  malgré 
leur  séparation,  —  lui  offre  alors  une  somme  de  40,000  francs,  en 
s'inquiétant  de  sa  santé.  Elle  le  remercie  cordialement,  lui  avouant 
que  sa  bourse  était  à  peu  près  vide  et  que  sa  santé  laissait  à 
désirer,  mais  elle  refuse  les  40,000  francs,  parce  qu'elle  ne  veut 
pas  l'en  priver,  sachant  qu'il  a  des  dettes  et  estimant  que,  si  elle 
acceptait  cet  argent,  elle  mettrait  son  mari  dans  l'embarras. 

Tout  est  étrange  dans  ce  singulier  ménage.  Voilà,  en  effet,  deux 
époux  légalement  séparés  tout  en  échangeant  des  lettres  très  affec- 
tueuses et  en  multipliant  les  bons  procédés  réciproques  I 

Cependant,  il  fallait  songer  à  l'avenir.  La  princesse  Belgiojoso 
s'ennuyait  à  Hyères.  Les  beautés  de  la  nature  provençale  et  l'azur 
de  la  mer  ne  lui  suffisaient  pas.  Elle  avait  besoin  de  vivre  dans 
une  grande  ville  où  elle  pourrait  satisfaire  à  l'aise  son  goût  pour 
la  politique,  la  littérature,  les  beaux-arts,  et  où  elle  pourrait  aussi 
gagner  sa  vie  au  cas  où  les  revenus  de  ses  terres  de  Lombardie 
continueraient  à  rester  sous  le  séquestre.  Elle  quitta  donc  Hyères 
pour  venir  s'installer  à  Paris,  où  nous  allons  la  suivre. 

Comte  Joseph  Grabinski. 
La  suite  prochainement. 


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«B3 


ETUDES   LITTÉRAIRES 


LE  DIVORCE  DANS  LE  ROM  ET  AU  THEATRE  ' 


I 

M.  Paul  Hervieu,  dans  son  théâtre  (la  Loi  de  fhomme,  les 
Tenailles),  MM.  Paul  et  Victor  Margueritte,  timidement  dans 
Femmes  nouvelles  et  hardiment  dans  les  Deux  Vies,  à  la  tête  d'un 
parti  assez  important  d'hommes  de  lettres,  romanciers  et  auteurs 
dramatiques,  mènent  une  campagne  fort  active  contre  notre  légis- 
lation du  divorce.  Non  point,  comme  on  pourrait  le  croire,  contre 
le  divorce  lui-même,  mais  contre  les  restrictions  de  ses  causes.  Ils 
réclament  le  divorce  par  consentement  mutuel,  et  même  le  divorce 
par  la  volonté  d'un  seul,  que  la  loi  Naquet  a  omis,  et  par  là  ils 
prétendent  restituer  au  mariage  sa  dignité  et  sa  franchise.  Le 
mariage  était,  paraît-il,  la  prison  perpétuelle  :  il  va  devenir,  au 
lieu  d'une  geôle,  une  demeure  ensoleillée  qui  ne  sera  plus  habitée 
que  par  des  époux  heureux,  rayonnants  et  fiers  de  pouvoir  s'en 
aller.  Les  enfants  eux-mêmes,  qui  le  croirait?  vont  bénéficier  du 
nouvel  état  de  choses.  Ces  Messieurs  nous  préparent  une  société 
enfin  libérée,  des  unions  enfin  libres.  Plus  de  ces  affreux  contrats 
synallagmatiques  où  chacun  se  croyait  tenu  à  un  engagement. 
Réjouissons-nous.  Et  pour  mieux  nous  réjouir,  voulez-vous  entendre 
une  histoire? 

Mae  Henriette  de  Kergazon  est  courtisée  par  M.  de  Boisgommeux 
qui,  dans  son  enthousiasme  passionné,  jure  de  lui  consacrer  toute 
son  existence.  Mais,  désespéré,  dit-il,  par  ses  rigueurs,  il  va  cher- 
cher l'oubli  dans  un  confortable  château  du  Poitou.  Un  jour,  il  voit 
arriver  Henriette.  Celle-ci,  qui  a  obtenu  de  son  mari,  archéologue 
distrait  et  peu  impressionnable,  la  promesse  du  divorce,  accourt 
porter  la  bonne  nouvelle  à  Boisgommeux.  Maintenant  ils  sont  libres 
de  s'aimer  éternellement.  Boisgommeux ,'  qui  croit  à  une  visite  de 

4  Bibliographie  :  théâtre  de  Paul  Hervieu  :  La  Loi  de  fkomme,  les  Tenailles 
(Lemerre,  édit.).  —  Les  Deux  Vies,  roman  par  Paul  et  Victor  Margueritte 
(Pion,  édit).  —  Mariages  riches,  roman  par  Henry  Fèvre  (Fasquelle,  édit.). 
—  Le  Bilan  du  divorce,  par  Hugues  Le  Roux  (Galmann-Lévy,  édit.).  —  Le 
C/iemin  de  Dumas,  étude  sur  le  théâtre  de  Paul  Hervieu,  par  Etienne  Bar- 
feerot  (Rousseau,  édit.). 


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642  ÉTUDES  LITTÉRAIRES 

deux  ou  trois  jours,  se  «laisse  aller  à  une  joie  débordante.  Mais  il 
déchante  quand  elle  déclare  qu'elle  ne  s'en  ira  plus.  «  Qu'avez- 
vous,  mon  ami?  demande-t-elle  devant  sa  mine  déconfite.  —  C'est 
un  nouveau  point  de  vue  »,  répond-il,  et  il  répète  :  «  C'est  un 
nouveau  point  de  vue...  »  Et  il  entreprend  aussitôt  de  lui  montrer  la 
fausseté  de  sa  position,  il  l'invite  à  Ken  peser  tous  les  sacrifices 
qu'elle  lui  fait.  La  jeune  femme  s'étonne,  puis  elle  éclate  :  «  Un 
homme  qui  se  traînait  à  mes  pieds  pour  obtenir  une  heure  de  ma 
vie!...  Je  lui  apporte  ma  vie  tout  entière  et  il  n'en  veut  pasl...  » 
Mais  Boisgommeux  ne  démord  pas  de  son  explication  :  «  C'est  un 
autre  point  de  vue!...  » 

Vous  avez  reconnu,  à  cette  scène  d'un  comique  si  fin  et  si  juste, 
la  perle  du  théâtre  de  Meilhac  et  Halévy,  la  Petite  Marquise. 
L'excellent  Boisgommeux  qui  aime  en  homme  du  monde  («  j'en 
appelle,  dit-il,  à  toutes  celles  qui  ont  l'habitude  des  hommes  du 
monde!  »)  ne  se  soucie  point  des  charges  du  mariage,  et  la  pauvre 
Henriette,  enfin  éclairée  sur  la  passion  des  hommes  du  monde, 
retournera  chez  son  brave  homme  de  mari,  qui  est  distrait  et  luna- 
tique, mais  patient  et  doux. 

Il  raisonne  admirablement,  ce  Boisgommeux.  Il  raisonne  beau- 
coup mieux  que  les  héroïnes  du  théâtre  de  M.  Paul  Hervieu  ou  que 
celle  du  dernier  roman  de  MM.  Paul  et  Victor  Margueritte.  II  y  a 
deux  points  de  vue,  en  effet  :  il  y  a  celui  de  la  passion  et  celui 
du  mariage,  celui  du  plaisir  et  celui  de  la  vie  sociale,  celui  de 
l'individu  et  celui  de  la  famille.  Boisgommeux,  quand  il  doit 
prendre  parti,  les  distingue  très  nettement  :  c'est  un  coquin,  mais 
il  a  l'esprit  français  et  il  parle  clair.  Nos  auteurs  de  romans  et  de 
pièces  de  théâtre  ne  voient,  eux,  que  le  premier  point  de  vue.  Ils 
négligent  le  second  par  une  défaillance  de  raisonnement  et  se  font 
une  figure  de  sociologues  modernes  quand,  en  réalité,  ils  rééditent 
tout  simplement  Tes  vieux  sophismes  romantiques. 

Car  nous  assistons  à  une  nouvelle  levée  de  boucliers  en  faveur  de 
la  divinisation  de  la  passion  et  des  droits  de  l'individu;  la  littérature 
du  dix-neuvième  siècle  nous  a  déjà  offert  un  spectacle  tout  pareil. 
Les  armes  sont  changées,  non  le  but  de  l'expédition.  Nos  Indiana 
et  nos  Valentine  parlent  un  langage  moins  emphatique;  elles 
exigent  les  mêmes  lunes.  Que  voulaient  ces  âmes  incomprises? 
Quelles  étaient  leurs  aspirations?  Se  réaliser,  c'est-à-dire,  pour 
être  franc,  jouir  malgré  les  tyrannies  sociales  contre  la  société 
oppressive  et  hypocrite.  La  société  dont  nos  auteurs  font  une 
abstraction  est  malmenée  dans  leurs  ouvrages  comme  le  gendarme 
dans  Guignol.  Que  réclament  nos  héroïnes  d'aujourd'hui?  Vous 
allez  voir  que  c'est  la  même  chose.  On  a  beau  les  placer  dans  des 


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LE  DIVORCE  DUCS  LE  ROMAR  ET  AU  THEATRE  643 

situations  exceptionnellement  avantageuses,  les  favoriser  de  toutes 
manières  dans  leurs  souffrances  intimes  afin  de  provoquer  une  pitié 
facile  et  de  séduire  les  cœurs  sentimentaux.  Leur  égoîsme  apparaît 
malgré  tant  d'habileté.  Et  pourtant,  Dieu  sait  s'il  est  commode 
d'arranger  une  intrigue  de  roman  ou  de  drame  destinée  à  prouver 
l'injustice  d'une,  loi  dans  tel  cas  déterminé.  Cest  là,  pour  un 
écrivain,  un  jeu  d'enfant,  et  si  demain  M.  Hervieu  ou  MM.  Margue- 
ritte  obtenaient  dans  le  sens  qu'ils  indiquent  un  changement  de 
législation,  rien  ne  serait  plus  aisé  que  d'en  montrer  les  résultats 
fâcheux  sur  tel  ménage  dont  on  organiserait  l'existence  selon  les 
besoins  de  la  cause.  Le  choix  des  situations  serait  seulement 
beaucoup  plus  considérable,  parce  que  leur  législation  serait  plus 
mauvaise.  Un  fait  ne  prouve  rien,  s'il  ne  peut  être  généralisé.  Ceux 
qu'ils  ont  exploités  n'ont  pas  ce  caractère,  je  le  démontrerai  sans 
peine.  Si  les  romanciers  et  les  auteurs  dramatiques  ont  le  droit 
strict  de  combiner  à  leur  gré  une  intrigue  vraisemblable  et  des 
caractères  humains,  nous  leur  opposons  une  fin  de  non-recevoir  dès 
qu'ils  prétendent  tirer  une  conclusion  générale  de  prémisses  qu'ils 
ont  posées,  eux  et  non  pas  une  loi  de  nécessité. 

Ce  fut  toujours  une  erreur  d'asservir  l'art  à  un  but  pratique. 
C'est  d'abprd  l'amoindrir,  car  le  beau  n'est  pas  l'utile.  Et  c'est 
ensuite  lui  donner  volontairement  un  caractère  passager,  à  lui 
qui  a  pour  mission  d'extraire  de  nos  sentiments,  de  nos  passions, 
de  notre  vie,  ce  qu'ils  peuvent  contenir  de  permanent  et  de  durable, 
ce  que  chacun  peut  ressentir,  ce  par  quoi  les  hommes  se  com- 
prennent, se  relient  les  uns  aux  autres,  communient  ensemble  en 
quelque  sorte.  Le  but  de  l'art  n'est  pas  un  but  pratique;  il  ne 
saurait  pas  plus  être  le  changement  de  tel  article  du  code,  comme 
l'imaginent  MM.  Hervieu  et  Margueritte,  que  celui  de  la  sculpture 
n'est  la  reproduction  de  nos  modes  éphémères.  Prenez  le  théâtre  de 
Dumas  fils,  et  voyez  comme  il  a  vieilli  pour  cette  cause.  Traiter  un 
sujet  d'une  utilité  aussi  immédiate,  c'est  sacrifier  l'avenir  au  profit 
du  présent,  c'est  se  vouer  au  prompt  oubli  en  cherchant  le  reten- 
tissement des  polémiques  d'actualité. 

De  plus,  en  prétendant  se  substituer  ou  se  joindre  aux  publi- 
cistes  et  aux  législateurs,  ces  artistes  se  trompent  encore  sur  leur 
apport  sociaL  Ils  commettent  une  erreur  d'observation.  Impres- 
sionnés par  leur  sensibilité,  ils  se  laissent  émouvoir  par  l'intérêt 
d'un  cas  particulier,  ils  compatissent  à  une  souffrance  unique.  Au 
nom  de  cette  souffrance  unique,  les  voici  qui  s'insurgent  contre  la 
contrainte  de  la  toi.  Et  ils  ne  comprennent  pas  que  le  propre  du 
législateur  est  de  faire  œuvre  de  conservation  sociale,  de  protection 
sociale,  et,  pour  cela,  de  considérer  l'humanité  moyenne  et  non  pas 


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644  ÉTUDES  LITTÉRAIRES 

telle  ou  telle  individualité.  Il  n'y  a  pas,  dans  l'histoire  du  monde, 
une  seule  législation  qui  n'ait  lésé  quelques  intérêts  particuliers. 
Or  nos  romanciers  découvrent  des  cas  particuliers,  s'en  emparent, 
les  grossissent  et  triomphalement  crient  à  la  révolte.  Ils  ne  servent 
ainsi  ni  l'art,  ni  la  société,  ni  eux-mêmes.  Un  Balzac,  un  Paul 
Bourget  ne  commettent  pas  cette  erreur  d'optique.  Quand  ils  font 
de  la  critique  sociale,  ils  décrivent  l'état  général  de  nos  mœurs  et 
des  conditions  de  notre  existence,  telles  qu'elles  découlent  néces- 
sairement de  l'organisation  de  notre  société.  Ils  se  rendent  bien 
compte  que  le  romancier  ne  doit  pas  s'en  tenir  à  quelque  petit 
problème  particulier  et  accidentel.  M.  Edouard  Rod,  dans  Made- 
moiselle Annette,  M.  René  Bazin,  dans  la  Terre  qui  meurt,  l'ont 
compris  également  ainsi. 

Cette  petite  expédition  de  littérateurs  en  faveur  de  l'extension 
du  divorce  n'offre  donc  pas  de  grands  dangers  pratiques.  S'il  y  a 
une  mauvaise  loi  à  voter,  ils  peuvent  se  reposer  sur  nos  Assem- 
blées. Mais  elle  indique  un  état  d'esprit  qu'il  faut  combattre.  Cet 
état  d'esprit  est  proprement  anarchique.  On  en  petit  relever  des 
traces  dans  combien  de  nos  romans  à  la  mode  et  de  nos  pièces  à 
succès!  Il  consiste  à  livrer  à  la  famille  de  furieux  assauts.  Derrière 
le  mariage  et  les  maris,  c'est  la  famille  qui  est  visée.  Pauvres 
maris!  à  la  ville  on  les  tue  :  souvenez-vous  du  drame  d'Etretat.  Sur 
la  scène,  on  les  bafoue.  Ce  n'est  pas  nouveau  :  les  romantiques,  je 
l'ai  dit,  défendaient  pareillement  les  droits  de  la  passion.  Mais, 
après  leurs  jeux  de  massacres,  il  y  eut  une  trêve  pendant  laquelle 
ces  mêmes  maris  vilipendés  furent  traités  avec  égards;  on  leur 
attribua  quelques  rôles  généreux.  L'armistice  est  expiré,  et  voici 
qu'on  les  déchire  avec  un  plaisir  tout  neuf. 

Je  m'en  tiendrai  aux  tournois  contre  les  chefs.  M.  Hervieu  et 
MM.  Margueritte  sollicitent  la  controverse.  Il  est  juste  de  la  leur 
accorder  et  de  négliger  ceux  qui  les  suivent  avec  moins  de  talent, 
un  Henry  Bernstein  qui,  dans  le  Détour,  caricature  l'honorabilité 
familiale  et  trouve  moyen,  par  une  surprise  de  notre  émotion,  de 
rabaisser  notre  sentiment  le  plus  sacré,  qui  est  le  respect  filial  : 
quelle  belle  entreprise  sociale  vraiment  !  un  Henry  Bauer  qui,  dans 
Sa  Maîtresse,  nous  présente  le  double  tableau  d'un  mauvais  ménage 
et  d'une  bonne  union  libre,  à  la  façon  des  auteurs  de  campagne  où 
les  cadres  vont  par  paires,  et  nous  désarme  par  une  ingénuité 
dépourvue  de  fraîcheur.  Puis,  je  rattacherai,  comme  ils  le  font  eux- 
mêmes,  les  thèses  de  leurs  ouvrages  à  l'étude  de  notre  législation 
et,  ce  qu'ils  font  beaucoup  moins,  à  celle  de  notre  société.  Enfin, 
je  considérerai  leurs  tendances  à  un  point  de  vue  plus  général  qui 
est  l'individualisme  et  ses  dangers. 


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LE  DIVORCK  DANS  LE  ROMAN  ET  AU  TflEàTRB  645 

II 

Il  a  déjà  été  parlé  ici  même  da  théâtre  de  M.  Paul  Hervieu.  Je 
ne  reviendrai  pas  sur  l'écrivain  dramatique,  sur  ses  qualités,  — 
un  art  qui  va  droit  au  but,  un  style  concis  et  net,  —  sur  ses 
défauts,  —  le  peu  d'humanité  des  personnages  qui  se  présentent  à 
nous  comme  des  théorèmes  de  géométrie.  Je  n'examinerai  ses 
œuvres  que  dans  leur  conception  de  l'amour,  du  minage,  da 
divorce  et  de  la  famille.  Il  ne  sera  question  que  des  Tenailles  et  de 
la  Loi  de  lhomme%  seules  pièces  qui  nous  intéressent  dans  ce 
débat. 

Dans  chacune  de  ces  pièces,  l'auteur,  pour  démontrer  sa  thèse, 
se  sert  de  deux  armes  :  le  choix  de  l'intrigue  et  les  réflexions  géné- 
rales que  l'un  ou  l'autre  des  personnages  est  chargé  de  faire  en 
son  nom.  Ni  l'intrigue,  ni  le3  réflexions,  dans  les  Tenailles^  ne 
servent  efficacement  sa  cause. 

Irène  Fergan  est  malheureuse.  Elle  en  veut  à  son  mari  de  ce 
qu'elle  ne  l'aime  pas.  Elle  a  de  grandes  aspirations  de  bonheur  que 
celui-ci  ne  satisfait  point.  Aussi  veut-elle  divorcer,  car  elle  a 
horreur  de  ces  épouses  médiocres  qui  sont  toujours  contentes  de 
leur  sort,  et  M.  Fergan  est  agaçant,  principalement  parce  qu'il  a 
toujours  raison,  parce  qu'il  ne  s'apitoie  pas  sur  cette  pauvre  petite 
femme  incomprise,  et  parce  qu'il  lui  refuse  sa  liberté.  Surtout, 
elle  a  revu  un  ami  d'enfance,  demi-savant  et  demi-explorateur, 
Michel  Davernier,  qui  tient  dans  le  monde  des  propos  exempts  de 
préjugés.  M.  Fergan  ne  voulant  pas  se  rendre  à  d'aussi  bonnes 
raisons,  —  rassurez-vous,  la  dernière  ne  lui  est  pas  donnée,  — 
Mmo  Fergan  parait  se  résigner  à  la  continuation  de  la  vie  commune, 
avec  l'aide,  on  le  devine,  de  Michel  Davernier.  Nous  retrouvons, 
dix  ans  plus  tard,  les  deux  époux  retirés  à  la  campagne,  et  il  semble 
que  l'âge  ait  atténué  leur  incompatibilité  d'humeur.  Miis  le  conflit 
renaît  au  sujet  de  leur  fils  que  le  père  veut  envoyer  au  collège,  et 
que  la  mère  veut  garder  à  la  maison.  Pour  triompher  dans  cette 
lutte,  Irène  ne  craint  pas  de  révéler  à  son  mari  qu'il  n'est  pas  le 
père  de  René.  Ainsi  elle  gardera  son  fils  pour  elle  seule.  Fergan,  à 
son  tour,  veut  divorcer.  —  Non,  dit-elle,  ma  jeunesse  est  passée, 
mes  espérances  sont  abolies,  mon  avenir  de  femme  est  mort.  Je  me 
refuse  à  changer  le  cours  de  ma  vie.  Je  n'ai  plus  la  volonté  que  de 
rester,  jusqu'à  la  fin,  où  je  suis,  comme  j'y  suis.  —  Fergan  n'a 
pour  arme  que  son  aveu  qu'elle  peut  rétracter,  et  le  dernier  mot  du 
drame  est  celui-ci,  que  prononce  Irène  :  a  Nous  sommes  deux 
malheureux.  Au  fond  du  malheur,  il  n'y  a  plus  que  des  égaux.  » 

A  quoi  Fergan  a  répondu  par  avance  en  disant  :  «  Vous  êtes  une 

55  NOVBMBRI  1902.  kl 


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646  ÉTUDES  UTÎÉRÀIRES 

coupable  et  je  suis  un  innocent.  »  Ainsi,  par  un  mécanisme  ingé- 
nieux, M.  Paul  Hervieu  croit  avoir  fait  mouvoir  devant  nous  ces 
tenailles  de  la  loi  qui  torturent  tantôt  la  femme  et  tantôt  le  mari. 
Tout  d'abord,  —  et  afin  de  flatter  ses  goûts  féministes,  —  je  lui 
objecterai  que  ces  tenailles  ne  tortureront  le  mari  que  s'il  le  veut 
bien,  et  que  le  dénouement  de  sa  pièce  est  arbitraire.  Mme  Fergan 
a  livré  le  terrible  secret  à  son  mari  pour  être  seule  admise  à  diriger 
l'éducation  de  son  fils.  Or  la  loi,  dans  son  titre  de  la  puissance 
paternelle,  donne  à  M.  Fergan  le  droit  de  diriger  cette  éducation. 
Aux  yeux  de  la  loi,  le  petit  René  est  son  fils.  Il  héritera  de  la  for- 
tune que  sa  mère  a  volée  pour  lui,  mais  le  père  légal  garde  tous  ses 
droits  Irène  n'atteint  aucunement  son  but.  Et  dès  lors  rien  n'est 
plus  facile  pour  Fergan  que  d'obliger  sa  femme  au  divorce  en  la 
menaçant  d'exercer  son  pouvoir.  Qu'on  ne  parle  pas  d'indélicatesse 
ou  de  chantage  :  l'abominable  conduite  de  sa  femme  l'autorise  à 
toutes  les  représailles.  Que  le  fils  d'Irène  appartienne  à  elle  seule, 
soit,  mais  qu'elle  s'en  aille.  A  moins  que  Fergan,  tout  à  coup 
cornélien,  ne  consente  au  plus  grand  des  sacrifices. 

Le  mari  n'est  donc  pas  une  victime  de  la  loi.  La  femme  l'est-elle 
davantage?  Qu'est-ce  qu'Irène  exige  de  la  loi?  Elle  exi^e  de  la  loi 
ce  que  la  loi  n'a  pas  à  lui  donner  :  son  bonheur.  Dépourvu  des 
ornements  de  la  rhétorique,  son  raisonnement  est  celui-ci,  que 
Sarcey  lui  prêtait  assez  judicieusement  :  «  Je  suis  née  pour  être 
heureuse.  Je  veux  être  heureuse.  Je  n'aime  pas  mon  mari;  je  le 
quitterai;  j'en  aime  un  autre,  je  serai  à  lui.  »  (Test  l'amour  libre 
qu'elle  demande.  Rien  ne  nous  garantit  d'ailleurs  que,  livrée  à 
Michel  Davernier,  elle  ne  s'en  lasse  un  jour  comme  elle  s'est  lassée 
de  Fergan  et  ne  réclame  d'un  troisième  mari  la  satisfaction  de  son 
cœur  exalté.  «Mais,  ma  pauvre  chérie,  lui  dit  sa  soeur,  un  nouveau 
mari,  tu  le  prendrais  en  grippe  à  son  tour,  comme  tu  as  pris 
l'ancien,  par  ces  causes  indéfinies  qui  sont  en  toi.  »  Ainsi  que  lâche 
de  l'expliquer  cette  excellente  Pauline  Valenton,  Irène  e*t  une 
personne  qui  n'est  pas  tout  le  monde.  Si  la  loi  avait  &  tenir  compte 
des  Irène,  que  deviendrions-nous,  nous  tous  qui  faisons  partie  de 
la  bonne  humanité  moyenne,  celle  qui  travaille,  celle  qui  gagne 
son  pain  à  la  sueur  de  son  front,  celle  qui  s'entr'aide  de  son  mieux 
par  les  œuvres  de  charité  et  par  celles  de  solidarité,  celle  qui  mêle 
de  beaucoup  de  mal  peut-être  le  bien  qu'elle  fait,  mais  discerne  ce 
bien  comme  son  idéal  et  n'a  pas  la  prétention  de  tirer  de  ses  souf- 
frances individuelles  une  calamité  publique,  et  d'un  mal  accidentel 
une  législation?  Pour  mieux  réponlre  à  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  dea aspirations  de  femmes  incomprises,  il  faudrait  qu'une 
loi  bouleversât  tant  de  ménages  qui  marchent  à  peu  près  comme 


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LE  DIVORCE  DÀKS  U  BOtfàN  M  AU  THÉÂTRE  647j 

toutes  les  choses  humaines,  eu  ouvrant  la  porte  à  un  torrent 
d'égoïsme.  Quand  dont  entendrons- nous  Mme  Ferg^n  parier  de  ses 
devoirs?  Comme  toutes  les  révoltées»  elle  a  la  bouche  pleine  de  ses, 
droits,  mais,  de  ses  obligations,  elle  ne  s'embarrasse  point  : 
s'inquiète-t-elle  du  bonheur  de  son  mari?  songe  t-elle  à  augmenter 
ce  bonheur?  et,  dans  sa  vie  oisive  de  femme  sans  enfant,  envisage- 
t-elle  la  possibilité  de  remplir  son  rôle  social  par  la  charité,  par  la 
bonté,  par  un  peu  de  sacrifice?  Non,  elle  réclame  son  bonheur,  à 
elle,  sans  voir  qu'elle  est  elle-même  la  cause  de  son  impossibilité. 
A  lire  ces  ouvrages  modernes,  on  croirait  vraiment  que  chacun  de 
nous  entre  dans  la  vie  pour  y  éprouver  un  maximum  de  jouis- 
sances. S'il  ne  l'obtient  pas,  il  est  d^çu,  et  il  invective,  avec  l'inso- 
lence d'un  créancier,  la  société  et  la  loi  qui  l'ont  trompé.  Est-ce 
dans  l'expérience,  est-ce  dans  l'observation  de  la  vie  que  nos 
auteurs  ont  puisé  cette  dangereuse  utopie?  Et  quelle  singulière  ' 
conception  se  font-ils  de  la  loi,  en  exigeant  qu'elle  assure  et  protège 
chaque  bonheur  individuel?  Ainsi,  la  personne  d'Irène  Fergan  est 
totalement  dépourvue  d'intérêt,  et  ce  n'est  sûrement  pas  à  cause 
d'elle  que  le  divorce  par  la  volonté  d'un  seul  mérite  de  retenir  notre 
attention. 

A  côté  de  l'intrigue,  il  y  a  les  réflexions.  Elles  ne  tiennent  pas  un 
compte  plus  rigoureux  de  l'expérience  sociale.  Ecoutez  Michel  Da- 
vernier,  qui  s'autorise  de  lointains  voyages  pour  rajeunir  d'anciens, 
paradoxes.  «  Ohl  pour  moi,  dit-il,  se  marier,  naître  et  mourir,  cela 
me  parait  composer  les  trois  grandes  solennités  de  l'existence.  Je 
leur  attribue  une  égale  importance,  je  les  envisage  avec  le  même 
esprit.  On  ne  s'occupe  pas  de  naître,  on  meurt  involontairement, 
quand  il  le  faut.  Ainsi  donc,  j'imagine  que  le  mariage  doit  s'accom- 
plir sans  que  l'on  s'en  soit  plus  mè'ê  que  de  sa  propre  naissance, 
sans  qu'on  l'ait  plus  préparé  que  sa  mort...  »  Ce  Davenaier  confond 
deux  choses  distinctes  :  l'instinct  de  la  nature,  qui  exige  impérieu- 
sement la  conservation  de  la  race,  la  continuation  de  l'espèce,  et, 
dans  ce  but,  la  subordination  de  l'individu  à  la  famille,  et  l'acte  de 
notre  volonté  libre  de  choisir  les  conditions  les  plus  favorables  & 
cette  propagation  de  l'être.  Car  si  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper 
de  noire  propre  naissance,  d'autres  naissances  dépendent  de  nous. 
Davernier  ajoute  encore  :  «  La  nature  veille  pourtant  à  nous  rendre, 
malgré  nous,  amoureux  d'un  être  à  l'exclusion  de  tous  les  autres 
êtres.  Et  ce  sentiment  est  aussi  arbitraire,  aussi  indéfinissable, 
que  la  loi  qui  nous  fait  d'abord  ouvrir  les  yeux  et,  plus  tard,  les 
fermer  à.  la  lumière.  »  A  son  avis,  les  mariages  faits  contre  cette  loi 
sont  tôt  ou  tard  rompus  et  renoués  autrement  par  la  nature  qui 
prend  sa  revanche.  «Le  mariage,  c'est  l'amour!...  auquel  de  ver- 


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618  ÊTUDIS  LITÏÉBA1RES 

tueux  usages  ont  noblement  fait  d'ajouter  la  mairie  et  l'église.  Dans 
votre  système,  il  ne  serait  pins  que  l'action  sérieuse  de  signer  un 
contrat  consHérable.  Je  veux  bien  voir,  dans  ce  genre  d'engage- 
ment, le  plus  notable  des  actes  bourgeois;  je  lui  dénie  le  carac- 
tère, la  beauté  fatale  d'être  un  des  trois  grands  actes  humains.  » 
Vou9  reconnaissez  le  sophisme  romantique;  dès  les  premiers  mots 
vous  avez  compris  qu'il  allait  s'épanouir.  C'est  la  fatalité  de  l'amour. 
Toutes  les  conséquences  de  la  passion  sont  légitimes  :  n'est-elle 
pas  une  force  naturelle?  George  Sand  serait  ravie  :  cependant  elle 
n'avait  pas  imaginé  de  faire  sanctionner  par  une  loi  la  beauté  fatale 
de  l'amour;  elle  se  contentait  de  prétendre  à  vivre  en  marge  de  la 
société. 

Il  y  a  une  part  de  vérité  dans  les  paroles  de  Davernier.  La  loi  ne 
crée  pas  le  mariage,  elle  le  reconnaît  et  le  protège.  «  Le  mariage, 
définissait  Portalis,  est  la  société  de  l'homme  et  de  la  femme,  qui 
s'unissent  pour  perpétuer  leur  espèce,  pour  s'aider,  par  des  secours 
mutuels,  à  porter  le  poids  de  la  vie,  et  pour  partager  leur  com- 
mune destinée.  »  Son  but  est  double  :  la  conservation  de  la  race 
humaine,  et  cette  communauté  indivisible  d'existence  qui  fait 
l'honneur  et  la  moralité  de  l'union  conjugale.  Son  origine  n'est 
point  dans  la  volonté  du  législateur,  mais  dans  la  volonté  définitive 
des  parties.  C'est  de  cette  volonté  que  l'Eglise  a  fait  un  sacrement. 

III 

Les  Tenailles  furent  représentées  au  Théâtre-Français  en  1895. 
La  Loi  de  l'homme  date  de  1897.  Ce  nouveau  drame  est  à  la  fois 
plus  habile  et  plus  attrayant.  M.  Hervieu  a  su  mieux  combiner 
cette  fois  la  trappe  où  il  veut  nous  faire  trébucher  et  d'où  il  nous 
défie  de  sortir.  Laure  de  Raguais  est  trahie  par  son  mari  qui  est 
l'amant  de  Mme  d'Orcieu.  Elle  a  surpris  leur  liaison,  mais  ne  peut 
la  faire  constater  officiellement,  l'adultère  du  mari  hors  du  domi- 
cile conjugal  ne  constituant  pas  un  délit,  d'après  le  Code,  et 
n'autorisant  pas  l'intervention  de  la  justice.  Première  injustice  de 
la  loi  :  pourquoi  cette  différence  de  traitement  entre  l'adultère  du 
mari  et  celui  de  la  femme?  Il  est  facile  de  répondre  qu'ils  n'ont 
pas  les  mêmes  conséquences  sociales  et  que  le  législateur  envisage 
ces  conséquences  pluiôt  que  la  moralité  absolue. 

M.  et  M**  de  Raguais  se  séparent  à  l'amiable.  Elle  a  la  garde 
de  sa  fille  Isabelle,  sous  réserve  de  la  laisser  un  mois  par  an  à  son 
mari.  Ce  H.  de  Raguais  nous  est  présenté  au  premier  acte  comme 
un  type  de  séducteur  et  qui  n'est  pas  insensible  aux  charmes  de 
sa  femme.  Celle  ci  estime  que  toute  lutte  est  contraire  à  sa  dignité  : 


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LK  DIVORCE  DANS  LE  ROMAN  ET  AU  THEATRE  649 

c'est  son  droit.  Néanmoins,  l'Eglise  noos  apprend  que  la  femme 
fidèle  sanctifie  le  mari  infidèle.  Dans  un  de  ses  derniers  romans, 
t  Heureux  ménage,  Bl.  Marcel  Prévost  nous  peignait  une  femme 
délaissée  qui,  par  sa  patience  et  son  amour,  parvenait  &  reconquérir 
nn  mari  plus  difficile  que  M.  de  Raguais,  et  retrouvait  un  bonheur 
d'arrière-saison. 

Isabelle  atteint  ses  dix- sept  ans.  Pendant  ses  séjours  annuels 
chez  son  père,  elle  s'est  éprise  du  jeune  André  d'Orcieu,  qui  la 
demande  en  mariage.  André  est  le  fils  de  cette  BIme  d'Orcien  qui 
est  demeurée  l'intime  amie  de  M.  de  Raguais.  Lorsque  la  jeune 
fille  confie  son  secret  k  sa  mère,  celle-ci  s'oppose  à  ce  mariage. 
Elle  oublie  que  son  consentement  n'est  pas  nécessaire.  Là,  encore, 
la  loi  est  contre  elle.  Lorsque  les  père  et  mère  ne  s'entendent  pas 
sur  l'opportunité  du  mariage  de  leur  enfant,  le  consentement  du 
père  suffit.  M.  de  Raguais,  remis  en  sa  présence,  le  lui  rappelle. 
Elle  révèle  la  vérité  à  Isabelle,  et  Isabelle,  un  instant,  se  rend  à 
ses  raisons,  filais  il  lui  suffit  de  revoir  André  pour  laisser  triompher 
son  jeune  amour.  Ainsi  abandonnée  de  tous,  affolée,  la  malheu- 
reuse mère  éclaire  sur  la  tragique  situation  fil.  d'Orcieu.  Cette 
fois,  c'est  le  salut,  le  salut  au  prix  d'un  crime.  Elle  est  bien 
certaine  enfin  que  ce  mariage  abominable  ne  se  fera  pas.  Erreur. 
Après  quelques  cris  de  colère,  M.  d'Orcieu  ne  songe  plus  qu'à  sa 
réputation  et  au  bonheur  de  son  fils  également  compromis,  et, 
pour  consolider  l'un  et  l'autre,  il  oblige  fil.  de  Raguais  à  réprendre 
sa  femme  comme  un  objet  perdu  et  pour  l'instant  nécessaire. 

M"*  de  Raguais  est  terriblement  punie.  Je  ne  crains  pas  de  dire 
qu'elle  le  mérite.  Pendant  sa  longue  retraite,  elle  a  dû  mieux 
comprendre  la  vie,  mieux  envisager  ses  responsabilités,  viriliser 
son  caractère,  quand  ce  ne  serait  que  pour  mieux  élever  sa  fille 
dont  elle  a  seule  assumé  la  direction.  Elle  sort  de  cette  retraite 
en  des  circonstances  qui  sollicitent  toute  son  énergie,  toute  sa 
présence  d'esprit,  et  nous  la  découvrons  avec  surprise  livrée  à 
ses  nerfs,  aussi  faible  qu'un  enfant  en  colère,  sans  influence  et 
sans  autorité  sur  sa  fille,  En  vérité,  elle  justifie  pleinement  le  Gode 
qui,  dans  la  société  conjugale,  attribue  le  second  rang  à  la  femme. 
Elle  livre  un  secret,  qui  n'est  pas  le  sien,  à  sa  fille,  premièrement, 
et  ensuite  à  fil.  d'Orcieu,  qui  en  peut  tirer  une  vengeance  tragique. 
Celui-ci,  plus  sensible  à  sa  considération,  dénoue  le  drame  d'une 
façon  quasi-comique;  mais,  enfin,  il  pouvait  le  dénouer  par  la  mort 
de  sa  femme,  par  celle  de  fil.  de  Raguais.  film*  de  Raguais,  dans  ces 
conditions,  eût-elle  reconquis  sa  fille? Comment  n'a-t-ellé  pas  envi- 
sagé ces  éventualités?  Elle  ne  réfléchit  pas,  direz-vous  :  abandonnée 
de  tous,  c'est  une  malheureuse  qui  ne  sait  plus  se  gouverner.  C'est 


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m  ÉTUDES  UTTÉBAIHES 

précisément  ce  que  je  lui  reproche.  Elle  jette  tout  le  monde  dans 
un  précipice  sans  en  sortir  elle-même.  Devait*  elle  s'incliner  devant 
la  volonté  de  son  indigne  mari,  et  accorder  un  consentement 
d'ailleurs  inutile?  Certainement  non.  Son  devoir  était  de  se  retirer 
en  avertissant  «a  fille  qu'elle  n'accorderait  jamais  ce  consentement. 
Partagée  entre  son  amour  et  son  devoir,  —  car  il  est  impossible 
que  la  jeune  fille  ne  se  soit  pas  rendu  compte  que  sa  mère  ne 
pouvait  avoir  de  tort  envers  son  père  et  qu'elle  n'ait  pas  attribué 
secrètement  à  celui-ci  les  causes  de  la  séparation,  et  il  est,  en 
outre,  impossible  qu'elle  n'ait  pas  donné  à  sa  mère  ses  préférences 
et  subi  davantage  son  ascendant,  —  Isabelle  se  serait  décidée 
sans  doute  à  attendre.  M.  Paul  Hervieu,  dans  la  Course  du 
flambeau,  a  érigé  en  dogme  l'ingratitude  des  enfants;  il  n'a  pas 
confiance  dans  leur  tendresse  filiale.  Ignore-t-il  donc  la  sainte  et 
douce  amitié  qui  unit  si  souvent  la  fille  à  la  mère  et  qui,  dans 
notre  cas,  devait  tout  spécialement  les  unir,  à  cause  même  de 
leur  solitude  et  de  leur  abandon?  Isabelle  eût-elle  voulu  passer 
outre  :  la  jurisprudence  eiige  encore  qu'il  soit  fût  mention  du 
refus  du  consentement  de  la  mère.  Ordinairement,  on  lui  adresse 
un  acte  respectueux.  Peut-être  une  jeune  fille  de  dix-sept  ans 
eût- elle  reculé  devant  cette  obligation.  Son  père,  à  moins  d'être 
un  gredin,  ne  l'eût  pas  encouragée,  l'eût  détournée  tardivement 
de  son  projet.  C'est  mal  débuter  dans  la  vie  conjugale  que  d'y 
entrer  contre  le  gré  d'une  mère  qui  a  supporté  seule  la  charge  de 
votre  éducation. 

—  Vous  brbez,  objecte-t-on,  l'amour  d'Isabelle  et  d'André.  — 
Vous  permettrez  que  je  ne  m'afflige  pas  outre  mesure  du  chagrin 
de  ces  jeunes  gens.  L'une  a  dix-sept  ans,  l'autre  vingt-trois.  Us 
se  consoleront,  n'en  ayons  point  souci.  Cette  douleur  vaillamment 
supportée  trempera  mieux  leurs  âmes.  —  Et  si  André  soupçonne 
la  vérité?  Vous  l'exposez  à  mépriser  sa  mère.  —  Ceci  ne  regarde 
point  Mme  de  Raguais.  A  Mme  d'Orcieu  à  s'assurer  de  l'estime  de 
son  fils  et  premièrement  &  la  mériter.  —  Et  M.  d'Orcieu?  —  Il  n'y 
a  guère  à  craindre  que  celui-là  découvre  quoi  que  ce  soit.  Il 
accusera  l'univers  entier  plutôt  que  sa  femme.  —  Enfin,  si  les 
deux  jeunes  gens  continuent  malgré  tous  les  obstacles  à  s'aimer, 
ont  rencontré  cet  unique  amour  hors  duquel  on  ne  peut  imaginer 
le  bonheur?  —  Ce  serait  exceptionnel,  et  il  n'est  guère  de  raison 
dans  l'exception.  11  faudrait  alors  laisser  faire  le  temps,  qui  est 
galant  homme.  Peut-être  exigerait-il  ce  dernier  sacrifice  de  M"6  de 
Raguais  :  le  chagrin  persistant  de  sa  fille  la  conduirait  à  accepter 
une  situation  sans  autre  issue. 

Car  Mme  de  Raguais  se  trompe  encore  dans  son  appréciation  des 


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LE  DIVORCE  DANS  LE  ROMAN  ET  AU  THÉÂTRE  651 

droits  des  parents.,  a  Une  loi,  dit-elle  à  son  mari,  une  loi  qui  nous 
vient  du  fond  de  la  barbarie,  a  prononcé  à  travers  les  siècles, 
comme  une  mauvaise  fée,  que  la  fille  à  laquelle  je  donnerais  un 
jour  la  vie,  ne  serait  pas  du  tout  à  moi!...  que  cette  fille- là  serait 
uniquement  à  vous,  à  vous  qui,  pour  que  je  la  crée  tout  entière 
par  des  mois  de  pieux  recueillement  et  des  heures  de  torture, 
n'avez  eu  qu'à  m'en  jeter  la  tâche...  »  Non,  sa  fille  n'est  pas  à 
elle,  elle  n'est  pas  davantage  au  père.  Le  père  et  la  mère  ont 
envers  l'enfant  des  devoirs  naturels;  à  son  tour,  l'enfant  a  des 
devoirs  naturels  envers  eux.  Ce  sont  ces  devoirs  naturels  qui 
enragent  les  féministes  et  font  écrire  à  III.  Hervieu  des  phrases 
comme  celle-ci  :  «  Une  moitié  de  l'humanité  traite  l'autre  en  race 
conquise  »,  ce  qui  veut  dire  tout  simplement  que  l'homme  est  le 
chef  de  la  communauté,  qu'il  travaille  pour  assurer  la  subsistance 
de  la  famille,  qu'il  administre  les  biens  venus  de  son  épargne  ou 
du  travail  d'autres  hommes  qui  l'ont  précédé,  qu'il  protège  cette 
famille  et  la  dirige,  tandis  que  la  femme,  retenue  au  foyer  par  son 
état  physique  et  par  ses  enfants,  occupe  la  place  même  que  la 
nature  lui  a  assignée. 

IV 

Ainsi  les  cas  de  M.  Hervieu  ne  prouvent  rien  et  les  infortunes 
dont  il  offre  l'histoire  à  notre  pitié  ne  sauraient  constituer  un 
réquisitoire  contre  la  loi. 

Si  l'aventure  des  Deux  Vies  que  viennent  de  publier  MM.  Paul 
et  Victor  Margueritte  ne  prétendait  contenir  une  thèse,  et  de 
i'avant-propos  à  la  dernière  page  ne  rappelait  sans  cesse  qu'il 
s'agit  bien  d'une  thèse,  je  compatirais  sans  effort  aux  malheurs  de 
leur  héruïae,  M"0  Francine  Le  Hagre.  Mais  ils  prennent  le  soin 
minutieux  de  dissiper  notre  attendrissement  par  leurs  considéra- 
tions générales  et  par  le  procès  qu'ils  font  à  la  société.  Qu'attendre 
de  raisonnable  au  point  de  vue  social  de  romanciers  qui  prennent 
pour  épigraphe  cette  parole  de  Flaubert,  généralement  mieux 
inspiré  :  «  La  justice  humaine  est,  pour  moi,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
bouffon  au  monde;  un  homme  en  jugeant  un  autre  est  un  spec- 
tacle qui  me  ferait  crever  de  rire,  s'il  ne  me  faisait  pitié.  »  Gustave 
Flaubert,  Tolstoï,  MM.  Mtrgueritte  conçoivent  sans  doute  une 
société  régulièrement  organisée  sans  la  justice,  la  famille,  la  pro- 
priété et  le  respect  des  contrats.  Ils  ont  puisé  cette  opinion  dans 
l'histoire,  dans  l'expérience,  dans  l'observation.  Ils  ont  trouvé  la 
preuve  de  la  bonté  de  l'homme  et  de  l'inutilité  de  la  répression,  de 
sa  constante  loyauté  dans  ses  engagements  qu'il  est  vain  de  lui 
rappeler.  Reconnaissez-vous  le3  théories  du  plus  grand  empoison- 


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652  ÉTUDES  LITTERAIRES 

neur  social,  Jean-Jacques  Rousseau?  De  ce  que  la  justice  est 
souvent  mal  rendue,  il  faut  conclure  à  sa  suppression?  Un  homme 
raisonnable  estimerait  qu'il  suffit  de  mieux  choisir  les  juges,  de 
leur  donner  plus  d'indépendance,  de  réclamer  d'eux  plus  d'hono- 
rabilité et  de  capacité;  mais  nous  ne  rencontrons  plus  d'hommes 
raisonnables,  ou  du  moins  ils  ne  sont  plus  écoutés. 

Francine  Favié,  fille  d'une  mère  vertueuse  et  d'un  père  débauché, 
a  donné  sa  main  à  M.  Le  Hagre.  Ce  M.  Le  Hagre  ne  jouissait  pas 
d'une  bonne  réputation  et  Mme  Favié  s'opposait  à  ce  mariage.  Mais 
la  jeune  fille  a  passé  outre.  Voili  déjà  qui  me  rassure.  Francine  ne 
sera  pas  étrangère  à  son  malheur.  Elle  a  commis  une  faute  initiale. 
Dans  la  plupart  des  mariages  qii  tournent  mal,  il  y  a  ainsi  une 
faute  initiale.  Il  est  bien  rare  qu'on  puisse  prédire  l'avenir  de 
deux  jeunes  mariés,  et  c'est  pour  cette  cause  que  nos  pères  avaient 
inventé  ce  joli  mot  dénaturé  depuis  :  mariage  de  convenances. 
Mariage  de  convenances,  cela  signifiait  parité  d'éJucation,  de 
famille,  accord  d'âge,  de  fortune,  de  situation.  Le  mariage  de 
convenances  n'excluait  point  l'amour  et  préparait  d'avance  ce  qui 
suit  l'amour,  l'affection  durable,  l'entente  dès  caractères,  car 
l'amour  n'est  pas  éternel,  et  c'est  encore  une  des  manies  de  nos 
sophistes  modernes  de  combler  toute  la  vie  humaine  avec  l'amour, 
d'exiger  sa  perpétuité,  sa  continuité,  son  exaltation  permanente. 
Passion  vient  de  pâtir  et  contient  presque  le  verbe  Passer.  Elle 
détruit  plutôt  qu'elle  ne  crée.  Or,  il  s'agit  ici  de  ce  qui  crée  la 
famille  et  la  fait  durer. 

La  faute  de  Mne  Le  Hagre,  si  cruellement  punie,  ne  sera  pas 
stérile  si  nous  en  tirons  une  réflexion  morale.  Ce  sont  nos  mœurs 
qu'il  faut  changer  plus  encore  que  nos  lois  contraires  à  la  famille. 
Quand  MM.  Margueritte  nous  disent  :  —  Voyez  avec  quelle  légèreté 
Ton  se  marie  aujourd'hui  !  Voyez  ce  que  l'on  cherche  dans  l'union 
conjugale  :  c'est  la  fortune,  c'est  la  considération,  ce  sont  des 
relations,  ce  sont  des  satisfactions  de  cupidité  ou  de  vanité  I  — 
nous  nous  empressons  de  nous  joindre  à  eux  pour  déplorer  cet 
état  de  choses  qui  est  lamentable.  Dernièrement,  M.  Henry  Févre 
publiait  un  roman,  Mariages  riches,  qui  est  la  sombre  peinture  du 
mariage  tel  qu'il  se  pratique  dans  notre  société  riche  et  oisive»  Se 
marier  dans  ces  conditions,  c'est  aller  au-devant  de  l'infortune. 
-Mais  je  prétenls  qu'en  facilitant  le  divorce,  on  souillera  davantage 
encore  les  mobiles  du  mariage.  Je  reviendrai  tout  à  l'heure  sur  ce 
point.  Il  ne  suffit  jamais  de  déplorer  un  mal;  il  faut  de  suite  songer 
â  le  supprimer  ou  tout  au  moins  à  l'atténuer.  Une  éducation  plus 
sérieuse,  plus  forte,  plus  conforme  à  ce  que  la  vie  réclame  d'elles 
ne  peut-elle  être  donnée  aux  jeunes  filles?  Ne  peuvent-elles  être 


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LE  DIVORCE  DAKS  LE  ROMAN  ET  AU  THEATRE  653 

mieux  inspirées  dans  leur  choix,  après  que  leurs  parents  eux-mêmes 
ont  déjà  préparé  ce  choix?  Et,  par  exemple,  ne  peuvent-elles  par- 
venir à  comprendre  la  sauvegarde  qu'apporte  dans  un  ménage  le 
travail  du  mari?  Elles  épousent  des  maris  oisifs,  dont  toute  l'exis- 
tence s'écoule  en  des  futilités  ou  parmi  les  tentations,  et  s'étonnent 
de  leur  conduite  mauvaise.  Quand  l'ouvrier  rentre#de  son  travail, 
quand  le  paysan  revient  des  champs,  quand  l'avocat  rentre  du 
Palais,  quand  le  médecin  revient  de  sa  tournée  de  malades,  ils 
retrouvent  avec  joie  la  paix  du  foyer  et  le  sourire  de  leur  femme. 
Ils  aspirent  au  repos.  Il  y  a  dans  le  travail  un  grand  élément  de 
moralité,  et  la  sagesse  des  nations  nous  apprend  que  l'oisiveté  est 
la  mère  de  tous  les  vices. 

Al.  Le  Hagre  est  un  parfait  goujat.  Nous  le  voyons  au  cours  du 
livre,  à  la  fois  ou  tour  à  tour,  ignoble,  couard,  coureur  de  filles, 
avare,  etc.  C'est  beaucoup  pour  un  seul  homme.  Ce  pauvre  mari 
est  par  trop  chargé;  il  en  est  invraisemblable  et  paraît  un  peu  trop 
destiné  à  fournir  aux  erreurs  de  Mmo  Le  Hagre  l'excuse  nécessaire. 
Elle  le  surprend  en  conversation  criminelle  avec  la  bonne  alle- 
mande de  sa  fille,  et  elle  abandonne  aussitôt,  avec  la  petite,  sa 
maison  souillée  pour  se  réfugier  chez  sa  mère,  Mme  Favié.  Je 
néglige  cette  Mm*  Favié,  et  l'amour  magnifique  qu'elle  inspire  à 
un  jouvenceau,  de  vingt  ans  plus  jeune  qu'elle,  je  les  néglige 
parce  qu'ils  n'ont  rien  à  démêler  dans  notre  discussion  et  aussi 
parce  que  leur  disproportion  d'âge  les  rend  plus  agaçants  que 
pitoyables.  Alors  commence  la  comédie  du  divorce.  Le  tribunal  de 
la  Seine  est  allé  jusqu'à  prononcer  en  une  seule  audience  159, 
242,  294  divorces1.  Mme  Le  Hagre  ne  figura  point  parmi  ces 
favorisés.  Elle  ne  peut  obtenir  la  rupture  de  son  mariage  :  on  lui 
oppose  une  prétendue  scène  de  réconciliation.  Elle  devra  réintégrer 
le  domicile  conjugal  avec  sa  fille.  Et  pourquoi  M.  Le  Hagre  s'est-il 
opposé  avec  tant  de  férocité  à  la  libération  de  sa  femme?  L'aime- 
t-il?  Eprouve- 1- il  quelque  repentir?  Est-ce  par  affection  paternelle? 
Ce  serait  mal  le  connaître  que  de  lui  prêter  un  sentiment  humain. 
Non,  il  ne  se  soucie  ni  de  la  mère,  ni  de  la  fille  :  il  veut  simplement 
conserver  l'administration  de  la  fortune  de  Mmt  Le  Hagre.  Déses- 
pérée, celle  ci,  plutôt  que  d'accepter  cette  situation  intolérable, 
s'enfuit  à  l'étranger,  emmenant  la  petite  Josette.  Seulement,  elle  ne 
part  pas  toute  seule,  elle  est  accompagnée  d'un  M.  Eparvié,  explo- 
rateur en  congé,  déjà  mûr,  mais  fort  épris,  qui  sera  son  protecteur, 
disons  son  mari  naturel.  Elle  n'a  pu  trouver  le  bonheur  ni  dans 
notre  pays,  ni  dans  notre  société  régulière;  sans  doute  elle  le  ren- 
contrera sous  d'autres  cieux  et  hors  de  l'atteinte  des  lois. 

1  Voy.  Réforme  sociale  du  16  juillet  1901. 


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651  ÉTUDES  LITTÉRAIRES 

La  vie  est  pleine  d'infortunes.  On  n'y  peut  faire  an  pas,  sans 
benrter  un  malheur.  Misères  matérielles,  misères  morales,  elles 
pénètrent  dans  toutes  les  habitations  des  hommes.  Sans  doute  il 
est  commode  d'en  rejeter  la  responsabilité  sur  la  société  et  sur  les 
lois  plutôt  que  d'accuser  la  nature  et  notre  destinée.  Je  veux  bien 
plaindre  Mmo  Le  Hagre,  mais,  tout  d'abord,  son  cas  exceptionnel 
ne  saurait  justifier  une  croisade  en  faveur  du  divorce  par  la  volonté 
d'un  seul.  Son  procès  était  bon  :  ce  n'est  pas  la  faute  de  la  loi  si 
les  juges  l'ont  mal  jugé.  Puis,  le  mauvais  esprit  qui  l'anime  me 
détourne  de  lui  accorder  beaucoup  de  commisération.  Elle  pérore 
comme  une  pécore  de  George  Sand,  c'est-à-dire  &  tort  et  à  travers. 
Elle  nous  assure,  par  exemple,  en  de  copieuses  tirades,  que  le 
mariage  n'est  pas  le  monopole  de  l'amour,  du  dévouement,  du 
respect  de  soi,  du  sacrifice  envers  les  enfants,  et  que  tout  cela  se 
trouve  aussi  dans  l'union  libre.  Ehl  qu'est-ce  enfin  que  l'union 
libre,  et  pourquoi  le  mariage  n'est-il  pas  une  union  libre?  L'union 
libre,  c'est  la  liberté  de  s'en  aller,  c'est  le  droit  à  l'abandon,  c'est 
le  droit  de  manquer  à  ses  engagements  d'assistance  et  de  protection 
envers  la  femme  ou  envers  les  enfants  pour  en  contracter  ailleurs, 
c'est  le  droit  de  renouveler  sans  cesse  ses  expériences  de  bonheur, 
c'est  la  substitution  d'une  série  de  volontés  différentes  à  la  volonté 
permanente,  à  la  personnalité  durable,  et  le  droit  de  satisfaire  tour 
&  tour  les  caprices  de  ces  vouloirs  changeants?  Si  c'est  tout  cela, 
je  conviens  que  le  mariage  n'est  pas  une  union  libre,  et  qu'il 
impose  à  des  créatures  raisonnables,  sachant  ce  qu'elles  font  quand 
elles  s'unissent,  la  contrainte  du  devoir,  l'obligation  du  sacrifice. 
Certes,  on  peut  se  tromper  dans  le  mariage.  L'Eglise  admet  des 
cas  de  nullité.  La  société  a  toujours  admis  des  cas  de  séparation. 
Aujourd'hui,  elle  a  proclamé  le  divorce  et  énuméré  ses  trois  causes 
de  rupture,  dont  l'une  est  assez  vague,  et  assez  vaste,  et  assez 
malléable,  et  d'une  application  assez  commode  pour  se  prêter  aux 
différences  de  conditions  et  de  personnes.  La  famille  n'est- elle 
donc  pas  suffisamment  désagrégée?  Parce  que  Mme  Le  Hagre  s'est 
trouvée  dans  des  circonstances  si  bizarres  qu'elle  n'a  pu  profiter 
d'une  législation  déjà  dangereuse,  est-ce  une  raison  suffisante  pour 
vouloir  bouleverser  la  société?  Car  nous  verrons  que  le  rétablisse* 
ment  du  divorce  par  consentement  mutuel  et  par  la  volonté  d'un 
seul  n'aboutit  à.  rien  moins  qu'à  un  bouleversement  social.  Abus 
écoutez  ce  que  dit  Mm0  Le  Hagre  à  sa  mère  :  «  Savons-nous, 
jeunes  filles,  ce  que  c'est  que  le  mariage?  Me  l'as- tu  appris?...  Ai- 
je  fait  autre  chose  que  passer  de  l'autorité  de  mon  père  à  celle  de 
mon  mari?  Les  jeunes  filles  savent-elles  que  c'est  leur  esclavage 
qu'elles  signent  sur  les  grands  livres  de  la  mairie  et  de  l'Eglise? 


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LE  DIVORCE  DARS  LE  ROMAN  1T  AU  THEATRE  655 

Mais  non,  elles  ignorent  tout  de  la  Vie,  des  mœurs.  On  a  eapté 
leur  signature.  Malheureuses,  elles  peuvent,  elles  doivent  la  désa- 
vouer :  c'est  un  dol!  Et  nous  sommes  des  milliers  comme  cela!  » 
J'ai  souligné  le  mot  doivent  qui  ne  l'est  pas  dans  le  texte. 
Il  fait  prévoir  Eparvié.  Car  Mm0  Le  Hagre  ne  se  contente  pas  de 
parler,  elle  agit.  Elle  ne  s'oublie  pas  dans  la  lutte  qu'elle  entreprend 
contre  la  société.  Et  même  elle  ne  cherche  qu'elle.  Elle  met  sans 
cesse  ses  droits  en  avant,  mais  ne  tient  nul  compte  de  ceux  de 
M.  Le  Hagre.  Au  nom  de  quoi  lui  prend-elle  sa  fille?  Lui  appartient- 
il  de  le  déclarer  déchu  de  la  puissance  paternelle?  Lui  appartient- 
il  de  priver,  dans  l'avenir,  sa  fille  de  l'appui  paternel,  de  tout  ou 
partie  de  la  fortune  paternelle?  Quel  sort  lui  réserve-t-elle  en  lui 
donnant  un  père  tout  neuf,  pour  employer  l'expression  hardie 
d'une  femme  en  mal  de  divorce  qui,  par  cette  promesse,  calmait 
son  enfant  en  larmes?  Gomment  ne  voit-elle  pas  qu'elle  compromet 
tout  un  avenir  dont  elle  n'a  pas  le  droit  de  disposer? 

Et  puis  MM.  Marguerîtte  croient  leur  roman  terminé.  Il  com- 
mence. Tolstoï  en  a  écrit  la  suite,  et  sur  un  autre  ton.  C'est  Anna 
Karénine.  Anna  Karénine  a  pratiqué,  elle  aussi,  l'union  libre.  Elle 
s'est  enfuie  avec  le  comte  Wronsky,  lequel,  dans  sa  séduction  de 
jeunesse  et  d'honneur,  lui  apportait  toutes  les  garanties  de  félicité. 
Vous  souvenez-vous  des  tristesses  de  sa  vie  quand  la  passion 
diminue  et  s'en  va?  Vous  souvenez-vous  de  l'horreur  de  sa  mort? 
Ahl  Tolstoï,  toutes  les  fois  qu'il  se  fie  à  son  observation,  discerne 
d'un  œil  d'aigle  la  vérité  de  la  vie  humaine.  Gomment  se  fait-il 
qu'il  s'égare  et  divague  dès  qu'il  se  pose  en  sociologue,  au  rebours 
de  Balzac  qui  barbouille  trop  souvent  de  romanesque  la  vie  de  ses 
personnages,  mais  résout  en  maître  les  problèmes  généraux  et 
complexes  de  la  vie  sociale?  Et  que  MM.  Marguerîtte  ne  prétendent 
point  que  Mme  Le  Hagre  peut  rencontrer  auprès  d'Eparvié  un 
bonheur  durable.  Elle  cherche  son  bonheur  de  femme  dans  l'amour. 
L'amour  trompe  toujours  ceux  qui  subordonnent  tout  à  lui.  L'amour 
n'est  pas  le  but  unique  de  la  vie.  Les  romanciers  le  disent  pour 
plaire  aux  femmes.  Ils  répandent  ainsi  une  sentimentalité  absurde, 
et  qui  désarme  devant  les  difficultés  de  l'existence.  Non,  le  but  de 
la  vie,  c'est  la  famille,  c'est  le  travail,  c'est  la  fondation  et  la  con- 
servation du  foyer.  L'amour  aide  à  faire  le  nid;  il  n'en  fournit  pas 
les  matériaux  durables  et  solides.  Gar  l'amour  passe  et  l'humanité 
dure. 


L'Eglise  voit  dans  le  mariage  une  association  perpétuelle  que 
nul  ne  peut  briser.  Mais  dans  la  société  civile  même,  un  abîme 


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656  ÉTUDES  UlTfiRàlfiBS 

sépare  le  divorce  pour  causes  déterminées  du  divorce  par  consen- 
tement mutuel  et  par  la  volonté  d'un  seul.  Dans  le  premier,  l'un 
des  conjoints  demande  à  se  faire  relever  de  ses  engagements  parce 
que  l'autre  les  a  violés,  ce  dont  il  offre  la  preuve.  Il  ne  s'institue 
pas  le  juge  de  sa  propre  cause.  Dans  le  second,  les  parties  violent 
de  connivence  leurs  engagements,  ou,  pis  encore,  l'une  d'elles 
déclare  simplement  vouloir  s'y  soustraire. 

Comprenant  bien  que  les  romans  et  les  pièces  de  théâtre 
n'exposent  que  des  cas  particuliers,  MM.  Bervieu  et  Margueritte, 
émettent,  à  l'appui  de  leur  thèse,  des  arguments  d'une  portée  plus 
générale.  Le  premier,  dans  une  interview  récente1,  approuve  la  péti- 
tion que  MM.  Margueritte  ont  présentée  à  la  Chambre,  car  les  au- 
teurs du  Désastre  et  des  Braves  gens,  que  Ton  croyait,  par  leur  nom 
même  et  ces  hommages  à  la  patrie,  engagés  parmi  les  défenseurs  de 
l'ordre  et  de  la  famille,  ne  craignent  pas  de  mener  cette  campagne 
anarchique  au  nom  de  la  liberté.  Cette  pétition  réclame  le  divorce 
par  consentement  mutuel  et  par  la  volonté  d'un  seul.  Avant  de  la 
discuter,  voyons  les  faits,  c'est-à-dire  les  changements  de  notre 
législation  et  leurs  résultats.  L'expérience  est  la  base  de  toute 
étude  sociale. 

Avant  la  Révolution,  le  divorce  n'existait  pas.  L'Eglise,  qui  pro- 
nonçait les  mariages,  admettait  seulement  des  cas  de  nullité  et  des 
cas  de  séparation  de  corps.  L'indissolubilité  du  mariage  fit,  sous 
l'ancien  régime,  la  force  de  la  famille  française.  Le  divorce  fut 
introduit  brusquement  dans  notre  législation  avec  la  loi  du  20  sep- 
tembre 1792,  qui  en  instituait  trois  espèces  :  le  divorce  par  con- 
sentement mutuel,  le  divorce  prononcé  sur  la  demande  de  l'un  des 
conjoints,  pour  simple  cause  d'incompatibilité  d'humeur  ou  de 
caractère,  le  divorce  pour  cause  déterminée  2.  D<3  plus,  la  sépa- 
ration de  corps  était  abolie.  Le  décret  du  4  floréal  an  U  facilita 
encore  le  divorce  en  permettant  de  le  prononcer  sur  un  simple  acte 
de  notoriété,  délivré  par  le  Conseil  général  de  la  commune  ou  par 
les  comités  civils  des  sections,  sur  l'attestation  de  six  citoyens 
constatant  que  les  deux  époux  vivaient  séparés  de  fait  depuis  plus 
de  six  mois. 

Les  effets  de  ces  lois  se  firent  aussitôt  sentir,  surtout  dans  les 
grandes  villes.  Dans  les  trois  premiers  mois  de  1793,  le  nombre 
des  divorces,  à  Paris,  égala  celui  des  mariages.  C'était  la  disso- 
lution de  la  famille,  qu'achevait  l'égalité  dans  les  successions  de 

*  Voy.  Figaro  du  11  novembre  1902. 

9  Dans  un  article  très  documenté  sur  la  Crise  du  mariage t  paru  dans  le 
Correspondant  du  10  janvier  1902,  M.  Henri  Joly  a  déjà  parlé  de  cette  loi  du 
divorce  sur  laquelle  ma  discussion  m'oblige  à  revenir. 


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LE  DIV0R1K  BàNS  LE  BOM\N  ET  AU  TBfcATRi  657 

l'enfant  légitime  et  de  l'enfant  naturel.  En  l'an  VI,  le  nombre  des 
divorces  dépassa,  dans  la  capitale,  celui  des  mariages,  a  A 
Paris,  en  l'an  IX,  dit  le  tribun  Carion-Nisas,  le  nombre  des 
mariages  a  été  de  quatre  mille  environ,  celui  des  divorces  de 
sept  cents;  en  l'an  X,  celui  des  mariages  d'environ  trois  mille 
seulement,  celui  des  divorces  de  neuf  cents,  proportion  croissante 
et  décroissante  qui,  des  deux  côtés,  effraie,  et  qui  prouve  que  le 
divorce,  loin  d'être  un  remède  est  un  mal  de  plus,  et  quau  lieu 
d  appeler  les  citoyens  au  mariage,  comme  on  ta  prétendu^  il  les 
en  dégoûte,  il  les  en  écarte.  »  Voilà  ce  que  l'expérience  apprit  à 
penser  de  la  loi.  On  avait  cru  faciliter  le  mariage  en  lui  ôiant  son 
indissolubilité;  on  avait  imaginé  lui  rendre  la  santé  et  on  le  tuait. 
L'union  libre,  réclamée  aujourd'hui  par  les  féministes  et  tous  ce* 
sociologues  en  chambre  qui  n'envisagent  pas  l'organisme  général 
de  la  nation,  on  l'avait  déjà  après  1792,  et  du  coup  on  supprimait 
le  foyer  et  cette  force  vigoureuse  de  la  famille,  sans  quoi  tout  état 
social  est  ébranlé  et  aucune  race  n'est  durable. 

Les  rédacteurs  du  Gode  civil  n'oublièrent  pas  cette  expérience, 
ou  du  moins  pas  tous.  Portalis  défendit  l'indissolubilité  du  mariage, 
et  Bonald,  dans  son  livre  du  Divorce  au  dix-neuvième  siècle, 
s'étonne  qu'avec  de  tels  principes  on  n'ait  pas  néanmoins  écarté  le 
divorce  de  notre  droit  civil.  Locré  (Législation  civile)  nous  rap- 
porte l'opinion  du  Premier  Consul  auquel  il  prête  ces  propos  : 
a  Qu'est-ce  qu'une  famille  dissoute?  Que  sont  les  époux  qui,  après 
avoir  vécu  dans  les  liens  le3  plus  étroits  que  la  nature  et  la  loi 
puissent  former  entre  les  êtres  raisonnables,  deviennent  tout  à 
coup  étrangers  l'un  à  l'autre,  sans  pouvoir  s'oublier?  Que  sont  les 
enfants  qui  n'ont  plus  de  père,  qui  ne  peuvent  confondre  dans  les 
mêmes  embrassements  les  auteurs  désunis  de  leurs  jours;  qui, 
obligés  de  les  chérir  et  de  les  respecter  également,  sont,  pour  ainsi 
dire,  forcés  de  prendre  parti  entre  eux  ;  qui  n'osent  rappeler,  en 
leur  présence  le  déplorable  mariage  dont  ils  sont  les  fruits?  Oh! 
gardez -vous  d'encourager  le  divorce  I  Ce  serait  un  grand  malheur 
qu'il  passât  dans  nos  habitudes  I  »  Néanmoins,  il  fit  maintenir 
dans  le  Code,  à  côté  du  divorce  pour  causes  déterminées,  le  divorce 
par  consentement  mutuel,  mais  en  l'entourant  de  garanties»  Sans 
doute  il  entrevoyait  déjà  le  parti  qu'il  en  pourrait  tirer  pour  lui- 
même  et  pour  la  durée  de  sa  dynastie. 

La  loi  du  8  mai  1816  abolit  le  divorce  sans  soulever  de  protes- 
tations; il  y  avait  trop  de  ruines  à  réparer,  et  on  avait  besoin 
d'une  forte  constitution  de  la  famille.  Le  27  juillet  1884,  le  divorce 
fut  rétabli  sur  l'initiative  de  M.  Naquet,  mais  seulement  pour  causes 
déterminées.  Quels  ont  été  ses  résultats  depuis  dix-huit  ans  que 


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658  ÉTUDES  UTTftRilRKS 

fonctionne  la  loi  nouvelle?  H.  lingues  Le  Roux,  qui  avait  entrepris 
une  enquête  sur  la  société  française  actuelle  et  sur  les  maladies 
morales  qui  la  conduisent  à  la  décadence,  a  consacré  un  ouvrage  & 
ce  sujet,  ie  Bilan  du  divorce.  Après  nous  avoir  démontré,  au  cours 
de  son  enquête,  que  ces  résultats  sont  très  fâcheux;  que  le  divorce 
est  un  des  signes  de  notre  mauvaise  santé  physique  et  intellectuelle; 
que  la  femme,  plus  que  l'homme  encore,  a  intérêt  au  mariage  indis- 
soluble; que  ce  mariage  indissoluble  est  seul  capable  d'assurer  la 
conservation  et  l'accroissement  de  la  société  humaine;  que  la  pro- 
portion croissante  des  divorces  est  inquiétante  :  il  conclut  d'une 
manière  assez  inattendue  et  contraire  à  la  leçon  des  faits,  au  réta- 
blissement du  divorce  par  consentement  mutuel  sous  les  garanties 
du  Code  de  1803.  Mais  il  est,  pour  MM.  Hervieu  et  Margueritte,  un 
allié  compromettant.  Il  conclut  ainsi  parce  qu'il  y  voit  un  moyen 
de  tuer  le  divorce  par  ses  propres  excès.  Si  c'e9t  une  expérience, 
elle  a  déjà  été  faite,  et,  d'ailleurs,  c'est  une  expérience  trop  dange- 
reuse :  les  médecins  ne  mettent  pas  d'habitude  un  malade  à  la 
mort  sous  prétexte  de  suivre  les  progrès  intéressants  de  sa  maladie. 

Les  législations  étrangères  sont  contradictoires  au  sujet  du 
divorce.  En  Italie,  où  il  n'existe  pas,  un  projet  de  loi  qui  l'institue 
a  les  faveurs  des  hautes  classes  et  la  réprobation  du  peuple.  En 
Autriche,  le  Code  ne  s'affranchit  pas,  en  cette  matière  si  humaine, 
de  la  religion  ;  il  distingue  entre  les  époux  catholiques  et  les  non- 
catholiques.  Cette  distinction  se  fait  au  moment  du  mariage. 
Le  mariage  est  indissoluble  pour  les  époux  dont  l'un  au  moins 
est  catholique,  et  la  séparation  de  corps  seule  admise.  La  sépa- 
ration de  corps  volontaire  est  autorisée  comme  dans  le  Code 
italien  :  les  époux  n'ont  qu'à  se  présenter  devant  le  tribunal;  il 
n'est  même  pas  nécessaire  qu'ils  fassent  connaître  les  motifs  de 
séparation.  Les  époux  non  catholiques  au  moment  du  mariage 
peuvent  divorcer  pour  les  causes  suivantes  :  adultère,  condamna- 
tion à  une  réclusion  d'au  moins  cinq  ans,  abandon  intentionnel, 
attentats,  sévices  répétés,  aversion  insurmontable. 

L'Angleterre,  où  le  divorce  est  admis,  est  le  pays  où  la  statis- 
tiquedes  divorces  indique  le  chiffre  le  plus  bas.  C'est  qu'il  n'est  admis 
que  sous  des  difficultés  extraordinaires  Avant  1857,  il  fallait  un  acte 
du  Parlement.  Une  loi  du  28  août  1857,  remaniée  en  4873,  a  ins- 
titué une  cour  spéciale  des  divorces  et  des  causes  matrimoniales. 
Une  seule  cause  de  divorce  est  admise,  l'adultère,  et  même  pour 
que  l'adultère  du  mari  puisse  motiver  le  divorce,  il  faut  qu'il  ait  été 
accompagné  de  certaines  circonstances  aggravantes.  L'Angleterre, 
par  ses  lois  de  protection  de  la  famille,  par  la  liberté  du  testament, 
par  une  éducation  qui  apprend  &  accepter  les  responsabilités  de  la 


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LE  DIVORCE  DANS  LE  ROMAN  ET  AU  THÉÂTRE  659 

vie  et  non  &  les  discuter  sans  cesse  et  à  les  rejeter,  a  acquis  cette 
vigueur  et  cet  esprit  d'entreprise  dont  elle  abuse  aujourd'hui, 
mais  qui  ont  fait  sa  grandeur. 

VI 

Le  terrain  est  maintenant  déblayé.  Examinons  successivement 
les  arguments  exposés  en  faveur  du  divorce  par  consentement 
mutuel  et  par  la  volonté  d'un  seul,  les  arguments  de  fait  et  les 
arguments  de  droit. 

1*  «  Ne  pensez-vous  pas,  disent  MU.  Margueritte,  qu'avertie 
que  l'union  qu'elle  contracte  peut  être  précaire,  toute  femme  mettra 
sana  doute  plus  de  prudence  à  choisir  son  mari,  plus  de  soins  à  le 
garder1?  »  —  «  Il  y  aurait  moins  de  divorces,  répète  docilement 
M..  Hervieu;  devant  la  perspective  de  changement  de  vie,  on 
prendrait  garde2.  »  —  L'expérience  et  le  bon  sens  ont  déjà 
répondu  :  non.  L'exjiérience  nous  est  fournie  par  l'application  de 
la  loi  de  1792.  Et  comment  ne  pas  voir  qu'avec  ces  portes  de 
sortie  toutes  grandes  ouvertes,  le  mariage  perd  toute  importance? 
Pour  employer  les  comparaisons  un  peu  triviales  des  Margueritte, 
apporte-t-on  le  même  examen  à  la  signature  d'un  contrat  définitif 
d'aliénation  ou  à  celle  d'un  bail  de  courte  durée?  Maris  et  femmes 
sont  capables  de  concessions  mutuelles  pour  vivre  ensemble  :  ils 
n'en  feront  aucune  s'ils  aperçoivent  cette  porte  qui  donne  sur  de 
nouvelles  unions. 

2°  La  situation  des  enfants  est  moins  cruelle  dans  le  divorce  que 
dans  la  séparation  de  corps,  où  souvent  ils  seront  témoins  d'unions 
illégitimes.  Cette  question  ne  tracasse  pas  beaucoup  M.  Hervieu 
qui  répond  avec  ironie  :  «  La  nature  nous  donne  une  forte  leçon  : 
die  a  créé  les  veuves  et  les  orphelins...  Or  les  enfants  doivent 
chaque  jour  s'attendre  à  être  orphelins.  Le  divorce  devance  la 
nature...  moins  cruellement.  »  On  oublie  que  la  séparation  de 
corps,  par  sa  tristesse  même,  ne  sera  jamais  qu'une  exception, 
tandis  que  le  divorce  ainsi  facilité  risque  de  passer  dans  les  moeor8 
parce  qu'il  donne  la  faculté  de  recommencer  indéfiniment  sa  vie, 
La  séparation  de  corps  maintient,  tout  en  le  relâchant,  le  lien  de 
famille;  même  désunis,  le  père  et  la  mère  n'entrevoient  lavenir 
que  par  rapport  à  leurs  enfants  communs.  Ces  enfants  deviennent 
leur  but,  au  lieu  que  dans  le  divorce,  qui  autorise  de  nouveaux 
liens,  ils  ne  sent  plus  qu'une  gêne.  Le  divorce  admis,  le  nombre 
des  enfants  ainsi  sacrifiés  sera  plus  grand,  et  ils  seront,  en 
général,  plus  délaissés. 

4  Revue  des  Revues,  1"  mars  1901. 
2  Figaro  du  il  nov.  1902. 


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660  ÉIUOES  LITTÉRAIRES 

3*  A  côté  des  droits  de  l'enfant,  il  y  a  ceux  du  père  et  de  la 
mère,  et  voici  l'argument  de  droit.  Ce  divorce  élargi,  disent  les 
M  argue  rit  te,  «  rendra  à  l'individu  l'exercice  d'une  liberté  qui,  de 
par  l'essence  même  des  lois,  de  par  les  plus  légitimes  aspirations 
humaines,  est  inaliénable  ».  Et  M.  Hervieu  :  «  Il  ne  faut  pas  qu'un 
être  appartienne  en  toute  propriété  à  un  autre  être.  »  Mais  il  n'est 
pas  question  de  l'inaliénabilité  de  la  personne  humaine.  Il  s'agit 
seulement  de  savoir  si  l'homme  peut  prendre  un  engagement  défi- 
nitif, et  si,  l'ayant  pris,  il  est  tenu  de  le  remplir.  Puis  je  librement 
engager  mon  avenir?  Ai-je  le  droit  de  répondre  demain  que  je  ne 
suis  plus  l'homme  de  la  veille,  que  j'ai  changé,  et  que  ma  volonté 
n'est  pas  aliénable?  L'admettre,  c'est  nier  la  persistance  de  notre 
personnalité,  c'est  proclamer  que  nous  sommes  une  suite  de 
phénomènes,  de  vouloirs,  sans  aucune  responsabilité.  Quand  je 
signe  un  billet,  puis-je  à  l'échéance  protester  ma  signature  en 
objectant  que  ce  contrat  ne  me  \\p  pas?  A  tout  instant,  l'homme 
engage  son  avenir.  Quand  j'ai  un  enfant,  cet  événement  d'un  jour 
m'impose  des  obligations  et  des  sacrifices  qui  dureront  jusqu'à  ma 
mort,  dont  je  n'aurai  jamais  le  droit  de  m'affranchir.  Ma  vie 
m'appartient  comme  auparavant,  mais  avec  des  charges  nouvelles. 
Ainsi  celui  qui  se  marie  ne  peut  plus  considérer  son  existence 
comme  il  la  considérait  avant  son  mariage  :  il  dirigera  à  son  gré 
cette  existence,  mais  en  tant  qu'homme  marié.  Le  contraire  serait 
trop  commode.  Ni  l'un  ni  l'autre  des  conjoints  ne  peut  rompre 
volontairement  son  engagement.  Ils  ont  associé  leurs  deux  exis- 
tences par  un  contrat  perpétuel  que  leur  seul  désir  séparé  ou 
commun  ne  peut  détruire. 

Oh!  je  sais  bien  quelles  ruines  peuvent  accumuler  dans  une 
famille  et  dans  un  cœur  les  dérèglements  de  l'un  ou  l'autre  époux. 
Je  ne  suis  pas  sans  pitié,  comme  on  le  pourrait  croire,  pour  ces 
victimes  trop  nombreuses  qui  subissent  des  malheurs  immérités. 
Mais  la  question  n'est  pas  là.  La  mort,  la  maladie,  les  infortunes 
matérielles,  les  accidents  nous  frappent  aveuglément  :  il  importe 
de  les  supporter  avec  courage,  au  lieu  de  s'insurger  contre  eux. 
Ce  sont  des  maux  individuels,  et  non  point  des  maux  sociaux.  Au 
lieu  que  le  divorce  par  consentement  mutuel  et  par  la  volonté  d'un 
seul  serait  un  mal  social,  en  ce  qu'il  supprimerait  l'importance,  la 
noblesse  et  la  loyauté  du  mariage,  et  le  transformerait  en  un 
concubinat  légal  et  passager  au  gré  des  parties.  Je  n'ajoute  pas 
que*  loin  de  protéger  la  femme,  il  l'asservirait  davantage.  Le 
réclamer,  c'est  introduire  la  loi  où  elle  n'a  que  faire,  dans  l'union 
libre  qui  se  passe  très  bien  d'elle. 

Au  fond,  ses  partisans  se  rendent  bien  compte  qu'ils  ne  sauraient 


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LE  DIVORCE  D1NS  LE  ROMAN  iT  AU  THEATRE  661 

argumenter  sérieusement,  ni  au  point  de  vue  de  l'institution  du 
mariage,  ni  au  point  de  vue  de  l'intérêt  des  enfants.  Ils  voudraient 
ne  pas  opposer  les  droits  de  l'individu  à  ceux  de  la  famille,  mais, 
pour  être  francs,  il  faut  qu'ils  les  opposent.  Ainsi  ils  sont  amenés 
à  continuer  contre  la  famille  cette  entreprise  qui  dure  depuis  cent 
ans.  La  cellule  sociale,  c'est  la  famille,  et  l'on  prétend  la  détruire. 
Après  la  loi  démocratique  du  partage  égal  qui  opère  sur  la  moyenne 
et  la  petite  propriété,  comme  «  la  terre  sur  les  mottes  de  terre  », 
voici  que  le  mariage,  fondation  de  la  famille,  est  attaqué  dans  son 
essence,  qui  est  son  indissolubilité.  Ne  parle- t-on  pas  de  descendre 
la  majorité  matrimoniale  de  vingt-cinq  à  vingt  et  un  ans,  afin  de 
diminuer  l'autorité  du  père  et  de  la  mère?  N'oppose-t-on  pas,  dans 
l'éducation  des  enfants,  un  droit  abstrait  de  l'Etat  aux  droits 
sacrés  des  parents? 

Quels  sont  donc  ces  droits  de  l'individu  qu'on  invoque  unique- 
ment? N'ont-ils  pas  une  contre-partie  composée  de  devoirs,  ou  ne 
dissimuleraient- ils  pas  une  lâcheté  devant  la  vie  et  ses  difficultés, 
une  peur  des  sacrifices  qu'elle  impose  tous  les  jours  à  notre 
sensualité  et  à  notre  orgueil?  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire  ce  grand 
mot  :  se  réaliser y  que  vos  héroïnes  ont  sans  cesse  à  la  bouche, 
sinon  remplir  l'univers  avec  sa  personne  et  se  livrer  à  son  égoïsme? 
Et  nous  voici  enfin  dans  l'individualisme,  dans  la  fatalité  de  la 
passion,  dans  la  divinisation  de  l'amour,  dans  tous  les  sophismes 
romantiques.  G'est  un  autre  point  de  vue,  comme  dirait  Bois- 
gommeux;  ce  ne  peut  être  le  point  de  vue  social.  Car  la  société, 
pour  durer,  a  besoin  d'ordre,  et  partout  où  l'amour  passe,  ainsi 
que  le  remarque  judicieusement,  dans  la  Loi  de  thomme%  un 
commissaire  de  police,  qui  est  le  seul  personnage  doué  de  bon  sens 
dans  tout  le  théâtre  de  M.  Paul  Hervieu,  «  partout  où  l'amour 
passe,  il  laisse  un  grand  désordre  ».  J'ajouterai  seulement  :  lors* 
qu'il  est  abandonné  à  lui-même,  comme  une  force  inorganisée. 

Henry  Bordeaux. 


25  novbmbri  1902.  43 


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LAQUELLE?' 


IX 

M.  GlaczkowJz  venait  de  quitter  son  bureau  pour  s'approcher  de 
la  table  turque  où  l'attendaient  son  café  au  lait  et  ses  petits  pains 
viennois. 

Le  Polonais  avait  gardé  l'habitude  de  se  lever  matin  et  de  tra- 
vailler au  moins  deux  heures  avant  F  apparition  de  son  vieux  valet 
de  chambre  lui  apportant  son  déjeuner.  C'était  le  signal  d'une 
balte  dont  l'écrivain  savourait  le  charme  en  dilettante.  Une  des 
manies  de  ce  vieil  homme  d'Etat  doublé  d'un  artiste  était  précisé- 
ment de  tenir  un  très  grand  compte  de  cette  demi-heure  de  repos 
pendant  laquelle  il  rêvait  aux  choses  belles  ou  curieuses.  Il  préten- 
dait, et  peut-être  n'avait- il  pas  tort,  que  le  reste  de  sa  journée 
dépendait  en  partie  de  ces  impressions  matinales. 

Depuis  vingt  ans,  il  avait  élu  domicile  sur  la  place  d'Espagne.  Il 
occupait  un  petit  appartement,  —  le  même  toujours,  —  dans  une 
vieille  maison  habitée  par  une  famille  italienne.  La  grand-mère  avait 
d'abord  été  sa  padrona,  puis  le  fils;  à  présent,  c'étaient  les  petits- 
enfants  qui,  l'ayant  connu  toute  leur  vie,  s'étaient  accoutumés  à  le 
vénérer  comme  une  sorte  de  dieu  lare,  de  fétiche  qui  leur  avait 
porté  bonheur.  Il  courait  dans  la  famille  toute  une  légende  i  ce 
sujet  :  la  venue  de  M.  Glaczkowicz  avait  mis  fin  à  une  jettatura 
qui  durait  depuis  un  siècle. 

Le  Polonais  était  rentré  de  bonne  heure  du  bal  Roccabella.  En 
prenant,  au  matin,  son  traditionnel  déjeuner,  ses  yeux,  tombant 
sur  les  marchandes  de  fleurs  qui  entourent  à  ce  moment  la  fontaine 
de  Bernini,  il  se  rappela  Nell;  et  sa  pensée  flottante  alla  de  la  jeune 
fille  à  Bianca,  s'arrêtant  tour  &  tour  à  l'une  et  à  l'autre. 

La  porte  du  petit  salon  s'ouvrit  et  René  de  Valgrand  parut. 

—  Gomment!  déjà!  lui  cria  gaiement  son  vieil  ami.  Je  ne 
m'attendais  pas  à  vous  voir  si  matin  après  une  nuit  de  bal!... 

4  Voy.  le  Correspondant  des  10,  25  octobre  et  40  novembre  1902. 


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LAQUELLE?  663 

—  Pourquoi?  répondit  le  jeune  diplomate.  Une  nuit  de  bal  est 
beaucoup  moins  fatigante  qu'une  nuit  d'insomnie. 

—  Est-ce  donc  une  comparaison  que  vous  avez  faite  souvent? 

—  En  tous  cas,  je  l'ai  faite  ces  temps-ci...  J'avais  de  cruelles 
indécisions.  Mais  c'est  fini,  et  je  me  trouve  dans  l'heureuse  dispo- 
sition d'esprit  de  quelqu'un  qui  a  pris  un  parti... 

—  C'est  vrai,  dit  un  peu  malicieusement  M.  Glaczkowicz.  Ne  m'en 
avez- vous  pas  entretenu  déjà?... 

—  Non!  non!  répondit  vivement  fiené.  Il  s'agit  d'autre  chose! 
Il  demeura  un  instant  silencieux. 

H.  Glaczkowicz  aussi.  Puis,  après  avoir  allumé  une  cigarette  : 

—  Eh  bien  !  et  ce  bal,  s'est-il  poursuivi  aussi  brillant  qu'au 
début?  Mes  jeunes  amies  de  Verneuil  et  la  princesse  Gorgtione  ont- 
elles  été  bien  admirées? 

—  Oh  !  pour  dona  Bianca,  ce  bal  a  été  un  triomphe  !  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  eût  là  un  homme  qui  ne  fût  à  ses  pieds!  On  espère,  dans 
le  monde  romain,  que  cette  apparition  —  ou  réapparition  —  est  le 
prélude  à  une  vie  moins  retirée...  Quant  à  M11"  de  Verneuil...  vous 
les  avez  vues...  Nellie  était  exquise...  et  quant  à  Ne  11... 

—  Eh  bien?... 

—  Voyez- vous,  reprit  M.  de  Valgrand  d'un  ton  trè3  sérieux,  œ 
bal  d'hier  a  achevé  de  me  faire  voir  clair  en  moi-même...  j'aime 
M1U  de  Verneuil.  Je  ne  me  rendais  pas  entièrement  compte  de  la 
profondeur  de  ce  sentiment  jusqu'ici;  il  me  semblait  l'aimer  avec 
mon  intelligence,  mon  cœur  même,  à  vous  voulez  ;  mais  il  y  a 
davantage  à  présent...  Je  me  sens  invinciblement  amoureux  d'elle, 
et  ne  pouvant  plus  résister  &  l'entraînement  qui  me  domine  tout 
entier... 

—  Cela  ne  m'étonne  pas,  répondit  gravement  le  Polonais.  Et 
puis? 

—  Eh  bien.  Si  je  renonce  à  Nell  maintenant,  je  risque  de  la 
perdre  pour  toujours.  Je  ne  puis,  je  l'avoue,  supporter  cette  idée... 
D'un  autre  côté,  au  point  de  vue  de  ma  carrière,  il  faut  que  je  me 
marie...  Au  point  où  j'en  suis,  le  concours  d'une  femme  intelli- 
gente me  serait  précieux...  même  indispensable...  Vous  qui  con- 
naissez la  vie  diplomatique  et  ses  exigences,  dites-moi  si  je  trou- 
verais facilement  une  femme  comparable  à  M"°  de  Verneuil? 

—  Non,  dit  franchement  M.  Glacztowicz. 

—  Je  ne  voudrais  pas  épouser  une  étrangère.  Une  étrangère,  si 
cultivée  qu'elle  fût,  ne  serait  pas  la  femme  qui  convient  i  un  diplo- 
mate français!  Peut-être  aurait-elle  une  personnalité  trop  accentuée 
—  elles  l'ont -presque  toutes!  —  et  elle  ne  s'adapterait  pas...  Il 
hii  manquerait  toujours  le  sens  français,  le  sens  de  la  mission  frau- 


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664  LAQUELLE? 

çaise.  D'autre  part,  les  jeunes  filles  de  France  sont  élevées  pour  la 
France.  Elles  savent  peu  de  langues,  ignorent  les  autres  pays, 
n'ont  aucunement  conscience  de  l'âme  étrangère.  Elles  ne  s'adap  - 
tent  pas  non  plus  à  la  vie  cosmopolite  et  à  la  bohème  élégante  qui 
est  le  fond  de  notre  existence,  à  nous  autres,  errants,  qui  tenons 
presque  autant  du  missionnaire  que  du  comédien...  Que  faire  donc? 
Mais  voici  que  je  rencontre  sur  ma  route  une  Française,  Française 
de  race  et  d'éducation  avec  la  connaissance  et  l'habitude  des 
milieux  étrangers,  une  Française  ayant  le  sens  français  et  la  vision 
cosmopolite... 

M.  Glaczkovvicz,  hochant  la  tète  en  marque  d'approbation,  com- 
pléta la  pensée  de  René  de  Valgrand. 

—  C'est  un  oiseau  fort  rare. . . 

—  Et  j'aurais  tort,  n'est-ce  pas,  de  le  laisser  s'envoler? 

—  Oui,  il  vous  paraît  préférable  de  le  mettre  en  cage?... 
Après  un  instant  de  silence,  M.  de  Valgrand  reprit  d'un  accent 

plus  rapide  : 

—  J'ai  tort  d'être  gêné  aujourd'hui  près  de  vous  par  les  raisonne- 
ments que  je  vous  exposais  il  y  a  deux  jours  en  vous  annonçant 
mon  départ...  Oui,  il  y  a  la  question  de  fortune...  Biais,  si  les  faits 
restent  aujourd'hui  les  mêmes,  j'avoue  que  je  les  envisage  diffé- 
remment. Avec  ce  que  j'ai  et  ce  que  me  donnent  mes  appointe- 
ments de  conseiller  d'ambassade,  nous  aurions  de  quoi  vivre,  sans 
éclat,  mais  honorablement.  J'y  ai  bien  réfléchi.  Au  point  de  vue 
mondain,  nous  adopterions  un  genre  de  vie  aussi  simple  et  aussi 
retiré  que  possible,  pendant  quelque  temps  du  moins.  Je  vais  entre- 
prendre un  gros  travail  sur  un  point  de  l'histoire  diplomatique  de 
la  France  et  je  m'y  absorberai.  Au  besoin,  je  prendrai  un  congé 
pour  y  travailler  plus  complètement.  Dans  un  an,  deux  au  plus,  cet 
ouvrage  sera  terminé  et  m'aura  posé,  je  l'espère.  Alors,  au  lieu  de 
rester  plus  longtemps  dans  les  ambassades  d'Europe,  dans  des 
postes,  très  agréables,  sans  doute,  mais  où  il  est  difficile  de  se 
distinguer,  faute  d'occasion,  je  demanderai,  —  et  j'obtiendrai  — 
un  poste  de  ministre  éloigné,  un  po3te  de  travail,  où  j'espère 
donner  la  mesure  de  ce  dont  je  suis  capable.  Vous  voyez  que,  pour 
me  tirer  d'affaire,  il  n'y  a  rien  de  mieux  pour  moi  que  de  devenir 
un  homme  de  valeur  I  Dites  après  cela  que  mon  mariage  d'amour 
ne  serait  pas  le  plus  beau  des  mariages  de  raison? 

M.  Glaczkowicz  avait  un  rayon  sur  le  visage. 

—  Mon  cher  enfant,  embrassez-moi  I  dit-il  en  allant  vers  René  les 
bras  ouverts.  Vous  serez  heureux  parce  que  vous  n'avez  pas  fait  fi 
du  bonheur  ! ...  Oh  !  le  bonheur  I ...  Je  pense  parfois  que,  s'il  y  en  a  si 
peu  sur  la  terre,  c'est  que  les  hommes,  —  et  les  femmes,  hélas  !  — 


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LAQUELLE?  665 

ne  savent  ni  le  voir,  ni  le  conquérir,  ni  le  garder...  On  le  sacrifie  à 
bien  des  considérations  secondaires...  Et,  pourtant,  le  bonheur 
lui-même  veut  être  acheté...  il  n'est  qu'à  ceux-là  qui  veulent  y 
mettre  le  prix... 

Un  silence  d'apaisement  se  fit  entre  eux.  Car  il  est  des  silences 
heureux,  —  effleurés,  comme  disent  les  Russes,  de  l'aile  d'un  ange, 
—  comme  il  est  aussi  des  silences  lourds  et  pleins  de  muettes 
douleurs. 

En  bas,  sur  la  place,  les  roses,  les  œillets  et  les  iris  riaient  dans 
le  soleil  ;  et  la  nappe  d'eau  de  la  fontaine  scintillait  comme  de 
l'argent. 

—  Etes- vous  du  pique-nique  de  demain  à  Âlbano  et  à  Nemi? 
demanda  René. 

—  Mais  oui!  Le  rendez -vous  est  à  la  porte  Cape  ne.  Nous  serons, 
je  crois,  assez  nombreux.  Verrez  vous  ces  dames  aujourd'hui? 

—  Non.  Demain  je  tâcherai  de  causer  sérieusement  avec  Mlle  Nell. 
Je  veux  savoir  si  elle  m'autorise  à  demander  sa  main.  À  présent,  je 
voudrais  que  tout  marchât  très  vite  ! 

Le  Polonais  eut  un  sourire. 

—  Allons,  partez  maintenant!  II  est  onze  heures  et  j'ai  un  rendez- 
vous  avec  un  vieil  archiviste  qui  doit  m' apporter  des  paperasses. 
S'il  vous  voyait,  vous  l'effaroucheriez  ! 

Le  lendemain,  le  soleil  se  leva  brillant  dans  un  ciel  bleu  et  Nell 
et  Nellie  en  eurent  l'âme  tout  illuminée.  Elles  descendirent  au 
jardin,  heureuses  et  rayonnantes,  tandis  que  Catherine  et  Francesco 
préparaient  les  paniers  et  les  bourriches. 

Elles  se  promenèrent,  enlacées  et  comme  rêveuses,  sous  les 
arbres  qui  avaient  entendu  les  paroles  d'amour  de  Chateaubriand. 
Chacune  de  son  côté  pensait  à  M"ê  de  Reaumont  pour  l'envier 
d'être  morte  dans  l'illusion  du  bonheur. 

Il  y  a,  en  effet,  deux  sortes  d'amoureuses  :  celles  qui,  à  l'heure 
de  la  mort,  regrettent  l'amour  qui  leur  souriait,  et  celles  pour  qui 
la  mort  a  déjà  commencé  avec  la  fin  de  l'amour;  celles  qui  pleu- 
rent sur  l'amour  qui  reste,  et  celles  qui,  ayant  pleuré  sur  l'amour 
mort,  n'ont  plus  de  larmes  pour  la  vie. 

Nell  et  Nellie  étaient  de  celles-là.  Maintenant  qu'elles  se  sentaient 
près  du  dénouement,  leur  cœur  battait  plus  fort;  elles  auraient 
voulu  retarder  la  marche  du  temps  et  faire  durer  cette  aube 
d'amour  dont  les  précieuses  minutes  s'envolaient  trop  vite... 

Elles  rentrèrent  à  la  villa,  car  il  élait  temps  de  partir.  Une 

déception  les  y  attendait  :  leur  tante  se  plaignait  d'un  commence- 

.  ment  de  migraine.  Elle  dit  aux  jeunes  filles  que,  ne  se  sentant  pas 

le  courage. d'affronter  une  journée  de  fatigue,  elle  les  confierait  à 


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666  LAQUELLE? 

la  femme  du  secrétaire  de  l'ambassade  américaine  qui  devait  venir 
les  prendre  tout  à  l'heure. 

La  voiture  de  Mme  Blackhouse,  l'amie  qui  devait  chaperonner 
jjue.  jç  Verneuil,  arriva  des  dernières  au  rendez-vous.  Une  demi- 
douzaine  d'équipages  étaient  déjà  rangés  au  pied  de  la  pyramide  de 
Cestius.  M.  Glaczkowicz  et  René  de  Valgrand  s'y  trouvaient  dans  un 
phaéton,  et  Nell  les  aperçut  bien  vite  ;  le  prince  Montecorvello  n'était 
pas  encore  là;  mais  il  viendrait  sans  doute  à  cheval  et  rejoindrait 
la  caravane  en  route.  On  partit,  en  suivant  la  voie  Appienne. 

La  caravane  ne  fît  que  traverser  Albano.  On  avait  faim  et  on 
allait  tout  droit  à  Nemi,  dont  le  petit  hôtel,  sur  le  lac,  était  déjà 
retenu. 

À  travers  les  bois,  à  cette  heure,  la  nature  était  encore  toute 
jeune  et  fraîche.  Il  avait  plu  légèrement  dans  la  nuit,  juste  assez 
pour  abattre  la  poussière  et  laver  les  feuilles.  Le  chemin  était  bordé 
cfaubépities  roses  et  on  avançait  sous  une  voûte  de  volubilis 
entr'ouverts... 

Pendant  que  l'hôtelier  déballait  les  provisions,  on  se  réunit  sur 
la  terrasse. 

Le  prince  Montecorvello  n'apparaissait  pas  encore... 

Nellie  sentit  son  cœur  se  serrer.  Hais  don  Cesare  avait  un  si  bon 
cheval...,  il  pouvait  arriver  d'un  instant  à  l'autre... 

—  J'ai  pensé  à  vous,  disait  Nell  à  M.  Glaczkowicz;  je  me  suis 
souvenue  que  vous  ne  buvez  que  du  thé  :  j'en  ai  apporté  et  je  vais 
tous  le  faire  moi-même. 

Et  elle  installa  sa  bouilloire  à  esprit  de  vin  sur  l'appui  d'une 
fenêtre...  Sans  savoir  pourquoi,  elle  se  sentait  heureuse.  Et,  cepen- 
dant, René  de  Valgrand  ne  lui  avait  pas  même  adressé  la  parole.  11 
la  regardait  seulement  d'un  air  tendre  et  sérieux  à  la  fois. 

Le  déjeuner  fini,  on  s'en  revint  par  les  bois,  du  côté  d'Aricra. 

Près  de  la  villa  Torlonia,  M.  Glaczkowicz,  qui  connaissait  bien 
le  pays,  conseilla  de  remiser  les  voitures  chez  le  garde  et  de 
s'enfoncer  dans  les  bois. 

On  parvint  à  une  clairière  où  quelques-uns  s'assirent  dans 
l'herbe.  D'autres  se  dispersèrent.  Les  jeunes  filles  se  mirent  à  cher- 
cher des  fleurs  et  des  fraises  sauvages.  Les  bois  d'Aricia  sont  rem- 
plis de  myosotis  et  de  violettes. 

Nellie  s'était  éloignée  d'un  pas  lent,  les  yeux  attachés  à  terre, 
feignant  d  être  absorbée  par  sa  cueillette.  Dès  qu'elle  se  vit  hors  de 
l'atteinte  des  regards,  elle  ne  chercha  plus  à  feindre.  Elle  se  laissa 
aller  dans  les  herbes  hautes,  cachée  par  un  buisson.  Elle  était 
triste,  son  cœur  était  lourd  de  peine.  Une  sorte  d'angoisse  l'étrei- 
gnait  à  la  gorge  et  ne  lui  permettait  ni  de  parler  ni  de  pleurer. 


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UQDMiLE?  667 

Cette  partie»  dont  elle  s'était  fait  une  joie,  s'écoulait  avec  une 
lenteur  désespérante.  Quelle  mélancolie  tout  à  coup  répandue  sur 
cette  journée  dont  l'aube  avait  été  si  pleine  de  promesses!...  Gom- 
ment don  Osare  n'était  il  pas  là? 

L'inquiétude  la  torturait...  Lui  était- il  arrivé  un  accident?  ou 
bien,  —  affreuse  pensée  I  —  ce  que  Nellie  avait  pris  pour  de  l'amour 
n'était-il  que  de  la  galanterie  mondaine,  de  la  banalité  trompeuse, 
passe- temps  d'une  heure,  distraction  sans  conséquence ?... 

Nellie  se  sentait  lasse  physiquement  et  moralement...,  lasse  de 
ce  trouble,  de  ces  incertitudes...,  lasse  aussi  et  comme  accablée  du 
grand  air  et  de  la  lumière...  Elle  se  laissa  glisser  tout  à  fait  dans 
l'herbe,  abaissa  sur  son  front  son  canotier  blanc,  et  ferma  les  yeux. 

Rêva- 1- elle  de  l'oiseau  d'amour,  de  l'oiseau  bleu  qu'à  l'heure  de 
son  départ  elle  avait  entrevu  ? 

A  quelques  pas  d'elle,  sa  cousine  était  en  train  de  le  faire  captif... 

Nell  aussi  cueillait  des  myosotis,  ou  prétendait  en  cueillir.  Elle 
s'était  éloignée  pour  rêver  à  l'aise,  pour  savourer  un  bonheur 
qu'elle  ne  s'expliquait  pas.  Puis,  il  lui  semblait  que,  ce  jour- là,  entre 
elle  et  René,  il  «  allait  se  passer  quelque  chose...  ».  C'était  une 
impression  vague  et  cependant  impérieuse,  et  ce  «  quelque  chose  » 
là  ne  pouvait  avoir  de  témoins.  Non,  cette  rencontre  suprême  de 
leurs  cœurs  ne  pouvait  se  passer  que  sous  le  beau  ciel  de  Dieu, 
dans  ce  renouveau  où  l'amour  et  la  joie  chantaient  sur  toutes  les 
branches,  où  la  voix  des  sources  disait  le  même  refrain  que  les 
fleurs  et  les  oiseaux... 

...  Nell  cueillait  des  myosotis...  Et  Nell,  l'Américaine,  la  raison- 
nable et  la  raisonneuse,  Nell  éprouvait,  à  ce  plaisir  enfantin,  la 
même  joie  que  la  plus  simple  petite  bergère... 

Elle  souriait  à  son  bouquet  et  l'embrassait  en  riant...  Elle  regar- 
dait autour  d'elle  :  le  soleil,  dans  les  sous-bois,  se  montrait  pro- 
digue, vraiment  ;  il  semait  de  lames  d'or  les  petits  sentiers  sous  les 
pas  de  la  jeune  fille,  comme  s'il  eût  voulu  la  mener  au  bonheur  par 
une  route  royale  de  féerie.  Il  poudrait  d'or  aussi  le  ciel  et  les 
arbres  autour  d'elle,  et  l'air  même  qui  l'enveloppait. 

Le  coeur  plein  de  l'émotion  divine  du  bonheur  pressenti,  Nell  leva 
les  yeux  vers  le  ciel,  comme  pour  dire  : 

—  Merci,  mon  Dieu,  d'avoir  fait  la  terre  si  belle  I 

Il  régnait  autour  d'elle  un  silence  absolu.  Les  grillons  et  les 
cigales  se  taisaient. 

Tout  à  coup,  un  doux  chant  se  fit  entendre,  moins  qu'un  chant, 
un  gazouillement,  que  laissait  échapper  un  petit  oiseau  posé  sur 
une  branche  d'épine  rosée.  Nell,  se  rappelant  l'oiseau  de  bonheur  et 
d'amour,  s'approcha  doucement  du  buisson.  Hais,  brusquement. 


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668  laquelle* 

elle  s'arrêta,  saisie,  et  son  cœur  battit  plus  vite  :  de  l'autre  côté  du 
buisson,  René  de  Valgrand  la  regardait. . . 

Sans  savoir  pourquoi,  Nell  devint  plus  rose  que  l'aubépine,  et 
son  bouquet  de  myosotis  lui  échappa  des  mains... 

M.  de  Valgrand  s'approcha  et,  sans  rien  dire,  ramassa  les  fleurs. 

—  Je  suis  surprise...,  je  ne  m'attendais  pas  à  vous  rencontrer 
ici...,  murmura-t-elle,  troublée  et  balbutiante. 

Ce  n'était  pas  sa  faute;  mais  l'émotion  était  si  forte  qu'elle  pou- 
vait à  peine  parler. 

—  Non,  non,  dit  doucement  M.  de  Valgrand,  ne  dites  pas  cela..., 
vous  saviez,  vous  deviez  pressentir  que  je  désirais  vous  parler..., 
que  j'avais  à  vous  dire  des  choses... 

A  son  tour,  il  s'arrêta;  lui  aussi  était  ému. 
Nell  ne  répondant  pas,  il  reprit  plus  calme  : 

—  Me  permettez-vous,  Mademoiselle,  de  vous  dire  que  je  vous 
aime;  que  le  bonheur  de  ma  vie  dépend  d'un  mot  de  vous,  du  mot 
qui  lierait  votre  destinée  à  la  mienne?... 

Et  il  regarda  Nell.  Elle  avait  levé  sur  lui  ses  yeux  clairs  et  doux. 
Sans  trouble,  à  présent,  presque  sans  surprise,  elle  jouissait  de  la 
joie  de  son  cœur... 

Il  attendait  une  réponse.  Les  yeux  tendres  et  lumineux  de  la 
jeune  fille  la  lui  donnèrent  sans  doute,  car  elle  ne  parla  pas  et 
cependant  il  comprit. 

—  Merci,  dit- il  en  se  penchant  et  en  baisant  plusieurs  fois  la 
petite  main  dégantée. 

—  Il  me  fallait  avoir  cet  aveu  avant  de  continuer...  J'avais  besoin 
de  savoir  comment  vous  accueilleriez  mes  sentiments  avant  de  vous 
exprimer  mon  amour  et  de  vous  en  conter  l'histoire...,  car  il  y  a 
une  histoire...,  Mademoiselle...,  ce  n'est  pas  un  de  ces  amours 
tranquilles  comme  le  miroir  du  petit  lac  que  nous  admirions  ce 
matin...  Il  y  a  du  torrent  en  lui...  Il  a  dû  emporter  dans  son  flot 
des  préjugés  et  des]hésitations...  C'est  une  conquête  qu'il  lui  a  fallu 
faire...,  et  il  faut  qu'il  soit  bien  fort  pour  avoir  triomphé... 

Et  passant  doucement  sous  son  bras  le  bras  de  Nell,  ils  mar- 
chèrent lentement  dans  l'allée  verte  qui  tournait  autour  de  la  clai- 
rière. 

—  Vous  conterai-je  cette  histoire?  Oui,  car  je  veux  que  vous  les 
connaissiez  une  à  une,  les  étapes  de  mon  bonheur.  Mais,  d'abord  et 
avant  tout,  répondez- moi  de  votre  voix  tendre...  J'ose  vous 
demander  si  vous  m'aimez?... 

—  Oui,  dit  Nell  doucement. 

—  Merci,  du  fond  de  mon  cœur!...  Pour  moi,  je  vous  ai  aimée 
comme  il  faut  aimer...  Non  par  un  coup  de  foudre  aveugle,  mais 


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LAQUELLE?  669 

avec  mon  intelligence  et  ma  raison...  Je  ne  veux  pas  vous  le 
cacher  :  j'ai  lutté  contre  moi-même,  je  me  suis  raidi  contre  cet 
entraînement,  au  lieu  de  me  laisser  glisser  sur  une  pente  si  douce.,, 
j'ai  hésité  des  semaines;  un  instant  même  j'ai  reculé  devant  des 
obstacles  faits  d'idées  préconçues,  d'opinions  enracinées  dans  le 
monde...,  je  n'ai  pas  de  fortune  à  vous  offrir,  je  n'ai  à  peu  près  que 
ma  carrière,  pour  le  moment  plus  brillante  que  productive.  Riche 
ou  déjà  chef  de  mission,  il  y  a  des  semaines  que  je  vous  aurais 
demandé  de  partager  mon  sort... 

—  Je  comprends  tout  ce  que  vou3  ne  me  dites  pas,  murmura 
Nell  délicieusement  émue.  Mais  comment  en  êtes-vous  venu  à  penser 
différemment?  Ne  craignez-vous  pas  de  le  regretter?  Vous  ne  m* avez 
pas  demandé,  à  moi,  si  j'ai  quelque  cho3e  à  vous  apporter  en  dehors 
de  ma  modeste  personne,  de  mon  cœur  qui  vous  appartient  déjà?... 

—  Nous  ne  parlerons  pas  de  cela,  si  vous  le  voulez  bien  !  Ce  que 
je  tiens  loyalement  à  vous  dire,  Nell,  c'est  que  ce  n'est  pas  le  côté 
brillant  et  les  chatoyances  de  la  vie  diplomatique  que  je  vous  offre 
en  ce  moment,  mais  le  côté  sérieux,  sévère  même  de  ma  carrière, 
lorsque  la  fortune  n'y  est  pas  jointe.  Ce  sont  quelques  années,  — 
vos  plus  belles  peut-être,  —  consacrées,  pour  moi  au  travail  et  pour 
vous  à  l'attente...  Je  compte,  travailler  beaucoup  et  m'imposer  par 
la  valeur  personnelle...,  par  les  services  rendus...  On  arrive  aussi 
par  ce  moyen -là.  Il  y  aura  toujours  des  postes  de  luxe,  de  cour- 
toisie, et  des  postes  de  travail  où  on  a  besoin  d'hommes  laborieux. 
Je  rechercherai  ceux-là..." 

—  Ohl  s'écria  Nell,  rayonnante,  je  ne  m'étais  donc  pas  trompée 
en  vous  aimant I... 

— :  Ni  moi  en  comptant  bien  que  vous  me  comprendriez...  Et 
savez-vous,  Nell,  que  je  me  sens  comme  renouvelé,  comme  rajeuni, 
depuis  que  je  vous  ai  ouvert  mon  cœur,  depuis  que  je  vous  écoute 
et  que  je  vous  vois!...  dites-moi  que  vous  vous  confierez  à  moi 
sans  crainte,  à  travers  le  monde,  le  vaste  monde,  où  parfois  nous 
serons  isolés,  réduits  à  nous  suffire  l'un  à  l'autre;  et  que  vous  ne 
regretterez  rien  de  ce  que  vous  aurez  quitté?... 

—  Rien!..  Je  ne  vous  dirai  pas  que  votre  peuple  sera  mon  peuple 
et  votre  Dieu  mon  Dieu,  puisque  vous  et  moi  avons  la  même  patrie... 
Mais  je  vous  dirai  :  Votre  rêve  sera  mon  rêve,  vos  espoirs  mes 
espérances!... 

Et  elle  se  tut,  trop  émue  et  trop  heureuse  pour  continuer.  H.  de 
Valgrand  la  serrait  doucement  sur  son  cœur.  La  tête  un  peu  lasse 
de  la  jeune  fille  s'appuya  sur  son  épaule.  On  a  beau  être  diplomate, 
on  n'en  est  pas  moins  homme.  René  ne  put  se  défendre  de  poser 
un  baiser  sur  le  front  de  sa  fiancée... 


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670  LAQUELLE? 

Ils  se  mirent  en  marche  en  silence  ;  ils  allaient  vers  la  clairière 
où  flamboyait  le  soleil  et  où  riaient  les  amis. 

Un  peu  avant  d'y  arriver,  René  demanda  à  Nell  s'il  pourrait,  le 
lendemain,  parler  de  ses  intentions  à  M**  de  Verneuil? 

—  Précisément  j'y  pensais,  dit  Nell,  et  je  vous  prie  de  n'en  rien 
faire.  Je  parlerai  moi-même  à  ma  tante  Solange,  mais  seulement 
par  convenance.  Ce  que  vous  avez  à  faire,  —  et  ce  que  je  désire  ins- 
tamment, —  c'est  que  vous  partiez  dès  demain  pour  Paris,  en  pro- 
fitant de  votre  congé,  pour  aller  vous-même  et  sans  retard  me 
demander  à  mon  tuteur... 

—  Une  lettre  ne  suffirait -elle  pas  pour  le  moment?  ou  une 
démarche  d'un  de  mes  chefs  à  Paris?  Il  m'est  si  dur  de  penser  à 
vous  quitter  à  présent!  répondit  le  jeune  homme  d'un  accent  plein 
d'âme. 

—  Je  vous  en  prie  !  non  par  caprice,  mais  comme  une  faveur  ! 
J'ai  mes  raisons  pour  le  faire...  je  vous  les  donnerai  plus  tard... 
Vous  me  feriez  une  peine  très  vive  en  me  refusant... 

—  Alors,  tout  est  dit,  chère  Nell  ;  je  partirai  dès  demain  matin. 

—  Merci,  René  ;  vous  ne  le  regretterez  pas  I  Je  vous  enverrai  ce 
soir  une  lettre  que  vous  remettrez  à  mon  oncle  Georges... 

Âh  !  le  joli  retour,  ce  soir-là,  à  travers  la  Campagne  romaine,  dans 
le  déclin  du  jour  et  les  parfums  de  la  terre  qui  s'endort,  l'éloquence 
des  pierres  grises  de  la  voie  Àppienne  et  les  crénelures  du  tombeau 
de  Cecilia  Metella  se  découpant  sur  le  bleu  pur! 

René  de  Valgrand,  à  qui  M.  Glaczkowicz  avait  cédé  sa  place, 
faisait  la  route  dans  la  même  voiture  que  Nell.  Elle  était  en  face 
de  lui,  tendre,  rêveuse.  Nellie,  qui  souffrait  et  n'était  pas  par- 
venue à  secouer  sa  tristesse,  se  taisait  aussi,  engourdie  dans  sa 
.peine.  Mm*  Blackhouse,  au  mouvement  rythmé  de  la  voiture,  s'était 
endormie. 

Heureux,  Nell  et  René  se  regardaient  sans  rien  dire. 

Parmi  les  générosités  que  Dieu  fait  à  sa  créature,  il  n'en  est  pas 
de  plus  belles  qu'un  beau  cadre  à  un  bel  amour.  Heureuse  la  vie 
sur  laquelle  a  lui  cette  aurore  qu'aucune  nuit  ultérieure  ne  fait 
oublier!  Les  cadres  d'amour!  Quelle  influence  ils  ont  sur  les  sen- 
timents! tantôt  ils  les  décuplent,  tantôt  ils  les  immortalisent! 

Nell  et  René  avaient  cette  joie  de  s'aimer  dans  un  beau  cadre,  et 
ils  jouissaient  divinement  de  leur  bonheur. 

Il  était  neuf  heures  lorsque  les  deux  cousines  rentrèrent  à  la  villa 
Ludovisi.  Nellie  se  plaignait  de  douleurs  de  tête;  elle  embrassa 
rapidement  sa  tante  et  regagna  sa  chambre  solitaire. 

Mme  de  Verneuil  parut  contente  de  voir  Nellie  se  retirer,  et, 
d'un  geste,  retint  Nell  qui  se  disposait  à  en  faire  autant. 


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LàQMLLE?  67} 

Tante  Solange  était  nerveuse  et  agitée,  un  peu  rouge  même  et 
fiévreuse,  et  Nell  en  fut  frappée. 

—  Qu'y  a-til,  tante?  lui  demanda- 1 -elle  un  peu  inquiète.  Souf- 
frez-vous?-. 

—  Mon  enfant,  je  suis  contente  de  te  voir  seule  et  tout  de  suite. 
Je  n'aurais  pas  pu  dormir  cette  nuit.  J'ai  reçu  une  visite  extraordi- 
naire... Je  ne  sais  que  penser... 

—  Chère  tante,  expliquez  vous  ! 

—  Imagine-toi  que,  vers  trois  heures,  on  m'a  annoncé  que  le 
vieux  cardinal  Montecorvello,  accompagné  de  M.  Angelotti,  deman- 
dait à  me  voir.  J'étais  dans  ma  chambre.  Le  cardinal  ne  marche 
pas...  11  a  fallu  trois  hommes  pour  le  porter  de  sa  voiture  ici...  Il 
parle  très  peu  français,  et  c'est  Angelotti  qui  nous  a  servi  d'inter- 
prète Bref,  il  venait  me  demander  ta  main. 

—  La  mienne? 
Nell  était  stupéfaite. 

—  La  tienne  ou  celle  de  Nellie  I  J'avoue  que,  d'après  la  demande 
en  elle-même,  je  n'ai  rien  pu  y  comprendre  !  J'ai  cru  d'abord  qu'il 
s'agissait  de  Nellie,  à  cause  des  allusions  du  cardinal  à  l'amour  de 
son  neveu  et  au  costume  de  grande  dame  florentine  qu'elle  portait 
au  bal  de  l'autre  soir;  mais  il  m'a  fallu  penser  autrement  quand  il 
m'a  pnrlé  de  la  fortune,  du  contrat,  que  sais-je?...  Je  répète  que  je 
n'ai  pas  bien  compris...  Gomme,  en  ce  qui  te  concerne,  ces  ques- 
tions ne  me  regardent  pas,  je  me  suis  bornée  à  répondre  que  je 
ferais  connaître  demain  tes  dispositions  au  cardinal  par  l'intermé- 
diaire de  M.  Angelotti,  et  que,  si  tu  y  consentais,  il  pourrait 
s'adresser  à  ton  tuteur... 

Nell  était  muette,  toute  surprise;  un  peu  mal  à  l'aise.  Les  assi- 
duités du  prince  auprès  de  sa  cousine  ne  lui  avaient  pas  échappé; 
elle  n'y  avait  attaché  aucune  importance.  Mais  voilà  qu'elle  se 
demandait  s'il  n'y  avait  pas  là  une  erreur  dont  l'aimable  Nellie  allait 
peui-être  souffrir... 

La  voix  de  sa  tante  l'arracha  à  sa  méditation. 

—  Eh  bien,  Nell,  tu  ne  dis  rien?  Je  n'ai  pas  voulu  te  parler  de 
cela  devant  Nellie,  puisqu'il  s'agissait  d'une  question  qui  t'est 
personnelle... 

—  Vous  avez  bien  fait,  tante  Solange,  il  ne  faut  pas  lui  en 
parler,  au  moins  pour  le  moment...,  c'est  inutile. 

—  Que  ferons  nous,  alors?  et,  avant  tout,  que  dois-je  répondre 
en  ton  nom  au  cardinal? 

—  Chère  tante,  il  y  a  une  réponse  très  simple  et  point  blessante 
à  lui  faire...  Il  n'y  aura  pas  besoin  de  lui  dire  que  son  beau  neveu 
ne  me  plaît  pas...  J'ai  une  grande  nouvelle  à  vous  annoncer,  et 


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674  LAQUELLE? 

vous  serez  la  première,  avant  même  mon  oncle  Burlslay,  —  à  l'en- 
tendre. Je  dois  bien  cela  à  votre  tendresse.  Je  me  suis  engagée 
envers  M.  de  Valgrand... 

—  Chère  enfant,  dit  Mme  de  Verneuil  toute  émue,  en  embrassant 
sa  nièce,  sois  bien  heureuse  et  reçois  mes  félicitations.  Il  me 
semble  que  tu  as  bien  choisi... 

Et,  après  un  court  silence,  Nell  reprit  : 

—  M.  de  Valgrand  voulait  venir  vous  voir  dès  demain,  mais  je 
l'en  ai  dissuadé  en  lui  demandant  avec  insistance  de  partir  immé- 
diatement pour  Paris.  Je  tiens  à  ce  qu'il  voie  sans  retard  mon  oncle 
Georges... 

—  Je  comprends  tout  cela,  mon  enfant  Alors,  il  n'y  a  simple- 
ment qu'à  écrire  à  Angejotti?  Inutile  d'avoir  une  nouvelle  entrevue 
à  ce  sujet... 

Nèll  hésita  un  peu  et  réfléchit  : 

—  Il  me  semble  cependant,  chère  tante,  qu'il  vaudrait  mieux  le 
voir...  En  somme,  vous  n'êtes  pas  très  sûre  vous-même  de  celle  de 
vos  deux  nièces  que  le  cardinal  a  demandée.  Mieux  vaudrait,  il  me 
semble,  envoyer  un  mot  à  Angelotti  pour  le  prier  de  venir  vous 
voir  vers  quatre  heures...  Justement,  à  cette  heure-là,  Nellie  sera 
à  la  garden-party  de  l'ambassade  d'Angleterre... 

—  N'y  vas-tu  pas  aussi? 

—  Non,  chère  tante,  nous  avons  arrangé  hier  que  Mme  Blackhouse 
y  conduira  Nellie  seule. 

—  Eh  bien,  mon  enfant,  voilà  qui  est  entendu,  dit  Mme  de  Ver- 
neuil. Il  est  tard.  Allons  nous  reposer.  Je  ne  sais  pourquoi,  je  me 
sens  toute  courbaturée...,  l'émotion,  sans  doute... 


Au  palais  Montecorvello,  le  cardinal  et  son  neveu  attendaient 
impatiemment  le  retour  d'Angelotti.  Us  savaient  que,  le  matin, 
Mme  de  Verneuil  Favait  prié  de  venir  la  voir  ce  même  jour,  à  quatre 
heures,  et  ils  auguraient  bien  de  cet  empressement  à  leur  répondre. 

Son  Eminence,  fatiguée  de  sa  sortie  de  la  veille,  prenait  quelque 
repos,  en  attendant  la  venue  d'Angelotti. 

C'était  l'heure  où  la  princesse  Corglione  avait  l'habitude  de  venir 
chaque  jour  faire  une  petite  visite  à  son  oncle,  à  qui  elle  apprenait 
les  nouvelles  de  la  ville  et  du  monde.  Lorsqu'elle  entra  dans  le 
salon,  elle  n'y  trouva  que  son  cousin  qui,  de  long  en  large,  arpen* 
tait  la  vaste  pièce. 

La  princesse  n'avait  pas  vu  son  oncle  depuis  deux  jours.  Elle 


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LAQUELLE?  TO 

savait  qu'il  était  sorti  la  veille,  mais  elle  ignorait  la  démarche  qu'il 
avait  faite. 

Ce  fut  Cesare  qui  la  mit  au  courant  de  ce  qui  s'était  passé.  La 
nervosité  qui  s'était  emparée  de  lui,  la  préoccupation  de  ses  propres 
affaires,  l'empêchèrent  de  remarquer  l'expression  de  complet  déta- 
chement que  respirait  le  visage  de  Bianca.  Elle  était  plus  calme 
que  de  coutume,  et  ses  yeux  semblaient  suivre  un  rêve  lointain  et 
lui  sourire. 

Don  Cesare  achevait  à  peine  de  lui  conter  l'événement  de  la  veille 
lorsque  Angelotti  ouvrit  la  porte  avec  fracas  et,  tout  blême,  entra 
comme  un  ouragan  dans  la  salle  : 

—  Joués!  prince!  nous  avons  été  joués!  Quelle  situation!... 
Et  il  s'épongeait  le  front. 

Puis,  d'une  voix  stridente  : 

—  Gomment  vous  êtes-vous  trompé  ainsi!  Comment?... 

La  colère  F  étouffait.  Les  cinquante  mille  lires  que  lui  ^devait  le 
prince  lui  remontaient  à  la  gorge... 

A  la  vue  de  dôna  Bianca,  il  se  calma  un  peu. 

—  Mais  enfin,  qu'y  a-t  il?  interrogea  le  prince  hors  de  lui.  La 
petite  héritière  ferait-elle  la  capricieuse?... 

—  Ah!  ah!  ah!  la  petite  héritière!  Il  s'agit  bien  de  cela!  Vous 
avez  manqué  de  flair,  mon  prince!  Mauvais  chien  de  chasse  pour 
les  millions  qu'un  Montecorvello!... 

Et  Angelotti,  continuant  à  épancher  sa  bile,  devenait  presque 
grossier.  A  son  insu,  le  mépris  du  paysan  qui  possède  pour  le  noble 
incapable  de  gagner  de  l'argent,  ou  de  le  garder,  remontait  comme 
une  écume  à  la  surface  de  sa  nature  originelle  et  fruste. 

La  princesse  Corglione  le  fit  taire,  rien  qu'en  le  nommant  de  sa 
yoix  calme.  Elle  le  traitait  toujours  avec  politesse,  une  politesse 
bien  autre  que  celle  de  don  Cesare.  Elle  ne  l'appelait  jamais  «  Ange- 
lotti »  tout  court;  elle  disait  :  «  Monsieur  Angelotti  »  et  ce 
«  monsieur  »  là  tombait  de  si  haut  qu'il  reléguait  le  fils  de  l'inten- 
dant très  loin,  là  où  il  ne  lui  semblait  plus  rien  avoir  de  commun 
avec  les  Montecorvello,  pas  même  le  souvenir  des  services  rendus  à 
la  famille. 

—  Veuillez  nous  raconter  ce  qui  s'est  passé,  Monsieur  Angelotti, 
avec  le  plus  de  calme  et  de  clarté  possibles... 

—  Eh  bien,  princesse,  à  quatre  heures  je  me  suis  présenté  à  la 
villa  Ludovisi.  Au  bout  d'un  instant,  la  baronne  et  une  de  ses 
nièces,  —  la  Nellie  qu'on  appelle  Nell,  l'Américaine  enfin,  —  m'y 
ont  reçu.  Alors,  la  baronne  m'a  dit  qu'elle  avait  communiqué 
votre  demande,  prince,  à  sa  nièce,  et  que  la  jeune  fille  allait  y 
répondre  elle-même...  MlIi  Nell  se  disposait  en  effet  à  parler...  je 


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674  UQOELIE? 

l'ai  arrêtée  d'abord.,.  C'était  gênant  devant  cette  jeune  fille.  Tout 
de  même  j'ai  cru  devoir  dire  qu'il  y  avait  erreur,  que  nous  avions 
parlé  de  l'autre  demoiselle. 

Les  deux  dames  se  sont  regardées...  C'était  une  situation  aaaez 
singulière... 

A  ce  moment-là,  je  plaignais  la  jeune  fille,  qui  n'en  paraissait 
pas  gftnée,  d'ailleurs. 

Mmo  de  Vemeuil  m'a  dit  alors  à  peu  près  ceci  : 

—  Excusez-  moi  si  j'insiste,  mais  je  dois  avouer,  Monsieur  Ange- 
lotti,  que  je  n'ai  pas  bien  compris  ce  qui  s'est  passé  hier.  Le 
cardinal  m'a  demandé  la  main  d'une  de  mes  nièces,  mais  de 
laquelle? 

—  MaisdeMll0Nellie! 

—  Il  m'avait  semblé  comprendre,  d'après  quelques-unes  de  vos 
paroles,  qu'il  serait  question  de  clauses  particulières  au  contrat... 

—  Parfaitement,  Madame  la  baronne»  ai-je  répondu.  Votre 
Excellence  doit  savoir  que,  lorsqu'une  jeune  fille  étrangère  épouse 
le  chef  d'une  de  nos  grandes  familles,  il  y  a  des  clauses  spéciales  à 
observer,  presque  des  traditions.  Une  partie  de  la  fortune  de  la 
nouvelle  princesse  romaine  doit  rester  à  la  famille,  quoi  qu'il 
arrive... 

A  son  tour,  la  baronne  m'a  répondu  sèchement  : 

—  Je  pressentais  bien  qu'il  y  avait  entre  nous  un  malentendu. 
Précisons  nettement  les  choses.  Ma  nièce  Nellie  n'a  aucune  fortune. 
Ma  nièce  Nell,  —  et  elle  posa  la  main  sur  l'épaule  de  la  jeune  fille 
assise  auprès  d'elle,  —  est  millionnaire... 

Une  exclamation  de  stupeur  échappée  des  lèvres  de  Cesare  coupa 
la  parole  à  Angelotti,  qui  continua  néanmoins  : 

—  La  baronne  me  dit  alors  d'un  ton  un  peu  dédaigneux  : 

—  Maintenant  que  la  situation  est  clairement  établie,  laquelle  de 
mes  nièces  le  prince  Montecorvello  me  faisait- il  l'honneur  de  me 
demander?... 

—  Ma  foi,  prince,  j'ai  perdu  la  tète.  La  baronne  et  la  jeune  fille 
n'avaient  pas  l'air  bien  fâchées.  Elles  souriaient  même  d'un  sourire 
un  peu  ironique.  Mais  il  ne  fallait  pas  se  montrer  trop  exigeant. 
J'ai  pensé  en  un  clin  d'oeil  qu'il  y  avait  encore  moyen  de  s'en  tirer, 
en  mettant  tout  sur  le  compte  d'une  erreur  de  Son  Eminence.  J'ai 
dit  que  le  cardinal  était  un  peu  sourd,  qu'il  avait  embrouillé  les 
noms  et  qu'en  se  trompant  il  m'avait  entraîné  dans  son  erreur. 
Mais  qu'il  n'y  avait  aucun  doute;  qu'à  présent  je  me  souvenais,  et 
que  c'était  bien  M110  Nell,  ici  présente,  que  le  prince  Montecorvello 
souhaitait  passionnément  épouser.  J'ai  été  éloquent,  prince,  je 
vous  le  jure,  en  peignant  votre  flamme  à  la  tante  et  en  lui  repré- 


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LAQUELLE?  675 

sentant  le  noble  effet  d'une  couronne  de  princesse  sur  ce  beau  front 
et  ces  cheveux  bruns. 

J'ai  osé  solliciter  une  réponse. 

La  jeune  fille  me  Ta  donnée  tout  de  suite...  ça  n'a  pas  été  long... 
Elle  est  fiancée I...  Gela  suffisait  comme  réponse  catégorique,  n'est- 
ce  pas?  Mais  elle  y  a  ajouté  un  petit  discours  bref  et  senti  :  eût- 
elle  été  libre,  elle  n'eût  pas  accueilli  davantage  la  demande  du  prince 
Montecorvello,  parce  qu'elle  voulait  être  aimée  pour  elle  même... 

Don  Cesare  s'était  effondré  sur  un  fauteuil,  blême  et  atterré. 
Bianca  le  contemplait  avec  une  compassion  sincère.  Elle  ne  souffrait 
plus;  rien  en  elle  ne  vibrait;  l'illusion  était  morte. 

Angelot»  i,  désespéré,  passa  chez  le  cardinal,  lui  faire  part  de  ce 
nouveau  déboire. 

Bianca  et  Cesare  demeurèrent  seuls. 

—  Allons,  mon  pauvre  cousin,  c'est  à  recommencer!  lui  dit-elle 
non  railleuse,  mais  d'une  voix  pleine  d'affection. 

—  Ah!  Bianca!  Bianca!  ne  vous  moquez  pas!  Quelle  situation 
affreuse  est  la  mienne!  Allez-vous  donc  me  manquer  aussi? 

Bianca  ne  répondit  pas.  Don  Cesare  était  parvenu  à  tuer  en  elle 
toute  illusion,  et  à  présent  que,  dans  sa  détresse,  il  faisait  appel  à 
son  cœur,  il  s'étonnait  de  n'y  trouver  que  la  cendre  des  tendresses 
qu'il  avait  méconnues  .. 

En  siience,  Bianca  lui  tendit  la  main  et  sortit. 

A  la  même  heure  se  passait,  à  la  villa  Ludovisi,  un  de  ces  petits 
drames  intimes  et  douloureux  dont  la  vie  saigne  trop  souvent. 

A  la  suite  de  l'entretien  qu'elles  venaient  d'avoir  avec  Angelotti, 
M*'  de  Verneuil  et  Nell  avaient  échangé  leurs  impressions,  mélangées 
de  mépris  et  de  dégoût. 

Puis,  la  baronne  était  allée  rendre  la  visite  d'une  vieille  amie 
venue  à  Rome  passer  le  Carême  et  la  Semaine  sainte,  tandis  que 
Nell,  demeurée  seule,  rêvait  dans  le  salon. 

Fatiguée  et  bien  aise  de  cette  heure  de  solitude,  elle  se 
blottit  dans  la  vérandah,  parmi  les  palmiers  et  les  fougères.  Elle 
aimait  cette  petite  oasis  tropica'e  que,  depuis  trois  mois,  elle  s'appli- 
quait à  rendre  aussi  touffu  et  aussi  sauvage  que  s'y  étaient  prêtées 
les  plantes  grimpantes  et  retombantes  dont  elle  était  remplie.  Elle 
écarta  le  large  store  de  soie,  à  demi-tendu  devant  la  baie,  et  s'arrêta 
brusquement  de  surprise  et  d'émotion. 

Nellie,  livide  dans  un  peignoir  blanc,  était  devant  elle.  Au 
mouvement  du  store,  soulevé  par  le  bras  de  Nell,  elle  s'était  levée 
d'un  bond.  Les  coussins  froissés  du  petit  divan  disaient  qu'un  instant 
auparavant  sa  fine  et  frêle  personne  y  était  affaissée  sous  le  poids 
d'un  chagrin  trop  lourd. 


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676  tAQUKLtE? 

—  Mon  Dieul  Nellie!  c'est  toi  !  dit  Nell  d'une  voix  altérée,  tandis 
qu'elle  feignait  de  ne  pas  remarquer  le  visage  défait  de  sa  cousine 
et  qu'elle  s'occupait  à  rétablir  les  plis  harmonieux  du  rideau.  Tu 
n'es  donc  pas  allée  à  la  garden-party  ? 

—  Non,  je  n'étais  pas  bien,  répondit  sa  cousine  d'une  voix  faible 
et  fiévreuse,  et  je  me  suis  excusée  près  de  Mm°  Blackhouse. 

Un  silence  tomba.  Nellie,  immobile,  regardait  Nell  de  ses  yeux 
angoissés  et  douloureux. 

Nell  sentait  que  c'était  à  elle  de  parler,  qu'il  fallait  parler,  qu'il 
était  impossible  de  laisser  la  pauvre  petite  souffrir  seule,  et  qu'il  y 
avait  là  une  blessure  à  panser  avant  que  l'amertume  y  fit  œuvre 
de  gangrène.  Le  rôle  était  pénible  pour  Nell,  d'autant  plus  pénible 
qu'à  cette  heure  elle-même  était  heureuse,  mais  elle  était  trop 
vaillante  et  trop  généreuse  pour  reculer. 

—  Nellie,  ma  petite  Nellie,  dit-elle  tendrement  en  se  penchant 
vers  sa  cousine,  les  bras  ouverts.  Ne  veux- tu  pas  me  dire  ce  qui  te 
fait  mal? 

La  pauvre  enfant  n'attendait  que  ce  mot.  Elle  se  jeta  dans  les  bras 
de  Nell  et  fondit  en  larmes. 

Nell  la  laissa  pleurer,  et  toutes  deux  s'assirent  sur  le  divan.  Il 
faisait  calme,  doux,  un  peu  sombre  autour  d'elles.  Peu  à  peu,  les 
sanglots  de  Nellie  se  calmèrent,  ses  nerfs  se  détendirent. 

—  Eh  bien,  pourquoi  pleures-tu? 

—  J'étais  là,  j'ai  tout  entendu...  Oh!  folle  qui  avais  cru,  tous 
ces  temps  derniers,  que  c'était  moi  que  le  prince  aimait... 

—  Et  c'est  là  la  cause  de  ta  souffrance,  ma  chérie? 

—  Oui,  Nell,  je  me  croyais  aimée  et  je  m'étais  attachée  à  lui, 
tandis  qu'à  présent... 

Et  elle  pleurait  des  larmes  brûlantes. 

—  Ma  petite  Nellie,  si  tu  avais  aimé  le  prince  et  qu'il  en  eût 
aimé  une  autre,  je  comprendrais  ta  peine  et  tes  larmes.  Mais  si  tu 
as  entendu  notre  entretien  avec  Angelotti,  tu  as  dû  comprendre 
que,  pour  le  prince,  il  ne  s'agissait  pas  d'amour.  11  a  prétendu 
t' aimer,  te  croyant  riche.  Il  m'a  demandée,  moi,  à  la  fin,  en  appre- 
nant son  erreur.  Que  pleures- tu  donc,  ma  chérie?  Le  rêve  de  ta 
jeunesse,  de  ton  imagination,  auquel  le  prince  de  Montecorvello  a 
prêté  pour  quelques  jours  ses  traits?  le  rêve  d'amour  qui  dormait 
dans  ton  cœur,  comme  en  celui  de  toutes  les  jeunes  filles,  et  auquel 
don  Cesare  s'est  trouvé  par  hasard  mêlé?... 

Nellie  pleurait  toujours. 

—  Nell,  je  ne  me  consolerai  jamais,  c'e3t  trop  durl... 

—  Allons,  ma  chérie,  qu'est  donc  le  prince  Montecorvello  pour 
que  ta  vie  soit  assombrie  par  son  souvenir?...  L'as-tu  aimé* 


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L4QUBLLI?  «77 

d'ailleurs?  Ou,  plutôt,  qu'as-tu  aimé  en  lui,  en  dehors  de  sa  belle 
prestance,  de  son  uniforme  doré  de  garde-noble,  de  son  prestige  de 
descendant  d'une  illustre  famille?... 

L'accent  de  Nell  était  tendre  et  elle  berçait  entre  ses  bras  la 
pauvre  désolée. 

—  En  ce  moment,  tu  souffres,  ma  mignonne,  aussi  je  ne  t'en 
dirai  pas  plus.  Bientôt  nous  reparlerons  de  ces  choses  et  tu  verras 
comme  elles  t'apparaltront  toutes  différentes  lorsque  tes  yeux  ne 
seront  plus  troublés  par  les  larmes... 

—  Nell,  tu  es  heureuse,  toi? 

—  Oui,  Nellie,  je  suis  heureuse,  bien  heureuse,  mais  cela  trouble 
mon  bonheur  de  te  voir  pleurera.. 

Et  elle  fondit  en  larmes  à  son  tour  : 

—  Nellie,  ma  chère  petite  Nellie,  je  pense  tout  à  coup  que  ce  qui 
arrive  à  présent  est  peut-être  de  ma  faute.  Te  souviens-tu  de  cette 
conversation  entendue  par  nous  au  Pincio  et  de  la  prière  que 
je  t'ai  faite  alors  de  ne  rien  faire  savoir  de  notre  situation  réci- 
proque?... 

—  Oui,  tu  me  suppliais  de  garder  le  silence  au  nom  du  bonheur 
de  ta  vie... 

—  Mais  jamais  je  n'aurais  voulu  acheter  ce  bonheur  d'une  minute 
de  ton  chagrin!  Oh!  pardonne-le-moi,  ma  chère  petite,  ne  me  laisse 
pas  le  remords  d'être  une  cause  de  douleur  pour  toi?... 

Nellie  soupira  et,  en  se  redressant  : 

—  Non,  Nell,  n'aies  pas  de  remords*  Je  me  rends  déjà  mieux 
compte  de  ma  souffrance.  C'est  un  rêve  que  je  pleure,  tu  as  raison. 
C'est  une  déception  passagère,  la  découverte  d'une  laideur  où 
j'avais  cru  trouver  un  rayon  de  beauté...  Et  pourtant,  lorsque  j'y 
pense,  murmura-t-elle  d'une  voix  lointaine,  pourquoi  n'ai-je  pas 
été  aimée  pour  moi,  comme  tu  Tas  été  par  M.  de  Valgrand... 

Puis,  après  un  long  silence  : 

—  Tante  Solange  ne  se  doute  de  rien,  il  ne  faut  pas  lui  laisser 
deviner  ce  qui  s'est  passé  dans  mon  cœur... 

—  Sais-tu,  chérie,  ce  que  nous  devrions  faire?  dit  Nell  d'une 
voix  persuasive.  Nous  devrions  profiter  de  ce  qu'il  ne  fait  pas 
encore  très  chaud  pour  aller  à  Naples.  Nous  reviendrions  pour 
la  Semaine  sainte  et  nous  rentrerions  ensuite  à  Paris...  Qu'en 
dis- tu?  ne  serait-ce  pas  charmant  d'être  bercées  là-bas  sur  la  mer 
bleue  et  de  se  laisser  vivre  tout  doucement  pour  calmer  ta  tris- 
tesse?... 

—  Mais,  dit  Nellie  un  peu  hésitante,  que  dirait  M.  de  Valgrand 
de  ce  programme? 

—  11  en  serait  enchanté,  répondit  Nell.  D'ailleurs,  il  part  demain 

25  NOVEMBRE  4902.  44 


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678  UQUBLLE? 

et  sera  retenu  vraisemblablement  une  huitaine  à  Saris.  Il  viendrait 
ensuite  à  Naples  pendant  que  nous  y  serions.  Tu  verras  qu'il  ne  se 
plaindrait  pas... 

La  nuit  était  venue.  Une  clarté  illumina  tout  d'un  coup  le  salon, 
c'était  Francesco  qui  faisait  jaillir  l'électricité. 

—  Allons,  ma  chérie,  viens  t' habiller,  tu  ne  vas  pas  dîner  en 
peignoir,  dit  Neil  en  entraînant  sa  cousine  vers  la  porte. 

—  Non,  non,  disait  faiblement  la  pauvre  petite.  Laisse-moi 
remonter  dans  ma  chambre,  je  ne  dînerai  pas. ..,  je  n'ai  pas  faim.. ., 
j'ai  le  cœur  trop  gros... 

Nell  hésita...  Elle  n'avait  pas  l'habitude  du  chagrin*  En  ce  cas 
spécial,  quelle  thérapeutique  donnerait  le  meilleur  résultat?...  Un 
instant,  la  prière  de  cette  voix  brisée  l'émut  et  elle  fut  sur  le  point 
de  céder...,  de  la  laisser  pleurer  en  paix,  comme  on  laisse  couler 
le  sang  d'une  blessure.  Mais  sa  raison  parla  plus  haut  et  elle  sentit 
qu'il  ne  fallait  pas  abandonner  la  pauvre  enfant  à  son  imagination 
endolorie.  Il  lui  fallait,  au  contraire,  réagir  tout  de  suite,  apprendre 
à  se  dominer,  d'abord  pour  dissimuler  sa  souffrance  aux  autres,  et 
s'en  rendre  maîtresse  ensuite. 

—  Non,  Nellie,  tu  ne  peux  faire  cela!  Tante  Solange  s'inquiéte- 
rait, et,  du  reste,  après  ce  qui  s'est  passé,  il  importe  pour  ta  dignité 
que  tu  ne  changes  rien  à  tes  habitudes  et  à  ton  allure.  Allons, 
viens,  je  vais  t'aider  à  t'habiller... 

Et  elle  l'entraîna. 

Elles  dînèrent  toutes  les  trois.  Nellie  était  bien  un  peu  pâle,  mais 
elle  fit  bonne  contenance  sous  le  regard  de  tante  Solange,  inquiète 
malgré  tout. 

M.  Glaczkowicz  vint  seul  prendre  le  thé  dans  la  soirée.  Mis 
depuis  la  veille  au  courant  de  l'événement  qui  allait  modifier  la  vie 
de  son  jeune  ami,  René  de  Valgrand,  il  dit  à  Nell,  en  termes  émus, 
combien  il  était  heureux  d'un  bonheur  qu'il  leur  avait  souhaité  à 
l'un  et  à  l'autre,  dès  le  premier  jour. 

—  Demandez  à  René  ce  que  je  lui  avais  déjà  dit  de  vous  avant 
même  qu'il  vous  connût?  Il  m'a  confié  depuis  qu'une  sorte  de  pres- 
sentiment l'avait  assailli  le  jour  où  il  vous  rencontra  pour  la  pre- 
mière fois  au  palais  Farnèse. 

Dans  la  soirée,  Nell  proposa  à  l'approbation  de  sa  tante  le  petit 
voyage  à  Naples  dont  elle  et  sa  cousine  avaient  parlé.  M*6  de  Ver- 
neuil  fit  la  même  objection  que  Nellie,  et  Nell  donna  la  même 
réponse.  M.  Glaczkowicz  appuya.  Il  comprenait  qu'il  y  avait  là 
autre  chose  qu'un  caprice.  Il  était  très  fin  :  l'abœnce  du  prince 
Montecorvello,  la  veille,  avait  surpris.  Il  avait  aussi  entendu  parler 
dans  Rome  de  la  sortie  du  vieux  cardinal  et  de  sa  visite  à  h  villa 


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LAQUULB?  *Î9 

Ludovisi.  11  remarquait  la  pâleur  de  Nellie.  Enfin,  il  sentait  quelque 
chose  dans  Pair. 

Tante  Solange  n'avait  qu'à  céder  à  l'instance  de  ses  nièces;  elle 
le  fit  de  bonne  grâce  :  du  reste,  elle  aurait  eu  bien  du  regret  de 
rentrer  en  France  sans  avoir  vu  Naples.  On  décida  donc  de  partir 
dès  le  lendemain. 

En  prenant  congé,  le  vieux  Polonais  promit  sa  vishe  aux  bords 
du  golfe  légendaire,  où  il  aurait  plaisir,  dit-il,  à  accompagner 
M.  de  Valgrand. 

La  baronne  et  ses  nièces  quittèrent  Rome  le  jour  suivant  et  ne 
firent  que  traverser  Naples  pour  s'installer  au  Pauailippe,  dans  un 
hôtel  dont  les  terrasses  en  étages,  couvertes  de  lauriers  roses,  des- 
cendaient jusqu'à  la  mer. 

Elles  y  passèrent  une  exquise  semaine  avant  l'arrivée  de  Bi.  de 
Valgrand. 

Nell  avait  quitté  Rome  avec  une  vague  angoisse  au  cœur.  Elle  9e 
jugeait  égoïste  et  responsable  de  l'erreur  qui  avait  eu  pour  résultat 
une  souffrance  cruelle  pour  sa  cousine. 

Une  simple  porte  séparait  les  chambres  des  deux  cousines.  La 
première  nuit,  Nellie,  abattue  et  épuisée,  avait  dormi  d'un  sommeil 
de  plomb  ;  la  seconde  nuit,  le  bruit  d'un  sanglot  était  parvenu 
jusqu'à  Nell,  éveillée  et  troublée  aussi. 

Mais  la  nature  est  une  si  grande  consolatrice,  une  si  apaisante 
amie,  qu'au  bout  de  quelques  jours  de  promenades  parmi  les 
floraisons  de  la  campagne  napolitaine,  sous  un  ciel  pur  et  au 
bord  d'une  mer  bleue,  il  se  fit  un  changement  chez  la  petite 
âme  malade.  La  blessure  n'avait  pas  été  bien  profonde.  Nellie 
reprit  ses  couleurs,  et,  la  nuit  d'après,  Nell  n'entendit  plus  de 
sanglots. 

Il  y  eut  même  un  jour  où  Nellie  paria  la  première  de  sa  peine, 
et  ce  fut  pour  remercier  Nell  de  ne  pas  lui  avoir  permis  de  se 
complaire  dans  son  chagrin. 

—  Comme  tu  avais  raison  1  J'aimais,  ou  j'avais  cru  aimer  un 
songe  1  Sans  toi,  j'aurais  été  capable  de  gâter  ma  vie,  uniquement 
en  me  figurant  qu'elle  était  gâtée... 

—  C'eût  été  bien  dommage,  mignonne!  Un  Cesare  ne  le  vaut 
pasl  Vois-tu,  ajouta- 1- elle  plus  sérieusement,  il  y  a,  je  crois, 
des  amours  dont  la  perte  équivaut  à  la  perte  de  la  vie;  mais  ce 
softt  ceux  où  nous  mettons  le  meilleur  de  nous-mêmes...,  et  ils 
«ont  rares,  dit-on.  Mais,  même  alors,  il  doit  y  avoir  le  moyen  de 
vivre  et  d'être  heureux  encore  d'une  autre  espèce  de  bonheur.  Car 
/tous  continuons  d'exister.  Même  malheureux,  notre  mot-survit, 
et  je  ne  crois  pas  que  nous  ayons  jamais  le  droit  de  l'abandonner 


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6*0  LAQUELLE? 

ni  de  perdre  de  vue  la  mission  qu'il  a  reçue  ou  qu'en  un  jour  de 
clairvoyance  nous  lui  avons  donnée... 

Nellie  ne  comprenait  pas  très  bien,  mais  elle  se  reprenait  & 
vivre,  à  trouver  le  monde  beau  et  la  vie  supportable. 

Elles  passaient  tout  le  jour  dans  les  barques  berceuses  et  les 
champs  embaumés,  en  réservant  les  excursions  plus  lointaines  aux 
lies  magiques  pour  plus  tard,  lorsque  René  de  Valgrand  les 
y  accompagnerait. 

Un  matin,  il  arriva  quand  on  ne  l'attendait  pas  encore.  Nell, 
les  bras  chargés  de  fleurs,  s'était  arrêtée  sur  la  terrasse,  les  yeux 
perdus  dans  une  extase  :  la  contemplation  de  cette  merveille  qu'est 
le  golfe  de  Naples  aux  heures  matinales.  De  minute  en  minute,  le 
tableau  changeait  :  les  moirures  de  l'eau  allaient  s'élargissant  et 
la  masse  du  Vésuve,  dessinait  ses  vagues  contours.  Nell  suivait 
du  regard  l'œuvre  de  la  brise  et  du  soleil  qui,  lambeau  à  lambeau, 
arrachaient  les  voiles  de  la  brume.  Chaque  matin,  elle  venait  assister 
à  la  toilette  du  volcan.  Elle  guettait  le  moment  où,  dans  son  impo- 
sante beauté,  il  sortait  enfin,  avec  un  suprême  effort,  de  ses  der- 
nières enveloppes  de  gazes  et  des  enroulements  des  petits  nuages 
d'azur. 

Elle  eut  comme  un  cri  de  frayeur  en  voyant  René  devant  elle, 
puis  une  douceur  inattendue  la  pénétra.  Ils  avaient  tant  à  se  dire 
qu'ils  restèrent  un  moment  sans  paroles.  Enfin,  les  premières  ten- 
dresses échangées  : 

—  Quel  rôle  m'avez- vous  fait  jouer,  chère  Nell?  Et  quel  air 
étrange  ai-je  dû  avoir  vis-à-vis  de  votre  oncle  quand  je  lui  ai 
demandé  la  main  d'une  jeune  fille  sans  fortune  et  qu'il  m'a  accordé 
celle  d'une  héritière  1  et  de  quelle  héritière? 

—  Eh  bien,  dit  Nell  avec  un  sourire  exquis,  vous  en  plaindrez- 
vous?  J'avais  fait  le  rêve  d'être  aimée  et  épousée  pour  moi-même 
et  par  qui  j'aimerais.  Vous  m'avez  donné  ce  bonheur  et  je  m'en 
souviendrai  toute  ma  viel...  oui,  même  si  vous  deviez  me  faire 
souffrir  un  jour...  Ne  protestez  pas!  On  sait  ce  que  valent  les 
hommes  1  Mais,  enfin,  vous  m'aimez  maintenant,  je  ne  puis  en 
douter,  et  je  tâcherai,  mon  cher  futur  mari,  de  conserver  votre 
amour.  Comprenez- vous,  à.  présent,  pourquoi  j'étais  si  pressée 
de  vous  voir  partir  pour  Paris?  Je  voulais  avoir  cette  joie  jusqu'au 
bout! 

—  Oui,  et  vous  avez  dû  faire  la  leçon  à  votre  oncle,  car  il  a 
rempli  à  merveille  son  rôle  de  tuteur  consciencieux  qui  tient  i  se 
renseigner  sur  tous  les  détails  de  la  vie  offerte  à  sa  pupille. 

—  Je  sais,  je  sais;  l'oncle  Georges  m'a  tout  raconté!  Mais,  vous, 
racontez- moi  à  votre  tour!... 


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LAQUELLE?  681 

—  Je  ris  encore  en  pensant  à  la  façon  dont  M.  Burlslay  m'a 
tourné  et  retourné  en  tous  sens.  J'ai  dû  lui  exposer  en  détail  ma 
situation;  lui  faire  le  tableau  de  notre  vie  future,  telle  que  je  vous 
l'avais  peinte  à  vous-même,  et,  pour  finir,  faire  miroiter  â  ses  yeux 
de  tuteur  mes  espérances  de  carrière. 

—  Alors  est  venu  le  coup  de  théâtre?  Mon  oncle  vous  a  dit  : 
«  Je  vois  que  ma  nièce  a  bien  placé  ses  affections!  »  Et  il  a  encore 
dit,  n'est-ce  pas  :  «  Nell  est  une  bonne  petite  fille?  » 

—  Il  m'a  dit  :  «  Nell  est  une  perle,  et  je  crois  que  vous  en 
êtes  digne.  »  Et  il  a  ajouté  :  «  Cette  perle  n'est  pas  tout  à  fait 
sans  monture...  » 

—  Et  vous  avez  répondu,  j'espère,  que  c'était  là  un  détail  mépri- 
sable I  dit  Nell  avec  malice. 

—  Mais  pas  du  tout,  Mademoiselle;  l'amour-propre  vous  grise! 
Le  détail,  dans  notre  cas,  n'était  pas  méprisable,  et  M.  Burlslay 
aurait  pris  une  fâcheuse  opinion  de  moi  si  je  l'avais  dédaigné.  J'ai 
dit  à  votre  tuteur  que  je  ne  m'étais  pas  inquiété  de  savoir  si  vous 
aviez  quelque  chose  ou  non,  mais  que  ce  que  vous  pourriez  avoir 
serait  le  bienvenu  pour  vous  rendre  la  vie  plus  facile  et  plus  douce... 

—  Et  mon  oncle  a  répondu. . .  ? 

—  Ma  nièce  a  quelque  chose  comme  deux  cent  cinquante  mille 
francs... 

—  Mais  c'est  presque  une  fortune!  me  suis-je  exclamé  avec  sur- 
prise!... 

—  De  rentes!...  a-t-il  achevé. 

—  Tableau  ! 

—  Mais  oui,  comme  vous  dites!  Et  je  vous  assure,  Nell,  que  j'ai 
dû  faire  une  drôle  de  figure,  tant  j'étais  ébahi...  Alors  votre  oncle 
a  été  charmant,  et  il  m'a  parlé  avec  une  confiance  et  une  affection 
dont  j'ai  été  extrêmement  touché...  Il  m'a  parlé  de  vous  aussi! 
11  m'a  raconté  ce  rêve  de  vouloir  être  aimée  pour  vous-même,  et  s'il 
ne  m'a  pas  fait  vous  aimer  davantage,  il  m'a  permis  de  vous  con- 
naître mieux  et  de  m'expliquer  pourquoi  je  vous  ai  si  impérieuse 
ment  chérie... 

Us  se  turent  et  un  moment  se  passa  sous  les  lauriers-roses  à 
écouter  chanter  leurs  cœurs...  Us  oubliaient  tout  dans  cette  effusion 
de  leur  bonheur,  quand  ils  s'aperçurent  tout  d'un  coup  que  midi 
allait  sonner  et  qu'il  était  temps  de  rentrer  pour  annoncer  à 
Mtte  de  Verneuil  l'arrivée  de  son  futur  neveu. 

M.  Glaczkowicz,  fidèle  à  sa  promesse,  arriva  le  lendemain,  et  la 
semaine  qui  suivit  fut  une  série  d'enchantements.  La  saison  était 
délicieuse  et  permit  à  Mme  de  Verneuil  et  aux  jeunes  filles  de  con- 
naître d'inoubliables  impressions  des  nuits  napolitaines. 


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682  LAQUELLE? 

Tout  le  long  du  golfe,  sur  les  terrasses  qui  bordent  la  mer,  le  soir, 
et  presque  jusqu'au  jour,  ce  sont  des  concerts  sans  fin.  Des  barques 
chargées  de  guitaristes  et  de  chanteurs  vont  et  viennent  d'une  rive 
à  l'autre,  promenant  les  sérénades  sous  les  balcons  de  marbre  des 
villas.  L'harmonie  et  l'air  parfumé  ne  font  qu'un.  La  musique  est 
embaumée  et  la  brise  est  mélodieuse.  Le  Napolitain  s'éveille  quand 
vient  la  nuit;  ses  yeux  et  son  âme  s'ouvrent  quand  brille  la  première 
étoile. 

Nellie  et  sa  tante  faisaient  une  provision  de  beaux  souvenirs.  Elles 
allaient  rentrer  en  France  pour  y  reprendre  leur  vie  ordinaire.  En 
attendant,  elles  s'emplissaient  les  yeux  et  la  mémoire  de  tableaux 
merveilleux  dont  les  années  à  venir  seraient  tout  embellies. 

Nell  était  trop  heureuse  pour  analyser  ses  impressions.  Sûre- 
ment, elle  reviendrait  à  Naples  !  Mais,  quoi  qu'il  dût  advenir,  et 
malgré  tout  ce  que  la  vie  pouvait  lui  réserver  de  peines  plus 
tard,  son  aurore  d'amour  était  si  radieuse  que,  quand  elle  aurait 
des  cheveux  blancs,  elle  en  serait  encore  toute  illuminée  1 

XI 

Après  le  désastre  final,  le  départ  des  dames  de  Verneuil  et 
l'écroulement  des  espérances  si  péniblement  échafaudées,  le  prince 
Montecorvello  avait  été  pris  dans  un  tourbillon  d'inquiétudes, 
d'angoisses  et  de  difficultés  sans  nombre.  Angelotti,  qui  devait 
renoncer  à  l'espoir  de  rentrer  dans  ses  cinquante  mille  lires,  lâcha 
sur  le  malheureux  Gesare,  le  meute  des  prêteurs  auxquels,  jusqu'à 
ce  jour,  il  avait  seulement  permis  d'aboyer  de  loin.  Le  prince  leur 
fut  livré  dans  un  hallali  sonné,  en  manière  de  signal,  par  l'usurier 
qui  lui  avait  avancé  le  montant  de  son  costume  et  l'argent  de  poche 
des  dernières  semaines.  Affolé,  le  pauvre  prince  ne  savait  où  donner 
de  la  tête.  Il  chercha  un  secours,  au  moins  un  conseil,  chez  les 
siens,  ses  parents,  ses  amis.  Il  ne  trouva  partout  que  de  l'indiffé- 
rence. Son  oncle,  le  cardinal,  ne  souhaitait  plus  qu'une  chose  : 
qu'on  lui  laissât,  sa  vie  durant,  la  jouissance  des  quelques  salles 
qu'il  occupait  encore  dans  le  vieux  palais,  pour  y  mourir  en  paix. 
A  son  neveu  de  se  débrouiller! 

Désespéré,  le  prince  se  retourna  vers  Bianca.  Dans  cet  effondre- 
ment général,  il  se  souvenait  de  l'amie  d'enfance  et  de  jeunesse,  de 
la  femme  au  cœur  chaud,  à  l'affection  dévouée  jusqu'au  sacrifice 
absolu. 

Gesare  n'était  pas  mauvais;  il  n'avait  pas  la  force  d'être  bon.  Il 
était  faible,  désemparé...  C'est  pourquoi  il  pensait  à  Bianca.  Volon- 
tiers, il  lui  eût  dit  : 


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LAQUELLE?  683 

Je  n'ai  plus  qu'à  pleurer,  j'ai  besoin  d'une  épaule!..-, 

Le  soir  du  jour  où  le  vieux  cardinal  avait  donné  définitivement  à 
Àngelotti  la  signature  l'autorisant  à  mettre  en  vente  le  palais  Mon- 
tecorvello,  Cesare  se  rendit  chez  sa  cousine.  Qu'allait-il  y  faire?  Il 
n'en  savait  rien  lui-même.  Epuisé  par  toutes  les  secousses  qu'il 
venait  de  subir,  il  cherchait  du  calme,  du  repos,  de  l'affection. 

Il  était  cinq  heures  du  soir  lorsqu'il  se  présenta  chez  la  princesse. 
Serafina  lui  dit  que  sa  maltresse  était  au  jardin. 

Le  très  modeste  petit  palais  où  dona  Bianca  avait  trouvé  un  abri, 
avait  jadis  fait  partie  des  dépendances  d'un  couvent.  Il  possédait 
un  jardin  entouré  de  murs  élevés,  et  c'était,  dès  le  printemps,  une 
véritable  oasis  de  verdure  et  de  fraîcheur.  La  nature  faisait  tous  les 
frais  de  sa  décoration,  et  Bianca  y  vivait  beaucoup  depuis  quelque 
temps,  depuis  que,  retirée  de  plus  en  plus  du  monde,  elle  était  résolue 
à  voir  clair  en  elle-même  et  à  connaître  enfin  son  propre  cœur... 
Une  partie  de  ses  jours  s'y  passait  dans  une  entière  solitude  ;  ce 
jardinet  était  son  domaine  :  les  vieilles  gens  qui  occupaient  le  reste 
du  palais  fuyaient  le  grand  air  et  craignaient  l'humidité  des  plantes. 

Le  prince  y  pénétrait  pour  la  première  fois.  Il  s'arrêta  un  instant, 
hésitant  et  surpris,  sur  le  seuil  de  la  porte.  Une  grille  rouillée  mais 
d'un  beau  travail  ancien  de  ferronnerie  fermait  un  petit  cloître  aux 
colonnettes  de  pierres  grises  où  quelques  débris  de  sculptures 
gisaient  sur  le  sol.  Tout  palais  romain,  si  modeste  qu'il  soit,  ren- 
ferme ainsi  un  musée  en  germe. 

La  porte  tourna  lentement  sous  la  main  du  prince  qui,  n'aper- 
cevant pas  Bianca,  poursuivit  sa  marche  parmi  les  herbes  et  le 
feuillage. 

Un  sentier  très  étroit  courait  entre  des  massifs  touffus;  il  menait 
à  une  clairière  où  des  rosiers  grimpants  formaient  un  berceau.  La 
princesse  y  était  assise  sur  un  banc  de  pierre,  et,  de  loin,  Cesare 
s'arrêta,  immobile,  à  la  contempler. 

Bianca  était  appuyée  à  un  antique  sarcophage,  vêtue  d'une  robe 
longue  en  serge  blanche  ;  un  mezzaro  génois  enveloppait  sa  tête 
et  ses  épaules  et,  de  ses  doux  reflets  laiteux,  caressait  son  visage 
pâli.  A  côté,  dans  un  bassin,  deux  nymphes  jouaient  en  se  dispu- 
tant une  fleur  de  laquelle  s'échappait  un  filet  d'eau  qui  tombait  avec 
un  petit  chant  monotone  et  très  doux. 

Bianca  rêvait...  Rêverie  mélancolique  sans  doute,  mais  d'où  la 
douleur  semblait  bannie,  car  son  beau  front  resplendissait  d'une 
lumière  intérieure  et  paisible,  de  cette  lumière  pure  et  comme  sur- 
naturelle dont  on  se  sent  baigné  sur  les  cimes. 

Devant  ce  calme  et  cette  beauté,  Cesare  eut  un  élan,  et  son  cœur 


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684  LAQUELLE? 

se  mit  à  battre.  Oh  !  se  réfugier  près  d'elle,  s'apaiser  au  contact  de 
cette  sérénité!... 

En  même  temps,  le  souvenir  lui  revint  des  projets  de  son  père, 
que  sa  cousine  aurait  si  volontiers  accueillis,  et  reportant  sa  pensée 
en  arrière,  il  eut  la  triste  vision  de  tout  ce  qu'il  avait  perdu... 

Bianca,  levant  enfin  les  yeux,  aperçut  le  prince  venant  avec  len- 
teur vers  elle,  et,  dans  le  détachement  de  son  cœur,  elle  ne  put  se 
défendre  d'un  sentiment  de  pitié  pour  le  pauvre  désemparé. 

—  Du  courage,  Gesare,  dit-elle  en  lui  tendant  la  main.  Je  ne 
suis  pas  allée  voir  mon  oncle  aujourd'hui  :  je  savais  que  vous 
deviez  avoir  avec  Angelotti  un  entretien,  et  j'ai  préféré  me  tenir  à 
l'écart. 

Et  comme  Gesare  demeurait  silencieux  : 

—  Du  courage!  murmura- 1- elle  encore. 

Ge  mot,  banal,  elle  le  sentait  bien,  lui  venait  seul  aux  lèvres. 
Que  pouvait-elle  dire  à  cet  homme  de  trente  ans  qu'elle  connaissait 
sans  énergie,  qu'elle  devinait  abattu  et  sans  espérance? 

—  Bianca!  balbutia- 1- il  enfin,  tout  m'abandonne  et  me  manque 
à  la  fois!  M'abandonnerez-vous  aussi? 

—  Je  ne  vous  abandonne  pas,  mon  cousin,  qui  .avez  été  presque 
mon  frère.  Je  ne  vous  abandonnerai  jamais,  si  vous  entendez  par 
là  que  ma  pensée  puisse  se  désintéresser  de  vos  chagrins  et  que 
votre  bonheur  puisse  me  devenir  indifférent!  Mais  je  comprends 
trop  bien  votre  peine  profonde  pour  tenter  de  la  consoler 
aujourd'hui... 

Le  prince  la  regarda  avec  une  sorte  d'étonnement  hagard. 

—  Comment  dites-vous?  Mais  c'est  aujourd'hui,  Bianca,  que 
j'ai  surtout  besoin  de  votre  compassion!  Aujourd'hui,  que  tout 
m'accable  et  que  cette  vente  de  notre  palais  de  famille  me  frappe 
au  point  le  plus  sensible  et  le  meilleur  de  moi-même...  Avoir 
espéré  le  sauver  et  tout  perdre  à  la  fois  !  Avoir  vécu  en  aveugle  et 
n'apercevoir  le  précipice  qu'à  l'heure  où,  tout  au  bord,  il  n'y  a 
plus  qu'à  s'y  laisser  glisser  avec  désespoir!... 

—  Sont-ce  là  vos  seuls  regrets,  Cesare?  vos  seuls  sujets  de 
douleur  et  de  plaintes?  interrogea  la  princesse  d'une  voix  hésitante. 

—  Non,  Bianca,  si  je  lis  bien  enfin  en  moi-même,  j'y  découvre 
le  regret,  amer  et  déchirant,  du  bonheur  perdu... 

—  Mais  avez-vous  tout  fait  pour  le  conquérir  et  pour  le  garder, 
ce  bonheur?  Comme  le  royaume  du  ciel,  le  bonheur  souflre  vio- 
lence, Cesare!  Qu' avez-vous  fait  pour  vous  l'assurer,  pour  mériter 
1* amour  qui  serait  votre  sauveur  à  présent;  cet  amour  plus  fort 
que  le  temps  et  que  les  traverses  de  la  vie? 

—  Je  n'ai  rien  fait,  c'est  vrai...  Je  n'ai  rien  su  comprendre,  ni 


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LAQUELLE?  685 

en  moi,  ni  hors  de  moi.  Je  n'avais  qu'à  tendre  la  main  :  le  bonheur 
et  l'amour  peut-être  étaient  à  ma  portée... 

Bianca  releva  la  tète  et,  surprise,  plongea  ses  yeux  dans  ceux 
de  son  cousin. 

—  Nous  ne  nous  comprenons  pas,  sans  doute.  Pardonnez-môi 
si  je  ravive  une  douleur,  mais  je  faisais  allusion  à  votre  amour 
pour  cette  jeune  Française  dont  Ângelotti  m'avait  parlé.  Et,  je 
vous  le  demande  encore  :  n'avez-vous  donc  pas  su  vous  faire  aimer 
d'elle  assez  fortement  pour  que  cet  amour  pût  être  à  présent  votre 
refuge  et  votre  espoir? 

Le  prince  rougit  et  son  regard  gêné  évita  celui  de  sa  cousine. 
Cueillant  une  fleur  et  l'effeuillant  d'une  main  machinale  : 

—  Je  vous  en  prie,  Bianca,  qu'il  ne  soit  plus  question  de  cette 
affaire  entre  nous...  Je  n'ai  pas  aimé  M116  de  Verneuil.  Vous  savez 
bien  que  ce  mariage  n'était  qu'une  solution...  Pourquoi  Angelotti 
m'a-t-il  représenté  à  vos  yeux  comme  épris  d'elle?  Sans  doute, 
par  une  sorte  de  délicatesse..;,  pour  ne  pas  me  faire  passer  à  vos 
yeux  pour  un  vulgaire  coureur  de  dot.  Mais  c'est  fini...,  tout 
est  fini!...  Dans  cet  amour  n'était  pas  le  port  de  salut  que  vous 
rêviez  pour  moi!  Et  puis,  rappelez-vous  :  la  jeune  fille  à  qui  j'ai 
fait  la  cour  cet  hiver  n'était  pas  «  celle  aux  yeux  de  lumière  » 
en  qui  vous  aviez  cru  voir  la  future  princesse  Montecorvello. 

—  C'est  vrai!  murmura  dona Bianca.  Celle-là,  un  autre  l'a  gagnée 
parce  qu'il  a  su,  comme  je  vous  le  disais,  la  conquérir  et  la  mériter... 

Il  se  fit  entre  eux  un  silence  pendant  lequel  on  n'entendit 
d'autre  bruit  que  celui  du  petit  filet  d'eau  tombant  dans  le  bassin 
de  marbre.  Un  calme  endormant  les  enveloppait.  Autour  d'eux, 
jusque  sur  leurs  têtes,  les  roses  penchaient  la  tête,  comme  lasses 
du  poids  du  jour.  Parmi  l'herbe  dure  et  sauvage  s'égaraient  des 
volubilis  et  des  pervenches,  semblables  à  des  yeux  qui  auraient 
beaucoup  pleuré.  Un  acacia  balançait  ses  grappes,  et  le  sol,  aux 
pieds  de  Bianca,  était  jonché  de  pétales  roses.  Une  brise  légère  en 
jeta  quelques-uns  sur  la  robe  blanche  de  la  jeune  femme.  Cesare 
les  prit  et  les  porta  à  ses  lèvres. 

—  Bianca,  dit- il  alors  à  voix  basse,  vous  ne  comprenez  donc 
pas?  Comment  vous  dire  que  vous  seule  pouvez  être  mon  refuge, 
vous  seule,  ma  Notre-Dame  du  Salut!... 

—  Moi,  Cesare!  exclama- t-elle  d'une  voix  où  la  surprise  se 
mêlait  à  une  mélancolique  incrédulité. 

—  Oui,  vous...  vous  seule!  vous  que  j'ai  toujours  admirée... 
vous  en  qui  j'ai  toujours  vu  la  plus  noble  et  la  plus  belle  des 
femmes!  Oh!  soyez-en  la  meilleure  et  prenez  pitié  de  moi  au- 
jourd'hui... 


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686  LAQUBLLI? 

Bianca,  les  yeux  demi-clos,  restait  muette. 
11  se  méprit  sur  ce  silence,  et,  plus  bas,  plus  doucement,  de  la 
voix  caressante  qui  avait  surpris  le  cœur  de  Nellie,  il  continua  : 

—  Souvenez -vous,  Bianca,  de  nos  jeunes  années.  Nous  repren- 
drons, si  vous  le  voulez,  notre  vie  à  votre  retour  du  couvent. 
L'ombre  de  mon  père  en  serait  heureuse,  lui  qui  nous  avait  destinés 
l'un  à  l'autre...  Rappelez-vous  nos  promenades  dans  les  bois  de 
Frascati.  Il  y  a  quelques  jours  encore  j'y  ai  retrouvé  vos  traces  : 
des  souvenirs  de  vous  y  flottaient  dans  l'air,  et,  dans  les  arbres  de 
la  forêt,  le  vent,  semblait  murmurer  votre  nom... 

Et  comme  elle  demeurait  toujours  muette,  il  saisit  les  mains  de 
Bianca  en  murmurant  : 

—  Ne  m'avez-vous  pas  aimé  en  ce  temps-là? 

Sortant  alors  de  son  immobilité  de  statue,  la  princesse  retira  dou- 
cement ses  mains,  et  regardant  tristement  son  cousin  : 

—  Trop  tard,  Cesare!  trop  tard  à  présent  pour  raviver  ces 
cendres  devenues  une  froide  poussière...  le  temps  de  l'amour  est 
passé.  » 

—  Quoi!  s'écria  le  prince,  est-ce  vous  qui  parlez  ainsi,  Bianca  1 
Vous  qui,  tout  à  l'heure,  disiez  l'amour  plus  fort  que  le  temps  et 
survivant  à  la  souffrance?... 

Avec  un  triste  sourire,  Bianca  dit  lentement  : 

—  Je  vous  ai  aimé,  Cesare,  comme  on  aime  un  rêve  dans  ces 
premières  années  que  vous  rappeliez  tout  à  l'heure...  et  l'amour  a 
duré  longtemps,  car  j'avançais  dans  la  vie  les  yeux  fixés  sur  un 
idéal  qui  me  dérobait  la  réalité.  Jeune  fille,  je  vous  ai  aimé  dans 
nilusion  et  l'espérance.  Plus  tard,  à  Naples,  durant  les  années 
affreuses  qui  ont  suivi,  je  vous  ai  aimé  encore,  sans  espoir  désor- 
mais, et  pour  la  seule  joie  de  l'amour  même...  Revenue  à  Rome, 
veuve,  libre...  et  bientôt  pauvre,  si  j'ai  continué  à  vous  aimer,  c'était 
dans  la  tristesse  du  désenchantement,  dans  la  douleur  d'une  illu- 
sion qui  s'envole... 

—  Vous  m'avez  aimél  vous  m'avez  aimé!  répétait  le  prince* 
vous  m'aimerez  encore!  Et  d'ailleurs,  à  défaut  d'amour,  votre 
pitié  me  suffira...  la  pitié  de  Bianca  est  meilleure  que  l'amour  d'une 
autre... 

La  princesse  secoua  la  tète. 

—  Ce  n'est  pas  possible,  et  vous  vous  abusez  vous-même. 
Vous  souffrez,  et,  sous  l'étreinte  de  la  douleur,  vous  venez  à  moi 
crier  votre  peine.  Mais  vous  ne  m'aimez  pas,  Cesare,  vous  ne  m'avez 
jamais  aimée,  et  moi  je  ne  vous  aime  plus...  Je  ne  crois  plus  en 
vous...  ;  pis  encore...,  j'ai  perdu  la  foi  en  mon  amour.. .%Vous  ai-je 
même  vraiment  aimé?  Je  ne  le  sais  plus.  Mais  je  m'interroge  et  je 


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LAQUELLE?  *  W 

ne  trouve  plus  dans  mon  cœur  la  chaleur  qui  donne  la  vie,  l'élan 
qui  donne  la  force  de  porter  une  croix. 

Elle  avait  parlé  d'une  voix  profonde  et  convaincue,  où  rien  ne 
vibrait  plus  des  émotions  d'autrefois.  Il  sentit  que  c'était  fini,  que 
quelque  chose  de  définitif  et  d'irrévocable  venait  de  se  passer  entre 
eux.  Il  n'insista  pas.  Trop  tard  il  apprenait  que  la  source  d'amour 
se  tarit  si  l'on  n'y  puise  pas.  Dans  le  silence  qui  tomba  entre  eux 
lorsque  dona  Bianca  eut  fini  de  parler,  une  voix  secrète  soufflait 
tout  bas  à  Gesare  que  sa  cousine  avait  raison  et  qu'il  n'était  pas  de 
ceux  que  l'amour  peut  consoler  d'avoir  perdu  tout  le  reste... 

Un  carillon  de  cloches  les  tira  de  leur  rêverie  :  Rome  chantait 
Y  Ave  Maria.  Sur  toute  l'étendue  de  la  Ville  et  dans  la  campagna 
d'alentour,  le  cantique  des  anges,  retournant  au  ciel,  s'élançait 
de  la  terre.  L'espace  en  demeura  encore  tout  vibrant  et  sonore 
après  que  les  clochers  et  les  campaniles  eurent  fait  le  silence. 

Bianca  se  leva  et  resta  un  instant  debout,  appuyée  au  sarco- 
phage de  pierre.  Gesare  la  contemplait  d'un  oui  terne...  Le  jardin 
s'était  subitement  assombri,  ou  bien  la  tristesse  accrue  de  son 
âme  le  lui  faisait  paraître  plus  sombre.  En  réalité,  le  soleil  avait 
disparu,  les  clochettes  des  volubilis  s'étaient  closes,  les  pervenches 
cherchaient  le  sommeil  sous  les  feuilles,  et  les  roses  se  recueillaient 
pour  la  nuit  approchante.  Seul,  le  petit  filet  d'eau  coulait  tou- 
jours, imperturbable  :  il  disait,  lui,  la  continuité  inlassable  de  la 
douleur. 

—  Avez-vous  donc  renoncé  pour  vous-même  à  toutes  les  joies 
de  la  vie?  dit  Gesare  d'une  voix  un  peu  sourde.  Vous  êtes  belle 
comme  un  rêve  d'artiste,  comme  une  évocation  de  poète I... 
Regardez  autour  de  vous  :  partout  les  joies  de  la  vie  sont  prêtes 
à  vous  sourire;  pourquoi  prétendez-vous  que  votre  cœur  est  mort 
et  que  tout  est  fini?... 

A  ce  moment  brillait,  dans  les  yeux  de  Bianca,  une  flamme  que 
Gesare  n'y  avait  jamais  vue.  Un  tendre  sourire  entrouvrait  ses 
lèvres,  et,  sans  répondre,  elle  marcha  vers  la  grille,  suivie  du 
prince.  Là,  elle  s'arrêta,  et,  lui  tendant  la  main  : 

—  A  bientôt,  mon  cousin;  dans  quelques  jours,  nous  nous 
reverrons.  Je  ne  cessera  jamais  de  vous  être  sincèrement  attachée 
et  de  prier  pour  vous... 

Et  elle  passa. 

Quelques  jours  plus  tard,  en  effet,  Gesare  revit  la  princesse  : 
ce  fut  au  couvent  des  Dames  du  Cénacle,  dont  elle  venait  de 
fermer  la  porte  sur  elle  avec  un  soupir  d'allégement  et  de  déli- 
vrance. 


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688  '  LAQUELLE? 

Mm*  de  Verneuil  et  ses  nièces,  revenues  à  Rome  pour  la  Semaine 
sainte,  commencèrent  ensuite  leurs  préparatifs  de  départ  :  le 
mariage  de  Nell  et  de  M.  de  Valgrand  était  fixé  au  mois  suivant 
et  elles  avaient  hâte  de  rentrer  à  Paris,  où  les  appelait  l'oncle 
Burlsley,  impatient  de  revoir  sa  chère  Nell. 

Nellie  était  sincèrement  heureuse  du  bonheur  de  sa  cousine, 
et  sa  blessure  de  cœur  en  avait  été  tout  à  fait  cicatrisée.  Cette 
petite  égratignure  avait  été  salutaire  à  la  jeune  fille,  en  lui  faisant 
pressentir  la  douleur  et  entrevoir  les  épines  de  la  vie.  Jusqu'alors, 
cette  vie  s'était  écoulée  pour  elle  dans  une  sécurité  affectueuse  et 
dans  les  limites  d'un  horizon  restreint.  La  médiocrité  de  sa  fortune 
n'était  pas  pour  elle  une  cause  de  soucis  ni  de  véritable  inquié- 
tude. Elle  y  était  habituée  dès  l'enfance  et  n'avait  jamais  pensé 
à  d'autres  conditions  d'existence.  Son  cœur  et  son  imagination 
même  jusqu'à  cette  heure  avaient  dormi.  Ils  s'étaient  un  instant 
réveillés  dans  ce  brusque  changement  de  vie,  de  milieu,  et,  il  faut 
bien  le  dire,  de  climat.  Le  ciel  lumineux  conviant  à  une  fête  sans 
fin  la  jeunesse  éternelle  dont  la  nature  se  pare  avec  orgueil  dans 
ces  villas  en  fleurs  à  la  saison  des  neiges,  avaient  agi  sur  Nellie 
comme  ils  agissent  toujours  sur  les  nouveaux  venus  en  pays  de 
soleil.  La  petite  Parisienne,  dont  jusqu'alors  les  tours  de  Saint- 
Sulpice  avaient  borné  l'horizon,  goûtait  pour  la  première  fois  la 
joie  de  vivre.  Elle  s'était  épanouie  dans  cet  air  plus  doux  où  flottait 
•  en  tout  temps  un  arôme  grisant  de  laurier,  de  buis  et  d'écorce 
d'oranges.  La  gaieté  de  la  vie  l'avait  enivrée  comme  des  bouffées 
de  printemps.  Le  désir  de  vivre,  le  désir  d'aimer,  le  désir  de  jouir 
chantaient  en  elle... 

Durant  quelques  jours,  le  prince  Montecorvello  avait  person- 
nifié tout  cela,  et  Nellie  avait  cru  l'aimer  alors  qu'elle  n'avait  aimé 
en  lui  que  le  reflet  de  toutes  ces  choses  grisantes...  Mais,  réveillée, 
elle  voyait  clair  en  elle  désormais!  Réveillée,  Nellie  l'était  bienl 
Elle  comprenait  à  présent  ce  que  sa  cousine,  un  jour,  avait  voulu 
dire  en  parlant  de  vie  personnelle  et  intérieure.  Aujourd'hui,  Nellie 
n'aurait  plus  dit  que,  dans  sa  vie,  il  n'y  avait  rien>  car  elle  y 
découvrait  des  élans,  des  enthousiasmes,  des  extases  et  même  des 
souffrances  insoupçonnées  plus  tôt.  Et,  chose  étrange,  Nellie 
n'aurait  pas  voulu  en  rien  effacer...  Non,  car,  dans  ces  souffrances 
mêmes,  elle  s'était  sentie  vivre  enfin...  Sous  la  douleur  qu'une 
Providence  maternelle  lui  avait  dispensée  légère,  elle  s'était  sentie 
Vibrer.  Elle  y  avait  puisé  une  grande  leçon. 

Humblement,  elle  reconnaissait  que  les  hommages  s'étaient 
adressés  à  Yhéritière.  Au  premier  moment,  la  désillusion  avait  été 
rude;  mais  la  brave  enfant  se  relevait  du  choc  plus  forte,  plus 


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LAQUELLE?  689 

sérieuse,   pleine  d'indulgence   pour  les   faiblesses   des  autres. 

Lorsqu'elles  rentrèrent  à  Rome,  la  société  italienne  était  très 
agitée  par  deux  nouvelles  qui,  venant  d'éclater  brusquement,  la 
passionnaient  :  la  ruine  avérée  du  prince  Montecorvello  avec,  comme 
conséquence,  la  mise  en  vente  de  son  palais,  et  l'entrée  en  religion 
de  la  princesse  Corglione. 

Cette  dernière  nouvelle  impressionna  péniblement  Neil  et  Nellie 
lorsque,  le  soir  de  leur  arrivée,  on  en  parla  devant  elles  dans  leur 
petit  cercle  d'intimes. 

On  commentait  beaucoup  cette  résolution  de  la  princesse.  Son 
apparition  au  bal  en  avait  fait  espérer  une  toute  différente.  Il  y 
eut  des  gens  qui  voulurent  voir  dans  une  décision  si  imprévue 
un  coup  de  tête,  du  dépit,  tout  au  moins  du  regret  de  n'avoir  pas 
été  aimée  de  son  cousin. 

Ces  commentaires  blessèrent  Nell  dans  son  admiration  pour  une 
princesse  digne  d'être  admirée  comme  une  héroïne  de  l'histoire  ou 
de  la  légende.  Elle  le  dit  très  vivement  même,  et  un  regard  de 
M.  Glaczkowicz  laTécompensa  de  sa  clairvoyance. 

—  Vous  avez  raison,  Mademoiselle.  La  princesse  Gorglione  est 
au-dessus  du  dépit  et  incapable  d'un  coup  de  tète.  Quant  au 
désespoir...  franchement,  qui  donc,  parmi  nous,  juge  don  Gesare 
capable  d'en  inspirer? 

Il  attendit  un  moment  une  protestation,  qui  ne  vint  pas,  il 
continua  : 

—  Je  connais  depuis  longtemps  dona  Bianca,  et  je  ne  puis 
pas  dire  que  sa  résolution  me  surprenne.  Elle  s'est  simplement 
retirée  d'un  monde  où  elle  cherchait  un  idéal  de  perfection  qu'en 
dehors  d'elle-même  elle  ne  pouvait  rencontrer. 

M.  Glaczkowicz  ignorait,  comme  tout  le  monde,  le  dernier  acte 
du  petit  drame  intime  dont  le  cœur  de  dona  Bianca  avait  été  ému. 

La  veille  de  son  départ,  Nell  sortit  avec  M.  Glaczkowicz  pour 
une  course  mystérieuse.  Accompagnée  du  vieux  Polonais,  elle  se 
rendit  chez  un  horticulteur  dont  les  serres  fameuses  sont  retirées 
hors  la  ville,  aux  alentours  de  la  Porta  Pia.  Elle  y  fit  composer  sous 
ses  yeux  une  corbeille  digne  d'une  royale  fiancée,  et  elle-même  alla 
la  déposer  au  couvent  à  l'adresse  de  la  princesse  Gorglione.  C'était 
son  adieu,  l'expression  de  l'ardente  sympathie  épanouie  dans  son 
âme  à  l'échange  de  leurs  regards. 

En  la  recevant  des  mains  de  la  tourière,  Bianca  eut  un  sourire 
mélancolique  et  doux.  Qui  la  lui  envoyait?  Elle  se  pencha  sur  les 
lys,  les  azalées,  toute  la  floraison  blanche  étalée  à  ses  pieds.  Au 
milieu  de  cette  neige  se  détachait  une  fleur  de  la  Passion,  tout 
empourprée,  et  la  princesse  comprit.., 


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m  LÀQUBLLEÎ 

Elle  prit  dans  ses  bras  l'énorme  corbeille  et  la  porta  au  milieu 
du  chœur,  où  elle  la  déposa  aux  pieds  de  l'autel.  Puis,  seule  dans 
la  chapelle,  elle  demeura  un  instant  debout,  droite  et  presque  imma- 
térielle dans  sa  robe  blanche.  Elle  semblait  un  beau  cierge  avec  la 
flamme  brûlante  de  ses  yeux.  Les  fleurs  parlaient  des  joies  du 
monde,  et  Bianca  se  rappela  le  bal  Roccabella  où  elle  avait  sen- 
ties ces  joies  fugitives.  Ce  soir-là,  elle  leur  avait  dit  adieu.  Au 
bras  du  duc,  elle  avait  fait  le  tour  de  la  salle  des  fêtes,  puis,  sou- 
riante, en  avait  pris  congé  pour  toujours. 

Elle  s'agenouilla  près  de  la  corbeille,  prit  entre  ses  mains  la 
fleur  de  la  Passion,  et  pria. 

Bianca  Corglione  avait  trouvé  la  paix... 


XII 

La  veille  de  son  mariage,  Nell  passait  la  matinée  en  tète-à-tète 
avec  son  oncle.  Ils  causaient  tous  deux  affectueusement  de  choses 
sérieuses,  comme  à  son  retour  de  Boston,  quelques  mois  plus  tôt. 

H.  Burlslay  était  triste  de  se  séparer  de  sa  nièce  avant  d'avoir 
joui  de  sa  présence,  de  sa  jeunesse,  du  charme  nouveau  apporté 
par  elle  dans  sa  vie.  Mais  il  était  dit  que  l'oncle  Georges  ne  serait 
heureux  que  par  le  bonheur  des  autres.  Il  appréciait  chaque  jour 
davantage  René  de  Valgrand,  et,  ce  matin-là,  il  répétait  pour  la 
centième  fois  à  Nell  que  son  choix  seul  pouvait  le  consoler  d'avoir  à 
se  séparer  d'elle. 

On  devait  signer  le  contrat  dans  l'après-midi,  et  M.  Burlslay 
donnait  à  sa  nièce  quelques  explications  supplémentaires. 

—  Rends-moi  le  carnet  de  chèques  que  tu  avais  emporté  à  Rome, 
il  ne  te  servirait  plus,  et  noué  allons  le  détruire. 

—  Cependant,  oncle  Georges,  avant  de  vous  le  rendre,  et,  ce 
matin  même,  tant  que  je  suis  encore  maîtresse  de  ma  fortune, 
avant  d'être  en  puissance  de  mari,  comme  disent  les  gens  de  lois, 
je  veux  en  signer  un...,  et  même  un  gros... 

—  Qu'on  veux- tu  foire? 

— -  Cher  oncle  Georges,  dit  la  jeune  fille,  en  venant  s'asseoir  sur 
le  bras  du  fauteuil  de  Pex-banquier;  je  veux  donner  une  dot  k  ma 
cousine  Nellie... 

—  Eh  bien!  et  tes  principes?  il  me  semble  qu'en  ce  moment  tu 
manques  de  logique  ! 

—  Non,  mon  bon  oncle,  je  ne  vais  pas  à  rencontre  de  mes  prin- 
cipes en  voulant  doter  Nellie...  Mais  peut-être  la  femme  qui  saura 
conquérir  l'amour  n'est-elle  pas  encore  prête  pour  la  lutte...  Peot- 


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LAQUELLE?  ttft 

être  mon  cas  est-il  justement  l'exception  qui,  pareil  à  un  jalon  isolé, 
indique  seulement  la  route.,.,  Nellie  n'a  pas  tant  de  vaillance;  elle 
«st  tendre  et  douce,  elle  a  besoin  d'appui,  et  il  lui  faut  une  ne 
toute  faite... 

—  Et  combien  veux -tu  lui  donner?  demanda  simplement 
M.  Burlslay . 

Nell  se  pencha  sur  le  bureau  de  son  oncle  et  griffonna  quelque 
chose  sur  un  papier  qu'elle  tendit  à  M.  Burlslay. 

—  Trois  cent  mille  francs!  s'écria  celui-ci.  N'est-ce  pas  beaucoup? 

—  Non,  cher  oncle,  dit  Nell  sérieusement.  11  ne  faut  pas  faire  les 
choses  à  demi.  D'ailleurs,  j'ai  une  grosse  dette  envers  ma  cousine, 
une  dette  si  grosse  que  ma  fortune  ratière  ne  serait  pas  de  trop 
pour  l'acquitter  :  je  lui  dois  précisément  mon  bonheur. 

Alors  elle  raconta  ce  qui  s'était  passé  entre  elles,  la  conversation 
surprise  au  Pincio,  sa  prière  à  Nellie  d'en  garder  le  secret,  les 
hésitations  de  sa  cousine  et  le  chagrin  qui  avait  effleuré  la  pauvre 
petite,  tandis  qu'elle,  Nell,  cueillait  la  rare  fleur  d'amour. 

L'oncle  ne  riait  plus;  il  comprenait  à  présent  que  sa  Nell,  <&u 
cœur  .tendre  et  fort,  voulût  assurer  à  jamais  la  paix  et  l'avenir  'de 
la  petite  âme  frêle  dont  elle  avait  risqué  de  compromette  le 
bonheur.  ,+ 

—  Fais  donc  à  ton  gré,  ma  chère  fille.  Mais  comment  feras-tu 
accepter  cela  à  ta  cousine?  y 

—  Ohl  très  bien.  Regardez,  cher  oncle,  mon  cadeau  de  noces. 
Elle  tira  de  sa  poche  un  assez  large  écrin.  11  contenait  une 

superbe  garniture  de  corsage  byzantine,  —  des  ors  de  toutes  les 
nuances,  ciselés,  émaillés,  semés  de  turquoises  et  de  perles.  Au 
milieu,  une  petite  lame  d'or,  en  se  déplaçant,  laissait  voir  une 
miniature  de  Nell,  peinte  sur  ivoire.  La  miniature  se  soulevait  à 
son  tour  et  découvrait  une  petite  cavité,  où  Nell  plaça  le  chèque 
plié  très  fin. 

M.  Glacxkowicz  arriva  ce  même  jour  de  Rome. 

Il  donnait  à  H.  de  Valgrand  une  bien  grande  preuve  d'affection 
en  acceptant  d'être  son  témoin;  il  avait  eu  de  la  peine  à  se  décider 
à  revenir  à  Paris.  C'était  la  première  fois  qu'il  y  rentrait  depuis 
que  la  France  était  en  République!  Et  il  trouva  tout  bien  changé!... 

Après  la  signature  du  contrat,  qui  avait  eu  lieu  dans  la  plus 
stricte  intimité,  comme  on  prenait  en  famille  le  petit  thé  de  cinq 
heures,  le  Polonais  donna  des  nouvelles  de  Rome.  Le  palais  Monte- 
corvello  venait  d'être  acheté  par  une  dame  de  l'Argentine,  que 
l'archevêque  de  Buenos-  Ayres  avait  adressée  à  Angelotti  en  la  lui 
recommandant  comme  un  des  piliers  de  sa  cathédrale,  et  l'un  des 
plus  généreux  soutiens  des  œuvres  diocésaines.  Cette  vente  avait 


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692  LàQOILLfe? 

sans  doute  remis  à  flot  don  Cesare,  car  on  l'apercevait  tous  les 
jours  au  Pincio  et  à  la  villa  Borghèse,  sur  un  cheval  magnifique, 
très  empressé  autour  du  landau  où  dona  Patrocinio  de  San  Her- 
mandad  y  Ratatorcida  étalait  les  grâces  de  sa  personne  et  les 
splendeurs  de  ses  toilettes... 

—  Vous  verrez  que  cela  finira  par  un  mariage  1  conclut  le  vieil 
augure. 

—  Est-ce  une  jolie  femme?  demanda  tante  Solange  de  sa  voix 
languissante. 

—  Peut-être  l'a-t-elle  été...,  on  n'en  peut  guère  juger  à  présent. 
C'est  la  fille  d'un  gaucho  qui  a  fait  fortune  en  vendant  des  bœufs, 
et  la  veuve  d'un  marchand  de  laine.  Elle  a  au  moins  quinze  ans  de 
plus  que  le  prince,  pèse  cent  vingt  kilos,  et  se  montre,  dit- on, 
toute  disposée  à  mettre  le  prix  à  une  couronne.de  princesse. 

Malgré  elle,  Nell  regarda  sa  cousine. 

Nellie  riait  de  bon  coeur  et  sans  arrière-pensée. 

Le  lendemain  matin,  pour  la  dernière  fois  peut-être,  Nell  déjeu- 
nait seule  avec  son  oncle.  Elle  était  calme,  rose,  fraîche  et  reposée. 
Son  oncle  était  ému.  Le  mariage  de  Nell  lui  rappelait  celui  de  sa 
mère.  En  ce  moment,  Ellen  et  Nell,  il  les  confondait  toutes  deux 
dans  son  cœur,  sinon  dans  sa  mémoire. 

M.  Burlslay  n'avait  pas  faim  et  ne  mangeait  guère;  mais  il  était 
heureux  du  bel  équilibre  de  cette  nature  de  jeune  fille  qui  savait 
dominer  les  émotions.  Nell  déjeunait  tranquillement,  du  même 
appétit  égal,  toute  souriante  et  très  calme,  quoique  plus  silencieuse 
qu'à  l'ordinaire. 

L'oncle  ne  put  s'empêcher  d'en  faire  la  remarque. 

—  Et  pourquoi  serais-je  différente,  oncle  Georges?  Vous  oubliez 
que  je  ne  me  suis  pas  emballée*  comme  on  dit,  pour  René;  je 
l'aime  profondément,  ce  qui  est  autre  chose;  je  l'aime  avec  con- 
fiance; c'est  pourquoi  je  suis  calme;  j'ai  confiance  en  lui,  en  la 
sincérité  de  son  affection;  et  j'ai  confiance  en  moi-même,  en  la 
vérité  de  mes  sentiments.  Nous  nous  aimons,  nous  poursuivons  le 
même  but,  nous  avons  le  même  idéal  et  les  mêmes  aspirations  : 
nous  serons  heureux,  je  crois,  autant  qu'on  peut  l'être  en  ce 
monde. 

Et  Nell,  embrassant  son  oncle,  le  quitta  pour  aller  à  sa  toilette. 

Chez  elle,  comme  chez  sa  tante  et  sa  cousine,  c'était  un  tumulte 
de  femmes  de  chambre  et  de  couturières.  Nell,  enfin  dans  sa  robe 
blanche,  renvoya  ses  habilleuses  et  demeura  seule,  en  attendant 
Nellie  qu'elle  avait  fait  demander. 

Sa  cousine  apparut,  ravissante  dans  un  nuage  bleu  pâle  aux 
reflets  argentés.  Elle  embrassa  tendrement  Nell  et  toutes  deux  de- 


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LAQUELLE?  693 

meurèrent  ton  moment  enlacées  devant  la  glacé  où  elles  se  regar- 
daient en  souriant. 

Elles  formaient  nn  groupe  délicieux  :  Nell  avec  sa  belle  taille,  son 
teint  éblouissant  dans  la  blancheur  du  satin  qui  la  moulait  et  de 
l'illusion  qui  l'ennuageait;  Nellie,  un  peu  pâle,  fine  petite  pâte  de 
Sèvres  ou  de  Saxe,  bibelot  d'étagère,  comme  habillée  d'un  lointain 
morceau  de  ciel;  à  cette  heure,  elles  ne  se  ressemblaient  plus  et  on 
pouvait  déjà  prévoir  qu'elles  se  ressembleraient  de  moins  en  moins 
à  mesure  que  la  vie  accentuerait  en  elles  la  différence  de  leurs 
natures. 

—  Ma  petite  Nellie,  je  veux  te  donner  un  souvenir  de  mon 
mariage;  un  souvenir  de  ces  mois  passés  ensemble,  qui,  de  deux 
cousines,  bonnes  amies,  ont  fait,  je  l'espère,  deux  sœurs  à  jamais 
tendrement  unies,  n'est-ce  pas? 

Les  baisers  de  Nellie,  ponctués  de  quelques  larmes,  interrompi- 
rent Nell. 

—  J'ai  attendu  jusqu'à  ce  matin  pour  te  le  remettre,  parce  que  je 
voulais  choisir  un  moment  où  tu  ne  puisses  rien  me  refuser. 

Elle  ouvrit  l'écrin  et  en  sortit  la  superbe  parure. 

—  Oh!  Nell!  c'est  trop  beau!...,  s'écria  Nellie  à  la  vue  du 
bijou. 

—  Non,  ma  chérie,  et  tu  vas  me  promettre  de  l'accepter,  tel  que 
je  te  le  donne,  contenant  et  contenu. 

—  Gomment?  dit  Nellie  surprise.  Que  veux-tu  dire?... 

—  Tu  comprendras  pourquoi  après.  Dis-moi  clairement,  comme 
je  te  le  demande,  que  tu  acceptes  mon  souvenir  contenant  et  con- 
tenu?... 

—  Hais  oui,  je  l'accepte!...  et  de  grand  cœur... 

Elle  répétait  docilement  la  petite  formule,  sans  la  comprendre. 

Alors  Nell  agrafa  au  corsage  de  sa  cousine  la  plaque  byzantine, 
en  fixant  à  l'entour  les  chaînettes  d'or  et  les  turquoises  qui  la  com- 
plétaient. Nellie  avait  ainsi  l'air  d'une  petite  icône.  Emerveillée, 
elle  se  pencha  sur  la  glace  pour  admirer  de  plus  près  le  beau  travail 
de  ciselure  et  d'incrustations. 

—  On  dirait  que  cela  s'ouvre  au  milieu?...  dit- elle. 

—  Gela  s'ouvre,  en  effet. ..  G'est  une  boite  à  surprise,  la  surprise 
que  tu  as  acceptée.  Il  y  a  deux  petits  compartiments  :  dans  le 
premier,  celui  qui  apparaît  d'abord,  tu  trouveras  mon  portrait; 
dans  le  second,  tu  mettras  ensuite  ce  que  tu  voudras,  ce  que  tu 
auras  de  plus  cher  dans  quelque  temps...,  peut-être  le  portrait  ou 
les  cheveux  d'un  mari... 

—  Oh!  Nell,  un  mari!...  À  présent,  que  je  connais  mieux  le 
monde,  je  crois  bien  que  je  n'en  aurai  jamais!  Hais  j'en  saurai 

25  novembre  1902.  45 


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6*4  UQ01LLB? 

prendre  mon  parti,  en  cherchant  un  but  utile  et  intéressant  à 
ma  vie... 

—  C'est  parfait;  mais  le  mariage  ne  tfen  empêchera  nullement; 
et  j'espère  même  qu'il  t'y  aidera... 

On  frappait  à  la  porte  du  petit  salon.  Celait  René  de  Valgrand 
qui  faisait  demander  si  Nell  pouvait  le  recevoir. 

Nellie  alla  terminer  sa  toilette  et  montrer  son  beau  bijou  k  sa 
tante,  en  laissant  Nell  avec  René  et  avec  l'oncle  Burlslay  t  qui  appor- 
tait un  télégramme  à  sa  nièce...  un  mot  de  la  princesse  Corglione 
qui  priait  pour  elle  et  lui  souhaitait  le  bonheur... 

Dans  la  chapelle  de  la  Nonciature,  toujours  un  peu  sombre,  un 
beau  rayon  de  soleil  tomba  tout  à  coup  et  enveloppa  Nell  d'uni 
pluie  d'or  au  moment  même  où  le  Nonce  donnait  aux  jeunes  époux 
la  bénédiction  papale. 

Les  Italiens  de  l'ambassade  et  quelques  Américains  de  choix, 
invités  à  la  cérémonie,  tous  presque  également  superstitieux, 
s'accordèrent  à  voir  dans  cette  flèche  d'or  tombée  du  ciel  le  plus 
heureux  présage. 

a  Heureuse  l'Epousée  sur  laquelle  le  soleil  brille  »  dit  un 
proverbe  anglais.  —  Et  sur  Nell  un  soleil  prodigue  s'était  tout  à 
coup  déversé. 

La  main  du  prélat  se  leva  lentement  sur  la  jeune  fille,  qui  rayon- 
nait dans  cette  gloire,  et,  en  prononçant  les  paroles  sacrées,  sembla 
lui  donner,  avec  les  bénédictions  suprêmes,  le  gage  assuré  du 
bonheur  dont  elle  avait  si  noblement  poursuivi  la  conquête. 

J.  d'ànin. 


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ÉTUDES  SCIENTIFIQUES 


LES  MICROBES  SONT-ILS  UTILES? 


«  Hais...  on  ne  parle  que  de  ma  mort  là-dedans  !.. .  »  s'écrie 
avec  ironie  un  personnage  de  comédie,  excédé  des  prévoyantes 
dispositions  d'un  contrat  dont  on  lui  soumet  la  lecture. 

Combien  de  représentants  les  plus  qualifiés  de  cette  mystérieuse 
flore  microbienne  qui  nous  enveloppe  et  nous  pénètre  de  ses 
débordantes  colonies,  ne  pourraient-ils  pas  actuellement  répéter  la 
même  pessimiste  protestation,  ...si  d'aventure,  nous  revenions 
pour  quelques  instants  as  l'époque  où  les  «  bètes  parlaient  »  et  les 
plantes  aussi... 

Jamais  croisade  plus  enthousiaste  ne  remplit  le  monde  d'une 
sainte  et  belliqueuse  ardeur.  «  Guerre  aux  microbes  »,  c'est  le  cri 
universel  des  savants  et  des  profanes,  le  «  Dieu  le  veult  »  de 
l'humanité  moderne,  plus  éprise  de  bien- être  que  d'idéal,  plus 
docile  au  suggestionnant  positivisme  de  la  civilisation  qu'aux 
intangibles  mais  réconfortantes  aspirations  de  la  foi  religieuse  ». 

Se  porter  bien  et  longtemps,  c'est  là,  pour  chacun  de  nous,  un 
désir  aussi  naturel  que  légitime.  Malgré  ses  inévitables  et  cruelles 
déceptions,  la  vie  terrestre  nous  retient  par  tant  d'attaches,  même 
au  point  de  vue  «  altruiste  »  qu'on  ne  saurait  trop  encourager  les 
efforts  des  esprits  généreux  et  intuitifs  qui  cherchent  à  la  prolonger. 

D'où  l'autorité  sans  limite  dont  jouissent  invariablement,  quelles 
que  soient  leurs  contradictions  successives,  les  théories  qui  sem- 
blent dévoiler  victorieusement  le  secret  de  cette  insaisissable 
pierre  philosophale.  Humoristes,  matérialistes,  vitalistes,  tous  ont, 
pour  un  temps  plus  ou  moins  long  et  à  tour  de  rôle,  souveraine- 
ment régné  sur  les  esprits.  Tous  ont  pleinement  donné  l'illusoire 
satisfaction  d'une  conquête  définitive  de  la  vérité  pathologique. 
Tous,  et  ce  qui  ne  laisse  pas  de  paraître  singulièrement  irrationnel 


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696  ÉTUDES  SCIENTIFIQUES 

a  priori,  ont  compté  de  brillantes  périodes  de  succès  thérapeu- 
tiques d'une  égale  et  incontestable  valeur  démonstrative.  Sans 
nous  attarder  à  déterminer  plus  ou  moins  approximativement  la 
part  individuelle  des  influences  suggestives  qu'on  est  en  droit 
d'invoquer  à  l'actif  de  chacune  de  ces  révélations  psycho  -scienti- 
fiques, influences  qui  donnent  en  réalité  la  clef  de  la  plupart  des 
discordances  de  leurs  résultats  pratiques,  nous  avons  le  devoir  de 
reconnaître  impartialement  qu'elles  ont  réussi  parce  qu'elles  déte- 
naient une  parcelle  quelconque  de  cette  certitude  que  les  sciences 
naturelles  poursuivent  si  péniblement.  Leur  tort  et  l'inévitable 
motif  de  leur  chute  alternative  a  été  d'exagérer  systématiquement 
ce  degré  parfois  infime  de  réalité  absolue  que  tant  de  contingences 
sociales  modifient  d'un  siècle  à  l'autre.  Les  impitoyables  «  sai- 
gneurs  »  des  temps  de  Louis  XIV  avaient  pour  eux  l'excuse  d'une 
foi  irréductible  en  l'intoxication  du  liquide  sanguin  par  les  agents 
morbifères  dont  ils  ne  pouvaient  démêler  que  très  imparfaitement 
le  rôle.  Us  y  étaient  aussi  invités  par  l'indication  tout  objective  de 
refréner  les  excès  d'une  «  pléthore  »  constitutionnelle  que  les 
mœurs  et  les  coutumes  gastronomiques  de  l'époque  avaient  élevé 
au  rang  de  caractère  ethnique  héréditaire.  Et  voilà  pourquoi  l'usage 
de  la  saignée  résistait  aux  plus  spirituelles  moqueries  comme  au 
plus  acerbes  critiques  des  poètes  et  des  satiriques  qui  ne  man- 
quaient pas  d'ailleurs  de  s'y  soumettre  fort  complaisamment  à 
l'occasion.  Son  efficacité  circonstancielle,  bien  que  plus  ou  moins 
plausiblement  expliquée,  ne  permettait  pas  de  s'en  passer. 

Aujourd'hui,  tout  est  à  T  «  antisepsie  »  et  à  la  «  stérilisation  ». 
Eau,  lait,  fruits,  légumes,  comestibles  de  toute  forme,  de  toute 
provenance  et  de  toute  saveur,  ne  sont  jugés  dignes  de  pourvoir  à 
nos  besoins  de  réparation  organique  ou  de  satisfaction  culinaire 
que  munis  du  brevet  de  «  virginité  microbienne  »  authentiquement 
délivré  par  les  usines  ou  laboratoires  attitrés.  De  très  dures  leçons, 
dont  il  serait  impardonnable  de  ne  pas  tenir  compte,  viennent 
d'ailleurs,  trop  souvent,  nous  tenir  en  éveil  et  nous  contraindre  à 
suspecter  jusqu'aux  mets  qui,  par  leur  nature  et  leur  origine, 
avaient  jusqu'à  présent  paru  résister  aux  plus  subtiles  infiltrations 
bactériennes.  Telles  ces  humbles  et  succulentes  «  huîtres  »  que 
d'invraisemblables  mais  authentiques  méfaits  ne  tarderont  pas,  s'ils 
se  renouvellent,  à  frapper  d'un  discrédit  gros  de  conséquences 
économiques. 

L'audace  microbienne  ne  connaît  donc  plus  de  limite.  Germes 
pathogènes,  germes  inoflensifs  se  disputent  ou  envahissent  de 
conserve  l'universalité  des  milieux  organiques  ou  inorganiques 
aptes  à  leur  développement.  Modérant  à  l'occasion  leurs  exigences 


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LES  MICROBES  SONT-ILS  UTILES?  697 

nutritives;  ils  savent  discrètement  se  contenter,  en  attendant  mieux, 
d'un  champ  peu  hospitalier  pourvu  qu'il  soit  nouveau.  Ils  mar- 
chent en  colonnes  serrées  et  habilement  conduites  à  la  conquête 
absolue  de  notre  inconsistante  planète,  dirigeant  à  leur  gré  ses 
intimes  manifestations  vitales,  imposant  en  fin  de  compte  à  notre 
faible  raison  la  troublante  égalité  de  puissance  et  d'action,  dans 
l'ordre  des  phénomènes  accessibles  à  nos  sens,  de  ces  deux 
facteurs  si  incommensurablement  opposés  :  l'infiniment  grand  et 
l'infiniment  petit. 

Mais  ne  se  fait-on  pas  en  réalité  une  conception  trop  étroite  et 
trop  partiale  du  rôle  des  microbes?  De  ce  que  la  presque  totalité 
de  no3  désastres  pathologiques  leur  est  manifestement  attribuable, 
s'en  suit- il  rigoureusement  qu'ils  n'ont  d'autre  mission  que  le  mal, 
d'autre  but  que  notre  ruine?...  Habitués  à  rapporter  tout  à  nous, 
nous  ne  craignons  pas  d'affirmer,  avec  une  orgueilleuse  témérité, 
que  tel  être  ou  tel  objet  est  inutile  ou  nuisible  s'il  ne  nous  sert  pas 
ou  s'il  nous  est  contraire.  Hais  que  savons-nous  le  plus  souvent  de 
l'importance  de  ses  fins  cachées?  Et  si,  strictement  préoccupés  de 
nos  intérêts  vitaux,  nous  nous  imposons  le  scrupuleux  devoir  de 
lutter  sans  merci  contre  ces  influences  gênantes  ou  malfaisantes, 
en  résulte- t-il  absolument  parlant  que  nous  ayons  le  droit  de  nous 
glorifier  de  nos  succès?... 

Telle  est  la  réflexion,  assez  paradoxale  au  premier  abord,  que 
nous  inspire  l'état  actuel  de  la  question  microbienne,  si  prodigieu- 
sement développée  depuis  dix  ans,  mais  à  peu  près  invariablement 
dans  le  sens  exclusif  de  l'extraordinaire  nocivité  de  ses  innom- 
brables agents.  Ne  convient-il  pas  de  l'aborder  sous  une  autre  face 
et  de  rechercher  si  nos  intérêts  bien  entendus  n'exigent  pas  quelque 
prudente  réserve  dans  l'irréductible  et  massive  stratégie  que  nous 
lui  opposons?... 

En  poursuivant  aveuglément  la  destruction  totale  des  germes,  ne 
nous  privons-nous  pas  trop  souvent,  et  sans  raison  plausible,  de 
secours  inappréciables  qu'il  nous  faut  péniblement  remplacer  par 
des  équivalents  infidèles  ou  artificiels?...  N'est-ce  point,  en  définitive, 
œuvre  juste  et  profitable  que  de  faire  ressortir  l'incontestable  utilité 
éventuelle  ou  permanente  de  certaines  espèces  microbiennes  qu'à 
l'instar  des  meilleurs  produits  dé  notre  flore  alimentaire  il  convien- 
drait plutôt  de  cultiver  avec  soin  ou  tout  au  moins  de  couvrir  d'une 
prudente  neutralité?...  Il  nous  serait  agréable  de  n'avoir  pas 
inutilement  entrepris  de  répondre  à  cette  originale  et  instructive 
question. 


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ÉTUDES  SCIENTIFIQOBS 


Rien  de  plus  anatomiquement  débile,  rien  de  plus  fonctionnel- 
lement  énergique  qu'un  microbe.  L'esprit  se  refuse  à  concevoir 
comment  de  cet  être  infinitésimal  et  d'une  organisation  si  simplifiée, 
dont  les  dimensions  extrêmes,  pour  ne  parler  que  de  ceux  qui  ne 
peuvent  échapper  à  nos  moyens  perfectionnés  d'investigation,  ne 
dépassent  que  très  rarement  deux  ou  trois  millièmes  de  milli- 
mètre... Gomment  de  ce  foyer  d'une  inappréciable  petitesse 
peuvent  s'irradier  les  plus  puissants  effets  de  biologie  dyna- 
mique?... Introduisez  dans  le  sang  d'un  monstrueux  quadrupède 
un  seul  de  ces  microscopiques  mais  virulents  «  bâtonnets  »  qui 
pullulent  si  rapidement  dans  une  culture  charbonneuse,  et  il  vous 
suffira  de  quelques  heures  pour  constater  l'envahissement  complet 
jusqu'à  l'obstruction  mécanique  du  réseau  circulatoire  du  gigan- 
tesque animal,  tant  auront  été  actives  et  progressivement  fécondes 
les  multiplications  successives  du  germe  initial  et  de  ses  dérivés 
immédiats. 

«  On  estime  qu'une  bactérie  peut  en  deux  heures  donner  nais- 
sance à  deux  éléments  adultes  pleinement  doués  du  pouvoir  de  se 
reproduire.  Au  bout  de  vingt-quatre  heures,  cette  même  bactérie, 
si  elle  ne  rencontre  aucun  obstacle  à  son  épanouissement,  aura 
produit  une  progéniture  du  poids  approximatif  de  un  cinquantième 
de  milligramme.  Mais  que  ces  conditions  de  liberté  complète 
persistent  seulement  pendant  trois  jours  et  le  résultat  atteindra 
la  déconcertante  évaluation  de  7,500  tonnes...,  soit  le  chargement 
habituel  de  deux  paquebots  ou  de  plusieurs  trains  de  marchan- 
dises1!...» 

A  ce  significatif  extrait  d'un  de  nos  précédents  articles  sur  la 
question  microbienne  que  nous  reprenons  aujourd'hui  sous  un 
angle  visuel  diamétralement  opposé,  nous  n'ajouterons  d'autre 
restriction  que  celle  de  l'impossibilité  matérielle  d'une  pareille 
expérimentation.  Trop  d'insurmontables  impedimenta  viennent 
en  réalité  refréner  l'exubérance  des  cultures  microbiennes  ;  mus  . 
celles-ci  n'en  conservent  pas  moins  un  extraordinaire  pouvoir 
végétatif. 


Si  cette  digression  sommaire  donne  un  suffisant  aperçu  de  ce 
que  l'on  peut  craindre  de  l'hostilité  microbienne,  elle  permet  aussi 

1  Les  microbes  pathogènes,  par  Louis  Delmas. 


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LES  MICROBES  SONT-ILS  UTILES?  699 

d'entrevoir  ce  qu'on  peut  espérer  de  la  collaboration  de  ces  êtres 
insaisissables.  Nuisibles,  utiles  ou  inertes,  leurs  interventions 
diverses  obéissent  aux  mêmes  lois  de  prodigieuse  activité.  Tel,  au 
premier  chef,  l'acte  si  longtemps  inexpliqué  de  la  «  fermentation  »; 
l'un  des  moteurs  les  plus  puissants  de  ce  «  tourbillon  »  sans  fin 
qui  représente  schématiquement  l'évolution  des  êtres  animés  qui 
puisent  et  déversent  tour  à  tour  dans  l'intarissable  réservoir  de  la 
nature  les  matériaux  de  leur  organisation.  Or,  nous  savons  main- 
tenant, depuis  les  immortelles  découvertes  de  Pasteur,  que  cette 
indispensable  et  féconde  mise  en  train  de  la  vie  collective  et  indi- 
viduelle est  l'œuvre  capitale  des  microbes  :  attendu  que  dans  un 
milieu  absolument  privé  de  germes,  c'est-à-dire  idéalement  stérile, 
les  substances  nutritives  conservent  indéfiniment  l'intégrité  molé- 
culaire qui  s'oppose  en  principe  à  leur  assimilation.  Plus  de 
«  levures  »,  c'est-à-dire  plus  de  «  ferments  figurés  »,  et  vous 
supprimerez  ipso  facto  «  le  pain  et  le  vin  »,  pour  ne  parler  que 
des  plus  importants  de  nos  aliments  traditionnels. 

Exposez  au  contact  d'une  pareille  atmosphère,  aussi  infertile  que 
pure,  un  sol  également  vierge  de  colonisation  bactérienne,  et  vous 
y  arrêtez,  en  outre,  le  grand  œuvre  de  la  mort,  soit  la  restitution  à 
peu  près  intégrale  à  la  terre,  dont  nous  sommes  issus,  des  matières 
premières  qu'elle  nous  a  temporairement  prêtées  pour  l'accomplis- 
sement de  nos  mystérieuses  destinées.  «  Pas  de  microbes,  pas  de 
putréfaction  »,  c'est-à-dire  conservation  indéfinie  des  détritus  orga- 
niques avec  leurs  inéluctables  effets  d'encombrement  et  inhibition 
abusive  de  leur  dynamisme  latent.  Ajoutons  aussi  :  germination 
des  plantes  ou  supprimée,  ou  limitée  à  la  fécondation  coûteuse,  et 
souvent  incertaine,  des  engrais  minéraux. 

Si,  de  ces  phénomènes  extrinsèques  dont  l'univers  tout  entier 
est  le  champ  d'action,  nous  essayons  de  pénétrer  le  secret  méca- 
nisme de  notre  propre  nutrition,  nous  ne  tardons  pas  à  recon- 
naître, dans  ces  deux  ordres  de  faits  biologiques,  si  opposés  par 
leur  importance  et  par  leurs  manifestations  apparentes,  une  com- 
plète analogie.  C'est  au  renfort  continu  des  «  ferments  »  supplé- 
mentaires élaborés  par  leurs  «  saprophytes  »  habituels  que  nos 
sécrétions  digestives  doivent  une  bonne  part  de  leur  efficacité.  Le 
liquide  salivaire,  si  utile  au  ramollissement  et  à  la  liquéfaction 
préparatoires  des  aliments  solides,  est,  en  outre,  doué  d'un  pouvoir 
saccharifiant  dont  il  parait  superflu  de  signaler  l'heureux  effet 
initial  sur  la  sapidité  des  matières  et  sur  leur  aptitude  immédiate 
à  l'assimilation.  Or  l'opportun  et  laborieux  monopoleur  de  ce  rôle 
bienfaisant  n'est  autre  qu'un  des  microbes  les  plus  indiscrètement 
répandus  intus  et  extra  dans  l'air,  sur  la  terre,  au  sein  des  ondes, 


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700  ETUDES  SCIENTIFIQUES 

en  nous,  sur  nous  et  autour  de  nous,  au  point  de  n'être  que  très 
approximativement  identifié  par  sa  qualification  imaginée  de 
bacillus  subtilis.  Presque  au  même  degré  de  multiplication  ubi- 
voque,  nous  citerons  le  bacillus  meserUericus;  hôte  extrêmement 
prolifique  du  tube  intestinal  de  l'homme  et  des  animaux  supérieurs, 
que  d'indiscutables  constatations  ont  définitivement  affranchi  de 
son  ancien  renom  de  parasite  dangereux.  11  est,  en  effet,  démontré 
que  ce  microbe,  insuffisamment  connu  jusqu'à  ce  jour,  participe 
très  efficacement  au  travail  de  la  digestion  intestinale,  qui  dépasse 
de  beaucoup  l'étroite  réglementation  de  la  «  chylification  »  clas- 
sique de  nos  anciens  traités. 

Ainsi,  stimulée  par  les  revendications  de  l'industrie  et  de  l'agri- 
culture, la  «  question  microbienne  »,  qui  semblait  tout  d'abord  ne 
devoir  jamais  franchir  les  bornes  du  domaine  médical,  est  en  voie 
de  prendre  une  extension  grosse  de  conséquences  imprévues- 
Obligés  de  faire  à  certains  de  ces  inquiétants  parasites  la  loyale 
concession  de  propriétés  utiles  à  notre  bien-être,  force  nous  est  en 
même  temps  de  nous  départir  de  la  rigueur  que  les  méfaits  d'un 
grand  nombre  d'entre  eux  nous  avaient  primitivement  imposée 
sous  la  forme  irréductible  d'un  «  anathème  général  ».  Non,  tous 
les  microbes  ne  nous  sont  pas  nécessairement  hostiles.  11  en  est 
même  qui  nous  veulent  du  bien  et  dont  nous  ne  pourrions  vraisem- 
blablement nous  passer  sans  compromettre  l'harmonie  du  concert 
nutritif  dont  la  nature  a  réglé  les  moindres  détails.  Il  serait  donc 
illogique  d'exagérer  systématiquement  l'ardeur  de  la  lutte  que  la 
peur  des  «  infections  »  a  soulevée  contre  le  monde  bactérien.  Et 
l'on  peut  affirmer  en  toute  certitude  qu'une  «  stérilité  absolue  » 
intime  ou  ambiante  nous  serait  aussi  désastreuse  qu'une  submersion 
pathogène. 

C'est  donc,  en  définitive,  comme  en  bien  des  choses,  affaire  de 
«  juste  milieu  ».  On  ne  peut,  malheureusement,  entrevoir  que  dans 
un  avenir  très  lointain  la  connaissance  entière  de  ce  monde  «  extra- 
lilliputien »,  à  peine  accessible  à  nos  plus  grossissantes  lentilles. 
Arriverons-nous  même  jamais  à  percevoir,  ne  fût-ce  qu'une 
seconde,  l'infinitésimale  image  de  ces  germes  dont  l'existence 
réelle  est  exclusivement  attestée  par  la  constante  énergie  de  leurs 
virus?...  Tels  ceux  des  «  fièvres  éruptives  »  et  de  la  «  syphilis  »... 
Aussi  sera-t-il  peut-être  toujours  impossible  d'établir  une  nomen- 
clature exacte  des  espèces  utiles  et  nuisibles  de  la  flore  et  de  la 
faune  microbienne,  filais  les  progrès  qu'on  a  le  droit  d'escompter, 
dès  maintenant,  promettent  Tassez  prochaine  réalisation  d'un 
modus  vivendi  plus  rationnel,  plus  rassurant,  plus  conforme  en  un 
mot  &  nos  désirs  innés  de  jouissances  physiques  et  morales  que 


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LES  MICROBES  SONT-ILS  UTILES?  701 

cette  énervante  période  de  transition  où  les  intolérants  essais  du 
«  rite  sanitaire  »  n'ont  certainement  rien  ajouté  aux  facilités  et 
partant  aux  charmes  de  l'existence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  s'en  tenir  strictement  aux  données 
actuelles  de  l'observation,  le  rôle  utilitaire  des  microbes  s'affirme 
de  jour  en  jour.  Au  point  que  la  vie  terrestre,  animale  ou  végétale, 
ne  saurait  théoriquement  non  moins  que  pratiquement  se  com- 
prendre sans  cette  discrète  mais  active  intervention  que  nous 
n'avons  encore  attentivement  explorée  qu'au  point  de  vue  trompeur 
de  notre  conservation  personnelle.  Et  n'oublions  pas,  en  définitive, 
que  si  les  microbes  nous  tuent  nous  ne  pourrions  non  plus  «  vivre 
sans  eux  ». 

Donc,  paix  aux  microbes  de  «  bonne  volonté  »,  selon  la  généreuse 
formule  de  l'Evangile;  mais  guerre  sans  répit  aux  «  malinten- 
tionnés ».  C'est-à-dire,  en  termes  plus  précis,  ne  a  stérilisons  » 
qu'à  bon  escient  les  matières  ou  les  milieux  qui  nous  servent  de 
réservoirs  alimentaires.  Respect  aux  eaux  de  provenance  éprouvée, 
malgré  les  quelques  centaines  inévitables  de  germes  inoffensifs  qui 
n'en  altèrent  ni  les  vertus  analytiques  ni  la  cristalline  limpidité. 
Les  filtrer  ou  les  faire  bouillir  serait  les  exposer  aveuglément  à  des 
aléas  qu'on  ne  doit  encourir  qu'en  cas  de  contamination  authen- 
tique ou  raisonnablement  probable,  tels  :  l'indigestibilité,  l'inertie 
nutritive,  ou  les  souillures  surajoutées  du  fait  de  la  mauvaise 
tenue  des  agents  épurateurs.  La  recherche  excessive  du  mieux 
n'est  pas  toujours  favorable  à  la  conservation  du  bien. 

Les  agronomes,  qui  expérimentent  à  volonté  in  anima  vili, 
viennent  d'ouvrir,  dans  cet  ordre  d'idées,  une  voie  où  nous  ne 
pourrons  sans  doute  les  suivre  que  de  très  loin.  Sachant  aujour- 
d'hui avec  une  entière  certitude  que,  sans  le  concours  empressé  des 
bactéries  du  sol,  dont  l'existence  même  ne  pouvait  être  soupçonnée 
avant  ces  derniers  temps,  l'énergie  solaire  serait  insuffisante  à 
livrer  aux  plantes  les  quantités  d'acide  carbonique  et  d'azote  libre 
absolument  indispensables  à  leur  vie  rudimentaire  mais  intensive, 
ces  observateurs  émérites  se  sont  appliqués  à  trouver  les  moyens 
de  rendre  plus  effective  et  plus  précise  l'aide  un  peu  confuse  de  ces 
fidèles  agents.  Faire  au  milieu  de  leur  tourbe  indisciplinée  une 
sélection  judicieuse  des  espèces  favorables  à  la  végétation  et  leur 
offrir  ensuite  sur  un  terrain  débarrassé  de  compétiteurs  des  condi- 
tions exceptionnellement  propices  à  leur  développement,  tel  a  été 
le  problème  heureusement  résolu  naguère  par  des  spécialistes  de 
haute  valeur.  Ces  sortes  d*  «  engrais  animés  »,  qui  viennent  ainsi 
renforcer  l'action  de  leurs  congénères  traditionnels  minéraux  et 
animaux,  peuvent  actuellement  se  grouper  sous  deux  types  fonda- 


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702  ÉTUDES  SOENTlflQDES 

mentaux  qui  ne  tarderont  pas  à  se  dissocier  en  de  nombreuses  sub- 
divisions, illimitées  comme  les  genres  de  cultures  auxquels  ou  les 
adaptera  successivement,  savoir  :  les  «c  nitragines  »,  qui  représentent 
le  résultat  de  la  culture  massive  des  bactéries  développées  dans  les 
tubercules  si  connus  des  légumineuses;  et  les  «  alinités  »  ou  cultures 
exclusives  du  «  bacillus  megatherium  ».  Les  premières  ont  été 
réalisées  en  Allemagne  par  Nobbe  et  Heltuer  :  les  secondes  en 
France  par  Garon.  Toutes  ont  pour  objectif  commun  d'amplifier,  et 
de  régulariser  pour  ainsi  dire  ad  libitum*  le  rôle  providentiel  de 
cet  humble  «  micrococcus  nitrificans  »,  découvert  par  Winogradsky 
et  que  Ton  a  le  devoir  de  considérer  comme  le  plus  consciencieux 
facteur  du  chimisme  végétal.  De  toutes  les  bactéries  exclusivement 
telluriques,  c'est,  en  effet,  celle  qui  présente  le  maximum  d'affinité 
pour  le  «  carbonate  d'ammoniaque  »  dont  les  détritus  organiques 
de  toute  sorte  alimentent  surabondamment  le  sol,  mais  qne  les 
agents  physiques  habituels  sont  impuissants  à  décomposer.  Sous 
l'agression  tenace  et  systématique  du  micrococcus1,  ce  sel,  inassi- 
milable dans  son  état  d'intégrité,  perd  progressivement  ses  éléments 
constitutifs.  L'  «  acide  carbonique  et  1'  «  azote  »  rendus  à  leur 
liberté  d'allure  reviennent  momentanément  à  leurs  milieux  pré- 
férés :  le  premier,,  dans  les  zones  atmosphériques  accessibles  aux 
organes  respiratoires  des  plantes;  le  second,  dans  la  région  la  moins 
aride  de  l'humus,  où  s'emparant  de  l'oxygène  de  l'eau  d'infiltra- 
tion, il  se  transforme  tout  d'abord  en  «  acide  nitrique  »  et  bientôt 
après,  grâce  aux  riches  approvisionnements  de  soude  et  de  potasse 
qui  l'entourent  de  toute  part,  en  «  nitrates  alcalins  »,  terme  ultime 
de  son  fructueux  avatar,  fixation  synthétique  et  rationnelle  des 
premiers  éléments  de  la  nutrition  végétale. 

Voilà  des  faits  et  des  résultats  qui  donnent  fort  à  réfléchir.  Sans 
préjuger  des  surprises  de  même  nature  que  l'avenir  tient  certaine- 
ment en  réserve;  sans  prétendre  non  plus,  en  aucune  façon,  réha- 
biliter les  espèces  irrévocablement  condamnées,  n'avons- nous  pas, 
d'ores  et  déjà,  à  un  point  de  vue  plus  général,  le  droit  et  le  devoir 
de  reconnaître  aux  «  microbes  »  une  réelle  utilité?... 

*  Malheureusement  difficile  à  isoler  et  à  cultiver  volontairement 

Louis  Delmas. 


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LA  COMÉDIE  ET  LES  MŒURS 

SOUS 

LA  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET* 


in.  —  LA  FAMILLE,  L'AMOUR  ET  LE  MARIAGE 


I 

Dans  les  comédies  relatives  à  la  politique  ou  à  l'argent,  il  restera 
toujours,  en  dépit  de  nos  efforts,  un  élément  d'actualité  qui  doit 
nécessairement  échapper  à  toute  recherche.  D'ailleurs,  les  mœurs 
du  Parlement,  de  la  Bourse  ou  de  la  Banque  sont  elles-mêmes 
factices  et  pour  ainsi  dire  extérieures.  Un  député,  un  agent  de 
change,  un  spéculateur,  sont  gens  qui,  vivants,  jouent  un  rôle; 
transportez-le  sur  la  scène  :  nous  aurons  la  comédie  d'une  comédie. 

Mais,  si  nous  analysons  les  pièces  sur  les  mœurs  réelles  de  la 
société,  celles  qui  se  rapportent  à  Y  éducation,  à  Y  amour  ou  au 
mariage,  et  si  nous  pouvons  retrouver  les  raisons  de  leur  succès 
ou  de  leur  chute,  nous  aurons  bien,  je  crois,  surpris  la  psychologie 
d'une  génération  disparue.  Là,  en  effet,  nous  palpons  la  vie.  Car, 
de  toutes  les  questions  que  l'on  pose  aux  hommes  de  tous  les 
temps  pour  savoir  quels  ils  furent  en  réalité,  ou  vers  quel  idéal 
ils  se  sont  tournés,  il  n'en  est  pas,  après  l'existence  de  Dieu  et 
l'immortalité  de  l'àme,  de  plus  graves  et  de  plus  caractéristiques 
que  celles-là.  On  change  aisément  et  impunément,  semble-t-U,  le 
régime  politique  des  Etats;  mais  les  véritables  révolutions  se  font 
dans  les  mœurs  et  par  les  mœurs.  Organisation  de  la  famille, 
étendue  et  limites  du  pouvoir  paternel,  indissolubilité  du  mariage 
ou  divorce,  indulgence  ou  sévérité  envers  la  femme  coupable, 
recherche  de  la  paternité,  etc.,  telles  sont  les  thèses  éternelles  dont 
la  philosophie  et  la  critique  doivent  avant  tout,  pour  connaître  les 
hommes,  poursuivre  et  renouveler  sans  cesse  la  discussion. 

1  Voy.  le  Correspondant  des  10  septembre  et  25  octobre  1902. 


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704  LÀ  COMÉDIE  ET  LES  MCEORS 

En  étudiant  des  comédies  qui  touchent  à  ces  graves  problèmes, 
il  nous  faut,  plus  que  jamais,  nous  rappeler  nos  principes.  Nous 
ne  cherchons  pas  dans  la  pièce  elle-même  les  goûts  ou  les  théories 
d'une  époque.  Non.  Mais,  étant  donnée  la  pièce,  les  contempo- 
rains en  acceptèrent-ils  l'action  et  les  personnages?  ce  qui  nous 
parait  aujourd'hui  banal  et  timide,  ne  leur  causa-t-il  pas  d'abord 
de  la  surprise  et  presque  du  scandale?  Nous  ne  pouvons  étendre 
assez  loin  notre  enquête  pour  nous  flatter  de  résoudre  à  fond  ce 
délicat  problème.  Il  faudrait,  en  effet,  pour  être  complet,  suivre, 
parallèlement  au  développement  de  la  comédie  de  mœurs,  celui  de 
la  poésie  lyrique  et  du  roman;  rapprocher  par  les  dates  les  prin- 
cipales œuvres  de  Balzac  et  de  George  Sand  des  comédies  où  les 
questions  analogues  sont  abordées.  Et,  d'autre  part,  on  pourrait 
constater  que  notre  théâtre  n'a  pas  attendu  le  milieu  du  siècle 
pour  représenter  au  vif  tel  caractère  ou  dépeindre  telle  situation. 
Je  l'ai  déjà  dit,  le  grand  tapage  romantique  couvre  de  loin  la  voix 
timide  ou  modérée  d'un  certain  nombre  d'écrivains  très  distingués 
et  dont  les  œuvres  doivent  légitimement  compter  comme  un 
moment  de  l'évolution  dramatique.  Toute  une  série  de  comédies 
sérieuses  et  réfléchies,  d'une  forme  le  plus  souvent  médiocre,  mais 
aux  sujets  graves  ou  osés,  se  déroule  aux  yeux  de  spectateurs 
attentifs.  Aujourd'hui,  pour  qui  les  lit  dans  le  texte  complet,  elles 
ennuient,  elles  sont  ternes;  mais,  réduites  à  une  analyse  essentielle, 
débarrassées  de  leur  enveloppe  surannée,  elles  présentent  une 
certaine  intensité  dramatique;  on  y  peut  toucher  comme  un  noyau 
solide  et  fécond. 

Peut-être  quelques-uns  de  ceux  que  l'histoire  de  notre  théâtre 
intéresse,  et  qui  cependant  croient  pouvoir  négliger  systématique- 
ment l'étude  de  cette  période,  éprouveraient-ils  quelque  surprise  à 
trouver  dans  une  pièce  de  Bayard  ou  de  Mazères,  d'Empis  ou  de 
Bonjour,  comme  une  première  esquisse  de  telle  comédie  d'Àugier, 
de  Dumas  fils  ou  de  Barrière.  Et  si  l'œuvre  en  elle-même  leur  parait 
faible,  c'est-à-dire  démodée,  ils  constateront  qu'elle  a  provoqué  le 
premier  jour  des  résistances  ou  des  discussions  curieuses,  et  qu'en 
somme  les  thèses  les  plus  hardies  de  nos  contemporains  sont,  à  leur 
date,  plus  nouvelles  par  la  forme  que  par  le  fond. 


II 

On  ne  trouve  pas,  pendant  cette  période,  un  grand  nombre  de 
comédies  relatives  à  l'éducation.  Et  pourtant,  dans  une  société  qui 
se  reforme,  et  où  tous  les  principes  sont  remis  en  question,  il 


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SOUS  U  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  105 

semble  qu'un  pareil  sujet  dût  s'imposer.  Aussi,  en  maint  passage 
de  pièces  consacrées  à  quelque  intrigue  d'amour  ou  de  politique, 
les  allusions  à  l'autorité  des  pères,  aux  bienfaits  et  aux  dangers 
de  tel  système  pédagogique,  sont-elles  nombreuses.  Souvent,  au 
dénouement,  on  attribue  à  la  faiblesse  ou  à  l'orgueil  des  parents, 
les  malheurs  d'une  jeune  fille  ou  les  épreuves  d'un  mari.  N'est-ce 
pas  un  petit  problème  d'éducation  que  la  Demoiselle  à  marier, 
ou  que  le  Mariage  de  raison?  Hais  ces  comédies  doivent  nous 
intéresser  à  un  autre  titre.  Et  encore  quelle  place  ne  tient  pas 
l'éducation  dans  le  Mariage  <F  argent  ou  dans  la  Mère  et  la  fille! 
Je  prétends  donc  seulement  qu'on  cherche  peu  à  la  traiter  isolé- 
ment, comme  sujet  spécial,  et  pour  ainsi  dire  théoriquement. 

Seul,  —  autant  qu'il  me  semble,  —  Casimir  Bonjour  a  consacré 
deux  pièces  à  l'éducation.  Il  aimait,  en  suivant  trop  fidèlement 
peut-être  les  exemples  de  ses  maîtres  classiques,  à  choisir  des 
thèses  générales  et  à  conclure  par  des  préceptes.  Après  la  Mère 
rivale  (1821),  dont  nous  aurons  tout  à  l'heure  à  dire  un  mot,  il 
donna  la  corné  Jie  qui  fut  regardée  par  les  contemporains  comme 
son  chef-d'œuvre  :  F  Education  ou  les  deux  Cousines  (1823).  Et 
c'est  encore  celle  que  l'on  cite  lé  plus  volontiers1.  Pour  nous,  tout 
en  pensant  qtfe  ï  Argent,  le  Protecteur  et  le  mari,  le  Bachelier  de 
Ségovie  sont  supérieurs  aux  Deux  Cousines,  nous  louerons  G.  Bon- 
jour d'avoir  voulu  et  d'avoir  su  plaire  avec  un  ouvrage  aussi 
sérieux. 

Le  rédacteur  des  Débats  constate  que  l'auteur  a  imité  Molière,  et 
il  l'en  félicite;  il  le  félicite  surtout  d'avoir  «  façonné  son  modèle 
aux  mœurs  du  jour  ».  —  «  Ses  personnages,  dit-il,  n'ont  conservé 
de  leurs  antiques  modèles  que  ce  qu'il  eût  été  impossible  de  leur 
faire  perdre  sans  les  dénaturer...  Du  reste,  ils  parlent  et  agissent 
toujours  dans  l'ordre  naturel  de  nos  idées,  de  nos  préjugés  et  de 
nos  mœurs2.  »  Ainsi  le  siècle  se  reconnaissait  dans  la  pièce.  Et 
quelle  en  est  la  thèse?  Le  poète  la  résume  dans  le  vers  suivant, 
qu'il  prend  pour  épigraphe  : 

L'homme  fait  son  état;  la  femme  le  reçoit. 

Nous  sommes  chez  des  bourgeois,  chez  de  gros  négociants,  les 
Dupré.  Leur  fille,  Laure,  a  été  élevée  dans  un  pensionnat  &  la 
mode;  rentrée  au  foyer,  elle  dédaigne  sa  famille,  elle  rougit  de  son 
état;  elle  est  humiliée  par  la  visite  d'une  de  ses  amies  de  pension, 
Mmo  d'Orval;  elle  repousse  le  fiancé  que  lui  destinait  son  père,  le 

1  Cf.  Lenient,  II,  46. 
*  Débats,  12  mai  4823. 


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706  Là  COMfeDIB  ET  LIS  MCBORS 

jeune  Duval*  qui  appartient  comme  elle  à  une  honorable  lignée  de 
commerçants,  et  se  laisse  faire  la  cour  par  un  certain  Rosambert, 
frère  de  M**  d'Orval,  type  du  fat  élégant  et  séducteur.  Pour  dimi- 
nuer la  responsabilité  de  Laure  (suivant  le  procédé  classique),  le 
poète  place  auprès  d'elle  une  «  demoiselle  de  comptoir  »,  Florine, 
intrigante  et  perverse,  qui  doit,  au  dénouement,  être  enlevée  par 
Rosambert.  Et,  toujours  selon  l'usage  classique,  il  oppose  &  Laure 
sa  cousine  Glaire,  orpheline  élevée  chez  les  Dupré,  modèle  de  bonne 
tenue  et  de  réserve.  Or  il  se  trouve  (comme  dans  les  Femmes 
savantes)  que  le  jeune  Duval,  rebuté  par  Laure  (Axmande),  se 
tourne  vers  Claire  (Henriette)  et  l'épouse  :  ce  sera  le  seul  châtiment 
de  la  pauvre  Laure  qui  s'y  résout  avec  un  vif  sentiment  de  ses 
torts  et  la  promesse  de  renoncer  à  ses  orgueilleuses  prétentions. 

Le  rôle  de  Rosambert  fut  trouvé  vague  et  incomplet.  Cest  en 
effet  un  assez  pâle  décalque  du  Chevalier  à  la  mode  de  Dancourt, 
et  du  Honcade  de  î Ecole  des  Bourgeois,  de  Dalkûnval,  avec 
quelques  traits  du  Richelieu  que  Blonvel  avait  mis  à  la  scène, 
en  1796,  dans  le  Lovelace  Français.  —  Florine,  l'intrigante,  fat 
sévèrement  jugée,  «  rôle  faux  d'un  bout  à  l'autre  »;  tel  n'est  pas 
notre  avis,  mais  tel  était  celui  des  contemporains,  lesquels  avaient 
encore,  à  cette  date,  un  certain  respect  de  la  femme,  et  ne  trou- 
vaient pas  tant  de  plaisir  que  nous  à  la  mépriser.  Aussi  nous 
expliquons-nous  que  Duviquet  ait  conclu  son  article  des  Débats  par 
ces  mots  :  «  L'exagération  me  paraît  l'écueil  dont  M.  G.  Bonjour 
doit  le  plus  se  défier...  »  Exagération  signifie  hardiesse  :  Laure 
était  un  type  prématuré  de  la  révoltée,  Florine  une  esquisse  pré- 
maturée de  la  grisette  en  quête  d'un  établissement. 

Les  Deux  Cousines  tinrent  longtemps  l'affiche.  On  la  reprit 
en  1834.  Etienne  Béquet,  dans  les  Débats,  leur  consacra  un  article 
sévère  :  c'est  que  les  temps  étaient  bien  changés,  et  que  G.  Bon- 
jour ne  paraissait  plus  si  exagéré! 

En  1844,  l'auteur  des  Deux  Cousines  revenait  &  l'éducation, 
mais  envisagée  d'une  façon  très  différente,  avec  le  Bachelier  de 
Ségovie.  Influencé  sans  doute  par  le  succès  des  comédies  histo- 
riques, G.  Bonjour  eut  l'ambition  de  transporter  son  action  dans 
l'Espagne  du  dix-septième  siècle,  et  de  mêlera  l'intrigue  morale  et 
philosophique,  dont  il  se  fût  contenté  vingt  ans  auparavant,  un 
peu  de  philosophie  et  beaucoup  de  diplomatie.  Nous  sommes  à  la 
cour  de  Charles  II,  au  moment  où  celui-ci  doit  faire  choix  d'un 
successeur.  La  comtesse  Berlips  tente  de  faire  pencher  la  balance 
en  faveur  du  candidat  allemand  ;  mais  grâce  à  don  Gusman  et  à 
Pedro  (le  bachelier),  c'est  Philippe  d'Anjou  qui  l'emporte  :  et  voilà 
pourquoi  «  il  n'y  a  plus  de  Pyrénées  ».  G.  Bonjour  n'apporte  pas, 


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SOCS  U  RESTAURATION  ET  U  MÛRARCHIE  DE  JUILLET  707 

dans  le  maniement  des  incidents  historiques,  la  main  légère  de 
Scribe  on  de  Dumas  père;  et  Janin  n'aura  pas  tout  i  fait  tort  de 
blâmer  le  mélange  d'une  étude  sociale  et  abstraite  avec  des  événe- 
ments qui  ne  dépendent  en  aucune  façon  de  la  moralité  à  laquelle 
nous  conduit  le  poète.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  cadre  est  plus  riche  et 
plus  varié  que  celui  des  Deux  Cousines  :  c'était,  sans  aucun  doute, 
une  concession  faite  au  goût  du  jour.  Et,  dans  ce  cadre,  se  déve- 
loppe une  thèse  qui  peut  se  résuiûer  en  deux  vers,  prononcés  par 
le  bachelier  : 

Je  dois,  pour  mon  malheur,  aux  bienfait!  de  ma  mère, 
Une  éducation...  dont  je  ne  sais  que  faire. 

Pedro  est  un  déclassé.  Fils  de  laboureur,  il  a  reçu  une  instruction 
solide  et  brillante,  dont  tout  l'effet  est  de  l'avoir  rendu  impropre 
au  métier  de  son  père,  sans  lui  procurer  un  état  en  rapport  avec  sa 
légitime  ambition.  Dans  une  tirade  vraiment  très  spirituelle 
(G.  Bonjour  excelle  en  ces  développements  qui  appartiennent 
plutôt  à  Yépître  qu'au  drame),  Pedro  nous  explique  quel  accueil  il 
a  reçu  de  la  part  de  ses  anciens  maîtres  et  de  ses  puissants  protec- 
teurs1. Tous  les  emplois  auxquels  il  aspire  lui  sont  interdits;  l'un 
demande  de  la  naissance,  l'autre  de  la  fortune,  un  troisième  de 
longues  années  de  stage  sans  profit...  Sans  compter  qu'une  foule 
de  déclassés  assiègent  la  moindre  place  : 

Les  bourses  des  couvents,  celles  des  séminaires 
Rendent  l'esprit  commun  et  les  talents  vulgaires. 
Cette  ville  en  fourmille,  et  dans  tous  les  quartiers 
On  ne  voit  que  docteurs,  misère  et  bacheliers. 
Aussi,  quand  par  hasard  une  place  est  vacante, 
Au  lieu  d'un  candidat,on  en  trouve  cinquante... 

Pedro  s'attache  donc  à  don  Gusman,  un  jeune  noble  paresseux 
dont  il  fera  la  besogne;  et,  l'un  portant  l'autre,  ils  arrivent  à 
décrocher,  Gusman  une  place  de  directeur  (?)  au  ministère,  Pedro 
un  emploi  de  commis.  La  pièce  est  d'ailleurs  assez  lente;  elle 
abonde,  plus  qu'aucune  du  même  auteur,  en  tirades  bien  venues 
et  en  traits  vifs  et  piquants.  Le  succès,  à  FOdéon,  en  fut  immédiat 
et  durable.  Janin,  peu  complaisant,  le  constate  sans  réticence. 
«  Cette  comédie,  dit-il,  a  franchement  réussi.  Mais  cependant  de 
quel  droit,  ou  plutôt  par  quelle  maladresse  funeste,  une  pareille 
comédie  a-t-elle  échappé  au  Théâtre-Français  *?  »  H  en  loue  parti- 

«  Le  Bachelier  de  Sègovie,  I,  3. 
*  Débats,  21  oct.  1844. 


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708  U  COMÉDIE  ET  LES  ÏCBORS 

entièrement  le  style.  Mêmes  éloges  dans  le  Constitutionnel  :  «  Le 
mérite  le  pins  saillant  de  cette  pièce  est  incontestablement  le  style; 
elle  est  pleine  de  vers  heureux  et  de  jolis  détails,  et  quelques 
scènes  fort  gaies  s'y  font  remarquer  *...  » 

Hais  comment  fut  jugée  la  thèse  de  l'auteur?  assez  équita- 
blement,  nous  semble- t-il,  et  comme  nous  pourrions  le  faire 
aujourd'hui.  —  On  approuva  le  poète  «  d'avoir  mis  la  main  sur  un 
travers  social  bien  vrai  :  sortir  de  sa  condition  ».  Mus  on  le  blâma 
d'avoir  voulu  «  trop  prouver  »,  en  donnant  à  son  bachelier  beau- 
coup de  talent,  d'esprit  et  d'activité.  Car,  s'il  est  des  déclassés  qui, 
en  dépit  de  tous  les  obstacles,  se  font  une  situation  dans  le  monde, 
ce  sont  ceux-là  :  et  leur  succès  est  légitime.  Et  pourtant,  la 
démonstration  exagérée  de  G.  Bonjour  réussit  auprès  d'un  public 
plutôt  favorable  à  la  «  montée  de  nouvelles  couches?  »  C'est  que, 
souvent,  au  théâtre,  la  conscience  sociale  proteste  en  faveur  du 
bon  sens  et  de  la  modération,  contre  les  ambitions  hâtives  et  les 
utopies  :  peut-être,  dans  le  succès  du  Bachelier  de  Ségovie,  y  eut- 
il  quelque  peu  de  réaction  contre  le  mélodrame  et  le  roman. 


III 

Plus  encore,  et  d'une  façon  plus  générale  que  l'éducation, 
l'amour  et  le  mariage  sont  l'éterhel  thème  dramatique.  Ceux  qui 
appellent  le  mariage  un  établissement  en  indiquent  toute  l'impor- 
tance sociale;  et  ce  mot  évoque  à  lui  seul  tous  les  intérêts,  toutes 
les  espérances,  toutes  les  critiques,  toutes  les  déceptions,  dont  le 
mariage  est  comme  le  centre  et  l'occasion.  L'amour,  s'il  existe  dans 
le  mariage,  y  introduit  un  élément  passionnel,  donc  dramatique;  si 
l'amour  est  représenté  en  dehors  du  mariage,  ce  seront  nécessai- 
rement des  conflits,  soit  entre  des  droits  et  des  sentiments,  soit 
entre  des  intérêts  positifs  et  des  rêves  ou  de3  désirs. 

Aussi  tout  dramaturge  a- t-il  traité,  parce  qu'il  faisait  du  théâtre, 
la  question  du  mariage.  Mais  encore  peut-il  l'avoir  seulement 
considéré  comme  le  dénouement  d'une  intrigue,  ou  l'avoir  étudié 
en  lui-même,  avec  les  différents  problèmes  sociaux  ou  moraux  qu'il 
soulève  dans  la  vie  quotidienne.  Et  dans  ce  dernier  cas,  les  spec- 
tateurs ont  dû  éprouver,  en  face  de  pièces  révélatrices,  accusa- 
trices ou  instructives,  des  impressions  utiles  à  recueillir. 

Scribe  a  consacré  au  mariage  un  très  grand  nombre  de  vaude- 
villes et«  de  comédies.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  parcourir 

1  Constitutionnel,  21  oct.  1844. 


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SOUS  U  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  709 

la  table  des  matières  de  son  théâtre.  Sans  insister  sur  la  jolie  petite 
pièce  qu'est  la  Demoiselle  à  marier,  où  l'éternel  travers  de  «  la 
poudre  aux  yeux  »  est  très  finement  exploité,  signalons  les  raisons 
de  son  prodigieux  succès.  On  y  admira  la  franchise  avec  laquelle 
Fauteur  protestait  contre  la  comédie  du  mariage;  on  y  vit  un 
plaidoyer  en  faveur  de  l'ingénuité  contre  la  coquetterie  '.  Seul,  le 
Globe  écrivit  un  article  sévère  *.  Mais,  averti  par  l'enthousiasme  du 
public,  il  revenait  sur  son  premier  jugement,  et  cherchait  à 
l'expliquer  par  des  raisons  critiques.  «  En  voyant  cette  pièce 
comme  plusieurs  autres  du  même  auteur,  on  éprouve  malgré  soi, 
dit  le  rédacteur  du  Globe,  une  espèce  de  regret  mêlé  de  dépit. 
L'idée  principale  est  pleine  de  vérité  et  de  comique...  Eh  bien, 
l'idée  est  souvent  rétrécie,  quelquefois  faussée,  et  elle  manque  de 
développements.  Faut-il  encore  en  dire  la  raison ?„  Supposons 
l'auteur  moins  timide  en  traçant  le  plan  de  la  pièce  nouvelle  :  il 
l'aurait  divisée  en  deux  parties;  un  intervalle  de  quelques  jours  se 
serait  écoulé  entre  les  deux  actes.  Alors,  que  d'invraisemblances 
évitées!  Ce  qui  est  forcé  deviendrait  naturel,  ce  qui  est  faux 
deviendrait  vrai 3.  » 

Dans  le  Mariage  enfantin  comme  dans  la  Pensionnaire  mariée, 
les  contemporains  admirèrent  surtout  la  difficulté  vaincue  :  sujet 
scabreux,  exécution  délicate,  impression  morale.  Car  on  ne  sait  pas 
assez,  —  et, pour  le  savoir,  il  suffit  de  lire  les  journaux  du  temps, 
—  que  Scribe,  dont  le  nom  évoque  aujourd'hui  les  idées  les  plus 
bourgeoises  et  les  plus  banales,  excelle  surtout  à  soutenir  un 
paradoxe  et  à  sortir  d'une  impasse.  Il  semble  attraper  au  vol, 
comme  un  improvisateur  soumis  aux  caprices  de  son  auditoire, 
n'importe  quelle  donnée  qu'il  se  fait  fort  de  rendre  acceptable.  Et, 
sans  doute,  voilà  pourquoi  les  collaborateurs  lui  furent  si  néces- 
saires. On  lui  apportait,  de  toutes  parts,  des  pièces  impossibles; 
son  sens  dramatique  en  était  piqué  et  comme  irrité;  et  il  redressait, 
il  rendait  viables  tous  ces  avortons. 

Une  des  partie3  les  plus  difficiles  qu'il  ait  gagnées,  c'est  à  coup 
sûr,  celle  du  Mariage  de  raison.  Je  voudrais  bien  pouvoir  lire 
la  pièce  telle  qu'elle  était,  lorsque  Varner  l'apporta  à  Scribe; 
l'étude  critique  des  transformations  subies  par  le  manuscrit  du 
premier  auteur,  vaudrait,  à  elle  seule,  toutes  les  analyses  du  talent 
de  Scribe.  Toujours  est- il  que  la  donnée  essentielle  est  assez  diffi- 
cile à  faire  passer  :  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans,  jolie,  charmante, 

1  Débats,  24  janv.  1826. 
*  Le  Globe,  21  janv.  1826. 
»  Ibid.,  28  janv.  1826. 

25  NOVEMBRE  1902.  .  46 


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710  LA  €01ftmS  1T  LES  TOURS 

accomplie,  épouse  par  raison  un  ancien  militaire  de  trente-six  ans, 
invalide  à  jambe  de  bois...  Aussi  les  résistances  du  public  forent- 
elles  assez  vives,  mais  sans  empêcher  le  succès,  bien  au  contraire  f 
—  «  II.  Scribe,  disent  les  Débats,  vient  de  changer  tout  à  coup 
oette  vieille  poétique  de  notre  scène.  Chez  lin,  les  amoureux 
s'aiment  èperdument,  et  cependant  ils  abjurent  volontairement 
une  passion  dont  ib  attendaient  tout  leor  bonheur;  les  femmes 
n'ont  pour  leur  mari  qu'une  amitié  fort  raisonnable,  et  cependant 
les  maris  ne  s'en  trouvent  pas  moins  heureux;  l'amour  voit 
s'ëvanonk*  toutes  ses  illusions,  toutes  ses  espérances,  sans  que  la 
sensibilité  des  spectateurs  ait  à  se  révolter  *.  »  Et  quelques  jours 
après,  le  même  journal  ajoute  :  «  L'amour  sur  la  scène  du  Gym- 
nase perd  chaque  jour  de  sa  puissance.  Déjà,  on  lui  enlève  le  plus 
beau  de  ses  droite,  celui  de  faire  des  mariages.  Permis  &  lui 
d'enflammer  encore,  çà  et  là,  quelques  jeunes  cœurs  sans  raison  et 
sans  expérience;  mais  &  condition  d'arracher  lui-même  son  ban- 
deau, de  briser  soudain  toutes  ses  flèches  au  moindre  signe  de  la 
volonté  d'un  père,  d'un  oncle  on  d'un  tuteur.  M.  Scribe  vient  de 
renverser  l'autel  du  dieu  qu'il  encensa  longtemps;  et  le  Mariage 
de  raison  est  trop  heureux  au  Gymnase,  pour  qu'on  ose  désormais 
y  risquer  quelque  mariage  d'amour*.  »  Le  Globe  donne  une  analyse 
un  peu  ironique  de  la  pièce,  et  conclut  en  ces  termes  :  «  Avec  cette 
fable  un  peu  commune,  M.  Scribe  a  su  créer  le  plus  joli  vaudeville 
qu'on  ait  jamais  joué  au  Gymnase.  C'est  un  petit  roman,  tissé  avec 
tant  d'art,  brodé  avec  tant  d'esprit  et  de  grâce,  on  y  trouve  des 
détails  si  ingénieux,  que  certains  incidents,  invraisemblables 
quand  on  fait  t  analyse  de  la  pièce,  semblent  tout  naturels  à  la 
représentation.  Succès  éclatant  et  bien  mérité8.  » 

A  trois  ans  de  là,  le  6  mai  1829,  les  frères  Dartois  firent  repré- 
senter aux  Nouveautés  les  Suites  <Tun  mariage  de  raison.  Le 
célèbre  Potier  y  joua  le  rôle  de  l'invalide  Bertrand,  créé  au  Gym- 
nase par  Gontier4.  Je  n'ai  pu  mettre  la  main  sur  cette  pièce;  il  est 
probable  que  les  suites  en  question  devaient  être  plutôt  fâcheuses. 

Quant  au  Mariage  d'inclination  ou  Mafoina,  le  sujet  en  est  phB 
romanesque  que  réel.  Halvina  s'est  mariée  secrètement  à  un  triste 
aventurier  nommé  Bareniin.  Elle  se  voit  obligée  d'avouer  sa  déso- 
béissance à  son  père.  Le  public  retrouvait  dans  cette  pièce  une 
thèse  analogue  à  celle  du  Mariage  de  raison  :  on  ne  doit  pas, 
en  se  mariant,  en  s9 établissant,  céder  au  caprice,  au  désir  ou 

1  Débats,  12  oct.  1826. 

*  lbid.,  17  oct.  1826. 

*  Globe,  14  oct.  1826. 

4  Bouffé,  Mes  Souvenirs,  p.  160. 


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SOUS  LA  RESTAMATION  ïïl  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  711 

à  l'imagination;  le  mariage  est  chose  sérieuse,  et  toute  légèreté 
en  pareille  matière  peut  avoir  de  funestes  conséquences.  Mais  ici, 
on  voyait  l'accord  de  la  raison  et  de  l'amour,  dans  l'union  d'Arved 
et  de  Marie,  par  opposition  au  mariage  eitravagant  et  malheu- 
reux de  Malvina  et  de  Barentin  ». 


IV 

La  nécessité  d'assortir  les  époux»  contre-partie  de  la  thèse  du 
Mariage  de  raison,  forme  le  fond  de  lEcole  des  Vieillards. 
-Casimir  Delavigne  donna  cette  pièce  le  8  décembre  1823,  au 
Théâtre-  Français.  Talma  et  M11*  Mars  y  jouaient  les  deux  premiers 
rôles*.  Le  succès  fut  éclatant. 

On  connaît  le  sujet  de  F  Ecole  des  Vieillards.  Danville,  à 
soixante  ans,  vient  d'épouser  une  très  jeune  femme,  Hortense. 
Celle-ci,  fort  honnête,  mais  très  étourdie,  se  compromet  et  com- 
promet Thonneur  même  de  son  mari.  Les  suites  de  cette  légèreté, 
—  un  duel  entre  Danville  et  le  grand  seigneur  séducteur,  —  épou- 
vantent et  éclairent  Hortense  qui  désormais,  on  l'espère  du  moins, 
saura  mieux  observer  les  devoirs  de  sa  très  délicate  situation. 

La  nouveauté  du  sujet  était  dans  le  déplacement  des  sympa- 
thies. Dans  ta  comédie  du  dix  huitième  siècle,  qui  suivait  les 
traditions  de  Molière,  le  mari  trompé  est  ridicule  ;  ici,  au  contraire, 
c'est  au  vieux  mari  que  s'intéressent  les  spectateurs,  c'est  la  jeune 
et  jolie  femme  qu'ils  désapprouvent.  L'accueil  fait  à  lEcole  des 
vieillards >  les  éloges  des  critiques3,  Y  examen  qu'en  a  publié 
Etienne 4,  tout  prouve  bien  que  les  contemporains  se  sont  crus  en 
possession  d'une  morale  bien  supérieure  à  celle  du  dix-septième  et 
du  dix-huitième  siècle,  et  plus  respectueux  du  mariage.  Mais  je 
crois  bien  qu'ils  se  sont  trompés,  et  que  l'on  s'abuse  généralement 
quand  on  conclut  du  succès  des  plaisanteries  de  MoBère,  de 
Regnard,  de  Danconrt,  etc.,  sur  les  maris  et  sur  les  femmes,  à  des 
mœurs  relâchées  et  au  mépris  de  la  fidélité  conjugale.  Le  George 
Dandin  de  Molière  n'est  pas  ridicule  parce  que  sa  femme  le  trompe; 
«aïs*  par  sotte  vanité,  il  a  fait  un  mariage  disproportionné,  et  il  en 

'JKfofe,  13  déc  1828. 

3  Sur  Talma  dsm*  r Ecole  des  vieillard*,  voy.  Mémwm  <tAk7L  îhantu, 
IV.  64. 

3  Débats,  8  déc.  1823;  —  10  déc  1823  ;  —  3  janvier  1824.  —  Cf.  Cojus*. 
Rationner,  3  déc.  1823: 

4  EéSL  dto  œovres  de  C  Doter  fgne  <fe  1836,  Paris*.  Delloye  et  Leçon, 


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712  LA  COMtDIE  ET  US  MOEQBS 

recueille  les  conséquences.  «  Tu  Tas  voulu,  George  Dandin!  »  Si 
nous  rions  d'Àrnolphe,  dans  C Ecole  des  femmes,  ce  n'est  pas  du 
tout  que  nous  approuvions  le  manège  cruel  et  pervers  d'Agnès,  c'est 
qu'il  faut  être  bien  bêtement  orgueilleux  pour  s'imaginer  qu'on  se 
fera  aimer  d'une  jeune  fille  en  l'enfermant.  Et  dans  cette  même 
pièce,  la  tirade  de  Chrysalde  sur  les  douceurs  d'un  état  auquel 
Arnolphe  est  exposé  s'il  épouse  Agnès,  n'est  qu'un  vigoureux  et 
superbe  paradoxe,  lequel  n'est  pris  au  sérieux  que  par  Arnolphe  : 
seul,  il  en  est  scandalisé;  et  nous  en  rions.  Mais  où  voyez- vous  que 
Molière  ait  ridiculisé  un  honnête  homme  trompé  par  sa  femme?  Est-ce 
qu'il  ne  sauve  pas  Alceste  des  griffes  de  Célimène?  Est-ce  qu'il  ne 
rend  pas  sympathique  Ariste,  homme  d'âge  mûr,  qui,  dans  C  Ecole 
des  maris,  épouse  sa  jeune  pupille?  Est-ce  que  Orgon  lui-même, 
dans  Tartufe,  ridicule  par  sa  dévotion  mal  comprise,  mais  coura- 
geux et  probe,  n'échappe  pas  à  toute  mésaventure  conjugale? 
Disons  donc  que  Molière  nous  prévient,  avec  son  large  bon  sens, 
contre  les  dangers  de  toute  mésalliance;  mais  ne  disons  pas  qu'il 
fait  rire  aux  dépens  du  mariage  1  c'est  absurde!  Il  écrivait  pour 
des  spectateurs  intelligents  :  le  malheur  est  qu'il  est  lu  aujourd'hui, 
et  souvent  commenté,  par  des  imbéciles. 

Or,  que  prouve  de  plus  l'Ecole  des  vieillards?  Que,  quoi  qu'il 
arrive,  le  mari  sortirait  sain  et  sauf  des  démarches  inconséquentes 
de  sa  femme?  Conclusion  fausse,  assurément,  et  naïve,  et  dange- 
reuse. Comment!  Dan  ville,  âgé  de  soixante  an?,  cède  à  un  caprice 
en  épousant  Hortense;  il  la  laisse  seule  â  Paris,  sous  la  garde  assez 
peu  sûre  d'une  grand- mère  étourdie;  et,  de  retour,  il  est  surpris, 
indigné,  exaspéré,  de  ce  que  sa  jeune  femme  a  dépensé  trop 
d'argent,  de  ce  qu'elle  reçoit,  sans  penser  â  mal,  des  visites  com- 
promettantes, etc.  Mais  il  n'a  que  ce  qu'il  mérite,  ce  brave  homme. 
Au  dix-septième  siècle,  on  eût  ri  de  lui,  au  nom  du  bon  sens.  Le 
dix-neuvième  siècle  fut  d'un  autre  avis.  C'est  que,  sans  doute, 
en  1823,  on  respectait  profondément  les  jeunes  femmes  de  vieux 
maris.  Allons,  tant  mieu»!  On  eut  raison,  d'ailleurs,  d'admirer  la 
composition  et  le  style  de  la  pièce.  L'Ecole  des  vieillards  est  un 
ouvrage  très  distingué;  aujourd'hui  encore,  on  pourrait  le 
reprendre;  il  est  assurément  moins  démodé  que  F  Honneur  et 
l'argent. 

Dans  une  pièce  restée  longtemps  inédite,  et  tout  récemment 
publiée,  la  Filleule  ou  les  Deux  âges,  C.  Bonjour  aborde  un  sujet 
analogue.  Le  général  Béclard,  âgé  de  soixante  ans,  est  aimé  de  sa 
pupille,  la  jeune  Sophie;  il  veut  résister  à  cet  amour;  mais  enfin, 
comme  il  le  dit,  «  il  se  laisse  faire  ».  Au  second  acte,  nous  retrou- 
vons Sophie  mariée  â  Béclard;  mariée  n'est  pas  le  vrai  mot  :  en 


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80GS  LÀ  RESTAURATION  IT  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  713 

Angleterre,  un  prêtre  les  a  bénis,  mais  il  reste  à  légaliser  cette 
union  qui  n'a  encore  rien  de  réel,  et  qui  ne  vaudrait  pas  plus  à 
Rome  qu'à  Paris.  Béclard  a  finement  agi  en  ne  contractant  avec 
Sophie  que  ce  pseudo- mariage.  En  effet,  la  jeune  femme  se  débat 
bientôt  dans  la  plus  cruelle  situation  :  les  discours  ironiques  de  ses 
amies,  les  sollicitations  impertinentes  des  fats,  son  inconsciente 
passion  pour  un  jeune  officier,  secrétaire  du  général,  tout  l'avertit 
de  son  erreur.  Au  cinquième  acte,  un  imbroglio  do  vaudeville 
oblige  les  personnages  à  régler  leur  situation  réciproque  :  Béclard, 
avec  dignité,  avec  bonne  humeur,  déclare  l'expérience  concluante, 
et  donne  à  Julien  la  main  de  Sophie. 

La  composition  de  cette  pièce  marque,  comme  déjà  le  Bachelier 
de  Ségovie,  une  évolution  dans  le  talent  de  G.  Bonjour.  Action  plus 
vive,  incidents  plus  nombreux,  intrigue  d'une  complication  aisée, 
où  se  fait  sentir  l'influence  de  Scribe  :  telles  sont  les  nouvelles 
qualités  de  facture.  Le  caractère  du  général,  toujours  placé  dans 
une  situation  délicate,  est  bien  soutenu  ;  ce  qui  serait  impudence 
ou  sottise  chez  un  mari  réel,  devient  chez  lui  finesse  et  philosophie. 
J'aime  moins  les  rôles  de  Sophie  et  de  Julien  ;  mais  n'est-ce  pas 
plutôt  que,  jusqu'au  dénouement,  leur  position  est  nécessairement 
fausse?  Enfin,  le  style,  infiniment  soigné,  pèche  par  des  longueurs 
auxquelles  on  était  alors  moins  sensible,  et  manque  un  peu  de 
force  dans  les  passages  dramatiques,  mais  il -est  constamment 
spirituel  et  juste. 

Quel  eût  été  le  jugement  du  public,  si  la  pièce  avait  vu  la 
rampe?  Il  nous  est  impossible  de  le  savoir.  Toutefois,  on  eût  loué, 
je  pense,  le  bon  sens  tout  classique  et  tout  français  de  cette 
comédie,  où  le  romanesque  n'apparaît  que  pour  recevoir  une  leçon, 
où  la  vieillesse  se  résout  à  son  véritable  rôle,  où  l'amour  finit  par 
s'accorder  avec  la  raison. 


Vieux  mari,  jeune  femme,  avons-nous  vu  dans  r Ecole  des  vieil- 
lards.  Dans  le  Jeune  mari  de  Mazères  (1826),  Une  rivale  de 
Ancelot  et  P.  Foucher  (1836),  et  la  Femme  de  quarante  ans  de 
Galoppe  d'Onquaire  (1844),  c'est  le  mari  qui  est  trop  jeune,  c'est 
la  femme  qui  est  trop  mûre. 

Le  Jeune  mari  est  une  excellente  comédie.  Pour  sortir  de  ses 
embarras  financiers,  Oscar  de  Beaufort  épouse  une  veuve  riche, 
mais  presque  vieille.  Celle-ci,  pour  le  mieux  maintenir  sous  sa 
dépendance,  ne  paye  ses  dettes  que  par  fractions;  et  elle  le  sur- 
veille, elle  le  gouverne  comme  un  enfant.  Excellent  trait  de  carsc- 


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714  U  COMEDIX  ET  LIS  MCBQRS 

tère,  elle  met  dans  son  affection  une  jalousie  inquiète  qui  doit,  aa 
lieu  de  la  faire  aimer,  la  rendre  tyrannique  et  odieuse.  Un  incident, 
—  une  prise  de  corps  décrétée  par  les  créanciers,  —  oblige  Her- 
minie  à  régler  tout  l'arriéré  de  son  mari;  dès  lors,  sur  les  conseil» 
de  ses  amis,  Oscar  change  d'attitude  :  c'est  lui  qui  redevient  le 
maître.  Pour  bien  faire  ressortir  l'incompatibilité  de  cette  union, 
l'auteur  a  placé  dans  son  action  deux  intrigues  parallèles  :  un 
vieux  receveur  général  courtise  une  jeune  fille,  nièce  d'Herminie; 
une  veuve  de  préfet,  B1B*  Delby,  cherche  à  épouser  le  jeune  Surville. 
Mais  le  receveur  et  la  veuve,  instruits  par  l'exemple  d'Oscar  et 
d'Herminie,  renoncent,  l'un  à  l'ingénue,  l'autre  au  lieutenant,  et 
a' épousent  :  Surville,  de  son  côté,  pourra  épouser  Clara  :  voilà 
deux  ménages  assortis.  —  Succès  considérable,  prolongé,  et  dont 
les  contemporains  ont  donné  d'excellentes  raisons. 

«  Le  Jeune  mari,  dit  Pr  Dubois  dans  le  Globe,  n'est  point  sans 
doute  un  caractère  d'une  vive  originalité  et  d'une  touche  vigou- 
reuse; mais  c'est  une  figure  de  notre  temps  ,  un  mauvais  sujet, 
tombé  de  l'armée  dans  les  salons,  vivant  d'expédients  et  d'étour- 
deries,  et  enfin  réduit  par  nécessité  à  épouser  une  vieille  créole, 
qui  paie  ses  dettes,  lui  donne  un  cabriolet  et  un  groom,  le  fait 
électeur,  et  lui  promet  l'éligibilité  s'il  se  conduit  bien1...  » 

Mazères,  dans  sa  préface2,  rappelle  l'heureuse  destinée  de  sa 
pièce,  et  en  fait  justement  ressortir  la  moralité.  Parmi  les  anec- 
dotes qu'il  se  platt  à  raconter  d'une  plume  un  peu  complaisante,  il 
en  est  une  qui  mérite  d'être  retenue.  Mazères  reçut  un  jour,  d'une 
dame  veuve,  riche  et  très  élégante,  une  invitation  à  dîner.  «  Mon- 
sieur, dit  la  veuve  à  l'auteur  du  Jeune  mari,  vous  êtes  mon  sau- 
veur, et  j'ai  tenu  à  vous  en  témoigner  ma  reconnaissance...  Je  ne 
suis  plus  jeune.  Je  cherche  le  bonheur,  et  croyais  le  trouver  dans 
un  second  mariage.  Mais  j'ai  vu  votre  pièce,  et  j'en  ai  reçu  une 
rude  leçon  qui  me  sera  profitable...  Je  resterai  veuve.  »  Un  mois 
après,  ajoute  Mazères,  elle  épousait  un  jeune  et  brillant  militaire. 

On  était  à  l'époque  où  le  romanesque  se  développait  de  plus  en 
plus,  sinon  dans  les  mœurs,  au  moins  dans  la  littérature,  qui,  si 
elle  n'est  pas  Y  expression  de  la  société*  exprime  les  désirs»  les 
inquiétudes  et  les  regrets  de  la  société*  Or,  parmi  les  types  que  le 
roman  se  plaisait  à  décrire  et  à  embellir,  se  trouvait  justement  la 
Femme  de  trente  ans  et  la  Femme  de  quarante  ans.  Seulement  on 
tendait  à  rendre  sympathique  et  séduisant,  un  personnage  que  la 
vraie  comédie,  la  comédie  sensée  et  spirituelle,  avait  voulu  jadis 
remettre  à  sa  place  et  renvoyer  aux  devoirs  de  son  âge. 

*  Le  Glèbe,  *8  dov.  1826. 

*  Mazères.  Comédies  etmwmir^  1868, 1.  448. 


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SOUS  LA  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  715 

J.  Janin,  en  rendant  compte  du  drame  d'Ancelot  et  P.  Foucher, 
Une  rivale^  reprochait  vivement  à  Balzac  d'avoir  rendu  possible  et 
vraisemblable  au  théâtre  l'amour  inspire  par  la  femme  de  quarante 
ans.  «  La  femme  de  trente  à  quarante  ans,  dit-il,  était  autrefois 
une  terre  à  peu  près  perdue  pour  le  roman  et  pour  le  drame;  mais 
aujourd'hui,  grâce  à  ces  riantes  découvertes,  la  femme  de  quarante 
ans  règne  seule  dans  le  roman  et  dans  le  drame.  Cette  fois  le  nou- 
veau monde  a  supprimé  l'ancien  monde,  la  femme  de  quarante  ans 
l'emporte  sur  la  jeune  fille  de  seize  ans.  —  Qui  frappe?  s'écrie  le 
drame  de  sa  grosse  voix.  —  Qui  est  là?  s'écrie  le  roman  de  sa  veux 
flutée.  —  C'est  moi,  répond  en  tremblant  la  seizième  année  aux 
dents  de  perle,  au  frais  sourire,  au  doux  regard  :  c'est  moi  1...  Mais 
aussitôt  romanciers  et  dramaturges  de  répondre  :  Nous  sommes 
occupés  avec  votre  mère,  mon  enfant;  repassez  dans  une  ving- 
taine d'années,  et  nous  verrons  si  nous  pouvons  faire  de  vous 
quelque  chose1.  » 

Mme  de  Girardin,  qui  cite  ce  passage,  le  commente  très  spirituel- 
lement, dans  sa  Lettre  parisienne  du  30  novembre  183  6.  Ce  n'est, 
dit-elle,  la  faute  ni  de  M.  Ancelot,  ni  de  M.  P.  Foucher,  ni  de  M.  de 
Balzac...,  mais  bien  la  faute  de  la  société  elle-même.  «  Aujour- 
d'hui, Julie  ambitieuse  et  vaine,  commence  par  épouser  volontai- 
rement, à  dix-huit  ans,  SL  de  Volmar;  puis,  â  vingt-cinq  ans, 
revenue  des  illusions  de  la  vanité,  elle  s'enfuit  avec  Saint-Preux, 
par  amour.  Car  les  rêves  du  jeune  âge  maintenant  sont  des  rêves 
d'orgueil...  Vous  parlez  des  auteurs  anciens  :  ils  peignaient  leur 
temps.  Laissez  M.  de  Balzac  peindre  le  vôtre.  La  Junte  de  Racine, 
dites-vous?  —  Hais  aujourd'hui,  elle  choisirait  bien  vite  Néron, 
pour  être  impératrice...  Voyez  donc  un  peu  les  femmes  passionnées 
qui,  de  nos  jours,  font  parler  d'elles  :  toutes  ont  commencé  par  un 
mariage  d'ambition;  toutes  ont  voulu  être  riches,  comtesses,  mar- 
quises et  duchesses,  avant  d'être  aimées.  Ce  n'est  qu'après  avoir 
reconnu  les  vanités  de  la  vanité,  qu'elles  se  sont  résolues  à 
l'amour.  Il  en  est  même  qui  ont  recouru  naïvement  après  le  passé, 
et  qui,  à  vingt-huit  ou  trente  ans,  se  dévouent  avec  passion  au 
jeune  homtne  obscur  qu'à  dix-sept  ans  elles  avaient  refusé  d'aimer. 
M.  de  Balzac  a  donc  raison  de  peindre  la  passion  où  il  la  trouve, 
c'est-à-dire  hors  d'âge.  M.  Janin  a  raison  aussi  de  dire  que  cela 
est  fort  ennuyeux  ;  mais  si  cela  est  fort  ennuyeux  pour  les  lecteurs 
de  romans,  c'est  bien  plus  triste  encore  pour  les  jeunes  hommes 
qui  rêvent  l'amour,  et  qui  en  sont  réduits  à  s'écrier  dans  leurs 
transports  :  «  Que  je  l'aime I  Ohl  qu'elle  a  dû  être  belle2!  » 

4  Débats,  28  not.  183(5. 

*  Le  Vicomte  de  Launay.  I.  35* 


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716  LÀ  COMtDIE  ET  LES  MŒURS 

C'est  précisément  le  titre  de  la  Femme  de  quarante  ans  que 
Galoppe  d'Onquaire1  donnait  à  une  comédie  en  vers,  représentée 
au  Théâtre-Français  en  1844.  Il  s'inspirait  de  Balzac,  puisque  son 
héroïne,  Mme  de  Silly,  répondait  : 

...  Mon  âge?  il  a  son  bon  côté, 
Et  M.  de  Balzac  Ta  réhabilité! 

L'intrigue  de  la  pièce  n'est  pas  compliquée.  Mme  de  Silly  cherche, 
comme  l'Herminie  de  Blazères,  à  retenir  auprès  d'elle  un  mari  de 
vingt-cinq  ans.  Elle  croit  avoir  une  rivale  dans  une  jeune  fille 
mystérieuse  à  qui  M.  de  Silly  donne  asile.  Mais  c'est  sa  propre  fille, 
celle.de  son  premier  mariage.  On  établit  cette  enfant,  et  voilà 
notre  femme  de  quarante  ans  rassurée,  jusqu'à  la  prochaine  fois. 
Assez  pauvre  pièce  en  soi,  mais  intéressante  à  sa  date,  surtout 
par  les  critiques  qui  peuvent  vous  éclairer  sur  l'état  d'âme  des 
contemporains. 

Le  rédacteur  du  Constitutionnel  écrit  :  «  Vous  voulez  peindre 
la  femme  de  quarante  ans,  c'est-à-dire  cette  lutte  héroïque  de  la 
femme  parvenue  à  son  temps  le  plus  délicat  et  le  plus  périlleux,  où 
elle  chemine  sur  ce  chiffre  fatal  de  quarante  années  comme  un 
équilibriste  sur  la  corde  rai  de...  Pour  réussir  dans  ce  tableau 
féminin,  il  fallait  mettre  votre  femme  de  quarante  ans  aux  prises 
avec  un  amant  et  non  avec  un  mari.  H  est  évident  que  c'est  la 
crainte  de  tout  perdre  sans  retour  et  le  désir  de  conserver  encore, 
qui  fait  la  puissance,  l'habileté  de  la  femme  de  quarante  ans,  et  lui 
fournit  les  armes  les  plus  fines  et  les  plus  désespérées.  Si  dès  le 
début  vous  la  mettez  en  possession  d'un  mari  qu'elle  aime,  elle  est 
pourvue,  et  tout  est  dit...  En  donnant  à  Mm*  de  Silly  un  mari  au 
lieu  d'un  amant,  vous  avez  ôté  à  la  femme  de  quarante  ans  sa 
force  véritable,  son  dernier  prestige,  son  unique  refuge,  le  besoin 
de  recourir  aux  précautions,  aux  ruses,  aux  artifices,  à  la  grâce  de 
l'esprit,  aux  finesses  du  cœur  (ici  le  rédacteur  signale  la  nouvelle 
de  Gh.  de  Bernard)1.  Et  remarquez  bien  que  vous  auriez  pu 

4  Léon  Galoppe  d'Oaquaire  (1810-1867)  a  donné  au  théâtre,  outre  la 
Femme  de  quarante  ans,  un  drame  en  vers  (en  collaboration  avec  Pitre-Che- 
valier), Jean  de  Bourgogne  (1846),  le  Jeu  de  Whist  (1847),  V Amour  pris  aux 
cheveux  (1851),  le  Chêne  et  le  Roseau  (1852).  Il  a  publié  sous  le  titre  le  Diable 
boiteux  à  Paris,  —  en  province,  —  au  village,  une  série  d'articles  critiques  et 
satiriques  parus  dans  le  Corsaire;  c'est  comme  la  suite  des  Hermites  de  Jouy. 
On  lui  doit  également  quelques  recueils  de  vers  et  des  études  à  la  Bévue 
des  beaux-arts. 

*  La  Femme  de  quarante  ans,  de  Charles  de  Bernard,  est  la  première  des 
cinq  nouvelles  publiées  sous  le  titre  du  Nœud  Gordien*  Paris,  Werdet, 
1838,  2  vol. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  717 

donner  à  votre  femme  de  quarante  ans  nn  amant  sans  éveiller  la 
susceptibilité  des  prudes  et  les  obliger  à  se  voiler.  Elle  est  veuve  s 
elle  veut  épouser  de  Sîlly;  elle  le  dispute  à  une  jeune  et  jolie 
femme,  et  à  force  d'art  et  d'adresse  finit  par  l'emporter  :  l'habileté 
de  son  expérience  triomphe  des  attraits  de  la  véritable  jeunesse1.  » 

Th.  Gautier,  lui,  pense  qu'un  pareil  sujet  relève  du  roman,  non 
de  la  scène.  Il  rappelle,  comme  son  confrère  du  Constitutionnel, 
Balzac  et  Ch.  de  Bernard;  il  juge  que  le  romancier,  qui  peut  user 
de  longues  préparations  et  de  demi-jours  discrets,  réussira  dans 
cette  peinture.  Mais,  au  théâtre,  le  spectacle  de  cette  lutte  contre 
une  jeunesse  qui  s'en  va,  sans  que  rien  puis3e  la  rappeler,  c'est 
chose  triste  et  pénible.  Les  plaisanteries  mêmes,  sur  ce  thème,  sont 
sinistres  2. 

L'année  suivante,  dans  une  comédie  intitulée  l'Enseignement 
mutuel,  de  Eug.  Nus  et  Gh.  DesDoyers,  reparaissait  le  type  de  la 
femme  de  quarante  ans.  Et  Th.  Gautier  revenait  à  la  charge  : 
«  On  ne  ferait  pas  mal  d'en  finir,  au  théâtre,  avec  les  femmes  de 
quarante  ans.  Cette  obstination  à  reproduire  ce  type  suranné 
devient  fatigante.  Il  n'y  a  que  les  anges  qui  puissent  toujours  avoir 
quinze  ans.  Mais  pourquoi  vanter  sans  cesse  les  quadragénaires 
Une  femme  est  jeune  tant  qu'elle  est  belle.  Il  y  a  des  vieilles  de 
dix-huit  ans  et  des  jeunes  de  trente.  Mais  à  quoi  bon  ces  chiffres? 
Une  héroïne  ne  peut- elle  marcher  que  son  extrait  de  baptême  â  la 
main?  Retrouvons,  au  moins  au  théâtre  et  dans  les  poèmes,  la 
jeunesse  qui  nous  fuit3.  » 

Voyez  pourtant  ce  que  peut  faire  la  nouveauté  d'un  titre  ou 
d'une  formule.  Dè>  1821,  la  lutte  de  la  femme  de  quarante  ans  et 
de  la  jeune  fille  avait  éternise  à  la  scène  par  Casimir  Bonjour,  dans 
la  Mère  rivale,  pièce  qui  rappelait  elle-même  la  Mère  Coquette  de 
Quinault,  et  la  Mère  jalouse  de  Barthe.  Le  poète  avait  voulu  repré- 
senter un  travers  nouveau;  il  avait  saisi,  en  bon  observateur,  une 
transformation  sociale  et  morale  que  Balzac  ne  devait  décrire  que 
dix  ans  plus  tard.  «  Quelques  personnes,  dit  C.  Bonjour,  dans 
l'Avant  propos  de  la  Mère  rivale,  ont  prétendu  que  j'avais  attaqué 
un  défaut  beaucoup  trop  rare  pour  devenir  le  sujet  d'une  comédie. 
Peut-être  qu'en  y  réfléchissant  davantage,  elles  se  seraient  con- 
vaincues du  contraire.  Dans  l'enfance  des  sociétés,  les  agréments 
physiques  sont  les  seuls  qui  nous  attirent  vers  l'autre  sexe...  Mais, 
lorsque  la  civilisation  a  fait  des  progrès,  et  que  l'éducation  s'est 
perfectionnée,  la  jeunesse  et  la  beauté  ne  sont  plus  des  titres 

«  Constitutionnel,  25  nov.  1844. 

*  La  Presse,  25  nov.  1844  (Hist.  de  VArtdram.%  III.  291). 

*lbid.t  15  sept.  1845  (BiU.  de  VArt  drarn.,  IV,  115). 


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718.  LA  COMtûlE  II  LKS  MŒURS 

exclusifs  i  nos  hommages  :  les  qualités  morales  sont  plus  appré- 
ciées, l'esprit  plus  coûté  et  l'art  de  causer  devient  presque  l'art  de 
plaire.  C'est  alors  que  les  mères  peuvent  rivaliser  avec  leurs  filles; 
et  comme  la  coquetterie  est  innée  chez  les  femmes,  du  moment  où 
elles  en  ont  le  pouvoir,  elles  doivent  en  avoir  la  prétention...  A 
mesure  que  l'instruction  et  le  luxe  ont  été  plus  répandus,  et  que 
la  société  est  arrivée  à  un  état  de  corruption  élégante,  ce  défaut  a 
dû  se  multiplier.  Il  est  très  ordinaire  à  l'époque  où  nous  vivons. 
Quoique  jeune  encore,  j'en  ai  vu  de  nombreux  exemples;  et  depuis 
que  cette  comédie  a  été  représentée,  on  m'a  raconté  une  foule 
d'anecdotes  dont  j'aurais  pu  tirer  parti,  si  je  les  eusse  connues 
plus  tôt.  » 

Il  nous  raconte  ailleurs  qu'il  fut  obligé,  pour  que  MUo  Volnais 
voulût  bien,  au  refus  de  M115  Mars,  de  M11*  Leverd,  de  M11*  Dupuis, 
se  charger  du  rôle  de  la  mère,  de  rajeunir  la  fille,  et  de  lui  donner 
seulement  quinze  ans,  afin  que  sa  mère  pût  n'en  avoir  que  trente! 
«  Je  fus  frappé  de  ce  raisonnement,  dit-il,  et  de  ce  jour-là  même, 
je  me  mis  à  la  besogne.  Sophie  n'eut  que  quinze  ans,  Mu*  Volnais 
fut  épousée,  et  l'on  représenta  ma  pièce1.  »  Ainsi,  sans  les 
exigences  des  comédiens,  le  dénouement  eût  été  plus  réel,  et  la 
leçon  morale  plus  forte.  Telle  qu'elle  est,  la  Mère  rivale  est  une 
alerte  et  vive  comédie  en  trois  actes,  un  peu  inexpérimentée, 
sentant  trop  le  bon  modèle ,  mais  agréable  à  lire,  et  contenant,  sur 
le  travers  qui  en  est  le  sujet,  une  foule  de  .traits  heureux  et  de 
couplets  bien  tournés.  C.  Bonjour,  pour  renforcer  en  quelque  sorte 
le  caractère  de  Mme  Dorval,  l'a  rendue  bienfaisante,  comme  le 
Dervières  des  Deux  Gendres.  Cette  mère  indifférente,  qui  cache  sa 
fille  aux  yeux  de  tous,  et  lui  refuse  presque  le  nécessaire,  fait 
ostensiblement  la  charité.  Lisette  explique  ainsi  sa  conduite  :  Aimer 
les  siens,  fi  donc!  cela  ne  mène  à  rien. 

Une  telle  conduite  est  par  trop  naturelle; 
Queljgré  vous  en  sait-on?  tout  le  monde  s'en  mêle. 
Pour  nous  faire  un  beau  nom,  pour  éblouir  les  gens, 
Nous  usons  de  moyens  tout  à  fait  différents. 
Le  bien  qu'on  fait  chez  soi  n'est  connu  de  personne. 
II. faut,  lorsque  Ton  veut  passer  pour  être  bonne, 
Laisser  là  des  parents  qui  vous  tendent  les  bras» 
Pour  aller  secourir  ceux  qu'on  ne  connaît  pas. 
Attirer  les  regards  est  l'importante  affaire; 
Et  ce  n'est  que  le  mal  qu'on  fait  avec  mystère. 
Aussi,  comme  tu  vois,  on  est  du  comité 
Des]  prisons,  de  celui  de  la  maternité  L.. 

«  Cas.  Bonjour,  Mélange*.—  EcL  de  1902,  p.  9. 


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SOUS  LÀ  RE3TAIHUTON  ET  Là  MONARCHIE  DE  JUILLET  71» 

Voilà,  certes,  de  jolis  vers,  —  et  qui  disent  quelque  chose.  Les 
contemporains  y  virent  même  une  méchante  allusion  aux  dames  de 
charité,  qui  oubliaient  de  pratiquer  à  leur  foyer  la  vertu  même 
qu'elles  représentaient  en  public.  «  Le  succès  a  failli  être  com- 
promis, dit  la  Gazette  de  France,  par  quelques  petits  esprits 
libéraux.  Toujours  à  l'affût  des  allusions,  ils  ont  cru  trouver  matière 
à  flatter  l'esprit  de  parti  dans  des  rapprochements  que  l'auteur 
n'avait  sûrement  pas  songé  à  faire  *.  »  Qui  sait? 

M*is  je  citais  plus  haut  un  passage  de  J.  Janin9  et  un  autre  de 
Mme  de  Girardin,  &  propos  de  la  Femme  de  trente  à  quarante  ans. 
Ne  dirait- on  pas  que  les  critiques  de  1836  se  sont  inspirés  de  ces 
vers,  écrits  en  1821  :  Sophie  vient  de  déclarer  à  sa  mère  qu'elle 
aime  et  qu'elle  est  aimée;  et  Mme  Dorval  réplique  : 

Vous  aimer!  j'admire,  en  vérité, 

Et  votre  suffisance  et  votre  vanité  ! 

Vous  aimer!...  dites-moi,  qu'avez- vous  donc  pour  plaire? 

Uue  enfaot,  qui  ne  sait  que  rougir  et  se  taire!... 

Vous  n'avez  pas  quinze  ans!...  ni  grâce,  ni  maintien; 

Et  vous  vous  figurez!...  mais,  détrompez- vous  bien. 

De  lui  ne  croyez  pas  que  vous  soyez  aimée  ! 

Il  lui  faut,  mon  enfant,  une  beauté  formée  ; 

Il  faut,  pour  le  toucher,  pour  captiver  ses  vœux, 

Une  femme  qui  plaise  à  l'esprit  comme  aux  yeux, 

Ayant  les  qualités  que  lui  donne  l'usage, 

Sans  avoir  rien  perdu  des  charmes  du  bel  âge; 

En  un  mot  (recevez  cet  avis  en  passant), 

Il  lui  faut  une  femme,  et  non  pas  une  enfant. 

La  if  ère  rivale  reçut  des  spectateurs  et  des  critiques  de  1821, 
encore  nourris  du  répertoire,  un  accueil  très  favorable;  mais, 
évidemment,  ceux-ci  furent  moins  sensibles  à  l'originalité  de  cer- 
tains traits  qu'aux  souvenirs  de  bons  modèles  2.  Et,  puisque  ce 
dernier  mot  semble  m'y  inviter,  je  ne  veux  pas  quitter  la  Mère 
rivale  sans  signaler  une  curieuse  imitation  des  classiques.  Voici 
Mme  Dorval  qui  se  croit  trompée  par  Belcour,  qu'elle  espérait 
épouser;  elle  s'imagine  que  sa  fille  lui  a  volé  l'affection  de  sou 
amant;  et,  dans  un  court  monologue,  elle  exprime  sa  fureur  et  sa 
jalousie  :  lisez-le  (fin  de  l'acte  II);  c'est,  en  vérité,  le  monologue  de 
Roxane,  c'est  celui  de  Phèdre,  quand  elles  découvrent,  l'une 
l'amour  de  Bajazet  pour  Atalide,  l'autre  l'amour  d'Hippolyte  pour 
Aricie.  Après  tout,  n'est-ce  pas  dans  ces  deux  tragédies  de  Racine 

1  Gazette  de  France,  9  juillet  1821. 

>  Débats,  25  juillet  1821.  —  Constitutionnel.  12  et  17  Juillet  1821. 


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720  U  COMÉDIE  1T  LE8  MŒURS 

que  nous  trouvons  pour  la  première  fois  la  Femme  de  quarante 
ans  disputant  à  une  jeune  fille  le  cœur  d'un  jeune  homme? 


VI 

Nous  abordons  des  pièces  plus  profondes,  malgré  leur  forme  par- 
fois légère,  avec  le  Mari  à  la  campagne,  de  Bayard  (1844),  et  le 
Mari  à  bonnes  fortunes,  de  C.  Bonjour  (1824).  Les  limites  de  cette 
étude  ne  nous  permettent  pas  d'insister  longuement  sur  ces  deux 
comédies.  Il  suffira  de  faire  remarquer  que,  dans  le  Mari  à  bonnes 
fortunes,  le  ridicule  et  même  l'odieux  retombent  sur  le  mari. 
«  M.  Bonjour,  dit  le  rédacteur  des  Débats,  a  vengé  un  sexe  faible 
des  outrages  du  sexe  le  plus  fort;  la  femme,  abandonnée  par  son 
époux  parjure,  lutte  avec  courage  contre  l'exemple  contagieux 
qu'on  daigne  à  peine  dérober  à  ses  regards;  placée  dans  la  situa- 
tion la  plus  critique,  puisqu'un  penchant  trop  vif  pour  son  jeune 
cousin  est  presque  justifié  par  une  longue  habitude  d'enfance,  et 
par  le  droit  d'une  vengeance  que  des  mœurs  faciles  rendraient 
presque  excusable,  elle  résiste,  elle  combat,  elle  triomphe;  et  sa 
victoire,  quelque  pénible  qu'elle  soit  pour  elle,  reçoit  à  l'instant 
même  sa  récompense,  puisqu'elle  lui  rend  son  mari1.  »  Et  quel- 
ques jours  après,  Duviquet  conclut  ainsi  une  étude  détaillée  du 
Mari  à  bonnes  fortunes  :  «  Cette  pièce  plaira  surtout  aux  femmes, 
et  aux  connaisseurs  pour  l'observation  des  mœurs.  » 

L'article  du  Globe  contient  des  remarques  que  leur  date  rend 
intéressantes.  «  Je  ne  sais,  dit  le  critique,  si  le  Mari  à  bonnes 
fortunes,  tel  qu'il  est  peint  dans  la  pièce,  est  bien  un  caractère  de 
notre  temps,  et  si  ce  n'est  pas  plutôt  un  souvenir,  une  tradition  de 
temps  et  de  mœurs  déjà  loin  de  nous...  »  Puis  il  loue  particulière- 
ment la  science  de  l'intrigue;  et  ne  dirait-on  pas  que  ceci  est  écrit 
à  propos  d'une  pièce  de  Scribe  :  «  Cette  pièce  est  un  jeu  continuel 
de  surprises;  il  semble  que  l'auteur  prenne  sans  cesse  plaisir  à 
faire  craindre  aux  spectateurs  une  inconvenance,  qu'il  leur  sauve 
toujours  par  une  saillie  heureuse2.  »  J.  Janin  reprend,  dans  sa 
Littérature  dramatique,  à  propos  de  l'Homme  du  jour,  de  Boissy, 
l'observation  du  Globe  sur  les  mœurs  peut-être  démodées  du  Mari 
à  bonnes  fortunes,  «  Or,  dit-il  après  une  analyse  très  malveillante, 
voilà  ce  qui  arrive  lorsqu'on  se  trompe  d'époque  et  de  mœurs, 
lorsqu'on  transporte  dans  l'année  1824  les  mœurs  de  1750;  lors- 

*  Débats,  2  oct.  1824. 
1  Globe,  4  oct.  1824. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  721 

qu'on  suppose  que  rien  n'a  changé  dans  la  galanterie  d'autrefois; 
lorsqu'on  ne  veut  pas  voir  que  toutes  les  peines  que  se  donnait 
jadis  un  homme  du  monde  pour  obtenir  un  signe  de  tète  ou  un 
coup  d'éventail,  il  se  les  donne  aujourd'hui  pour  acheter  un  arpent 
de  terre  et  pour  obtenir  quelques  voix  aux  élections  du  Conseil 
municipal  *...  »  Cette  fois,  Janin  fait  de  la  bonne  critique  relative. 
La  pièce  de  G.  Bonjour  est  ingénieusement  intriguée  et  spirituel- 
lement écrite  :  elle  n'a  pas  la  valeur  d'observation  que  nous  avons 
remarquée  dans  le  Protecteur  et  le  mari,  ou  dans  l'Argent. 

Quant  au  Mari  à  la  campagne,  de  Bayard,  c'est  surtout  un  très 
amusant  vaudeville  sur  une  donnée  sérieuse.  La  leçon  qui  s'en 
dégage  est  celle-ci  :  une  femme  doit  rendre  son  intérieur  agréable, 
sinon  le  mari  cherchera  des  distractions  de  contrebande.  Lisez  la 
vive  analyse  de  M.  Th.  Gautier  2,  et  vous  aurez  ensuite  le  désir  de 
connaître  la  pièce  qui  fut  accueillie  avec  une  sorte  d'enthousiasme. 
Les  Débals  signalent  certaines  ressemblances  entre  M.  Mathieu, 
dont  la  dévotion  aigre-douce  fomente  la  division  dans  le  ménage 
Golombet,  et  Tartufe3;  le  Constitutionnel  rapproche  le  Secret  du 
ménage,  de  Greuzé  de  Lesser,  et  la  Femme  vertueuse  de  Balzac  4. 

La  pièce  de  G.  Bonjour  et  celle  de  Bayard  effleuraient  seulement 
la  grave  question  de  l'accord  entre  les  époux,  question  plus  nette- 
ment abordée  dans  quelques  comédies,  moins  littéraires  assuré- 
ment, mais  où  les  mœurs  du  temps  peuvent  se  retrouver.  Sophie 
ou  le  mauvais  ménage,  de  Merville  et  Francis,  part  d'une  donnée 
de  vaudeville  :  H.  de  Bermont,  en  l'absence  de  sa  femme  qui  est 
au  bal,  donne  asile  chez  lui  à  Hme  Borello,  dont  le  mari,  proscrit 
italien,  vient  d'être  arrêté.  MMt  de  Bermont,  à  son  retour,  demande 
la  clef  du  cabinet  où  la  fugitive  est  enfermée;  refus  du  mari;  scène 
de  jalousie;  la  femme  fait  appeler  un  serrurier;  il  en  résulte  une 
plainte  en  adultère  déposée  au  parquet  par  Mme  de  Bermont.  On 
plaide.  On  a  plaidé  :  M"5  de  Bermont  est  condamnée  à  rester  chez 
son  mari.  Alors  elle  se  répand  en  accusations  contre  la  société  qui 
la  rive  à  sa  chaîne  (voyez  les  Tenailles),  et  elle  veut  mourir.  A  cet 
effet,  elle  prépare  du  poison  dans  un  verre  de  lait;  elle  l'oublie  un 
instant  sur  sa  table,  et  c'est  sa  fille,  une  enfant  de  six  à  sept  ans, 
qui  le  boit!  Désespoir  des  parents,  qui  voient  expirer  leur  fille  entre 
leurs  bras. 

Les  déclamations  dont  la  pièce  est  remplie  contre  les  situations 
terribles  et  inextricables  créées  par  le  mariage  (chacun  des  époux 

4  J.  Janin,  Histoire  de  la  littérature  dramatique.,  Il,  372. 
>  La  Presse.  10  juin  1844  (EUt.de  TArt  dram.,  III,  211). 

3  Débats,  10  juin  1844. 

4  Constitutionnel,  10  juin  1844. 


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7ÎÎ  Là  COMÉDIE  1T  LIS  MŒURS 

se  croyant  des  droits  sur  l'autre)  inspirent  au  critique  des- 
9ébat%  les  réflexions  suivantes  qui,  très  ironiques  sans  doute,  n'en 
etprknent  pas  moins  le  sentiment  du  public  :  «  Et  cependant, 
dit-tl,  il  s'agit  d'une  femme  de  bonnes  mœurs,  il  s'agit  d'un  galant 
tomme...  Savez-voos  pourquoi  ces  gens-là  sont  malheureux?  Tout 
simplement  parce  qu'ils  sont  mariés  :  ces  gens-là  sont  unis  par  un 
sentiment  indissoluble.  Le  mariage,  le  saint  mariage,  a  flétri  tontes 
les  existences;  il  a  défiguré  tous  les  visages;  il  a  dénaturé  toutes 
les  âmes;  le  mariage  est  le  fléau  de  cet  intérieur  qui  pourrait  être 
si  heureux  !  Si  Mn*  de  Bennont  n'était  que  la  mattresse  de  M.  de 
Bermont;  si  11.  de  Bennont  n'était  que  l'amant  de  sa  femme,  à  la 
bonne  heure  '  !  » 

A  cette  époque,  la  question  du  divorce  s'était  posée  de  nouveau; 
quelques-uns  espéraient  en  obtenir  le  rétablissement.  Je  ne  trouve 
sur  ce  sujet  qu'un  vaudeville,  dont  la  situation  a  été  souvent 
exploitée  et  retournée.  En  mai  1833,  on  donnait  Vive  le  Divvrce! 
de  Laurencin  :  Une  jeune  femme,  M**  Beauvoisin,  se  p*a*t  à  faire 
enrager  son  bonhomme  de  mari;  elle  l'Obsède  de  ses  caprices  rui- 
neux ;  elle  le  brouille  avec  ses  vieux  amis;  elle  irrite  sa  jalousie  en 
encourageant  les  assiduités  d'un  jeune  cousin.  Tout  à  coup  son 
attitude  change;  elle  devient  aimable,  prévenante;  le  jeune  cousin 
est  évincé;  les  vieux  amis  sont  rappelés.  D'où  vient  cela?  Cest 
qu'elle  a  lu  dans  les  journaux  que  le  divorce  allait  être  remis  en 
vigueur.  Et  comme  son  mari  fa  épousée  pour  sesbeaux  yeux  ;  oomme, 
divorcée,  elle  serait  réduite  à  la  misère,  ou  comme  elle  ne  retrouve- 
rait pas  myotérieur  aussi  confortable  et  un  mari  aussi  patient,  elle 
se  hâte  de  réparer  son  imprudente  conduite 2. 

Mais  si  l'incompatibilité  d'humeur  a  fourni  quelques  pièces  aux 
auteurs  du  temps,  la  mésalliance  ne  pouvait  être  oubliée.  Anoelot 
fit  représenter  en  mai  1830,  au  Théâtre-Français,  trois  actes 
intitulés  :  Un  an  ou  le  Mariage  d'amour.  A  l'analyse,  au  choix  du 
moment,  à  la^coupe  des  actes,  au  développement  des  incidents  et 
des  caractères,  au  dénouement,  on  croirait  cette  comédie  composée 
d'hier;  seul  le  style,  à  la  lecture,  nous  avertit  que  l'auteur  écrivait 
en  1830,  et  assez  mal.  Etienne  Béquet,  aux  Débats,  en  signala  tout 
de  suite  la  nouveauté;  après  quelques  réflexions  sur  les  mésal- 
liances, et  sur  les  pièces  qui  s'y  rapportaient,  il  observe  que,  jus- 
qu'à ce  jour,  kst écrivains  dramatiques  se  sont  bornés  à  l'étude  de 
la  période  qui  précède  te  mariage.  «  Ils  ont  fondé  l'intérêt  de  leurs 
récits  ou  de  leurs^drames,  dit-il,  sur  le  triomphe  des  grâces  et  des 
vertus  luttant  contre  le  torrent  de  l'opinion,  contre  la  différence 

4  Débats,  13  août  1832. 

*  Constitutionnel,  23  mai  1833. 


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SOUS  LA  RESXÂflBiTlON  IT  U  MOIARCfllK  DE  JUILLET  723 

des'' rangs  et  de  la  fortune.  Mais  ils  se  sont  arrêtés  au  pied  de 
l'autel.  Que  deviennent  les  époux 7...  M.  Ancelot  a  pris  le  revers 
de  la  médaille  '.  »  Jugez  maintenant  si  la  comédie  d' Ancelot  n'offre 
pas  quelque  rapport  avec  la  Catherine  de  M.  H.  Lavedan,  —  toutes 
réserves  faites  au  point  de  vue  de  la  vraisemblance  et  du  style  !  — 
Un  jeune  pair  de  France,  le  comte  de  LesseviUe,  a  renversé,  avec 
sa  voiture,  et  blessé  une  jeune  couturière,  Louise  Leroux,  fille 
d'un  sergent  retraité.  Gomme  il  est  en  tilbury,  et  non  en  automo- 
bile» il  s'arrête»  ramène  Louise  chez  elle,  la  fait  soigner,  et  revient 
fréquemment  prendre  de  ses  nouvelles.  Rétablie,  Louise  va  rendre 
visite  à  la  mère  du  comte  de  LesseviUe,  et,  pour  témoigner  sa 
reconnaissance,  elle  lui  apporte  une  broderie*  ouvrage  patient  de 
sa  convalescence.  La  marquise,  qui  tient  sans  doute  à  conserver  les 
distances,  remet  un  billet  de  500  francs  &  Louise  qui*  indignée  de 
voir  qu'on  lui  paye  son  cadeau,  refuse  l'argent.  Une  jeune  veuve, 
Mme  d'Hervilly,  qui  a  des  vues  matrimoniales  sur  le  comte,  joint  ses 
sarcasmes  à  ceux  de  la  marquise;  et  les  deux  femmes  vont  chasser 
Louise,  quand  le  comte,  s'adressant  à  la  pauvre  fille,  lui  dit  : 
«  Restez.!...  comtesse  de  LesseviUe,  vous  êtes  chez  vous!  »  Et 
c'est  le  premier  acte. 

Au  second  acte,  nous  sommes  &  la  campagne.  Les  nouveaux 
-époux,  qui  semblent  fort  heureux,  reçoivent  la  visite  d'un  officier, 
ami  du  comte.  Celui-ci,  d'une  part,  est  assez  humilié  par  les  gau- 
cheries de  sa  femme  qui  dit  mon  époux  >  et  je  ni  en  rappelle  x  et 
qui,  sans  le  vouloir  comme  sans  le  savoir  (là  est  la  moralité),  blesse 
à  chaque  instant  l'étiquette  aristocratique.  D'autre  part,  le  comte 
ne  peut  voir,  sans  en  être  irrité,  les  familiarités  du  jeune  officier 
qui,  jadis,  a  connu  Louise  couturière,  et  qui  la  traite  presque  en 
grisette.  Ajoutez  (excellente  observation  de  mœurs)  les  embarras 
causés  par  la  famille  de  Louise,  et  en  particulier  par  sa  cousine 
II1*  Dutour  qui,  bien  intentionnée,  mais  fort  maladroite,  travaille 
de  son  mieux  à  brouiller  le  ménage. 

Le  troisième  acte  nous  montre  le  comte  de  LesseviUe  fatigué 
d'une  femme  qui  lui  fait  si  peu  honneur  dans  son  monde,  reve- 
nant, par  l'instinct  fatal  de  son  éducation  et  de  sa  race,  i 
Mm*  d'Hervilly.  La  bonne  Mme  Dutour,  dans  ses  bavardages,  apprend 
à  Louise  qu'elle  est  trompée,  et  Louise,  au  désespoir,  se  précipite 
par  la  fenêtre. 

Le  dénouement  est  celui  drun  mélodrame  ou  d'une  tragédie. 
Mais  la  pièce  elle-même  renferme,  sur  la  mésalliance  et  sur  ses  con- 
séquences inévitables,  des  détails  bien  observés  et  un  enseignement 
fout  à  fût  approprié  à  la  crise  sociale  du  gouvernement  de  Juillet. 

«  Débats,  10  mai  1830. 


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7Î4  LA  COMÉDIE  ET  LES  MOEURS 

VII 

Iljfaut  aborder  maintenant  une  série  de  pièces  tout  &  fait  hardies 
pour  leur  date,  et  dont  la  hardiesse  même  fit  le  succès.  Sans  doute 
Dumas  père,  Hugo,  Soulié  et  bien  d'autres  accoutumaient  le  public 
aux  situations  les  plus  risquées.  Hais,  dans  le  drame  et  dans  le 
mélodrame,  le  recul  de  l'histoire,  la  musique  des  vers,  ou  seule- 
ment la  grandiloquence  d'un  style  qui  ne  rappelle  presque  jamais 
le  ton  de  la  conversation  courante,  en  un  mot  l'invraisemblance  des 
situations  et  de  la  forme  déguisent  et  pallient  le  réalisme  du  fond. 
Hais,  dans  Une  faute  de  Scribe  (1830),  Une  liaison  de  Mazères  et 
Empis  (1834),  Une  chaîne  de  Scribe  (1841)  et  Un  ménage  parisien 
de  Bayard  (1844),  les  contemporains  pouvaient  voir  de»  geos  vêtus 
comme  eux-mêmes,  parlant  une  langue  sobre  et  souvent  banale, 
évoluer  dans  une  intrigue  parfois  un  peu  trop  habile,  toujours 
possible  du  moins  :  et  l'impression  était  aussi  cruelle  en  soi  que 
celle  d'un  fait  divers  ou  d'une  médisance  de  société. 

C'est  pour  mémoire  seulement  que  je  rappelle  Une  faute  dont 
les  couplets  compromettent  beaucoup  la  réelle  valeur  et  que  l'on 
oublie  trop  volontiers  dans  la  masse  des  vaudevilles  de  Scribe.  Là, 
ce  n'est  pas  d'une  menace  ou  d'une  tentation  qu'il  s'agit  :  la  faute, 
quelles  que  soient  les  circonstances  atténuantes,  est  bien  réelle. 
Quand  Léonie  de  Villevallier  revoit  son  mari,  absent  depuis  un  an, 
elle  est  coupable;  son  repentir  est  si  vif  qu'elle  a  un  accès  de 
délire  dans  lequel  elle  révèle  et  sa  chute  et  le  nom  du  séducteur. 
Ernest  de  Villevallier  est  au  désespoir,  mais  il  sauve  la  situation  aux 
yeux  de  ses  parents  et  de  ses  serviteurs,  en  expliquant  tous  les 
incidents  qui  avaient  pu  faire  soupçonner  sa  femme;  il  remet 
à  celle-ci  ses  dernières  volontés,  lui  donne  des  ordres  auxquels 
elle  se  soumet,  et  part  pour  ne  plu3  revenir.  Je  vous  assure  qu'il  y 
a  beaucoup  de  sobriété  et  dç  justesse  dans  la  scène  où  les  deux 
époux  s'expliquent  •  ;  chacun  y  dit  ce  qu'il  doit  dire.  Ce  n'est  pas 
aussi  puissant  que  le  Supplice  dune  femme;  mais  enfin,  c'est  de 
la  bonne  comédie. 

Si  les  dernières  scènes  à9  Une  faute  peuvent  rappeler  le  Supplice 
d'une  femme,  la  pièce  de  Mazères  et  Empis,  intitulée  Une  liaison 
fsdt  songer,  par  endroits,  au  Mariage  d Olympe. 

Eugène  de  Rinville,  jeune  homme  au  caractère  faible,  capable, 
par  une  sorte  de  point  d'honneur  imaginaire,  de  persister  dans  un 
amour  honteux  qui  le  lasse  et  l'humilie,  Rinville  donc  a  une  liaison 

1  Une  faute,  acte  II,  se.  9. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  725 

avec  M"8  de  Saint- Brice,  aventurière  de  profession.  Celle-ci  sent 
très  bien  qu'Eugène  ne  l'aime  plus;  et,  pour  prévenir  une  rupture 
qui  la  renverrait  à  la  vie  incertaine  et  misérable,  elle  travaille  à  se 
faire  épouser.  Or,  au  premier  acte,  nous  sommes  à  Vienne,  en 
Autriche,  où  Rinville  est  allé  promener  sa  chaîne.  C'est  un  trait 
d'excellente  observation  que  ce  besoin  de  déplacement  perpétuel 
du  faux  ménage.  Mm'  de  Rinville  mère,  qui  veut  tenter  de  rompre 
celte  liaison,  arrive  à  Vienne,  avec  sa  fille,  le  fiancé  de  sa  fille,  et 
une  jeune  orpheline,  Claire  de  Préval,  qu'elle  a  recueillie.  Eugène 
vient  trouver  sa  mère;  il  est  sensible  à  ses  reproches,  d'autant 
plus  qu'il  attend  avec  anxiété  une  circonstance  qui  précipiterait  la 
rupture;  il  est  encore  plus  .sensible  au  charme  discret  et  honnête 
de  Claire,  en  qui  il  devine  l'épouse  qui  le  sauverait  de  la  maîtresse. 
De  son  côté,  le  fiancé  de  M11#  de  Rinville,  d'Arnay,  a  retrouvé  en 
Mne  de  Saint -Brice  une  ancienne  connaissance  de  ses  années  de 
plaisir  :  il  lui  demande  un  rendez-vous  et  l'obtient.  —  Comment 
sortirons-nous  de  cette  situation  assurément  très  dramatique  et 
nouée  avec  autant  de  force  que  de  vraisemblance?  Par  un  dénoue- 
ment d'une  belle  franchise,  et  qui  renferme  une  haute  moralité  : 
tandis  que  M""  de  Rinville,  se  fiant  à  la  parole  de  son  fils,  organi- 
sait, de  concert  avec  le  diplomate  Guttenberg,  l'arrestation  de 
Mme  de  Saint- Brice,  celle-ci,  profitant  d'un  moment  de  faiblesse 
d'Eugène,  se  faisait  épouser,  et  lorsqu'on  se  présentait  pour  la 
saisir,  elle  s'écriait  :  «  Comte  de  Rinville,  laisserez-vous  arrêter 
votre  femme?  »  Et,  à  l'instant  même,  Eugène  venait  de  constater, 
parla  révélation  de  d'Arnay,  l'infamie  persistante  de  celle  à  laquelle 
appartient  désormais  son  nom. 

Une  Liaison  ne  réussit  qu'à  demi.  E.  Béquet,  dans  les  Débats, 
constate  l'accueil  sévère  du  public,  et  porte  lui-même  un  jugement 
rigoureux  sur  cette  «  pièce  médiocre  f.  »  Il  nous  raconte  que  les 
spectateurs  furent  amusés  par  les  deux  premiers  actes,  mais  que  le 
dénouement  souleva  d'unanimes  protestations.  Nous  verrons  plus 
loin  qu'il  se  produisit  une  singulière  erreur  dans  l'esprit  du  public; 
et  peut- être,  au  théâtre^  jugerions-nous  ainsi.  Les  auteurs  durent 
modifier  la  dernière  scène.  A  cette  déclaration  dramatique,  aussi 
surprenante  pour  les  spectateurs  que  pour  Mœe  de  Rinville,  sa  fille,  et 
les  autres  personnages  :  «  Comte  de  Rinville,  laisserez-vous  arrêter 
votre  femme  1  »  —  à  la  terrible  morale  qui  se  dégage  de  l'irréparable 
malheur  auquel  Eugène  s'est  rivé,  —  ils  substituèrent  un  mouve- 
ment chevaleresque  et  sentimental  de  limo  de  Saint-Brice  :  celle-ci,  à 
partir  de  la  deuxième  représentation,  déchirait,  d'un  geste  superbe, 

*  Débats,  23  avril  1834.     ' 

25  novbmbri  1902.  47 


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726  LA  COMÉDIE  ET  LES  MŒURS 

le  contrat  de  mariage,  et  rendait  à  Eugène  de  Rinville  sa  liberté. 

Sur  ce  nouveau  dénouement,  le  rédacteur  de  la  Gazette  de 
France  (Merle,  sans  doute)  ',  fait  d'excellentes  réflexions.  Il  loue 
sacs  réserve  la  première  version  :  «  On  voit,  dit-il,  qu'Ernest, 
entraîné  par  sa  faiblesse  et  éclairé  en  même  temps  sur  le  compte 
de  Mm0  de  Saint-Brice,  recevra,  par  les  suites  assurées  d'une  union 
si  déplorable,  le  juste  châtiment  d'une  liaison  qu'un  moment 
d'erreur  pouvait  faire  excuser,  mais  qu'il  a  rendue  criminelle  par 
un  mariage  que  réprouve  également  ce  qu'il  doit  à  lui-même  et 
à  la  société.  Je  me  trompe  pourtant.  Je  viens  de  raconter  le 
dénouement  de  la  première  représentation,  lequel  ri  a  point  été 
adopté  par  le  public  qui  a  vu  dans  l'hymen  de  JUm*  de  Saint- 
Brice  une  sorte  de  récompense  pour  cette  femme.  Les  auteurs,  alors, 
pour  faire  acte  de  soumission  envers  cette  volonté  souveraine,  ont 
changé  le  dénouement  de  leur  pièce  dans  l'intervalle  de  la  pre- 
mière à  la  deuxième  représentation.  Aujourd'hui,  Mme  de  Saint- 
Brice  déchire  l'acte  de  mariage  et  se  retire  noblement  après  ce 
témoignage  de  générosité.  Ainsi  c'est  elle  qui  joue  le  beau  rôle! 
Ainsi  elle  est  réhabilitée  par  cet  acte  d'abandon  et  d'humilité.  Et 
de  plus,  quand  un  jeune  homme  comme  Eugène  aura  affligé,  ruiné, 
deshonoré  sa  famille  par  une  liaison  et  un  hymen  *>i  misérables, 
quand  il  aura  résisté  à  toutes  les  supplications  de  l'honneur  et  de 
la  maternité,  il  en  sera  quitte  pour  le  petit  moment  de  trouble 
final  qui  en  résultera  pour  lui!...  Belle  leçon  21  » 

Mais,  de  tous  les  critiques,  celui  qui  a  le  mieux  jugé  la  pièce, 
c'est  un  des  auteurs,  Mazères,  lui-même,  qui  rappelle,  dans  sa 
préface,  écrite  en  1858  (la  première  représentation  était  de  1834), 
les  scrupules  du  public  et  de  quelques  journalistes.  Il  persiste  à 
croire,  comme  nous,  que  le  premier  dénouement  était  le  meilleur, 
le  seul  qui  renfermât  une  leçon  morale.  Et,  faisant  allusion  à  Une 
chaîne,  de  Scribe  (1841),  et  aussi  à  la  Dame  aux  camélias  (1852), 
il  ajoute  les  justes  réflexions  suivantes  :  «  Une  liaison  est  venue 
vingt-cinq  ans  trop  tôt.  J'ose  dire  que  nos  jeunes  imitateurs  prê- 
tent à  leur  héroïne  un  parfum  attrayant,  une  auréole  presque 
mystique,  qui  demandent  en  quelque  sorte  faveur  pour  ses  vices, 
tandis  que  nous  avons  eu  la  brutalité  de  peindre  la  nôtre  telle  que 
sont  toutes  ses  pareilles.  Ce  n'était  pas  un  moyen  bien  sûr  d'avoir 
pour  soi  les  fringantes  spectatrices  des  premières  représentations 
et  leur  entourage 3.  » 

4  Merle,  le  second  mari  de  M»«  Dorval,  rédigeait  à  cette  époque  le 
feuilleton  de  la  Gazette  de  France. 
2  Gazette  de  France,  6  mai  1834. 
1  Mazère»,  Comédies  et  Souvenirs,  1858,  III,  3. 


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SOUS  LÀ  RESTAURATION  ET  Là  MORàRCHB  DE  JUILLET  7*7 

J'engage  tous  ceux  qui  sont  curieux  de  littérature  dramatique 
&  lire  Une  liaison,  puis  à  relire  le  Mariage  d Olympe ,  d'Em. 
Augier.  Celui-ci,  comme  Mazères  et  Empis,  a  traité  rudement 
l'aventurière;  mais,  chez  lui,  le  mariage  est  accompli;  il  veut  nous 
prouver  que  la  femme  tombée  ne  se  relève  pas  par  le  mariage,  et 
que,  dans  le  milieu  honnête  et  patriarcal  où  la  transplante  son 
naïf  époux,  elle  est  reprise  par  la  nostalgie  de  la  boue.  Ainsi, 
en  1855,  la  thèse  soutenue  par  Mazères  en  183A,  et  alors  repoussée 
par  le  public,  était  applaudie.  Une  liaison,  ta  Dame  aux  camélias, 
le  Mariage  dOlympe,  sont  en  quelque  sorte  une  succession 
faction  et  de  réactions  :  contre,  pour,  contre. 

L'héroïne  6!  Une  chaîne  est  bien  différente  de  M**  de  Sahrt- 
Brice.  Louise,  femme  de  l'amiral  de  Saint- Géran,  est  une  grande 
dame. 

C'est,  il  faut  en  convenir,  un  sujet  fort  scabreux.  Si  l'on  en 
donnait  une  analyse  réduite,  le  lecteur  s'écrierait  ;  «  Hais  ce  doit 
être  une  pièce  abominable,  scandaleuse;  —  la  femme  coupable  ne 
peut  être  que  méprisable;  —  le  mari  trompé  que  ridicule;  — 
l'amant,  un  triste  sire...,  etc.  »  Lisez  Une  Chaîne  :  Louise  émeut 
et  reste  sympathique;  l'amiral  de  Saint- Géran  est  le  plus  aimable, 
le  plus  digne  et  le  moins  ridicule  des  hommes;  Emmeric  se  fait 
plaindre  et  non  mépriser.  Par  quel  tour  de  sa  magie,  Scribe  a-t-îl 
obtenu  ce  résultat?  Probablement,  comme  le  remarque  Sarcey  !, 
parce  que,  sauf  au  second  acte,  l'auteur  a  évité,  avec  autant  de 
soin  qu'un  dramaturge  contemporain  l'aurait  recherché,  la  psycho- 
logie de  son  sujet.  Et  tandis  qu'il  nous  distrait,  nous  amuse,  nous 
captive  par  les  incidents  admirablement  choisis,  enchaînés,  liés  et 
déliés,  au  milieu  desquels  se  débattent  ses  personnages,  nous  ne 
pensons  presque  plus  aux  sentiments  qui  ont  motivé  cette  situa- 
tion, ni  surtout  à  la  moralité  de  ces  sentiments. 

Mais  quelle  fut  l'impression  des  spectateurs  en  1841?  Il  est  un 
fait  certain,  c'est  l'étourdissant  succès  de  la  pièce,  «  succès,  dit 
J.  Janin,  le  plus  incroyable,  le  plus  extraordinaire,  le  plus  effrayant 
de  M.  Scribe  ».  Le  même  J.  Janin  donne  d'Une  Chaîne  l'analyse 
la  plus  malveillante.  Il  attribue,  non  sans  raison,  le  plaisir  du 
public  &  l'habileté  de  l'auteur;  mais  c'est  manquer  de  bonheur, 
quand  on  fait  de  la  critique  au  pied  levé,  que  d'aller  précisément 
reprocher  à  Scribe  les  deux  scènes  de  rupture  de  l'acte  II  et  de 
l'acte  III,  les  seules  où  l'on  trouve  un  peu  de  sérieuse 
psychologie1! 

4  Sarcey,  Quarante  ans  de  théâtre,  IV.  pp.  128,  434,  138,  146. 

2  Débats,  i«*  décembre  1841.  > 


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728  U  COMÉDIE  ET  LIS  MCEORS 

Th.  Gautier,  lui  aussi,  fonde  tout  le  succès  de  celte  comédie  sur 
la  curiosité  piquée  et  satisfaite.  «  Nous  proclamerons  volontiers, 
dit-il,  que,  l'art  dramatique  n'étant  plus  qu'un  exercice  d'adresse, 
l'auteur  d'Une  Chaîne  est  l'homme  le  plus  adroit  de  ce  temps- ci; 
mais,  pour  notre  compte,  nous  avouons  qu'une  œuvre  sans  poésie 
et  sans  style  nous  intéressera  toujours  fort  peu.  »  fit  quand  il  a 
raconté  les  principales  péripéties  de  la  pièce,  il  ajoute  :  «  Il  y  a 
avait  là,  assurément,  une  analyse  de  cœur,  dans  le  genre  du  roman 
$  Adolphe,  qui  eût  pu  être  d'une  haute  portée  philosophique,  mais 
M.  Scribe,  selon  son  habitude,  n'a  fait  que  l'effleurer  M  » 

J'ai  beau  chercher  dans  les  témoignages  contemporains,  je  ne 
trouve  point,  au  sujet  d'Une  chaîne,  de  réflexions  philosophiques 
et  morales,  rien  de  ce  qui  avait  été  suggéré  par  Une  liaison  C'est 
bien  la  preuve,  semble-t-il,  que  la  comédie  da  Scribe  transformait 
en  un  jeu  d'esprit,  en  un  plaisir  ingénieux  et  rapide,  un  sujet  au 
fonds  triste  et  douloureux.  Le  théâtre,  pour  lui,  doit  rester  un 
divertissement;  mais  ce  divertissement  sera  d'autant  plus  piquant 
et  imprévu  que  la  donnée,  prise  en  elle-même,  paraissait  moins 
susceptible  de  le  produire. 

C'est  encore  le  souvenir  $  Adolphe  qu'évoque  la  comédie  de 
Bayard,  Un  ménage  parisien.  —  Bayard?  comment,  l'auteur  du 
Mari  à  la  campagne,  des  Premières  armes  de  Richelieu,  le  vaude- 
villiste, le  neveu  de  Scribe,  a  écrit  une  pièce  hardie,  une  pièce 
digne  d'être  comparée,  sinon  pour  l'exécution,  du  moins  pour  le 
choix  du  sujet,  avec  celles  de  nos  grands  dramatistes  contempo- 
rains? Sans  doute,  et  la  situation  mise  en  scène  dans  Un  ménage 
parisien  ressemble  sous  certains  rapports  à  celle  de  Madame 
Caverlet  et  de  Montjoye  :  seulement,  Bayard  n'en  tire  pas  le  même 
parti  que  E.  Augier  et  O.  Feuillet.  H.  et  line  de  Vernange  vivent 
fort  estimés;  on  les  reçoit  beaucoup  et  ils  reçoivent,  c'est  un 
ménage  modèle.  Mmo  de  Vernange  a,  d'un  premier  mariage,  un  fils, 
charmant  jeune  homme,  qui  aime  et  demande  la  main  d'une 
jeune  fille  dont  la  famille  est  liée  avec  la  sienne.  Tout  projet  de 
mariage  amène  une  sorte  d'enquête;  et  l'on  découvre  que  M.  et 
MB*  de  Vernange  ne  se  sont  jamais  mariés  qu'au  XIII*  arrondisse- 
ment (nous  dirions,  aujourd'hui,  au  XXI0).  De  là,  scandale, 
rupture  de  l'union  projetée,  jusqu'à  ce  que  le  fils  de  lime  de  Ver- 
nange ait  obtenu  de  sa  mère  qu'elle  fasse  régulariser  sa  situation. 

La  partie  morale  et  psychologique  du  sujet  est  traitée  avec  une 
certaine  finesse,  et  Bayard  n'a  pas  mal  rendu  les  angoisses  de 
cette  femme  qui  tremble  à  la  moindre  alerte  pour  sa  réputation, 

«  Presse,  9  déc.  1851  (Hùt.  de  Vkrt  dramat.,  II,  184)* 


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8008  LÀ  RESTAURATION  IT  U  MONARCHIE  DE  JDILLBT  729 

et  qui  en  est  réduite  à  rougir  d'elle-même  devant  son  fils. 
J.  Janin,  dans  les  Débats,  traite  avec  sympathie  l'œuvre  de 
Bayard  et  en  constate  le  vif  succès  *.  Th.  Gautier,  cette  fois,  passe 
à  côté  du  sujet,  ne  dit  mot  de  l'intrigue,  et  se  contente  d'une 
charge  brillante  contre  les  versificateurs  dramatiques  de  son  temps; 
il  ajoute  quelques  réflexions,  que  j'ai  citées  plus  haut,  sur  la  manie 
des  Parisiens  de  «  se  peindre  en  laid2  ».  Le  feuilleton  le  plus 
intéressant  est  celui  du  Constitutionnel;  il  est  signé  de  Briffaut, 
dont  le  Ninus  II  est  fort  médiocre,  mais  dont  la  prose  est  souvent 
piquante  et  suggestive8.  Briffaut,  donc,  indique  la  signification  du 
Ménage  parisien  pour  un  spectateur  lettré  de  1844.  «  Il  s'est 
introduit,  dit-il,  et  naturalisé  dans  nos  mœurs  publiques  et  dans 
nos  habitudes  privées  un  genre  d'unions  qui  ont  cru  pouvoir  se 
passer  de  l'intervention  légale.  Ces  unions  se  piquent  souvent  de 
vertu  et  de  fi  iélité.  Elles  vivent  tolérées,  quelquefois  même  hono- 
rées, et  dans  une  sécurité  complète.  Le  théâtre,  ce  censeur  et  cet 
instituteur  de  mœurs,  a  rompu,  à  l'égard  de  ces  faux  ménages,  le 
long  silence  qu'il  avait  gardé.  La  comédie  nouvelle  leur  montre 
qu'ils  vivent  dans  un  calme  funeste  à  eux  et  aux  autres,  et,  par  le 
sentiment  qu'elle  leur  inflige,  elle  les  somme  d'entrer  dans  la  loi 
commune  et  les  pousse  d'entrer  dans  la  société.  Ce  sujet  a  d abord 
une  opportunité  qui  lui  concilie  la  bienveillance;  et  il  entre  de 
plain-pied  dans  nos  moeurs...  Cette  comédie  est  une  excellente  et 
sage  observation  de  mœurs;  elle  est  nouvelle,  morale,  et  d'une 
application  juste,  facile  et  présente.  Le  public  a  été  ému  et  charmé; 
c'est  un  des  meilleurs  succès  que  le  Théâtre-Français  ait  obtenu 
depuis  longtemps 4.  » 

VIII 

Ces  différentes  pièces  nous  ont  conduit  à  celle  que  l'on  peut 
regarder  comme  la  plus  forte  et  la  plus  simple  â  la  fois  de  toutes 
les  comédies  passionnelles,  entre  1815  et  1848,  la  Mère  et  la  fille, 
de  Mazères  et  Empis.  Mazères  avait  lu  sa  pièce  à  quelques  amis  le 
27  juillet  1830,  et  J.  Janin  nous  a  laissé  le  récit  de  cette  lecture, 
accompagnée  au  loin  par  les  sourds  murmures  d'une  révolution. 
«  La  fenêtre  de  la  rue  était  agitée,  mais  d'une  agitation  contenue, 
et  dont  nul  ne  pouvait  dire  le  jeu.  Nous  avions  bien  peu  la  science 
des  émeutes  en  ce  temps- là!...  La  lecture  achevée,  et  comme  nous 

«  Débats,  29janv.  1844. 

a  Presse,  5  fév.  4844  (Hist.  de  VArl  dramat.,  llf,  158). 
*  On  peut  en  juger  par  les  Récits  d'un  vieux  parrain  (Œuvres,  1858, 1). 
*  *  Constitutionnel,  29  janv.  1844. 


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730  Là  COMtDlE  BT  LES  VQBUR8 

étions  en  train  d'applaudir,  soudain  je  ne  sais  quelle  force  irrésis- 
tible ouvrît  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  rue,  et  alors  nous  vîmes 
passer  des  gens  qui  revenaient  de  la  rue  de  Richelieu.  «  Nous 
«  venons  de  saluer  une  révolution  »,  disaient- ils.  »  Janin  conclut 
sa  narration  (et  il  excelle  dans  ce  genre,  car  il  est  un  conteur  bien 
plus  qu'un  critique)  par  les  réflexions  suivantes  :  «  La  pièce  fut 
jouée  peu  de  temps  après  et  accueillie  comme  une  comédie  nou- 
velle. Nul  ne  s'aperçut  que  c'était  une  œuvre  faite  sous  le  dernier 
règne.  Toute  cette  société  française  de  la  Restauration,  si  profon- 
dément agitée  pendant  trois  jours,  s'était  calmée  si  vite  qu'elle 
retrouvait  son  image  fidèle  dans  une  comédie  faite  sous  ta  Restau- 
ration... Un  trône,  et  le  plus  grand  trône  du  monde,  avait  pu  se 
briser  rien  que  dans  le  temps  de  lire  ces  cinq  actes;  mais  rien 
n'était  changé  dans  les  mœurs  de  cette  nation.  Le  lendemain  des 
trois  jours,  elle  s'était  remise,  comme  si  rien  ne  se  fût  passé,  aux 
romans  de  M.  de  Balzac,  à  la  comédie  de  M  Scribe,  à  la  musique 
de  Beilini;  elle  était  revenue  à  M,u  Mars,  à  Nourrit,  à  MIU  Falcon  : 
la  seule  nouveauté  étrange  et  terrible,  c'était  le  Robert  le  Diable% 
de  Meyerbeer !.  » 

Quelques  mots  suffisent  à  faire  comprendre  le  sujet  de  la  Mère 
et  la  fille.  M.  Duresnel,  honorable  magistrat,  ne  voulant  pas 
emmener  avec  lui  dans  les  Pyrénées,  où  il  occupe  pour  peu  de 
temps  une  place  de  juge,  sa  femme,  son  fils  d'un  premier  mariage, 
et  sa  fille  Fanny,  les  a  laissés  à  Paris,  où  dès  le  début  de  l'action  il 
vient  les  rejoindre.  En  son  absence,  on  a  beaucoup  reçu  un  jeune 
Anglais,  lord  Talmours,  ami  de  son  fils.  Fanny  aime  lord  Talmours; 
le  fils  croit  que  celui-ci  n'attend  que  le  retour  du  père  pour 
demander  la  main  de  sa  sœur.  Mais  un  habitué  de  la  maison,  Ver- 
dier,  caractère  ironique  et  raisonneur  à  paradoxes  (on  dirait  déjà 
un  raisonneur  de  Dumas  fils),  nous  fait  entendre  qu'il  se  passe  là 
des  choses  singulières  :  lord  Talmours  feint  de  l'amitié  pour  le  fils, 
de  l'amour  pour  la  fille;  en  réalité,  il  a  entraîné  dans  une  faute 
irréparable  la  mère  eîle-même.  Or,  M*e  Duresnel  nous  est  repré- 
sentée comme  atterrée  par  une  situation  dont  elle  ne  sent  toute  la 
gravité  et  toute  l'horreur  qu'au  retour  de  son  mari.  La  belle  et 
robuste  confiance  de  celui-ci,  la  naïveté  radieuse  et  confiante  de 
Fanny,  l'amitié  droite  du  jeune  fils  pour  lord  Talmours,  forment 
avec  les  remords  de  la  mère  une  opposition  naturelle  et  puissante. 
C'est  au  moment  même  où  l'on  va  signer  le  contrat  du  mariage  de 
lord  Talmours  et  de  Fanny  que  Duresnel  apprend  la  vérité.  Sans 

1  J."  Janin,  Critique  dramatique.  Ed.  Jouaust,  1875,  I,  28t.  —  Cf.  Alex* 
Dumas,  Mémoires,  VII,  161. 


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SOUS  LÀ  BBSIADlàTIQN  ET  U  MONARCHIE  DE  JUILLET  731 

doute,  la  scène  où  il  interroge  les  deux  coupables,  et  où  il  leur 
impose  comme  expiation  sa  volonté,  ne  valent  pas,  comme  mouve- 
ment dramatique  et  comme  sûreté  de  dialogue,  le  dernier  acte  du 
Supplice  dune  femme.  Hais  la  position  respective  des  personnages 
est  analogue,  et  les  deux  dénouements  peuvent  se  comparer. 
Duresnel  ordonne  à  lord  Talmours  de  se  déshonorer  lui-même  aux 
yeux  de  Fanny,  en  refusant,  pour  une  question  d'argent,  de  signer 
le  contrat;  il  ordonne  à  sa  femme  de  garder  le  silence  sur  son 
crime,  de  vivre  désormais  près  de  lui  et  sans  lui,  expiant  par  son 
dévouement  à  sa  fille  l'inexpiable  passé.  La  beauté  de  ces  dernières 
scènes  est  dans  la  rapidité  et  la  simplicité  de  l'action  et  du  style; 
je  ne  sais  rien  de  moins  déclamatoire  que  cette  pièce  écrite  en  1830. 

Ce  fut  d'ailleurs  un  succès  des  plus  francs.  Tous  les  journalistes 
le  constatent  *.  La  hardiesse  du  sujet  frappe  le  public,  mais  ne  le 
scandalise  pas;  on  est  sensible  à  Injustice  distributive  du  dénoue- 
ment. Un  sujet  n'est  jamais  en  soi  immoral,  si  la  conscience  et  la 
vérité  y  prennent  leur  revanche.  La  Mère  et  la  fille,  le  Supplice 
dune  femme%  sont  des  pièces  hardies,  et  qui  n'ont  pas  été  écrites, 
sans  doute,  pour  les  pensionnats,  mais  d'une  réelle  moralité.  Cette 
moralité,  Mazères  essaye  de  la  faire  bien  ressortir  dans  sa  Préface 
de  1858  :  «  Pour  que  notre  action,  dit-il,  soit  jusqu'à  son  dénoue- 
ment fidèle  à  son  but,  en  même  temps  que  d'une  moralité  instruc- 
tive sinon  réparatrice,  signalons  l'épouse  coupable  à  la  pitié 
comme  à  la  désapprobation  publique,  et  que  la  punition  d'une 
grande  faute  soit  ce  qu'elle  est  dans  la  société  actuelle,  sage, 
modérée,  à  huis-clos  en  quelque  sorte,  et  sans  atteindre  à  la  consi- 
dération de  la  famille  2.  »  Mazères  nous  apprend  aussi  qu'un  mot 
trop  raide,  prononcé  par  M.  Duresnel,  fut  désapprouvé  par ,  les 
spectateurs  et  corrigé  à  la  seconde  représentation.  Jouée  dans  sa 
nouveauté  à  l'Odéon,  la  Mère  et  la  fille  fut  reprise  à  la  Comédie- 
Française  en  1834  avec  le  même  succès.  De  1830  à  1849,  elle  fut 
donnée  plus  de  cent  cinquante  fois.  Aujourd'hui,  qui  la  connaît? 

Hais  je  lis  précisément  dans  le  feuilleton  de  la  Gazette  de 
France  quelques  réflexions  propres  à  expliquer,  et  le  succès  actuel, 
et  la  prompte  dépréciation  de  la  pièce.  Le  rédacteur  écrit  : 
«  Plusieurs  ouvrages  ont  présenté  successivement,  depuis  la  Mère 
coupable  et  Misanthropie  et  repentir^  le  tableau  de  femmes 
mariées  dans  une  situation  plus  ou  moins  équivoque,  et  amené  les 
choses  au  point  où  la  Mère  et  la  fille  ont  pu  se  montrer  en  plein 
théâtre.  Les  auteurs  des  pièces  antérieures  ont  frayé  la  voie  à 

«  Débats,  13  oc  1. 1830.  —  Gazette  de  France,  14  oct.  1830. 
8  Mazères,  Comédies  et  Souvenirs,  1858,  II,  307. 


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m  LA.  COMtDlI  KT  LES  MCEDRS 

MM.  Mazères  et  Empis,  qui,  je  le  crois  et  je  l'espère,  n'ont  plus 
rien  laissé  à  faire  sur  ce  sujet  à  leurs  successeurs.  Sot  que  je  suis! 
comme  si  le  public,  les  poètes  et  la  force  des  choses  pouvaient 
jamais  dire  :  Assez!  Les  enfants,  les  femmes,  les  auteurs  et  les 
spectateurs  sont  comme  les  révolutions,  et  crient  toujours  : 
Encore!  Il  faut  l'avouer  cependant,  Y  encore  de  la  Mère  et  la  fille 
est  inquiétant  pour  l'avenir1!  »  On  sait  si  la  prédiction  s'est 
réalisée.  En  recevant  à  l'Académie  française,  le  23  décembre  1847, 
un  des  auteurs  de  la  Mère  et  la  fille,  Empis.  Viennet  lui  'lisait  : 
«  Je  vous  sais  gré  de  respecter  votre  auditoire  lorsqu'il  est  si 
disposé  peut-être  à  ne  pas  se  respecter  lui  même...  L'exaltation 
des  passions  que  vous  mettez  en  scène  ne  va  jamais  jusqu'à  la 
glorification  du  vice.  »  Est-ce  bien  le  même  éloge  qu'on  adresserait 
maintenant  à  la  plupart  de  nos  auteurs  dramatiques? 

Que  dirai-je,  enfin,  de  F  Honneur  dune  femme \  de  Et.  Arago 
et  Marie-Aycard.  11  m'est  difficile  d'analyser  le  sujet,  qui,  sous 
certains  rapports,  et  surtout  comme  dénouement,  ressemble  à  la 
fois  à  YAngèle  de  Dumas  père  a,  et  à  la  Denise  de  Dumas  fils.  Le 
rédacteur  des  Débats  s'écrie  :  «  Où  en  sommes-nous,  q«ie  nous 
ayons  perdu  même  no 9  préjugés  de  théâtre3!  »  Mais  le  Constitu- 
tionnel, après  quelques  réflexions  ironiques,  fait  remarquer  (et, 
pour  notre  sujet,  c'est  essentiel)  qu'on  aurait  bien  tort  de  juger 
des  mœurs  du  temps  par  les  horreurs  tolérées  sur  la  scène  :  «  Il 
faut  observer,  dit  le  critique,  ce  singulier  contraste  que  forment 
entre  eux  le  théâtre  et  la  société,  l'un  rétrogradant  vers  la  passion 
brutale  et  allant  de  sucrés  en  succès,  tandis  que  l'autre  s'épure, 
se  fait  d'heure  en  heure  humaine  et  décente,  et,  devant  ses 
propres  progrès  d'ordre  et  de  civilisation,  adoucit  et  désarme  la 
pénalité  de  ses  codes;  d'où  il  suit  que  le  drame  ignoble  et  brutal 
n'a  qu'une  cause  accidentelle  et  assez  mesquine  :  l'impuissance 
des  auteurs  qui,  incapables  de  se  maintenir  dans  les  voies  hautes 
et  littéraires,  se  précipitent  tète  baissée  dans  le  dévergondage,  ou 
le  trouble,  et  la  direction  purement  mercantile  des  théâtres  qui 
luttent  à  coups  d'adultères  et  d'assassinats  a  qui  emportera  les 
plus  fortes  recettes.  Ce  n'est  là  qu'une  question  de  ch  (Très.  Le 

4  Gazette  de  France,  14  oct.  1830. 

a  U  Honneur  d'une  femme  est  de  décembre  1832  et  Angèle  de  décembre  4833. 
Dumas  père  a  peut-être  pris  l'idée  de  son  drame  daus  la  pièce  d' Arago  : 
Alfred  d'Alvimar  ressemble  à  d'Eonecour,  Henri  Muller  à  Jules  Preval  et 
Angèle  à  Emilie.  Mais  dans  C Honneur  d'une  femme,  l'action  est  beaucoup 
plus  resserrée  et,  par  cela  même,  le  dénouement  tout  passionnel  en  est 
plus  vraisemblable. 

»  Débats,  31  déc.  1832. 


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SOUS  LÀ  BESTAUBATIOR  ET  U  MONàRCHlI  DB  JUILLET  733 

drame  actuel  n'a  pas,  Dieu  merci,  trouvé  sa  source  dans  dos 
mœurs;  dos  mœurs,  au  contraire,  le  repoussent  par  leur  douceur 
et  chaque  soir  elles  eu  foot  justice1.  »  Je  yeux  bien  qu'il  entre 
dans  ce*  déclarations  du  Constitutionnel  un  peu  de  mauvaise 
humeur  contre  les  romantiques;  mais  l'aveu  n'en  est  pas  moins 
précieux  à  noter.  H  nous  prouve  que  nous  ne  devons  pas  /aire 
t histoire  des  mœurs  avec  tes  œuvres  elles-mêmes,  mais  avec  les 
jugements  que  les  contemporains  ont  portés  sur  ces  œuvres. 

Enfin,  le  dernier  degré  dans  la  hardiesse  semble  avoir  été  atteint 
par  Scribe,  —  je  dis  bien  Scribe,  l'auteur  du  Verre  d'eau  et  de 
Bertrand  et  Raton,  —  qui  donna,  le  17  mars  1832,  en  collaboration 
avec  Terrier,  un  drame  en  cinq  actes  et  neuf  tableaux  :  Dix  ans 
de  la  vie  dune  femme  ou  les  Mauvais  conseils  Dans  cette  pièce, 
Adèle  Darcey  tombe,  de  chute  en  chute,  jusqu'au  dernier  degré 
de  l'infamie  et  de  la  misère.  Si  une  leçon  morale  se  dégage  de 
l'action  et  surtout  du  dénouement,  c'est,  il  faut  l'avouer,  au  prix 
de  scènes  pénibles  et  d'une  crudité  quelque  peu  inutile. 

L'impression  du  public  fut  une  sorte  d'étonnement  qui  se  mani- 
festa le  premier  soir  par  des  protestations.  Scribe  ne  se  fit  pas 
nommer;  il  voulut  laisser  à  Terrier  toute  la  responsabilité,  A  la 
seconde,  il  fit  ajouter  son  nom  sur  l'affiche.  «  Ce  drame,  dit  le 
rédacteur  des  Débats,  montre  sous  une  face  étrange  et  toute 
nouvelle  ce  talent  à  part,  sur  lequel  toute  la  comédie. de  notre 
époque  a  roulé  pendant  quinze  ans...  II.  Scribe  a  voulu  être 
hardi.  U  était  fatigué  d'entendre  dire  :  Ceci  est  joli!  Le  public  a 
écouté,  passionné  pour  et  contre,  avec  des  grincements  de  dents; 
on  semblait  avoir  honte  de  l'intérêt  qu'on  y  prenait  malgré  soi2.  » 
Le  Constitutionnel  est  absolument  révolté  :  «...  Il  nous  manquait 
encore  l'exemple  d'une  représentation  aussi  scandaleuse...  Ras- 
semblez ce  qu'il  y  a  de  plus  hardi  dans  la  vie  d'une  femme  sans 
mœurs,  et  je  doute  que  vous  puissiez  vous  faire  une  idée  des 
tableaux  effrontés  que  MM.  Scribe  et  Terrier  viennent  de  nous 
offrir...  Quel  cauchemar  et  quelles  mœurs!  Mais  ce  roman,  quelque 
ignoble  qu'il  soit,  pouvait  encore  être  présenté  sur  la  scène.  Eh 
bien,  les  auteurs  ont  abordé  l'écueil  avec  une  audace  si  effrénée 
qu'il  y  a  à  peine  quelques  scènes  que  l'on  puisse  entendre  sans 
indignation.  (Ici,  le  rédacteur  cite  la  scène  de  l'acte  111,  dans 
laquelle  Darcey  rend  Adèle  à  son  père;  le  fait  est  que  la  situation 
est  admirable,  et  que  le  dialogue  est  conduit  avec  autant  d'art 
que  de  simplicité.)  Sauf  cette  exception,  c'est  une  suite  de  tableaux 

«  Constitutionnel,  3  janv.  1833. 
a  Débats,  19  mars  1832. 


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734  U  COMÉDIE  IT  LES  MŒURS 

hideux,  et  dont  l'horreur  toute  gratuite  excite  le  dégoût...  Jamais 
la  scène  n'offrit  l'exemple  d'un  dialogue  aussi  cru.  C'est  au  point 
que  M~°  Dorval,  honteuse  de  son  rôle,  a  quitté  la  scène,  et  n'a 
cédé  aux  exigences  impérieuses  du  public  qui  la  rappelait  qu'en 
pleurant  et  avec  un  dépit  qui  lui  fait  honneur.  Quoique  cette 
œuvre  ait  été  d'abord  si  justement  sifflée,  on  n'a  pas  jugé  à  propos 
de  la  retirer,  et  chaque  soir,  elle  recueille  de  nombreuses  marques 
de  réprobation1.  » 

Que  sif  encore  une  fois,  on  accuse  le  Constitutionnel  de  repré- 
senter le  goût  étroit  d'un  groupe  de  spectateurs  attachés  aux 
œuvres  pseudo-classiques,  on  pourra  lire  dans  les  Souvenirs 
dramatiques  d'Alex.  Dumas  2  un  réquisitoire  en  règle  contre  Dix 
ans  de  la  vie  (Tune  femme.  Dumas  commence  ainsi  :  ce  Nos  œuvres 
et  celles  de  l'école  romantique  ont  été  si  souvent  taxées  d'immora- 
lité par  des  gens  qui  tiennent  H.  Scribe  pour  un  auteur  moral, 
qu'il  doit  bien  nous  être  permis  de  rétorquer  ici  l'accusation,  et  de 
montrer,  pièce  en  main,  jusqu'où  on  poussait  parfois  le  scandale 
dans  le  camp  opposé  au  nôtre.  »  Soit  une  longue  analyse,  par 
laquelle  Dumas  s'efforce  de  prouver  sa  thèse. 

Si  nous  voulions,  pour  notre  part,  prolonger  et  compléter  cette 
enquête,  nous  parlerions  encore  ici  d'une  pièce  très  osée  de 
Montigny  (le  successeur  de  Delestre-Poirson  à  la  direction  du 
Gymnase,  en  1844,  et  le  futur  mari  de  Rose  Chéri).  Montigny  fit 
représenter  en  octobre  1835,  à  l'Ambigu,  Un  fils.  C'est  une  pièce 
trop  romanesque,  mais  qui  soulève  et  qui  discute  un  problème  social 
et  moral,  la  recherche  de  la  paternité;  elle  eut  un  certain  succès *. 

Il  faudrait  encore  signaler  la  comédie  curieuse,  paradoxale,  dans 
laquelle  Casimir  Bonjour  (que  nous  retrouvons  à  tous  les  tournants 
de  ce  sujet,  ce  qui  prouve  quelle  place  il  a  tenu  dans  le  théâtre  de 
son  temps)  a  soutenu  le  mariage  des  prêtres.  Le  Presbytère  coïn- 
cida, nous  l'avons  vu,  avec  l'affaire  d'un  certain  abbé  Dumonteil. 
Le  même  jour,  la  Cour  de  cassation  rendit  sou  arrêt  sur  le  pourvoi 
de  cet  abbé,  et  la  Comédie-Française  donna  la  première  représen- 
tation du  Presbytère.  Le  Constitutionnel,  que  la  thèse  n'effarouche 
pas,  reproche  seulement  à  Cas.  Bonjour  de  n'avoir  pas  assez  fran- 
chement abordé  la  question  :  «  L'auteur  n'attaque  que  par  des  sen- 
tences le  célibat  des  prêtres  4.  »  Mais  le  Journal  des  Débats  (l'ar- 
ticle est  d'Et.  Béquet)  se  montre  très  sévère  et  très  judicieux  *.  Il 

1  Constitutionnel,  26  mars  183%. 

*  Tome  II,  p.  229. 

*  Débats,  26  oct.  1835. 

*  Constitutionnel,  22  et  25  février  1833. 
»  Détail,  26  fév.  1833. 


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SOUS  LA  RISTÀURATiON  ET  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  735 

reconnaît  d'ailleurs,  ce  qui  est  vrai,  que  la  pièce  est  bien  écrite  et 
abonde  en  vers  heureux;  c'est,  sous  ce  rapport,  une  des  meilleures 
de  Cas.  Bonjour. 

Pour  finir  par  un  rapprochement  avec  notre  théâtre  contem- 
porain, je  cite  la  jolie  pièce  de  Waflard  et  Fulgence,  Un  moment 
d  imprudence  (Odéon,  décembre  1819  *).  Toutes  distances  et 
toutes  proportions  gardées*  il  y  a,  dans  cette  comédie,  quelque 
chose  du  Demi-monde  de  Dumas  fils,  —  et  Mma  de  Saint- Ange  est 
grand- tante  assurément  de  Suzanne  d'Ange. 


IX 

Nou3  avons  terminé  cette  rapide  enquête  sur  la  comédie  et  les 
mœurs,  pendant  la  période  qui  s'étend  de  1815  à  1848.  11  n'est 
guère  de  sujet,  on  le  voit,  que  leâ  auteurs  comiques  n'aient  alors 
abordé  et  exploité  plus  ou  moins  adroitement. 

La  conclusion  générale  que  nous  voudrions  tirer  de  cette  étude 
tient  dans  les  deux  remarques  suivantes  :  il  n'est  pas  besoin 
d'attendre  Ta  date  fatidique  de  la  Dame  aux  Camélias  pour 
trouver,  sur  la  scène  française,  de  l'observation,  du  réel  et  de  la 
hardiesse;  les  auteurs  comiques  tels  que  G.  Delavigne,  Scribe  (mais 
un  Scribe  plus  sérieux,  au  moins  dans  le  choix  de  ses  sujets,  que 
le  Scribe  de  la  plupart  des  critiques),  Mazères,  Empis,  C.  Bonjour, 
Bayard,  Et.  Arago,  etc.,  méritent  d'obtenir  une  mention  dans 
l'histoire  de  notre  théâtre.  Il  est  temps  que  l'on  sache  que  les 
spectateurs  de  1830  ou  de  1840  ne  se  sont  pas  seulement  délectés 
aux  Tour  de  Nesles  et  aux  Lucrèce  Borgia,  ni  amusés  bêtement  en 
revanche  à  toutes  sortes  de  petits  vaudevilles  agrémentés  d'airs 
en  serinette. 

Et,  —  c'est  le  second  point,  —  quelle  que  soit  nécessairement, 
dans  les  limites  de  cet  article,  l'insuffisance  de  la  documentation, 
je  souhaiterais  d'avoir  démontré,  par  un  exemple,  que  les  mœurs 
d'une  époque  nous  apparaissent  bien  moins  dans  les  ouvrages 
mêmes  que  dans  les  jugements  des  critiques  et  des  contemporains. 

Charles-Marc  des  Granges. 
»  Débats,  4  déc  1819. 


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ÉTDDES  SOCIALES 


SEPT  SIÈCLES 

DE  BIENFAISANCE  LAÏQUE  ET  DE  CHARITÉ  CHRÉTIENNE 


LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 


Les  questions  hospitalières  sont  à  Tordre  du  jour. 

La  pitié  sincère  et  active  pour  la  souffrance  et  la  misère  est 
une  des  caractéristiques  de  notre  époque  peut-être  trop  décriée,  car 
elle  est  grande  malgré  ses  folies,  elle  comprend  et  pratique  le 
mot  du  poète  :  l'homme  ne  demeure  étranger  à  rien  d'humain. 

Malheureusement,  il  faut  en  convenir,  à  la  générosité  qui  éclaire 
et  qui  dirige,  se  mêle  souvent,  de  nos  jours,  l'utopie  qui  fascine  et 
qui  égare.  Un  nouvel  Evangile  est  annoncé,  flétrissant  la  charité  et 
condamnant  l'aumône.  Les  apôtres  de  cette  religion  humaine  pro- 
clament fougueusement  certains  droits  nouveaux  :  droit  de  l'infor- 
tune, droit  de  la  souffrance,  droit  de  l'invalidité  et  de  la  vieillesse, 
ils  n'osent  ajouter,  droit  de  l'incapacité  et  de  la  paresse  aux  bien- 
faits de  l'Etat  providence... 

Sans  doute,  beaucoup  d'esprits  de  premier  ordre,  de  penseurs 
solides  et  documentés  attaquent  l'ennemi  corps  à  corps,  sur  le 
terrain  des  questions  hospitalières  comme  sur  d'autres  champs  de 
bataille.  Ils  n'ont  pas  de  peine  à  démêler  dans  les  déclamations  du 
socialisme  d'Etat,  la  petite  part  de  la  vérité  et  la  grosse  part  du 
sophisme,  la  part  de  la  possibilité  et  celle  de  la  pure  rêverie. 

Mais  les  preuves  les  plus  péremptoires  sont  encore  les  arguments 
par  les  faits.  A  notre  tour,  nous  voudrions  esquisser  une  réfutation 
indirecte  des  utopies  à  la  mode,  en  montrant  ce  qu'a  fait,  pour  ses 
malades  et  pour  ses  pauvres,  une  cité  vraiment  libérale  qui  faillit 
payer  de  son  existence  son  amour  de  la  liberté  ;  une  ville,  fière  de 
l'esprit  décentralisateur  qu'elle  a  toujours  jalousement  gardé  et 
qu'un  ministre  du  commerce  non  socialiste  vantait  comme  le  plus 
beau  fleuron  de  sa  couronne;  une  métropole  industrielle,  en  appa- 
rence un  peu  gagnée  par  la  contagion  ambiante,  mais  puissante 
encore  par  l'impulsion  du  passé,  par  l'initiative  des  individus  ;  une 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  737 

capitale  chrétienne  enfin  où  la  Richesse  pratiqua  héroïquement  ses 
devoirs  bien  avant  que  la  Pauvreté  ne  se  reconnût  des  droits. 

Une  étude  sur  une  famille  de  la  noblesse  commence  d'ordinaire 
par  la  description  des  armes  de  la  maison. 

Les  hospices  de  Lyon  sont  de  haut  lignage,  et,  comme  il  convient 
à  des  personnes  morales,  leurs  armes  sont  des  armes  parlantes. 

Examinons  ces  pièces  à  conviction.  Elles  nous  content,  fièrement 
et  finement,  l'originalité  des  institutions  qui  se  groupent  sous  leur 
enseigne.  Œuvres,  non  pas  de  quelques  bienfaiteurs  illustres, 
encore  moins  de  la  bienfaisance  officielle,  mais  du  temps,  d'un 
milieu,  d'une  race,  ces  institutions  portent  sur  leurs  armoiries 
comme  sur  leurs  moindres  rouages,  un  cachet  d'origine  :  l'em- 
preinte de  cette  «  ville  antithèse  »  qui  est  avant  tout  la  ville  de  la 
charité. 

Le  blason  des  hôpitaux  lyonnais  est  le  suivant  : 

Ecartelé,  au  un  et  au  quatre  :  de  Lyon;  au  deux,  dazur  à  la 
«  Mère  de  Pitié*  <F  argent;  au  trois,  d!or%  à  la  charité  au  naturel , 
l'écu  timbré  d'une  couronne  de  baron. 

L'alliance  des  armes  de  la  ville  avec  celles  des  «  hôpitaux  géné- 
raux »  montre  les  liens  qui  ont  toujours  rattaché  les  grands  établis- 
sements hospitaliers  de  Lyon,  non  seulement  aux  Lyonnais  en  tant 
qu'individus,  mais  à  la  communauté  lyonnaise.  Elle  atteste  le 
caractère  local  de  l'œuvre  des  hospices  civils. 

Les  deux  figures  qui  font  pendant,  la  Charité  profane  et  la 
«Mère  de  Pitié  »,  sont  les  emblèmes  des  deux  anciens  hôpitaux 
généraux,  «  Notre-Dame  de  Pitié  du  pont  du  Rhône  »  devenu 
l'Hôtel- Dieu,  et  «  l'Aumône  générale  »  aujourd'hui  la  Charité. 

Le  contraste  entre  les  deux  allégories  est  un  symbole.  II  évoque 
une  originalité  des  œuvres  de  l'ancien  Lyon,  et  de  celles  qui, 
comme  les  hospices  civils,  restent  imprégnées  du  vieil  esprit  lyon- 
nais, l'équilibre  cherché,  obtenu  et  énergiquement  maintenu  dans 
ces  institutions  mixtes,  entre  les  éléments  chrétiens  et  les  éléments 
profanes,  entre  l'Eglise  et  le  siècle. 

Le  vitrail  qui  surmonte  la  porte  principale  de  la  chapelle  actuelle 
de  la  Charité,  témoigne  du  même  équilibre  stable.  La  «  charité  » 
est  au  milieu,  entourée,  à  droite,  de  ses  principaux  bienfaiteurs 
laïques,  à  gauche,  de  ses  plus  célèbres  donateurs  ecclésiastiques. 

Quant  à  la  couronne  de  baron,  elle  évoque  un  épisode  typique 
de  l'histoire  de  «  l'Aumône  générale  ». 

Un  avocat  de  Lyon,  enfant  d'un  pauvre  fripier,  un  vrai  fils  de 
ses  œuvres,  Jacques  tloyron,  possédait  la  baronnie  de  Saint-Trivier- 
en-Dombes.  Par  son  testament,  il  légua  cette  propriété  à  la  Charité, 
qui  devint  ainsi  baronne  de  SaintTrivier. 


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73$  LIS  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

Les  orphelins  et  les  pauvres  étaient  les  vrais  héritiers  de  Moyron. 
Les  «  recteurs  *  de  l'Aumône  n'avaient  que  la  gestion  de  son  héri- 
tage. Il  se  produisit  dono  cette  bizarrerie  que  des  malheureux, 
dénués  de  tout,  se  trouvèrent  légalement  possesseurs  d'un  fief 
noble,  seigneurs  de  plusieurs  chàtellenies  et  d'un  bourg  fortifié. 
C'était  chose  curieuse  et  touchante  de  voir  &  Saint- Trivier,  dans  les 
grandes  cérémonies  religieuses,  un  orphelin  de  l'Aumône,  occuper 
la  place  d'honneur,  un  enfant  élevé  par  charité,  être  pour  un  jour 
<c  haut  et  puissant  seigneur,  baron  de  Saint- Trivier  ». 

La  terre  de  Saint- Trivier  a  été  aliénée  par  les  hospices  qui  n'en 
conservent  pas  moins  la  couronne  comme  souvenir.  Un  pieux 
attachement  aux  reliques  d'autan  est  encore  un  caractère  de  l'œuvre 
hospitalière  lyonnaise,  en  qui  s'allient  merveilleusement  deux 
tendances  à  peine  compatibles,  le  culte  de  la  tradition  et  l'horreur 
de  la  routine. 

Cette  œuvre  très  ancienne  et  cependant  suffisamment  moderne 
comprend  aujourd'hui  huit  établissements  réunis  sous  une  admi- 
nistration commune.  Six  sont  assez  récents,  leur  histoire  tiendrait 
en  quelques  lignes.  Il  en  est  autrement  des  deux  a  hôpitaux 
généraux  »  par  lesquels  l'œuvre  des  hospices  civils  plonge  ses 
racines  dans  le  passé. 

Une  tradition,  née,  au  dix-septième  siècle,  d'une  interprétation 
donnée  à  certains  passages  obscurs  de  vieux  historiens,  a  fait 
considérer  jusqu'à  nos  jours  l'Hôtel-Dieu  actuel  de  Lyon,  comme 
la  continuation  directe  du  doyen  des  hôpitaux  français,  le  Xeno- 
dochium  ouvert,  en  542,  à  Lugdunum  par  Childebert  et  la  reine 
Ultrogothe. 

Lyon  était  au  sixième  siècle  un  carrefour  de  voies  internationales, 
un  gîte  d'étapes  pour  armées  et  voyageurs.  Comprenant  les  services 
qu'un  établissement  hospitalier  rendrait  en  ce  point  de  rencontre  de 
toutes  les  infortunes,  en  ce  rendez-vous  de  toutes  les  fatigues,  le 
fils  de  Clovis  y  fonda  un  hospice-hôpital  à  deux  fins  :  le  service  des 
malades  et  la  réception  des  passants.  Le  pieux  souverain  obtint 
facilement  pour  son  institution  l'approbation  et  l'appui  de  l'autorité 
ecclésiastique. 

La  légende  des  origines  mérovingiennes  de  l'Hôtel-Dieu,  de  Notre- 
Dame  de  Pitié  du  Pont  du  Rhône,  née  d'un  contresens  plus  ou 
moins  involontaire,  consacrée  en  1762  par  l'érection  sur  la  façade 
du  monument,  des  statues  du  fondateur  et  de  son  épouse,  pois  par 
le  nom  de  rue  Childebert  donné  k  une  voie  longeant  l'Hôtel- Dieu, 
procura  pendant  deux  siècles  à  l'hôpital  en  question  tous  les  avan- 
tages des  généalogies  à  peu  près  authentiques. 

Elle  lui  conférait  les  prérogatives  des  fondations  royales»  notam- 


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LSS  HOSPICES  CIVILS  DI  LYON  739 

ment  l'exemption  de  la  mainmorte.  Ellevle  soustrayait  &  la  supé- 
riorité et  visite  des  officiers  de  la  «  générale  réformation  ». 
Louis  XIV,  en  accordant  à  l'hôpital  lyonnais  de  nouveaux  privi- 
lèges, s'exprime  ainsi  :  «  Les  Recteurs  de  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon 
nous  ont  fait  exposer  que,  depuis  la  fondation  royale  dudit  Hôtel- 
Dieu,  faite  sous  le  règne  de  Cbildebert »  L'hôpital  lyonnais 

fournirait  donc  un  chapitre  au  livre  que  l'on  pourrait  écrire  sur  ce 
sujet  un  peu  paradoxal  :  les  bienfaits  des  légendes.  Hais  bienfai- 
santes ou  malfaisantes,  toutes  les  légendes  se  dissipent  aujourd'hui. 
Elles  pâlissent  et  finissent  par  s'évanouir  devant  les  investigations 
de  la  critique  contemporaine. 

Un  Lyonnais  patriote,  mais  loyal1,  dut  constater  au  cours  de 
savantes  recherches  qu'il  était  impossible  de  rattacher  par  filiation 
directe,  l'hôpital  des  bords  du  Rhône  au  Xenodochhnn  de  Childe- 
bert.  L'Hôtel- Dieu  actuel  tient  à  l'antique  fondation,  seulement  par 
une  sorte  d'hérédité  morale,  par  les  liens  unissant  toujours  le  pré- 
sent au  passé  dans  une  cité  qui  est  un  conservatoire  de  la  tradition. 
Aussi  bien,  les  origines  positives  de  l'hôpital  lyonnais  pour  n'être 
pas  mérovingiennes  n'en  sont  pas  moins  antiques  et  gracieuses. 
L'Hôtel-Dieu  des  bords  du  Rhône,  c'est  «  l'Hostellerie  du  Pont  ». 

En  1182,  un  groupement  professionnel  de  laïques,  unis  par  des 
liens  religieux,  comme  le  moyen  âge  en  connut  beaucoup,  une 
confrérie  de  «  Frères  Pontifes  »  s'occupa  de  relier  les  deux  rives 
du  Rhône  par  une  communication  stable.  Jusqu'alors  de  simples 
passerelles  provisoires  et  légères  unissaient  Lyon  à  la  plaine  du 
Dauphin  é. 

A  la  tète  de  leur  pont  de  bois,  dont  les  arceaux  devaient  peu  à 
peu  céder  la  place  à  des  arches  de  pierre,  les  Frères  Pontifes 
bâtirent  une  maison  dont  ils  firent  leur  résidence.  Ils  y  recevaient 
les  passants  pauvres,  fatigués  ou  malades.  La  règle  et  l'esprit  de 
la  confrérie  leur  prescrivait,  en  effet,  non  seulement  de  prêter 
main  forte  aux  voyageurs,  d'établir  des  bacs  et  de  construire  des 
ponts,  mais  encore  d'accueillir  les  hôtes  de  passage  dans  des 
hospices  destinés  à  leur  usage. 

Pendant  les  premiers  temps  de  son  existence,  l'histoire  de 
l'hôpital  du  Pont  n'offre  rien  de  très  saillant.  Disons  seulement  que 
des  Frères  Pontifes,  l'institution  passa  aux  mains  des  moines  de 
Haute-Combe  en  Savoie,  puis  de  ceux  de  la  Chassagne-en-Dombes. 

Cependant,  en  1478,  une  peste  épouvantable  désola  Lyon  et  les 
alentours.  Par  sa  situation  isolée,  l'hôpital  du  Pont  était  rétablis- 
sement le  plus  convenable  pour  recevoir  les  pestiférés.  Les  échevins 
supplièrent  l'archevêque  d'enlever  l'administration  de  l'Hôtel-Dieu 

<  M.  M.  G»  Guigne. 


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740  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

aux  moines,  entre  les  maifas  desquels  elle  périclitait,  et  de  la  leur 
confier.  Ils  s'engagèrent  à  relever  les  bâtiments  ruinés,  à  héberger 
convenablement  les  pauvres,  à  gérer  l'hôpital  en  bon  père  de 
famille.  De  leur  côté,  les  moines  déclaraient  qu'il  leur  était  impos- 
sible de  diriger  plus  longtemps  l'établissement  selon  les  vœux  et 
les  besoins  du  public.  Une  transaction  fut  passée  entre  lea  reli- 
gieux de  la  Ghassagne  et  les  échevins  de  Lyon  ;  le  consulat  versa 
aux  moines  la  somme  assez  considérable  de  1050  livres  tournois. 
Dès  lors,  l'administration  temporelle  de  l'Hôtel -Dieu  devint  celle 
qui  pendant  cinq  siècles  a  fait  sa  force  et  sa  gloire,  une  adminis- 
tration de  laïques  notables. 

Bientôt,  l'administration  spirituelle  de  l'hôpital  échappa  elle- 
même  en  partie  à  l'archevêque.  Sixte  IV,  voulant  mettre  fin  aux 
tiraillements  qui  se  produisaient  au  sujet  de  la  chapelle  de  l' Hôtel- 
Dieu,  entre  l'archevêque  et  le  curé  d'une  paroisse  de  Lyon,  accorda 
par  bulle,  à  cette  chapelle,  la  plupart  des  droits  paroissiaux  et 
décréta  que  ni  l'archevêque,  ni  aucun  juge  ecclésiastique  ne  pour- 
rait prononcer  contre  l'hôpital  ou  ses  recteurs  une  sentence 
d'excommunication  ni  d'interdit. 

Les  échevins  de  Lyon  gardèrent,  pendant  un  siècle  environ,  la 
gestion  de  l'hôpital  du  Pont.  Mais,  en  1583,  le  consulat,  écrasé  par 
la  multiplication  de  ses  charges,  dot  se  résigner  à  confier  à  d'autres 
épaules  une  partie  de  son  fardeau.  Il  délégua  l'administration  de 
l'Hôtel-Dieu  à  six  notables  choisis  parmi  les  habitants  de  Lyon. 
Ceux-ci,  «  tant  bourgeois  que  marchands  de  ladite  ville  »,  étaient 
nommés  par  les  échevins  après  chaque  fête  de  saint  Thomas, 
laquelle  élection  était  faite  de  telle  sorte  que  troix  vieux  demeu- 
rassent toujours  pour  instruire  les  jeunes. 

Les  consuls  restèrent  recteurs  primitifs  de  l'Hôtel-Dieu.  C'est  à 
eux  que  le  bureau  de  l'hôpital  s'adressait  pour  la  solution  des  pro- 
blèmes imprévus.  Le  nombre  des  recteurs  délégués  s'accrut  dans 
le  cours  des  siècles  et,  peu  à  peu,  au  système  de  l'élection  par  le 
consulat  se  substitua,  sans  cloute  sous  l'influence  de  l'exemple 
offert  par  l'hôpital  voisin,  l'Aumône  générale,  la  méthode  plus  sage, 
plus  lyonnaise,  du  recrutement  par  le  bureau  lui-même. 

En  1583,  l'Aumône  générale  existait,  en  effet,  depuis  cinquante 
ans. 

Une  atroce  famine  décime,  en  1531,  le  Lyonnais  et  les  provinces 
voisines.  Le  bichet  de  froment  qui,  aux  portes  de  Lyon  vaut  d'or- 
dinaire 10  sols  tournois,  se  vend  50  et  60  sols.  Les  campagnards 
sont  réduits  à  manger  l'herbe  des  champs.  De  Beaujolais,  de  Forez, 
de  Savoie,  de  Bourgogne,  les  affamés  partent  par  pleins  bateaux.  Ces 
esquifs,  abandonnés  au  fil  de  l'eau,  conduisent  et  débarquent  à  Lyon 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  741 

plus  de  hait  mille  malheureux.  De  ces  troupes  misérables  et  qui  sem- 
blent plus  larves  et  anatomies  vives  que  autres  créatures,  un  seul 
cri  retentit  jour  et  nuit  :  «  Je  meurs  de  faim!  je  meurs  de  faim!  » 

Ce  lamentable  spectacle  émeut  les  Lyonnais  jusqu'aux  larmes. 
Tous  sortent  de  leurs  demeures  et  portent  des  vivres  aux  débar- 
quants, les  enfants  de  la  ville  embrassent  les  enfants  étrangers, 
les  pauvres  de  Lyon  partagent  avec  ceux  du  dehors  leur  morceau 
de  pain.  Les  affamés  sont  secourus  avec  tant  d'empressement  que 
plusieurs  meurent  pour  s'être  trop  avidement  jetés  sur  la  nourriture. 

Cependant,  les  échevins  de  Lyon  tiennent  conseil  avec  les  nota- 
bles et  les  gens  du  roi.  La  première  décision  presque  unanime  de 
rassemblée  est  de  jeter  dehors  les  «  marauds  et  coquins  »  en  leur 
baillant  une  piécette.  Un  assistant,  Jean  du  Peyrat,  réussit  à 
empêcher  le  vote  de  cette  résolution  inhumaine;  il  demande  qu'on 
consulte  les  gens  d'église  :  c'est  assurer  le  triomphe  de  la  charité. 

Messieurs  du  consulat,  après  de 'longues  discussions,  se  décident 
&  se  charger,  en  bons  chrétiens,  des  hôtes  que  la  Providence  leur 
confie.  Puis,  ils  redeviennent  gens  d'affaires  et  se  mettent  en  quête 
de  se  procurer  du  blé.  Ils  font  annoncer  à  son  de  trompe,  qu'ils 
donneront  à  ceux  qui  apporteront  du  froment  à  Lyon,  20  sols  par 
ânée  «  outre  et  par  dessus  ce  qu'ils  pourront  vendre  leur  blé  au 
marché  ».  Grâce  à  cette  mesure,  le  froment  afflue  sur  la  place;  en 
moins  de  huit  jours,  le  bichet  tombe  de  60  à  35  sols. 

Cependant,  des  souscriptions  s'organisent  sous  les  auspices  de 
«  notables  commerçants  *.  Des  refuges  sont  offerts  par  les  particu- 
liers, et  les  pauvres  répartis  entre  ces  asiles.  Tandis  que  les  impo- 
tents jouissent  d'un  repos  réparateur,  les  vagabonds  valides,  les 
«  gros  marauds  et  truands  »  sont  enrôlés  pour  travailler  aux  fossés 
de  la  ville. 

En  attendant  le  résultat  des  souscriptions,  les  notables  auxquels 
elles  sont  confiées,  consentent  des  avances  de  leur  poche.  Ces 
sommes  sont  employées  &  faire  confectionner  une  quantité  de  pains 
de  deux  livres.  Les  commissaires,  préposés  à  la  distribution  des 
vivres,  ordonnent  la  frappe  de  dix  mille  marques  de  plomb  de  la 
forme  et  de  la  grandeur  d'un  douzain.  Sur  chaque  plomb  est  inscrit 
le  nom  de  l'un  des  quartiers  de  la  ville. 

Le  17  mai,  le  consulat  fait  proclamer  à  son  de  trompe,  que  les 
pauvres  aient  à  se  trouver  le  lendemain,  quand  sonnera  la  cloche  de 
Saint-Bonaventure,  sur  la  place  de  l'église  pour  illec  recevoir  leur 
aumône.  Huit  mille  affamés  se  présentent  au  rendez-vous.  A  Saint- 
Bonaventure  se  sont  réunis  cinquante  des  principaux  de  la  cité  avec 
les  marques  et  le  pain.  On  écrit  le  nom,  le  lieu  de  naissance  des 
pauvres,  on  leur  baille  à  chacun  du  pain  et  une  marque  et  on  leur 
25  iiovBMBRi  1902.  48 


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742  LES  HOSPICK  CIVILS  DE  LYON 

prescrit  de  se  retirer  au  logis  que  la  marque  figure  et  enseigne. 
'  Dès  le  lendemain,  les  pauvres  répartis  par  quartiers,  reçoivent 
une  aumône  quotidienne,  savoir  :  «  de  pain  pour  chacun  une  livre 
et  demie,  un  potaige  et  une  pièce  de  chair.  »  Ainsi  est  fait  tous  les 
jours,  du  vendredi  19  mal  au  neuvième  jour  de  juillet.  A  ce  moment- 
là,  la  terre  réclame  des  bras  pour  la  moisson,  les  pauvres  sont  con- 
gédiés avec  une  petite  provision  de  bouche  et  quelque  peu  d'argent. 

Comme  le  remarque  un  historien  de  Lyon  \  l'intelligence  des 
affaires  avait  singulièrement  aidé,  pour  faire  face  à  une  calamité 
imprévue,  l'esprit  charitable  des  Lyonnais.  L'avidité  des  accapa- 
reurs n'avait  pu  tenir  devant  la  surenchère  de  20  sols  offerts  par 
ânée  de  blé,  et  le  froment  était  vite  descendu  à  un  prix  abordable.. 

Cette  même  intelligence  des  affaires  devait  transformer  en  insti- 
tution stable  une  organisation  provisoire  due  à  un  beau  mouvement 
de  générosité. 

Les  pauvres  partis,  suivant,  une  habitude  constante  dans  le 
centre  commercial  qu'était  Lyon,  les  commissaires  chargés  d'en- 
caisser les  souscriptions  et  de  procéder  aux  dépenses  correspon- 
dantes avaient  à  rendre  compte  de  leur  mandat.  Ils  le  firent  le 
21  janvier  1 534.  Restait  comme  reliquat  net  la  somme  de  296  livres, 
2  sols,  7  deniers. 

Ce  résultat  imprévu  encouragea  un  homme  de  bien,  Jean  Bro- 
quin,  à  solliciter  l'établissement  d'une  Aumône  permanente.  Le 
25  janvier  1534,  étaient  présents  aux  Etats  de  la  cité,  les  ecclé- 
siastiques, les  gens  du  roi,  les  conseillers  de  la  ville.  Une  approba- 
tion solennelle  fut  donnée  aux  statuts  de  «  l'Aumône  générale  », 
dont  voici  un  extrait. 

«  Au  nom  de  Dieu,  Amen.  Sachant  tous  que,  pour  ce  qu'il  y  a 
présentement  grand  nombre  de  pauvres,  tant  malades  que  valides, 
petits  enfants  cryans  et  huansde  faim  et  de  froid...  et  pouvant  être 
causes  de  la  peste...  Fut  proposé  mettre  ses  aultres  aumônes  et 
charité  durable,  afin  de  nourrir  à  perpétuité  les  pauvres  de  la  ville 
et  ne  plus  y  avoir  mendicité...  » 

Huit  personnages  furent  élus,  lesquels  firent  serment  de  bien  et 
loyalement  administrer  tout  ce  qui  concernait  l'Aumône,  pour  deux 
années  seulement  «  sans  en  attendre  autre  gagne- pain  ni  salaire 
que  de  Dieu  ».  L'objet  essentiel  de  l'institution  était  de  secourir  les 
malheureux  de  la  ville.  Les  pauvres  du  dehors  avaient  la  moindre  part. 

On  leur  remettait  au  passage  l'aumône  de  la  passade.  En  outre, 
ceux  qui  tombaient  malades  pouvaient  se  faire  héberger  à  l'Hôtel- 
Dieu,  qui  était  encore  l'hôtellerie  du  Pont.  Aux  ménagiers  qui 
logeaient  en  ville,  on  distribuait  une  aumône  ordinaire  plus  consi- 

«  M.  Steyert. 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  745 

dérabie  et  double  somme,  les  jours  ou  vigiles  de  «  bonne  fête  ». 

Bientôt,  aux  services  de  distribution  s'adjoignirent  des  œuvres 
connexes  qui,  avec  le  temps,  devaient  prendre  le  pas  sur  l'œuvre 
primitive. 

En  1614,  par  exemple,  une  initiative  importante  se  produisit  : 
celle  d'enfermer  certains  pauvres  qui,  réduits  à  une  extrême 
misère,  ne  pouvaient  gagner  leur  vie  ni  être  suffisamment  nourris 
par  les  distributions.  Telle  est  l'origine  du  Bicètre  lyonnais. 

Ces  pauvres,  installés  d'abord  provisoirement  dans  le  vieil  hôpital 
de  Saint-Laurent  de  Gadaigne,  furent,  en  1622,  transférés  dans  le 
claustral  nouvellement  bâti  de  la  Charité  actuelle;  ils  y  débar- 
quèrent en  bateau,  comme  le  rappelle  un  vitrail  de  l'église  de 
l'ancienne  «  Aumône  générale  ».  Ce  dépôt  demeura  à  la  Charité 
jusqu'à  la  grande  Révolution. 

De  même  qu'il  y  a  dans  les  hôpitaux  de  Lyon  un  groupe  moderne 
et  un  groupe  ancien,  de  même  il  existe  dans  l'organisation  de  ces 
établissements  mixtes,  des  éléments  à  peu  près  modernes  qui  n'ont 
pas  grand  chose  à  voir  avec  le  passé,  et  d'autres,  au  contraire, 
presque  entièrement  dus  à  la  tradition.  Ce  sont  naturellement  ces 
derniers,  profondément  originaux  et  foncièrement  lyonnais,  que 
nous  signalerons  plus  spécialement  à  l'attention  du  lecteur. 

En  1583,  comme  on  l'a  vu,  le  consulat  de  Lyon  remit  l'adminis- 
tration de  l'Hôtel-Dieu  à  six  notables  de  la  ville.  La  direction  de 
l'Aumône  générale  appartenait  déjà  aux  notables  bourgeois.  Voici 
comment  la  nomination  de  ces  «  recteurs  »  s'effectua  dès  le  milieu 
du  dix-septième  siècle. 

Le  dimanche  fixé  par  les  règlements,  le  dimanche  avant  la  Saint- 
Thomas,  pour  l'Aumône  générale,  celui  d'après  la  fête  pour  l'Hôtel- 
Dieu,  les  administrateurs  se  réunissaient  au  bureau  de  leur  œuvre. 
Chacun  des  recteurs  sortants  proposait  trois  noms  de  notables  et 
marquait  d'un  trait  de  plume  celui  du  candidat  préféré.  Le  prési- 
dent faisait  le  compte  des  voix  et  dictait  le  procès-verbal  de  la 
séance.  Les  nouveaux  élus  étaient  ensuite  prévenus  en  grande 
pompe  et  installés  solennellement. 

Les  charges  imposées  aux  recteurs  furent,  au  début,  assez 
douces.  Voici,  pour  l'Hôtel-Dieu,  les  principales,  telles  qu'elles  sont 
énumérées  dans  l'acte  de  1583  : 

«  Les  recteurs  confieront  à  l'un  d'eux  la  recette  et  la  dépense  s 
ils  auront  soin  que  les  pauvres  soient  nourris,  médicamentés  et 
servis,  comme  l'ordonnent  la  charité  et  la  piété...;  ils  feront  faire 
les  réparations  aux  propriétés...;  les  comptes  seront  rendus  tous 
les  deux  ans  en  présence  des  recteurs  en  charge.  » 

Ce  qu'on  demande  d'abord  aux  administrateurs  des  hôpitaux, 


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714  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

c'est  leur  temps.  Us  ne  s'appartiennent  plus  et  deviennent  les 
serviteurs  des  pauvres.  Le  dimanche,  jour  de  repos  pour  tout  le 
monde,  ils  sont  accablés  de  besogne.  Bientôt,  à  ce  don  de  leur 
personne,  les  recteurs  en  ajoutent  d'autres  moins  précieux  peut- 
être,  mais  moins  à  la  portée  de  toutes  les  bourses.  En  1623,  des 
constructions  sont  commencées  à  l'Hôtel- Dieu.  Pour  faire  face  aux 
premières  dépenses,  les  administrateurs  en  charge  consentent  une 
avance  de  300  livres,  et  deux  recteurs  sortants  abandonnent  la 
même  somme  à  l'hôpital. 

Cette  générosité  exceptionnelle  est  vite  érigée  en  règle.  Le  don 
gratuit  à  la  sortie  devient  pour  tout  recteur  une  obligation  morale 
à  laquelle  nul  ne  peut  décemment  se  soustraire,  sauf  une  exception 
que  nous  aurons  à  signaler. 

Ce  don,  pour  onéreux  qu'il  fût,  n'était  que  la  moindre  charge 
pécuniaire  incombant  aux  administrateurs  de  l'Hôtel-Dieu  et  de  la 
Charité.  Autrement  lourde  était  Y  avance  gratuite.  Cette  obligation 
se  trouvait,  sinon  dans  la  règle  initiale  des  hôpitaux  lyonnais, 
du  moins  dans  l'esprit  qui  présida  à  leur  fondation. 

En  1531,  les  affamés  avaient  dû  leurs  premières  distributions  aux 
avances  gratuites  des  notables  chargés  des  souscriptions.  Avec  le 
temps,  l'avance  gratuite  devint  si  lourde  qu'on  dut  essayer  de 
la  réglementer.  Pendant  un  grand  nombre  d'années,  tout  recteur 
entrant  en  exercice  versait  10,000  livres  et  le  recteur  acceptant  la 
fonction  de  trésorier,  100,000.  Ces  chiffres  élevés  furent,  par  la 
force  des  choses,  souvent  dépassés  en  pratique. 

Que  l'on  ajoute  au  don  gratuit,  et  à  la  perte  d'intérêts  qu'impli- 
quait l'avance  gratuite,  l'obligation  pour  les  administrateurs  de  solder 
de  leur  poche  toutes  les  dépenses  de  leur  fonction  et  l'on  concevra 
que  des  notables  lyonnais  se  soient  ruinés  au  service  des  pauvres. 
Tel  le  trésorier  en  charge  lors  de  la  Révolution,  Faye,  dont  les 
400,000  livres  d'avances  furent  remboursées  en  assignats.  L'on 
comprendra  aussi  que  certains  notables  ayant  les  reins  moins 
solides  ou  l'épiderme  moins  chatouilleux  que  les  autres,  aient 
offert  une  somme  pour  pouvoir  décliner  honorablement  une  gloire 
trop  onéreuse.  M.  Dumas,  marchand  drapier,  nommé  recteur  de 
l'Hôtel-Dieu,  s'excusa  et,  pour  être  à  tout  jamais  dispensé  de  cet 
honneur,  versa  à  l'établissement  4,000  livres. 

Le  cas  de  M.  Dumas  est  exceptionnel;  en  général,  l'adminis- 
tration des  hôpitaux  constituait  une  fonction  enviée  et  briguée. 
Pour  compenser  les  lourdes  charges  du  rectorat,  quels  étaient  donc 
les  privilèges  insignes  accordés  aux  «  sages  et  nobles  hommes 1  »? 
Ils  vont  eux-mêmes  nous  l'apprendre. 
1  Titre  que  les  recteurs  prirent  de  bonne  heure  dans  les  actes  officiels. 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  745 

Le  11  juillet  1777,  Joseph  II,  co-régent  des  Etats  d'Autriche, 
roi  des  Romains  et  empereur,  voyageant  sous  le  nom  de  comte 
de  Folkenstein,  visite  l'Hôtel- Dieu  de  Lyon.  Il  parcourt  avec 
intérêt  les  salles,  demande  des  explications  et  paraît  ravi.  «  Mais 
combien,  s'écrie- 1- il  tout  à  coup,  combien  donne-t-on  aux  admi- 
nistrateurs qui  servent  si  bien  les  pauvres?  —  Prince,  répondent 
les  recteurs,  loin  de  recevoir,  les  administrateurs  versent.  Chacun 
fait,  de  plus,  en  entrant  en  exercice,  l'avance  de  10,000  livres 
sans  intérêt;  celle  du  trésorier  est  de  100,000.  —  Je  ne  comprends 
pas,  réplique  l'empereur,  qu'un  père  de  famille  expose  ainsi  sa 
fortune  et  celle  de  plusieurs  citoyens  par  les  avances  considé- 
rables qu'il  est  obligé  de  faire.  Si  l'hôpital  se  trouve,  comme  vous 
le  dites,  dépenser  plus  qu'il  n'a  de  revenus,  le  trésorier  sera  un 
jour  dans  de  terribles  embarras.  —  Prince,  répondent  le3  recteurs, 
le  malheur  que  vous  prévoyez  peut  arriver,  mais  tel  e9t  l'antique 
usage  de  la  maison.  D'ailleurs,  cet  hôpital  a  toujours  trouvé  des 
hommes  assez  généreux  pour  se  charger  du  patrimoine  des  pauvres. 
La  noblesse  est  attachée  au  dévouement  et  aux  sacrifices  du  tréso- 
rier qui  devient  échevin.  * 

Si  le  trésorier  arrivait  à  l'échevinage  presque  au  sortir  de 
charge,  les  simples  recteurs  y  parvenaient  d'ordinaire  quelque 
temps  après  leurs  fonctions.  A  partir  de  1761,  le  rectorat  des 
hôpitaux  fut  même  une  condition  préalable  pour  faire  partie  du 
corps  consulaire  lyonnais.  M.  Bertholon,  avocat,  est  nommé  con- 
seiller de  la  ville,  bien  qu'il  n'ait  pas  servi  les  pauvres  en  qualité 
de  recteur.  Le  roi,  sur  la  remontrance  respectueuse  qui  lui  est 
adressée,  casse  l'élection  vicieuse. 

Les  échevins  de  Lyon  jouissaient  depuis  1495  de  la  noblessfe 
héréditaire.  On  peut  donc  dire,  sans  faire  de  phrases,  qu'à  Lyon 
le  service  des  misérables  conduisit  à  la  noblesse.  L'appauvrisse- 
ment au  profit  des  pauvres,  n'est-ce  pas  la  plus  honorable  des 
«  savonnettes  à  vilains  »  ? 

D'ailleurs,  l'élévation  au  consulat  ne  dispensait  pas  à  tout 
jamais  du  service  des  hospices.  Au  contraire,  parmi  les  membres 
du  bureau  de  l'Aumône  générale  et  de  l'Hôtel-Dieu  se  trouvait  de 
droit  un  ex-consul  à  qui  revenaient  certaines  fonctions  délicates, 
notamment  la  surveillance  de  tous  les  bâtiments  de  l'œuvre. 

Le  développement  des  hôpitaux  lyonnais  et  la  multiplication  de 
leurs  rouages  amenèrent  vite  une  spécialisation  dans  le  corps  rectoral. 

Au  dix-huitième  siècle,  à  l'Hôtel-Dieu,  il  y  a  quatorze  recteurs. 
Le  premier  est  un  des  présidents,  conseillers  ou  gens  du  roi,  de  la 
cour  des  Monnaies,  sénéchaussée  et  présidial  de  Lyon.  Le  second 
est  le  recteur-avocat.  A  lui  incombe  la  tâche  de  plaider  les  procès 


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746  US  HOSPICES  CIT1LS  M  LYON 

pendants.  Cette  charge  en  est  si  bien  une  au  sens  brutal  du  mot, 
qu'elle  dispense  son  titulaire  du  don  gratuit;  alors  que  les  antres 
recteurs  sortants  font  une  offrande  proportionnée  à  leurs  moyens, 
l'avocat  s'incline  et  remerde  la  compagnie. 

Au-dessous  de  l'avocat,  viennent  l'ex-consul  et  le  trésorier.  Les 
dix  autres  administrateurs,  qui  sont  «  de  notables  négociants  », 
prennent  place  ensuite  selon  leur  rang  d'ancienneté. 

A  l'Aumône  générale,  les  recteurs  sont  au  nombre  de  seize,  et 
l'officier  du  roi  n'occupe  que  le  second  rang.  Le  conseil  d'adminis- 
tration de  la  Charité  ne  diffère  que  par  un  détail  important  de  celui 
de  J'Hôtel-Dieu.  A  la  suite  de  libéralités  insignes  consenties  par  le 
haut  clergé  lyonnais,  la  première  place  au  bureau  de  l'Aumône 
appartient  à  un  ecclésiastique,  à  l'un  des  membres  du  célèbre 
chapitre  noble  de  Saint- Jean. 

Le  type  lyonnais  d'administration  hospitalière  devait  avoir  et  eut, 
en  effet,  comme  toute  institution  humaine,  ses  avantages  et  ses 
inconvénients  :  le  rectorat  des  hôpitaux,  dignité  respectable  et 
respectée,  acheminement  aux  grands  honneurs,  gonfla,  il  faut 
l'avouer,  quelques-uns  de  ceux  qui  en  furent  revêtus  d'une 
soperbe  peu  en  harmonie  avec  l'esprit  de  charité.  Piètres  et  mes- 
quines nous  apparaissent  à  distance  les  éternelles  contestations  de 
préséance  entre  les  recteurs  des  deux  hôpitaux  lyonnais.  A  qui,  de 
l'Aumône  générale  ou  de  1* Hôtel-Dieu,  revient  vraiment  le  titre 
d'hôpital  général?  La  discussion  s'envenime,  on  consulte Furetières, 
et  le  célèbre  Dictionnaire  ne  fournissant  aucune  réponse  péremp- 
toire,  on  porte  le  différend  devant  le  maréchal  de  Villeroy. 

Mais  l'orgueil  du  dévouement  n'est-il  pas  une  faute  vénielle? 
L'amour-propre  demeurant,  quoi  qu'on  fasse,  un  des  leviers  du 
monde,  n'est-ce  pas  encore  une  institution  louable  que  celle  qui 
met  la  charité  au  service  de  la  vanité? 

La  morgue  des  recteurs,  la  haute  idée  qu'ils  avaient  de  leur 
fonction  et  de  leurs  droits  fut,  d'ailleurs,  loin  d'être  toujours  nui- 
sible i  leur  œuvre.  On  en  jugera  par  l'anecdote  suivante  : 

M.  de  Hyons,  conseiller  du  roi,  premier  président  de  la  cour  des 
Monnaies,  sénéchaussée  et  présidial  de  Lyon,  conservateur  des 
privilèges  de  France  lyonnais,  etc.,  et  président  élu  du  bureau  de 
l'Hôtel -Dieu,  forme,  au  dix-huitième  siècle,  le  projet  ambitieux  de 
s'éterniser  dans  sa  présidence.  Il  s'appuie  sur  une  déclaration 
de  1608,  concernant  l'administration  des  hôpitaux.  Mus,  par  let- 
tres royales  de  cette  même  année  1698,  l'hôpital  de  Lyon  est 
soustrait,  comme  étant  de  fondation  royale,  à  la  réglementation 
générale. 

Les  recteurs  de  l'Hôtel-Dieu  s'opposent  de  toutes  leurs  forces  à 


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LES  HOfiPiCIS  CIVILS  DE  LYON  747 

ce  qu'un  administrateur  défasse,  en  un  jour,  l'ouvrage  de  plu- 
sieurs siècles.  «  L'administration  de  l'Hôtel-Dieu,  disent  les  sages 
hommes,  ne  ressemble  point  aux  autres  administrations  du  même 
genre.  Les  autres  hôpitaux  ont  été  dotés  dans  leur  principe,  et 
l'œuvre  y  était  mesurée  par  des  produits  fixes  ou  éventuels;  elles 
n'ont  besoin  ni  de  crédit  ni  de  combinaison.  Des  administrateurs 
mercenaires,  sous  l'œil  des  prélats  et  des  magistrats,  peuvent  les 
diriger  suivant  les  principes  de  toutes  les  administrations  pu* 
bliques...  Hais  les  hôpitaux  de  Lyon  ne  sont  parvenus  à  l'état  où 
on  les  voit  que  par  le  moyen  de  leur  régime  particulier,  par  les 
avances  gratuites  des  administrateurs...,  et  par  les  bienfaits  que 
les  citoyens  de  tous  les  ordres,  et  principalement  ceux  qui  ont 
concouru  à  cette  administration,  y  répandent,  soit  de  leur  vivant, 
soit  dans  leurs  dernières  dispositions.  Un  changement  quelconque 
dans  leur  régime  en  détournerait  les  principales  sources...  » 

Cette  réponse  des  recteurs  montre,  mieux  que  ne  sauraient  le 
faire  toutes  les  phrases,  comment  l'administration  des  hôpitaux  de 
Lyon  s'était  faite  ce  qu'elle  était,  et  pourquoi  les  Lyonnais  ne 
voulaient  pas  qu'on  la  leur  défit.  L'arrogance  de  M.  de  Myoos  ne 
put  rien  contre  l'obstination  tranquille  de  ses  anciens  collègues. 
Jusqu'à  la  Révolution,  les  hôpitaux  lyonnais  gardèrent  leur  admi- 
nistration typique,  œuvre  du  temps  et  de  la  nécessité. 

En  1791,  la  situation  était  devenue  critique  pour  les  établisse- 
ments hospitaliers  et  pour  le  royaume  ;  la  Révolution  commençait,  le 
trésorier  de  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon  s'en  montrait  justement  effrayé. 
Il  avait  fait  des  avances  considérables  qui  ne  pouvaient  lui  être 
remboursées  :  les  recteurs  de  l'hôpital  exposèrent  au  départe- 
ment leurs  craintes  pour  l'avenir;  l'Hôtel-Dieu  était  endetté  de 
1,774,000  livres;  le  département  proposa  au  bureau,  soit  de 
vendre  quelques  immeubles  appartenant  à  l'hôpital,  soit  de  solli- 
citer des  Lyonnais  un  supplément  d'imposition. 

Plutôt  que  d'en  venir  à  ces  extrémités,  les  recteurs  préférèrent 
donner  leur  démission;  ils  la  remirent  entre  les  mains  de  la  muni- 
cipalité lyonnaise.  Celle-ci  nomma  pour  régir  l'Hôtel-Dieu,  con- 
jointement avec  elle,  une  commission  de  neuf  administrateurs. 
L'Aumône  générale  passa  également  sous  la  directipn  d'une  com- 
mission municipale. 

En  1801,  un  arrêté  du  ministre  de  l'intérieur  changea  de  nou- 
veau le  régime  administratif  des  hospices  lyonnais.  Il  les  plaça 
sous  la  direction  d'un  conseil  unique,  composé  du  préfet  du  dépar- 
tement, des  trois  maires  de  la  ville  et  de  quinze  citoyens.  En  cas 
de  mort  ou  de  vacance  d'un  des  membres,  le  bureau  présentait 
trois  noms  entre  lesquels  le  préfet  choisissait. 


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-)4S  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYOH 

Ainsi  la  direction  des  hospices  civils  fit  retour  aux  notables.  Us 
l'ont  conservée  depuis  lors,  en  dépit  des  bouleversements  légis- 
latifs et  sociaux  qui  ont  caractérisé  le  dix-neuvième  siècle.  La 
nomination  du  conseil,  faite  tantôt  à  vie,  tantôt  pour  un  temps, 
tantôt  par  la  municipalité,  tantôt  par  le  ministère  de  l'intérieur,  et 
depuis  longtemps  par  la  préfecture,  s'est  toujours  effectuée  en 
tenant  compte,  autant  que  possible,  de  la  vieille  aspiration  lyon- 
naise qui  fait  chercher  le  progrès  là  où  il  a  le  plus  de  chance  de 
se  rencontrer,  dans  le  sens  indiqué  par  la  tradition. 

Les  avances  gratuites  des  recteurs  sont  supprimées,  mais  il  ne 
s'ensuit  pas  que  la  charge  d'administrateur  des  hospices  lyonnais 
soit  devenue  lucrative.  Loin  de  toucher,  les  successeurs  des  «  nobles 
et  sages  hommes  »  ont  toujours  à  verser.  Ils  supportent  les  faux 
frais  de  leur  gestion,  voyages,  déplacements,  voitures.  Tous  les 
ans,  à  l'occasion  de  la  fête  patronale  de  chaque  hôpital,  ils  offrent 
un  grand  repas  auquel  ils  convient  les  autorités  de  la  ville  et  le 
haut  personnel  des  hospices.  Ce  jour- là,  les  administrateurs  ne 
sont  plus  des  chefs  respectés,  ce  sont  d'aimables  maîtres  de 
maison  recevant  de  leur  mieux  des  invités  de  choix. 

La  plupart  des  administrateurs  actuels  se  soumettent  bénévole- 
ment encore  au  vieil  usage  du  don  gratuit;  d'aucuns  n'attendent 
même  pas  la  fin  d'un  long  mandat  pour  témoigner  par  une  géné- 
rosité éclatante  de  leur  affection  envers  leur  œuvre.  Un  simple 
coup  d'œil  sur  la  liste  des  administrateurs  des  hôpitaux  lyonnais 
remet  en  mémoire  une  des  originalités  de  l'œuvre  : 

Président  d'honneur  :  S.  G,  l'Archevêque  de  Lyon. 

Président-né  :  le  maire  de  Lyon. 

Mais  le  chef-d'œuvre  d'équilibre  entre  l'esprit  chrétien  et  l'esprit 
profane,  c'est  l'organisation  des  servantes  des  pauvres. 

L'origine  de  ces  Sœurs  est  assez  modeste. 

Un  cordelier,  venu  à  Lyon  en  1501,  ramena  à  Dieu,  par  son 
éloquence,  bon  nombre  d'âmes  égarées.  Parmi  les  brebis  retrouvées, 
il  y  avait  beaucoup  de  «  Madeleines  ».  Ces  repentantes  furent 
installées  à  l'Hôtel-Dieu,  où,  pour  les  prémunir  contre  l'oisiveté, 
on  les  attacha  au  service  des  pauvres. 

Ces  filles  nç  tardèrent  pas  à  se  signaler  par  leur  bonne  conduite, 
aussi  les  échevins-recteurs  les  élevèrent-ils  au-dessus  des  simples 
domestiques.  Ils  autorisèrent  deux  d'entre  elles,  des  plus  anciennes 
et  des  plus  discrètes,  à  quêter  en  ville  pour  les  pauvres. 

En  1514,  l'archevêque  de  Lyon  voulut  faire  de  ces  filles  des 
religieuses  professes.  Les  consuls  refusèrent  pour  des  motifs 
intéressants  à  rappeler.  «  Les  biens  des  hôpitaux,  (firent  les 
échevins,  nous  ont  été  donnés  pour  nourrir  les  pauvres.  Si  les 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  749 

filles  étaient  religieuses,  ce  sont  elles  qu'il  faudrait  entretenir  les 
premières.  De  plus,  si  elles  étaient  professes,  Monsieur  de  Lyon 
et  ses  officiers  prendraient  de  l'autorité  sur  elles  ». 

Le  vieil  homme  n@  meurt  pas  en  une  fois.  Il  fallut,  parait-il, 
exhausser  un  mur  au  coin  du  quai  par  lequel  les  coureurs  de 
bonnes  fortunes  passaient  pour  aller  rendre  visite  aux  malrepenties. 
Une  prison  fut  même  installée  pour  les  filles  incorrigibles  dont  la 
douceur  ne  pouvait  venir  à  bout. 

Le  costume  des  servantes  de  l' Hôtel-Dieu  doit  lui-même  son 
origine  à  un  acte  de  sévérité.  Les  consuls- recteurs  remarquèrent 
que  certaines  filles  ne  gardaient  pas  dans  leurs  vêtements  la 
modestie  conforma  à  leur  état.  Celles  qui  en  avaient  le3  moyens 
osaient  porter  des  parures  et  fourrures  précieuses,  &  la  confusion 
et  au  scandale  de  leurs  compagnes  moins  fortunées. 

Pour  faire  cesser  l'abus,  les  échevins  considérant  que  les  filles 
devaient  toujours  se  rappeler  «  qu'elles  étaient  rendues  et  repen- 
ties »  ordonnèrent  que  leur  vêtement  serait  de  couleur  foncée, 
sans  fourrure  apparente  ni  superfluités.  Le  costume  devint  noir  à 
la  fin  du  seizième  siècle.  Au  dix-huitième  siècle,  il  se  rapprocha 
de  la  tenue  actuelle.  En  1793,  la  Convention  ayant  proscrit  les 
emblèmes  religieux,  les  servantes  de  l'Hôtel-Dieu  revêtirent  une 
tenue  très  laïque,  elles  arborèrent  le  bonnet  rond,  le  ruban  et  la 
cocarde  tricolores.  Après  la  Révolution,  elles  reprirent  tranquille- 
ment leur  habit  religieux. 

Le  nom  de  Sœurs  apparaît  pour  la  première  fois  en  1548,  et 
l'an  1584  peut  être  considéré  comme  l'origine  des  engagements 
simples  pris  par-devant  les  administrateurs. 

Avec  le  temps,  ces  promesses  acquirent  un  peu  plus  de  solen- 
nité; la  hiérarchie  des  Sœurs  se  compliqua,  leur  origine  se  modifia 
profondément  et  heureusement. 

Au  seizième  siècle,  des  veuves  sont  adjointes  aux  filles  repen- 
ties. 

Au  dix-septième  siècle,  beaucoup  de  Sœurs  sont  d'anciennes  filles 
adoptives  de  la  Charité,  fait  qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours. 
En  1601,  la  femme  de  Noble  François  Fibreri,  détenu  dans  les 
prisons  de  Piémont,  fait  vœu,  si  son  mari  recouvre  la  liberté,  de 
servir  gratuitement  les  pauvres  pendant  une  année. 

Aujourd'hui,  comme  autrefois,  les  hospitalières  lyonnaises  com- 
prennent quelques  personnes  d'un  rang  social  élevé.  Mais  la  plupart 
sortent  d'un  milieu  assez  humble.  On  les  recrute  dans  d'honnêtes 
familles  d'artisans,  parmi  les  jeunes  filles  douées  d'une  constitu- 
tion robuste.  Elles  sont  adressées  par  l'économe  au  maître  spirituel 
qui  les  examine.  Si  l'épreuve  est  satisfaisante,  l'administration  les 

25  NOVEMBRE  1902.  i9 


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75*  LIS  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

reçoit  Sœurs  novices  et  leur  fait  suivre  quelques  cours  pour  qu'elles 
deviennent  des  infirmières  accomplies. 

Les  novices  portent  une  tenue  de  toile  blanche  avec  un  simple 
bonnet  rond.  Après  un  certain  temps  de  probation,  elles  reçoivent 
Tbabit  religieux  dans  une  première  cérémonie  appelée  vèture,  et 
elles  sont  alors  Sœurs  prétendantes. 

Au  bout  de  quinze  ans  environ  de  bons  et  loyaux  services,  les 
prétendantes? peuvent  être  admises  à  la  croisure.  Celle-ci  est  une 
cérémonie  plus  solennelle,  pour  laquelle  l'Eglise  déploie  ses  pompes. 
On  remet  [aux  nouvelles  croisées  un  anneau  et  la  croix  pectorale, 
grand  objet  de  leurs  ambitions.  La  croisure  est  d'ailleurs  surtout 
un  acte  administratif,  par  lequel  la  direction  hospitalière  prend 
l'engagement  de  fournir  aux  Sœurs  jusqu'à  leur  dernier  jour  «  la 
nourriture,  les  vêtements,  tant  en  santé  qu'en  maladie,  lors  même 
qu'elles  seraient  atteintes  de  maux  incurables  ».  L'administration 
conserve  le  droit  de  révoquer  les  croisées  pour  fautes  graves.  De 
leur  côté,  les  Soeurs  restent  libres  de  se  retirer  quand  bon  leur 
semble,  sans  que  de  part  et  d'autre  il  puisse  être  réclamé  aucune 
indemnité/  ni  dommages  et  intérêts.  Les  promesses  de  la  croisure 
sont  de  simples  engagements  et  non  des  vœux.  Elles  n'ont  aucun 
effet  pour  les  croisées  quittant  l'hôpital  et  n'obligent  pas  en  cons- 
cience. De  r Hôtel-Dieu  7  qui  est  leur  maison-mère,  les  hospitalières 
ont  rayonné  sur  les  autres  hôpitaux  de  la  ville. 

En  1699,  le  bureau  de  l'Aumône  reçut  avec  reconnaissance  trois 
croisées  et  trois  prétendantes  que  les  recteurs  de  l'Hôtel- Dieu 
envoyaient  à  leurs  collègues  pour  réorganiser  le  service  intérieur 
de  la  Charité.  Ceux-ci  avaient  été  jusqu'alors  confiés  aux  Sœurs  de 
Saint- Vincent  de  Paul.  Ces  religieuses,  dont  l'éloge  serait  superflu, 
avaient  malheureusement  commis  une  légère  faute,  celle  de  ne  pas 
tenir  suffisamment  compte  du  caractère  lyonnais.  Elles  avaient  le 
tort,  impardonnable  à  Lyon,  de  s'appuyer  sur  leur  supérieur  général 
ou  même,  sur  l'archevêque,  ce  qui  exaspérait  les  recteurs  laïques, 
si  chatouilleux  sur  les  chapitres  de  l'indépendance  et  de  l'autorité. 

Le  bureau  de  l'Aumône  fut  si  heureux  du  changement  de  per- 
sonnel qu'il  paya  de  sa  poche,  aux  Sœurs  de  Saint- Vincent  de 
Paul,  leur  voyage  jusqu'à  Paris. 

Le  nom  de  Sœurs,  dit  un  historien  de  i'Hôtel-Dieu  *,  les  exer- 
cices pieux  auxquels  elles  sont  assujetties,  lenr  renonciation  à  la 
tutelle  de  famille,  leur  vie  d'abnégation  et  de  fatigue,  tout  semble 
les  ranger  dans  la  règle  monastique.  A  vrai  dire,  il  n'en  est  rien, 
certaines  anecdotes  à  ce  sujet  sont  particulièrement  significatives. 

En  1610,  les  administrateurs  de  l'Hôtel-Dieu  convoquent  les 

1  M.  Pointe. 


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LES  HOSPICES  CIVILS  NE  LYON  7M 

prétendantes  et  leur  demandent  quelle  est  la  plus  ancienne  au 
service  des  pauvres,  afin  qu'elle  soit  admise  au  nombre  des  Sœurs 
portant  le  voile  blanc  ;  les  filles  indiquent  la  prétendante  Louise 
Soyr,  qui  est  immédiatement  promue  Sœur  servante.  Mais,  à  la 
stupéfaction  des  recteurs,  la  jeune  fille  déclare  que,  bien  que  très 
flattée  de  l'honneur  qui  lui  est  accordé,  elle  l'acceptera  seulement 
à  trois  conditions  :  si  elle  est  conduite  à  l'autel  par  les  recteurs 
comme  une  épouse,  si  elle  reçoit  l'habit  religieux  des  mains  de 
Tévêque  et  si  elle  prononce  des  vœux  solennels. 

Les  recteurs  répondent  que  la  maison  hospitalière  n'est  pas  un 
couvent,  qu'il  n'y  a  pas,  dans  cette  demeure,  des  religieuses  pro- 
prement dites,  mais  seulement  des  filles  promettant  de  se  consacrer 
au  service  des  pauvres  et  pouvant,  à  tout  instant,  se  retirer  ou  être 
congédiées.  Mais  Soyr  persiste  dans  sa  résolution. 

Les  recteurs  comprennent  alors  que  Louise  est  l'instrument  des 
autres  prétendantes.  Celles-ci,  sous  le  prétexte  de  prendre  l'habit 
religieux  et  de  prononcer  des  vœux  solennels,  dissimulent  l'ambi- 
tion de  s'établir  si  fermement  dans  la  maison  qu'elles  ne  puissent 
plus  en  être  expulsées.  Les  recteurs  sévissent  contre  Louise  Soyr, 
elle  sera  renvoyée  à  l'Aumône  générale,  dont  elle  est  fille  adoptive. 

Cependant  Louise  se  présente  au  bureau  et  demande  grâce;  ses 
compagnes  intercèdent  en  sa  faveur.  Les  recteurs  veulent  bien, 
par  égard  pour  un  repentir  sincère,  oublier  la  faute;  mais  les  pré- 
tendantes devront  se  rappeler  qu'elles  ne  sont  et  ne  peuvent  être 
religieuses,  qu'on  leur  donne  l'habit  seulement  par  décence,  et 
qu'elles  ne  sauraient  le  recevoir  que  de  la  main  des  administra- 
teurs. En  signe  de  véritable  pardon,  Louise  est  admise  comme 
Sœur  servante. 

En  1631,  Antoine  Fillaire,  conseiller  du  roi,  lègue  ses  biens  à 
l'Hôtel- Dieu,  à  charge  pour  l'hôpital  de  distraire  de  la  succession 
2,000  livres  destinées  à  la  dot  de  quarante  jeunes  filles  pauvres. 

Les  recteurs,  agissant  en  pères  tendres  et  prévoyants,  «  estiment 
que  les  servantes  de  l'Hôtel-Dieu,  voulant  contracter  mariage, 
doivent  participer  aux  bienfaits  de  Fillaire;  ils  arrêtent  que  dix  dots 
de  50  livres  seront  réservées  aux  servantes  des  pauvres  ». 

Ces  deux  anecdotes,  prises  au  hasard  entre  cent,  montrent  com- 
ment se  constitua  à  la  longue  la  communauté  des  hospitalières 
lyonnaises,  œuvre  non  pas  d'un  saint,  pas  même  d'un  grand  homme, 
mais  du  temps  et,  il  faut  bien  l'avouer,  pour  beaucoup,  du  hasard, 
œuvre  d'ailleurs  améliorée  et  amendée  sans  cesse  grâce  aux  leçons 
de  l'expérience. 

Une  administration  entendue  et  plus  que  gratuite,  des  hospita- 
lières intelligentes  et  dévouées,  alliant  la  ferveur  religieuse  à  la  com- 


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752  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

pétence  d'infirmière  d'élite,  sont  déjà  des  avantages  que  beaucoup 
d'hôpitaux  de  France  pourraient  envier  aux  hospices  civils  de 
Lyon  ;  les  hôpitaux  lyonnais  possèdent  encore  une  autre  prérogative 
remarquable,  leur  indépendance  pécuniaire  absolue. 

Grâce  aux  ressources  étendues  dont  disposent  ces  établisse- 
ments, tous  les  services  peuvent  être  assurés  sans  concours  étranger. 
L'administration,  —  fait,  croyons-nous,  unique  pour  les  grandes 
villes  de  France,  —  ne  reçoit,  du  moins  depuis  1869,  aucune 
subvention  de  l'Etat,  du  département,  ni  de  la  commune.  Elle  ne 
perçoit  rien  sur  le  prix  des  concessions  des  cimetières;  il  ne  lui  est 
rien  alloué  sur  les  droits  perçus  aux  bals  de  charité,  spectacles, 
concerts. 

Cette  situation  à  part  des  hospices  de  Lyon  tient  à  deux  causes 
principales  :  d'abord,  au  fait  qu'ils  sont  lyonnais.  Lyon  est  la  cité 
de  France  où  le  self-help  est  pratiqué  le  plus  en  grand.  La  ville 
de  la  charité  est  en  même  temps  la  ville  de  l'épargne. 

L'autre  cause  est  un  heureux  hasard,  plus  ou  moins  directement 
rattaché  à  un  accident,  dont  nous  empruntons  le  récit  aux  historiens 
lyonnais.  Le  11  octobre  1711  fut  marqué  à  Lyon  par  un  événement 
terrible.  C'était  le  jour  de  la  fête  de  saint  Denis  de  Bron,  fête 
licencieuse  célébrée  d'abord  en  l'honneur  de  Bacchus  et  ensuite 
plus  ou  moins  christianisée.  Dionysos,  dieu  de  l'ivresse,  était,  par 
analogie  de  nom,  devenu  saint  Denis.  Après  la  cérémonie  reli- 
gieuse, Bacchus  reprenait  ses  droits. 

Il  était  six  heures  du  soir,  la  foule  venant  de  Bron  se  pressait 
sur  le  pont  de  laftGuillotière,  —  ce  pont  dont  l'histoire  est  intime- 
ment liée  à  celle  de  l'hôpital  du  Pont,  —  pour  rentrer  en  ville 
avant  la  fermeture  des  portes,  déjà  annoncée  par  la  cloche  de  la 
retraite.  Soudain,  le  carrosse  d'une  riche  dame,  Catherine  de 
Mazard,  veuvede  M.  Amédée  de  Serviat,  débouche  du  côté  de 
Lyon,  il  est  suivi  d'une  lourde  charrette  chargée  de  tonneaux  vides. 
Le  carrosse  et  la  charrette  s'engagent  sur  le  pont  en  fendant  la 
foule. 

Par  un  malencontreux  hasard,  au  point  le  plus  étroit  de  l'édifice, 
en  face  du  corps  de  garde,  un  des  chevaux  de  MmQ  de  Serviat 
s'abat  et  la  voiture  verse.  Il  fait  nuit.  La  foule  saisie  et  apeurée  se 
heurte  au  carrosse  ;  la  charrette  qui  suit  augmente  l'embarras  et 
complète  la  barricade.  Est-ce  fatale  méprise,  est-ce  connivence 
avec  des  malfaiteurs,  le  sergent  et  les  soldats  qui  gardent  la  porte 
de  la  ville,  la  ferment  et  refusent  de  livrer  passage  sans  une  grati- 
fication en  argent.  Un  effroyable  tumulte  se  produit,  et  deux  cent 
trenie-huit  personnes  périssent  de  la  plus  horrible  des  morts. 

L'auteur  involontaire  de  la  catastrophe,  Mmo  de  Serviat,  aban- 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  753 

donna,  en  1725,  c'est-à-dire  quatorze  ans  après  l'accident,  par 
donation  entre  vifs  et  moyennant  certaines  charges  assez  oné- 
reuses1, aux  hôpitaux  lyonnais,  le  domaine  auquel  elle  se  rendait 
le  soir  do  la  catastrophe.  La  Part- Dieu,  évaluée  à  100,000  francs 
environ,  à  la  mort  de  M**  de  Serviat,  valait  un  siècle  plus  tard  près 
de  14  millions. 

Le  revenu  de  l'ancienne  propriété  Serviat  constitue  &  peine  la 
moitié  des  ressources  ordinaires  annuelles  des  hospices  lyonnais. 
Le  reste,  sauf  quelques  bagatelles,  provient  de  legs  ou  de  dons 
volontaires,  dont  la  plupart  sont  antérieurs  à  la  seconde  moitié 
du  dix-huitième  siècle.  La  fortune  des  hôpitaux  de  Lyon,  s'accroît 
de  jour  en  jour,  tout  don  au  dessus  de  300  francs  est  capitalisé. 
Beaucoup  de  legs,  tant  anciens  que  modernes,  sont  affectés  à 
des  fondations  spéciales;  nous  citerons  seulement  deux  des  plus 
remarquables,  la  fondation  Mazard  et  la  fondation  Rouville. 

Par  son  testament  du  13  avril  1735,  Etienne  Mazard,  marchand 
chapelier  à  Lyon,  légua  à  l'Aumône  générale  la  somme  de 
150,000  livres  à  charge  pour  l'hôpital  de  doter  tous  les  ans  de 
150  livres  chacune,  trente- trois  jeunes  filles  pauvres,  dont  trente- 
deux  de  Lyon  et  une  de  Talayers,  village  natal  du  défunt. 

La  somme  placée  sur  la  ville  fut  constituée  en  une  rente  perpé- 
tuelle de  7,500  livres  ;  la  Révolution  interrompit  le  service  de  cette 
rente  qui,  soumise  à  la  liquidation  comme  dette  d'Etat,  fut  réduite 
de  deux  tiers.  La  distribution  des  dots,  suspendue  en  1793,  fut 
rétablie  en  1808,  mais,  à  cause  de  la  diminution  de  la  rente,  ne 
fut  plus  effectuée  que  de  deux  ans  en  deux  ans.  Une  délibération 
du  conseil  des  hospices  répartit  ces  dots  entre  les  paroisses  de 
Lyon;  quatre  furent  réservées  de  droit  à  des  filles  de  chapeliers. 

Toutes  les  années  où  le  service  de  la  fondation  Mazard  revient 
en  échéance,  les  curés  de  Lyon  dressent  une  liste  d'aspirantes  à 
raison  do  trois  environ  par  dot  à  distribuer.  Les  jeunes  filles  doi- 
vent, sauf  l'exception  établie  par  le  fondateur,  être  nées  à  Lyon  de 
parents  domiciliés  dans  la  ville,  de  plus,  être  issues  d'un  légitime 
mariage,  et  âgées  de  dix  à  seize  ans. 

Le  dimanche  avant  l' Annonciation,  les  postulantes  s'assemblent 
au  bureau  de  la  Charité  et  procèdent  au  tirage  des  lots.  Celles  que 
le  sort  favorise,  reçoivent  le  jour  de  leur  établissement  ou  celui  de 

1  Les  historiens  lyonuais  ont  cru  jusqu'à  nos  jours  que  l'accident  et  sa 
donation  étaient  liés  par  la  relation  de  cause  à  effet.  Mais  des  recherches 
récentes  ont  prouvé  qu'il  n'en  était  rien,  et  que  Mm*  de  Serviat,  en  aban- 
donnant, à  certaines  conditions,  son  bien  aux  hôpitaux,  avait  fait  une 
bonne  affaire  plutôt  qu'une  bonne  œuvre.  Encore  une  jolie  légende  qui 
s'évanouit!  (Cf.  la  Donation  de  la  Part-Dieu  aux  hospices,  la  légende  et 
l'histoire,  par  A.  Vachez.) 


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754  LES  HOSPICES  CIVILS  Dff  LYOH 

leur  majorité,  la  somme  de  148  fr.  15,  représentant  tes  150  litres 
tournois  f. 

Autrement  compliquée  est  la  fondation  Rouviile.  En  1583,  Guil- 
laume Rou ville,  ancien  consul  de  Lyon,  meurt  en  laissant  un  testa- 
ment dont  nous  extrayons  les  Kgnes  suivantes  : 

«  Ledit  testataire,  de  sa  certaine  science...  fait,  institue  et 
nomme  de  sa  propre  bouche  son  héritière  universelle  de  plein  droit, 
demoiselle  Drïvonne  Rouviile,  sa  bien -aimée  fille  aînée,  à  la  charge 
que  de  la  maison  dudit  testateur  assise  en  la  rue  Mercière,  où 
pend  l'enseigne  de  l'Ange...  efle  jouira  des  louages  et  revenus  dix 
ans  après  le  décès  dudit  testateur  seulement,  dans  lesquels  dix  ans 
eïïe  sera  tenue  de  faire  bâtir  le  derrière  du  devant  de  ladite 
maison...  Et  après  les  dix  ans  et  ledit  bâtiment  fait,  elfe  sera  tenue 
de  bailler  le  revenu  des  louages  et  l'argent  qui  en  proviendra,  de 
cinq  ans  en  cinq  ans  aux  plus  pauvres  enfants  d'elle  ou  de  ses 
sœurs...  ou  aux  enfants  de  leurs  enfants  ou  lears  successeurs... 
auquel  ou  à  laquelle  elle  connaîtra  être  plus  de  besoin,  en  sa 
conscience  en  laquelle  il  se  confie...  joint  l'avis...  conseil  et  con- 
sentement des  deux  plus  notables  et  plus  apparents  du  parentage. 

«  Et  là,  où  ladite  Drivonne  viendrait  à  aller  de  vie  à  trépas, 
ledit  testateur  prie  MU.  les  Recteurs  de  l'Hôtel- Dieu  du  Pont  du 
Rhône  qui  seront,  pour  lors,  de  prendre  ladite  charge,  soin  et 
administration  de  ladite  maison,  aux  mêmes  charges  et  conditions 
que  dessus.  » 

Gomme  il  y  a  beau  temps  que  Drivonne  est  allée  de  «  vie  à 
trépas  »,  la  régie  de  la  maison  de  l'Ange  a  passé  aux  administra- 
teurs des  hospices  civils  auxquels  elle  n'est  pas  sans  causer  de 
réels  embarras.  Tous  les  cinq  ans,  une  commission  choisie  par  les 
administrateurs  et  assistée  de  deux  notables  du  «  parentage  »  Rou- 
viile remet  aux  plus  nécessiteux  de  la  même  famille  le  montant  des 
locations  échues. 

La  descendance  Rouviile  est  extrêmement  panachée.  A  côté  des 
Vintimille  y  figure,  paraît-il,  un  modeste  facteur.  La  fondation 
revenait  à  échéance,  en  1895;  la  commission  eut  à  examiner  les 
demandes  de  cinquante-quatre  postulants,  parmi  lesquels  elle  en 
retint  trente- cinq.  Elle  fut  assistée  dans  son  travail  par  MM  du 
Grosriez  et  Sabon,  notables  de  la  famille  Rouviile. 

Les  détails  de  la  régie  de  la  maison  de  l'Ange  montreraient  à 
eux  seuls  que  les  hospices  de  Lyon  ne  sont  pas  nés  d'hier  et  que 
la  Révolution  elle-même  ne  put  qu'ébranler  faiblement  l'œuvre  de 

4  Le  tirage  au  sort  a,  paraît-il,  été  iuventé  par  les  administrateurs.  La 
fondation  primitive  imposait  aux  recteurs  le  choix  direct  des  candidates. 
On  va  revenir  Tan  prochain  au  texte  et  à  l'esprit  de  la  fondation. 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  755 

cinq  siècles.  Cette  impresssion  d'an  long  passé,  se  continuant  pai- 
siblement dans  le  présent,  se  retrouve  quoique  plus  effacée,  soit 
qu'on  pénètre  sous  le  dôme  de  l'Hôtel -Dieu  lyonnais,  sous  la  célèbre 
coupole  due  à  l'inspiration  de  Soufflet,  soit  qu'on  examine  un  des 
services  intérieurs  de  cet  hôpital. 

A  la  pharmacie  de  l'Hôtel- Dieu,  les  remèdes  d'usage  courant 
sont  cachés  dans  des  placards,  et  à  la  place  des  classiques  bocaux 
se  voit  une  charmante  collection  de  potiches  du  dix-septième  et  du 
dix- huitième  siècle  portant  en  lettres  noires  ou  dorées  le  nom  de 
spécialités  depuis  longtemps  hors  d'usage,  thériaque,  storax, 
corne  de  cerf,  pondre  de  vipère,  serpent  de  Californie,  etc. 

Par  tradition,  plutôt  que  par  nécessité,  la  pharmacie  a  continué 
longtemps  à  fabriquer  la  fameuse  thériaque,  drogue  compliquée  où 
il  entrait  uoe  foule  d'éléments,  entre  autres  de  la  poudre  de  vipère. 
Tel  était  jadis  le  renom  du  produit,  tels  étaient  les  soins  qui 
devaient  entourer  sa  composition,  que  la  préparation  en  était  pour 
ainsi  dire  officielle.  Elle  s'effectuait  à  l'hôtel  de  ville,  devant  une 
délégation  des  recteurs. 

Le  respect  pour  les  reliques  du  passé  n'a  pas  empêché  le  s 
hôpitaux  lyonnais  d'entrer,  quand  qu'il  l'a  fallu,  souvent  avant 
les  autres  hôpitaux  de  France,  dans  la  voie  des  réformes  néces- 
saires. 

A  l'flôtel-Dieu  de  Paris,  en  1788,  quatre,  cinq  et  six  personnes 
étaient  encore  entassées  sur  le  même  lit.  Quand  Louis  XVI  exigea 
que  chaque  malade  eût  sa  couche  à  part,  il  y  avait  longtemps  que 
l'Hôtel-Dieu  de  Lyon  avait  pris  l'initiative  de  ce  progrès.  Dès  1630, 
les  recteurs  de  l'hôpital  du  Pont  du  Rhône  s'ingénièrent  pour 
réduire  la  largeur  des  lits  et  en  faire  des  couchettes  individuelles.  On 
ne  couchait  plus  par  deux  ou  trois  que  lors  des  grandes  affluences. 
Il  faut  ajouter  toutefois  que,  malgré  les  sommes  énormes  produites 
en  1787,  par  une  souscription  à  laquelle  contribuèrent  toutes  les 
notabilités  lyonnaises^  et  spécialement  l'archevêque,  Mgr  de  Mon- 
tazet,  l'usage  barbare  des  compagnons  de  lits  ne  disparut  radica- 
lement des  hôpitaux  de  Lyon  que  vers  1832. 

Ces  hôpitaux  peuvent  revendiquer,  avec  toutes  preuves  à  l'appui, 
l'honneur  d'une  initiative  capitale.  C'est  chez  eux  que  fut  inauguré 
le  concours  comme  mode  de  recrutement  pour  les  fonctions  du 
service  de  santé.  Un  concours  fut  organisé  à  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon, 
en  1739,  pour  l'admission  des  garçons  chirurgiens  (élèves  internes), 
exemple  que  Paris  suivit  seulement  en  1802. 

Les  chirurgiens  chefs  de  services  sont  nommés  au  concours, 
dans  les  hôpitaux  lyonnais,  depuis  1788,  et  les  médecins  chefs 
depuis  1811.  A  deux  reprises,  en  1814  et  1821,  le  préfet  du 


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756  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

Rhône,  obéissant  à  des  instructions  supérieures,  enjoignit  aux 
administrations  des  hospices  de  renoncer  à  ce  genre  de  recru- 
tement pour  les  chefs  de  service  et  de  procéder  par  choix  direct  du 
candidat.  L'administration  éleva  contre  l'injonction  une  protes- 
tation respectueuse;  elle  la  motiva  suffisamment  pour  obtenir  gain 
de  cause,  au  grand  avantage  de  l'établissement  et  des  malades. 

Il  est  inutile  de  rappeler  le  nom  de  toutes  les  sommités  médicales 
qni  ont  illustré  et  illustrent  encore  les  hôpitaux  de  Lyon  et  pour 
lesquels  le  concours  en  question  fut  souvent  le  premier  échelon 
vers  la  gloire. 

L'œuvre  a  grandi  en  même  temps  que  les  artisans.  Eq  1896, 
dernière  année  dont  nous  ayons  consulté  le  «  Compte  moral  »,  le 
nombre  total  des  journées  d'hospitalisés  dans  les  huit  établisse- 
ments  dépendant  des  hospices  civils  a  été  de  1,487,365. 

Nous  terminons  par  ceâ  chiffres  éloquents  nos  remarques  à 
bâtons  rompus  sur  les  hôpitaux  de  Lyon,  remarques  que  nous 
comptons  reprendre  un  jour,  plus  méthodiquement,  en  consacrant 
un  volume  à  une  partie  de  la  grande  œuvre  lyonnaise,  cette  gloire 
de  la  ville,  à  laquelle  nous  tenons  par  le  cœur  plus  encore  que  par 
l'origine. 

D'autres  cités  que  Lyon  offrent  des  hôpitaux  magnifiques  et 
spacieux,  des  cliniques  dotées  de  tous  les  perfectionnements 
modernes,  des  cuisines  ou  des  pharmacies  montées  à  V américaine; 
dans  toutes  les  branches  d'organisation,  dans  tous  les  services  où 
le  passé  ne  saurait  agir  profondément  sur  le  présent,  les  hospices 
lyonnais  ne  présentent  aucune  supériorité  incontestable.  Mais  leur 
perfection  s'affirme  éclatante  partout  où  le  passé  informe  le 
présent,  où  l'on  a  pu,  suivant  l'habitude  lyonnaise,  chercher  le 
progrès  dans  le  sens  indiqué  par  la  tradition. 

L'indépendance  pécuniaire  de  ces  hôpitaux  demeure,  hélas! 
pour  la  plupart  des  villes,  un  idéal  irréalisable.  Toutes  n'ont  pas, 
dans  leur  histoire,  un  hasard  heureux.  Et  puis,  comment  trans- 
porter hors  de  Lyon  une  des  qualités  fondamental  du  caractère 
lyonnais  :  la  libéralité  économe  qui  donne  sans  compter,  mais 
qui  compte  soigneusement  avant  et  après,  qui  fait  passer  la 
charité  avant  les  affaires,  mais  qui  fait  considérer  la  charité  comme 
une  affaire? 

Nous  n'oserions  présenter  l'organisation  des  hospitalières  lyon- 
naises comme  un  modèle  à  suivre  pour  tous  les  hospices  du 
monde,  voire  de  la  République.  Si  ces  demi  sœurs  font  merveille 
à  Lyon,  c'est  d'abord  qu'elles  sont  l'œuvre  de  la  ville,  et  c'est 
ensuite  qu'elles  sont  conformes  au  milieu,  qu'elles  répondent  aux 
tendances  de  la  cité  où  rien  ne  se  complète,  «  ni  les  monuments 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  757 

ni  les  idées  '  ».  Les  hospitalières  de  Lyon  n'ont  pas  été  destinées 
à  soigner  Ikomme^  mais  certains  hommes,  dont  elles  sont  comme 
les  sœurs  spirituelles.  Et  de  même  qu'on  ne  compte  plus  les 
héros,  ni  les  gens  de  talent  issus  de  ces  «  inachevés  »  que  sont 
les  Lyonnais,  au  dire  d'un  Lyonnais,  de  même  on  ne  saurait 
nombrer  les  merveilles  de  charité  et  d'initiative  accomplies  par 
ces  «  inachevées  »  que  sont  les  servantes  des  pauvres  malades. 
S'il  est  à  souhaiter  que  les  hospitalières  demeurent  une  intéres- 
sante particularité  de  Lyon,  il  serait  assez  à  désirer  que  les  hôpi- 
taux de  toutes  les  villes  fussent  dotés  d'un  conseil  d'administration 
analogue  à  celui  des  hospices  lyonnais.  A  l'heure  où  les  méfaits, 
réels  ou  supposés,  mais,  hélas  I  craignons-nous,  à  peine  exagérés, 
de  l'Assistance  publique,  fournissent  une  nourriture  journalière  à 
la  presse  violente,  il  convient  de  féliciter  la  cité  où  l'administration 
hospitalière,  bien  loin  de  toucher,  est  forcée  de  verser. 

Les  administrateurs  des  hospices  civils  sont,  aujourd'hui,  ce  qu'ils 
étaient  en  1600,  des  notables.  Si,  à  notre  époque  démocratique,  le 
rectorat  n'achemine  plus  à  la  noblesse,  le  titre  d'administrateur  des 
hôpitaux  demeure  une  consécration  de  notabilité,  un  brevet  d'in- 
telligence, d'honorabilité  professionnelle  et  de  délicatesse  morale. 

La  notabilité  et  l'indépendance  pécuniaire  de  ces  administrateurs 
garantissent  leur  indépendance  vis-à-vis  du  pouvoir.  En  1821,  le 
conseil  des  hospices,  composé  en  majorité  de  royalistes,  sut  résister 
à  l'autorité,  qui  prétendait  faire  supprimer  le  concours  médical. 
Changez  la  forme  du  gouvernement,  le  notable  lyonnais,  restera  le 
même,  un  calme,  mais  un  tenace,  décidé  à  demeurer  maître  chez 
lui,  capable,  au  besoin,  suivant  la  recommandation  de  M.  Lamy, 
d'intenter  à  l'Etat  une  action  en  bornage. 

Nous  avons  sous  les  yeux  la  liste  des  administrateurs  et  anciens 
administrateurs  des  hospices  en  1896.  Sans  nous  attacher  spécia- 
lement aux  célébrités,  nous  relevons  au  hasard  les  professions  sui- 
vantes :  un  directeur  de  verrerie,  un  grand  chirurgien,  un  adjoint  au 
maire,  un  doyen  de  faculté,  un  ingénieur,  un  professeur  à  l'Ecole 
de  médecine,  surtout  beaucoup  de  propriétaires  et  de  négociants, 
de  notables,  «  tant  bourgeois  que  marchands  »,  comme  dit  le 
règlement  de  1583. 

Ainsi  que  jadis,  chaque  notable  fait  profiter  l'œuvre  de  sa  com- 
pétence; le  chirurgien  s'occupe  de  la  pharmacie;  le  propriétaire 
des  domaines  ruraux;  le  doyen  de  la  faculté  du  droit  des  terrains 
de  la  Part- Dieu  qui  sont  un  nid  à  chicaues,  etc..  C'est  un  ancien 
négociant  en  denrées  coloniales,  un  successeur  de  ces  «  épiciers  » 
lyonnais,  rivalisant  jaiis  d'initiative  avec  les  armateurs  de  Mar- 

1  M.  Aynard. 


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7*8  LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON 

seille,  qui  a  réorganisé  admirablement  la  pharmacie  de  l'Hôtel-Dieu. 

Le  mode  de  recrutement  de  l'administration  lyonnaise  est 
(Tailleurs  an  gage  de  son  libéralisme.  Les  notables  sont  choisis  en 
tant  que  notables,  sans  tenir  compte  de  leurs  opinions  politiques 
ou  religieuses.  Serait-ce  un  paradoxe  de  prétendre  que,  de  même 
que  la  liberté  naît  parfois  du  conflit  entre  despotismes,  le  libéra- 
lisme provient  souvent  d'une  lutte  entre  préjugés? 

SU  fallait  caractériser  d'un  mot  l'esprit  général  du  conseil  des 
hospices  civils,  on  pourrait  le  rapprocher  de  celui  de  la  Chambre 
de  commerce  lyonnaise,  cette  institution  dont  le  public  connaît 
l'esprit  d'initiative  et  dont  plusieurs  circonstances  récentes  ont 
permis  d'apprécier  la  sage  fermeté. 

On  conçoit  que,  sans  suspecter  le  libéralisme  de  ce  conseil,  les 
catholiques  de  Lyon  aient  désiré  avoir,  comme  ceux  des  autres  viHes, 
leur  hôpital  à  eux,  d'autant  que  la  fondation  de  cet  hôpital  était 
nécessaire  pour  l'établissement  d'une  faculté  catholique;  l'hôpital 
Saint- Joseph  mériterait  une  étude  à  part  dont  les  hospices  civils  de 
Lyon  n'auraient  pas  à  être  jaloux.  L'émulation  entre  institutions 
comme  entre  personnes  qui  s'estiment  n'est-elle  pas  un  ferment  de 
progrès,  et  la  liberté  de  la  bienfaisance  ne  constitue- t-elle  pas  une 
des  libertés  les  plus  essentielles? 

De  cette  liberté  primordiale,  les  Lyonnais  ont,  d'ailleurs,  depuis 
longtemps  appris  à  se  servir.  «  Le  sentiment  religieux,  l'humanité 
ou  le  simple  goût  de  faire  le  bien,  dit  M.  Àynard,  ont  créé  à  Lyon 
des  institutions  sans  nombre,  où  sont  soulagées  toutes  les  misères, 
depuis  le  malade  accidentel  jusqu'à  l'incurable  repoussant1.  »  La 
plupart  des  Lyonnais  de  souche  répéteraient,  croyons-nous, 
volontiers,  sous  sa  forme  vieillotte,  la  phrase  prononcée  en  1634, 
par  un  recteur  parvenu  au  terme  de  son  mandat  : 

«  Les  roses  ne  se  cueillent  que  dans  les  épines,  les  perles  dans 
la  mer,  les  diamants  qu'en  la  croûte  des  rochers,  ni  Tor  qu'en  les 
cachots  de  la  terre. 

«  Ainsi,  on  ne  peut  recueillir  le  contentement  d'une  vraie  félicité 
qu'avec  la  peine  et  le  labeur  qu'on  exerce  dans  le  monde  envers 
les  pauvres  qui  sont  les  membres  de  notre  saint  Rédempteur.  » 

Cette  félicité  reste- t-elle  uniquement  morale?  On  s'occupe 
beaucoup  de  Lyon  dans  le  monde  économique.  On  est  frappé  de 
la  vitalité  de  sa  grande  industrie,  la  soierie,  qui  a  pu,  sans  perdre 
trop  de  terrain,  évoluer  sous  le  feu  de  la  concurrence  étrangère,  et 
de  fabrique  de  haut  luxe  devenir  «  fabrique  au  kilomètre  ». 

Les  Lyonnais  sont  d'intrépides  pionniers.  On  les  rencontre  au 

K  L'œuvre  de3  Dames  du  Calvaire  fut  créée  à  Lyon  trente-trois  ans  avant 
de  l'être  à  Paris. 


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LES  HOSPICES  CIVILS  DE  LYON  75* 

Klondike,  en  Abyssinie,  en  Chine,  et  ils  s'attirent  parfois  cette 
question  à  la  fois  très  flatteuse  et  très  humiliante  pour  leur  amour- 
propre  :  «  Est-ce  que  vraiment  vous  êtes  Français?  » 

Si  le  Lyonnais  consent  à  courir  après  la  fortune,  il  excelle  à  la 
cueillir  au  passage*  Ce  l'est  pas  à  lui  qu'il  Gonviejidrâit  d'enseigner 
la  valeur  industrielle  de  «  cette  houille  blanche  »  dont  il  aperçoit 
de  Fourvières  les  réserves  inépuisables.  Une  société  puissante  et 
privée  a  capté  les  forces  motrices  du  Rhône,  elle  est  en  train  de 
rendre  la  vie  à  de  vieux  quartiers  morts,  de  renouveler  l'existence 
sociale  de  la  cité. 

Le  passé  de  la  grande  ville  industrielle  répond  à  son  présent. 
Jadis  Francfort  français,  sorte  de  Hambourg  de  l'intérieur,  Lyon 
était  surtout  la  ruche  bourdonnante  où  les  écus  s'amoncelaient  par 
le  labeur  heureux  de  toute  une  race.  A  toutes  les  époques  de  son 
histoire,  le  travail  fructueux  fut,  comme  l'esprit  de  charité,  une 
des  caractéristiques  de  la  «  ville  antithèse  »  . 

En  présence  de  ces  deux  phénomènes  d'ordres  divers,  prospé- 
rité matérielle  intense,  d'une  part;  d'autre  part,  intensité  de  la  vie 
charitable...  et  chrétienne,  l'esprit  se  prend  à  rêver;  il  se  rappelle 
les  récompenses  promises  par  le  divin  fondateur  de  notre  religion 
A  ceux  qui  cherchent  avant  tout  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice. 
Sans  doute,  comme  on  l'a  dit  avant  nous,  les  éléments  qui  font  la 
grandeur  de  Lyon  ont  des  causes  secondes  très  distinctes,  mais  ces 
causes  ne  se  rejoindraient-elles  pas  au  loin  dans  les  desseins 
harmonieux  de  la  Providence?  La  richesse  grandissante  de  la  ville 
de  la  charité  ne  serait-elle  pas  pour  une  part,  un  bienfait  de  cette 
force  mystérieuse  qui  détourna  de  la  cité  de  Marie  les  guerres  et 
les  pestes,  qui  préserva  l'Hôtel- Dieu  lyonnais  des  horreurs  d'un 
bombardement....  une  de  ces  moindres  récompenses  accordées  «par 
surcroît  »? 

Henri  de  Boissieu. 


Écoles  d'Infirmières  et  de  garde-malades,  par  M.  L.  Rivière.  1  in-18.  (Lecoffre.) 

L'auteur  a  divisé  son  travail  en  deux  parties  :  la  première  est  réservée  aux  principaux 
pays  étrangers,  notamment  à  l'Angleterre,  l'Allemagne,  les  Pays-Bas  et  la  Suisse. 
Dans  la  deuxième  partie,  consacrée  à  la  France,  l'enseignement  organisé  par  l'initiative 
des  commissions  administratives  et  celui  <jui  est  dû  à  des  sociétés  privées  sont  successi- 
vement examinés  ;  le  dernier  ctapftre,  relatif  à  l'intervention  officielle,  se  termine  par 
Paoalyse  4e  la  récente  circulaire  de  AL  le  ministre  de  l'intérieur. 

Cet  ouvrage,  rédigé  avec  une  impartialité  absolue,  est  sppelé  à  rendre  les  plus  grands 
services  à  toutes  les  personnes  qui  voudront  avoir  dés  renseignements  précis  sur  cette 
question  qui  préoccupe  à  juste  titre  tous  ceux  qui  ont  la  responsabilité  des  soins  à 
donner  aux  malades  dans  les  hôpitaux  publics  ou  privés.  Il  est  superflu  d'insister 
auprès  de  nos  lecteurs  sur  la  compétence  et  sur  l'érudition  de  notre  distingué 
collaborateur. 


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LE  CHEF-D'ŒUVRE  D'UN  ARTISTE-ÉCRIVAIN 


MIRAMAR  DE  MAJORQUE 


PAR  M.  GASTON  VUILLIER 


Miramar!  Le  joli  nom,  à  la  fois  sonore  et  doux!  Et  comme  il 
résume  admirablement  les  deux  notes  essentielles  de  l'Espagne  : 
l'amour  et  la  chevalerie.  Faites- le  lancer  à  pleine  voix  par  un 
homme  de  cette  race  de  héros;  il  vous  rappellera  le3  somptueux 
fracas  des  noms  fameux  en  qui  s'incarne  son  histoire  :  Alcantara, 
Calatrava,  Gampeador...  Posez- le  sur  les  lèvres  d'une  fraîche 
Majorquine  et  vous  aurez  le  symbole  de  ces  traditions  amoureuses 
que  les  «  glosa  dors  »  enclosent  dans  les  malagueftas  populaires* 
avec  tant  de  grâce  mignarde  et  d'ardente  passion. 

Ce  nom,  par  surcroît,  désigne  un  pays  de  contrastes  où  les 
violences  de  tempêtes  rapides  viennent  parfois  rompre  le  calme 
lumineux  des  jours  de  soleil.  L'artiste  et  l'écrivain  qui,  chez 
M.  Vuillier,  non  seulement  voisinent  mais  collaborent  intimement, 
devaient  se  sentir  attirés  vers  cette  lie  de  Majorque  où,  «  sous 
l'ombre  frêle  des  oliviers,  les  ermites,  comme  autrefois,  cheminent 
encore,  où  les  jeunes  filles,  voilées  de  gaze,  vont  souriantes  et 
chastes,  tandis  que,  sous  les  chênes,  comme  aux  temps  antiques,  la 

4  Un  splendide  volume  in~4°  avec  19  fac-similé  d'aquarelles,  18  camaïeux 
hors  texte,  73  gravures  sur  bois,  40  croquis,  musique  de  danse  et  de  chants 
populaires,  et  la  reproduction  du  seul  autographe  connu  de  Raymond 
Lulle.  Tirage  rigoureusement  limité  à  350  exemplaires  numérotés  et  signés 
par  l'auteur.  Prix  des  exemplaires,  sur  vélin  du  Marais  :  500  fr.  —  Exem- 
plaires de  grand  luxe  avec  aquarelles  et  dessins  originaux  à  1,000  et  2,000  fr. 
L'ouvrage  sera  complet  en  10  fascicules  dont  2  vont  être  distribués.  (Gaston 
Vuillier,  35,  rue  de  Babylone,  Paris.) 

a  Voy.,  dans  le  Correspondant  du  25  juillet  1901  :  La  poésie  populaire  en 
Espagne,  par  Mm*  la  marquise  de  San  Carlos  de  Pedroso. 


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MlRàMAR  DE  MAJORQUE  701 

cantilène  de  l'émonleur  et  la  flûte  du  berger  mêlent  leurs  harmonies 
aux  sonnailles  des  troupeaux  ». 

Ce  n'est  pas  en  reporter  que  l'écrivain  y  crayonna  de3  notes 
brèves,  ni  en  touriste  que  le  peintre  y  recueillit  des  instantanés* 
La  nature,  là- bas,  quand  une  fois  elle  vous  a  pris,  vous  garde 
longuement.  Des  jours,  des  mois,  des  années.  Jusqu'à  ce  qu'elle  se 
soit  entièrement  révélée  et  qu'elle  vous  ait  à  ce  point  imprégné 
d'elle-même;  que  plus  jamais  elle  ne  redoute  une  infidélité. 

H.  Vuillier  eut  l'heureuse  fortune  d'y  trouver  l'hospitalière 
amitié  de  l'archiduc  Louis-Salvator  qui  a  reconstitué,  autour  de 
Miramar,  l'ancien  apanage  des  rois  d'Aragon.  Avec  un  tel  guide  et 
un  tel  appui,  il  a  pu  savourer  à  loisir  toutes  les  beautés  qu'il  avait 
à  peine  entrevues  dans  son  précédent  ouvrage  sur  les  Iles  oubliées. 
C'est  à  les  décrire  et  à  les  montrer  qu'il  applique  son  double  et 
rare  talent,  dans  la  grande  œuvre  dont  une  aimable  communication 
nous  a  permis  de  parcourir  les  bonnes  feuilles. 


Dans  cette  lie  merveilleuse,  toute  remplie  de  traditions,  où  le 
présent  répète  inconsciemment  l'écho  d'un  prestigieux  passé, 
quelques  noms  s'imposent  d'abord  à  l'attention  du  voyageur. 

Raymond  Lulle  avant  tous,  le  grand  mystique,  l'ancien  sénéchal 
et  majordome  du  fils  de  Jayme  le  Conquistador.  Après  une  vie 
de  plaisirs  et  d'aventures  scandaleuses,  c'est  à  Palma  qu'un 
événement  tragique  le  jeta  vers  Dieu.  Le  jeune  chevalier  impor- 
tunait de  ses  assiduités  la  belle  Ambrosia  de  Castello,  dont  la  vertu 
l'irritait  en  exaspérant  sa  passion.  Un  jour  qu'il  l'avait  poursuivie  à 
cheval  jusque  dans  l'intérieur  de  l'église  Santa  Eulalia,  elle  prit 
l'héroïque  résolution  de  tuer  cet  amour  coupable  du  coup  le  plus 
imprévu.  Elle  accueillit  le  tumultueux  soupirant,  que  fascinait  la 
beauté  de  son  visage,  et,  subitement,  déchira  sa  robe,  lui  dévoilant 
sa  gorge  hideuse  et  rongée  par  un  cancer.  Raymond  Lulle,  boule- 
versé, comprit  l'amère  leçon  et  dès  lors  il  fut  le  pèlerin  repentant 
avant  d'être  l'écrivain,  le  prédicateur  et  le  martyr  de  la  foi. 
En  1276,  il  fondait  à  Miramar  le  couvent  que  restaura  naguère  le 
frère  de  Jean  Hort.  Le  même  archiduc  Salvator,  au  25  janvier  1877, 
fit  célébrer  le  600'  anniversaire  de  cette  fondation  par  une 
cérémonie  émouvante,  où  le  clergé  réuni  aux  écrivains  et  aux 
poètes  de  Majorque  portant  la  bannière  de  l'antique  université 
Lullienne,  posa  la  première  pierre  d'un  oratoire  élevé  sur  la 
cime  d'un  rocher  à  la  mémoire  du  célèbre  Frère  Mineur.  Par  une 
délicatesse  bien  digne  d'nn  Dhilosophe  et  d'un  rêveur,  l'archiduc 


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7fâ  LE  CHEF-D'ŒUVRE  D'UN  1RT1STBÉCRIVAIN 

avait  voulu  que  cette  première  pierre  vint  de  Bougie  où  Raymond 
Lulle  fat  lapidé,  et  c'est  lui  qui  l'en  avait  personnellement 
rapportée. 

Si  Miramar  est  plein  do  souvenir  de  Lulle,  Son  Gual  parle 
surtout  de  saint  Vincent  Ferrier  qui  avait  établi  tout  proche  le 
centre  de  son  activité  de  convertisseur.  Le  vieux  manoir,  couleur 
d'ocre,  dominé  par  une  haute  tour  dentelée  de  créneaux,  est 
adossé  à  la  sierra  couverte  de  forêts»  L'été,  parmi  les  frondaisons 
qui  l'enserrent,  il  flambe  comme  un  bloc  de  cuivre;  mais  l'hiver, 
dans  les  brouillards  de  la  tempête,  il  devient  livide  et  semble  un 
manoir  d'Ecosse,  romantique  et  plein  de  clameurs  de  batailles. 
Avant  d'appartenir  à  l'archiduc  Salvator,  Son  Guat  avait  eu  pour 
maîtres  les  comtes  de  Saint-Simon,  descendants  collatéraux  de 
notre  mordant  mémorialiste. 

Non  loin  du  donjon,  aux  environs  de  Valldemosa,  coule  la 
fontaine  où  le  populaire  Dominicain  envoyait  puiser  ceux  qu'il 
voulait  guérir.  Elle  s'appelle  toujours  Sa  bassa  Ferrera*  la  source 
de  Ferrier.  Sa  renommée  de  faiseur  de  miracles  n'a  point  pâli,  et 
l'on  dit  encore  dans  les  poésies  du  pays  : 

Saint  Vincent  Ferrier, 
Puisait  l'eau  dans  un  panier, 
Et  n'en  perdait  goutte. 

C'est  de  tout  autres  préoccupations  qu'était  hantée  Georges  Sand, 
lorsqu'elle  vint,  en  1838,  s'établir  pour  quelques  mois  dans  l'Ile 
avec  ses  deux  enfouis,  et  Chopin.  Elle  cherchait,  pour  ce  dernier, 
un  climat  qui  pût  infuser  la  vie  dans  sa  poitrine  délabrée.  Mais  les 
poitrinaires  avaient  mauvaise  réputation  à  Majorque,  et  la  croyance 
générale  était  qu'on  devait  mourir  dans  l'année  si  l'on  avait  fait 
usage  d'un  objet  ayant  appartenu  à  un  phtisique.  De  là  vinrent 
mille  difficultés  et  les  déménagements  successifs  que  lui  imposa 
l'épouvante  causée  aux  habitants  par  l'état  de  Chopin. 

M.  Vuillier  a  pu  prendre  copie  du  Journal  de  M"*  Canut, 
femme  du  banquier  de  M**  Sand,  et  grâce  auquel  nous  possédons 
une  relation  d'une  incontestable  sincérité  sur  ce  séjour  mouve- 
menté. On  y  constate  l'émoi  causé  dans  l'Ile  par  cette  femme  qui 
«  faisait  des  titres  »  !  Elle  ne  demandait  pourtant  qu'à  vivre  en 
bonne  bourgeoise.  Sa  toilette  était  toujours  noire  ou  de  couleur 
foncée;  un  ruban  de  velours  entourant  le  cou  supportait  une  croix 
de  très  gros  brillants;  à  une  chaîne  enroulée  à  son  bras  était  sus- 
pendue une  énorme  quantité  de  bagues  :  «  des  souvenirs  sans 
doute  *,  ajoute  sentencieusement  Mra*  Canut.  Quant  à  la  cigarette, 
elle  ne  la  fumait  jamais  que  dans  sa  chambre.  Il  serait  plus  exact 


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URAMAR  DE  MAJORQtft  WS 

de  dire  dans  sa  cellule,  car  c'est  dans  une  cellale  de  Chartreuse 
abandonnée  qu'elle  trouva  son  plus  paisible  asile.  Mais  ce  fut  bien 
une  autre  affaire  quand,  résolue  à  quitter  l'île,  elle  essaya  de  se 
défoire  du  piano  de  son  ami,  un  Pleyet  admirable,  dont  personne 
ne  voulait!  Cet  instrument,  redoutable  et  contaminé,  dont  un  col- 
lectionneur aurait  couvert  d'or  le  clavier,  oh  Chopin  avait  modulé 
les  plaintes  et  les  caprices  de  son  âme  tourmentée,  fut  l'objet  de 
négociations  tragi-comiques  avant  de  devenir  la  propriété  de  la 
famille  Canut  qui  le  possède  encore.  On  comprend  que  George 
Sand  qui  garda  toute  sa  vie  le  souvenir  des  splendeurs  major- 
quines,  eût  conservé  un  souvenir  moins  agréable  des  habitants  de 
l'île  blonde! 

Est-ce  dans  la  crainte  de  semblables  froissements  que  l'impéra- 
trice Elisabeth  d'Autriche  passait  silencieuse  et  lointaine,  et  con- 
versait surtout  avec  la  nature,  dans  ses  intermittents  séjours?  Celle 
que  son  peuple  appelait  tendrement  «  la  petite  rose  de  Hongrie  » 
se  plaisait  au  milieu  des  champs  de  lys  et  de  glaïeuls,  ou  sur  le 
sommet  des  sierras,  ou  dans  le  recueillement  d'un  «  mirador  » 
solitaire,  —  partent  où  «  les  hommes  ne  s'entassent  pas  volontiers, 
comme  de  la  poussière»...  LeMiramarey  son  yacht  favori,  n'abor- 
dera plus  aux  rivages  que  côtoie  seule,  maintenant,  la  Nixe%  le 
yacht  de  son  neveu  l'archiduc  Louis- Salvator... 

Cest  peut-être  une  prédestination  au  rêve  et  à  la  vie  errante  que 
d'avoir  pour  tante  l'impératrice  Elisabeth  et  pour  f»ère  ce  mysté- 
rieux Jean  Hort,  dont  une  communication  officielle  récente  confir- 
mait encore  la  disparition  en  mer  sans  espoir  de  retour.  Et, 
d'ailleurs,  le  fils  du  grand-duc  Léopold  II  de  Toscane  et  de  la 
grande-duchesse  Marie-Antoinette  de  Bourbon  ne  porte-t-il  pas 
lui-même  le  souvenir  du  drame  de  feu  qui  loi  ravit  sa  fiancée, 
mettant  pour  jamais  le  deuil  dans  son  âme  fidèle?  Il  y  a  des 
hommes  qui  «  tuent  le  temps  ».  Eu  répandant  le  bien  autour  de 
lui,  en  s'adonnant  à  l'étude  comme  certains  se  livrent  au  plaisir, 
que  fait-il  autre  chose  que  «  tuer  la  vie  »,  de  la  seule  façon  que 
Dieu  permette? 

Il  n'avait  pas  vingt  ans  quand  il  vint  pour  la  première  fois  à 
Majorque.  C'est  on  peu  plus  tard  qu'ayant  revu  Miramar,  il  songea 
i  en  faire  l'acquisition.  Il  l'acheta  à  l'alcade  de  la  Puebla,  presque 
par  hasard,  et  grâce  à  un  orage  qui  le  contraignit  à  renoncer 
a  une  excursion  projetée.  L'histoire  du  nez  de  Cléopâtre,  «  qui, 
s'il  eût  été  plus  court,  toute  la  face  de  la  terre  aurait  changé  », 
se  répète  constamment!  S'il  avait  fait  beau  temps  ce  jour-là, 
l'alcade  conservait  les  ruines  du  couvent,  et  Miramar  aurait  peut- 
être  aujourd'hui  disparu. 


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564  LE  CHEF-D'ŒUVRE  D'UN  ARTISTE-ÉCRIVAIN 

Quand  l'archiduc  en  fut  devenu  possesseur,  il  recommanda, 
avant  toutes  choses,  de  respecter  les  arbres  séculaires  qui  l'entou- 
raient. Mais  dès  le  lendemain  de  son  installation,  des  coups  de 
cognée  le  réveillèrent.  Dans  une  terre  voisine,  un  paysan  abattait 
un  chêne  superbe.  Le  prince  offrit  de  Tacheter;  mus  pour  sauver 
l'arbre,  il  dut  acquérir  aussi  le  terrain.  On  ne  sait  combien  de 
fois  se  répéta  le  stratagème  I  De  proche  en  proche,  il  se  vit  con- 
traint d'agrandir  indéfiniment  son  domaine,  assez  loin,  pourrait- 
on  dire,  pour  qu'il  ne  pût  percevoir  le  bruit  d'une  cognée  ou 
découvrir  de  l'œil  un  outrage  à  la  forêt! 


L'une  des  caractéristiques  de  Majorque,  en  effet,  ce  sont  les 
cascades  de  verdure  qui  dévalent  des  sommets  jusqu'à  la  mer.  Ce 
n'est  pas  la  seule.  Les  oliviers  de  roche  en  sont  une  autre  peut-être 
encore  plus  pittoresque.  «  Us  sont  énormes,  tourmentés,  bossues, 
caverneux,  rayés  de  déchirures.  Certains  sont  enroulés  ou  noués 
sur  eux-mêmes  comme  de  monstrueux  reptiles;  d'autres,  telles  des 
bêtes  sauvages,  se  dressent  menaçants,  gueules  béantes.  11  en  est 
qui  dansent  des  sarabandes  infernales  et  semblent  se  poursuivre 
en  hurlant.  Tout  ce  qu'une  imagination  peut  enfanter  en  une  nuit 
de  cauchemar  est  évoqué  par  ces  arbres  fantômes.  »  Jamais  Gus- 
tave Doré,  en  ses  plus  fantastiques  fantaisies,  n'en  a  créé  de 
pareils  I  Dans  l'Ile,  l'olivier  est  resté,  comme  dans  l'antiquité, 
l'arbre  mystérieux  et  sacré.  C'est  le  vieux  prophète  des  bois.  Sous 
la  lune,  quand  ils  frissonnent  à  la  moindre  brise,  «  des  broderies 
légères  dessinent  leurs  silhouettes,  on  les  dirait  fûts  d'une  pluie 
d'étincelles  ».  Souvent,  leurs  troncs,  brisés  par  l'âge,  sont  ouverts 
de  haut  en  bas  jusqu'aux  racines,  laissant  un  grand  vide, 
par  lequel  hommes  et  animaux  passent  aisément.  Ce  sont  des 
portiques  chevelus  par  où  s'engouffrent  les  vents  triomphateurs. 

Tout  naturellement,  ces  oliviers  ont  leurs  légendes,  comme  les 
rochers,  comme  les  fleurs.  Quand  la  mer  mugit  et  bat  les  falaises 
qui  se  prolongent  dans  les  flots  en  avant  de  Miramar,  on  dit  qu'on 
entend  «  le  cri  des  Mores  ».  Et  le  fait  est  que  si  les  Mores  sont 
absents,  le  cri  sinistre  résonne  et  glace  d'effroi.  L'archiduc  est 
friand  des  grands  spectacles  de  la  nature.  Il  entraîna,  certaine 
nuit,  M.  Vuillier  vers  la  Foredada  (la  roche  trouée)  qui  termine 
la  pointe  avancée  de  ce  môle  formidable  et  fend  la  mer  comme 
une  géante  étrave  de  80  mètres  de  haut.  «  Du  mirador  de  Son 
Mae  roi  g  où  nous  nous  sommes  arrêtés  un  instant,  dit  M.  Vuillier, 
nous  dominons  les  flots  de  plus  de  300  mètres.  Au-dessous  de 


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M1BAMAR  DE  MAJORQUE  765 

nous,  la  Foredada  s'allonge  comme  une  bête  monstrueuse. 
Accrochés  à  la  muraille  du  mirador  pour  mieux  résister  aux 
assauts  du  vent,  nons  plongeons  nos  regards  dans  un  amas  de 
vapeurs  déchirées,  une  cuve  sans  bords,  bouillonnante  et  mou- 
vante où  se  brassent  des  tempêtes  d'apocalypse.  Soudain  un- 
cri  déchirant  monte  de  l'abîme»  domine  le  tumulte  et  finit  en  un 
rugissement  prolongé...  Nous  descendons  vers  le  promontoire.  La 
couleur  sanglante  des  roches,  l'éblouissement  des  vagues  broyées, 
l'orbite  immuablement  ouvert  au  milieu  des  embruns  lui  prêtent 
je  ne  sais  quelle  tragique  horreur.  À  le  regarder  ainsi,  battu  des 
flots  soulevés,  il  semble  lui-même  se  mouvoir,  ramper  et  s'avancer 
dans  la  tourmente.  Et  toujours  le  rugissement  déchire  l'espace, 
jeté  comme  un  défi  furieux,  un  long  cri  de  haine.  Maintenant  que 
nous  sommes  rapprochés,  nous  voyons  s'échapper  des  flancs  du 
promontoire  un  jet  de  vapeur  que  le  vent  arrache  et  disperse.  La 
clameur  sauvage,  m'explique  mon  guide,  vient  du  buffador.  C'est 
une  caverne,  au  ras  de  la  mer,  qui  se  continue  dans  le  rocher  en 
un  couloir  ascendant.  Les  vagues  s'y  engouffrent  et  s'y  pour- 
suivent; elles  se  compriment  dans  cette  sorte  de  cheminée  d'appel 
d'où  elles  sortent  enfin  dans  un  effort  bruyant.  »  On  comprend 
qu'un  pays  qui  offre  de  semblables  spectacles  attire  les  âmes 
avides  d'émotions  1 

Il  ne  faut  pas  croire,  cependant,  que  Majorque  n'ait  pas  des 
attraits  plus  calmes.  La  tempête  y  est  une  exception,  tandis  que 
fleurs  éclatantes  et  fruits  dorés  y  racontent,  au  contraire,  et  bien 
plus  longuement,  les  caresses  du  soleil.  Des  terrasses  entières 
disparaissent  sous  des  manteaux  de  glaïeuls,  et  tout  un  vallon  est 
tapissé  d'une  moisson  de  lys.  L'écrivain  a  savouré  en  artiste  lo 
charme  de  ces  parures  somptueuses. 

«  J'ai  retrouvé,  dit- il,  dans  un  repli  de  la  sierra,  la  caverne  où 
se  réfugiait  Raymond  Lu  lie  et  la  jolie  fontaine  qui  balbutie  encore 
le  chant  si  doux  qui  accompagnait  jadis,  dans  le  monde  étrange  et 
grandiose  de  la  nuit,  les  longues  songeries  du  vieux  maître. 

«  Les  vents  tièdes  s'élevant,  à  grands  coups  d'ailes,  de  la  mer 
jusqu'aux  cimes,  interrompent,  en  passant,  la  mélopée  des  gouttes 
chantantes.  Mais  la  source,  comme  l'oiseau  après  l'orage,  reprend 
sa  pénétrante  et  passionnée  cantilène,  dès  que  le  calme  est  revenu. 
Elle  jaillit  dans  la  fraîcheur  d'une  voûte  ténébreuse,  encadrée  de 
lierre  et  tapissée  par  les  fines  dentelles  des  capillaires. 

«  Gomme  par  sortilège,  l'ombre  transparente  et  ténue  qui 
mollement  sommeille  dans  la  solitude  du  vallon,  plonge  la  pensée 
dans  les  indécisions  du  rêve.  Les  alentours  eux-mêmes,  peuplés 
d'oliviers  si  vieux  qu'ils  n'ont  plus  d'âge,  exercent  de  singulières- 

25  NOVEMBRE  1902.  50 


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766  LE  CHIF-DXKOf  RE  D'UN  ARTISTË-ÉCRIVAIH 

fascinations.  Repliés  sur  eux-mêmes,  pensifs,  tout  frissonnants 
sous  leur  écorce  ravagée,  on  les  croirait  éternellement  hantés  par 
des  songes  inquiétants.  Dans  la  forêt  où  le  Talion  est  blotti,  un 
silence  solennel  filtre  des  hautes  ramures  pour  se  distiller  lente- 
ment, et  comme  goutte  à  goutte,  sur  les  mousses  ensommeillées. 

«  Le  yallon,  ignoré  des  foules,  s'évase  vers  la  mer  qu'on 
entrevoit  à  travers  le  duvet  des  oliviers,  toute  fourmillante  de 
lueurs.  J'y  pénétrai,  pour  la  première  fois,  dans  une  après-midi 
du  commencement  de  l'été.  Le  soleil  oblique  l'avait  abandonné 
déjà  et,  dans  la  paix  exquise  du  soir,  une  floraison  liliale,  telle 
une  miraculeuse  neige,  de  toutes  parts  resplendissait.  Des  milliers 
de  blanches  tiges  montaient,  se  pressant  en  assemblées  sereines  ou 
s'alignant  en  théories  sacrées;  elles  se  soutenaient  les  unes  les 
autres,  comme  apeurées,  ou,  vierges  très  frêles,  s'érigeaient  en  des 
pâleurs  et  des  abandons  d'extase.  » 


Parmi  ces  fleurs,  voici  des  jeunes  filles  qui  «  passent,  gracieuses 
et  souriantes,  avec  des  brassées  de  glaïeuls.  Des  journées  entières, 
elles  s'occupent  à  les  arracher.  Il  y  en  a  tant  et  tant,  rougissant 
les  blés  verts,  qu'ils  entraveraient  la  moisson.  Ces  jeunes  filles  ne 
sont-elles  pas  elles-mêmes  de  grandes  fleurs  en  leur  grâce 
ondoyante,  avec  leurs  vêtements  aux  couleurs  éclatantes.  Sous  le 
soleil,  elles  rayonnent  de  la  joie  de  vivre,  charmantes  images  du 
bonheur.  Pourtant  elles  ont  leurs  souffrances  et,  pour  en  demander 
l'apaisement,  elles  vont  déposer  des  gerbes  fleuries  au  pied  du 
San  Cristo.  Dans  la  chapelle  de  Valldemosa,  devant  le  Dieu  cru- 
cifié, nimbé  de  rayons,  étrange  en  ses  parures  et  sous  les  plaies 
qui  saignent,  près  de  la  Vierge  de  pureté,  la  Purissima,  elles 
invoqueront,  à  genoux,  sa  divine  protection  pour  Yénamorat,  le 
fiancé  qui,  au  loin,  court  le  risque  des  tempêtes.  » 

Les  femmes  de  Majorque,  quoique  sans  rigorisme,  sont  demeu- 
rées de  mœurs  très  pures.  Elles  entourent  leurs  enfants  d'une  fleur 
de  poésie  qu'on  ne  rencontre  point  ailleurs.  Très  chastes  en  leors 
danses,  les  jeunes  filles  ont  conservé  les  vieux  boléros  chantés  qui 
n'ont  «ni  la  fièvre,  ni  l'allure  passionnée  de  ceux  du  continent.  A 
Valldemosa,  les  soirées  du  mercredi  et  du  samedi  sont  réservées 
au  festeig,  c'est-à-dire  à  la  cour.  «  Ces  soire-U,  la  grande  salle 
qui  forme  le  vestibule  reste  éclairée  et  la  porte  d'entrée  entre- 
bâillée. Sous  l'œil  de  la  mère,  le  jeune  homme  agréé  par  la  famille 
passe  quelques  heures  auprès  de  sa  fiancée.  Asus  côte  à  côte,  dans 
un  coin  de  la  pièce,  à  l'abri  des  indiscrets,  les  amoureux  s'entre- 


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M1B1MAR  DE  MAJOBQOS  767 

tiennent  &  voix  basse.  »  Gela  dore  longtemps,  quelquefois  plusieurs 
années;  car  les  jeunes  couples  n'habitant  jamais  chez  les  parents, 
il  faut  réunir  la  somme  nécessaire  pour  créer  un  foyer.  Il  arrive 
que  la  jeunesse  passe  avant  que  la  petite  fortune  soit  amassée, 
sans  que  le  découragement  parvienne  à  rompre  les  habitudes  du 
festeig.  En  dehors  des  soirées  consacrées,  les  fiancés  se  retrouvent 
le  dimanche,  au  sortir  de  la  messe,  ou,  dans  l'après-midi,  sur  la 
rouie  qui  tient  lieu  de  promenade  publique.  Et  n'est-ce  pas  là  une 
façon  bien  originale  de  comprendre  les  mariages  d'argent? 

Les  habitudes  de  la  vie  sont  à  l'avenant.  11  n'est  pas  jusqu'au 
costume  qui  ne  participe  de  l'harmonie  générale.  La  coiffure  des 
femmes  garde  comme  un  souvenir  de  la  guimpe  des  religieuses.  Le 
«  volant  »  ou  «  rebosillo  »  qui  encadre  le  visage,  met  de  vaporeuses 
transparences  sur  le  cou  nu  et  le  haut  des  épaules.  Le  corsage  très 
ajusté,  légèrement  échancrè,  est  de  laine  noire,  terminé  an  coude 
par  une  rangée  de  petits  boutons  ou  s'enchâssent  quelques  pierres. 
La  jupe  est  toujours  très  simple,  et  généralement  de  couleur  vive. 
Les  cheveux,  noués  en  une  seule  tresse  attachée  d'un  ruban  noir, 
retombent  dans  le  dos  à  la  manière  des  Mauresques. 

H  n'en  faut  pas  davantage  pour  inspirer  les  poètes  et  les  chan- 
teurs populaires.  Car  on  chante  beaucoup  à  Majorque,  tout  en 
travaillant.  «  Le  laboureur  chante  en  dirigeant  sa  charrue  traînée 
par  des  mules;  le  berger,  comme  les  pasteurs  de  l'Hellade,  chante 
ou  joue  de  la  flûte  comme  Dapbnis;  les  femmes  chantent,  soit  en 
raccommodant  les  filets  sur  le  seuil  des  portes,  soit  en  cueillant  les 
olives  dans  les  bois...  » 

Ce  sont  les  malaguenas  qu'en  entend  le  plus  fréquemment. 
M.  Vuillier  en  cite  beaucoup  qui  sont  charmantes  et  où  je  cueille 
les  suivantes,  bien  que  la  traduction  ne  puisse  rendre  les  sonorités 
du  texte  espagnol  : 

Les  pierres  que  ton  pied  foule 
Lorsque  tu  passes  dans  la  rue, 
Je  les  tourne  à  l'envers 
Pour  qu'on  ne  foule  pas  ta  trace. 


Vois  comme  elle  était  jolie  ! 
Au  point  que  le  fossoyeur, 
A  Faspect  de  sa  beauté, 
Jeta  sa  pelle  et  pleura. 


Pour  un  baiser  que  je  t'ai  donné 
Te  voilà  toute  fâchée... 


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768  LE  CaEF-D'GEOVRE  D'UN  ARTISTE-ÉCRIVAIN 

Quand  on  n'accepte  pas  une  chose, 
Oa  la  rond,  on  ne  la  garde  pas  ! 


Au  bord  de  la  mer, 
J'écrivis  ton  nom  sur  le  sable. 
Avec  quelle  joie  s'en  retourna  le  flot 
Après  avoir  baisé  les  lettres! 


Non  seulement  aucune  pensée  mauvaise  ne  perce  dans  ces 
«  copias  »,  mai*  souvent  on  y  retrouve  une  ilée  religieuse,  — 
tellement  les  grands  chrétiens  d'autrefois  ont  mis  leur  empreinte 
sur  le  pays.  Maintes  fois,  en  entrant  dans  la  pharmacie  de 
don  Esteva  y  Oliver,  à  Valldemosa,  l'acheteur  salue  par  ces  mots  : 
Ave,  Maria  purissima,  et  il  termine  la  prière  en  marmottant.  Vieil 
usage  qui  date  de  l'époque  où  les  Chartreux  distribuaient  les  médi- 
caments. Pour  ne  pas  perdre  de  temps,  on  gagnait  des  indulgences 
pendant  la  confection  de  l'ordonnance.  Gela  ne  valait-il  pas  mieux 
que  de  médire  ou  de  déblatérer  comme  chez  M.  Ho  mai  3? 

Ces  traditions  valurent,  une  fois,  à  l'archiduc  Salvator,  la 
récitation  inopinée  de  plusieurs  Rosaires.  Egaré,  par  une  nuit 
noire,  avec  un  muletier,  il  arriva  enfin  à  une  maison  solitaire, 
où  on  l'accueillit  avec  empressement.  Même  l'hôte  y  mit  un  zèle 
excessif,  et  ordonna  à  la  servante  d'égorger  une  poule  et  de  la 
préparer  rapidement.  Mais  vaquer  de  nuit  à  cet  office  de  cuisine 
n'allait  pas  sans  accrocs.  La  poule  annoncée  se  faisait  attendre. 
Sur  quoi  l'amphitryon,  pour  tromper  l'attente  et  la  faim,  ne  trou- 
vait rien  de  mieux  que  de  recommencer  un  nouveau  chapelet 
chaque  fois  qu'il  avait  fait  à  la  cuisine  une  visite  infructueuse. 
Enfin,  au  bout  de  maintes  répétitions,  la  poule  fit  son  entrée,  et  — 
elle  n'était  pas  assez  cuite.  11  lui  manquait  bien  encore  cinq 
dizaines  ! 

Mais  où  la  foi  véritable  et  profonde  se  manifeste  avec  une  admi- 
rable sérénité,  c'est  dans  les  cérémonies  des  jours  saints.  Le  jeudi 
saint,  une  procession  aux  flambeaux  parcourt  les  rues  de  Vallde- 
mosa, au  chant  du  Miserere,  à  la  suite  d'un  grand  Christ  voilé  de 
crêpe.  Chaque  famille  illumine  sa  demeure.  Les  uns  allument  des 
lampadaires  anciens  en  cuivre  ciselé  avec  un  écusson  héraldique 
comme  réflecteur;  d'autres,  les  pauvres,  posent  leur  lampe  sur  la 
fenêtre. 

Le  vendredi  saint,  la  population  entière  en  vêtements  de  deuil  se 
presse  dans  l'église.  Devant  le  voile  rouge  qui  recouvre  l'autel,  le 
grand  Christ  se  dresse  toujours  drapé  de  noir.  Le  prédicateur 


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MIRAMAR  DE  MAJORQUE  Î69 

raconte  les  épisodes  de  la  Passion,  et  tout  à  coup  dans  on  grand 
silence  :  «  Maintenant,  dit-il,  ôtez  les  clous.  Et  d'abord  celui  de  la 
main  gauche.  »  Un  prêtre  vêtu  de  noir  gravit  une  échelle  et  le 
bruit  de  coups  de  marteau  se  répercute  dans  la  nef.  Le  clou  est 
enlevé.  Le  prédicateur  reprend  son  discours  et,  quelques  minutes 
après,  renouvelle  ses  ordres  :  «  Maintenant,  enlevez  le  clou  de  la 
main  droite.  »  L'auditoire  murmure  une  prière,  et  le  sermon  con- 
tinue pour  s'interrompre  encore  afin  de  procéder  à  l'enlèvement 
des  clous  qui  retiennent  à  la  croix  les  pieds  du  divin  Crucifié  : 
«  Portez-le  maintenant  devant  sa  Hère  infortunée  I  »  commande  le 
prêtre.  Et  le  grand  corps,  couronné  d'épines,  étendu  sur  un  linceul, 
est  apporté  devant  la  statue  de  la  Vierge  des  Sept-Dou leurs.  La  foi 
ardente  des  fidèles,  la  conviction  des  accents  de  l'orateur,  toute 
cette  mise  en  scène  religieusement  exécutée,  rendent  la  cérémonie 
profondément  impressionnante.  L'esprit  de  Raymond  Lulle  et  de 
saint  Vincent  Ferrier  plane  toujours  sur  ces  générations. 


L'âme  vibrante  de  H.  Vuillier  n'a  pu  contempler,  de  près  et  lon- 
guement, ce  pays  et  ces  hommes  sans  en  emporter  des  souvenirs 
ineffaçables.  On  en  peut  juger  par  le  texte  qu'il  a  rédigé  lui-même, 
et  dont  je  n'ai  pu  donner  que  de  trop  courts  extraits.  11  ne  faut  pas 
y  chercher  la  rigueur  classique.  Mais  on  y  trouvera  plus  de  sincé- 
rité que  dans  la  manière  romantique.  Aucune  formule  étroite  n'en- 
serre son  talent  et  ne  bride  son  pinceau.  Son  but  est  de  faire  trans- 
paraître sur  un  bout  de  toile  ou  de  papier  un  peu  de  la  splendeur 
vivante  du  monde  réel,  et  de  faire  jaillir  dans  une  phrase  un  peu 
de  l'impression  aiguë  qu'éprouve,  au  contact  du  beau,  sa  sensibilité 
très  affinée  par  l'idéal  qu'il  porte  en  lui. 

Dan 3  les  splendidts  aquarelles  qu'il  a  prodiguées  au  cours  de  son 
ouvrage,  il  en  est  toute  une  série  qui  symbolisent  l'âme  de  Majorque, 
comme  d'autres  symbolisent  ses  fruits  ou  ses  majoliques.  Voyez, 
par  exemple,  cette  pure  figure  de  jeune  fille,  avec  des  yeux 
d'extase.  Elle  tient  un  lys  dans  sa  main.  Mais  l'emblème  serait 
inutile,  tant  on  voit  de  candeur  sur  les  traits  de  l'enfant.  Il  a 
traduit,  avec  un  rare  bonheur,  le  charme  savoureux  des  filles  de 
Miramar  et  de  Valldemosa,  qu'analyse  son  récit.  C'est  toujours  un 
épanouissement  de  beauté  chaste.  Dans  l'œil  très  pur,  dans  le 
franc  sourire,  il  n'y  a  pas  une  réticence, .  pas  une  ombre.  Cette 
beauté  repousse  le  sacrilège.  L'artiste  a  révélé,  dans  ces  aquarelles, 
un  talent  de  composition  qu'il  n'avait  jamais  manifesté  à  un  si 
haut  degré. 


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110  LE  CBBF-DYBUVBE  D'OR  ARTISTE-ÉCRIVAIN 

Quant  aux  paysages,  où  il  est  depuis  longtemps  passé  maître, 
nul  ne  s'étonnera  que  l'incomparable  lumière  défi  Baléares  Tait 
merveilleusement  inspiré.  Du  reste,  les  divers  procédés  de  repro- 
duction qu'il  a  accumulés  avec  un  dilettantisme  plein  de  goût,  ont 
été  choisis  par  lui,  suivant  l'interprétation  particulière  qu'exigeait 
la  nature  de  ses  dessins.  Ses  croquis  à  la  plume  sont  d'une  éton- 
nante virtuosité,  et  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  souvent  atteint  le  moel- 
leux exquis  et  vaporeux  de  certaines  de  ses  gravures  sur  bois. 
:  Il  est  juste  d'ajouter  que  si  SI.  Vuillier  a  su  choisir,  avec  le  plus 
sûr  discernement,  les  collaborateurs  qui  lui  étaient  indispensables 
pour  mettre  son  œuvre  à  la  portée  du  public  de  choix  auquel  il  la 
destine,  ces  collaborateurs  ont  droit  à  tous  les  éloges.  Le  texte, 
sobrement  imprimé  en  caractères  Diiot,  sort  des  presses  de  IL  Re- 
nouard.  La  gravure  sur  bois  a  été  traitée  en  maître  par  M.  Devos.  Il 
suffit  de  nommer  H.  Dajardin,  qui  a  été  chargé  des  héliogravures. 
Et  c'est  M.  Wittmann  qui  a  assumé  la  tâche  de  reproduire  les 
aquarelles.  On  lui  doit  de  sincères  compliments,  car  rien  n'était 
plus  difficile  et  plus  délicat  que  de  ne  pas  trahir  la  vigueur,  l'éclat 
et  la  transparence  des  originaux.  Il  est  littéralement  vrai  de  dire 
que  des  connaisseurs  ont  hésité  à  distinguer  le  fac  similé  du  modèle 
lui-même.  C'est,  à  non  sens,  le  plus  grand  progrès  qui  ait  été 
accompli,  jusqu'à  ce  jour,  pour  la  reproduction  en  couleurs.  Il 
serait  à  souhaiter  qu'une  exposition  publique  de  quelques  pièces 
permît  aux  amateurs  de  juger  comme  il  le  mérite  ce  tour  de  force. 
Peut-être  cependant  ce  souhait  est-il  oiseux;  car  les  amateurs,  — 
toujours  un  peu  jaloux  de  leurs  sensations  d'art,  —  préféreront 
sans  doute  s'offrir  à  eux  seuls  une  exposition  particulière... 

Pour  la  première  fois,  ils  mettront  la  main  sur  une  œuvre  de 
grand  mérite  et  de  haute  valeur  qui  se  présente  à  eux  sans  inter- 
médiaire d'aucune  sorte.  Car,  —  cela  aussi  est  un  fait  nouveau! 
—  M.  Vuillier  est  à  la  fois  auteur,  illustrateur  et  éditeur.  U  veut 
avoir  toute  la  responsabilité  de  son  succès  ! 

Edouard  Trogan. 


De  la  corruption  de  nos  Institutions,  par  M.  H.  Joly.  1  v.  in -12.  (Lecoffrc.) 

Plusieurs  des  études  réunies  dans  ce  volume  out  été  publiées  ici  même  pour  la 
première  fois.  Mais  nos  lecteurs  seront  heureux  de  les  trouver  réunies  à  quelques  autres 
par  un  lien  dont  l'auteur  explique  la  puissance  dans  son  avant-propos  sur  le  péril  en 
démocratie.  Ce  livre  est  non  seulement  à  lire,  mais  à  méditer,  car  s'il  insiste  sur  le 
mal,  c'est  pour  nous  mieux  persuader  de  l'urgence  qu'il  y  a  d'appliquer  le  remède  : 
M.  Joly  est  un  médecin  d'un  renom  justifié  en  sociologie,  et  nous  lui  souhaitons  beaucoup 
de  clients. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


23  novembre  1902. 

Si  quelques-uns  ont  cru  que  la  question  religieuse  était  une 
question  isolée,  sans  lien  avec  les  intérêts  et  les  droits  des  citoyens, 
sans  influence  sur  la  situation  générale  du  pays,  ils  doivent  com- 
mencer à  s'apercevoir  de  leur  erreur.  En  réalité,  cette  question 
touche  à  toutes  les  autres,  et  la  campagne  entreprise  contre  les 
congrégations,  bien  loin  de  n'atteindre  qu'elles  seules,  tient  en 
souffrance  la  nation  entière. 

La  guerre  religieuse  est  la  raison  d'être  du  Bloc  républicain.  Elle 
constitue  à  la  fois  pour  lui  un  but  à  poursuivre  et  un  moyen  de 
vivre.  Il  n'a  réussi  &  se  former  que  pour  engager  cette  guerre,  et 
il  ne  peut  se  maintenir  qu'en  la  continuant.  Sur  toutes  les  autres 
questions,  les  membres  qui  le  composent  sont  divisés;  s'ils  ten- 
taient de  les  résoudre,  ils  se  disputeraient,  et  le  bloc  tomberait  en 
poussière.  C'est  ce  que  leur  rappelait  dernièrement  un  des  sec- 
taires, effrayé  de  l'opposition  qui  s'était  produite  contre  le  ministre 
de  la  marine  :  «  Si  le  pays  tient  à  voir  aboutir  l'œuvre  entre- 
prise contre  les  congrégations,  œuvre  de  salut  public,  œuvre  d'où 
dépend  l'avenir  de  la  société  laïque  et  de  l'esprit  moderne,  et  qui 
dépend  elle-même  de  l'accord  des  gauches,  écrivait  H.  de  Près- 
sensé,  il  est  temps,  et  il  n'est  que  temps  que  de  sévères  avertisse- 
ments viennent  arrêter  sur  une  pente  funeste  les  artisans,  les  com- 
plices et  les  dupes  de  la  grande  conspiration  des  ambitions  trop 
pressées.  » 

Dans  ces  lignes,  qui  laissent  entrevoir  quel  mépris  et  quels 
soupçons  ces  compagnons  professent  les  uns  pour  les  autres,  toute 
la  pensée  de  la  faction  est  résumée.  Elle  subordonne  tout  au  succès 
de  la  lutte  contre  l'idée  religieuse.  Périsse  la  France  pourvu  que 
l'Eglise  meure  I  Dans  ce  dessein,  qui  menace,  hélas  I  la  France  bien 
plus  que  l'Eglise,  assurée  de  son  avenir  par  d'infaillibles  pro- 
messes, les  conjurés  n'essaieront  ni  de  faire  une  réforme  ni  de 
supprimer  un  abus;  ils  risqueraient  de  ne  pas  s'entendre,  et  leur 
œuvre  de  destruction  s'en  ressentirait. 

Les  conséquences  de  cette  tactique  n'ont  pas  tardé  à  se  révéler; 
elles  se  développent,  elles  éclatent  à  tous  les  yeux.  C'est  le  déficit, 
s'accroissant  chaque  jour  et  que  vont  encore  augmenter  les 
dépenses  nécessitées  par  la  fermeture  des  écoles  libres;   c'est 


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772  CHRONIQUE  POLITIQUE 

l'inquiétude  publique,  se  manifestant  par  les  retraits  des  dépts 
des  caisses  d'épargne,  retraits  dont  le  gouvernement  ne  fait  que 
souligner  la  gravité,  en  menaçant  de  ses  poursuites  ceux  qui  les 
opèrent  et  ceux  qui  les  constatent;  c'est  l'armée  et  la  marine  livrées 
à  des  fanatiques  et  à  des  incapables,  dont  on  reconnaît  l'action 
meurtrière  pour  la  France,  mais  qu'on  se  garde  de  renvoyer,  parce 
que  leur  départ  pourrait  amener  l'ébranlement,  toujours  redouté, 
du  bloc;  ce  sont  les  illégalités  sans  cesse  renouvelées,  les  scellés 
apposés  malgré  le  texte  des  lois  et  contre  les  jugements  des  tribu- 
naux; ce  sont  les  avis  du  Conseil  d'Etat  lui-même  torturés,  rema- 
niés, transformés,  pour  obtenir  de  lui  que  le  Sénat  soit  dépossédé 
de  ses  droits  dans  l'examen  des  demandes  formées  par  les  congré- 
gations, tant  on  craint  que  le  Sénat,  qui  cependant  ne  mérite  pas 
cette  défiance,  n'approuve  pas  tous  les  refus  que  leur  aura  opposés 
la  Chambre;  ce  sont  enfin  ces  grèves,  déclarées  sans  motifs,  mais 
immédiatement  soutenues  par  le  gouvernement,  qui  ne  sait  que 
couvrir  de  ses  basses  complaisances  les  pires  émeutiers,  parce  que, 
s'il  essayait  d'arrêter  leurs  violences,  il  perdrait  à  la  Chambre 
l'appui  des  socialistes,  sans  lesquels  il  n'existerait  pas. 

Voilà  où  nous  en  sommes  I  Finances,  industrie,  commerce, 
défense  nationa'e,  justice,  sécurité  publique,  influence  de  la  France 
au  dehors,  tout  est  abandonné,  tout  est  en  péril,  tout  est  atteint. 
Mais  la  guerre  religieuse  se  poursuit;  l'Eglise,  —  ils  le  croient  du 
moins,  —  va  succomber,  et  cette  chance  vaut  bien  que,  pour  la 
courir,  on  perde  la  patrie. 

Dans  cette  rage  contre  la  foi  chrétienne,  la  Chambre,  voulant 
anéantir  les  congrégations  religieuses,  a  frappé,  pour  être  plus 
sûre  de  ne  pas  manquer  ses  coups,  les  congrégations  charitables. 
Désormais,  en  vertu  de  la  loi  qu'elle  a  votée,  sur  le  rapport  de 
M.  Rabier,  le  fait  d'ouvrir  un  établissement  congréganiste  sans 
autorisation  sera  puni  d'une  amende  de  16  francs  à  5,000  francs, 
et  de  six  jours  à  un  an  d'emprisonnement.  Chose  incroyable,  si 
tout,  aujourd'hui,  n'était  possible!  il  suffira,  pour  constituer 
l'établissement,  de  la  présence  d'un  seul  religieux.  Le  texte  est 
formel  :  a  Soit  que  l'établissement  (c'est-à-dire  l'immeuble)  appar- 
tienne à  la  congrégation  ou  à  un  tiers,  qu'il  comprenne  un  ou 
plusieurs  congréganistes,  etc..  »  Ainsi,  vous  avez  donné  pour 
précepteur  à  votre  enfant  un  congréganiste.  Il  lui  suffira  d'être 
sous  votre  toit  pour  constituer  l'établissement;  si  vous  n'avez 
pas  obtenu  pour  lui  une  autorisation  spéciale,  vous  êtes  passible 
comme  lui-même  des  peines  portées  par  la  loi.  Ainsi,  une  religieuse, 
comme  on  en  trouve  jusque  dans  d'humbles  villages,  va  donner 
ses  soins  à  un  indigent  malade;  elle  s'installe  auprès  de  son  lit, 


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'Wï^ï'v 


CHRONIQUE  POLITIQUE  773 

elle  le  veille.  Si  elle  nva  pas  d'autorisation,  elle  sera  traduite  en 
police  correctionnelle,  et  l'indigent  n'aura  dû  sa  guérison  au 
dévouement  de  cette  sainte  fille  que  pour  aller  avec  elle  en  rendre 
compte  devant  les  juges.  La  conséquence  est  si  exorbitante  que  le 
garde  des  sceaux  l'a  répudiée.  Mais  nous  savons  ce  que  vaut,  à 
l'heure  présente,  une  parole  de  ministre.  H.  Waldeck-Rousseau, 
lui  aussi,  avait  repoussé  l'interprétation  que  quelques-uns  atta- 
chaient aux  articles  de  la  loi  de  1901  sur  les  associations;  il  avait 
juré  ses  grands  dieux  que  cette  loi  ne  portait  nulle  atteinte  aux 
dispositions  de  la  loi  de  1886  sur  la  liberté  d'enseignement.  Le 
vote  à  peine  émis,  il  convoquait  le  Conseil  d'Etat  pour  lui  demander 
un  avis  contraire;  il  déclarait  sans  vergogne  qu'il  s'était  trompé,  et 
l'avis  du  Conseil  d'Etat,  obtenu  à  une  voix  de  majorité,  grâce  au 
suffrage  de  M.  Jacquin,  prévalait  définitivement  contre  les  pro- 
messes ministérielles. 

Ce  nom  de  Jacquin  en  évoque  d'autres.  Sous  ce  régime,  que  ne 
satisfait  pas  la  morale  chrétienne,  les  scandales  se  multiplient,  et 
il  ne  s'en  produit  pas  un  sans  que  les  gouvernants  ou  leurs  amis 
n'y  soient  mêlés.  Ce  n'était  pas  assez  du  Panama,  des  affaires 
Wilson,  Cornélius  Hertz,  Reinach,  Arton,  Humbert,  etc.  Voici 
maintenant  l'affaire  Boulaine;  à  peine  y  a-t-on  regardé  qu'on  y 
trouve  des  gens  du  monde  officiel.  Un  conseiller  à  la  Cour  de  Paris, 
franc-maçon  de  marque  et  radical,  M.  Andrieu,  est  traduit  devant 
la  Cour  de  Rouen,  sous  l'inculpation  de  complicité  de  vol  qualifié; 
il  faut  bien  qu'on  n'ait  pu  dissimuler  son  cas  pour  en  être  venu 
à  cette  extrémité.  Mais  il  n'est  pas  le  seul;  avec  lui  on  cite 
d'autres  magistrats,  et  jusqu'à  un  ancien  ministre.  Arrivera- t-on  à 
les  mettre  à  l'ombre,  comme  on  a  fait  pour  les  104?  L'avenir  nous 
le  dira;  on  pourra  sauver  les  hommes  du  châtiment;  on  ne  sauvera 
pas  le  régime  de  la  flétrissure. 

Quant  à  l'affaire  Humbert,  elle  vient  d'amener  la  disgrâce  d'un 
juge  d'instruction,  M.  Lemercier.  Ce  magistrat  s'était  mis  en  tète, 
paraît-il,  de  découvrir  enfin  les  coupables.  Aussitôt  on  s'est*aperçu 
qu'un  manquement  professionnel  le  rendait  incapable  de  pour- 
suivre sa  mission  ;  on  l'en  a  déchargé.  Le  malheur  est  que  personne 
n'ajoute  foi  au  prétexte  allégué.  Quand  on  se  rappelle  tout  ce  que 
les  ministres  de  la  défense  républicaine  ont  toléré  et  encouragé, 
quand  on  se  remet  en  mémoire  ces  instructions  abominables  contre 
le  Frère  Flamidien,  contre  l'abbâ  Santol,  contre  M.  de  Vaucrose 
et  la  protection  dont  furent  couverts  ceux  qui  les  dirigèrent,  on  a 
peine  à  croire  qu'une  simple  irrégularité  ait  suffi  pour  provoquer 
les  rigueurs  de  ce  gouvernement.  Oa  se  dit  que,  s'il  a  frappé 
M.  Lemercier,  c'est  qu'il  ne  voulait  pas  que  l'on  découvrit  les 


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174  CHRONIQUE  POLITIQUE 

Humbert.  M.  Lemercier  a  eu  le  tort  de  ne  pas  le  comprendre. 

Le  préposé  au  département  de  la  marine,  M.  Pelletan,  ne  se  fait 
pas  faute  de  commettre  des  irrégularités;  cela  ne  l'empêche  pas  de 
rester  ministre.  Cette  Chambre  elle-même  lui  a  pourtant  donné 
une  leçon.  Le  Parlement  avait  voté  dans  une  session  antérieure 
la  construction  de  trois  nouveaux  cuirassés,  et,  sur  son  ordre,  le 
prédécesseur  du  ministre  actuel,  M.  de  Lanessan,  avait  passé  avec 
les  constructeurs  les  marchés  nécessaires;  les  travaux  étaient 
adjugés  et  commencés.  M.  Pelletan,  qui,  comme  député,  avait  com- 
battu, sans  succès,  ce  projet,  n'eut  rien  de  plus  pressé  en  arrivant 
au  ministère,  que  d'en  arrêter  l'exécution.  Il  décommanda  les  tra- 
vaux. Si  la  mesure  n'avait  intéressé  que  la  défense  navale  et  les 
constructeurs,  elle  eût  peut-être  laissé  les  députés  indifférents; 
mais  elle  atteignait  aussi  les  ouvriers,  qu'elle  condamnait  au  chô- 
mage, et  ces  ouvriers  sont  des  électeurs;  grande  raison  pour  émou- 
voir ceux  dont  leurs  suffrages  pouvaient  tenir  le  sort  en  suspens. 
Fût-on  du  bloc,  on  ne  s'expose  pas,  pour  l'amour  d'un  gouverne- 
ment, à  mettre  en  péril  sa  propre  candidature.  C'est  donc  du  bloc 
lui-même  qu'ont  surgi  les  interpellations  pour  demander  compte  au 
ministre  de  sa  conduite. 

M.  Pelletan  aurait  pu  répondre  que  les  trois  vaisseaux  devaient 
s'appeler  la  Vérité,  la  Justice  et  la  Liberté,  et  que  ces  noms 
juraient  trop  avec  la  politique  du  ministère  Combes  pour  qu'on  lui 
imposât  la  construction  de  navires  ainsi  qualifiés.  Cette  pensée  ne 
lui  est  pas  venue  ;  on  sait,  du  reste,  que  les  jacobins  ne  parlent 
jamais  tant  de  la  liberté,  de  la  vérité  et  de  la  justice  qu'au 
moment  où  ils  redoublent  les  attentats  contre  elles. 

11  a  eu  un  autre  scrupule.  11  a  craint,  —  c'est  lui  qui  l'affirme, 
—  d'empiéter  sur  les  droits  de  la  Chambre,  en  ouvrant  des 
dépenses  qu'elle  n'avait  point  votées.  Or  on  a  reconnu,  après  la 
séance,  qu'il  n'avait  pas  dit  la  vérité;  les  crédits  étaient  inscrits 
dans  le  budget  de  1902.  M.  Pelletan  allait  donc  à  la  fois  contre 
une  dépision  de  la  Chambre  et  contre  les  engagements  que  l'Etat 
avait  pris  envers  les  compagnies  :  «  L'Etat  doit  être  un  honnête 
homme...  C'est  une  question  de  moralité  »,  lui  a-t-on  répété; 
langage  dont  le  ministre  a  paru  stupéfait,  n'ayant  pas  l'habitude 
de  le  rencontrer  sur  les  lèvres  de  ceux  qui  le  lui  tenaient.  Tandis 
qu'il  venait  ainsi  de  substituer  sa  volonté  à  une  loi  votée  par  le 
Parlement  et  à  la  parole  donnée  par  l'Etat,  IL  Pelletan  a  eu  le 
front  de  se  poser,  en  invoquant  Royer-Collard,  comme  «  le  dernier 
des  parlementaires  ».  La  majorité,  sa  propre  majorité,  lui  a  donné 
tort;  elle  lui  a  enjoint,  tout  en  lui  témoignant  sa  confiance,  de 
faire  le  contraire  de  ce  qu'il  avait  dit,  et  de  demander  aux  compa- 


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CHRONIQUE  POUTIQlIg  T75> 

gnies,  au  risque  de  s'humilier  devant  elles,  la  reprise  des  travaux 
interrompus  par  son  caprice.  S'il  avait  été,  comme  il  s'en  vantait, 
le  dernier  des  parlementaires,  H.  Pelletan  n'eût  pas  accepté  une 
telle  injonction;  H  aurait  donné  sa  démission.  Hais  on  a  beau 
affecter  des  allures  de  Diogène;  on  a  beau  jeter  l'injure  aux 
compagnies,  en  les  accusant  de  ne  chercher  qu'à  grossir  leurs 
dividendes,  on  ne  résiste  pas,  même  en  professant  le  dédain  de  la 
toilette,  à  l'attrait  des  honneurs  ministériels  et  des  appointements 
qui  les  accompagnent. 

La  grève  des  nnneurs  touche  à  sa  fin.  Elle  a  à  peu  près  cessé 
dans  le  Nord;  elle  agonise  dans  la  Loire,  et  bientôt,  il  faut  l'espérer, 
le  travail  aura  repris  partout.  C'est  en  vain  que  le  comité  national, 
essayant  de  se  révolter  contre  la  sentence  arbitrale  qui  condamnait 
les  prétentions  des  mineurs  du  Pas-de-Calais,  a  fait  appel  au  prolé- 
tariat tout  entier.  L'invocation  est  tombée  dans  le  vide.  Le  prolé- 
tariat n'a  pas  répondu. 

Les  ouvriers  peuvent  évaluer  aujourd'hui  les  résultats  de  ces  six 
semaines  de  chômage.  Une  feuille  gouvernementale,  le  Petit  Pari- 
sien,  n'estimait  pas  à  moins  de  50  millions  te  déficit  imposé  à 
l'industrie  nationale;  elle  ajoutait  que  la  grève  des  houillères 
françaises  avait  coûté  quatre  fois  plus  cher  que  toutes  les  grèves 
allemandes  de  1901. 

Que  de  misères,  que  de  souffrances,  que  de  ruines,  ces  journées 
perdues  représentent  pour  les  mineurs!  Et  dire  que  beaucoup, 
parmi  eux,  n'ont  quitté  les  chantiers  que  contraints  et  forcés;  ils 
n'auraient  demandé  qu'à  y  retourner,  pour  peu  que  le  gouver- 
nement eût  consenti  à  les  protéger.  Mais,  loin  de  là,  le  gouver- 
nement n'a  eu  d'égards  que  pour  leurs  agresseurs;  encouragés 
par  son  attitude,  les  émeutiers  réclament  déjà  l'amnistie  pour  les 
faits  de  grève,  et,  sous  ce  nom,  bien  entendu,  ils  comprennent 
tous  les  attentats  :  travailleurs  roués  de  coups,  maisons  mises  à 
sac,  cartouches  de  dynamite  posées  près  des  habitations,  lignes 
télégraphiques  coupées;  ils  prétendent  obliger  les  compagnies  à 
reprendre  les  coupables,  et  exiger  du  cabinet  qu'il  intervienne  en 
leur  faveur.  Le  cabinet  leur  obéira,  n'en  doutons  pas.  Ces  mêmes 
ministres,  qui,  sur  tous  les  points  du  territoire,  font  traquer  de 
malheureuses  Sœurs,  qui  suppriment  sans  jugement  les  traitements 
du  clergé,  qui,  malgré  la  parole  donnée  par  leurs  commissaires  de 
police,  poursuivent  en  Bretagne  les  défenseurs  de  la  propriété  et 
de  la  liberté  d'enseignement,  ces  mêmes  ministres  signeront  pour 
les  grévistes  toutes  les  grâces  qu'on  leur  demandera;  ils  pèseront 
sur  les  compagnies  pour  qu'elles  donnent  par  leur  faiblesse  une 
sanction   anticipée   aux   grèves   futures.   Le  garde  des  sceaux 


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776  CBR091Q0I  POLITIQUE 

n'avait-il  pas  d'avance  ordonné  &  ses  parquets  de  la  Loire  la  suspen- 
sion des  poursuites  judiciaires?  La  Chambre  elle-même  est  venue  à 
la  rescousse,  en  nommant  une  commission  d'enquête  sur  les  causes 
des  grèves  et  la  condition  des  mineurs.  C'était  sa  façon  de  protester 
contre  l'arrêt  des  arbitres.  Ne  pouvant  le  répudier,  puisque  les 
deux  parties  s'étaient  préalablement  engagées  &  l'accepter,  sentant 
d'autre  part  l'immense  déception  qu'après  tant  de  folles  promesses 
le  néant  des  résultats  obtenus  apportait  aux  ouvriers,  elle  a  essayé 
d'en  atténuer  l'effet,  en  donnant  aux  mineurs  des  illusions  nou- 
velles. Avec  une  crédulité  que  rien  ne  lasse,  comme  ils  s'étaient 
flattés  qu'un  vote  du  Parlement  allait,  d'un  trait,  faire  droit  & 
toutes  leurs  revendications,  les  ouvriers  vont  se  persuader  que  ce 
que  le  scrutin  ne  leur  a  pas  donné,  ils  l'obtiendront  de  l'enquête. 
Us  n'en  recueilleront  que  de  plus  douloureux  mécomptes,  avec  de 
plus  âpres  colères.  Mais  les  politiciens  qui  les  trompent  auront 
ainsi  gagné  quelques  jours,  qu'ils  emploieront,  n'ayant  pu  satis- 
faire les  travailleurs,  à  pourchasser  les  congrégations. 

Cette  coïncidence  de  la  guerre  aux  congrégations  et  de  la  grève 
des  mineurs  a  mis  en  lumière  un  contraste  qu'il  convient  de 
relever.  Que  reprochent  les  sectaires  aux  congrégations?  D'en- 
chaîner la  volonté  par  des  vœux;  c'est  là  ce  qu'ils  appellent,  avec 
M.  Clemenceau,  «  la  liberté  de  la  servitude  »,  et  ils  se  disent 
libéraux,  parce  qu'ils  la  refusent. 

Mais  ces  vœux,  nul  n'oblige  les  religieux  à  les  faire;  c'est  dans 
leur  pleine  indépendance  qu'ils  les  contractent.  Personne  ne  les  y 
force,  et  personne  ne  les  en  empêchera.  Quand  on  considère  ces 
vocations  humainement  inexplicables,  quand  on  voit  des  jeunes 
gens,  des  jeunes  filles,  à  qui  leur  naissance,  leur  fortune,  leurs 
relations,  leurs  avantages  personnels,  promettent  toutes  les  jouis- 
sances de  la  vie,  s'arracher  à  ces  séductions  pour  aller  s'enfermer 
dans  un  noviciat  de  Jésuites  ou  braver  le  martyre  et  la  contagion 
dans  les  missions  de  la  Chine  ou  dans  les  contrées  que  la  lèpre 
désole,  et  cela  de  notre  temps,  au  moment  même  où  l'impiété  se 
déchaîne  contre  l'Eglise  et  annonce  sa  mort,  on  se  dit  que,  quoi 
que  fassent  les  ennemis  du  Christ,  ils  n'arrêteront  pas  sa  divine 
influence;  ils  ne  tariront  pas  la  source  qui  jaillit  de  son  cœur  et  à 
laquelle  tant  d'âmes  ont,  depuis  dix-neuf  siècles,  demandé  l'apai- 
sement de  leur  soif. 

En  regard  de  ces  vocations  libres,  de  ces  immolations  parfaite- 
ment volontaires,  que  nous  montrent  les  sectaires?  L'enrôlement 
obligatoire  dans  les  syndicats,  l'obéissance  forcée  à  leurs  mots 
d'ordre,  même  pour  ceux  qui  n'en  font  pas  partie.  Voici  des 
ouvriers  qui  ne  sont  affiliés  à  aucune  corporation,  qui,  pour  des 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  777 

raisons  dont  ils  sont  seuls  juges,  ont  résolu  de  ne  se  lier  par 
aucun  engagement ,  qui  entendent  travailler  ou  chômer  à  leur 
guise,  sans  devoir  ni  demander  compte  &  autrui.  Ils  n'en  auront 
pas  le  droit;  ils  n'auront  rien  promis,  et  pourtant  ils  seront  liés. 
Du  jour  où  un  syndicat,  qu'ils  ignorent,  aura  déciié  qu'on  doit 
quitter  l'usine,  il  faudra  qu'ils  la  quittent,  et,  s'ils  refusent,  on  les 
frappera;  on  attaquera  leurs  femmes  et  leurs  enfants;  on  pillera 
leur  maison.  Gela  se  passera  sous  les  yeux  de  l'autorité,  préfets, 
sous-préfets,  procureurs  de  la  République.  L'autorité  ne  dira  rien; 
bien  plus,  elle  défendra  aux  gendarmes  d'intervenir,  et  s'ils  ont 
arrêté  l'un  des  coupables,  comme  hier  encore  dans  le  Puy-de- 
Dôme,  comme  quelques  jours  avant  dans  le  Nord,  dans  la  Loire, 
comme  partout,  elle  le  fera  relâcher.  Est-ce  là,  oui  ou  non,  pour 
l'homme  qui  veut  travailler,  «c  la  liberté  de  la  servitude  »?  Non,  ce 
n'est  pas  même  la  liberté  de  la  servitude;  car  cette  servitude,  les 
ouvriers  ne  l'ont  pas  demandée;  ils  la  repoussent;  il  ont  refusé  tout 
engagement  qui  les  y  soumettrait,  et  cependant  on  la  leur  impose! 

Cette  servitude  obligatoire  qu'il  n'a  su  qu'encourager  dans  les 
grèves,  le  gouvernement,  s'il  avait  dépendu  de  lui,  l'aurait  fait 
.entrer  dans  les  lois.  M.  Millerand  l'avait  tenté,  lorsque  par  un 
simple  décret,  il  constituait  ces  conseils  du  travail,  qui  devaient 
s'ingérer  comme  arbitres  dans  les  conflits  entre  ouvriers  et  patrons. 
Il  avait  commencé  par  n'admettre  dans  ces  conseils  que  les  membres 
des  syndicats,  en  sorte  que  ceux  qui  n'étaient  pas  syndiqués,  —  et 
ils  forment  l'immense  majorité,  —  auraient  dû  subir  leur  joug. 
C'était  bien  là  une  manière  de  rendre  le  syndicat  obligatoire.  11 
s'est  rencontré,  au  Luxembourg,  des  sénateurs  qui  n'ont  pas  admis 
ce  décret  de  M.  Millerand.  U.  Bérenger  l'a  déclaré  illégal,  et  a  pré- 
senté au  Sénat  une  proposition  qui  le  réformait.  La  discussion  s'est 
ouverte,  ces  jours  derniers,  devant  la  haute  assemblée.  La  pensée 
de  M.  Millerand  a  été  reprise  par  son  successeur.  M.  Trouillot,  le 
même  qui,  avec  MM.  Pochon  et  Cocula,  s'est  fait  un  nom  par  sa 
haine  contre  les  congrégations,  a  essayé  de  faire  prévaloir  l'idée  ' 
du  syndicat  obligatoire.  Combattue  avec  talent  par  le  rapporteur  de 
la  commission,  M.  Francis  Charmes,  la  tentative  de  M.  Trouillot  a 
soulevé,  jusque  sur  les  bancs  de  la  gauche,  des  protestations  indi- 
gnées, et  c'est  par  183  voix  contre  60  (dans  lesquelles  le  trio  Pochon, 
Trouillot  et  Cocula,  s'est  naturellement  retrouvé),  que  le  Sénat  a 
condamné  la  prétention  du  ministre. 

Nous  n'avons  que  trop  lieu  de  craindre  que  cette  assemblée  ne 
montre  pas  la  même  lucidité  dans  les  débats  sur  la  liberté  d'ensei- 
gnement. Que  ne  se  reporte-t-elle,  avant  de  les  aborder,  à  la  séance 
que  vient  de  tenir  la  nouvelle  ligue  formée  pour  la  défense  de  celte 


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778  GHBOHIQOfi  POLITIQUE 

liberté!  11  y  avait  là  des  hommes  de  toute  croyance  et  de  toute 
opinion,  catholiques,  protestants,  libres-penseurs,  positivistes,  qui 
tous  ont  affirmé  leur  accord  en  faveur  de  cette  grande  cause.  Nous 
voudrions  reproduire  ici,  avec  l'admirable  lettre  de  M.  Rousse, 
avec  la  puissante  argumentation  de  M.  Brunetière,  le  brillant  et 
instructif  rapport  de  M.  de  Wht-Guizot,  et  aussi  l'hommage  rendu 
par  M.  Georges  Berger,  protestant  et  républicain,  à  «  l'acte  légis- 
latif de  1850  auquel,  a-t-il  dit,  le  nom  de  Falloux  est  attaché  ■» 
à  cette  loi  «  libératrice- de  l'enseignement  »,  que  Lacordaire,  dont 
il  a  si  noblement  loué  la  grande  âme,  appelait  «  l'Edit  de  Nantes  du 
dix- neuvième  siècle  ». 

Si  l'espace  nous  manque,  nous  tenons  du  moins  &  consigner 
dans  ce  recueil  le  souvenir  consolant  et  bienfaisant  de  cette  mémo- 
rable réunion.  La  Ligue  de  la  liberté  d'enseignement  compte  déjà 
250,000  adhérents.  Tous  nos  lecteurs  auront  à  cœar  de  se  joindre 
à  eux. 

Les  officieux  du  quai  d'Orsay,  —  les  mêmes  qui  prônaient 
naguère  le  traité  franco-italien,  en  nous  assurant  qu'il  aurait  pour 
"suite  nécessaire  la  rupture  de  la  Triple- Alliance,  plus  que  jamais 
confirmée,  —  s'efforcent  aujourd'hui  de  nous  vanter  le  traité  passé 
avec  le  Siam.  Ils  ont,  cette  fois,  fait  une  recrue;  c'est  M.  Jaurès. 
Hais  les  opinions  du  député  «socialiste  sur  les  devoirs  de  notre 
diplomatie  et  les  conditions  de  notre  influence  sont  trop  connues 
pour  que  son  adhésion  persuade  les  patriotes. 

Parmi  nos  nationaux  du  Siam  ou  de  l'Indo-Chine  comme  dans  la 
presse  coloniale,  il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la  convention  signée  par 
M.  Delcassé.  Le  groupe  colonial  de  la  Chambre  s'est  fait  l'inter- 
prète de  cette  protestation  unanime,  et  c'est  un  des  membres  les 
plus  notables  du  bloc,  H.  Etienne,  qui  a  été  chargé  de  la  porter  au 
ministre. 

Y  a-t-il  sous  cette  opposition,  soulevée  jusque  dans  les  rangs  de 
la  majorité,  des  rivalités  personnelles  et  des  ambitions  impatientes? 
Est-ce  le  ministre  des  affaires  étrangères,  dont  les  adversaires  du 
traité  convoitent  la  succession?  Est-ce,  comme  d'autres  le  préten- 
dent, M.  Delcassé  qui  tient  à  soumettre,  malgré  tout,  la  conven- 
tion à  la  Chambre,  afin  d'arriver  par  sa  démission,  si  le  vote  lui  est 
contraire,  à  constituer,  d'accord  avec  M.  Loubet,  un  autre  cabinet? 
Le  bruit  en  est  répandu;  nous  n'en  pouvons  rien  dire,  sinon  que, 
de  l'aveu  de  ceux  qui  le  propagent,  il  résulte  que  dans  ces  ques- 
tions où  l'intérêt  national  devrait  seul  être  en  cause,  les  intérêts 
particuliers,  sous  le  régime  actuel,  trouvent  toujours  moyen  de 
prendre  les  devants  et  de  se  faire  la  première  place. 

Le  nom  de  Lepido  vient  de  s'inscrire  sur  la  liste,  déjà  longue,  des 


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GHRONIQUK  POLITIQUE  779 

Italiens  qui  se  sont  donné  pour  spécialité  d'abréger  les  jours  des 
souverains.  La  vie  du  roi  des  Belges  a  heureusement  été  épargnée. 
S'il  est  un  prince  qui  devait  se  croire  &  l'abri  de  ces  attentats, 
c'est  bien  Léopold  II  ;  car  on  aurait  de  la  peine  à  le  faire  passer 
pour  un  tyran.  Mais  les  assassins  visent  moins  la  personne  que  la 
fonction  des  chefs  d'Etat,  et  la  République,  on  le  sait,  ne  défend 
pas  de  leurs  coups  les  présidents.  On  soupçonne  que  le  coupable  a 
des  complices;  on  les  recherche.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  tous 
ceux-là  ont  une  part  dans  de  tels  forfaits,  qui  consacrent  leur  temps, 
leur  parole  ou  leur  plume  à  enseigner  aux  foules,  avec  la  maxime 
Ni  Dieu  ni  maître,  le  mépris  de  tous  les  devoirs  et  le  droit  à  tous 
les  crimes. 

L'empereur  d'Allemagne  a  fait  ses  adieux  au  roi  d'Angleterre,  et 
le  roi  de  Portugal  lui  a  succédé  auprès  d'Edouard  VII.  Il  est  offi- 
ciellement coovenu  que  les  deux  souverains  ne  font  à  la  Cour  bri- 
tannique qu'une  visite  privée,  et  que  la  politique  y  demeure 
étrangère.  Dans  un  récent  discours  au  banquet  d'installation  du 
lord-maire,  M.  Balfour  a  pris  soin  de  s'élever  contre  «  les  concep- 
tions désordonnées  et  fantastiques  »  qu'avait  suggérées  à  «  une 
presse  fertile  en  inventions  »  le  voyage  de  l'empereur  d'Allemagne. 
Ne  savait-on  pas  que  Guillaume  II  venait  simplement  fêter  le 
soixante  et  unième  anniversaire  de  son  oncle  Edouard,  et  pouvait- 
on  imaginer  qu'il  eût  en  vue  un  autre  objet  que  cette  touchante 
réunion  de  famille?  On  n'en  reste  pas  moins  persuadé  que  d'autres 
pensées  out  occupé  les  deux  monarques;  on  ne  suppose  pas  non 
plus  que  ce  soit  seulement  pour  continuer  en  Angleterre  l'agréable 
vie  qu'il  a  menée  à  Paris,  que  le  roi  de  Portugal  a  été  à  Windsor. 
lie  gouvernement  anglais,  si  peu  prodigue  de  décorations  aux 
étrangers,  en  a  décerné  trois,  ces  jours  derniers,  à  de  hauts  fonc- 
tionnaires du  Mozambique.  Cette  gracieuseté  a  été  remarquée;  elle 
s'explique  par  les  services  que  le  Portugal  a  rendus,  dans  la  guerre 
du  Transvaal,  aux  troupes  du  Royaume-Uni.  Il  y  a  dans  l'Afrique 
du  Sud  des  questions  à  débattre,  des  intérêts  à  mettre  d'accord 
entre  les  trois  nations.  Il  serait  étonnant  qu'on  n'en  dise  rien  au 
roi  de  Portugal,  et  on  peut  être  sûr  que  Guillaume  II,  avec  l'esprit 
pratique  qu'on  lui  connaît,  n'aura  pas  négligé  cette  occasion  d'en 
entretenir  Eiouard  VII  et  ses  ministres,  aussi  bien  que  de  ses 
vues  sur  la  Chine  et  sur  les  zones  d'influence  que  réclame  dans 
l'Empire  céleste  le  commerce  germanique. 

Le  projet  qu'a  formé  M.  Chamberlain  de  se  rendre  au  Transvaal 
lui  a  décidément  réussi  auprès  de  ses  compatriotes.  Il  lui  a  valu 
en  Angleterre  un  renouveau  de  popularité.  Au  banquet  de  Guild- 
hall,  le  Premier,  M.  Balfour,  voulant  peut-être  se  faire  pardonner 


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ÎSO  CHRONIQUE  POLITIQUE 

par  son  collègue  cette  primauté  que  lui  a  donnée  dans  le  cabinet  la 
retraite  de  lord  Salisbury,  a  proclamé  M.  Chamberlain  «  le  plus 
grand  administrateur  colonial  que  l'Angleterre  ait  jamais  eu  ». 
Quelques  jours  plus  tard,  c'était  &  Birmingham,  dans  cette  ville  qui 
l'a  élu,  qui  a  vu  grandir  sa  fortune,  et  qui  lui  faisait  un  accueil 
enthousiaste,  que  le  ministre  des  colonies  a  pris,  à  son  tour,  la 
parole.  11  a  renouvelé,  au  banquet  qui  lui  était  offert,  l'assurance 
des  intentions  conciliantes  dont  il  était  animé  en  partant  pour 
l'Afrique  du  Sud,  décidé  à  «  s'entendre  généreusement  et  sagement 
avec  ceux  qui  ont  prêté  leur  appui  au  gouvernement,  parce  qu'ils 
ont  beaucoup  souffert  »,  mais  ayant  aussi  la  résolution  «  d'amener 
d'anciens  adversaires  à  accepter  leur  sort  et  à  devenir  des 
citoyens  d'un  empire  uni  ».  Il  a  déclaré  la  tâche  difficile,  mais 
non  impossible.  «  N'a-t-on  pas  vu,  s' est-il  écrié,  les  descendants 
de  ceux  qui  ont  combattu  avec  Montcalm  contre  Wolff  envoyer 
en  Angleterre  un  des  leurs,  comme  le  ministre  du  Dominium?» 

Si  M.  Chamberlain  mène  à  bien  son  entreprise,  s'il  opère  la  pacifi- 
cation qu'il  annonce,  il  aura,  sinon  fait  oublier,  du  moins  atténué 
les  griefs  qu'a  soulevés  contre  lui  le  ministre  dont  on  a  dit,  comme 
il  l'a  confessé  lui-même,  qu'il  était  «  l'homme  le  plus  haï  de  son 
époque  » . 

Après  avoir  échoué  deux  fois  dans  la  formation  d'un  nouveau 
cabinet,  M.  Sagasta,  sur  les  instances  du  roi  Alphonse  XIII,  s'est 
remis  à  l'œuvre,  et  il  est  parvenu  à  édifier  une  combinaison.  Le 
parti  libéral  reste  donc  avec  lui  au  pouvoir,  mais  ce  parti  est  fort 
affaibli.  Il  a  perdu,  à  droite,  M.  Monra,  ancien  ministre,  qui,  avec 
un  groupe  de  députés  et  de  sénateurs,  s'est  rallié  aux  conserva- 
teurs, dont  le  rapprochaient  les  questions  religieuses;  à  gauche, 
M.  Canalejas  qui,  pour  le  motif  contraire,  est  allé  rejoindre  les  radi- 
caux. Il  est  peu  probable  que,  dans  de  telles  conditions,  ce  cabinet 
aU  une  longue  vie,  et  l'on  sait  que  le  chef  du  parti  conservateur, 
M.  Silvela,  s'est  déclaré  prêt  à  prendre  la  direction  des  affaires. 
L'inclination  d'Alphonse  XIII  le  porterait  sans  doute  du  côté  des 
conservateurs;  mais  le  jeune  prince  a  hérité,  dit-on,  de  la  patiente 
et  prévoyante  sagesse  de  sa  mère;  peut-être  n'a -il  tant  tenu  à 
garder  M.  Sagasta  que  pour  mieux  faire  constater  que,  si  le  vieil 
homme  d'Eut  était  obligé  de  renoncer  à  sa  tâche,  la  couronne  n'en 
avait  pas  moins  tout  fait  pour  la  lui  faciliter.  Le  roi  n'en  serait 
dès  lors  que  plus  libre,  le  ministère  actuel  venant  à  tomber,  pour 
s'adresser  à  M.  Silvela. 

Le  Directeur  :  L.  LAVEDAN. 

Lun  des  gérants  :  JULES  GERVAI8. 


l'AKJH.—  !..    i>ft  SOT*  SI   #1U,  IMPftIMJBUXS,  18,  £U1  DCS  WOUÉB  lAOTT  JACq^M. 


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le  coNe^fiwsr  de  isoi  * 


L'ULTIMATUM  LT  LE  DÉPART  DE  CONSALVI 


I 

Tandis  que  Spina  négociait  à  Paris,  la  guerre  continuât  en 
Italie,  où  la  France,  victorieuse  à  Marengo,  poursuivait  ses  succès 
contre  les  Autrichiens  et  les  Napolitains.  Pendant  les  derniers  mois 
de  l'année  1800,  l'Etat  pontifical,  ruiné  par  les  passages  de  troupes 
et  par  des  réquisitions  de  toutes  sortes,  souffrit  d'une  horrible 
misère,  et  la  cour  de  Rome  fut  livrée  à  des  angoisses  continuelles. 
«  Le  blé  et  l'argent  nous  manquent  également,  écrivait  Consalvi  à 
Spina,  et  on  ne  sait  où  les  trouver...  11  n'y  a  pas  de  force  publique. 
Les  vols  et  les  assassinats  sont  si  fréquents  que  c'est  une  horreur 
et  une  honte...  Dans  le  palais  pontifical,  même  dans  la  chambre  du 
Saint-Père,  on  brûle  de  l'huile,  faute  de  pouvoir  payer  des  chan- 
delles en  cire.  » 

Les  ennemis  de  la  France  exploitaient  contre  elle  cette  situation 
lamentable  en  la  lui  attribuant.  Pour  eux,  le  Français  c'était  néces- 
sairement l'impie,  le  jacobin,  le  spoliateur,  et  il  ne  fallait  voir  que 
duplicité  et  mauvaise  foi  dans  les  assurances  pacifiques  de  Bona- 
parte et  ses  offres  de  négociations.  Nos  soldats  justifiaient  parfois 
ces  craintes  par  des  inconvenances  et  des  manifestations  du  vieil 
esprit  révolutionnaire  dont  beaucoup  étaient  encore  animés,  Bona- 
parte n'ayant  pas  eu  le  temps  de  les  en  guérir.  C'est  ainsi  que, 
pendant  un  armistice,  deux  officiers,  mal  stylés  par  le  général 
Dupont,  vinrent  à  Rome  réclamer  en  termes  menaçants  l'expul- 
sion de  plusieurs  émigrés  :  Willot  et  quelques  Corses,  qu'ils 
prétendaient  être  enrôlés  dans  l'armée  pontificale.  Or  Willot  n'avait 
jamais  mis  le  pied  à  Rome,  et  le  Pape  n'avait  à  sa  solde  aucun  Corse, 
pour  l'excellente  raison  qu'il  n'avait  pas  encore  d'armée.  Consalvi 
se  justifia  donc  sans  peine,  mais  les  deux  officiers,  His  et  Dupin, 
n'avaient  pas  pris  le  vent  et  manquèrent  de  tact.  «  Ils  exagèrent 

*  Vay.  le  Correspondant  du  25  décembre  1901  et  des.  10  février,  25  mai  et 
10  août  1902. 

5a  LIVRAISON.   —   10   DÉCEMBRE   1902.  51 


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782  LE  CONCORDÂT  DE  1801 

beaucoup,  écrivait  le  ministre  d'Autriche  Ghislieri,  la  force  et 
l'invincibilité  de  leur  armée.  Ils  disent  sans  mystère  que  Tannée 
française  viendra  elle-même  chasser  les  émigrés  français  et  corses, 
si  le  Pape  ne  le  fait  pas.  Ils  reçoivent  chez  eux  et  traitent  familiè- 
rement les  patriotes  romains;  ils  affectent  de  faire  voir  au  spec- 
tacle et  aux  promenades  leurs  uniformes  et  leurs  panaches,  malgré 
tout  ce  que  le  secrétaire  d'Etat  leur  a  représenté  sur  la  mauvaise 
impression  que  la  cocarde  tricolore  pouvait  faire  sur  l'esprit  des 
Romains.  Ils  puivent  enfin  le  système  de  Basscville,  de  Duphot, 
pour  exciter  une  révolte  et  avoir  par  là  un  prétexte  pour  traiter 
hostilement  l'Etat  du  Pape.  »  Pie  VII  avait  déjà  pris  la  résolution 
de  s'enfuir  devant  une  seconde  invasion  française,  ne  fût- elle,  en 
apparence,  qu'une  occupation  pacifique.  Même  quand  cette  crainte 
fut  dissipée,  il  était  navré  de  voir  son  peuple  épuisé  par  les  réqui- 
sitions au  point,  dit  Gonsalvi,  «  que,  dans  son  désespoir,  il  déclara 
un  jour  qu'il  allait  mettre  la  clé  sous  la  porte  plutôt  que  de  se  faire 
le  bourreau  de  ses  sujets  et  de  leur  sucer  le  sang  jusqu'à  la  dernière 
goutte  ».  Cependant  l'incident  des  deux  officiers  n'eut  pas  de  suites 
et  les  événements  ultérieurs  démontrèrent  que  Ghislieri  nous  calom- 
niait. Bonaparte  ne  cessait  de  recommander  à  ses  généraux  de 
respecter  le  territoire  pontifical.  «  Paix  et  considération  pour  le 
Pape»,  écrivait- il  le  9  octobre  1800  à  Brune. 

Au  commencement  de  1801,  Murât  reçut  l'ordre  d'exiger  des 
Napolitains  l'évacuation  de  l'Etat  romain  pour  laisser  le  Pape 
maître  chez  lui  et  de  marcher  contre  eux  en  cas  de  refus.  Mais 
le  général  «  doit  traiter  la  cour  de  Rome  comme  une  puissance 
amie.  Il  doit  témoigner  dans  toutes  les  occasions  que  le  gouver- 
nement a  beaucoup  d'estime  pour  le  Pape  ».  Les  Napolitains  ne 
se  hasardèrent  point  à  la  lutte  et  s'empressèrent  de  conclure  un 
armistice  qui  se  changea  bientôt  en  paix  provisoire.  Murât  avait 
compris.  Il  allégea  de  son  mieux  les  charges  du  passage  des 
troupes,  traita  les  prélats  avec  affabilité  et  vint  à  Rome,  où  sa 
belle  prestance  et  ses  manières  séduisantes  lui  conquirent  des 
sympathies  durables.  Les  dépêches  de  Gonsalvi  le  qualifient  alors 
iïottimo  générale  Murât.  À  la  même  époque,  Bonaparte  disait  à 
Lucchesini,  ministre  de  Prusse  à  Paris  :  «  La  République  française 
est  la  seule  puissance  qui  prenne  quelque  intérêt  à  l'existence 
politique  du  chef  de  l'Eglise  catholique.  »  Tout  le  monde  sait  enfin 
que,  dans  son  audience  de  congé,  Gacault  lui  ayant  demandé 
comment  il  fallait  agir  avec  le  Pape,  il  répondit  par  ce  mot 
superbe  :  «  Traitez-le  comme  s'il  avait  deux  cent  mille  hommes!  » 

Au  printemps  de  1801,  la  France  avait  donc  accentué,  dans  sa 
politique  extérieure,  l'attitude  nouvelle  qu'elle  avait  prise,  après 


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LE  CONCORDÂT  DE  1891  785 

la  bataille  de  Marengo,  vis-à-vis  du  Pape,  auquel,  de  son  côté,  ses 
devoirs  de  pontife  et  ses  intérêts  de  prince  temporel  commandaient 
également  de  traiter  avec  elle.  Gacaalt  avait  toute  chance  d'être 
écouté  en  négociant  au  nom  de  l'homme  extraordinaire  dont  le 
prestige  grandissait  chaque  jour,  qui  venait  de  conclure  la  paix 
avec  l'Autriche,  qui  tenait  dans  ses  mains  le  sort  de  l'Italie  et  déjà 
pariait  en  maître  dans  une  grande  partie  de  l'Europe. 

II 

A  la  fin  du  seizième  siècle,  saint  François  de  Sales  écrivait  de 
Rome  :  «  Rien  ne  se  fait  ici  qui  n'ait  été  pesé  et  contre- pesé  par 
MM.  les  Cardinaux.  »  L'observation  est  restée  juste,  et  le  Sacré 
Collège  forme  toujours  le  grand  conseil  d'Etat  de  l'Eglise,  mais 
un  conseil  d'Etat  dont  la  jurisprudence  n'est  point  contingente, 
suspecte  et  soumise  aux  fluctuations  de  la  politique,  parce  qu'il 
se  compose  de  membres  inamovibles  et  choisis  pour  leur  compé- 
tence, et  parce  qu'il  obéit  à  des  traditions  séculaires  et  à  des 
principes  fixes  :  corps  délibérant  qui  est  aujourd'hui  le  plus  ancien 
du  monde  et  dont  les  lumières,  l'indépendance  et  le  désintéres- 
sement n'ont  jamais  été  contestés  par  quiconque  a  traité  une 
affaire  sérieuse  en  cour  de  Rome.  Personne  n'ignore  que  ce  conseil 
est  divisé  en  sections  particulières  qu'on  appelle  Congrégations 
et  qui  répondent  aux  diverses  nécessités  du  gouvernement  de 
l'Eglise.  Les  graves  difficultés  qui  surgirent  au  moment  de  la 
Révolution  française  exigèrent  des  délibérations  spéciales  et  plus 
solennelles,  et  Pie  VI  prit  l'habitude  de  consulter  une  élite  de 
cardinaux  choisis  à  son  gré  parmi  les  plus  versés  dans  les  ques- 
tions importantes  qu'il  fallait  résoudre.  Ainsi  naquit  la  Congré- 
gation des  affaires  extraordinaires ,  qui  n'a  point  cessé  de  fonc- 
tionner depuis  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  l'Eglise  n'ayant  point 
cessé  de  passer  par  des  épreuves  extraordinaires.  Pour  examiner 
le  projet  de  convention  rédigé  par  Bonaparte,  Pie  VII  désigna 
d'abord  trois  cardinaux,  Antonelli,  Carandini  et  Gerdil,  chargés 
d'étudier  le  texte  et  de  proposer  les  additions  ou  les  changements 
qu'il  fallait  y  introduire.  Leur  travail  devait  être  soumis  ensuite 
à  douze  cardinaux  présidés  par  le  Pape,  qui  déciderait.  C'est  ce 
qu'on  appela  la  Petite  congrégation  et  la  Congrégation  parti- 
culière. Di  Pietro  fut  l'âme  de  Tune  et  de  l'autre. 

Les  cardinaux  appelés  à  se  prononcer  sur  les  propositions  de 
Bonapartç  avaient  tous  été  victimes  des  Français  et  de  la  Répu- 
blique romaine  de  1798  qui  leur  avait  infligé  la  ruine,  l'exil  ou  la 
prison.  Huit,  par  ordre  de  Berthier,  avaient  été,  pendant  un  mois, 


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7H«  LE  CONCORDAT  DE  lfiOt 

détenus  dans  an  couvent  du  Corso,  puis  chassés  du  territoire  de 
la  République,  avec  défense  d'y  rentrer  sous  peine  de  mort.  Le 
doyen  du  Sacré  Collège,  Albani,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans, 
avait  joué  un  rôle  important  dans  deux  conclaves.  Il  avait  réussi  & 
faire  nommer  Pie  VI  contre  les  candidats  de  la  mafson  de  Bourbon 
et  du  Pacte  de  famille,  malgré  Bernis,  auquel  il  lança  un  mot 
cruel  au  cours  d'une  altercation  célèbre.  Il  ôla  sa  barrette  et  la 
montrant  à  main  tendue  au  protégé  de  Mme  de  Pompadour  lui  cria  : 
<(  Sache  Voire  Eminence  que  ce  n'est  pas  une  courtisane  qui  m'a 
mis  cela  sur  la  tète  à  moi!  »  C'est  lui  qui  cédant  aux  habiles 
suggestions  de  Maury  et  de  Consalvi1,  avait  décidé  l'élection  du 
cardinal  Chiaramonti,  après  plusieurs  semaines  de  scrutins  stériles. 
Il  causait  beaucoup  et  passait  pour  ne  pas  garder  les  secrets.  Aussi 
Pie  VU  avait-il  songé  à  le  laisser  en  dehors  de  la  négociation.  11  ne 
l'osa  point  &  cause  de  sa  qualité  de  doyen.  Il  paraît  que  cette  fois 
il  tint  sa  langue. 

Braschi,  neveu  de  Pie  VI  (ce  qu'on  appelait  alors  cardinal-neveu), 
camerlingue  et  secrétaire  des  brefs  possédait,  à  défaut  de  talents 
remarquables,  une  longue  expérience  des  affaires  et  une  intégrité 
parfaite. 

Carandini,  oncle  de  Consalvi,  jurisconsulte  renommé,  chargé 
de  la  haute  direction  de  la  justice,  s'était  rendu  célèbre  pour  avoir 
terminé  sept  mille  procès  en  trois  ans. 

Doria  Pampbili  était  surnommé  le  bref  du  Papç  à  cause  de  sa 
petite  taille.  Secrétaire  d'Etat  au  moment  de  l'invasion  française, 
il  avait  montré  quelque  faiblesse;  mais  il  connaissait  l'Europe  pour 
avoir  été  nonce  à  Madrid  et  à  Paris. 

Le  célèbre  Gerdil,  le  plus  âgé  de  tous  les  cardinaux,  touchait  à 
la  fin  d'une  carrière  illustrée  par  une  science,  une  piété  et  une 
modestie  profondes.  Il  mourut  en  1802,  après  avoir  eu  le  temps  de 
donner  son  avis  et  d'aider  à  rédiger  les  articles  de  la  convention 
dans  notre  langue  qu'en  sa  qualité  de  Savoyard  il  avait  parlée  dès 
son  enfance. 

Roverella,  bel  esprit  et  versé  dans  le  droit,  était  connu  pour  son 
opposition  aux  réformes  administratives,  pourtant  excellentes,  de 
Consalvi.  Comme  Doria,  il  plia  plus  tard  devant  Napoléon  et  fut  de 
ceux  qui  ayant  assisté  au  mariage  impérial  obtinrent  de  garder  la 
couleur  cardinalice,  laquelle,  cette  fois,  suivant  la  remarque  spiri- 
tuelle du  P.  Rinieri,  n'était  point  le  rouge  romain. 

Délia  Somaglia,  préfet  de  la  Congrégation  des  Rites,  était  estimé.de 
tout  le  Sacré  Collège  pour  son  intelligence  et  sa  fermeté  de  caractère. 

4  Consalvi  était  secrétaire  du  conclave. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  785 

Ces  qualités  brillaient  à  un  plus  haut  degré  encore  dans  un 
homonyme  du  célèbre  ministre  de  Pie  IX,  par  lequel  il  ne  méritait 
point  d'être  éclipsé»  Antonelli  qui,  chef  de  l'opposition  sous 
Clément  XIV,  avait  défendu  les  Jésuites  avec  courage  et  combattu 
avec  science  les  préventions  régaliennes  des  petits  souverains 
d'Italie.  On  citait  sa  réponse  &  l'officier  français  qui  lui  avait  enjoint 
de  quitter  la  pourpre  :  «  Un  soldat  se  déshonore  en  abandonnant 
et  en  souillant  son  uniforme.  Un  cardinal  se  déshonore  en  renonçant 
par  peur  à  porter  la  livrée  du  chef  de  l'Eglise.  »  Devenu,  à  cause 
de  cette  attitude,  très  populaire  auprès  des  Romains,  connu  et 
estimé  de  divers  souverains,  Antonelli  était  le  personnage  le  plus 
en  vue* du  Sacré  Collège  et  peut-être  celui  dont  l'opinion  comptait 
le  plus.  Malgré  sa  défiance  de  la  France,  il  désirait  passionnément 
la  voir  réconciliée  avec  le  Saint-Siège,  et  il  écrivait  à  Bernier  qu'une 
fois  la  chose  faite,  il  chinterait  de  bon  cœur  son  Nunc  dimittis, 
comme  le  vieillard  Siméon. 

Deux  cardinaux  de  moindre  importance,  Caraffa  et  Borgia,  com- 
plétaient, avec  Consalvi  et  Di  Pietro,  le  nombre  des  membres  de 
la  Congrégation  particulière. 

Comme  au  début  de  la  négociation,  le  secret  du  Saint-Office  fut 
imposé  à  tous  et  prescrit  plus  rigoureusement  encore.  «  La 
moindre  révélation  produirait  des  conséquences  très  funestes. 
Chaque  cardinal  étudiera  les  questions  par  lui-même,  sans  con- 
sulter ni  théologien  ni  secrétaire.  Chacun  apportera  son  vote  écrit 
de  sa  propre  main  et  veillera  scrupuleusement  à  ce  qu'aucun  fami- 
lier ne  puisse,  ni  le  jour  ni  la  nuit,  se  procurer  le  moindre  rensei- 
gnement sur  cette  affaire,  qui  est  certainement  une  des  plus  graves 
que  le  Saint-Siège  ait  jamais  eues  à  traiter1.  » 

Le  Premier  consul  entendait  que  tout  fût  terminé  très  rapide- 
ment, et  il  avait  parlé  de  célébrer  dans  une  même  cérémonie  la 
paix  avec  l'Eglise  et  la  ratification  de  la  paix  avec  l'Autriche  :  «  On 
a  mis  immédiatement  la  main  à  l'œuvre,  écrivait  Consalvi  à  Spina, 
et  nous  ferons  tous  nos  efforts  pour  que  tout  aille  très  vite.  Cepen- 
dant, qu'on  réfléchisse  que  vous  avez  discuté  pendant  cinq  mois  à 
Paris  et  qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'en  finir  en  très  peu  de  jours,  et  à 
plus  forte  raison  d'être  prêt  pour  la  ratification  de  la  paix  avec 
l'empereur.  Nous  ferons  plus  que  marcher  :  nous  volerons,  et  c'est 
tout  ce  qu'on  peut  nous  demander.  La  nécessité  de  quelque  délai 
ressort  de  la  gravité  même  de  la  matière  la  plus  importante  qu'on 
ait  jamais  discutée  et  qui  autrefois  eût  été  l'œuvre  d'un  concile 
général.  »  Et  vraiment,  pour  quiconque  connaît  les  habitudes 

1  Avis  de  Coosilvi  aux  cardinaux  de  la  Congrégation  particulière. 


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786  LE  COHCORDÀT  DE  1801 

romaines,  il  est  évident  que  jamais  délibération  plus  considérable 
ne  fut  menée  plus  activement  et  plus  rapidement.  Discussions 
multipliées,  approfondies  et  minutieuses  de  chaque  article  et  de 
chaque  expression,  séances  de  jour  et  séances  de  nuit,  interven- 
tion personnelle  du  Pape,  efforts  sincères  pour  concilier  les  exi- 
gences de  Bonaparte  avec  les  principes  et  les  formes  auxquels 
l'Eglise  ne  saurait  renoncer,  rien  ne  fut  négligé  de  ce  qui  pouvait 
amener  un  résultat  prompt  et  décisif.  «  Chaque  parole  coûte  des 
sueurs  de  sang  »,  ajoutait  Gonsalvi,  et  Cacault  lui-même  constate, 
en  assaisonnant  son  jugement  de  quelque  épigramme,  que  ces 
pauvres  cardinaux  surmenés  agissaient  vraiment  en  toute  cons- 
cience, ne  s'inspirant  que  des  motifs  les  plus  élevés  :  a  J'ai  eu 
hier  une  audience  du  Pape  :  l'effusion  de  ses  sentiments  pour  la 
France,  pour  le  Premier  consul,  a  été  tout  ce  qu'on  peut  désirer; 
mais  le  dogme  lui  impose  une  loi  qu'il  n'est  pas  en  son  pouvoir 
d'outrepasser...  On  est  croyant  plus  véritablement  ici  qu'on  ne 
l'imagine  en  France,  et  les  vieux  cardinaux  qui  ont  passé  leur  vie 
dans  les  plaisirs  n'en  ont  pas  moins  nourri  dans  leur  âme  la  foi 
dont  ils  se  consolent  à  la  fin  de  leur  carrière.  Ces  hommes-là 
doivent  être  poussés  délicatement  en  pareille  matière. 

«  Les  douze  cardinaux  appelés  par  le  Pape  à  l'examen  de  notre 
affaire  sont  les  plus  graves  et  savants,  et  revêtus  des  premières 
dignités.  Le  cardinal  Gerdil,  qui  est  de  Turin,  homme  savant  et 
fort  pieux,  a  travaillé  dans  cette  affaire  avec  un  bon  esprit,  ainsi 
que  le  cardinal  Doria,  autrefois  nonce  à  Paris.  » 

Naturellement,  tous  les  cardinaux  n'étaient  pas  aussi  bien 
disposés  que  Gerdil  et  Doria,  et  le  vieux  tenant  de  la  maison  d'Au- 
triche, Albani,  adressait  au  Pape  un  mémoire  en  forme  de  ques- 
tionnaire tout  imprégné  de  défiance  contre  nous  :  «  Qui  fait  les 
concessions?  Le  Pape,  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  qui  ne  doit  pas 
oublier,  en  négociant,  l'éclat  et  la  grandeur  de  la  dignité  pontifi- 
cale. À  qui  les  fait-il?  A  un  ramassis  d'athées,  d'incrédules  et  de 
sectaires.  Pourquoi  les  fait-il?  Pour  rétablir  la  religion.  Il  faut 
alors  un  acte  public  et  solennel  qui  répare  tous  les  scandales 
donnés  par  la  République  française.  Quelles  concessions  fait  il? 
D'inouïes,  les  plus  considérables  qu'on  ait  jamais  demandées  à 
l'Eglise.  Le  Saint- Père  ne  saurait  donc  prendre  trop  de  précautions 
pour  assurer  d'une  manière  durable  le  bien  spirituel  de  la  nation.  » 

Les  collègues  d'Albani  ne  croyaient  pas  à  la  possibilité  d'exiger 
un  acte  public  et  solennel  de  réparation,  mais  ils  furent  unanimes 
à  décider  que  le  texte  de  Bonaparte  ne  pouvait  être  admis  sans 
additions  et  sans  modifications.  L'exposé  que  nous  avons  fait  plus 
haut  de  la  négociation   de  Spina  nous  dispense  d'explications 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  187 

détaillées  qui  seraient  des  redites.  La  principale  difficulté  portait 
sur  l'article  premier  du  titre  premier  qui  constituait  aux  yeux  de 
Rome  la  base  même  du  traité,  sa  seule  raison  d'être  et  le  principe 
d'où  découlaient  toutes  les  autres  stipulations.  <c  Le  gouvernement 
de  la  République  française,  reconnaissant  que  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine,  est  la  religion  de  la  grande  majorité 
des  citoyens  français...  »  Cet  énoncé  sec  et  stérile1  d'un  fait  histo- 
rique avait  remplacé  les  déclarations  rassurantes  et  les  garanties 
des  premiers  projets.  À  cette  Eglise  qui,  après  avoir  régné  et 
dominé  pendant  des  siècles,  avait  été  persécutée  si  violemment,  et 
dont  les  croyances  et  la  morale  étaient  encore  contredites  par 
toute  une  législation  impie;  à  ce  culte  longtemps  proscrit  qui  ne 
jouissait  que  d'une  tolérance  précaire,  encore  refusée  à  beaucoup 
de  prêtres  émigrés,  le  gouvernement  français  n'assurait  explicite- 
ment ni  protection  ni  liberté  complète.  Il  demandait  les  privilèges 
des  gouvernements  catholiques  sans  adhérer  au  catholicisme,  et 
ses  exigences  étaient  hors  de  toute  proportion  avec  ses  engagements. 

Le  second  point  qui  souleva  de  longues  discussions  fut  la  nomi- 
nation des  évèques.  Le  renouvellement  intégral  de  l'êpiscopat,  la 
démission  imposée  aux  titulaires  de  tous  les  sièges  existants  causait 
au  Pape  une  peine  et  une  anxiété  dont  nous  avons  déjà  parlé.  La 
force  manquait  à  sa  main  pour  frapper  un  coup  si  douloureux,  per 
vibrare  un  colpo  sidoloroso.  11  aurait  voulu  que  le  gouvernement 
conservât  tous  ceux  dont  il  n'avait  pas  de  raison  de  se  défier  et  ne 
remplaçât  que  les  royalistes  trop  avérés.  Si  enfin,  malgré  toutes  les 
supplications,  le  Premier  consul  s'obstinait  à  les  renvoyer  tous,  on 
estimait  à  Rome  qu'il  fallait  y  mettre  plus  de  formes,  le  dire  en 
termes  plus  doux,  chercher  les  moyens  d'éviter  les  clameurs  et  le 
scandale,  et  ne  point  irriter  la  plaie  au  lieu  de  la  guérir. 

Le  Premier  consul  avait  dit  :  «  Le  Saint-Siège  reconnaît  l'alié- 
nation des  biens  ecclésiastiques.  »  Il  parut  aux  cardinaux  que  ce 
verbe  impliquait  une  sorte  de  ratification  et  d'approbation  des 
spoliations  accomplies,  et  le  mot  reconnaît  fut  remplacé  par  l'en- 
gagement de  ne  point  inquiéter  la  conscience  des  acquéreurs  et  de 
ne  point  exiger  d'eux  la  restitution. 

On  jugea  aussi  que  le  serment  d'obéissance  aux  lois  ne  pouvait 
être  prêté  sans  distinction,  à  cause  des  lois  comme  celle  du  divorce. 
D'autres  changements  et  additions  de  détail  furent  introduits  dans 
les  formules  de  Bonaparte  ;  et  pour  qui  accuserait  les  Romains  de 
minutie  et  de  prudence  exagérée,  je  cite  un  exemple  qui  les  justifie. 
Le  projet  de  Bonaparte  renfermait  l'article  suivant  :  «  Sa  Sainteté 

«  ArUcolo  stérile,  c'est  ainsi  que  le  qualifie  Pie  VII  dans  sa  lettre  à 
Bonaparte. 


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788  LE  CONCORDAT  DE  1801 

reconnaît  dans  le  gouvernement  français  actuel  les  mêmes  droits  et 
privilèges  dont  jouissaient  les  rois  de  France  avant  la  Révolution 
et  le  changement  de  gouvernement.  »  A  Rome,  on  modifia  ainsi  la 
phrase  :  «  Le  gouvernement  de  la  République  française  jouira  des 
mêmes  privilèges,  reconnus  par  le  Saint-Siège,  dont  jouissaient  les 
rois  de  France  avant  la  Révolution.  »  La  phrase  manquait  d'élé- 
gance, et,  à  Paris,  Consalvi  consentit  à  la  suppression  des  mots 
reconnus  par  le  Saint-Siège,  estimant  que  le  sens  restait  absolu- 
ment le  même.  L'article  ainsi  allégé  est  devenu  le  seizième  du  Con- 
cordat. Or,  le  23  avril  1883,  le  Conseil  d'Etat,  appelé  à  donner  son 
avis  sur  le  droit  revendiqué  par  le  gouvernement  de  suspendre  les 
traitements  ecclésiastiques,  s'exprime  ainsi  :  «  Considérant  que  ce 
droit  a  existé  à  toute  époque  et  s'est  exercé  dans  l'ancien  régime 
par  voie  de  saisie  du  temporel... ;  qu'il  n'a  pas  été  abrogé  par  la 
législation  concordataire  et  que  son  maintien  résulte  de  l'article  16 
de  la  convention  du  26  messidor  an  IX  qui  a  formellement  reconnu 
au  chef  d'Etat  les  droits  et  prérogatives  autrefois  exercés  par  les 
rois  de  France...  » 

Ainsi  le  Saint-Siège  a  reconnu  au  gouvernement  le  droit  de 
saisir  le  temporel  ecclésiastique  et  de  supprimer  le  traitement  des 
pauvres  curés  I  J'estime  que  les  conseillers  d'Etat  qui  ont  fait  cette 
surprenante  découverte  afin  de  sanctionner  par  l'autorité  de  l'Eglise 
une  iniquité  qu'elle  réprouve,  ont  rendu  un  service  et  non  point 
un  arrêt. 

Voici  Je  texte  français  du  projet  de  convention  qui  sortit  des 
longues  délibérations  des  cardinaux  et  qui  fut  aussi  rédigé  en  latin. 

PROJET  DE  CONVENTION  APPROUVÉ  PAR  SA  SAINTETÉ 
ET  TRANSMIS  A  PARIS 

CONVENTION    ENTRE   SA    SAINTETÉ    LE    PAPE    PIE    VII    ET   LE    GOUVERNEMENT 

FRANÇAIS 


Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaît  que  la 
religion  catholique,  apostolique,  romaine  est  la  religion  de  la  grande 
majorité  des  citoyens  français.  Animé  par  les  mêmes  sentiments  et 
professant  la  même  religion,  il  protégera  la  liberté  et  la  publicité  de 
son  culte;  il  la  conservera  dans  toute  la  pureté  de  ses  dogmes  et  dans 
l'exercice  de  sa  discipline.  Les  lois  et  décrets  contraires  à  la  pureté 
de  ses  dogmes  et  au  libre  exercice  de  sa  discipline  seront  annulés. 


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LB  CONCORDAT  DE  1801  789 

II 

11  sera  fait  par  le  Saint-Siège,  de  concert  avec  le  gouvernement, 
une  nouvelle  circonscription  des  diocèses  français;  leur  nombre  sera 
réduit  de  telle  manière,  néanmoins,  qu'il  suffise  aux  besoins  spirituels 
des  Qdèles. 

III 

Sa  Sainteté  témoignera  aux  évêques  légitimes  la  juste  et  ferme 
persuasion  où  Elle  est  de  leur  disposition  à  se  prêter  à  tout  sacrifice 
que  pourra  exiger  d'eux  la  paix  et  l'unité  de  l'Eglise.  D  après  cette 
exhortation,  le  Saint-Père,  pour  ne  point  retarder  davantage  le  réta- 
blissement de  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  en  France, 
prendra  les  mesures  convenables  pour  le  bien  de  la  religion  et  pour  le 
plein  effet  de  la  nouvelle  circonscription  conformément  à  l'objet  qu'il 
s'est  proposé  en  l'approuvant. 

IV 

Le  Premier  consul,  professant  la  religion  catholique,  nommera  aux 
archevêchés  et  évêchés  de  la  nouvelle  circonscription  dans  les  pre- 
miers trois  mois  qui  suivront  la  publication  de  la  Bulle  de  Sa  Sainteté, 
concernant  la  circonscription  susdite,  et  Sa  Sainteté  donnera  à  ceux 
qui  seront  ainsi  nommés  l'institution  canonique  dans  les  formes  éta- 
blies dans  le  Concordat  entre  Léon  X  et  François  Ier. 

V 

Les  nominations  aux  évêchés  qui  viendront  à  vaquer  se  feront 
également  par  le  Premier  consul,  et  l'institution  sera  donnée  par  le 
Saint-Siège,  en  conformité  de  l'article  précédent. 

YI 

Les  archevêques  et  les  évêques,  avant  d'entrer  en  fonctions,  prête- 
ront directement,  entre  les  mains  du  Premier  consul,  le  serment  de 

fidélité. 

VII 

La  formule  du  serment  sera  celle-ci  :  «  Je  promets  obéissance  et 
fidélité  au  gouvernement  établi  par  la  Constitution  de  la  République 
française.  » 

VIII 

Les  ecclésiastiques  de  second  ordre  prêteront  le  même  serment 
entre  les  mains  des  autorités  civiles  désignées  par  le  gouvernement. 

IX 

La  prière  suivante  sera  récitée  dans  toutes  les  églises  catholiques 
de  France,  à  la  fin  de  l'office  divin  :  Domine,  salvam  fac  Rem  Gàlli- 


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790   .  LE  CONCORDÂT  DE  1801 

canam  et  exaudi  nos  in  die  qua  invocaverimus  Te.  Ou  celle-ci  : 
Domine,  salva  Galliœ  consules  et  exaudi  nos  in  die  qua  invoca- 
verimus  Te. 

X 

Les  évoques,  de  concert  avec  le  gouvernement,  feront  une  nouvelle 
circonscription  des  paroisses  dans  leurs  diocèses  respectifs,  bien 
entendu  qu'il  soit  pourvu  aux  besoins  spirituels  des  fidèles. 

XI 

Ils  nommeront  à  toutes  les  cures  et  choisiront  des  pasteurs  doués 
des  qualités  requises  par  les  lois  de  l'Eglise  pour  le  bien  spirituel  de 
leurs  troupeaux  pacifiques,  et  qui  n'auront  pas  démérité  la  confiance 
du  gouvernement. 

XII 

Ils  pourront  avoir  des  séminaires  et  conserver  à  volonté  des  cha- 
pitres, mais  sans  obligation  de  dotation  de  la  part  du  gouvernement. 

XIII 

Toutes  les  églises  métropolitaines,  cathédrales,  paroissiales  et  les 
autres,  non  aliénées,  seront  remises  à  la  disposition  du  culte  catholique. 

XIV 

Le  Saint-Père,  afin  de  coopérer  autant  qu'il  est  en  lui  à  la  tran- 
quillité de  la  France,  qui  serait  entièrement  troublée  par  la  répétition 
des  biens  ecclésiastiques  aliénés  par  la  République,  et  particulièrement 
pour  ne  point  retarder  le  rétablissement  de  la  religion  catholique,  eu 
égard  à  l'importance  de  l'objet  et  à  la  multitude  des  acquéreurs, 
dispense,  à  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  les  acquéreurs  catholiques, 
ou  qui  s'étant  éloignés  de  l'unité  de  l'Eglise  y  feront  retour,  de  toute 
restitution,  soit  des  biens-fonds,  soit  des  fruits  perçus  ou  à  percevoir. 
Il  déclare  aussi  que  les  autres  ne  seront  pas  inquiétés  dans  leur  posses- 
sion des  dits  biens,  ni  par  Lui,  ni  par  ses  successeurs. 

XV 

Le  gouvernement  se  charge  d'un  traitement  convenable  aux  évéques 
dont  les  diocèses  sont  compris  dans  la  nouvelle  circonscription,  ainsi 
qu'aux  curés  de  leurs  diocèses. 

XVI 

Il  prendra  des  mesures  pour  que  les  catholiques  français  puissent, 
site  le  veulent,  faire  en  faveur  des  églises  des  fondations  assujetties 
aux  charges  de  l'État. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  791 

XVII 

Le  gouvernement  de  la  République  française  jouira  des  mêmes 
privilèges,  reconnus  par  le  Saint-Siège,  dont  jouissaient  les  rois  de 
France  avant  la  Révolution  et  le  changement  du  gouvernement. 

Quelques  variantes  étaient  indiquées  comme  des  concessions 
auxquelles  le  plénipotentiaire  pourrait  souscrire  en  cas  de  néces- 
sité. Ainsi,  dans  le  premier  article,  «  étant  dans  la  même  religion  » 
était  substitué  à  «  professant  la  même  religion  ».  Tous  les  obstacles 
remplaçaient  les  lois  et  décrets.  Dans  l'article  VII  il  y  avait  seu- 
lement :  «  Je  promets  obéissance  au  gouvernement:  »  L'article  XII 
sur  les  séminaires  et  chapitres  pouvait  être  omis  dans  la  conven- 
tion pour  être  inséré  dans  la  Bulle. 

En  résumé,  si  l'on  veut  bien  comparer  ce  texte  à  la  lettre  du 
cardinal  Martiniana,  on  verra  que  le  Premier  consul  obtenait  en 
substance  tout  ce  qu'il  avait  demandé  et  que  Pie  VII  avait  bien 
quelque  raison  d'espérer.  «  Le  Pape,  écrivait  Gacault  le  26  avril  1801, 
est  dans  la  persuasion  que  le  Premier  consul  sera  content.  Nous 
ne  différons,  dit-il,  que  par  les  tournures  et  les  expressions.  Je 
lui  donne  tout  ce  qu'il  m'a  demandé,  mais  à  l'égard  des  formes 
dont  je  ne  puis  me  départir,  il  est  juste  qu'il  me  laisse  parler  à 
ma  manière.  Sa  Sainteté  est  persuadée  que  dans  une  heure  de 
conversation  avec  le  Premier  consul,  Elle  serait  parfaitement 
d'accord  avec  lui.  » 

Le  projet  officiel  destiné  au  gouvernement  français  fut  accom- 
pagné de  diverses  pièces  qui  le  complétaient  et  devaient  en  faci- 
liter l'acceptation  :  un  mémoire  exposant  pour  quelles  raisons 
Rome  n'avait  pu  se  contenter  purement  et  simplement  du  texte 
français,  des  pouvoirs  de  plénipotentiaire  pour  Spina  et  de  nou- 
velles instructions  pour  le  guider,  un  bref  laudatif  à  Bernier  pour 
stimuler  sa  bonne  volonté,  un  projet  de  bulle  de  ratification  et 
enfin  une  lettre  en  italien  adressée  au  Premier  consul  et  écrite  en 
partie  de  la  main  même  du  Pape.  Il  était  recommandé  à  Spina  de 
faire  tous  ses  efforts  pour  que  la  convention  ne  fût  pas  signée 
par  le  ministre  des  relations  extérieures  et  pour  qu'elle  ne  portât 
point  la  date  républicaine.  «  Il  serait  inconvenant  qu'au  bas  d'un 
traité  religieux  conclu  avec  le  Saint-Siège  figurât  à  côté  de  la 
signature  du  plénipotentiaire  pontifical  celle  d'un  évêque  qui  a 
été  le  premier  à  consommer  le  schisme  en  France  et  qui  a  dévié 
du  droit  chemin  avec  tant  de  scandale  pour  s'abandonner  aux  plus 
graves  excè3 *.  Il  faudra  aussi  que  Mgr  l'Archevêque  ait  l'œil  ou- 

*  L'inconvénient  que  Ton  redoutait  à  Rome  ne  put  être  évité.  Talleyrand 


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792  LE  CONCORDAT  DE  1801 

vert  pour  éviter  un  autre  inconvénient  très  grave,  celui  de  la  date 
républicaine.  Le  nouveau  calendrier  est  une  invention  diabolique 
tendant  à  faire  oublier  les  dimanches  et  les  fêtes  du  christianisme 
et  il  est  opposé  à  la  division  du  temps  par  semaines,  laquelle  a  été 
prescrite  par  Dieu  lui-même  lorsqu'il  a  sanctifié  le  septième  jour.  » 

La  lettre  à  Bonaparte  soulevait  une  question  d'étiquette  inté- 
ressante. Gomment  fallait-il  qualifier  le  Premier  consul?  Les  titres 
que  le  Pape  donne  aux  princes  catholiques  varient  suivant  leur 
dignité.  Les  empereurs  et  rois  sont  nommés  Cartssimi  in  Christo 
filii  nostri;  les  princes  appartenant  aux  familles  royales  ou  gou- 
vernant des  territoires  de  moindre  importance  :  Dilectissimi  in 
Christo  filii  nostri;  les  princes  romains  et  autrefois  les  doges  de 
Venise  :  Dilecti  filii  ou  Nobiles  viri.  Pie  VII,  qui  avait  facilement 
deviné  Napoléon  dans  Bonaparte,  le  traita  comme  les  grands 
souverains,  et  Spina  fut  invité  à  faire  ressortir  la  signification  du 
«  Carissime  in  Christo  filinoster  ».  La  lettre  elle-même  dont  nous 
donnerons  le  texte  original  que  nous  croyons  encore  inédit  était 
écrite  dans  un  langage  dont  il  est  impossible  de  méconnaître 
l'élévation,  l'accent  de  loyauté  cordiale  et  la  modération  parfaite. 
Je  n'y  vois  pas  trace  de  la  manière  vétilleuse,  malveillante  et 
dissimulée  que  Talleyrand  reprochait  à  la  cour  de  Rome,  en  attri- 
buant au  gouvernement  français  seul  le  mérite  d'avoir  discuté 
avec  franchise ,  avec  générosité,  avec  la  plus  libérale  justice  {. 

«  La  souveraine  importance  de  l'objet  dont  il  s'agit  n'a  point 
échappé  à  la  perspicacité  dont  Dieu  vous  a  doué.  C'est  la  raison 
qui  nous  oblige  à  vous  ouvrir  tout  notre  cœur  paternel  avec  la 
confiance  que  nous  inspirent  vos  déclarations  réitérées,  ne  doutant 
pas  que  vous  ne  vouliez  éterniser  votre  nom  par  la  plus  éclatante 
de  toutes  les  gloires,  en  rendant  aux  Français  la  religion  de  leurs 
pères  et  en  établissant  sur  cette  base  assurée  le  vrai  bonheur  et 
le  prestige  d'une  nation  si  puissante.  Nous  vous  parlerons  avec 
cette  loyauté,  avec  cette  candeur  qui  nous  est  propre  et  qui  doit 
être  le  langage  d'un  père  s'alressant  à  son  fils.  » 

Le  Pape  insiste  sur  la  nécessité  d'une  déclaration  explicite  en 
faveur  de  la  religion,  sur  les  ménagements  dus  aux  évêques,  sur 
la  nécessité  des  séminaires  et  des  chapitres.  Il  demande  le  retour 
des  ecclésiastiques  émigrés  et  promet  toute  son  indulgence  en 
faveur  des  prêtres  mariés  dont  il  avait  jugé  qu'il  valait  mieux  ne 

n'a  point  signé  la  convention  du  15  juillet  1801  parce  qu'il  ne  se  trouvait 
pas  à  Paris,  mais  son  nom  ligure  au-dessous  de  celui  de  Bonaparte  dans 
lacté  de  ratification  du  mois  de  septembre  dont  nous  publierons  le  fac- 
similé. 
1  Lettre  de  Talleyrand  à  Gacault  du  19  mai  1S01. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  793 

pas  parler  dans  la  convention  officielle.  Il  voulut  écrire  la  fin  de 
la  lettre  de  sa  propre  main  et  il  y  mit  toute  son  âme  de  Pontife 
à  la  fois  très  doux  et  très  ferme,  prêt  à  toutes  les  concessions  que 
lui  permettait  sa  conscience,  mais  décidé  à  ne  pas  franchir  les 
limites  qu'elle  traçait  devant  lui  :  «  Arrivé  à  la  fin  de  cette  lettre 
que  nous  avons  dictée  jusqu'ici,  nous  croyons  nécessaire  de  vous 
protester  de  notre  main,  ô  notre  très  cher  Fils,  en  présence  de 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  dont  nous  sommes  le  Vicaire  sur  la 
terre,  que  dans  la  convention  remise  à  l'archevêque  de  Corinthe, 
que  nous  avons  porté  notre  condescendance  apostolique  jusqu'où 
elle  pouvait  aller  et  que  nous  vous  avons  accordé  tout  ce  que  la 
conscience  pouvait  nous  permettre.  Nous  devons  vous  dire  avec 
la  liberté  apostolique  que,  quoi  qu'il  puisse  nous  en  coûter,  nous 
ne  pouvons  absolument  pas  accorder  plus.  À  bien  considérer  nos 
concessions,  vous  remarquerez  que  ce  qui  nous  a  été  demandé  est 
accordé  en  substance.  Mais  quant  aux  formes  des  concessions,  aux 
manières  de  les  exprimer  et  à  quelques  circonstances  qui  les 
accompagnent,  nous  n'avons  pas  pu  nous  dispenser  de  quelques 
modifications  auxquelles  nous  ne  pouvions  renoncer  sans  fouler 
aux  pieds  les  lois  les  plus  vénérables  et  les  usages  les  plus  cons- 
tants de  l'Eglise  catholique...  Vous  comprendrez  bien  vous-même 
que  ce  ne  serait  pas  la  religion  catholique  qui  se  rétablirait  en 
France  (et  c'est  elle  que  vous  voulez  rétablir),  mais  une  autre 
religion  différente,  si  nous  en  venions  à  sanctionner  par  nos 
concessions  quelqu'une  des  maximes  qu'elle  réprouve,  ce  dont 
Dieu  nous  garde  et  ce  que  nous  ne  ferons  jamais,  dùt-il  nous  en 
coûter  la  vie...  Ce  langage  franc  et  loyal  que  la  liberté  apostolique 
nous  dicte  vous  montrera  la  confiance  que  nous  plaçons  en  vous 
et  nous  voulons  espérer  dans  le  Dieu  des  miséricordes  que  nous 
ne  la  plaçons  pas  en  vain.  11  ne  nous  reste  plus  qu'à  obtenir  de 
lui  par  nos  larmes  '  ininterrompues  que,  pour  le,  bien  de  la  sainte 
Eglise  qu'il  a  acquise  de  son  sang,  il  bénisse  nos  intentions  qui 
sont  certainement  pures  de  toutes  vues  humaines  et  qui  ne  tendent 
qu'à  sa  sainte  gloire.  Nous  finissons  cette  lettre  en  vous  rappelant 
avec  une  affection  paternelle  comment  Dieu  accorde  une  prospé- 
rité stable'  aux  nations  et  à  leurs  gouvernants  quand,  en  se  sou- 
mettant à  sa  religion  sainte,  ils  se  reconnaissent  pour  ses  sujets 
et  défendent  l'honneur  de  sa  cause.  Nous  vous  prions,  par  les 
entrailles  de  la  miséricorde  du  Seigneur,  d'achever  l'œuvre  de 
bon  augure  que  pour  votre  louange  immortelle  vous  avez  com- 

1  Ceci  n'était  point  une  simple  métaphore  et  Pie  VII  était  souvent  ému 
jusqu'à  pleurer,  soit  en  priant,  soit  en  causant  dans  les  conjonctures  graves 
où.  la  religion  était  intéressée. 


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794  LE  CONCORDAT  DI  1801 

mencée  et  de  rendre  libéralement  à  une  nation  si  illustre  et  si 
grande  la  religion  de  ses  pères  qu'en  grande  majorité  elle  vous 
demande  à  grands  cris.  Et  pour  que  vous  puissiez  réussir  heureu- 
sement dans  une  entreprise  si  sainte  et  si  glorieuse,  en  implorant 
pour  vous  du  Ciel  son  secours  suprême  dans  l'effusion  de  notre 
cœur,  nous  vous  donnons,  ô  notre  Très  Cher  Fils,  notre  aposto- 
lique bénédiction  paternelle. 

«  Donné  à  Rome,  auprès  de  Sainte-Marie-Majeure,  le  12  mai 
1801  *.  » 

Ce  message  de  paix,  avec  la  convention  et  toutes  les  autres 
pièces  dont  nous  avons  parlé,  partait  pour  Paris  le  13  mai,  confié 
au  célèbre  Livio  Palmoni.  Palmoni  arriva  trop  tard  et  se  croisa 
en  route  avec  le  courrier  de  France  qui  apportait  la  tempête. 

III 

Les  congrégations  romaines  avaient  donc  travaillé  pendant  deux 
mois.  Ce  délai  ne  parut  pas  excessif  à  Cacault  qui  en  fut  la  cause, 
comme  nous  le  verrons,  mais  dès  la  seconde  quinzaine  d'avril,  le 
Premier  consul  s'impatiente.  Le  télégraphe,  même  aérien,  n'existait 
pas  alorâ,  la  poste  était  lente  et  peu  exacte,  et  à  Rome,  on  ne 
soupçonna  pas  l'orage  qui  grondait  du  côté  do  la  Malmaison. 

Spina  est  harcelé  de  questions  et  de  reproches  sur  le  retard  de 
Livio,  après  lequel  il  soupire  :  Sospirato  Livio,  et  qu'il  appelle 
de  tous  ses  vœux  :  Per  carità  venga  Livio  !  Bernier  se  plaint  et 
presse  autant  que  Talleyrand.  Il  a  vu  la  mission  de  Cacault  avec 
déplaisir  et  n'entend  point  que  ce  laïque  lui  confisque  la  gloire 
de  conclure  le  Concordat.  Aussi  le  dessert-il  de  son  mieux  : 
«  Qu'on  le  connaisse  bien  1  II  faut  à  Rome  avoir  des  égards  pour 
lui  et  répondre  par  de  la  politesse  à  ses  manières  affables,  mus 
ne  jamais  s'y  fier,  ma  non  fidarsene  mai*...  Le  citoyen  Cacault 
disait  lui-même  avant  son  départ  à  Mgr  Spina  qu'il  n'entendait 
rien  aux  affaires  de  l'Eglise.  Je  l'en  crois  sur  parole 3.  » 

Le  retard  de  Livio  donne  lieu  à  toutes  sortes  de  mauvais  soup- 
çons, les  ennemis  de  la  religion  font  feu  de  toutes  leurs  batteries 
et  le  pauvre  Spina  tremble  :  «  J'attends  de  jour  en  jour  une  scène 
du  Premier  consul,  et  si  nous  rompons,  nous  ne  rattellerons  plus. 
S*  si  rompe  nonci  atlacchiamo  piri*.  »  La  scène  que  redoutait 

*  Les  actes  pontificaux  qui  partent  du  Vatican  portent  la  mention  :  donné 
auprès  de  Saint-Pierre.  Ceux  qui  partaient  du  Quirinal,  aujourd'hui  occupé 
par  le  roi  d'Italie,  étaient  donnés  :  auprès  de  Sainte' Marie-Majeure. 

*  Spina  a  Consalvi,  28  avril. 

3  Bernier  à  Talleyrand,  10  mai. 

A  Spina,  lettre  particulière  à  Consalvi,  5  mai. 


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LI  CONCORDÂT  DE  1601  795 

le  prélat  éclata  le  12  mai  à  la  Mal  maison,  où  il  fat  appelé  avec 
Bernier.  «  Ce  matin,  j'ai  reçu  do  ministre  des  relations  extérieures 
l'avis  de  me  rendre  immédiatement  avec  l'abbé  Bernier  à  la  cam- 
pagne du  Premier  consul.  À  une  intimation  pareille,  on  n'hésite 
pas  un  instant  à  obéir.  Arrivé  en  présence  du  Premier  consul, 
j'ai  dû,  au  milieu  de  toute  l'urbanité  avec  laquelle  il  m'a  reçu, 
l'entendre  avec  douleur  m'annonccr  qu'il  est  mécontent  de  la 
conduite  de  la  cour  de  Rome  et  pour  la  lenteur  qu'elle  met  à 
renvoyer  le  projet  de  concordat  qu'elle  a  reçu  et  pour  les  chan- 
gements qu'elle  y  a  introduits  et  qui  ont  été  annoncés  par  le 
ministre  Gacault.  » 

Spina  n'a  point  le  style  coloré,  mais  il  est  facile  pourtant,  avec 
son  pâle  récit,  de  reconstituer  les  grandes  lignes  de  la  conversa- 
tion de  Bonaparte,  qui  dora  plus  d'une  heure,  en  présence  de 
Talleyrand.  «  Rome  veut  tirer  l'affaire  en  longueur  dans  l'espérance 
de  quelque  changement  politique  qui  favorise  ses  prétentions. 
J'aime  et  j'estime  beaucoup  le  Pape,  mais  je  me  défie  beaucoup  des 
cardinaux  et  en  particulier  du  cardinal  Gonsalvi,  qui  m'a  manqué 
de  parole  et  qui  est  un  ennemi  de  la  France.  Il  avait  promis  que 
le  courrier  arriverait  à  la  fin  d'avril;  nous  voilà  au  12  mai  et  il 
n'est  pas  encore  arrivé,  peut-être  même  n'a-t-il  pas  quitté  Rome. 
De  plus,  il  a  été  fait  à  mon  projet  des  changements  auxquels  je  ne 
puis  consentir.  Gacault  écrit  que  le  Pape  ne  veut  pas  admettre 
l'article  qui  concerne  les  évêques,  et  il  prétend  que  je  lui  envoie  la 
note  de  ceux  dont  je  ne  veux  pas  avec  mes  raisons  pour  les  exclure. 
Or  je  vous  déclare  que  je  ne  veux  aucun  des  anciens  évêques  et 
que  je  ne  céderai  pas  sur  ce  point.  Pourquoi  la  cour  de  Rome  se 
laisse- t-elle  mener  par  toutes  les  puissances  non  catholiques?  Elle 
s'adresse  i  la  Russie,  à  la  Prusse,  à  l'Angleterre.  Est-ce  que  les 
affaires  du  catholicisme  regardent  les  hérétiques  et  les  schisma- 
tiques?  Il  n!y  a  que  moi,  l'Empereur  et  le  roi  d'Espagne  qui  ayons 
droit  de  nous  en  mêler.  Or  vous  venez  de  blesser  l'Espagne  et  de 
commettre  une  maladresse  insigne  en  rétablissant  les  Jésuites  à  la 
demande  du  tsar  Paul  Ier.  Prenez  bien  garde;  il  pourrait  vous  en 
coûter  cher  de  vous  mettre  ainsi  sous  la  protection  de  la  Russie. 
Pour  avoir  fait  cela,  le  roi  de  Sardaigne  vient  de  perdre  le  Piémont. 
Cest  avec  moi  qu'il  faut  vous  arranger,  c'est  en  moi  qu'il  faut  avoir 
confiance,  et  c'est  moi  seul  qui  peux  vous  sauver.  Vous  réclamez 
les  Légations?  Vous  voulez  être  débarrassé  des  troupes?  Tout 
dépendra  de  la  réponse  que  vous  ferez  à  mes  demandes,  particu- 
lièrement au  sujet  des  évêques.  Je  suis  né  catholique,  je  veux  vivre 
et  mourir  catholique  et  je  n'ai  rien  plus  à  cœur  que  de  rétablir  le 
catholicisme,  mais  le  Pipe  s'y  prend  de  manière  à  me  donner  la 


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796  LE  COHCOBDAT  DE  1801 

tentation  de  me  ifaire  luthérien  ou  calviniste,  en  entraînant  avec 
moi  toute  la  France.  Qu'il  change  de  conduite  et  qu'il  m'écoute! 
Sinon,  je  rétablis  une  religion  quelconque,  je  rends  au  peuple  un 
culte  avec  les  cloches  et  les  processions,  je  me  passe  du  Saint- Père 
et  il  n'existera  plus  pour  moi.  Envoyez  aujourd'hui  même  un  cour- 
rier à  Rome  pour  lui  dire  tout  cela!  » 

Spina  pliait  sous  cette  invective  comme  le  roseau  sous  la  tempête. 
«  Je  sentais  bien,  écrit-il,  toute  l'indécence  de  ce  discours,  maïs 
comment  répondre  à  un  ton  aussi  menaçant  et  à  un  homme  dont 
on  peut  tout  craindre,  sinon  par  la  douceur,  par  les  protestations, 
par  les  prières,  par  les  moyens  les  plus  doux  et  les  plus  propres  à 
l'adoucir?  » 

Le  reproche  relatif  à  la  Russie  lui  apprit  le  changement  d'attitude 
de  Bonaparte  à  l'égard  de  [cette  puissance.  «  Le  Premier  consul 
m'a  raconté  en  confidence  tous  les  détails  de  l'assassinat  de  Paul  1er. 
Je  vois  par  là  que  le  nom  russe  qui,  il  y  a  deux  mois,  était  si  res- 
pecté de  ce  gouvernement,  n'est  plus  mentionné  aujourd'hui  qu'avec 
dédain  et  horreur.  »  On  sait  que  dans  les  derniers  mois  de  son 
règne,  Paul  Ier,  qui  s'était  pris  d'admiration  pour  Bonaparte,  avait 
envoyé  à  Paris  M.  de  Kolytchef  pour  traiter  avec  la  France.  Ce 
diplomate,  au  nom  de  son  maître,  avait  pris  en  main  la  défense  des 
princes  italiens  dépossédés  ou  menacés,  et  le  délégué  pontifical  lui 
avait  recommandé  les  intérêts  temporels  du  Saint-Siège,  sans  l'initier 
le  moins  du  monde  à  la  négociation  religieuse.  La  mort  de  Paul  1er 
et  l'attitude  du  nouveau  tsar  avaient  amené,  entre  la  France  et  la 
Russie,  un  refroidissement  qu'ignorait  Spina,  et  la  scène  de  la 
Malmaison  le  guérit  de  tout  désir  de  retourner  chez  M.  de  Kolytchef. 
Elle  eut  des  conséquences  beaucoup  plus  graves.  Dès  le  lende- 
main, 1S  mai,  Talleyrand,  Bernier  et  Spina  transmettaient  à  Rome, 
par  le  même  courrier,  la  colère  et  les  menaces  du  Premier  consul, 
chacun  avec  son  style  et  sa  manières  propres.  Talleyrand  parlait  le 
langage  dédaigneux,  hautain  et  dur  qu'il  prenait  avec  les  faibles  : 

Au  citoyen  Cacault. 

«  ...  Le  gouvernement  de  la  République  a  fait  pour  Rome  tout 
ce  qu'il  est  possible  de  faire  et  n'entendra  à  aucune  modification 
sur  l'ensemble  ou  sur  les  détails  du  projet  qui  lui  a  été  présenté 
et  qui  seul  peut  obtenir  son  approbation... 

«  ...  Je  ne  puis  me  persuader  que  la  cour  de  Rome  s'abuse  sur 
la  force  des  circonstances  et  tienne  encore  à  l'ancienne  manière 
de  gagner  du  temps.  Cette  manière  est  aujourd'hui  au  nombre  de 
celles  qui  sont  surannées  et  que  la  politique  romaine  doit  aban- 
donner. Le  temps] sert*  les  institutions  qui  croissent  et  s'élèvent; 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  797 

il  dévore,  quand  on  le  laisse  faire,  toutes  celles  qui  sont  en  déca- 
dence* La  chose  la  plus  prudente  que  puisse  faire  la  cour  de  Rome 
est  de  profiter  des  dispositions  du  gouvernement  de  la  République, 
qui  fait  preuve  envers  elle  d'une  libéralité  dans  laquelle  il  y  a 
autant  de  courage  que  de  bienveillance.  Si  elle  laisse  à  ces  .dispo- 
sitions le  temps  de  se  refroidir,  rien  ne  sera  capable  de  les  ranimer 
et,  elle  doit  en  être  assurée,  rien  encore  ne  sera  capable  de  les 
remplacer  à  son  avantage. 

((  Il  serait  utile  à  la  cour  de  Rome  qu'elle  fût  instruite  que  tout 
ce  qu'elle  fait  pour  chercher  des  appuis  hors  de  la  sphère  de  ses 
rapports  religieux  ne  fait  que  la  déconsidérer.  Ses  recours  ^àyia 
Russie  et  à  l'Angleterre  nuisent  plus  au  pouvoir  moral  de  la  reli- 
gion que  toutes  les  pertes  qu'elle  déplore,  et  ne  servent'dejrien  & 
sa  consistance  politique.  Le  secret  de  sa  force  est  tout  entier  dans 
le  sentiment  bien  sincère  de  sa  faiblesse  réelle  et  dans  une  con- 
fiance que  tout  lui  recommande  de  conserver  à  l'Espagne  et  à  la 
bienveillance  du  gouvernement  français  !.  » 

Bernier  était  onctueux  et  ne  se  montrait  touché  que  du  salut  des 
ânes  : 

Au  cardinal  ConsalvL 

«  Je  vais,  au  nom  du  gouvernement  français,  parler  à  Votre 
Eminence  le  langage  de  la  franchise.  La  politique  est  étrangère  aux 
affaires  du  ciel;  la  foi  qui  sauve  les  hommes  est  étrangère  àjses 
calculs.  La  vérité  seule  préside  aux  discussions  de  l'Eglise... 

•    * 

Irrité  de  ces  détails,  et  plus  encore  des  promesses  faites  et][res- 
tées  sans  effet,  le  Consul  nous  a  mandés  Mer  à  sa  maison  de  cam- 
pagne. Il  nous  a  témoigné,  à  Mgr  Spina  et  à  moi,  de  la  manière  la 
plus  expressive,  son  mécontentement,  non  pas  de  notre  conduite 
personnelle  (Dieu  nous  est  témoin  que  nous  n'avons  dit  et  annoncé 
que  ce  qu'on  nous  promettait),  mais  des  inconvenables  détails 
qu'on  oppose  aux  succès  d'une  affaire  plus  importante  qu'aucune 
de  celles  qui  sont  maintenant  déférées  au  Saint-Siège. 

«  Il  m'a  chargé  de  dire  à  Votre  Eminence  «  que  tout  délai  ulté- 
«  rieur  lui  serait  personnellement  imputé;  qu'il  l'envisagerait 
«  comme  une  rupture  ouverte  et  ferait  de  suite  occuper  par  les 
«  troupes  françaises,  à  titre  de  conquête,  les  Etats  du  Saint-Siège  ». 
11  a  ajouté  «  que  la  France  ne  pouvait  être  sans  religion,  qu'il  en 
«  voulait  une,  qu'il  préférait  la  catholique  romaine  dans  laquelle  il 
«  était  né  et  voulait  mourir;  qu'il  la  protégerait  spécialement,  la 
«  professerait  hautement,  et  assisterait  en  pompe  à  ses  cérémo- 

«  Boulay,  t.  II,  p.  400t 

10  DÉCEMBRE   1902.  52 


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798  LE  CONCORDAT  DE  1801 

«  nies;  qu'elle  serait  reconnue  comme  religion  de  la  grande  majo- 
re rite  des  citoyens  français  ;  qu'elle  serait  en  ce  sens,  dominante  et 
«  nationale  parce  que  le  vœa  dominant  et  national  est  celui  de  la 
«  majorité;  mais  qu'il  voulait  qu'on  se  contentât  de  la  réalité  de 
«  la  chose,  sans  employer  ces  derniers  mots  qui  produiraient,  sur 
«  certains  esprits,  le  plus  mauvais  effet  ».  Il  a  déclaré  «  qu'il  voo- 
«  lait  un  clergé  soumis  et  fidèle  au  gouvernement;  que  son  inten- 
«  lion  était  que  les  acquéreurs  des  domaines  nationaux  fussent 
«  imperturbables;  et  que  l'article  qui  concerne  les  nominations  aux 
«  nouveaux  évèchés  fût  irrévocablement  ainsi  conçu  :  «  Sa  Sainteté 
«  ne  reconnaîtra  d'autres  titulaires  des  évèchés  conservés  en 
«  France  que  ceux  qui  lui  seront  désignés  comme  tels  par  le 
«  Premier  consul  Bonaparte  ».  Toute  autre  rédaction  serait  rejetée 
comme  ne  pouvant  s'accorder  avec  l'état  actuel  de  la  France  et  les 
vues  du  gouvernement.  Il  nous  a  enfin  ajouté  «  que  si  ces  vues  ne 
«  pouvaient  convenir  au  Saint-Siège,  ou  s'il  en  résultait  de  non- 
«  veaux  délais,  il  finirait,  quoique  à  regret,  par  prendre  un  parti 
«  quelconque  en  matière  de  religion,  et  travaillerait  à  le  faire 
«  adopter  dans  tous  les  endroits  où  la  France  étendait  son  influence 
«  ou  sa  domination  ». 

«  S'il  en  coûte  à  mon  cœur,  pour  faire  à  Votre  Eminence  une 
pareille  déclaration,  il  ne  nous  a  pas  été  moins  pénible  de  l'en- 
tendre. Elle  n'a  été  adoucie  que  par  l'assurance  que  nous  a  donnée 
le  Consul,  qu'il  était  convaincu  de  nos  efforts  mutuels  pour  le  bien 
de  la  religion  et  par  l'espoir  que  nous  concevons  encore  qu'un 
heureux  succès  viendra  enfin  les  couronner. 

«  Des  délais  après  des  promesses  peuvent  quelquefois  avoir  lieu 
entre  des  particuliers,  mais  de  puissance  &  puissance  sur  un  objet 
majeur,  ils  sont  impolitiques  et  toujours  désastreux.  On  paraît  ne 
vouloir  autre  ebose  que  gagner  du  temps.  Le  soupçon  naît  da 
retard,  les  obstacles  s'élèvent  et  le  succès,  que  la  célérité  garan- 
tissait, devient  impossible. 

«  Pesez  donc  ces  réflexions,  Monseigneur,  et  agissez,  mais  sans 
délai,  sans  ajournement  quelconque.  La  France  appelle  sa  religion, 
l'Italie  veut  la  conserver,  l'Allemagne  désire  la  protéger.  Les  Etats 
du  Saint-Siège  réclament  un  soulagement;  le  Souverain  Pontife,  un 
accroissement  de  territoire;  la  Chambre  apostolique,  une  décision 
sur  les  domaines  acquis. 

«  Les  prêtres  français  gémissent  dans  l'exil;  ils  veulent  tons 
rentrer  dans  le  sein  de  leur  patrie.  Eh  bien,  Monseigneur,  rien  de 
tout  cela  ne  pourra  s'effectuer  sans  la  décision  du  Saint-Siège,  et 
elle  n'arrive  pas!  Que  d'utiles  occasions  perdues!  Que  d'âmes  on 
eût  sauvées,  que  de  maux  on  eût  évités,  que   de  bien  on  eût 


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LE  GÛPCORDAT  DE  1801  799 

fait,  que  d'obstacles  on  aurait  vaincus  avec  plus  de  célérité!... 

<(  Je  viens  d'exposer  à  Votre  Eminence  tout  ce  que  mon  atta- 
chement à  Dieu,  à  sq*  patrie,  à  ma  religion  et  au  premier  Siège  m'a 
inspiré.  Je  n'ai  traté  ces  caractères  qu'avec  un  sentiment  pénible 
de  douleur,  et  ne  me  suis  consolé  qu'en  pensant  que  j'avais 
acquitté,  avec  la  franchisé  qui  m'est  naturelle,  le  devoir  de  ma 
conscience.  Ma  tâche  est  remplie  :  il  ne  me  reste  plus  qu'à 
attendre,  jtvec  l'humilité  d'un  chrétien  soumis  et  le  vif  désir  d'un 
catholique  zélé,  la  décision  du  successeur  dé  Pierre,  aux  vertqs 
duquel  le  Premier  consul,  la  France  et  nous  rendons  le  plus 
parfait  hommage  , .  » 

Après  avoir  écrit  cela,  il  était  content  de  lui,  et  se  vantait 
auprès  de  Talleyrand  et  de  Bonaparte  de  la  pureté  de  son  zèle  et 
de  son  dévouement  sans  bornes  :  «  J'espère  qu'enfin  le  cardinal 
Consalvi,  abjurant  sa  prétendue  finesse  ou  sa  paresse,  nous  enverra 
sans  délai  et  tout  bonnement  ce  que  nous  demandons;  sinon  le 
Consul  avisera  au  moyen  de  sauver  la  religion  par  d'autres 
mesures.  Mais,  je  le  répète,  j'ai  tout  lieu  de  croire  que  Rome  ne 
balancera  pas  a.  »  Ces  lignes  sont  fâcheuses  pour  la  mémoire  de 
Bernier  qui,  pendant  cette  crise,  a  prêté  docilement  sa  plume  aux 
menaces  et  à  la  violence  morale  exercées  contre  le  Saint-Siège. 
Quelles  pouvaient  être  les  autres  mesures  dont  il  acceptait  la 
pensée,  sinon  un  schisme?  Il  se  trompait  sur  Rome  comme  nous 
allons  le  voir  et,  en  particulier,  sur  Consalvi,  qui  n'avait  été  ni 
déloyal  ni  paresseux.  Spina,  qui  le  connaissait  mieux,  lui  écrivait 
dans  le  même  temps  :  «  Vous  travaillez  comme  une  bète  de  somme, 
corne  una  bestia.  En  devenant  cardinal,  vous  avez  promis  d'aller 
jusqu'à  l'effusion  du  sang,  mais  point  jusqu'au  suicide  :  usque  ad 
effusionem  sanguinis,  non  usque  ad  internecionem.  »  Il  aimait  le 
secrétaire  d'Etat  et,  après  les  dépèches  officielles,  il  lui  envoyait, 
quand  il  trouvait  des  occasions  propices,  des  lettres  familières  où 
il  s'exprimait  avec  plus  de  liberté.  En  ce  moment,  les  deux  amis 
avaient  une  intermédiaire  sûre  dans  une  Génoise  illustre  qui  habi- 
tait à  Paris  et  avec  laquelle  Consalvi  était  lié,  la  marquise  de 
Brignole.  C'est  elle  qui  transmit  au  cardinal  les  lignes  suivantes  où 
Spina  exprime  de  nouveau  ses  craintes  et  ses  instances. 

o  Paris,  13  mai  1801. 

«  ...  Cher  ami,  je  vous  écris  avec  toute  l'effusion  de  cœur  que 
l'amiiié  autorise  entre  nous.  Pourquoi  tant  tarder  à  renvoyer 

*  Boulay,  t.  II,  p.  401. 

a  Bernier  à  Talleyrand,  44  mai. 


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800  LE  CONCORDAT  DR  1801 

Livio?  Je  vous  ai  toujours  recommandé  de  répondre  promptement 
et  d'une  façon  décisive.  Je  connais  maintenant  ces  gens-là  et  je 
sais  quels  soupçons  ils  ont  contre  nous.  Sachez-le,  la  conférence 
que  j'ai  eue  hier  avec  le  Premier  consul  et  avec  le  premier  ministre 
m'a  épouvanté,  et  non  pas  tant  pour  l'affaire,  mais  pour  votre 
personne  elle-même,  qui  m'est  très  chère.  Vous  ne  vous  figurez 
pas  comment  et  par  qui  il  a  été  insinué  au  Premier  consul  que 
vous  avez  toujours  été  l'ennemi  des  Français.  Un  rien  suffit  poar 
accroître  ses  soupçons,  et  ce  retard  de  Livio  l'a  souverainement 
alarmé.  J'ai  dit  tout  ce  que  je  savais  pour  le  prévenir  en  votre 
faveur  et  pour  l'assurer  qu'il  n'y  avait  aucun  cardinal  sur  lequel 
on  pût  compter  plus  que  sur  vous.  À  la  fin,  H  m'a  réponda  : 
«  Nous  verrons  bien  au  résultat.  »  Je  veux  espérer  que  Livio  est 
déjà  en  route  et  va  nous  arriver,  mais  croyez  bien  que  chaque  jour 
qui  s'écoule  nous  cause  un  très  grand  préjudice... 

«  Je  n'entends  pas  vous  faire  de  reproche  et  j'ai  pitié  de  vous, 
mais  mettez-vous  à  ma  place.  Mon  cœur  se  déchire  quand  j'entends 
qu'on  vous  attaque,  qu'on  attaque  notre  cour,  quand  oq  me 
menace  et  que  je  ne  sais  quoi  répondre  parce  qu'on  me  ferme  la 
bouche  en  me  disant  que  j'ai  promis  l'arrivée  du  courrier  par  les 
premiers  jours  de  mai... 

«  Le  délai  ne  dépend  pas  peut-être  de  vous;  il  faut  alors. l'expli- 
quer au  ministre  Gacault  pour  qu'il  vous  justifie... 

«  Je  ne  dois  pas  vous  cacher  ce  que  j'ai  appris  hier  soir,  c'est 
que  l'ordre  est  donné  à  Gacault  de  quitter  Rome,  si  l'expédition  du 
courrier  est  encore  retardée.  Tâchez  que  le  même  Cacault  démente 
que  le  retard  soit  dû  &  l'influence  des  puissances  étrangères.  La 
mauvaise  humeur  du  gouvernement  et  ses  soupçons  sont  connus  de 
beaucoup  de  monde,  comme  vous  l'écrira  votre  amie,  avec  laquelle 
j'en  ai  longuement  parlé.  Tous  les  deux,  nous  nous  intéressons  à 
vous  et  nous  voudrions  qu'on  ne  pût  rien  vous  attribuer  des 
désastres  dont  nous  sommes  menacés.  Je  dois  vous  faire  les 
compliments  de  Bernier,  qui  a  dû  vous  écrire  avec  déplaisir  la  lettre 
qui  est  partie  hier  avec  la  mienne  et  qui,  l'écrivant  au  nom  du 
gouvernement,  a  dû  la  mettre  sous  les  yeux  du  ministre.  Noos 
sommes  à  quatre  heures  de  l'après-midi  du  1 4,  et  Livio  n'est  pas 
encore  arrivé  1  » 

Livio  avait  quitté  Rome  le  13  et,  il  serait  parti  viogt-qualre 
jours  plus  tôt  sans  Gacault  qui  fut  la  principale  cause  du  retard 
dont  on  s'irritait  à,  Paris.  En  effet,  le  ministre  français  avait 
demandé  à  connaître  en  détail  la  négociation,  au  succès  de  laquelle 
il  était  chargé  de  travailler.  Consalvi  le  trouvant  au  courant  de 
tout  et  pourvu  du  texte  sur  lequel  on  discutait,  crut  bien  faire 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  801 

de  loi  communiquer  les  changements  qui  avaient  été  jugés  néces- 
saires. Cacault  éleva  des  difficultés  et  insista  pour  qu'on  s'en  tint 
aux  termes  du  Premier  consul.  On  essaya  de  le  persuader  et  de 
le  satisfaire  en  partie.  Il  fallut  rassembler  de  nouveau  la  Congré- 
gation; le  Pape  lui-même  intervint,  et  tout  cela  prit  environ  trois 
semaines.  Il  avait  été  convenu  que  le  secret  le  plus  absolu  serait 
gardé  par  les  deux  diplomates  sur  ces  communications  et  sur  les 
termes  du  traité.  Consalvi  ne  prévint  point  Spina,  mais  Cacault, 
manquant  de  parole  à  bonne  intention,  écrivit  à  Paris  qu'il  y  avait 
des  changements  et  il  n'exposa  pas  la  question  des  évèques  avec 
les  nuances  voulues.  En  définitive,  l'un  n'était  pas  plus  répré- 
hensible  que  l'autre,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  leur  reprocher  ces 
combinaisons  qui  étaient  plausibles,  quoiqu'elles  n'aient  réussi 
qu'à  irriter  le  Premier  consul.  En  diplomatie  comme  en  guerre, 
l'inconnu  providentiel,  ce  que  les  hommes  appellent  le  hasard  ou 
la  chance,  joue  son  rôle  dans  les  événements.  Les  heureux  y  rem- 
portent des  succès  dont  on  leur  fait  trop  d'honneur  et  les  autres, 
des  échecs  qu'on  leur  reproche  trop  sévèrement  :  ils  ont  eu  affaire 
à  l'imprévu.  «  Ce  jeune  homme,  disait  un  vieil  officier  autrichien, 
a  inventé  une  manière  de  faire  1*  guerre  à  laquelle  on  ne  comprend 
rien.  »  —  «  Le  jeune  homme  »  innovait  aussi  en  diplomatie,  et 
avec  lui,  selon  la  remarque  de  Spina,  les  ministres  les  plus  expé- 
rimentés et  les  plus  habitués  aux  grandes  affaires  perdaient  la 
boussole  :  faperdere  la  bussola. 

Consalvi  se  défendit  dans  une  lettre  à  Bernier,  qui  est  une  réfu- 
tation des  griefs  allégués  et  surtout  une  protestation  d'honnête 
homme  blessé  au  cœur  pour  une  accusation  de  déloyauté.  C'est 
une  des  premières  qu'il  ait  écrites  en  français,  car  il  se  servait  de 
l'italien  avec  Cacault,  qui  le  savait. 

«  Je  reçois  presque  dans  le  moment  la  lettre  que  vous  venez 
de  m'écrire,  datée  du  13  mois  courant.  Je  l'avouerai,  avec  ma 
franchise  assez  connue,  mon  cœur  n'a  pu  n'y  être  très  sensible. 
Ja  croyais,  Monsieur,  d'être  au-dessus  de  tout  soupçon  en  matière 
de  duplicité  de  caractère,  soit  pour  ma  conduite  constante,  soit 
pour  les  preuves  que  j'avais  données,  particulièrement  &  l'égard 
des  affaires  de  France.  Le  fait  a  déjà  répondu  pour  moi  :  le  même 
jour  que  vous  m'avez  écrit,  Monsieur,  votre  lettre  (le  13  mai), 
le  courrier  Livio  était  parti  de  Rome;  ainsi  tout  ce  qu'il  a 
apporté  à  Paris  ne  pourra  pas  être  regardé  comme  l'effet  de  votre 
lettre.  » 

Il  expose  ensuite  les  raisons  du  délai  et  le  rôle  du  ministre 
français.  «  Nous  étions  convenus  ensemble  que  ni  l'un  ni  l'autre 
aurait  rien  écrit  pour  ne  pas  donner  des  inquiétudes  et  laisser 


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802  LE  CONCORDAT  DE  1801 

la  chose  dans  son  ensemble.  Je  tins  avec  scrupule  ma  parole. 
Mgr  Spina  n'en  sut  rien  du  tout;  vous  l'avez  vu  vous-même. 
M.  Gacault  a  jugé  de  faire  autrement.  Je  ne  m'en  plains  point; 
il  a  cru  faire  le  bien,  car  il  est  un  très  honnête  homme.  Mais  je 
dois  à  moi-même  de  vous  faire  connaître  la  vérité  exacte  des 
choses... 

«  J'en  ai  dit  assez,  à  ce  qu'il  me  semble,  pour  vous  marquer, 
Monsieur,  d'où  la  délation  a  été  occasionnée.  Il  est  inutile,  j'espère, 
après  tout  ceci,  de  vous  marquer  combien  la  politique  et  le  désir 
de  gagner  du  temps  n'y  est  entré  pour  rien.  Mais  je  dois  à  mon 
honneur,  je  dois  à  celui  du  Saint-Père  de,  vous  en  dire  un  mot. 
Oui,  Monsieur,  cette  persuasion-là  est  bien  éloignée  de  la  vérité; 
c'est  bien  nous  faire  tort  que  de  la  soupçonner.  Le  caractère  du 
Saint- Père  est  assez  connu  pour  lui-même.  Je  m'étais  flatté  que 
Mgr  Spina  aurait  donné  une  idée  plus  exacte  du  mien,  qui  m'aurait 
mis  au-dessus  de  tout  soupçon  dans  ce  genre.  J'en  appelle  aussi 
à  tous  les  Français  qui  oot  eu  affaire  avec  moi.  Je  n'en  dirai  pas 
davantage.  Le  gouvernement  français  lui-même  a  vu  si  le  Saint- 
Père  a  mêlé  rien  du  temporel  dans  la  trétative  des  affaires  ecclé- 
siastiques. Ainsi  je  ne  puis  ne  pas  être  sensible  à  ce  que  je  lis 
dans  votre  lettre  que  tout  délai  ultérieur  «  me  serait  personnel- 
lement imputé  ».  J'y  suis  sensible,  Monsieur,  parce  que  je  puis 
me  reprocher  (je  vous  l'assure)  de  n'avoir  rempli  très  exactement 
mon  devoir,  et  de  n'avoir  lâché  toujours  de  faire  de  mon  côté 
tout  mon  possible  pour  le  bien  et  pour  conserver  la  bonne  corres- 
pondance et  les  relations  amicales  entre  les  deux  gouvernements. 
Mais  si  je  suis  soupçonné  du  contraire,  le  bien  de  la  chose  exige, 
Monsieur,  que  je  ne  reste  pas  dans  la  place  que  j'occupe.  Un 
seul  mot  suffit  pour  m'en  faire  demander  la  démission.  Permettez- 
moi,  Monsieur,  quoique  je  n'aie  pas  le  plaisir  de  vous  être  connu 
personnellement,  de  vous  en  dire  un  mot  en  particulier.  Je  ne 
tiens  nullement  à  ma  place.  Au  contraire,  je  l'abhorre  et  la  déteste 
plus  que  la  mort.  Je  l'ai  acceptée  par  obéissance,  je  la  garde  par 
reconnaissance;  j'ai  pensé  que  j'aurais  tous  les  torts  vis-à-vis  de 
mon  souverain  et  de  mon  bienfaiteur  si  je  refusais  mes  faibles, 
services  dans  un  temps  périlleux,  dans  des  circonstances  si  diffi- 
ciles. Mais  s'il  y  a  une  issue  par  laquelle  je  puisse  marcher  sans 
blesser  lesdits  devoirs,  je  me  regarderai  comme  le  plus  heureux 
de  tous  les  hommes.  Cette  issue  serait  celle,  sans  doute,  de  se 
démettre,  si  l'on  ne  jouissait  pas  de  la  confiance  qui  serait  néces- 
saire au  bien  réciproque.  Soyez  bien  assuré,  Monsieur,  que  je 
n'en  aurais  aucun  regret,  et  je  ne  cesserai  pas  pour  cela  de  faire 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  803 

les  voeux  les  plus  ardents  pour  la  conservation  de  la  bonne  intel- 
ligence entre  les  deux  gouvernements,  qui  se  trouve  heureusement 
rétablie,  et  pour  la  paix  et  la  tranquillité  de  la  France,  à  laquelle 
est  attachée  celle  de  l'Europe.  Vous  voici,  Monsieur,  mes  senti- 
ments sincères. 

«  Je  dois  à  la  vérité  une  observation  sur  une  expression  de 
votre  lettre.  En  nombrant  les  différentes  choses  dont  il  n'est  pas 
possible  de  traiter  jusqu'à  la  conclusion  de  l'arrangement  sur  la 
grande  affaire,  vous  parlez  d'un  accroissement  désiré  par  Sa  Sain- 
teté de  son  territoire.  Le  Saint-Père  n'espère  des  bonnes  dispo- 
sitions du  Premier  consul  que  la  restitution  des  Etats  qui  déjà 
appartenaient  à  l'Eglise  romaine;  il  n'a  aucune  vue  de  s'agrandir. 

«  Je  finirai,  Monsieur,  par  vous  témoigner  ma  reconnaissance 
pour  tout  l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi  ;  je  ne  l'oublierai  jamais. 
Je  me  ferai  toujours  un  devoir  de  vous  prouver,  par  des  faits, 
l'estime  et  l'attachement  que  je  vous  conserverai  constamment  et 
j'attends  que  vous  m'en  fournissiez  les  occasions. 

«  P.  S.  —  J'ajoute  que  mon  honneur  et  le  bien  de  la  chose 
exigent  que  vous  veuillez  bien  avoir  la  complaisance  de  chercher 
un  moment  favorable  pour  faire  connaître  au  Premier  consul  les 
éclaircissements  que  j'ai  donnés. 

«  J'avais  oublié  de  parler  de  l'influence  des  autres  cours,  à 
laquelle  on  a  attribué  le  délai.  Mais  lesquelles?  Que  l'on  touve  un 
seul  homme  (à  l'exception  des  cardinaux  et  du  secrétaire  de  la 
Congrégation)  qui  en  ait  pénétré  la  moindre  chose.  II  est  longtemps 
qu'un  silence  pareil  était  inconnu  à  Rome.  Sa  Sainteté  a  su  le  faire 
garder;  il  est  encore  ignoré  tout  à  fait.  Où  est-ce  donc  l'influence 
extérieure?  Je  n'en  dirai  pas  davantage.  » 

À  Spina,  comme  à  Bernier,  il  déclarait  qu'il  était  tout  prêt  à 
quitter  son  poste.  «  Soyez  assuré  que  s'ils  font  sentir  qu'ils  n'ont 
pas  confiance  en  moi  et  qu'ils  me  fassent  sauter,  ils  acquerraient 
un  droit  éternel  à  ma  reconnaissance  parce  qu'ils  m'ouvriraient  la 
route  pour  sortir  de  ce  maudit  emploi  sans  manquer  de  reconnais- 
sance au  Pape.  Je  croirais  être  ingrat  et  vil  en  abandonnant  son 
service  dans  un  temps  si  périlleux  et  si  orageux  ;  mais  je  serais 
très  heureux  de  m'en  aller,  d'autant  plus  qu'étant  fort  sensible,  je 
perds  la  santé  par  la  fatigue  et  par  les  amertumes  qui  me  déchirent 
le  cœur.  » 

Le  meilleur  avocat  de  Gonsalvi  et  de  Borne,  ce  fut  Gacault,  et  il 
faut  qu'il  ait  été  bien  convaincu,  car  il  est  rare  qu'un  diplomate 
réfute  ainsi  son  propre  gouvernement  et  prenne  parti  contre  lui 
pour  le  gouvernement  qu'il  est  chargé  d'accuser  et  de  menacer* 
.   «  U  n'y  a  de  la  part  de  cette  cour  aucun,  désir  de  traîner  en  loo- 


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804  LE  CONCORDAT  DS  1801 

gueur;  on  est  gauche,  lent  par  nature  et  de  plus  théologiens  de 
métier...  Je  vous  certifie  que  tout  ce  qui  nous  contrarie  et  impa- 
tiente, ce  qui  nous  surprend  et  donne  de  l'indignation  est  tout 
simplement  dans  la  nature  de  l'affaire  et  dans  l'esprit  des  congré- 
gations. On  peut  anéantir  la  cour  de  Rome,  on  ne  saurait  changer 
sa  marche  ancienne  ni  ses  dogmes. 

«  J'ai  cherché  à  pénétrer  si  l'intrigue  des  Anglais  ou  celle  des  ci- 
devant  Princes  français  avait  agi  contre  nous.  Le  Pape  lui-même 
m'a  assuré  qu'on  l'avait  laissé  tranquille  à  l'égard  du  projet  du 
Concordat;  ce  qu'il  attribue  au  secret  bien  gardé  et  à  la  persuasion 
où  sont  nos  ennemis  que  l'accord  ne  s'effectuera  jamais.  Je  liens 
aussi  de  la  bouche  du  Pape  qu'il  n'a  pas  la  moindre  correspon- 
dance politique  avec  l'Angleterre.  J'ai  pensé  que  le  nouvel  empe- 
reur Alexandre  pourrait  se  livrer  aux  Anglais,  s'unir  à  eux  pour 
nous  empêcher  de  réussir  avec  Rome.  Rien  ne  m'indique  en  la 
moindre  chose  que  cela  soit;  et  le  Pape  n'a  à  présent  aucun 
rapport  ou  communication  avec  la  nouvelle  cour  de  Russie  qui 
puisse  donner  de  l'ombrage... 

«  On  mande]de  Paris  que  le  Premier  consul  a  marqué  l'intention 
de  prier  le  Pape  d'éloigner  de  lui  douze  personnes  dont  trois  sont 
nommées,  savoir  :  le  cardinal  Consalvi,  le  cardinal  Antonelli  et 
l'abbé  Bolgeni.  Le  Pape  est  très  attaché  au  cardinal  Consalvi,  sa 
créature,  homme  de  quarante-quatre  ans,  actif,  laborieux  et  qui  a 
de  la  capacité.  Ce  ministre  me  paraît  très  bien  voir  qu'en  servant 
la  France,  il  acquerra  le  plus  puissant  appui  et  que  c'est  la  seule 
manière  de  consolider  le  règne  de  son  maître.  11  me  semble  tra- 
vailler dans  cet  esprit;  il  connaît  parfaitement  les  affaires  qui  nous 
intéressent.  Je  ne  crois  pas  qu'un  autre  secrétaire  d'Etat  valût 
mieux  pour  nous  » . 

Toutes  ces  justifications  n'arrivèrent  point  à  temps  et  ne  servirent 
de  rien.  Du  12  au  19  mai,  Spina  subit  un  crescendo  de  reproches 
et  de  menaces,  qui  aboutit  à  un  ultimatum  net,  impérieux  et 
tranchant. 

Talleyrand  à  Cacault. 

«  Paris,  29  floréal  an  IX  (19  mai  1801). 

«  Depuis  la  date  de  ma  dernière  lettre,  les  nouvelles  données 
que  le  gouvernement  de  la  République  a  recueillies  sur  les  dispo- 
sitions de  la  cour  de  Rome,  le  portent  à  se  confier  moins  que 
jamais  daDS  la  sincérité  de  ses  protestations  apparentes.  Ses  délais, 
ses  tergiversations,  les  arguties,  enfin,  qu'elle  oppose  à  des  considé- 
rations de  la  plus  grave  importance,  tout  lui  fait  croire  qu'elle  se 
laisse  aller  à  la  dangereuse  entreprise  de  lutter  contre  les  circons- 


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LE  CONCORDAT  ÛK  1801  805 

tances,  de  se  jouer  de  la  France  et  de  marchander  snr  de  frivoles 
accessoires,  quand  la  question  de  son  existence  comme  puissance 
temporelle  n'est  pas  encore  résolue,  et  quand  celle  même  de  son 
existence  spirituelle  n'est  pas  hors  de  toute  contradiction. 

«  Je  vons  ai  exprimé,  dans  ma  dernière  dépêche,  l'intention 
positive  du  Premier  consul  de  finir  cette  discussion  dans  les  termes 
arrêtés  à  Paris.  H  ne  peut  entendre  à  aucune  modification,  ni  sur  le 
fond,  ni  sur  la  forme,  ni  sur  les  expressions  convenues.  Le  projet  qui 
lui  a  été  proposé  a  été  discuté  avec  une  égale  attention  de  ne  s'écar- 
ter ni  des  bornes  que  la  religion  a  posées  à  l'étendue  de  la  puissance 
du  Saint-Siège,  ni  de  celles  que  les  droits  politiques  et  la  force  des 
circonstances  ont  assignées  au  pouvoir  du  gouvernement. 

«  Il  est  reconnu  ici  que  la  cour  de  Rome  peut  ce  qui  lui  est 
demandé,  et  que  le  gouvernement  ne  peut  rien  au  delà  de  ce  qu'il 
se  propose  de  faire.  Les  observations  qui  vous  ont  été  faites  sup- 
posent que  le  Saint-Père  ou  ses  ministres  s'abusent  sur  leur  posi- 
tion et  sur  la  nôtre,  et  qu'ils  n'ont  pas  su  se  faire  une  idée  de  la 
manière  dont  la  question  a  été  traitée  à  Paris.  11  faut  qu'ils  se 
pénètrent  bien  de  cette  double  vérité  :  1°  qu'ici  les  matières 
théologiques  sont  aussi  connues  qu'à  Rome,  et  que  des  hommes 
aussi  éminents  dans  la  connaissance  de  ces  objets  que  les  conseil- 
lers actuels  de  Sa  Sainteté  peuvent  l'être,  ont  trouvé  que  la 
religion,  ni  ses  dogmes,  ni  ses  maximes,  ni  sa  discipline,  ne  pou- 
vaient recevoir  aucune  altération  des  clauses  imposées  au  Saint- 
Siège  par  les  articles  convenus;  2'  que  le  gouvernement  de  la 
République  est  fermement  décidé,  soit  à  obtenir  complètement  et 
promptement  ce  qu'il  désire,  soit  à  rompre  définitivement  toute 
négociation  sur  des  objets  qu'il  a  discutés  avec  franchise,  avec 
générosité,  avec  la  plus  libérale  justice,  et  dans  la  discussion 
desquels  la  cour  de  Rome  ne  s'est  montrée  que  vétilleuse,  malveil- 
lante et  dissimulée. 

«  En  conséquence,  citoyen,  j'ai  l'ordre  formel  du  Premier 
consul  de  vous  informer  que  votre  première  démarche  auprès  du 
Saint-Siège  doit  être  de  lui  demander,  dans  le  délai  de  cinq  jours, 
une  détermination  définitive  sur  le  projet  de  convention,  et  sur 
celui  de  la  bulle  dans  laquelle  la  convention  doit  être  insérée,  qui 
ont  été  proposés  à  son  adoption.  Si,  dans  le  délai  que  vous  êtes 
chargé  d'offrir,  les  deux  projets  sont  adoptés  sans  aucune  modifi- 
cation, les  deux  Etats  seront  liés  de  fait  par  des  rapports  pacifiques, 
dont  le  Saint-Siège  doit  enfin  sentir  plus  que  jamais  l'importance, 
et  même  la  nécessité.  La  publicité  de  ces  rapports  se  trouvera 
ensuite  honorablement  constatée  par  la  proclamation  des  articles 
convenus  et  insérés  dans  le  projet  arrêté  de  la  bulle  du  Saint-Père. 


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806  LB  CONCORDAT  DE  1801 

«  Si  des  changements  tous  sont  proposés  et  que  le  délai  expire, 
tous  annoncerez  an  Saint-Siège  que,  votre  présence  &  Rome  deve- 
nant inntile  à  l'objet  de  votre  mission,  vous  vous  voyez  obligé  i 
regret  de  vous  rendre  auprès  du  général  en  chef;  et  vous  partirez, 
en  effet,  sur-le-champ  pour  Florence.  Vous  ne  donnerez  pas  à  cette 
déclaration  les  formes  d'une  menace,  mais  tous  en  laisserez  tirer 
les  conséquences  qu'on  voudra. 

«  Le  Saint-Père  est  entouré  de  perfides  conseils.  Le  gouverne- 
ment de  la  République  n'ignore  ni  la  source  ni  le  but  des  instiga- 
tions dont  il  est  l'objet.  Il  désapprouve,  et  tout  ce  qu'il  y  a 
d'hommes  sensés  en  Europe  blâment  les  tentatives  inconvenantes 
qu'une  cour,  qui  est  &  la  merci  de  tout  le  monde  et  qui  devrait 
connaître  ses  vrais  appuis,  ne  cesse  de  faire  pour  en  mendier  hors 
de  la  sphère  de  ses  rapports  religieux.  Le  gouvernement  de  la 
République,  enfin,  ne  peut  être  insensible  à  l'espèce  d'ingratitude 
avec  laquelle  elle  répond  à  tous  les  efforts  qu'il  a  faits  pour  l'ar- 
rêter au  bord  de  l'abîme,  pour  ralentir,  s'il  se  peut,  le  cours 
progressif  de  la  décadence  de  son  pouvoir.  Il  y  a  lieu  de  s'étonner 
qu'elle  s'aveugle  au  point  de  méconnaître  que  rien  encore  n'est 
canoniqucment  établi  sur  la  nomination  du  Souverain  Pontife; 
que  cette  nomination,  faite  sous  l'influence  immédiate  et  directe 
d'une  seule  puissance,  a  besoin  d'être  reconnue  par  toutes  les 
nations  intéressées  à  sa  légalité;  qu'elle  a  été  insolite  quant  au 
lieu,  et  que  son  appareil  et  ses  formes  ne  l'ont  pas  consacrée  peut- 
être  avec  une  suffisante  authenticité.  » 

C'était  la  première  fois  que  la  validité  de  l'élection  pontificale 
était. mise  en  question,  et  la  prétention  de  la  contester  semblait 
étrange  de  la  part  du  gouvernement  qui  avait  emprisonné  Pie  VI  et 
empêché  le  conclave  de  se  tenir  dans  les  conditions  ordinaires. 

«  Dans  une  telle  situation,  y  a-t-il  de  la  prudence  &  épiloguer 
sur  un  mode  de  réconciliation  politique  et  religieuse  avec  le 
gouvernement  le  plus  puissant  de  l'Europe,  et  avec  la  nation  la 
plus  nombreuse  du  catholicisme  chrétien? 

«  Je  vous  invite  à  faire  entrer  ces  observations  dans  vos 
entretiens,  soit  avec  le  Saint-Père,  soit  avec  ses  ministres,  et 
dans  les  formes  que  vous  croirez  les  plus  propres  à  toucher  la 
sensibilité  de  l'un  et  à  éclairer  l'aveuglement  des  autres.  Je 
souhaite  qu'elles  aient  l'effet  que  nous  avons  lieu  d'en  attendre. 
Si  elles  ne  produisaient  pas  cet  effet,  vos  dernières  instructions 
sont,  je  vous  le  répète,  de  vous  retirer  à  Florence,  cinq  jours 
après  que  vous  aurez  fait  connaître  les  ordres  que  je  suis  chargé 
de  vous  adresser. 

«  Je  vous  observe  encore,  pour  ne  rien  laisser  d'incertain  sur  les 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  807 

intentions  do  Premier  consul,  que  si,  avant  la  réception  de  cette 
dépêche,  il  était  parti  de  Rome  un  courrier,  porteur  d'un  projet 
modifié  à  quelque  degré  que  ce  soit,  vous  ne  devez  laisser  au 
Saint  Siège  aucune  espérance  sur  l'effet  de  pareilles  dispositions, 
et  les  instructions  que  je  vous  adresse  doivent  être  ponctuellement 
remplies,  soit  dans  ce  cas,  soit  dans  tout  autre. 

«  P.  S.  —  Mgr  Spina,  qui  connaît  parfaitement  la  question  et  les 
intentions  du  Premier  consul,  écrit  par  le  courrier  que  je  vous 
expédie,  et  dans  le  même  sens  que  moi. 

«  Vous  devez  remarquer  que  l'article  relatif  à  la  démission  des 
anciens  évêques  doit  être  rédigé  de  la  manière  suivante  :  «  Sa 
«  Sainteté  ne  reconnaîtra  pour  titulaires  des  évêcfaés  conservés  en 
«  France  que  ceux  qui  lui  seront  désignés  par  le  Premier  consul.  » 

Bernier,  comme  d'habitudfe,  versait  son  eau  bénite  dans  ce 
vinaigre  distillé  si  habilement  et  si  savamment. 

Bernier  à  Consalvi. 

«...  Qu'attendez -vous  donc,  Monseigneur?  Pourquoi  tarder  si 
longtemps  i  rendre  au  plus  puissant  des  peuples  de  l'Europe  le 
seul  bien  qu'il  désire?  Ne  le  voyez-vous  pas  étendre  son  influence 
victorieuse  en  Espagne,  en  Allemagne,  en  Hollande,  en  Suisse,  en 
Italie?  S'il  n'est  pas  catholique,  si  l'unité  rompue  le  sépare  de 
Rome,  quels  dangers  pour  l'Eglise,  le  Saint-Siège  et  l'Europel 
Qui  oserait  les  prévoir  sans  frémir?  Qui  pourrait  les  connaître  et 
posséder  entre  ses  mains  le  préservatif  sans  l'appliquer  de  suite? 

«  Hélas  I  fallait- il  donc  attendre  que  les  menaces  suivissent  les 
invitations?  N'était-ce  pas  assez  de  nos  prières,  de  nos  vœux  et  de 
nos  larmes?  Deux  mois  ne  suffisaient-ils  pas  pour  l'examen  sérieux 
du  projet?  Ils  sont  écoulés;  et  rien  ne  paraît,  rien  ne  satisfait 
l'ardeur  impatiente  d'un  peuple  affamé  de  sa  religion.  Au  nom  de 
cette  institution  divine,  au  nom  du  Saint-Siège  dont  nous  désirons 
tous  de  conserver  l'éclat  et  les  prérogatives,  au  nom  même  de  vos 
propres  intérêts,  rompez  un  désastreux  silence.  Envoyez  sans 
délai  cette  Bulle,  ce  Concordat  si  longtemps  désiré.  Il  n'existe  plus 
que  ce  seul  moyen  de  conserver  en  France,  en  Italie,  la  religion 
de  nos  pères,  le  pouvoir  temporel  du  Saint-Siège  à  Rome,  les 
électorats  ecclésiastiques  en  Allemagne  et  peut-être  la  paix  inté- 
rieure dans  la  majorité  du  continent  européen.  Je  le  dis  à  Votre 
Eminence  avec  autant  de  douleur  que  de  vérité  :  encore  cinq  jours 
de  délai  ou  un  refus,  et  tout  est  rompu. 

«  Pardon  mille  fois,  si  j'emploie  des  expressions  aussi  fortes; 
mais  la  conviction  du  danger,  la  crainte,  la  douleur,  le  salut  de 
ma  religion  et  celui  de  mon  pays  me  les  arrachent.  Je  sens 


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808  LE  CONCORDAT  DE  1801 

l'impression  qu'elles  feront  sur  voosf  et  déjà  mon  cœur  attristé 
se  soulage,  en  pensant  qu'il  existe  encore  dans  votre  prudence  et 
votre  célérité  un  moyen  de  succès.  Puissent  mes  pressentiments  et 
mes  vœux  ne  pas  être  trompés  !  *  » 

De  nouveau,  auprès  de  Talleyrand  et  du  Premier  consul,  il  se 
vantait  de  l'activité  de  son  zèle,  puis  il  s'en  allait  cajoler  et 
rassurer  l'infortuné  Spina,  auquel  il  persuadait  que  sans  lui  tout 
serait  allé  bien  plus  mal,  qu'il  avait  la  pleine  confiance  du  Premier 
consul  et  faisait  tout  pour  le  calmer.  Il  le  chargeait  de  ses  compli- 
ments pour  Gonsalvi  et  déplorait  la  nécessité  où  il  se  trouvait  de 
lui  écrire  des  choses  dures  qui  ne  trahissaient  point  ses  vrais 
sentiments. 

Le  courrier  porteur  de  Yultimatum  arrivait  à  Rome  le  28  mai  et 
les  terribles  dépêches  étaient  immédiatement  communiquées  au 
cardinal. 

Cacault  à  Talleyrand. 

a  Rome,  8  prairial  an  IX  (28  mai  1801). 

«  J'ai  reçu  aujourd'hui  votre  lettre  du  29  floréal  (19  mai).  Le 
secrétaire  d'Etat  est  malade  de  la  fièvre.  Je  lui  ai  envoyé  sur-le- 
champ  demander  une  audience.  Il  me  l'a  donnée  ce  soir  dans  son 
lit.  Je  lui  avais  transmis  auparavant  les  lettres  que  Mgr  Spina  et 
le  citoyen  Bernier  lui  ont  écrites;  elles  l'avaient  instruit  de  ce  que 
j'avais  à  lui  dire.  Il  en  était  dans  la  plus  vive  agitation  ;  il  m'a 
dit  que  le  Pape  en  mourrait  si  je  partais.  Sa  Sainteté  croit  que 
les  pièces  envoyées  par  son  courrier,  sans  être  mot  pour  mot 
telles  que  les  actes  rédigés  à  Paris,  seront  approuvées  et  admises. 
Le  cardinal  m'a  assuré  qu'on  avait  changé  la  rédaction  sur  laquelle 
j'avais  fait  des  observations;  que  la  lettre  du  Pape  au  Premier 
consul  exprimait  ses  sentiments  d'une  manière  satisfaisante.  11 
avait  toujours  la  fièvre  :  je  n'ai  pu  insister  ce  soir  sur  tous  les 
points  de  votre  lettre.  J'ai  rendez- vous  demain  avec  lui;  je  verrai 
Sa  Sainteté,  et  tous  les  ordres  que  vous  me  transmettez  seront 
ponctuellement  exécutés.  » 

Une  lettre  familière  de  Gonsalvi  à  Spina  nous  rend  ses  impres- 
sions au  vif  : 

«  J'étais  au  lit  avec  la  fièvre  quand  m'est  arrivée  votre  dépêche 
du  19  et  celle  de  l'abbé  Bernier.  Imaginez  quelle  médecine!  Oh! 
Dieu  bon!  Peut-on  penser  et  repenser  à  un  pareil  fait  sans  en 
mourir?  Tant  de  réflexions,  tant  de  fatigues,  tant  de  soins,  tout 
cela  jeté  au  vent!  Nous  voici  à  une  rupture.  Et  comment?  Après 
avoir  tout  accordé  au  fond,  après  avoir  combiné  les  moyens  de 

1  Nous  avons  cité  son  billet  à  Tallevrand. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  809 

nous  accommoder  aux  circonstances  actuelles  de  la  France.  Grand 
malheur!  Il  faut  adorer  les  décrets  de  la  Providence...  Quel  mal 
n'a  pas  fait  M.  Cacault  sans  mauvaise  intention  1...  S'il  s'obstine 
à  partir,  tout  est  perdu...  Je  lui  ai  dit  que  j'allais  donner  immé- 
diatement ma  démission.  Je  ne  me  suis  pas  laissé  vaincre  par  ses 
répugnances  pourtant  très  fortes.  Ce  matin,  je  l'ai  offerte  au  Pape 
et  je  lui  ai  dit  comme  Jonas  :  Si  cette  tempête  est  venue  à  cause 
de  moi,  jetez  moi  à  la  mer.  Pauvre  Paps!  Il  a  eu  la  bonté  de 
s'en  affliger.  Pensez  s'il  m'en  coûte  d'ajouter  à  ses  afflictions, 
mais  le  bien  de  l'Eglise  l'exige...  Voilà  assez  écrire.  Je  suis  mort 
de  fatigue  et  de  sommeil,  je  n'en  puis  plus,  je  ne  me  trouve  pas 
bien  et  voyez  dans  quel  moment  *  !  » 

À  Bernier,  Gonsalvi  expose  de  nouveau  sa  justification  et  sa 
ferme  volonté  de  se  démettre  avec  un  accent  plus  ému  encore  que 
précédemment.  Il  termine  aiusi  son  apologie  : 

«  11  me  reste  une  grâce,  Monsieur,  à  vous  demander.  Mon 
honneur  et  mon  respect  exigent  que  le  Premier  consul  sache  que 
j'ai  été  soupçonné  à  tort.  Vous  aurez  bien  la  bonté  de  lui  repré- 
senter la  vérité;  je  veux  espérer  qu'il  la  reconnaîtra;  je  m'en 
flatte. 

«  Nous  voilà  après2,  Monsieur,  une  longue  lettre  mal  écrite 
dans  une  langue  que  je  sais  fort  peu  et  faite  très  à  la  hâte.  Ce 
n'est  pas  aux  expressions  que  vous  devez  faire  attention?  elles  ne 
seront  pas  exactes,  mais  quant  aux  sentiments  qu'elle  renferme, 
ils  sont  ceux  d'un  homme  d'honneur  et  qui  croit  par  là  avoir  des 
droits  à  votre  estime.  » 

Le  Pape,  lui  aussi,  fut  profondément  ému  du  coup  de  foudre 
qui  éclatait  au  moment  même  où  il  croyait  toucher  au  succès  et 
il  répéta  comme  son  ministre  :  «  Tout  est  perdu  si  Cacault  s'en 
va.  »  Il  supplia  donc  dans  les  termes  les  plus  pathétiques  Cacault 
de  demeurer.  Ne  le  pouvait-il  pas?  La  situation  n'était-elle  pas 
changée  depuis  le  départ  du  courrier  français?  Livio  était  arrivé 
porteur  des  messages  conciliants  et  des  concessions  accordées.  Le 
Premier  consul  en  était  très  probablement  satisfait  et  peut-être 
qu'au  moment  même  où  Rome  était  agitée,  Paris  était  rentré  dans 
le  calme.  Il  était  possible,  il  était  opportun  d'attendre  la  réponse 
qui  serait  faite  aux  propositions  envoyées  et  l'effet  de  la  lettre  du 
Pape  au  Premier  consul.  Cacault  dut  répondre  que  l'hypothèse 
avait  été  prévue  par  Talleyrand  et  que  son  ordre  de  départ 
restait  absolu  et  irrévocable.  11  envoya  donc  Yultimatum  qu'il 
comparait  avec  raison  au  cercle  de  Popilius.  En  voici  le  texte  tel 

4  Gonsalvi  à  Spiua,  30  mai  1801. 

3  Cela  veut  dire  à  la  fin  d'une  longue  lettre. 


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810  LE  CONCORDAT  01  1801 

qu'il  figure  dans  les  pièces  officielles  qui  furent  communiquées 
aux  cardinaux  : 

«    LIBERTE  ÉGALITÉ 

«  Rome,  9  prairial  an  IX  (29  mai  1301). 
A  S.  Bm.  le  cardinal  Consahi,  secrétaire  d'Etat. 

«  Eminence, 

«  J'ai  reçu  Tordre  d'annoncer  au  Saint-Siège  de  la  part  du 
Premier  consul  : 

«  1°  Que  le  gouvernement  français  ne  peut  entendre  à  aucune 
modification  ni  sur  le  fond  ni  sur  la  forme  du  projet  de  convention 
et  sur  celui  de  la  bulle  qui  ont  été  proposé*  à  l'adoption  de  Sa 
Sainteté; 

«  2°  Que  si  le  Pape  n'a  pas  adopté  dans  le  délai  de  cinq  jours 
sans  modification  les  deux  projets  susdits,  ma  présence  à  Rome 
devenant  inutile  à  l'objet  capital  de  ma  mission,  je  me  verrai  obligé 
à  regret,  en  vertu  de  mes  ordres,  à  me  retirer  à  Florence; 

«  3°  Que  si,  dans  le  délai  précité,  les  deux  projets  sont  adoptés 
sans  aucune  modification,  les  deux  Etats  seront  liés  de  fait  par 
des  rapports  pacifiques.  La  publicité  de  ces  rapports  se  trouvera 
ensuite  honorablement  constatée  par  la  proclamation  des  articles 
convenus  insérés  dans  le  projet  arrêté  de  la  bulle  du  Saint- Père. 

«  Agréez  l'assurance  de  ma  haute  considération. 

«  Cacault.  » 

On  voit  en  présence  de  quelle  douloureuse  alternative  se  trou- 
vait le  Saint- Père.  Se  soumettre  à  l'ultimatum,  accepter  des 
expressions  unanimement  jugées  contraires  aux  maximes  et  aux 
formes  consacrées  dans  l'Eglise,  ratifier  des  concessions  énormes 
sans  garantie  et  sans  compensation,  c'était  abdiquer  devant  la 
violence,  abaisser  la  dignité  du  Saint-Siège  et  compromettre  son 
autorité  pour  toujours;  c'était  vraiment  se  démettre.  La  résistance, 
c'était  la  conquête  de  Rome,  la  fuite  ou  la  captivité,  le  renouvel- 
lement de  tous  les  malheurs  de  Pie  VI,  peut-être  avec  un  second 
schisme,  un  anti-pape  et  la  persécution  déchaînée  dans  une  grande 
partie  de  l'Europe.  Pie  Vil  n'hérita  pas. 

C'est  l'erreur  des  hommes  d'Etat  qui  se  trouvent  en  conflit 
avec  l'Eglise  de  croire  qu'on  en  obtient  tout  par  la  force.  Voyant 
qu'elle  est  généralement  gouvernée  par  des  hommes  âgés,  doux  et 
conciliants,  et  qu'elle  a  beaucoup  cédé  dans  le  cours  de  son  histoire, 
ils  s'imaginent  qu'elle  cédera  toujours  et  ne  mettra  aucun  terme  à 
sa  condescendance.  Dès  lors  ils  n'en  mettent  aucun  à   leurs 


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LE  CONCORDAT  Dfi  1801  811 

exigences;  ils' parlent  haut,  ils  menacent,  ils  sévissent  et, 
tout  infatués  d'eux-mêmes,  ils  chantent  victoire  à  l'avance  jusqu'à 
ce  qu'ils  rencontrent  le  granit,  c'est-à-dire  le  Non  possumus 
invincible  de  ces  vieillards  qui,  poussés  à  bout,  acculés  à  la 
violation  d'un  serment  et  à  la  trahison  d'un  devoir,  finissent  par 
tendre  paisiblement  les  mains  aux  chaînes  et  la  tête  au  glaive  en 
disant  :  Faites  ce  que  vous  voudrez,  nous  sommes  prêts  à  mourir! 
Pie  VU  opposa  donc  un  refus  net  et  décisif  à  la  sommation  de  la 
France,  et  il  faut  rendre  cette  justice  aux  cardinaux,  que  tous  le 
soutinrent  dans  l'épreuve  et  l'encouragèrent  à  la  résistance. 

«  Le  Pape  a  réuni,  au  sujet  de  ma  notification,  la  congrégation 
des  douze  cardinaux,  afin  de  tenir  conseil  avec  eux  sur  la  décla- 
ration que  j'ai  adressée  au  Saint-Siège.  Le  Pape  et  la  congrégation 
ont  persisté  dans  l'opinion  qu'il  n'était  pas  au  pouvoir  de  Sa  Sain- 
teté de  signer  sans  aucune  modification  le  projet  de  convention 
et  la  bulle  envoyés  de  Paris.  Le  Pape,  élevé  dans  le  cloître,  a  des 
sentiments  d'anachorète,  est  homme  de  bon  cœur  et  de  bon 
caractère  :  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  décider,  d'autorité,  à 
signer  hic  et  nunc.  11  me  répète  sans  cesse  :  «  J'ai  accordé  au  fond 
«  tout  ce  que  l'on  m'a  demandé;  je  ne  refuserai  rien  de  ce  qu'il 
«  sera  possible.  Aucun  intérêt  temporel  ne  peut  me  foire  parler 
«  autrement  qu'il  n'est  prescrit  par  le  dogme;  aucune  influence 
«  ni  considération  n'a  agi  sur  moi  dans  cette  affaire.  Je  n'ai  pas 
«  eu  le  mérite  de  résister  à  des  insinuations  des  ennemis  de  la 
«  France;  il  ne  m'en  a  pas  été  fait.  Je  suis  animé  plus  que  le 
«  Premier  consul  du  désir  d'accomplir  ses  intentions  vertueuses; 
«  et  qui  ne  voit  ici  que  notre  intérêt  est  de  le  contenter? 

«  Son  nom  pst  respecté  et  chéri;  il  n'y  a  personne  dans  le  Sacré 
«  Collège  de  Rome  qui  ne  souhaite  la  protection  de  la  France  pour 
«  cet  Etat  et  l'accord  entre  les  Français  et  le  Pape.  Les  malveil- 
«  lants  rougiraient  de  marquer  la  moindre  opposition  à  une  œuvre 
«  sainte,  qui  sera  utile  à  tous.  Les  modifications  que  la  religion 
«  nous  fait  une  loi  d'exiger  peuvent  être  exprimées  de  diverses 
«  manières;  c'est  sur  quoi  on  s'entendra.  Il  ne  s'agit  que  de 
«  s'expliquer.  »  Je  n'ai  pas  manqué  de  représenter  au  Pape  qu'il 
avait  le  pouvoir  d'accorder  tout  ce  que  nous  demandons,  et  que 
son  extrême  circonscription  à  cet  égard  pouvait  devenir  une  fai- 
blesse ruineuse  pour  la  France,  pour  son  Etat  et  pour  la  religion; 
que  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  était  sans  limites,  lorsqu'il 
s'agissait  de  prévenir  des  maux  infinis.  Je  ne  l'ai  pas  seulement 
ébranlé1.  » 

1  Cacault  à  Talleyrand. 


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812  LE  CONCORDAT  DE  1801 

Les  épreuves  futures  du  Pape,  l'effraction  du  Quirinal,  l'attentat 
du  général  Radet,  tout  le  drame  de  Savooe  et  de  Fontainebleau 
était  contenu  en  germe  dans  cette  petite  phrase  :  «  Je  ne  l'ai  pas 
seulement  ébranlé.  » 

Pendant  deux  jours  la  cour  de  Rome  fut  livrée  aux  alarmes  et 
les  cardinaux  tremblèrent*.  Gonsalvi  sonda  le  ministre  d'Espagne 
pour  savoir  si  le  roi  Charles  IV  consentirait  à  donner  asile  au 
Pontife.  Il  n'obtint  rien  de  rassurant,  l'Espagne  n'ayant  aucune 
envie  de  se  brouiller  avec  la  France  dont  elle  était  devenue  l'alliée. 
Cependant  les  signes  alarmants  se  multipliaient,  le  bruit  de  la 
rupture  se  répandait,  les  garnisons  françaises  de  Toscane  avaient 
été  augmentées  et  dessinaient  des  mouvements  de  mauvais  augure, 
et  à  Rome  même  les  patriotes  redevenaient  insolents  et  criaient 
que  le  fruit  était  mûr.  «  Nous  voilà  à  l'extrémité  »,  écrivait 
Consalvi  le  soir  du  30  mai.  Ce  fut  alors  que  Cacault  eut  une 
inspiration  de  boa  Français  et  de  bon  chrétien.  Ce  Breton,  plus 
Italien  que  les  Italiens  eux-mêmes,  trouva  la  combinazione  qui 
sauva  la  situation.  Il  avait  amené  avec  lui  comme  secrétaire  un 
jeune  homme  de  talent,  le  futur  historien  de  Pie  VU,  M.  Artaud, 
qui  a  raconté  l'incident  dans  une  page  qui  est  assurément  la  plus 
intéressante  de  son  livre. 

«  Ce  ministre  habile  reconnut  sur-le-champ  l'inconséquence  de 
ces  ordres1;  il  me  fit  prier  de  passer  chez  lui,  et  après  que  j'eus  lu 
la  lettre,  il  me  dit  : 

«  Il  faut  obéir  à  son  gouvernement;  mais  il  faut  qu'un  gouver- 
«  nement  ait  un  chef  qui  comprenne  les  négociations,  des  mi- 
«  nistres  qui  les  conseillent  bien  et  que  tout  cela  s'entende.  11 
«  faut  qu'un  gouvernement  ait  une  volonté,  un  plan,  un  but. 

«  H  faut  qu'il  sache  nettement  ce  qu'il  veut,  et  cela  n'est  pas 
a  aisé  dans  un  gouvernement  nouveau.  Je  suis  en  vérité  maître  de 
«  cette  affaire,  moi,  en  sous  ordre.  Si  nous  sommes  à  Rome  comme 
«  on  est  à  Paris,  ce  sera  un  double  chaos.  Après  ce  que  j'ai  fait 
«  pour  vous,  après  les  preuves  d'affection  que  vous  m'avez  don- 
ce  nées,  je  n'aurai  plus  rien  en  réserve.  Il  est  bien  établi  que  le 
«  chef  de  l'Etat  veut  un  concordat;  il  veut  cela  de  longue  époque; 
«  avant  Tolentino,  il  se  disait  le  meilleur  ami  de  Rome.  Dans  ce 
«  temps-là,  pour  faire  passer  cette  proposition  insolite,  il  avait  été 

1  11  y  a  des  historiens  qui  affirment  que  V ultimatum  était  une  feinte  et 
que  Bonaparte  ne  voulait  point  exécuter  les  menaces.  Les  contemporains 
les  mieux  placés  pour  savoir  la  vérité,  et  Cacault  le  premier,  crurent  à 
l'imminence  du  péril. 

2  Des  ordres  qui  lui  ordonnaient  de  quitter  Rome  si  l'ultimatum  n'était 
point  accepté. 


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LE  CONCORDAT  DB  1801  813 

«  nécessaire  seulement  de  commencer  par  dire  à  un  cardinal  arche- 
«  vêque  de  Ferrare,  à  un  des  plus  grands  princes  de  l'Italie,  qu'on 
«  pourrait  le  faire  fusiller.  Le  Premier  consul  veut  donc  un  con- 
«  cordât  :  c'est  pour  cela  qu'il  m'a  envoyé  et  qu'il  m'a  donné  en 
«  aide  celui  que  je  désirais.  Il  pense,  le  Premier  consul,  que  moi  aussi 
«  je  veux  un  concordat;  mais  ses  ministres  n'en  veulent  peut-être 
«  pas;  ses  ministres  sont  près  de  lui;  et  le  caractère  le  plus  facile  à 
«  irriter  et  à  tromper,  c'est  celui  d'un  homme  de  guerre  qui  ne 
«  connaît  pas  encore  la  politique  et  qui  en  revient  toujours  au 
a  commandement  et  à  l'épée.  Cependant,  moi  aussi,  je  vais  faire 
«  &  sa  manière...  Je  vous  donne  deux  heures  pour  réfléchir  &  ceci; 
«  Mattei  ne  voulait  qu'un  quart  d'heure  pour  se  préparer  aux  grâ- 
ce cieusetés  du  général.  Nous  retirerons-nous  niaisement,  comme 
«  le  porte  la  dépèche,  et  alors  la  France  est  menacée  pour  un  temps, 
«  d'une  sorte  A'irréligiosisme,  mot  aussi  barbare  que  la  chose, 
«  d'un  catholicisme  bâtard,  ou  de  cette  doctrine  métisse  qui  con- 
«  seille  de  s'en  tenir  à  un  patriarche;  alors,  qui  sait?  Les  destinées 
«  probables  du  Premier  consul  ne  s'accompliraient  peut-être 
«  jamais. 

«  Nous  ne  sommes  ni  l'un  ni  l'autre  de  mauvais  chrétiens.  J'ai 
«  bien  vu  ce  que  vous  avez  été  jusqu'ici,  moi  je  suis  un  révolution- 
ne naire  corrigé  :  voilà  comme,  après  les  guerres  civiles,  les  hommes 
«  de  partis  différents  sont  souvent  à  côté  l'un  de  l'autre,  désarmés 
«  et  amis  I 

«  J'aime  Bonaparte,  j'aime  le  général;  cet  affublement  d'un 
«  nom  de  Premier  consul  est  ridicule;  il  a  pris  cela  de  Rome,  où 
«  cependant  il  n'a  jamais  été.  Pour  moi,  il  est  toujours  le  général 
a  d'Italie.  Les  destinées  de  l'homme  terrible,  je  les  vois  presque 
«  absolument  dans  mes  mains,  plus  que  dans  les  siennes;  il  devient 
a  une  manière  d'Henri  VIII,  il  aime  et  il  blesse  tour  à  tour  le  Saint- 
«  Siège;  mais  que  d'autres  sources  de  gloire  peuvent  se  tarir  pour 
«  lui  s'il  fait  le  Henri  VIII  à  fauxl  La  mesure  est  comblée,  les 
.«nations  ne  laisseraient  peut-être  plus  leurs  maîtres  disposer 
«  d'elles  en  fait  de  religion.  Dans  l'autre  voie,  avec  le  concordat, 
«  il  y  a  des  prodiges;  il  y  en  a  surtout  pour  lui,  et  s'il  n'est  pas 
«  sage,  il  en  restera  pour  la  France.  Soyez  sûr,  Monsieur,  que  de» 
«  hauts  faits  tentés  à  propos  et  qui  tournent  bien  sont,  &  tout 
«  prendre  et  à  quelque  génie  qu'on  les  doive,  une  riche  dot  pour 
«  un  pays.  Un  pays,  quand  il  lui  survient  des  embarras,  répond  & 
«  bien  des  insolences  par  son  histoire.  La  France,  avec  ses  défauts/ 
«  a  besoin  d'être  en  fonds  de  grandeur.  Le  général  compromet  tout 
«  avec  ce  coup  de  pistolet  tiré  pendant  la  paix,  pour  plaire  à  ses 
«  généraux  qu'il  aime  et  dont  il  redoute  les  plaisanteries  de  camp, 

10  DÉCEMBRE  1902.  53 


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114  LE  GOKCOlDiT  BI  1801 

«  parce  qu'il  a  fait  longtemps  ces  plaisanteries-là  lui-même.  1} 
«  rompt  l'opération  qu'il  désire;  il  sème  du  grain  gâté.  Qu'est-ce 
«  qu'un  concordat  religieux?  La  plus  solennelle  entreprise  dont 
«  poissent  s'occuper  les  hommes;  qu'est-ce  qu'un  concordat  reli- 
«  gieux  signé  en  trois  jours?  Je  vois  les  douze  heures  que  le  com- 
te mandant  en  chef  accordait  à  un  assiégé  sans  espoir  de  secours. 

«  Vous  savez  que  tout  en  l'aimant  beaucoup,  depuis  les  scènes 
«  de  Tolentino  et  de  Livournc,  et  les  effrois  de  Manfredini  et  Itattei 
«  menacés  et  tant  d'antres  vivacités,  je  l'appelle,  ce  cher  général,  je 
«  l'appelle  tout  bas  le  petit  tigres  pour  bien  caractériser  sa  taille, 
«  sa  ténacité,  son  agilité,  son  courage,  la  rapidité  de  ses  mouve- 
«  ments,  ses  élans  et  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  qu'on  peut  prendre  en 
«  bonne  part  de  ce  genre- là.  Si  l'on  m'accusait,  à  propos  d'un  ton 
«  pareil,  je  répondrais  qu'à  l'école  militaire,  où  j'étais  professeur, 
«  j'ai  appris  que  tigre,  en  Persan,  veut  dire  flèche;  demandez  plutôt 
«  à  nos  savants  d'Egypte I  Eh  bien,  le  petit  tigre  a  fait  une  faute; 
«  elle  £eut  être  réparée,  mais  j'ai  besoin  de  tout  le  monde.  Croyez - 
«  vous  qu'un  arrangement  religieux  convient  à  la  France?  Croyez- 
«  vous  qu'elle  ait  une  tendance  à  l'embrasser  avec  ardeur  et  que  ce 
«  soit  servir  le  Premier  consul  que  de  l'aiier  à  accomplir  une 
«  volonté  qui,  j'en  suis  sûr,  est  dans  son  cœur?  Quand  pour  faire 
«  réussir  un  projet  reconnu  comme  utile  et  généreux,  vous  aurez 
«  consenti  à  laisser  là  les  imbéciles  intérêts  de  la  vie,  venez  me 
«  retrouver,  je  vous  dirai  ce  que  je  médite.  Attendez  encore... 

«  Si  vous  m'aidez,  vous  en  souffrirez  peut-être,  plus  tôt,  plus 
«  tard;  probablement  même  il  arrivera  que  nous  en  souffrirons  tons 
«  deux,  car  on  ne  redresse  jamais  impunément  ceux  qui  gouvernent.» 

«  Je  répondis  au  ministre  qu'il  y  avait  des  partis  que  l'on  pre- 
nait sur-le-champ;  je  lui  déclarai  que  j'avais  un  désir  vif  de  voir 
conclure  un  concordat  et  qu'en  tout  je  suivrais  ses  pas.  Il  m'inter- 
rompit :  «  Non,  non,  il  ne  s'agit  pas  de  me  suivre,  il  faut  rester 
«  malgré  l'ordre  que  j'ai  de  rompre  la  négociation.  Ecoutez-moi,  je 
«  ne  veux  pas  demander  un  concordat  signé  en  trois  jours;  j'obéis 
«  au  reste  de  la  dépêche,  je  pars;  je  vais  à  Florence,  j'envoie  Con- 
«  salvi  à  Paris  et  je  vous  ordonne  de  rester  à  Rome,  pour  conserver 
c  un  fil  de  relations  avec  le  Saint-Siège.  Je  vous  préviens  encore 
«  qu'en  restant  à  Rome  sur  ma  seule  parole,  vous  vous  compro- 
«  mettez  peut-être  à  tout  jamais;  mais  il  n'est  que  ce  moyen 
«  d'arrêter  l'intervention  militaire;  j'en  ai  vu  des  effets  terribles 
«  dans  cette  Rome  où  je  vous  parle.  » 

ce  J'embrassai  vivement  le  ministre  qui  me  comprit.  11  alla  immé- 
diatement trouver  le  cardinal  Gonsalvi,  lui  lut  la  formidable  dépêche 
sans  retrancher  un  mot,  ne  lai  épargna  pas  les  prêtres  turbulents 


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U  0NH30BBAT  M  1801  815 

tt  coupables  et  il  se  résuma  ainsi  :  «  Il  y  a  des  malentendus;  le 
«  Premier  consul  ne  tous  connaît  pas,  il  connaît  encore  moins  vos 
ce  talents  et  votre  habileté,  vos  engagements,  votre  coquetterie* 
«  votre  désir  de  terminer  les  affaires;  allex  à  Paris.  —  Quand?  — 
«  Demain,  vous  lui  plairez,  vous  vous  entendrez;  il  verra  ce  que 
«  c'est  qu'un  cardinal  homme  d'esprit,  vous  ferez  le  concordat  avec 
«  lui.  Si  vous  n'allez  pas  à  Paris,  je  serai  obligé  de  rompre  avec 
«  vous,  et  il  y  a  là- bas  des  ministres  qui  ont  conseillé  au  Directoire 
«  de  déporter  Pie  VI  à  la  Guyane.  Il  y  a  des  conseillers  d'Etat  qui 
«  raisonnent  contre  vous;  il  y  a  des  généraux  moqueurs  qui  hau&- 
«  sent  les  épaules.  Si  je  romps  avec  vous,  Murât,  autre  Berthier, 
«  marchera  sur  Rome  ;  une  fois  qu'il  sera  ici,  vous  traiterez  moins 
«  avantageusement  qu'aujourd'hui,  son  arrivée  réveillera  vos  répu- 
«  blicains.  Ils  ont  mal  administré,  mais  ils  n'administrent  plus,  et 
«  c'est  toujours  contre  ceux  qui  commandent  que  l'on  crie.  Arrê- 
«  tons  une  disposition  de  choses  qui  sera  satisfaisante  et  qui 
«  rappellera  même  Paris  à  la  raison. 

«  Moi  qui  ai  l'ordre  de  rompre  les  relations,  j'obéirai  de  cette 
«  manière  :  j'irai  à  Florence.  Je  modérerai  Murât,  qui  brûle  de  venir 
a  ici  conquérir  et  occuper  un  Etat  nouveau.  La  sœur  du  Premier 
«  consul,  l'épouse  de  Murât,  est  avec  lui.  Elle  est  curieuse  et  dit 
ce  qu'on  ne  voit  jamais  assez  Rome  et  ses  merveilles.  Vous,  vous 
«  irez  à  Paris,  et  je  laisserai  ici  mon  secrétaire  de  légation,  pour 
«  conserver  une  représentation.  Ainsi,  rien  ne  sera  détruit.  Je  vous 
a  le  répète,  vous  ferez  le  Concordat  avec  le  Premier  consul  lui- 
.«  même,  vous  lui  en  dicterez  une  partie,  et  vous  obtiendrez  plus 
«  de  lui  que  de  moi,  qui  suis  lié  par  tant  d'obstacles.  Si  rien  de 
«  cela  ne  réussit,  je  suis  perdu,  et  j'aurai  perdu  aussi,  avec  moi, 
m  les  espérances  d'avancement  que  peut  avoir  mon  secrétaire. 
«  Mais  nous  parlons  ici  à  sacrifice  fait.  Encore  un  mot.  Je  ne  veux 
«  pas  dans  un  pays  où  il  y  a  tant  de  bavardages,  je  ne  veux  pas 
«  vous  laisser  le  poids  de  la  responsabilité  de  cette  action.  Si  ce 
«  qui  me  parait  grand  aujourd'hui  devient  par  hasard  une  faute 
«  demain,  il  est  nécessaire. que  je  voie  le  Pape,  et  que  je  prenne 
<c  tout  sur  moi.  J'ennuierai  peu  le  Pape.  J'ai  un  petit  nombre  de 
«  phrases  à  échanger  avec  lui,  pour  remplir  des  instructions 
«  antérieures  du  Premier  consul.  » 

«  Le  cardinal,  homme  d'une  imagination  élevée,  frappé  de  l'éclat 
et  du  mystère  de  ces  paroles,  saisit  le  conseil,  va  trouver  le  Pape, 
le  prépare  &  cette  démarche  et  a  la  douleur  de  se  séparer  de  son 
ami,  plutôt  qu'il  ne  lui  demande  une  permission.  M.  Cacault  se 
présente  à  l'audience  de  Sa  Sainteté  qui  l'attendait,  et  qui  lui  dit 
après  l'avoir  fiât  asseoir  près  d'Elle  :  «  Monsieur,  vous  êtes  une 


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81*  L£  C0RC0BD1T  DE  1801 

«  personne  qoe  nous  aimons  avec  une  grande  tendresse.  Ce  conseil 
«  que  vous  donnez  vous-même  de  ne  pas  signer  un  concordat  en 
«  trois  jours,  est  une  action  admirable  dans  votre  position.  Hais 
«  Gonsalvi  à  Paris,  Rome  abandonnée,  et  nous  demeuré  seul  dam 
«  ce  désert  !  !  I 

«  Très  Saint- Père,  reprit  le  ministre,  j'engage  ma  foi  de  chrétien 
«  et  d'homme  d'honneur,  que  je  donne  ce  conseil  de  moi-même, 
«  qu'il  ne  m'a  été  suggéré  par  personne,  que  mon  gouvernement 
«  n'en  sait  rien,  que  je  n'agis  ici  que  dans  l'intérêt  réciproque  des 
«  deux  cours,  et  peut-être  plus  dans  l'intérêt  de  la  vôtre  qne  de  la 
((  mienne.  Le  Premier  consul  vous  honore,  il  m'a  dit  :  Traites  le 
«  Pape  comme  s'il  avait  200,000  hommes.  Il  vous  reconnaît  une 
«  grande  puissance.  Apparemment  qu'aujourd'hui  il  s'en  voit  le 
«  double  autour  de  lui,  car  il  ne  parle  plus  sur  un  certain  pied 
«  d'égalité.  S'il  se  donne  l'avantage,  une  noble  confiance  vous  le 
«  rendra.  Privez-vous  de  Consalvi  quelques  mois;  il  vous  reviendra 
u  bien  plus  habile.  —  Vous  riez,  répondit  le  Pape,  avec  ces  soldats 
«  que  vous  nous  croyez.  Nous  ne  les  acceptons  que  pour  les  rendre. 
<(  Et  puis,  il  est  vrai,  les  soldats  de  Jésus- Christ  sont  en  grand 
a  nombre.  —  Très  Saint-Père,  il  faut  que  Gonsalvi  parte  à  11ns- 
«  tant,  qu'il  porte  votre  réponse;  il  manœuvrera  à.  Paris  avec  la 
«  puissance  que  vous  lui  donnerez  aussi.  J'ai  cinquante-neuf  ans, 
«  j'ai  vu  bien  des  affaires  depuis  les  Etats  de  Bretagne,  certaine - 
«  ment  les  Etats  les  plus  difficiles  à  conduire.  Rien  ne  m'a  échappé 
<(  des  misères  de  vos  peuples  d'Italie.  Pour  me  perdre,  on  m'appe- 
«  lait  Y  ami  des  rois;  je  ne  suis  pas  suspect.  Quelque  chose  de  plus 
«  fort  sans  doute  que  la  froide  raison,  un  instinct  de  ces  instincts 
<(  de  bêtes,  si  Ton  veut,  qui  ne  les  trompent  jamais,  me  conseille, 
«  me  poursuit;  je  vois  mon  consul  digne,  froid,  satisfait,  soutenu 
«  au  milieu  de  ses  conseillers  qui  le  détournent.  Et  puis  quel 
«  inconvénient!  On  vous  accusait  :  vous  paraissez  en  quelque  sorte 
«  vous-même.  Qu'est-ce?  Qu'a-t-on  dit?  On  veut  un  concordat 
«  religieux,  nous  venons  au-devant,  nous  l'apportons,  le  voilà  ». 

((  Le  Pape,  trop  ému,  versait  abondamment  des  larmes  :  ce  Ami 
«  vrai,  dit-il,  nous  vous  aimons  comme  nous  avons  aimé  notre 
«  mère;  en  ce  moment  nous  nous  retirons  dans  notre  oratoire, 
«  pour  demander  à  Dieu  si  le  voyage  peut  être  heureux  et  si  un 
«  succès  soulagera  nos  peines,  en  nous  éloignant  de  cet  abîme  de 
«  douleurs.  » 

L'expédient  suggéré  par  Gacault  parut  au  Pape,  aux  cardinaux, 
qu'il  consulta  tous,  la  seule  chance  qui  restât  d'éviter  la  rupture 
avec  la  France  et  tous  les  maux  qu'elle  aurait  entraînés.  Ils  se  pro- 
noncèrent à  l'unanimité  [pour]  le  départ  immédiat  de  Consalvi,  qui 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  ttT 

fat  le  seul  à  plaider  contre  lui-même.  «  Ce  n'est  pas  moi  qu'il  faut 
envoyer,  disait-il,  puisque  je  sais  soupçonné,  à  Paris,  de  mauvais 
vouloir  contre  les  Français.  Le  proverbe  latin  dit  :  Si  vis  mittere, 
mitte  gratum.  Ha  personne  nuira  à  ma  cause.  »  Cacault  écarta 
résolument  cette  objection.  «  Je  n'ai  jamais  eu  lieu  de  croire  que 
le  Premier  consul  ait  eu  aucune  opinion  défavorable  de  votre  per- 
sonne; il  ne  m'en  a  rien  dit  à  Paris.  Le  ministre  des  relations 
extérieures  ne  m'en  a  rien  dit  et  ne  m'en  a  jamais  écrit  un  mot. 
Le  général  Murât  m'a  parlé  de  Votre  Eminence,  à  Florence,  avec 
éloge.  De  mon  côté,  j'ai  eu  lieu  de  me  louer  de  vous  à  Rome.  Il 
n'y  a  donc  rien  à  ma  connaissance  qui  puisse  m'empècher 
d'applaudir  au  choix  que  Sa  Sainteté  a  fait  de  vous  pour  aller 
à  Paris.  »  Le  cardinal  se  résigna.  Le  voyage  ainsi  résolu,  Cacault 
informa  Talleyrand,  tandis  que  Gonsalvi  écrivait  à  Bernier  et  à 
Spica,  et  qu'il  communiquait  officiellement  aux  diplomates  accré- 
dités auprès  du  Saint-Siège  la  nouvelle  de  son  départ  et  de  son 
remplacement  par  le  cardinal  Joseph  Doria.  Ces  longues  et  fré- 
quentes conférences  du  ministre  français  au  Quirinal,  ces  réunions 
de  cardinaux,  les  nouvelles  de  toute  sorte  qui  circulaient  à  Rome 
avaient  surexcité  les  esprits  au  plus  haut  point,  et  il  était  à  craindre 
que  le  parti  avancé  ne  commit  quelque  désordre  et  n'exploitât  le 
départ  de  Cacault,  comme  la  preuve  d'une  rupture  complète  avec 
la  France.  11  n'y  avait  qu'un  moyen  de  conjurer  ce  péril  :  c'était  de 
montrer  par  un  signe  évident  qu'il  n'y  avait  pas  réellement  rupture, 
et  ce  fut  encore  le  ministre  français  qui  trouva  la  solution.  Aux 
inquiétudes  exprimées  par  Consalvi,  il  répondit  :  «  Je  ne  vois  qu'une 
chose  à  faire,  qui  dépend  de  vous  et  de  moi  :  partons  ensemble 
dans  la  même  voiture,  au  vu  et  au  su  du  public.  Les  pêcheurs  en 
eau  trouble  n'o3eront  pas  bouger.  Nous  irons  ensemble  jusqu'à 
Florence,  où  je  m'arrêterai  suivant  mes  instructions,  et  d'où  vous 
continuerez  vers  Paris.  »  L'arrangement  fut  approuvé  par  le  Pape, 
et  le  samedi  6  juin  au  matin,  le  lendemain  du  jour  où  expirait 
le  délai  fixé  par  Yultimalum,  Consalvi,  comblé  de  tendresses  et 
de  bénédictions  par  le  Pontife,  sortait  du  Quirinal  dans  sa  voiture 
et  allait  prendre  Cacault  qui  monta  avec  lui  sous  les  yeux  d'une 
ioule  ébahie,  qui  ne  comprenait  rien  à  la  chose  et  se  perdait  en 
conjectures.  11  est  intéressant  de  voir  comment  le  ministre  de 
France  explique  son  initiative  à  Talleyrand  et  raconte  son  départ. 
«  Lorsque  les  premiers  jours  du  délai  ont  été  écoulés  et  que 
l'impression  de  la  peur  de  mon  départ  sur  le  Pape  et  ses  conseillers 
a  été  complète  et  sans  espoir  de  me  décider  à  rester,  et  lorsque  j'ai 
vu  que  rien  ne  pouvait  décider  le  Pape  à  signer  hic  et  ruine,  j'ai 
cherché  les  moyens  de  garantir,  en  partant;  la  tranquillité  de 


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ftl|  U  G0RG0RD1T  DI  1801 

Rome  et  la  sûreté  des  Français.  J'ai  pensé  que  le  Premier  consul 
souhaitait  de  cœur  et  d'âme  l'accommodement  avec  le  Pape,  devenu 
nécessaire  à  la  France.  Je  sais  que  ce  fut  toujours  son  idée  et 
qu'elle  doit  enfin  se  réaliser.  Alors  il  m'a  paru  dans  ses  vues  d'en- 
gager le  Pape  à  envoyer  à  Paris  son  premier  ministre  pour  s'expli- 
quer et  tâcher  de  résoudre  l'affaire.  Mon  idée  a  été  saisie  et  adoptée 
avec  plaisir  par  Sa  Sainteté  et  le  cardinal  Gonsalvi.  » 

On  a  insinué  que  Gacault  n'avait  pas  agi  de  son  chef  et  que  le 
coup  était  combiné  à  l'avance  entre  lui  et  le  gouvernement  fran- 
çais. Le  ministre  et  son  secrétaire  Artaud,  qui  reçut  ses  confi- 
dences sur  le  moment  même,  ont  toujours  affirmé  le  contraire,  et 
il  n'y  a  aucune  raison  de  mettre  en  doute  la  parole  de  ces  deux 
hommes  d'honneur.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  Gacault  était  sûr  de 
n'être  pas  désavoué,  car  la  démarche  qu'il  avait  conseillée  était 
trop  flatteuse  pour  le  Premier  consul  pour  lui  causer  du  déplaisir. 

Le  voyage  s'effectua  sans  encombre.  «  Me  voilà  arrivé  à  Florence. 
Le  cardinal-secrétaire  d'Etat  est  parti  de  Rome  avec  moi.  Il  est 
venu  me  prendre  à  mon  logis.  Nous  avons  fût  route  ensemble  dans 
le  même  carrosse;  nos  gens  suivaient  de  la  même  manière  dans  la 
seconde  voiture  et  la  dépense  de  chacun  était  payée  par  son  cour- 
rier respectif.  Nous  étions  regardés  partout  d'un  air  ébahi;  le 
cardinal  avait  grande  peur  qu'on  imaginât  que  je  me  retirais  i 
l'occasion  d'une  rupture;  il  disait  sans  cesse  à  tout  le  mqnde  : 
«  Voilà  le  ministre  de  France.  »  Ce  pays,  écrasé  des  maux  passés 
de  la  guerre,  frissonne  à  la  moindre  idée  de  mouvements  de 
troupes.  Le  gouvernement  romain  a  plus  de  peur  encore  de  ses 
propres  sujets  mécontents,  surtout  de  ceux  qui  ont  été  alléchés  i 
l'émeute  et  au  pillage  par  l'espèce  de  révolution  passée.  Nous 
avons  ainsi  prévenu  et  dissipé  à  la  fois  les  frayeurs  mortelles  et 
les  espérances  téméraires.  Je  pense  que  la  tranquillité  de  Rome 
ne  sera  pas  troublée. 

«  Le  cardinal  a  passé  ici  la  journée  du  18  (7  juin)  en  grande  et 
ostensible  amitié  avec  le  général  Murât,  qui  lui  a  fait  donner  un 
logement  et  une  garde  d'honneur.  U  a  fait  la  même  chose  pour 
moi;  je  n'ai  rien  accepté;  je  suis  logé  à  l'auberge. 

«  Le  cardinal  est  parti  ce  matin  pour  Paris;  il  arrivera  peu  de 
temps  après  ma  dépêche;  il  ira  extrêmement  vite.  Le  malheureux 
sent  bien  que  s'il  échouait  il  serait  perdu  sans  ressource  et  que 
tout  serait  perdu  pour  Rome.  U  est  pressé  de  savoir  son  sort.  Je 
lui  ai  fait  sentir  qu'un  grand  moyen  de  tout  sauver  était  d'user  de 
diligence,  parce  que  le  Premier  consul  avait  des  motifs  graves  de 
conclure  vite  et  d'exécuter  promptement... 

•.•**$*      +      •*•       •       •       •       •      •       *•••»• 


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LE  CONCORDÂT  DE  1801  819 

«...  Vous  jugez  bien  que  le  cardinal  n'est  pas  envoyé  à  Paris 
pour  signer  ce  que  le  Pape  a  refusé  de  signer  à  Rome;  mais  il  est 
premier  ministre  de  Sa  Sainteté  et  son  favori  ;  c'est  l'âme  du  Pape 
qui  va  entrer  en  communication  avec  vous.  J'espère  qu'il  en  résul- 
tera un  accord  concernant  les  modifications.  Il  s'agit  des  phrases, 
des  paroles  qu'on  peut  retourner  de  tant  de  manières,  qu'à  la  fin 
on  saisira  la  bonne.  Le  cardinal  porte  au  Premier  consul  une  lettre 
confidentielle  du  Pape  et  le  plus  ardent  désir  de  terminer  l'affaire. 
C'est  un  homme  qui  a  de  la  clarté  dans  l'esprit.  Sa  personne  n'a 
rien  d'imposant;  il  n'est  pas  fait  à  la  grandeur;  son  élocution,  un 
peu  verbeuse,  n'est  pas  séduisante.  Son  caractère  est  doux  et  son 
âme  s'ouvrira  aux  épanchements,  pourvu  qu'on  l'encourage  avec 
douceur  à  la  confiance.  » 

Murât,  de  son  côté,  recommandait  Consalvi  au  Premier  consul. 
«  Le  citoyen  Gacault  est  arrivé  ici  hier  matin  avec  le  cardinal  Con- 
salvi. Ce  dernier  est  parti  pour  Paris  où  je  pense  qu'il  arrivera  vers 
le  30  (19  juin).  Il  se  rend  près  de  vous  avec  confiance,  et  le  Saint- 
Père  attend  tout  des  sentiments  de  bienveillance  que  vous  ne 
cessez  de  lui  montrer.  Je  vous  assure  qu'ils  sont  de  bonne  foi.  Au 
reste,  le  cardinal  Consalvi  a  ordre  de  faire  tout  ce  qui  est  possible 
en  matière  de  religion.  Ne  vous  laissez  pas  prévenir  contre  le 
cardinal  Consalvi;  tous  les  Français  n'ont  qu'à  se  louer  de  lui.  » 

Le  cardinal  était  parti  fort  triste,  accablé  par  les  préoccupations 
et  la  hâte  de  ce  voyage  précipité.  «  Le  plaisir  de  vous  revoir, 
écrivait-il  à  Spina,  sera  un  soulagement  à  mes  angoisses  très 
amères.  Croyez-moi,  Monseigneur,  la  vie  m'est  à  charge  et  je  n'en 
puis  plus!  » 

A  Florence,  pourtant,  il  devint  moins  sombre.  Il  fut  d'abord 
rassuré  en  apprenant  que  Murât  n'avait  reçu  aucun  ordre  de 
marcher  sur  Rome.  Puis  le  bon  accueil  du  général  et  ses  encoura- 
gements joints  à  ceux  de  Cacault  le  réconfortèrent  en  lui  donnant 
f  espérance  du  succès.  11  prit  la  route  de  Paris,  soutenu  par  le 
sentiment  de  la  grande  œuvre  à  laquelle  il  allait  travailler,  du 
service  qu'il  allait  rendre  à  l'Eglise  et  de  la  justice  que  lui  rendrait 
la  postérité. 

f  F.-D.,  Cardinal  Mathieu. 


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LA  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGE 


Combien  différemment  apprécié  ce  droit  de  grève,  que  certains 
jugent  néfaste  pour  l'ouvrier,  autant  et  plus  peut-être  que  pour  le 
patron,  et  dans  lequel  les  socialistes  voient  le  moyen  le  plus  effi- 
cace de  libération  du  prolétariat  ! 

Les  adversaires  de  la  liberté  de  coalition  sont  restés  irréductibles 
depuis  M.  de  Vatimesnil,  qui  s'exprimait  ainsi,  dans  le  grand  débat 
parlementaire  de  1849  : 

Les  ouvriers  qui  se  coalisent  se  nuisent  à  eux-mêmes,  la  misère 
est  le  seul  fruit  qu'ils  recueillent.  Ils  nuisent  encore  à  ceux  d'entre 
eux  dont  l'ouvrage  est  lié  au  leur  et  qui  voudraient  continuer  de 
travailler.  Les  coalitions  diminuent  le  revenu  général  du  pays  en 
interrompant  la  production;  elles  font  souvent  passer  à  l'étranger  des 
commandes  faites  à  l'industrie  nationale;  enfin,  elles  menacent  grave- 
ment la  paix  publique,  étant  sujettes  à  dégénérer  en  violence  et  même 
en  émeutes. 

M.  Jules  Simon,  dans  son  livre  sur  le  Travail  lançait  également 
des  invectives  violentes  contre  la  grève  : 

La  grève,  c'est  la  pire  des  guerres,  une  guerre  civile.  Elle  est  meur- 
trière au  pied  de  la  lettre,  car  les  ouvriers  en  grève  se  réduisent 
eux-mêmes  à  la  condition  d'une  ville  assiégée,  et  comme  il  arrive 
dans  toutes  les  guerres  civiles,  ils  ne  peuvent  pas  faire  de  mal  à  leurs 
adversaires  sans  en  ressentir  le  contre-coup. 

Qu'est-ce  que  le  droit  de  faire  grève?  C'est  une  arme.  On  l'a  rendue 
aux  ouvriers,  et  on  a  bien  fait.  Maintenant  qu'ils  l'ont  reçue,  ce  qui 
peut  arriver  de  mieux  pour  l'industrie,  pour  la  société  et  pour  eux- 
mêmes,  c'est  qu'ils  ne  s'en  servent  pas.  Il  n'y  a  qu'une  tvoix  sur  ce 
sujet. 

Enfin,  M.  Barberet  jetait  l'anathème  à  «  cette  arme  qui  est  un 
piège  »  : 


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LÀ  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGE  821 

Des  socialistes  de  bonne  foi  nous  disent  que  la  grève  est  l'arme  du 
faible  contre  le  fort.  C'est  une  bien  grave  erreur.  En  jugeant  les  choses 
impartialement,  d'après  ses  effets,  tout  homme  sensé  découvrira  en 
elle  un  véritable  traquenard  tendu  au  prolétariat. 

En  réalité,  les  sacrifices  ont  toujours  dépassé  les  avantages  obtenus, 
et,  dans  la  plupart  des  cas,  les  réclamations  n'en  subsistaient  pas 
moins  après  qu'avant. 

Et  cependant,  reconnaissait  M.  Barberet,  la  grève  offre  certains 
avantages  pour  les  ouvriers  fortement  organisés  : 

Les  ouvriers  anglais  réunissent  d'énormes  capitaux.  Gomment  les 
emploient-ils?  Toutes  leurs  ressources  sont  accumulées  en  vue  de  la 
grève,  qu'ils  peuvent  organiser  d'un  bout  à  l'autre  de  leur  pays.  C'est 
là  qu'on  peut  juger  le  système,  car  il  donne  tous  ses  résultats  pos- 
sibles. Les  voici  :  Augmentation  minime  des  salaires  et  diminution 
raisonnable  des  heures  de  travail.  Et  puis,  c'est  tout. 

Mais  n'est-ce  donc  rien  que  cela?  Ne  voit-on  pas  que  c'est  grâce 
à  l'exercice  de  la  grève  organisée  que  les  ouvriers  anglais  ont 
obtenu  les  plus  hauts  salaires  de  l'Europe.  M.  Barberet  l'affirmait 
plus  encore,  quand  il  concluait  ainsi,  dans  son  volume  sur  les 
grèves  (paru  en  1873)  : 

A  tonte  chose  malheur  est  bon.  En  roulant  son  rocher  de  Sisyphe, 
la  grève  a  montré  aux  travailleurs  qu'ils  étaient  forts  par  l'union.  Il 
en  est  résulté  le  groupement  inconscient  et  brutal,  il  est  vrai,  mais 
instinctif  et  progressif. 

Les  auteurs  qui  ont  reconnu  les  bénéfices  de  la  grève  en  faveur 
des  ouvriers  sont  également  nombreux.  Et  ces  auteurs  sont  loin 
d'être  les  premiers  venus  et  les  plus  mai  informés  des  questions 
ouvrières.  Parmi  eux,  nous  nous  contenterons  de  citer  les  opinions 
d'un  ouvrier,  d'un  ingénieur  en  même  temps  directeur  du  travail 
en  France,  et  du  plus  réputé  des  économistes  modernes  : 

Les  coalitions,  dit  M.  Martin  Nadaud,  ont  été  l'âme,  l'agent  prin- 
cipal du  progrès  depuis  cinquante  ans,  aussi  bien  en  Angleterre  qu'en 
France.  S'il  était  vrai  que  les  grèves  à  aucune  époque  aient  été  une 
cause  de  ruine  pour  un  pays,  la  Russie,  l'Espagne,  l'Italie,  l'Autriche 
et  toutes  les  nations  où  l'ouvrier  est  encore  foulé  aux  pieds  par  les 
lois,  seraient  plus  riches  que  la  France  et  que  l'Angleterre. 

M.  Arthur  Fontaine,  directeur  du  Travail  au  Ministère  du  Com- 


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m  U  GRÈVE  ET  L'ABHTRAGI 

merce,  trouve  également  que  la  grève  n'est  pas  une  arme  négli- 
geable pour  la  population  ouvrière  : 

Nous  sommes  trompés,  affirme-t-il,  sur  F  efficacité  matérielle  de  la 
grève  par  les  souffrances  et  les  pertes  de  ces  conflits  retentissants 
qui,  pendant  des  mois  entiers,  réduisent  à  la  misère  la  famille 
ouvrière  et  arrêtent  la  production  d'importantes  usines.  Mais,  il  ne 
faut  pas  s'y  tromper,  ces  graves  conflits  sont  l'exception.  Au  cours 
des  six  années  1890  à  1895,  sur  100  grévistes,  on  en  compte  31  ayant 
chômé  moins  d'une  semaine,  54  ayant  chômé  moins  d'une  quinzaine; 
24  seulement  ont  chômé  plus  d'un  mois  et  2  plus  de  cent  jours. 

En  France,  une  année  moyenne,  Tannée  1895,  nous  montre  pour 
les  grèves  relatives  au  taux  du  salaire  :  En  cas  de  réussite,  120,000  fr. 
de  perte  et  700,000  francs  regagnés  en  trois  cents  jours  par  la  plus- 
value  du  salaire  ;  en  cas  de  transaction,  un  peu  moins  de  600,000  francs 
de  perte  et  1,300,000  francs  de  plus-value  en  trois  cents  jours;  dans 
l'ensemble,  enfin,  en  tenant  compte  de  600,000  francs  de  perle  en  cas 
d'échec  complet,  à  peu  près  1,300,000  francs  de  perte  par  grève  et 
2  millions  de  francs  de  plus-value  en  trois  cents  jours.  —  Ces  calculs 
montrent-ils  que  les  avantages  des  grèves  sont  payés  cher  pour  l'ou- 
vrier? Oui,  sans  doute.  Trop,cher?  C'est  une  question  d'appréciation  « . 

Enfin,  M.  Paul  Leroy -Beaulieu,  dans  son  Essai  sur  la  répartition 
des  richesses,  exprime  la  même  opinion  : 

On  se  tromperait  en  croyant  que,  considérée  en  soi,  la  grève  ait 
nui  à  la  classe  ouvrière.  Elle  a  certainement  contribué  à  faire  respecter 
davantage  les  ouvriers  par  les  patrons,  à  prévenir  beaucoup  d'abus 
de  détail,  toutes  sortes  de  modes  d'exploitation  ou  de  dégradation.., 
À  vrai  dire,  ce  sont  moins  des  grèves  effectives  qui  ont  eu  ces  résultats 
que  la  simple  grève,  la  simple  possibilité  de  grèves. 

Les  causes  de  ces  divergences  d'opinion  sont  faciles  à  saisir. 
Il  faut,  en  effet,  distinguer  entre  la  grève  organisée,  savamment 
préparée,  éclatant  au  moment  où  les  revendications  ouvrières  ont 
chance  d'être  acceptées  par  les  patrons  et  reposant  sur  des  res- 
sources abondantes  qui  permettent  de  lutter  pendant  longtemps, 
et  entre  la  grève  anarchique,  qui  éclate  un  beau  jour,  par  caprice 
ou  par  surprise,  sans  motiis  suffisants  et  sans  caisse  bien  pourvue 
et  qui  est  fatalement  destinée  à  l'échec  le  plus  lamentable,  d'autant 
plus  lamentable  que  les  ouvriers  s'entêtent  alors  dans  une  grève 

.  }  Les  Grèves  et  la  Concili<Uion%  A.  Colin,  1897} 


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LA  GRfiVS  ET  I/ÀRWTRÀ01  $* 

sans  issue,  croyant  suppléer  par  leur  ténacité  à  leur  manque 
d'organisation. 

La  grève  organisée,  au  contraire,  réussit  le  plus  souvent  avant 
même  d'avoir  éclaté,  et  un  patron,  qui  a  des  commandes  pressées, 
ne  se  laisse  pas  entraîner,  de  gaieté  de  coeur,  dans  une  lutte  dont 
il  ne  peut  prévoir  la  longueur  et  l'issue. 


Sous  l'ancien  Régime,  les  ouvriers  parisiens  en  quête  de  travail 
se  réunissaient  sur  la  place  de  Grève,  devant  l'Hôtel  de  Ville.  Ce 
marché  d'ouvriers  inactifs  a  donné  son  nom  à  l'acte  des  ouvriers 
qui  se  réunissent  pour  s'embaucher  à  des  conditions  nouvelles 
La  grève,  c'est  le  refus  concerté  du  travail  par  des  ouvriers  qui 
attendent  qu'on  vienne  leur  proposer  un  contrat  nouveau. 

A  l'époque  du  petit  atelier,  l'ouvrier,  mécontent  de  son  patron, 
le  quittait  pour  s'embaucher  ailleurs.  Gomme  les  ateliers  étaient 
nombreux,  il  lui  était  facile,  dans  le  même  quartier,  peut  être  dans 
la  même  rue,  de  trouver  un  patron  qui  l'acceptait.  La  chose  se 
passe  ainsi,  de  nos  jours,  pour  les  ouvriers  ou  employés  d'ateliers 
à  personnel  restreint  :  garçons  épiciers,  garçons  de  cafés,  domes- 
tiques, etc.;  mais,  s'il  s'agit  de  la  grande  industrie,  où  le  personnel 
employé  comprend  des  centaines  ou  des  milliers  d'individus,  la 
question  change  de  face.  Ici  l'ouvrier,  qui  croit  avoir  à  se  plaindre 
de  son  patron,  ou  qui  n'est  pas  satisfait  des  conditions  de  travail 
de  son  atelier,  ne  peut  formuler  de  revendications  individuelles.  Il 
n'est  qu'une  unité  dans  l'armée  ouvrière  que  l'usine  renferme  et  l'on 
se  soucie  fort  peu  de  lui,  parce  que  cent  candidats  se  présenteront 
pour  occuper  le  poste  qu'il  désertera.  Il  y  a,  en  effet,  à  côté  de 
l'armée  active  du  travail,  toute  une  armée  de  réserve  de  la  misère 
qui  désire  s'employer  à  tout  prix.  Si  l'ouvrier  mécontent  réclame 
des  conditions  nouvelles,  on  lui  répondra  que  les  autres  ouvriers 
paraissent  fort  satisfaits  des  conditions  qui  ne  peuvent  le  contenter 
et  qu'on  ne  peut  faire  une  exception  en  sa  faveur. 

Mais,  si  cette  même  réclamation,  au  lieu  d'être  formulée  par  un 
seul,  est  reprise  par  la  masse  des  ouvriers  de  l'usine,  la  question 
est  tout  autre.  Le  patron  peut  bien  remplacer  immédiatement  un 
ouvrier  qui  l'abandonne,  il  ne  peut  pas,  sur  l'heure,  remplacer  plu- 
sieurs milliers  d'ouvriers  qui  partent  d'un  coup  et  se  solidarisent 
dans  leur  résistance. 

Il  n'a  plus  qu'à  attendre  :  ou  que  les  ouvriers,  lassés  d'une  lutte 
inégale,  réintègrent  son  usine,  sans  bénéfices  obtenus;  ou  bien  que 
ces  ouvriers,  assurés  de  la  victoire,  la  lui  imposent  par  une  résis- 
tance acharnée. 


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824  Là  GBÈVft  ET  L'ARBITfiAGI 

La  grève  est  donc  la  lutte  entre  la  force  de  l'employeur  et  l'obs- 
tination des  employés.  C'est  la  guerre  entre  deux  partis,  qui  ont 
également  à  en  souffrir;  mais  qu'importe  au  parti  vainqueur  la 
misère  dont  il  a  eu  à  souffrir  dans  le  combat?  Les  privations  de 
toutes  sortes  qu'ont  dû  supporter  des  grévistes  victorieux  sont 
bientôt  oubliées,  et  ils  ne  songent  plus  qu'aux  bénéfices  acquis. 

La  situation  des  ouvriers  et  des  patrons,  lorsque  éclate  un  conflit 
du  travail,  est  facile  à  préciser.  Les  patrons  d'aujourd'hui  sont 
bien  plus  vivement  atteints  par  la  grève  que  les  petits  patrons 
d'antan,  qui  ne  possédaient  pas  cet  énorme  et  coûteux  machinisme 
qu'immobilise  une  grève.  Aujourd'hui,  la  grève  est  une  lutte  âpre, 
sanglante,  meutrière.  Le  patron,  dont  le  machinisme  est  immobilisé, 
ne  peut  attendre  longtemps,  dans  l'oisiveté,  la  ruine  qui  le  guette. 
Au  contraire,  l'ouvrier  peut,  par  des  moyens  faciles,  échapper  à  la 
famine  et  narguer  son  patron,  en  se  nourrissant  de  soupes  syn- 
dicales et  de  ragoûts  corporatifs.  La  méthode  a  été  inaugurée  à 
Itontceau  et  suivie  à  Marseille,  et  j'ai  su  qu'elle  y  avait  donné 
d'excellents  résultats.  Pour  15  ou  20  centimes  par  jour,  on  pouvait 
nourrir  un  gréviste,  et  un  gréviste  qui  ne  meurt  pas  de  faim  a  le 
désir  de  continuer  la  grève,  s'il  appartient  surtout  à  une  profes- 
sion où  les  chômages  soient  rares.  Il  fait  si  bon  flâner  en  dehors 
de  l'usine  monotone  et  prendre  quelques  jours  de  liberté.  Chaque 
jour  de  chômage  est  donc  un  jour  de  ruine  pour  le  patron  moderne, 
tandis  que  pour  l'ouvrier  c'est  un  jour  de  repos.  L'ouvrier  sait  que 
l'on  ne  peut  pas  le  remplacer,  —  pas  lui  seul  bien  entendu,  — 
mais  avec  lui  tout  le  personnel  de  l'usine,  dont  il  est  solidaire. 
Inconnu  de  son  patron  pendant  la  période  de  travail,  il  lui  est 
inconnu  pendant  la  grève.  Il  n'est  qu'un  des  3  ou  4000  grévistes 
qui  ont  quitté  l'usine.  Un  beau  jour,  [une  affiche  sera  placardée 
sur  les  murs  de  l'établissement,  où  il  travaille,  et  cette  affiche 
lui  apprendra  que  la  grève  est  finie,  sans  qu'il  comprenne  mieux 
pourquoi  elle  se  termine  qu'il  n'a  compris  pourquoi  elle  avait 
éclaté.  Habitué  à  l'obéissance  passive  de  l'atelier,  il  se  soumet 
facilement  à  l'autorité  despotique  du  syndicat,  et  il  ne  songe  guère 
à  discuter  les  résolutions  qu'on  lui  impose.  Le  voilà  donc  rentrant 
à  l'usine,  la  conscience  tranquille,  assuré  de  ne  recevoir  aucun 
reproche  ni  d'encourir  aucune  vengeance. 

Seul,  il  était  le  jouet  des  caprices  de  son  patron;  syndiqué,  il 
devient  une  partie  d'un  organisme  qui  annihile  sa  volonté  et  son 
individualité,  mais  lui  assure,  en  échange,  la  tranquillité.  11  est 
devenu  fonctionnaire. 


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Ll  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGK  825 


M.  Pic,  dans  son  Traité  de  législation  industrielle,"  nous  a  donné 
la  législation  comparée  du  droit  de  coalition  et  il  Ta  fait  avec  une 
clarté  et  une  sobriété,  qui  font  de  son  Traité  un  excellent  guide 
pour  étudier  cette  question. 

Le  délit  de  coalition  fut  supprimé  par  la  loi  du  25  mai  1864  et 
remplacé  par  le  délit  d'atteinte  à  la  liberté  du  travail.  Mais  le* droit 
d'association  restait  interdit,  de  même  que  le  droit  de  réunion; 
de  telle  sorte  que,  sous  ce  régime,  le  droit  de  coalition  ne  fut 
encore  qu'un  vain  mot.  Et  les  ouvriers  volontiers  de  Saint- Etienne 
le  virent  bien,  lorsqu'en  1865  ils  votèrent  la  cessation  du  travail 
et  nommèrent  un  comité  de  seize  membres,  chargé  de  diriger  la 
grève.  Six  des  membres  de  ce  comité  furent  traduits  en  police 
correctionnelle  et  condamnés,  pour  association  illicite,  à  plusieurs 
mois  de  prison. 

Cette  situation  ne  changea  qu'avec  la  loi  du  30  juin  1881  sur 
la  liberté  de  réunion  et  surtout  avec  la  loi  duj>l  mars  1884  sur 
les  syndicats  professionnels. 

Depuis  1864,  la  coalition  fut  donc  permise;  néanmoins,  la  loi 
prohiba,  sous  peine  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à  trois  ans 
et  d'une  amende  de  16  à  3,000  francs,  ou  de  Tune  de  ces  deux 
peines  seulement,  les  violences  ou  voies  de  fait}  les  menaces  ou 
manœuvres  frauduleuses  employées  par  les  coalisés  contre  les 
dissidents.  Les  faits  prévus  par  cette  disposition  constituaient  et 
constituent  encore  le  délit  d'atteinte  à  la  liberté  du  travail. 
L'expression  «  manœuvres  frauduleuses  »  était  précisée  par  le 
rapporteur  de  la  loi  de  1864,  M.  Emile  Ollivier.  L'existence  du 
délit  est  subordonnée  à  trois  conditions  :  la  fraude,  c'est-à-dire 
un  acte  accompli  de  mauvaise  foi;  la  surprise  de  la  bonne  foi  par 
des  actes  combinés  artificieusement,  et  enfin  la  perpétration  d'actes 
de  nature  à  faire  impression  sur  les  gens  dont  on  veut  surprendre 
l'adhésion.  Le  délit  était  encore  caractérisé  par  la  nature  du  but 
poursuivi.  Ce  but  devait  être  de  porter  atteinte  à  la  liberté  du 
travail. 

Les  atteintes  graves  à  la  liberté  du  travail  tombaient  sous  le 
coup  des  articles  414  et  415  du  Code  pénal;  les  atteintes  légères 
à  la  liberté  du  travail  étaient  poursuivies  en  vertu  de  l'article  416, 
que  la  loi  de  1884  sur  les  syndicats  a  abrogé  '. 

«  Art.  414.  —  Sera  puni  d'un  emprisonnement  de  6  jours  à  3  ans  et 
d'une  amende  de  46  francs  à  3,000  francs,  ou  de  Tune  de  ces  deux  peines 
seulement,  quiconque,  à  l'aide  de  violences,  voies  de  fait,  menaces  ou 


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m  Là  GRÈVE  te  VAMtÊÊM 

Les  articles  414  et  415  ont  été  vivement  critiqués  et  l'on  a 
souvent  demandé  leur  suppression  pour  revenir  au  droit  commun. 
C'est,  en  effet,  le  plus  souvent  contre  les  ouvriers  que  sont 
employés  ces  deux  articles,  alors  que  les  délits  similaires  commis 
par  les  patrons  sont  difficiles  à  constater  et  échappent  à  toute 
répression.  La  suppression  de  ces  deux  articles  n'aurait  point  pour 
conséquence  d'assurer  l'impunité  aux  auteurs  de  faits  délictueux. 
Pour  les  menaces  et  voies  de  fait,  les  articles  305  et  suivants  du 
Code  pénal  édictent  des  pénalités  suffisantes.  Et  s'il  s'agit  de 
manœuvres  frauduleuses,  il  est  permis  de  soutenir  que  la  faculté, 
pour  ceux  auxquels  elles  ont  porté  préjudice,  d'en  poursuivre  les 
auteurs  par  les  voies  civiles  et  de  se  faire  indemniser  du  dommage 
que  ces  manœuvres  ont  pu  leur  causer,  est  une  sanction  suffisante^ 
sans  qu'il  soit  besoin  de  la  renforcer. 


Souvent  les  syndicats  ont  passé  pour  les  grands  facteurs  de 
grèves  et  les  causes  inconscientes  et  brutales  de  ces  conflits 
violents,  dont  souffre  l'industrie.  C'est  une  erreur.  L'expérience 
a  permis  de  constater  que,  dans  la  moitié  des  grèves  qui  se  sont 
produites  pendant  une  certaine  période,  il  n'existait  pas  de  syn- 
dicats dans  la  profession  des  grévistes.  L'Office  du  travail  a 
notamment  relevé  ce  fait  qu'à  Tourcoing,  sur  cinquante- sept 
grèves  qui  ont  éclaté  en  1896,  cinq  seulement  comprenaient  des 
ouvriers  syndiqués.  D'ailleurs,  si  les  syndicats  d'une  corporation 
sont  fortement  organisés  et  reliés  entre  eux  par  les  liens  d'une 
fédération,  un  règlement  commun  leur  interdit  de  déclarer  la  grève 
avant  d *  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  conciliation  (statuts  de 
la  fédération  des  travailleurs  du  livre).  Si  une  section  de  la  fédé- 
ration passe  outre  à  cette  injonction,  la  fédération  ne  soutient 

manœuvres  frauduleuses,  aura  amené  ou  maintenu,  tenté  d'amener  ou  de 
maintenir  une  cessation  concertée  de  travail,  dans  le  but  de  forcer  la  hausse 
ou  la  baisse  des  salaires,  ou  de  porter  atteinte  au  libre  exercice  de  l'indus* 
trie  ou  du  travail. 

Art.  415.  —  Lorsque  les  faits  punis  par  l'article  précédent  auront  été 
commis  par  suite  d'un  plan  concerté,  les  coupables  pourront  être  mis  par 
l'arrêt  ou  le  jugement  sous  la  surveillance  de  la  haute  police  pendant  2  an* 
au  moins  et  5  ans  au  plus. 

Art.  416  (abrogé par  la  toi  de  1884).  —  Seront  punis  d'un  emprisonnement 
de  6  jours  à  3  mois  et  d'une  amende  de  46  francs  à  300  francs,  ou  de  Tune 
de  ces  deux  peines  seulement,  tous  ouvriers,  patrons  et  entrepreneurs 
d'ouvrage,  qui,  à  l'aide  d'amendes,  défenses,  proscriptions,  interdictions 
prononcées  par  suite  d'un  plan  concerté,  auront  porté  atteinte  au  libre 
exercice  ëe  l'industrie  on  du  travail. 


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U  GRlVI  BT  UARlffBAGt  8*1 

pas  la  grève  déclarée  sans  son  assentiment.  Dans  les  cas  graves, 
un  délégué  de  la  fédération  se  transporte  sur  les  lieux,  et  on  ne 
compte  plus  le  nombre  des  différends  réglés  par  son  entremise 
pacificatrice,  sans  arrêt  du  travail.  Si,  au  contraire,  il  n'existe  pas 
de  syndicat  dans  l'industrie,  la  grève  y  éclate  comme  un  coup  de 
foudre.  Les  meneurs  du  mouvement,  novices  et  inexpérimentés, 
essaient  d'atteindre  par  la  surprise  les  patrons,  avec  lesquels  ils 
ne  se  sentent  pas  assez  forts  pour  discuter.  La  grève  entre  leurs 
mains  est  l'arme  maladroitement  maniée  par  un  poltron,  non  pas 
celle  dont  les  syndicats  expérimentés  se  servent  avec  adresse  et 
loyauté. 

Une  autre  raison  qui  a  contribué  à  fausser  cette  arme  loyale, 
c'est  le  trop  facile  succès  d'une  première  grève  victorieuse  K  Grisés 
par  leur  succès,  les  ouvriers  ne  songent  qu'à  récidiver  pour  obtenir 
la  nouvelle  victoire,  qu'ils  croient  aussi  facile.  Les  exemples  sont 
nombreux  de  ces  grèves  que  l'on  croit  terminées  et  dont  le  feu 
couve  sous  la  cendre.  Nous  en  voyous  au  Greusot,  à  Montceau,  à 
Marseille,  dans  les  charbonnages  du  Nord.  On  pourrait  dire  que 
4es  grèves  sont  conjuguées  et  que  la  fin  d'une  première  grève 
heureuse  pour  les  ouvriers  ne  sert  que  de  prélude  à  celle  qui  va 
suivre.  A  Marseille,  l'exemple  est  des  plus  frappants.  Les  gens 
du  port  réclament  une  augmentation,  et  cette  augmentation  leur 
était  bien  due,  puisque,  depuis  de  longues  années,  le  prix  de  la 
vie  avait  considérablement  haussé,  tandis  que  les  salaires  étaient 
restés  invariables.  Ils  obtiennent  donc  facilement  gain  de  cause. 
Mais,  dans  toute  l'Italie  du  Nord,  où  l'on  se  tromperait  fort,  si 
l'on  croyait  ne  trouver  que  des  ouvriers  indolents  et  paresseux, 
le  bruit  se  répand  qu'on  paie  à  Marseille  6  francs  par  jour  aux 
simples  dockers.  Et  la  nouvelle  est  d'autant  plus  facilement  col- 
portée dans  les  villages  de  la  Lombardie  et  du  Piémont  que  les 
nourrices  de  Marseille  sont  presque  toutes  originaires  de  ces 
provinces.  Voilà  l'exode  qui  commence  vers  Marseille.  De  solides 
gaillards  viennent  prendre  la  place  des  dockers.  Et  il  se  trouve 
que  ceux-ci  gagnent  bien  6  francs  par  jour,  au  lieu  de  5  francs 
qu'ils  gagnaient  précédemment,  mais  que  la  concurrence  des 
Remontais  accourus  en  foule  ne  leur  permet  plus  de  travailler 
que  trois  journées  par  semaine  au  lieu  de  six;  de  telle  sorte  que 
leur  gain  hebdomadaire,  de  30  francs  qu'il  était  antérieurement, 
est  réduit  à  18  francs,  et  que  la  grève  éclate  de  nouveau. 

Partout  des  exemples  semblables  pourraient  être  relevés,  parce 

*  Voy.  à  ce  sujet  les  remarques  si  pénétrantes  de  M,  Bureau,  dans  la 
Science  tociale,  1901,  «  les  Grèves  d'Elbeuf  ». 


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828  LA  GRÈVE  BT  L'ARBRRAGI 

qu'on  ne  fait  pas  assez  attention  à  l'année  ouvrière  de  réserve» 
inactive  aujourd'hui,  et  ne  demandant  qu'à  remplir  les  vides  qui 
se  produisent  dans  l'armée  active  du  travail.  Le  statisticien  qui 
prendra  le  soin  de  faire  parler  les  chiffres  et  de  faire  découler  de 
ses  arides  constatations  la  philosophie  de  l'histoire  des  grèves, 
rendra  un  réel  service  à  la  population  ouvrière,  en  lui  montrant 
que  là  aussi,  il  y  a  «  ce  qu'on  voit  et  ce  qu'on  ne  voit  pas  », 
comme  l'a  si  habilement  fait  ressortir  le  grand  économiste  fiastiat. 
«  Rien  ne  sert  mieux  à  fixer  pour  longtemps  les  relations  entre 
employeurs  et  employés  qu'une  bonne  grève  prolongée  »,  avouait 
à  M.  Bureau  un  actionnaire  d'Anzin.  —  «  Il  faut  qu'ils  en  prennent 
à  leur  aise  »,  disait,  dans  un  langage  trivial,  un  directeur  d'usine 
de  ma  connaissance  en  parlant  de  ses  ouvriers  en  grève.  Et  si  ces 
paroles,  qui  semblent  vraiment  inhumaines  et  cruelles,  sont  aussi 
naïvement  exprimées,  c'est  que  les  directeurs  d'usines  voient  toutes 
choses  au  point  de  vue  purement  industriel.  Ils  savent,  par  une 
longue  expérience,  qu'une  grève  trop  courte  est  comme  une 
maladie  qui  n'a  pas  suivi  son  cours  normal.  Un  remède  brutal 
l'arrête,  mais  la  maladie  suit  sa  marche  latente.  Les  ouvriers  sont 
encore  trop  ignorants  des  choses  de  l'industrie  pour  savoir  quand 
et  comment  leurs  revendications  ont  chance  d'être  exaucées.  Gain 
de  cause  leur  est  trop  vite  accordé,  ils  ne  voient  dans  ce  rapide 
succès  que  la  conséquence  de  la  faiblesse  de  leur  patron.  «  On  est 
généralement  brave  contre  des  faibles,  on  hésite  devant  des 
obstinés.  »  La  grève  éclate  donc  de  nouveau;  mais  alors  le  patron, 
effrayé  par  la  concurrence  et  désarmé  par  ses  premières  conces- 
sions, se  retranche  dans  une  intransigeance  entêtée.  Les  ouvriers, 
qui  ont  eu  si  facilement  gain  de  cause  une  première  fois,  s'obs- 
tinent à  leur  tour  dans  leur  ultimatum,  et  la  grève  dure  longtemps 
au  détriment  des  deux  partis  en  présence,  mais  sans  chance  de 
succès  pour  les  ouvriers. 


«  Lorsque  la  grève  a  été  victorieuse,  dit  encore  M.  Bureau,  on 
peut  avoir  la  quasi-certitude  que,  dans  un  délai  très  court,  le 
contrat  qui  l'a  terminée  sera  l'objet  d'innombrables  violations.'» 
En  effet,  la  première  victoire  n'est  pas  le  résultat  d'une  lutte 
méthodique  longuement  préparée,  savamment  conduite.  Il  n'y  a 
aucune  raison  pour  que  l'un  ou  l'autre  des  deux  adversaires /sou- 
vent tous  les  deux  à  la  fois,  considèrent  comme  définitif  un]  enga- 
gement dont  l'issue  doit  être  attribuée,  pour  la  plus  grande  part, 
à  l'habileté,  parfois  à  la  ruse,  souvent  à,  l'influence  d'un  camarade 
plus  ardent  et  plus  éloquent,  ou  d'un  patron  plus  faible  ou  {dus 


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LÀ  GRÈVE  H  L'ARBITRAGE  829 

expert;  en  an  mot,  à  mille  circonstances  accidentelles  beaucoup 
plus  qu'à  une  bataille  loyale  établissant  nettement  la  valeur  réelle 
et  fondée  en  principe  des  forces  des  deux  combattants. 

D'où  provient  cette  conséquence  si  grave  de  traités  de  prix  qui 
ne  sont  pas  exécutés?  Bien  souvent  de  ce  que  les  syndicats  ne 
sont  pas  assez  forts  et  ne  sont  pas  responsables  des  engagements 
qu'ils  ont  pris. 

L'entente  momentanée  des  ouvriers,  dans  une  grève,  n'est  pas 
suffisante  pour  assurer  le  succès  définitif.  Les  concessions  qu'un 
patron  est  obligé  de  faire,  il  peut  les  reprendre  quelques  jours  plus 
tard,  et  remettre  les  choses  dans  l'état  où  elles  étaient  précédem- 
ment; ou  bien  encore,  le  prix  de  la  vie  aura  augmenté  en  peu  de 
temps,  et  les  salaires,  restés  stables,  ne  concordant  plus  avec  le 
coût  de  l'existence  qui  a  progressé,  il  faudra  que  l'ouvrier 
reprenne  les  armes  et  essaie  de  rétablir  l'équilibre  rompu  entre  ces 
deux  facteurs.  Une  des  premières  grandes  grèves  fut  la  grève  des 
charpentiers  de  Paris  en  1822.  Ils  eurent  gain  de  cause.  Dix  ans 
plus  tard,  les  objets  de  première  nécessité  ayant  augmenté,  la 
situation  de  ces  ouvriers  devint  aussi  précaire  qu'avant.  En  1833, 
nouvelle  grève  et  même  succès.  Et,  en  1845,  les  mêmes  phéno- 
mènes se  repro  luisirent  :  cherté  de  vie  accrue,  grève  et  majoration 
de  salaires  correspondant  à  l'augmentation  du  coût  de  la  vie. 


Lorsque  des  grévistes  ont  conclu  un  accord  qui  met  fin  à  la 
grève,  ils  n'hésitent  pas  à  en  contester  les  bases,  s'ils  s'aperçoivent 
que  cet  accord  ne  leur  a  pas  donné  tous  les  résultats  favorables 
qu'ils  en  avaient  espérés.  Et  ceux-là  mêmes  qui  avaient  engagé 
leurs  signatures  au  nom  de  leurs  commettants  sont  les  premiers, 
bien  souvent,  à  dénoncer  une  convention  dont  l'exécution  loyale 
risque  de  compromettre  leur  popularité.  Et  alors,  que  reste-t-il  en 
face  du  patron  contractant?  Personne.  La  situation  est  surtout 
grave  lorsqu'il  n'existe  que  des  syndicats  chancelants  et  sans 
responsabilité 

Il  faut,  pour  que  le  contrat  soit  loyalement  exécuté,  que  les 
syndicats  soient  forts  et  aient,  non  seulement  le  pouvoir,  mais 
aussi  l'obligation  d'assumer  une  responsabilité  réelle. 

Il  est  de  règle  dans  notre  droit,  a  fait  remarquer  M.  Hubert- 
Yalleroux,  que  celui  qui  s'engage  soit  responsable  des  suites  de 
son  engagement.  Jadis,  on  était  responsable  sur  sa  personne  et 
sur  ses  biens;  dans  l'ancienne  Rome,  le  débiteur  qui  ne  payait  pas 
devenait  esclave  de  son  créancier.  En  France,  l'emprisonnement 
10  DécBMBRi  1902.  54 


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S30  U  GBÈVE  ET  L'AIBITRAGK 

des  débiteurs  existait  encore  il  n'y  a  guère  plus  de  trente  ans. 
Actuellement,  on  ne  répond  plus  que  sur  ses  biens,  et  encore  pas 
sur  tous...,  il  y  a  des  restrictions  que  l'humanité  a  fait  établir  :  on 
ne  peut  saisir  le  «  coucher  »  d'un  débiteur,  non  plus  que  ses 
vêtements  et  ses  instruments  de  travail.  La  tendance  qui  se  mani- 
feste est  d'augmenter  la  quantité  des  objets  insaisissables.  C'est 
ainsi  qu'on  a  rendu  une  loi  sur  l'insaisissabilité  des  salaires,  et 
que  les  partisans  du  homestead  voudraient  obtenir  la  même  faveur 
pour  l'habitation  du  débiteur. 

Mais  pourquoi  la  règle,  qui  exige  la  reconnaissance  d'un  gage 
pour  celui  qui  emprunte,  va-t-elle  fléchir  encore  parce  que  l'enga- 
gement n'est  pas  pris  par  un  individu  seul,  mais  par  plusieurs?  Il 
n'y  a  aucune  raison  pour  cela,  et  dans  la  société  en  nom  collectif, 
chaque  associé  est  responsable  des  dettes  de  la  société  comme  des 
siennes  propres.  Puis  on  a  cherché  à  restreindre  cette  responsa- 
bilité de  chacun,  en  la  reportant  sur  un  seul  ou  sur  quelques-uns 
des  membres  de  la  société,  et  on  a  formé  la  société  en  comman- 
dite, les  simples  commanditaires  ne  restant  responsables  que 
jusqu'à  concurrence  d'une  somme  déterminée.  Enfin,  on  a  été 
encore  plus  loin  et  fini  par  admettre  que  tous  les  associés  ne 
s'engageaient  que  jusqu'à  concurrence  d'une  somme  déterminée. 
C'est  la  société  anonyme  qui  prend  un  nom  de  son  choix  :  la 
Confiance,  C  Entreprise...  Et  alors  le  législateur  a  pris  le  soin 
d'exiger  de  chacun  des  associés  l'apport  d'une  somme  minima  : 
500  francs  ou  100  francs  d'abord,  25  francs  seulement  depuis  la 
loi  de  1893.  Les  tiers  obtenaient  aiosi  quelque  garantie  :  ils  étaient 
également  avertis  par  les  publications  légales  qu'ils  avaient  affaire 
avec  une  société  dont  le  capital  était  connu  et  s'élevait,  par 
exemple,  à  100,000  francs  divisés  en  actions  de  100  francs. 

La  loi  a  donc  pris  des  précautions  pour  que  la  responsabilité  des 
sociétés  contractantes  restât  sérieuse,  bien  que  la  part  de  respon- 
sabilité des  associés  fût  atténuée.  Mais  si  nous  venons  aux  syndi- 
cats professionnels,  quel  minimum  trouvons- nous?  Aucun.  Les 
sociétaires  ne  sont  tenus  que  de  leur  cotisation  annuelle,  cette 
cotisation  ne  s'élevant,  en  général,  qu'à  une  somme  minime.  Et, 
en  face  d'eux,  les  patrons  se  trouvent  désarmés,  eux  qui  risquent 
leur  industrie,  leur  fortune,  leur  honneur.  La  partie  n'est  pas 
égale.  Quelle  différence  avec  l'Angleterre,  où  les  Unions  sont  riches 
et  responsables,  et  par  suite  se  montrent  peu  disposées  à  batailler, 
lorsque  leur  bon  droit  n'est  pas  évident. 


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Li  9BÈVI  tt  L'ABBtTRAGB  SSt 


LE    FONCTIONNEMENT    DE    i/ÀRBITRÀGÉ    EN    FRANGE 

Dans  ces  conditions  se  pose  ht  question  :  Comment  F  arbitrage 
a-t-il  joué  en  France,  et  comment  cet  organisme  délicat  pour- 
rait-il fonctionner? 

Dans  la  discussion  du  projet  de  loi  qui  fut  déposé  à  l'ouverture 
de  la  session  parlementaire  1868-1864,  et  qui  devint  la  loi  des 
25-27  mai  1864  sur  la  liberté  de  coalition,  M.  Emile  Ollivier,  rap- 
porteur de  la  commission,  demanda  s'il  ne  serait  pas  possible 
d'organiser  des  mesures  de  prévention  contre  ce  droit  brutal  qu'on 
mettait  aux  mains  d'ouvriers  inorganisés.  Avant  de  plaider,  on 
était  obligé  de  comparaître  en  conciliation  devant  le  juge  de  paix. 
Pourquoi  la  guerre  industrielle  ne  serait-elle  pas,  comme  la  guerre 
judiciaire,  précédée  d'un  essai  de  conciliation?  Souvent  la  division 
naît  d'un  malentendu  que  des  propos  mal  rapportés  enveniment,  et 
que  l'amour-propre  rend,  à  la  fin,  irréconciliable.  L obligation  de 
comparaître  devant  des  tiers  et  d'expliquer  ses  griefs  réciproques 
aurait  l'avantage  de  dissiper  les  malentendus  et  de  ne  laisser 
subsister  que  les  motifs  réels  de  désaccord.  Si,  malgré  tous  les 
efforts,  la  réconciliation  ne  s'opérait  pas,  la  coalition,  du  moins, 
serait  une  lutte  à  armes  loyales,  et  non  une  surprise  organisée 
dans  des  conciliabules  obscurs. 

Plus  tard,  le  ministre  socialiste  du  commerce,  M.  Millerand,  ne 
parlera  pas  autrement. 

Au  mois  de  février  1873,  la  Chambre  syndicale  du  papier,  sous 
l'influence  de  M*  Vavasseur,  conseil  du  syndicat,  formait,  de  con- 
cert avec  le  syndicat  des  ouvriers  papetiers  et  régleurs,  une  com- 
mission mixte,  chargée  de  trancher  les  différends  et  d'empêcher 
la  fréquence  des  grèves.  A  défaut  de  règlement  spécial,  patrons  et 
ouvriers  qui  voulaient  se  séparer  étaient  tenus  de  se  prévenir  huit 
jours  à  l'avance.  Cette  institution  donna  les  meilleurs  résultats  et, 
à  partir  de  1874,  les  grèves  furent  évitées  dans  cette  corporation. 

La  considération  dont  jouissait  à  juste  titre  ce  conseil  syndical 
mixte,  ainsi  que  le  faisait  remarquer,  en  1892,  M.  Choquet,  prési- 
dent de  la  Chambre  syndicale  du  papier,  était  due  en  grande  partie 
à  l'esprit  démocratique  qui  animait  le  syndicat  patronal  et  qui 
avait  eu  pour  conséquence,  d'abord,  d'appeler  les  ouvriers  à  parti- 
ciper aux  fêtes  patronales  et  à  juger  les  travaux  des  apprentis 
appartenant  à  l'Ecole  professionnelle  entretenue  par  les  patrons; 
ensuite,  de  procurer  des  emplois  aux  ouvriers,  et  enfin  d'alimenter 
la  caisse  ouvrière  de  secours  mutuels.  Ici,  l'entente  était  loyale, 
cordiale  et  fructueuse» 


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m  Là  OitYE  BT  L'ARBITRAGE 

A  Rouen,  également,  patrons  et  ouvriers  typographes  s'enten- 
daient pour  constituer  une  commission  arbitrale  et  réussissaient  à 
éviter  toute  grève,  générale  ou  partielle. 

Citons  encore  un  exemple  remarquable  des  résultats  heureux 
que  peut  produire  une  entente  loyale  entre  patrons  et  ouvriers.  Au 
moment  où  se  préparait  l'Exposition  de  1878,  des  ouvriers  peintres 
voulurent  profiter  de  l'occasion  qui  leur  était  offerte  d'obtenir  une 
augmentation  de  salaires.  Mais  le  syndicat  ouvrier  était  tenu  par 
une  convention  avec  les  patrons,  et  il  refusa  de  soutenir  cette  grève, 
que  son  appui  eût  certainement  rendue  victorieuse.  Puisqu'on 
accuse  si  facilement  les  ouvriers  de  ne  pas  respecter  les  conven- 
tions signées,  il  n'est  pas  mauvais  de  citer  cet  exemple  de  probité 
à  leur  honneur. 

Des  exemples  nombreux  de  cette  loyauté  dans  l'exécution  des 
engagements  il  nous  serait  facile  d'en  trouver  dans  la  puissante 
Fédération  des  travailleurs  du  Livre.  A  la  tête  de  cette  fédération 
se  trouve  un  homme  de  la  plus  haute  probité,  qui  n'hésite  pas  à 
donner  tort  aux  ouvriers  de  sa  profession,  lorsque  ces  ouvriers  ont 
tort.  C'est  la  corporation  syndicale  qui  se  rapproche  le  plus  des 
puissantes  Unions  anglaises,  dont  tout  le  monde  connaît  la  valeur 
et  la  loyauté. 


Mais  si  la  situation  de  nos  syndicats  français  ne  nous  permet 
pas  encore  d'espérer  des  résultats  généraux  au  sujet  de  la  concilia- 
tion, prévention  des  conflits,  il  nous  est  cependant  permis  de  citer 
quelques  ca9  où  la  législation  arbitrale  a  pu  étouffer  les  grèves  les 
plus  violentes. 

En  mai  1891,  éclatait  la  grève  des  Omnibus  de  Paris.  D'abord, 
les  ouvriers  avaient  chargé  M.  Vacquerie,  rédacteur  en  chef  du 
Rappel,  M.  Mesureur,  député  de  Paris,  et  M.  Pierre  Lefèvre,  de 
demander  audience,  pour  le  bureau  de  leur  syndicat,  au  président 
du  Conseil  d'administration  de  leur  Compagnie.  Celui-ci  répondit 
simplement  qu'il  recevrait  volontiers  M.  Mesureur  en  sa  double 
qualité  de  député  de  la  Seine  et  d'ancien  conseiller  municipal  de 
Paris.  C'était  un  refus  déguisé  d'entrer  en  relations  avec  les  repré- 
sentants du  syndicat,  pour  lesquels  l'audience  avait  été  demandée. 
La  grève  éclata  aussitôt  et  4,000  grévistes  quittèrent  le  travail, 
tout  en  priant  M.  Levraud,  président  du  Conseil  municipal,  de 
proposer  un  arbitrage  à  la  Compagnie.  Une  convention  fut  pré- 
sentée par  M.  Levraud  et  signée  par  les  représentants  de  la  Com- 
pagnie. La  durée  de  la  journée  de  travail  était  fixée  à  douze  heures. 
Le  travail  reprit;  mais  bientôt  la  clause  de  la  durée  de  travail,  dans 


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LÀ  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGE  833 

le  contrat  accepté  par  la  Compagnie,  se  trouva  violée  par  elle.  Et 
le  tribunal  de  commerce  de  la  Seine  fut  appelé  à  juger  cette  con- 
travention (26  mai  1891).  —  Les  réclamants  obtinrent  gain  de 
cause,  et  c'est  un  des  cas  les  plus  intéressants,  où  la  jurisprudence 
des  tribunaux  vint  sanctionner  la  jurisprudence  arbitrale. 

* 

Dans  la  grève  générale  des  mineurs,  qui  éclata  dans  le  Pas-de- 
Calais,  à  la  fin  de  l'année  1891,  il  y  eut  également  recours  à  l'arbi- 
trage... Les  revendications  des  mineurs  portaient  sur  plusieurs 
points,  d'ailleurs  assez  mal  précisés  :  répartition  plus  équitable  des 
salaires  (?),  —  moyenne  de  5  fr.  50  par  jour  (prime  non  comprise) 
pour  les  ouvriers  à  la  mine,  —  augmentation  de  0  fr.  50  par  jour 
pour  les  autres  catégories,  —  réorganisation  des  caisses  de  secours 
et  de  retraites,  —  journée  de  huit  heures,  —  réintégration  des 
ouvriers  renvoyés  pour  faits  de  grève.  —  Le  Comité  des  Houillères 
du  Nord  et  du  Pas-de-Calais  répondit  d'abord  par  une  fin  de  non- 
recevoir.  La  Compagnie  de  Leas,  qui  ne  faisait  point  partie  du 
Comité,  répondit  dans  le  même  sens.  L'arbitrage  fut  alors  imposé 
par  la  Chambre.  Les  Compagnies  s'y  soumirent  forcément  et,  dès 
la  première  conférence,  les  arbitres  tombèrent  d'accord  et  trouvè- 
rent le  terrain  de  conciliation  qui  convenait  à  tous  les  points  en 
litige,  sauf  à  la  question  des  ouvriers  renvoyés  pour  faits  de  grève. 
Dans  la  seconde  séance,  ce  dernier  point  fut  réglé  à  la  satisfaction 
de  tous.  Ce  fut  la  première  conférence  d'Arras,  —  et  c'est  un 
moment  à  noter,  car  les  Compagnies  acceptèrent  alors  d'entrer  en 
rapport  avec  les  représentants  des  syndicats  ouvriers,  qu'elles 
avaient  refusé  de  reconnaître  jusqu'à  ce  jour.  —  Il  fut  convenu 
que  l'on  prendrait,  comme  base  des  salaires  de  tous  les  ouvriers  du 
fond,  les  salaires  de  la  période  de  douze  mois  qui  avait  précédé  la 
grève  de  1889,  en  y  ajoutant  les  deux  primes  de  10  pour  100,  qui 
avaient  été  obtenues  depuis,  mais  qui  n'avaient  pas  toujours  été 
régulièrement  appliquées.  — Enfin,  seuls  furent  exclus  de  l'amnistie 
générale  pour  faits  de  grève  les  ouvriers  grévistes  condamnés  pour 
délits  de  droit  commun.  —  La  Compagnie  de  Lens  se  soumettait 
en  même  temps  à  un  autre  arbitrage,  dont  les  conclusions  étaient 
presque  identiques. 


A  Carmaux,  en  mars  1892,  on  appliqua  pour  la  première  fois  les 
procédés  d'un  arbitrage  régulier,  car  les  faits  que  nous  venons  de 


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834  ^W    "  LÀ  GRtTI  R  L'ARBITBàGE 

citer  pour  les  mineurs  du  Pas-de-Calais  sont  mieux  à  leur  place 
sons  la  rubrique  de  la  conciliation  que  sous  la  rubrique  de  l'arbi- 
trage. Ici,  par  deux  fois,  un  tiers  arbitre  fut  appelé  &  trancher  le 
débat  et  sa  sentence  fut  souveraine.  La  première  fois,  il  s'agissait 
de  modifications  &  apporter  aux  conditions  du  travail.  Les  arbitres 
pour  la  Compagnie  se  trouvaient  être  le  baron  Reille,  M.  Albert 
Gigot  et  H.  Humblot,  directeur  de  la  Compagnie;  pour  les  ouvriers, 
H.  Rondet,  M.  Calvignac  et  H.  Gandiol.  Ne  pouvant  s'entendre, 
ils  firent  appel  à  M.  Seguéla,  ingénieur,  &  ML  Soulié,  mûre  de 
Rosières  (Tarn),  et  à  H.  Aguillon,  ingénieur  en  chef  des  mines 
comme  tiers  arbitre.  —  Toutes  les  catégories  des  salures  furent 
fixées  par  ce  tribunal  arbitral,  et  le  travail  reprit. 

Mais  voici  qu'au  mois  d'août  de  la  même  année  s'élève  un  nou- 
veau conflit,  politique  celui-là  et  non  plus  professionnel. 

M.  Calvignac,  ouvrier  ajusteur  aux  forges  de  la  mine,  venait 
d'être  nommé  conseiller  municipal  puis  maire  de  Carmaux.  Et  il 
demandait  l'autorisation  de  s'absenter  deux  jours  par  semaine 
pour  satisfaire  aux  exigences  de  sa  nouvelle  fonction.  Il  subit  un 
refus  et,  pendant  un  congé  qu'il  prit  pour  cause  de  maladie,  il  fat 
renvoyé  de  la  mine.  11  venait,  pendant  ce  congé  d'ailleurs  réguliè- 
rement accordé,  d'être  nommé  conseiller  d'arrondissement.  Les 
ouvriers  réclamèrent  la  réintégration  de  cet  employé,  qui  était  à  la 
mine  depuis  dix- neuf  ans,  mais  ce  fut  en  vain.  Alors,  sur  un  coup 
de  colère,  les  mineurs  envahirent  la  maison  du  directeur,  H.  Hum- 
blot, le  forcèrent  à  signer  sa  démission  et  déclarèrent  la  grève. 
Cette  grève  se  continua  pendant  deux  mois.  L'affaire  fut  portée  au 
Parlement  et  le  baron  Reille,  député  et  président  du  Conseil  d'ad- 
ministration de  Carmaux,  déclara,  le  18  octobre,  qu'il  s'en  remettait 
à  l'arbitrage  de  H.  Loubet,  alors  président  du  Conseil.  Le  28  octobre, 
H.  Loubet  rendit  son  arrêt,  dont  voici  les  conclusions  : 

Calvignac  sera  réintégré  dans  ses  fonctions  d'ouvrier  de  la  Com- 
pagnie. Un  congé  lui  sera  accordé  pendant  tout  le  temps  que  dureront 
ses  fonctions  de  maire  ; 

Seront  repris  par  la  Compagnie  tous  les  ouvriers  qui  se  sont  mis 
en  grève,  à  l'exception  toutefois  de  ceux  qui  ont  été  condamnés  par  le 
tribunal  correctionnel  d'Albi  ; 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  pourvoir  au  remplacement  de  H.  Humblot. 

Les  délégués  des  ouvriers,  qui  étaient  MU.  Clemenceau,  Mille- 
rand  et  Pelletan,  protestèrent  vivement  contre  cette  sentence. 

Dans  les  considérants  de  l'arrêt,  M.  Loubet  avait  en  effet  écrit  : 
«  Le  renvoi  de  M.  Calvignac  ne  peut  être  justifié  par  son  absence 


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U  GRÈVE  1T  L'ARBITRAGE  835 

du  5  juillet  au  2  août...  Le  renvoi ,  peu  après  son  élection  à  la 
mairie  et  au  Conseil  d arrondissement  a  pu  légitimement  paraître 
une  atteinte  portée  au  suffrage  universel;  dès  lors,  la  Compagnie 
a  outrepassé  son  droit.  »  Et  cependant,  lorsqu'il  s'agit  de  M.  Hum- 
blot,  seul  auteur  du  renvoi  ainsi  qualifié,  l'arbitre  concluait  :  «  Il 
n'est  rien  allégué  qui  soit  de  nature  à  motiver  le  renvoi  de  cet 
agent  de  la  Compagnie.  » 

Nous  n'avons  rien  épargné,  ajoutaient  les  arbitres,  pour  obtenir 
un  résultat  plus  conforme  à  la  justice  et  nous  restons  avec  vous 
pour  la  défense  de  vos  droits.  Et  les  grévistes  refusaient  de  se  sou- 
mettre à  cette  sentence  et  faisaient  «  appel  devant  l'opinion 
républicaine  ». 

L'opinion,  qu'on  l'appelle  républicaine  ou  publique,  montra  peu 
d'enthousiasme  pour  la  déloyauté  des  grévistes,  et  quelques  jours 
plus  tard  la  grève  était  terminée. 

Ce  n'est  pas  un  si  piètre  avantage  de  l'arbitrage  que  de  faire 
cesser  des  grèves,  alors  même  que  les  grévistes  ne  sont  point  satis- 
faits de  la  sentence  rendue.  Et  cet  exemple  nous  montre  qu'il  ne 
faut  pas  médire  de  ce  mode  de  pacification,  alors  même  qu'on  s'en 
sert  mal.  Nous  verrons  plus  tard  quel  doit  être  le  caractère  du  véri- 
table arbitrage,  dans  lequel,  pour  notre  part,  nous  avons  une  foi 
profonde. 

Passons  à  la  période  actuelle,  à  la  grève  générale  (?)  des  mineurs 
qui  vient  d'éclater  au  mois  d'octobre  1902.  Là  encore,  l'arbitrage 
donne  tort  aux  mineurs  et  réussit  cependant,  après  quelques  hési- 
tations, à  être  accepté  par  eux. 

Voici  la  vérité  sur  cette  grève.  Pendant  plus  de  trois  ans,  les 
cours  du  charbon  ont  été  extrêmement  élevés,  les  dividendes  des 
actionnaires  très  brillants  et  le  cours  des  actions  minières  en  rapide 
croissance.  Mais  pendant  cette  période  prospère,  les  mineurs  du 
Nord  et  du  Pas-de-Calais  se  trouvaient  «  muselés  »  par  des  majo- 
rations de  salaires  qui  s'étaient  élevées,  pour  le  Pas-de-Calais, 
à  40  pour  100  du  salaire  type  (4  fr.  80),  ceux  de  la  Loire  avaient 
également,  à  la  suite  de  l'arbitrage  Grûner- Jaurès,  obtenu  une 
prime  de  9  pour  100  des  salaires.  Tout  le  monde  était  ou  paraissait 
satisfait.  Ce  n'est  que  lorsque  la  décroissance  des  cours  (le  charbon 
industriel  passant  de  22  francs  à  13  francs  la  tonne)  eût  forcé  les 
Compagnies  à  baisser  leurs  primes,  que  les  mineurs  songèrent  à 
réclamer.  «  Les  réserves,  dit  M.  Jaurès  à  la  Chambre,  doivent  servir 
à  égaliser  les  salaires,  dans  les  périodes  de  crise.  »  Mais  les  Com- 
pagnies avaient  émis  d'autres  prétentions.  Elles  avaient  distribué 
des  dividendes  élevés,  et  il  paraissait  difficile  de  réclamer  aux 
actionnaires  une  partie  des  sommes  qu'ils  avaient  empochées.  Puis, 


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836  Là  GRÈVE  IT  L'ARBITRAGE 

elles  avaient  utilisé  leurs  réserves  pour  le  foncement  de  nouveaux 
puits  et  l'amélioration  de  travaux  préparatoires.  Comme  les  carabi- 
niers d'Offenbach,  les  mineurs  arrivaient  trop  tard  pour  réclamer 
leur  dû.  La  question  posée  devant  les  arbitres  fut  celle-ci  :  «  En 
raison  du  prix  actuel  du  charbon,  les  salaires  peuvent-ils  être 
haussés?  »  Naturellement,  les  arbitres  répondirent  «  non  »,  et 
c'était  l'exacte  vérité.  Les  arbitres  du  Pas-de-Calais  crurent  cepen- 
dant devoir  ajouter  que  la  question  était  mal  posée  et  qu'il  ne 
s'agissait  pas  seulement  de  faire  concorder  les  salaires  avec  les  prix 
actuels  de  vente  et  qu'en  aurait  dû,  peut-être,  faire  entrer  en  ligne 
de  cotopte  les  énormes  bénéfices  de  la  période  précédente.  En  effet, 
tout  le  monde,  aujourd'hui  que  les  grèves  houillères  sont  si  fré- 
quentes, sait  que  l'in  lustrie  minérale  traverse  des  périodes  succes- 
sives de  crise  et  de  prospérité.  Après  les  vaches  grasses  viennent 
les  vaches  maigres,  et  après  elles  encore  reviennent  les  vaches 
grasses.  Mais  n'était-ce  pas  la  faute  des  directeurs  attitrés  des 
ouvriers  mineurs  de  n'avoir  pas  vu  le  moment  précis  où  des  reven- 
dications avaient  chance  d'être  exaucées?  Us  choisirent  juste  le 
moment  où  les  Compagnies  avaient  intérêt  à  la  grève.  Et  ce  qui  le 
prouve  bien,  c'est  la  progression  rapide  du  cours  des  actions  pen- 
dant la  grève.  Du  9  au  30  octobre,  les  actions  d*  A  niche  montent  de 
75  francs,  celles  d'Anzin  de  45  francs,  celles  de  Bruay  de  21  francs, 
celles  de  Béihune  de  85  francs,  celles  de  Douchy  de  25  francs, 
celles  de  Duurges  de  100  francs,  celles  de  Liévin  de  60  francs, 
celles  d'Ostricourt  de  51  francs,  celles  de  Garmaux  de  45  francs. 
On  savait  donc  que  la  grève  ne  pourrait  durer  longtemps  et  que 
l'arbitrage  ne  pourrait  imposer  de  nouveaux  sacrifices,  pour  les 
salaires,  aux  Compagnies  houillères. 

LÇS   PROJETS   DE   LOI   SUB   L' ARBITRAGE 

La  première  proposition  de  loi  sur  l'arbitrage,  qui  ait  été  sou- 
mise au  Parlement,  est  la  proposition  de  MM.  Camille  et  Benjamin 
Raspail,  déposée  le  25  mai  1886. 

L'arbitrage  était  obligatoire.  Chaque  partie  devait  nommer  deux 
arbitres,  choisis  en  dehors  de  l'industrie  dont  les  intérêts  éraient 
en  litige  et  de  préférence  dans  les  corps  élus.  Mais  à  l'obliga- 
tion de  l'arbittage  il  ri  y  avait  pas  de  sanction.  Ce  ne  fut  que 
le  23  janvier  1890  que  M.  Camille  Raspail  compléta  sa  propo- 
sition. Si  le  patron  se  refusait  à  l'arbitrage,  le  maire  devait  rendre 
public  ce  refus  par  des  affiches  placardées  à  la  mairie  et  au  domicile 
du  patron  récalcitrant  et  par  une  communication  aux  journaux  de 
la  région.  —  Si,  au  contraire,  le  refus  d'accepter  l'arbitrage  prove- 


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LA  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGE  (37 

liait  des  ouvriers,  les  bénéfices  de  la  loi  du  27  mai  1864,  sur  la 
liberté  de  coalition,  leur  étaient  immédiatement  retirés.  Mais,  s'ils 
s'étaient  soumis  à  la  comparution  arbitrale  et  que  la  sentence  leur 
eût  déplu,  ils  restaient  parfaitement  libres  de  se  mettre  immé- 
diatement en  grève. 

Remarquons  ici  qu'en  retirant  les  bénéfices  de  la  loi  sur  le  droit 
de  coalition  aux  ouvriers,  on  les  mettait  sous  le  coup  des  peines  qui 
frappaient  autrefois  la  simple  coalition  :  l'amende  et  la  prison. 

En  même  temps  que  les  frères  Raspail,  H.  Lockroy,  ministre  du 
commerce,  avait  déposé  (le  29  mai  1886)  un  projet  de  loi  sur  l'arbi- 
trage. Et  lui  aussi  n'avait  trouvé  comme  sanction  au  régime  de 
l'obligation  qu'une  sanction  morale  :  la  publication  de  jugements 
répandue  de  tous  côtés,  la  nation  prononçant  en  dernier  ressort. 

Déjà,  ajoutait  M.  Lockroy,  dans  les  dernières  grèves,  l'influence 
de  l'opinion  publique  semble  avoir  été  plus  forte  que  la  volonté 
même  des  parties.  Elle  a,  pour  ainsi  dire,  imposé  bien  des  fois  des 
dénouements;  sa  toute-puissance  est  incontestable;  elle  fait  mieux 
que  des  lois,  elle  fait  des  mœurs. 

D'après  ce  projet  de  loi,  le  maire  recevait  la  demande  d'arbitrage 
et  la  transmettait  à  l'autre  partie.  Si  l'arbitrage  était  refusé,  le 
maire  donnait  à  la  partie  demanderesse  une  attestation  de  ce  refus, 
avec  les  motifs  invoqués.  Le  nombre  des  arbitres  était  laissé  au 
choix  des  parties,  mais  il  semblait  désirable  que  ce  nombre  ne  fut 
pas  supérieur  à  deux. 

L'année  suivante,  les  députés  catholiques  MM.  de  Mun,  Le  Cour- 
Grandmaison  et  de  Lamarzelle  déposèrent  une  proposition  de  loi 
pour  établir  des  conseils  permanents  de  conciliation  et  d'arbitrage. 
La  déposition  de  ces  trois  députés  récusait  le  maire  comme  instru- 
ment indirect  de  conciliation.  A  ce  magistrat,  qui  pouvait  être 
suspect  de  partialité,  en  sa  qualité  de  personnage  politique,  était 
substitué  le  président  du  Tribunal  de  commerce,  sans  doute  moins 
accessible  d'ordinaire  aux  passions  politiques,  mais  qui,  —  il  faut 
bien  le  dire,  —  est  l'élu  des  patrons  et  peut  voir  récuser  son 
impartialité  «  économique  »  avec  plus  de  raison  encore  que  l'on 
récusait  l'impartialité  «  politique  »  du  maire.  A  défaut  du  président 
du  Tribunal  de  commerce,  là  où  il  n'en  existait  point,  le  président 
du  Tribunal  civil  était  choisi,  et  enfin,  dans  les  localités  où  il  n'y 
pas  de  Tribunal  civil,  le  juge  de  paix  était  appelé  à  remplacer  le 
président  du  Tribunal  civil.  Le  rôle  que  remplissait,  d'ailleurs,  le 
magistrat,  —  à  quelque  ordre  qu'il  appartint,  —  se  bornait  à  la 
transmission  des  propositions  faites  de  part  et  d'autre.  Il  n'était 
que  le  témoin  et  Y  enregistreur  d'un  accord.  Il  ne  devait  pas  peser 
sur  le  choix  des  arbitres  î  mais  les  parties  pouvaient  s'en  rapporter 


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838  Là  GRÈVE  ET  L'ARBITRAGE 

à  lui  pour  cette  désignation,  surtout  pour  celle  des  tiers  arbitres 
étrangers  à  la  profession,  chargés  de  départager  les  arbitres 
nommés.  La  convocation  faite  par  ce  magistrat  devait  avoir  pour 
effet,  dans  l'esprit  des  auteurs  de  la  proposition,  de  rendre  les  arbi- 
trages plas  fréquents.  Il  était  grave,  en  effet,  pour  les  patrons  aussi 
bien  que  pour  les  ouvriers,  de  paraître  se  refuser  à  toute  discussion 
et  à  tout  arrangement. 

Hais  la  partie  la  plus  intéressante  de  la  proposition  de  loi  con- 
sistait dans  la  création  de  conseils  permanents  de  conciliation  et 
d'arbitrage  destinés  à  prévenir  les  conflits. 


Le  14  novembre  1891,  M.  Jules  Roche,  ministre  du  commerce, 
présentait  un  nouveau  projet  de  loi. 

Ce  projet  n'imposait  pas  la  comparution  arbitrale,  mais  en  facili- 
tait l'usage,  en  instituant  une  procédure  simple  et  gratuite  et  en 
chargeant  le  juge  de  paix  de  mettre  en9  mouvement  la  justice 
arbitrale. 

Enfin,  le  22  octobre  1892,  la  loi  sur  l'arbitrage  professionnel 
était  acceptée  en  première  délibération  par  la  Chambre.  Cette  loi 
était  basée  sur  le  projet  de  M.  Lockroy  avec  les  deux  modifications 
suivantes  : 

Le  juge  de  paix  était  chargé  de  proposer  l'arbitrage,  dans  le  cas 
oh  les  parties  n'y  recouraient  pas  spontanément. 

Le  choix  de  l'arbitre  était  laissé  au  président  du  Tribunal  civil, 
quand  les  deux  parties  n'avaient  pu  s'entendre  sur  ce  choix. 

Cette  loi  était  adoptée  le  21  décembre  par  le  Sénat,  votée  en 
seconde  délibération  le  24  décembre  par  la  Chambre  et  promulguée 
le  27  décembre  1892. 

A-t-elle  donné  des  résultats  satisfaisants?  11  semble  bien  que 
non  et  que  la  nécessité  ait  souvent  été  démontrée  d'aller  plus 
loin  dans  la  voie  de  prévention  des  grèves.  C'est  ce  qu'a  pensé 
M.  Hillerand,  qui  se  déclarait  partisan  de  la  pacification  sociale,  en 
déposant  son  projet  de  loi  sur  l'arbitrage  obligatoire.  En  vend  les 
principales  dispositions  : 

Tout  chef  d'établissement  industriel  ou  commercial,  occupant 
au  moins  cinquante  ouvriers  ou  employés,  devait  faire  connaître  à 
son  personnel  s'il  acceptait  que  les  conditions  du  travail,  dans  son 
usine,  fussent  soumises  à  l'arbitrage  obligatoire.  Ainsi  à  l'entrée  de 
l'atelier,  engagement  formel  était  pris  par  les  ouvriers  de  se  sou- 
mettre au  nouveau  régime,  s'il  était  accepté  par  le  patron. 

Il  y  avait  donc  faculté,  pour  les  patrons,  d'accepter  ce  régime; 


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rm^         LÀ  GRÈVE  IT  L'ARBiTRAGI         «*"'  ~  »     T~  839 

mais  cette  faculté  était  limitée  par  l'obligation  imposée  &  tous  les 
concessionnaires  nouveaux  de  mines,  à  toutes  les  compagnies  de 
chemins  de  fer  d'intérêt  local  et  de  tramways,  &  tous  les  établisse- 
ments travaillant  au  compte  de  l'Etat,  enfin  à  tous  les  concession- 
naires de  travaux  départementaux  et  communaux,  si  les  départe- 
ments et  les  communes  profitaient  de  l'autorisation  que  la  loi  leur 
accordait  de  les  y  astreindre.  Ainsi  toutes  les  grandes  industries, 
qui  sont  plus  ou  moins  en  relations  d'affaires  avec  l'Etat,  les 
départements,  ou  les  communes,  devaient  être  bientôt  soumises  au 
régime  de  l'arbitrage  obligatoire.  C'était,  du  moins,  l'opinion  du 
ministre,  qui  pensait  que  cet  exemple,  si  largement  répandu,  ne 
tarderait  pas  à  être  suivi  par  la  grande  industrie  tout  entière. 

Dans  tout  établissement  industriel  ayant  accepté  ce  mode  obli- 
gatoire d'arbitrage,  les  ouvriers  et  les  employés  devaient  choisir 
parmi  eux  des  délégués  permanents  chargés  de  les  représenter 
auprès  des  chefs  d'établissement.  Chaque  groupe  de  50  à  150  ou- 
vriers ou  employés  formait  une  circonscription  électorale,  nommant 
un  délégué  et  un  délégué  adjoint,  chargés  de  recevoir  les  doléances 
du  personnel  et  de  les  transmettre  à  la  direction.  Toute  demande 
écrite  de  ces  délégués  devait  recevoir  une  réponse  écrite.  Faute  de 
cette  réponse,  dans  les  quarante- huit  heures,  la  grève  pouvait  être 
légitimement  déclarée,  pourvu  que  plus  du  tiers  du  personnel  s'y 
fût  montré  favorable.  A  ce  moment,  la  grève  devenait  obligatoire 
pour  tous.  Le  vote  devait  cependant  être  renouvelé  tous  les  sept 
jours,  pendant  toute  la  durée  de  la  grève;  mais  étaient  exclus  du 
droit  de  vote  tous  les  ouvriers  et  employés  qui  auraient  quitté  la 
localité  ou  qui  se  seraient  fait  embaucher  dans  un  autre  établis- 
sement. 

Si  la  cessation  du  travail  n'était  pas  votée  au  début,  le  personnel 
devait  continuer  le  travail;  si  la  grève  n'était  pas  votée  à  nouveau, 
le  personnel  devait  immédiatement  reprendre  le  travail. 

Enfin,  dès  la  grève  déclarée,  les  sections  compétentes  du  Conseil 
du  travail  étaient  appelées  d'office  à  trancher  le  différend.  Les 
sentences  arbitrales  avaient  force  de  convention  pour  une  durée 
de  six  moisj 

Quelles  étaient  les  sanctions? 

Amende  de  100  à  2,000  francs  pour  quiconque  aura  influencé  le 
vote  d'un  ouvrier. 

Amende  de  16  à  100  francs  pour  quiconque  aura  mis  obstacle  à 
l'accomplissement  des  fonctions  d'un  délégué  ou  d'un  arbitre. 

Et,  en  cas  de  récidive,  la  peine  sera  de  six  jours  à  un  mois  de 
prison,  et  de  100  à  2,000  francs  d'amende. 

Ceci  à  l'adresse  des  patrons,  naturellement.  —  L'ouvrier,  en  ce 


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840  Là  ORÈVI  IT  L'ARBITRAGI 

cas,  parait  insaisissable,  non  seulement  parce  que  le  délit  de  sa 
part  serait  difficile  à  prouver,  mais  aussi  et  surtout  parce  que  de 
fortes  amendes  seraient  difficiles  à  exiger  d'un  ouvrier  sans 
économies. 

Mais,  en  cas  d'inexécution  des  engagements  résultant  de  la  con- 
vention d'arbitrage,  il  y  a  une  autre  sanction  qui  peut  atteindre  les 
ouvriers,  et  celle-ci  consiste  en  privation  des  droits  électifs  dans 
les  divers  scrutins  relatifs  à  la  représentation  du  travail.  Ici,  évi- 
demment, la  sanction  existe,  mais  combien  légère  et  inefficace. 


Les  critiques  ont  d'ailleurs  été  nombreuses  sur  ce  projet  de  loi 
de  H.  Mi  liera  nd. 

«  Quand  la  sentence  sera  défavorable  à  l'ouvrier,  demande  la 
Chambre  de  commerce  de  Lille,  quel  moyen  emploiera-t-on  pour 
lui  faire  réintégrer  l'atelier?  » 

«  Si  la  résistance  vient  du  côté  du  chef  de  l'établissement,  dit  i 
son  tour  la  Chambre  de  commerce  de  Bordeaux,  son  outillage,  ses 
approvisionnements  et  sa  fortune  personnelle  peuvent  assurer  le 
paiement  de  l'indemnité;  mais  si  ce  sont  les  ouvriers  qui  résistent, 
quels  moyens  coercitifs  mettra-t-on  en  œuvre,  non  seulement  pour 
leur  faire  payer  l'indemnité,  mais  simplement  pour  les  contraindre  à 
reprendre  le  travail?  » 

«  Au  cas  où  les  abstentions  seront  nombreuses,  comme  il  arrive 
souvent,  dit  la  Chambre  de  Rouen,  101  ouvriers,  sur  un  personnel 
de  300,  pourront  obliger  les  199  autres  à  cesser  le  travail.  —  La 
grève  sera  déclarée  et  elle  durera  contre  le  gré  de  la  majorité.  — 
Qui  pourrait  penser  que  des  ouvriers,  quand  ils  veulent  prolonger 
une  grève,  seront  arrêtés  par  la  crainte  de  perdre  leurs  droits  élec- 
toraux ?  Dans  l'hypothèse  inverse,  il  pourra  arriver  que  des  ouvriers, 
plus  touchés  par  les  privations  de  leur  famille,  que  par  l'intérêt  des 
revendications  soulevées,  voudront  reprendre  le  travail,  nonobstant 
une  grève  légalement  votée.  Quelle  autorité,  armée  de  quelle  sanc- 
tion, pourra  jamais  interdire  à  qui  que  ce  soit  de  travailler  pour 
subsister?  » 

Cette  proposition  de  loi,  si  mal  accueillie  des  patrons,  ne  recevait 
pas  un  meilleur  accueil  de  la  part  des  ouvriers. 

«  Cette  loi,  dit  le  Comité  de  propagande  de  la  grève  générale, 
sous  son  apparence  de  bonhomie,  est  une  des  plus  scélérates  que 
jamais  législateur  ait  conçues...  Les  grèves  seront  soumises  à  la 
décision  des  intéressés  et  ne  pourront  avoir  lieu  que  si  la  majorité 
des  ouvriers  y  consent.  Or  il  est  bien  certain  que  jamais,  envisagées 


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LA  GBÈVB  R  L'AMOTHAM  841 

de  cette  nouvelle  manière»  les  grèves  n'obtiendront  les  résultats 
qu'aujourd'hui  Ton  est  en  droit  d'en  attendre...  Il  est  bien  certain 
que  lorsqu'un  mouvement  de  grève  se  produit,  ce  sont  toujours 
les  mioorhés  qui,  parce  que  plus  hardies  et  mieux  douées,  décident 
le  sort  du  combat.  La  nouvelle  loi,  issue  du  cerveau  génial  de  l'un 
des  plus  fervents  disciples  de  Loyola,  est  le  moyen  d'anéantir 
toute  l'organisation  syndicale.  » 

«  Plus  de  grèves,  dit  d'autre  part  H.  Briand,  des  procès  1  » 

Il  nous  reste  à  voir  d'où  vient  cette  impossibilité  d'assurer,  pour 
le  moment,  une  organisation  sérieuse  de  l'arbitrage. 

Il  est  des  pays  où  l'on  ne  trouve  pas  de  pierres  pour  la  cons- 
truction des  maisons.  On  prend  alors  des  blocs  de  terre  inutilisable 
sous  leur  forme  primitive,  on  les  fait  cuire  pour  leur  donner  de  la 
consistance  et,  avec  ces  blocs  ainsi  solidifiés,  on  étève  des  cons- 
tructions. Les  masses  ouvrières  sont  encore  friables  et  ne  se  sont 
pas  solidifiées  au  feu  des  syndicats.  Tant  que  ce  premier  travail 
n'aura  pas  été  fait,  on  ne  pourra  construire  que  des  monuments 
fragiles  qui  s'écrouleront  au  premier  orage.  Il  faut,  donc  com- 
mencer par  le  commencement  et  créer  d'abord  des  syndicats 
sérieux  et  compacts  pour  asseoir  sur  cette  base  une  organisation 
résistante. 

Tant  que  les  syndicats  ne  sont  pas  plus  solides  que  les  syndicats 
de  façade  qui  n'existent  que  sur  le  papier,  et  où  les  ouvriers 
entrent  en  masse  à  la  suite  d'une  déclaration  de  grève,  mais  en 
sortent  avec  1$  même  facilité  et  ne  versent  même  pas  les  cotisations 
nécessaires  pour  faire  prospérer  ces  organismes,  il  n'y  a  pas  à 
1  compter  sur  eux. 

On  est  malheureusement  forcé,  en  ce  moment,  d'être  modeste 
dans  ses  projets;  on  ne  peut  po3er  le  bouquet  triomphal  qu'ar- 
borent les  charpentiers  au  faîte  d'un  édifice  lorsque  cet  édifice  est 
parachevé.  Il  est  indispensable  de  limiter  ses  prétentions  à  ce  qui 
peut  être  et  de  ne  pas  manifester  de  trop  hautes  ambitions. 


Le  système  le  plus  simple  qui  nous  apparaît,  quant  à  présent, 
consiste  à  obliger  patrons  et  ouvriers  à  comparaître  devant  le  tri- 
bunal arbitral.  Et  qu'on  ne  parle  pas  ici  d'obligation  intolérable. 
La  moindre  discussion  avec  un  fournisseur  force  les  citoyens  les 
plus  honorables  i  comparaître  devant  un  juge  de  paix.  Et  la  compa- 
rution devant  le  tribunal  des  prud'hommes,  pour  un  patron,  n'est 
pas  plus  vexatoire  que  ne  le  sera  une  comparution  devant  un 
tribunal  sagement  composé  et  impartialement  établi.  Et  là  il  s'agira 


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m  U  GBfcTE  n  i'iilITUfiK 

de  la  paix  de  l'atelier  et  de  la  sauvegarde  des  intérêts  d'une 
industrie  considérable. 

Hais  à  quoi  aboutira  cette  obligation?  Simplement  à  faire  la  clarté 
sur  la  situation.  Les  ouvriers  poseront  leurs  questions,  le  patron 
y  répondra,  et  le  procès-verbal  relatera  les  questions  et  tes 
réponses.  On  pourra  juger  ainsi  de  la  légitimité  des  revendications 
ouvrières.  Le  patron  aura  intérêt  &  exposer  nettement  sa  situation 
et  à  répondre  victorieusement,  s'il  le  peut,  aux  questions  de  ses 
ouvriers.  Et  cette  lumière  portée  dans  le  débat  permettra  à  l'opi- 
nion publique  de  se  faire  juge  des  parties.  Que  l'on  ne  dise  pas  que 
cette  pure  coustatation  sera  inutile.  Les  procès  entre  patrons  et 
ouvriers  auraient  souvent  été  vite  jugés,  si  l'on  avait  su  dès  le 
début  ce  qu'on  n'a  appris  qu'après  de  longues  enquêtes.  L'opinion 
publique  est  une  force  devant  iaquelle  les  mensonges  s'éva- 
nouissent et  le  bon  droit  triomphe. 

Et  la  preuve,  je  la  trouverais  facilement  dans  tous  les  arbitrages 
si  imparfaits  qui  ont  mis  fin  à  certaines  grèves.  Vainement  les 
mineurs  de  Garmaux  ont  essayé  de  récuser  l'arbitrage  de  H.  Loubet  ; 
vainement  ceux  du  Pas-de-Calais  et  du  Nord  ont  protesté  contre 
l'arbitrage  qui  a  mis  fin  à  la  grève  actuelle.  Une  fois  la  sentence 
arbitrale  prononcée,  la  grève  était  morte t, et  c'est  sans  succès  qu'on 
a  essayé  de  la  ressusciter. 

Hais  si  l'on  veut  aller  plus  loin  et  permettre  à  l'arbitrage  de 
manifester  à  coup  sûr  sa  puissance,  il  faut  deux  conditions 
essentielles  : 

Si  la  grève  n'est  pas  encore  déclarée,  que  les  ouvriers  n'aban- 
donnent pas  le  travail  avant  la  sentence  rendue. 

Et  si  la  grève  est  déjà  déclarée,  que  les  ouvriers  reprennent 
immédiatement  le  travail  et  manifestent  ainsi  leur  intention  sincère 
de  se  soumettre  à  la  sentence. 

La  paix  sociale  est  à  ce  prix. 

Tant  pis  pour  les  anarchistes  qui  ne  cherchent  dans  les  grèves 
que  plaies  et  bosses.  La  guerre  industrielle  est  souvent  plus  dange- 
reuse pour  les  ouvriers  que  pour  les  patrons. 

Léon  de  Seilhag. 


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LA  DYNASTIE  KRUPP 


La  réalité  est  parfois  machinée  comme  les  romans  ou  les  drames 
les  plus  fortement  conçus  :  il  semble  qu'il  n'y  ait  qu'à  trans- 
poser les  incidents  et  les  scènes  de  la  vie  cruelle  en  modifiant  le 
nom  des  personnages  et  des  localités.  Les  Humbert,  Boulaine,  sont 
des  héros  ou  des  comparses  tout  trouvés  avec  leur  cortège  de 
dupes,  d'hommes  d'affaires,  de  policiers,  de  juges  d'instruction, 
avec  les  dessous  de  la  politique.  C'est  comme  un  hommage  fortuit 
à  Balzac,  dont  on  vient  d'inaugurer  la  statue. 

N'est-ce  pas  aussi  un  dénouement  qu'aurait  pu  imaginer  un 
grand  peintre  de  mœurs  contemporaines  que  la  mort  de  Frédéric- 
Alfred  Krupp?  11  faut  écarter  absolument  l'hypothèse  du  suicide; 
le  choc  produit  par  la  divulgation  d'insinuations  affreuses  suffit 
pour  tuer  un  homme  dont  le  cœur  est  malade,  dont  les  artères  sont 
ossifiés  et  susceptibles  de  se  briser. 

Reprenant  des  calomnies  lancées  par  un  journal  italien,  le 
Vorwaerts,  organe  attitré  du  socialisme  allemand,  avait  parlé 
d'orgies  célébrées  à  Gapri,  orgies  auxquelles  une  érudition  à  bon 
marché  joignait  l'évocation  du  Tibère  de  Suétone.  Le  Vorwaerts 
n'était  pas  fâché  de  prendre  en  faute  un  patron  qui  commandait  à 
quarante-cinq  mille  ouvriers,  il  n'avait  pas  ménagé  les  termes. 
Avant  même  que  la  plainte  eût  été  déposée,  le  journal  était  saisi, 
une  instruction  criminelle  commencée,  et  les  autorités  prussiennes 
ne  se  montreront  pas  indulgentes. 

Tout  porte  à  croire,  en  effet,  que  les  faits  sur  lesquels  on  a  écha- 
faudé  toute  cette  affaire  de  mœurs  sont  faux  *.  Le  troisième  Krupp 
était  un  simple  original,  trop  riche,  qui  se  permettait  des  excentri- 
cités de  mauvais  goût,  comme  la  parodie  d'un  ermitage  de  Francis- 
cains. Mais  n'y  a-t-il  pas  comme  une  étrange  ironie  dans  cette 
mort  :  l'un  des  plus  riches  chefs  d'industrie  d'Europe  succombant 
sous  l'émotion  d'une  accusation  infamante,  le  fabricant  breveté  des 

1  Faux  en  ce  qui  concerne  M.  Krupp;  le  juge  d'instruction  italien  aurait 
trouyé  le  véritable  coupable.  Le  Vorwaerts  n'en  maintient  pas  moins  ses 
dires  que  confirme,  dans  l'Européen,  M.  Henry  Davray.  L'Européen  est  un 
recueil  hebdomadaire  que  dirige,  à  Paris,  le  professeur  Charles  Seignobos. 
Voir  le  Temps  du  30  novembre  1902. 


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844  Là  DYHASTIi  KRUPP 

plus  terribles  engins  de  destraction  et  des  plaques  de  blindage  les 
pins  résistantes  terrassé  par  un  article  de  journal  socialiste!  Quel 
tableau  plein  de  contrastes!  Quel  dénouement  plus  lamentable 
d'une  vie  en  apparence  si  heureuse,  si  remplie  d'activité,  d'un 
homme  assez  indépendant  pour  refuser  l'ennoblissement  que  lui 
offrait  le  roi  de  Prusse,  assez  orgueilleux  pour  ne  vouloir  jamais 
être  que  Krupp  d'Essen  !  Et  quelle  apothéose  que  cet  enterrement, 
suivi  par  le  puissant  empereur  d'Allemagne,  marchant  k  piei  der- 
rière le  cercueil,  prononçant  une  sorte  d'oraison  funèbre,  «  éten- 
dant le  bouclier  de  la  protection  impériale  sur  cette  maison  en 
deuil  »,, sur  la  mémoire  de  son  ami,  de  son  hôte  calomnié  et  faisant 
appel  à  la  guerre  contre  les  socialistes  *. 

Le  petit- fils  de  l'empereur  Guillaume  1er  devait  cet  hommage  au 
fils  de  l'industriel  que  le  grand-père  avait  protégé,  qui  avait  doté 
non  sans  pane,  non  sans  lutte,  l'armée  prussienne,  d'engins  de 
guerre  perfectionnés,  qui  avait  contribué  aux  victoires  de  1866  et 
de  1870;  pour  son  propre  compte,  l'empereur  Guillaume  II  pouvait 
témoigner  de  la  gratitude  à  l'un  de  ceux  qui  ont  facilité  la  consti- 
tution de  la  flotte  de  guerre,  au  fabricant  de  matériel  naval,  de 
machines,  d'étraves  en  acier,  de  plaques,  de  pièces  d'artillerie 
marine,  au  propriétaire  des  chantiers  de  la  Germania,  près  de  Kiel. 
Le  cortège  funèbre  a  défilé  dans  les  rues  d'une  ville  en  deuil,  d'une 
ville  qui  a  grandi  avec  l'usine  Krupp,  entre  les  rangs  de  vingt-quatre 
mille  ouvriers,  de  vétérans,  d'associations,  d'écoles  qui,  tous,  avaient 
reçu  les  libéralités  du  défunt,  car  cette  victime  du  Vorwaerts  était 
certainement  le  patron  le  plus  généreux,  qui  consacrait  chaque 
année  quelques  millions  à  ses  institutions  patronales,  en  dehors  des 
sommes  versées  à  l'assurance  obligatoire. 

1  L'empereur  Guillaume,  dans  un  discours  prononcé  à  Essen  devant  les 
directeurs  et  les  délégués  des  ouvriers,  a  traité  de  menteur  le  rédacteur  du 
Vonvaerts  qui  avait  reproduit  les  calomnies  d'un  journal  italien,  et  il  a 
ajouté  :  «  Qui  a  commis  cet  acte  honteux  contre  notre  ami?  Des  hommes 
qui,  jusqu'ici,  ont  passé  pour  des  Allemands,  mais  qui  sont  indignes  de  ce 
nom,  issus  des  rangs  mômes  de  cette  population  ouvrière  allemande  qui 
doit  tant  à  Krupp.  J'ai  confiance  que  vous  trouverez  le  moyen  efficace  pour 
montrer  à  la  classe  ouvrière  allemande  d'une  façon  précise  qu'il  est 
désormais  impossible  à  tout  ouvrier  allemand,  brave  et  honorable,  soos 
peine  de  déshonneur,  de  vivre  avec  les  auteurs  de  cet  acte  épouvantable  ou 
d'entretenir  des  relations  avec  eux.  Quiconque  n'élèvera  pas  une  barrière 
entre  lui  et  ces  gens,  se  rendra  en  quelque  sorte  coupable  moralement  de 
ce  forfait.  J'ai  la  confiance  que  les  ouvriers  allemands  ont  pleinement 
conscience  des  difficultés  du  moment  et  qu'ils  sauront  trouver  la  conduite 
à  tenir  dans  la  circonstance  comme  les  Allemands  savent  résoudre  les 
questions  graves.  »  La  couronne,  déposée  au  nom  de  l'empereur,  portait, 
sur  le  ruban  timbré  du  W  impérial,  la  mention  :  «  A  mon  meilleur  ami.  * 


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Là  DYNASTIE  KROPP  845 

Le  cortège  funèbre,  cependant,  est  encore  parti  cette  fois  de 
l'humble  demeure  familiale,  située  au  centre  de  l'immense  fabrique, 
humble  maison  ouvrière,  dans  laquelle  le  premier  Krupp  s'était 
éteint,  à  peu  près  ruiné,  et  dans  laquelle  fut  déposé  le  cercueil 
d'Alfred  Krupp,  fondateur  de  la  fortune  et  de  la  grandeur  industrielle. 

La  veille  au  soir,  le  corps  du  troisième  Krupp  était  transporté  à 
la  lueur  de  torches  portées  par  les  pompiers  en  uniforme  de  l'usine, 
précédé  de  leur  musique  qui  jouait  des  marches  solennelles;  il 
sortait  de  la  villa  Hûgel,  de  ce  somptueux  palais  où  le  maître  de 
forge,  qui  tenait  à  rester  roturier,  avait  dispensé  l'hospitalité  la 
plus  somptueuse  &  l'empereur  d'Allemagne,  aux  rois  et  aux  princes 
d'Europe  et  d'Asie,  où  il  recevait  aussi  d'ailleurs  les  particuliers  et 
les  ingénieurs  lui  apportant  de  grosses  commandes.  L'humble 
maison  du  grand-père,  dans  laquelle  le  cercueil  allait  demeurer 
toute  la  nuit  sous  un  amoncellement  de  couronnes,  s'était  trouvée 
si  petite  que,  pour  permettre  de  faire  entrer  le  corps  et  de  montrer 
du  dehors  le  pasteur,  la  famille  et  l'empereur,  on  en  avait  démoli 
provisoirement  l'un  des  côtés. 

Frédéric-Alfred  Krupp  est  mort  à  quarante-huit  ans,  et,  par 
une  fatalité  qu'il  partage  avec  un  autre  roi  de  l'industrie  alle- 
mande, le  baron  de  Stumm,  il  ne  laisse  pas  de  fils,  pas  d'héritier 
mâle  pour  continuer  les  affaires.  Mlu  Bertha  Krupp  est  la  légataire 
universelle,  sous  la  tutelle  de  sa  mère 4.  Quand  on  pense  à  la  part 
prise  par  la  veuve  du  premier  Krupp  à  la  fondation  de  l'aciérie,  on 
comprend  la  détermination  testamentaire. 

C'est  en  trois  générations  qu'a  été  édifiée  cette  fortune  qui 
dépasse  vraisemblablement  aujourd'hui  175  millions  de  francs  et 
qui,  en  1897,  d'après  les  statistiques  fiscales  de  la  Prusse,  rapportait 
de  10  à  11  millions,  c'est-à-dire  un  revenu  supérieur  de  2  millions 
à  celui  que  déclarait  le  baron  de  Rothschild  à  Francfort,  dont  le 
capital  mobilier  était  plus  considérable  et  moins  rémunéré  :  trois 
vies  d'hommes,  et  encore  le  grand-père  fut-il  malheureux  dans  ses 
entreprises. 

Les  Krupp  sont  de  souche  bourgeoise  :  en  1703,  un  Arnold 
Krupp  fut  bourgmestre  d'Essen;  vers  la  même  époque,  un  autre 
était  à  la  tête  d'une  fabrique  d'armes;  en  1760,  Frédéric- Jodoc 
Krupp,  secrétaire  de  la  ville,  était  titulaire  d'une  mine  de  charbon  ; 
sa  veuve  acheta  un  haut- fourneau  qu'elle  paya  A5,000  francs  et 
elle  décida  de  faire  de  son  petit-fils  Frédéric  (né  en  1787)  un 
maître  de  forge.  Frédéric  Krupp,  après  avoir  trafiqué  en  denrées 

4  M.  F.-A.  Krupp  avait  épousé  la  baronne  Marguerite  von  Ende,  fille  du 
préfet  de  Cassel  (président  de  gouvernement).  Il  laisse  deux  filles,  Bertha 
et  Barbara,  âgées  de  dix-sept  et  quinze  ans, 

10  DécBiiBRi  1902.  55 


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S46  U  DYNASTIE  EfiUPP 

coloniales,  acheta  en,  181 1,  un  terrain  sur  lequel  il  construisit 
une  fonderie,  une  forge,  un  atelier  pour  tremper  l'acier;  il  y  avait 
un  moulin  dont  la  roue  donna  la  force  motrice. 

L'heure  était  propice,  le  blocus  continental  créait  une  barrière 
à  l'importation  anglaisé  et  favorisait  le  placement  de  l'acier  aile* 
mand  :  Frédéric  Krupp,  avec  quelques  ouvriers,  fabriquait  des 
outils  pour  tanneur,  des  lames  de  ciseau,  des  tètes  de  marteau 
qu'il  vendait  dans  le  voisinage;  il  avait  acquis  quelque  réputation 
pour  les  coins  et  les  matrices  qu'il  fournissait  à  l'hôtel  des  mon- 
naies de  Dûsseldorf.  Ses  affaires  n'étaient  pas  brillantes;  il  dut 
vendre  le  cheval  de  selle  dont  il  se  servait  tous  les  matins  pour 
aller  à  l'usine  et  abandonner  la  maison  du  Marché  au  lin  pour  se 
retirer  avec  sa  femme  et  ses  quatre  enfants  dans  une  petite 
maison  d'ouvrier,  qu'une  piété  filiale  mélangée  de  fierté  a  con- 
servée au  centre  des  immenses  ateliers  d'aujourd'hui  *.  Frédéric  * 
Krupp  y  mourut  en  1826,  il  n'avait  plus  que  quelques  ouvriers. 
Afin  d'initier  de  bonne  heure  son  fils  aîné  au  travail  du  fer, 
à  la  trempe  de  l'acier,  il  l'avait  retiré  de  l'école,  où  il  était  en 
quatrième.  La  mère  était  une  femme  énergique;  elle  annonça  par 
circulaire  qu'aidée  de  son  fils  Alfred,  collaborateur  du  défunt  et 
dépositaire  de  ses  secrets  de  fabrication,  elle  continuerait  les 
affaires  sous  l'ancienne  raison  sociale  de  Frédéric  Krupp.  Les 
débuts  d'Alfred  furent  durs,  il  a  raconté  souvent  les  privations 
auxquelles  sa  famille  avait  dû  se  soumettre;  on  vivait  bien  plus 
mal  que  les  ouvriers  d'aujourd'hui 2. 

Le  premier  succès  fut  l'invention  d'un  procédé  pour  laminer 

*  Alfred  Krupp  prescrivit  en  1872  que  la  maison  de  son  père,  qui  avait 
été  longtemps  la  sienne,  devait  durer  autant  que  l'usine.  En  1873,  il  y  fît 
placer  l'inscription  que  voici  :  «  Il  y  a  cinquante  ans,  cette  maison  d'ouvrier 
fut  le  refuge  de  mes  parents.  Puisse  chacun  de  nos  ouvriers  échapper  au 
chagrin  que  la  fondation  de  cette  fabrique  fit  peser  sur  noup.  Vingt-cinq 
ans,  le  succès  fut  douteux,  succès  qui,  ensuite,  a  si  merveilleusement 
récompensé  les  privations,  les  efforts,  la  confiance  et  l'énergie  du  passé. 
Puisse  cet  exemple  encourager  dans  l'affliction,  puisse- 1- il  augmenter  le 
respect  devant  les  petites  maisons  et  la  sympathie  pour  les  soucis  qui  s  y 
cachent.  » 

*  Kley  cite  une  lettre  d'Alfred  Krupp  :  «  J'ai  dû,  conformément  au  testa- 
ment de  mon  père,  continuer  les  affaires  sans  connaissance,  sans  expé- 
rience, sans  force,  sans  ressources  pécuniaires,  sans  crédit.  Dès  l'âge  de 
quatorze  ans,  j'ai  eu  les  soucis  du  père  de  famille;  travaillant  le  jour,  je 
réfléchissais  la  nuit  comment  surmonter  les  difficultés.  Astreint  à  un  dur 
labeur  (il  était  son  propre  ingénieur,  comptable,  contre-maître,  commis- 
voyageur),  j'ai  vécu  souvent  de  pommes  de  terre,  de  café,  de  paiu  et  de 
beurre,  sans  viande,  avec  les  tourments  d'un  chef  de  famille;  pendant 
vingt-cinq  ans,  j'ai  tenu  bon  jusqu'à  ce  que,  peu  à  peu,  les  circonstances 
se  sont  améliorées  et  nous  avons  en  une  existence  tolérable.  » 


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La  DY* AfittE  KAUPP:  84T 

des  cuillers,  la  vente  du  brevet  fut  assez  fructueuse  en  Angleterre, 
le  produit  en  servit  à  agrandir  les  ateliers.  Dans  les  bonnes  années,' 
on  travaillait  avec  soixante-dix  ouvriers;  dans  les  mauvaises,  avec 
dix;  en  1845,  on  en  comptait  cent  vingt-deux.  L'année  précé- 
dente, afin  de  lutter  en  Autriche  même  contre  la  concurrence  autri- 
chienne, Alfred  Krupp  et  son  compatriote,  Alexandre  Schpeller, 
qui  était  établi  &  Vienne,  avaient  fondé  &  Bernsdorf,  près  de 
Leoben,  une  fabrique  d'ouvrages  en  métal  qui  existe  encore  et 
dont  la  direction  technique  fut  confiée  au  frère  cadet,  Hermann 
Krupp.  La  fabrication  courante,  commerciale  qui  permettait  &  la 
famille  de  vivre  modestement,  alimentait  surtout  les  essais  qu'Al- 
fred s'obstinait  &  faire  pour  produire  des  canons  de  fusil.  En  1843, 
il  en  soumit  des  types  au  ministère  de  la  guerre  de  Prusse,  qui, 
satisfait  du  nouveau  fusil  &  aiguille,  refusa  de  les  examiner,  alors 
que  plus  libéralement  on  les  essayait  en  France  et  qu'on  délivrait 
un  certificat  constatant  l'excellente  qualité.  A  l'Exposition  de 
Berlin,  en  1844,  Krupp  H,  qui  sut  toujours  tirer  parti  de  ces 
concours  industriels  pour  forcer  l'attention,  fit  figurer  deux  canons 
de  fusil  ainsi  que  des  cloches  qui  annonçaient,  par  une  sorte  de . 
carillon,  l'ouverture  et  la  fermeture.  Le  jury  proclama  les  services 
que  l'exposant  avait  rendus  au  pays,  en  perfectionnant  la  fabri- 
cation de  l'acier.  En  1848,  année  de  crise,  qui  fit  descendre  à 
soixante-douze  le  nombre  des  ouvriers,  Alfred  Krupp,  qui  avait  eu 
pour  associés  ses  deux  frères,  devint  seul  maître  de  l'usine  :  il 
n'avait  plus  à  compter  qu'avec  lui-même  et  pouvait  suivre  libre- 
ment le  cours  de  ses  idées.  Les  circonstances  n'étaient  pas  bril- 
lantes :  il  avait  réduit  son  personnel,  et  afin  de  pouvoir  payer  les 
salaires  et  les  achats  de  matière  première,  il  fit  fondre  et  vendre  le 
peu  d'argenterie  qui  restait  de  ses  parents  '. 

On  pourrait  presque  croire,  si  l'idée  n'était  enfantine,  que  ce 
nouveau  sacrifice  avait  enfin  apaisé  le  destin.  De  meilleures 
années  allaient  venir  pour  récompenser  l'infatigable  travailleur. 
Il  faut  signaler  ici  deux  traits  qui  ont  caractérisé  la  politique 
industrielle  et  commerciale  des  Krupp,  deux  règles  auxquelles  ils 
sont  restés  toujours  fidèles.  Elles  sont,  il  est  vrai,  d'une  appli- 
cation plus  facile  lorsque  l'entreprise  ne  dépend  que  d'une  volonté 
unique,  que  le  chef  en  est  le  self  denying  mon,  c'est-à-dire  qu'il 
se  refuse  les  conforts  présents  pour  donner  la  grandeur  future; 
c'est  une  politique  que  la  distribution  des  dividendes  annuels 

4  Jusqu'à  la  more  d'Alfred  Krupp,  on  ne  s'est  jamais  plus  servi  d'argen- 
terie dans  sa  maison;  on  n'y  employa  que  des  couverts  argentés,  provenant 
de  la  fabrique  d'Hermann  Krupp,  i  Bernsdorf.  Le  fils  d'Hermann  Krupp* 
M.  Arthur  Krupp,  à  assisté  à  l'enterrement  de  son  cousin. 


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848  LA  DYNASTIE  KRUPP 

interdit  aux  sociétés  par  actions.  Si  considérables  que  devinrent 
les  revenus  de  l'usine,  Alfred  Krupp,  déduction  faite  de  ses 
dépenses  et  de  celles  de  sa  famille,  les  consacra  toujours  tout 
entiers  à  des  agrandissements,  à  des  améliorations;  il  ne  songea 
jamais  à  les  capitaliser  en  dehors  de  ses  affaires  industrielles,  de 
façon  à  constituer  une  fortune  mobilière  ou  territoriale  indépen- 
dante. 11  est  facile  de  comprendre  quelle  force  financière  en  est 
résultée  :  où  trouvera-t-on  une  compagnie  qui  puisse  faire  de 
même?  C'était  l'identification  de  l'homme  avec  son  œuvre.  Dans 
les  années  fructueuses  et  lucratives,  cela  permettait  des  amortis- 
sements sur  une  vaste  échelle,  car  l'on  peut  assimiler  au  meilleur 
mode  d'amortissement  du  matériel  son  remplacement  par  un  outil- 
lage meilleur.  Alfred  Krupp  n'a  eu  recours  à  un  emprunt  qu'en 
1874,  au  milieu  de  la  dépression  générale,  alors  qu'il  ne  retirait 
pas  de  ses  entreprises  un  revenu  suffisant  aux  nécessités  d'agran- 
dissement. Il  contracta  un  emprunt  hypothécaire  de  30  millions 
de  marks  (en  obligations  de  600  marks  remboursables  en  dix 
ans  à  660  marks  par  tirages  annuels) .  Un  syndicat  dont  fit  partie 
l'institution  gouvernementale  de  crédit,  la  Seehandlungs~Societet% 
plaça  les  titres.  Dès  1879,  il  put  être  procédé  à  une  conversion, 
bien  que  Krupp  eût  été,  &  cette  date,  en  meàure  de  rembourser 
l'emprunt  ancien;  un  nouvel  emprunt  de  5  pour  100  de  22  mil- 
lions et  demi  de  marks,  négocié  avec  la  Deutsche  Bank  fut  émis; 
il  devait  être  amorti  jusqu'en  1899,  il  l'a  été  entièrement  en  1886, 
/est-à-dire  treize  ans  avant  le  terme. 

Un  second  principe  a  guidé  Alfred  Krupp,  c'est  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  Yintégration  industrielle,  en  empruntant  ce  terme  aux 
Anglais  et  aux  Américains.  C'est  la  réunion,  dans  une  même  main, 
de  la  possession  de  la  matière  première  (minerai  et  combustible)  avec 
celle  des  usines  qui  transforment  la  matière  première  jusqu'à  en 
faire  des  produits  complets.  Dans  cet  ordre  d'idées,  on  est  allé  loin 
à  Essen,  puisqu'on  y  a  joint  des  navires  &  vapeur  pour  effectuer 
les  transports  du  minerai  d'Espagne,  des  chantiers  de  construction 
navale,  sans  compter  des  polygones  d'artillerie.  Alfred  Krupp 
avait  tenu  à  avoir  toujours  une  matière  première  excellente,  et 
pour  cela,  il  fit  un  arrangement  avec  un  haut-fourneau  de  l'Etat 
pour  obtenir  tout  l'acier  fabriqué  avec  le  minerai  de  Musen;  lorsque 
ses  besoins  devinrent  plus  grands,  il  acheta  des  mines  de  fer  dans 
le  Siegerland  et  dans  le  Nassau,  plus  tard  en  Espagne,  près  de 
Bilbao f.  L'ambition  de  cet  industriel  de  génie  était  de  se  suffire  à 

4  Actuellement,  le  nombre  de  ces  mines  de  fer  en  Allemagne  est  de 
547,  dont  une  partie  seulement  sont  exploitées,  les  autres  sont  conservées 
comme  réserve  pour  l'avenir. 


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LA  DYNASTIE  KRUPP  84* 

lui-même,  de  0e  dépendre  de  personne,  d'être  à  l'abri  des  oscilla- 
tions du  prix  de  la  matière  première,  des  exigences  des  armateurs. 
On  eût  dit  qu'il  avait  deviné  les  difficultés  dans  lesquelles  se 
trouveraient  un  jour  les  grandes  usines  métallugiques  qui 
n'auraient  pas  pris  cette  précaution  de  s'assurer  la  propriété  de 
mines  de  fer  et  de  houille,  de  hauts* fourneaux  et  de  laminoirs, 
lorsque  les  grands  syndicats  du  charbon  et  de  la  fonte  apparaî- 
traient. Alfred  Krupp  s'est  trouvé  en  avance  sur  son  époque,  et 
l'ensemble  industriel  qu'il  a  créé  est  un  type  achevé  de  l'usine 
autonome,  de  ce  qu'on  peut  appeler  le  trust  en  profondeur  par  oppo- 
sition aux  trusts  qui  englobent  un  grand  nombre  d'établissements 
d'une  seule  et  même  branche.  Et  ce  qui  fait  l'originalité  de  l'œuvre, 
c'est  qu'elle  s'est  développée,  —  à  l'exception  de  l'appel  au  crédit 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  —  par  ses  propres  ressources, 
par  une  extension  en  quelque  sorte  spontanée  et  automatique. 

Nous  ne  voulons  point  faire  la  biographie  des  Krupp  pas  plus 
que  nous  avons  l'intention  de  fatiguer  nos  lecteurs  par  la  descrip- 
tion des  procédés  techniques,  par  rénumération  jdes  perfectionne- 
ments successifs  introduits  dans  la  fabrication  de  l'acier.  Nous 
rechercherons  plutôt  les  causes  du  succès  extraordinaire  et  mérité 
qui  a  répondu  aux  efforts  obstinés,  qui  ressemblent  presqu'à  de 
l'abnégation  dans  les  heures  difficiles.  Il  faut  signaler  l'esprit  de 
méthode,  le  sens  de  la  discipline,  l'habileté  &  mettre  &  profit  les 
indications  de  la  science.  Les  historiographes  de  l'usine  d'Essen, 
et  le  nombre  en  est  grand,  ont  tous  montré  ces  colonnes  d'ouvriers, 
venant  chercher  les  creusets  où  l'acier  est  en  fusion  et  les  versant 
l'un  après  l'autre  à  l'endroit  indiqué.  Alfred  Krupp  est  toujours 
demeuré  fidèle  à  l'acier  fondu  au  creuset,  à  cause  des  heureux 
résultats  qu'il  a  obtenus  sous  le  rapport  de  sa  durée  et  de  sa 
sûreté1. 

En  1853,  Krupp  réussit  à  fabriquer  des  bandages  de  roues  en 
acier,  sans  soudure,  ce  fut  une  source  de  bénéfices  considérables 
à  une  époque  où  la  construction  des  chemins  de  fer  allait  devenir 
plus  active.  L'exploitation  du  brevet,  accordé  pour  huit  ans,  fut 
assez  lucrative  pour  que  toutes  les  dettes  qui  pesaient  encore  sur 
l'usine  pussent  être  rapidement  remboursées  et  que  la  situation 
financière  fût  enfin  consolidée.  Deux  ans  auparavant,  Krupp  avait 
envoyé  à  l'Exposition  universelle  de  Londres  un  bloc  d'acier  de 
2,500  kilos;  &  celle  de  Paris,  en  1855,  on  bloc  de  5,000  kilos;  il 
fournissait  des  pièces  de  forge  en  acier  fondu  pour  les  axes  de 
wagons,  de  locomotives,  de  bateaux  à  vapeur.  En  1867,  Krupp 

'  Voy.  V Industrie  du  fer  et  la  Construction  navale  en  Allemagne,  par 
E.  Schroedter;  Fremy,  le  Métal  du  Canon. 


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150  Là  DY5A8TIE  KRUPP 

exposa  de  nouveau  &  Paris  un  bloc  d'acier  fondu  au  creuset  de 
40,000  kilos,  en  même  temps  qu'un  canon  de  210  pouces  de  long, 
de414  pouces  de  diamètre  et  pesant  50  tonnes;  il  y  obtint  le  grand 
prix,  et  l'impératrice  Eugénie  lui  remit  de  sa  main  la  croix  d'offi- 
cier de  la  Légion  d'honneur.  Depuis  1861,  le  marteau-pilon  Fritz, 
de  50,000  kilos,  fonctionnait  déjà,  il  avait  coûté  plus  de  2  millions 
de  francs  :  lorsque,  lors  du  premier  essai,  la  masse  énorme 
s'éleva  pour  descendre  avec  une  force  irrésistible,  tous  les  assis- 
tants reculèrent  par  un  mouvement  instinctif,  Alfred  Krupp  seul 
n'avait  pas  bougé. 

II.  Ehrenberg,  dans  l'étude  qu'il  a  consacrée  aux  Krupp,  insiste 
sur  le  génie  tenace  que  le  second  de  la  dynastie  a  déployé  dans 
la  construction  des  canons.  11  eut  à  triompher  de  l'exclusivisme 
et  de  la  routine  militaires.  En  1849,  une  commission  prussienne 
avait  reconnu  l'excellente  qualité  d'une  pièce  en  acier  qu'il  lui 
avait  soumise,  mais  le  canon  de  bronze  avait  trop  de  partisans. 
Krupp  réussit  tout  d'abord  mieux  à  l'étranger.  Le  khédive  lui 
commanda  36  canons,  le  bey  de  Tunis  lui  en  acheta  également  et 
tous  deux  payèrent  comptant,  la  Russie  fut  longtemps  une  meil- 
leure cliente  que  la  Prusse.  Ce  fut  seulement  en  1859,  et  cela 
grâce  à  l'intervention  personnelle  et  directe  du  régent  (plus  tard 
l'empereur  Guillaume  Ier),  qu'un  ordre  de  300  pièces  de  canon  fut 
donné  par  le  ministère  de  la  guerre.  Dans  la  campagne  de  1866, 
quelques  pièces  firent  explosion,  alors  que  durant  la  guerre  de 
1870  71  cet  accident  ne  se  renouvela  pas.  Les  froissements  qu'il 
subit  de  la  part  des  autorités  militaires,  qui  reconnaissaient  en  lui 
un  industriel,  un  fournisseur,  mais  non  pas  un  constructeur, 
l'amenèrent  à  se  donner  un  champ  d'expérience  à  Dulmen  en  1873, 
plus  tard  à  Meppen  (dont  la  longueur  est  de  17  kilomètres).  En 
1877,  lors  d'une  des  fréquentes  visites  de  Guillaume  1M,  on  avait 
réuni  la  production  d'une  seule  journée  :  1,000  obus,  160  ban- 
dages de  roues,  120  axes  de  locomotives  et  de  wagons,  160  roues, 
430  ressorts  de  wagons,  1,800  rails  d'acier.  Depuis  1864,  l'usine 
fabriquait,  en  effet,  des  rails;  Alfred  Krupp  avait  installé  l'outil- 
lage nécessaire  et  aussi  celui  pour  fabriquer  des  plaques  de  blin- 
dage, mais,  par  une  sorte  d'anomalie,  ce  n'est  qu'après  sa  mort 
qu'on  s'en  est  servi.  Deux  autres  industriels,  Schumann,  qui 
essaya  vainement  d'obtenir  la  participation  d'Alfred  Krupp,  et 
Gruson,  dont  l'usine  de  Buckau,  près  de  Magdebourg,  fût  achetée 
plus  tard  (1886),  purent  produire  ce  qu'il  fallait  pour  cuirasser 
les  navires  et  les  fortifications,  sans  que  d'Essen  il  leur  fut  lait  de 
concurrence.  Gomme  nous  l'avons  indiqué  plus  haut,  tout  en  fabri- 
quant pour  l'industrie  des  chemins  de  fer,  de  la  navigation,  pour 


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M  DYNASTIE  KBOPP  851 

le  commerce,  ce  qui  tenait  surtout  à  cœur  au  chef  de  l'usine  sans 
cesse  grandissante,  c'était  le  matériel  d'artillerie  :  canons  se 
chargeant  par  la  culasse,  d'un  type  de  plus  en  plus  perfectionné, 
d'une  résistance  de  plus  en  plus  grande,  obus  appropriés,  formaient 
le  grand  article,  celui  dont  le  débit  était  le  plus  assuré  et  le  prix 
le  moins  débattu.  Ce  n'est  pas  que  Krupp  ne  rencontrât  de  temps 
à  autre  des  rivaux  qui  venaient  lui  disputer  le  marché  et  que,  tout 
au  moins,  un  grand  pays  ne  lui  fût  fermé  comme  débouché.  Plus 
récemment  encore,  le  nombre  des  clients  a  diminué  depuis  que  les 
Etats-Unis,  la  Russie,  et  d'autres  Etats  ont  leurs  fonderies  et  leurs 
arsenaux  propres.  L'intensité  des  commandes  de  canons  que  l'on 
donnait  à  l'usine  d'Essen  a  pu  servir  de  baromètre  politique  !. 
Durant  la  vie  du  second  Krupp,  il  a  été  livré  certainement  plus 
de  22,000  pièces  d'artillerie. 

Alfred  Krupp  mourut  le  18  juillet  1887,  chargé  d'années2  et 
d'honneurs,  et  l'un  des  hommes  les  plus  riches  d'Allemagne.  Au 
lieu  de  1  hectare  et  quart,  l'usine  d'Essen  et  les  autres  établisse- 
ments qui  en  dépendaient  s'étendaient  sur  310  hectares,  dont 
38  étaient  bâtis;  de  9  ouvriers  en  1833,  de  99  en  1843,  de  352  en 
1853,  de  4,031  en  1863,  le  nombre  en  avait  progressé  à  12,674 
en  1887;  de  1873  à  1881,  il  y  avait  eu  des  fluctuations  assez 
considérables  dans  l'effectif,  par  suite  de  la  dépression  industrielle 
qui  avait  suivi  la  crise  de  1873  et  qui  avait  eu  sa  répercussion 
sur  l'usine  d'Essen.  Dans  ces  chiffres,  ne  sont  pas  compris  les 
ouvriers  employés  dans  les  mines,  sur  les  champs  de  tir,  sur  les 
navires.  On  peut  se  demander  comment  était  organisée  la  direction 
de  cet  Etat  industriel  :  jusqu'en  1862,  Alfred  Krupp  s'était 
contenté  d'un  seul  fondé  de  pouvoirs;  en  1865,  il  en  prit  un  second, 
auquel  il  en  adjoignit  deux  autres  en  1867;  de  1867  â  1887,1e 
nombre  en  fut  porté  à  sept,  qui  formaient  un  collège  composé  des 
principaux  chefs  de  service,  ayant  chacun,  dans  son  ressort,  une 
certaine  indépendance,  mais  obligés  d'en  référer  au  conseil  pour 
les  dispositions  plus  importantes.  En  1879,  un  directeur  général, 
le  conseiller  privé  des  finances,  Hans  Jencke,  fut  mis  à  la  tète  de 
ce  ministère  ;  il  est  resté  pendant  près  de  vingt-trois  ans  dans  ce 
poste.  Alfred  Krupp  garda  toujours  jalousement  la  haute  main, 
mais  il  eut  le  talent  de  choisir  des  collaborateurs  de  premier  ordre  : 

4  En.  1864,  il  fut  commandé  817  canons;  en  4865  (introduction  du  chai» 
gement  par  la  culasse,  type  Krupp),  773;  en  1866,  720;  en  1868,  588;  eu 
1869,  205;  en  1870,  427;  en  1871,  919;  en  1874,  2931.  En  1878,  la  Russie 
qui,  de  1863  à  1867,  avait  acheté  900  canons,  en  commanda,  d'un  seul  coup, 
1800. 

a  II  était  né  le  12  avril  1812. 


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852  Là  DYNASTIE  KROPF 

il  lui  fallait,  en  effet,  le  concours  de  jurisconsultes,  de  financiers, 
de  chimistes,  d'ingénieurs;  ce  fut  seulement  en  1882  que  son  fils 
unique,  Frédéric-Alfred,  âgé  alors  de  vingt-huit  ans,  entra  dans 
ce  qu'on  appelait  la  Prokura  des  aciéries  F.  Krupp.  Cinq  ans 
plus  tard,  il  devenait  le  chef  de  l'énorme  entreprise.  Les  condo- 
léances de  toute  la  famille  impériale  d'Allemagne,  de  Bismarck,  lui 
furent  adressées,  et  les  biographes  de  son  père  ne  manquent  pas 
de  citer  les  lettres  de  ces  personnages. 

Frédéric-Alfred  suivit  fidèlement  les  traditions  paternelles  *,  aussi 
bien  au  point  de  vue  industriel  et  commercial  qu'au  point  de  vue 
des  relations  avec  les  ouvriers.  Nous  verrons  plus  loin  comment 
on  entend  à  Essen  l'union  du  principe  d'autorité  avec  la  plus 
libérale  générosité  envers  les  ouvriers.  Il  n'y  avait,  d'ailleurs,  qu'à 
marcher  dans  les  mêmes  voies,  continuer  à  produire  dans  les  con- 
ditions identiques.  Une  extension  fut  donnée  toutefois  dans  une 
direction  nouvelle,  celle  de  la  fabrication  des  plaques  de  blindage 
et  la  construction  de  navires  de  guerre.  L'usine  Grusôn,  à  Buckau, 
près  de  Magdcbourg,  avec  un  capital  de  12  millions  de  marks, 
3,500  ouvriers  et  une  production  quotidienne  de  5,400  quintaux 
d'acier,  notamment  de  plaques,  coupoles  blindées,  obus,  fut  incor- 
porée à  l'entreprise.  En  1896,  ce  fut  le  tour  de  la  Société  de 
construction  navale  et  de  fabrique  de  machines,  Germania,  à  Kiel 
€t  Berlin,  d'être  reprise  par  la  maison  Krupp;  le  capital  en  était  de 
25  millions  de  marks,  elle  occupait  2,850  ouvriers,  et  avait  en 
construction,  en  1901,  28,971  tonneaux2.  Parmi  les  produits  les 
plus  remarquables  de  l'usine  d'Essen,  il  faut  citer  les  arbres  de 
couche  en  acier  :  celui  de  la  Colomb  ta,  qui,  depuis  1889,  a  fait 
96  voyages  et  partant  157,811,808  tours;  celui  de  la  Civatia,  qui 
en  a  fait  215,600,000;  celui  du  Kaiser  Wilhelm,  composé  de 
30  pièces  réunies  en  arbre  à  manivelle  septuple  d'un  poids  de 
226,000  kilogrammes. 

En  1886,  les  usines  d'Annen,  qui  avaient  passé  dans  les  mains 
de  Krupp,  livraient  les  premières  grandes  étraves  de  5,000  kilos 
chacune  aux  chantiers  du  Vulkan  à  Stettin,  pour  la  construction 
de  deux  vaisseaux  de  guerre  chinois.  En  1892,  la  maison  Krupp  9e 
mit  à  fabriquer  des  plaques  en  acier  nickel  non  durci;  en  1893,  des 
plaques  en  acier  nickel  durci  à  la  partie  antérieure;  elle  améliora 
en  même  temps  les  plaques  non  durcies  et  put,  en  1894,  en  livrer 
à  l'Espagne  pour  le  cuirassé  Emperator  Carlos  V,  d'une  qualité  qui 

4  Le  nombre  des  membres  de  la  direction  générale  a  été  porté  à  onze. 

a  II  est  sorti  des  chantiers  Germania  les  navires  Greif,  Meleor,  Bhtx* 
l'ancien  yacht  impérial  Roheniollern,  un  croiseur,  deux  cuirassés  (Siegfried 
et  Worth),  les  corvettes  protégées  Bismarck  et  Blùcher. 


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U  DYNASTIE  KRUPP  85S 

était  à  peu  près  deux  fois  égale  &  celle  d'une  plaque  de  fer  forgé  de 
même  épaisseur;  elle  fabrique,  en  1895,  une  autre  qualité  de 
plaque  en  nickel  durci  d'une  force  de  résistance  trois  fois  plus 
grande,  qui  est  réservée  exclusivement  à  la  marine  allemande. 
Ces  nouvelles  plaques,  connues  sous  le  nom  de  Krupp,  sont 
employées  dans  presque  tous  les  chantiers  du  monde.  Outre  une 
grande  résistance,  elles  possèdent  une  ténacité  extraordinaire. 
Le  procédé  Krupp,  dont  les  détails  sont  demeurés  secrets,  se 
distingue  par  la  sûreté  dans  la  manipulation  et  l'homogénéité  des 
produits1. 

A  la  mort  de  Frédéric-Alfred  Krupp,  l'ensemble  de  ses  entre- 
prises comprenait  les  aciéries  d'Essen,  l'aciérie  d'Annen  (West- 
phalie),  l'usine  Gruson,  à  Buckau  près  Magdebourg;  quatre  instal- 
lations de  hauts- fourneaux  &  Duisbourg,  Nenwied,  Engçrs, 
Rheinhausen,  une  fonderie  et  fabrique  de  machines  &  Sayn,  les 
trois  charbonnages  Hanower  I,  Hanower  U,  Saelzer  una  Neuack, 
une  grande  quantité  de  mines  de  fer  en  Allemagne  et  en  Espagne, 
les  chantiers  Germania  à  Kiel,  une  fabrique  de  machines  &  Tegel,  etc. , 
sans  compter  plusieurs  bateaux  à  vapeur.  Il  employait,  au  1"  oc- 
tobre 1900,  46,679 ouvriers;  au  V* octobre  1901,  44,120  ouvriers2. 
Jusqu'au  1er  janvier  1902,  le  nombre  de  canons  vendus  par  la 
maison  F.  Krupp  aurait  atteint  le  chiffre  respectable  de  39,876  K 
Nous  craindrions  d'épuiser  l'attention  du  lecteur  en  évoquant 
toute  la  série  des  statistiques  qui  montrent  l'immensité  de  ces  usines, 
qui  se  suffisent  &  elle- mêmes,  qui  comprennent  tous  les  ateliers 
imaginables,  nécessaires  aux  différents  corps  de  métier,  des  gazo- 
mètres de  37,000  mètres  cubes,  des  usines  d'électricité,  des 
fabriques  de  creusets,  des  services  de  pompiers  et  de  police. 
En  1896,  il  y  avait  36,561  chevaux-vapeur,  fournis  par  458  ma- 
chines à  vapeur,  467  grues  capables  de  soulever  près  de 
5  millions  de  kilos,  11  kilomètres  de  transmission,  60  kilomètres 
de  courroies,  la  consommation  du  combustible  atteignait  presque 
1,100,000  tonnes;  il  sortait  tous  les  jours  50  wagons  de  déchets, 
de  scories  de  toute  sorte  de  l'usine.  Chaque  jour,  50  trains  circu- 

1  E.  Schrœdter,  l Industrie  du  fer  et  la  constrnction  navale. 

*  En  «890,  le  nombre  des  ouvriers  était  de  41,750,  dont  25,133  à  Essen, 
3,548  à  Buckau,  2,726  à  Kiel  et  Pegel,  10,344  dans  les  divers  hauts-four- 
neaux, mines,  etc.  Dans  cet  effectif,  il  figure  3,210  fonctionnaires,  employés, 
commis.  En  1896,  on  ne  comptait  que  31,765  personnes;  en  1899,  27,155. 
Un  recensement,  opéré  à  cette  époque,  fixe  à  97,752  le  nombre  des  ouvriers, 
employés  et  membres  de  leur  famille,  dont  25,828  demeuraient  dans  des 
maisons  appartenant  à  Krupp. 

3  De  1885  à  1897,  l'Allemagne  a  exporté  pour  55  millions  de  marks  de 
canons,  pesant  ensemble  291,000  quintaux. 


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854  LÀ  DYNASTIE  KRUPP 

laient  sur  les  55  kilomètres,  appartenant  à  Krupp  et  reliant  l'usine 
à  trois  stations  des  chemins  de  fer  de  l'Etat. 

On  comprend  aisément  la  politique  intérieure  de  l'usine,  telle 
que  l'a  modelée  Alfred  Krupp,  si  Ton  se  souvient  de  l'apprentissage 
pénible  par  lequel  il  a  passé.  Dans  un  appel  adressé  aux  ouvriers 
de  l'usine  pour  combattre  la  propagande  socialiste  en  faveur  de  la 
grève,  il  évoque  lui-même  l'image  de  ses  débuts  : 

«  11  y  a  quarante-cinq  ans,  je  me  tenais,  dans  les  ruines  de  ce 
que  fut  d'abord  cette  fabrique,  sur  la  même  ligne  avec  quelques 
ouvriers.  Le  salaire  des  fondeurs  et  des  forgerons  était  de  5  francs 
62 1/2  centimes  par  semaine.  Pendant  quinze  ans,  j'ai  gagné  juste 
assez  pour  pouvoir  payer  aux  ouvriers  leur  salaire;  pour  mon 
travail  et  mes  soucis  à  moi,  je  n'ai  rien  eu  que  la  conscience  du 
devoir  accompli.  Avec  le  changement  des  conditions  générales, 
avec  l'essor  de  la  fabrique,  j'ai  graduellement  élevé  les  salaires, 
comme  règle  devançant  toujours  volontairement  toute  suggestion, 
et  cette  règle  devra  rester  en  vigueur.  Des  institutions  utiles  ont 
été  créées  Tune  après  l'autre,  d'autres  sont  encore  en  projet;  les 
efforts  les  plus  considérables  ne  sont  pas  ménagés  dans  l'intérêt 
des  ouvriers.  »  Cet  appel,  affiché  sur  les  murs,  porté  à  l'ordre  du 
jour  du  corps  d'armée  industriel,  se  termine  par  l'assurance  «  que 
j'entends  être  et  rester  le  maître  dans  ma  maison  comme  sur  mon 
terrain  ».  Signé  :  Alfred  Krupp,  in  Firma,  Fried.  Krupp. 

Un  patron,  qui  a  commencé  comme  lui,  qui  a  travaillé  et  vécu 
au  milieu  de  quelques  ouvriers,  qui  n'a  dépassé  un  effectif  de  cent 
hommes  qu'après  dix-sept  ans,  a  pu  se  former  des  idées  toutes 
personnelles,  fondées  sur  l'expérience.  Et  quelles  sont  ces  notions 
fondamentales?  Elles  sont  bien  simples:  le  régime  de  l'autorité 
absolue,  tempéré  par  des  institutions  patronales  qui  augmentent  le 
confort,  la  santé  des  ouvriers  et  de  leur  famille,  qui  garantissent 
dans  la  mesure  du  possible  l'avenir  pour  les  travailleurs  trop  vieux 
ou  invalides,  pour  leurs  veuves  et  leurs  orphelins.  Alfred  Krupp 
a  connu  par  expérience  le  logement  étroit,  la  difficulté  de  s'appro- 
visionner à  bon  marché  et  en  marchandises  de  bonne  qualité, 
lorsqu'on  achète  au  détail,  par  petites  quantités  et  qu'on  paie  mal 
son  fournisseur;  il  a  va  grandir  l'usine  et  la  ville  d'Essen  se 
développer  trop  lentement  pour  offrir  des  logements  salubres  et  à 
bon  marché;  lorsque  le  nombre  de  ses  ouvriers  est  devenu  consi- 
dérable, suffisant  pour  alimenter  cabarets  et  boutiques,  il  en  a 
surgi  à  tous  les  coins  de  rue  sur  la  route  de  la  fabrique.  Instincti- 
vement, parce  que  l'expérience  de  la  vie  se  joignait  chez  lui  au 
désir  d'améliorer  la  condition  de  ses  collaborateurs,  de  leur  rendre 
l'existence  plus  tolérable,  de  leur  permettre  de  retirer  de  leur* 


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LA  DYNASTIE  KRBPP  855 

salaire  le  maximum  d'utilité  et  de  sa  lis  faction,  et  parce  qu'il 
voulait  s'assurer  des  ouvriers  stables,  qui  resteraient  le  plus 
longtemps  possible  à  son  service,  Alfred  Krupp  a  créé  un  ensemble 
d'institutions  patronales  qui  font  l'admiration  de  ceux  qui  les 
visitent.  Il  a  commencé  par  une  caisse  de  secours  en  cas  de 
maladie  et  de  décès  (1853-1855)  à  laquelle  les  ouvriers  et  le3 
contremaîtres  versaient  une  cotisation  proportionnée  à  leur  salaire 
et  à  laquelle  Krupp  contribuait  pour  une  somme  égale  à  la  moitié 
de  leurs  versements1;  on  greffa  plus  tard  sur  cette  organisation 
celle  d'une  caisse  de  retraite.  A  partir  de  1861,  lorsque  le  nombre 
des  ouvriers  de  l'usine  atteint  près  de  3,000,  alors  que  la  ville 
d'Essen  compte  20,766  habitants  dans  1,636  maisons,  la  préoccu- 
pation de  loger  dans  des  conditions  hygiéniques  et  économiques 
s'impose  à  l'attention  du  chef.  L'afflax  des  ouvriers  (depuis  1858  le 
nombre  en  avait  triplé)  avait  amené  une  sorte  de  crise  des  loyers 
et  des  encombrements  déplorables  dans  les  habitations.  Depuis 
lors,  Krnpp  n'a  cessé  de  construire  des  maisons  pour  les  ouvriers  et 
les  employés  de  l'usine,  aussi  bien  des  maisons  pour  un  ou  deux 
ménages  que  des  casernes  pour  célibataires;  Frédéric -Alfred 
Krupp  III  qui  suivait  de  près  ce  qui  se  fait  en  Angleterre,  a 
fait  élever  quelques  hôtels  pour  ouvriers  célibataires,  qui  sont 
plus  confortables  que  les  casernes  et  dont  l'administration  est 
confiée  pour  six  mois  à  un  homme  de  confiance,  choisi  par  les 
locataires  eux-mêmes.  Ces  habitations  de  toutes  sortes  ne  sont  pas 
concentrées  sur  un  seul  point;  elles  forment  des  colonies,  des 
groupes  isolés,  dont  quelques-uns  ont  pu  être  dotés  de  jardins, 
de  squares,  de  petits  parcs  où  les  enfants  viennent  s'ébattre  et  les 
parents  se  reposer  après  la  journée  d'atelier.  On  compte  aujour- 
d'hui près  de  4,000  logements  d'employés  et  d'ouvriers,  logements 
contenant  d'une  à  sept  pièces  et  davantage,  qui  sont  loués  dans 
des  conditions  de  bon  marché  comme  peut  se  le  permettre  un 
chef  dindustrie  aussi  riche  *•  Au  1"  juillet  1891,  il  avait  été 
dépensé  12  1/4  millions  marks,  pour  3,659  logements;  le  revenu 
brut  était  de  484,675  marks,  dont  il  fallait  déduire  112,678  marks 
pour  réparations  et  entretien,  67,650  pour  gaz,  eau,  voirie, 
48,000  pour  impôts;  il  restait  net  256,347  marks,  à  peine 
21  pour  100  de  revenu  net.  Malgré  les  avantages  que  présente  dans 
certaines  conditions  la  transformation  de  l'ouvrier  locataire  en 

4  Gratuité  des  visites  médicales  et  des  médicaments;  secours  en  argent  à 
partir  du  troisième  jour  de  la  maladie;  en  cas  de  décès,  contribution  aux 
frais  d'enterrement. 

a  Le  loyer  annuel  est  de  90  à  108  marks  pour  deux  pièces,  313  marks  pour 
six  pièces  En  1897,  le  loyer  de  3,990  logements  produisait  594,000  marks. 


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855  LÀ  DYNASTIE  KROPP 

ouvrier  propriétaire,  avantages  compensés  par  des  inconvénients 
sur  lesquels  ce  n'est  pas  l'endroit  d'insister,  l'usine  Krupp  a  con- 
servé la  propriété  de  toutes  les  maisons,  de  toutes  les  habitations 
à  Essen  et  dans  les  environs;  elle  a  institué  une  inspection  du 
logement  au  point  de  vue  de  la  tenue  des  locataires,  de  la  pro- 
preté. Dans  les  exploitations  plus  éloignées  des  mines  de  fer  et  de 
houille,  on  a  vendu  des  terrains  aux  ouvriers  pour  y  construire 
leur  maison  et  on  leur  a  avancé  de  l'argent  à  un  taux  très  peu 
élevé.  La  troisième  institution  d'intérêt  général  a  été  la  création  de 
magasins  de  vente  au  détail,  dans  lesquels  les  ouvriers  peuvent 
trouver  tout  ce  dont  ils  ont  besoin  (1856,  restaurant -pension  pour 
200  ouvriers;  1858,  boulangerie  qui  vendait  au  prix  coûtant; 
1868,  épicerie;  1869,  moulin  à  vapeur;  1871,  brûlerie  de  café, 
cordonnerie  avec  atelier  de  réparation  ;  1872,  fabrique  d'eau  miné- 
rale, confection  et  réparation  de  vêtements;  1874,  bazar  central  où 
Ton  trouve  de  la  literie,  des  meubles,  machines  à  coudre;  1875, 
abattoir  et  boucherie  au  détail).  La  vente  a  lieu  strictement  au 
comptant;  l'acheteur  paie  le  prix  courant  habituel,  mais  comme  il 
est  porteur  d'un  livret  de  consommateur,  on  lui  crédite  tous  les 
six  mois  sa  part  de  bénéfice  (calculé  sur  le  prix  de  gros  augmenté 
des  frais  généraux)1.  La  maison  Krupp  possède  et  exploite  plu- 
sieurs  restaurants;  dans  chaque  colonie  ouvrière,  il  y  a  une 
Bierhalle,  ce  qui  amène  à  une  consommation  de  40  hectolitres 
en  moyenne  par  jour.  Il  faut  ajouter  un  hôtel  de  voyageurs 
«  Essener  Hof  » ,  dans  lequel  se  trouve  un  cercle  (casino)  pour  les 
employés  de  l'usine. 

La  caisse  de  retraites,  fondée  par  Alfred  Krupp,  alimentée 
par  les  cotisations  des  intéressés  et  qui  reçoit  annuellement 
500,000  marks  de  subvention  patronale,  paie  des  pensions  qui 
varient  de  40  à  70  pour  100  du  salaire  annuel,  les  veuves  touchent 
50  pour  100,  et  les  enfants  une  rente  plus  petite.  En  1897,  cette 
caisse  de  retraites  a  déboursé  800,000  marks.  Il  y  aurait  lieu  de 
signaler  une  fondation  en  faveur  des  invalides  de  l'usine  avec 
11/2  million  de  capital,  une  caisse  spéciale  de  retraites  et  de 
pensions  aux  veuves  pour  les  employés  et  fonctionnaires,  créée 
par  le  troisième  Krupp  et  dotée  d'un  capital  d'un  1/2  million. 
Nous  n'étonnerons  personne  en  disant  qu'on   trouve    à  Essen 

4  Ce  bénéfice  est  de  5  à  7  pour  100,  et  vient  augmenter  de  60  à  84  marks 
le  budget  d'un  ouvrier  qui  gagne  4,200  marks.  Le  magasin  central,  le  bazar 
Krupp,  est  un  bâtiment  à  trois  étages,  qui  a  60  mètres  de  long  et  31  mètres 
de  profondeur.  Le  sucre  vendu  correspond  à  la  consommation  d'une  ville 
de  50,000  habitants;  il  est  fabriqué  tous  les  jours  6  à  7,000  gros  pains, 
23,000  petits  pains. 


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LA.  DYNASTIE  KBOPP  857 

des  hôpitaux,  des  bains,  des  douches,  une  caisse  d'épargQe, 
de  nombreuses  écoles  primaires,  entretenues  aux  frais  de  l'usine 
dans  toutes  les  colonies  ouvrières,  des  cours  complémentaires, 
tout  un  système  de  bourses  en  faveur  des  fils  d'ouvriers  dont  les 
capacités  intellectuelles  justifient  une  instruction  supérieure,  des 
écoles  ménagères,  en  un  mot  tout  cet  ensemble  qui  constitue  le 
bagage  moral  et  économique  de  toute  grande  entreprise  indus- 
trielle. 

Et  le  socialisme?  et  les  grèves?  Autant  qu'on  peut  le  savoir, 
l'usine  d'Essen  a  été  à  l'abri  des  grèves;  toutefois  dans  les  char- 
bonnages qui  appartenaient  à  Krupp,  les  ouvriers  en  1872  et 
1889  ont  suivi  l'exemple  des  autres  mineurs. 

Les  socialistes  d'une  part,  les  catholiques  du  centre  de  l'autre, 
ont  donné  des  soucis  au  maître  des  usines  d'Essen,  notamment 
après  1870  Quelques  années  auparavant,  Hasenclever  et  Dreesbach 
avaient  essayé  de  prendre  pied  dans  le  district  d'Essen  ;  aux  élec- 
tions de  1867  et  de  1868,  le  premier  avait  obtenu  entre  3,200  et 
3,500  voix,  en  1871  le  disciple  de  Lassalle,  V.  Schweitzer,  n'en 
avait  plus  eu  que  1,425.  Mais  l'agitation  qui,  dans  les  années  d'essor 
inouï  après  1871,  troubla  les  ouvriers  mineurs,  eut  son  contre-coup 
àEssen;  la  grève  des  mineurs  parut  menaçante,  lorsqu'on  songe 
aux  énormes  besoins  de  combustible  des  aciéries;  les  meneurs 
socialistes  cherchèrent  à  effrayer  les  ouvriers  de  Krupp,  à  éveiller 
chez  eux  un  sentiment  de  solidarité,  en  leur  montrant  le  chômage 
à  leur  porte,  faute  de  charbon.  Krupp  avait  pris  ses  précautions; 
coûte  que  coûte,  il  s'était  approvisionné  de  houille  et  de  coke,  et  il 
n'hésita  pas  à  en  informer  ses  ouvriers;  le  stock  accumulé,  les 
contrats  faits  en  Allemagne  et  à  l'étranger  couvraient  la  consom- 
mation pour  plusieurs  mois;  on  était  en  mesure  de  continuer  tous 
les  travaux.  Dans  la  circulaire,  dont  nous  avons  cité  quelques 
lignes  (24  juillet  1872),  le  patron  rappelait  les  sacrifices  qu'il 
s'était  imposés  en  1848  et  qu'il  avait  renouvelés  maintenant  : 
«  Une  fidélité  réciproque  a  fait  la  grandeur  de  l'usine.  Je  sais  que 
je  mérite  et  que  je  possède  votre  confiance.  Je  mets  en  garde, 
avant  que  j'aie  à  me  plaindre  de  déloyauté  et  de  résistance,  contre 
le  sort  que  des  agitateurs  et  des  journalistes,  sous  le  masque  de  la 
philanthropie,  de  la  sympathie,  et  en  abusant  des  maximes  reli- 
gieuses et  morales,  cherchent  à  préparer  pour  la  grande  classe 
ouvrière.  Leur  moisson  viendra  lorsque,  par  de  fausses  promesses, 
ils  auront  à  jamais  ruiné  l'existence  de  voire  classe  ;  ils  veulent 
tout  détruire  pour  pécher  dans  les  mines  en  eau  trouble.  Qu'on 
cherche  ce  qu'ont  été  ces  apôtres,  quelle  a  été  leur  carrière  domes- 
tique et  morale.  Les  cotisations  en  argent  des  ouvriers  pour  payer 


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«5S  lk  MfWASTIB  KROPt» 

le  scandale  parié  et  écrit  (journaux,  réunions  publiques)  sont  une 
proie  plus  agréable  et  plus  commode  que  les  fruits  du  travail  véri- 
table. Les  «  Bssener  Btetter1  »  entre  autres  s'efforcent  de  mettre 
en  suspicion  le  caractère  de  l'administration  de  ma  fabrique...  En 
présence  de  mensonges  aussi  grossiers  d'adversaires  malinten- 
tionnés, je  fais  la  déclaration  que  voici  :  Rien,  aucune  suite  des 
événements  ne  me  déterminera  à  me  laisser  arracher  quelque 
chose,  quoi  que  ce  soit.  L'administration  continuera  à  gérer  les 
affaires  de  la  fabrique,  dans  l'esprit  de  mes  principes,  avec  la  même 
bienveillance  qui  sert  de  loi,  et  cela  pour  mon  compte  aussi 
longtemps  que  je  pourrai  considérer  les  ouvriers  comme  les  colla- 
borateurs dévoués  de  l'établissement.  Il  est  incontestable  que  je 
puis  à  tout  moment  céder  ma  situation  à  d'autres,  et  tout  aussi 
.  certain  qu'une  société  de  capitalistes  ne  me  dépassera  pas  en 
sympathie  et  en  esprit  de  sacrifice...  Je  mets  en  garde  contre  les 
séductions  d'une  conjuration  qui  menace  l'ordre  et  la  paix.  Dans 
mes  entreprises,  le  brave  ouvrier  trouve  l'occasion,  après  un  tra- 
vail modéré,  de  jouir  eu  paix  dans  sa  maison,  de  sa  pension,  et 
cela  dans  des  termes  meilleurs  que  n'importe  où.  J'attends  et 
j'exige  pleine  confiance,  je  refuse  tout  examen  de  revendications 
injustifiées,  je  devancerai  comme  je  l'ai  toujours  fait  toute  demande 
équitable;  que  tous  ceux  qui  ne  veulent  pas  se  contenter  de  cela 
dénoncent  au  plus  tôt  le  contrat  de  travail,  afin  de  prévenir  le 
préavis  de  ma  part,  qu'ils  quittent  ainsi  légalement  la  fabrique 
et  fassent  placé  à  d'autres.  » 

Ce  langage  était  singulièrement  net,  il  correspondait  à  l'état 
d'âme  d'un  grand  industriel  qui  entendait  rester  maître  chez  lui. 
Ce  même  industriel,  lorsqu'après  la  crise  de  1873,  les  bénéfices 
disparurent,  qu'il  fallut  travailler  à  perte,  qu'à  moins  de  fermer  les 
ateliers,  il  fut  nécessaire  de  réduire  les  salaires,  ce  même  indus- 
triel n'hésita  pas  &  expliquer  la  situation  à  ses  ouvriers  et  à  leur 
expliquer  pour  quels  motifs,  tant  que  l'équilibre  ne  serait  pas 
rétabli  entre  le  prix  de  revient  et  le  prix  de  vente,  il  fallait  que 
tout  le  monde  supportât  sa  part  dans  le  recul  passager.  Le  Kul- 
iurkampf,  la  lutte  engagée  si  inconsidérément  par  Bismarck  et  qui 
agita  si  profondément  les  populations  catholiques  du  Rima,  troubla 
aussi  indirectement  l'usine;  il  fit  sentir  en  tout  cas  à  Alfred  Krupp 
que  son  influence  politique  était  moindre  qu'il  ne  l'aurait  cru.  Lors 
des  élections  de  1887  sur  le  septennat  militaire,  il  ne  parvint  pas  à 

1  Le  rédacteur  en  chef  des  Feuilles  iTEnen  était  un  ancien  tourneur  en 
métal  de  l'usine,  nommé  Stœtzel,  d'abord  socialiste  révolutionnaire  >  puis 
socialiste  chrétien,  qui  a  battu  en  1898  Frédéric- Alfred  Krupp  dans  les 
élections  au  Reichstag  par  30,103  voix  contre  27,498. 


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LÀ  DYJU8TII  KRDPP  859 

faire  élire  son  fils.  Celui-ci,  d'ailleurs,  qui  était  membre  de  la 
Chambre  des  Seigneurs  de  Prusse  depuis  1896,  ne  fut  élu  comme 
représentant  d'Essen  au  Reichstag  qu'en  1893  et  ne  fut  pas 
renommé  en  1898 l. 

Si  Krupp  II  n'exerçait  pas  une  grande  autorité  sur  les  électeurs, 
qui,  en  1877,  nommèrent  au  Reichstag  Siôtzel  avec  11,645  voix, 
ce  n'est  pas  qu'il  ne  leur  adressât  de  sages  conseils.  Il  rédigea  une 
brochure  qu'il  intitula  :  Un  mot  au  personnel  de  mes  établisse- 
ments industriels,  dans  laquelle  il  faisait  l'examen  et  la  critique  des 
doctrines  socialistes.  Il  combat  le  collectivisme  qui,  loin  d'amé- 
liorer la  condition  des  travailleurs,  la  rendra  plus  mauvaise.  Il 
suppose  que  son  usine  passe  dans  les  mains  de  la  collectivité  : 
est-ce  que  ses  directeurs,  ses  employés  et  ses  ouvriers  les  meilleurs, 
les  plus  experts  se  soumettront  à  la  nouvelle  administration?  Au 
lieu  de  l'expérience  qui,  seule,  donne  les  moyens  d'assurer  la 
continuité  des  traditions,  de  surmonter  les  périodes  de  crise  avec 
leurs  dangers,  l'affaire  risquera  de  tomber  entre  des  mains  peu 
compétentes.  En  admettant  même  qu'on  pût  y  remédier,  la  fabrique 
ne  tardera  pas  à  chômer,  car  il  ne  faut  pas  seulement  produire,  il 
faut  encore  vendre;  la  consommation  indigène  est  insuffisante  à 
absorber  la  production,  il  faut  cultiver  le  débouché  extérieur.  Que 
l'usine  tombe  dans  les  mains  des  socialistes,  aucun  Etat,  aucun 
gouvernement  ne  voudra  la  considérer  comme  la  continuation  de 
l'ancienne  maison,  et  toutes  les  commandes  étrangères  iront 
ailleurs. 

«  L'ouvrier  n'a  pas  apporté  les  inventions.  Il  n'est  pas  atteint 
par  les  dépenses  et  les  pertes  que  le  fabricant  prend  à  sa  charge 
pour  les  essais  et  les  installations.  11  reçoit  le  salaire  de  son  travail. 
C'est  moi  qui  ai  introduit  les  inventions  et  les  productions  qui  en 
résultent;  l'ouvrier  n'a  pas  le  droit  de  demander  le  fruit  de  l'acti- 
vité d'autrui,  ce  serait  blesser  le  sentiment  inné  de  la  justice. 
Gomme  tout  le  monde,  je  défends  ma  propriété  :  tout  comme  ma 
maison,  mon  invention  est  à  moi  ainsi  que  le  fruit  qu'elle  donne, 
que  la  récolte  soit  bonne  ou  mauvaise.  L'ouvrier  dans  son  salaire 
reçoit  relativement  la  plus  grande  part  de  ce  que  rapporte  l'affaire; 

4  Uoe  mesure  d'Alfred  Krupp,  qui  fut  beaucoup  commentée  et  critiquée, 
qui  donna  lieu  à  des  pétitions  de  la  part  du  personnel,  consista  à  faire 
suspendre,  à  partir  de  1876,  le  travail  seulement  le  dimanche,  les  1er  jan- 
vier, Vendredi  saint,  lundi  de  Pâques,  Ascension,  Toussaint,  lundi  de  la 
Pentecôte,  jour  de  Noël.  Les  autres  grandes  fêtes  catholiques,  l'usine  ne 
chômerait  plus;  les  ouvriers  qui  le  demanderaient  obtiendraient  le  temps 
nécessaire  pour  aller  à  la  messe  de  six  heures.  Krupp  ne  céda  que  pour  la 
Fête-Dieu,  qui  fut  ajoutée  à  la  liste  des  jours  fériés. 


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860  LA  DYNASTIE  KRDPP 

dans  les  bonnes  années  en  moyenne,  le  salaire  représente  les  trois 
quarts  de  la  valeur  du  produit  fabriqué;  le  reste  doit  couvrir  les 
intérêts,  l'amortissement,  les  frais  généraux,  les  mauvaises  créances, 
et  après  cela  seulement  vient  le  bénéfice.  Dans  les  années  mau- 
vaises, où  le  patron  ne  gagne  rien,  où  il  subit  des  pertes  considé- 
rables, le  travailleur  reçoit  toujours  son  salaire.  C'est  pour  cela  que 
le  patron,  dans  les  bonnes  années,  doit  gagner  plus  qu'il  ne 
dépense;  tout  comme  l'agriculteur,  il  lui  faut  prévoiries  vicissi- 
tudes; tous  deux  souvent  sèment  et  ne  récoltent  rien  *.  » 

Nous  ne  prolongerons  pas  la  citation.  Rrupp  emploie,  dans 
cette  brochure  qui  fit  alors  beaucoup  de  bruit,  le  langage  que 
pouvaient  comprendre  ses  ouvriers,  le  langage  que  lui  dictait 
la  conviction  inspirée  par  sa  carrière  de  self -mode  man.  11  avait  le 
sentiment  très  net  et  très  justifié  de  sa  valeur  comme  chef,  comme 
porteur  de  la  partie  intellectuelle,  dirigeante  dans  la  collaboration 
entre  le  capital  et  le  travail.  La  figure  de  son  successeur  semble 
bien  effacée  en  comparaison  de  la  sienne. 

Alfred  et  Frédéric-Alfred  Krupp  ont  régné  en  maîtres  absolus,— 
ils  n'ont  partagé  avec  personne  la  souveraineté  de  leur  domaine 
industriel.  Il  n'en  sera  plus  de  même  aujourd'hui  que  la  succes- 
sion échoit  à  une  femme.  Les  mines  sont  passées  sous  le  régime 
du  gouvernement  par  délégation,  du  gouvernement  par  un  conseil 
de  directeurs  responsables  devant  la  veuve  de  Frédéric-Alfred 
Krupp,  tutrice  de  l'héritière,  MUt  Bertha  Krupp 2. 

Arthur  Raffalovich, 

Correspondant  de  l'Iastitnt* 

1  II  ne  voulut  jamais  entendre  parle  r,  naturellement,  de  la  participation 
aux  bénéfices:  L'agitation  de  1877  s'étendit  à  la  fabrique.  Krupp  y  coup* 
court  par  le  renvoi  immédiat  de  trente  meneurs.  Après  l'attentat  contre 
l'empereur  d'Allemagne,  en  1878,  il  fut  choisi  comme  candidat  national- 
libéral  et  battu  par  le  candidat  du  centre,  Stœtzel,  qui  obtint  14,527  voix 
contre  13,882  à  Alfred  Krupp. 

2  Par  testament,  M.  Frédéric-Alfred  Krupp  a  donné  comme  conseiller  à 
sa  veuve  un  grand  industriel  saxon,  retiré  des  affaires,  M.  Hartmann. 


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LE  SECRÉTAIRE 

DE  MADAME  LA  DUCHESSE 


Jean  de  Clerval  à  M™  la  duchesse  de  Clerval. 

Oran,  le  15  mai  190.». 

Chère  maman,  convenez  que  vous  ayez  commis  un  jugement 
téméraire  en  reconnaissant  mon  écriture  !  «  Tu  n'écris  jamais,  sauf 
pour  demander  de  l'argent  I  »  m'avez-vous  dit  un  jour,  oubliant 
d'ajouter  que  je  n'écris  guère.  Eh  bien!  non.  Je  n'ai  pas  fait  de 
dettes.  Au  contraire,  je  capitalise.  Il  me  reste  encore  dix  louis  sur 
les  cinquante  démon  mois.  Dix  louis,  avec  ma  solde  de  sous-officier 
de  spahis,  cela  va  me  conduire  au  port,  c'est-à-dire  au  chèque  du 
premier  juin.  Mais,  dame!  ne  soyez  pas  en  retard!  J'ai  résolu  de 
vous  étonner  par  mon  économie  jusqu'à  mon  congé  de  septembre. 
Alors,  j'espère  que  vous  vous  montrerez  généreuse.  Mais  nous  n'en 
sommes  pas  encore  là,  hélas! 

Ceci,  —  vous  allez  rire,  —  est  une  lettre  sérieuse.  Vous  cherchez 
toujours  un  secrétaire,  m'avez-vous  dit.  Vrai,  je  n'aurais  pas 
soupçonné  qu'il  fût  tellement  difficile  de  remplacer  cette  «  pra- 
tique »  de  Montengibert  que  vous  avez  gardé  beaucoup  trop  long- 
temps. Quoi  qu'il  en  soit,  peut-être  bien  que  j'ai  votre  homme. 

Mon  lieutenant,  Pierre  d'Andouville,  est  devenu  mon  ami,  malgré 
la  hiérarchie,  depuis  notre  petite  campagne  sur  la  lisière  du  Maroc, 
l'hiver  dernier,  d'où  il  ne  serait  pas  revenu  sans  moi.  11  n'a  pas  été 
ingrat,  puisque  son  rapport  m'a  valu  ma  médaille  militaire.  De  plus 
il  me  traite  en  camarade  et  en  égal,  hors  du  service.  Je  vous  le 
présenterai  un  jour.  Il  vous  plaira  et  vous  étonnera  par  son  bon 
cœur,  son  jugement  sûr,  et  des  idées  sérieuses  qu'on  ne  trouve  pas 
toujours,  je  l'avoue,  chez  un  officier  de  spahis.  Je  le  crois  homme 
de  bon  jugement;  je  me  suis  félicité  d'avoir  suivi  son  conseil, 
plus  d'une  fois.  Par  hasard  je  lui  ai  dit  que  vous  cherchiez  un 
homme  introuvable,  à  qui  confier  tous  les  portefeuilles  dans  votre 
petit  royaume  de  Clerval,  depuis  les  Finances  jusqu'aux  Beaux- 
Arts,  en  passant  par  la  Guerre,  c'est-à-dire  les  domestiques,  et  les 

10   DBCBMBRE   1902.  56 


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862  LE  SECRÉTAIRE  DE  M™  LA  DUCHESSE 

Travaux  Publics,  c'est-à-dire  vos  hectares  de  toiture  et  vos  kilo- 
mètres de  sonneries  électriques,  les  uns  laissant  toujours  passer  la 
pluie,  les  autres  ne  laissant  jamais  passer  le  courant.  «  J'ai  préci- 
sément le  sujet  en  question  »,  s'est  écrié  mon  chef  en  allumant  un 
autre  «  Henry  Clay  »  que  je  venais  de  lui  offrir.  (Et  vous  me 
demandez  ce  que  je  peux  bien  faire  de  cinquante  louis  par  mois!) 
Là- dessus,  pendant  une  demi-heure,  il  m'a  célébré  les  vertus  et 
l'intelligence  d'un  ancien  camarade  de  l'Ecole  préparatoire  tombé  à 
la  rivière,  autrement  dit  malheureux  aux  examens.  N'attendez  pas 
de  moi  la  reproduction  de  ce  panégyrique.  Je  me  borne  à  vous  dire 
que  Pierre  a  un  œil  remarquable  quand  il  s'agit  de  coter  un 
homme.  J'ajoute  que,  même  pour  obliger  un  ami,  il  n'essaiera 
jamais  d'enrosser  quelqu'un.  —  Pardon!  Je  sers  dans  la  cavalerie. 
—  Faut-il  poser  la  candidature  de  l'homme  introuvable?  Parlez, 
maman.  Votre  fils  vous  écoute  et  vous  aime  bien. 

Maréchal  logis  spahis  Clerval. 

Oraa  de  Paris,  19  mai. 

Invite  homme  introuvable  à  poser  lui-même  candidature  par 
lettre  explicative.  Tous  bien  ici. 

Alex. 

Philippe  Hurault  à  M.  le  duc  de  Clerval. 

Nancy,  le  25  mai. 
Monsieur  le  duc^ 

Un  de  mes  amis,  Pierre  d'Andouville,  officier  aux  spahis  d'Oran, 
me  fait  savoir  par  un  billet  dont  la  concision  me  gène  un  peu 
que  vous  cherchez  un  secrétaire.  11  m'engage  à  poser  ma  candi- 
dature pour  cette  fonction. 

Je  ne  puis  malheureusement  imiter  le  laconisme  de  mon  protec- 
teur, et  je  vous  demande  pardon  à  l'avance  pour  l'ennui  que  vous 
causeront  ces  pages.  Mais  il  faut  bien  que  je  me  présente  mai- 
même.  Plus  encore,  il  est  nécessaire  que  je  me  présente  sinon  bien, 
du  moins  tel  que  je  suis. 

Ma  famille,  de  modeste  mais  honorable  bourgeoisie  lorraine,  a 
perdu  l'aisance  après  la  guerre  de  1870,  qui  nous  avait  porté  le  coup 
le  plus  rude  en  coûtant  la  vie  à  mon  père,  officier  supérieur,  tombé  à 
Reichshoffen.  Je  n'ai  pu  suivre  sa  carrière  à  cause  de  mon  échec 
aux  examens  de  Saint-Cyr,  où  mon  camarade  d'Ecole  préparatoire, 
Pierre  d'Andottville,  est  entré  brillamment.  Permettez-moi  de  vous 
dire,  pour  sauver  ma  réputation  à  vos  yeux,  que  mon  numéro 


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Lff  SECRÉTAIRE  DE  M"-  LA  BUCHSSSE  863 

venait  sur  la  liste  immédiatement  après  celui  du  dernier  admis. 
C'est  une  malechance  dont  je  ne  me  consolerai  jamais. 

J'ai  fait  une  seule  année  de  service  militaire,  &  cause  du  veu- 
vage de  ma  mère,  dont  je  suis  Fenfant  unique.  Nous  vivons 
ensemble.  La  quitter  sera  un  chagrin  pour  moi,  une  crise  doulou- 
reuse pour  elle...  mais  il  le  faut!  Nancy  pourra  un  jour  me  donner 
ce  que  je  cherche  :  non  la  fortune,  mais  une  situation  rendant  la 
vie  de  famille  possible.  Pour  cela  je  dois  compléter  la  somme 
nécessaire  au  cautionnement  exigé .  Tel  est  le  motif  qui  me  fait 
accepter  l'expatriation. 

J'ai  vingt-six  ans.  Le  programme  de  Saint- Cyr  peut  vous  éclairer 
sur  mes  connaissances.  J'ai  travaillé  deux  ans  dans  une  banque, 
trois  ans  dans  la  Compagnie  d'assurances  dont  une  inspection  m'est 
promise,  quand  j'aurai  les  fonds  indispensables.  Par  le  curé  de  ma 
paroisse  et  le  président  du  tribunal,  mon  cousin  éloigné,  vous 
pourrez  compléter  ces  renseignements,  dans  le  cas  où  la  recom- 
mandation de  Pierre,  qui  a  votre  fils  sous  ses  ordres,  semblerait 
insuffisante.  Je  parle  anglais  avec  facilité,  ma  mère  étant  née  en 
Irlande.  Ha  santé  est  bonne.  Je  suis  grand  et  fort  ;  je  monte  passa- 
blement à  cheval.  Enfin,  —  pour  de  bonnes  raisons,  —  j'ai  l'habi- 
tude de  la  sobriété  et  de  l'économie. 

Quant  à  savoir  si  je  conviens  pour  les  fonctions  &  remplir  auprès 
de  vous,  je  l'ignore  d'autant  plus  que  j'ai  une  idée  fort  vague  de 
ces  fonctions  elles-mêmes,  ainsi  que  de  la  situation  qu'elles  me  crée- 
raient. Je  dois  vous  sembler,  dans  ces  conditions,  un  solliciteur 
assez  gauche;  mais  vous  voudrez  bien  convenir  qu'il  ne  saurait 
en  être  autrement.  Si  le  peu  que  je  viens  de  vous  dire  ne  vous 
démontre  pas  l'inutilité  de  ma  démarche,  veuillez  me  dire  sous 
quelle  forme  il  vous  agrée  de  poursuivre  l'étude  de  vo3  projets  à 
mon  égard. 

La  duchesse  de  Clerval  à  M.  Philippe  Hurault. 

Paris,  le  27  mai. 

Le  temps  presse  un  peu,  Monsieur;  c'est  moi  qui  réponds  à  votre 
lettre,  mon  mari  étant  absorbé,  ces  jours-ci,  par  d'autres  affaires 
qui  retarderaient  sa  correspondance  avec  vous. 

Le  désir  de  connaître,  avant  tout,  le  programme  des  occupations 
qui  vous  seraient  confiées  est  plus  que  naturel.  Mais,  précisément, 
l'absence  de  programme  fixé  pour  ces  occupations  est  le  premier 
article  de  ce  programme.  Quelqu'un  m'écrivait  dernièrement  que 
nous  cherchons  un  premier  et  unique  ministre  pour  le  royaume  de 
Clerval.  Le  mot  est  juste  si  vous  le  prenez  dans  la  forme  plaisante 


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864  LE  SECRETAIRE  DE  M-  LÀ  0DCBES8E 

que  lui  donnait  son  auteur,  car  mon  mari  et  moi  ne  cherchons 
nullement  à  jouer  au  souverain.  Tout  au  contraire,  nous  désirons 
oublier  le  plus  possible  que  nous  sommes...  ce  que  nous  sommes, 
c'est-à-dire  des  gens  surchargés  de  devoirs.  Les  remettre  en  bonne 
main,  d'abord  pour  qu'ils  soient  mieux  accomplis,  ensuite  pour 
qu'ils  nous  laissent  quelque  liberté  de  satisfaire  nos  goûts  et  de 
vivre  un  peu  pour  nous-mêmes,  tel  est  le  but  que  nous  poursui- 
vons. Donc  vos  fonctions  consisteraient  à  nous  remplacer  partout 
où  la  chose  est  possible,  mais  plus  particulièrement  à  Clerval,  qui 
est,  malheureusement,  un  «  château  historique  »,  c'est-à-dire  la 
plus  chère  et  la  plus  incommode  des  résidences  que  puisse  connaître 
une  famille. 

Nous  serons  là  dans  trois  semaines.  Pourriez-vous  y  arriver  en 
même  temps  que  nous,  afin  de  procéder  à  un  «  essai  loyal  »  qui  ne 
vous  est  pas  moins  nécessaire  qu'à  nous?  Quant  à  la  situation  qui 
serait  la  vôtre,  je  me  borne  à  vous  dire  que  vous  partageriez  notre 
table,  tout  au  moins  à  Clerval,  et  que  vos  appointements  seraient 
de  vingt-cinq  louis  par  mois.  Notre  famille  se  compose  d'un  fils, 
dont  vous  connaissez  l'existence,  et  d'une  fille  beaucoup  plus  jeune 
qui  vit  avec  nous,  sous  la  garde  d'une  institutrice  âgée  et  respec- 
table. Vous  avez  le  droit  de  connaître  ces  détails.  De  mon  côté,  j'ai 
appris  sur  vous  les  choses  essentielles  qui  m'intéressent.  Le  seul 
fait  que  nous  voilà  en  rapport  vous  montre  qu'on  m'a  parlé  de 
vous  comme  vous  pouviez  le  désirer,  et  comme  je  le  prévoyais  bien 
d'ailleurs,  d'après  votre  façon  d'écrire. 

Conclusion  :  voulez- vous  être  à  Clerval  le  20  juin?  Je  n'attends 
personne  jusqu'au  mois  suivant.  Nous  aurons  le  temps  de  travailler  : 
sous  ce  rapport,  j'ose  dire  que  je  vous  donnerai  l'exemple. 

Pour  venir  à  Clerval,  qui  se  trouve  à  deux  lieues  du  chemin  de 
fer  entre  Joigny  et  Sens,  ne  commettez  pas  la  faute  toute  naturelle 
de  chercher  la  ligne  directe  qui  doublerait  la  durée  du  voyage. 
Prenez  l'express  du  matin  de  Nancy  à  Paris,  puis  la  ligne  de  Lyon 
que  vous  quitterez  à  la  petite  gare  de  Busseuil  vers  les  sept  heures 
du  soir.  Une  voiture  vous  y  attendra.  11  va  sans  dire  que  les  frais 
de  ce  déplacement  me  concernent. 

Philippe  Burault  à  Pierre  cTAndouville. 

Nancy,  le  SO  mai. 

Si  l'on  m'avait  dit  huit  jours  plus  tôt  que  j'allais  habiter  le 
château  de  Clerval  en  qualité  de  secrétaire  du  duc!...  Tout  s'est 
arrangé  tellement  vite  que  je  me  frotte  les  yeux  pour  être  sûr  que 
ce  n'est  pas  un  rêve.  Ma  pauvre  vieille  maman  frotte  les  siens  pour 


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LB  SECRÉTAIRE  DE  M-  U  DUCHI8SE  865 

les  sécher.  Cette  séparation  est  dure  pour  elle.  Heureusement  que 
je  peux  compter  sur  Madelon,  qui  adore  sa  tante;  malgré  tout»  la 
maison  va  leur  sembler  bien  vide  quand  je  ne  serai  plus  là. 

En  somme,  c'est  une  partie  que  je  joue,  mais  sans  beaucoup  de 
risque  :  nous  ne  serons  pas  mariés,  moi  et  les  G  1er  val.  Des  six  mille 
francs  qu'ils  me  donnent,  je  peux  en  économiser  cinq,  ce  qui 
complète  en  deux  ans  le  petit  magot  dont  je  cherche  l'arrondisse- 
ment. Donc,  merci  cordial  à  toi,  mon  bon  vieux,  qui  me  rends  un 
si  fier  service  par  un  mot  dit  au  hasard,  presque  sur  la  frontière 
du  Maroc. 

Tout  de  même,  si  tu  t'étais  donné  la  peine  de  m'écrire  quatre 
pages,  au  lieu  de  quatre  lignes,  tu  m'aurais  fort  obligé.  Tu  m'as 
dit  :  accepte,  et  j'ai  accepté  parce  que  j'ai  confiance  en  toi. 
Néanmoins  c'est  chose  grave  que  de  se  lier  à  des  gens  dont  le 
caractère  vous  est  complètement  inconnu.  La  duchesse  elle-même 
s'est  chargée  de  me  répondre;  il  est  clair  que  c'est  elle  qui  mène 
la  maison.  Elle  dit  nous,  au  commencement  de  sa  lettre;  puis  le 
je  fait  bientôt  son  apparition,  pour  ne  plus  s'en  aller.  On  devine 
facilement  en  elle  une  femme  de  tèle.  Elle  prévoit  tout,  m'envoie 
mon  itinéraire.  Peu  s'en  faut  qu'elle  ne  me  dise  à  quel  buffet  je 
dois  déjeuner.  Quel  âge  a-t-elle?  D'où  sort-elle?  Je  lui  aurais 
octroyé,  sans  sa  couronne  ducale,  un  papa  banquier,  ou  industriel, 
de  première  force  sur  les  chiffres.  Comme  tu  es  agaçant  de  ne  pas 
me  donner  le  moindre  «  tuyau  »! 

Quant  à  leur  habitation,  tout  le  monde  en  a  vu  le  dessin  ou  la 
lithographie.  J'avoue  que  mes  instincts  d'artiste  sont  chatouillés 
à  l'idée  de  vivre  en  relation  familière  avec  ces  splendeurs,  admi- 
rées si  souvent  dans  les  livres  à  images  qui  excitaient  ma  jeune 
imagination;  mais,  en  somme,  je  plonge  dans  l'inconnu.  Tout  cela, 
joint  aux  préparatifs  &  faire,  met  un  peu  de  flottement  dans  ma 
cervelle.  Une  chose  reste  bien  nette  et  bien  solide  :  ma  reconnais- 
sante amitié. 

Pierre  cCAndouville  à  Philippe  Hurauît. 

Oran,  le  10  juin. 

Quelques  «  tuyaux  »  en  hâte,  pour  faciliter  ton  entrée  chez  les 
Clerval  dont,  par  parenthèse,  je  me  réjouis  d'avoir  pu  t'ouvrir  la 
porte.  Mon  capitaine  les  connaît,  étant  du  même  monde,  et  je  l'ai 
fait  causer  abondamment. 

Lui,  cinquante  ans,  chic  énorme,  sans  utilité  possible  dans  un 
pays  où  il  n'y  a  plus  de  Cour,  plus  de  salons,  plus  de  Chambre 


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866  LK  SECRÉTAIRE  DE  M""  LÀ  DUCHESSE 

des  pairs,  et  où  les  ambassadeurs  sont  pris  dans  renseignement  ou 
le  journalisme.  Se  console,  quand  il  est  à  Paris,  en  allant  tons  les 
soirs  au  théâtre.  Quand  il  est  dans  son  château,  il  fait  jouer  ses 
pièces,  sur  son  théâtre,  par,  —  et  devant,  —  ses  invités. 

Quant  i  s* occuper  d'eux  autrement,  c'est  une  chose  qui  l'ennuie 
plutôt  II  ne  s'occupe  de  rien,  sauf  des  frais  de  politesse  indispen- 
sables :  c'est  l'homme  le  plus  poli  de  France.  Tu  seras,  en  réalité, 
le  maire  du  palais  sous  la  haute  direction  de  la  reine  ;  mais  ce  n'est 
pas  une  reine  fainéante,  tu  l'as  déjà  pressenti. 

Elle,  quarante  ans,  fille  du  fameux  Hertel,  le  plus  grand  maître 
de  forges  qu'il  y  ait  eu  en  France  après  Schneider. 

Tu  te  souviens  des  immenses  usines  de  Lieucourt,  à  quelques 
stations  de  Nancy.  Nous  les  avons  visitées  ensemble.  Elles  sont 
dirigées  maintenant  par  le  frère  aine  de  ta  duchesse.  Donc,  malgré 
sa  couronne,  elle  a  dans  les  veines  du  sang  d'industriel.  Tu  l'avais 
deviné  :  je  te  marque  un  bon  point. 

Son  intelligence  des  affaires,  quand  tu  la  connaîtras  mieux,  te 
confondra  d'admiration.  Il  n'est  pas  un  notaire  de  Paris  qu'elle  ne 
puisse  rouler,  dit-on.  Mon  capitaine  ajoute  qu'elle  roule  le  monde 
parisien,  ce  qui  est  encore  plus  difficile.  Dans  sa  maison  elle  tient 
le  gouvernail  d'une  main  et  les  cordons  de  la  bourse  de  l'autre. 
Son  mari,  d'ailleurs,  n'y  apporte  nulle  objection  et  remplit  loyale- 
ment son  métier  de  mari  pauvre. 

Elle  fait  de  son  esprit  tout  ce  qu'elle  veut  :  des  compositions 
musicales,  fort  louables  parait-il;  un  peu  de  peinture;  un  peu 
d'architecture;  un  peu  de  toilette  (pas  plus  qu'il  n'est  nécessaire), 
et  beaucoup  de  bons  placements,  car  sa  fortune  est  énorme,  heu- 
reusement, comme  tu  le  verras  bientôt.  La  dépense  est  effroyable, 
moins  encore  à  Paris  qu'à  Glerval,  où  il  y  a  toujours  du  monde, 
quand  il  n'y  a  pas  une  foule.  Tu  t'y  amuseras  fort,  si  ta  duchesse 
t'en  laisse  le  temps,  et  je  suis  un  peu  effrayé  pour  la  petite  cousine... 
Mais  j'oublie  que  tu  ne  m'as  pas  fait  tes  confidences.  Toutefois  je  te 
connais  trop  pour  ne  pas  soupçonner  entre  toi  et  «  Madelon  » 
quelque  ébauche  d'idylle.  Si  je  me  trompe,  mettons  que  je  n'ai  rien 
dit. 

Ouf!  quelle  lettre  1  Pas  écrit  d'aussi  longue  depuis  deux  ans. 
Réponds  quand  tu  seras  installé  ;  j'espère  que  mes  «  tuyaux  »  sont 
justes.  Dans  le  cas  contraire,  la  faute  en  serait  au  camarade  que  j'ai 
fait  causer. 

Le  fils  est  bien.  Il  a  pris  toute  la  race  du  père.  Sans  sa  bravoure, 
je  n'aurais  pas  le  plaisir  de  causer  avec  toi  aujourd'hui.  Mais  quelle 
chance  pour  lui  que  maman  ait  apporté  quelques  millions,  les  uns 
disent  douze,  les  autres  vingt  !  En  voilà  toujours  bien  pour  deux 


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LÉ  SfiCRfcTAlBE  DE  1-  LA  DOGHBSSK  867 

générations,  si  maître  Jean  de  Clerval  ne  fait  pas  de  trop  fortes 
bêtises.  À  vrai  dire,  je  ne  pense  pas  qu'il  en  fera. 

.  Philippe  Hurault  à  Mm%  veuve  Hurault. 

Clerval,  le  21  juin. 

Ma  chère  mère,  vous  attendez  avec  impatience  mes  premières 
impressions.  Je  me  bâte  de  vous  dire  qu'elles  sont  bonnes.  D'abord, 
jusqu'à  Paris,  voyage  délicieux,  —  en  première  classe  d'après  vos 
conseils,  a  pour  que  les  domestiques  du  château  voient  que  je 
suis  un  Monsieur  ».  Âh  bien  !  ils  doivent  être  fixés  à  l'heure  qu'il 
est,  les  domestiques  I 

A  Paris,  train  omnibus  ;  voyageurs  de  première  classe  plus  que 
rares  par  conséquent.  Une  femme  de  tournure  pas  ordinaire  sur  le 
quai,  avec  la  femme  de  chambre  chargée  du  sac  obligatoire.  La 
dame  me  regardait  beaucoup;  moi  je  regardais  la  dame,  pour 
n'avoir  pas  l'air  sot.  Tout  d'un  coup  elle  s'approche,,  l'air  un  peu 
amusé,  et  me  dit. 

—  Monsieur  Philippe  Hurault,  sans  doute? 

J'étais  si  étonné  que  la  réponse,  pas  bien  difficile  à  trouver, 
cependant,  traîna  un  quart  de  seconde  sur  mes  lèvres.  Déjà,  sans 
l'attendre,  mon  inconnue  se  nommait  : 

—  Je  suis  la  duchesse  de  Clerval.  Montez  avec  moi;  nous  allons 
voyager  ensemble  et  nous  causerons,  voulez-vous? 

Elle  était  déjà  en  voiture  ;  je  compris  que  «  ma  patronne  »  est 
habituée  à  ne  pas  attendre  les  réponses  de  ses  interlocuteurs.  Au 
fait,  elle  se  doutait  bien  que  je  n'allais  pas  dire  non. 

Il  serait  puéril  de  chercher  à  vous  faire  croire  que  je  n'étais  pas 
intimidé,  par  la  seule  et  stupide  raison  que  j'abordais  une  duchesse 
pour  la  première  fois  de  ma  vie.  Le  voisinage  d'un  duc  m'aurait 
laissé  parfaitement  calme.  Cependant  l'arrière-grand-père  de  cette 
imposante  personne  était  forgeron  ;  le  mien  était  notaire.  Et  je  suis 
républicain  1...  Quelle  dose  de  bêtise  chez  nous  autres  hommes  1 

La  femme  de  chambre  s'était  casée  ailleurs.  Nous  avions  le  com- 
partiment à  nous  seuls.  Je  faisais  semblant  de  ranger  dans  le  filet 
mes  menus  bagages  afin  de  me  :donner  le  temps  de  chercher  une 
phrase.  Celle  que  j'avais  préparée  pour  le  salon  de  Clerval,  à  sept 
heures  du  soir,  ne  valait  plus  rien  dans  le  wagon  banal  et  poudreux 
dont  on  venait  de  fermer  la  portière,  à  trois  heures  de  l'après-midi. 
J'ai  la  manie  de  faire  mes  sièges  d'avance  :  on  appelle  cela, 
j'imagine,  avoir  l'esprit  lent. 

Je  me  retournai  et  m'assis  enfin.  Ma  voisine  m'examinait  avec 
une  curiosité  pratique  et  patiente.  Elle  avait  trois  heures  devant 


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868  LE  SICRÈTAIRK  DE  M-  Là  DUCHISSE 

elle  pour  mesurer  l'intelligence  de  sa  nouvelle  acquisition,  et, 
manifestement,  elle  comptait  me  laisser  les  premières  minutes  de 
ces  trois  heures  pour  marquer  le  niveau  indicateur  de  ma  conver- 
sation. 

—  Je  m'attendais  à  trouver  Madame  la  duchesse  installée  à 
Clerval,  prononçai-je,  en  me  touchant  les  tempes  avec  le  mouchoir 
intact  réservé  pour  l'arrivée,  ainsi  qu'une  paire  de  gants  dont  il 
n'était  plus  temps  de  me  parer,  hélas  I 

—  Nos  installations  ne  vont  pas  si  vite,  répondit-elle.  Mon  mari 
ne  compte  venir  qu'à  la  fin  du  mois.  J'ai  déjà  conduit  ma  fille  et 
son  institutrice  à  Clerval  ;  par  conséquent  la  maison  de  Paris  n'est 
pas  encore  fermée  et  le  château  n'est  pas  encore  ouvert.  C'est  un 
moment  fort  ennuyeux.  Mais  vous  allez  m' aider. 

—  J'ai  peur  que  ce  soit  tout  le  contraire,  Madame,  puisque  c'est 
vous  qui  devez  faire  mon  éducation. 

—  Elle  se  fera  toute  seule,  et  très  vite,  si  vous  avez  de  la 
mémoire. 

—  C'est  mon  bon  côté,  affirmai -je  avec  hardiesse.  Les  Lorrains 
ne  sont  pas  des  esprits  pétillants.  Long,  lent%  lourde  dit  le  pro- 
verbe. 

Je  me  souvins  alors  qu'elle  était  Lorraine,  et  je  rougis  jusqu'aux 
yeux. 

—  Vous  avez  du  moins  la  taille,  dit-elle,  en  comptant  les 
pivoines  de  mes  joues  avec  un  amusement  très  marqué. 

Puis,  redevenant  sérieuse  : 

—  Comprenez  tout  d'abord,  fit-elle,  ce  que  j'appellerai  le  carac- 
tère plastique  de  votre  rôle.  Vous  êtes  chez  nous  un...  invité  com- 
plaisant, à  qui  la  maltresse  de  maison  peut  demander  toutes  les 
corvées.  Généralement  un  secrétaire  vit  à  part,  ce  qui  empêche  de 
l'avoir  sous  la  main  quand  on  a  besoin  de  lui.  Je  n'ai  pas  été 
longue  à  découvrir  que  c'est  un  mauvais  arrangement.  Vous  ne 
serez  pas  «  Monsieur  le  secrétaire  » ,  vous  serez  «  Monsieur  Hurault  ». 
Ne  vous  faites  pas  d'illusion  :,il  serait  cent  fois  plus  agréable  pour 
vous  d'être  un  intendant  pur  et  simple.  Savez- vous  causer  à  table? 

—  J'ai  lu  quelque  part,  répondis-je,  qu'on  peut  toujours  causer 
à  table  en  demandant  à  sa  voisine  :  Allez- vous  souvent  au  théâtre? 

Sans  être  impressionnée  par  cet  effort  humoristique,  elle  demanda» 
me  parcourant  des  yeux  avec  un  calme  superbe  : 

—  Jouez- vous  la  comédie? 

Je  n'en  finirais  pas,  ma  chère  mère,  si  je  reproduisais  tout 
l'interrogatoire,  qui  dura  jusqu'à  Joigny.  Evidemment  il  faut  me 
préparer  à  être  mis  à  table  à  côté  des  bûches,  à  faire  valser  les 
grosses  dames,  à  monter  i  cheval  avec  les  cousines  pauvres  et  i 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M«  U  DUCHESSE  869 

jouer  les  quatrièmes  rôles  dans  ces  comédies  de  salon  qui,  j'ai  déjà 
pu  le  voir,  sont  la  grosse  affaire  de  la  saison  de  Clerval. 

J'ai  fait  part  de  ces  intuitions  à  la  duchesse.  Elle  a  eu  ce 
singulier  sourire  qu'on  lui  voit  souvent,  qui  semble  causé  moins 
par  la  parole  même  de  l'interlocuteur,  que  par  la  vision  d'une 
chose  échappée  à  la  notion  de  celui-ci.  Toutefois  elle  n'a  pas 
contredit  les  aperçus  que  je  venais  d'émettre.  Bien  au  contraire,  elle 
a  ajouté  : 

—  Vous  paraissez  avoir  du  sang-froid  et  du  tact,  Monsieur 
Hurault.  Il  faut  vous  en  féliciter.  Tout  homme  dans  votre  situation 
en  aurait  besoin;  votes  en  aurez  besoin  plus  qu'un  autre. 

Qu'a-t-elle  voulu  dire?  J'ai  cru  comprendre,  sans  modestie, 
qu'elle  me  trouve  trop  bien  pour  «  la  situation  ».  Je  n'y  puis  rien. 
Est-ce  ma  faute  si  j'ai  eu  pour  mère  la  plus  distinguée  et  la  plus 
charmante  des  femmes?  N'ayez  pas  peur,  et  dites  à  Madelon  de 
dormir  tranquille.  Je  l'adore  ;  je  vous  aime  ;  et  le  fils  de  .mon  père 
ne  peut  être  qu'un  honnête  homme. 

À  la  station,  automobile  pour  les  trois  voyageurs,  charrette  pour 
les  bagages.  Toute  la  gare  sens  dessus  dessous.  Chaque  homme 
d'équipe  s'était  arrangé  pour  porter  au  moins  un  parapluie. 

—  Veuillez  vous  charger  des  pourboires,  convenables  sans 
ostentation,  m'a  dit  la  duchesse. 

Voilà  mes  fonctions  de  comptable  inaugurées. 

L'automobile  nous  a  menés  bon  train  par  des  chemins  bordés  de 
peupliers,  dans  un  pays  très  vert,  et  quelque  peu  humide.  De 
temps  à  autre  ma  compagne  me  signalait  une  ferme  en  me  disant  : 
«  Voilà  de  l'ouvrage  pour  vous  »  Elle  paraît  savoir  son  terrier  par 
cœur.  Enfin,  vers  les  sept  heures  et  demie,  nous  étions  au  fameux 
château  de  Clerval,  admirablement  beau  dans  la  lumière  rose  du 
soleil  couchant.  MUe  Yvonne  attendait  sa  mère  au  pied  du  perron, 
en  compagnie  de  Miss  Mac  Àlister,  la  gouvernante  irlandaise, 
«  trop  bien  »  aussi,  celle-là,  pour  sa  situation...,  mais  des  cheveux 
gris.  Continuez,  à  n'avoir  pas  peur.  Présentation  sur  le  pouce,  avec 
affirmation  très  nette  de  mon  estampille  d'  «  invité  complaisant  ». 
Yvonne  de  Clerval  m'a  cocé  d'un  coup  d'œil  plutôt  précoce,  non 
dépourvu  de  sympathie,  et  qui  m'autorise  à  croire  que  nous  serons 
bons  amis. 

—  Elle  a  quatorze  ans,  m'a  dit  sa  mère,  sans  doute  pour  me 
donner  la  note. 

'  La  petite,  d'un  air  fort  drôle,  a  complété  le  renseignement  : 

—  Quatorze  ans,  onze  mois  et  dix-sept  jours. 

Entre  ces  deux  notes,  il  faudra  tâcher  de  ne  pas  faire  de  disso- 
nances. 


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870  LB  SECRfcTA]Rfc.DB  M"*  U  DUCHESSE 

Le  maître  d'hôtel*  chauve,  avec  des  favoris  de  commodore 
anglais,  m'a  conduit  dans  mon  appartement  par  d'interminables 
couloirs  dont  les  voûtes  avaient  des  résonances  de  cathédrale.  Un 
valet  de  chambre,  —  qui  sera,  parait-il,  mon  valet  de  chambre,  — 
suivait,  chargé  de  mes  bagages.  Vous  pouvez  croire  que  je  n'ai  pas 
même  regardé  ma  chambre.  Une  demi-heure  pour  ouvrir  ma  malle, 
si  bien  faite  par  Madelonl  et  pour  changer  de  pied  en  cap!... 

Mais  quel  costume  endosser?...  Le  commodore  était  encore  là, 
heureusement  I  De  mon  air  le  plus  calme  je  lui  ai  demandé  : 

—  Je  pense  qu'on  se  met  en  habit  tous  les  soirs? 
11  m'a  regardé  pour  voir  si  je  ne  me  moquais  pas. 

—  Mais  oui,  Monsieur,  naturellement,  a-t-il  répondu  avec  une 
nuance  de  froideur. 

J'ai  la  chair  de  poule  en  songeant  que  j'aurais  pu  paraître  à 
table  avec  une  redingote.  L'habillement  va  coûter  cher  à  l'invité 
complaisant  de  Mme  la  duchesse! 

Il  était  huit  heures  deux  minutes  quand  je  suis  entré  au  salon, 
où  les  lampes  n'étaient  pas  encore  allumées.  À  l'autre  bout  de  cette 
immensité,  je  distinguais  le  groupe  de  trois  dames  qui  me  regar- 
daient venir.  La  duchesse  a  serré  un  peu  les  lèvres,  avec  une 
légère  torsion  de  la  bouche.  Quelque  chose  lui  déplaisait,  l'éton- 
nait  ou  l'inquiétait  dans  ma  personne.  Quoi?  Je  n'en  sais  rien. 
Mlle  Yvonne  m'a  dévisagé  franchement,  comme  elle  eût  fait  pour 
un  acteur  entrant  en  scène.  J'ai  vu  qu'une  idée  drôle  lui  traversait 
l'esprit.  Quant  à  Miss  Mac  Alisier,  elle  a  étouffé  un  honnête  soupir 
de  compassion. 

—  Je  crains  d'être  en  retard...,  ai-je  balbutié. 

—  Vous  avez  une  bonne  excuse,  a  répondu  la  châtelaine  avec 
miséricorde.  (On  aurait  dit  que  je  m'étais  fait  attendre  une  heure.) 
L'exactitude  est  une  véritable  manie  dans  ma  maison. 

—  Oh!  oui I  a  susurré  M1,e  Yvonne,  avec  un  regard  d'encoura- 
gement à  l'intention  du  retardataire. 

—  Madame  la  duchesse  est  servie,  proclamait  le  commodore, 
qui  était  entré  sur  mes  talons. 

Nous  sommes  partis  ;  MBe  de  Glerval  ouvrait  la  marche  avec  sa 
fille  au  bras.  Evidemment  je  ne  suis  pas  «  invité  »  au  point  de 
remplacer  le  maître  de  maison,  même  quand  je  suis  le  seul  mâle 
présent.  Mac  Àlister  suivait,  avec  votre  fils  à  l'arrière-garde. 
N'ayant  rien  de  mieux  à  faire,  j'ai  compté  trente  pas  pour  la 
longueur  du  salon,  autant  pour  la  largeur  du  vestibule,  une 
vingtaine  dans  un  couloir  parallèle  au  mien.  Il  ne  restait  plus 
.qu'un  trajet  insignifiant  pour  gagner  la  table*  perdue  au  milieu 
des  steppes  déserts  de  la  salle  à  manger. 


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LE  SECRÉTAIRES  M"  LÀ.  DUCHESSE  871 

La  châtelaine  avait  sa  fille  en  face  d'elle,  Mac  Âlister  à  un  bout, 
moi  à  l'autre.  J'avais  oublié  mon  mouchoir,  et  mes  bottines  neuves 
me  faisaient  mal.  J'étais,  en  somme,  assez  malheureux,  d'autant 
plus  que  je  voyais  à  côté  de  mon  assiette  des  instruments  de  chi- 
rurgie dont  il  m'était  impossible  de  dçviner  l'usage,  et  qui  étaient, 
je  l'ai  su  plus  tard,  une  fourchette  à  melon  et  une  pince  à  asperges. 
Le  commodore  et  deux  hommes  en  livrée  faisaient  le  service.  Pro- 
bablement le  dîner  était  fort  bon.  La  duchesse,  à  peine  assise,  m'a 
parlé  de  Nancy,  et  s'est  amusée  à  me  coller  sur  plusieurs  points 
d'histoire  et  d'architecture  locales.  Positivement,  on  aurait  dit  que 
c'était  elle  qui  avait  quitté  le  matin  la  Ville  des  Ducs.  C'est  une 
femme  extraordinaire.  Yvonne  parlait  peu;  l'Irlandaise  pas  du  tout; 
moi,  j'étais  obligé  de  parler  tout  le  temps.  Parfois  la  duchesse 
écrivait  un  mot  au  crayon  sur  un  bloc- notes  placé  devant  elle  à 
côté  d'une  pendule  de  voyage.  J'ai  bien  vu  que  le  commodore 
trouve  que  je  mange  trop,  et  pas  assez  vite. 

On  est  allé  prendre  le  café  sur  la  loggia  précédant  le  perron. 
Oh  I  mes  pauvres  pieds  meurtris  par  l'enflure  du  voyage,  battant 
de  toutes  leurs  artères  contre  l'inexorable  vernis  1  Figurez- vous  un 
homme  atteint  d'une  rage  de  dents  et  marchant  sur  ses  joues... 
Cela  se  voyait,  car  la  jeune  Yvonne  a  murmuré  à  son  Irlandaise  : 

—  Mad  wùh  his  boots,  poor  fellowl  Sorry  for  htm! 

—  Very  kind  of  y  ou,  ai-je  répondu,  sans  que  la  duchesse  pût 
m 'entendre,  pour  montrer  une  fois  pour  toutes  que  je  parle  anglais, 
et  que  j'entends  pousser  l'herbe.  Yvonne  est  devenue  rouge  comme 
un  coq;  Mac  Alister  a  failli  s'évanouir.  Pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  j'ai  reçu  ma  tasse  des  mains  d'une  fille  de  duc. 

L'horloge  de  la  façade,  —  un  anachronisme,  cette  horloge,  —  a 
sonné  neuf  heures  et  demie,  et  la  jeune  personne  a  embrassé  sa 
mère.  J'ai  cru  pouvoir  me  retirer  aussi. 

—  Voulez-vous  être  dans  mon  bureau  à  neuf  heures,  demain 
matin?  a  dit  la  châtelaine. 

Mon  valet  de  chambre  m'a  éclairé  jusque  chez  moi,  et  a  pris  mes 
ordres  pour  mon  premier  repas,  ou  plutôt  c'est  moi  qui  ai  pris  les 
siens.  J'ai  cru  comprendre  qu'il  serait  indiscret  de  vouloir  mon 
chocolat  avant  huit  heures. 

Enfin  seul!  Des  pantoufles  et  un  mouchoir!  La  vie  a  du  bon 
parfois. 

Mais  je  tombe  de  sommeil.  Trois  baisers  au  bas  de  cette  page  : 
un  pour  votre  front,  chère  mère,  deux  pour  les  joues  de  Madelon, 
qui  sont  sèches  maintenant,  j'espère.  Elles  ne  l'étaient]  pas  ce 
matin  I 


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m  Ll  SBGEETilRI  DB  1P-  U  D0CHES8I 

Madelon  à  Philippe  HuraulL 

Nancy,  le  21  juin. 

Quel  triste  et  interminable  jour,  mon  unique  !  Depuis  mon  retour 
de  la  gare  avec  maman  (elle  veut  que  je  l'appelle  ainsi  désormais, 
pour  nous  donner  un  peu  de  consolation  à  Tune  et  à  l'autre),  j'ai 
vécu  entre  une  pendule  et  un  indicateur.  Je  t'ai  suivi  de  station  en 
station.  A  Paris,  j'ai  changé  de  gare  avec  toi.  J'espère  que  nous 
avons  eu  le  temps  de  déjeuner,  que  notes  n'avons  pas  manqué  la  cor- 
respondance, pas  perdu  nos  bagages. 

As- tu  dormi  en  route?  Non.  Tu  t'es  tiré  les  yeux  à  force  de  lire. 
Je  ne  me  suis  guère  servi  des  miens  que  pour  pleurer.  «  On  croirait 
que  je  pars  pour  la  Chine  I  »  me  disais- tu  en  voyant  mes  larmes. 
Hélas!  Je  n'aurais  pas  peur  des  Chinoises! 

Mon  bien- aimé!  je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  te  le  dire.  Si  j'ai 
tant  pleuré,  c'est  que  la  terreur  de  te  perdre  est  en  moi.  Elle  ne  me 
quittera  plus  jusqu'au  jour  où,  de  nouveau,  tes  bras  seront  autour 
de  mon  cou.  Penses-tu  qu'on  te  donnera  bientôt  un  congé? 

Oh!  cette  duchesse!...  J'ai  beau  me  répéter  qu'elle  a  un  fils  de 
vingt- trois  ans.  Cette  ligne  de  je  ne  sais  plus  quel  livre  me  torture  : 
«  Une  duchesse  a  toujours  la  trentaine!  »  Oui,  je  sais  bien  ;  elle  est 
entourée  des  hommes  les  plus  célèbres,  les  plus  élégants  de  France. 
Hais  quel  homme  en  France  vaut  mon  Philippe?  Sais- tu  pourquoi 
je  t'ai  fait  jurer  de  ne  pas  lui  dire  que  je  t'aime,  que  nous  devons 
nous  marier  un  jour?  C'est  pour  ne  pas  lui  donner  l'idée  de  te 
prendre  &  moi,  pour  s'amuser,  comme  font  ces  grandes  dames. 
Philippe!  je  n'ai  plus  de  père;  je  n'ai  plus  de  mère;  je  n'ai  rienl... 
Mais  j'ai  touty  tant  que  j'ai  toi.  Je  n'ai  jamais  vu  que  toi;  jamais 
connu,  jamais  aimé  que  toi.  Ma  vie  est  dans  ta  main,  comme  la  vie 
d'un  pauvre  petit  insecte  que  tu  aurais  cueilli  au  bord  d'une  haie, 
que  tu  pourrais  faire  mourir  en  serrant  un  peu  les  doigts,  —  ou 
plutôt  en  les  ouvrant  pour  me  faire  retomber  dans  la  poussière, 

Mais  cette  horrible  duchesse  n'est  pas  tout.  Bientôt  ce  cbàtean 
maudit  sera  plein  des  femmes  les  plus  élégantes,  les  plus  coquettes 
du  monde,  —  peut-être  pas  des  plus  austères.  Te  verront-elles?  Je 
voudrais  espérer  que  non.  Je  voudrais  savoir  que  tu  passes  tes 
journées  dans  un  arrière-coin  du  château,  à  faire  tes  comptes,  oo 
dans  les  fermes  au  milieu  des  sacs  de  blé  et  des  chars  de  foin,  mal 
peigné,  mal  habillé,  tout  poudreux,  pas  beau.. . 

Quelle  vie  je  vais  mener  pendant  ton  absence!  Et  tout  cela  pour 
un  peu  d'argent!  Dépêche-toi  d'en  gagner  assez,  et  reviens,  sans 
rester  une  minute  de  plus  qu'il  ne  sera  nécessaire.  Pourvu,  mon 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M-  LÀ  DUCHESSE  873 

Dieu  !  que  tu  ne  me  trouves  pas  vieille  et  fanée.  Il  me  semble  que 
je  suis  déjà  tellement  plus  laide  que  ce  matin  I 

Si  tu  m'aimes,  chéri,  n'oublie  pas  ma  lettre,  une  fois  par 
semaine.  Maman  t'a  dit  qu'elle  pourrait  servir  pour  elle  et  pour 
mol  Surtout  ne  me  cache  rien.  Si  tu  sens  que  tu  vas  aimer  une 
autre  femme,  dis-le-moi  franchement.  Tu  n'auras  pas  un  mot  de 
reproche  et  je  défendrai  à  maman  de  t'écrire  que  je  meurs  de  cha- 
grin. Tu  sauras  seulement  que/*  suis  morte,  et  tu  diras  :  «  Pauvre 
petite,  elle  m'aimait  bien,  tout  de  même!  »  Et  tu  seras  triste  tout 
un  jour,  n'est-ce  pas? 

Je  viens  de  pleurer  sur  moi,  couchée  dans  mon  cercueil  blanc, 
avec  ma  bague  de  fiancée  au  doigt  et  ton  portrait  sur  mon  cœur. 
Hais  peut  être  que  tout  cela  n'arrivera  point,  et  que  je  serai  ta 
femme  un  jour,  et  que  la  duchesse  m'enverra  un  cadeau,  et  que  tu 
m'aideras  à  lui  faire  une  belle  lettre  pour  la  remercier. 

Voilà  que  je  souris  presque.  Il  faut  en  profiter  pour  tâcher  de 
dormir.  Oh!  mes  pauvres  yeux,  comme  ils  me  font  mal!  Si  tu  les 
voyais  ce  soir,  mon  aimé,  tu  ne  dirais  pas  qu'ils  sont  en  velours  noir. 

Dors  bien,  chéri,  et  rêve  de  ta  petite.  N'es-tu  pas  mort  de  fatigue? 
T'a- 1- on  bien  reçu? 

Yvonne  de  Clerval  à  son  frère  Jean. 

Clerval,  le  22  juin. 

L'événement  du  jour  est  l'arrivée  du  nouveau  secrétaire.  Maman 
l'a  apporté  hier  soir  en  revenant  de  Paris,  où  elle  était  allée  passer 
vingt-quatre  heures.  Si  tu  veux  mon  avis,  c'est  un  choix  malheu- 
reux. Il  est  trop  beau  et  ça  donnera  des  embêtements  pendant  la 
grande  semaine  de  Clerval,  en  septembre.  Mais  je  n'en  serai  pas  le 
témoin,  puisque,  régulièrement,  je  suis  expédiée  chez  grand- mère 
pendant  cette  folle  orgie,  sous  prétexte  de  faire  de  la  place  aux 
invités. 

M.  Hurault  a  cinq  pieds  six  pouces,  des  moustaches  blondes,  des 
yeux  bleus,  des  dents  superbes.  Si  tu  avais  vu  la  grimace  de  maman 
hier  soir,  quand  il  est  venu  diner,  dans  son  bel  habit  noir  tout 
neuf,  avec  des  bottines  toutes  neuves  aussi,  l'infortuné!  Même  j'ai 
fait  une  gaffe.  J'ai  dit  en  anglais  à  mon  Sac- à-Malice,  comme 
tu  appelles  cette  bonne  Mac  Alister,  qu'il  semblait  avoir  les 
pieds  en  compote.  «  Merci  pour  eux!  »  m'a-t-il  répondu  dans  la 
même  langue.  J'ai  piqué  un  fard;  Sac- à- Malice  a  eu  honte  de  moi. 
Par  bonheur,  maman  examinait  les  peintures  nouvelles  des  solives 
du  plafond  Henri  II,  qui  sont  la  grosse  affaire  du  moment.  Je  n'ai 
pas  écopé. 


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874  LE  SECRETAIRE' J)E  M"c  Là  D0CHE8S1 

Ce  matin,  je  faisais  mon  tour  de  préau  avec  la  fidèle  compagne 
de  ma  jeunesse,  avant  d'aller  moudre  ma  sonate.  De  loin,  j'aperçois 
mon  jeune  homme  planté  comme  un  appareil  de  photographie,  et 
plongé  dans  une  admiration  évidente  de  nos  tours  plutôt  sérieuses 
d'aspect.  J'ai  louvoyé  de  massif  en  massif  jusqu'à  lui,  et  j'ai  poussé 
un  petit  cri  de  surprise  à  sa  vue.  Il  m'a  saluée  très  correctement, 
ni  trop,  ni  trop  peu,  et  je  lai  ai  fait  mes  excuses  de  ma  bêtise  de 
la  veille.  Je  suis  comme  ça,  moi,  tu  le  sais,  principalement  pour 
l^s  inférieurs. 

* —  Tout  cela  est  ma  faute,  a-t-il  répondu.  Je  n'avais  qu'à  ne  pas 
comprendre  l'anglais.  Je  ne  l'ai  pas  fait  exprès,  je  vous  assure. 
Mais  ma  mère  est  Irlandaise. 

Sac-à- Malice  modula  son  «  oh  I  »  le  plus  harmonieux,  et  prit  pan 
à  la  conversation.  Les  voilà  les  meilleurs  amis  du  monde.  Evidem- 
ment, il  me  considère  comme  «c  la  fille  du  patron  »  et  se  méfie  de 
moi.  Je  compte  l'apprivoiser.  Il  est  amusant;  et  puis  j'aime  les 
beaux  hommes. 

Au  coup  de  neuf  heures,  il  s'est  envolé.  Maman  l'attendait  pour 
le  premier  eiercice  de  dressage.  Pauvre  garçon!  Il  faudra  qu'il  ait 
la  tête  solide  pour  se  reconnaître  dans  les  fameux  livres  à  souche. 
Mais  il  paraît  qu'il  est  très  fort  en  mathématiques,  ce  qui  ne  l'a  pas 
empêché  d'être  refusé  à  Saint-Cyr,  nous  a-t-il  dit  pendant  ce  court 
entretien. 

—  La  même  chose  est  arrivée  à  mon  frère,  ai-je  intercalé  par 
manière  de  consolation.  Et  il  n'en  est  pas  mort. 

—  C'était  un  peu  plus  grave  pour  moi,  a-t-il  fait  observer  en 
tournant  enfin  sur  ma  personne  ses  yeux  clairs,  qui  donnent  vague- 
ment l'idée  d'un  appareil  à  marquer  les  gaffes. 

Mais  il  est  toujours  de  bonne  humeur,  et  je  devine  qu'il  se  dit  en 
lui-même  :  <r  Cette  enfant  a  du  bon.  » 

11  a  tâché  de  savoir  quel  genre  d'homme  est  papa,  ce  qui  est  à 
coup  sur  une  curiosité  pardonnable  dans  sa  position.  Voyant  que  je 
me  récusais  : 

—  Monsieur  le  duc  est  l'homme  le  plus  distingué  que  je  con- 
naisse, a  répondu  la  bonne  Mac. 

—  Ce  n'est  pas  comme  sa  fille?  ai-je  encore  intercalé  pour 
embarrasser  maître  Philippe. 

Mais  il  s'est  sauvé  du  compliment  banal  que  je  voyais  venir. 

—  11  y  a  plus  d'une  manière  d'être  distingué,  a-t-il  prétendu,  ce 
qui  est  vrai  d'ailleurs. 

C'est  alors  que  l'horloge  a  sonné. 


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U  SKCfttTilRB  DE  M-  LA  D0CB1SSB  $75 

Philippe  Hurault  à  Madelon. 

Clerval,  le  25  juin. 

Je  profite  de  mon  dimanche  pour  décrire  le  volume  que  j'ai 
promis  à  «  ma  petite  ».  Mais  commençons  par  causer  sérieusement. 
Toi,  si  intelligente,  comment  peux-tu  te  rendre  malheureuse  à 
plaisir?  C'est  seulement  pour  les  imbéciles  qu'une  duchesse  a 
toujours  trente  ans.  Ce  n'est  pas  pour  le  fiancé,  très  amoureux,  de 
la  plus  jolie,  de  la  plus  fraîche,  de  la  plus  admirée  brunette,  pas 
encore  de  si  tôt  majeure,  qui  ait  jamais  foulé  de  son  pied  mignon 
les  dalles  de  la  Carrière. 

D'ailleurs,  même  si  la  duchesse  avait  trente  ans  en  réalité,  — 
ou  même  vingt-cinq,  —  il  te  suffirait  d'être  avec  elle  une  minute 
pour  comprendre  qu'elle  n'a  ni  le  temps  de  se  laisser  faire  la  cour, 
ni  l'envie  qu'on  la  lui  fasse,  ni,  bien  qu'elle  ne  soit  aucunement 
laide,  le  physique  de  l'emploi.  Enfin,  si  tu  étais  homme,  et  surtout 
si  tu  étais  mot,  tu  sentirais,  je  n'en  doute  pas,  une  répulsion 
instinctive  à  l'idée  de  mêler  la  galanterie  au  salaire  et  le  sentiment 
à  la  domesticité.  Car,  enfin»  ne  nous  faisons  pas  d'illusions  :  je  suis 
ici  ce  qu'on  nomme  un  «  chef  domestique  »  dans  les  grandes 
fermes  de  notre  pays. 

Et  si  je  voulais,  moi,  me  mêler  d'être  jaloux  1  Rien  ne  te  défend 
des  hommages  des  jeunes  gens  que  tu  rencontres.  Tout  me  sépare 
des  femmes  que  je  peui  rencontrer  ici.  Une  chose  surtout  m'en 
sépare  :  le  ridicule  dont  nous  nous  couvririons,  elles  et  moi,  si 
nous  avions  la  sottise  d'oublier  qu'un  secrétaire  n'est  pas  un 
homme.  Je  te  conjure  d'être  raisonnable;  tes  chers  yeux  rouges 
m'empêchent  de  te  gronder;  mais  songe  que  tu  me  fais  injure  si  tu 
manques  de  confiance.  Et,  pour  clore  ce  chapitre,  j'embrasse  tes 
'joues  tout  près  des  deux  oreilles  roses,  sur  lesquelles  tu  vas  dormir, 
n'est-ce  pas? 

J'ai  employé  une  journée  entière  à  visiter  le  château.  Et  d'abord, 
mon  enfant,  quand  tu  entreras  à  l'église  Bonsecours,  —  l'église 
où  nous  serons  mariés,  —  afin  d'y  faire  ta  prière,  dis  une  oraison 
spéciale  pour  remercier  Dieu  qui  nous  a  épargné  l'épouvantable 
épreuve  de  posséder  un  château  historique,  et  de  nombreux 
millions. 

Cette  réserve  faite,  j'avoue  que  Clerval  est  une  des  plus  intéres- 
santes merveilles  qui  puissent  frapper  l'imagination,  quand  on  peut 
l'étudier  à  loisir  et  comprendre  tout  ce  qu  elle  signifie.  Clerval,  en 
réalité,  se  compose  de  quatre  châteaux  poussés  l'un  sur  l'autre, 
qui  sont  autant  de  pages  de  l'histoire  de  cette  famille,  autrefois 


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«76  LE  SECRÉTAIRE  DE  H-  LA  DUCHESSE 

toute-puissante.  Trois  étages  souterrains,  jadis  corps  de  garde, 
cuisines,  prisons,  voire  même  oubliettes,  retracent  la  vie  féodale. 
C'est  la  première  page,  écrite  en  caractères  barbares,  d'une  lour- 
deur massive. 

Puis,  sur  ce  fondement,  dont  les  matériaux  suffiraient  à  bâtir 
une  cathédrale,  les  nobles  seigneurs,  devenus  difficiles  en  matière 
de  confort  et  de  luxe,  ont  bâti  une  de  ces  forteresses  du  quinzième 
siècle,  dont  les  ogives  flamboyantes  et  les  fleurs  de  pierre  cachent 
des  murailles  de  dix  pieds  d'épaisseur;  car  désormais  il  faut  compter 
avec  les  boulets. 

Puis  la  Renaissance  arrive;  on  est  tout  au  luxe  italien  de  l'archi- 
tecture. Les  guerres  féodales  sont  finies.  Un  Glerval,  grand  pannetier 
et  grand  fauconnier  de  France,  a  vu  à  l'œuvre  les  fameux  archi- 
tectes appelés  par  le  Roi.  11  veut  démolir  le  vieux  château,  bâtir  du 
neuf.  Le  monarque  lui  a  fait  cadeau  d'une  forêt  pour  ses  charpentes. 
Entre  les  deux  grosses  tours  d'angle,  il  élève  une  façade  genre  Pri- 
matice,  en  attendant  qu'il  fasse  tomber  les  donjons  passés  de  mode. 
Le  moment  venu,  impossible  de  démolir  les  deux  colosses  trop 
résistants;  ils  sont  encore  là,  pareils  à  deux  armures  massives  enca- 
drant une  tenture  légère,  finement  brodée. 

Enfin  nous  sommes  sous  Louis  XIII;  Glerval  s'est  tiré  sans 
trop  d'éraflures  des  guerres  de  la  Ligue.  La  famille  est  à  l'apogée 
de  la  fortune;  son  chef,  maréchal  de  France,  trouve  le  château 
trop  petit.  L'architecte  royal  vient  de  Fontainebleau  pour  lui 
ajouter  une  aile  immense.  Heureux  temps  —  pour  les  seigneurs 
—  où  le  Roi  payait  leurs  châteaux!  Par  rancune  pour  cette 
époque,  je  suis  républicain.  Mais  je  suis  artiste  (cela  ne  va  pas 
toujours  très  facilement  ensemble)  et  je  serais  désolé  que  mes  ancê- 
tres de  la  roture  n'eussent  pas  aidé  ceux  du  duc  à  nous  donner 
cette  relique  de  pierre.  Et  je  salue  avec  admiration  (toujours  en 
artiste)  ce  morceau  du  grand  passé  qui  vit  encore  par  ces  murailles.  * 
Il  est  bon  qu'il  soit  resté  en  France  au  moins  une  famille  histo- 
rique, habitant  son  château  et  menant  le  train  des  seigneurs 
de  jadis,  modifié  par  la  marche  des  siècles,  ce  qui,  par  parenthèse, 
produit  de  curieux  effets.  Entendre  le  teuf-teuf  des  automobiles 
devant  ce  perron  que  Marie  de  Médicis  balaya  de  sa  traîne  quand 
elle  vint  chez  nom;  voir  les  touristes  braquer  leurs  kodaks  sur  ces 
tours  encore  incrustées  de  quelques  boulets  d'Henri  IV,  je  t'assure 
que  cela  prête  â  réflexions.  Nous  aurons  le  temps  de  philosopher  â 
propos  de  ces  contrastes,  qui  fourmillent  sous  mes  yeux. 

Je  ne  me  fais  pas  d'illusions  quant  aux  difficultés  qui  m'atten- 
dent. Mais  c'est  une  rare  bonne  fortune  pour  un  penseur,  même 
pour  un  petit  penseur  de  mon  espèce,  que  de  voir  de  près  Vexis- 


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LE  MKiRtTÀlft*  HrU  WJCBE8SR  877 

tence  d'une  grande  ftumille  qui  a  conservé  sa  demeure,  maintenu 
son  rang  matériel  et  sa  couleur  française.  L'odeur  violente  de 
remède  —  remède  contre  la  ruine  — du  dollar  américain  n'a  pas 
encore  pénétré  sous  nos  solives  où  les  peintures  d'Edme  Pothier 
restent  intactes.  Les  millions  de  la  duchesse  d'aujourd'hui  viennent 
d'un  peu  plus  bas  que  ceux  des  anciennes  châtelaines;  mais  ils  sont 
propres  et  n'ont  pas  eu  besoin  de  passer  la  frontière.  Il  s'agit 
d'empêcher  qu'ils  ne  s'évaporent.  C'est  à  quoi  la  dame  de  céans 
s'applique  avec  une  habileté  qui  cause  ma  plus  sincère  admiration. 

Tout  Paris  la  tient  pour  intelligente,  mus  je  suis  mieux  à  même 
que  tout  Paris  de  reconnaître  son  génie  d'organisation,  qui  va 
encore  sauver  pour  quelque  temps  cette  famille  de  l'appauvrisse- 
ment général  de  la  noblesse.  De  neuf  à  dix  heures  chaque  matin, 
elle  abat  plus  de  besogne  que  tous  les  employés  de  la  préfecture  de 
Meurthe-et-Moselle  dans  leur  journée.  Si  tu  la  voyais  à  son  bureau 
Henri  H,  qui  servit  à  Marie  de  Médicis  pendant  son  séjour  au  châ- 
teau, et  qui  ressemble  aujourd'hui  au  bureau  d'un  administrateur 
de  Compagnie,  tant  il  est  couvert  de  registres,  de  factures,  de 
papiers  d'affaires  et  de  lettres! 

Je  m'assieds  à  côté  d'elle,  après  un  bonjour  presque  militaire 
tant  il  est  laconique,  mus  affable  et  gracieux  de  sa  part,  avec  les 
oscillations  inévitables  dans  l'humeur  d'une  femme  encombrée  de 
tant  de  soucis.  Quelles  pages  de  comédie  humaine  (et  probablement 
je  ne  vois  pas  les  plus  intéressantes)  dans  ce  courrier  ouvert  en  ma 
présence!  Factures  de  fournisseurs,  bordereaux  d'agents  de  change, 
communications  d'hommes  d'affaires,  cela  fait  une  vingtaine  d'en- 
veloppes à  ouvrir  ;  mais  c'est  le  fonctionnement  normal  du  méca- 
nisme d'une  grande  fortune.  Tout  cela  est  déchiffré  d'un  seul  coup 
d'œil,  analysé  d'un  coup  de  crayon  qui  me  donne  la  réponse  à 
faire,  toujours  au  nom  de  «  Monsieur  le  duc  »,  bien  entendu. 

Viennent  alors  les  petits  côtés  de  la  grande  vie  :  la  couturière 
qui  s'excuse  d'un  retard,  le  peintre  décorateur  qui  viendra  cette 
semaine,  le  maquignon  qui  a  trouvé  une  ponette  pour  le  governess 
cart  de  mademoiselle,  le  chef  d'orchestre  qui  doit  séjourner  ici 
pendant  la  grande  semaine,  et  soumet  un  programme.  Je  choisis 
ceux  là  au  hasard  dans  une  légion. 

Enfin,  voici  la  lèpre,  le  cancer,  la  vermine,  attachée  inévitable- 
ment à  la  personne  des  infortunés  riches  :  la  demande  d'argent 
sous  toutes  les  formes.  Cela  parcourt  la  gamme  entière,  depuis  la 
mendicité  humble  bornée  au  petit  billet  de  banque,  voire  même  & 
la  pièce  d'or,  jusqu'à  l'entreprise  audacieuse  et  sans  vergogne  de 
l'aventurier,  du  maître  chanteur  et  do  fou.  Ce  matin,  le  directeur 
d'une  soi-disant  Bévue  héraldko  -mondaine  envoyait  un  numéro 
10  riGBMtu  490*.  5? 


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87t  LB  HGRÉTilfil  Itt  M~  U  D0CUSU 

spécimen,  contenant  un  article  biographique  dont  l'objet,  un  duc 
précisément,  n'était  pas  traité  avec  bienveillance,  môme  en  suppo- 
sant qu'il  le  fût  avec  justice.  «  Demande  d'abonnement  déguisée,  <a 
fait  la  duchesse.  Au  panier  1  Souvenes-voua  qu'on  n'obtient  rien  d* 
moi  ni  par  flatterie  ni  par  menace.  D'ordinaire,  je  ne  lis  même  pas  les 
essais  de  ce  genre.  Mais  il  faut  vous  habituer  à  l'odeur  delà  poudre.  » 

Un  industriel  désirait  cinquante  mille  francs  pour  éviter  la  fail- 
lite, plus  deux  cent  mille  autres  pour  «  reconstituer  le  fond  de  non- 
lement  ».  Il  exposait  a  l'affaire  »  comme  la  chose  la  plus  simple  du 
monde,  promettait  un  gros  intérêt,  une  part  dans  les  bénéfices,  une 
association  en  règle.  Sa  prose  flairait  l'honnêteté.  11  terminait  en 
affirmant  qu'il  se  fera  sauter  la  cervelle  s'il  ne. reçoit  pas  de  réponse. 
La  duchesse  a  haussé  les  épaules  ;  le  panier  s'est  enrichi  d'une 
dépouille  de  plus.  Tout  de  même  je  vais  lire  avec  plus  de  soin  la 
colonne  des  suicides,  dans  les  journaux...  Il  est  un  peu  dur,  mon 
métier  de  millionnaire  par  procuration.  La  duchesse  a  deviné  ma 
pensée  et  m'a  dit  :  «  Vous  êtes  un  sentimental,  mais  ce  n'est  pas 
un  reproche.  »  J 'ai  saisi  la  fin  de  la  phrase,  encore  que  non  exprimée  : 
«c  Gela  vous  passera!  » 

Sois  (tranquille,  Madeion,  cet  horrible  défaut  me  restera,  du 
moins  <en  ce  qui  te  concerne.  Je  t'aimerai  toiyours. 

Nous  avons  eu,  pour  finir,  le  long  exposé  d'un  farceur  qui  se 
charge  de  faire  sauter  la  banque  de  Monte-Carlo,  si  une  somme 
•de  trente  mille  francs  lui  est  confiée.  On  partagerait.  Puis  un 
incompris  littéraire  a  demandé  cinquante  louis  pour  faire  imprimer 
-son  livre,  dont  il  communique  un  fragment  On  voit  qu'il  laisserait 
4  la  ^commanditaire  l'honneur  de  le  signer.  On  voit  surtout  que  le 
pauvre  diable  a  faim...  Je  ne  te  dissimule  pas  que  cette  première 
séance  m'a  plongé  dans  un  découragement  profond.  «  Il  nous 
manque  aujourd'hui  la  lettre  anonyme,  a  dit  la  duchesse,  liais 
patience!  Vous  en  verrez  bientôt!  j» 

La  correspondance  dépouillée,  nous  avons  passé  à  l'adminis- 
tration intérieure.  Le  cuisinier  a  soumis  ses  menus  et  fait  viser  ses 
oommaades  de  vivres,  qui  seront  payées  à  ma  caisse.  De  môme 
pour  la  moindre  éponge  .et  le  moindre  balai  du  maître  d'hôtel.  De 
même  pour  les  brosses,  le  cirage,  les  flanelles  du  cocher.  Tout 
cela  se  détache  d'un  livre  à  souche,  même  les  ordres  pour  récarie. 
Une  voiture  à  la  gare  pour  y  prendre  un  invité;  une  autre  pour  l'y 
reconduire;  l'automobile  pour  madame;  le  tonaeau  pour  ■nrlnnmi 
-selle;  le  dog-cart  pour  «  M.  Hurauk  »,  qui  commence  la  touraie 
des  fermes.  Chacune  de  oes  sorties  est  écrite  sur  un  chèque,  avec 
l'heure,  le  nom  du  cheval  et  des  hommes  de  service»  Le  talon  sert 
à  confondre  le  malheureux  piqueur  s'il  est  «n  fade  H  k  fine 


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Ll  SIORÉTAttE  M  M"»  LA  BQGBI8SK  87* 

•travailler  chaque  cheval  à  son  tour.  C'est  merveilleux  d'organi- 
sation théorique.  Ou  sent  que  cette  femme  supérieure  met  toute 
son  intelligence  à  défendre  sa  fortune  contre  le  vol,  la  tromperie, 
le  coulage.  Mais  quel  pessimisme,  probablement  justifié,  dans  ces 
précautions!  Nul  n'est  censé  ignorer  la  loi,  dit  le  code  de  nos 
juges.  Nul  n'est  censé  être  honnête,  dit  le  code  de  Clerval. 

J'ai  fait  part  de  ces  réflexions  attristantes  à  ma  patronne.  J'ai 
déjà  pu  voir  qu'elle  ne  déteste  pas  de  philosopher  un  brin,  quand 
la  besogne  le  permet.  Elle  a  dirigé  sur  moi,  pendant  quelques 
secondes,  des  yeux  froids  et  perçants  ;  mais  elle  n'a  rien  dit.  Moi, 
j'ai  osé  dire,  étant  vexé  de  ce  silence  : 

—  Madame,  je  ne  crains  pas  plus  le  rayon  X  pour  ma  personne 
physique  que  le  regard  X  pour  ma  personne  morale.  Les  deux 
sont  saines. 

—  Je  le  crois,  a-t-elle  répondu.  Ce  que  vous  appelez  mon 
regard  X  n'était  qu'un  coup  d'c&il  d'envie  et  d'admiration  pour 
votre  ignorance  du  monde.  Vous  allez  voir  le  monde  ici  mieux 
que  personne,  puisque  vous  le  verrez  d'en  bas  et  d'en  haut  tour 
à  tour,  ce  qui  est  donné  à  peu  d'êtres.  Si  vous  voulez  m'en  croire, 
réservez  votre  jugement. 

Madelon!  ma  bien  aimée!  s'il  est  vrai  que  la  confiance  est  une 
maladie  dangereuse,  qu'il  faut  guérir  pour  ne  pas  succomber  dans 
les  luttes  de  cette  vie,  elle  restera  du  moins  entre  nous  deux  comme 
le  reste  de  chaleur  et  de  lumière  d'un  soleil  éteint. 

Philippe  Hurault  à  Pierre  d'Andouville. 

Clerval,  le  25  juin. 

On  me  donne  congé  le  dimanche,  ou  à  peu  prè6.  En  avant  la 
correspondance!  car,  pendant  la  semaine,  je  ne  peux  guère  songer 
à  écrire  mes  lettres.  J'en  expédie  une  vingtaine  par  jour,  dictées 
<m  indiquées,  et  nous  sommes  dans  kt  morte-saison!  Mais  cela 
n'est  qu'un  détail  dans  mes  fonctions,  qui  m'apparaisseot  die  plua 
en  plus  a  immenses  et  sans  limites  »,  comme  dit  le  livret  de 
YÀfrieeàne. 

Je  me  demande  A  je  ne  serai  pas  claqué  en  trois  semaines;  à 
quel  tu  pourrais  me  répondre  que  la  duchesse  en  fait  deux  fois 
plus  que  moi  et  qu'elle  le  fait  depuis  plus  de  trois  semaines.  C'est 
vrai.  Mais-  elle  touche  plus  de  cinq  cents  francs  par  mois,  comme 
compensation  ».  Eh  bien  !  parole  d'honneur  !  je  ne  voudrais  pas  mener 
la  vie  qu'elle  mène  pour  les  appointements  qu'elle  touche! 

Elle  m'inspire  non  seulement  de  l'admiration,  ainsi  que  tu  jne 
Xm  prédit,  mais  une  sotte  de  pitié.  Sa  vie  ressemble  si  peu  an 


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880  LI  SOCIÉTAIRE  DI  M-  M  DUGHKSI 

tableau  que  je  m'étais  fait  de  l'existence  d'une  grande  dame  :  la  moitié 
de  la  matinée  au  lit;  l'autre  moitié  à  sa  toiletté*;  les  délices  d'une 
chère  exquise  lentement  savourée  ;  une  promenade  autour  de  ses 
parterres  de  roses,  en  compagnie  d'un  groupe  de  courtisans  ou 
d'amoureux.  Puis,  ses  pieds  chaussés  de  ôatin  ne  pouvant  sup- 
porter une  longue  marche,  Cydalise  rentre  au  salon.  Entretiens 
galants  ou  spirituels;  des  visites  arrivent;  des  rafraîchissements 
sont  servis.  La  journée  se  passe,  la  camériste  attend  madame  pour 
la  vêtir  d'une  robe  de  cinquante  louis  arrivée  le  matin.  On  soupe; 
la  table  est  nombreuse,  les  bijoux  étincellent.  Vingt  plats  sont 
servis.  Puis  le  café  fume  dans  les  tasses.  Des  groupes  se  forment 
dans  l'immense  salon.  Ici,  les  vieux  jouent  au  whist;  là,  flirtent  les 
jeunes.  On  fait  de  la  musique;  on  danse,  on  bâille,  oo  va  dormir, 
et  l'on  recommence  le  lendemain. 

Pauvre  ami!  Cydalise  ressemble  à  la  duchesse  comme  un  des 
vieux  carrosses  qu'on  montre  à  Versailles  ressemble  à  notre  auto- 
mobile. 

À  neuf  heures,  la  duchesse  est  à  son  bureau,  dans  sa  robe 
«  tailleur  »,  la  même  depuis  mon  arrivée  ici  —  cinq  jours!  Autre 
robe  pour  le  dîner,  pas  toute  neuve,  tant  s'en  faut.  Voilà  pour  la 
toilette.  Les  repas  sont  d'une  simplicité  relativement  frugale. 
Croirais-tu  que  l'émincé,  le  salmis,  la  coquille,  ces  éditions  à  prix 
réduits  du  plat  de  la  veille,  ne  sont  pas  inconnus  chez  nous? 

Peu  de  visiteurs  jusqu'ici,  et  seulement  des  voisins  qui  passent 
toute  l'année  à  la  campagne.  Le  menu  fretin  des  fonctionnaires  non 
politiques  vient  s'y  joindre  :  des  curés  tout  seuls;  des  notaires,  des 
médecins  avec  leurs  femmes  et  leurs  filles,  heureux  et  gênés  de 
manger  leur  soupe  en  face  d'une  duchesse,  avec  un  domestique 
derrière  chaque  chaise.  Nous  ne  sommes  pas  encore  prêts  pour  les 
invités  parisiens  de  haute  marque.  On  achève  d'installer  les  cinquante 
chambres  du  château;  j'en  vérifie  l'inventaire  sur  la  pancarte 
dissimulée  dans  chaque  pièce;  j'établis  un  bordereau  pour  chaque 
broc  cassé,  pour  chaque  tapisserie  endommagée  par  les  mites.  Je 
fais  polir  les  armes,  épousseter  les  bannières  de  la  salle  d'armes. 
Je  visite  les  chasubles  de  la  chapelle;  j'examine  le  vernis  des 
tableaux  de  la  galerie;  je  compte  les  bouteilles  de  la  cave  ;  j'inspecte 
les  victorias  et  les  breaks;  je  me  fais  montrer  les  chevaux;  je  passe 
la  revue  des  grandes  livrées.  Les  carnets  à  souches  fondent  sous 
mes  doigts;  l'argent  aussi,  car  c'est  moi  qui  paie  tout.  Une  seule 
personne  pourrait  voler  ici  :  ton  serviteur,  et  encore  je  déclare 
que  ce  ne  serait  pas  facile. 

Tu  devines  que  je  suis  moulu  quand  vient  le  soir.  La  duchesse 
n'est  jamais  fatiguée,  ni  même  ennuyée,  de  cette  existence  de  cUree- 


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1E  SECRÉTAIRE  DI  M-  U  DUGHS8K  88Î 

trice  d'hôtel  et  de  conservatrice  de  muaée.  Hais  sapristi!  je  com- 
mence à  comprendre  pourquoi  .le  duc  est  resté  à  Paris,  lui  malin  I 

Je  le  comprends  d'autant  plus  que  j'ai  appris  un  détail  qui  a 
son  importance  :  le  château  et  la  terre  de  Clerval  appartiennent  à 
la  duchesse.  Les  hypothèques  dévoraient  tout.  .Elle  a  payé  rubis 
sur  l'ongle,  et  ce  pauvre  duc  couche  dans  des  draps  qui  ne  lui 
appartiennent  pas  plus  qu'à  moi.  Hais,  enfin  il  couche  dans  la 
demeure  de  ses  pères  qui,  sans  les  millions  d'Àlexandrine  Hértel, 
serait  aujourd'hui  démeublée  et  livrée  aux  chouettes,  ou  à  quelque 
financier  isra^lite.   ■ 

Je  suis  bien  logé,  quoiqu'un  peu  tristement,  tout  au  bout  de 
l'aile  Louis  XIII,  avec  une  sortie  indépendante  sur  les  jardins* 
C'est  un  privilège  tout  à  fait  extraordinaire  à  Clerval,  où  tout  est 
barricadé  pendant  la  nuit,  comme  dans  un  château  fort.  Je  pourrais 
courir  le  guilledou  si,  d'une  part,  je  n'étais  vertueux,  et  si,  de 
l'autre,  je  ne  tombais  de  sommeil.  ,  < 

Aussi,  je  te  quitte.  Peut-être  qu'un  jour,  avec  ma  protection, 
tu  seras  invité  chez  nous.  Ha  faveur,  toutefois,  n'est  pas  encore 
solidement  établie.  On  m'observe,  on  m'instruit;  parfois  même  on 
me  cingle,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher,  quand  il  n'y  a  personne 
pour  entendre.  Ces  gens-là  ont  des  formes,  il  n'y  a  pas  à  dire. 
Tout  de  même,  c'est  une  drôle  de  vie  que  la  mienne,  en  ce  moment. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  te  remercie. 

Philippe  Hurault  à  Mme  veuve  Hurault. 

,  ■  ■        i 

Glerval,  le  2  juillet. 

Chère  mère,  je  dicte  ma  lettre  dominicale  pour  vous  à  la 
meilleure,  à  la  plus  dévouée,  à  la  plus  charitable  des  femmes.  Ces 
épithètes  vous  surprendront  moins  quand  vous  saurez  qu'il  s'agit 
d'une  Irlandaise  :  Miss  Mac  Àlister  est  son  nom. 

Je  suis  manchot  pour  deux  ou  trois  jours.  Il  y  a,  dans  ce  châ- 
teau, des  hectares  de  pavé  de  marbre  qui  sont  très  glissants  quand 
on  y  marche  et  très  durs  quand  on  y  tombe,  ce  que  j'ai  fût  avant- 
hier.  Pas  d'autre  mal  qu'un,  poignet  foulé,  et  c'est  le  droit» 
-  malheureusement.  Je  circule,  je  mange  et  je  dors  comme  à  l'ordi» 
.  naire;  mais  je  ne  peux  pas  écrire,  et  vous  seriez  mortes  d'inquié- 
.  tude,  vous  et  Madelon,  si  le  courrier  de  demain  ne  vous  apportait 
pas  de  mes  nouvelles.  Soyez  parfaitement  tranquilles.  Hiss  Mac 
Àlister  s'est  constituée  mon  interne  et  me  pose  des  bandages  qui 
feraient  l'admiration  de  tous  les  internes  de  l'Hôtel* Dieu.  UUe  ne 
s'en  tient  pas  là,  puisqu'elle  veut  bien  être  le  secrétaire  de  ce 
secrétaire  provisoirement  hors  de  combat.  Dimanche  prochain,  je 


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m  lb  ncftmmr  de  m-  u  iwcfisssE 

reprendrai  ki  plume;  Tout  va  bien,  sauf  cet  accident,  qui  n'appren- 
dra qu'il  faut  veiller  sur  se*  pas  et  sur  ses  actions  dans  un  ehtoaa 
historique. 

M.  le  due  va  rentrer  cette  semaine,  avec  te  reste  des  domestiques 
et  des  chevaux.  Le  château  prendra  son  aspect  normal  et  deviendra 
plus  animé.  Heureusement,  je  serai  valide  alors  et  pourrai  remplir 
mes  fonctions.  Elles  m'intéressent  de  plus  en  plus.  J'ajoute  que 
l'amitié  quasi  maternelle  de  Mis»  Mac  Alisier  est,  pour  moi,  infini- 
ment précieuse  dans  la  solitude  morale  de  ma  vie  présente.  Vous 
êtes  une  mère  trop  tendre  pour  n'en  être  pas  un  peu  jalouse,  mais 
une  mère  trop  détachée  de  tout  égoïsme  pour  ne  pas  vous  es  réjouir. 

Celle  $ui  tient  la  plume  est  heureuse  d'offrir  ses  compliments  à  si 
compatriote,  et  de  lui  affirmer  que  M.  Philippe  Hurault  sera  complè- 
tement remis  de  son  accident  sous  très  peu  de  jours.  Obliger  un 
jeune  homme  aussi  recommandable  et  aussi  sympathique  est  un 
plaisir  non  moins  qu'un  devoir  pour  la  soussignée,  sur  qui  M"**  Hérault 
peut  compter  en  toute  occasion. 

K.  Mc  Austbb. 

Mm%  veuve  Hurault  à  Miss  Mac  Alisier. 

Nancy,  le  4  juillet. 

C'est  à  vous  que  je  réponds,  Mademoiselle,  pour  vous  remercier 
d'abord,  et  ensuite  pour  me  réjouir  que  Dieu  vous  ait  mise  près 
de  mon  fils.  Non  seulement  je  ne  suis  pas  jalouse  de  son  affection 
envers  vous,  mais  encore  je  vous  cédé  de  grand  cœur  une  partie 
de  mes  droits  maternels.  Pour  un  jeune  homme  peu  habitué  an 
moude  et  à  ses  embûches,  un  poignet  foulé  n'est  pas  le  seul  acci- 
dent à  craindre  dans  un  château  comme  celui  de  Clerval.  Philippe 
est  le  plus  dévoué  des  fils  et  le  plus  loyal  des  hommes;  seulemert 
il  a  vingt-six  ans  et  ne  m'a  jamais  quittée.  Il  a  Sait  sou  service  mili- 
taire à  Nancy  ;  nous  nous  voyions  tous  les  jours.  Je  ne  crains  rien 
pour  son  coeur,  mais  la  tète  tourne  facilement  à  un  jeune  homme. 
Que  Dieu  nous  préserve,  lui  de  tout  vertige,  moi  de  tout  chagrin! 

Dkes-lui  que  nous  allons  bien.  Nous9  cela  veut  dire  sa  mère  et 
sa  cousine.  Celle-ci  est  une  jeune  parente,  petite-fille  de  la  s&m 
de  mon  père,  née  d'un  autre  mariage  entre  Irlandaise  et  Lorrain, 
mariage  encore  plus  vite  brisé  que  ne  fut  le  mien.  Madelon  est 
orpheline  presque  depuis  sa  naissance»  Elle  a  grandi  chez  moi  et 
remplace  la  fille  que  j'ai  perdue.  Que  Philippe  vous  montre  sa 
photographie!  Voua  entendrez  parler  par  ce»  jolis  yeux  l'âme 
ardente  et  pure,  that  wili  never  cUcainer  ainsi  que  nous  déoas 
cher  nous* 


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LI  MCRfcTAlRE  JK  M-  U  DUCBSSSÏ  8tt 

Hais  voilà  que  je  bavarde  comme  une  vieille  femme  que  je  ne 
suis  pas  tout  à  fût  encore.  Je  finis  par  où  j'aurais  dû  commencer. 
Que  Dieu  vous  bénisse  pour  la  compassion  que  vous  avez  montrée 
.à  mon  fils!  Oui,  certes,  en  toute  occasion,  je  compterai  sur  vous. 

Philippe  Hurault  à  sa  fiancée* 

Clerval,  le  9  juillet. 

(Test  fini.  Le  bandage  est  ôté.  Je  peux  l'écrire,  Madelon,  et  te  dire 
que  je  t'aime.  Tu  comprends  qu'on  ne  dicte  pas  ces  choses-là,  même 
à  Kathleen  Mac  Àlister.  Oui,  mon  enfant,  elle  s'appelle  Katbleen! 

Quand  nous  posséderons  un  château,  je  t'assure  qu'il  n'y  aura 
pas  de  pavés  en  marbre,  ni  de  salles  d'armes  de  cent  pieds  de 
long.  C'est  là  que  je  me  suis  flanqué  par  terre,  sous  les  yeux 
des  chevaliers  bardés  de  tôle  et,  chose  plus  grave,  sous  les  yeux 
d'Yvonne  de  Clerval  qui  a  commenoé  par  rire  à  en  perdre  la  respi- 
ration. Quand  elle  a  vu  ma  grimace,  —  la  douleur  me  mettait  des 
larmes  dans  les  yeux,  —  elle  est  devenue  rouge  comme  une 
pivoine.  Puis,  tandis  que  la  bonne  Kathleen  plongeait  mon  poignet 
dans  l'eau  froide,  avec  des  Dear  me!  et  des  Goodness!  qui  sentaient 
à  plan  nez  la  verte  Erin,  l'enfant  a  disparu.  Un  quart  d'heure 
après,  elle  revenait  avec  le  docteur  Galinier,  qu'elle  était  allée 
chercher  au  village,  toute  seule,  nu-tête,  et  ramené  presque  au  pas 
de  course  ainsi  qu'il  me  Ta  raconté,  bien  qu'elle  le  lui  ait  défendu , 
parait-il.  Qu'aurait  dit  la  duchesse,  si  elle  avait  connu  ceflr 
escapade?  Mais  ne  penses-tu  pas  que  cette  jeune  aristocrate  j  s 
une  rude  petite  femme? 

J'ai  mangé  dans  ma  chambre  pendant  plusieurs  jours  et  n'ai 
revu  l'enfant  qu'hier. 

—  Vous  ne  m'en  voulez  pas  d'avoir  ri?  m'a-t-elle  demandé. 
Pourquoi  est-ce  qu'on  rit  toujours  quand  on  voit  tomber  quelqu'un? 

—  Mademoiselle,  ai-je  répondu,  vos  éclats  de  rire  ont  servi  à 
quelque  chose,  puisque  le  docteur  Galinier  semble  les  avoir 
entendus  de  chez  lui.  Donc  je  vous  remercie.  Grâce  à  vous,  je  n'ai 
pas  souffert  longtemps. 

—  Le  docteur  Galinier  est  une  vieille  commère,  a- 1- elle  dit  en 
haussant  les  épaules,  plutôt  contente  que  fâchée,  en  somme,  de 
cette  indiscrétion  qui  la  réhabilite  à  mes  yeux. 

Enfin,  je  connais  mon  duc!  Il  est  arrivé  hier  de  Paris,  dans  un 
automobile  de  trente  chevaux,  peint  en  gris,  assez  pareil  à  un 
torpilleur  qui  aurait  des  roues.  Trente-cinq  lieues  en  trois  heures. 
Que  doit  penser  l'ombre  de  Charles  IX,  qui  vint  coucher  à  Clerval 
et  s'y  reposer  un  jour,  se  rendant  de  Sens  à  Montargisl 


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884  u  tfcftfttilht  bt  m-  u  noonsc 

J'ai  vu  le  gentilhomme-chauffeur  débarquer  de  sa  machine,  wêê&z 
poudreux,  comme  tu  peux  croire.  Mais  Je  ne  me  suis  pas  Aontré, 
ni  la  duchesse,  ni  II"6  Yvonne.  La  prudente  Mac  Atister  m'arrit 
prévenu.  Timoléon  de  Clerval  n'aime  pas  qu'on  le  voie  s'il  rfest 
tiré  à  quatre  épingles  et  luisant  comme  un  sou  neuf.  Avant  le 
dloer,  en  habit  l'un  et  l'autre,  nous  nous  sommes  rencontrés  sous 
le  regard  un  peu  malicieux  de  la  châtelaine.  Le  duc  a  été  d'une 
politesse  humiliante.  Il  a  fait  t  roi  s  pas  au  devant  de  moi,  m'a  serré 
là  main'  après  un  grand  salut,  m'a  témoigné  sa  gratitude  pour  la 
peine  que  je  veux  bien  m'ira poser  d'être  leur  secrétaire.  Jamais  je 
n'ai  pris  un  tel  bain  de  courtoisie,  reçu  une  telle  douche  Sinfério^ 
rite.  On1  sentait  la  revanche  de  1789.  «  Ah!  tu  veux  de  l'égalité, 
mon  gaillard?  Eh  bienl  on  va  t'en  donner  jusqu'à  plus  soif!  » 
Il  sautait  aux  yeux  qu'on  ne  m'aurait  pas  fait  la  moitié  de  tant  de 
belles  phrases  si  j'avais  été  seulement  vicomte.  Mais,  mon  Dieu  ! 
que  cet  homme  est  distingué  !  Kathleen  ne  l'a  pas  surfait. 

Il  est  de  bonne  taille,  un  peu  grisonnant,  avec  des  favoris  de 
diplomate,  et  un  sourire  muet,  discret,  correct,  de  grand  pannetier, 
ou  de  grand  fauconnier,  ou  de  grand  quelque  chose,  habitué  aux 
grimaces  du  favori  dans  le  cabinet  du  Roi,  aui  grimaces  de  l'am- 
bassadeur autour  du  tapis  vert  d'une  conférence.  En  examinant 
bien  ce  sourire,  on  y  trouve  aussi  la  crispation  de  l'homme  qui  avale 
des  couleuvres.  Un  vrai  duc  doit  en  avaler  beaucoup  de  nos  jours, 
surtout  quand  il  doit  à  sa  femme  le  couvert  et  le  logement. 

Son  moindre  geste  est  précisément  celui  qu'il  faut  avoir  dans 
chaque  occasion.  Oatre  qu'il  a  cela  dans  le  sang,  et  qu'il  a  chassé, 
dîné  ou  promené  avec  tous  les  rois  et  empereurs  de  l'Europe,  cette 
bonne  tenue  est  augmentée  en  lui  par  l'étude  des  maîtres.  Toutes 
les  soirées  de  sa  vie  parisienne  se  passent  au  théâtre,  ce  qui,  forcé- 
ment, le  rend  un  peu/*  comédien  ».  Mais  il  ne  faut  pan  prendre  ce 
mot  dans  le  mauvais  sens,  qui  serait  fort  injuste,  appliqué  à  Un. 

Sachant  par  Pierre  d'Àndouville  qu'il  prend  encore  ptos  de 
plaisir  à  faire  jouer  ses  pièces  qu'à  voir  jouer  celles  des  antres,  je 
lui  ai  parlé  littérature  dramatique,  et  nous  avons  été  bons  amis.  Ce 
malheureux  est  allé  voir  toutes  les  œuvres,  petites  ou  graata, 
bonnes  ou  mauvaises,  anciennes  ou  modernes,  qu'on  a  jouées  à  Pan 
depuis  la  chute  de  Napoléon  III.  Il  connaît  tous  les  acteurs*  tooto 
les  actrices,  tous  les  directeurs,  tous  les  auteurs,  tous  les  critiques, 
sans  compter  les  peintres  de  décors,  les  costumiers,  les  fabricants 
de  perruques.  H  m'a  promis  un  rôle  dans  une  revue,  —  de  sa  com- 
position, —  qui  sera  le  clou  de  la  Grande  Semaine  dn  chaton  de 
Clerval.  Au  fumoir,  après  dîner,  il  m'en  a  lu  des.  couplets.  Ce  qutl 
y  a  de  plus  extraordinaire,  c'est  que  ses  couplets  sott  bien*  Je  k 


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IS  WtypU  M  M-  U  OTCiISSB  ;885 

lui  ai  dit  aaa*  servilité  Louangeuse.  Il  m'a  remercié  avec  un  sourire 
de  jeune  pnemer  rappelé  en  scène»  Lui,  eqra  le  compère.  La  com- 
mère sera  une  certaine  M"*  Le  Cqmpasseur,  «  qui  ressemble^  Angèle 
Poinsinet  ».  Gomme  je  n'ai  pas  l'avantage  de  connaître  Angèle  Poin- 
sinet,  il  m'est  impossible  de  me  figurer  M*'  Le  Compasseur,  Mw*  il 
est  probable  qu'elle  rachète  ce  nom  bourgeois  par  up  .talent  con- 
sidérable. Sans  cela,  nous  ne  lui  ouvririons  pas  nos  partes. 

La  duchesse  m'a  parlé  de  son  mari  pour  la  première, fois,  le  len- 
demain matin,  et  l'a  excusé,  pour  ainsi  dire,  de  ce  cabotinage  : 

—  A  une  autre  époque,  il  serait  ambassadeur  de  France;  il 
pourrait,  dans  un  tel  poste,  rendre  des  services  à  son  pays.  Mais 
voyez-vous  un  ministre  des  affaires  étrangères  envoyant  le  duc  de 
Clervalen  mission?  Il  n'en  faudrait  pas  plus  pour  lui  faire  perdre 
son  portefeuille,  et  tout  pivote  autour  de  cet  argument  sous  le  joli 
régime  actuel, 

Je  n'ai  rien  répondu,  ayant  pris  la  ferme  résolution  «Je. ne  japonais 
parler  politique  avec  ces  gens  dont,  après  tout,  je  ne  puis  exigçr 
qu'ils  soient  républicains.  D'ailleurs,  il  y  a  bien  quelque  chose  & 
dire  sur  cette  exclusion  absolue  des  «  classes  dirigeantes  »  qui,  en 
voyant  les  choses  froidement,  ont  leur  utilité  dans  une  nation. 

C'est  tout  au  moins  l'avis  d'un  pharmacien  qui  a  vendu,  parait- 
il,  certaines  «  pilules  rafraîchissantes.»  à  la  dame  de  céans,  et 
n'a  pas  craint  de  faire  figurer  ce  nom  aristocratique  en  tète 
du  livre  d'or  de  sa  clientèle.  Résultat,  une  lettre  curieuse  au 
courrier  d'hier  :  «  Madame  la  duchesse,  permettez  à  un  inconnu 
de  vous  demander  si,  réellement,  les  pilules  d'Un  Tel  sont  un 
produit  sérieux  et  efficace...  »  Le  signataire,  capitaine  au  long 
cours  retraité,  donne  son  adresse  à  Marseille  et  envoie  un  timbre. 
Ainsi,  malgré  la  nuit  du  4  août  1789,  malgré  la  Déclaration  des 
Droits  de  l'homme,  malgré  la  Terreur,  malgré  la  guillotine,  voilà 
un  gaillard  qui  ne  se  croira  bien  purgé  qu'après  avoir  eu  l'exemple 
de  l'ancienne  noblesse  pour  faire  tomber  ses  hésitations!  Je  lui, ai 
renvoyé  son  timbre  collé  sur  une  feuille  blanche.  N'es-tu  pas 
effrayée  de  l'importance  et  de  la  délicatesse  de  mes  fonctions? 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  souffler. 
Nous  sommes  maintenant  sur  le  pied  de  guerre  :  trois  chefs  à  la 
cuisine  ;  quatre  valets  de  pied,  deux  maîtres  d'hôtel,  le  valet  de 
chambre  du  duc;  cinq  ou  sir  caméristes,  lingèjres,  lessiveuses;  deux 
petits  grooms  :  cela  peut  s'appeler  une  maison.  Les  trois  jardiniers 
font  ménage  à  part,  ainsi  que  les  deux  garde?.  Joins  à,  ceja  quinze 
chevaux  et  une  huitaine  d'hommes  à  l'écuriç.  Ceux:là,ont  leur 
popote;  on  ne  les  voit  jamais  que  sur  le  si^ge.  Enfin  les  deux 
chauffeurs  vont  manger  à  l'auberge  du  village.  Ce  sont  des  êtres 


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8S6  LI  SECRÉTAIRE  DI  M~  LÀ  DUCHESSE 

supérieurs  qui  se  donnent  des  airs  de  polytechniciens,  et  n'accepte- 
raient pas  de  porter  une  lettre  à  la  poste.  Les  billets  de  miHe 
francs  fondent  dans  mes  mains;  je  ne  les  regarde  plus.  Et  la 
Axchesse  passe  dix  minutes  chaque  matin  à  signer  les  bons  de  ses 
livres  à  souche. 

Au  revoir,  Madelon,  j'ai  peur  de  t'ennuyer  avec  toutes  ces 
histoires.  Il  me  reste  à  peine  le  temps  de  te  dire  que  je  t'aime. 
Embrasse  maman  et  garde  le  reste. 

Madelon  à  Philippe  Hurault. 

Nancy,  le  il  juillet. 

Tes  histoires  ne  m'ennuient  pas,  mon  Philippe,  sans  compter 
qu'elles  intéressent  ta  mère  au  suprême  degré.  Cependant,  une 
autre  fois,  conserve  au  moins  une  demi-page  pour  me  dire  que  tu 
m'aimes.  Dans  mes  lettres,  si  je  m'écoutais,  toutes  les  lignes,  y 
compris  la  dernière,  ne  te  diraient  pas  autre  chose. 

Hélas!  je  m'aperçois  d'une  chose  horrible,  mais  inévitable!  Tu 
n'as  plus  le  temps  de  penser  &  moi,  qui  n'ai  pas,  dans  mon  humble 
petit  cerveau,  d'autre  pensée  que  la  tienne.  En  quelques  jours, 
tout  a  tellement  changé  !  Mille  devoirs,  vingt  ou  trente  personnes 
te  séparent  de  moi.  Tu  te  fatigues,  tu  te  précipites,  tu  tombes..., 
et  ce  n'est  pas  moi  qui  te  pose  des  compresses,  qui  cours  chercher 
le  médecin.  Pas  même  cela! 

Chéri!  tu  avais  des  larmes  dans  les  yeux  à  force  de  souffrir! 
Penses-tu  que  les  miens  sont  restés  secs?...  Ah!  je  tâche  d'oublier 
ces  heures  affreuses.  Comme  je  suis  jalouse  de  la  bonne  Miss  Mac 
Alîster!  Et  aussi  un  peu  de  la  gentille  M110  Yvonne.  Je  suis  jalouse 
de  ces  êtres  qui  ne  soupçonnent  pas  mon  existence...  Mais  tu  vas 
me  gronder  encore. 

J'ai  un  peu  peur  de  toi,  maintenant;  je  me  sens  plus  timide 
quand  je  t'apporte  mon  amour.  N'ai-je  pas  l'air  d'une  pauvre  fille 
de  la  campagne  apportant  un  panier  d'oeufs  au  guichet  de  la 
Banque  de  France? 

Enfin,  tu  semblés  fort  heureux  et  je  tâche  de  m'en  réjouir.  Je 
tâche  même  de  m'amuser  de  ce  qui  t'amuse.  J'approuve  tes 
réflexions  et  suis  toute  fière  que  tu  les  communiques  à  une  pauvre 
ignorante  de  mon  espèce,  qui  ne  sait  que  t'aimer. 

Je  fais,  moi  aussi,  des  réflexions.  Ce  duc  qui  n'est  pas  chez  loi 
dans  son  château;  cette  duchesse  dont  la  bourse  et  la  vie  intime 
semblent  appartenir  au  public;  cette  lutte  perpétuelle  contre  le  vol 
et  la  tromperie,  tout  cela  diffère  tellement  de  ce  que  je  m'étais 
figuré!  Faut-il  croire  que  la  haute  noblesse  n'est  plus  qu'un  vain 


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II  SKâfiîlUE  M  M"*  Là  DDCaiSSE  887 

mot?  Faut  il  penser,  au  contraire,  ainsi  que  tu  parais  le  découvrir, 
que  l'4galité  républicaine  est  une  illusion?  Qu'y  a-t-il  de  vrai 
ici-bas? 

Une  chose,  mon  Philippe  :  l'amour  dévoué,  unique,  absolu, 
comme  celui  que  j'ai  pour  toi. 

J'y  reviens  toujours.  Que  veux- tu?  Ce  n'est  pas  ma  faute.  Le 
laboureur  ne  peut  parler  que  de  sa  moisson.  La  Carmélite  ne  peut 
parler  que  du  ciel.  Moi,  je  ne  peux  parler  que  de  mon  amour. 

Philippe  Eurault  à  Mm*  veuve  Hurault. 

Glerval,  le  46  juillet. 

Même  les  dimanches  ne  sont  plus  des  jours  de  repos,  chère 
mère.  Ce  matin,  à  sept  heures,  j'étais  à  cheval,  escortant  le  duc  et 
M11*  Yvonne.  Un  groom  suivait  à  quarante  pas.  J'imagine  que  nous 
avions  fort  bon  air.  J'aurais  voulu  pousser  la  promenade  jusqu'à 
Nancy,  défiler  en  cet  appareil  sous  votre  fenêtre  où*  naturellement, 
vous  auriez  été  accoudée  avec  une  jeune  personne  de  ma  connais- 
sance auprès  de  vous.  J'espère  qu'elle  m'aurait  trouvé  bonne  mine 
sur  ma  grande  jument  grise.  Le  duc  m'a  dit  : 

—  Vous  montez  un  peu  «  en  cuirassier  »,  jeune  homme.  Mais 
votre  assiette  est  remarquable. 

Peut-être  vous  devinez  ma  réponse.  : 

—  Rien  d'étonnant  si  je  monte  «  en  cuirassier  ».  Mon  père  est 
mort  avec  sa  cuirasse  sur  le  dos. 

Tandis  que  le  noble  cavalier  s'inclinait  sur  sa  selle,  juste  comme 
il  fallait,  sa  fille  a  ajouté,  les  yeux  brillants  : 

—  Mon  frère  aussi  est  un  brave.  Il  a  reçu  la  médaille  militaire  le 
printemps  dernier. 

—  Je  le  sais,  Mademoiselle.  Même  il  l'a  reçue  pour  avoir  sauvé  la 
vie  de  mon  meilleur  ami.  Je  vous  félicite  d'être  une  sœur  de  héros. 

—  Et  moi,  je  vous  félicite  d'être  un  fils  de  héros. 

Le  duc  a  regardé  sa  fille  arec  étonnement,  car  il  n'a  pas  le  doc  de 
la  faire  parler;  je  soupçonne  qu'il  ne  la  trouve  pas  amusante.  Avec 
moi  il  peut  parler  théâtre,  et  il  ne  s'en  fait  pas  faute,  ce  qui,  par 
contre,  ne  semble  pas  amuser  la  jeune  Yvonne.  Mais  elle  adore  ces 
chevauchées  matinales  et  l'on  ne  peut  pas  tout  avoir,  comme  elle 
le  dit  fort  judicieusement.  Nous  allons  sortir  tous  les  matins  à  b 
fraîcheur,  avant  le  rapport,  ainsi  que  l'époux  de  la  ponctuelle 
Àlexandrine  appelle  notre  conférence,  avec  une  pointe  d'ironie. 
Ge  n'est  pas  lui  qui  signera  jamais  des  bons  à  souche  pour  éviter 
le  gaspillage. 

Tout  en  équitant,  nous  cherchons  de  nouveaux  effets  pour  la 


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888  LE  SICRETilBK  DE  M-  Là  DUCHESSE 

Revue  en  préparation.  Je  pense  que  c'est  ma  réplique  à  propos  de 
cuirasse  qui  a  donné  au  duc  une  idée  dont  je  me  réjouis  fort  peu. 
Il  s'agit  de  me  faire  paraître  en  scène  avec  une  armure  complète 
sur  le  dos. 

■ —  Je  tiens  ma  situation,  a  dit  l'auteur  tout  excité.  Vous  revenez 
des  croisades,  et  trouvez  le  mobilier  de  votre  château  saisi  par  les 
huissiers.  La  châtelaine  s'est  placée  comme  dame  de  compagnie 
chez  la  cbanoibesse  de  Pontbreton.  Il  faut  vous  dire  que  celle-ci  est 
un  type  célèbre  dans  tout  le  pays.  D'ailleurs,  vous  en  jugerez,  car 
elle  vient  dîner  ce  soir. 

C'est  notre  premier  grand  dîner.  Le  menu  est  formidable.  J'en 
sais  quelque  chose,  car  je  viens  de  le  copier  dix-huit  fois,  ce  qui 
m'a  ramené  aux  plus  mauvais  jours  du  collège  et  des  peneifla. 
Déjà  il  m'avait  fallu  écrire  les  invitations,  ce  qui  n'est  pas  un  exer- 
cice propre  â  développer  l'intelligence. 

Au  moment  où  je  calligraphiais  ma  douzième  truite  saumonée 
sauce  verte,  le  dut  est  entré  dans  mon  petit  salon- bureau  par  la 
porte  vitrée  qui  donne  sur  le  jardin.  Il  était  accompagné  de  sa  fille. 
Tous  deux,  évidemment,  trouvaient  l'après-midi  dominicale  un  peu 
longue  et  visitaient  mon  établissement  pour  se  distraire.  Le  doc 
m'a  offert  un  cigare  et  s'est  assis  sur  mfen  divan.  Sa  jeune  compagne 
s'est  mise  à  fureter  dans  tous  les  coins.  Pas  un  livre,  pas  un  bibelot, 
pas  un  cadre  n'a  échappé  à  son  attention. 

—  Votre  mère,  Monsieur  Hurault?  m'a  t~el!e  demandé  en  consi- 
dérant votre  photographie. 

Puis;  examinant  au  grand  jour  celle  de  Madelon  : 

—  Ah!  vous  avez  une  sœur? 

—  Pas  tout  à  fait,  Mademoiselle.  Mais  peu  s'en  faut;  nous  avons 
grandi  ensemble,  et  nous  sommes  cousins. 

—  Gomme  elle  est  jolie  1 

—  Voyons?  a  fait  le  duc. 

Il  parait  que  Madelon  ressemble  à  une  certaine  ingénue  da 
Vaudeville,  connue  pour  sa  beauté.  Veuillez  le  lui  dire,  sans  y 
ajouter  mes  félicitations.  C'est  l'ingénue  que  je  félicite.  Mais  que 
«  ma  cousine  »  n'aille  plus  se  figurer  que  personne  ici  ne  connaît 
son  existence.  Heureuse  créature!  Elle  a  été  admirée  par  un  duel 
J'ai  été  superbe  d'indifférence,  et  nul  ne  s'est  douté  du  rôle  que 
M11*  Madelon  joue  dans  ma  destinée. 

Cette  visite  m'a  fait  perdre  une  demi-heure,  et  voilà  mon  valet 
de  chambre  qui  prépare  mon  habit  et  verse  mon  eau  chaude...  Ne 
vous  semble-t-il  pas  que  vous  lisez  la  proôe  d'un  jeune  millionnaire? 

J'achève  ma  causerie.  Les  invités  sont  partis;  les  portes  exté- 


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LE  SBCRÉTA1BI  01  M»   U  DUCHESSE  889 

rieures  fermées  et  verrouillées,  —  sauf  la  mienne.  Minuit  sonne; 
mais  je  veux  que  ma  lettre  parte  demain.  Dans  cette  maison,  il 
faut  que  je  me  résigne  à  me  passer  de  sommeil. 

Au  lieu  d'un  dîner,  nous  en  avons  eu  deux.  À  huit  heures  et 
demie,  >  la  cbanoinesse  de  Pontbreton  brillait  encore  par  son 
absence.  Elle  devait  s'asseoir  à  la  droite  du  duc,  son  âge  égalant 
la  noblesse  de  sa  race,  et  aussi,  malheureusement,  sa  pauvreté. 
Remanier  toutes  les  places  ne  fut  pas  très  commode.  À  neuf  heures 
moins  un  quart,  on  se  mettait  à  table.  Tout  était  desséché  ou  brûlé. 
J'ai  rarement  fait. un  plus  mauvais  repas.  Soudain,  comme  on 
prenait  le  café,  —  les  six  fenêtres  du  salon  étaient  ouvertes,  — 
quelqu'un  s'écrie  : 

—  Voilà  Zoé! 

.  Les  hommes  se  précipitent  vers  le  perron,  éclairé  par  de  puis- 
sants réflecteurs.  La  nuit  était  claire,  assez  fraîche,  avec  une  rosée 
abondante.  Une  calèche  à  un  cheval,  modèle  4830,  vient  s'arrêter 
devant  les  marches.  Sur  le  siège,  à  côté  du  cocher  en  chapeau  de 
paille,  une  forme  humaine  enveloppée  d'une  simarre  de  velours 
bleu  clair  rehaussée  d'hermine,  et  coiffée  d'une  casquette  plate, 
surexcite  au  plus  haut  point  notre  curiosité.  Le  personnage  au 
manteau  royal  quitte  sa  banquette,  un  peu  péniblement,  ouvre  la 
portière.  Une  petite  femme  ratatinée,  emperruquée,  mise  comme 
une  pauvresse,  appuie  sa  main  sur  la  manche  du  duc,  qui  s'est 
avancé. 

—  Bonsoir,  mon  cousin,  prononce  la  comtesse  Zoé  de  la  voix 
rauque  et  sans  sexe  de  certains  vieillards. 

Puis,  sans  attendre  les  paroles  de  bienvenue  : 

—  J'espère  que  vous  n'avez  pas  eu  froid,  Casimir? 

Casimir  est  le  jardinier,  le  valet  de  pied  et  le  maître  d'hôtel  de  la 
cbanoinesse,  voire  même  son  frère  de  lait.  Quant  i  l'homme  au 
chapeau  de  paille,  c'est  son  fermier,  son  unique  fermier,  hélas!  qui 
lui  prête  son  cheval  et  conduit  sa  voiture  quand  «  mademoiselle  » 
fait  une  sortie.  (Jamais  on  n'a  pu  lui  faire  comprendre  qu'une 
femme  non  mariée  puisse  être  «  madame  la  comtesse  »,  de  par  son 
canonicat.) 

Zoé,  tout  en  montant  le  perron,  nous  explique  ses  aventures. 
Coco  s'est  déferré  en  route.  Casimir  a  couru  chercher  un  maréchal 
et  s'est  mis  en  transpiration,  chose  dangereuse  pour  un  asthmatique 
de  soixante- douze  ans.  Par  bonheur,  la  cbanoinesse  avait  sa  sortie 
de  bal.  Moi  j'aurais  fait  monter  Casimir  dans  la  voiture  plutôt  que 
de  lui  prêter  mon  hermine.  Mais  je  ne  suis  pas  cousine  d'un  duc, 
cbanoinesse  encore  moins. 

On  a  remis  un  couvert  pour  la  dernière  descendante  des  Pont" 


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890  Ll  SECRÉTAIRE  DE  M"  LA  WCBF8SB 

breton,  et  tout  le  monde  est  allé  la  voir  dinar,  ce  qu'elle  a  trouvé 
fort  naturel.  Nous  étions  entre  noue,  c'est-à  dire  tous  comtes  on 
marquis  du  voisinage,  connus  de  Zoé;  car  nous  faisions  une  poli- 
tesse à  la  a  société  »  du  pays,  avant  d'aborder  la  grande  fète  avec 
le  monde  plus  mêlé  qui  va  bientôt  remplir  trots  étages  du  château. 

—  Qui  est  ce  jeune  homme?  a  demandé  tout  à  coup  la  cbanoi- 
nesse,  en  fixant  sur  mon  humble  personne  ses  yeux  noirs,  encore  vifs. 

J'étais  resté  là  par  curiosité,  devinant  d'instinct  que  j'avais 
devant  moi  un  échantillon  de  ce  qu'étaient  les  grandes  dames,  & 
l'époque  où  elles  tiraient  leur  grandeur  d'elles-mêmes,  non  pas  de 
leur  argent  ou  de  la  réclame  des  journaux. 

La  duchesse  a  murmuré  quelques  paroles  à  l'oreille  de  son 
auguste  parente,  qui  a  pris  sa  face-à-main  et  l'a  braquée  sur  moi, 
comme  si  j'avais  été  une  des  figures  de  la  tapisserie.  Cet  examen 
terminé,  elle  a  fait  un  signe  que  le  duc  a  compris,  et  l'on  m'a 
présenté. 

—  -Vous  êtes  bien  jeune,  Monsieur!  a  déclaré  ce  débris  véné- 
rable, après  un  examen  supplémentaire  qui  a  paru  amuser  beaucoup 
la  compagnie. 

—  Madame,  ai-je  répondu,  en  admirant  tout  à  l'heure  vos  bontés 
pour  Casimir,  j'ai  désiré  pour  la  première  fois  de  ma  vie  avoir  des 
cheveux  blancs. 

—  Hé!  Monsieur,  a-t-elle  riposté  avec; un  peu  de  surprise,  vous 
parlez  aux  femmes  comme  on  leur  parlait  autrefois. 

Pour  me  récompenser,  elle  m'a  tendu  la  main  que  j'ai  baisée, 
tâchant  de  me  figurer  ce  que  devaient  être  les  manières  de  la  cour 
de  Charles  X.  En  me  relevant,  j'ai  vu  le  dos  d'une  personne  qui 
s'enfuyait.  C'était  M110  Yvonne  qui  cherchait  sans  doute  un  coin 
désert  pour  éclater  de  rire. 

N'importe  :  il  est  heureux  pour  une  jeune  personne  de  ma  con- 
naissance que  Zoé  de  Pontbreton  n'ait  pas  cinquante  ans  de  moins... 

J'embrasse  cette  jeune  personne,  et  vous  aussi,  chère  mère. 
Dieu,  que  j'ai  les  paupières  lourdes!  Et  dire  qu'il  faudra  être  à 
cheval  dès  sept  heures  du  matin!  Nous  autres  bourgeois  n'avons 
pas  le  secret  tout  aristocratique  de  la  vie  sans  sommeil. 

Yvtnme  de  Clerval  à  son  frère  Jean. 

Clerval,  le  20  juillet. 

Maman  me  dit  que  tu  te  plains  de[mon  silence.  Elle  est  raide, 
celle-là!  Tu  ne  réponds  jamais  à  mes  lettres!  Mais  je  suis  bonne 
fille,  «  sous  une  enveloppe  un  peu  fruste  »,  pour  parler  comme 
papa,  qui  me  gâte  à  iaire  frémir.  La  cousine  Zoé  n'y  apporte  pas 


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m  sraftrmr  de  w*  la  dcksiissi  m 

tant  de  fermes1.  Elle  a  dîné  ici  hier  et  m'a  dit  en  face  que  j'étais 
presque  aussi  mal  élevée  que  mon  frère.  Mets  ça  dans  ta*  poche-1 
Tout  ça  parce  qu'elle  est  arrivée  à  dix  heures,  peur  se  mettre  à  table 
à  huit  (quelque  chose1  avait  cassé  dans  son  cheval),  et  qu'elle 
avait  donné*  sa  sortie  de  bal  à  Casimir,  crainte  qu'il  s'enrhume, 
et  que  f  ai  dit  que  je  ne  savais  pas  que  la  rai-carême  était  si  tard 
cette  année.  (Sac-à-Malice  me  ferait  recommencer  cette*  phrase  si 
elle  voyait  ma1  lettre,  veux-tu  parier?)  Avec  ma  guigne  ordinaire, 
les  vingt  personnes  qui  étaient  là  se  sont  arrêtées  de  parler  tout 
k  coup,  comme  au  commandement,  exprès  pour  laisser  entendre 
cette  trop  juste  remarque.  C'est  alors  que  toi  et'  moi  avons  reçu  la 
décharge  à  deux  coups  du  compliment  rapporté  plus  haut. 

On  a  conduit  en  cortège  la  dernière  des  Pontbreton  au  réfectoire, 
et  on  l'a:  regardée1  manger,  comme  si  c'eût  été  la  reine  Victoria, 
ce  qu'elle  a  trouvé  le  plus  naturel  du  monde:  Elle  n'en  a  pas 
perdu  un  coup  de  dent.  Par  bonheur,  nous  avons'eu  un  intermède; 
à  la  façon  du  Cirque.  Tout  en  dévorant  des  choses  froides  et 
immangeables,  elle  a  découvert  ton  protégé  Philippe  le  Bel  dans 
un  coin;  immédiatement,  elle  a  tiqué  dessus,  et  papa  s'est  empressé 
de  le  lui  présenter  dans  les  formes.  Le  noble  étranger  a  été  à  la 
hauteur;  il  a  tourné  à- là  haute  et  puissante  dame  un  compliment 
qui  paraissait  pillé  dans  Corneille  ;  sur  quoi,  elle  lui  a  donné  ses 
ongles  à  baiser.  J'ai  tellement  cru  voir  Ghimène  en  flirt  avec  le 
Cid  qu'un  de  mes  fous  rires  m'a  pris,  et  que  je  me  suis  sauvée, 
moitié  pour  ne  pas  me  faire  attraper  de  nouveau,  moitié  parce 
que  certains  spectacles  «  ne  sont  pas  faits  pour  les  yeux  d'une 
jeune  fille  » ,  comme  dit  Kathleen  Mac  Alister. 

Malheureusement  pour  Chimène,  le  Cid  aime  ailleurs.  J'ai  pincé 
son  secret,  qu'une  lettre  de  sa  mère  à  Kathleen  (encore  une  victime 
de  ce  jeune  homme  dangereux!)  m'avait  laissé  entrevoir.  Faire 
péhétrer  papa  dans  le  sanctuaire  de  l'étranger,  y  pénétrer  à  sa 
suite,  reluquer  les  photographies  du  secrétaire,  —  c'est  du  meuble 
ou  de  l'homme,  à  ton  choix,  que  je  te  parle,  —  tu  comprends  que 
ce  fut  pour  ta  sœur  un  simple  jeu  d'enfant.  Du  premier  coup,  j'ai 
mis  dans  le  mille,  en  faisant  celle  qui  croyait  que  c'était  sa  sœur.  Il 
m'a  détrompée,  chose  d'autant  plus  facile  que  Kathleen  m'avait  dit 
qu'il  n'a  pas  de  sœur.  Et  j'ai  cru  avoir  sous  les  yeux  une  tomate 
ornée  de  moustaches  blondes.  Ça  doit  faire  mal  de  rougir  si  fort! 

«  Ils  ont  grandi  ensemble!  »  Moi,  je  te  parie  qu'ils  sont 
fiancés.  C'est  écrit  sur  le  nez  de  la  demoiselle,  fichtrement  jolie, 
soif  dit  en  passant.  Ce  serait  le  cas  d'employer  ta  phrase  :  «  11 
faè  va  pas  s'embêter  !  »  si  toutefois  elle  est  convenable.  Avec  toi, 
on  n'est  jamais  sûr.  Une  brune  délicieuse,  mais  habillée!...  J'espère 


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m  U  SIC1ÊTÀ1R1  WI-U  D0CBU8E 

qu'il  va  prendre  des  leçons  chez  nous,  pour  les  futures  toilettes  de 
sa  future.  /.«.-. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  cousine  de  Pontbreton  peut  se  fouiller,  à 
moins  que  Philippe  le  Bel  ne  soit  ébloui  par  l'auréole  de  sa  noblesse. 
Gomme  il  reçoit  le  Temps,  je  suppose  qu'il  est  républicain.  Papa 
ne  parlant  jamais  politique,  pour  la  bonne  raison  qu'il  parle  tou- 
jours théâtre,  aucune  discussion  n'est  à. craindre. 

Naturellement,  on  prépare  une  revue  et  l'infortuné  Hurault  va, 
j'en  ai  peur,  accepter  d'entrer  dans  une  de  nos  armures  pour  faire 
un  Croisé  qui  a  manqué  le  paquebot  à  Ptolémaïs.  Papa,,  jusqu'à 
présent,  n'avait  pu  trouver  personne  pour  endosser  un  complet  de 
cinquante  kilos.  Tous  ces  messieurs  se  défilent  quand  il .  le  leur 
propose,  même  les  plus  grands  et  les  plus  forts.  Aussi  le  nouveau 
secrétaire  est  devenu  premier  favori.  Papa  l'invite  à  se  joindre  & 
nos  promenades.  Il  monte  comme  un  capitaine  de  gendarmerie,  .et 
écrase  un  peu  Galypso.  Mais  ça  m'amuse  de  cavalcader  entre  deux 
hommes,  ni  plus  ni  moins  qu'une  demoiselle  à  marier.  Et  puis 
j'aime  que  le  seigneur  Philippe  me  mette  à  cheval.  Je  sens  qu'il  me 
porterait  debout  sur  sa  main,  à  bras  tendu.  Nous  sommes  bons 
camarades,  bien  qu'il  montre  un  peu  trop  qu'il  a  peur  que  je 
m'imagine  qu'il  oublie  qu'un  abîme  nous  sépare.  Encore  une 
phrase  avec  trop  de  que  1  C'est  drôle  comme  ils  vous  viennent  sous 
la  plume  quand  le  sujet  vous  inspire! 

Les  Parisiens  n'ont  pas  encore  débarqué  ici.  On  fait  les  envi- 
rons, pour  être  tranquilles  ensuite.  C'est  mon  meilleur  moment, 
parce  que  la  province  est  convenable  et  qu'on  ne  m'envoie  pas 
coucher  en  sortant  de  table,  rapport  aux  conversations  trop  risquées. 
L'ennuyeux,  par  exemple,  c'est  qu'il  me  faut  serrer  la  bride  à 
mon  argot.  Toutes  ces  demoiselles  sauf  deux  ou  trois,  parlent 
comme  les  Oraisons  funèbres  de  Bossuet.  Quant  aux  hommes, 
jeunes  ou  vieux,  Clerval  les  impressionne  et  je  ne  déteste  pas  ça. 
Les  invités  de  la  grande  série  affectent  de  ne  pas  s'apercevoir 
qu'ils  ne  sont  pas  dans  un  chalet  bâti  l'année  dernière.  Sans  être 
poseuse,  j'estime  qu'il  faut  être  poli,  non  seulement  pour  les  per- 
sonnes, mais  aussi  pour  les  choses.,  Ne  trouves- tu  pas?  Sous  ce 
rapport,  M.  Hurault  est  parfait.  11  n'est  pas  encore  blasé,  et  nous 
parle  chaque  jour  de  ses)  découvertes  archéologiques.  11  est  très 
fort  en  architecture  et  en  histoire;  du  moins,  il  est  beaucoup  plus 
fort  que  nous,  ce  qui  revient  au  même.  11  e$t  tout  à  fait  gobé, par 
maman  dont  il  admire  les  travaux  en  ( tout  genre.  S'il  se  tire  bien 
de  l'épreuve  de  l'armure,  entre  papa, et  li|i  c'jest  à  la  vie,  à  la  mprt. 

Tout  de  même,  je,  crois  qye  l'administration  locale  se  défie  un 
peu  de  la  Revue.  On  va  corser  le  programme.  Il  y  a  eu  quelques 


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u  srafran  uwru  bochisbk  m 

discussions,  papa  {prouvant  le  désir  manifeste  de  remplir  l'affiche 
à  lni  tout  ami.  Maman  a  dit  que  c'était  de  mauvais  goût.  Alors 
papa  a  proposé  CEté  de  la  Saint- Martin.  Alors  maman  a  pincé 
les  lèvres  et  a  proposé  le  Gendre  de  Monsieur  Poirier.  Alors  papa 
a  appelé  maman  :  «  Ma  chère  Alex  »,  maximum  d'invective  dans 
sa  bouche,  comme  tu  sais.  Toi  qui  connais  tant  de  comédies,  tâche 
de  me  dire  pourquoi  CEté  de  la  Saint-Martin  fait  grimper  maman, 
et  pourquoi  le  (rendre  de  Monsieur  Poirier  met  papa  aussi  hors 
de  lui  que  la  chose  est  humainement  possible.  . 
Finalement  on  va  jouer  le  Caprice,  de  Musset.  Maman  a  dit  : 
—  Voilà  un  rôle  tout  indiqué  pour  M1"  Le  Gompasseur,  si  elle 
n'est  pas  épuisée  par  son  rôle  de  commère. 

Sans  doute,  c'était  encore  une  malice  trop  difficile  à  saisir  pour 
ma  faible  intelligence.  Hais  papa  ayant  obtenu  qu'on  ferait  venir 
une  actrice  dont  j'ai  oublié  le  nom  pour  ce  mettre  en  scène  »,  il 
s'est  retiré  content  et  calmé.  Reste  à  savoir  qui  jouera  le  Caprice. 
Pas  moi,  pour  sûr. 

P.  S.  —  Je  viens  de  rigoler  si  fort  qu'il  faut  que  je  te  le  dise. 
Philippe  le  Bel  m'avait  demandé  avec  son  air  le  plus  ingénu,  pen- 
dant une  promenade  équestre,  s'il  y  a  un  jardinier  fleuriste  dans 
les  environs.  Je  lui  ai  fait  avouer,  —  sans  trop  de  peines,  tu  penses, 
—  qu'il  voulait  envoyer  des  fleurs  «  à  sa  mère  ».  Naturellement,  j'ai 
fait  intervenir  l'administration  locale  qui  a  donné  l'ordre  au  jardi- 
nier de  mettre  une  bourriche  de  roses  à  la  disposition  de  ce  jeune 
diplomate.  Plus  naturellement  encore  je  me  suis  arrangée  pour  voir 
l'adresse  de  la  bourriche,  confiée  au  messager  qui  va  chaque  jour  à 
la  gare.  De  patientes  investigations  m'ont  fait  découvrir  que  la  mère 
de  notre  ami  Hurault  se  nomme  mademoiselle  Madeleine  Cormeroy, 
et  c'est  après-demain  Sainte-Madeleine.  La  jolie  brune  va  baiser  ces 
fleurs  avec  ivresse,  et  Philippe  le  Bel  se  frotte  les  mains,  tout  fier  du 
succès  de  sa  ruse. 

Tu  essayerais  en  vain  de  le  convaincre  que  je  ne  suis  pas  une 
petite  oie  blanche,  au  cœur  affectueux. 

Philippe  Hurault  à  Madelon. 

Clerval,  le  21  juillet. 

Bonne  fête,  ma  bien- aimée!  Quand  nous  serons  riches,  tu  auras 
un  beau  présent  le  22  juillet.  Demain,  tu  n'auras  que  de  belles 
roses.  Puissent-elles  t'arriver  pas  trop  fanées  1  Elles  me  coûtent 
cher,  car  elles  me  coûtent  un  mensonge.  Meptir  pour  gagner  une 
fortune?  Jamais  1  Mentir  pour  que  ma  bien- aimée  ait  des  fleurs,  — 

10  DECEMBRE  1902.  5& 


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891  LB  SICHtTAlR*  DE  M-  Là  Dtm&ISBB 

mes  fleurs,  —  le  jour  de  sa'  fête?  Oui,  Mademoiselle.  Et  si  tu  2 
comme  f  ai  joint  la  rouerie  au  mensonge  ! 

De  mon  air  le  plus  candide,  j'ai  demandé  à  la  charmante  Yvoene, 
—  car  elle  est  charmante,  —  s'il  existait  un  fleuriste  à  Clerval  ou 
dans  tes  environs.  Ça,  c'était  la  rouerie.  Puis  j'ai  ajouté,  —  voilà 
le  mensonge,  —  qu'il  s'agissait  d'un  bouquet  pour  maman.  Comme 
de  juste,  les  parterres  du  château  ont  fourni  les  roses  désirées. 

Tu  vas  me  dire  qu'il  était  beaucoup  plus  simple  de  déclarer  tout 
bêtement  que  je  désirais  envoyer  des  fleurs  à  ma  cousine?  J'en 
étais  empêché  par  une  sorte  de  pudeur.  Je  ne  venx  pas  qu'on 
sache,  ni  même  qu'on  se  doute.  Il  me  semble  que  noire  amour 
serait  profané,  s'il  était  connu  de  ces  gens  dont  le  cœur  est  pris 
tout  entier  par  les  préoccupations  mondaines.  Croient4ts  à  l'amour? 
Comprendraient- ils  le  nôtre?  Ne  s'en  moqueraient- ils  pas? 

Gardons  nos  secrets,  chérie,  et  que  Dieu  te  bénisse  f  Respire  dans 
ce3  roses  mes  voeux  et  mon  baiser. 

Oh!  qu'ils  sont  singuliers,  tous  ceux  qui  m'environnent!  Dans 
ma  lettre  de  dimanche,  tu  as  vu  apparaître  la  comtesse  Zoé.  Pas 
seulement  singulière,  celle-là,  mais  tout  à  fait  folle.  Ecoute  plutôt. 

Mardi  matin,  je  reçois  un  billet  de  cette  noble  et  antique  demoi- 
selle réclamant  ma  visite,  le  plus  tôt  possible,  avec  défense,  sur 
mon  honneur,  d'en  parier  à  qui  que  ce  soit  du  château.  Hier, 
j'étais  sorti  à  cheval  pour  aller  voir  une  coupe  :  c'était  l'occasion. 
De  la  forêt,  je  pousse  jusqu'à  Pontbreton.  Joli  manoir  dont  il  ne 
reste  qu'un  morceau,  avec  une  tourelle  qui  lui  donne  le  sceau 
vigoureux  et  élégant  du  seizième  siècle.  Mais  quel  délabrement  an 
dehors,  quelle  pauvreté  à  l'intérieur  T 

Casimir  était  là  pour  prendre  ma  monture.  11  n'avait  plus  sa 
sortie  de  bal,  heureusement.  Calypso  m'aurait  cassé  les  reins.  Une 
petite  vieille,  juste  le  pendant  de  Casimir,  m'a  introduit  dans  le 
salon  au  dallage  de  marbre,  —  moins  bien  encaustiqué  que  les 
nôtres,  n'aie  pas  peur,  —  où  la  cbanoinesse  m'attendait,  raide  et 
sévère  dans  son  fauteuil.  J'ai  examiné  ma  conscience,  tout  en 
prenant  possession  du  tabouret  qui  m'était  désigné.  Je  me  sentais 
sur  la  sellette,  et,  chose  plus  grave,  je  sentais  la  sellette  uu  peu 
vermoulue,  craquer  sous  un  fardeau  trop  lourd.  Entre  la  cbanoi- 
nesse et  moi  s'établit  alors  ce  dialogue  que  je  sténographie,  en  te 
demandant  par  avance  de  compatir  à  mes  tourments.  Car  j'ai  bien 
souffert,  tantôt  suffoqué  par  Y  envie  de  rire,  tantôt  blessé  jusqu'à  la 
moelle  de  ma  modestie.  Hélas!  Pourrai -je  encore  être  modeste, 
désormais? 

Zoé.  —  Monsieur,  f  ai  réfléchi  à  notre  rencontre  de  dimanche 
soir.  Mon  âge  me  rend  plus  clairvoyante  que...  certaines  personnes, 


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LE  SBOtTAU»  DI  M-  LA  MJGHE8SB  885 

en  même  temps  qu'il  me  donne  le  droit  d'admonester  las  gens 
«roc  plus  de  franchise.  Vous  avez,  an  surplus,  m*  parole,  comme 
j'exige  la  vôtre,  que  l'entrevue  de  ce  jour  restera  entre  nous  deux. 

Moi.  — Tout  ce  que  vous  me  ferez  la  grâoe  de  me  dire  sera  reçu 
par  moi  avec  reconnaissance,  écouté  avec  respect,  conservé  avec 
discrétion. 

Zoé.  —  Cet  air  de  bonne  compagnie  avec  lequel  vous  parlez  aux 
femmes  est  perdu  aujourd'hui.  Je  vois  que  je  ne  m'étais  pas 
trompée  sur  votre  compte.  Mais  venons  au  fait,  et  laissez-moi  vous 
dire  une  histoire.  Vous  avez  l'esprit  assez  délié,  pour  me  comprendre 
à  demi-mot. 

Certain  jeune  homme  de  grande  famille,  ruiné  par  des  événe- 
ments en  dehors  de  son  pouvoir,  pénétra  dans  un  intérieur  opulent 
sous  l'étiquette  fausse  d'un  nom  bourgeois,  en  qualité  d'intendant. 
Il  était  beau,  distingué;  la  race  éclatait  en  lui  comme  les  dorures 
d'un  habit  de  cour  sous  un  manteau  en  loques.  Ses  sentiments 
étaient  les  plus  nobles  du  monde.  Il  arriva  ce  qui  devait  arriver. 
Dans  le  château  vivait  une  jeune  fille  qui  conçut  pour  lui  un  attache- 
ment passionné.  Ils  s'épousèrent;  après  quoi,  pouvant  désormais 
tenir  son  rang  dans  le  monde,  le  gentilhomme  reprit  son  nom  et 
son  titre.  Que  dites-vous  de  mon  histoire,  Monsieur?  (Elle  ne 
m'avait  pas  quitté  des  yeux,  attentive  à  lire  sur  mon  visage  la 
confusion  d'un  intrigant  dont  les  desseins  sont  découverts.) 

Moi.  —  Je  connais  votre  histoire,  Madame  la  comtesse,  pour 
l'avoir  lue  quand  j'étais  plus  jeune.  Soit  dit  en  passant,  tous  les 
romanciers  venus  depuis  l'ont  refaite,  les  uns  dix  fois,  les  autres 
vingt.  Mais  elle  n'a  aucun  rapport  avec  la  mienne.  Je  ne  suis  pas  le 
marquis  Hurault  de  Quelque  Chose.  Le  duc  de  Clerval  n'est  pas  un 
ancien  corsaire  retiré  après  fortune  faite,  et  surtout  il  n'a  jamais  frus- 
tré mon  grand-père  d'un  million.  Enfin,  MUa  Yvonne  a  quatorze  ans.. . 

Zoé.  —  D'abord,  elle  en  a  quinze  :  on  la  rajeunit.  Ensuite,  avec 
l'éducation  qu'on  lui  jlonne,  toutes  les  folies  sont  à  craindre. 

Moi.  —  Pardonnez  si  mon  opinion  diflère  de  la  vôtre.  Mlu  Yvonne 
est  une  des  jeunes  filles  les  moins  capables  de  folies  que  je  con- 
naisse. D'ailleurs,  je  doute  qu'on  puisse  découvrir  la  «  Marguerite  » 
du  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre,  au  commencement  du  ving- 
tième siècle,  dans  aucune  famille  de  millionnaires  du  sol  français. 

Zoé.  —  Vous  n'en  savez  rien.  Le  tout  serait  de  découvrir  un 
marquis  de  Champcey  d'Hauterive.  Et,  précisément,  cher  Monsieur, 
quel  que  soit  votre  nom  véritable,  vous  êtes  cet  homme- là! 

Moi  (sur  un  ton  plaisant).  —  Mais  alors,  Madame  la  comtesse, 
en  admettant  que  je  sois  marquis,  ou  seulement  comte,  en  admet- 
tant que  MUo  Yvonne  partage  votre  bienveillance  à  mon  égard,  et 


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896  LE  SECBtTAlBï  DI  »-  Là  DDGBESSE 

en  admettant  qu'on  lai  permette  de  se  marier  aussi  jeune,  quel 
inconvénient  verriez-vous  à  cette  union?  Car  je  devine  que  la  ques- 
tion de  fortune  est  sans  importance  pour  vous. 

Zoé.  —  Certes,  j'ai  ftdt  mes  preuves  à  cet  égard.  J'aurais  pu 
épouser  un  bourgeois  très  riche...  Mais  revenons  à  ce  qui  m'occupe, 
et  laissez- moi  vous  confier  le  secret  désir  de  mon  pauvre  vieux 
cœur.  Je  suis  la  dernière  Pont  breton.  Qooi  de  plus  naturel  que'  de 
tester  en  faveur  du  gendre  de  mon  neveu  Clerval?  Avec  ce  château 
facile  à  restaurer  (hélas  !  infortunée  chanoinesse  t. .  .)le  mari  d'Yvonne 
reçoit  le  nom  et  le  titre.  Marquis  de  Pontbreton!  Savez  vous,  Mon- 
sieur, que  les  Pontbreton  et  les  Clerval  se  pillaient  mutuellement 
leurs  domaines  au  douzième  siècle,  et  que  ce  fut  le  roi  saint  Louis 
qui  les  réconcilia  le  soir  de  Tailleboarg?  J'ajoute  (ceci  accompagné 
d'une  moue  fort  drôle)  que,  s'il  y  eut  une  mésalliance  dans  une 
des  deux  maisons,  ce  ne  fut  pas  dans  la  mienne. 

Moi.  —  Le  désir  que  vous  exprimez  est  bien  digne  d'une  âme 
comme  la  vôtre.  Il  est  pénible  de  penser  qu'on  emportera  son  nom 
avec  soi. 

Zoé.  —  A  la  bonne  heure.  Mais  encore  faut-il  que  je  trouve  un 
petit-neveu  disposé  à  quitter  son  nom  pour  prendre  le  mien.  S'il  ai 
était  autrement,  quel  désespoir  pour  la  fin  de  ma  viet  Aussi,  je  suis 
trop  loyale  pour  le  cacher,  tout  mariage  sans  substitution  m'aurait 
pour  implacable  adversaire.  Voilà,  Monsieur,  de  quoi  j'ai  désiré 
vous  prévenir. 

J'avais  compris  ;  et  toi  aussi,  Madelon,  tu  viens  de  comprendre.  La 
chanoinesse  a  découvert  en  moi  quelque  grand  seigneur  déguisé,  venu 
pour  enlever  la  jeune  Yvonne  au  nez  et  à  la  barbe  de  ses  parents. 
Elle  n'y  mettra  nul  obstacle,  au  contraire,  si  je  dois  être  le  père  de 
petits  Pontbreton  plus  ou  moins  nombreux.  Que  si,  en  revanche, 
je  m'obstine  à  conserver  le  titre  et  le  nom  que  je  tiens  de  mes  ancê- 
tres, la  comtesse  Zoé  dévoile  mes  intrigues  et  lès  empêche  d'aboutir. 
Et,  afin  que  je  n'en  ignore,  elle  me  le  dit,  parlant  à  ma  personne. 

Qu'elle  soit  un  peu  folle,  tu  n'en  es  plus  à  t'en  apercevoir. 
Mais  j'éprouve  un  infini  respect  pour  cette  vieille  femme  qui  a 
souffert,  lutté,  rêvé,  désiré,  appréhendé,  bâti  des  châteaux  en 
Espagne  pendant  trois  quarts  de  siècle,  sans  que  l'idée  de  l'argent 
ait  occupé  son  esprit  pendant  une. seconde.  Perpétuer  son  nom, 
voilà  tout  ce  qui  l'occupe.  C'est  beau,  après  tout,  cette  vieille 
race,  quand  elle  est  restée  ce  qu'elle  doit  être,  quand  le  souci  du 
passé  et  de  l'honneur  tient  dans  ses  ambitions  la  place  que  tient 
dans  les  nôtres  le  souci  de  la  fortune.  La  Révolution,  dont  l'œuvre, 
peu  à  peu,  cause  la  disparition  de  cette  espèce,  aurait  peut-être 
dû  en  conserver  des  spécimens,  comme  les  Américains  réservent, 


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Ll  SECBETA1RR  DK  M-  U  ittttttE  897 

sur  certains  territoires,  de  grands  espaçai  pour  servir  de  refuge 
aux  échantillons  presque  disparus  dm  hôtes  majestueux  de  leurs 
forêts  vierges.  Mais  je  n'ai  pas  fiai  de  te  conter  ma  visite  à  la 
chanoinesse. 

1  La  voyant  troublée,  agitée  à  Fexcès,  j'ai  craint  que  cet  esprit 
sans  équilibre  ne  fasse  éclater  un  beau  jour  quelque  maladresse 
qui  nous  rendrait,  elle  et  moi,  la  risée  du  château.  Pour  la  calmer, 
j'ai  tiré  ton1  portrait  de  ma  poche. 

—  Madame,  ai- je  dit,  je  vais  confier  un  secret  à  votre  honneur. 
Je  suis  fiancé.  Voici  le  portrait  dé  celle  que  j'aime. 

Là-dessus,  j'ai  ouvert  le  médaillon  et  mis  ton  image  sous  ses 
yeux.  L'eflet  salutaire  s'est  produit  aussitôt. 

—  Charmant  visage  I  a  déclaré  la  chanoinesse.  Quel  que  soit 
son  nom,  — je  ne  veux  pas  le  savoir,  —  il  saute  aux  yeux  qu'elle  est 
de  bonne  race...  Mais  alors,  qu'êtes- vous  venu  faire  à  C  1er  val? 

—  Gagner  quelque  argent,  ai-je  répondu  avec  une  certaine 
honte  d'avoir  à  prononcer  un  pareil  mot  dans  un  pareil  lieu.  Nous' 
ne  sommes  pas  riches... 

Elle  m'a  interrompu  par  un  soupir  où  j'ai  senti  une  bienveillante 
pitié  : 

—  Ah!  oui,  l'argent  1... 

Quoi  qu'il  en  soit,  elle  va  chercher  ailleurs  un  mari  pour  sa 
nièce  et  un  continuateur  pour  son  nom.  Et,  sans  le  savoir,  elle  a 
conquis  mon  amitié,  parce  qu'elle  a  dit  que  tu  es  belle,  et  parce 
qu'elle  sait  que  nous  nous  aimons.  Ce  noble  cœur  est  digne  de 
partager  nos  secrets,  ne  trouves- tu  pas? 

Voilà  une  longue  lettre,  et  cependant  ma  besogne  est  lourde. 
On  va  chasser  bientôt.  Ici,  nous  ne  sommes  pas  de  grands  chas- 
seurs, mais  néanmoins  on  prépare  une  «  ouverture  »  à  une  quin- 
zaine d'invités  appartenant  aux  deux  sexes.  Il  faut  préparer  les 
chambres,  qui  ont  toutes  des  noms  où  je  commence  à  me  recon- 
naître. Il  y  a  la  «  Bônnivet  »,  la  «  petite  Bonnivet  »,  la  «  Judith  », 
la  «  Mortemart  »',  la  chambre  a  des  Chasses  » ,  la  chambre  «  de3 
jumelles  ».  Ces  noms  viennent  d'une  tapisserie,  d'un  portrait, 
d'un  souvenir.  Quelquefois,  on  ne  sait  pas  d'où  ils  viennent  Les 
étages  aussi  ont  leurs  noms  :  celui  des  «  Philosophes  »,  celui  des 
«  Chevaliers  ».  Selon  les  cas,  les  habitants  de  ces  chambres  sont 
séparés  les  uns  des  autres  par  un  kilomètre  de  galeries  et  cinquante 
marches  d'escalier,  ou  par  une  simple  porté.  J'imagine  que  l'attri- 
bution des  billets  de  logement  doit  réclamer  tout  le  tact  et  toute 
l'expérience  de  la  duchesse.  Mais  elle  possède  ces  deur  qualités, 
surtout  la  seconde,  à  un  point  qui  excite  de  plus  en  plus  mon 
admiration. 


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8S8  UE  SKRtTAlBE  M  WT  U  DUGHSSSB 

Madekm  à  Philippe  Hurault* 

Nancy,  le  23  juillet. 

Merci  de  ta  lettre,  merci  de  tes  roses!  Les  pauvrettes  sont  arri- 
vées presque  mortes  de  fatigue,  après  un  tel  voyage.  Un  bon  bain 
les  a  remises.  Maintenant  elles  éblouissent,  elles  embaument.  Cher, 
tu  n'as  pas  tout  à  fait  menti  en  disant  qu'elles  étaient  pour  ta  mère, 
à  qui  je  les  ai  prêtées^  sauf  une  que  je  garde  sur  mon  cœur.  Pour 
que  chacun  de  mes  mouvements  me  fasse  sentir  sa  présence,  je 
lui  ai  laissé  une  petite  épine.  Ainsi  je  porte  le  cîlice  parfumé  de  la 
dévotion  à  mon  amour,  en  attendant  que  je  porte  sa  couronne,  à 
tous  les  yeux  visible. 

Mais  comme  tu  changes,  mon  Philippe  I  Non,  je  ne  veux  pas  dire 
que  tu  es  changé  en  mal  :  tes  roses  me  disent  le  contraire.  Mais  tu 
deviens  diplomate,  toi  qui  l'étais  si  peul  J'imagine  qu'il  faut  être 
diplomate  pour  vivre  au  milieu  du  grand  monde.  Aussi  je  te  par- 
donne, pourvu  que  tu  ne  sois  jamais  diplomate  avec  moi,  «  ta  petite  ». 

Je  te  pardonne  aussi  d'être  moins  modeste,  car  j'ai  toujours 
trouvé  que  tu  Tétais  trop.  Gomme  je  la  comprends,  cette  charmante 
vieille  qui  te  prend  pour  un  noble  seigneur  déguisé!  Je  l'adore 
(c'est  de  la  chanoinesse  que  je  parle  en  ce  moment) .  Désormais  la 
voilà  notre  confidente  et  mon  amie,  après  avoir  été  ma  plus  cruelle 
ennemie,  puisqu'elle  voulait  l'enlever  à  moi.  Je  ne  m'étonne  pas 
que  tu  l'admires  et  qu'elle  émousse  tes  armes,  fier  républicain! 
Vas- tu  changer  même  sous  ce  rapport?  Là,  par  exemple,  je  te  laisse 
tout  à  fait  libre.  Comment  pourrais-je  être  républicaine,  puisque 
j'ai  un  roi  :  Philippe  le  Bien- Aimé. 

T'invitera-t-on  aux  chasses?  D'une  part,  je  le  voudrais,  car  c'est 
ton  plus  grand  plaisir.  De  l'autre,  j'ai  peur  d'un  accident  au  milieu 
de  cette  fusillade.  Te  souviens -tu  de  ma  première  lettre,  qui  m'a 
valu  d'être  grondée  pour  «  ma  jalousie  »?  Mon  rêve  était  de  te  savoir 
enfermé,  invisible,  avec  tes  livres  de  comptes,  ou  bien  courant  les 
bois  et  les  métairies  pour  faire  ton  métier  d'intendant.  Seigneur!  il 
est  loin,  mon  rêve!  Le  duc  veut  te  faire  jouer  la  comédie;  sa  fille 
vient  fureter  dans  ton  bureau  ;  la  chanoinesse  veut  te  transformer 
en  marquis.  Et  voilà  juste  un  mois  que  tu  es  à  Clervall  Oh!  comme 
tout  cela  t'amuse  au  fond,  cher  Philippe!  Hélas!  ne  dois- je  pas 
craindre  que  tu  ne  t'ennuies  plus  tard?...  Pour  la  pauvre  Madelon, 
il  est  impossible  de  s'amuser  sans  toi,  et  encore  plus  de  s'ennuyer 
avec  toi.  Hors  de  ta  présence,  elle  existe,  voilà  tout! 
La  suite  prochainement.  Léon  DE  TiNSEâO. 

Droits  de  iraéitcjion  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays, 
y  comprit  la  Suède,  la  Norvège  et  le  Danemark. 


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LETTRE'S  INÉDITES 

DE  XAVIERIDE  MAISTRE 


A  SA   FAMILLE 


On  ne  connaît,  des  lettres  de  Xavier  de  Maistre,  que  celles  qu'a 
publiées  H.  Eugène  Réaume  en  1877  et  qui  sont  toutes  adressées  à 
des  amis  *.  L'éditeur  déplore  vivement  de  n'en  avoir  pas  trouvé  une 
qui  remonte  au  delà  de  1823,  bien  que  l'auteur  du  Lépreux  et  du 
Voyage  autour  de  ma  chambre  soit  né  en  1763;  encore  n'en  donne- 
t-on  qu'une  de  cette  soixantième  année,  la  seconde  étant  de 
mai  1828.  M.  Réaume  ne  doute  pas  «  que  les  membres  encore 
vivants  de  la  famille  de  Xavier  ne  possèdent  un  grand  nombre  de 
lettres  datant  de  son  séjour  en  Russie,  ou  même  antérieures  à  cette 
époque  ».  Mais  il  désespère  d'en  avoir  communication  après  les 
refus  qu'ont  déjà  essuyés  plusieurs  personnages  et  le  comte  de 
Marcellus  lui-même,  un  ami  pourtant  des  de  Maistre.  » 

Dans  l'excellente  étude  qu'il  a  écrite  ici  même  sur  Xavier  de 
Maistre  {Correspondant  de3  10  et  25  mars  1892),  M.  de  Lescure 
se  félicite  d'avoir  pu  feuilleter  «  un  des  dossiers  si  jalousement 
défendus  »  ;  mais  il  convient  qu'il  n'en  a  pu  faire  qu'un  usage  très 
discret.  «  Il  faut,  ajoute- 1- il,  ménager  ces  susceptibilités  et  ces 
effarouchements,  respectables  même  dans  leurs  excès.  » 

L'amicale  confiance  d'un  arrière- petit- fils  de  Joseph  de  Maistre 
nous  permet  aujourd'hui  de  satisfaire  plus  complètement  la  légitime 
curiosité  des  historiens  et  des  critiques.  Le  comte  Gonzague  de 
Maistre,  à  qui  sont  échues  la  plupart  des  lettres  de  famille  de  Xavier, 
nous  autorise  à  y  puiser  en  toute  liberté  ;  il  nous  permet  de  repro- 
duire in  extenso,  de  citer  partiellement  ou  de  résumer  cette  pré- 

*  Œuvres  inédites  de  Xavier  de  Maistre,  2  vol.  petit  in-12  elzévir,  chez 
A.  Lemerre,  Paris,  1877.  Cette  publication  nous  donne,  avec  de  la  cor- 
respondance, quelques  Essais  et  fragments.  Elle  se  recommande  surtout  par 
l'excellente  introduction  dont  elle  est  précédée  et  qui  est  bien  ce  qu'on 
possède  jusqu'ici  de  plus  complet  sur  Xavier  de  Maistre. 


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900  LfcTTBIS  WÉWnS 

rieuse  correspondance  sans  autre  woci  que  l'intérêt  même  des 
lecteurs.  C'est  ce  que  nous  allons  faire,  en  donnant  le  plus  de 
place  possible  au  texte  même.  Nous  n'ajouterons  à  ces  documents, 
tous  inédits,  que  le  peu  de  commentaires  indispensable  pour  en 
faire  voir  la  suite  ou  pour  en  expliquer  les  obscurités  de  détail. 
Il  va  sans  dire  que  nous  observerons  Tordre  chronologique;  en 
pareille  matière,  il  s'impose. 

I 

DU   PIÉMONT  EN   RUSSIE 

(1791-1800) 

La  première  lettre  que  nous  possédions  est  écrite  de  Fenestrelle, 
le  25  mars  1791,  au  chevalier  Nicolas  de  Maistre fl.  Quoique  nous  la 
reproduisions  surtout  pour  son  ancienneté,  le  sujet  ne  laisse  pas 
d'en  offrir  quelque  intérêt.  11  faut,  pour  la  comprendre,  se  rappeler 
que  Xavier,  alors  âgé  de  vingt  huit  ans,  était  officier  dans  l'iofan- 
terie  de  marine  sarde  : 

Est-ce  un  rêve?  J'ai  daté  ma  lettre  de  Fenestrelle;  tu  auras  su 
toutes  nos  affaires  par  la  voix  publique,  en  conséquence  tu  les  sauras 
mal.  Je  vais  t'en  donner  une  idée,  et  tu  avoueras  que  Je  suis  né  sous 
une  mauvaise  étoile.  Samedi  passé,  à  onze  heures  et  demie  du  matin, 
une  dizaine  de  soldats  qui  étaient  en  place  Saint-Charles,  se  jetèrent  à 
l'église  pour  ne  pas  aller  à  Fenestrelle.  Le  complot  a  été  fait  sur  deux 
pieds  et  dans  le  moment.  Dès  que  ces  mauvais  sujets  furent  à  l'église, 
d'autres,  qui  allaient  là  par  curiosité,  s'y  arrêtèrent  aussi  à  leur  solli- 
citation, en  sorte  que  dans  un  instant  le  nombre  alla  à  quarante  à  peu 
près,  mais  pas  davantage.  Dès  que  nous  en  fûmes  informés,  nons 
courûmes,  plusieurs  officiers,  avec  le  comte  Vital,  et  dans  l'instant  ils 
sortirent  tous.  Voilà  l'affaire  exactement  comme  elle  s'est  passée.  Le 
roi,  à  qui  on  en  avait  fait  la  relation,  dit  qu'on  avait  bien  fait  de  les  faire 

4  Le  comte  François-Xavier  de  Maistre,  président  du  Sénat  de  Savoie 
(1705-1789)  n'eut  pas  moins  de  quinze  enfants,  dont  cinq  moururent 
jeunes.  Il  faut  citer  à  part  Joseph,  l'ainé  et  le  plus  illustre  (1753-1821)  qui, 
de  son  mariage  avec  M,u  de  Morand,  eut  deux  filles,  Adèle  et  Constance, 
et  un  fils,  Rodolphe  (1789-1866),  qui  épousa  en  1820  M11'  de  Sieyeset  fut  la 
souche  des  de  Maistre  actuels.  Nommons  aussi,  une  fois  pour  toutes, 
ceux  avec  qui  Xavier  se  trouvera  en  correspondance  :  Nicolas  (1756-1836), 
appelé  aussi  le  chevalier  et  qui  fut  colonel  du  régiment  de  Savoie;  André 
(1757-1818),  doyen  du  chapitre  de  la  cathédrale  de  Chambéry,  qui  mourut 
évèque  nommé  d'Aoste;  Marie-Christine,  qui  épousa  M.  de  Vignet;  Anae- 
Marie,  qui  épousa  M.  de  Saint- Real;  Eulalie;  Jeanne-Françoise,  qui  épousa 
M.  de  Buttet;  Thérèse,  qui  épousa  M.  de  Constantin.  Xavier  (1763-I85ÎJ 
n'avait  après  lui  qu'un  frère,  appelé  Victor  et  qui  mourut  jeune. 


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DE  XAVIER  DE  MU8TRK  À  SA  FAMILLE  901 

sortir,  et  cela  paraissait  fiai.  L'après-midi,  tout  changea  de  couleur;  on 
fit  entrevoir  cela  au  roi  comme  une  rébellion;  on  eut  la  sottise  de  dire 
que  les  officiers  y  avaient  trempé  parleurs  discours  imprudents  devant 
les  soldats.  Enfin  d'une  niaiserie  on  a  trouvé  le  moyen  d'en  faire  un 
crime  qui,  s'il  existe  réellement,  n'a  pas  assez  été  puni,  et  qui,  s'il 
n'existe  pas,  ne  méritait  pas  le  bruit  qu'on  a  fait.  Tu  m'avoueras, 
mon  cher  ami,  qu'il  est  bien  cruel,  lorsqu'on  n'a  rien  à  se  reprocher, 
de  s'entendre  faire  des  harangues  les  plus  humiliantes  et  les  plus 
dures,  par  le  gouverneur  et  par  tous  ceux  qui  nous  commandent.  Les 
bals  et  les  plaisirs  de  l'hiver  ne  m'ont  jamais  fait  manquer  une  visite 
au  quartier.  Je  puis  te  jurer  que  je  n'ai  pas  dit  une  seule  parole  à  ce 
sujet  devant  aucun  individu  du .  régiment,  sergents  ou  soldats  ;  et  je 
suis  compris  dans  le  nombre  des  gens  indisciplinés  et  turbulents;  on 
nous  fait  partir  comme  des  voleurs,  et  le  public  fait  mille  contes 
absurdes  et  injurieux.  Je  suis  fort  mécontent,  et  je  t'assure  que  je  ne 
sers  plus  avec  plaisir. 

Tu  peux  t'imaginer  ma  situation  à  mon  départ  de  Turin,  le  chagrin 
de  partir  et  de  partir  de  cette  manière,  les  affaires  sans  nombre  qu'une 
semblable  précipitation  m'avaient  données.  Je  me  jetai,  à  minuit,  sur 
la  paille  qui  était  restée  dans  ma  chambre,'  tout  botté,  harassé  de 
fatigue  et  de  rage.  Je  commençais  à  m'assoupir  lorsque  j'entendis 
crier  de  tous  côtés  au  feu.  Figure-toi  ce  qu'on  aurait  dit  de  nous,  si 
nous  avions  encore  brûlé  le  quartier  avant  de  partir.  Cette  réflexion 
fut  la  première  qui  se  présenta  à  mon  esprit  lorsque  je  m'éveillai.  Je 
me  sentis  saisi  d'un  mouvement  de  désespoir  si  violent  que  je  jurai, 
en  montant  sur  le  couvert,  de  me  précipiter  dans  le  feu  si  je  ne  pou- 
vais l'éteindre;  crois  que  je  n'y  aurais  pas  manqué.  Le  feu,  qui  était  à. 
une  cheminée,  fut  éteint  dans  l'instant.  Mais  le  soir,  en  me  couchant 
à  Orbassan,  les  genoux  me  tremblaient  comme  lorsqu'on  a  éèbappé  à 
un  gnàà  danger.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  pourra  me  consoler  de  tout 
ceci.  Je  voudrais  bien,  lorsque  j'aurai  paisiblement  achevé  ma  garnison 
de  Feneslrelle  et  qu'on  awt  oublié  tout  ceci,  trouver  quelque  manière 
de  me  retirer  et  de  trouver  ma  subsistance  ailleurs.  Adieu.  J'attends 
tes  lettres  pour  l'arrangement  de  mes  âflkires  à  Turin.  Dis-moi  ce 
qu'on  dit  de  nous  dans  le  public. 

On  imagine  bien  que  le  désespoir  do  jeune  et  sensible  officier 
n'eut  pas  de  suites  sérieuses.  Il  resta  dans  l'armée,  sua  languir 
trop  longtemps  à  Fepestretle.  Nous  avons  des  lettres  datées 
d'Aoste  en  1794  et  1798;  elles  sont»  d'ailleurs  sans  grand  intérêt. 
L'année  1799  nous  le,  qefttre  mèM  &  des  événements  d'une  tout 
autre  importance.  Voja&l  le  Piémont  occupé  par  les  Autrichiens, 
qnll  déteste,  il  qukte  tarin  le  7  octobre  pour  rejoindre  Tannée 


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902  LITTRiS  WJJûITÏS 

russe  en  Suisse.  11  va  seul,  avec  un  porteur,  de  Bellinzona  à 
Feldkirch,  où  il  trouve  le  général  Bagration  qull  suit  à  Lindau. 
De  là  il  écrit,  le  26  octobre,  à  sa  sœur  M"a  de  Buttet,  restée  à 
Turin  : 

Depuis  le  7  octobre  que  je  suis  parti  de  Turin,  je  n'ai  pas  eu  la 
moindre  nouvelle  de  personne,  pas  même  des  événements  politiques. 
Ce  n'est  pas  un  reproche,  mais  seulement  pour  te  donner  une  Idfée  de 
mon  chagrin.  H  me  reste  toujours  un  fond  d'inquiétude  sur  la  manière 
dont  on  aura  pris  mon  départ  brusque  de  Turin.  Je  crains  fort  qu'on, 
ne  m'en  fasse  une  affaire  difficile  à  arranger.  Cependant  Clermont 
s'est  chargé  de  ma  lettre  au  duc  d'Aoste,  et  ce  prince  m'a  promis  de 
m'obtenir  l'agrément  du  comte  de  Saint-André.  Je  t'écris  toujours  à 
toi-même  pour  ce  que  je  veux  dire  à  Savoie1.  11  me  [semble,  depuis 
mon  équipée,  que  tout  le  monde  doit  aussi  être  parti,  excepté  toi, 
cependant.  Je  t'ai  encore  écrit  par  des  muletiers  qui  mettront  la  lettre 
à  la  poste  d'Alexandrie;  un  négociant  se  charge  de  faire  parvenir 
celle-ci.  Quelqu'une  arrivera. 

H  paraît  que  nous  entrons  en  quartier  d'hiver;  tu  vois  que  je  n'ai 
guère  pris  mon  temps.  Nous  devons  partir  d'ici  pour  aller  sur  le 
Danube;  d'autres  croient  que  ce  n'est  qu'un  leurre  et  qu'on  agira. 
En  atteadant,  me  voilà  établi  à  l'avant-garde  russe,  à  la  suite  du 
général  prince  Bagration.  Je  mange  à  la  table  d'état  du  grand-duc,  et 
le  général  me  fournit  un  cheval  qui  me  transporte  où  je  dois  aller. 
J'ai  un  uniforme  vert  de  pomme  avec  le  collet  et  parement  couleur 
de  brique.  Voilà  tout  ce  que  je  sais  de  moi,  et  tu  n'en  exigeras  pas 
davantage,  sans  doute.  Ce  matin,  j'ai  dîné  chez  le  fameux  maréchal 
Souvarov.  On  lui  a  dit  que  j'étais  peintre  et  que  je  voulais  faire  son 
portrait.  «  Eh  bien,  oui,  a-t-il  dit,  et  si  je  ne  me  tiens  pas  bien,  vons 
me  donnerez  un  soufflet.  »  Yoilà  quelle  a  été  ma  réception.  Il  a  reçu 
en  môme  temps  le  prince  de  Gondé  et  le  duc  de  Berry,  avec  leur  suite, 
dans  la  même  chambre.  Il  avait  mal  à  un  pied,  et,  d'une  jambe,  il 
était  ea  botte,  tandis  que  l'autre  était  chaussée  d'un  bas  de  01  et  le 
pied  d'une  pantoufle  rouge.  Quoiqu'il  parle  assez  bien  le  français, 
son  neveu,  le  prince  Coniakof  expliquait  ordinairement  tout  ce  qu'il 
disait  au  prince  français.  On  a  servi  pour  petite  entrée  une  énorme 
tête  de  cochon,  après  quoi  la  soupe;  et  avant  de  se  mettre  à  table, 
on  a  présenté  à  la  ronde  du  salé  cru  coupé  en  morceaux  de  toutes 
formes. 

Je  ne  puis  rien  te  dire  de  ma  situation,  car  je  l'ignore  moi-même; 
et  pour  savoir  ce  qu'il  en  sera  de  moi  il  faudrait  connaître  la  manière 
de  penser  et  d'être  des  Russes,  et  il  est  difficile  de  s'en  faire  une  idée. 

4  Son  fnôre  Nicolas,  colonel  du  régiment  de  Savoie. 


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DE  XAVIER  DR  IfÀISTIB  À  SA  FAMILLE  903 

Il  m'y  a  aucun  rapport  avec  ce  que  j'ai  vu  dans  ma  vie,  ni  pour  les 
mœurs  ni  pour  les  idées,  h  pari  quelques  jeunes  gens  qni  .ont  pris, 
su  moins  en  apparence,  nos  mœurs  et  nos  manières. 

Le  général  auquel  je  suis  attaché  m'a  rendu  et  me  rendra  service, 
sans  cependant  s'intéresser  à  moi.  Si  je  lui  disais  que  j'ai  besoin  de 
son  cheval  pour  retourner  en  Piémont  et  de  ses  boites  pour  me 
chausser,  il  ne  trouverait  pas  cela  extraordinaire;  et  je  suis  bien  sèr 
que  le  lendemain  il  aurait  oublié  son  cheval  et  ses  bottes  et  encore 
plus  parfaitement  le  cavalier.  Du  reste,  on  entre  et  on  sort  de  chez 
ces  Messieurs,  on  fume,  on  siffle,  on  prend  du  tabac  dans  leur  taba- 
tière sans  qu'on  pense  à  le  trouver  mauvais,  et  on  est  avec  eux  aussi 
bien  le  premier  jour  que  le  dernier. 

Je  n'ai  point  encore  vu  d'affaire  qui  bien  me  fâche,  mais  cela  viendra. 
La  vie  est  assez  bonne,  je  profite  du  temps  de  repos  pour  apprendre 
le  russe.  Je  commence  à  le  lire,  mais  non  à  le  comprendre.  J'ai 
attrapé  une  grammaire  que  je  suce  de  mon  mieux.  Ne  manque  pas 
de  dire  à  Savoie  qu'il  plaide  ma  cause  pour  obtenir  la  conservation 
de  mon  emploi  et  de  ma  paie;  sans  cela  on  ne  peut  manger;  et  il  ne 
suffit  pas,  comme  tu  sais,  de  manger  pour  vivre,  il  faudrait  pour  cela 
rester  toute  sa  vie  à  table  et  ne  jamais  rien  faire  autre.  Ne  manque 
pas  de  me  donner  des  nouvelles  de  tout  le  monde  et  de  mes  propres 
affaires.  J'aurais  le  plus  grand  besoin  d'avoir  une  lettre  du  bureau  de 
la  guerre  portant  permission  de  servir  à  l'armée  russe,  comme 
Tillette  chez  les  Autrichiens.  La  faveur  de  conserver  mon  ancienneté 
et  ma  paie  doit  être  aisée  à  obtenir,  puisque  Galaté  et  Yenanzon  l'ont 
eue.  11  faut  prier  la  Buron,  si  elle  n'est  pas  brouillée  avec  moi,  et 
tous  les  saints  de  Turin.  Alors  je  serai  fort  bien  et  cela  pourra  m'étre 
utile.  Mais  ce  commencement  est  difficile.  Savoie  te  dira  quels  étaient 
mes  moyens  à  mon  départ,  et  tu  jugeras  de  ce  qu'ils  sont  maintenant 
Il  faut  donc  faire  l'inimaginable  et  m'informer  de  tout  afin  que  je 
prenne  un  parti,  car  ,si  on  prend  mal  mon  équipée  et  que  je  n'obtienne 
rien  en  Piémont,  je  ne  pourrai  continuer  ici  et  je  resterai  dans  la  pre- 
mière ville  où  je  trouverai  des  portraits  à  faire.  Je  commence  mes 
aventures  un  peu  tard,  mais  je  ne  m'en  repens  pas,  et  j'avais  une 
telle  nécessité  de  sortir  de  ma  léthargie  h  Turin,  que  je  serais  tombé 
malade  de  chagrin  sans  savoir  de  quelle  espèce  il  était.  Je  suis  comme 
un  homme  échappé  d'un  cachot  et  qui  6e  sauve  dans  un  désert;  en 
est  toujours  bien  aise  de  changer  de  situation.  Depuis  que  nous 
sommes  ici,  le  temps  est  sombre  et  triste,  le  lac  est  désert  parce  que 
les  Français  sont  à  l'autre  bord;  les  boutiques  sont  fermées  à  cause 
des  Cosaques;  ou  ne  voit  que  des  chevaux,  des  Russes,  des  Russes  et 
des  chevaux.  D'ailleurs  aucun  intérêt  d'amitié  ou  de  liaison  ne  vermt 
ce  triste  pays  peur  moi.  Ces  hommes  qui  ne  parient  pas  la  même 


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904  '       •     LITTRIS  INÉDITES         '      ■ 

langue  que  moi  me  semblent  des  estampes  qui  ne  servent  que  pour 
les  yeux,  et  le  pays  n'est  qu'un  paysage.  Ce  matin,  j'ai  été  au  port, 
j'ai  attendu  longtemps  une  barque  qui  venait' de  Bregentz.  J'ai  vu  avec 
plaisir  qu'elle  était  chargée  de  raves;  j'ai  vu  beaucoup  de' piquets  dans 
l'eau,  et  je  suis  revenu  chez  moi  pour  te  faire  part  de  mes  observations. 
•  J'ai  aussi  écrit  dans  les  mémoires  de  ma  campagne,  à  l'article  de 
cette  petite  ville  :  Lindau  :  dés  piquets  dans  Veau,  ce  qui  suffira 
aux  voyageurs,  d'autant  plus  qu'on  n'est  pas  obligé  d'y  passer  parce 
qu'elle  est  dans  une  île... 

Tandis  qu'il  prend  part  à  la  célèbre  retraite  de  Souvarov,  des 
lettres,  datées  de  Crombach  et  d'Augsbourg,  neas-  le  montrent 
livré  à  la  plus  grande  incertitude  sur  son  propre  sort  et  sur  celui 
de  l'armée  russe.  Le  31  décembre,  il  écrit  de  Prague  à  son  frère 
Joseph,  «  régent  de  la  chancellerie  de  Sardaigne,  à  Cagliari  »  : 

Le  peu  de  succès  de  toutes  les  lettres  que  j'ai  écrites  à  mes  amis  à 
Turin,  c'est-à-dire  l'impossibilité  où  l'on  est  d'en  faire  parvenir  par  la 
poste  m'a  ôté  jusqu'à  l'idée  d'écrire  en  Sardaigne.  Cependant  je  suis 
sûr  que  celle-ci  ira  à  Florence,  et  de  là,  j'espère,  où  tu  es.  Me  voici  à 
Prague  pour  l'hiver  probablement.  Je  m'acheminais  en  Russie  si 
l'armée  y  était  allée,  pour  ne  savoir  que  faire.de  mieux,  car  retourner 
en  Piémont  avant  que  le  roi  y  soit,  je  ne  m'y  résoudrai  jamais.  Il  est 
assez  singulier  que,  pour. ne  pas  voiries  Autrichiens,  je  vienne  m'éta* 
blir  en  Allemagne.  Je  n'ai  rien  d'intéressant  à  te  dire  sur  mon 
équipée;  j'ai  fait  beaucoup  d'étapes  les  unes  sur  les  autres  jusqu'à  ce 
que  j'arrivai,  il  y  a  quinze  jours,  à  Ratisbonne.  Je  vis' là  toute  la 
compagnie  de  la  Diète  chez  le  prince  La  Touc-Taxis.  Il  n'y  avait  là  que 
moi  qui  n'eût  point  de  crachat.  J'ai  fait  le  portrait  de  la  princesse  de 
La  Tour,  sœur  de  la  reine  de  Prusse;  elle  l'a  accordé  à  mon  général 
le  prince  Bagration.  Je  fais  à  présent  celui  du  grand  Souvarov;  il  me 
donne  des  séances,  chose  qu'il  fait  pour  la  première  fois  de  sa  vie.  Il 
paraît  que  nous  retournerons  contre  les  Français,  et  que  les  petites 
mésintelligences  qui  avaient  causé  notre  départ  précipité  de  la  fron- 
tière finiront  de  disparaître  pendant  le  quartier  d'hiver.  On  commence 
à  raisonner  sur  le  théâtre  où  nous  devons  représenter.  Sera-ce  sur  le 
Rhin,  en  Suifese  ou  en  Provence?  car  on  ne  parle  rien  moins  que  de 
retourner  en  Italie  pour  passer  en  France.  0  combien  de  projets  j'ai 
déjà  ouï  faire,  sans  compter  les  miens  I  Mais  depuis  longtemps  je  n'en 
fais  plus;  je  me  laisse  entraîner  par  la  rivière  dans  laquelle  je  suis 
tombé.  Le  généralissime  Souvarov  a  demandé  de  l'emploi  en  Russie 
pour  moi.  Je  serai  sûrement  placé.  Mais  quelle  place  et  quel  service 
pour  les  subalternes!  Les  appointements  na  suffisent  pas,  à  moins  de 
vivre  en  soldat  ;  on  va  dans  un  village  à  cent  lieues  de  toute  société, 


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DE  XAVIER  Dl  MA1STIK  A  SA  f AM1LLP  S05 

et  on  y  resté  toute  la  vie.  Si  le  Piémont  reste  aux  Autrichiens,  ce  sera 
mieux  que  rien.  Depuis  mon  départ,  je  n'ai  pas  eu  d'autres  nouvelles 
de  Turin  qu'un  biHet  de  quatre  ligues  de  Savoie.  J'ignore  absolument 
comment  vous  êtes  dispersés.  Je  ne  te  dis  seulement  pas  de  m'écrire, 
car  je  ne  recevrais  pas  ta  lettre;  elles  sont  régulièrement  interceptées. 
J'espère  que  ma  lettre  te  parviendra  et  te. tranquillisera  sur  mon  sort. 
Je  serai  fort  bien  tant  que  l'armée  ne  retournera  pas  en  Russie,  et 
dans  ce  temps,  j'espère  que  nos  troupes  seront  formées  et  je  ne  lais- 
serai pas  le  Piémont  pour. la  Sibérie.  Je  vais  faisait: beaucoup  de 
portraits,  je  compte  envoyer  celui  de  Souvarov  au  roi.;  J'ai  aussi 
commencé  le  second  volume  du  Voyage  f.  Je  l'ai  trouvé  partout;  il 
est  traduit  en  allemand.  On  en  a  fait  un  autre  intitulé.:  Second 
voyage  autour,  etc.,  aussi  traduit,  très  joli,  et  une  troisième  imita- 
tatioD,  Voyage  dans  mes  poches,  médiocre.  Voici  toute  la  cohue  qui 
arrive.  Adieu...  •.»'.-• 

L'incertitude  ne  fat  pas  de  longue  dorée.  Le  26  janvier  1800 
Xavier  écrit  às**3MnyM"*#e**ttet  : 

a 

Je  pars  décidément  pour  la  Russie;  je  n'ai  aucune  réflexion  à  faire; 
l'armée  part,  et  je  la  suis,  ne  pouvant  faire  autrement.  Le  départ  de 
cette  armée  pourrait  avoir  des  suites  pour  le  Piémont.  Si  j'avais  les 
moyens  de  retourner  là,  y  serais-je  placé?  L'incertitude  de  toutes 
choses  me  détermine;  il  en  sera  ce  qui  plaira  à  Dieu.  L'armée  part,  ou 
du  moins  le  quatrième  général,  le  30  courant.  Je  ne  sais  point 
encore  si  j'irai  avec  le  quatrième  général  ou  non.  Je  suis  très 
tranquille  sur  mon  sort,  et  je  ne  suis  pas  fâché  de  voir  la  Russie, 
persuadé  que,  si  le  Piémont  revient  à  son  ancien  maître,  je  retom- 
berai toujours  sur  mes  pieds  quoi  qu'il  arrive;  et,  s'il  était  nou- 
vellement bouleversé,  il  ne  serait  pas  mal  d'être  ici.  Je  n'ai  donc 
d'autre  inconvénient  que  l'inévitable  angoisse  de  quitter  tout  ce  qui 
m'intéresse  pour  entrer  dans  un  avenir  incertain.  La  plaie  est  grande 
et  difficile  à  guérir.  Il  est  inutile  maintenant  que  tu  m'écrives.  Je  sois 
fâché  que  Savoie  ne  m'ait  rien  dit  de  Saint-Réal a.  Je  pense  oependant 
que  tu  peux  encore  écrire  à  Gracovie  où  nous  passerons.  Hasarde 
toujours  une  lettre  là;  toutes  celles  que  Yenançon  a  reçues  de  sa 
famille  sont  encore  en  date  de  novembre;  rien  n'égale  la  lenteur  de 
cette  malheureuse  correspondance.  J'ai  beaucoup  fait  de  connais- 
sances ici  et  à  Ratisbonne,  qui  m'ont  toutes  été  procurées  par  le 
Voyage' autour  de  ma  chambre.  J'espère  qu'il  m'en  fera  frire  aussi 
à  Pétersbourg,  si  j'y  vais.  Je  suis  un  grand  benêt  de  n'avoir  pas  su 
faire  le  second  volume.  J'avais  besoin  d'être  un  peu  émoustiUé,  et  tu 

1  Premier  projet  de  l'Expédition  nocturne  autour  de  ma  chambre. 
*  Son  beau-frère. 


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*8  LETTHBS  MIÉD1TES> 

verras  que  je  me  corrigerai,  quoique  un  peu  tard.  J'ai  reçu  ta  lettre 
4e  change  ici,  oà  je  l'ai  facilement  eaigée,  et  oà  «fie  est  arrivée  assez 

2  propos.  Je  souhaite  que  tous  paissiez  tous  rembourser,  le  voyage 
ne  me  coûtera  pas  grand  chose,  et  j'ai  la  certitude  que  je  me  tirerai 
d'affaire.  Aussi  ne  soyez  point  inquiet  sur  la  promenade  que  je  fais. 
Quand  ta  écriras  au  comte4,  dis-loi  tout  ce  que  tu  sais  de  moi,  et 
tout  ce  que  je  voudrais  lui  dire  ainsi  qu'à  Saint-RéaL  Je  te  prie  aussi 
d'écrire  on  petit  mot  à  ma  dauphine  ;  H  faut  que  tu  fasses  cet  effort  de 
générosité.  Et  si  le  modérantisme  permet  qu'on  ait  des  relations  es 
Savoie,  tu  parieras  bien  aussi  un  peu  de  moi  à  Faachetfe  et  com- 
pagnie. Toutes  mes  pauvres  affections  se  trémoussent  à  la  fois  dans 
mon  cœur,  et  je  suis  comme  une  novice  religieuse  qui  va  faire  ses 
vœux;  toute  sa  résignation  la  soutient,  mais  au  fond  de  l'âme,  si  on  la 
mariait,  on  lui  ferait  plaisir.  Et  moi,  je  m'en  retournerais  volontiers 
si  je  pouvais;  mais  je  vais  gaiement.  Je  remercie  toute  la  maison 
Costa  de  son  bon  souvenir;  la  pensée  de  mes  amis  me  soutient  dans 
l'éloignement.  Adieu,  ma  bonne  Jane.  Je  t'écrirai  toujours  de  toutes 
les  stations  principales.  t 

H 

DE   L'ARRIVÉE   EN   RUSSIE  JUSQUE   1,'lNSTALLATlQN    A    *ÉTEBS*OCJUi. 
—   SÉJOUR   1»  MOSCOU. 

(1800.(805) 

Une  lettre  adressée  de  Kobrin  en  Pologne  à  son  frère  Le  cbevaUer, 
Le  17  mars  1800,  noue  apprend  qu'il  est  formellement  engagé 
depuis  le  1er  mars  au  service  de  la  Russie,  mais  qu'il  se  préoccupe 
encore  de  conserver  son  grade  en  Piémont.  11  a  reçu  un  commen- 
cement de  sotde  et  «  passé  les  premières  difficultés  ».  11  n'est 
retenu  en  Pologne  que  par  une  maladie  de  Souvarov;  sans  cet 
accident,  dit-il,  il  serait  déjà  à  Péiersbourg.  Le  sort  on  plutôt  son 
humeur  tourna  bientôt  les  événements  dans  un  autre  sens.  Dana 
une  lettre  écrite  die  Moscou,  le  29  décembre  1 801,  à  son  frère  Nicolas 
par  l'intermédiaire  de  Joseph,  et  reçue  de  celui-ci  à  Cagliari  le 

3  avril  1802 2,  —  tant  étaient  lentes  las  communications,  —  nous 
apprenons  qu'il  a  renoncé  à  l'armée  et  demandé  son  congé,  sans 
l'avoir  encore  obtenu,  du  reste.  Il  vit  de  son  talent  de  portraitiste  : 

Je  reçois  aujourd'hui  seulement  ta  lettre,  mon  cher  ami.  Il  y  avait 

1  A  son  frère  Joseph. 

2  En  tète  de  toutes  les  lettres  qu'il  reçoit  de  «on  frère,  Joseph  prend  soin 
de  noter  le  jour  exact  de  l'arrivée.  Ce  nous  est  d'un  grand  secours  pour  en 
fixer  la  chronologie,  Xavier  omettant  pariais  teate  iudicatioa  de  date  et 
de  lieu. 


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de  xayiir  m  nmm  a  sa  famille  sa? 

si  longtemps  que  je  n'avais  plus  revu  de  ton  écriture  J  Tu  ne  compren- 
dras jamais  le  plaisir  .que  j'ai  «eu  em  ouvrant  le  gros  paquet  du  comte. 
Il  a  été  un  peu  diminué  en  voyant  que  tu  n'es  pas  dans  une  position 
stable  ;  la  mienne  est  bonne  maintenant  ;  et  quoique  je  t'aie  déjà,  ou  au 
comte,  narré  tout  cela  dans  une  très  longue  épître,  je  t'en  dirai  encore 
quelque  chose.  J'ai  demeuré  une  année  entière  logé  chez  un  prince 
Gagarrô,  où  j'étais  avec  tout  l'agrément  imaginable;  j'étais  chez  lui 
comme  tu  «s  chez  moa  frère.  Mais  son  espoir  était  que  je  me  char- 
gerais de  l'éducation  de  son  jeune  fils.  J'avais  eu  ce  projet  lors  du 
règne  de  Paul  Ier,  parce  que,  ne  voulant  être  militaire  absolument  sous 
ce  régime,  je  n'avais  d'autres  ressources.  Lorsque  je  me  suis  vu  libre 
de  faire  à  ma  volonté  et  que  je  n'ai  plus  craint  d'être  renvoyé  ou  mis 
en  Sibérie,  je  me  suis  ressouvenu  de  mes  anciens  dadas  et  je  m'y  suis 
livré.  J'avais  désiré  longtemps  d'entrer  dans  le  corps  des  cadets;  le 
grand-duc  lui-même  me  l'avait  fait  espérer;  il  est  le  chef  de  ce  coqas 
où  les  officiers  ont  le  logement,  la  table,  une  bonne  paie  et  le  séjour 
stable  à  Pétersbonrg.  Mais  les  officiers  se  sont  vivement  opposés  à 
cette  traverse  qu'ils  ont  subodorée.  Le  grand-duc  ne  s'intéressait  que 
faiblement  à  moi.  Gela  n'a  pas  *eu  lieu  sous  le  règne  passé,  et  lorsque, 
sous  celui-ci,  j'aurais  pu  facilement  réussir,  je  n'en  avais  plus  d'envie. 
La  crainte  de  recommencer  une  carrière  subalterne  et  pénible,  la  diffi- 
culté de  la  langue,  que  je  ne  saurai  jamais  bien,  et  plus  que  tout 
peut-être,  la  possibilité  de  vivre  libre,  m'ont  fait  penser  à  quitter  le 
servioe.  Tu  ne  peux  te  figurer  ce  que  c'est  qu'un  capitaine  au  service 
russe.  Un  Russe  qui  serait  capitaine  à  mon  %e,  ne  serait  pas  reçu  en 
bonne  compagnie  ;  ici  le  grade  est  tout.  Or  comme  les  domestiques  de 
la  cour  ont  des  grades  et  que  quelques-uns  sont  colonels,  les  mar- 
chands en  ont,  les  employés  civils  quelconques  en  ont,  il  s'ensuit 
<qu'on  ne  peut  sortir  de  place  sans  être  obligé  de  filer  doux.  Cela  n'a 
pas  lieu  pour  les  étrangers,  qu'on  traite  différemment.  Toutefois  il 
n'est  pas  possible  à  quelqu'un  qui  a  eu  une  éducation  semblable  à 
la  nôtre  de  servir  ici  dans  mon  grade.  D'ailleurs  il  n'y  a  pas  de  quoi 
vivre;  quoiqu'on  ait  augmenté  d'un  quart  la  paie  de  tous  les  officiers, 
elle  n'égale  pas  encore  la  nôtre  en  Piémont.  J'aurais  aussi  fort  aimé 
d'être  employé  dans  les  mines;  Gela  n'aurait  pas  été  impossible  si  tu 
avais  été  à  Pétersboctrg  pour  courir  pour  moi  et  faire  des  visites,  mais 
je  n'ai  pu  vaincre  mon  naturel -et  je  le  jure  que  c'est  vraiment  que  je 
ne  puis  pas  être  actif  et  intrigant  rf  ne  me  restait  donc  plus  que  d'être 
peintre,  et  voilà  ce  qui  était  réellement  mon  fait.  Je  n'ai  eu  aucune 
démarche  à  faire;  j'ai  seulement  déclaré  à  quelques  amis  que  je  ferais 
dorénavant  des  portraits  à  cent  cinquante  roubles.  Il  y  a  eu  fureur  au 
commencement;  j'ai  gagné  près  de  quatre  mille  livres  de  notre  mon- 
naie dans  les  trois  premiers  mois.  Depuis  lors,  cela  c'est  un  peu 


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ralenti;  mais  je  comptai*  alors,  lorsque  les  jours  étaient  assez  beaux 
pour  me  permettre  de  travailler;  qae  je  gagnais  cinq  loois  par  joar. 
Or  tu  sais  qu'ici,  en  hiver,  les  jours  n'ont  guère  que  trois  heures  de 
bonne  clarté,  ta  vois  qae  je  les  employais  bm. 

J'ai  tout  de  suite  payé  cinq  oents  roubles  de  menues  dettes  aux 
camarades  et  tailleurs;  j'ai  monté  ma  garde-robe  et,  pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  j'ai  vingt-quatre  chemises;  je  n'ose  pas  te  dire  qu'elles 
sont  de  toile  de  Hollande.  J'ai  placé  soixante  louis;  j'en  ai  prêté  mala- 
droitement trente  et  j'en  ai  quarante  en  poche.  Si  cela  ne  fait  pas  le 
compte,  le  diable  sait  où  est  le  reste,  car  il  y  a  bientôt  cinq  mois  que 
je  peins  et  il  me  semble,  à  vue  d'oiseau,  que  je  devrais  avoir  plus 
d'argent.  —  Revenons.  J'étais  donc  à  Pélersbourg,  chez  mon  prince, 
qui  a  suivi  l'empereur  au  couronnement  et  que  j'ai  accompagné  ici. 
Lorsqu'il  a  voulu  partir  j'ai  été  plusieurs  jours  dans  des  angoisses 
inexprimables;  il  faisait  semblant  de  ne  pas  comprendre  que  je  voulais 
le  quitter  et  me  dégoûtait  par  toutes  les  raisons  possibles  de  mon 
projet  pittoresque.  Je  l'aime  vraiment  beaucoup  et  il  m'avait  témoigné 
tant  d'amitié,  il  m'avait  été  si  utile  dans  un  moment  pénible,  par 
l'asile  qu'il  m'avait  offert  chez  lui,  que  je  ne  savais  comment  me 
décider.  Cependant  je  l'ai  fait,  je  l'ai  laissé  repartir  seul  en  lui  pro- 
mettant d'être  de  retour  chez  lui  au  1er  janvier,  parole  à  laquelle  il 
me  faudra  manquer  sous  peine  de  faire  deux  cents  lieues  dans  trois 
ou  quatre  heures,  car  je  t'écris  maintenant  en  date  du  31  décembre. 
Je  suis  maintenant  logé  chez  la  princesse  Anne-Petrowna  Schakowskoî, 
à  peu  près  comme  j'étais  chez  Gagarin  à  Pétersbourg.  C'est  elle,  en 
grande  partie,  qui  m'a  procuré  les  portraits  que  j'ai  faits  dans  le  com- 
mencement. J'ai,  vis-à-vis  de  chez  elle,  un  charmant  atelier  pour  l'huile; 
je  fais  la  miniature  chez  moi.  Je  dîne  là  et  j'y  passe  ma  vie.  11  n'y  a 
point  d'homme  dans  la  maison  :  une  mère  jolie  comme  Mme  Dunoyer 4 
et  dans  ce  genre  ;  quatre  jeunes  princesses,  deux  nièces  composent  la 
maison.  Il  y  vient  quelques  bons  amis.  Le  soir,  on  lit,  on  jase,  on  fait 
des  petits  jeux,  on  joue  à  colin-maillard  et  on  est  déjà  accoutumé  à  me 
-voir  seul  contre  le  poêle,  triste;  vieux  et  blême,  ne  pouvant  pas  me 
forcer  à  rire.  Cependant  quelquefois  je  me  déride,  j'ouvre  mon  grand 
bêtisier  des  autres  fois  et  je  suis  alors  quatre  fois  plus  gai  que  tous  les 
autres.  Cela  me  réconcilie  insensiblement  avec  tous  ceux  que  mon 
premier  aspect  avait  glacés  et  prévenus  contre  moi.  Tu  vois  tout  cela 
comme  si  tu  y  étais.  Il  me  faudrait  me  répandre  dans  le  monde,  aller, 
venir,  rencontrer  les  gens  et  faire  voir  mes  portraits;  mais,  hélas!  le 
cœur  u*e  manque;  cela  va  par  le  courant  et  rien  de  plus.  Cette  occu- 
pation fait  tout  mon  bonheur;  elle  m'empêche,  au  moins  pendant  le 

1  Cousine  par  alliance  dés  de  Malstre. 


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DE  XàVIBR  DE  MÀISTRE  À  SA  FAMILLE  909 

travail,  de  penser  que  je  suis  vieux,  plus  peut-être  encore  que  toi, 
mais  elle  ne  me  le  fait  pas  oublier.  Je  me  promène  toujours  en  Sar- 
daigne  ou  à  Chambéry,  souvent  à  la  cité  d'Aoste  et  partout  où  j'ai  des 
affections,  et  je  vois  toujours  que  rien  ne  peut  remplacer  les  premières. 
Il  est  toujours  une  autre  terre  à  laquelle  on  pense  malgré  soi.  Au 
reste,  ce  n'est  pas  la  terre  que  je  regrette;  plût  à  Dieu  que  mes  amis 
fussent  ici,  je  ne  penserais  plus  à  en  sortir. 

Une  lettre  du  30  janvier  à  Tune  de  ses  sœurs,  Mme  de  Vignetr 
annonce  avec  quelle  satisfaction  il  a  obtenu  de  l'empereur  «  son 
congé  absolu  avec  le  grade  de  major,  la  permission  de  porter  l'uni- 
forme et  une  gratification  de  cinq  cents  ducats,  ce  qui  fait  cinq 
mille  livres  de  Piémont  à  peu  de  chose  près  » .  Dans  les  quatre 
derniers  mois,  il  a  fait,  malgré  la  brièveté  des  journées,  vingt  por- 
traits à  15  louis  pièce.  Il  emploie  le  temps  qui  lui  reste  à  peindre 
des  paysages  ;  «  c'est  le  genre  pour  lequel  il  croit  avoir  le  plus  de 
facilité  et  qui  fait  son  bonheur  ».  Le  soir,  il  va  dans  le  monde  et  y 
est  fort  bien  accueilli.  Dans  ces  conditions,  il  ne  peut  manquer  de 
s'attacher  à  la  Russie,  ce  Tu  sens,  dit-il,  que  cela  doit  me  donner 
de  l'affection  pour  ce  pays- ci  et  qu'il  ne  me  convient  pas  de  le 
quitter  sitôt.  J'ai  maintenant  la  perspective  consolante  d'avoir  du 
pain  dans  ma  vieillesse,  si  Dieu  me  condamne  à  devenir  vieux.  » 
Le  10  février  1802,  il  expose  avec  entrain  sa  situation  à  Joseph, 
toujours  régent  de  la  grande  chancellerie  à  Gagliari  ;  il  lui  narre  ses 
dépenses  assez  fortes,  ses  gains  qui  heureusement  l'emportent  et 
lui  permettent,  après  avoir  payé  toutes  ses  dettes,  de  placer 
quelques  économies.  Le  voilà  donc,  décidément,  peintre  en  minia- 
tures, attrapant,  comme  il  dit,  «  quelques  ressemblances  et  beau- 
coup d'argent  » . 

Dans  une  lettre  du  24  mars,  encore  adressée  à  Joseph,  il  exprime 
l'espoir  de  «  doubler  sa  petite  cassette,  qui  est  maintenant  de  dix 
mille  et  cinq  cents  francs  »,  sans  compter  «  vingt  louis  en  poche 
et  deux  portraits  commencés  ».  Mais,  avec  une  nature  comme  la 
sienne  surtout,  l'argent  ne  fait  pas  le  bonheur,  et,  dans  la  mène 
lettre,  nous  lisons  ces  lignes  mélancoliques  : 

Il  faut  bien  que  nous  prenions  un  arrangement  pour  correspondre, 
puisque  notre  séparation  semble  se  prolonger.  Rien  ne  me  console  de 
cette  triste  perspective.  La  crainte  de  ne  plus  revoir  mes  pénates 
empoisonne  tout  ce  qui  peut  m'arriver  d'heureux.  Et  où  sont  mes 
pénates?  Si  je  ne  consultais  que  ma  raison,  elle  me  dirait  sûrement 
qu'ils  sont  ici,  mais  je  ne  me  suis  jamais  laissé  mener  par  le  nez  à 
la  raison,  et  je  suis  bien  décidé  à  revoir  mes  amis  de  l'ancien  temps. 

10  DÉCEMBRE   1902.  59 


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910  LETTRES  INÉDITES 

Tu  ne  saurai*  croire  l'effet  que  le  retour  du  soleil  fait  sur  moi  au 
printemps  en  Russie,  Les  glaces  et  la  tourmente  ne  me  rappellent  que 
le  col  du  mont  et  des  souvenirs  désagréables.  Mais  dès  que  les  bou- 
leaux commencent  à  verdir  et  que  je  sens  les  premières  bouffées  du 
vent  chaud  de  la  belle  saison,  je  suis  frappé  d'un  sentiment  indéfinis- 
sable. J'ai  des  réminiscences,  des  sensations  de  ma  jeunesse,  lorsque 
j'habitais  sous  le  beau  ciel  de  Pignerol,  et  je  pleurerais  si  je  n'avais 
honte.  Je  ne  vois  rien  dans  un  horizon  immense  que  des  tètes  noires 
de  sapins,  et  pas  une  montagne.  Je  ne  vois  pas  même  les  nuages  qui 
sont  suspendus  sur  le  mont  Blanc;  cette  idée  me  fâche  et  je  m'en 
plains  à  tout  le  monde... 

S'il  devient  Russe  tantôt  avec  entrain,  tantôt  avec  résignation, 
du  moins  ne  se  fait- il  pas  schismatique  :  «  Je  te  prie,  écrit-il  en 
riant  à  son  frère  Nicolas,  le  31  décembre  1802,  de  dire  à  Fan- 
chette  que  je  ne  deviendrai  point  schhsmatijue  à  moins  qu'elle  ne 
change  de  religion.  Dans  ce  cas-là  je  me  ferai  turc  avec  elle.  En 
sa  considération,  j'ai  ôté  de  mon  col  une  image  de  saint  Alexandre 
Newdki,  qui  est  un  saint  schismatique  et  qu'une  jolie  demoiselle 
m'avait  donnée.  Quand  pourrai-je  devenir  dévot  avec  mes  bonnes 
sœurs  et  mes  bonnes  cousines?  En  attendant  je  tâche  de  me  tenir 
debout  entre  le  ciel  et  la  terre,  ne  pouvant  me  tirer  d'affaire  tout 
seul*  »  Et  cela  le  mène,  sans  qu'il  marque  la  transition,  à  prier 
le  chevalier  d'avancer  en  son  nom  20  louis  à  son  frère  le  doyen. 
Le  petit  sermon  des  sœurs  n'était  pas  tout  à  fait  perdu.  Nous  ver- 
rons plus  tard  Xavier  de  Maistre,  converti,  traiter  les  affaires 
religieuses  avec  plus  de  sérieux. 

Une  lettre  du  4  mars  1803,  à  Mme  de  Constantin,  nous  apprend 
qu'il  est  sur  le  point  de  quitier  Moscou,  où  «  il  n'a  presque  plus  de 
travail  »,  et  où  «  il  est  arrivé  une  nuée  de  peintres  ».  —  «  On  m'a 
fait,  dit- il,  espérer  un  emploi  à  Péterabourg;  si  cela  a  lieu,  mon 
existence  changera  absolument  et  je  crains  bien  que  ce  soit  en 
mal...  J'ai  un  pressentiment  qui  me  dit  que  c'est  mon  dernier  bon 
temps  qui  vient  de  finir.  » 

Il  part,  en  effet,  pour  Pét  ers  bourg.  Une  de  ses  lettres  sans  date  et 
sans  suscription  le  montre  en  compagnie  de  son  frère,  «  arrivé 
depuis  quinze  jours  ».  Or,  c'est  le  13  mai  1803  que  Joseph  de 
Maistre  atteint  la  capitale  russe  en  qualité  de  ministre  plénipoten- 
tiaire de  S.  M.  le  roi  de  Sarlaigne1.  On  aimerait  qu'il  donnât  là- 
dessus  plus  de  détails,  d'autant  que  la  première  correspon  lauce 
russe  de  Joseph  porte  la  date  du  3  août  et  est  purement  diploma- 

1  Joseph  de  Maistre,  par  Georges  Cogordan,  p.  55. 


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DE  XAVIER  DE  MAISTRE  A  Si  FAMILLE  911 

tique.  Telle  quelle,  la  lettre  de  Xavier  mérite  qu'on  la  reproduise 
pour  elle- même.  La  destinataire  n'en  peut  être  que  sa  sœur  Eulalie. 
Le  naturel  y  est  poussé  à  l'extrême. 

...  Mon  frère  est  arrivé  depuis  quinze  jours,  et  je  le  vois  à  peine.  J'ai 
été  conûné  pendant  longtemps  dans  une  maison  de  douleur  :  le  prince 
chez  qui  j'ai  demeuré  longtemps  (le  prince  Gagarin)  a  perdu  sa  jeune 
et  bonne  épouse,  et  j'ai  vu  et  partagé  sa  tristesse.  Une  nombreuse 
famille  au  désespoir,  les  larmes  d'un  vieux  père  de  quatre-vingts  ans, 
ont  attendri  mon  cœur  que  je  croyais  pétrifié  par  le  chagrin.  J'arrive 
maintenant  de  leur  campagne  où  je  retournerai  demain.  Je  pars  dans 
le  courant  du  mois,  de  juin  pour  Moscou  où  mes  affaires  me  deman- 
dent. Je  ne  les  ai  pas  aussi  bien  faites  ici  que  là,  quoique  je  ne  dois 
pas  me  plaindre.  J'ai  fait  d'assez  bonnes  épargnes;  et  je  serais  très 
content  si  je  n'avais  fait  mieux.  En  attendant,  vogue  la  galère,  il  y  a 
toujours  plus  d'argent  que  de  vie,  et,  comme  dit  le  proverbe,  quand  on 
est  mort,  on  est  mort.  C'est  tout  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  philoso- 
phique sur  le  destin  de  l'humanité,  et  ce  qui  doit  nous  engager  à 
prendre  le  temps  comme  il  vient  et  à  ne  pas  trop  compter  sur  l'avenir, 
ni  faire  de  projets.  Je  me  dis  souvent,  quand  je  suis  inquiet  sur  mon 
sort  :  De  quoi  puis-je  me  plaindre?  je  n'ai  jamais  été  mieux  habillé, 
nourri,  cbauffé,  logé,  traîné,  couché.  Je  n'ai  jamais  été  aussi  libre, 
aussi  maître  de  mes  quatre  volontés.  Je  suis  à  huit  cents  lieues  de 
chez  moi,  il  est  vrai,  mais  où  est  mon  chez  moi?  J'ai  ici  de  vrais  amis. 
Le  soleil  se  lève  chaque  matin  ;  et  en  effet  le  ciel  ne  fait-il  pas  le  tour 
de  la  terre?  Est-ce  que  les  Russes  n'ont  pas  le  nez  au  visage  comme  les 
autres?  C'est  un  vrai  préjugé  que  ce  désir  de  retourner  dans  un  pays 
où  on  n'a  rien  à  faire,  uniquement  parce  que  notre  mère  y  a  fait  ses 
couches.  Cependant,  si  mes  affaires  continuent  à  aller  bien,  si  je  ne 
crève  pas,  si  mes  amis  ne  meurent  pas,  et  si  tout  se  tranquillise  en 
Europe,  si  et  cœtera,  j'exécuterai  le  projet  d'aller  avec  le  Doyen  et  toi 
chez  nos  neveux.  Là  nous  rirons  encore  quelquefois,  car  tu  sais  qu'au 
milieu  de  mes  plus  grandes  peines  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire 
quelquefois  des  coq-à-1'âne.  C'est  ce  grain  de  folie  que  le  bon  Dieu 
m'a  donné,  en  compensation  d'un  sort  heureux  qu'il  m'a  refusé.  Le 
cadeau  n'est  pas  le  plus  beau  qu'il  eût  pu  me  faire,  mais  cheval  donné 
ne  se  regarde  pas  à  la  dent,  et  au  fond  il  aurait  pu  me  faire  tout  à  fait 
fou  ou  tout  à  fait  raisonnable,  ce  qui  aurait  été  également  fâcheux. 
J'ai  reçu  hier  deux  énormes  lettres  de  Xavier  Vignet  et  de  Jenny.  Je 
sais  toute  la  parenté  du  mont  Blanc  comme  si  j'y  étais.  Je  suis  parrain 
de  l'aînée  des  jumelles  avec  la  princesse  Schakowskoï.  Qui  vivra 
Terra.  Adieu  ma  bonne  amie,  je  t'ai  écrit  des  enfantillages  pour 
dégorger  ma  triste  campagne.  J'embrasse  Adèle  ainsi  que  son  père 


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Sl2  LETTRES  INÉDITES 

l'embrasse.  Il  ne  peut  écrire;  les  affaires  l'obsèdent.  Si  tu  vois  Galaté 
et  Faa,  dis-leur  qu'au  premier  jour  je  leur  écrirai.  Je  n'ai  pas  le  temps 
aujourd'hui,  car  le  courrier  part  et  mon  frère  est  là  avec  sa  cire 
d'Espagne  à  la  main  qui  s'impatiente.  Adieu,  ma  bonne  Eulalie. 

Xavier  ne  dut  pas  obtenir  à  Pétersbourg  la  situation  qu'il  y 
venait  chercher,  car  vers  la  fin  de  l'automne  *,  il  retourne  à  Moscou, 
chez  les  Schakowskoï,  pour  y  rester  jusqu'à  ce  que  son  frère, 
en  1805,  lui  obtienne,  comme  nous  le  verrons  bientôt,  une  charge 
importante.  Cette  fois,  il  s'ennuie  sincèrement  dans  l'hiver  de 
Moscou. 

Je  pâlis  et  je  m'étiole,  écrit-il  à  Mme  de  Buttet,  comme  les  choux 
que  tu  as  plantés  dans  ta  cave.  J'ai  aussi  comme  toi  le  nécessaire 
qu'on  appelle  superflu,  et  n'en  suis  pas  plus  heureux  pour  cela;  mon 
cœur  n'est  pas  satisfait;  et  c'est  une  triste  consolation  que  la  raison 
me  donne  en  m'annonçant  qu'il  ne  le  sera  jamais.  Mais  j'ai  depuis 
longtemps  pris  le  parti  de  ne  pas  arrêter  mes  idées  sur  les  siècles 
passés.  Ainsi,  parlons  de  choses  présentes  et  réelles,..  Personne  ne 
possède  cet  esprit  de  paresse  (épistolaire)  aussi  énergiquement  que 
moi.  Cela  ne  m'empêche  pas  d'être  quelquefois  fâché  sérieusement 
contre  les  personnes  qui  ne  m'écrivent  pas.  C'est  bien  dommage,  ma 
Jane,  que  nos  amis  ne  répondent  pas  aux  lettres  que  nous  avons  envie 
de  leur  écrire;  toute  ma  fortune  ne  suffirait  pas  à  payer  les  frais  de 
poste,  et  je  crois  que  tu  en  recevrais  une  belle  pacotille  de  ma  part. 
Ce  que  tu  me  dis  du  libraire  qui  veut  avoir  quelque  chose  de  moi,  m'a 
fait  pousser  un  soupir.  Je  suis  quelquefois  tenté  d'essayer  encore, 
mais  les  moments  de  chaleur  sont  courts,  le  courage  me  manque;  et 
l'amour  du  repos,  soit  la  paresse  proprement  dite,  reprend  bientôt  son 
empire.  Je  vois  donc  à  regret  que  je  ne  suis  pas  destiné  à  la  littérature 
et  mon  pauvre  Voyage  autour  de  ma  chambre  ressemble  assez  au 
galop  de  Rossinante.  Tâchons  au  moins,  ma  Jenny,  de  nous  écrire 
plus  souvent.  » 

Une  lettre  du  11  avril  1804  à  son  frère  le  doyen  du  chapitre  de 
Ghambéry  prouve  qu'il  sait  cependant  mêler  le  badinage  à  la  tris- 
tesse et  qu'il  n'a  abandonné  ni  le  goût  des  lettres  ni  celui  de  la 
peinture.  Le  doyen  avait  lui-même  commis  une  oie  et  l'avait 
envoyée  à  Xavier.  Celui-ci  lui  répond  avec  quelque  indulgence  : 

J'ai  été  charmé  de  ton  ode,  mon  doyen.  C'est  vraiment  ce  qu'on 

1  On  a  une  lettre  datée  de  Pétersbourg  le  8/19  octobre.  Les  dates  se  rap- 
portent tantôt  à  l'ancien  style,  tantôt  au  nouveau,  et  elles  ne  le  mentionnent 
pas  toujours. 


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DE  XàVJER  DE  MàlSTAE  k  SA  FAMILLE  913 

doit  appeler  une  surprise,  car  je  t'avoue  que  je  ne  m'y  attendais  pas, 
et  tu  peux,  avec  plus  de  raison  que  personne,  dire  que  : 

Dans  ta  tète  un  beau  jour  ce  talent  se  trouva. 

Je  suis  fâché  que  tu  ne  me  Taies  pas  fait  parvenir  tout  entière;  il  y 
a  de  la  poésie  et  des  idées.  C'est  dommage  des  quarante-sept  ans,  car 
ton  ode  est  sûrement  bien  meilleure  que  celle  des  Larmes  de  Saint- 
Pierre  de  Malherbe,  ce  qui  t'aurait  fait  espérer  d'arriver  à  la  hauteur 
de  celle  de  La  Rochelle.  Je  ne  te  dis  rien  des  quelques  fautes  que  j'y  ai 
vues,  les  fautes  ne  sont  rien  quand  il  y  a  du  bon,  parce  qu'on  peut 
lever  les  solécismes,  mais  non  ajouter  le  bon.  Je  ne  puis  te  passer 
cependant,  tout  sert  à  aggraver,  horrible  hiatus,  ni  la  chair  virgi- 
nale descendue,  c'est  trop  mystique  pour  moi.  La  première,  troisième, 
quatrième,  cinquième  et  la  septième  surtout  sont  belles;  et  puisque 
tu  en  as  fait  vingt-deux,  c'est  marque  que  la  verve  est  de  tenue,  et  tu 
devrais  continuer;  en  prenant  un  sujet  plus  fertile,  tu  seras  étonné  de 
la  facilité  que  tu  y  trouveras...,  rien  ne  fait  passer  la  vie  comme  les 
vers.  J'en  ai  aussi  fait  quelques-uns  depuis  mon  séjour  ici,  mais 
rien  de  Pinderaque  ou  peu,  une  ode  à  mon  frère,  qui  n'est  pas  finie, 
et  une  foule  de  petits  couplets,  madrigaux  pointus,  et  pour  écrire 
dans  les  livres  de  souvenir  des  demoiselles  russes,  voire  môme  des 
impromptus,  trois  fables  ;  et  le  tout  te  sera  envoyé  quand  j'aurai  le 
temps  de  copier. 

Le  doyen,  d'après  la  lettre,  n'est  pas  des  pins  fortunés;  on  voit 
d'ailleurs,  à  plusieurs  reprises,  que  Xavier  lui  fait  des  envois  de 
20  livres  qui  sont  probablement  annuels.  La  pensée  de  ces  diffi- 
cultés ramène  un  moment  la  mélancolie;  mais  on  ne  s'y  arrête  pas 
trop  longtemps  : 

Je  ne  suis  pas  plus  heureux;  voilà  ce  qui  doit  te  consoler.  Je  trouve 
aussi  déjà  que  la  vie  devient  laide,  mais  je  fais  comme  ces  maris  qui 
ont  une  Femme  laide  et  qui  la  caressent  par  procédé.  D'ailleurs,  je  ne 
sais  si  tu  as  remarqué  qu  on  n'est  jamais  si  disposé  aux  tristes 
réflexions  que  lorsqu'on  écrit  des  lettres... 

Je  compte  beaucoup  sur  le  travail  pour  mes  vieux  jours.  S'il  ne 
rend  pas  heureux,  il  tranquillise.  D'ailleurs  je  n'ai  pas  le  temps  de 
lire,  et  j'ai  encore  tous  les  auteurs  classiques,  tous  les  anciens  philo- 
sophes en  réserve,  que  je  n'ai  jamais  lus.  J'ai  le  bonheur  de  n'avoir  lu 
Plutarque,  ni  Sénèque,  ni  Montaigne,  ni  Gicéron,  excepté  en  troi- 
sième. Voilà  bien  de  la  provision.  En  attendant,  la  peinture  aura  tous 
mes  loisirs.  Je  peins  à  présent  comme  un  enragé.  Je  voudrais  pouvoir 
t'envoyer  quelques-uns  de  mes  bons  portraits,  il  me  semble  que  j'ai 
fait  de  grands  progrès  dans  cette  dernière  année.  Je  peins  aussi  à 


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?14  LETTRES  INEDITES 

Thuile,  mais  c'est  des  Vandercroûtes,  et  je  n'ai  pas  même  sn  faire  un 
paysage  valant  celui  qui  est  chez  la  religieuse.  H  faut  de  la  routine  à 
tout...  Oh!  si  tu  pouvais  venir  t'asseoir  sur  mon  grand  divan  de 
maroquin,  comme  je  te  ferais  tout  voir  jusqu'aux  plus  petites  esquisses. 
Mais  il  faut  encore  attendre.  Je  veux  devenir  riche!  Je  ne  conçois  pas 
comment  cela  m'est  venu  en  tête;  et  tu  avoueras  que  j'étais  bien 
celui  de  toute  la  famille  qui  avait  le  moins  l'encolure  de  s'enrichir, 
aussi  je  crains  bien  d'échouer  dans  mon  projet. 

Le  ton  n'est  pas  très  différent  dans  une  lettre  adressée  au  même 
le  13  mai.  Il  vient  encore  de  parler  de  ses  chères  Alpes  et  de 
s'étonner  «  que  les  arbres  veuillent  se  donner  la  peine  de  fleurir 
ailleurs  qu'A  la  cité  [d'Aoste]  ou  à  Turin  »  : 

Cependant,  ajoute-t-il,  ma  situation  et  mes  idées  sont  telles,  qu'il 
me  faut  mettre  ma  raison  de  côté  pour  espérer  mon  retour.  Il  doit  y 
avoir  bien  de  l'incohérence  dans  les  différents  projets  que  je  vous 
communique  dans  mes  lettres,  mais  le  fond  est  toujours  le  même  : 
l'attente  d'un  triste  avenir,  que  modifient  de  temps  en  temps  des 
élans  d'imagination  et  de  courage,  qui  sont  bien  rares,  et  qui  ressem- 
blent aux  efforts  inutiles  que  fait  un  vieux  cheval  abattu  pour  se 
relever,  malgré  qu'on  lui  donne  des  coups  de  pied,  et  qu'on  le  tire  à 
force  par  la  queue.  Adieu,  mon  doyen  ;  il  m'en  fâche  de  vivre  sans  loi, 
nous  aurions  fait  si  bon  ménage  à  tout  moment.  Mais  comment 
espérer  la  tranquillité  sur  la  terre?  nous  serions  troublés  chaque  jour 
par  quelque  accident  humain  ou  inhumain.  Il  faudrait,  pour  être 
heureux,  aller  habiter  ensemble  une  solitude  éloignée,  où  il  y  eût 
beaucoup  de  monde  pour  ne  pas  s'ennuyer,  et  où  il  n'y  eût  personne 
pour  n'être  pas  vexé;  avec  une  bien  petite  fortune,  de  peur  de  res- 
sembler aux  riches,  et  beaucoup  d'argent  pour  faire  bombance  et 
pour  inventer  la  colombe  volante  et  le  mouvement  perpétuel.  Gomme 
cela  est  difficile  à  exécuter,  il  nous  faudra  encore  aller  un  peu  comme 
le  diable  vous  pousse. 

En  écrivant,  Tété  de  cette  même  année,  à  Mmô  de  Buttet,  sa 
mélancolie  prend  un  ton  plus  léger  et  pins  poétique. 

Il  faut,  dit-il  après  avoir  d'abord  parlé  de  maladie,  chasser  ces 
tristes  pensers.  J'en  ai  d'assez  riants  où  je  suis.  Le  temps  est  superbe, 
et,  au  3  de  juin  à  peine  encore,  je  sens  la  chaleur  de  l'été.  La  princesse 
marie  ses  deux  filles  aînées  le  môme  jour,  et  dans  huit  jours  la  double 
noce  aura  lieu.  Imagine,  si  tu  peux,  l'entrain  de  la  maison.  Cepen- 
dant, depuis  que  je  suis  dans  cette  charmante  société,  je  n'ai  jamais 
été  plus  solitaire  qu'à  présent;  les  quatre  amants  s'embrassent  du 
matin  au  soir,  en  attendant  qu'on  leur  permette  de  s'embrasser  du 


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DE  XAVIER  DE  MA1STRE  À  SA  FAMILLE  915 

soir  au  matin.  La  maman,  le  père  et  les  intimes  sont  occupés  de  la 
dot,  du  trousseau,  d'une  terre  à  acheter;  et  moi  je  suis  au  jardin,  qui 
rêve  le  long  de  l'allée  des  soupirs,  ou  bien  je  rime  des  vers  sous  le 
logement  d'un  rossignol,  qui  a  l'air  de  me  dire  :  «  C'est  moi  qui  suis 
le  favori  du  dieu  de  l'harmonie;  c'est  moi  qui  suis  jeune  et  joyeux; 
c'est  pour  moi  que  le  soleil  rayonne  à  travers  le  feuillage  et  que  la 
matinée  sourit  dans  ce  jardin.  Tout  ce  que  tu  vois,  les  fleurs,  les 
ombrages,  la  rosée,  l'air  lui-même  et  la  lumière,  tout  cela  est  pour  les 
jeunes  rossignols,  piou,  pii,  piou  pii  pii.  » 

III 

DE  L'ARRIVÉE  A  PÉTERSBOURG  JUSQU'AU  DÉPART  POUR  LE  CAUCASE 

(1805-1810) 

Au  printemps  de  1805  Xavier  de  Maistre  part  déGnitivement  de 
Moscou,  non  sans  quelque  tristesse  de  quitter  ses  amis.  Le  4  avril 
de  cette  année,  il  avait  été  nommé  par  le  tsar  membre  honoraire 
de  l'amirauté;  et  bientôt  après  on  l'appelait  à  diriger  le  musée 
de  ce  département.  Cette  situation  assez  importante  était  due  à 
l'amitié  qu'éprouvait  pour  Joseph  l'amiral  de  Tchitchagoff.  Elle 
ne  laissa  pas  d'exciter  de  fortes  jalousies  dans  la  petite  colonie 
sarde.  Joseph,  qui,  au  reste,  servait  de  son  mieux  chacun  de  ses 
compatriotes,  la  justifia  assez  fièrement  :  «  Lorsqu'on  est,  écrivait- 
il  en  parlant  de  son  frère,  tout  à  la  fois  militaire,  physicien, 
chimiste,  écrivain  brillant,  dessinateur  de  premier  ordre,  etc.,  on 
peut  bien  obtenir  quelque  chose.  Celui  qui  envoie  des  chansons  aux 
dames  et  des  mémoires  à  l'Académie  des  sciences  sortira  incessam- 
ment des  rangs.  »  —  Dans  la  lettre,  justement,  où  Xavier  lui  avait 
donné  pleins  pouvoirs  pour  chon-ir  entre  l'amirauté  et  un  autre 
poste  qui  lui  était  également  offert,  on  trouve  des  remarques  assez 
approfondies  sur  les  inclinaisons  de  l'aiguille  aimantée  *. 

L'amitié  des  deux  frères  ne  se  démentit  jamais.  On  en  a  la  preuve 
dans  maintes  lettres  où  ils  font  l'éloge  l'un  de  l'autre.  Mais  il 
n'en  existe  peut-être  pas  de  plus  touchant  témoignage  que  le  billet 
suivant,  écrit  par  Xavier  en  avril  1807,  pour  obtenir  de  Joseph  le 
pardon  d'une  légère  offense  : 

Mon  cher  ami,  tu  es  fâché  contre  moi.  Cela  me  fait  bien  de  la  peine. 
Tu  m'as  boudé  le  jour  de  Pâques;  il  faut  que  tu  sois  bien  irrité 

*  Xavier  de  Maistre  s'intéressa  toujours  activement  au  progrès  des 
sciences.  Oo  peut  voir  dans  Eugène  Réaume,  t.  I*r,  p.  lxxxiii,  la  liste  des 
Mémoires  qu'il  a  donnés  à  l'Académie  royale  des  sciences  de  Turin  et  de 
ceux  qu'il  a  publiés  dans  la  Bibliothèque  Universelle  de  Genève. 


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916  LETTRES  INÉDITES 

contre  ton  frère.  Je  t'écris  ce  billet  avant  de  me  coucher  pour  pouvoir 
dormir;  je  t'assure  que  je  n'ai  jamais  cru  de  t'offenser.  Si  je  l'ai  fait, 
pardonne-moi.  Je  vis  bien,  vendredi,  que  tu  avais  été  blessé  de  mon 
refus  trop  brusque;  mais  si  j'avais  su  que  tu  t'en  fusses  ressouvenu, 
je  n'aurais  pas  tardé  si  longtemps  à  te  voir.  Je  t'avais  dit  vendredi  que 
je  dînais  chez  moi  parce  que  j'avais  un  engagement  que  je  ne  voulais 
pas  t' avouer;  c'est  mon  mensonge  qui  m'a  embarrassé  et  qui  m'a  fait 
commettre  une  malhonnêteté.  Crois-moi  tous  les  vices  imaginables, 
excepté  celui  de  ne  pas  l'aimer  comme  je  le  dois  et  comme  c'est  mon 
bonheur.  Adieu,  cher  ami,  oublie  tout  cela,  je  t'en  conjure;  écris-moi 
un  mot. 

A  partir  de  la  fin  de  1807,  la  correspondance  de  Xavier  avec  sa 
famille  paraît  se  ralentir,  nous  verrons  dans  la  suite  pourquoi. 
Même  en  tenant  compte  des  lettres  qui  ont  dû  se  perdre  ou  qui 
pourraient  se  trouver  ailleurs,  il  est  étrange  que  notre  dossier  n'en 
contienne  qu'une  seule  jusqu'au  début  de  1810.  C'est  une  raison 
suffisante  de  la  reproduire  en  bonne  partie.  On  ne  la  lira  pas,  du 
reste,  sans  quelque  intérêt,  au  moins  lorsqu'elle  parle  des  rapports 
de  Joseph  de  Maistre  avec  son  souverain  sans  royaume.  La 
première  moitié  est  du  20  décembre  1807;  la  seconte,  du 
24  février  1808.  Elle  est  adressée  à  M"'  de  Buttet  : 

Tant  de  circonstances  réunies,  et  conjurées  avec  ma  paresse, 
s'opposent  à  la  régularité  de  ma  correspondance,  que  j'espère,  ma 
chère  Jenny,  que  tu  ne  t'en  prendras  pas  uniquement  à  ce  mien  vice, 
si  tu  as  quelque  levain  sur  le  cœur  k  cause  de  mon  long  silence. 
Comment  et  quoi  t'écrire  à  travers  les  orages  qui  nous  ont  séparés? 
C'est  comme  si  je  voulais  te  jeter  d'ici  ma  plume  tout  au  travers  des 
longitudes  et  des  latitudes.  Maintenant  les  difficultés  ne  sont  plus  les 
mêmes.  Cependant  j'ai  écrit  à  Nicolas,  et  je  n'ai  point  eu  de  réponse. 
J'espère  être  plus  heureux  avec  toi.  J'ai  su  par  les  lettres  de  Mme  Le 
Nôtre  *  que  tu  es  à  la  Bonne  ville  où  je  t'adresse  ma  lettre.  J'aurais 
bien  des  choses  à  te  dire,  mais  pas  autant  à  t'écrire.  Il  ne  s'est  fait 
aucun  changement  notable  dans  la  situation  du  trimaislre  3  qui  est 
ici.  Rodolphe  grandit  et  se  conduit  bien.  Son  père  engraisse  et 
travaille  comme  quand  il  était  jeune.  Il  passe  son  temps  tristement 
bien,  c'est-à-dire  qu'il  est  aussi  heureux  que  les  circonstances  et 
l'éloignement  de  sa  famille  le  lui  permettent.  Si  vous  étiez  tous  ici, 
je  ne  désirerais  rien;  mais  cette  séparation  éternelle  ne  peut  être 
compensée  par  rien.  Je  suis  étonné  que  personne  ne  nous  écrive  du 

'  Le  Nôtre  est  le  nom  qu'en  famille  on  donnait  à  Joseph  de  Maistre. 
2  Les  trois  de  Maistre  :  Xavier,  Joseph  et  son  fils  Rodolphe. 


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DE  XAVIER  DE  IfAlSTRB  A  SA  FAMILLE  917 

Mont-Blanc.  Les  lettres  de  Turin  arrivent  assez  régulièrement.  Adèle  * 
m'a  envoyé  un  portrait  de  Bussolini  très  bien  fait;  mais  de  ma  Jane, 
de  Tbérésine,  de  la  Viguet,  enfin  de  Chambéry,  rien.  Cela  est  trop 
cruel,  et  il  n'y  a  que  toi  qui  me  tireras  de  ce  chagrin.  Je  vais  faisant 
des  plans  sans  On  pour  vous  revoir;  mais  plus  je  retourne  le  sac, 
moins  j'y  trouve  de  moyens.  11  faudra  un  miracle,  une  comète,  qui  me 
donne  une  poussée.  Je  ne  désespère  cependant  pas.  Et  le  hasard  donc! 
Je  suis  bien  venu  ici  sans  rime  ni  raison;  je  pourrais  bien  m'en 
retourner  de  même. 

Le  24  février.  Depuis  que  j'ai  commencé  ma  lettre,  j'ai  reçu  des 
nouvelles  de  Savoie  qui  m'apprend  la  maladie  de  Tbérésine  et  sa 
convalescence;  la  vie  de  celte  pauvre  femme  n'est  qu'un  enchaînement 
de  calamités...  Quoique  ma  situation  n'ait  pas  changé  depuis  que  je 
t'ai  écrit,  mes  moyens  diminuent  avec  la  cherté  excessive  qui  aug- 
mente sans  cesse  ici.  Les  ducats  qui  valaient  trois  roubles  il  y  a  quatre 
ans  en  valent  cinq  et  trente  sols  maintenant  en  papier.  Et  depuis  que 
je  vis  avec  des  appointements,  je  mange  tout  en  herbe,  comme  à 
Turin,  et  je  ne  sais  pas  faire  économie.  Il  me  prend  seulement  quel- 
ques rages  d'avarice  qui  ne  durent  guère  et,  à  la  fin  de  l'année,  je  suis 
Gros-Jean  comme  devant. 

Mon  frère  est  toujours  bien  portant  ainsi  que  mon  neveu.  M.  Le 
Nôtre  est  triste  et  me  fait  pitié.  Il  est  traité  sans  égard  par  son  bour- 
geois et  ne  voit  devant  lui  que  chagrin  et  vieillesse.  Sa  séparation 
d'avec  sa  famille  est  un  poids  qui,  au  lieu  de  diihinuer  par  l'habitude, 
augmente  chaque  jour,  et  sa  situalion  lui  devient  impossible.  Je  suis 
sûr  que  ceux  qui  voient  cela  de  loin  le  voient  bien  mal.  Je  te  prie  de 
dire  mille  choses  tendres  à  Thérésine  et  à  Constantin.  J'ai  reçu  dans 
le  temps  une  lettre  de  la  première  et  une  de  Camille  qui  m'envoie  des 
découpures.  Je  les  ai  trouvées  charmantes  et  les  ai  placées  à  mon 
miroir.  J'embrasse  et  je  remercie  ma  chère  filleule,  à  laquelle  je 
répondrai  la  première  fois  que  j'écrirai  à  Thérésine,  ce  qui  sera 
bientôt.  Adieu,  ma  bonne  et  chère  Jane.  Adieu,  Éloi.  Écris-moi  chez 
la  Villeneuve,  vis-à-vis  le  Palais  d'Hiver. 

Ce  qu'il  écrit  le  25  janvier  1810  à  son  frère  Nicolas  témoigne 
qu'il  n'a  guère  changé  durant  les  deux  années  où  nous  le  perdons 
de  vue.  C'est  toujours  le  mélancolique  prêt  à  se  moquer  de  lui- 
même.  On  y  remarquera  aussi  l'analyse  de  sa  méthode  &i  sincère  de 
composer,  et  l'admiration  avec  laquelle  il  parle  de  son  frère  : 

Si  le  change  actuel  n'avait  pas  réduit  au  tiers  mon  pauvre  capital, 
je  serais  probablement  déjà  avec  toi,  mais  je  ne  puis  plus  y  penser. 

«  Pille  aînée  de  Joseph  de  Maistre. 


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918  LETTRES  1HÉDITES 

Tous  mes  travaux  sont  à  peu  près  perdus,  et  me  voilà  bientôt  Gros- 
Jean  comme  devant.  En  revanche,  je  suis  dans  une  situation  agréable, 
quoique  mal  assurée.  Je  tâche  de  ne  rien  prévoir,  mais  je  t'avoue  que 
c'est  une  chose  bien  douce  de  penser  qu'on  a  un  pied  à  terre,  et  bien 
cruelle  d'avoir  tant  fait  pour  l'avoir  et  de  le  perdre.  Cette  vague 
inquiétude  d'une  vieillesse  pénible  perce  à  travers  mon  insouciance  et 
se  môle  avec  mes  plaisirs;  et,  comme  je  suis  peu  maître  de  mes  idées, 
il  arrive  souvent  que  de  tristes  pressentiments  me  saisissent  dans  la 
société.  Les  personnes  qui  voient  ma  physionomie  se  décomposer  et 
devenir  sombre  s'imaginent  que  j'éprouve  quelque  malheur  actuel. 
Les  vieilles  demoiselles  croient  que  c'est  une  grande  passion  malheu- 
reuse et  me  témoignent  de  l'intérêt,  ce  qui  me  rend  encore  plus  pâle 
et  plus  triste.  De  temps  en  temps,  je  reprends  courage  comme  un 
poltron  révolté.  Je  ris,  je  chante,  je  me  remets  à  la  peinture,  voire 
même  je  fais  des  vers.  Cette  étincelle  de  génie,  obscure  et  douteuse, 
que  la  nature  m'a  donnée,  reparaît  tout  à  coup  à  mes  yeux  comme 
-ces  étoiles  tombantes  qu'on  voit  quand  on  ne  les  regarde  pas  et  qui 
n'existent  plus  lorsqu'on  veut  les  regarder.  Alors  j'entreprends  un 
paysage  qui  reste  à  moitié  fini  et  qui  aurait  été  charmant. 

Je  t'envoie  des  stances  que  j'ai  faites  sur  l'aventure  d'un  prisonnier 
qui  voit  entrer  un  papillon  dans  son  cachot4.  Je  me  suis  imaginé 
pendant  huit  jours  que  j'étais  en  prison,  pour  entrer  dans  mon  sujet. 
En  outre,  pour  faire  mon  histoire  du  Lépreux  de  la  cité  cTAoste,  j'ai 
eu  la  lèpre  pendant  deux  mois.  Tu  sens  que  tout  cela  n'est  pas  fait 
pour  égayer. 

Parmi  le  nombre  des  bonnes  connaissances  que  j'ai  faites  à  Saint- 
Pétersbourg,  il  faut  cependant  que  je  te  narre  comme  quoi  j'en  ai 
plusieurs  de  très  intéressantes  et  une  qui  m'intéresse  au  point  que  le 
public  en  a  parlé  et  m'a  marié  sans  que  j'aie  mérité  cette  faveur  de 
sa  part,  car  l'apparence  même  n'y  est  pas  a.  Cette  aimable  société  me 
fait  passer  des  moments  agréables,  quoique  mes  amours  ressemblent 
un  peu  à,  ceux  de  mon  oncle  Tobie  et  de  Mme  Vadman.  Tu  me  marques 
que  tu  portes  fort  bien  ta  cinquantaine.  Je  ne  porle  pas  mal  mes 
quarante-six  sonnés,  et,  lorsque  j'ai  ma  perruque  à  la  brigadière,  je 
ne  suis  pas  trop  mal.  Yolkonski  te  devait  bien  un  petit  compliment, 
*t  je  laisse  la  chose  indécise  quant  à  notre  fraîcheur.  Mon  frère  se 
porte  aussi  à  merveille.  Il  est  singulièrement  engraissé;  ses  cheveux 
sont  blancs,  mais  il  les  conserve.  Il  a  toujours  la  même  activité  de 
pensée  et  d'élocution  qu'il  avait  jadis.  C'est  un  homme  admirable,  le 

1  Voy.  cette  poésie,  la  meilleure  peut-être  qu'on  doive  à  Xavier  de 
Maistre,  dans  les  Œuvres  inédites,  t.  II,  p.  220  (éd.  Réaume,  chez  Lemerre, 
déjà  citée). 

2  Le  mariage  se  fera  cependant. 


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DE  XAVIER  DE  MA1STRE  À  SA  FAMILLE  9i& 

microscope  le  plus  fort  ne  verrait  rien  à  redire  dans  sa  conduite  privée 
ou  publique.  Aussi  il  a  le  bonheur  d'être  bien  connu  et  apprécié  ici. 
S'il  avait  sa  famille  avec  lui,  il  serait  parfaitement  heureux.  Il  soutient 
cette  séparation,  ainsi  que  tous  ses  chagrins,  avec  une  force  admirable 
et  rien  na  le  détourne  jamais  de  ses  habitudes  religieuses,  non  plus 
que  de  ses  heures  de  travail.  Cela  va  comme  un  chronomèlre  le  plus 
parfait.  Cet  ordre  et  cette  règle  paraîtraient  devoir  entraîner  de  la 
sécheresse.  Mais  non,  son  cœur  et  son  esprit  ont  toute  leur  fraîcheur. 
Rodolphe  est  toujours  très  bien,  il  voit  le  monde  et  se  conduit  à  mer- 
veille; il  est  peu  caressant,  mais  très  bon  et  il  s'amuse  comme  on  doit 
le  faire  à  vingt  ans. 

IV 

LA   CAMPAGNE   DU   CAUCASE 

(1810-1811) 

Un  moment  ralentie,  la  correspondance  de  Xavier  avec  ses  frères 
et  sœurs  redevient  très  abondante  à  partir  de  l'été  de  1810  C'est 
qu'il  se  trouve  à  ce  moment,  et  pour  près  de  deux  années,  tout  à 
coup  séparé  des  siens  et  envoyé  en  expédition  dans  les  sauvages 
défilés  de  la  Géorgie.  À  cet  événement  on  doit  la  mieux  écrite,  — 
suivant  nous,  —  de  tontes  les  œuvres  de  Xavier  de  Maistre  : 
Prisonniers  du  Caucase. 

De  longues  et  nombreuses  lettres  nous  renseignent  sur  les  phases 
de  cette  campagne.  La  plupart  sont  adressées  à  Joseph,  depuis 
celle  qui  annonce,  au  soir  du  9  juillet  1810,  Tordre  d'un  départ 
qu'il  faut  exécuter  dès  le  lendemain  matin,  i  six  heures,  sans 
pouvoir  se  dire  adieu,  jusqu'à  celle  qui,  datée  de  Tiflis  le 
22  décembre  1811,  apporte  la  copie  des  rescrits  impériaux  qui 
nomment  le  colonel  de  Maistre,  en  récompense  de  ses  bons  services, 
chevalier  de  l'ordre  de  Saint-Wladimir  et  de  l'ordre  de  Sainte-Anne. 
Mais,  justement  parce  que  la  correspondance  avec  Joseph  est  la 
plus  fréquente,  les  faits  s'y  trouvent  assez  dispersés.  Nous  préfé- 
rons reproduire  l'unique  lettre  adressée  à  Nicolas  durant  cette 
campagne.  Tout  s'y  trouve  raconté  en  ordre  :  motifs  et  circons- 
tances du  départ,  combats,  blessure,  mœurs  des  habitants.  Elle 
est  envoyée  de  Tiflis,  le  8  juin  1811  : 

Mon  frère  l'a  sans  doute  instruit  de  mon  changement  de  situation. 
Il  a  été  nécessité  par  plusieurs  circonstances  réunies.  La  première  de 
toutes  était  le  chagrin  sourd  qui  me  rongeait  de  n'être  plus  militaire 
dans  un  pays  où  tout  le  monde  Test*...  Une  autre  raison  qui  m'a  décidé 

1  Nous  supprimons  ici  toute  une  page  à  cause  des  longueurs.  Il  y  est 
raconté  comment  Xavier  est  devenu  lieutenant- colonel,  puis  colonel,  par 


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920  LETTRES  IK  ÉDITES 

de  changer  d'emploi  est  que  celui  que  j'avais  était  amphibie.  J'étais 
dans  la  marine  avec  un  grade  militaire,  servant  dans  le  civil.  Tout  ce 
département  de  nouvelle  création  menaçait  ruine.  Les  employés  sont 
comme  les  femmes  :  lorsqu'on  en  quitte  une,  on  en  trouve  une 
autre;  mais  lorsqu'on  est  quille,  cela  devient  plus  difficile. 

Enfin,  la  dernière  et  peut-être  la  première  raison  est  une  affaire  de 
cœur  qui  ne  pouvait  pas  finir  et  que  j'ai  cru  devoir  couper  court.  Je 
m'étais  attaché  sans  le  moindre  projet  à  une  demoiselle  fort  à  mon 
gré  qui  me  recevait  chez  elle  sans  scrupule,  vu  mon  âge  et  ma  tète 
chauve.  Cela  a  duré  près  de  deux  ans,  lorsque  tout  à  coup  et  je  ne  sais 
pourquoi,  on  a  commencé  à  en  parler.  Les  commères  se  sont  réveil- 
lées. Après  avoir  demeuré  six  ans  presque  ignoré  à  Pétersbourg,  je 
me  suis  vu  sur  le  chandelier.  Tous  les  émigrés,  marchands  ou  peintres 
ou  précepteurs,  se  sont  levés  en  masse  pour  me  dénigrer.  Il  est  si 
aisé  de  faire  du  mal.  Tout  le  monde,  en  attendant,  parlait  à  Made- 
moiselle de  son  mariage,  ce  qui  lu  chagrinait.  La  princesse  Amélie, 
sœur  de  la  jeune  impératrice,  lui  demanda  si  ces  bruits  étaient  fondés. 
Tous  les  vieux  parents  représentaient  qu'il  ne  convenait  pas  à  une 
demoiselle  d'honneur  de  recevoir  des  hommes  au  palais.  On  com- 
mençait à  ne  pas  me  trouver  si  vieux  ;  ses  bonnes  amies  lui  faisaient 
observer  que  je  l'étais,  et  les  commères  que  je  ne  l'étais  pas.  Sur  ces 
entrefaites,  je  vis  une  ouverture  à  obtenir  l'emploi  que  j'ai  et  à  partir 
de  Pétersbourg.  Je  saisis   l'occasion  aux  cheveux,  et  lorsque  la 
demande  fut  faite  et  la  démarche  irrévocable,  armé  de  toute  la  réso- 
lution dont  je  suis  capable,  j'allai  pour  l'annoncer  à  l'aimable  Sophie; 
mais  en  entrant  dans  son  appartement,  le  cœur  me  manqua.  Je  ne 
lui  dis  que  la  moitié  de  mes  projets  et  ne  parlai  point  du  départ. 
Quelque  temps  après,  elle  partit  à  la  campagne;  mon  affaire  se  décida 
et  je  partis  sans  la  revoir  :  Infandum;  regina,  jubés  renovare 
dolorem.  J'espère  que  voilà  ma  dernière  folie.  Je  suis  né  en  1763,  au 
mois  d'octobre,  et  j'ai  été  amoureux  en  1810.  J'ai  cependant  lu  mon 
Molière  plus  d'une  fois.  En  te  parlant  sur  ce  ton,  mon  esprit  seul  s'en 
môle,  car,  lorsque  je  fais  la  conversation  avec  moi-même,  je  ne  suis 
pas  du  tout  plaisant. 

Me  voilà  donc  en  Géorgie.  J'y  suis  arrivé  de  Pétersbourg  dans  vingt- 
deux  jours;  il  y  a  plus  de' 3,000  verstes  à  103  au  degré.  Je  débutai  au 
camp  à  50  verstes  de  Tiflis,  où  je  me  présentai  le  3  août.  Le  14  sep- 
la  faveur  du  ministre  de  la  marine  Tchitchagoff,  et  comment  cela  excita  la 
jalousie  des  autres  officiers  sardes,  en  particulier  celle  de  Patono.  «  Il 
m'écrivit  une  lettre  insolente  à  laquelle  je  ne  répondis  pas.  Je  lui  avais 
donné  trois  coups  d'épée  dans  notre  jeunesse,  assez  mal  à  propos.  Ainsi 
nous  serons  quitte.  »  C'est  peut-être  le  seul  détail  qu'on  connaisse  sur  le 
duel  pour  lequel  Xavier  fut  {consigné  quarante-deux  jours  et  qui  donna 
lieu  au  Voyage  autour  de  ma  chambre. 


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DE  XAVIER  DE  MA1STRE  A  SA  FAMILLE  92! 

tembre,  je  partis  avec  une  expédition  contre  des  insurgés  du  Daguestan, 
sur  la  mer  Caspienne,  entre  Ba-Kou  et  Derbent.  Les  insurgés  furent 
battus  et  pacifiés.  Cheik-ali-khan,  leur  ancien  chef,  s'enfuit  chez  les 
Lesquis.  Le  2  novembre,  j'appris  que  l'armée  était  partie  de  Tiflis 
pour  le  pachalik  d'Akaleck.  Je  partis  à  l'instant  de  Derbent,  j'arrivai 
à  Akaleck  dans  dix  jours.  11  y.  a  près  de  \  ,000  verstes.  Je  dormais 
deux  heures  tous  les  matins  et  quelquefois  à  cheval.  En  arrivant,  je 
trouvai  le  blocus  formé.  On  voulut  s'emparer  d'un  poste  important, 
qu'on  surprit,  en  effet,  pendant  la  nuit.  Le  lendemain,  j'y  fus  envoyé 
pour  y  placer  une  batterie.  Les  Turcs  faisaient  un  feu  d'enfer.  Ma 
besogne  était  presque  terminée,  lorsque,  en  montrant  un  gabion  vide 
que  je  voulais  faire  apporter,  je  reçus  un  coup  de  fusil  au  bras  droit, 
qui  passa  entre  les  muscles  et  les  os  au  milieu  de  l'avant-bras.  C'est 
un  bonheur  inouï  que  les  os  n'aient  pas  été  touchés,  car  il  n'y  a  pas 
de  chair  dans  cet  endroit  du  bras,  et  je  ne  comprends  pas  comment 
la  balle  a  pu  se  cacher  et  faire  deux  ouvertures.  J'ai  bien  souffert,  et 
mon  bras  est  toujours  bien  faible  et  engourdi.  Je  terminai  cependant 
ma  batterie  et  j'allai  me  faire  panser.  J'étais  là  comme  Pilate  dans  le 
Credo,  car  c'est  aux  officiers  du  génie  à  faire  cela;  mais,  comme  ils 
étaient  occupés  ailleurs,  je  m'offris  à  les  remplacer.  Deux  heures  après 
mon  accident,  les  Turcs  attaquèrent  et  prirent  notre  batterie.  Les 
Russes  revinrent  et  la  reprirent  aussitôt.  Les  Turcs  se  battaient  avec 
le  sabre,  les  nôtres  à  la  baïonnette.  Il  y  eut  là  une  bagarre  infernale. 
Nous  perdîmes  cinq  ou  six  officiers  et  deux  cents  soldats,  et  je  dois 
probablement  mon  existence  à  ce  coup  de  fusil  qui  m'éloigna  de  là. 

Quelques  jours  après,  la  peste  se  déclara  dans  notre  armée.  Après 
avoir  pillé  et  dévasté  le  malheureux  pachalik,  nous  fîmes  notre 
retraite  en  battant  les  Turcs  qui  nous  poursuivaient,  mais  la  peste 
nous  a  suivis  et  a  fait  bien  du  mal  parmi  les  soldais.  On  en  a  préservé 
le  pays  par  de  grandes  précautions,  et  maintenant  elle  tire  à  sa  fin. 

Voilà,  mon  cher  ami,  un  abrégé  de  mes  faits  et  gestes.  Si  je  n'étais 
pas  si  âgé,  tout  pourrait  aller  bien  ;  mais  je  suis  déjà  un  peu  roide 
pour  tant  de  mouvement.  Je  suis  ici  fort  agréablement.  Mes  appointe- 
ments suffisent  amplement  à  tous  mes  besoins;  ma  maison  est  com- 
posée de  deux  domestiques,  deux  cosaques,  trois  chevaux  de  bât  et 
trois  chevaux  de  selle.  Je  suis  au  quartier  général  à  moins  de  quelque 
expédition  particulière.  Le  pays  est  superbe  et  l'air  excellent  (la  peste 
à  part)  ;  mais  aucune  société.  Les  Géorgiens  vivent  un  peu  à  l'orientale  ; 
les  femmes  ne  reçoivent  pas,  et  nous  ne  savons'  pas  leur  langue. 
Les  femmes  sont  très  belles  et  méritent  leur  réputation.  Cependant 
leurs  traits  sont  trop  marqués  :  un  nez  aquilin,  des  yeux  d'une  beauté 
rare,  des  sourcils  qui  se  touchent,  souvent,  et  qu'elles  peignent  en 
noir  avec  une  herbe,  et  quelquefois  les  paupières  avec  du  brou  de 


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m  LETTRES  INÉDITES 

noix.  Ce  sont  des  Ûgures  dans  le  genre  de  celle  de  la  baronne  Dunoyer, 
en  lui  donnant  de  grands  yeux  noirs.  On  ne  voit  jamais  d'hommes  ni 
de  femmes  blondes.  Si  on  rencontre  des  enfants  géorgiens  avec  des 
yeux  bleus  et  des  cheveux  blonds,  leur  âge  ne  passe  jamais  l'époque 
de  l'arrivée  des  Russes  en  Géorgie;  et  si  par  hasard  quelqu'un  naît 
avec  des  cheveux  blonds  ou  rouges,  on  les  teint  avec  cette  herbe  qui 
serait  bien  précieuse  pour  nos  tètes  rouges.  Toute  l'Asie  s'en  sert;  on 
ne  voit  point  de  cheveux  blancs  en  Perse  à  moins  que  ce  ne  soit  des 
gens  d'une  extrême  misère.  Les  vieillards  enduisent  leurs  cheveux 
d'une  pâte  faite  avec  de  l'herbe  sèche  broyée,  appelée  xina;  ils  en 
couvrent  de  même  leurs  grandes  barbes,  et  lorsque  la  pâte  est  séchée, 
ils  se  lavent,  et  leurs  poils  sont  d'une  belle  couleur  orange.  Alors,  avec 
une  pâte  d'une  autre  herbe  appelée  bas  ma,  ils  répètent  la  môme  opé- 
ration, et  ils  sortent  de  là  noirs  comme  du  jais.  L'opération  se  fait  au 
bain  et  dure  quatre  heures.  La  couleur  ne  prend  pas  sur  la  peau,  mais 
seulement  sur  les  cheveux,  sur  la  barbe  et  sur  les  ongles;  les  teintu- 
riers les  ont  toujours  noirs.  Les  femmes  et  les  hommes  s'épilent  le 
corps  comme  les  Juives.  Le  costume  des  deux  sexes  est  très  beau.  Les 
femmes  ne  sortent  jamais  sans  un  grand  voile  qui  les  couvre  de  la  tête 
aux  pieds  et  qui  est  de  kalincot  blanc.  Elles  le  serrent  avec  la  main 
sous  le  nez,  en  sorte  que  l'on  ne  voit  que  leurs  yeux.  Les  femmes  sur 
le  retour  sont  très  scrupuleuses  là-dessus;  mais  les  jeunes  et  jolies 
personnes,  lorsqu'elles  rencontrent  un  étranger,  arrangent  toujours 
leur  voile,  qui,  s'ouvranl  un  instant,  les  laisse  apercevoir  tout  en- 
tières. Elles  avancent  en  même  temps  un  pied.  L'habillement,  qui  est 
ouvert,  laisse  entrevoir  le  pantalon  de  soie  cramoisie,  les  petites  pan- 
toufles vertes  et  la  ceinture  de  shall.  Ce  sont  toujours'  des  couleurs 
vives  et  tranchantes.  Mais  tout  cela  disparaît  aussitôt.  Leur  beau 
visage  est  déjà  caché  et  on  peut  appeler  cette  apparition  un  éclair  delà 
beauté; 

L'imagination  les  embellit  encore  sous  leur  voile  qui  me  parait  très 
bien  imaginé.  Les  personnes  sans  fortune  cachent  là-dessous  de 
mauvais  habits,  et  toutes  ont  l'air  distingué.  J'ai  dessiné  quelques 
costumes,  quelques  paysages;  mais  je  manque  de  courage,  je  me  dis 
souvent  :  A  quoi  bon,  pour  qui  et  pour  quoi?  Pétersbourg  est  la 
troisième  patrie  que  j'abandonne.  Je  suis  au  moins  sûr  de  quitter  ce 
pays-ci  sans  regret;  ce  qui  est  une  triste  consolation. 

Je  passe  mon  temps  à  donner  des  plans.  L'automne  prochaine  je 
lèverai  sur  le  terrain.  Il  y  a  encore  beaucoup  de  points  absolument 
inconnus  ou  faussement  indiqués.  Depuis  que  je  suis  guéri,  je  vais 
tous  les  jours  me  promener  à  cheval  avec  le  général  en  chef.  11  a  vingt 
étalons  persans,  tous  plus  beaux  les  uns  que  les  autres;  et,  comme 
mes  chevaux  ne  sont  pas  pour  la  parade,  il  a  la  bonté  de  me  prêter  les 


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DE  XAVIER  DE  MilSTRE  A  SA  FAILLIE  923 

siens,  et  j'ai  le  plaisir  de  caracoler  sur  les  plus  beaux  chevaux  que 
j'aie  vus.  Adieu  mon  cher  et  très  cher  frère.  Quand  nous  reverrons- 
nous?  Adieu,  mon  Doyen4,  j'ai  ou!  avec  plaisir  tes  succès  aposto- 
liques. —  Pais  un  effort  pour  me  donner  de  tes  nouvelles.  Tes  lettres 
ne  se  perdront  plus;  mon  frère  profite  maintenant  des  estafettes  pour 
•m'écrire.  Embrasse  ta  femme,  Fanchctte.  Je  ne  puis  nommer  tout  le 
monde,  mais  ma  chère  marraine  particulièrement.  Je  voudrais  avoir 
des  nouvelles  du  curé  de  la  Bauche a,  il  doit  être  bien  vieux,  rappelle- 
moi  à  son  souvenir.  Jamais  personne  ne  m'en  a  rien  dit.  Dis-lui  qu'il 
m'a  mal  élevé,  car  je  ne  suis  pas  sage  à  quarante-sept  ans.  Adieu  à 
tous.  Je  t'ai  ouvert  mon  sac;  il  est  inutile  de  l'avertir  que  ce  n'est  que 
pour  toi. 

Malgré  le  caractère  heureusement  très  complet  de  cette  lettre, 
nous  ne  pourrons  nous  dispenser  d'en  rappeler  quelques  autres 
de  la  même  période.  Le  17  janvier  1811,  Xavier  remercie  Joseph 
<(  pour  tous  les  soins  qu'il  prend  de  ses  affaires  spirituelles  et 
temporelles  »;  il  a  souligné  lui-même.  Il  parle  à  bâtons  rompus  de 
la  guerre  et  de  toutes  sortes  de  sujets,  de  la  vie  en  général,  et 
d'une  nouvelle  édition  de  son  livre  : 

Je  ris  quelquefois  en  pensant  à  toute  la  peine  que  nous  nous 
donnons  à  notre  âge.  Et  pourquoi?  nous  ressemblons  à  deux  voya- 
geurs au  milieu  de  la  mer  du  Sud.  Courage!  nageons  encoro  quelques 
toises;  nous  n'avons  plus  que  299  lieues  à  faire;  et  nous  \uilà  dans 
une  île  où  on  nous  mangera.  Il  faudra  encore  attendre  une  année 
avant  de  recevoir  la  pièce  officielle;  et  Dieu  sait!  la  peste,  les  Persans, 
les  Turcs,  le  climat,  etc.,  etc..  Adieu,  cher.  A  propos,  et  le  Voyage 
autour?  Je  voudrais  pouvoir  t'expliquer  ce  que  je  sens  là-dessus, 
mais  comment?  1°  Pourquoi  faire  une  édition  d'un  livre  qui  en  a 
cinq  ou  six  et  que  personne  ne  demande,  puisqu'on  en  aurait  fait  une 
autre  sans  nous?  2°  Pourquoi  rentrer  à  mon  âge  dans  la  carrière 
littéraire,  en  donnant  trente  pages  du  Lépreux,  qui  est  déjà  connu  à 
Pétersbourg  et  qui  a  déplu  en  haut  lieu,  comme  tu  sais  ou  ne  sais  pas? 
Mon  avis  donc  est  de  ne  rien  faire,  car  cela  est  inutile  et  peut  être 
nuisible.  Il  ne  faut  pas  éveiller  le  chat  qui  dort... 

On  se  demandera  pourquoi  le  Lépreux  avait  bien  pu  déplaire 
en  haut  lieu.  Une  lettre  de  Joseph  de  Maistre  nous  le  fait  savoir. 
Le  censeur  chargé  de  délivrer  le  permis  d'impression  trouva  qu'on 
avait  déjà  beaucoup  écrit  sur  cette  maladie! 

1  Xavier  termine  souvent  les  lettres  qu'il  écrit  à  l'un  de  ses  frères  ou  à 
Tune  de  ses  sœurs  par  quelques  mots  à  l'adresse  des  autres. 

2  Le  prêtre  chez  qui  il  avait  ét4  élevé.  ' 


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924  LETTRES  INEDITES 

Une  lettre  plus  importante  est  celle  qui  est  écrite  de  Tiflis  le 
A  février  1811,  et  qui  contient,  sur  l'état  religieux  de  la  Géorgie 
à  cette  époque.  —  sur  les  catholiques,  les  orthodoxes,  les  musul- 
mans, les  païens  mêmes,  qui  s'y  coudoyaient,  —  des  renseigne- 
ments qu'on  ne  trouverait  nulle  part  ailleurs.  C'était  Joseph  qui 
avait  demandé  cette  sorte  de  rapport  : 

Tu  m'as  recommandé  de  m'occuper  des  missions,  et  je  vais  te 
narrer  tout  ce  que  je  sais  là-dessus.  Nous  avons  ici  à  Tiflis  un  couvent 
de  Capucins,  un  autre  à  Gori  à  20  lieues  d'ici  en  Carleline.  Les  deux 
couvenls  ont  quatre  prêtres  en  tout;  ils  ont  bâti  une  belle  église  et 
une  jolie  maison  ici,  avec  bien  peu  de  moyens  et  beaucoup  de  zèle. 
Le  peuple  catholique  de  Tiflis  est  pauvre  et  composé  de  soixante  familles. 
Quelques  Arméniens  se  convertissent,  mais  je  ne  pense  pas  qu'on  fasse 
jamais  de  progrès  autres  que  ceux  de  la  population  des  catholiques 
qui  augmente.  Ces  Pères  sont  estimés  et  même  honorés;  un  Romain, 
Padre  Felippo,  âgé  de  quarante  ans,  mène  la  barque  avec  un  cœur 
droit  sans  beaucoup  de  génie.  11  prêche  en  géorgien  et  a  beaucoup 
d'activité.  11  est  permis  aux  moines  catholiques  par  l'impératrice 
Catherine  II  de  recevoir  les  Arméniens  qui  veulent  se  convertir,  mais 
défendu  de  les  prêcher.  Un  de  ces  Capucins,  Frà  Pietro,  frère  lai, 
veut  s'en  retourner  en  Italie  pour  cause  de  maladie.  Il  est  gras  et 
gros,  et  je  crois,  entre  nous,  qu'il  veut  profiter  de  l'occasion  pour  se 
défroquer.  Il  y  a  un  autre  couvent  de  Capucins  et  beaucoup  de  catho- 
liques à  Avaleik  che?  les  Turcs.  Sans  la  peste  nous  les  aurions  peut- 
être  réunis  à  la  Russie.  De  l'autre  côté  du  Caucase  il  y  a  un  couvent 
de  deux  Jésuites  à  Mordor.  Le  P.  Henri,  Français  de  nation,  est  un 
homme  remarquable,  un  vrai  missionnaire;  il  a  appris  et  prêché 
l'arménien  dans  six  mois,  effort  miraculeux.  Il  apprend  maintenant 
le  Tartare.  C'est  de  ce  côté-là  qu'est  le  bon  filon. 

Diverses  nations  ont  encore  des  idolâtres,  qui  sont'les  plus  aisés  à 
convertir;  d'autres  ne  sont  qu'à  moitié  musulmans.  Ce  sont  tous  des 
hommes  superbes  et  intelligents,  ayant  les  vices  des  âmes  fortes  et 
déviées,  d'un  courage  héroïque  et  qu'on  ne  domptera  jamais  qu'en  les 
civilisant.  Une  de  ces  nations,  les  Cicenses  (en  prononçant  à  l'italienne) 
ont  encore  plusieurs  cérémonies  dérivées  du  christianisme,  qu'ils  ont 
sans  doute  anciennement  professé.  Us  ont,  sur  une  montagne,  un 
ancien  temple  ou  église  dans  lequel  personne  n'ose  entrer,  sans  qu'ils 
sachent  dire  le  pourquoi.  Mais  lorsqu'ils  veulent  prêter  un  serment, 
ils  vont  à  cette  église  et  mettent  leur  bras  droit  dedans;  et  lorsque 
leurs  enfants  naissent  ils  les  portent  près  de  cette  église  et  les  lavent 
avec  l'eau  d'un  puits  qui  est  au  bas  de  la  montagne.  On  avait  envoyé 
des  prêtres  grecs  qui  y  sont  demeurés  plusieurs  années.  Malheureuse- 


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DE  XAVIER  DE  MAISTRE  A  SA  FAMILLE  925 

ment,  un  d'eux  fut  surpris  et  lue  avec  une  femme;  et  depuis  lors  ils 
n'en  ont  plus  voulu  et  l'islamisme  fait  des  progrès.  Cet  événement  est 
de  trois  ou  quatre  ans  au  plus.  Gela  les  a  très  indisposés.  Un  de  ces 
Cicenses,  auquel  on  demandait  pourquoi  il  ne  voulait  pas  se  faire 
chrétien,  répondit  :  «  Qu'y  gagnerais-je?  il  me  faudra  payer  pour  me 
faire  baptiser,  pour  me  marier  et  pour  me  faire  enterrer?  »  Cela 
prouve  assez  qu'on  s*y  est  mal  pris. 

Il  n'y  a  pas  dix  ans  que  la  grande  Cabarda,  la  nation  la  plus  puis- 
sante du  Caucase,  était  presque  toute  idolâtre,  Les  prêtres  turcs 
étaient  sujets  des  princes  et  n'avaient  aucune  influence.  Depuis  trois 
ou  quatre  ans,  pour  diminuer  l'influence  de  ces  princes,  on  s'est  servi 
de  celle  qu'on  a  pu  avoir  sur  ces  peuples  pour  donner  le  pouvoir  aux 
prêtres  turcs,  qui,  maintenant,  sont  juges,  droit  qui  appartenait  aux 
princes.  De  ce  moment,  l'islamisme  est  devenu  général  et  organisé,  et 
nous  avons  perdu  toute  espèce  d'influence  sur  ce  beau  pays.  C'est  un 
mal  bien  difficile  à  réparer.  On  commence  à  revenir  sur  les  méthodes 
qu'on  a  employées  contre  ces  nations  auxquelles  il  est  inutile  de  faire 
la  guerre  et  qu'il  faudra  apprivoiser  par  le  commerce  et  le  luxe  ou, 
du  moins,  le  bien-être. 

Il  s'agit  maintenant  d'établir  une  église  de  Jésuites  à  yiadicaucase. 
Cette  ville  est  située  entre  la  grande  et  la  petite  Abarda,  dans  le  pays 
des  Cicenses.  Le  général  Delpozzo,  Piémontais,  en  est  le  commandant. 
C'est  un  homme  recommandable  de  mille  manières.  11  jouit  d'une 
réputation  d'intégrité  qui  lui  a  valu  la  confiance  de  ces  peuples  sau- 
vages, chez  lesquels  il  a  été  prisonnier.  Il  s'intéresse  fort  à  l'établis- 
sement en  question,  dont  tu  auras  sans  doute  entendu  parler;  et  il 
faut  profiter  de  cette  circonstance  favorable  et  envoyer  de  bons 
sujets.  Delpozzo  est  d'avis  que  quatre  Jésuites  feront  davantage  que 
40,000  soldats  pour  conquérir  ces  pays  qui  sont  les  plus  belles  vallées 
du  monde,  mais  qui,  maintenant,  ne  sont  que  des  repaires  de  voleurs 
et  des  nids  pour  la  peste.  Ces  missions  seront  difficiles  et  dangereuses, 
mais  elles  offrent  un  grand  but,  celui  de  donner  à  la  religion  et  à 
l'empire  de  Russie  une  quantité  innombrable  d'hommes  courageux 
et  industrieux,  qui  maintenant  sont  ses  ennemis.  Le  général  en, chef 
et  tous  les  préposés  du  gouvernement  mettent  peu  d'intérêt  aux 
missions,  parce  qu'il  leur  parait  qu'elles  devraient  être  faites  par  la 
religion  dominante,  ce  qui  serait  juste,  si  cela  était  possible.  Mais 
comme  l'expérience  a  démontré  que  les  prêtres  grecs  n'ont  jamais 
augmenté  le  nombre  des  chrétiens...,  il  vaut  encore  mieux  avoir  des 
catholiques  pour  sujets  que  des  musulmans  ou  des  idolâtres... 

Je  dois  bientôt  recevoir  une  note  des  chrétiens  et  couvents  qui  sont 
nos  voisins.  Il  est  évident  pour  tous  ceux  qui  connaissent  bien  les 
catholiques  des  pachaliks  de  Kars  et  d'Akalievk,  qu'en  les  favorisant 

10  DÉCEMBBB   1902. 


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9*6  LETTRES  INÉDITES 

et  leur  donnant  asile  et  sûreté  en  Géorgie,  on  en  attirerait  aisément 
un  très  grand  nombre  ;  mais  il  faudrait  une  loi  constante  et  soutenue, 
et  surtout  ne  les  faire  jamais  dépendre  de  chefs  musulmans,  comme 
on  a  fait  pour  la  dernière  colonie  qui  est  venue.  Je  pense  qu'il  fau- 
drait les  mettre  sous  la  dépendance  d'un  officier  russe  et  toujours 
catholique,  —  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  moi,  qui  serait  mouarave  ou 
chef  des  catholiques,  comme  il  y  a  des  officiers  russes  mouaraves  des 
Tatars,  —  en  lui  faisant  tels  avantages  qu'il  pût  se  résoudre  à  se  fixer 
dans  ce  chien  de  beau  pays.  Les  émigrations  de  ces  colonies  sont  plus 
aisées  qu'on  ne  pense.  11  faut  connaître  la  situation  et  les  mœurs  de 
ces  gens-là  qui  ne  tiennent  point  à  leur  pays  où  ils  sont  vexés,  qui 
n'ont  qu'on  trou  dans  la  terre  pour  maison  et  un  tapis  pour  tout 
meuble.  La  plupart  vont  passer  l'été  dans  la  montagne  et  sont  encore 
à  moitié  nomades.  On  peut  leur  donner  des  villages  abandonnés  ou 
plutôt  la  place  d'anciens  villages,  mais  autour  desquels  sont  des 
champs  fertiles  qui  ont  encore  l'empreinte  des  vieux  sillons.  Voilà, 
mon  cher  ami,  tout  ce  que  je  sais  sur  ce  sujet  intéressant.  Adieu; 
mon  bras  est  guéri  ;  mon  petit  doigt  revient  et  il  ne  me  reste  qu'une 
grande  faiblesse  qui  m'empêche  de  serrer  la  main. 

D'autres  préoccupations  religieuses,  et  d'un  ordre  plus  intime, 
se  font  jour  dans  une  lettre  écrite  un  peu  plus  tard,  le  14  octobre, 
de  Tiflis  encore,  à  Mne  de  Constantin.  Xavier  y  constate  avec 
peine  «  que  le  torrent  qui  l'a  séparé  de  sa  sœur  augmente  toujours 
et  l'emporte  chaque  année  plus  loin  d'elle.  11  croit  cependant  que 
la  Géorgie  en  sera  le  terme,  à  moins  qu'il  ne  soit  fait  *ardar  co 
Perse  ou  pacha  en  Turquie,  ce  qui  n'est  pas  probable  ». 

11  ne  faut,  ajoute-t-il,  compter  sur  rien,  ni  désespérer  de  rien. 
J'espère  encore  te  revoir  avant  que  nous  nous  revoyions  dans  une 
autre  vie.  Je  dois  te  dire  à  ce  sujet,  que  j'espère  aussi  que  nous  nous 
reverrons  là,  sans  cependant  en  être  bien  sûr,  car  je  suis  bien  éloigné 
de  cette  perfection  qui  pourrait  même  donner  la  certitude.  Mais  an 
moins  depuis  quelques  années,  je  me  suis  mis  en  règle.  J'ai  recom- 
mencé les  exercices  de  la  religion  que  j'avais  négligés,  j'ai  honte  de  le 
dire,  pendant  plus  de  vingt- six  ans.  Mais  je  suis  encore  bien  froid;  les 
longues  habitudes  sont  difficiles  à  déraciner  et  je  crains  quelquefois 
de  n'être  pas  revenu  sincèrement.  Si  les  efforts  que  j'ai  faits  pour 
m'acquérir  une  petite  fortune  n'avaient  pas  été  déjoués,  je  serais 
retourné  auprès  de  toi,  et  je  crois  alors  que  je  serais  devenu  meilleur. 

L'existence  en  Géorgie  était,  d'ailleurs,  bien  faite  pour  inspirer 
des  réflexions  sérieuses  : 


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DB  XAVIER  DE  HA1STBK  A  SA  FAMILLE  927 

Je  n'ai  rien  à  te  dire,  continue  Xavier,  sur  ma  situation  actuelle, 
qui  est  bonne  mais  triste,  car  c'est  une  espèce  de  seconde  émigration. 
Je  suis  nouvellement  seul  après  avoir  retrouvé  pendant  quelque  temps, 
à  Pétersbourg,  une  partie  de  ma  famille.  A  mesure  que  nous  vieillis- 
sons les  chances  de  se  revoir  deviennent  toujours  plus  incertaines,  et 
je  t'assure  que  j'ai  quitté  mon  vieux  frère  avec  un  serrement  de  cœur 
inexprimable.  Notre  campagne  de  cette  année  a  été  nulle,  les  ennemis 
ne  nous  ont  pas  attaqués,  et  nous  les  avons  laissés  tranquilles.  La 
raison  en  est  que  la  récolte  dans  toute  cette  partie  de  l'Asie  a  été  si 
mauvaise,  qu'on  a  de  la  peine  à  vivre  au  jour  la  journée.  Et,  pour  notre 
part,  en  Géorgie,  nous  avons  encore  par  dessus  le  marché  la  peste, 
qui,  sans  être  des  plus  fortes,  a  cependant  enlevé  bien  du  monde,  et 
a  dégoûté  sans  doute  nos  ennemis  de  venir  nous  faire  visite.  Nous 
n'en  vivons  pas  moins  dans  la  plus  belle  tranquillité,  parce  qu'on 
s'accoutume  à  tout.  Lorsqu'on  rencontre  le  tombereau  qui  emmène 
un  pestiféré  au  lazaret  ou  au  tombeau,  on  enfile  une  autre  rue,  et  on 
n'y  pense  plus.  Elle  tire  maintenant  vers  la  fin,  et  nous  espérons  que 
le  froid  la  détruira  entièrement. 


DEPUIS  LE  RETOUR  ET  LE  MARIAGE  DE  XAVIER  DE  MA1STRE  A  PÉTERSBOURG 
JUSQU'AU  DÉPART  DE  SON  FRÈRE  JOSEPH.  —  ODE  SDR  LA  CHUTE  DE 
NAPOLÉON. 

(1812-1817) 

La  vie  de  Xavier  de  Maistre  est  un  roman  d'aventures  où 
perpétuellement  Ton  passe  d'un  extrême  à  l'autre.  Le  voilà, 
à  la  fin  de  1811,  vieil  officier  célibataire,  tristement  en  gar- 
nison au  fond  de  la  Russie,  perdu  dans  une  ville  du  Caucase 
où  sévissent  de  concert  la  famine  et  la  peste?  Erreur!  Nous  le 
trouvons  dans  la  capitale  russe,  en  février  1812,  officiellement 
fiancé  à  une  personne  qu'il  aime  depuis  plusieurs  années.  C'était 
cette  même  demoiselle  d'bonneur  de  Leurs  Majestés  Impériales, 
auprès  de  laquelle  il  s'était  assez  fait  remarquer  par  ses  assiduités 
pour  se  croire  (il  est  vrai  qu'il  était  susceptible)  obligé  de  quitter 
Pétersbourg.  On  se  souvient  peut-être  que  de  1808  à  1810,  les 
lettres  de  Xavier  à  sa  famille  s'étaient  faites  très  rares;  revenu 
auprès  de  «  Sophie  »,  il  va  de  nouveau  cesser  d'écrire,  n'ayant 
plus  à  chercher  loin  le  placement  de  ses  confidences.  C'est  à  Joseph 
qu'il  nous  faut  demander  des  informations  : 

Je  vous  prie,  écrit-il  le  19  février  (2  mars)  1812,  à  M.  le  chevalier  de 
Rossi,  de  vouloir  bien  faire  part  à  Sa  Majesté  du  prochain  mariage  de 


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928  LETTRES  INEDITES 

mon  frère,  colonel  dans  l'Etat  général  de  l'armée  à  la  suite  de  Sa 
Majesté  Impériale,  avee  M119  Zagriatsky,  demoiselle  d'honneur  de  Leurs 
Majestés  Impériales.  C'est  une  personne  du  plus  grand  mérite  et  de  la 
plus  grande  distinction.  Sa  Majesté  Impériale  a  daigné  donner  à  ce 
mariage  une  approbation  qui  ajoute  beaucoup  à  la  satisfaction  de  ma 
famille.  Le  grand  maréchal  de  la  cour  est  venu  voir  M,u  Zagriatsky 
dans  l'appartement  qu'elle  occupe  au  palais,  et  lui  a  fait  part  qu'en 
témoignage  de  l'approbation  que  l'empereur  donnait  à  ce  mariage»  il 
daignait  convertir  pour  elle  en  pension  viagère,  la  somme  de  3000  ron- 
bles  que  les  demoiselles  d'honneur  reçoivent  annuellement  pour  leur 
entretien  et  qu'on  nomme  argent  de  table.  Il  lui  a  promis  de  pins 
qu'à  la  première  occasion,  Sa  Majesté  Impériale  daignerait  encore 
approcher  mon  frère  de  sa  personne  en  le  nommant  son  aide  de  camp. 
EnOn,  Monsieur  le  Chevalier,  il  a  couronné  ses  bontés  et  mis  le 
comble  à  notre  joie  en  décidant  que  les  garçons  qui  pourraient  pro- 
venir de  ce  mariage  seront  élevés  dans  la  religion  catholique,  bienfait 
insigne  que  je  place  au-dessus  de  tous  les  autres  et  sans  lequel  ce 
mariage,  s'il  s'était  fait,  n'aurait  été  pour  nous  qu'une  source  de 
désagréments.  Tout  mon  chagrin  est  de  ne  pouvoir  suspendre  la  celé* 
bration  jusqu'au  moment  où  nous  aurions  pu  recevoir  l'approbation 
de  Sa  Majesté  '. 

«  L'état  des  choses  »,  c'était  l'imminence  de  la  rupture  entre 
la  France  et  la  Russie.  Quelques  mois  après,  Napoléon  passe  le 
Niémen  avec  trois  cent  mille  hommes.  Mais,  victorieux  des  hommes, 
vaincu  par  les  éléments,  il  lui  faut  bientôt  ramener  en  Pologne  les 
débris  de  la  Grande-Armée.  L'Europe  entière  se  lève  alors  contre 
lui;  elle  le  bat  en  Allemagne,  en  France,  et  elle  entre  dans  Paris, 
tandis  qu'à  Fontainebleau,  il  signe  son  abdication. 

A  cet  affranchissement  universel,  nul  n'applaudit  avec  plus 
d'enthousiasme  que  nos  trois  de  Maistre  de  Saint-Pétersbourg. 
Et  qui  oserait  les  en  blâmer,  après  que  la  France  avait  conquis 

4  Peu  de  temps  après,  12  mars,  Joseph  recevait  de  sa  future  belle-sœur 
la  lettre  qu'on  va  lire  : 

«  Recevez,  je  vous  prie,  Monsieur  le  comte,  mes  remerciements  pour  le 
cadeau  que  vous  m'avez  envoyé.  Je  le  reçois  avec  d'autant  plus  de  plaisir 
que,  dans  la  lettre  qui  l'accompagne,  vous  me  montrez  les  sentiments  d'an 
bon  et  tendre  frère.  Croyez,  Monsieur  le  comte,  que  je  mettrai  tous  mes 
soins  à  mériter  ces  sentiments,  et  j'ose  me  flatter  que  le  temps,  en  vous 
faisant  connaître  mon  attachement  pour  toute  votre  famille,  ne  fera  que 
me  gagner  de  plus  en  plus  cette  amitié  que  j'ambitionne.  Agréez,  je  vous 
prie,  l'assurance  des  sentiments  distingués  de  votre  toute  dévouée. 

Sophie  Zagriatsky.  » 


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DE  XAViBd  DR  MàlSTRI  A  SA  FAMILLE  929 

leur  petite  patrie  de  Savoie,  vaincu  et  ravagé  leur  grande  patrie 
russe?  Tous  contribuèrent  pour  leur  part  à  l'écrasement  de  Napo- 
léon :  Joseph  par  ses  efforts  diplomatiques,  son  fils  Rodolphe  et 
Xavier  en  prenant  les  armes. 

Xavier  est  parti  pour  la  guerre  avec  une  grande  confiance  : 
«  J'ai  un  pressentiment  que  le  grand  homme  s'y  cassera  le  col  »» 
a-t-il  écrit  à  son  frère,  de  Valdenburg,  le  11  juin  1813.  Il  n'est 
cependant  qu'à  moitié  satisfait  de  la  façon  dont  personnellement 
on  le  traite  :  «  Je  m'attends,  dit-il  dans  une  lettre  datée  de  six 
jours  plus  tard,  à  retirer  peu  de  profit  de  cette  campagne  dans 
laquelle  je  me  suis  déjà  trouvé  gratis  à  trois  batailles  rangées1.  » 
Nous  ne  voyons  pas  qu'il  eût  tellement  à  se  plaindre.  Il  était  alors 
quartier- maître  dans  l'armée  que  commandait  le  lieutenant- général 
Walmoden,  et  il  allait  bientôt  recevoir  (18  juillet)  le  grade  de 
major-général,  qui  lui  aurait  fait  une  situation  importante  dans 
l'armée  russe  s'il  avait  voulu  y  persévérer.  Hais  il  n'a  point  la 
chance  de  prendre  part  aux  campagnes  les  plus  glorieuses,  retenu 
d'abord  par  la  fièvre  dans  un  village  de  Silésie,  immobilisé  ensuite 
sous  les  murs  de  Danizig.  Le  temps  lui  dure  de  sa  femme;  il 
quitte  Dantzig  pour  l'aller  voir  à  Pétera  bourg,  et  il  la  rencontre  à 
Riga,  qui  vient  au-devant  de  lui. 

Cette  démarche,  aussi  bien,  ne  le  rend  pas  très  fier,  et  il 
reprend  avec  sa  femme  le  chemin  de  Dantzig  : 

J'espère,  écrit-il  à  Joseph  le  47  février  4814,  après  lui  avoir  narré  ce 
que  nous  venons  de  dire,  j'espère  que  tu  approuveras  la  résolution  que 
j'ai  prise  de  rebrousser  chemin.  Mon  voyage  à  Pétersbourg  dans  le 
moment  où  Ton  se  sacrifie  à  Brienne  était  un  poids  sur  mon  cœur  que 
l'espoir  seul  d'embrasser  ma  femme  pouvait  me  faire  supporter.  11  me 
semble  qu'un  uniforme  de  général  est  une  parure  honteuse  à  Péters- 
bourg  dans  un  semblable  moment,  et,  quoique  à  Dantzig  je  ne  serai 
pas  plus  utile  à  la  grande  cause  que  je  ne  l'aurais  été  dans  la  capitale, 
au  moins  je  ne  devrai  ce  malheur  qu'à  la  nécessité  et  non  à  mon  choix, 
comme  on  aurait  pu  le  croire.  J'ai  été  bien  malheureux  dans  cette 
belle  campagne.  La  fièvre  et  la  malveillance  m'ont  entouré  de  leurs 
doubles  filets.  Malgré  cela,  je  ne  suis  pas  triste  et  ne  murmure  pas, 
car  j'ai  une  mesure  de  bonheur  qui  est  rarement  accordée  aux  ambi- 

1  II  parle,  daus  la  même  lettre,  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  :  c  Si  la 
guerre  continue  et  que  ton  Rodolphe  ne  puisse  te  rejoindre  de  longtemps, 
voilà  qui  est  décidé,  les  Soirées  Péter sbourgeoises  vont  paraître.  Ratisse-moi 
bien  cela,  ôte  tout  ce  qui  accroche  le  moins  du  monde  et  tu  m'enverras 
sonica  (?)  un  exemplaire;  souviens-toi  que  tu  m'as  vexé  deux  ans  pour  me 
faire  imprimer.  Attends -toi  à  la  revanche  :  dens  pro  dente,  » 


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930  MTTRIS  INÉDITES 

deux,  et  une  femme  parfaite  vaut  bien  un  cordon.  Son  bonheur  double 
et  triple  le  mien.  Rien  n'égale  sa  gaîlé,  soo  contentement,  qui  se 
répandent  jusque  sur  les  gens  qui  nous  servent  et  qui  ont  l'air  d'être 
heureux  de  notre  bonheur. 

Le  8  mars  (ou  le  18?),  il  envoie  de  Dantzig  à  son  frère  une 
lettre  où  se  mêlent  assez  étrangement  l'éloge  de  Sophie  et  d'inté- 
ressantes, voire  même,  à  la  fin,  d'importantes  réflexions  sur  la 
guerre  européenne  : 

Tu  auras  su  mes  aventures  par  d'autres  voies,  mon  cher  ami.  Notre 
voyage  a  été  très  heureux,  et  nous  voilà  à  Dantzig  où  nous  avons 
recoinmencé  la  lune  de  miel.  J'avais  grandement  besoin  de  ce  renfort. 
J'étais  triste  et  même  malade.  Ce  n'est  que  depuis  que  je  tiens  ma 
femme  dans  mes  bras  que  je  suis  décidément  rétabli  des  maux 
physiques  et  moraux  dont  j'ai  été  accablé  en  4813.  Elle-même  s'est 
toujours  bien  portée...  11  paraît  que  nous  ne  marcherons  pas  en  avant, 
à  moins  de  grands  événements  dont  Dieu  nous  préserve.  Notre  corps 
est  passé  sous  les  ordres  du  général  Lobanoff,  qui  commande  la 
réserve,  et  celui-ci  nous  a  destiné  des  quartiers  dans  le  duché  de  Var- 
sovie et  jusqu'aux  frontières  de  Russie.  On  a  demandé  une  autre  dislo- 
cation, mais  je  ne  sais  si  on  l'obtiendra. 

Voilà  le  duc  de  Wurtemberg  sans  commandement  et  j'ai  toujours 
mieux  fait  de  ne  pas  le  suivre  à  la  capitale.  Jusqu'à  présent,  tout  est 
pour  le  mieux,  dans  la  mauvaise  situation  où  je  suis.  Ma  chère  Sophie 
l'embellit  tellement  que  je  ne  regrette  plus  rien.  Chaqne  jour  ajoute  à 
la  profonde  estime  que  j'ai  pour  elle,  et  me  la  fait  chérir  davantage. 
Elle  a  beaucoup  de  courage,  et  je  la  trouve  toujours  prête  à  faire  tous 
les  sacrifices  que  sa  nouvelle  situation  pourrait  exiger.  Elle  semble 
n'avoir  [aucune  habitude,  tant  elle  se  prêle  facilement  et  sans  effort  à 
une  manière  de  vivre  si  différente  de  celle  du  passé.  Je  t'assure,  mon 
cher  frère,  que  je  suis  bien  heureux.  Je  suis  maintenant  décidé  à 
suivre  mon  sort  sans  rien  demander  et  même  sans  désirer  un  change- 
ment d'armée.  Si  on  ne  veut  pas  m'employer,  je  ne  veux  pas  m'en  trop 
affliger.  Je  vois,  au  reste,  tant  d'autres  qui  ont  déjà  tous  ces  avan- 
tages auxquels  je  pourrais  aspirer  et  qui  sont  tout  aussi  et?  même  plus 
mécontents  que  moi.  Je  vais  m'appliquer  à  jouir  philosophiquement 
de  mon  bonheur  actuel.  J'ai  passé  la  cinquantaine,  et,  même  avec  des 
succès,  je  ne  puis  faire  un  grand  chemin.  Notre  Rodolphe  est  dans  le 
cas  de  réussir,  il  en  a  les  moyens  et  l'occasion.  Laissons  donc  couler 
l'eau  sous  le  pont.  Sophie  l'embrasse  fraternellement.  Elle  voulait 
l'ajouter  quelque  chose,  mais  ses  dents  le  lui  défendent.  Elle  est  forcée 
de  finir  ses  dépêches  aux  grands  parents,  et  les  interrompt  par  de 


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DE  XAVIER  DK  MAISTRE  À  SA  FAMILLE  931 

fréquents  soupirs  de  douleur.  Si  tu  rencontres  une  bonne  occasion  de 
m1  envoyer  un  Voyage  autour,  tu  m'obligeras.  Sophie  a  oublié  de  me 
l'apporter.  Dis-moi  à  quoi  tu  t'occupes,  et  si  tu  ramasses  toujours  des 
pierres  sans  songer  à  bâtir. 

Nous  n'avons  ici  que  de  vieilles  nouvelles,  étant  hors  la  route.  Ce 
diable  d'homme  est  bien  tenace,  et  cela  fait  voir  combien  nous  sommes 
heureux  qu'il  ait  fait  la  grande  sottise  de  Moscou.  Un  médecin  fran- 
çais qui  a  beaucoup  de  sens  m'assurait  ces  jours-ci  que  lorsque  Napo- 
léon était  à  Vitepsk,  son  intention  n'était  pas  encore  d'aller  à  Moscou, 
qu'il  n'avait  jamais  eu  celle  d'y  aller  en  4812,  et  que,  lorsqu'on  se  mit 
en  marche  sur  Smolensk,  toute  l'armée  regardait  cela  comme  une 
expédition  passagère  après  laquelle  on  reviendrait  en  ligne  de  Vitepsk 
et  Moguiloff,  où  Ton  devait  passer  l'hiver.  C'a  donc  été  une  résolution 
subite,  une  vraie  inspiration.  Tl  semble  de  voir  le  fll  avec  lequel  Dieu 
fait  jouer  les  marionnettes.  Voilà  ce  que  c'est  que  le  génie,  l'audace,  les 
talents  militaires  :  un  mouvement  d'orgueil  détruit  tout  cet  échafau- 
dage et  laisse  quatre  cent  mille  cadavres  de  conquérants  sur  une  terre 
déjà  conquise!  Et,  pendant  que  ces  événements  se  passent,  il  y  a  de 
grands  philosophes  qui  pensent,  qui  réfléchissent,  qui  se  désespèrent, 
et  de  quoi?  De  ee  qu'ils  n'ont  pas  le  grand  cordon  de  Saint-Georges  et 
d'autres  même  celui  de  Sainte-Anne  (!)  N'y  a-t-il  pas  de  quoi  mourir 
de  rire?  Adieu. 

Sa  femme,  de  plus  en  plus,  l'emporte  en  intérêt  sur  les  victoires 
de  la  coalition;  et  on  le  comprendra  d'autant  mieux  qu'elle  est  sur 
le  point  de  devenir  mère.  C'est  ce  qu'il  annonce  à  Joseph  à  la  fin 
d'avril  1815,  de  Cerey,  dans  le  duché  de  Varsovie»  «  près  de 
l'endroit  où  le  souverain  de  l'île  d'Elbe  a  passé  le  Niémen  en  1812  ». 
Il  ne  laisse  pas,  dit-il,  «  d'être  tout  fier  de  l'espoir  d'être  bientôt 
un  père  de  famille,  et  il  ne  s'en  intéresse  plus  que  médiocrement 
aux  grands  événements  politiques  ou  à  Napoléon  ».  Cependant, 
nous  le  voyons,  en  post-scriptum,  parler  d'un  petit  travail  qui  ne 
va  guère  avec  ce  beau  détachement  du  monde  : 

J'ai  oublié  de  te  dire  que  j'ai  commencé  une  ode  sur  les  événements 
passés  et  futurs.  Mais  je  l'ai  prise  sur  un  ton  si  haut  que  je  manque 
d'haleine.  J'ai  déjà  22  strophes  de  faites  et  je  ne  fais  que  com- 
mencer. D'ailleurs,  j'avais  dit  beaucoup  d'injures  au  grand  homme; 
et  depuis  qu'il  n'est  plus  qu'un  nigaud  pensionné,  cela  n'aurait  pas  de 
sel.  Je  t'enverrai  ce  rogatum. 

L'ode  part  le  3  juin,  accompagnée  de  ces  lignes  : 

J'ai  bien  quelque  regret,  mon  cher  ami,  de  t'envoyer  par  la  poste 


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932  ,       .  LE1TRIS  INÉDITES 

une  chose  aussi  pesante  qu'est  une  ode  en  40  strophes.  Je  la  confie 
au  cher  lecteur,  en  le  priant  de  la  garder  pour  toi  et  de  m'envoyer 
tes  observations  impartiales.  J'ai  mis  un  mois  à  la  mettre  au  jour  et 
c'est  toujours  un  mois  de  passé.  On  peut  supprimer  la  13e  strophe  où 
il  y  a  une  faute  de  rime  et  qui  n'est  pas  très  nécessaire,  et  la  24e  qui 
est  un  peu  trop  dure  pour  la  grande  nation.  Enfin,  dis-moi  tout  ce 
que  tu  en  penses,  si  tu  en  as  le  loisir. 

L'ode  resta  inédite,  ce  n'est  que  juste  d'en  convenir.  Il  nous  en 
coûte  d'enlever  à  son  auteur  le  bénéfice  d'une  circonstance  si  atté- 
nuante. Comme,  cependant,  il  est  à  peu  près  mis  hors  de  cause 
par  le  fait  de  n'avoir  jamais  livré  cette  œuvre  à  l'impression,  et 
comme,  d'autre  part,  elle  peut  servir  de  document  complémentaire, 
soit  sur  les  sentiments  de  l'Europe  envers  Napoléon,  soit  sur  les 
derniers  jours  du  lyrisme  classique,  nous  en  reproduirons  la  plus 
grande  partie.  Elle  n'a  pas  moins  de  trente- neuf  strophes  de  six 
vers  chacune,  au  total  deux  cent  vingt-quatre  vers.  C'est  un  chiffre, 
eût  dit  le  général  du  Monde  où  ton  s* ennuie.  Nous  laisserons  de 
côtelés  dix  premières  strophes,  où  le  poète  essaie  longuement  sa 
lyre,  suivant  la  forme  traditionnelle,  et  tout  à  fait  de  la  même 
manière  que  les  violonistes,  avant  de  jouer,  accordent  leurs  instru- 
ments. Après  ces  soixante  vers  «  pour  rien  »,  il  commence  ainsi  : 

Je  prédirai  le  sort  de  ce  mortel  avide, 
De  ce  tyran  cruel,  souverain  parricide 

Et  brigand  couronné, 
Insensé  qui  du  ciel  croit  tromper  la  justice 
Et  régner  par  l'orguei',  la  fraude  et  l'avarice  ' 

Sur  le  monde  enchaîné. 

Le  voilà  sur  un  trône  où  Ta  placé  le  crime; 
Un  glaive,  teint  du  sang  d'une  auguste  victime, 

Fume  encore  daus  ses  mains. 
D'un  regard  menaçant  il  mesure  le  monde 
Et  de  son  àme  atroce  aucun  mortel  ne  sonde 
Les  sinistres  desseins. 

Des  princes  avilis,  des  rois  nés  sous  le  chaume, 
Prosternés  à  ses  pieds,  adorent  du  fantôme 

La  fragile  grandeur. 
Usurpateur  sanglant  d'un  sceptre  qu'il  ravale, 
11  cache  à  l'univers  sous  la  pourpre  royale, 
r  •.  Le  remords  de  son  cœur. 

Sa  voix  a  convoqué  les  peuples  innombrables 
Que  soumet  la  terreur  de  ses  lois  formidables 


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DE  XAVIER  DE  MAISTRE  À  SA  FAMILLE  933 

A  son  cruel  pouvoir. 
Esclaves  malheureux  d'une  aveugle  furie, 
Ils  ignorent,  hélas!  que  leur  triste  patrie 

Ne  doit  plus  les  revoir. 

Leur  sort  est  arrêté  :  les  flots  du  Borysthène 
Aux  coupables  enfants  des  rives  de  la  Seine, 

Préparent  des  tombeaux. 
Leurs  cadavres  blanchis  par  l'horrible  froidure, 
Sur  des  bords  infestés  deviendront  la  pâture 

Des  voraces  corbeaux. 

Aux  ordres  de  leur  chef  les  Français  obéissent, 
Leurs  flots  tumultueux  autour  de  lui  frémissent 

De  l'ardeur  des  combats. 
L'Occident  tout  entier,  secondant  leur  manie, 
Pour  accabler  le  Nord,  couvre  la  Germanie 

D'armes  et  de  soldats. 

Cependant,  au  fracas  de  l'horrible  tempête, 
La  superbe  Russie  a  soulevé  sa  tête 

Qu'entourent  les  hivers. 
Elle  voit  le  torrent  qui  menace  et  s'avance, 
Et,  géant  impassible,  elle  attend  en  silence 

Le  choc  de  l'univers. 

D'une  main  colossale,  elle  embrasse,  le  pôle, 
Déserts  abandonnés  sous  l'empire  d'Eole 

A  l'aquilon  glacé; 
De  l'autre  elle  commande  au  féroce  Caucase 
Et  sous  un  ciel  brûlant  elle  verse  le  Phase    . 

Dans  l'Euxin  courroucé. 


Mais  qui  peut  arrêter  l'audace  ambitieuse 
D'un  farouche  guerrier  qu'une  fortune  heureuse 

A  toujours  couronné? 
Il  s'avance,  il  poursuit  sa  funeste  carrière, 
Déjà  ses  légions  ont  franchi  la  barrière 

Du  Niémen  étoané. 

Qu'il  triomphe  à  son  gré  d'un  succès  éphémère, 
On  le  verra  bientôt,  pâlissant  de  colère, 
Sans  garde,  sans  appui, 

La  description  de  la  Russie  est  continuée  pendant  six  strophes  encore. 


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LETTRES  INEDITES 

Sous  un  vulgaire  nom  précipitant  sa  fuite, 
Repasser,  éperdu,  la  fatale  limite 
Qu'il  insuite  aujourd'hui. 


Les  phalanges  du  Nord  paraissent  consternées, 
Mais  le  Ciel,  leur  montrant  les  palmes  destinées 

Aux  sublimes  efforts, 
Ramènera  bientôt  ces  troupes  valeureuses, 
Et  le  Niémen  verra  leurs  enseignes  heureuses 

Triompher  sur  ses  bords. 

Telle  de  l'Océan  l'onde  tumultueuse. 
Subissant  chaque  jour  la  force  impérieuse 

Et  la  loi  des  destins, 
Par  un  subit  effroi  semble  fuir  son  rivage 
Et  livrer  les  trésors  de  son  vieil  héritage 

Aux  avides  humains. 

Mais  bientôt,  quand  du  ciel  la  magique  influence, 
N'enchaîne  plus  Neptune  et  lui  rend  la  puissance 

Du  terrible  trident, 
Le  dieu  frappe  aussitôt  les  mers  obéissantes 
Et  ramène  en  courroux  les  vagues  menaçantes 

Sur  leur  bord  écumant. 

L'ennemi  furieux  s'abandonne  au  pillage, 
Les  échos  effrayés  ré  pète  ut  de  sa  rage 

Les  sinistres  clameurs. 
L'insatiable  mort  ne  trouve  plus  d'obstacle 
Et  les  temples  en  feu,  de  cet  affreux  spectacle, 

Eclairent  les  horreurs. 

0  muse,  cache-moi  cette  effroyable  scène, 
Cache-moi  des  forfaits  que  pourront  croire  à  peine 

Les  siècles  à  venir, 
Et,  de  ces  jours  cruels  éteignant  la  mémoire, 
Prépare  tes  burins  pour  transmettre  à  l'histoire 
Le  plus  doux  souvenir. 

Déjà  renaît  le  calme  à  l'ordre  d'Alexandre, 
Du  terrible  hourra  le  cri  s'est  fait  entendre 

De  l'aurore  au  couchant. 
Le  héros  rend  la  paix  à  la  terre  opprimée 
Et  de  tant  d'ennemis  la  monstrueuse  armée 

Rentre  dans  le  néant. 


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DE  XàVIIR  DE  MAISTRE  À  Si  FAMILLE  935 

Au  seul  bruit  de  son  nom,  par  un  heureux  prodige, 
Des  lys  persécutés  l'impérissable  tige 

S'élève  jusqu'aux  cieux. 
La  croix  blanche  s'avance  aux  champs  de  Lombardie 
Et  l'aigle  des  Césars  reprend  vers  l'Italie  . 

Son  vol  audacieux. 

Noyé  daos  les  douceurs  d'une  muette  opulence, 
L'efféminé  tyran  qui  règne  sur  Byzance 

Tremble  dans  son  palais. 
Ce  nom  retentissant  jusqu'aux  bords  de  l'Euptirate, 
Des  Persans  obstinés  force  la  race  ingrate] 

A  demander  la  paix. 

Des  guerriers  d'Occident  les  enseignes  s'abaissent, 
La  discorde  s'éteint,  les  chaînes  disparaissent 

A  l'aspect  du  vainqueur. 
De  deux  peuples  fameux  il  scelle  l'alliance 
Et  pour  gage  de  paix  il  présente  à  la  France 

Louis  et  le  bonheur. 

Ne  te  dérobe  plus,  6  prince  magnanime, 

Aux  lauriers  dont  voudraient  ceindre  ton  front  sublime 

Les  peuples  satisfaits. 
Amour  de  l'univers,  dont  tu  fus  l'espérance, 
Permets  aux  nations  libres  par  ta  vaillance 

De  vanter  tes  bienfaits. 

Ton  nom  dans  l'avenir  brillera  d'âge  en  âge, 
Mais  si  le  Temps  jaloux  répandait  un  nuage 

Sur  tes  heureux  exploits, 
Les  rochers  parleraient,  témoins  de  ta  victoire, 
Et  les  champs  de  Leipzig  pour  célébrer  ta  gloire 

Trouveraient  une  voix. 

Et  toi,  puissant  pays,  terre  heureuse  et  chérie, 
Asile  favorable  et  nouvelle  patrie 

Que  m'accordent  les  dieux, 
Profite  des  bienfaits  que  leur  main  te  dispense 
Et  jouis  du  bonheur  sous  la  douce  influence 

D'un  règne  glorieux. 

J'aime  tes  habitants,  tes  fleuves,  tes  rivages, 
Et  l'air  que  j'y  respire,  et  de  tes  bois  sauvages 

L'immense  profondeur. 
Je  vais,  je  vais  rentrer  dans  ces  retraites  sombres 


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936  LETTRES  IStDITËS  DE  XAVIER  DE  MA1STRK  A  SA  FAMILLE 

Et  plein  d'un  doux  transport,  méditer  sous  leurs  ombres, 
Ta  gloire  et  mon  bonheur. 

Xavier  revient  encore  sur  cette  ode  en  deux  lettres  de  juillet, 
regrettant,  dans  l'une,  de  n'y  avoir  pa  «  mettre  le  retour  de  la 
maison  de  Bragance  et  la  délivrance  de  l'Espagne  »,  parce  qu'il 
«  ne  connaît  ni  les  armes  ni  les  emblèmes  du  Portugal  »,  et,  dans 
l'autre,  acceptant  les  remarques  de  son  frère. 

Nous  aimons  mieux  l'entendre  annoncer,  le  2  décembre,  à 
M"*  de  Constantin  un  heureux  événement  de  famille,  et  prêcher, 
sans  s'en  douter,  quelques  petits  détails  de  sa  biographie  : 

Depuis  quatre  jours,  tu  as  une  nièce  de  plus  qui  s'appelle  Alexan- 
drine  et  qui,  à  l'heure  où  je  t'écris,  est  âgée  de  quatre-vingt-seize 
heures.  Ma  femme,  quoique  âgée  de  trente-cinq  ans,  a  fait  très  heu- 
reusement ses  premières  couches,  elle  n'a  souffert  que  treize  heures. 
J'ai  trouvé  cela  bien  long,  et  elle  encore  plus;  mais  on  s'attendait  à 
plus  d'embarras  et  on  veut  que  je  sois  très  content... 

Nos  affaires,  jusqu'à  présent,  sont  très  embrouillées.  On  dit  qu'un 
jour  nous  serons  riches.  Mais  quand?  En  attendant,  je  vis  tranquille- 
ment, mes  parents  russes  me  traitent  fort  bien,  et  me  témoignent 
beaucoup  d'amitié;  voilà,  chère  Thérèse,  tout  ce  qui  me  regarde. 

Un  prochain  article  nous  montrera  Xavier  de  Maistre  en  Russie 
pendant  quelques  années  encore  après  le  départ  de  son  frère 
Joseph.  Il  fera  ensuite  un  court  voyage  en  Savoie  et  restera  de 
longues  années  en  Italie.  Nous  verrons  ce  qu'il  pense  des  hommes 
et  des  choses  au  temps  de  la  Sain  te- Alliance  et  après  la  révolution 
de  1830. 


Félix  Klein. 
La  suite  prochainement. 


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AU  PETIT  PALAIS 


LA  COLLECTION  DUTUIT 


Le  Petit  Palais  des  Champs-Elysées,  qui,  durant  deux  ans,  a  été 
la  demeure  choisie  d'expositions  éphémères,  donne  asile  aujourd'hui 
à  une  collection  promise  pour  toujours  aux  regards  des  visiteurs. 
Au  mois  de  juillet  dernier,  la  Ville  de  Paris  est  devenue  l'héritière 
des  trésors  d'art  qu'avait  assemblés  M.  Auguste  Datuit,  de  Rouen, 
et  c'est  eux  qu'elle  expose,  dès  maintenant1,  dans  le  plus  moderne 
de  ses  palais.  Il  lui  faut  savoir  gré  sans  doute  de  cette  diligence, 
mais  il  serait  téméraire  de  la  remercier,  elle  seule.  M.  Auguste 
Datuit  avait  tout  fait  pour  assurer  après  lui  cette  activité.  Il 
savait  les  lenteurs  des  administrations,  et  les  destinées  des  legs  les 
plus  précieux,  coutumiers  de  longues  attentes  dans  les  greniers. 
Il  avait  donc  pris  soin  d'ordonner,  par  son  testament,  que  si  ses 
collections  n'étaient  pas  acceptées  par  la  Ville  de  Paris  deux  mois 
après  sa  mort,  et  placées  dans  un  délai  de  quatre  mois,  elles 
reviendraient  à  la  Ville  de  Rome.  Et  Paris  a  eu  à  cœur  d'accepter 
sans  retard  des  richesses  si  généreusement  offertes  et  déjà  répu- 
tées parmi  les  amateurs  pour  leur  rareté.  M.  Georges  Gain,  conser- 
vateur du  musée  Carnavalet,  chargé  de  l'organisation  du  Petit 
Palais,  M.  Jean  Robiquet,  secrétaire  du  musée,  se  sont  mis  à 
l'œuvre  avec  zèle.  Voici  qu'aujourd'hui  une  partie  des  salles,  où 
naguère  se  développait  la  suite  merveilleuse  de  l'histoire  de  l'art 
français,  ont  recueilli  l'une  des  plus  belles  collections  que  particu- 
lier ait  jamais  formée. 

Cette  collection  a  été  commencée  en  1832  par  Eugène  et  par 

1  L'inauguration  a  lieu  le  11  décembre.  —  Les  pages  qui  suivent  ne  pré* 
tendent  pas  être  une  étude  technique,  qui  réclamerait,  pour  chaque  caté- 
gorie d'oeuvres,  de  longs  détails.  Elles  donnent  une  vue  d'ensemble  sur  la 
collection. 


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938  U  COLLECTION  DDTOIT 

Auguste  Dutuit.  Si  le  testament  qui  l'a  donnée  à  Paris  est  signé 
d'Auguste  Dutuit,  c'est  son  frère  qui  l'avait  créée  et  qui,  jus- 
qu'en 1886,  où  il  est  mort,  n'avait  cessé  de  l'enrichir  par  des 
achats  faits  dans  les  ventes  publijuos  ou  par  des  trouvailles 
personnelles.  Il  avait  la  vocation,  l'enthousiasme  tenace  de  l'érudit 
amateur,  qui  cherche,  qui  trouve  et  qui  achète.  Eutre  les  deux 
frères,  d'ailleurs,  il  y  avait  communion  d'idées.  Leur  vie  était 
modeste  et  leurs  besoins  simples;  leur  immense  fortune  était  restée 
indivise  entre  eux  et  leur  sœur,  M110  Hélôïae  Dutuit,  et  la  pins 
grande  partie  de  leurs  revenus  se  dépensait  en  achats  artisti  |oes  et 
en  œuvres  de  bienfaisance.  Tous  les  denx  avaient  pour  l'Italie  une 
préférence  passionnée.  Elle  ne  les  empêchait  pas  de  vivre  à  Rouen 
parmi  les  brumes.  Mais  rarement  une  année  passait  sans  qu'ils 
fissent  un  séjour  aux  rives  du  Tibre.  Auguste  Dutuit  surtout  a 
beaucoup  vécu  à  Rome,  et  il  y  vivait  tranquille  et  sans  façon. 
C'était  un  petit  homme  un  peu  voûté,  d'aspect  timide,  coiffé  d'un 
chapeau  mou,  et  vêtu  d'un  par-dessus  jaune  clair.  On  conte 
qu'à  une  grande  vente  à  Rome,  des  marchands,  étonnés  de  voir 
un  acheteur  qui  payait  si  peu  de  mine,  le  prirent  pour  un  fac- 
chino  opérant  au  nom  de  quelque  inconnu  et  firent  entendre 
leurs  protestations.  Auguste  Dutuit  se  leva  et  donna  son  nom  :  il 
était  célèbre  chez  les  amateurs.  Peut-être,  de  leurs  séjours  répétés  à 
Rouie,  les  deux  frères  ont-ils  fini  par  rapporter  un  goût  quelque 
peu  intolérant  de  l'art  italien.  S'ils  se  sont  montrés  éclectiques  en 
ce  qui  cooeerne  les  estampes,  la  peinture  et  la  cérami  jue,  ils  ne 
paraissent  avoir  aimé  ni  la  seul  pi  are  ni  l'architecture  françaises. 
Ces  Rouenn&is  n'ont  pas  senti  le  gothique  Ni  le  Palais  de  Justice, 
ni  la  cathédrale,  ni  les  vieilles  maisons  à  pigoons  et  &  colombages, 
dans  le  voisinage  desquels  leur  existence  se  passait  le  plus 
souvent,  ne  les  ont  invités  à  comprendre  l'art  français  du  treizième 
au  quinzième  siècle.  Seul  l'hôtel  du  Bourgiheroulde  les  séduisait. 
Ils  auraient  voulu  l'acquérir  et  y  installer  leurs  collections  qui,  sans 
doute,  à  leur  mort  seraient  revenues,  avec  l'hôtel,  à  la  ville  de 
Rouen.  Leur  projet  ne  s'est  pas  réalisé,  et  certains  assurent  que 
c'est  au  ressentiment  que  les  deux  frères  éprouvèrent  après  cet 
échec  que  la  Ville  de  Paris  a  dû  d'être  choisie  comme  légataire.  Les 
dispositions  dernières  qu'a  prises  Auguste  Dutuit  prouvent  du 
moins  qu'il  tenait  à  ce  que  «a  collection  fût  conservée  dans  son 
intégrité.  Ce  n'est  pas  qu'elle  forme  un  ensemble.  Presque  tous  les 
arts  et  presque  toutes  les  époques  y  sont  représentés  par  de 
précieux  exemples.  Biais  sa  variété  même  fait  son  caractère.  Elle 
contient  tout  ce  qui  a  pu  attirer  un  amateur  éclairé  vivant  dans  la 
seconde  moitié  du  dix- neuvième  siècle,  antiquités,  faïences,  pièces 


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Là  COLLECTION  DUTU1T  939 

d'orfèvrerie,  médailles,  livres  et  reliures,  toiles  de  maîtres,  gra- 
vures et  estampes  rares.  Le  seul  catalogue  forme  plusieurs  volumes. 
Il  ne  saurait  être  question  de  tout  énumérer,  ni  de  tout  étudier. 
Parmi  cette  diversité  même,  les  organisateurs  du  Petit  Palais  ont 
tenté  de  mettre  de  Tordre  et  d'établir  des  groupements. 


L'antiquité  devait  naturellement  attirer  des  amoureux  de  l'Italie. 
Les  Dutuit  sont  même  allés  plus  loin  dans  leurs  recherches  que 
l'antiquité  romaine  ou  grecque.  L'art  égyptien  ',  lui  aussi,  est 
représenté  par  une  statuette  en  bronze  à'Imhotpou,  d'une  finesse 
remarquable,  par  un  imposant  Borus  à  tête  d'épervier,  et  par  une 
statuette  de  Jeune  Egyptienne \  en  basalte  vert.  Mais  c'est  l'art  grec 
ou  l'art  gréco-  romain  qui  est  le  plus  éclatant  dans  la  galerie 
réservée  aux  antiques.  La  grande  statuette  de  bronze  figurant 
Bacchns  adolescent  a  été  trouvée  à  Rome  en  1880,  via  del  Babuino, 
dans  les  fouilles  pratiquées  à  l'emplacement  de  l'église  anglicane. 
Elle  est  de  très  belle  allure.  Baccbus  jeune,  nu,  fait  une  libaiion. 
De  sa  main  droite,  il  tenait  un  canthare,  qu'il  regardait;  le  bras 
gauche  levé  s'appuyait  sans  doute  sur  un  thyrse.  Canthare  et 
tbyrse  n'ont  pas  résisté  au  temps.  Mais  le  type  de  Bacchus  jeune 
est  connu  par  les  peintures  de  Pompéi  et  par  quelques  statuettes 
analogues.  La  tête,  légèrement  tournée  de  côté,  et  couronnée  de 
lierre  en  fleur,  est  fort  belle.  Le  modelé  du  corps,  en  particulier 
de  la  poitrine,  révèle  une  exécution  simple  et  sûre  et  donne  à 
croire  que  ce  bronze  précieux  est  une  copie  d'une  œuvre  grecque 
ancienne  et  de  la  meilleure  facture.  Une  autre  statuette,  à  peu  près 
de  même  dimension,  s'impose  aussi,  à  l'attention  par  l'harmonie 
des  lignes  et  la  vigueur  des  formes.  C'est  un  bronze  romain  qui 
a  été  trouvé  aux  fins  d'Annecy.  Les  statuettes  de  bronze  décou- 
vertes dans  la  Gaule  romaine  sont  fort  nombreuses.  Beaucoup 
sont  des  œuvres  gréco-romaines  importées  en  Gaule  pour  orner 
les  riches  villas.  D'autres,  au  contraire,  portent  la  marque  de 
leur  époque,  et  tantôt  elles  traduisent  en  style  grec  des  concep- 
tions celtiques,  tantôt  elles  traduisent  en  style  celtique  les  idées 
grecques  ou  romaines.  C'est  parmi  les  œuvres  de  la  première 
manière  qu'il  faut  ranger  la  statuette  des  fins  d'Annecy.  Elle  est 
toute  classique  d'allure  et  de  proportions.  Elle  représente  un 
homme  jeune,  nu,  debout,  le  corps  un  peu  appuyé  sur  la  jambe 

4  Les  antiques  sont  exposés  dans  la  galerie  extérieure. 


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940  LA  COLLECTION  DOTOIT 

droite,  et  le  torse  ainsi  déplacé  par  un  léger  déhanchement  qui 
dessine  la  jambe  et  rend  plus  sensible  le  jeu  des  muscles.  Le  bras 
droit  est  levé,  replié  à  la  hauteur  de  la  poitrine,  et  le  geste  de  la 
main  semble  accompagner  une  parole.  —  D'autres  bronzes  plus 
petits  sont  des  répliques  d'oeuvres  anciennes.  Un  Pâtre  grec,  vêtu 
d'une  courte  tunique  et  d'une  peau  de  bête,  jambes  et  bras  nos, 
rappelle  par  son  réalisme  un  peu  convenu  l'école  alexandrine,  son 
goût  des  scènes  de  genre  et  des  pastorales.  Avec  sa  physionomie 
étrange  et  paysanne,  ses  joues  glabres,  ce  pâtre,  qui  renverse  la 
tête  et  entr'ouvre  la  bouche  pour  crier,  évoque  quelque  berger  de 
Théocrite.  Non  loin  de  lui,  une  petite  statuette,  de  patine  un  peu 
rugueuse,  semble  l'œuvre  d'artistes  non  moins  délicats,  mais  sans 
doute  moins  soucieux  du  réel.  C'est  une  personnification  du 
Sommeil  :  un  bel  adolescent  nu,  avec  des  ailerettes  au-dessus  des 
tempes,  paraît  s'arrêter  un  instant  dans  une  marche  qui  devait  être 
douce.  Ses  mains,  d'après  leur  disposition,  et  par  comparaison  avec 
d'autres  ouvrages  du  même  genre,  devaient  tenir,  l'une  un  bouquet 
de  pavots,  l'autre  une  coupe.  L'ensemble  est  gracieux  sans  manié- 
risme. Enfin,  un  grand  nombre  de  petites  pièces  de  bronze,  figu- 
rines, tètes,  animaux,  servaient  de  manches  de  couteau  on  for- 
maient des  décors  de  meubles.  Il  y  en  a  toute  une  vitrine. 

La  collection  n'est  pas  moins  riche  en  céramique,  en  orfèvrerie, 
en  monnaies,  etc.  Vases  grecs  de  toutes  sortes,  vases  rouges  avec 
figures  noires,  vases  noirs  avec  figures  rouges,  lécythes  blancs 
d'Athènes,  coupes  de  terre  émaillée,  aryballes,  flacons,  toutes  les 
variétés  sont  présentes.  Un  Miroir  gravé,  pièce  très  rare !,  d'une 
exécution  extrêmement  fine,  montre  un  dieu  marin,  barbu,  aux 
cheveux  hérissés,  poursuivant  Persée  qui  vient  de  couper  h  tête 
à  Méduse,  tandis  qu'Athôna  protège  Persée.  Une  délicate  bordure 
de  lierre  en  fleur  entoure  le  miroir.  Un  fragment  de  fresque, 
trouvé  dans  ces  fouilles  de  la  Farnesina,  auxquelles'  on  doit  des 
œuvres  décoratives  si  curieuses,  représente  une  femme  assise  :  la 
main  droite  est  tendue  vers  un  enfant  nu  qui  lui  apporte  un 
bouquet  de  fleurs.  Aux  bras,  elle  a  des  bracelets;  au  cou,  un 
collier  de  pères.  C'est  probablement  Vénus  et  l'Amour.  Tout 
l'intérêt  est  dans  les  lignes,  car  il  n'y  a  là  aucune  couleur.  C'est 
un  simple  dessin  au  trait,  comme  dans  les  vases  grecs  &  fond 
blanc.  Quelques-unes  de  ces  statuettes  de  femmes  aux  coiffures 
jolies  et  auxécharpes  légères,  telles  qu'on  en  a  trouvées  à  Tanagra, 
achèvent  d'évoquer  pour  le  visiteur  cet  art  des  Grecs,  harmonieux 
et  souple,  qui  avait  enchanté  les  frères  Dutuit.  11  ne  faut  point 

'  Elle  a  été  payée,  24,000  francs  en  18S4. 


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U  COLLECTION  DUTU1T  941 

cependant  laisser  ce  petit  musée  antique  sans  regarder,  dans  la 
vitrine  même  où  sont  exposées  les  monnaies  et  médailles,  une 
petite  statuette  polychrome.:  c'est  la  représentation  de  l'acteur 
tragique,  telle  qu'on  Ta  vue  souvent  reproduite.  Le  visage  couvert 
par  le  masque  tragique,  surélevé  sur  le  cothurne,  drapé  d'une 
étoffe  colorée,  l'acteur,  le  bras  droit  replié  à  la  hauteur  de  la 
tète,  est  immobilisé  dans  une  attitude  pathétique,  et  semble  jouer 
quelqu'une  de  ces  tragédies  assombries  par  la  Fatalité  antique. 


L'art  de  la  Renaissance,  celui  de  la  Renaissance  française  comme 
celui  de  la  Renaissance  italienne,  avait  inspiré  aux  frères  Dutuit 
une  admiration  fervente.  Entre  l'antiquité  et  la  Renaissance,  ils 
sont  cependant  fort  loin  d'avoir  tout  délaissé  :  des  verreries  et  des 
céramiques  attestent  leur  souci  de  l'art  arabe;  la  superbe  croix  pro- 
cessionnelle, dont  le  dernier  possesseur  avait  été  le  roi  d'Abyssinie 
Théodoros,  prouve  qu'ils  n'étaient  pas  indifférents  à  l'art  byzantin. 
Mais,  de  la  Renaissance,  ils  avaient  acquis  des  ouvrages  incompa- 
rables, d'admirables  bijoux,  surtout  un  bijou  italien  d'une  beauté 
attachante,  des  pièces  d'orfèvrerie  et  d'argenterie,  des  sculptures 
attribuées  à  Lucca  délia  Robbia  et  à  Jean  de  Bologne,  des  émaux 
de  Limoges,  des  majoliques  italiennes  et  des  faïences  françaises. 

Les  émaux  ne  sont  pas  nombreux,  mais  ils  sont  de  choix.  Ils 
représentent  des  sujets  religieux  et  sont  dus  aux  Pénicaud  :  il  en 
est  de  Nardon  Pénicaud  et  de  Jean  II  et  de  Léonard.  Nardon  excelle 
dans  ce  qu'on  a  nommé  l'émail  sur  apprêt.  Il  exécute  l'émail  sur 
un  fond  blanc  qui  recouvre  la  plaque  de  cuivre  presque  tout 
entière;  le  dessin  est  en  traits  noirs  très  appuyés,  des  hachures 
d'or  servent  à  accentuer  les  lumières.  La  difficulté  dans  cette  tech- 
nique est  de  représenter  les  chairs.  Nardon  Pénicaud  avait  coutume 
de  placer  des  tons  violacés  sous  le  blanc  laiteux,  mais  par  là  il 
obtenait  des  effets  un  peu  sombres  et  ses  émaux  ont  souvent  une 
apparence  noirâtre.  Quant  au  sujet  même,  Nardon  demande  son 
inspiration  décorative  aux  Flamands,  et  sa  méthode,  sa  manière  de 
composer,  de  distribuer  la  lumière  évoque  surtout  l'art  des  tapis- 
siers. Bien  différents  sont  les  émaux  de  Jean  II  Pénicaud.  Au  lieu 
de  travailler  sur  apprêt,  Jean  travaille  sur  le  cuivre  même  et 
ainsi  il  arrive  à  une  finesse  extrême.  Il  triomphe  dans  les  demi- 
teintes,  dans  les  grisailles;  il  est  sans  pareil  pour  passer  du  blanc 
éclatant  aux  ombres  légères  du  gris,  et  garde  ce  goût  très  sûr  que 
n'ont  pas.  toujours  les  émaux  bien  plus  brillants  de  ce  Léonard 
Pénicaud,  lui  aussi,  habile  et  savant,  et  dont  l'œuvre  remplit  le 
seizième  siècle. 

10  DECEMBRE  1902.  61 


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m  Li  COLUCTSW  Wtm 

II  n'est  pas»  dans  tout  le  Petit  Palais,  de  vitrine  plus  éclatante 
que  celle  des  majoliques  italiennes.  On  peut  ne  pas  les  aimer;  on 
pent  ne  pas  les  comprendre  quand  elles  sont  isolées  des  palais 
Italiens  auxquels  elles  étaient  destinées.  On  ne  saurait  refuser  & 
leur  ensemble  voyant  une  étrange  volupté  de  coloris.  Ces  majoliques 
portent  les  marques  les  plus  connues  d'Italie.  De  la  fabrique  de 
Cafaggiolo  viennent  de  grands  plateaux  d'apparat,  de  style  toscan, 
et  composés  pour  des  crédences  princières.  Tel  est  un  grand  plat 
rond,  à  décor  polychrome,  représentant  un  combat  entre  Grecs  et 
Romains.  Deux  groupes  de  cavaliers  avec  leurs  bannières  se  ren- 
contrent près  (Tune  ville  forte.  A  un  arbre  est  suspendu  Fécusson 
d'une  famille  florentine,  d'azur  aux  armes  des  Médicis,  coupé  d'or 
au  chien  noir  rampant.  De  Faënza  vient  probablement  la  grande 
coupe  montée  sur  un  pied  bas,  à  décor  polychrome  et  représentant 
le  Repas  dEnie  et  de  Didon,  d'après  la  composition  de  Raphaël. 
Le  fond  est  un  décor  architectural  avec  niches  à  coquilles, 
médaillons  sculptés,  et  deux  fenêtres  grillées.  Les  tons  de  cette 
coupe  sont  un  peu  faibles,  mais,  par  sa  finesse,  elle  est  une  œuvre 
remarquable  du  début  du  seizième  siècle.  La  fabrique  d'Urbino  a 
fourni  un  grand  nombre  de  vasques,  d'aiguières,  de  masques,  de 
vases.  Les  fresques  de  Raphaël  ont  été  pour  elle  un  trésor  inépui- 
sable de  sujets  décoratifs,  et  elle  en  a  largement  usé  avec  autant 
de  sûreté  de  main  que  de  fantaisie  d'exécution.  La  coupe  ronde, 
en  émail  polychrome,  et  où  l'on  voit  sainte  Marie  devant  le 
Christ,  est  précisément  de  la  fabrique  d'Urbino.  Le  sujet  est  tiré  de 
l'évangile  selon  saint  Jean.  Sainte  Marie  s'agenouille  devant  le  Christ 
après  la  résurrection;  à  gauche,  on  voit  le  tombeau  ouvert  et 
trois  anges;  au  fond,  de  grandes  roches  et  un  paysage  avec 
château  fort,  bâti  sur  une  montagne.  D'Urbino  aussi  viennent  ces 
aiguières,  dont  l'une  montre  une  femme  portant  un  vase  sur  sa 
tète  et  rappelant  la  figure  de  Raphaël  dans  Y  Incendie  du  Borço, 
et  ces  gourdes  de  chasse  à  panse  aplatie  dont  les  anses  sont  sup- 
portées par  des  masques  de  satyres.  Mais  ce  sont  les  faïences  de 
Gubbio  qui  tiennent  le  premier  rang.  C'est  à  Gubbio,  dans  le  duché 
d'Urbin,  que  vint  se  fixer,  à  la  fin  du  quinzième  siècle,  le  maître 
des  majolistes,  Giorgio  Àndreoli,  l'inventeur  de  ces  colorations 
rouge  rubis  et  de  ces  reflets  métalliques  qui  font  l'éclat  de  ses 
ouvrages.  Une  coupe  i  pied  bas,  celle-là  sans  reflet,  représente 
une  bacchanale  antique,  dans  le  genre  de  Raphaël.  Silène  ivre  est 
soutenu  sur  son  âne  par  deux  faunes,  tandis  qu'une  bacchante 
joue  des  cymbales.  Au  premier  plan,  un  enfant  ailé  s'amuse  à 
faire  passer  une  chèvre  dans  un  cerceau.  Un  antre  plat  représente 
le  Jugement  de  Paris.  Paris  est  assis  sur  une  roche  entourée 


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LA  COILICTION  DUTOIT  943 

d'arbres  ;  il  est  vêtu  d'une  tonique  rouge.  Les  trois  déesses,  à 
peine  ceintes  d'une  écharpe,  sont  devant  lui.  Le  fond  est  formé 
par  un  paysage.  En  bleu  est  tracée  la  signature  M0  Giorgio  1520. 
Cne  très  belle  coupe  raconte  la  Peste  de  Florence.  Sous  un  por- 
tique, une  femme  nue  est  accroupie.  Sur  ses  jambes  est  étendu 
un  enfant  mort.  Elle  essuie  ses  larmes  avec  ses  cheveux.  Derrière 
elle,  deux  enfants  éplorés;  devant  elle,  deux  hommes,  debout, 
dans  une  attitude  recueillie;  au  fond,  le  soleil  couchant  dorant 
les  murs  de  la  ville.  D'autres  faïences,  enfin,  sont  ornées  de 
portraits.  L'une  des  plus  curieuses  montre  un  buste  de  jeune  fille 
à  mi-corps,  les  cheveux  à  reflets  dorés,  coiffée  de  rouge  et  or 
sur  fond  bleu.  Au  fond  est  inscrit  la  légende  :  Chi  bene  guida 
sua  barcha  è  sempre  in  porto. 

Les  faïences  françaises  sont  beaucoup  moins  nombreuses.  Elles 
sont,  il  est  vrai,  représentées  par  trois  pièces  d'une  valeur  rare  :  ce 
sont  trois  faïences  dites  de  Henri  II,  et  que  l'on  nomme  aussi 
faïences  d'Oiron  ou  faïences  de  Saint-Porchaire.  L'incertitude  des 
noms  est  ici  le  signe  de  l'incertitude  de  l'origine.  Les  exemplaires 
des  faïences  de  cette  sorte  ne  sont  pas  fréquents.  On  n'en  compte 
pas  plus  d'une  soixantaine.  Ces  pièces  exécutées  à  l'époque  des 
derniers  Valois  s'expliquent  par  les  recherches  que  firent  à  cette 
époque  nombre  de  curieux  pour  contrefaire  les  porcelaines  que  les 
caravanes  apportaient  d'Extrême-Orient.  Elles  semblent  avoir  été 
obtenues  par  un  procédé  très  ancien  chez  les  potiers  français  et 
qui  consistait  à  appliquer  sur  la  terre  encore  fraîche  des  plaques 
en  relief  en  bois  ou  en  métal;  ces  plaques  produisaient  une  impres- 
sion en  creux  qu'on  remplissait  ensuite  avec  de  la  terre  d'un  ton 
différent.  De  là  des  pièces  somptueuses  et  d'un  dessin  très  com- 
pliqué. C'est  à  ce  genre  qu'appartiennent  le  chandelier  et  les  deux 
aiguières  de  la  collection  Dutuit.  Le  chandelier  a  pour  décor 
trois  figures  d'enfants  en  ronde- bosse,  dont  l'une  porte  l'écusson 
de  France  au  chiffre  de  Henri  IL  Chaque  enfant  est  debout  sur  une 
plinthe  et  le  tout  forme  un  triangle  qui  repose  sur  une  base  circu- 
laire. L'une  des  aiguières,  en  forme  de  balustre,  a  une  anse  de 
chaque  côté,  et  une  au-dessus  du  couvercle.  L'autre  a  une  anse 
placée  en  travers  du  col  et  portant  un  lion  couché  en  ronde-bosse. 
•  Les  couleurs  varient  du  jaune  clair  au  jaune  brun  foncé  et  les 
dessins  sont  infiniment  délicats. 

En  verre  de  Venise  est  une  aiguière  de  forme  harmonieuse, 
verre  bleu  avec  émail  rouge,  blanc  et  or.  La  panse  porte  de  chaque 
côté  un  médaillon  polychrome  dont  les  personnages  forment  une 
Annonciation.  La  Vierge  a  les  mains  croisées  sur  la  poitrine;  elle 
porte  un  manteau  bleu  et  des  revers  de  manche  violets.  L'ange 


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944  LA  COLLICTIOH  DUTC1T 

Gabriel,  avec  des  cheveux  blonds,  un  manteau  bleu  et  des  ailes 
doublées  de  violet  figure  dans  l'autre  médaillon.  Il  porte  un  lys 
d'or.  Sur  le  goulot,  un  long  lys  est  planté  dans  un  vase  blanc. 
L'anse  est  émaillée  d'or.  L'ensemble  de  cette  aiguière  du  quinzième 
siècle  est  d'une  élégance  fine. 


Les  frère3  Dutuit,  si  passionnés  pour  l'art  italien,  ont  aimé  les 
maîtres  flamands.  Dans  leur  galerie,  ce  sont  les  toiles  de  Téniers, 
de  Ruysdaël,  de  Terburg,  ô'Hobbéma,  de  van  der  Velde  qui  sont  les 
plus  nombreuses.  Le  Liseur  de  gazette,  que  Dutuit  acheta  à  la  vente 
du  baron  de  Vorange,  fait  connaître  une  manière  claire  de  Téniers 
qui  n'est  ni  moins  fine,  ni  moins  spirituelle.  Une  frappante  étude 
d'Intérieur  hollandais  est  attribuée  à  Pieter  de  Hooch.  Celle  de 
Terborch  nous  fait  voir  un  homme  et  une  femme  assis  et  causant 
ensemble.  Une  autre  femme  est  debout  près  d'eux  et  assiste  à  h 
conversation  sans  paraître  y  prendre  part  active.  Près  de  l'homme, 
un  serviteur  tient  une  bouteille  et  l'élève  afin  de  remplir  une 
coupe.  Toute  la  puissance  d'impression  est  ici  dans  la  justesse 
absolue  du  détail.  Aucun  sacrifice  n'est  fait  à  la  convention.  C'est 
un  instant  de  vie  familière,  saisi  et  interprété.  On  s'arrêtera  avec 
curiosité  devant  un  Portrait  de  Rembrandt  par  lui  même.  Ce  por- 
trait occupe  le  premier  rang  parmi  les  eaux-fortes  du  maître. 
Rembrandt  y  est  peint  debout,  vêtu  d'un  costume  oriental  et  coiffé 
d'un  turban.  A  ses  pieds  est  couché  un  chien  et  au  fond  de  la  pièce, 
dans  l'ombre,  se  devine  un  casque  et  une  cuirasse.  L'œuvre  est 
signée  et  datée  de  1632.  On  s'est  demandé  si  elle  était  authentique. 
Les  amateurs,  entre  autres  raisons,  font  valoir  la  véracité  de  la 
signature;  Rembrandt  est  écrit  seulement  avec  un  /,  et  c'est  ainsi 
qu'il  signait  en  1632,  à  ce  qu'on  assure. 

Avec  les  meubles,  les  statuettes,  les  dessins  et  quelques  tableaux, 
les  organisateurs  du  Petit  Palais  ont  tenté  de  restituer  un  coin 
d'un  cabinet  dix-huitième  siècle.  La  disposition  des  salles  ne  leur 
permettait  pas  une  restitution  plus  complète  et  plus  intime.  Telle 
qu'elle  est,  elle  a  du  charme.  Un  bas-relief  en  terre  cuite  de 
Clodion  décrit  un  cortège  de  bacchantes  :  l'une  est  sur  un  char 
traîné  par  des  lions  que  montent  des  amours;  d'autres  amours 
suivent  tenant  des  guirlandes  de  roses.  Près  de  là,  un  tableautin 
de  Pater,  puis  un  petit  Hubert  Robert  d'une  coloration  atténuée  et 
discrète  évoque  une  vue  de  Rome  :  un  temple,  une  colonne,  i 
l'horizon,  la  ligne  du  Cotisée  légère  dans  l'atmosphère  bleue;  an 
premier  plan  de  petits  personnages  animas  et  spirituels,  au  bord 


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LÀ  COLLECTION  DUTOR  945 

d'une  fontaine.  Deux  beaux  dessins  de  Fragonard,  des  arbres  aux 
ombres  somptueuses,  sous  lesquelles  jouent  toute  une  suite  de 
jeunes  femmes  et  de  jeunes  hommes.  L'un  représente  les  Jardins 
de  la  villa  d'Esté,  l'autre  une  Allée  ombreuse.  À  côté  d'eux, 
une  feuille  de  Watteau  fait  voir  toute  une  série  de  tètes  poudrées 
et  légères,  de  visages  rieurs,  aux  lèvres  un  peu  rougi  es,  soulignées 
d'une  mouche,  voluptueuses  et  insouciantes. 

De  toutes  les  salles,  celle-là  retiendra  peut-être  le  plus  long- 
temps les  connaisseurs,  où  sont  réunies  quelques-unes  des  admi- 
rables gravures  de  la  collection.  Eugène  Datait  avait  assemblé 
plus  de  dix  mille  estampes,  aux  états  multiples  et  rares.  Il  avait 
accompli  cette  merveille  de  retrouver  et  de  garder  toute  l'œuvre 
gravée  de  Rembrandt,  de  Durer,  de  Callot,  de  Claude  Lorrain.  Il  a 
découvert  et  acquis  ainsi  des  trésors.  Sa  curiosité,  d'ailleurs,  ne 
se  tenait  pas  à  quelques  élus.  Elle  allait  de  Durer  à  Martin 
Schonghauer,  à  Mantegna,  à  Lucas  de  Leyde,  à  Rubens,  à  Van 
Dyck  On  ne  pouvait  songer  à  tout  montrer  :  la  place  manquait  et 
on  n'aurait  pu  le  faire  d'ailleurs  sans  péril  pour  les  œuvres  expo- 
sées. Plus  de  mille  seront  offertes  aux  regards  des  visiteurs;  elles 
seront  renouvelées.  Les  autres  pourront  être  consultées.  Grâce  à 
cette  collection,  on  connaîtra  désormais  l'œuvre  gravé  de  Rembrandt 
tout  entier.  Pour  arriver  &  le  posséder,  Eugène  Dutuit  n'avait 
reculé  devant  aucune  démarche,  ni  devant  aucun  chiffre.  La  plus 
belle  des  deux  épreuves  de  Jésus  guérissant  les  malades  a  été 
payée  27,500  francs;  le  Grand  Coppenol  à  fond  blanc  plus 
de  30,000. 

En  même  temps  qu'ils  formaient  cet  ensemble  unique  de  gra- 
vures, les  frères  Dutuit  achetaient  des  manuscrits  précieux  et  des 
livres  rares.  En  1847,  à  la  vente  du  marquis  de  Coislin,  Eugène 
Dutuit  achetait  l'un  des  plus  beaux  manuscrits  du  quinzième  siècle, 
YBistoire  du  Grand  Alexandre,  roman  de  chevalerie  orné  de  plus 
de  deux  cents  miniatures;  plus  tard,  il  acquérait,  en  1861,  à  la 
vente  La  Bédoyère,  le  Bréviaire  des  Frères  Mineurs,  richement 
enluminé;  à  la  vente  de  la  collection  Bordes,  les  Heures  de  la 
Vierge;  la  Relation  des  funérailles  <T Anne  de  Bretagne;  plus  tard 
il  achetait  le  Poème  d Adonis  offert  par  La  Fontaine  à  Fouquet, 
et  l'exemplaire  du  sacre  de  Louis  XVI,  ayant  appartenu  à  Marie- 
Antoinette.  Il  recherchait  également  les  reliures;  il  a  cons- 
titué une  série  complète  de  livres  aux  armes  des  rQis  de  France 
depuis  Louis  XI  jusqu'à  Louis-Philippe  ;  il  a  acquis  les  Tragédies 
de  Racine  illustrées  par  les  originaux  de  Gravelot;  la  reliure  du 
Xénophon  portant  le  médaillon  en  relief  de  Henri  II,  la  reliure  des 
Phénomènes  d'Antoine  Mizauld  aux  armes  de  François  I"  ;  la 


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m  u  oouKimi  wmnT 

reliure  des  Œuvres  de  TralKen  au  chiffre  de  Diane  de  Poitiers. 
Des  six  mille  volumes  de  la  collection,  il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait 
attiré  l'attention  d'Eugène  Datait  par  quelque  rareté,  et  l'on 
demeure  étonné  de  l'activité  et  de  la  ténacité  des  deux  collection- 
neurs dont  ht  patiente  ferveur  a  amassé  en  soixante  années  des 
merveilles. 


On  peut  ne  pas  tout  aimer  dans  la  collection  Dutuit.  Ceux  qui 
l'ont  créée  Pavaient  formée  pour  eux,  selon  leurs  goûts,  parfois 
peut-être  selon  leur  caprice.  Telle  qu'elle  est,  elle  est  une  évo- 
cation de  ce  qui  peut  intéresser  des  hommes  amoureux  des  choses 
de  l'art  et  avertis  de  leur  histoire.  Sur  beaucoup  de  sujets,  les  séries 
qu'ils  ont  composées  sont  incomplètes  :  elles  ne  prétendaient  pas  i 
être  complètes.  Elles  contiennent,  en  revanche,  presque  tontes  des 
exemplaires  remarquables.  U  y  aurait  eu  quelque  vanité  à  vouloir  ici 
tous  les  examiner;  il  a  suffi  de  connaître  l'intérêt  de  quelques-nos 
pour  sentir  la  valeur  de  l'ensemble.  Les  organisateurs  du  Petit 
Palais  ont  eu  le  très  juste  sentiment  que  cette  collection  était  faite 
pour  rester  une  collection  due  à  un  particulier,  non  pour  devenir 
un  Musée.  Ils  l'ont  gardée  à  dessein  dans  une  partie  restreinte  de 
l'espace  dont  ils  disposaient.  Ils  ne  pouvaient  foire  plus  ni  mieux. 
Ce  n'est  pas  leur  faute  s'ils  n'ont  pu  donner  à  la  collection  l'inti- 
mité et  tout  l'aspect  familier  qu'elle  aurait  eue  sans  doute  dans 
quelque  vieille  maison  de  Rouen.  Du  moins  les  richesses  entassées 
chez  Auguste  Dutuit  ne  resteront  point,  au  hasard  des  cartons, 
des  greniers  et  des  poussières,  sans  décor  et  parfois  en  péril.  Il  a 
voulu  lui-même  que  le  public  y  prit  désormais  sa  part  et  pût  rece- 
voir quelque  chose  des  impressions  que  longtemps  il  avait  gardées 
pour  lui  seul.  Il  serait  juste  que  le  visiteur  du  Petit  Palais  eût  nne 
pensée  de  reconnaissance  pour  ces  deux  frères  modestes  et  singu- 
liers qui  vécurent  surtout  pour  l'art,  et  à  la  générosité  de  qui  Paris 
doit  un  don  magnifique. 

André  Chadmkix. 


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LES  ŒUVBES  ET  LES  HOMMES 

CHRONIQUE  DD  MONDE 
DB  Là  LITTÉRATURE,  DES  ARTS  ET  DU  THEATRE 


Où  nous  en  sommes.  —  Grimes  et  scandales.  —  Le  sang  et  la  boue.  — • 
L'anarchie  partout.  —  Ministres  et  Président  contre  l'intérêt  national.  — 
M.  Loubet  et  les  deux  consciences.  —  Revues  de  fin  d'année.  —  Boulaine 
et  Rouvier.  —  Au  Panthéon.  —  Projet  de  loi  d'un  cordonnier.  —  Deux 
Présidents.  —  Sus  aux  titres!  —  Un  secret  bien  gardé.  —  Pronostics.  *— 
Les  défroques  de  la  famille  Humbert.  —  Les  300  chapeaux  de  l'héroïne, 

—  Pantalons  de  dentelles  et  travestissements.  —  Un  couplet  prophétique* 
•—  Vente  sensationnelle.  —  Bijoux  princiers.  —  Comédienne  et  mon- 
daine. —  Les  millions  d'une  collectionneuse.  —  Epée  de  général  et  bâton 
de  maréchal.  «  Philosophie  des  choses.  —  Exposition  de  Chats.  —  Cages 
de  Serins.  —  Oiseaux  de  basse-cour.  —  M.  Loubet  chez  M.  Chauchard. 

—  Trait  de  courtisan.  —  A  la  galerie  Georges  Petit.  —  Les  Arts  de  la 
Femme.  —  Devises  fortifiantes.  —  Vivent  les  Sœurs!  —  M.  Loubet  se 
dérobe.  —  A  l'Académie  des  Sciences.  —  Oœur  de  femme  et  coeur 
d'homme.  —  A  l'Hôtel  de  Ville.  —  Exposition  d'Enseignes.  —  Autre- 
fois et  aujourd'hui.  —  Epi  grammes  et  Rébus.  —  Une  enseigne  de 
60,000  francs.  —  Gérôme  s'amuse.  —  Devises  comiques.  —  Les  statues. 

—  Balzac  et  ses  Pensées.  —  M.  Loubet  se  dérobe  toujours.  —  Les  Théàt  res. 

—  Le  retour  de  Sarah  Bernhardt.  —  Le  cabotinage  de  Coquelin .  —  Une 
page  de  Mmt  Adam.  —  Monsieur  Camille...  —  A  quinzaine... 


Après  un  été  pluvieux  et  un  maussade  automne,  nous  entrons 
dans  un  hiver  qui,  dès  le  début,  menace  d'être  rude  et  semble 
pronostiquer  les  grands  froids.  La  neige  a  prématurément  couvert 
nos  campagnes;  les  régions  de  l'Est  ont  frissonné  d'une  tempé- 
rature de  16  à  18  degrés  au-dessous  de  zéro,  et  si  le  patinage  du 
Bois  de  Boulogne  a  pu  commencer  ses  arabesques  joyeuses,  la  triste 
Chronique  a  dû  enregistrer  déjà  plus  d'un  drame  de  la  misère. 

Mais  c'est  dans  l'ordre  moral  et  politique  que  se  présente  peut- 
être  le  plus  sombre  tableau.  Quel  débordement  de  scandales  et  de 
crimes!  Quel  torrent  de  corruption  et  de  pourriture!  Chaque  jour 
.  éclate  une  nouvelle  affaire,  qui  dépasse  en  horreur  ou  en  ignominie 
celle  de  la  veille  I  —  C'est  une  mère  dénaturée  qui  poignarde  sa 


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M  LES  (BOYRBS  IT  LE8  HOMMES 

fille;  c'est  une  rentière  qu'on  égorge  pour  la  voler;  c'est  une 
femme  galante  étranglée  dans  sa  débauche;  c'est  l'assassinat, 
compliqué  de  viol,  de  Bourg- la- Reine;  c'est  le  mystère  de  Bois- 
Colombes;  c'est  «  la  tragédie  d'Etretat  »;  c'est  «  le  drame  de 
Saint-Cloud  »;  c'est  le  rapt  d'un  enfant;  c'est  le  suicide  d'an 
notaire;  c'est  «  l'affaire  de  la  rue  de  la  Bourse  »;  c'est  l'énigme 
honteuse  du  faubourg  Saint- Honoré;  c'est  le  mari  qui  tue  froidement 
sa  femme;  c'est  la  maîtresse  abandonnée  qui  casse  la  tète  de  l'amant 
volage  ;  c'est  toute  la  gamme  des  explosions  et  des  violences  de  la 
jalousie,  de  la  haine,  de  la  passion,  de  la  cupidité,  de  la  ven- 
geance; c'est  le  règne  effréné  du  vitriol»  du  revolver  et  du 
couteau  I 

Et  quand  ce  n'est  pas  le  sang  qui  coule,  c'est  la  boue  et  la 
honte  qui  éclaboussent  :  c'est  l'obscénité  étalée  à  tous  les  kiosques 
et  salissant  nos  rues;  c'est  le  projet  de  loi  sur  «  l'élargissement 
du  divorce  »  par  consentement  mutuel  ou  sur  le  simple  désir  d'un 
seul  des  conjoints,  c'est-à-dire  l'union  libre;  c'est  l'ignominie  de  la 
Traite  des  blanches;  c'est  le  vol  et  l'escroquerie  se  pratiquant 
en  tous  les  domaines  et  sur  la  plus  large  échelle,  depuis  les  caves 
supposées  inviolables  de  la  Banque  de  France  jusqu'aux  champs 
de  courses  où  des  jockeys  américains  raflent  par  centaines  de 
mille  francs  l'argent  des  parieurs;  depuis  les  banquiers  en  fuite 
jusqu'à  ceux  qu'on  met  sous  les  verrous;  depuis  Thérèse  Hnmbert 
et  son  auguste  famille  jusqu'à  Malleval,  Boulaine  et  Rosemberg, 
jusqu'à  ce  directeur  de  l'Espérance,  qui  file  avec  neuf  millions 
en  laissant  dix  mille  francs  en  caisse  pour  toute  consolation  à  ses 
victimes;  depuis  d'anciens  ministres  et  des  conseillers  à  la  cour, 
complices  de  déprédations  et  de  filouteries,  jusqu'aux  juges  d'ins- 
truction, aux  simples  greffiers  et  aux  modestes  policiers,  surpris  la 
main  dans  le  sact  —  Tous  les  jours,  on  arrête  ainsi  des  tripoteurs, 
et  le  public  se  demande  vraiment  si  c'est  bien  utile,  puisque,  dès  le 
lendemain,  on  leur  accorde  des  évasions  de  faveur,  si  même  on 
ne  les  pensionne  au  dehors  sous  la  condition  de  garder  le  silence... 
Ceux  qui  nous  restent  se  résignent  à  de  moindres  coups;  ils  déva- 
lisent un  musée,  comme  à  Marseille,  en  enlevant  une  collection 
de  médailles  d'or  des  plus  précieuses;  ils  pillent  audacieusement, 
en  plein  Paris,  la  caisse  d'une  perception;  même,  ils  ne  dédaignent 
pas  de  cambrioler  les  chalets  de  nécessité,  comme  à  la  place  de 
i'Observatoire...  Il  n'y  a  pas  de  petits  profits!  —  Et,  après  tout, 
pourquoi  ces  derniers  se  montreraient- ils  plus  dégoûtés  que  nos 
législateurs,  emportant  clandestinement  de  la  Chambre  les  savons, 
les  éponges  et  les  petites  serviettes  des  cabinets...  parlementaires?... 

On  a  démenti,  dans  ces  derniers  temps,  que  la  Lèpre  eût  fait 


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LC8  OUVRIS  R  LES  HOMMES  949 

son  apparition  à  Paris.  Ne  vous  semble- 1- il  pas,  tout  de  même, 
qu'elle  y  exerce  ses  hideux  ravages,  en  gangrenant  le  corps  social 
et  en  rongeant  les  parties  les  plus  essentielles  à  la  vie?.. 

Quelle  fin  d'année  nous  donne  une  telle  décomposition  morale I 
Et  vers  quel  avenir  marchons-nous  dans  cette  voie  de  fange  et  de 
pestilence?...  L'anarchie  est  partout,  et,  bien  loin  de  la  combattre, 
nous  avons  un  gouvernement  (si  j'ose  in  exprimer  ainsi  I)  qui 
l'encourage  et  la  protège!  c'est-à-dire  un  gouvernement  qui  va 
contre  la  nature  même  de  sa  fonction,  qui  s'applique  à  semer  et  à 
répandre  tout  le  mal  qu'il  devrait  extirper  et  détruire  I 

Ne  remarquez-vous  pas,  en  effet,  comme  chacun  de  nos  minis- 
tres est  précisément,  par  la  plus  étrange  des  anomalies,  contre 
l'ensemble  des  intérêts  spéciaux  confiés  à  sa  garde? 

Le  défroqué  ministre  des  Cultes  est  par-dessus  tout  contre  les 
cultes,  contre  les  évèques  et  le  clergé,  contre  les  congrégations 
d'hommes  et  de  femmes,  contre  les  institutions  religieuses  de  tout 
genre,  contre  les  simples  citoyens  suspects  d'une  croyance I... 

Le  ministre  de  la  Guerre  est  bruyamment  contre  l'armée,  contre 
les  généraux  qui  la  commandent,  contre  les  règlements  qui 
garantissent  ses  droits,  contre  l'avancement  régulier  de  ses  officiers 
et  leur  indépendance  I 

Le  ministre  de  la  Marine  —  oht  pour  celui-là,  l'évidence  éclate! 
—  est  nettement  contre  nos  forces  navales,  dont  il  entrave  à  plaisir 
le  développement*  contre  les  services  les  plus  essentiels  qu'il 
désorganise,  contre  les  amiraux  qu'il  brise  ou  paralyse  au  mépris 
des  plus  éminents  services,  contre  toutes  les  traditions  de  la  flotte, 
contre  les  séculaires  coutumes  de  nos  équipages! 

Le  ministre  des  Finances  est  contre  les  économies  réclamées  de 
toutes  parts,  contre  l'allégement  des  charges  qui  nous  accablent, 
contre  les  bas  de  laine  qu'il  soutire  et  pressure,  contre  les  réformes 
seules  capables  de  rendre  l'essor  à  nos  rentes  et  la  confiance  aux 
eusses  d'épargne. 

Le  ministre  de  la  Justice  est  hautement  contre  toute  justice, 
contre  les  magistrats  qui  osent  avoir  de  la  conscience,  contre 
la  poursuite  des  escrocs,  des  voleurs,  des  écumeurs  d'affaires, 
contre  le  châtiment  des  prévarications  et  des  forfaitures. 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique  est  contre  la  liberté  de 
l'enseignement  supérieur,  contre  la  liberté  de  l'enseignement 
secondaire,  contre  la  liberté  de  l'enseignement  primaire,  contre 
toutes  les  écoles,  non  seulement  chrétiennes,  mais  où  se  trouvent 
seulement  une  cornette  et  un  crucifix.  Périsse  l'instruction  plutôt 
que  d'être  distribuée  par  des  maîtres  et  maltresses  croyant  en  Dieu! 

Le  ministre  des  Affaires  étrangères  est  contre  l'extension  et 


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9W  LIS  CBUVRIS  ET  LB8  HOMMES 

l'influence  de  la  France  au  dehors,  contre  tout  ce  qui  peut  gêner 
les  Anglais  en  Egypte,  en  Chine,  au  Siam,  au  Maroc,  à  Terre- 
Neuve,  contre  Marchand  et  sa  troupe  héroïque  à  Facboda,  contre 
nos  explorateurs  et  nos  soldats  dans  la  brousse  africaine,  contre 
tout  ce  qui  n'est  pas  l'aplatissement  devant  les  ambitions  alle- 
mandes ou  britanniques. 

Le  ministre  de  l'Agriculture  est  contre  l'allégement  des  charges 
qui  écrasent  la  terre,  contre  les  institutions  de  protection  et  de 
crédit  qui  viendraient  en  aide  aux  travailleurs  des  champs,  contre 
le  droit  naturel  des  bouilleurs  de  crû,  contre  les  mesures  capables 
d'arrêter  la  désertion  de  nos  campagnes. 

Le  ministre  du  Commerce  est  contre  l'exportation  de  nos  pro- 
duits, par  l'exagération  des  taxes  douanières,  et,  pour  la  même 
cause,  contre  les  facilités  d'introduction  des  matières  indispensa- 
bles à  l'industrie;  contre  les  patrons  en  conflit  avec  des  grévistes, 
contre  les  gendarmes  qui  se  permettent  de  résister  aux  émeutiers, 
centre  une  prospérité  publique  étouffée  par  les  manœuvres  hypo- 
crites des  agents  du  pouvoir  et  par  la  constante  agitation  qui  en 
résulte. 

Et,  au-dessus  de  ces  ministres  antilogiques  à  leur  mission,  plane 
un  autre  fonctionnaire  dont  les  actes  sont  encore  plus  en  opposi- 
tion avec  l'ensemble  des  intérêts  supérieurs  de  l'Etat  :  c'est  le 
.  Président  de  la  République,  c'est  le  roi  fainéant,  c'est  M.  Loubet 
lui-même,  signant  et  sanctionnant  d'une  main  servite  toutes  les 
mesures  contre  la  paix  sociale,  contre  l'ordre  matériel,  contre  tous 
les  droits,  toutes  les  libertés,  toutes  les  garanties  des  ciioyen9f  — 
alors  que,  dans  ses  discours,  il  ne  cesse  de  prôner  l'union,  l'apai- 
sement, la  concorde.  —  Et,  tout  cela,  uniquement  pour  garder 
son  fromage  et  ses  douze  cent  mille  francs!  —  Virtus  post 
nummos... 

Comment  s'étonner  qu'à  son  tour  l'amiral  Pelle  tan,  sous  prétexte 
qu'il  est  ministre,  refuse  de  payer  à  la  Compagnie  du  Gaz  la  con- 
sommation faite  pour  l'éclairage  de  son  domicile  particulier,  et  qu'il 
soutienne,  contre  cette  Compagnie,  quatre  procès,  —  qu'il  gagnera, 
soyez-en  sûrs,  tandis  que  les  pauvres  Sœurs  chassées  de  leurs 
maisons  perdront  leur  cause... 

Je  ne  sais  pas  si  M.  Loubet  est  allé  voir,  au  théâtre  de  la  Porte- 
Saint- Martin,  le  drame  des  Deux  Consciences;  mais,  s'il  a  négligé 
d'aller  entendre  cette  pièce,  il  y  a  perdu  l'occasion  des  plus  utiles 
réflexions...  Naguère,  un  ministre  de  l'Empire  avait  inventé,  pour 
sa  commodité  particulière,  la  théorie  des  deux  morales;  les  digni- 
taires du  régime  actuel  ont  imaginé  le  système  caoutchouté  des 
deux  consciences,  qui  permet  de  faire  ou  de  laisser  s'accomplir  le 


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LES  OEUVRES  IT  US  HOMItfS  961 

mal,  en  empochant  tout  de  même  les  honoraires  comme  si  l'on 
avait  fait  le  bien. 

Un  antre  sujet  de  méditation  pour  M.  Loubet  doit  être  le  Mes- 
sage que  son  collègue  des  Etats-Unis  vient  d'adresser  an  Congrès 
américain  pour  lui  exposer  la  situation  des  choses. 

«  Nous  continuons,  a  proclamé  fièrement  M.  Roosevelt,  à  tra- 
ce verser  une  période  de  prospérité  prodigieuse.  Gomme  peuple» 
«  nous  avons  joué  un  grand  rôle  dans  le  monde,  et  cherchons  à 
«  en  jouer  un  plus  grand  encore  dans  l'avenir...  » 

Eh  bien,  M.  Loubet,  parlez-nous  aussi  de  la  prodigieuse  prospé- 
rité de  la  France,  dn  grand  rôle  que  vous  lui  avez  fait  jouer  en 
Europe,  et  de  la  figure  plus  grande  encore  que  vous  entendez  lui 
assurer  dans  un  prochain  avenir... 

«  Même  si  nous  le  voulions,  a  poursuivi  M.  Roosevelt,  nous  ne 
«pourrions  jouer  un  rôle  modeste...  » 

Hélas!  M.  Loubet,  comment  qualifier  le  rôle,  ou  plutôt,  la  pos- 
ture, comme  aurait  dit  Jules  Ferry,  où  notre  pays  se  sent  si  pro- 
fondément humilié  sous  votre  consulat?... 

Enfin,  s'est  écrié  en  terminant  M.  Roosevelt,  «  ce  qui  nous 
ce  guide,  ce  ne  sont  pas  les  sentiments  des  faibles  et  des  lâches; 
«  c'est  l'évangile  de  l'espérance  et  de  l'effort  triomphant.  Nous  ne 
«  redoutons  pas  la  lutte  pour  résoudre  les  graves  problèmes  de 
«  l'intérieur  et  du  dehors,  parce  que,  animés  d'énergie  et  de  bon 
«  sens  pratique,  nous  voulons  séparer  le  bien  du  mal,  pour  con- 
te server  le  premier  et  nous  débarrasser  du  second...  » 

Faites- vous  de  même,  M.  Loubet?  Entamez- vous  résolument  la 
lutte  contre  le  mal,  pour  assurer  le  triomphe  du  bien?  Vous 
rangez -vous  du  côté  des  lâches  ou  vous  inspirez-vous  du  fortifiant 
évangile  où  votre  collègue  transocéanique  puise  le  courage  et 
l'espérance?... 

Vous  possédez  dans  un  tiroir  la  liste  des  104  Panamistes  qui 
ont  volé,  ruiné  800,000  actionnaires  et  déshonoré  la  France  : 
allez-vous  cesser  de  les  couvrir  et  les  livrer  à  la  justice? 

Vous  connaissez  la  retraite  mystérieuse  des  Humbert  :  allez- 
vous  faire  cesser  le  scandale  de  leur  fuite  favorisée  par  votre  police 
et  de  la  cachette  dorée  où  vous  protégez  leur  impunité  criante! 

Gela  vaudrait  mieux  pour  votre  renom  que  les  éternelles  chasses 
de  Marly,  de  Gompiègne  et  de  Rambouillet,  où  vous  croyez  en  vain 
faire  oublier  votre  effacement  systématise. 

L'opinion,  irritée,  anxieuse,  inquiète,  vous  suit,  au  contraire,  en 
faisant  justement  peser  sur  vous  les  responsabilités  que  lièvres  et 
perdreaux  sont  impuissants  à  détourner  de  votre  tète.  Et  les 
Revues  de  fin  d'année,  si  la  Censure  ne  vient  pas  ébarber  leurs 


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952  LES  ŒUVRES  ET  US  HOMMES 

flèches,  vous  crieront  ce  que  tout  le  monde  pense  et  murmure 
tout  bas...  —  Laisserez- vous  jouer  Y  Affaire  Coffre- fort,  comédie- 
bouffe?  —  Lankesl-on,  ne  rencaisser  on  pas?  —  vaudeville  à 
couplets?  —  L'Insaisissable,  pièce  à  surprises? —  Le  Garde  des 
Sots,  tragi-comédie,  et  autres  du  même  genre? 

Non,  sans  doute;  les  ciseaux  officieux  couperont  l'aile  des 
refrains  satiriques;  mais,  du  moins,  ne  vous  restera~t-il  pas  de  la 
tentative  une  leçon  digne  d'être  recueillie?... 

L'aventure  de  Boulaine  aurait  aussi  trouvé  sa  place  dans  ces 
couplets  moqueurs,  mais,  vraisemblablement,  la  sévère  Anastasie 
ne  se  fût  pas  montrée  moins  impitoyable  à  son  égard  qu'au  sujet  de 
la  dynastie  si  chère  à  Jacquin.  Et,  pourtant,  quelle  heure  joyeuse 
eût  passé  le  parterre  à  revoir  sur  la  scène  cette  figure  si  parisienne 
du  banquier  noceur  dont  le  bavardage  d'une  petite  soubrette  a  si 
brusquement  interrompu  l'amusante  odyssée I... 

Mais  on  a  pensé,  sans  doute,  que  c'est  assez  de  la  Chambre 
pour  égayer  la  galerie  par  ses  excentricités  et  ses  sottises.  On  y 
retrouve,  d'ailleurs,  plus  d'un  Boulaine,  même  jusque  sur  les 
bancs  ministériels.  —  Quel  lecteur  a  oublié  la  déclaration  effrontée 
de  l'homme  accusé  d'avoir  trempé  dans  le  panamisme,  et  qui 
s'est  audacieusement  écrié  à  la  tribune  :  «  Eh  bien,  oui,  j'ai  faut 
des  affaires!  Mais,  depuis  quand,  pour  être  député  ou  ministre, 
a-t  on  perdu  la  liberté  de  faire  des  affaires?...  »  Et  il  en  a  fait,  — 
les  siennes,  bien  entendu,  plutôt  que  celles  de  l'Etat... 

Avant  de  se  séparer,  et  sans  même  avoir  ébauché  ce  que  ces 
étranges  législateurs  appelaient,  de  façon  assez  pittoresque,  un 
«  budget  de  recueillement  »,  —  euphémisme  destiné  à  couvrir  un 
déficit  de  200  millions!  —  ces  pantins,  dis-je,  qu'un  journal  qua- 
lifie plaisamment  de  ce  corneilles  qui  abattent  des  lois  »,  se  sont 
amusés  de  propositions  charentonnesques,  à  peine  dignes  du  car- 
naval. 

Le  chansonnier  Gouyba,  qui  est  pourtant  un  lettré,  agrégé  de 
lettres  et  d'histoire,  a  demandé  sérieusement  le  transfert  au 
Panthéon  des  cendres  de  Quinet,  de  Michel  et,  de  Renan,  de  Bal- 
zac*. —  Et  de  Zolal  lui  a  crié  un  interrupteur  facétieux. 

—  Etes-vous  sûr  du  consentement  des  familles?...  lui  a  demandé 
un  autre.  Et  comme  il  s'agissait  d'enterrement,  l'hétéroclite  motion 
a  été  renvoyée  à  la  commission  du  budget. 

Plus  originalement  inspiré,  un  député  de  Marseille,  le  citoyen 
Gadenat,  ancien  cordonnier,  se  qualifiant  de  socialib te- révolution- 
naire, a  saisi  ses  collègues,  —  par  compassion  sans  doute  pour  le 
pauvre  budget,  et  en  vue  de  lui  procurer  quelques  ressources,  — 
d'un  projet  de  loi  tendant  à  frapper  d'un  impôt  toutes  les  décora- 


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LIS  (EOYRIS  ET  LES  HOMMES  953 

tions9  depuis  celles  de  la  Légion  d'Honneur  jusqu'au  Poireau 
agricole,  en  passant  par  les  palmes  violettes  des  différents  degrés  1 
—  Et  il  n'y  va  pas  de  main  morte,  le  cordonnier  législateur! 
L'impôt  nouveau  serait  proportionnel  au  chiffre  des  contributions  : 
les  grands-croix  payeraient  75  pour  100  de  leurs  taxes  actuelles; 
les  grands-officiers,  50  pour  100;  les  commandeurs,  20  pour  100; 
les  chevaliers,  15  pour  100.  —  Et  jugez  de  ce  que  serait  l'impôt 
pour  les  boutonnières  ornées  à  la  fois  de  rubans  multicolores I... 

Mais  ne  riez  pas  de  cette  fantaisie  :  la  Ghambre  a  déclaré 
l'urgence  I 

Un  autre,  le  citoyen  Fournier,  ancien  .ouvrier  mécanicien  aux 
ateliers  du  chemin  de  fer  de  la  Camargue  et  député  socialiste  du 
Gard,  va  plus  loin  :  il  demande  la  suppression  de  tous  les  titres  de 
noblesse,  comme  attentatoires  à  l'égalité  démocratique.  —  Seule- 
ment, que  va  dire  de  cette  incartade  le  baron  Millerand?... 

C'est  sur  de  pareilles  niaiseries,  accompagnées  de  horions  et 
d'expulsions  scandaleuses,  que  finit  une  session  où  la  seule  préoc- 
cupation sérieuse  a  été  d'obtenir  du  gouvernement  la  communi- 
cation du  rapport  confidentiel  du  général  Voyron  sur  l'eipédition 
de  Chine,  rapport  où,  prétendait- on,  se  trouvaient  les  révélations 
les  plus  accusatrices  sur  le  rôle  de  nos  missionnaires.  —  Quelle 
aubaine  si  le  fait  était  vrai!  —  Aussi  la  curiosité  haineuse  de  la 
radicaille  parlementaire,  vivement  surexcitée  par  le  refus  même 
qu'avait  opposé  Waldeck- Rousseau  à  toute  divulgation  du  docu- 
ment, a- 1- elle  fini  par  en  arracher  la  communication  en  faveur  des 
trente-trois  membres  de  la  commission  du  budget,  sous  la  réserve, 
toutefois,  d'un  secret  absolu!... 

Un  secret  absolu  confié  à  33  députés  hostiles  et  bavards!...  — 
C'était  bien  le  cas  de  rappeler  les  vers  malicieux  du  Bonhomme  : 

Rien  ne  pèse  tant  qu'un  secret; 

Le  porter  loin  est  difficile  aux  dames, 

Et  je  sais  même  sur  ce  fait 

Bon  nombre  d'hommes  qui  sont  femmes... 

Mais  qui  fut  attrapé?  Nos  33  curieux,  qui,  au  lieu  des  méfaits 
espérés  contre  les  missionnaires,  apprirent,  à  leur  vive  déception, 
qu'ils  n'avaient  mérité  que  des  éloges  pour  les  services  rendus,  tandis 
que,  si  quelques  reproches  pouvaient  être  adressés  à  nos  petits 
soldats,  leurs  incorrections  partielles  n'étaient  rien  en  comparaison 
des  écarts  et  des  actes  de  pillage  commis  par  les  troupes  indisci- 
plinées des  autres  puissances  ;  —  de  sorte  qu'en  réalité  la  divul- 
gation du  fameux  rapport,  en  rendant  hommage  aux  religieux 


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S54  LB  CBUVHBS  ET  LIS  HOMMES 

calomniés,  constituerait  un  véritable  acte  d'accusation  contre  le* 
soldats  de  nos  alliés,  ce  que  le  gouvernement  ne  saurait  se  per- 
mettre. —  De  là,  le  refus  catégorique  du  précédent  cabinet  d'en 
livrer  une  seule  page,  et  le  silence  déconfit  de  nos  malveillants, 
déçus  dans  leurs  calculs... 

C'est  là-dessus  qu'a  fini  cette  misérable  session,  marquée  en 
ses  derniers  jours  par  deux  incidents  où  l'opinion  a  semblé  voir 
de  mystérieux  pronostics  :  j'entends  parler  des  coups  de  revolver 
brusquement  tirés  du  haut  des  tribunes,  et  de  l'entrée  au  pas  de 
charge,  dans  l'enceinte  législative,  d'un  peloton  d'exécution,  — 
incidents,  je  le  répète,  qui  ont  paru  du  plus  mauvais  augure  pour 
l'assemblée,  en  rappelant  un  passé  dont  le  renouvellement  pourrait 
bien  être  salué  comme  une  délivrance... 


Je  néglige  de  mentionner  les  grèves  qui,  tout  en  continuant  de 
troubler  un  peu  le  cours  des  choses,  n'ont  cependant,  en  ces 
dernières  semaines,  rien  eu  de  tragique.  —  Celle  des  garçons  de 
café  s'est,  une  fois  de  plus,  éteinte  dans  la  limonade;  celle  des 
boulangers,  un  instant  menaçante,  est  tombée  dans  le  pétrin,  et 
celle  des  musiciens,  qui  a  failli  laisser  nos  théâtres  sans  orchestre, 
s'est  naturellement  terminée  par  un  accord. 

Le  seul  incident  récréatif,  au  milieu  des  tristesses  du  temps,, 
nous  a  encore  été  fourni  par  l'inépuisable  famille  Humbert,  dont 
on  a  vendu  la  garde-robe  à  l'hôtel  Drouot. 

Pendant  que  la  police  feint  de  chercher  les  fugitifs  partout  où 
l'on  sait  bien  qu'ils  ne  sont  pas,  le  commissaire-priseur  mettait  aux 
enchères  la  défroque  de  la  dynastie  si  longtemps  régnante;  et  vous 
jugez  si  les  désœuvrés  et  les  curieux  sont  accourus,  les  uns  pour 
voir,  d'autres  pour  emporter  quelque  souvenir;  et,  dans  la  foule 
compacte,  c'étaient,  paraît- il,  des  propos  très  gais,  des  réflexions 
mordantes,  même  des  anecdotes  assez  légères,  entremêlées  de 
noms...  j'allais  dire  propres,  bien  que  ce  soit  plutôt  le  contraire. 

Deux  jours  durant,  la  cohue  bruyante,  où  dominait  le  sexe 
féminin,  a  vu  défiler  les  chemises,  les  jupons,  les  camisoles,  les 
corsets,  les  pantalons,  les  robes,  les  ombrelles,  les  manteaux,  les 
éventails,  les  fourrures,  les  chapeaux  de  la  géniale  Thérèse,  avec 
les  pardessus  de  son  digne  époux  et  la  lingerie  variée  de  leur  noble 
fille.  On  eût  dit  l'emblème  d'un  régime,  une  sorte  de  musée  gou- 
vernemental où  chaque  objet  évoquait  un  ministère,  rappelait  les 
beaux  jours  d'un  conseiller  d'Etat  ou  l'intimité  d'un  haut  digni- 
taire. Ce  corsage  garni  de  dentelles  était  peut-être  celui  que  por- 


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Lift  OEUVRES  ET  LIS  HOMMES  955 

tait  l'incomparable  Thérèse  le  jour  où  elle  reçut  la  visite  du  chef 
de  l'Etat  et  de  sa  famille,  au  château  des  Vives-Eaux;  ce  «  renard 
bleu  »  était  peut-être  la  parure  d'Eve  la  mélancolique  dans  la  pro- 
menade où  elle  s'appuya,  rêveuse,  au  bras  de  l'héritier  présomptif 
de  l'Elysée I...  Que  de  choses  dans  un  boléro  de  chinchilla,  dans 
une  sortie  de  bal  doublée  d'hermine,  dans  une  capote  agrémentée 
d'une  aigrette  de  diamant!  La  fortune  de  la  France  y  a  peut-être 
été  attachée!...  Cette  toilette  a  pu  décider  de  la  conclusion  d'une 
importante  «  affaire  »;  ce  bracelet,  ces  pendeloques,  ce  collier 
éblouir  et  entraîner  les  maîtres  de  nos  destinées!... 

Que  sait-on?...  Aussi,  je  le  répète,  cette  friperie  historique  sem- 
blait-elle un  symbole  et  comme  l'incarnation  de  toute  une  période 
de  notre  histoire  contemporaine... 

Néanmoins,  les  enchères  n'ont  pas  monté  aussi  haut  qu'on 
aurait  pu  le  croire.  En  somme,  toutes  ces  somptuosités  de  paco- 
tille étaient  fanées,  passées  de  mode  et  portaient  l'odeur  de  la 
débâcle...  Malheur  aux  vaincus!...  Six  corsets,  jadis  luxueux, 
n'ont  été  vendus  que  95  francs.  Les  trente-cinq  paires  de  chaus- 
sures de  l'héroïne  n'ont  pas  eu  plus  de  succès.  Ses  quarante-deux 
ombrelles  se  sont  effondrées  comme  sous  une  averse,  et  les  300  cha- 
peaux eux-mêmes,  —  je  dis  trois  cents,  si  fantastique  que  le  chiffre 
puisse  paraître,  —  n'ont  fait  tourner  la  tête  â  personne. 

Ces  trois  cents  chapeaux  répondaient  aux  usages  les  plus  variés  : 
chapeaux  de  ville  et  de  campagne,  de  visites,  de  voiture,  de 
théâtre,  de  courses,  de  canot,  de  mail-coach,  etc.,  et  cet  assorti- 
ment se  renouvelait  pour  chacune  des  quatre  saisons  de  l'année. 
Il  faut  bien  soigner  sa  tenue  quand  on  fréquente  les  plus  hauts 
personnages  et  qu'on  hypnotise  à  son  profit  les  millions  des  faiseurs 
ou  des  gogos! 

Les  éventails  ont  été  un  peu  plus  recherchés,  notamment  celui 
avec  lequel  Thérèse,  les  soirs  d'abonnement  â  l'Opéra,  adressait, 
de  sa  loge  entre  colonnes,  de  petits  saluts  amicaux  ou  protecteurs 
aux  compères  ministériels  ou  aux  dupes  fascinées. 

Puis,  sont  venus  les  «  dessous  »,  très  soignés,  paraît- il,  d'un 
caractère  suggestif,  et  provoquant  même  dans  l'assistance  des 
propos...  assez  folâtres.  On  a  parlé  d'un  Anglais  qui  aurait  payé 
fort  cher  des  chemises  de  soie  brodées  â  jour.  Les  pantalons  de 
dentelles,  dont  le  pudique  M.  Bérenger  n'eût  pu,  dit- on,  soutenir 
la  vue,  ont  aussi  trouvé  d'avides  amateurs. 

Mais  ce  sont  les  fourrures  qui  ont  surtout  enlevé  les  enchères  et 
grossi  la  recette.  Un  manchon  de  zibeline  a  atteint  3,700  francs; 
une  jaquette  en  zibeline,  5,300;  une  pèlerine  en  zibeline  fourrée 
d'hermine,  5,800.  Thérèse  ne  se  refusait  rien;  il  lui  en  coûtait  si 


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956  LIS  ŒUVRIS  KT  LIS  BOMMRS 

peu!  Les  boas,  les  pelisses,  les  sorties  de  bal  foisonnaient  dans  ses 
armoires,  et  son  noble  conjoint,  Frédéric,  l'ancien  député-poète,  ne 
se  privait  pas  davantage,  avec  la  série  de  ses  pelisses  garnies  de 
castor,  et  les  six  pardessus  de  drap  vert  fourrés  pour  la  livrée  de 
la  bande... 

A  la  fin  de  la  vacation,  et  comme  pour  couronner  la  vente,  on  a 
tiré  d'une  caisse  un  pimpant  C03tume  de  vivandière  de  la  première 
République,  avec  tricorne  à  cocarde  tricolore,  veste  brodée  et  petit 
baril  d'ordonnance,  —  travestissement  coquet  sous  lequel,  paralt-il, 
Eve  la  théàtrense  avait  joué,  avenue  de  la  Grande-Armée,  le  prin- 
cipal rôle  d'une  pièce  patriotique.  Puis,  d'autres  costumes  ont  suivi, 
car  la  jeune  Eve  aimait  à  se  travestir,  en  Espagnole,  en  Italienne, 
même  en  chevalier  des  Croisades,  et  c'est  dans  ce  dernier  rôle  (trois 
actes,  en  vers,  s'il  vous  plaît!)  qu'elle  avait  déclamé  ce  distique, 
sans  se  douter  alors  de  son  sens  prophétique  : 

Dieu  le  veut!  Quittons  la  France! 
.    Il  faut  partir  et  pour  jamais!... 

L'ensemble  de  la  vente  a  produit  une  quarantaine  de  mille  francs, 
—  simple  goutte  d'eau  pour  combler  le  gouffre  des  cent  millions! 

Piquante  rencontre!  Le  même  jour,  et  dans  une  salle  voisine,  se 
vendait  le  banal  mobilier  de  Boulaine.  Deux  objets  seulement  y 
attiraient  l'attention  :  le  bureau  du  joyeux  tripoteur,  acheté,  dit-on, 
par  un  Américain,  et  nne  harpe,  adjugée  dix  louis!  —  Que  pouvait 
bien  faire  cette  harpe  dans  un  tel  intérieur!...  A  moins  que  ce  ne 
fût  une  façon  discrète  d'avertir  les  clients  qu'ils  se  trouvaient  chez 
un  maître-chanteur... 

Le  total  des  enchères  a  péniblement  atteint  13,000  francs.  — 
Pauvre  Boulaine  1 

Mais  une  autre  vente,  autrement  sensationnelle,  a  fait  prendre 
d'assaut  l'hôtel  des  commissaires-priseurs  :  celle  d'une  comédienne, 
enlevée  prématurément  au  théâtre  comme  à  la  galanterie,  et  dont 
l'opulente  succession  exalte  le  rêve  des  mondaines  vulgaires. 

Il11*  Wanda  de  Boncza,  morte  dans  sa  fleur  de  talent  et  de  beauté, 
avait  laissé  430,000  francs  de  dettes,  c'est-à-dire  de  fournitures  et 
de  toilettes  non  soldées  encore,  et  les  honnêtes  bourgeoises  de  se 
demander  avec  stupéfaction  comment  une  actrice  de  la  Comédie- 
Française  pouvait  avoir  un  découvert  de  430,000  francs  chez  ses  cou- 
turiers, —  lesquels,  d'ailleurs,  ne  semblaient  pas  eux-mêmes  sans 
quelque  inquiétude  sur  le  règlement  de  leur  compte...  Ils  doivent 
être  aujourd'hui  bien  rassurés  par  le  million  et  demi  des  enchères 
de  l'hôtel  Drouot,  —  sans  parler  des  liasses  de  valeurs  déposées 


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LIS  CB0?R£8  KT  LES  HOMMES  957 

prudemment  par  l'artiste  économe  dans  les  coffres-forts  de  deux 
grands  établissements  financiers. 

On  a  vendu,  durant  près  d'une  semaine,  —  il  n'a  pas  fallu  moins 
pour  disperser  tout  ce  qu'elle  avait  accumulé  de  richesses  dans  son 
luxueux  hôtel!  —  on  a  vendu  ses  bijoux,  d'une  magnificence  rare, 
ses  meubles,  tapisseries,  objets  d'arc,  tableaux,  fourrures,  dentelles, 
garde-robe,  sans  lasser  un  instant  l'avidité  fiévreuse  des  acqué- 
reurs. On  eût  vraiment  dit  qu'on  se  disputait  les  reliques  d'une 
sainte  ou  les  souvenirs  d'une  reine  1  A  ce  point  même  que  nombre 
de  bijoux  ont  été  payés  jusqu'au  double  de  leur  prix  d'achat  chez 
le  joaillier  et  du  chiffre  demandé  par  les  experts!  —  Les  bijoutiers 
eux-mêmes  en  étaient  effarés! 

Citons  :  une  broche  Louis  XVI,  enguirlandée  de  diamants, 
15,700  francs;  —  une  bague,  avec  rubis  d'Orient,  20,000;  — 
pendeloque,  dont  le  principal  motif  était  une  grosse  perle  noire, 
en  forme  de  larme,  entourée  de  brillants,  36,400;  —  broche, 
grande  fleur  de  lys  tout  en  brillants  et  perles,  38,600;  —  bague, 
enrichie  d'une  très  grosse  perle  blanche  d'Orient,  44,000;  — 
broche,  forme  branche  de  capillaire  en  brillants,  avec  saphir  et  trois 
grosses  perles  blanches  d'Orient,  70,000;  —  enfin,  un  merveilleux 
collier  de  sept  rangs,  comprenant  350  perles  blanches,  99,000,  la 
plus  folle  enchère  de  cette  vente  exceptionnelle!  —  Puis  une 
cascade  et  in  celante  d'autres  bijoux,  broches,  colliers,  bagues, 
sautoirs,  boutons  d'oreilles,  plaques  de  ceinture,  aumônières, 
peignes,  éventails,  faisant  ruisseler  saphirs,  perles,  émeraudes, 
rubis,  turquoises,  tout  un  éblouissant  écrin  de  souveraine! 

Et  après  les  bijoux,  les  objets  d'art  ancien  et  moderne  :  reli- 
quaires, bustes  byzantins,  terres  cuites,  bronzes,  médaillons,  sta- 
tuettes, tapisseries  du  dix- huitième  siècle,  miniatures,  vieux  Saxes, 
vieux  Sèvres,  argenterie,  nécessaire  de  voyage  de  12,000  francs, 
des  tableaux  signés  Fragonard,  Vigée-Lebrun,  Carie  Vernet,  Lar- 
gillière,  Isabey,  Français,  Chaplin...  Et,  chose  curieuse,  au  milieu 
de  ces  .toiles,  de  ces  dessins,  de  ces  gravures,  pas  un  portrait 
d'elle,  pas  une  effigie  peinte  ou  modelée,  pas  une  esquisse,  pas  une 
image  quelconque,  comme  si  elle  n'avait  rien  voulu  laisser  d'elle  et 
de  sa  beauté,  qu'un  vaporeux  souvenir,  une  ombre  insaisissable!... 

Qu'il  y  a  loin  des  splendeurs  de  cette  vente  aux  débuts  de  la 
modeste  élève  du  Conservatoire,  regagnant  son  pauvre  cinquième 
étage  en  prenant  pour  six  sous  l'omnibus  de  Clichy  !... 

Une  autre  collection,  tout  aussi   sensationnelle,  —  pour  des 

causes  différentes,  —  mais  moins  tapageuse,  va  être  dispersée  cette 

semaine  aux  enchères  de  la  galerie  Georges  Petit  :  celle  d'une 

veuve  ardu-millionnaire,  Mme    Lelong,   qui,    aussi   éprise  d'art 

tO    Dheif3*E  1902  '     62 


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«6S  LES  ŒUVRES  H  US  HOMMES 

ancien  que  les  frères  Dutoit,  avait  consacré  dorant  de  longues 
années  sa  grosse  fortnne  à  recueillir,  dans  son  hôtel-musée  du  quai 
de  Béthune,  d'inappréciables  trésors  du  moyen-âge,  de  la  Renais- 
sance et  du  dix-huitième  siècle  :  bronzes  florentins,  velours  de 
Gènes,  orfèvreries  italiennes,  émaux  de  Limoges,  tapisseries  de 
Flandres,  bois  sculptés,  vitraux,  broderies,  coffrets,  pièces  de 
choix  de  toute  provenance,  dé  tout  genre,  de  tonte  époque, 
patiemment  ramassées  avec  une  science  rare,  un  goût  raffiné,  payé* 
souvent  aux  plus  hauts  prix,  et  dont  le  riche  produit  va  tomber 
dans  l'escarcelle  des  pauvres.  —  C'est,  en  effet,  à  la  Société  des 
Artistes  musiciens,  fondée  par  le  baron  Taylor,  que  Mm0  Leloog  a 
légué  tous  ses  biens,  tous  ses  millions. . .  Et,  grâce  à  ce  don  royal, 
il  est  permis  de  supposer  que  la  récente  grève  des  musiciens  d'or- 
chestre  n'aura  plus  lieu  de  se  reproduire.  —  Aussi,  quel  enthou- 
siaste concert  de  reconnaissance  ne  vont  pas  manquer  de  faire 
entendre  les  instruments  à  corde  et  à  vent!... 

Mais,  —  triste  philosophie  des  choses!  —  faut-îl  ajouter  qu'à 
côté  même  de  ces  engouements  excessifs  et  souvent  injustifiés,  on 
a  vu  passer,  sous  le  regard  indifférent  et  presque  dédaigneux  des 
collectionneurs,  des  objets  sacrés,  des  reliques  glorieuses,  abandon- 
nées au  hasard  des  enchères  pour  quelques  misérables  francs!  — Le 
bâton  de  maréchal  d'un  des  plus  illustres  lieutenants  de  Napoléon, 
Macdonald,  duc  de  Tarente,  n'a  pas  même  obtenu  un  louis!  Rt, 
dans  une  salle  voisine  de  celle  où  faisaient  prime  les  jupes  d'une 
aventurière  et  les  parures  d'une  comédienne,  l'épée  donnée  par 
l'empereur  à  Junot,  l'épée  de  tant  de  batailles  et  de  tant  de 
victoires,  était  adjugée  pour  une  somme  dérisoire!.'..  Pourtant,  les 
unes,  fruit  du  vice  ou  de  l'escroquerie,  ne  représentaient  que  le 
côté  bas  et  honteux  de  la  nature  humaine,  tandis  que  les  autres, 
feuilles  détachées  de  notre  héroïque  histoire,  disaient  les  exploits 
de  nos  soldats  et  la  grandeur  de  la  France!...  Quand  donc  saurons- 
nous  mieux  placer  nos  admirations  et  nos  mépris?... 

Pendant  que  nous  sommes  aux  expositions,  mentionnons  celles 
qui  ont  servi  d'agréables  distractions  à  la  dernière  quinzaine. 

Le  concours  des  Chats,  organisé  chaque  année  par  le  Journal  au 
Jardin  d'Acclimatation,  avait  attiré  une  affluenoe  nombreuse  dont, 
par  la  température  actuelle,  la  frileuse  partie  féminine  s'épanouis- 
sait avec  une  satisfaction  particulière  dans  la  tiédeur  de  la  grande 
serre,  sous  l'ombrage  d'une  végétation  tropicale. 

Il  n'y  avait  pas  1&  moins  de  trois  cents  matous,  de  toutes  races, 
de  toutes  robes,  miaulant  avec  grâce  ou  faisant  coquettement  le 
gros  dos  dans  leurs  cages  enrubannées;  —  chats  d'Europe,  d'Asie, 


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LES  CEOVHB  ET  LES  HOMMES  95» 

d'Afrique,  ceux-ci  du  Siam,  ceux-là  du  Congo,  la  plupart  délicieux 
à  voir  dans  leur  caressante  souplesse,  et  bien  mieux  faits,  ce 
semble,  pour  la  vie  de  salon  que  les  affreux  petits  chiens  élevés  à 
l'alcool  pour  les  empêcher  de  grandir... 

L'exposition  des  Serins,  au  Palais- Royal,  —  pauvre  palais  1  U 
avait  bien  besoin  de  cela  pour  animer  un  peu  sa  solitude!  —  offrait 
une  originalité  particulière  :  celle  de  la  dénaturalisation,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  des  aimables  oiseaux  importés  de  Hollande 
ou  des  Canaries.  Le  serin  est  jaune,  jaune  d'or,  mais  le  progrès 
consiste,  parait-il,  à  transformer  sa  couleur  par  d'ingénieux  croise- 
ments ou  de  savantes  variétés  d'alimentation.  On  obtient  ainsi  des 
serins  gris,  blancs,  —  même  rouges  :  il  n'y  a  qu'à  passer  le  pont  de 
la  Concorde  pour  en  trouver  dans  la  cage  parlementaire... 

Plus  large,  en  raison  de  son  caractère  international,  et  plus 
intéressante  était  l'exposition  d'Aviculture  du  Cours-la-Reine,  où 
plus  de  quatre  mille  oiseaux  de  toute  plume  s'ébattaient  dans  les 
vastes  serres  de  la  Ville  de  Paris.  Coqs,  poules,  dindons,  canards, 
faisans,  cailles,  perdreaux,  tout  le  peuple  ailé  des  basses-cours  et 
des  guérets  y  étalait  ses  plumages  multicolores,  dans  la  variété 
desquels  se  remarquaient  les  types  de  nos  colonies,  particulière- 
ment de  Cochinchine. 

M.  Loubet  a  honoré  ces  volatiles  de  sa  visite,  à  la  suite  d'un 
déjeuner  somptueux  dans  le  palais  de  M.  Chauchard,  l'ancien 
directeur  des  magasins  du  Louvre,  qui,  pour  recevoir  avec  tout 
l'éclat  possible  son  hôte  présidentiel,  avait  fleuri  ses  jardins  de 
dix  mille  pieds  de  chrysanthèmes  transplantés  féeriquement  en 
quelques  heures!  —  N'eût-on  pas  dit  le  duc  d'Antin  recevant 
Louis  XIV!...  —  La  République  même  a  ses  courtisans... 

De  ces  expositions  aux  galeries  de  la  rue  de  Sèze,  il  n'y  a  pas 
loin,  et,  toute  la  semaine  dernière,  une  foule  élégante  s'y  est 
pressée  pour  admirer  les  travaux  d'Arts  de  la  Femme  envoyés 
de  tous  les  points  de  la  France  au  concours  organisé  par  le 
Gaulois.  —  Jamais  peut-être  nous  n'avons  vu  semblable  profusion 
d'oeuvres  exquises  sorties  de  véritables  doigts  de  fée.  C'était  un 
rêve,  un  enchantement!  Toute  énumération  serait  impossible,  et 
on  n'eût  su  que  choisir  parmi  ces  merveilles  de  goût  et  de 
patience.  Broderies,  nappes  d'autel,  chemins  de  table,  portières, 
chasubles,  éventails  de  dentelle,  paravents,  stores,  tapisseries, 
couvre- lits,  aubes,  écrans,  coussins,  étoles,  pastels,  dessins,  aqua- 
relles, miniatures,  missels,  enluminures,  reliures  d'art,  cuirs 
repoussés,  émaux,  sculptures,  marbres,  terres  cuites,  plâtres, 
ivoires,  tout  y  était,  et,  parmi  les  exposantes  comme  parmi  les 


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960  L£8  OUVRIS  R  LIS  HOMMES 

lauréates,  les  plus  grands  noms  fraternisaient  avec  les  plus 
modestes  :  une  duchesse  à  côté  de  la  jeune  ouvrière  d'an  patro- 
nage, une  marquise  voisine  d'une  orpheline  de  saint  Vincent 
de  Paul,  une  princesse  même  en  compagnie  d'une  sourde-muette 
de  l'asile  d'Orléans;  et  les  Ouvroirs,  les  Syndicats  de  l'Aiguille, 
les  Refuges  de  Filles  abandonnées,  les  Ecoles  professionnelles  s'y 
mêlaient  de  la  façon  la  plus  touchante  aux  personnifications  les 
plus  hautes  de  la  bourgeoisie  et  de  la  noblesse. 

Que  de  talents  dans  tout  cet  ensemble  I  Que  d'ingéniosité  déli- 
cate et  supérieure  dans  ces  travaux  si  variés  1  Et  quelle  élévation 
d'âme  dans  les  devises  dont  chaque  œuvre  devait  être  accom- 
pagnée 1  Nombre  de  ces  devises  pourraient  être  citées  comme 
autant  de  paroles  fortifiantes  et  consolatrices.  Le  cri  de  Jeanne 
d'Arc  :  Vive  labeur!  reproduit  plus  de  cinquante  fois;  —  Dieu  et 
la  France!  —  Non  Cor  mais  l honneur!  —  Ou  bien  ou  rien,  — 
Et,  plus  de  cinquante  fois  aussi  :  Espérance! 

Naturellement,  ni  M.  Loubet,  qui  avait  été  voir  les  serins  et  les 
dindons,  ni  Mmt  Loubet,  ancienne  familière  de  l'avenue  de  la 
Grande-Armée,  n'ont  eu  l'idée  d'une  visite  à  cette  ei position  da 
Travail  de  la  Femme  ;  ils  auraient  craint  de  se  compromettre  en 
aussi  bonne  compagnie.  —  Et,  d'ailleurs,  parmi  les  devises,  n'j 
en  avait-il  pas  une  qui  criait  malicieusement  :  Vivent  les  Sœurs  L.. 

Pendant  ce  temps,  l'Académie  des  Sciences,  étudiant  le  volume 
du  coeur  chez  la  femme,  osait  proclamer,  par  l'organe  du  profes- 
seur Bouchard,  que  le  cœur  est  plus  petit  chez  la  femme  que  chez 
l'homme...  En  regardant  ce  qui  se  passe,  n'est-on  pas  tenté  de  dire 
à  la  science  que  son  appréciation  est  une  erreur  et  un  blasphème? 
Sans  les  femmes,  où  en  serions- nous?  Ce  sont  elles  qui  nous 
relèvent,  nous  excitent  à  la  lutte,  nous  encouragent  à  la  résistance 
en  nons  en  donnant  virilement  l'exemple  I  Et,  tout  au  contraire, 
ce  sont  les  hommes  qui  n'ont  pas  de  cœur,  qui  sont  lâches,  qui 
laissent  une  poignée  de  bandits  chasser  de  France  80,000  femmes 
inoffensives,  uniquement  vouées  à  la  charité,  aux  œuvres  d'assis- 
tance populaire,  à  tous  les  sacrifices,  et  qui  se  trouvent  aujourd'hui 
sans  pain,  à  l'étranger  1 

On  aura  beau  me  dire  que  les  images  radioscopiques  produites 
à  l'Académie  par  le  docteur  Bouchard  lui  donnent  raison;  je  per- 
siste à  trouver  que  les  actes  et  les  faits  lui  donnent  tort,  et,  une 
fois  de  plus,  je  répète  les  deux  vers  des  Châtiments  d'Hugo  contre 
un  gouvernement  infâme  : 

...  Qu'il  foit  chassé  par  les  femmes, 
Puisque  les  hommes  en  ont  peur! 


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LKS  (EUVRJS  IT  LIS  HOMMES  961 

Pour  en  finir  avec  les  Expositions,  jetons  un  coup  d'œil  sur  celle 
des  Enseignes,  qui  vient  de  se  clore  à  l'Hôtel-de- Ville.  C'était  une 
nouveauté,  et,  à  ce  titre,  elle  n'a  cessé  d'attirer  une  foule  de 
curieux  de  tous  les  mondes. 

C'est  le  peintre  Edouard  Détaille  qui  en  a  conçu  l'idée,  et  l'ad- 
ministration municipale  s'y  était  associée  avec  empressement. 
Avant  nous,  Londres  et  Bruxelles  avaient  eu  déjà  des  expositions 
de  ce  genre,  mais  aucune  ville  peut-être  n'offrait  sous  ce  rapport 
autant  d'éléments  que  Paris. 

L'enseigne,  jadis,  empruntait  son  importance  à  ce  fait  que  les 
maisons  n'étant  pas  numérotées,  et  les  rues  mêmes  n'ayant  pas 
toujours  de  nom  officiellement  classé,  le  populaire  baptisait  la  rue 
du  titre  d'une  enseigne,  en  gravant  ainsi  dans  sa  mémoire  l'image 
de  cette  dernière.  De  là,  l'effort  d'imagination  des  boutiquiers  pour 
saisir  l'attention  publique  par  l'emblème  de  leur  commerce; 
d'autant  qu'alors  nombre  de  gens  ne  savaient  pas  lire  et  qu'il 
était  essentiel  de  frapper  leurs  yeux  par  le  langage  symbolique  de 
l'image.  —  De  nos  jours,  l'enseigne  tend  à  disparaître  parce  qu'elle 
n'a  plus  les  mêmes  raisons  d'être;  cependant,  elle  a  encore  assez 
survécu  pour  qu'on  ait  songé  à  la  rajeunir  en  lui  imprimant  un 
caractère  plus  artistique  que  dans  le  passé;  et,  dans  ce  but,  un 
appel  avait  été  adressé  à  tous  les  peintres,  sculpteurs,  graveurs, 
architectes,  ouvriers  d'art,  industriels,  pour  la  création  de  types 
nouveaux  destinés  à  la  décoration  extérieure  des  magasins,  hôtels, 
cafés,  restaurants,  ateliers  et  boutiques  de  toute  espèce. 

Plus  de  deux  cents  artistes,  parmi  lesquels  des  membres  de 
l'Institut,  n'ont  pas  dédaigné  de  prendre  part  au  concours.  Il  en 
est  venu  de  Rome,  de  Li  ver  pool,  de  Genève;  mais,  avant  de  noter 
leurs  principales  compositions,  il  convient  de  s'arrêter  un  instant 
à  la  partie  rétrospective  de  l'exposition,  malheureusement  trop 
restreinte  par  le  manque  de  place. 

Au  temps  où  les  croyances  étaient  plus  vives  et  plus  populaires, 
renseigne  empruntait  le  plus  souvent  ses  sujets  à  l'idée  religieuse. 
La  Vierge,  l'Enfant  Jésus,  les  Saints  étaient  invoqués  comme  de 
vénérés  patrons;  et,  à  côté,  la  verve  gauloise  s'égayait  en  calem- 
bours, épigrammes  et  rébus.  —  Un  marchand  de  couronnes  funé- 
raires arborait  cette  macabre  devise  :  A  la  paix  perpétuelle.  —  Un 
marchand  de  poisson  avait  fait  peindre  au-dessus  de  sa  porte  un 
merlan  dans  un  soulier,  avec  cette  inscription  :  A  la  Marée 
chaussée.  —  Un  hôtelier  avait  fait  représenter  un  voyageur 
moelleusement  couché  et  sommeillant  sous  les  couvertures,  avec 
ce  jeu  de  mots  :  Au  lit,  on  dort,  d'où  l'enseigne  du  Lion  d'or,  si 
répandue  encore  de  nos  jours. 


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Sous  Louis-Philippe,  un  pâtissier  nommé  Leroy,  avait  risqué 
cette  enseigne  narquoise  :  Le  roy  fait  des  brioches. 

En  1848,  un  marchand  de  tabac,  plus  osé  encore,  après  avoir 
orné  sa  devanture  des  trois  mots  formulant  la  devise  républicaine  : 
Liberté,  Egalité,  Fraternité,  avait  fait  peindre,  sous  chacun  de  ces 
grands  mots,  une  blague...  et  l'enseigne  portait  pour  légende  : 
Aux  trois  Blagues. 

Il  est  d'autant  plus  inoffensif  de  rappeler  cette  plaisanterie 
qu'aujourd'hui,  sous  la  troisième  république,  elle  n'aurait  plus 
aucune  raison  d'être... 

De  nos  jours,  on  voit  seulement,  dans  une  rue  voisine  du  bou- 
levard Saint- Germain,  un  poèlier,  fier  sans  doute  de  sa  clientèle, 
dont  l'enseigne  porte  :  Fumisterie  des  Ministères... 

Et  l'on  assure  qu'il  a  beaucoup  de  besogne. 

Je  laisse  de  côté  le  Chat  qui  pelote,  illustré  par  Balzac,  et  la 
Chèvre  qui  danse,  que  Victor  Hugo  a  mise  en  scène  dans  Notre- 
Dame  de  Paris,  pour  mentionner  le  célèbre  tableau  de  Boilly,  Au 
Gourmand,  qui  décorait,  dès  1801,  sous  les  galeries  du  Palais- 
Royal,  l'intérieur  du  magasin  de  comestibles  et  de  cafés  resté 
fameux  sous  le  nom  de  Gorcellot. 

On  raconte  à  ce  sujet  une  curieuse  anecdote.  M"°  Fair,  la  richis- 
sime Américaine,  décédée  récemment  de  façon  si  tragique  dans  une 
catastrophe  d'automobile,  ayant  admiré  maintes  fois  le  tableau  dans 
le  magasin  de  l'avenue  de  l'Opéra,  en  offrit  60,000  francs  à  son 
propriétaire  actuel,  M.  Ghanveau;  mais  celui-ci  refusa  de  s'en 
défaire,  comme  d'un  palladium  qui  consacre  depuis  plus  d'un  siècle 
la  renommée  de  sa  maison. 

La  partie  contemporaine  de  l'exposition  actuelle  offre  des  noms 
d'artistes  distingués  :  Gérôme,  Détaille,  Tattegrain,  Mercier,  Réga- 
mey,  Villette,  qui  promettent  d'être  plus  nombreux  l'année  pro- 
chaine, car  cette  exposition  sera  annuelle.  C'est  un  Salon  nouveau 
qui  s'inaugure,  et  peut-être  sera-t-il  plus  amusant  que  les  autres. 

On  y  remarque  des  peintures  ingénieuses,  des  bas-reliefs,  des 
médaillons,  des  plaques  de  faïence,  des  sculptures,  des  vitraux, 
surtout  une  belle  ferronnerie  offrant  des  torchères,  des  lanternes, 
des  supports  d'un  merveilleux  travail. 

En  peinture,  les  enseignes  parlantes  sont  assez  nombreuses.  — 
Un  Renard  Bleu  signale  un  marchand  de  fourrures.  —  Un  magasin 
de  Noir  et  Blanc  a  pris  pour  symbole  un  Pierrot  et  un  Charbon- 
nier, l'un  portant  nn  sac  de  farine,  l'autre  un  sac  de  charbon.  — 
Une  Autruche  sert  d'emblème  à  un  marchand  de  plumes.  —  Du 
sculpteur  Mercier,  pour  enseigne  de  sage-femme  :  un  Bébé  sortant 
du  chou  traditionnel. 


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LIS  «mUBIT  LB  UUOB  963 

Hais  le  chef-d'œuvre  est  la  gaminerie  de  Gérôme,  représentant 
un  gentil  caniche,  droit  sur  ses  pattes,  avec  on  monocle  à  l'œil,  et 
au-dessous  cette  drôlerie  :  0  pti  cien.  —  Plus  bas,  dans  un  coin, 
cette  signature  :  Gérôme  barbouillavit,  anso  Domini  1902. 

Un  réparateur  d'objets  d'art  a  pour  emblème  un  Cœur  brisé.  — 
On  y  voit  le  Temps,  à  longue  barbe  blanche,  qui  examine  un  cœur 
apporté  par  une  jolie  jeune  fille  à  la  figure  désolée  et  semblant 

dire  : 

N'y  touchez  pas  :  il  est  brisé! 

<(  Non  ;  il  n'est  que  fêlé  !  »  semble  répondre  le  Temps,  souverain 
réparateur  de  ces  sortes  de  blessures... 

Il  y  a  aussi  renseigne  morale,  qui  court  le  risque  d'éloigner  les 
clients  plutôt  que  de  les  attirer.  —  Au  Père  de  famille  est  un  débit 
de  yins  et  liqueurs,  où  la  Mort  trinque  avec  un  consommateur,  le 
verre  d'absinthe  en  main,  tandis  que,  par  la  fenêtre  entrouverte, 
on  voit  passer  un  corbillard... 

Plus  gaie,  l'enseigne  formée  d'un  grand  Corset,  avec  cette 
légende  irrévérencieuse  :  A  tous  les  Saints... 

Une  dernière,  qui  m'a  paru  dédiée  à  M.  Combes,  pour  son  com- 
merce ministériel  :  Au  Caméléon,  —  «  enseigne  à  potence  », 
ajoute  le  Catalogue... 

En  somme,  l'exposition,  dans  son  ensemble,  est  attrayante,  et 
les  prix  décernés  par  la  Ville  ont  sanctionné  son  succès. 

Plus  sérieux,  et  souvent  moins  réussis,  sont  les  concours  de 
statues  pour  grands  hommes,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  pour  ce 
pauvre  Balzac,  ballotté  durant  tant  d'années,  de  Rodin  à  Falguière, 
avant  de  s'asseoir  enfin  sur  un  piédestal.  De  sonores  discours  ont 
été  prononcés  devant  le  marbre  du  génial  écrivain  ;  n'eût-on  pas 
mieux  fait  de  graver  sur  le  socle  du  monument  quelques-unes  de 
ses  plus  fortes  pensées,  celle-ci,  par  exemple  : 

«  J'écris  à  la  lueur  de  deux  vérités  :  la  religion  et  la  monarchie, 
—  deux  nécessités  que  les  événements  contemporains  proclament, 
et  vers  lesquelles  tout  homme  de  bon  sens  doit  essayer  de  ramener 
notre  pays.  » 

Ou  bien  encore  : 

«  Le  christianisme,  et  surtout  le  catholicisme,  étant  un  système 
complet  de  répression  des  tendances  dépravées  de  l'homme,  est  le 
plus  grand  élément  de  l'ordre  social.  » 

M.  Loubet,  toujours  prudent,  avait  décliné  l'invitation  que  lui 
avait  adressée  la  Société  des  Gens  de  Lettres  d'assister  à  cette 
inauguration.  —  11  y  a  tant  de  choses  dans  Balzac  que  le  Président 


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964  LIS  ŒUVRES  KT  LES  HOMUKS 

a  craint  sans  doute  d'entendre  quelque  parole  de  l'implacable 
peintre  de  la  Comédie  Humaine  se  retourner  contre  sa  petite 
personne... 

On  nous  annonce  d'autres  inaugurations  prochaines  :  celles 
des  statues  d'Àmbroise  Thomas,  de  Gounod,  de  Rosa  Bonheur,  de 
Jules  Simon,  de  Charles  Garnier,  de  Baudelaire.  N'est-ce  pas  beau- 
coup, et  ne  pourrait-on  laisser  le  temps  consacrer  davantage  ces 
gloires  un  peu  hâtives?... 

J'aurais  voulu  parler  des  théâtres,  et  la  place  me  manque. 
Mais  comment  se  dispenser  de  saluer  au  moins  la  rentrée  de 
notre  nationale  Sarah,  retour  de  Berlin,  dans  sa  bonne  ville  de 
Paris,  au  bruit  des  acclamations  de  tous  les  claqueurs  de  la  presse? 
Toutefois,  la  tapageuse  actrice  n'a  pas  recueilli  que  des  thalerset 
des  bravos  dans  la  capitale  de  la  Prusse;  elle  y  a  aussi  entendu 
des  sifflets,  qui  ont  vinaigré  sa  «  gloire  »,  et,  en  venant  reprendre 
chez  nous  son  cabotinage  politico-scénique,  elle  y  a  rencontré  une 
Parole  française  qui  a  dû  sonner  durement  à  son  oreille.  C'est 
la  verte  apostrophe  que  lui  a  jetée  une  patriote  ardente,  Mme  Adam, 
dans  la  petite  Revue  où  elle  juge  les  événements  de  l'étranger 
dans  leurs  rapports  avec  l'intérêt  de  notre  pays. 

Lisez  cette  page  vengeresse  : 

«  Mme  Sarah  Bernhardt,  après  M.  Coquelin  et  pour  les  mêmes  raisons, 
ayant  constaté  que  la  comédie  patriotique  jouée  par  elle,  non  sans  talent, 
depuis  1870,  ne  faisait  plus  c  recette  »,  s'en  est  allée  représenter  à  Berlin 
un  personnage  médiocre,  offrant  à  lui  seul,  par  un  tardif  oubli,  tous  les 
éléments  d'une  humiliante  réconciliation. 

a  Copiant  M.  Jaurès,  Mme  Sarab  Bernhardt  abandonne  les  fières,  les 
fidèles,  les  ardentes  revendications  qui,  sans  cesse  affirmées  et  mainte- 
nues, nous  délivrent  du  piteux  rôle  de  vaincus  résignés,  ayant  laissé 
toute  espérance  à  la  porte  de  l'enfer  prussien. 

o  La  chose  surprenante  est  bien  plus  ce  que  Mmc  Sarah  Bernhardt  a  été 
précédemment  que  ce  qu'elle  affiche  d'être  aujourd'hui.  N'est-elle  pas  née 
Germaine  et  n'est-elle  pas  juive? 

«  Or,  le  secret  qui  ne  nous  a  pas  encore  été  dévoilé  est  le  pourquoi  lt 
presque  totalité  des  juifs  allemands,  même  déracinés  depuis  plusieurs  géné- 
rations, ayant  tous  leurs  intérêts  dans  le  pays  où  ils  se  sont  établis,  se 
croient  obligés  de  contribuer  à  la  grandeur  de  la  toujours  plus  grande 
Allemagne. 

«  Mme  Sarah  Bernhardt,  en  allant  à  Berlin,  est  rentrée  dans  la  tradition 
la  plus  pure  de  ses  antériorités.  Non  seulement  elle  a  fait  une  affaire  «  bors 
a  ligne  »,  mais  elle  a,  par  son  voyage,  fait  bénéficier  de  certaine  sorte 
l'Allemagne  du  profit  qu'elle-même  en  tire.  Qui  sait  si  elle  n'a  pas  été 
appelée  pour  jouer  deux  rôles,  un  sur  la  scène  et  l'autre  dans  la  loge  impé- 
riale? Il  me  semble  entendre  le  Kaiser  dire,  avec  sa  façon  cavalière,  an 
prince  royal  de  Danemark  : 


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LES  OEUVRES  ET  LES  HOMMES  965 

«  Décidément,  les  bouderies  contre  l'Allemagne  ne  durent  pas.  Voyez, 
c  Altesse,  l'actrice  la  plus  populaire  de  France,  la  plus  démonstrativement 
«  revancharde,  celle  qui  avait  juré  de  ne  pas  mettre  les  pieds  à  Berlin  tant 
•  que  l'Alsace- Lorraine  ne  serait  pas  délivrée  de  notre  joug  odieux;  la 
«  voilà  quêtant  les  applaudissements  de  ma  capitale.  » 

Et  après  Sarah,  «  le  grand  »  Coquelin,  à  l'égard  duquel 
M"*  Adam  n'est  pas  moins  justicière  : 

<  M.  Coquelin  est  de  plus  en  plus  «  persona  gratissima  »  auprès  du  Kaiser 
allemand.  Invité  à  une  partie  de  chasse,  il  remplira  d'abord  son  rôle  de 
comédien,  puis  celui  d'invité,  ce  qui  est  tout  différent,  car  c'est  la  première 
fois  qu'en  Prusse  un  «  acteur  •  prend  part  à  une  chasse  royale.  M.  Coquelin 
a  le  génie  de  la  variété  des  genres.  Il  a  été  l'ami  de  Gambetta  et  celui  de 
F  Alsace- Lorraine.  Aujourd'hui,  l'ami  de  Guillaume  II  est  toujours  occupé 
des  Alsaciens- Lorrains,  avec  cette  différence  qu'autrefois  il  croyait  à  leur 
malheur  par  l'Allemagne  et  à  leur  bonheur  par  la  France,  et  qu'il  croit 
maintenant  le  contraire... 

a  Ceux  qui  sont  restés  fidèles  à  leur  «  quand  même  »  ont  l'inconsolable 
chagrin  de  voir  l'Alsace- Lorraine,  méprisante  pour  les  reniements  des 
comédiens  soi-disant  patriotes,  et  indignée  par  nos  cabotins  politiques, 
s'éloigner  de  la  France.  On  dit,  et  je  me  refuse  encore  à  le  croire,  que 
beaucoup  d'Alsaciens-Lorrains,  outrés  de  la  façon  dont  le  gouvernement 
Loubet- Combes  traite  les  congrégations,  songent  à  accepter  les  propositions 
des  députés  catholiques  de  Berlin.  Plusieurs  déjà  consentent  à.  faire  de  la 
propagande  en  faveur  d'une  entente  avec  le  centre  allemand  et  du  choix  de 
députés  qui,  aux  prochaines  élections  législatives  pour  le  Reichstag, 
concluraient  l'alliance.  » 

Qu'importe,  après  cela,  de  mentionner  que  Sarah  Bernhardt  a 
repris  sur  son  théâtre  les  vieilles  pièces  de  Sardou;  que  Coquelin 
montre  derechef  sur  ses  planches  le  nez  de  Cyrano;  que  Miss 
EélyeU  atteint  aux  Bouffes  sa  2,000°  représentation,  et  que  la 
reprise  à' Orphée  aux  Enfers  promet  la  même  longévité  à  l'opé- 
rette d'Offenbach  ? 

Quant  aux  autres  spectacles,  généralement  secondaires,  nous  les 
retrouverons  à  quinzaine,  s'ils  vivent  encore,  et  il  sera  temps  alors 
d'en  apprécier  le  vide  ou  la  valeur. 

Le  Grand-Guignol  annonce  une  comédie  piquante  :  Monsieur 
Camille.  —  S'agirait-il  de  notre  étonnant  ministre  de  la  marine? 


Louis  Joobert. 


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REVUE  DES  SCIENCES 


La  nouvelle  Académie  de  Médecine.  —  Autrefois  et  aujourd'hui.  «— 
Origines  de  l'Académie.  —  Fusion  de  diverses  Sociétés  savantes.  — 
Décret  de  Louis  XVlil.  —  Eu  1820.  —  Une  Académie  qui  ne  peut 
trouver  de  domicile.  —  Tribulations  diverses.  —  A  la  recherche  d'an 
local.  —  Déménagements  successifs.  —  La  vieille  chapelle  de  la  Cha- 
rité. —  De  1850  à  1902.  —  Le  nouvel  hôtel  de  la  rue  Bonaparte.  — . 
Inauguration.  —  Chimie  minérale  :  Les  pierres  précieu  ses  artificielles. 

—  Fabrication  des  rubis.  —  En  Suisse  et  en  France.  —  Rubis  marchands. 

—  Nouvelle  méthode  de  production.  —  L'alumine  cristallisée.  —  Fusion 
au  chalumeau.  —  Nourrissement  de  la  pierre.  —  Le  Saupoudrage.  — 
Rubis  de  15  carats  et  de  6  millimètres  de  diamètre.  —  Peut-en  recon- 
naître un  rubis  artificiel  d'un  rubis  naturel?  —  Hygiène  :  L'air  du 
métropolitain  de  Paris.  —  Atmosphère  du  tunnel.  —  L'air  des  wagons. 

—  Analyse.  —  Chaleur  du  souterrain.  —  Malaise  par  encombrement.  — 
Au  Saint-Gothard  :  L'acide  carbonique. 


L'Académie  de  médecine  vient  de  quitter  pour  toujours  la  rue 
des  Saints-Pères,  où  elle  siégeait  depuis  1850,  pour  s'installer, 
le  mardi  25  novembre,  rue  Bonaparte,  près  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts,  dans  le  bel  hôtel  que  lui  a  construit  H.  Rochet,  architecte  de 
l'Assistance  publique.  C'est  tout  une  histoire  que  le  déménagement 
de  l'Académie  et  la  prise  de  possession  du  nouveau  monument. 

L'Académie  de  médecine  fut  fondée  par  ordonnance  royale  du 
roi  Louis  XVIII,  en  date  du  20  décembre  1820.  Aux  termes  de 
cette  ordonnance,  elle  était  la  suite  légale  des  institutions  et 
commissions  dont  voici  la  brève  énumération  :  l'Académie  royale 
de  chirurgie,  fondée  le  11  décembre  1731;  la  Commission  royale 
pour  l'examen  des  remèdes  particuliers  nouveaux  et  distribution 
des  eaux  minérales,  fondée  le  25  avril  1772.  (Jusqu'à  cette  date, 
les  eaux  minérales  dépendaient  de  la  surintendance  des  eaux 
médicinales,  établie  en  1605  pour  le  premier  médecin  du  roi  et  pour 
ses  successeurs)  ;  la  Commission  royale  pour  les  épidémies  et  épi- 
zooties,  fondée  le  29  avril  1776;  la  Société  royale  de  médecine, 


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REVUI  DIS  8G1SRGIS  967 

fondée  le  26  juin  1778  pour  remplacer  et  continuer  la  précédente 
commission;  le  1"  décembre  1778,  de  nouvelles  lettres  patentes 
lui  donnent  aussi  les  attributions  de  la  Commission  royale  de  1772 
qui  cesse  d'exister;  enfin,  le  comité  central  de  vaccine,  créé  par 
décret  du  16  mars  1809  pour  la  conservation  du  vaccin  *. 

La  Société  royale  de  médecine  et  l'Académie  royale  de  chirurgie 
ayant  été  supprimées  par  un  décret  de  la  Convention,  le  8  août 
1793,  le  Comité  de  la  vaccine  existait  seul  en  1820. 

L'ordonnance  de  Louis  XVI II  sur  la  création  de  l'Académie 
actuelle  spécifiait  que  cette  compagnie  était  instituée  pour  répondre 
aux  demandes  du  gouvernement  sur  tout  ce  qui  intéresse  la  santé 
publique  et  principalement  les  épidémies,  épizooties,  les  cas  de 
médecine  légale,  la  vaccine,  les  remèdes  nouveaux  et  secrets,  les 
eaux  minérales.  Déjà,  du  reste,  depuis  1810,  il  existait  une  Société 
de  médecine  établie  à  la  Faculté  et  qui  était  quelquefois  consultée 
par  le  gouvernement.  En  tous  cas,  le  passé  disparut  complètement 
devant  la  nouvelle  fondation  royale  de  1820.  Et  le  reste  de  l'insti- 
tution fut  parfaitement  défini. 

On  n'oublia  qu'une  chose,  c'est  de  dire  dans  quel  local  siégerait 
l'Académie  de  médecine.  Il  semble  pourtant  que  dans  la  pensée 
du  roi  et  de  son  conseiller,  le  baron  Portai,  ce  devait  être  au 
Louvre:  C'était  là,  en  effet,  qu'avant  la  Révolution,  la  Société 
royale  de  médecine  tenait  des  séances  tout  comme  d'ailleurs  l'Aca- 
démie française  et  l'Académie  des  sciences.  La  première  séance  eut 
lieu  à  la  Faculté  de  médecine,  en  attendant  mieux.  Les  quatre 
séances  générales  eurent  lieu  au  Louvre.  On  était  nombreux  : 
160  membres  titulaires  ou  associés  habitant  Paris. 

Le  Bureau  réclama  à  plusieurs  reprises  un  local  définitif.  Le 
ministre  de  l'intérieur  ne  manquait  pas  de  promettre;  l'Académie 
n'était  pas  au  bout  de  ses  pérégrinations.  On  l'installa  place  Royale; 
puis  rue  du  Temple,  rue  des  Grands-Manteaux,  dans  l'hôtel  du 
marquis  de  la  Grange.  Singularités  du  sort!  cet  hôtel  devint  plus 
tard  le  Mont-de-Piété,  et  l'emplacement  du  nouvel  hôtel  rue  Bona- 
parte est  une  dépendance  du  Mont-de-Piété.  On  parla  ensuite  des 
écuries  du  roi;  la  place  fut  reconnue  insuffisante.  Le  maire  de 
Charonne  offrit  de  recevoir  l'Académie  dans  sa  mairie.  On  n'accepta 
pas  cet  emplacement  lointain.  Enfin,  après  de  nouvelles  recherches, 
l'Académie  finit  par  s'installer  dans  un  immeuble  de  la  rue  de 
Poitiers,  au  21,  le  27  janvier  1824.  Elle  se  contenta  du  local  jus- 
qu'en 1850,  mais  le  bail  expirant  i  cette  date,  le  propriétaire  ne 

1  D'après  les  documents  de  M.  le  docteur  Dureau,  bibliothécaire  de 
l'Académie  de  médecine  publiés  en  1895  dans  la  Chronique  médicale  de 
M.  le  docteur  Cabanes 


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968  RIVUK  DI8  SCIENCES 

voulut  pas  le  renouveler.  Et  l'Académie  se  trouva  de  nouveau  sans 
asile. 

Le  ministre  de  l'intérieur  lui  offrit  un  grand  local  appartenant  k 
l'Assistance  publique,  l'ancienne  chapelle  de  l'hôpital  de  la  Charité, 
qui  elle-même  avait  son  histoire.  En  1606,  une  première  chapelle 
avait  été  érigée  à  peu  près  sur  l'emplacement  actuel;  en  1621 9  elle 
fut  démolie  et  remplacée  par  une  nouvelle.  Celle-ci  fut  agrandie  et 
terminée  en  1735.  C'est  cette  chapelle  qui,  d'après  un  projet  du 
Comité  des  Secours  publics  de  la  Convention,  fut  modifiée  pour 
l'installation  d'une  nouvelle  école  clinique.  Le  chœur  devint 
l'amphithéâtre  de  Corvisart.  C'est  en  1849  seulement  que  l'on 
appropria  à  sa  nouvelle  destination  la  chapelle  déjà  transformée 
depuis  1799.  On  divisa  le  bâtiment  en  trois  parties,  vestibule,  salle 
des  Pas-Perdus,  salle  des  séances.  Le  chœur  resta  dépendance  et 
amphithéâtre  de  l'hôpital  de  la  Charité.  Et  de  1850  &  1865,  l'Aca- 
démie resta  confinée  dans  ce  milieu  insuffisant,  incommode  et 
obscur.  En  1865,  nouvelles  protestations,  demande  d'un  nouveau 
local.  Napoléon  III  fit  des  promesses  comme  jadis  Louis  XVIII; 
mais  en  1875,  il  n'y  avait  encore  rien  de  changé  dans  la  vieille 
installation  et  du  reste  rien  ne  fut  modifié,  et  l'on  peut  voir  encore 
aujourd'hui  les  bâtiments  tels  qu'ils  furent  autrefois.  Hais  en  1875, 
le  président  sortant,  H.  Devergie,  accompagné  de  M.  Béchard  et 
de  H.  Dureau,  firent  de  pressantes  démarches  près  du  ministère. 
On  recommença  la  chasse  aux  locaux.  Aucun  ne  parut  conve- 
nable. Enfin,  seulement  en  1883,  H.  Bêchard  obtint  un  décret  qui 
concédait  à  l'Académie  à  titre  définitif  un  terrain  appartenant  i 
l'Etat  et  situé  avenue  de  l'Observatoire.  Etait-ce  fini?  Oh  que  non! 
La  Faculté  des  sciences  s'était  déjà  installée  sur  ce  terrain  et  y 
avait  fait  800,000  francs  de  travaux.  La  Faculté  aurait  rendu  le 
terrain,  mais  point  les  800,000  francs  et  ce  fut  toute  une  affaire  trop 
longue  &  raconter  encore.  Grâce  i  de  nombreuses  démarches  des 
intéressés,  le  Conseil  municipal  finit  par  voter  l'échange  du  terrain 
de  l'avenue  de  l'Observatoire  contre  un  terrain  appartenant  i 
l'Assistance  publique  sis  rue  Bonaparte.  Le  terrain  fut  cédé  au  prix 
de  663,000  francs.  Le  bâtiment  â  construire  devant  coûter 
835 ,000  francs,  l'ensemble  de  la  dépense  s'élevait  &  1 ,  500,000  francs, 
mais  l'Etat  conservait  le  terrain  concédé  â  l'Académie,  avenue  de 
l'Observatoire,  évalué  â  800,000  francs.  Si  bien  qu'en  définitive 
l'Académie  n'eut  plus  â  contribuer  pour  son  compte  que  pour  une 
somme  de  540,000  francs.  L'Académie  avait  fini  par  la  réunir, 
grâce  aux  libéralités  de  ses  membres  et  â  de  généreux  donateurs. 

Ainsi,  comme  on  le  voit,  non  sans  peine,  l'Académie  de  méde- 
cine a  fini  par  s'établir  chez  elle  et  â  se  faire  construire  un  hôtel  où 


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REYUf  DIS  8GIIHGI8  969 

elle  siégera  sans  doute  de  longues  années.  Biais,  après  le  passé,  on 
peut  se  demander  si  c'est  bien  certain.  Elle  a  été  si  nomade  cette 
pauvre  Académie  de  médecine  que  peut-être  sera- 1-  elle  quelque  jour 
encore  en  butte  à  quelques  aventures.  En  tout  cas,  l'hôtel  cette  fois 
lui  appartient,  il  est  bien  disposé  pour  tous  les  services  accessoires 
ou  auxiliaires.  On  peut  donc  prévoir  tout  de  même  pour  elle  une 
longue  suite  dé  jours  heureux  qu'elle  a  bien  mérités  depuis  1820. 

11  y  a  longtemps  que  l'on  est  parvenu  à  obtenir  au  laboratoire 
des  pierres  précieuses.  Ebelmen  réussit  le  premier,  que  je  sache,  à 
fabriquer  dans  son  laboratoire  de  l'Ecole  des  Mines  de  petits  rubis, 
puis  Gaudin,  puis  Feil,  enfin  Fremy  et  Verneuil,  etc.  Biais  quels 
rubis  I  Petits,  petits,  bons  pour  les  minéralogistes,  mais  évidem- 
ment sans  aucune  valeur  commerciale  :  lames  hexagonales  minces, 
cristaux  difficiles  à  tenir  entre  les  doigts,  simples  curiosités. 
M.  Verneuil,  l'ancien  collaborateur  de  M.  Fremy,  vient,  au  contraire, 
de  produire  de  vrais  rubis,  des  pierres  de  valeur,  puisqu'elles  pèsent 
environ  15  carats,  et  que  le  rubis  a  un  prix  marchand  supérieur  i 
celui  du  diamant.  M.  Verneuil  n'en  a  pas  moins  mis  son  procédé 
dans  le  domaine  public.  Et  il  faudra  redouter  quelque  jour  de 
voir  entrer  dans  la  circulation  des  rubis  artificiels.  Il  est  vrai  que 
les  Suisses  qui  sont  experts  dans  l'art  de  maquiller  les  pierres  ont 
trouvé  déjà  depuis  plusieurs  années  un  moyen  qu'ils  ont  gardé 
secret  de  fabriquer  d'assez  beaux  rubis.  En  sorte  que  lorsqu'on  a 
à  acheter  une  de  ces  pierres,  il  est  sage  de  la  faire  examiner  par 
un  lapidaire  défiant  et  expérimenté. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Verneuil  obtient  des  rubis  d'environ 
3  grammes,  de  5  à  6  millimètres  de  diamètre  et  d'une  jolie  teinte 
éclatante  par  un  procédé  théoriquement  simple,  mais  qui  exige  en 
pratique  beaucoup  d'habileté  professionnelle.  11  faut  un  rien  pour 
réussir  la  pierre  et  un  rien  pour  manquer  l'opération.  Le  rubis  n'est 
que  du  corindon,  de  l'alumine  cristallisée.  On  prend  donc  de  la 
poudre  d'alumine  mélangée  avec  25  pour  100  d'oxyde  de  chrome 
pour  donner  la  coloration  rose  rouge.  La  matière  est  placée  dans 
un  petit  panier  en  toile  métallique  et  introduite  dans  la  flamme 
d'un  chalumeau  oxhydrique,  et  à  l'aide  d'un  support  convenable 
maintenue  pendant  la  fusion  dans  la  même  région  de  la  flamme. 
De  plus  la  pastille  en  fusion  est  reliée  à  un  filament  d'alumine 
agglomérée  au  rouge  avec  quelques  centièmes  de  carbonate  de 
potasse  et  qui  pend  verticalement.  Ce  filament  est  une  trouvaille, 
car  s'il  n'existait  pas,  la  masse  fondue  se  fendillerait  aussitôt  que 
commencerait  son  refroidissement.  La  seconde  trouvaille  de  H.  Ver- 
neuil, c'est  d'avoir  imaginé  de  grossir  progressivement  le  petit 


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ttÛ  RKTOI  DIS  SGIMGIg 

bouton  fonda  en  semant  sur  lui  par  une  une  projection  de  la  pondre 
d'alumine  chromée.  Il  nourrit  ainsi  le  globule  primitif  et  accroît 
peu  à  peu  le  diamètre  de  la  future  pierre  précieuse.  Les  petits 
grains  d'alumine  s'agglomèrent  à  la  masse  en  subissant  la  fusion. 

En  opérant  délicatement,  il  est  possible  d'obtenir  en  deux  heures 
une  masse  ovoïde  d'une  coloration  homogène.  Si  l'opération  a  été 
bien  conduite,  quand  on  arrête  la  marche  du  chalumeau,  le  refroi- 
dissement brusque  fait  fendre  en  deux  parties  symétriques  suivant 
un  plan  vertical  la  masse  fondue.  On  obtient  deux  demi-sphères  qui, 
taillées  à  l'aide  des  procédés  ordinaires,  donnent  deux  beaux  rubis 
d'une  magnifique  fluorescence  rouge. 

Quand  ils  sont  parfaitement  réussis  et  bien  polis,  il  déviait 
extrêmement  difficile  de  les  distinguer  des  plus  beaux  rubis  natu- 
rels. Toutefois,  quand  ils  sont  très  gros,  ils  présentent  assez  sou- 
vent deux  défauts  qui  révèlent  leur  origine  artificielle  et  qui  tien- 
nent à  la  difficulté  que  l'on  éprouve  à  conduire  correctement  la 
fusion  :  l'affinage,  imparfait  en  quelques  points,  se  traduit  &  l'oeil 
par  des  groupes  de  petites  bulles  que  l'on  distingue  avec  une  forte 
loupe.  Leur  formation  est  due  soit  à  un  «  semage  »  exagéré  de  la 
poudre  d'alumine,  soit  à  l'emploi  dans  le  chalumeau  d'une  flamme 
trop  oxygénée. 

Le  second  défaut  est  plus  caractéristique  encore;  il  réside  dans 
la  présence  de  zones  rubannées  dues  à  la  décoloration  de  certaines 
portions  de  la  masse  par  la  volatilisation  du  chrome.  Ces  défauts 
n'altèrent  pas  sensiblement  du  reste  la  beauté  de  ces  pierres, 
quand  elles  sont  montées,  et  peuvent  même  disparaître  lorsqu'on 
peut  se  rendre  suffisamment  maître  du  semage. 

Les  beaux  rubis  ainsi  obtenus  ont  pour  densité  4,1.  Us  ne  cons- 
tituent pas  un  cristal  unique;  c'est  un  amas  de  petits  cristaux, 
mais  même  à  la  loupe,  on  ne  peut  les  isoler;  la  constitution 
hexagonale  n'apparaît  pas;  l'illusion  n'en  est  pas  moins  complète, 
quand  la  pierre  précieuse  bien  polie  et  bien  montée  apparaît  écla- 
tante danss  une  bague,  un  bracelet  ou  une  broche.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  est  probable  qu'un  lapidaire  ne  s'y  tromperait  pas,  un 
physicien  non  plus  et  que  l'on  pourra  toujours  reconnaître  avec  de 
l'attention  un  rubis  naturel  d'un  rubis  artificiel. 

Les  Parisiens  se  plaignent  de  plus  en  plus  de  l'air  qu'on  leur 
fait  respirer  dans  les  souterrains  du  Métropolitain.  Quand  on  des- 
cend dans  les  galeries,  on  est  pris  à  la  gorge  par  une  odeur 
créosotée  désagréable.  L'inconvénient  est  réel,  mais  il  n'est  pas 
dangereux;  l'odeur  est  simplement  due  à  l'imprégnation  des  tra- 
verses par  des  substances  goudronneuses  destinées  à  leur  conser- 


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IITOI  DIS  SQERC1S  971 

va t ion.  Ce  qui  est  moins  anodin,  c'est  la  composition  de  l'air  des 
wagons  et  du  souterrain.  Cet  air  est-il  tellement  pollué,  comme  on 
le  dit,  qu'il  poisse  produire  des  accidents,  des  syncopes,  etc.?  La 
question  a  été  soumise  au  Comité  d'hygiène  publique  et  de  salu- 
brité, et  son  étude  renvoyée  à  l'examen  de  H.  Haller,  membre  de 
l'Académie  des  sciences  et  professeur  de  chimie  à  la  Sorbonne. 
Déjà  M.  Gréhant,  professeur  au  Muséum,  un  spécialiste  dans  la 
recherche  de  l'oxyde  de  carbone  et  de  l'acide  carbonique  dans  l'air, 
avait  entrepris  des  expériences  sur  l'air  des  voitures  et  des  gale- 
ries. Des  recherches  de  ces  deux  chimistes,  il  ne  semble  pas  que 
l'air  du  Métropolitain  soit  absolument  mauvais.  Voici,  pour  Are 
bref,  quelques  chiffres  donnés  par  M.  Gréhant.  Quand  une  voiture 
est  hermétiquement  close  et  renferme  de  36  à  43  voyageurs,  l'air 
accuse  de  41  à  75  dix-millièmes  d'acide  carbonique.  Dans  l'air  des 
rues  de  Paris,  d'après  M.  Albert  Lévy,  la  teneur  moyenne  en  acide 
carbonique  ne  dépasse  pas  6  dix-millièmes.  Il  y  a  donc  une  grande 
différence.  Mais  en  présence  de  ce  chiffre  anormal,  l'administration 
du  Métropolitain  fit  établir  des  ouvertures  béantes  dans  les  parois 
des  wagons.  M.  Gréhant  recommença  les  analyses.  Entre  le  Louvre 
et  le  Palais-Royal,  il  trouva  18  dix-millièmes  d'acide  carbonique; 
entre  le  Palais-Royal  et  les  Tuileries,  il  releva  15  dix-millièmes; 
entre  les  Tuileries  et  la  Concorde,  21  dix- millièmes. 

M.  Albert  Lévy  a  opéré,  de  son  côté,  indépendamment;  il  a  dosé 
en  moyenne,  dans  l'air  des  voitures,  de  10  à  16  dix-millièmes. 
Enfin  M.  Haller,  reprenant  les  analyses,  est  arrivé  à  12  et  16  dix- 
millièmes.  Il  y  a  donc  eu  grande  amélioration  dans  l'atmosphère  des 
voitures. 

Quant  à  l'air  des  galeries,  M.  Lévy  y  a  dosé  des  chiffres  oscillant 
entre  31/2  et  10  1/2  dix- millièmes.  Il  a  rencontré  aussi  des  quan- 
tités trè3  petites  d'azote  ammoniacal.  Tout  ceci  n'a  rien  de  grave. 
La  proportion  d'acide  carbonique  s'élève  tout  autant  dans  les 
salons  après  une  soirée  ou  un  bal.  Dans  la  tribune  du  Conseil 
municipal  de  Paris,  M.  Lévy  a  dosé,  le  27  mars  1901,  14  dix- 
millièmes  d'acide  carbonique  et  169  milligrammes  d'azote  ammo- 
niacal par  100  mètres  cubes.  Il  en  est  toujours  ainsi  quand,  dans  le 
même  local,  il  y  a  grande  affluence  de  personnes.  Dans  une  foule 
compacte,  on  respire  extrêmement  mal.  L'azote  ammoniacal,  dans 
le  Métropolitain,  ne  se  rencontre  d'ailleurs  qu'aux  stations.  Les 
chiffres  de  M.  Haller  sont  conformes  à  ceux  de  MM.  Gréhant  et 
Albert  Lévy.  Ce  savant  a,  de  plus,  mesuré  les  températures  à 
l'intérieur  des  voitures,  dans  le3  tunnels  et  dehors.  Il  y  a  toujours 
une  grande  différence  entre  l'extérieur  et  les  voitures.  On  peut  la 
porter  en  moyenne  à  8  degrés;  on  trouve  jusqu'à  24  degrés  à  l'in- 


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m  ftKYUI  DES  SCIENCES 

teneur  d'une  voiture,  quand  le  thermomètre  marque  15  à  16  degrés 
dehors.  Cette  différence  varie  naturellement,  et  d'autant  plus  que 
la  température  extérieure  est  plus  basse.  Telles  sont  les  constata- 
tions. Alors  comment  expliquer  les  malaises  que  quelques  per- 
sonnes éprouvent  en  voyageant  dans  le  Métropolitain? 

Pour  nous,  la  raison  en  est  simple.  Peu  de  personnes,  d'ailleurs, 
sont  réellement  incommodées,  et  celles-là  sont  des  sensittves  ou 
des  prédisposées;  elles  ne  peuvent  supporter  un  écart  de  tempé- 
rature brusque  dans  un  air  chargé  d'acide  carbonique,  surtout 
quand  il  y  a  encombrement.  Et  à  certaines  heures,  il  y  a  encom- 
brement réel  dans  les  voitures  et  souvent  il  faut  se  tenir  debout, 
ce  qui  accroît  encore  la  gène  des  voyageurs  très  sensibles  i  un 
milieu  souillé.  Tous  ceux  qui  ont  traversé  le  tunnel  très  long  du 
Gothard  (14  kilomètres  environ)  ont  pu  observer  pendant  les 
35  minutes  du  trajet,  chez  leurs  voisins  ou  chez  leurs  voisines 
surtout,  les  effets  combinés  de  la  chaleur  et  de  l'air  chargé  d'acide 
carbonique,  bien  que  l'on  ferme  les  portières.  Encore  cette  année, 
en  notre  présence,  deux  voyageuses  se  sont  trouvées  mal.  C'est 
que  la  température,  dans  ce  milieu  impur,  montait  à  30  degrés, 
alors  qu'à  Gœschenen,  station  d'entrée  du  tunnel,  elle  n'était  qu'à 
23°.  Le  tunnel  est  très  chaud.  Donc,  les  malaises  viennent  de 
même  au  Métropolitain  de  la  chaleur  et  de  l'encombrement  dans 
les  voitures. 

Le  remède  I  Ce  serait  évidemment  d'empêcher  l'encombrement, 
d'augmenter  le  nombre  des  voitures;  mais  le  moyen  est  difficile  à 
réaliser  avec  l'exploitation  surchargée  du  Métropolitain.  Il  faudra 
donc  accroître  les  vasistas  des  vagons  et  faire  des  portes  &  claire- 
voie,  installer  des  ventilateurs  électriques  pour  assurer  le  renou- 
vellement rapide  de  l'air  des  vagons,  etc.  Avec  ces  précautions  et 
quelques-unes  encore,  il  est  probable  que  l'on  rendra  le  Métropo- 
litain tolérable  aux  Parisiens  qui  aiment  leurs  uses. 

Henri  de  Par  ville. 


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La  jolie,  l'aimable  idée  que  celle  de  cette  Histoire  des  jouets! 

Toutes  les  œuvres  de  l'imagerie  populaire  qui  peuvent  apporter  un 
renseignement  quelconque  sur  la  forme  et  l'usage  des  anciens  jouets 
sont  ici  réunies. 

On  sent  assez  d'ailleurs  quel  lien  unit  une  industrie  comme  celle 
des  jouets  à  l'histoire  générale  des  mœurs  et  de  la  politique;  l'imagi- 
nation des  fabricants  s'est  inspirée  des  plaisanteries,  des  satires,  des 
usages,  des  vêtements  à  la  mode  et,  à  parcourir  seulement  la  collec- 
tion inappréciable  qui  nous  est  ici  présentée,  l'on  pourrait  à  coup  sûr 
retrouver  toute  l'histoire  extérieure  et  intérieure,  politique  et  sociale 
de  la  France,  des  splendeurs  de  Versailles  de  Louis  XIV  à  celles  de 
l'Exposition  de  1900, 

Le  livre  de  M.  D'Allemagne  s'adresse  ainsi  à  toutes  les  catégories 
de  lecteurs,  aux  érudits  et  aux  gens  du  monde,  aux  jeunes  gens  et  aux 
amateurs  expérimentés;  indispensable  sur  les  rayons  de  la  biblio- 
thèque, il  n'a  pas  sa  place  moins  marquée  sur  la  table  du  salon  de 
famille. 

La  Guerre,  racontée  par  limage,  d'après  les  sculpteurs,  les  gra- 
veurs et  les  peintres.  —  Un  magnifique  volume  gr.  in-8°,  20  planches 
en  taille-douce  et  300  gravures.  Broché,  30  fr.  ;  relié,  40  fr. 

Précisément  parce  que  la  guerre,  chez  tous  les  peuples  et  dans  tous 
les  temps,  a  provoqué  les  sentiments  lesplus  violents  dans  un  sens 
ou  dans  l'autre,  elle  a  dû  nécessairement  inspirer  les  écrivains  et  les 
artistes.  En  effet,  d'Homère  à  Victor  Hugo,  des  enlumineurs  chevale- 
resques du  moyen  âge  aux  Alphonse  de  Neuville  et  aux  Détaille, 
innombrables  sont  les  œuvres  grandioses  ou  touchantes,  qui  évoquent 
à  nos  yeux  une  histoire  de  la  guerre  autrement  vivante  que  celle  que 
les  manuels  nous  retracent  avec  une  exactitude  superficielle  et  froide! 
C'est  cette  histoire  qui  se  dégagera  du  beau  livre  que  nous  annon- 
çons ici. 

Est-il  besoin  de  dire  que  le  texte  et  l'illustration  sont  d'une  égale 
richesse,  d'une  éçale  diversité?  Faut-il  tout  résumer  d'un  mot?  Cet 
ouvrage,  auquel  il  n'a  jamais  été  rien  publié  d'analogue,  est  une  sorte 
de  musée  de  la  guerre,  d'où  l'on  retire  une  impression  d'incomparable 
grandeur. 

10  DÉCEMBRE  1902.  63 


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974  LIVRES  D"  ET  RENNES 

Les  Grands  naufrages,  par  H.  de  Noussanne.  —  Un  vol.  gr.  in-8% 
illustré  de  12  planches  en  couleur  d'après  les  aquarelles  d'A.  Paris. 
Broché,  15  fr.;  relié,  20  fr. 

Nulle  Action  romanesque  n'est  comparable,  par  le  pathétique  de  ses 
péripéties,  à  ces  tragédies  de  la  mer,  dont  la  liste  trop  longue  ne  sera 
jamais  close,  et  que  la  science  est  demeurée  impuissante  à  conjurer. 
On  se  fait  donc  aisément  l'idée  de  l'intérêt  que  présente  ce  livre. 

Pour  la  première  fois,  un  véritable  écrivain  a  fait  sortir  des  docu- 
ments relatifs  aux  naufrages  dans  tous  les  temps  la  vision  exacte  et 
vivante  de  ces  émouvantes  catastrophes,  en  réservant  la  plus  grande 
place  à  celles,  toutes  modernes,  qui  ont  eu  parmi  nous  le  plus  de 
retentissement.  Chaque  récit  de  ce  magnifique  volume  est  une  action 
différente,  si  prenante  et  si  vraie  que  le  lecteur  assiste  au  drame, 
emporté  dans  ses  péripéties.  Enfin,  de  superbes  dessins  en  couleur, 
reproduits  merveilleusement  d'après  les  aquarelles  vigoureuses  d'Al- 
fred Paris,  ajoutent  au  récit  de  ces  terribles  scènes  l'impression 
vivante  de  la  réalité. 

Napoléon  raconté  par  l'image,  d'après  les  sculpteurs,  les  graveurs 
et  les  peintres  (ouvrage  couronné  par  l'Académie  française).  Nou- 
velle édition  remaniée.  —  Un  vol.  gr.  in-8°,  illustré  de  nombreuses 
gravures.  Broché,  15  fr.;  relié,  20  fr. 

Le  très  grand  succès  remporté  il  y  a  quelques  années  par  le  livre  si 
original  de  M.  Armand  Dayot  a  encouragé  l'auteur  à  donner  une 
nouvelle  édition  de  cet  ouvrage. 

Innombrables  sont  les  portraits,  statues,  bronzes,  médailles, 
tableaux,  gravures,  armes,  objets  usuels,  jalousement  conservés  dans 
les  musées  ou  collections  privées  qui  racontent  l'histoire  anecdo tique 
ou  héroïque  de  l'empereur. 

Parmi  cette  quantité  prodigieuse  de  documents,  M.  Dayot  a  fait  un 
choix  judicieux  et  il  nous  offre,  en  un  nouveau  recueil  remanié,  plein 
d'excellentes  reproductions  accompagnées  d'un  commentaire  dont 
l'agrément  n'exclut  pas  la  précision,  Te  tableau  le  plus  curieux  et  le 

()lus  achevé  de  la  période  napoléonienne  et  le  plus  propre  aussi  à  nous 
aire  comprendre,  sous  ses  multiples  aspects,  l'origine,  l'apogée  et  la 
décadence  de  cette  formidable  épopée. 

Capitaines  courageux,  une  histoire  du  banc  de  Terre-Neuve, 
par  sir  Rudyard  Kipling.  Roman  traduit  de  l'anglais  par  L.  Fabulet 
et  L.  Fountaine  Walker.  —  Un  vol.  in-8°,  illustré  <fe  nombreuses 
gravures.  Broché,  10  fr.;  relié,  15  fr. 

Chez  un  enfant  dont  la  nature  n'était  pas  foncièrement  mauvaise, 
une  éducation  absurde  reçue  dans  un  milieu  tout  artificiel  de  luxe  et 
de  vanité  peut  faire  naître  toutes  sortes  de  défauts.  Pour  guérir  cet 
enfant  gâté,  que  faut-il?  Simplement  le  mettre  en  contact  avec  la 
réalité,  le  jeter  en  pleine  vie  laborieuse,  rude  et  saine. 

Sur  cette  idée,  le  plus  célèbre  des  romanciers  anglais  d'aujourd'hui, 
Rudyard  Kipling,  vient  de  publier  un  roman  dont  le  succès  reten- 
tissant est  aussi  justifié  par  ses  qualités  de  pittoresque  et  de  mouve- 
ment que  par  ses  traits  de  mordante  satire  et  d'humour. 

Cent  lécits  d'Histoire  de  France,  par  M.  G.  Ducoudray.  Nouvelle 


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LIVRES  D'ÈTRENNES  975 

édilion  refondue.  —  Un  vol.  petit  in-4°,  illustré  de  317  gr.  Gart. 
percaline,  tr.  dorées,  5  fr. 

Cent  récits  d'Histoire  de  France,  en  cent  pages  et  cent  grandes 
gravures,  font  défiler  tous  les  événements  importants  de  notre  histoire 
nationale,  depuis  600  ans  avant  Jésus-Christ  jusqu'à  l'Exposition 
de  1900.  Aucun  fait  saillant,  aucun  épisode  de  quelque  importance 
n'a  été  omis.  Tout  est  narré,  exposé,  apprécié  avec  calme,  méthode  et 
impartialité. 

Cet  ouvrage  sera  lu  avec  fruit  par  les  enfants  et  par  bien  des 
grandes  personnes  heureuses  de  voir  se  dérouler  à  nouveau,  sous 
une  forme  animée  et  pittoresque,  des  figures  et  des  actes  quelque  peu 
oubliés. 

Le  Savant  du  Foyer,  par  Louis  Figuier.  —  Nouvelle  édition 
refondue  par  Daniel  Bellet  et  contenant  210  grav.  Br.,  8  fr.  ;  cart., 
tr.  dorées,  12  fr. 

En  trois  cents  pages,  nous  trouvons  là  une  réponse  à  toutes  les 
questions  crue  nous  sommes  amenés  journellement  à  nous  poser  sur 
la  nature,  la  provenance,  la  fabrication  des  objets  qui  nous  entouremt 
ou  dont  nous  nous  servons  à  chaque  instant.  Aussi  bien,  nous  aurons 
donné  une  idée  de  ce  qu'est  ce  livre,  quand  nous  aurons  dit  que  la 
table  analytique  contient  plus  de  450  noms  d'objets  ou  de  matières 
qui  y  sont  décrits  et  étudiés.  Mais  il  resterait  encore  à  louer  l'agré- 
ment d'une  exposition  claire,  vivante,  accessible  à  tous  et  que 
250  gravures  achèvent  de  rendre,  pour  ainsi  dire,  lumineuse. 

Nini-la~Fauvette,  par  M.  Ernest  Daudet.  —  Un  vol.  illustré  de 
45  grav.,  d'après  Alfred  Paris.  Broché,  7  fr.  ;  cart.  percaline,  tr. 
dorées,  10  fr. 

Ceci  est  l'histoire  extrêmement  touchante  d'une  jeune  fille  douée 
d'une  voix  délicieuse  et  tout  ensemble  d'un  cœur  droit,  qui  se  croit 
la  fille  de  pauvres  artistes  ambulants.  Il  suffit  de  dire  que  ce  roman, 
aui,  jusqu'à  sa  dernière  page,  tient  le  lecteur  en  haleine,  permet  à 
1  auteur  de  tracer  un  tableau  saisissant  des  passions  et  des  angoisses 
de  cette  tragique  période. 

Fille  de  Rois,  par  M.  Pierre  Maël.  —  Un  vol.  illustré  de  48  gravures, 
d'après  Vogel.  Br.,  7  fr.;  cart.  percaline,  tr.  dorées,  10  fr. 

Ce  livre  charmant  est  un  récit  historique  qui  se  déroule  au  temps  de 
la  Fronde  et  met  en  scène  des  figures  du  plus  vif  intérêt.  Nous  y 
voyons  paraître,  simultanément,  la  Grande  Mademoiselle,  Richelieu, 
Mazarin,  Condé.  Turenne,  Louis  XIV  jeune. 

Jamais  Pierre  Maël  n'a  mieux  réussi  à  ranimer  le  passé,  à  donner 
une  vie  plus  intense  à  ses  personnages.  En  sorte  que  ce  livre  est,  en 
même  temps  que  la  plus  vivante  et  la  plus  pittoresque  des  leçons 
d'histoire,  le  plus  divertissant  des  récits  romanesques. 

Un  Héros  de  treize  ans,  par  Léo  Dex.  —  Un  vol.  illustré  de  17  grav. 
Broché,  2  fr.;  cart.  tr.  dorées,  3  fr. 

Se  glisser  seul,  armé  d'un  simple  couteau,  à  travers  les  lignes  d'un 
ennemi  redoutable  par  le  nombre  et  l'armement,  et  réussir  ainsi, 
au  péril  de  sa  vie,  à  communiquer  à  des  assiégés  le  secret  qui  leur 


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976  LIVRES  D'ÈTRENAES 

ouvrira  la  voie  du  salut,  tel  est  l'exploit  de  l'enfant,  do  Héros  de 
treize  ans,  dont  M.  Léon  Dex  nous  raconte  la  pathétique  et  généreuse 
histoire.  Invraisemblable,  dira-t-on  !  Non  pas  :  l'héroïsme  fut  la  règle, 
non  l'exception,  au  cours  de  l'épopée  qui  sert  de  cadre  à  ce  beau  récit. 
Nous  voyons  revivre  là,  sous  nos  yeux,  ces  martyrs  du  droit  et  dn 
patriotisme  qui  sont  devenus  si  populaires  parmi  nous,  les  Krfiger,  les 
Joubert,  les  Botha,  les  Villebois-Mareuil. 

Lettres  du  régiment,  par  Louis  d'Or.  —  Un  vol.  illustré  de  103  gr. 
Broché,  2  fr.  60;  cart.  tr.  dorées,  3  fr.  90. 

Sous  une  forme  familière,  qui  est  vraiment  celle  de  la  lettre  et  de  la 
conversation,  dans  un  style  vif,  plutôt  gai,  tantôt  plus  grave,  parfois 
ému,  l'auteur  nous  décrit  toutes  les  occupations  du  soldat,  depuis  son 
arrivée  au  quartier  jusqu'au  moment  où  il  cesse,  comme  le  ait  fière- 
ment le  signataire  de  ces  lettres,  d'être  un  conscrit  pour  devenir  un 
«  mobilisable  ».  Les  lecteurs  s'apercevront  vite,  à  l'exemple  du  cuiras- 
sier Louis  d'Or,  que  la  bonne  humeur  triomphe  aisément  des  petits 
désagréments  d'une  discipline  nécessaire,  et  que  la  conscience  du 
devoir  accompli  en  est  une  ample  compensation. 

Le.4?  Sept  Merveilles  du  Monde,  par  Auge  de  Lassus.  —  Un  vol. 
illustré  de  56  gr.  ;  br.,  2  fr.  50  ;  cart.,  tr.  dorées,  3  fr.  90. 

Les  sept  merveilles  ne  sont  que  le  prétexte  du  voyage,  vraiment 
merveilleux  en  effet,  auquel  l'auteur  nous  convie.  C'est  en  réalité  le 
monde  grec  tout  entier  de  l'Orient  ancien  dont  il  évoque  à  nos  yeux  les 
chefs-d'œuvre  ou  les  œuvres  colossales,  les  replaçant  dans  ces  paysages 

{prestigieux  dont  les  siècles  n'ont  pas  altéré  le  caractère.  C'est  sous 
'impression  d'un  enthousiasme  profond  et  récent  que  l'ouvrage  fut 
écrit  et  l'émotion  communicative  qui  s'en  dégage  assurera  toujours 
auprès  de  tous  les  jeunes  gens  le  succès  de  ce  livre  d'un  jeune  homme. 

Les  Etapes  de  Rameau,  par  G.  Ferry.  —  Un  vol.  illustré  de  32  gr; 
br.,  2  francs;  cart.,  tr.  dorées,  3  francs. 

Engagé  volontaire  en  1855,  Nicolas  Hameau,  sans  parler  de  son 
séjour  aux  chasseurs  d'Afrique,  a  pris  part  tour  à  tour  à  la  guerre 
d'Italie,  à  la  guerre  du  Mexique,  à  la  guerre  de  «870.  C'est  donc  presque 
toute  l'histoire  militaire  du  troisième  quart  de  ce  siècle  qui  revit  ici. 
Car  elle  revit  vraiment  dans  ces  souvenirs  d'un  témoin  oculaire,  d'un 
acteur  de  grandes  scènes. 

Le  Roman  d'un  Sot,  par  François  Descharnps.  —  Un  vol.  illustré  de 
36  gr. ;  br.,  2  francs;  cart.,  tr.  dorées,  3  francs. 

Un  mariage  rompu  au  moment  où  la  noce  va  se  rendre  à  la  mairie, 
le  même  mariage  renoué  dans  un  breack,  au  milieu  d'une  constatation 
judiciaire,  en  présence  d'unjuge  d'instruction,  —  situation  bien  extraor- 
dinaire, on  l'avouera,  pour  conclure  un  engagement  de  ce  genre,  — 
c'est  le  début  et  c'est  la  conclusion  du  Roman  d'un  sot. 

Livre  aussi  attachant  que  joyeux,  à  la  lecture  duquel  nos  plus  graves 
collégiens,  —  on  dit  qu'il  en  est  de  tels  et  leurs  parents  eux-mêmes  ne 
pourront  s'empêcher  de  sourire. 

Messieurs  les  Animaux!  en  Train  de  Plaisir.  —  Texte  de  M.  Jac- 


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LIVRES  DÉf RENNES  977 

quin,  dessins  de  M.  Thompson.  —  Un  magnifique  album   in-4# 

oblong  avec  pi.  en  couleurs.  —  Cart.,  5  fr. 

Cette  histoire  d'animaux  est  d'une  gaieté  extraordinaire  :  les  habitants 
d'Acclimatationville  (Eléphants,  girafes,  hippopotames,  renards, 
tortues,  rats,  quesais-je  encore!)  ont  frété  un  navire  «  le  Crocodile  » 

Sour  une  promenade  en  mer.  Vous  devinez  déjà  à  quelles  scènes  drôles 
onnent  lieu  l'équipement  de  nos  voyageurs,  rembarquement  dans  le 
train  et  le  paqueoot,  le  mal  de  mer,  le  naufrage  dans  le  port  ! 

Menteurs,  Envieux,  Curieux,  Criards,  Trépignards.  Le  Poltron 
—  Albums  Trim.  Chaque  album  avec  pi.  en  couleurs,  1  fr.  50. 

Nul  doute  que  la  réédition  de  ces  petits  chefs-d'œuvre  ne  fasse  la 
joie  de  nos  enfants  comme  ils  ont  jadis  fait  la  nôtre. 

La  série  s'ouvre  aujourd'hui  par  les  aventures  de  Simon  le  Poltron, 
qui  forment  un  album  :  un  deuxième  comprend  l'histoire  de  Paul  le 
Menteur,  suivie  de  celles  de  Prosper  l'Envieux  et  de  Lise  la  Curieuse, 
et  ces  histoires  sont  si  parlantes  qu'il  ne  sera  plus  besoin  d'autres 
leçons  pour  dégoûter  à  jamais  les  lecteurs  de  la  peur  du  mensonge,  de 
l'envie,  de  la  curiosité,  ces  «  défauts  horribles  ».  C'est  vraiment  là 
«  corriger  en  faisant  rire  ». 

Mon  Premier  tour  du  monde,  par  M,,e  H. -S.  Brès.  —  Album  in-4°, 
illustré  de  nombreuses  gravures  en  noir  et  en  couleurs.  Cartonné 
avec  une  couverture  en  couleurs,  2  francs. 

A  l'âge  où  leurs  jeunes  intelligences  commencent  à  s'éveiller,  à  rêver 
de  lointains  voyages  et  de  contrées  inconnues,  Mon  Premier  tour  du 
monde  leur  donnera  sous  la  forme  la  plus  simple  et  la  plus  amusante 
les  notions  élémentaires  de  la  géographie  :  les  différents  aspects  de  la 
terre,  les  races,  les  mœurs,  les  animaux,  les  plantes,  tout  passera 
devant  leurs  yeux  ravis  en  une  longue  suite  d'agréables  récits  et  de 
vivantes  gravures. 

Le  Journal  de  la  Jeunesse.  Nouveau  recueil  hebdomadaire  illustré, 

pour  les  enfants  de  10  à  15  ans.  —  L'année  1902,  brochée  en  2  vol., 

20  fr.;  reliée,  26  fr. 

Le  Journal  de  la  Jeunesse  publie  tous  les  ans  huit  ou  dix  grands 
romans,  aussi  remarquables  par  la  verve  et  le  mouvement  que  par  le 
naturel  et  la  délicatesse.  Ceux  de  l'année  1902  suffiraient  pour  en  faire 
la  preuve  :  ce  sont  des  modèles  du  roman  d'aventures,  tour  à  tour 
amusant  et  pathétique,  que  Fille  de  rois,  de  Pierre  Maël,  et  Nini-la- 
Fauvette,  d'Ernest  Daudet.  On  ne  citera  guère  de  plus  divertissantes 
fantaisies  que  l'histoire  moyen  âge  que  nous  conte  Henri  Gauthier- 
Villars  ou  l'aventure  américaine  dont  le  piquant  récit  est  signé 
Mélandri.  Enfin,  personne  ne  lira  sans  émotion  Malheur  est  bon,  de 
Mm*  Danielle  d'Arthez,  ou  Detle  de  cœur,  de  M11*  Julie  Borius. 

Mais  ce  gui  contribue  encore  au  succès  du  Journal  de  la  Jeunesse, 
c'est  le  soin  qu'il  a  toujours  pris  de  tenir  ses  jeunes  lecteurs  au  cou- 
rant des  actualités  de  tout  ordre  qui  les  intéressent  à  bon  droit. 

Mon  Journal.  Recueil  hebdomadaire  pour  les  enfants  de  8  à  12  ans 
(21e  année,  4901-1902).  —  Un  volume  in-8°  de  832  pages  et  plus  de 
500  gr.  en  couleurs  et  en  noir.  Br.,  8  fr.  ;  cart.,  10  fr. 
Depuis  qu'il  existe,  c'est-à-dire  depuis  vingt  ans,  Mon  Journal  est 


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y. 


ii.  .- 


w 

|.L  918  UVHBS  DiTBEMlES 

&T"  '  l'ami  le  plus  cher  des  enfants.  C'est  que,  tous  les  dimanches,  il  apporte 

*?- .4  à  tous  une  provision  de  joie  et  de  gaieté;  chacun  y  découvre  l'amuse- 

Wi  ment  au'il  préfère.  L'un  y  trouve  les  belles  images  coloriées,  les  chan- 

ts sons,  les  monologues  qui  font  son  bonheur;  l'autre,  la  musique,  les 

^v  ;  charades,  les  devinettes  qui  aident  à  passer  les  heures  de  récréation. 

k  '  Mademoiselle  apprend,  en  s  amusant,  comment  on  habille  délicieuse- 

$•}■■  ment  sa  poupée;  Monsieur,  comment  on  fabrique  soi-même  des  jouets; 

v':'  comment  on  fait  de  jolis  tours  de  prestidigitation.  Puis  ce  sont  encore, 

à  la  fois  pour  Mademoiselle  et  pour  Monsieur,  —  de  superbes  décou- 
pages en  couleurs  Et  ce  sont  enûn  les  concours,  qui  excitent  l'émula- 
^,  tion  de  tout  notre  petit  monde  et  que,  chaque  année,  de  magnifiques 

#  ;  -  volumes  illustrés,  d'une  valeur  de  6,000  francs,  viennent  récompenser. 

BIBLIOTHÈQUE  ROSE   ILLUSTRÉS 

Format  in-16.  Br.,  2  fr.  25;  cart.  perc.  tr.  dorées,  3  fr.  50. 

VEpée  du  donjon,  par  Mm0  Chéron  de  la  Bruyère  (40  grav.  d'après 

Dutriac). 
Roland  d'Altry ,  qui  est  fils  d'officier,  se  jure  que,  si  l'épée  du  donjon 
existe,  d'après  une  légende,  c'est  lui  qui  la  conquerra.  Et  il  la  con- 
quiert en  effet  à  la  veille  du  jour  où,  après  sa  sortie  de  Saint-Cyr,  va 
r"  commencer  pour  lui  la  noble  carrière  qu'il  s'est  choisie. 

<T  Les  Petits  Poussargues ,  par  M.  François  Deschamps    (48  grav. 

:        ,  d'après  Zier). 

'  Ce  livre  nous  transporte  à  Tarascon,  et  les  héros,  le  bon  oncle 

Séraphin  d'abord,  et  les  cinq  petits  Poussargues  eux-mêmes  sont  on 
peu  parents  de  l'inoubliable  Tartarin.  C'est  assez  dire  quel  est  l'agré- 
ment de  ce  livre  qui  sera,  pour  les  jeunes  lecteurs,  un  éclat  de  rire 
d'un  bout  à  l'autre. 

'f:  Les  Enfants  du  Luxembourg,  par  Mme  Ch.  Chabrier-Rieder  (50  grav. 

>£\  d'après  Zo). 

f  En  un  récit  à  la  fois  agréable  et  touchant,  M"e  Chabrier-Rieder  nous 

raconte  leurs  jeux,  à  travers  lesquels  nous  verrons  se  dessiner  en 
petit  la  comédie  du  monde.  Il  se  dégage  de  ces  scènes  de  la  vie  enfan- 
tine une  morale  aussi  simple  que  vraie  :  «  Bonne  entente  et  bon 
caractère,  conscience  tranquille  et  cœur  à  l'aise  »,  c'est  le  secret  du 
bonheur. 

Le  Bonheur  de  Michel,  par  Mlle  G.  du  Planty  (36  grav.  d'après  Tofanij. 
Le  héros  rencontre  d'abord  une  mère  adoptive  d'un  dévouement 
sans  bornes,  puis  un  protecteur  d'une  sollicitude  infatigable.  Ces 
bonheurs  n'arrivent  qu'à  ceux  qui  en  sont  dignes  :  c'est  merveille  de 
voir  lutter  avec  les  premières  difficultés  de  la  vie,  le  jeune  héros  de 
M"e  du  Planty.  

COLLECTION  HETZEL 

11  est  difficile  de  rencontrer,  dans  les  recueils  périodiques,  aujour- 
d'hui si  nombreux,  une  publication  qui  puisse  avantageusement  lutter 
contre  le  Magasin  d'Education  et  de  Récréation  de  la  maison 
Hetzel,  et  nous  le  signalons,  dès  les  premières  lignes  de  cet  article, 
parce  qu'il  est,  pour  ainsi  dire,  le  poste  centrât  où  s'élaborent,  annuel- 


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LIVRES  D-ÉTRETJNES  979 

lement,  tant  de  choses  littéraires  remarquables  et  charmantes.  Alors, 
le  moment  venu,  les  éditeurs  extraient  1  œuvre  particulière  de  l'œuvre 
générale,  et  cela  nous  vaut  les  beaux  volumes  qui,  chaque  année, 
appellent  l'attention  et  sollicitent  la  curiosité  des  lecteurs.  Notons,  en 
passant,  que  cela  dure  depuis  des  années  très  nombreuses  et  que  les 

«lus  difficiles  ne  constateraient  pas,  au  cours  de  l'oeuvre,  le  moindre 
échissement.  C'est  toujours  la  même  supériorité  littéraire  et  la  môme 
fidélité  à  un  programme  nettement  tracé  et  imperturbablement  suivi, 
qui  sert  de  titre  général  à  l'œuvre  :  Education  et  Récréation. 

On  reste  confondu  devant  cette  inlassable  production  de  Jules  Verne, 
d'une  variété  inouïe,  et  qui,  chaque  année,  réserve  à  ses  fidèles  et 
dévoués  lecteurs  d'incessantes  surprises.  Une  telle  fécondité  est  un 
véritable  étonnement,  et  ce  n'est  pas  le  livre  de  celte  année,  les 
Frères  Kip,  si  instructif  et  si  dramatique,  qui  diminuera  une  renommée 
que  Ton  peut  dire  sans  cesse  grandissante,  et  à  bon  droit.  L'action,  — 
que  nous  ne  voulons  pas  déflorer,  en  l'analysant,  —  est  d'une  rare 
intensité  d'émotion,  au  milieu  d'un  enseignement  utile,  fourni  par 
l'impeccable  géographe  qu'est  Jules  Verne,  et  se  déroule  dans  les 
parages  australiens,  notamment  dans  cette  Tasmanie,  naguère  encore 
si  peu  connue  et  qui  compte,  à  cette  heure,  des  cités  populeuses  et 
florissantes.  C'est  du  Jules  Verne  de  derrière  les  fagots,  et  qui  atteste 
une  vigueur  intellectuelle  dont  la  littérature  d'imagination  fournit 
peu  d'exemples. 

L'Escholier  de  Sorbonney  par  André  Laurie,  appartient  à  la  si 
remarquable  série  de  la,  Vie  du  Collège  dans  tous  les  pays  et  dans 
tous  les  temps.  Au  moment  où  de  maladroits  novateurs  tentent  de 
supprimer  à  Paris  la  dénomination  de  la  rue  du  Fouarre,  pour  la 
remplacer  à  leur  fantaisie,  ce  livre,  d'une  grande  et  érudile  couleur 
locale,  plaira  à  un  public  nombreux,  curieux  des  choses  d'autrefois,  et 
qui  saura  gré  à  M.  André  Laurie  d'avoir  ressuscité,  sous  une  forme 
pittoresque  et  savante  à  la  fois,  la  vieille  Sorbonne  et  ses  antiques 
usages,  dans  un  cadre  parisien  dont  les  traces  s'effacent,  de  jour  en 
jour. 

Voici  un  livre  d'Alliance  Russe,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi, 
dû  à  la  plume  élégante  et  très  française  de  Mrae  J.  de  Coulomb.  Sous 
ce  titre,  Beris  et  François,  l'auteur  met  en  scène  deux  très  jeunes 

Ï^ens,  un  Russe  et  un  Français,  dont  l'ardente  sympathie  l'un  pour 
'autre,  exprimée  dès  Jes  premières  pages,  ne  fait  que  s'accroître  au 
fur  et  à  mesure,  et  tient  constamment  le  lecteur  sous  le  charme,  non 
sans  quelques  péripéties  bien  faites  pour  provoquer  l'angoisse  et  en 
môme  temps  pour  exalter  le  patriotisme. 

Les  éditeurs  de  tant  de  beaux  volumes,  si  justement  recherchés,  ont 
eu  l'heureuse  idée  de  recueillir  sous  un  môme  titre  :  Contes  de  tous 
les  pays,  une  douzaine  au  moins  de  récits  particuliers,  de  couleur 
variée,  tous  remarquables  et  d'un  intérêt  si  réel  qu'ils  appelleront 
presque  forcément  une  suite.  Auteurs  originaux  ou  traducteurs  sont 
réunis  pour  donner  à  ces  pages  exotiques  un  charme  littéraire  de 
réalité  et  aussi  de  poésie  communicatives.  Ici,  éditeurs  et  auteurs 
sont  assurés  de  l'approbation  d'un  public  qui  commence  à  prendre 
l'habitude  de  passer  les  frontières  littéraires  et  de  chercher  la  bonne 
pâture  intellectuelle  en  dehors  de  chez  soi. 


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980  LIVRES  D'ATRIUMS 

Dans  la  Petite  Bibliothèque  Blanche,  si  justement  appréciée  des 
lecteurs  et  des  familles,  V Aventure  de  Paulette,  par  Pierre  Perrault, 
se  présente  comme  un  véritable  bijou.  Certes,  on  ne  pouvait  attendre 
mieux  d'un  écrivain  toujours  accueilli  et  toujours  désiré.  C'est  un 
petit  chef-d'œuvre  d'émotion  douce,  en  même  temps  que  d'esprit  et 
d'humour.  Tous  savent  que,  sous  ce  rapport,  Pierre  Perrault  n'en  est 
pas  à  son  coup  d'essai.  Donnons,  comme  pendant  à  celte  chose  char- 
mante, ta  Famille  Chester,  de  P.-J.  Stahl,  qui  a  su  faire  de  l'adap- 
tation une  véritable  innovation,  aussi  choisir,  parmi  les  chefs-d'œuvre 
de  la  littérature  étrangère,  en  les  arrangeant  à  sa  manière  géniale, 
ceux  qui  peuvent  le  mieux  convenir  à  la  nature  et  au  tempérament  de 
notre  jeunesse;  et  en  ajoutant,  à  l'adresse  des  plus  petits,  cette  collec- 
tion d'Albums  Stahl,  si  nombreux,  —  elle  dépasse,  et  de  beaucoup, 
la  centaine,  —  et  dont  la  maison  Hetzel  publie,  cette  année,  trois 
spécimens  nouveaux,  avec  le  concours  de  dessinateurs  comme  Frœlich 
et  Yan  d'Argent,  MlleLili  et  ses  amis,  le  Rêve  de  maître  Ambroise 
et  le  Robinson  suisse  feront  battre  bien  des  jeunes  cœurs  et  susci- 
teront nombre  de  petites  curiosités. 

C'est  pour  eux,  pour  les  enfants,  que  P.-J.  Stahl  a  eu  l'idée  de 
publier  ces  excellentes  et  charmantes  choses,  en  les  choisissant 
spécialement  à  l'adresse  de  leur  âge,  et  en  s'entourant  de  collabora- 
teurs de  marque.  Le  succès  mérité  et  affirmé  plus  de  cent  fois,  lui 
donne  raison,  et  c'est  aussi  pour  cela  que  tant  de  générations  honorent 
et  bénissent  sa  mémoire. 


LIBRAIRIE  MAME 


Nos  Origines  nationales,  par  Henri  Guerlin.  1  vol.  in-4°,  orné  de 
89  gravures  et  cartes.  Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée, 
8  fr.  50. 

M.  Henri  Guerlin  étudie  dans  cet  ouvrage  de  quels  éléments  cons- 
titutifs s'est  formée  ce  que  nous  appelons  la  Patrie  française.  11  recon- 
naît que  nous  devons  aux  Celtes,  qui  nous  ont  engendrés,  tout, ce 
qu'on  tient  de  la  nature,  que  les  Romains  nous  ont  civilisés  en  nous 
donnant  le  goût  des  lettres,  des  arts,  la  culture  intellectuelle  et  le 
droit  social;  et  que  les  Francs,  enfin,  en  nous  conquérant,  nous  ont 
apporté  un  régime  politique,  une  organisation  militaire,  des  lois  et 
des  coutumes  durables.  Mais  l'historien,  revenant  sur  les  idées  qu'il 
a  déjà  développées  poétiquement  dans  son  Epopée  de  César,  n'en 
fait  pas  moins  ressortir,  à  travers  les  éléments  divers  dont  nous 
sommes  formés,  l'unité,  la  permanence  et  la  mission  de  notre  race. 
Une  forme  littéraire  impeccable  et  attrayante  enveloppe  celte  thèse 
d'un  haut  intérêt  philosophique  et  d'une  utilité  sociale  incontestable 
à  une  époque  où  Ton  a  tant  besoin  de  savoir  pourquoi  il  faut  aimer  et 
défendre  la  Patrie. 

Napoléon  et  Larrey.  Récits  inédits  de  la  Révolution  et  de  l'Empire, 
d'après  les  mémoires,  les  correspondances  officielles  et  privées, 
les  notes  et  les  agendas  de  campagnes,  par  Paul  Triaire.  *  vol. 
petit  in-4°,  orné  de  16  planches  hors  texte,  dont  8  aquarellées  à  la 
main,  d'après  les  dessins  de  Marcel  Pille.  Prix  :  relié  percaline, 


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LIVRES  D'ÉTRINNBS  981 

tranche  dorée,  20  francs;  —  16  exemplaires  sur  papier  du  Japon, 
avec  une  composition  originale  de  l'artiste,  à  150  francs. 

Le  livre  de  M.  Triaire  n'est  pas  simplement  le  récit  de  la  vie  acci- 
dentée d'un  grand  chirurgien  militaire;  il  est  surtout  une  œuvre 
historique  générale,  et  c'est  ce  qui  en  fait  le  double  et  captivant 
intérêt.  Larrey,  —  observateur  fin  et  sagace,  —  a  consigné  jour  par 
jour  les  événements  auxquels  il  a  assisté.  Son  témoignage  fait  revivre 
devant  nous,  —  avec  une  saveur  toute  nouvelle.  —  les  inoubliables 
phases  de  l'épopée  :  les  journées  fameuses  de  la  Révolution,  les  cam- 
pagnes immortelles  du  Consulat,  les  sanglantes  hécatombes  de  l'Em- 
pire et,  la  Bn,  les  désastres  terribles  et  irréparables,  aussi  grands, 
aussi  démesurés  que  les  triomphes. 

La  place  qu'occupe  Napoléon  dans  ce  travail  est  fort  importante,  et 
on  ne  peut  s  en  étonner  si  l'on  réfléchit  que  le  chirurgien  de  sa  garde, 
n'ayant  jamais  quitté  son  quartier  général,  son  histoire  est  inséparable 
de  celle  du  grand  Empereur. 

Tel  est  ce  livre  que  tout  le  monde  voudra  lire,  et  auquel  les  belles 
compositions  de  Marcel  Pille,  d'une  exactitude  documentaire  parfaite, 
font  une  parure  de  haut  goût. 

Les   Etapes   héroïques  par   Jules   Mazé.  1   vol.  in-folio,  orné  de 
33  gravures.  Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  9  francs. 

Ces  étapes,  à  la  fois  douloureuses  et  glorieuses,  sont  celles  du  corps 
d'armée  et  ensuite  de  l'armée  de  Mac-Mahon  pendant  la  campagne  de 
1870.  En  une  série  de  tableaux  vigoureusement  tracés,  Jules  Mazé  a 
fait  revivre,  sous  une  forme  saisissante,  les  Charges  merveilleuses 
et  grandioses  de  Reichshoffen  et  de  Floing,  le  Combat  de  Mouzon, 
qui  précéda  la  marche  sur  Sedan,  l'admirable  Défense  de  Bazeilles, 
par  l'infanterie  de  marine,  YEpisode  de  la  Dernière  Cartouche,  qui 
tient  une  large  place  dans  le  volume.  Enfin,  dans  la  Dernière  Etape, 
il  nous  montre  l'Ossuaire  de  Bazeilles,  où  dorment  du  bon  sommeil 
tant  de  héros. 

L'auteur  a  fait  œuvre  d'écrivain  et  d'historien.  Il  a  su  reconstituer 
en  toute  beauté,  en  toute  vérité,  les  scènes  glorieuses,  et,  pour  la 
Défense  de  Bazeilles.  pour  l'épisode  de  la  Dernière  Cartouche 
notamment,  il  a  pu,  s'appuyant  sur  des  documents  sûrs,  inédits  ou 
très  peu  connus,  sur  les  témoignages  d'anciens  combattants  et  du 
général  Lambert  lui-môme,  toucher  la  vérité  d'aussi  près  qu'il  est 
possible  en  pareille  matière  et  la  dégager  de  la  légende. 

Son  livre  est  certainement  un  des  plus  beaux  qui  aient  été  écrits  sur 
cette  partie,  la  plus  intéressante,  la  plus  émouvante  de  la  guerre 
franco-allemande. 

VOcèanie,  par  G.  Saint-Yves,  lauréat  de  l'Institut  et  de  la  Société 
de  géographie  de  Paris.  —  I  vol.  in-4°.  orné  de  95  gravures  et  cartes. 
Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  8  fr.  50. 

Si  l'histoire  de  la  colonisation  de  l'Océanie  n'offre  pas  des  épisodes 
d'un  intérêt  aussi  dramatique  et  aussi  puissant  que  l'histoire  de  la 
colonisation  européenne  en  Asie,  elle  a  cet  avantage  d'être  plus  rap- 
prochée de  nous  et  d'avoir  été  par  conséquent  exécutée  avec  les 
méthodes  modernes.  Et  puis  il  y  a  l'île-continent,  l'Australie,  dont  la 
rapidité  de  développement  tient  de  la  féerie.  L'auteur  nous  mène 


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982  14V1B 

dans  les  colonies  plus  anciennes  des  Hollandais  :  dans  l'Insulinde  des 
Espagnols  :  dans  les  Philippines,  les  Carolines  et  les  Mariannes,  pour 
nous  conduire  par  les  colonies  au  contraire  toutes  récentes  de  la  Noa- 
velle-Guinée,  de  la  Nouvelle-Bretagne,  des  îles  Salomon  et  des  Nou- 
velles-Hébrides,  à  la  Nouvelle-Calédonie  et  aux  archipels  polynésiens, 
en  terminant  par  la  Nouvelle-Zélande.  De  chaque  archipel,  il  nous 
donne  à  la  fois  l'histoire  et  la  description,  sans  oublier  de  pittoresques 
détails  sur  ces  populations  indigènes  malheureusement  en  voie  de 
disparition.  L'illustration  complète  en  éclaire  le  texte;  elle  contribue 
encore  à  faire  de  ce  livre  un  véritable  voyage  à  travers  l'Océanie 
passée  et  actuelle. 

L'Enseigne  de  vaisseau  Paul  Henry,  par  René  Bazin.  4  vol.  in-i^, 
orné  de  31  gravures.  Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  7  francs. 
Dans  une  lettre  écrite  de  Pékin,  .Pierre  Loti  disait  :  «  L'enseigne 
Henry,  qui  mourut,  traversé  de  deux  balles,  sur  la  fia  du  dernier  grand 
combat!  Ses  trente  matelots,  qui  eurent  tant  de  tués  et  qui  furent 
blessés  presque  tous!...  Il  faudrait  graver  quelque  part  en  lettres  d'or 
leur  histoire  d'un  été,  de  peur  qu'on  ne  l'oublie  trop  vite,  et  la  faire 
certifier  telle,  parce  que  bientôt  on  n'y  croirait  plus.  »  Cette  histoire 
est  écrite,  et  désormais  l'oubli  n'atteindra  plus  ces  beaux  faits  d'armes. 
Elle  a  été  écrite  par  les  héros  eux-mêmes  du  drame,  car  Paul  Henry, 
par  Mgr  Favier,  par  les  matelots  français,  par  les  missionnaires  et  les 
Frères  assiégés,  et  ce  sont  leurs  notes,  leurs  lettres  ou  leurs  témoi- 
gnages qu'a  rassemblés  M.  René  Bazin. 

Le  Rachat,  par  Jean  Bertheroy;  illustrations  d'Alfred  Paris.  1  vol. 
in-4°.  Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  7  francs. 
Le  Rachat  est  une  élude  sociale  d'un  puissant  intérêt,  en  même 
temps  qu'une  œuvre  charmante.  Tout  est  vrai  dans  ce  livre,  tout 
semble  pris  sur  le  fait  même  de  la  vie  ;  mais  une  poésie  ambiante  el 
mystérieuse  plane  au-dessus  du  violent  drame  et  en  adoucit  les  con- 
tours, comme  un  paysage  abrupt  s'estompe  des  vapeurs  flottantes 
an  ciel. 

Le  Petit  Bo&cot,  par  Simon  Boubée;  illustrations  de  Zier.  1  vol.  in-4#. 
Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  7  francs. 
Le  Petit  Boscot  est  l'aventure  d'un  enfant  du  peuple  qui,  grâce  i  sa 
merveilleuse  ressemblance  avec  Louis  XVII,  pensa  bien  un  jour 
devenir  roi  des  Français.  Ce  roman,  nous  n'hésitons  pas  à  l'affirmer, 
est  un  de  ceux  où  Simon  Boubée  a  mis  le  plus  de  vie,  de  verve  et  de 
fantaisie;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  très  sérieusement  documenté 
et  de  nous  présenter  un  tableau  absolument  véridique  de  la  société  an 
temps  du  Directoire. 

Contes  de  Bonne  Perrette,  par  René  Bazin.  Un  vol.  in-4°,  orné  de 
40  dessins.  Prix  :  relié  percaline,  tranche  dorée,  7  fr. 
M.  René  Bazin  semble  avoir  concentré  dans  les  Contes  de  Bonne 
Perrette  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  d'ingéniosité  subtile  et  d'émotion 
délicate,  de  poésie  et  d'observation.  Il  est  superflu  de  dire  que  M.  Bazin 
ajoute  encore  à  toutes  ces  qualités  le  charme  du  style.  Aucun  litre 
n  est  plus  varié  et  ne  donne  une  idée  plus  complète  du  talent  si  soupe 
de  l'auteur. 


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LIVRES  D'ÉTREMKS  983 

L'illustration  ne  contribuera  pas  peu  à  la  diffusion  de  ce  charmant 
ouvrage,  et  MM.  Vulliemin,  Rudaux  et  Aug.  F.  Gorguet  ont  su  mer- 
veilleusement traduire  tout  le  pittoresque  et  toute  la  poésie  distinguée 
du  texte. 

Le  Wagon  de  troisième  classe,  par  Jean  Drault,  illustrations  de 

Gerbault  et  Guydo.  Un  vol.  in-4°  carré,  relié  en  percaline  :  5  francs. 

—  Maison  Alfred  Marne  et  Fils,  à  Tours. 

Des  ouvriers,  des  paysans,  des  commis  voyageurs,  des  comédiens 
aux  joues  creuses,  des  nourrice3,  des  gendarmes,  des  tourlourous  : 
telles  sont  les  gens  qui  dialoguent  dans  le  fracas  du  train,  exposant 
leurs  mésaventures,  leurs  espoirs,  leurs  conceptions  politiques,  se 
disputant,  gifflant  un  enfant  que  la  longueur  du  vbyage  rend  enragé, 
interpellant  les  employés,  etc.,  etc.. 

Mais  à  côté  des  dialogues  comiques  tels  que  :  la  Fanfare  de  Port- 
Vendres,  l'Homme  enragé,  on  trouvera  la  note  émue  avec  le  Voyage 
de  maman,  Jacques  et  Pierre  et  surtout  le  Poseur  de  rails,  où  se 
trouve  une  curieuse  silhouette  d'humble  curé  de  campagne  lisant  son 
bréviaire. 

Le  Wagon  de  troisième  classe  est  orné  de  jolies  illustrations  de 
Gerbault  et  de  Guydo  qui  en  augmentent  le  très  réel  intérêt. 


LIBRAIRIE  A.  COLIN 

La  Récréation  en  Famille,  par  Tom  Tit.  Un  volume  in-8°  écu,  avec 
185  gr.  en  noir  et  4  pi.  hors  texte  en  couleur,  reliure  souple,  4  fr. 
Voici  toute  une  série  de  distractions  nouvelles  :  Récréations 
manuelles  ponr  les  jours  de  pluie  ou  les  soirées  d'hiver,  expériences 
faciles  et  amusantes  de  Physique  enfantine,  recettes  de  Mnémotechnie 
pour  les  candidats  aux  examens,  curieuse  expérience  d'Hypnotisme,  ou 
manière  de  mettre  deux  coqs  d'accord,  etc.,  etc.  L'auteur  si  justement 
populaire  de  la  Science  amusante  reste  fidèle  à  son  programme  et  a 
toujours  soin  de  placer  l'instruction  à  côté  de  la  récréation.  Aussi  les 
enfants  ne  seront-ils  pas  les  seuls  à  bien  accueillir  ce  livre  curieux, 
destiné,  comme  l'indique  le  titre,  à  toute  la  famille. 

Jeanne  et  Madeleine,  par  Alice  Dereims.  Un  vol.  in-18,  410  grav.  et 
cartes,  relié  toile,  tr.  dorées,  2  fr.  50. 
C'est  pour  les  fillettes  que  l'auteur  a  composé  ce  remarquable  petit 
livre,  qui  tranche  d'une  façon  très  heureuse  sur  le  genre  an  peu 
vieillot  des  lectures  que  Ton  continue,  par  routine,  à  leur  offrir.  Une 
haute  et  pure  leçon  de  solidarité  humaine  et  sociale  se  dégage  de  ces 
pages  où  l'auteur  s'est  appliqué  à  cacher  sous  beaucoup  de  simplicité 
un  talent  très  fin  et  très  averti.  De  nombreuses  illustrations  ajoutent 
au  charme  du  livre. 

Le  Petit  Français  illustré,  journal  des  écoliers  et  des  écolières 
(nouvelle  série  avec  gravures  en  noir  et  en  couleur)  :  Année  1902. 
Chaque  semestre,  un  vol.  gr.  in-8°,  broché,  3  fr.;  relié  toile,  tr. 
dorées,  5  fr.  Abonnement  annuel  :  Colonies  et  Union  postale,  7  fr.; 
France,  6  fr. 
Le  Petit  Français  illustré  est  le  journal  préféré  des  écoliers  et  des 


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984  LIVRFS  DtTRÏNHES 

écolières.  Oq  ne  saurait  imaginer  un  choix  plus  varié  d'histoires 
amusantes  ou  touchantes,  d'articles  toujours  instructifs  sans  jamais 
être  ennuyeux,  de  belles  illustrations,  dont  un  grand  nombre  en 
couleur.  Et  que  dire  de  l'attrait  sons  cesse  renouvelé  de  ses  «  Supplé- 
ments! »  Un  abonnement  au  Petit  Français  illustré,  voilà  les 
étrennes  dont  rêvent  fillettes  et  jeunes  garçons. 

La  bibliothèque  du  Petit  Français,  qui  comprend  actuellement 
57  volumes,  nous  présente  cette  année  trois  nouveautés  : 

Le  Pari  d'un  Lycéen,  par  J.  Changel.  —  Rien  de  plus  amusant  et 
de  plus  mouvementé  que  les  aventures  du  jeune  Lestillac  qui  part, 
sans  un  sou  dans  sa  poche,  à  la  conquête  du  vaste  univers.  Hennot  a 
semé  à  profusion  dans  ce  joli  livre  ses  dessins  d'une  verve  si  spirituelle. 

Les  Aventures  de  Rémy,  par  Edmée  Vesco.  —  L'auteur  de  ce 
touchant  récit  a  appris  à  bonne  école  l'art  d'intéresser,  d'attendrir  les 
jeunes  lecteurs  tout  en  formant  leur  cœur  et  leur  esprit;  il  a  le  don 
du  rire  et  le  don  des  larmes.  Très  jolies  illustrations  de  Raffin. 

Un  Parisien  aux  Philippines,  par  A.  de  Gériolles.  —  Celte  his- 
toire pleine  de  couleur  et  de  mouvement  est  presque  de  l'histoire. 
L'auteur,  qui  a  vécu  longtemps  aux  Philippines,  donne  pour  cadre  à 
son  attachant  récit  la  lutte  héroïque  soutenue  par  les  insulaires  contre 
les  Etats-Unis.  Illustrations  très  documentées  et  très  curieuses  de 
SchmidtmUller. 

Chaque  vol.  in-18,  br.  2  fr.;  relié  toile,  tr.  dorées.       .     .     .     3  fr. 


LIBRAIRIE  ROTHSCHILD.  -  LAVEUR,  SUCCESSEUR 

Plaisirs  et  Jeux,  depuis  les  origines,  par  Gaston  Vuillier,  frontis- 
pice en  couleurs,  49  héliogravures  hors  texte,  et  250  gravures  dans 
Je  texte.  Tiré  à  3,300  exemplaires  numérotés  à  la  presse.  Prix» 
broché  :  30  fr.  ;  reliure  amateur  :  40  fr. 

M.  Vuillier  décrit  d'une  plume  alerte,  colorée,  çà  et  là,  d'une  pointe 
d'émolipn  communicative,  tous  les  jeux  qui,  du  berceau  à  la  vieillesse, 
charment  ou  occupent  l'être  humain.  Le  texte,  léger  et  souple,  est 
semé  d'amusantes  anecdotes,  de  remarques  instructives;  il  nous 
révèle  l'origine  de  ces  jeux,  les  suit  dans  le  cours  des  âges  en  s'ac- 
compagnant  de  reproductions  nombreuses  des  œuvres  de  Lancret,  de 
Watteau,  de  Saint-Aubin,  de  Boilly,  de  Raffet,  de  Gavarni,  pour  ne 
citer  que  quelques  maîtres  en  dehors  des  reproductions  d  œuvres 
modernes.  Cet  ouvrage  aimable  constitue  un  véritable  musée  d  art. 

«  C'est,  en  quelque  sorte,  dit  l'auteur,  un  voyage  à  travers  l'histoire 
de  l'humanité,  en  compagnie  des  plaisirs  et  des  jeux  aimables  oui 
furent  toujours  liés  aux  manifestations  les  plus  hautes  de  son  exis- 
tence. Ils  nous  apportent,  à  chaque  pas,  en  même  temps  quu'ne  dis- 
traction, un  enseignement  nouveau.  » 

L'ouvrage,  sous  son  apparence  légère  et  gracieuse,  est  d'une  grande 
portée  philosophique.  En  effet,  l'auteur  observe  qu'un  grand  nombre 
de  jeux  furent  communs  à  des  peuples  d'oriçine  différente,  il  fait 
remarquer  qu'ils  furent  pratiqués  dans  l'antiquité,  ce  Ce  ne  sont  point 
là,  dit-il,  de  simples  rapprochements;  les  jeux  constituent  un  fonds  de 


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L1VRIS  b'ETREBNiS  985 

traditions  ayant  un  lien  commun.  C'est  un  grand  héritage  transmis  de 
peuple  à  peuple,  de  génération  à  génération,  depuis  les  origines.  » 
Par  sa  conception  même,  l'ouvrage  s'adresse  à  la  famille;  il  est  fait 

f)our  intéresser  au  môme  degré  l'enfant  et  ses  aînés,  quel  que  soit 
eur  âge. 

JLa  Vie  antique.  Manuel  d'archéologie  grecque  et  romaine,  traduit 
d'après  E.  Guhl  et  W.  Koner,  par  F.  Trawinski,  chef  du  secrétariat 
des  Musées  nationaux;  impartie  :  la  Grèce,  i  vol.  in-8°  orné  de 
578  vignettes.  Prix,  broché  :  10  francs. 

Les  temples,  les  fortifications,  les  ports,  les  théâtres,  les  édifices 
qui  servaient  aux  jeux  et  aux  réunions,  les  demeures  privées,  les  tom- 
beaux, le  mobilier,  le  costumç,  les  armes,  la  marine,  la  musique,  les 
cérémonies  du  culte,  le  mariage,  les  funérailles  :  tels  sont  les  princi- 
paux chapitres  de  cet  ouvrage.  C'est  un  tableau  complet  de  la  vie  des 
Grecs  dans  l'antiquité.  La  faveur  avec  laquelle  le  public  accueillit  ce 
livre  dès  son  apparition,  l'honneur  que  lui  a  fait  l'Institut  en  lui 
décernant  une  de  ses  récompenses,  ont  imposé  à  M.  Trawinski  le 
devoir  de  le  mettre  au  courant  de  la  science;  et  cette  nouvelle  édition 
mérite  le  succès  qu'on  fit  à  la  première. 


LIBRAIRIE  LEMERRE 

L'Invasion  (4  août  1870  —  16  septembre  1873),  par  Léon  Barracand. 
Illustrations  de  Paul  Leroy.  Un  fort  volume  grand  in-8°.  Prix  : 
broché,  10  fr.;  reliure  toile,  couverture  en  couleurs,  14  fr. 

L'heure  est  d'autant  plus  convenable  pour  publier  une  histoire  de  la 
guerre  de  1870  que,  depuis  plus  de  trente  ans  écoulés,  toute  une 
génération  qui  atteint  en  ce  moment  l'âge  d'homme  a  pris  place  dans 
la  vie.  Pour  ces  nouveaux  venus,  il  se  pourrait  que  les  événements  qui 
ont  précédé  de  si  peu  leur  naissance  parussent  se  perdre  dans  la  nuit 
des  temps,  qu'ils  n'en  sentissent  pas  l'importance  et  la  gravité  encore 
actuelles,  et  comment  ils  se  lient  intimement  aux  questions  vitales  et 
aux  préoccupations  du  temps  présent. 

On  saura  gré  à  M.  Léon  Barracand  d'avoir  fait  ressortir,  dans  cette 
période  néfaste,  ce  qui  se  rencontre  de  chevaleresque  et  de  brillant  à 
l'honneur  de  nos  armes;  d'avoir,  dans  le  récit  des  batailles  et  des 
événements,  laissé  tomber  l'inutile  poussière  des  menus  faits  et  détails 
qui  se  répètent  toujours  et  qui  encombrent  sans  profit;  d'avoir  soigné 
spécialement  le  côté  pittoresque  et  anecdotique  de  son  œuvre;  d'avoir 
apporté  au  récit  une  certaine  flamme,  une  ardeur  généreuse,  un  don 
de  narration  qui  rend  toutes  les  péripéties  présentes,  saisissantes, 
émouvantes.  Il  est  superflu  d'insister,  auprès  de  nos  lecteurs,  sur  le 
rare  talent  d'écrivain  de  M.  Barracand,  puisqu'ils  ont  pu,  tout 
récemment,  l'apprécier  eux-mêmes.  11  suffit  de  dire  que  l'Invasion  est 
digne  de  lui. 


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986  LIVRES  D'ÉTRBHKES 


LIBRAIRIE  BLOUD 


Science  et  Religion.  —  Etudes  pour  le  temps  présent.  Vol.  in-li 
de  64  pages  compactes.  Prix  franco,  0,60  le  vol.  (Librairie  Bloud 
et  Ce,  4,  rue  Madame.  Paris,  VIe.) 

La  collection  Science  et  Religion,  dans  son  développement  ample 
et  rapide  (237  vol.  parus),  prend  de  plus  en  plus  le  caractère  d'une 
véritable  encyclopédie  des  sciences  religieuses  envisagées  dans  leur 
rapport  avec  la  science  profane.  Mais,  tandis  qu'une  encyclopédie  est 
comme  prisonnière  de  l'ordonnance  alphabétique  et  manque  de  l'agilité 
nécessaire  aux  œuvres  conçues  dans  une  intention  utilitaire,  la  col- 
lection Science  et  Religion  aborde,  à  mesure  que  de  nouvelles  décou- 
vertes ou  de  nouvelles  discussions  les  mettent  à  Tordre  du  jour,  les 
questions  les  plus  différentes  et  en  apparence  les  plus  disparates, 
réalisant  l'unité  par  la  convergence  des  efforts  vers  un  même  but,  qui 
est  la  défense  religieuse. 

Parmi  les  volumes  qui  viennent  de  paraître  nous  remarquons,  pour 
ne  citer  que  quelques  titres,  une  étude  sur  les  Cafacom&es  de  Rom 
(27  grav.)  par  M.  A.  Baudrillart,  dont  les  chroniques  d'archéologie 
chrétienne  ont  été  si  appréciées  au  Correspondant;  deux  mono- 
graphies sur  la  Confession  sacramentelle  et  la  Pénitence  publique 
dans  l'Eglise  primitive,  par  M.  l'abbé  Vacandard;  un  excellent  opuscule 
de  M.  Marius  Sépet  sur  le  Drame  religieux  au  Moyen  Age,  etc.,  etc. 
Relevons  encore  la  présence  assez  surprenante  au  premier  abord  dans 
la  collection  d'une  élude  en  trois  volumes  sur  le  Système  nerveux 
(13  grav.)  et  le  Cerveau  (2  grav.),  par  le  docteur  Baltus,  professeur  à 
la  Faculté  libre  de  Médecine  de  Lille.  Cette  étude  sera  très  appréciée 
de  tous  ceux  qui  savent  combien  la  lecture  des  ouvrages  de  philo- 
sophie moderne  est  devenue  pénible  à  quiconque  ignore  les  éléments 
de  la  physiologie  humaine. 


LIBRAIRIE    OUDIN 

Au  pays  de  Mènclih.  Les  Galla,  par  le  R.  P.  Martial  de  Salviac, 
Capucin.  1  vol.  grand  in-8°.  Prix  :  7  fr.  50. 
L'auteur  appartient  depuis  de  longues  années  à  la  mission  française 
d'Ethiopie  et  d'Abyssinie;  il  a  donc  pu  étudier  à  loisir  ce  peuple  des 
Gai  la,  qui  n'est  connu  que  d'hier,  et  se  rendre  compte  de  son  terri- 
toire, de  son  organisation  et  de  ses  mœurs.  Parmi  les  livres  qui  nous 
révèlent  les  mystères  du  continent  noir,  le  sien  sera  certainement  l'un 
des  plus  appréciés.  Ajoutons  qu'il  contient  un  grand  nombre  d'illus- 
trations inédites,  d'après  des  photographies  de  l'auteur. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


8  décembre  1902. 

La  Chambre  des  députés  a  couronné  par  une  séance  de  pugilat 
les  scandales  de  sa  session  extraordinaire.  Au  milieu  d'un  tumulte 
épouvantable,  on  y  a  échangé  les  injures  et  les  coups  ;  le  garde 
des  sceaux  a  été  pris  en  flagrant  délit  d'inexactitude,  et  pour  se 
venger  des  révélations  faites  sur  la  nature  des  poursuites  dirigées 
contre  la  famille  Humbert,  la  majorité  a  expulsé  deux  députés 
nationalistes. 

C'est  ainsi  que  se  développent,  sous  des  formes  chaque  jour  plus 
instructives,  les  conséquences  du  régime  sous  lequel  nous  vivons. 

Il  y  a,  paraît-il,  jusque  dans  les  rangs  du  Bloc,  des  gens  qui 
commencent  à  s'en  inquiéter.  H.  Lockroy  ne  disait-il  pas  récem- 
ment, à  propos  des  extravagances  du  ministre  de  la  marine,  qu'il 
était  épouvanté  de  «  l'anarchie  gouvernementale  »  qui  se  révélait 
4e  toutes  parts?  Un  autre  membre  du  Bloc,  M.  Maret,  écrit  à  son 
tour  :  «  Est-ce  que  la  politique  n'aurait  pas  un  peu  détraqué  les 
esprits?  Je  commence  à  croire  que  la  municipalité  a  raison  de 
bâtir  un  sixième  asile  d'aliénés.  Avec  la  Chambre  cela  fera  sept.  » 
Notez  que  ces  deux  censeurs  ont  leur  part  de  responsabilité  dans 
cette  anarchie,  puisqu'ils  continuent  de  voter  avec  ceux  qui  la 
créent. 

Rien  ne  tient  plus  en  effet.  Il  n'y  a  plus  ni  lois,  ni  règlements, 
ni  principes  de  droit,  ni  traditions  administratives  qui  comptent 
désormais;  tout  est  livré  à  l'arbitraire.  Les  corps  constitués, 
dont  la  mission  était  de  contrôler  le  pouvoir  ou  de  le  tempérer, 
semblent  ne  plus  exister  que  pour  l'affranchir  de  tout  frein  et 
sanctionner  tous  ses  abus.  Sur  un  signe  du  ministère,  le  Conseil 
d'Etat  change  le  sens  des  lois  et  renie  ses  propres  avis;  la  Cour 
de  cassation  donne  raison  aux  préfets  contre  la  justice,  montrant 
ainsi  la  voie  au  tribunal  des  conflits  qui  s'empresse  d'invoquer 
ses  exemples  pour  repousser  les  revendications  des  propriétaires, 
illégalement  dépossédés  de   leurs  immeubles.  La  Chambre,  non 


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988  GHA0N1Q0S  POLITIQUE 

contente  d'invalider,  au  gré  de  ses  haines,  des  députés  régulière- 
ment élus,  exclut  de  ses  grandes  commissions  les  membres  de  la 
minorité,  et  par  l'établissement  de  ces  commissions,  qui  doivent 
durer  autant  qu'elle,  elle  s'attribue,  au  mépris  de  la  séparation  des 
pouvoirs,  des  prérogatives  qui  ne  devraient  appartenir  qu'au  gouver- 
nement. Le  ministre  de  la  marine  livre  à  la  commission  du  budget  des 
rapports  confidentiels;  le  ministre  du  commerce,  sous  prétexte  d'équi- 
librer les  forces,  favorise  les  grévistes  de  Marseille  aux  dépens  des 
intérêts  des  particuliers  comme  des  services  publics,  et  le  ministre 
de  la  guerre,  prenant  parti  pour  les  insulteurs  de  l'armée,  fait  mettre 
aux  arrêts  les  officiers  de  Tours  qui  n'ont  pu  entendre,  sans  pro- 
tester, les  infamies  débitées  contre  elle  par  un  affilié  de  la 
franc-maçonnerie.  Cependant  les  esprits  s'inquiètent,  les  affaires 
s'arrêtent,  les  capitaux  se  dérobent,  la  Bourse  elle-même  s'émeut, 
tandis  que  l'étranger  triomphe  du  crime  d'un  gouvernement 
qui,  comme  s'il  était  payé  par  lui,  s'acharne  à  lui  faire  une 
France  désarmée  et  avilie. 

Un  trait,  tout  récent,  peint  l'abaissement  que  ce  régime  a 
imprimé  aux  mœurs  françaises.  Une  feuille  ministérielle,  la  Lan- 
terne,  vient  de  fonder  une  association,  dite  des  Lanterniers,  dont 
elle  définit  ainsi  l'objet  :  «  Rechercher,  pour  les  dénoncer,  les  faits  de 
pression  cléricale;  signaler  les  complaisances  des  fonctionnaires 
pour  les  cléricaux  ;  combattre  le  cléricalisme  dans  la  magistrature, 
dans  l'armée,  dans  l'école,  dans  toutes  les  administrations  pu- 
bliques. » 

Que  l'espionnage  existât  déjà,  qu'il  fût  encouragé  par  le  gouver- 
nement, que  le  métier  de  mouchard  devînt  un  titre  à  ses  yeux,  on 
le  savait.  Mais  qu'on  osât  avouer  tout  haut  cette  ignoble  besogne; 
qu'on  s'en  fit  honneur  ;  qu'on  formât  publiquement  une  ligue  pour 
l'exercer,  rien  de  semblable  ne  s'était' vu,  si  ce  n'est  peut-être  aux 
jours  exécrables  de  la  Terreur  ou  aux  pires  époques  du  bas-empire. 

C'est  là  l'enseignement  que  nous  promet  l'esprit  moderne. 
Puisque  la  faction  gouvernementale  encourage  l'espionnage 
chez  les  hommes,  elle  prendra  soin  sans  doute  d'y  préparer 
les  enfants.  Autrefois  c'était  dans  les  collèges  une  honte  de 
rapporter,  et  qui  s'y  exposait  était  mis  en  quarantaine;  aujour- 
d'hui on  en  fera  un  mérite,  et  l'on  décernera  des  prix  de  délation 
à  ceux  que  jadis  leurs  camarades  eussent  conspués  ou  expulsés. 

Gomme  un  gouvernement  se  juge  à  employer  de  pareils 
moyens! 

Reprenons  les  faits. 

Le  Conseil  d'Etat  a  donné  à  M.  Combes  les  deux  gages  qu'il 
exigeait  de  lui.  Il  a  déclaré  d'abus  la  pétition  que  les  évêques 


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CiJRtHIQUB  POL1T10UB  98* 

avaient  adressée  aux  Chambres,  et  démentant  en  novembre  1902 
l'interprétation  qu'il  avait  donnée  en  août  1901  à  la  loi  des  asso- 
ciations, il  a  décidé  que  les  projets  de  décrets,  tendant  à  accorder 
ou  à  refuser  l'autorisation  que  les  congrégations  auraient  sollicitée, 
seraient  soumis,  non  plus  au  Parlement,  comme  il  l'avait  prescrit 
en  1901,  mais  à  Tune  ou  l'autre  des  deux  Assemblées.  Quelques 
personnes  s'étaient  imaginé  que  le  Conseil  d'Etat  ne  se  résoudrait 
jamais  à  l'humiliante  palinodie  qu'on  osait  lui  proposer;  elles 
pensaient  qu'il  tiendrait  à  honneur,  ayant  arrêté,  après  mûre 
délibération,  un  texte,  de  le  maintenir.  Elles  s'attardaient  au 
passé;  c'est  encore  là  un  des  bienfaits  de  cet  esprit  moderne,  dont 
les  congrégations,  de  l'avis  de  M.  Combes,  seront  toujours  incapa- 
bles de  pénétrer  leurs  élèves.  Cet  esprit  consiste  à  ne  jamais 
résister  au  mot  d'ordre  qu'ont  donné  les  Loges.  Il  domine  au 
Conseil  d'Etat;  il  se  répand  dans  la  magistrature;  mais  il  y  a 
encore  quelques  tribunaux  qui  s'y  montrent  rebelles.  Un  des 
meneurs  du  parti,  M.  Ranc,  les  prévient  que  cela  ne  peut  pas  durer; 
il  dénonce  la  Cour  de  Paris  qui,  par  son  arrêt  du  22  juillet,  a 
reconnu  aux  religieux  sécularisés  le  droit  de  confesser  et  de  prê- 
cher :  «  L'arrêt  de  la  Cour  de  Paris,  écrit-il,  est  déféré  à  la  Cour 
de  cassation.  S'il  était  confirmé,  le  gouvernement  et  les  Chambres 
auraient  à  prendre  quelques  décisions  rendues  nécessaires  par  la 
trahison  et  la  faiblesse  de  la  magistrature.  » 

Le  Conseil  d'Etat  s'est  donc  résigné;  il  a  corrigé  son  décret 
de  1901;  il  a  laissé  au  gouvernement  toute  liberté  d'agir  comme  il 
l'entendrait,  et  de  ne  soumettre  qu'à  l'une  des  deux  Chambre 3  ce 
qu'il  déclarait,  quelques  mois  auparavant,  devoir  être  soumis  aux 
deux. 

Le  gouvernement  n'a  pas  perdu  un  instant  pour  mettre  à  profit 
cette  latitude.  Sur  soixante  demandes  qu'il  avait  reçues  des 
congrégations  d'hommes,  il  en  a  présenté  cinquante- quatre  à  la 
Chambre  en  l'invitant  à  les  rejeter;  il  en  a  réservé  six  pour  le 
Sénat,  sur  lesquelles  il  lui  propose  d'en  admettre  cinq,  et  d'en 
rejeter  une,  afin,  sans  doute,  de  lui  bien  montrer  qu'il  le  croit 
capable,  tout  aussi  bien  que  la  Chambre,  de  faire  acte  d'intolérance 
et  d'iniquité. 

Les  auteurs  de  la  loi  des  associations  affirmaient,  l'an  dernier, 
qu'ils  n'en  voulaient  pas  aux  ordres  religieux;  ils  ne  poursuivaient, 
à  les  entendre,  que  les  Jésuites,  comme  ils  avaient  dit,  en  1900, 
qu'ils  ne  poursuivaient  que  les  Assomptionnistes,  coupables  d'ingé- 
rence politique.  Nous  ne  savons  si  quelques  congrégations  ont  cru 
à  ce  mensonge,  et  si  elles  se  sont  laissées  leurrer  par  les  espérances 
qu'on  leur  donnait.  Pour  nous,  nous  n'y  avons  jamais  ajouté  foi, 

10   DECEMBRE  1902.  64 


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990  CHRONIQUE  POLITIQUE 

et,  lorsque  aujourd'hui  les  mêmes  bouches  viennent  à  déclarer  que 
ai  l'on  exclut  les  religieux,  c'est  pour  préserver  de  leurs  empiéte- 
ments le  clergé  séculier,  nous  ne  pouvons  que  dire  à  celui-ci  : 
«  N'en  croyez  rien.  Cette  fois  encore,  ils  mentent;  c'est  vous  qulls 
visent,  après  les  congrégations,  et,  non  seulement  vous,  maisDous 
tous,  dont  vous  êtes  les  prêtres,  et  après  nous,  après  les  catho- 
liques, tout  ce  qui  croit  en  Dieu.  » 

La  constatation  a  été  faite  au  Sénat,  et  il  ne  nous  déplaît  pis 
qu'au  début  de  la  discussion,  avant  le  discours  de  M.  de  Lamarzeile 
qui  Ta  développée  avec  son  éloquence  habituelle,  l'accusation  ait  été 
portée  par  un  universitaire,  par  un  membre  de  l'Institut,  par  un 
homme  qu'on  a  pu  regarder,  en  cette  circonstance,  comme  l'inter- 
prète du  monde  savant  puisqu'il  est  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie des  inscriptions  et  belles-lettres,  par  le  vénéré  M.  Wallon. 
C'est  lui  qui,  le  premier,  a  fait  justice  des  hypocrites  allégations; 
c'est  lui  qui,  en  flétrissant  cette  loi  nouvelle  soi-disant  faite  pour 
compléter  la  loi  de  1901,  en  en  dénonçant  les  perfidies  et  les 
traquenards,  a,  le  premier,  montré  que  le  vrai  dessein  de  ses  auteurs 
était,  non  pas  seulement  de  détruire  la  religion  catholique,  mais 
toute  foi  religieuse. 

La  déclaration  d'abus,  au  bas  de  laquelle  M.  Loubet  n'a  pas  eu 
honte  de  mettre  son  nom,  n'est  qu'un  épisode  misérable  et  vain 
dans  cette  guerre  contre  l'Eglise.  74  évoques,  —  c'est-à-dire,  an 
vrai,  l'épiscopat  français,  —  sont  blâmés  par  M.  Loubet,  M.  Combes 
et  le  Conseil  d'Etat.  Qu'en  résulte- t-il?  C'est  que  tous  les  catholiques 
de  France,  prêtres  et  laïques,  ont  contre  eux  les  pouvoirs 
publics.  L'année  dernière,  parce  que  les  évèques  se  taisaient,  le 
gouvernement  prétendait  qu'ils  demandaient  eux-mêmes  à  être 
libérés  des  congrégations.  Aujourd'hui,  les  évèques  parlent;  ils 
parlent,  provoqués  par  ce  gouvernement  qui,  en  leur  prêtant  une 
intention  qu'ils  n'avaient  pas,  les  oblige  à  rompre  le  silence,  et 
le  gouvernement  les  accuse.  On  dit  qu'il  veut  faire  placarder 
sa  déclaration  dans  toutes  les  communes,  payant,  sans  doute, 
les  frais  de  l'affichage  avec  l'argent  qu'il  vole  aux  ecclésiastiques 
dont  il  a  supprimé  arbitrairement  le  traitement.  Qu'en  résultera-t- 
il  encore?  Les  jacobins  de  village  pourront  s'en  réjouir;  les  catho- 
liques en  seront  éclairés  et  raffermis.  S'il  en  est  qui  avaient  cru, 
sur  la  parole  de  M.  Waldeck-Rousseau,  que  les  évèques  étaient 
d'avis  de  renvoyer  les  congrégations,  ils  verront  que  le  ministre 
les  avait  trompés,  et  ce  n'est  pas  le  blâme  jeté  sur  les  évèques  ptf 
une  Assemblée  dont,  hier  encore,  M.  Jacquin  était  un  des  oracles, 
qui  troublera  leur  conscience.  Bien  loin  de  là,  ils  se  diront  qu'ils 
ont  enfin  dans  la  parole  des  chefs  de  leurs  diocèses  cette  direction 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  991 

que,  peut-être,  ils  attendaient;  ils  se  grouperont  avec  plus  d'en- 
semble autour  d'eux,  et  si  le  gouvernement,  comme  on  l'annonce, 
supprime  le  traitement  de  quelques-uns  des  prélats  à  qui  il  impute 
l'initiative  de  la  pétition,  il  n'aura  fait  que  les  désigner  plus  parti- 
culièrement au  respect  et  à  la  confiance  des  populations. 

Le  peuple  souffre  tout  en  France,  et  les  gouvernants,  se  confiant 
dans  sa  patience,  ne  soupçonnent  rien  du  mouvement  qui  se 
forme  silencieusement  contre  leur  tyrannie.  Il  y  a  cependant  des 
symptômes  qui  devraient  les  avertir.  On  célébrait,  il  y  a  quelques 
jours,  l'anniversaire  du  2  décembre.  On  invoque  tout  haut  le 
recours  au  plébiscite,  et  dans  une  des  dernières  séances  de  la 
Chambre,  un  député,  écœuré  de  l'impudence  de  cette  majorité,  lui 
criait  :  «  Vous  faites  le  lit  de  l'Empire.  » 

Il  est  bien  certain  que  les  apologies  des  coups  d'Etat  ne  soulèvent 
plus,  même  dans  les  rangs  de  ceux  qui  y  furent  le  plus  contraires, 
les  protestations  d'autrefois.  On  se  sent  désarmé  contre  elles, 
devant  cet  affreux  régime,  et  quand  les  Jacobins  viennent  nous 
dire  :  «  Le  plébiscite  vous  donnera  un  César  »,  bien  peu  s'en 
émeuvent;  beaucoup  lui  répondent  qu'après  tout  un  César  qui 
concentrerait  sur  sa  personne  les  responsabilités,  et  auquel  on 
pourrait  demander  compte  de  ses  actes,  vaudrait  mieux  qu'un 
despotisme  collectif  et  occulte,  dont  tout  le  monde  souffre,  sans 
qu'on  puisse  discerner  à  qui  s'en  prendre  pour  en  être  délivré. 

Ce  n'est  pas  approuver  cet  état  d'esprit  ni  le  partager  que  de  le 
constater.  Bien  loin  de  s'en  réjouir,  on  ne  peut  que  plaindre  la 
nation  qui  en  arrive  à  cette  extrémité.  Mais  comment  ne  pas 
maudire  ceux  qui  l'y  ont  réduite,  et  qui  chaque  jour  rendent 
plus  vive  et  plus  générale  cette  pensée  :  «  Tout  plutôt  que  garder 
un  tel  gouvernement?  » 

Ce  qui  s'est  passé  dans  la  Commission  du  budget,  à  propos  du 
rapport  Voyron,  a  bien  montré  comment  le  pouvoir  exécutif  en 
vient  peu  à  peu  à  abdiquer  ses  droits  devant  le  pouvoir  législatif. 
On  se  rappelle  que,  lors  de  l'expélition  de  Chine,  le  général 
Voyron  avait  envoyé  au  gouvernement  un  rapport  qu'il  avait  soin 
de  déclarer  confidentiel,  et  qu'à  ce  titre,  M.  Waldeck-Rousseau, 
malgré  les  objurgations  de  M.  Pelletan,  avait  refusé  de  commu- 
niquer à  la  Chambre.  Mais,  dès  le  lendemain,  une  indiscrétion, 
dont  les  auteurs,  tout  comme  les  Humbert,  ne  furent  jamais  décou- 
verts, divulguait  à  point  un  passage  qui,  tronqué  et  dénaturé, 
semblait  accuser  les  missionnaires.  Immédiatement  les  ministériels 
s'en  étaient  emparés  pour  calomnier  nos  admirables  religieux.  Du 
moment  que  M.  Pelletan  devenait  ministre  de  la  marine,  la  Com- 
mission du  budget  ne  pouvait  avoir  rien  de  plus  pressé  que  de  lui 


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992  CflROSlQUI  POLITIQUE 

réclamer  l'important  rapport.  Elle  y  flairait  comme  une  odeur  de 
chair  fraîche;  elle  allait  pouvoir,  à  sa  faim,  manger  du  curé.. 
Naturellement  M.  Pelletan  n'y  voyait  pas  d'objections;  il  livra  le 
document.  Mais  voici  qu'à  peine  saisi  de  la  pièce,  le  rapporteur  des 
affaires  étrangères,  M.  Dubief,  commence  à  s'inquiéter;  non  pas 
qu'il  ait  souci  de  ce  qui  peut  y  être  dit  contre  les  missionnaires  ; 
mais  on  a  beaucoup  répété  qu'il  y  avait  dans  le  rapport  des  accu- 
sations dirigées  contre  les  autres  nations,  et,  si  nos  jacobins  sont 
tout  de  flamme  contre  les  religieux  et  les  sœurs,  ils  sont  plus  calmes 
en  face  de  l'étranger,  «  Nous  ne  voulons  pas  la  guerre  »,  criait  à  la 
Chambre  le  citoyen  Dejeante,  un  des  pourfendeurs  les  plus  belli- 
queux des  moines  etdes  nonnes,  et  l'on  n'a  pas  oublié  que  M.  Jaurès, 
qui  trouve  la  haine  féconde  entre  Français,  ne  l'admet  pas  du  tout 
au  delà  des  frontières.  En  possession  du  terrible  rapport,  M.  Dubief 
s'adresse  donc  au  président  du  Conseil  pour  savoir  l'usage  qu'il 
doit  en  faire.  M.  Combes  n'est  pas  moins  anxieux  que  lui,  et  tout 
aussitôt,  donnant  à  son  collègue  de  la  marine  un  de  ces  démentis 
auxquels  ML  Pelletan  est  habitué,  il  supplie  la  Commission,  il 
supplie  M.  Dubief  de  ne  pas  prendre  connaissance  du  rapport.  A 
ce  coup,  la  curiosité  l'emporte,  et  sans  plus  de  souci  du  président 
du  Conseil  que  celui-ci  n'en  avait  eu  du  ministre  de  la  marine,  la 
Commission  décide  qu'elle  lira  le  rapport,  mais  qu'elle  ne  le  publiera 
point.  Qui  fut  bien  déçu?  Ce  furent  les  lecteurs;  ils  avaient  cru 
trouver  matière  à  confondre  les  missionnaires  ;  leur  attente  était 
trompée,  si  bien  que  M.  Denys  Cochin,  afin  de  mettre  en  lumière 
la  conduite  des  missionnaires  et  de  bien  établir  qu'ils  n'avaient  agi 
que  d'accord  avec  le  ministre  de  France,  déclara,  sans  contradic- 
tion possible  de  la  part  de  la  Commission  déconcertée,  qu'il  se  tenait 
pour  délié  du  secret  et  qu'il  parlerait.  Quel  dommage  que  le  vail- 
lant député,  comme  on  lui  en  avait  prêté  l'intention,  n'ait  pas  porté 
l'incident  à  la  tribune  I  II  eût  été  bon  de  faire  connaître  au  pays 
toute  cette  histoire  dans  laquelle  ministres  et  Commission  ont 
rivalisé  d'incohérences,  et  de  lui  montrer,  par  ce  nouvel  exemple,  à 
quelles  gens  son  sort  est  livré. 

La  grève  des  mineurs  jetait  ses  derniers  feux,  quand  les  inscrits 
maritimes  de  Marseille  ont  annoncé  la  leur.  Comme  dans  les  houil- 
lères, c'est  la  minorité  qui  a  décidé  le  chômage  et  réussi  par  la  ter- 
reur à  l'imposer  à  la  majorité.  Un  journal  racontait  que  de  vieux 
marins,  au  service  des  armateurs,  les  avaient  quittés  les  larmes  aux 
yeux,  pour  ne  pas  encourir  les  colères  des  grévistes.  On  demande  et 
on  vient  de  voter  des  amnisties  pour  les  grévistes;  mais,  qu'on  le 
sache  bien,  les  grévistes,  eux,  n'accordent  pas  l'amnistie  à  leurs 
camarades.  C'est  ainsi  que,  dans  la  Loire,  le  syndicat  de  la  Roche- Mor- 


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CHRONIQUE  POUT1Q0B  993 

lière  s'étant  plaint  que  la  Compagnie  n'ait  pas  repris  tous  les  ouvriers, 
le  directeur  de  la  mine  lui  a  répondu  qu'il  n'avait  promis  de  les 
reprendre  qu'à  la  condition  qu'il  ne  serait  exercé  aucune  repré- 
sadlle  contre  ceux  qui  n'avaient  pas  fait  grève,  et  que  la  condition 
n'ayant  pas  été  remplie,  plusieurs  travailleurs  ayant  été  assaillis  et 
frappés,  il  était  libéré  de  tout  engagement. 

Aussi,  lorsque  le  ministre  du  commerce,  M.  Trouillot,  est  venu 
déclarer  à  la  Chambre  qu'il  ne  pourrait  assurer  le  départ  régulier 
des  passagers  pour  l'Algérie,  la  Tunisie,  l'Indo -Chine,  parce  que 
ce  serait  rompre  l'équilibre  entre  patrons  et  grévistes,  il  a  manqué 
à  la  vérité  autant  qu'à  la  justice.  Cet  équilibre,  le  gouvernement 
l'a  rompu  partout  au  bénéfice,  non  pas  seulement  des  grévistes, 
mais  des  pires  agitateurs.  Son  devoir,  s'il  avait  voulu  demeurer 
impartial,  eût  été  de  protéger  la  liberté  du  travail  à  l'égal  de  la  liberté 
de  la  grève.  11  n'en  a  rien  fait;  partout  il  a  interdit  à  ses  agents  d'in- 
tervenir contre  les  agresseurs,  et  c'est  ainsi  que  partout,  en  dehors 
des  scènes  de  pillage  et  de  violences  qu'ont  rapportées  les  journaux, 
les  grévistes  ont  pu  traiter  en  pays  conquis  les  régions  que  ses 
lâches  complaisances  leur  avait  livrées. 

Pour  les  inscrits  maritimes,  les  obligations  du  gouvernement 
étaient  plus  strictes  encore.  Les  inscrits  maritimes,  une  fois  qu'ils 
ont,  dans  leur  pleine  liberté,  souscrit  leur  engagement,  sont  presque 
des  soldats;  ils  sont  régis  par  un  code  spécial  qui,  en  leur  assurant 
certains  privilèges,  leur  impose,  sous  des  peines  plus  sévères,  une 
discipline  plus  rigoureuse.  Us  remplissent  un  service  public. 
Qu'adviendrait-il  si,  à  leur  exemple,  les  employés  des  chemins  de 
fer,  les  chauffeurs,  les  mécaniciens,  venaient  à  se  mettre  en  grève? 
Et  pourquoi  les  facteurs,  pourquoi  les  soldats  et  les  marins  eux- 
mêmes,  avec  les  ferments  de  haine  et  de  désordre  que  les  ministériels 
jettent  sans  cesse  dans  leurs  rangs,  n'en  feraient-ils  pas  autant? 
Dans  leur  dernier  manifeste,  les  inscrits  maritimes  traitent  «  d'in- 
fâmes »  les  lois  qui  les  gouvernent.  Croit-on  que  ce  langage  n'aura 
pas  des  échos?  L'anarchie  est  désormais  sans  limites;  il  n'y  a  pas  de 
malheur  qu'on  ne  puisse  prévoir,  pas  d'attentat  qu'on  n'érige  en 
droit. 

En  attendant,  voici  comment  une  feuille,  peu  suspecte  d'oppo- 
sition au  pouvoir,  décrit  l'état  de  Marseille  : 

«  L'arrêt  du  trafic  est  complet,  dit  le  Temps.  Marseille  est  de 
nouveau  garrottée,  immobilisée,  frappée  d'une  mort  temporaire 
qui,  à  trop  se  prolonger,  risque  de  devenir  définitive.  L'expression 
n'est  pas  trop  forte,  et  il  est  presque  impossible  d'exagérer  l'étendue 
du  ma).  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  se  reporter  au  dernier 
rapport  du  consul  de  France  S  Gènes...  Chaque  année  le  trafic  de 


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994  CHRONIQUE  FOUTIQOt 

Gènes  augmente  et  celui  de  Marseille  diminue.  Aussi  notre  consul, 
qui  assiste  de  près  à  la  lutte  et  touche  du  doigt  les  résultats,  pous- 
sait-il un  cri  d'alarme.  Encore  quelques  fautes  comme  les  deux 
grèves  des  dockers,  disait-il,  et  la  ruine  de  Marseille  sera  con- 
sommée au  profit  de  sa  rivale.  » 

Cet  avertissement  du  consul  était  donné  quelques  mens  avant  la 
grève  des  inscrits  maritimes.  En  revanche,  depuis  que  celle-ci  est 
ouverte,  leurs  camarades  d'Angleterre  ont  télégraphié  aux  gré- 
vistes de  Marseille  :  «  Bon  courage  !  » 

Les  socialistes  de  France,  se  sentant  les  maîtres,  profitent  de  leur 
puissance  pour  opprimer  la  minorité.  Au  Reichstag,  les  socialistes 
allemands,  se  trouvant  en  minorité,  font  de  l'obstruction  contre  la 
majorité.  C'est  le  même  esprit,  avec  les  différences  d'application  que 
commande  la  diversité  des  situations.  Le  gouvernement  de  Berlin 
a  proposé  un  tarif  douanier,  dont  les  socialistes  repoussent  les 
chiffres  comme  exagérés,  et  les  agrariens  comme  trop  faibles.  Les 
agrariens  ont  fait  prévaloir  leurs  vues  dans  la  commission,  et  le 
gouvernement,  jugeant  impossible  d'obtenir  l'adoption  de  son 
projet,  s'est  résigné  à  entrer  en  pourparlers  avec  les  partis,  dont  se 
compose  la  majorité,  pour  aboutir  à  un  résultat.  L'augmentation 
des  droits  d'entrée  sur  l'orge  serait,  d'après  ce  que  l'on  connaît  de 
ces  négociations  encore  secrètes,  la  base  principale  de  l'entente. 

C'est  cet  accord  que  les  socialistes  ont  résolu  d'empêcher  à  tout 
prix.  Chaque  séance  est  troublée  et  interrompue  par  leurs  vio- 
lences et  par  leur  vacarme.  La  majorité,  poussée  à  bout,  a  voulu 
en  finir;  elle  s'est  ralliée,  de  guerre  lasse,  à  la  motion  de  M.  de 
Kardoff,  proposant  de  voter  en  bloc  les  articles  du  tarif.  Les 
libéraux- nationaux  eux-mêmes,  quoique  opposés  au  projet,  ont 
adhéré  à  la  proposition,  ne  voulant  pas,  comme  l'a  déclaré  leur  chef 
M.  Basserman,  assumer  la  responsabilité  des  scandales  provoqués  par 
les  socialistes.  Mais  le  vote  de  cette  motion  n'a  pas  encore  amené  le 
vote  du  projet,  les  socialistes  s'acharnant  à  empêcher  tout  débat. 
Au  pouvoir  ou  hors  du  pouvoir,  ils  sont  partout  les  mêmes,  reven- 
diquant la  liberté  et  ne  connaissant  que  la  force. 

La  session  du  Parlement  italien  s'est  rouverte  le  26  novembre. 
Ses  débuts  ont  été  favorables  au  cabinet  Zanardelli.  L'heureuse 
délivrance  de  la  reine  et  la  naissance  de  la  princesse  Mafalda 
ont  réuni  dans  un  même  sentiment  les  deux  assemblées.  A  la 
Chambre,  le  ministère  a  présenté,  sur  l'organisation  des  travaux 
publics  et  la  diminution  des  petites  cotes  financières  des  projets 
qui  ont  été  bien  accueillis,  quoique  l'on  ait  également  pris  en  con- 
sidération les  propositions  que  leur  opposait  le  principal  adversaire 
du  cabinet,  M.  Sonnino.  D'autre  part,  malgré  la  défaveur  qu'avait 


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CBROMQUE  POLITIQUE  995 

rencontrée  la  première  annonce  de  ses  intentions,  le  gouvernement 
a  présenté  un  projet  de  loi  sur  le  divorce.  La  commission,  élue  pour 
l'examiner,  s'y  montre  hostile,  comme  l'est  d'ailleurs  le  sentiment 
général  du  pays.  C'est  là  l'écueil  auquel  risquera  toujours  de  se 
heurter  le  ministère  Zanardelli.  Il  a  besoin  de  l'appui  de  deux 
partis  qui  ne  s'entendent  pas  entre  eux,  des  socialistes  et  d'une 
fraction  des  modérés  ;  les  gages  qu'il  donnera  aux  uns  éloigneront 
de  lui  les  autres,  et  cette  alternative  peut,  au  premier  jour, 
entraîner  sa  chute. 

En  Espagne,  le  ministère  Sagasta  a  succombé.  Nous  avions  prévu 
ce  dénouement,  sans  croire  qu'il  vînt  aussi  vite.  Nous  pensions 
également  que  le  roi  Alphonse  XIII  n'avait  tenu  à  garder  le  cabinet 
libéral  que  pour  être  plus  libre,  dans  le  cas  probable  de  sa  retraite 
prochaine,  de  s'adresser  aux  conservateurs.  11  vient,  en  effet,  de 
confier  à  leurs  chef,  M.  Silvela,  le  soin  de  former  un  nouveau 
ministère. 

Le  Président  Roosevelt  a  envoyé  son  message  annuel  au  Congrès 
des  Etats-Unis.  Ce  n'est  pas  sans  envie  que  nous  en  avons  lu  les 
premières  lignes  :  «  Nous  continuons,  dit- il,  à  traverser  une 
période  de  prospérité  prodigieuse.  Comme  peuple,  nous  avons 
joué  un  grand  rôle  dans  le  monde,  et  cherchons  à  en  jouer  un 
encore  plus  grand  dans  l'avenir...  Ce  qui  nous  guide,  ce  n'est  pas 
le  sentiment  des  faibles  et  des  lâches,  c'est  l'évangile  de  l'espé- 
rance et  de  l'effort  triomphant.  » 

On  parle  souvent  en  France  de  la  revision  de  la  Constitution, 
et  plusieurs  se  persuadent  qu'avec  quelques  modifications  à  son 
texte,  on  changerait  l'état  des  choses.  Nous  sommes  loin  de  pré- 
tendre que  la  Constitution  soit  parfaite,  et  nous  voyons  clairement 
le  principe  qui  lui  manque.  Mais  nous  ne  pensons  pas  qu'il  suffise 
d'en  retoucher  quelques  articles,  fussent  ceux  qui  ont  trait  &  la 
condition  du  pouvoir  exécutif  sous  la  République,  pour  arrêter 
la  crise  qui  nous  emporte.  Les  institutions  ne  valent  qu'autant 
qu'elles  sont  soutenues  par  la  valeur  des  hommes,  et  leurs  effets 
varient  suivant  le  tempérament  de  ceux  qui  les  représentent. 

Supposons,  par  exemple,  que  les  Etats-Unis  et  la  France 
puissent  échanger  leurs  présidents,  et  que  M.  Roosevelt  vienne  à 
l'Elysée  prendre  la  place  de  M.  Loubet,  comme  M.  Loubet  à  la 
Maison-Blanche  la  place  de  M.  Roosevelt.  Croyez-vous  que  sans 
changer  les  institutions,  si  différentes  pourtant  dans  les  deux  pays, 
on  ne  verra  pas,  grâce  au  changement  des  hommes,  les  affaires 
prendre  ici  et  là  un  tout  autre  tour?  Qu'aurez-vous  mis,  avec 
M.  Loubet,  à  la  tète  du  gouvernement  des  Etats-Unis?  Un  pauvre 
sire  qui,  élu  par  un  parti,  ne  saura  que  se  soumettre  aveuglément 


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996  CHRONIQUE  POUUOOB 

aux  exigences  de  ce  parti,  qui  en  9era  le  jouet  et  l'esclave,  n'ayant 
souci,  devant  ses  prétentions  les  plus  iniques  ou  les  plus  dange- 
reuses, que  de  s'effacer  pour  ne  pas  compromettre,  en  essayant  de  le 
modérer,  sa  situation  personnelle.  Soliveau  il  était  à  Paris;  soliveau 
il  restera  à  Washington.  Imaginons,  au  contraire,  que  M.  Roosevelt 
est  à  l'Elysée.  Voilà  un  homme  qui,  élu  en  Amérique  par  les 
républicains,  n'a  pas  peur  de  les  contredire;  qui,  sans  crainte  de 
hasarder  sa  réélection  future,  affronte  la  puissance  des  milliar- 
daires, en  leur  déclarant  que,  dût-on  pour  cela  amender  la  Consti- 
tution, il  est  indispensable  de  réglementer  les  trusts,  qui  fait 
entendre  raison  à  des  milliers  de  grévistes,  en  les  décidant  à 
accepter  l'arbitrage  d'une  commission  dans  laquelle,  entre  paren- 
thèses, il  fait  entrer,  d'accord  avec  eux,  un  évêque  catholique,  qui 
expose  nettement  ses  vues  personnelles,  même  quand  il  les  sait 
opposées  à  celles  de  ses  électeurs.  Cette  attitude  l'a-t-elle  affaibli? 
Bien  loin  de  là;  elle  a  créé  sa  popularité,  et  le  vœu  de  la  nation, 
planant  au-dessus  des  partis,  va  préparer  sa  réélection. 

Supposons  un  tel  homme  en  France.  Même  élu  par  les  deux 
Chambres,  même  enfermé  dans  les  limites  de  la  Constitution, 
croyez-vous  qu'il  restera  coi?  Croyez-vous  qu'il  se  terrera  dans  sa 
présidence,  signant  servilement  tout  ce  que  lui  présenteront  ses 
ministres?  Croyez- vous  qu'il  ne  trouvera  pas  moyen  de  faire  entendre 
sa  voix,  au-dessus  des  clameurs  ineptes  et  brutales  des  sectaires  et 
des  cosmopolites,  pour  défendre  contre  eux  l'honneur,  la  justice,  la 
liberté,  la  patrie?  Lui  qui  demande  aux  Etats-Unis  d'augmenter  leur 
flotte,  s'ils  veulent  qu'on  les  respecte,  et  d'être  forts,  s'ils  veulent 
assurer  la  paix,  croyez-vous  qu'il  laissera  d'indignes  ministres 
abaisser  le  nom  de  la  France,  et  désorganiser  à  i'envi  l'armée  et  la 
marine?  Et,  s'il  comprenait  ainsi  sa  mission,  s'il  s'affirmait  ainsi 
devant  le  pays,  croyez- vous  que  la  France  le  répudierait?  Bien  au 
contraire,  elle  l'acclamerait;  elle  reconnaîtrait  en  lui  quelqu'un; 
elle  saluerait  un  homme,  et  elle  aurait  vite  fait  disparaître  la 
tourbe  qui  l'opprime  et  qui  la  déshonore. 

Hélas!  nous  faisons  un  rê?e.  Celui  qui  loge  à  l'Elysée  n'est  pas 
un  Roosevelt.  Ce  n'est  pas  un  homme. 

Le  Directeur  ;  L.  LATEDAI 
Lun  des  gérants  :  JULES  GERVAI8. 


rAjus.  —  l  pb  sot»  n  nu,  ntnuicBVM,  18,  wj*  m  routa  iautt  lAcqvs. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  ' 


o 


O     L 


LA  SIGNATURE 


I 


La  colère  qui  avait  dicté  l'ultimatum  au  Premier  consul  resta 
toute  vive  jusqu'à  la  fin  de  mai,  et  c'est  à  ce  moment  que  se 
placerait  une  scène  qui  est  racontée  dans  de  précieux  documents 
inédits  que  j'ai  déjà  mentionnés.  Je  la  résume  très  fidèlement. 

Bonaparte,  peu  de  temps  après  avoir  envoyé  son  ultimatum,' 
fit  venir  H.  de  Talleyrand  : 

—  Je  suis  très  mécontent  du  Pape,  lui  dit-il.  Il  abuse  du  besoin 
que  je  crois  avoir  de  la  religion,  et  par  conséquent  des  prêtres  non 
assermentés  que  le  peuple  estime  seuls.  Que  faire,  en  effet,  de  la 
canaille  constitutionnelle,  si  elle  n'est  encadrée  dans  les  vrais 
prêtres;  mais  on  ne  me  force  pas  la  main.  Je  me  passerai  du  Pape  ; 
je  ferai  Bernier  patriarche  des  Gaules.  Celui-ci  est  ambitieux  et 
n'est  que  cela.  Qu'en  pensez- vous? 

—  Je  pense,  répondit  H.  de  Talleyrand,  que  Bernier  refusera, 
et  pour  cela  il  n'a  pas  besoin  de  sa  conscience,  il  ne  lui  faut  que 
du  bon  sens...  Il  n'est  plus,  le  lendemain,  qu'un  M.  de  Jarente  ou 
un  H.  Gobel  de  plus.  Du  reste,  poursuivit-il  froidement,  j'interro- 
gerai Bernier  lui-même. 

Il  ne  voulut  point  intervenir  directement,  mais  il  envoya  chez 
l'abbé  l'intermédiaire  dont  il  se  servait  habituellement  pour  com- 
muniquer avec  lui.  C'était  un  de  ses  secrétaires,  honnête  homme 
et  homme  d'espiit,  qui  était  resté  fidèle  à  la  religion;  «  le  seul 
d'entre  vous  qui  aille  à  la  messe  »,  disait  Talleyrand  à  ses  colla- 
borateurs. 

—  Quoi  I  c'est  vous  qui  m'apportez  cela?  dit  Bernier  &  l'envoyé. 

—  Oui,  c'est  moi,  mais  j'ai  prévu  votre  réponse. 

—  Peut-être  pas,  répondit  l'abbé. 

11  était  difficile,  en  effet,  d'en  prévoir  l'incroyable  énergie,  et 

4  Voy.  le  Correspondant  du  25  décembre  1901  et  des  10  février,  25  mai, 
10  août  et  10  décembre  1902. 

6*  LIVRAISON.  —  25  DÉCEMBRE  1902.  65 


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998  LE  CONCORDAT  DE  1801 

elle  suffit  pour  donner  une  complète  idée  du  courage  et  de  l'indé- 
pendance  duj>rètre  vendéen. 

—  (Qu'on  me  ramène  aux  'carrières!  Mon  éhien  me  garde» 
encore  contre  les  bleus. 

Quand  M.  de  Talleyrand  reçut  cette  admirable  réponse  : 

—  Je  le  savais  bien  I  s'écria- t-il.  Bonne  leçon  pour  celui  qu'enivre 
déjà  son  pouvoir! 

Et  il  transmit  immédiatement  la  réponse  au  Premier  consul,  qui 
s'écria,  stupéfait  : 

—  Quels  hommes!  Il  faut  donc  en  finir! 

C'est  alors  que  Bonaparte,  chez  qui  la  raison  triomphait  presque 
toujours  à  la  longue,  résumant  en  lui-même  tous  ces  débats  par  un 
de  ces  traits  soudains  et  rapides  qui  lui  étaient  familiers,  dit  cette 
parole  si  remarquable  :  «  Je  comprends  que  pour  avoir  une  religion 
dans  un  pays  impie  et  une  royauté  dans  un  pays  républicain,  il 
faut  la  meilleure.  » 

A  cette  parole,  M.  de  Talleyrand  se  contenta  de  répondre  : 
«  Mot  sublime  et  qui  dit  tout.  » 

Il  voulait,  par  cette  réflexion,  faire  prendre  patience  au  Premier 
consul,  fatigué  de  ce  laborieux  enfantement  de  la  paix  religieuse1! 

L'anecdote  est  jolie,  quoique  les  trois  héros  y  prennent  des  airs 
de  Morale  en  action  qui  ne  cadrent  guère  avec  leurs  caractère 
connus.  Acceptons-la  pourtant,  malgré  ses  invraisemblances,  mais 
reconnaissons  que  cette  belle  attitude  ne  dura  pas  longtemps,  et 
en  particulier  que  Talleyrand  ne  se  fatigua  point  à  calmer  Bona- 
parte, qui,  pendant  quelques  semaines,  laissa  Fouché  donner  car- 
rière à  ses  instincts  de  persécuteur.  Le  ministre  de  la  police, 
devenu  très  puissant  depuis  qu'il  avait  eu  raison  contre  tout  te 
monde  en  découvrant  dans  le  parti  royaliste  les  auteurs  de  la 
machine  infernale,  usait  de  son  influence  prépondérante  pour 
satisfaire  ses  vieilles  haines  de  jacobin.  Il  déporta  et  emprisonna 
des  prêtres,  recommença  à  punir  comme  des  délits  les  manifesta- 
tions extérieures  du  culte,  et  protégea  les  crimes  de  la  Révolution 
contre  les  prédicateurs  qui  profitaient  de  la  réouverture  d'un  cer- 
tain nombre  d'églises  et  de  la  liberté  précaire  dont  jouissait  la 
religion  sous  son  bon  plaisir.  Le  vendredi  saint  de  l'année  1801, 
un  orateur  en  renom,  l'abbé  Fournier,  avait  institué  un  parallèle 
entre  la  mort  de  Jésus-Christ  et  celle  de  Louis  XVI.  Le  jour  de  la 
Pentecôte,  il  eut  l'imprudence  de  revenir  au  même  sujet  par  voie 
d'allusion.  «  O  mon  Dieu,  s'écria- 1- il,  la  ville  dans  laquelle  voos 

*  Papiers  du  château  de  la  Jonchère.  Espérons  que  le  jeune  savant  qui  a 
tiré  de  ces  papiers  un  travail  eHntéranaut  sur  l'ép&KQpat  de  Talleyrand  & 
Autun  continuera  à  explorer  cette  mine  précieuse  et  inexplorée. 


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LB  CONCORDAT  M  1W  9*9 

av.es  opéré  le  prodige  que  nous  honorons-  venait  de  commettre  un 
grand  crime  en  condamnant  à  mort  votre  Fils  ;  la  ville  dana  laquelle 
je  parle  est-elle  moins  coupable?  Je  me  tais1.  »  Dénoncé  pour  ces 
paroles,  il  fut  arrêté  comme  atteint  de  folie  séditieuse  et  conduit  à 
Bicètre,  où  on  le  dépouilla  de  ses  vêtements  sacerdotaux  pour  le 
revêtir  de  l'uniforme  des  fous 2. 

Par  contre-coup,  M.  Emery,  qui  passait  pour  ami  de  Fournies 
subit  une  détention  de  dix-huit  jours  sans  avoir  commis  d'autre 
crime  que  d'être  vénéré  par  tout  le*  clergé  français. 

«  Le  clergé  de  Paris  est  venu  me  présenter  une  pétition  très 
bien  faite,  dans  laquelle  il  se  plaint  de  l'acte  arbitraire  commis 
par  le  préfet  de  police  contre  le  prêtre  Fournier.  J'ai  répondu  : 
«  Le  préfet  n'a*  agi  que  pan  ordre  du.  gouvernement.  J'ai  voulu 
«  vous  prouver  que  si  je  mettais  mon  bonnet  de  travers,  il  faudrait 
«  bien  que  les  prêtres  obéissent  k  la  puissance  civile.  »  Ils  se  sont 
retirés  sans  rien  répliquer.  Fournier  est  leur  coryphée  :  ils  ont  été 
très  sensibles  à  ce  qu'on  lui  a  fait.  C'est  un  acte  révolutionnaire; 
mais  il  faut  bien  agir  ainsi,  en  attendant  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  réglé.  Fournier  ne  reverra  pas  la  France;  je  l'enverrai  en  Italie 
et  je  le  recommanderai  au  Pape8.  » 

En  même  temps  qu'il  frappait  les  insermentés,  Fouché  pro- 
tégeait et  encourageait  les  scbismatiques  qui  s'agitaient  beaucoup 
et  annonçaient  l'intention  d'ouvrir  un  concile  national  à  Notre- 
Dame  le  29  juin,  au  jour  même  de  la  fête  de  saint  Pierre  et  saint 
Paul.  On  conçoit  que  Spina  passa  un  mois  de  mai  terrible  et  qu'il 
avait  quelque  raison  d'écrire  :  «  La  situation  de  la  religion  en 
France  est  vraiment  douloureuse,  et  le  schisme  est  redevenu  plus 
terrible  et  plus  menaçant  que  jamais.  » 

Quel  effet  allait  produire  dans  ce  milieu  le  courrier  qu'il  atten- 
dait de  Rome  avec  une  fébrile  impatience?  C'est  ce  que  le  prélat  se 
demandait  en  cherchant  quelque  raison  de  se  rassurer. 

II 

«  Hier  (23  mai),  à  trois  heures  de  l'après-midi,  le  tant  désiré 
Livio  (sospiraio)  est  arrivé  et,  en  le  voyant,  je  n'ai  pu  me  tenir 
de  lever  les  yeux  au  ciel  et  de  m'écrier  en  soupirant  :  Veni,  Sonate 
Spiritus,  et  emitte  cœlitus  lucis  tues  radium.  Le  pauvre  homme 
apportait  ses  volumineuses  dépêches  intactes,  mais  toutes  mouil- 

*  Boulay,  t.  III,  p. 

9  II  fat  ensuite  transféré  en  Italie  et  incarcéré  à  Turin.  Mis  en  liberté  à 
la  fia  de  Tannée  par  la  protection  de  Fesch,  il  devint  en  1806  évoque  de 
Montpellier. 

3  Mémoires  sur  le  Consulat,  par  Thibaudeau,  p.  137. 


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10É)  LE  CORCOBDAT  DE  1601 

lées,  parce  qu'il  était  tombé  dans  la  Scivia  où  il  avait  failli  rester.  » 
On  devine  avec  quel  empressement  le  prélat  ouvrit  le  paquet  et 
prit  connaissance  des  pièces.  Il  fut  saisi  d'admiration  pour  le 
travail  accompli  et  la  manière  dont  à  Rome  on  avait  réussi  à 
concilier  les  desseins  du  Premier  consul  avec  les  règles  de  la 
discipline  ecclésiastique.  Il  appela  immédiatement  pour  confident 
Bernier,  auquel  il  remit  la  lettre  que  le  Pape  lui  avait  écrite.  Quel 
honneur  pour  le  fils  du  pauvre  tisserand  de  Daon,  pour  le  modeste 
curé  de  Saint-Land  et  pour  l'ancien  insurgé  dont  la  tète  avait 
été  mise  à  prix,  de  se  voir  ainsi  loué  et  pour  ainsi  dire  supplié 
par  le  chef  de  l'Eglise  I  Naturellement,  il  se  montra  lui  aussi  très 
satisfait  du  travail  romain  et  tout  pénétré  de  reconnaissance  pour 
Sa  Sainteté  :  contentissimo  di  tutto  il  lavoro  e  penetralissimo 
délia  lettera  *. 

Il  importait  que  la  première  impression  donnée  à  Bonaparte  fût 
favorable,  et  comme  rien  ne  pouvait  lui  être  communiqué  officiel- 
lement que  par  Talleyrand,  Bernier  s'arrangea  pour  le  prévenir 
officieusement  et  il  se  rendit  le  lendemain  à  ta  Malmaison.  Il 
réussit  à  merveille2,  Bonaparte  se  montra  fort  content.  «  A  part 
quelques  expressions  qu'on  peut  changer  facilement,  dit-il,  tout 
ira  bien.  »  11  avait  particulièrement  goûté  la  lettre  du  Pape  et  le 
Carissime  Fili.  Bernier  s'appliqua  de  son  mieux  à  fortifier  ces 
bonnes  dispositions  en  lui  exposant  habilement  les  rusons 
d'adopter  le  projet  romain  moyennant  quelques  modifications  qu'il 
indiquait. 

«  Vous  avez  jusqu'ici  vaincu  les  peuples  armés  et  subjugué, 
par  l'éclat  de  vos  triomphes,  les  ennemis  de  votre  gloire  :  en 
rendant  à  la  France  la  religion  qu'elle  désire,  vous  surmonterez 
tous  les  obstacles,  vous  gagnerez  tous  les  cœurs  et  consommerez 
d'un  seul  trait  l'obligation  la  plus  grande  et  la  plus  utile  en  poli- 
tique que  votre  génie  ait  pu  concevoir.  Le  Directoire,  souvent 
vainqueur  au£dehors,  mais  détesté  dans  l'intérieur  par  son  into- 
lérance, prépara  lui-même  sa  propre  destruction.  Plus  habile  que 
lui,  vous  saurez,  en  triomphant  au  dehors,  établir  au  dedans 
la  félicité  publique  sur  les  bases  immuables  et  sacrées  de  la 
religion... 

«  Laissons  la  cour  de  Rome  employer  les  expressions  et  les 
phrases  qui  conviennent  à  son  style  ordinaire,  pourvu  qu'elles  ne 
blessent  pas  la  dignité  du  gouvernement  et  qu'elles  rendent  avec 
exactitude  ce  que  nous  désirons.  Peut-être  en  exigeanU'expresskra 

4  Dépêche  de  Spiaa  à  Conaalvi. 
1  A  tutto  riuêci  a  meravigHa. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  1001 

littérale  du  projet  approuvé  par  le  gouvernement,  paraîtrions- 
nous  dicter  la  loi  avec  trop  d'aècendant.  L'adhésion  du  Souverain 
Pontife  paraîtrait  moins  libre,  et  nous  serions  moins  assurés  de 
sa  coopération  sincère  à  l'exécution  des  mesures  que  vous  adoptez, 
parce  qu'en  général  tout  traité,  toute  convention  entre  deux  puis- 
sances n'est  permanente  et  durable  qu'autant  que  l'une  et  l'autre 
usent  d'une  condescendance  mutuelle  et  s'accordent  sur  le  fond 
sans  donner  aux  expressions  un  sens  trop  littéral... 

«  La  puissance  avec  laquelle  on  traite  est  d'autant  plus  liée  que 
l'on  a  paru  condescendre  davantage  à  ce  qu'elle  désirait.  » 

Le  premier  mouvement  de  Bonaparte  fut  d'expédier  un  courrier 
à  Gacault  pour  lui  enjoindre  de  ne  pas  bouger  de  Rome.  On 
calcula,  en  supputant  les  jours,  que  l'ordre  lui  arriverait  à  temps. 
Cependant  le  courrier  ne  partit  pas  et  quand  Spina  s'en  plaignit, 
on  lui  répondit  qu'on  voulait  attendre  les  dépêches  de  Gacault, 
que  peut-être  il  avait  obtenu  par  son  ultimatum  la  signature  pure 
et  simple  du  projet  français  et  qu'il  ne  fallait  pas  perdre  la  chance 
de  ce  succès.  Après  quatre  ou  cinq  jours,  la  scène  changea  brus- 
quement :  Talleyrand  avait  passé  par  là.  Il  avait  paru  d'abord 
partager  la  satisfaction  du  Premier  consul  qu'il  se  gardait  bien  de 
heurter  de  front;  puis  il  suggéra  d'attendre  de3  nouvelles  de 
Gacault,  puis  il  exprima  nettement  l'opinion  qu'à  part  des  chan- 
gements fort  légers,  il  fallait  revenir  à  la  première  rédaction 
envoyée  à  Rome.  Les  sacrifices  faits  par  le  Pape,  la  lettre  au 
Premier  consul,  les  explications  concluantes  de  Gacault  le  lais- 
sèrent absolument  insensible.  Le  29  mai,  il  écrivait  au  Premier 
consul  :  «  Je  pense  qu'il  convient  d'exprimer  à  l'agent  du  Saint- 
Siège  un  mécontentement  marqué  sur  l'insuffisance  et  le  vague 
des  articles  de  la  convention  modifiée.  Au  fond,  il  n'y  a  pas  de 
modifications  nécessaires  à  faire  à  la  première.  » 

Le  4  juin,  dans  une  lettre  à  Bernicr,  il  reproduisait  ses  accusa- 
dons  contre  la  cour  de  Rome  :  «  Ge  projet,  quant  au  fond  et  quant 
aux  expressions,  diffère  tellement  sur  des  points  très  importants  du 
premier,  qu'on  aurait  tout  lieu  de  croire  que  le  Saint-Siège  ne 
cherche  qu'à  gagner  du  temps,  s'il  n'était  pas  d'ailleurs  extrême- 
ment sensible  que  cette  aveugle  politique  est  aussi  opposée  à  ses 
intérêts,  qu'au  but  que  ses  devoirs  les  plus  sacrés  lui  recommandent 
d'atteindre... 

«  ...  Si  le  Premier  consul  ne  connaissait  pas  personnellement  le 
Souverain  Pontife,  il  lui  serait  impossible  de  ne  pas  attribuer  à 
des  vues  peu  compatibles  avec  le  discernement  et  les  vertus  dont 
il  le  sait  doué,  l'éloignement  qu'il  montre  pour  des  sacrifices  que 


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ton  if  ccwcowwli  01  \m 

k  rtëgîon  ne  lui  recommande  pas  moins  impérieusement  que  Wi 
arcon  stances.  Le  retour  de  mon  dernier  courrier  nous  apprend» 
jusqu'où  s'étend  l'empire  qne  des  conseillers  perfides  ont  sa 
prendre  sur  son  esprit... 

«  Je  vous  prie  de  faire  connaître  à  H.  l'Archevêque  de  Gorinthe 
les  impressions  que  le  Premier  consul  a  reçues  de  la  dernière  dé- 
marche de  sa  cour,  et  de  lui  dire  que  cette  impression  ne  peut  être 
tempérée  que  par  la  perspective  d'une  adhésion  entière,  prochaine 
et  définitive  au  plan  qui  avait  été  approuvé  et  consenti  par  lui  '.  » 

Bernier  promit  immédiatement  ses  bons  offices  pour  chapitrer 
Spina.  «  Je  vais  adresser  de  suite  à  Mgr  Spina  une  note  particu- 
lière et  pressante  sur  le  contenu  de  la  lettre  que  vous  venez  de 
m'adresser.  Je  vous  promets,  de  ma  part,  les  efforts  les  plus 
constants.  Je  les  dois  à  ma  patrie  comme  Français,  à  ma  religion 
comme  prêtre,  au  Pape  comme  catholique.  Il  ne  tiendra  pas  à  moi 
qu'il  n'accède  textuellement  et  littéralement  à  vos  vues.  Vous 
savez  ce  que  j'ai  déjà  écrit  à  Rome  sur  cet  objet.  Je  vous  promets 
d'employer  des  expressions  plus  fortes  encore  s'il  est  possible  » 

Le  courrier  de  Rome  apporta  dans  les  premiers  jours  de  juin  k 
récit  des  scènes  que  nous  avons  racontées  et  l'annonce  de  la  pro- 
chaine arrivée  de  Gonsalvi.  Cette  mission  du  secrétaire  d'Etat 
flatta  le  Premier  consul  comme  un  hommage  personnel,  mais  elle 
déplut  au  ministre  qui  chargea  Bernier  de  rédiger  en  hâte  un 
sixième  projet  et  de  le  présenter  à  la  signature  de  Spina  *,  afin  de 
mettre  le  cardinal  en  présence  d'un  fait  accompli  et  d'empêcher 
toute  discussion  ultérieure.  Or  le  sixième  projet,  nous  dit  Consalvi, 
c'était,  avec  des  changements  insignifiants,  le  cinquième  en  corps 
et  en  àme,  celui  qui  avait  été  repoussé  à  Rome.  Il  parut  dose 
inadmissible  à  Spina  qui  refusa  de  signer,  alléguant  avec  raison 
qu'il  convenait  d'attendre  Consalvi  et  les  instructions  nouvelles 
qu'il  pouvait  apporter.  C'est  le  15  juin  que  Bernier  présentait  son 
projet.  Le  16  il  confiait  son  échec  à  TaUeyrand. 

«  J'ai  épuisé  tous  les  raisonnements  et  tous  les  moyens  de 
conviction  pour  persuader  à  Mgr  Spina  qu'il  était  et  de  son  intérêt 
et  de  celui  du  Pape  qu'il  signât  le  projet  avant  l'arrivée  du  car- 
dinal Consalvi.  Je  n'ai  pu  le  convaincre.  Il  hésite,  il  craint. 
J'ignore  pourquoi,  puisque  le  Pape  a  déclaré  «  qu'aucune  des 
«  demandes  du  gouvernement  n'a  été  refusée  ».  Il  demande  ins- 
tamment qu'on  attende  le  cardinal  qui  finira  tout,  et  qui  doit 
arriver  sous  deux  jours.  Je  crois  fermement  que  c'est  le  seul  parti 
i  prendre.  Quelque  singulier  qu'il  soit,  il  faut  en  profiter,  puis- 
qu'ici  l'archevêque  hésite.  Dès  son  arrivée,  le  cardinal  s'expliquera 

4  Spina  avait  reçu  les  pouvoirs  de  plénipotentiaire. 


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] 


ÎM  GOTCORDàT  ME  1801 

«t  je  suis  convaincu  qu'il  signera  sans  difficulté.  Je  tous  le 
répète,  «  je  crois  fermement  qu'il  n'y  a  rien  dans  Je  projet  proposé 
•<c  par  voue  qui  puisse  être  refusé  et  qui  même  n'ait  été  -adopté  par 
«  le  Pape  ».  D'après  cela,  j'espère  qu'enfin  Ton  entendra  raison. 

«  Je  vais  copier  la  réponse  de  M.  Spina,  pour  vous  la  donner. 
C'est  une  pièce  curieuse  et  à  conserver.  J'aurai  le  plaisir  de  vous 
voir  demain,  et  de  vous  rendre  un  compte  plus  détaillé  de  mes 
efforts  et  de  la  nullité  des  moyens  qu'on  y  oppose.  Cette  hésitation 
disparaîtra,  j'en  suis  sûr;  mais  quand  tout  le  fond  est  décidé,  il 
est  bien  pénible  et  bien  fastidieux  de  chicaner  ponr  des  formes. 

((  Croyez,  citoyen  ministre,  et  daignez  répéter  au  Consul  que  ces 
vaines  subtilités  ne .  m'arrêteront  pas.  Je  suis  Français  et  non 
Romain.  Mon  pays  jouira  de  sa  religion,  ou  Rome  sera  convaincue 
i  la  face  de  l'Europe  de  ne  l'avoir  pas  voulu.  » 

III 

Telle  était  la  situation  peu  rassurante  que  trouvait  Consahi  en 
arrivant  à  Paris  Le  26  juin,  après  un  voyage  de  quatorze  jours  pen- 
dant lequel  il  n'avait  dormi  que  quinze  heures.  Il  alla  se  loger  i 
Y  Hôtel  de  Rome  avec  Spina  et  Caselli  dont  il  partagea  la  table  fru- 
gale et  l'existence  retirée.  Un  cardinal  romain  à  Paris I  II  y  avait 
bien  longtemps  qu'on  n'avait  eu  pareil  spectacle.  Consalvi  qui  ne 
cachait  pas  ses  insignes  devint  immédiatement  le  point  de  mire  de 
la  curiosité  publique  et  le  sujet  d'entretien  des  diplomates  qui 
commentèrent  sa  mission  dans  des  sens  opposés.  Azara,  ministre 
d'Espagne,  n'y  voyait  qu'un  avilissement  de  la  pourpre;  Lucche- 
sini,  ministre  de  Prusse,  attendait  le  succès  prochain  de  la 
négociation,  et  Cobentzel,  représentant  l'Empereur,  le  désirait  {4ns 
qu'il  ne  l'espérait,  redoutant  en  cas  de  rupture  la  conquête  de 
Rome  par  la  France  et  de  nouveaux  troubles  dans  l'Italie  à  peine 
pacifiée.  Les  journalistes,  déjà  ingénieux  et  inventifs,  parlaient  de 
la  suppression  du  pouvoir  «temporel.  Le  Moniteur,  pourtant, 
s'exprimait  sur  le  Pape  en  bons  termes,  et  insérait  le  12  juin  la 
note  suivante  :  «  Rome,  17  mai.  —  Jeudi  dernier,  jour  de  l'Ascen- 
sion, il  y  eut  une  grande  cérémonie  dans  la  chapelle  du  Pape... 
Les  Français  étaient  placés  sur  une  estrade  en  face  de  Sa  Sainteté 
qui  n'a  cessé  de  les  regarder  pendant  toute  la  cérémonie  avec  une 
attention  particulière...  Le  ministre  de  France  ne  parut  point,  étant 
retenu  par  une  légère  incommodité  ;  il  fut  remplacé  par  le  secré- 
taire de  légation,  qui  était  accompagné  de  plusieurs  généraux, 
officiers  et  négociants  français.  La  première  bénédiction  a  été  poar 
les  Français.  » 

Les  bruits  des  journaux  reçurent  du  gftawernement  un  démenti 


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1001  LE  CORCORDÀT  DE  1801 

officieux  qu'il  est  intéressant  de  connaître  et  qui  fut  publié  par  le 
Journal  des  Débats  sous  forme  d'une  lettre  venue  de  Rome  : 
«  Nous  ayons  lu  ici  avec  étonnement  l'article  du  Journal  de 
Milan,  relatif  &  la  prétendue  cession  du  gouvernement  de  Rome, 
projetée  par  le  Pape  actuel.  Il  serait  difficile  de  réunir  plus  de  faus- 
setés en  aussi  peu  de  mots.  Non  seulement  le  Pape  actuel  n'a  pas 
conçu  ce  projet  de  démission  qu'on  lui  suppose;  mais  aucune  puis- 
sance, aucun  gouvernement  ne  Ta  sollicité  de  l'exécuter.  II  est  de 
l'intérêt  de  tous  de  maintenir  l'indépendance  du  Saint-Siège  et  de 
ne  livrer  à  aucun  souverain  régnant,  à  Rome,  l'influence  majeure 
qu'exerce  sur  toutes  les  consciences  le  chef  de  la  religion.  » 

L'audience  très  solennelle  que  le  Premier  consul  accorda  au 
cardinal,  à  peine  arrivé,  dissipa  tous  les  bruits  fâcheux.  Sor  cette 
entrevue  et  sur  tout  son  séjour  à  Paris,  Gonsalvi  nous  a  laissé  deux 
sources  d'informations  précieuses  qui  se  complètent  et  se  con- 
trôlent l'une  l'autre  :  ses  Mémoires  et  ses  dépêches.  Les  Mémoires 
ont  été  publiés  en  1864  par  Crétîneau-Joly,  non  point  dans  le  texte 
italien,  mais  seulement  dans  une  traduction  française.  Ils  ont  sus- 
cité des  polémiques  qui  ont  fait  douter  de  leur  authenticité  et  plu- 
sieurs écrivains  les  déclarent  encore  apocryphes.  L'original  existe 
dans  les  archives  de  la  secrétairie  d'Etat,  écrit  tout  entier  de  la 
main  du  cardinal.  Je  l'ai  lu  et  confronté  avec  la  traduction  qui, 
sans  être  excellente,  ne  manque  point  d'exactitude.  Grétineau- 
Joly  s'est  permis  seulement  d'interpoler  une  petite  anecdote  pitto- 
resque dont  je  reparlerai. 

Gonsalvi  a  composé  ces  Mémoires,  en  1812,  à  Reims,  où  Napo- 
léon l'avait  interné,  sans  pouvoir  recourir  à  ses  dépêches  qui  lui 
auraient  permis  d'appuyer  et  de  contrôler  ses  assertions.  Il  n'est 
pas  étonnant  qu'il  ait  commis  quelques  erreurs,  et  il  s'en  excuse  à 
l'avance.  Victime  de  la  persécution,  écrivant  dans  la  solitude  loin 
de  Rome  occupée  par  les  Français  et  du  Pape  prisonnier  à  Fontai-  - 
nebleau,  il  était  porté  à  juger  son  persécuteur  avec  sévérité  et  ses 
souvenirs  ont  naturellement  pris  la  couleur  de  ses  pensées  du 
moment  qui  étaient  fort  tristes.  C'est  ainsi  qu'il  accuse  à  tort  les 
négociateurs  français  d'avoir  commis  à  son  égard  une  supercherie 
indigne  au  moment  de  signer  le  Concordat  et  que  le  Bonaparte  de 
ses  Mémoires  se  trouve  plus  noir  que  celui  de  ses  dépêches. 
C'est  à  celles-ci  qu'il  faut  indubitablement  accorder  la  préférence 
puisqu'elles  ont  été  écrites  au  jour  le  jour  sous  l'impression  immé- 
diate des  faits.  Nous  ne  pouvons  trop  remercier  M.  Boulay  de  les 
avoir  publiées,  et  je  me  suis  assuré  en  confrontant  les  plus  impor- 
tantes avec  les  originaux  de  la  secrétairie  d'Etat  qu'il  s'est  acquitté 
à  merveille  de  son  devoir  d'éditeur. 


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LI  CONCORDÂT  DI  1801  1095 

Dès  son  arrivée,  le  21  juin,  Consalvi  avait  prié  Bernier  d'offrir 
ses  hommages  au  Premier  consul,  de  solliciter  une  audience  et  de 
demander  en  quel  costume  il  devait  s'y  présenter.  Bonaparte  fixa 
l'entrevue  pour  le  lendemain  22,  dans  l'après-midi,  en  ajoutant  : 
«  Qu'il  vienne  en  costume  le  plus  cardinal  possible !.  »  Il  s'appliqua  à 
rendre  l'audience  très  imposante  et  très  intimidante  pour  l'envoyé 
pontifical  qui  aurait  bien  voulu  avoir  quelques  jours  pour  prendre 
langue  et  se  préparer.  Consalvi  en  rend  compte  au  cardinal  Doria 
en  toute  bâte  et  sans  le  moindre  apparat  de  style. 

«  La  réception  2  ne  pouvait  être  ni  plus  solennelle  ni  plus 
honorable.  La  troupe,  rangée  sur  les  escaliers  et  dans  les  salles, 
me  rendait  les  honneurs.  Dans  les  salles  je  fus  reçu  par  divers  gen- 
tilshommes (je  les  appellerai  ainsi)  dont  je  ne  sais  ni  quels  offices 
ils  remplissaient,  ni  qu'ils  sont.  Dans  la  dernière  antichambre,  je 
fqs  reçu  par  le  ministre  des  affaires  étrangères,  Talleyrand,  qui 
m'accompagna  dans  la  grande  salle  où  se  trouvait  le  Premier 
consul.  11  était  en  grand  costume,  entouré  des  ministres  d'Etat  et 
d'un  très  grand  nombre  de  personnes  occupant  de  hautes  charges, 
tous  en  habit  de  gala.  J'avais  l'habit  noir,  les  bas  et  la  calotte 
rouges  avec  le  chapeau  à  glainds,  comme  il  est  d'usage  à  Rome. 
Le  Premier  consul  fit  quelques  pas  pour  venir  à  ma  rencontre.  A 
peu  de  distance  de  toute  sa  suite  il  s'arrêta,  et,  debout  avec  le 
ministre  des  affaires  étrangères  à  son  côté,  il  me  donna  l'audience, 
qui  ne  dura  pas  moins  de  trois  quarts  d'heure  et  peut-être  plus. 

«  Bonaparte  parla  à  voix  basse  de  manière  de  n'être  entendu 
que  par  le  ministre,  sur  un  ton  doux  et  tranquille3,  avec  une 
figure  et  des  expressions  qui,  assez  sérieuses  au  début,  devinrent 
obligeantes,  courtoises  et  même  enjouées  au  fur  et  à  mesure  que 
l'entretien  se  prolongeait  :  «  Je  vous  avais  pris  pour  un  ennemi  de 
«  la  France,  mais  la  confiance  que  vous  témoigne  Sa  Sainteté,  les 
«  lettres  de  Murât  et  d'autres  rapports  favorables  m'ont  enlevé 
«  toute  mauvaise  impression.  Je  vénère  le  Pape  qui  est  excellent 
«  et  je  désire  m'arranger  avec  lui,  mais  je  ne  puis  admettre  les 
«  changements  que  vous  avez  imaginés  à  Rome.  Cependant  j'y 
«  mettrai  de  la  bonne  volonté  et  puisque  vous  n'avez  pas  voulu  du 
«  projet  de  Gacault,  on  vous  en  présentera  un  autre  avec  les  seuls 
«  changements  que  je  puisse  admettre.  Il  faudra  absolument  que 
«  vous  le  signiez  dans  cinq  jours.  » 

Tel  est  le  fond  des  idées  que  Bonaparte  développa  avec  son  élo- 
quence familière,  en  y  mêlant  contre  la  cour  de  Rome  les  accusa- 

4  C'est  le  mot  rapporté  par  Cobeotzel« 
9  L'audience  eut  lieu  aux  Tuileries. 
*  Un  tuono  dolce  e  placido. 


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IOM  II  CORCOMlàT  M  18Q1 

lions  plusieurs:  fois  formulées  par  Talleyrani  Consalvi  le  se  laissa 
pas  déconcerter.  Respectueusement,  mais  avec  fat  fraocMse  que 
donne  fat  sécurité  de  l'innocence  ',  il  réfuta  point  par  point  son 
illustre  interlocuteur  en  défendant  le  Pape  et  ses  conseillera. 
«  L'objet  principal  de  ma  mission,  dit-il,  c'est  de  démontrer  la 
fausseté  des  soupçons  conçus  contre  la  cour  de  Rome  et  l'inexis- 
tence des  vues  politiques  auxquelles  on  a  attribué  le  retard  du 
courrier  et  les  changements  introduits  dans  le  projet.  En  partant, 
je  croyais  que  les  changements  auraient  été  agréés  et  que  je  trou- 
verais tout  arrangé.  Cependant  le  Saint-Père,  prévoyant  que  pour- 
rait subsister  quelque  difficulté,  m'a  autorisé  à  donner  quelques 
explications  et  à  changer  quelques  phrases  dans  le  texte  qu'il  a 
approuvé,  pourvu  qu'elles  n'en  altèrent  pas  la  substance.  Si  te 
projet  qui  me  sera  présenté  satisfait  &  cette  condition,  j'aurai  grand 
plaisir  à  le  signer  et  à  terminer  l'affaire.  Sinon,  je  ne  pourrai  qu'en 
référer  à  Rome  ou  y  retourner  moi-même,  pour  soumettre  au  Saint- 
Père  les  changements  proposés.  »  —  «  Gela  ne  se  peut  pas,  répliqua 
Bonaparte.  J'ai  les  raisons  les  pèus  graves  de  ne  plus  accorder  le 
moindre  délai.  Vous  signerez  dans  cinq  jours  ou  tout  sera  rompu 
et  j'adopterai  une  religion  nationale.  Rien  ne  me  sera  plus  facile 
que  de  réussir  dans  cette  entreprise.  *  —  «  Je  ne  puis  me  per- 
suader que  le  Premier  consul  en  viendra  à  cette  extrémité.  J'ai 
toute  confiance  que,  dans  sa  justice  et  sa  sagesse,  il  ne  proposera 
que  des  choses  acceptables,  ou  que  si  je  ne  puis  signer  il  m'accor- 
dera un  délai  que  je  m'appliquerai  à  rendre  très  court.  »  —  «  Non, 
certainement,  je  n'accorderai  plus  aucun  délai.  »  Un  signe  de  tête 
du  consul  mit  fin  à  l'audience,  qui  laissa  Consalvi  partagé  entre  la 
crainte  et  l'espoir,  et  convaincu  qu'il  fallait  en  finir  au  plus  vite 
parce  qu'on  n'obtiendrait  rien  en  cherchant  à  gagner  du  temps. 

Le  lendemain  il  rendait  visite  à  Talleyrand,  qui  lui  refaisait  i  sa 
manière  le  discours  de  Bonaparte,  aux  deux  autres  consuls  et  aux 
ministre»  de  la  guerre  et  de  l'intérieur. 

«  Le  gouvernement  me  comble  d'attentions 2  et  hier  le  Premier 
consul  me  fit  inviter  avec  le  nouveau  roi  d'Etrurie  à  voir  la  parade, 
puis  à  dîner*  où  il  me  fit  toutes  les  politesses  possibles.  » 

Ce  cardinal  italien  plut  beaucoup  et  il  semble  qu'il  ait  eu  cons- 
cience du  cfearme  qui  émanait  de  sa  personne  et  lui  attirait,  par- 
tout où  il  passait,  les  plus  vifes  sympathies.  «  Je  sais  que  le 
consul,  le  ministre  et  le  gouvernement  se  sont  montrés  très  con- 
tents de  moi,  malgré  mon  peu  de  mérite 3.  »  11  avait  des  mtelli- 

1  Con  quella  franchezza  cht  dà  la  sicur&m  ddTintwcmia* 
*  Lettre  à  Doria  du  25  juin. 
»  Lettre  à  Doria. 


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LE  GOMOftOil  M  1801  ItOT 

gences  dans  la  place.  Son  amie  h  marquise  de  Brignole  logeait 
près  «de  V Hôtel  de  Morne  et  assistait  volontiers  à  la  messe  de  Spina. 
Gomme  elle  fréquentait  les  puissants  du  jour,  elle  pouvait  commu- 
niquer de  précieux  renseignements  aux  prélats  ses  compatriotes. 

Consalvi  n'échappa  point  aux  commérages  qui  poursuivent  les 
personnages  en  vue.  On  défigura  ses  propos  et  on  lui  en  prêta 
qu'il  n'a  certainement  pas  tenus.  A  la  Mal  maison,  raconte  l'ancien 
conventionnel  Thibaudeau,  le  Premier  consul  dit  à  trois  conseillers 
d'Etat  :  «  J'ai  eu  une  conversation  avec  le  cardinal  Consalvi  et  je 
lui  ai  dit  :  Si  le  Pape  ne  veut  pas  en  finir,  nous  ferons  une  Eglise 
gallicane.  Il  m'a  répondu  que  le  Pape  ferait  tout  ce  qui  convien- 
drait au  Premier  consul.  »  Il  est  certain  que  Consalvi  n'a  rien  dit 
de  pareil  et  les  événements  ont  bien  démontré  qu'il  savait  résister 
tout  comme  le  saint  Pontife. 

a  Le  cardinal  a  dit  à  Talleyrand  :  «  On  prétend  que  je  suis  dévot; 
«  il  n'en  est  rien;  j'aime  le  plaisir  tout  comme  un  autre.  Le  cardinal 
«  et  Mgr  Spina  regrettent  de  ne  pouvoir  ici  aller  au  spectacle,  de 
«  peur  de  scandaliser  le  clergé  français  qui  n'est  pas  fait  à  cela.  » 

L'invraisemblable  d'une  pareille  confidence  i  un  pareil  person- 
nage saute  aux  yeux.  Si  on  peut  faire  pendre  un  homme  avec  deux 
lignes  de  sa  main,  il  est  encore  plus  facile  de  compromettre  un 
cardinal  en  défigurant  la  parole  la  plus  innocente,  et  les  person- 
nages qui  nous  ont  transmis  celle  de  Consalvi  n'étaient  point 
hommes  à  se  priver  de  ce  plaisir.  La  note  juste  parait  avoir  été 
donnée  par  Meneval  :  «  Consalvi  ne  proscrivait  pas  les  jeux  de  la 
scène  et  ne  se  serait  pas  fait  scrupule,  disait-il,  d'assister  à  la 
représentation  d'une  pièce  morale  sur  nos  théâtre?  K  »  Il  eût  commis 
d'autant  moins  de  crime  qu'il  n'était  point  encore  engagé  dans  les 
ordres  sacrés. 

IV 

Le  cardinal  n'eut  pas  le  temps  de  jouir  de  ses  succès  personnels 
ni  même  de  voir  Paris,  car  aussitôt  après  les  visites  et  les  récep- 
tions indispensables,  il  fut  absorbé  tout  entier  par  sa  négociation. 
Les  discussions,  les  échanges  de  notes  avec  Bernier,  le  travail  de 
la  rédaction,  lui  prirent  tous  ses  jours  et  une  grande  partie  de  ses 
nuits.  À  Paris,  comme  k  Rome,  chaque  parole,  pour  rappeler  son 
expression,  lui  coûta  des  sueurs  de  sang,  et  il  n'y  a  pas  à  s'en 
étonner,  car  sous  les  disputes  apparentes  de  mots  se  cachait  la 
plus  grande  question  qu'eussent  jamais  traitée  deux  gouvernements, 
et  chaque  phrase  devait  avoir  son  retentissement  daais  l'avenir. 
Consalvi  et  Bernier,  ce  n'étaient  pas  seulement  deux  hommes  d'esprit 

4  II  n'a  jamais  été  prêtre  et  il  est  resté  diacre  toute  sa  vie. 


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1008  LB  CONCORDÂT  DE  1801 

qui  discutaient  :  c'était  l'Eglise  et  la  société  issue  de  la  Révolution 
qui  essayaient,  pour  la  première  fois,  de  s'entendre  et  de  trouver 
les  termes  d'une  paix  durable,  après  une  guerre  où  l'Eglise,  pro- 
voquée, combattue  avec  acharnement  et  frappée  avec  une  cruauté 
impitoyable,  avait  failli  succomber.  On  ne  peut  même  pas  dire  que 
la  guerre  fût  terminée,  car  le  Premier  consul  menaçait  d'une 
reprise  d'hostilité  imminente  et  on  emprisonnait  sans  jugement  des 
hommes  comme  M.  Emery. 

A  quel  titre,  avec  quelle  mesure  de  protection  et  de  liberté 
la  religion  catholique  serait-elle  admise  en  France?  Le  gouverne- 
ment qui  demandait  le  patronage  des  évèchés  acceptait-il  la  condi- 
tion toujours  imposée  aux  patrons  et  dont  l'évidente  nécessité 
s'imposait,  celle  de  se  déclarer  catholique?  Tels  furent  les  deux 
points  auxquels  se  restreignit  bientôt  la  discussion,  l'accord  s'étanc 
fait  assez  vite  sur  les  autres,  de  sorte  que  presque  tout  le  débat 
porta  sur  l'article  1er  de  la  Convention.  Il  fut  mené  de  part  et 
'f  d'autre  avec  une  grande  bonne  volonté  et  une  véritable  élévation 

de  vues.  Tallcyrand  ne  fat  plus  le  seul  écouté  et,  au  nom  de  Bona- 
parte radouci,  Bernier  tint  parfois  le  langage  d'un  homme  d'Etat 
chrétien.  Voici  ce  qu'il  écrivait  à  Spina  dès  le  15  juin,  un  peu 
avant  l'arrivée  de  Gonsalvi.  Cette  dépêche  e9t  inédite  : 

«  Monseigneur, 

«  Je  suis  chargé  par  le  ministre  de  vous  dire  «  que  les  sémi- 
«  naires  et  les  Chapitres  existeront;  que  le  Consul  professera  la 
«  religion  catholique  et  que  si  le  premier  article  du  projet  ne  coo- 
«  tient  pas  ces  expressions,  ce  que  vous  désirez,  il  les  renferme  en 
«  réalité.  » 

«  Tout  est,  en  France,  la  suite  du  vœu  de  la  majorité,  tout 
pouvoir,  tout  droit  constitutionnel  en  émane  dans  l'état  actuel. 

«  Les  Consuls  ne  sont  tels  que  par  le  même  vœu.  Reconnaître 
que  la  religion  catholique  en  jouit,  c'est  sanctionner  le  plus  beau 
de  ses  droits  politiques.  Nulle  protection  ne  peut  lui  être  refusée, 
dès  qu'elle  est  l'objet  du  vœu  de  la  majorité  des  citoyens.  Ce  vœu 
est  le  fondement  de  la  loi  dans  un  Etat  républicain.  En  reconnais- 
sant que  la  religion  catholique  a  pour  elle  ce  vœu,  on  ne  se  borne 
pas  à  reconnaître  un  fait  historique,  comme  on  l'a  prétendu,  mais 
un  fait  inséparable  du  droit,  pirce  qu'il  en  est  la  base  et  le 
fondement. 

«  Ainsi  vous  voulez  que  la  religion  catholique  soit  la  religion 
de  l'Etat,  le  gouvernement  vous  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  compétent 
«  pour  lui  accorder  ce  titre,  il  excède  mes  pouvoirs,  liais  je  puis 
«  reconnaître  un  fait  p'us  clair  que  le  jour;  c'est  que  la  religion 


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LE  CONCORDÂT  DE  1801  1,000 

«  catholique  est  celle  de  la  majorité.  Cette  majorité  est  le  fonde- 
«  ment  des  lois  de  l'Etat.  Vous  aurez  donc,  sans  que  j'excède  mes 
«  attributions,  tout  ce  que  vous  désirez.  » 

«  Vous  voulez  que  la  religion  soit  dominante;  elle  ne  peut 
prendre  ce  titre,  à  la  suite  de  tant  de  divisions,  sans  alarmer, 
effrayer,  irriter  ses  ennemis  et  les  nôtres  :  faisons  mieux,  qu'elle 
paraisse  moins  triomphante  d'abord,  pour  paraître  à  l'aide  de 
succès  dans  la  suite  avec  plus  d'éclat.  Bornons-nous  à  reconnaître 
que  la  majorité  la  veut.  Nous  l'aurons  assurée  par  le  vœu  domi- 
nant et  ce  vœu  deviendra  la  source  légale  de  tous  ses  triomphes. 

«  Mais,  dira- 1- on,  si  tel  est  le  principe,  pourquoi  donc  hésiter  à 
en  tirer  la  conséquence? 

«  Je  réponds  que  le  gouvernement  ne  veut  agir  qu'avec  sagesse, 
ne  rien  brusquer,  ménager  les  imaginations  trop  vives  et  garantir 
plutôt  par  des  faits  que  par  des  expressions  le  triomphe  de  la  reli- 
gion; les  faits  parlent,  les  expressions  sont  commentées  trop  sou- 
vent d'une  manière  défavorable  et,  pour  avoir  plus  parlé  qu'agi,  on 
se  trouve  entravé. 

«  Veut-on  qu'il  s'explique?  il  vous  dit  officiellement  que  le  culte 
sera  public,  libre,  entier,  protégé  dans  ses  dogmes,  dans  sa  disci- 
pline et  dans  ses  ministres,  qu'il  vous  en  donne  la  garantie  la  plus 
formelle  et  vous  demande  uniquement  de  vous  borner  aujourd'hui 
à  en  consacrer  le  principe  sans  en  tirer  des  conséquences  que  le 
temps  ne  permet  pas  encore  de  développer.  Il  faut  tout  faire  avec 
maturité.  On  perd  à  trop  s'expliquer  avant  le  temps.  Il  faut  qu'en 
pareil  cas  la  bonne  foi  des  gouvernements  supplée  à  l'insuffisance 
des  expressions  contenues  dans  les  traités. 

«  Le  gouvernement  va  plus  loin  encore.  Il  vous  dit  :  Cette  consé- 
quence que  vous  demandez  que  j'explique  le  traité  la  renferme 
d'un  bout  à  l'autre.  Car  que  faut-il  pour  qu'une  religion  soit  pro- 
tégée solennellement  par  un  gouvernement?  Que  le  gouvernement 
reconnaisse  ses  ministres,  les  nomme,  les  dote,  leur  donne  des 
églises,  des  séminaires  pour  former  des  clercs,  des  chapitres  pour 
perpétuer  la  juridiction,  et  les  autorise  à  reconnaître  un  chef 
indépendant,  qui  leur  donne  l'institution  :  tout  cela  peut-il  se  faire 
sans  un  culte  libre,  protégé,  soutenu,  public  et  civilement  reconnu? 
Tout  cela  néanmoins  appartient  à  l'essence  du  nouveau  Concordat, 
et  tout  cela  dit  plus  que  les  expressions  exigées  pour  le  premier 
article. 

«  Le  gouvernement  ne  les  refuse  pas  ces  expressions  par  défaut 
de  volonté,  mais  par  prudence.  Il  vous  dit  :  «  Je  ne  crois  pas 
«  pouvoir  les  employer  sagement,  elles  sont  dans  mon  cœur,  elles 
«  se  retraceront  dans  toutes  mes  actions.  »  Si  vous  me  demandez 


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fON  LE  CONCORDAT  DI18H 

quelle  garantie  je  Vous  en  donne,  je  vous  répondrai  :  «  J'ai  faraude 
«  an  Souverain  Pontife  «de  ne  pas  reconnaître  pour  «évèques  1ku- 
«  laires  ceux  que  j'aurais  exclus,  il  me  Ta  promis,  en  me  déclarant 
«  que  sa  parole  suffisait;  je  lui  donne  la  mienne  pour  l'objet  dont 
«  îl  s'agit,  pourquoi  s'en  méfier  quand  je  croîs  &  la  sienne?  » 

«  Telles  sont,  Monseigneur,  les  réflexions  que  j'ai  Tordre  exprès 
de  vous  transmettre  ce  soir;  puissent  elles  produire  l'effet  que  le 
gouvernement  en  attend!  Nos  maux  seraient  à  leur  terme  et  nous 
n'aurions  plus  d'une  manière  précaire  une  religion  aussi  pure  que 
divine,  longtemps  méconnue. 

«  Agréez,  Monseigneur,  l'hommage  de  mon  zèle  et  de  mon  pro- 
fond respect.  » 

Il  y  a  dans  cette  dépêche  une  inexactitude.  Déjà  le  Pape  avait 
renoncé  à  demander  que  la  religion  catholique  fût  déclarée  natio- 
nale et  dominante;  mais  à  Paris  on  estimait  à  tort  que  l'article 
premier  du  projet  pontifical  équivalait  4  cette  demande. 

'Rappelons-en  les  termes  : 

«  Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaît  que  la 
religion  catholique,  apostolique,  romaine  est  la  religion  de  la  grande 
majorité  des  citoyens  français.  Ànim$  par  les  mêmes  sentiments  6t 
professant1  la  même  religion,  il  protégera  la  liberté  et  la  publicité 
de  son  culte,  il  la  conservera  dans  toute  la  pureté  de  ses  dogmes  et 
dans  l'exercice  de  sa  discipline.  Les  lois  et  décrets  contraires  à  la 
pureté  de  ses  dogmes  et  au  libre  exercice  de  sa  discipline  seroot 
annulés.  »  Bonaparte  avait  dit  sèchement  :  «  Le  gouvernement  de 
la  République  française,  reconnaissant  que  la  religion  catholique, 
apostolique  et  romaine  est  la  religion  de  la  grande  majorité  des 
citoyens  français,  il  sera  fait,  de  concert  par  le  gouvernement  de 
la  République  française  et  le  Saint-Siège,  une  nouvelle  circonscrip- 
tion des  départements  français.  »  C'est  entre  ces  deux  rédactions 
opposées  qu'il  fallait  trouver  un  moyen  terme,  que  Bernier  propasa 
dans  le  préambule  d'un  septième  projet  présenté  à  Consalvi  le 
25  juin  : 

«  Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaît  que  la 
religion  catholique,  apostolique  et  romaine  est  celle  de  la  grande 
majorité  des  citoyens  français. 

«  Le  Saint-Père  reconnaît  que  c'est  de  l'établissement  et  de 
l'exercice  du  culte  catholique  au  sein  de  la  France  que  la  religion 
catholique,  apostolique  et  romaine  a  tiré  dans  tous  les  temps  son 
plus  grand  éclat. 

«  fin  conséquence,  les  deux  gouvernements,  égatement  animés 

1  Une  variante  permettait  aux  négociateurs  romains  de  substituer  étant 
dans  ta  même  religion  à  professant. 


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IXCOKflOfcDÀI  DE  1801,  Mit, 

<Ju  désir  de  mettre  fia  aux  divisions  politiques  et  relig^use&qioi  ont 
interrompu  jusqu'à  ce  jour  le  libce  et  légitime  exercice  du  culte 
romain,  sont  convenus  des  articles  suivants.  » 

11  y  awit  d'autres  différences  entre  ce  projet  et  celui  qui  avait 
été  approuvé  à  Rome.  Suivant  la  rédaction  de  Bernier,  le  Pape 
devait  exhorter  les  évèquea  à  se  démettre  de  leurs  sièges,  et, 
d'après  celte  exhortation,  les  sièges  étaient  réputés  vacants.  Les 
ecclésiastiques  promettaient  obéissance  au  gouvernement  et  sou- 
mission aux  lois.  Sa  Sainteté  ne  dispensait  plus  de  la  restitution 
les  acquéreurs  de  biens  ecclésiastiques,  mus  renonçait  à  toute 
prétention  sur  ces  biens.  Les  ecclésiastiques  mariés  ou  qui  avaient 
notoirement  renoncé  à  leur  état  seraient  admis  à  la  communion 
laïque.  À  ce  projet  était  jointe  la  note  suivante,  la  première  que 
Bernier  sût  écrite  directement  à  Consalvi  : 

«  Eminence, 

«  Le  gouvernement  français  ne  peut  qu'entrevoir  avec  satis- 
faction, dans  la  démarche  de  Sa  Sainteté  et  la  vôtre,  dans  la  mission 
et  les  pouvoirs  dont  elle  vous  a  chargé,  un  gage  assuré  de  la  paix 
et  de  l'heureuse  harmonie  qui  va  bientôt  régner  entre  le  Saint- 
Siège  et  la  France. 

«  Déjà  depuis  longtemps,  il  nourrit  cet  espoir.  11  lui  tarde  qu'il 
soit  réalisé.  Il  voit  avec  peine  les  obstacles  et  les  lenteurs  se 
prolonger.  Plus  nous  tardons  à  rendre  à  la  France  la  religion  de 
ses  pères  et  plus  nous,  préparons  d'obstacles  &  son  rétablissement. 
Terminons  donc  d'inutiles  débats.  D'accord  sur  le  fond,  serions- 
nous  divisés  pour  les  mots?  Serait- il  dit  que  la  France  sera  toujours 
en  proie  aux  divisions  religieuses,  parce  que  la  construction  de 
quelques  phrases,  la  force  ou  la  faiblesse  de  certaines  expressions 
auront  déplu  soit  à  l'une  soit  à  l'autre  des  deux  autorités? 

«  Celle  que  je  représente  croit  avoir  atteint,  après  huit  mois  de 
discussions,  le  dernier  terme  de  concessions  qu'elle  peut  faire;  elle 
me  charge  de  présenter  à  Votre  Eminence  le  projet  définitif  que 
je  joins  à  cette  note  comme  devant  être  la  seule  et  unique  base  de 
ce  qu'elle  prétend  faire, 

«  Dépositaire  des  intentions  daSa  Sainteté,  daignez  l'examiner; 
pesez  avec  cette  sagesse  qui  vous  caractérise  toutes  les  expressions 
et  en  même  temps  tous  les  avantages  qui  résultent  de  son  accep- 
tation, et  je  ne  doute  pas  que  Votre  Eminence  ne  s'empresse,  en 
y  souscrivant,  de  répondre  aux  vues  sages  et  modérées  du  gouver- 
nement français. 

«  Je  prie  Votre  Eminence  d'agréer,  avec  l'expression  de  mes  désirs 
pour  un  heureux  succès,  l'hommage  de  mon  profond  respect.  » 


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1012  LK  CONCORDAT  DE  1801 

Le  mêtae  jour,  Talleyrand,  recevant  Consalvi  à  tîîoer,  loi  dit  : 
«  Vous  ayez  reçu  une  note  et  un  projet  de  l'abbé  Bernier.  Noos 
avons  cherché  à  nous  rapprocher  le  plus  que  nous  avons  pu  des 
idées  exprimées  par  Sa  Sainteté,  mais  nous  n'admettons  plus  le 
moindre  changement,  et  il  faut  nous  donner  pour  demain  votre 
réponse  définitive.  Je  vous  préviens  qu'il  n'y  a  plus  à  discuter.  » 
Qu'on  juge  de  l'angoisse  de  Consalvi!  Le  bref  de  plénipotentiaire 
qu'il  avait  apporté  lui  donnait  la  faculté  de  modifier,  en  cas 
d'extrême  nécessité,  le  texte  pontifical,  mais  à  la  condition  que  les 
changements  n'en  altérassent  pas  la  substance.  Or  il  lui  avait  para 
immédiatement  que  le  projet  de  Bernier  ne  respectait  point  cette 
substance  et  qu'il  ne  pouvait  le  signer  sans  dépasser  ses  pouvoirs. 
Il  revint  du  dîner  fort  inquiet,  convoqua  Spina  et  Gaselli  en 
congresso,  et  les  trois  infortunés  travaillèrent  de  dix  heures  du 
soir  à  quatre  du  matin  à  élaborer  une  nouvelle  rédaction  qui  sauvât 
l'essentiel  du  projet  de  Rome,  en  se  rapprochant  jusqu'à  l'extrême 
limite  !  de  celui  de  Paris.  «  Âpres  quoi,  écrit  le  cardinal,  ces 
Messieurs  allèrent  donrir,  et  moi  poussant  la  table  devant  la 
cheminée  parce  qu'il  faisait  très  froid,  je  composai  un  mémoire  de 
cinq  feuilles  pour  justifier  notre  refus  et  notre  nouvelle  rédaction.  » 

Le  pauvre  cardinal  passa  plus  d'une  nuit  pareille,  et  on  peut 
croire  que  son  séjour  à  Paris  fut  le  contraire  d'une  partie  de  plaisir. 
Qu'allait-il  arriver  de  son  mémoire?  11  eut  une  lueur  d'espérance 
en  apprenant  que  le  ministre  des  relations  extérieures  était  parti 
le  30  juin  au  soir  pour  les  eaux  de  Bourbon. 

Il  n'est  pas  téméraire  d'affirmer  que  les  rhumatismes  de  Talley- 
rand  furent  dans  la  circonstance  un  véritable  bienfait  pour  l'Eglise 
et  pour  la  France. 

V 

Avant  de  partir,  il  avait  eu  le  temps  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur 
le  travail  de  Consalvi  et,  toujours  implacable,  il  avait  écrit  en 
marge  :  «  Le  projet  de  convention  que  propose  M.  le  cardinal 
Consalvi  fait  rétrograder  la  négociation  vers  l'époque  de  ses  pre- 
mières difficultés.  Ce  retour  des  agents  du  Pape  vers  une  oppo- 
sition qui  n'a  point  de  motif  plausible,  et  que  l'esprit  conciliant  et 
juste  du  chef  de  l'Eglise  n'autorisait  pas,  dent  à  un  esprit  de 
chicane  et  de  tracasserie  qu'il  faut  enfin  désabuser.  Ce  projet  de 
convention  3  ne  blesse  en  rien  les  droits  de  l'Église,  et  je  [suis 
d'avis  que  le  Premier  consul  le  présente  une  dernière  fois  comme 
V ultimatum  de  la  République.  » 

1  Fino  alTestremo  grado.  '\ 

*  Celui-de  Bernier.  »  -1  -   "  . 


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LE  CQMQOROàT  M  1301  1013 

Talleyrand  calomniait  Consalvi,  lai  prêtant  un  esprit  de  chicane 
et  de  tracasserie,  car  loin  de  rester  au  deçà  des  concessions  du  » 
Pape,  il  les  avait  dépassées  notablement  et  il  avait  sacrifié  presque 
tout  l'article  qui  tenait  le  plus  à  cœur  aux  Romains.  Avec  son 
esprit  lucide  il  avait  jugé  la  situation.  I)  avait  vu  que  toutes  les 
objections  de  Bernier  et  du  Premier  consul  n'étaient  pas  mal 
fondées  et  que  dans  ce  milieu  où  la  Révolution  grondait  encore,  il 
était  impossible  au  gouvernement  de  s'engager  par  un  acte  public 
à  défendre  la  pureté  des  dogmes  et  l'exercice  de  la  discipline  ecclé- 
siastique et  à  révoquer  les  lois  contraires.  «  J'ai  découvert,  écri- 
vait-il à  Doria,  qu'il  y  a  des  choses  véritablement  impossibles  ici,  et 
les  raisons  qu'on  m'a  données  sont  vraiment  irréfutables.  » 

Donnons  une  idée  très  sommaire  du  contre-projet  de  Gonsalvi.  Il 
adopta  le  préambule  de  Beroier  en  le  modifiant  comme  il  suit  : 
«  Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaissant  que  la 
religion  catholique,  apostolique  et  romaine  est  celle  de  la  grande 
majorité  des  citoyens  français  et  la  professant  en  son  particulier; 

«  Le  Saint-Père  reconnaissant  de  son  côté  que  c'est  de  l'établisse- 
ment et  de  l'exercice  du  culte  catholique  en  France  que  la  religion 
catholique,  apostolique  et  romaine  a  retiré  dans  tous  les  temps  le 
plus  grand  éclat  ; 

«  Pour  le  bien  de  la  paix  et  de  la  religion  sont  convenus  de  ce 
qui  suit.  » 

Le  professant  en  son  particulier  était  une  vraie  trouvaille  qui 
sauvait  tout.  Cette  simple  énonciation  d'un  fait  donnait  satisfaction 
au  Pape  et  justifiait  ses  concessions,  sans  heurter  le  gouverne- 
ment, puisqu'elle  n'impliquait  point  qu'il  fût  obligé  d'être  catholique 
en  vertu  de  la  constitution.  11  faut  savoir  gré  à  Bernier  d'avoir 
demandé  et  à  Gonsalvi  d'avoir  accordé  que  le  Saint-Siège  rendit 
hommage  au  grand  rôle  historique  de  la  France.  Gonsalvi  substitua 
le  plus  grand  éclat  à  son  plus  grand  éclat  pour  ne  pas  susciter  la 
jalousie  des  autres  Etats  en  adjugeant  à  notre  pays  une  sorte  de 
prix  d'excellence  qui  aurait  été  contesté. 

L'article  premier  était  le  plus  important  de  tous. 

«  L'exercice  de  la  religion  catholique  apostolique  et  romaine 
sera  libre  et  public  en  France.  Les  obstacles  qui  y  sont  opposés 
seront  levés.  » 

«  Article  A.  —  Le  Premier  consul  catholique,  nommera  aux 
archevêchés  et  évêchés...  » 

Les  autres  articles  présentaient  des  changements  de  rédaction 
qui  adoucissaient  pour  les  évèques  la  demande  de  leur  démission, 
n'exigeaient  d'eux  que  la  soumission  au  gouvernement  au  lieu  de 
la  soumission  aux  lois  et  n'engageaient  le  Pape  qu'à  ne  pas  troubler 

25  DÉGBMBM  1902.  66 


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tm  Ll  GOJHOMXtf  fit  1801 

les  acquéreurs  des  biens  nationaux  au  lien  de  L'obliger  à  renoncer 
à  toute  prétention  sur  cea  biens . 

L'article  16  réglait  que  dans  le  cas  où  le  Premier  consul  ne 
serait  pas  catholique,  ces  droits  et  prérogatives  mentionnés  dans 
l'article  précédent  et  la  nomination  aux  évècbés  seraient  réglés  par 
une  nouvelle  convention. 

Goasalvi  n'eut  pas.  le  bonheur  de  voir  agréer  le  projet  qui  loi 
avait  coûté  tant  de  fatigue,  et  le  1"  juillet  il  recevait  la  note 
suivante  : 

«  Eminence, 

«  J'ai  communiqué  an  Premier  consul,  par  l'organe  du  ministre 
des  relations  extérieures,  votre  note  explicative  et  le  projet  de 
convention  qui  y  était,  joint-  Le  minisire  a  répondu  à  l'an  et  à 
l'autre  avant  son  déparu  II  me  charge  de  dire  à  Votre  Eminence 
qu'il  n'a  entrevu  dans  cette  noie  et  les  observations  qui  la  forment, 
qu'une  marche  rétrograde  par  rapport  aax  négociations  déjà  enta- 
mées. 

a  Le  gouvernement,  assuré  des  bonnes  intentions  de  Sa  Sainteté, 
a  de  la  peine  à  se  persuader  qu'elle  veuille  tenir  aussi  fortement  à 
quelques  expressions  quand  la  substance  est  accordée. 

«  Il  ne  voit  rien  dans  ce  projet  qui  blesse,  les  lois  ou  les  droits 
de  l'Eglise,  il  lui  parait  conforme  en  tout  à  ce  que  les  circonstances 
exigent  pour  ménager  tout  à  la  fois  et  l'Eglise  qui  réclame  et  les 
esprits  qu'il  faut  calmer. 

«  Le  gouvernement  a  fiait,  d'ailleurs,  des  concessions  marquantes 
et  des  changements  exigés.  Il  s'est  rapproché  autant  qu'il  l'a  pu  des 
intentions  du  Pape  et  n'a  rejeté  de  ses  expressions  que  celles  qui 
peuvent  offusquer  dans  le  moment  actuel. 

«  Fort  de  cette  conviction  et  appuyé  de  cea  faits,  il  déclare  qu'il 
persévère  dans  le  projet  que  déjà  je.  vous  ai  présenté  le  7  du  cou- 
rant (26  juin).  Il  vous  l'offre  comme  la  dernière  expression  de  ses 
volontés.  Il  m'enjoint  de  terminer  de  suite  une  négociation  déjà 
trop  longue. 

«  Hâtez -vous  donc,  Eminence,  de  combler  nos  vœux  par  votre 
acceptation,  et  ne  souffrez  pas  que  par  une  mésintelligence  qu'occa- 
sionnent des  mots,  le  salut  de  la  religion  en  France  et  dans  une  foule 
d'autres  pays  périclite-  La  postérité  ferait  un  éternel  reproche  à 
ceux  qui,  pour  des  querelles  de  formes,  auraient  compromis  des 
intérêts  aussi  précieux.  La  France  attend  autre  chose  de  vous  et 
se  persuade  qu'en  déférant  aux  désirs  du  gouvernement,  vous 
sauverez  les  églises  de  Rome,  de  France  et  d'Italie  des  dangers  qui 
le?  menacent. 


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LE  COHCOftDàT  m  1811  iftlfr 

«  C'est  dans  cet  eaprk  que  Je  me  plais  à  renouveler  à  Votre  Emi*» 
ronce  l'hommage  de  mon  profond  respect. 

t  Paris,  le  12  messidor  an  IX  (Ie*  juillet  1801). 

«  Bebnieb.  » 
VI 

Une  chance  restait  d'obtenir  un  délai.  Bernier,  dont  il  n'y  a  qu'A 
louer  la  bonne  volonté  pendant  cette  période,  avait  arrangé  pour 
le  S  juillet  une  visite  à  la  Malmaisoa,  en  apparence  pour  permettre 
à  Consalvi  de  saluer  Joséphine  et  sa  fille  Horteme,  en  réalité  pour 
lai  ménager  une  nouvelle  entrevue  avec  le  Premier  consul.  Le 
cardinal  s'y  rendit  avec  pks  de  crainte  que  d'espérance.  Il  était 
tout  attristé  de  l'autorisation  qui  avait  été  donnée  aux  schisma- 
tîquee  de  tenir  leur  prétendu  concile.  Le  gouvernement  leur  avait 
livré  Notre-Dame,  où,  à  l'ouverture  de  l'assemblée,  le  29  juin, 
Grégoire  avait  tenu  un  discours  violent  contre  le  Pape. 

«  Ce  matin1  nous  serons  conduits  par  l'abbé  Bernier  chez  le 
Premier  oMsoi  comme  par  un  chemin  de  traverse,  l'objet  direct 
de  la  visite  étant  de  présenter  nos  hommages  aux  dames.  Je  suis 
persuadé  que  ce  moment  a  été  choisi  pour  nous  signifier  sa  volonté 
absolue  d'une  signature  immédiate  et  son  refus  à  tout  délai  ulté- 
rieur. J'interromps  ma  lettre  pour  aller  à  l'audience... 

«...  Je  la  reprends  en  rentrant.  Le  Premier  consul  m'a  reçu  avec 
beaucoup  de  calme  et  d'amabilité.  Il  m'a  immédiatement  parlé  de 
ma  lettre  au  général  Acton...  » 

Il  s'agissait  d'un  commérage  venu  de  Naples  qui  avait  occupé 
plus  qu'il  n'en  valait  la  peine  les  deux  diplomates  Alquier2  et 
Gacault.  Consalvi,  quand  son  départ  pour  Paris  fut  décidé,  en 
donna  avis  aux  gouvernements  représentés  auprès  du  Saint-Siège 
et  en  particulier  à  celui  de  Naples.  Sa  lettre  existe  :  c'est  une  note 
très  courte  annonçant  qu'il  part  et  qu'en  son  absence  il  sera  rem- 
placé par  le  cardinal  Doria.  Or,  Acton,  le  tout-puissant  ministre  du 
pauvre  roi  Ferdinand,  était  très  mal  disposé  à  l'égard  du  Saint- 
Siège  pour  des  raisons  que  je  n'ai  point  à  expliquer.  Il  imagina  de 
jouer  un  mauvais  tour  au  négociateur  du  Pape,  en  racontant  qu'il 
avait  reçu  une  lettre  où  Consalvi  annonçant  son  voyage  à  Paris 
déclarait  qu'il  s'attendait  à  y  être  arrêté,  qu'il  se  préparait  au 
martyre  et  qu'il  était  beau  de  souffrir  pour  la  religion.  Alquier 
reçut  cette  confidence  et  comme  'û  ne  tenait  point  au  succès  de 
Cacatrk  dont  il  était  jaloux,  il  s'empressa  de  transmettre  à  Paris 

1  Dépêche  du  2  juillet  à  Doria. 

5  Alquier  avait  été  envoyé  à  Naplfs  par  le  Premier  eoosul  pour  négocier 
la  paix  avec  ia  cour  de  Jfeplea. 


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1016  LE  CORCOBDAT  h*  1801 

cette  petite  nouvelle  qui  pouvait  brouiller  les  cartes.  Gacault  apprit 
ce  qui  se  disait.  En  honnête  homme  qu'il  était,  il  ne  supposa  point 
qu'Acton  avait  menti  et  il  se  borna  à  plaider  très  habilement  les 
circonstances  atténuantes  en  faveur  de  Gonsalvi1. 

«  Vous  me  preniez  donc  pour  un  Attila?  »  lui  dit  en  souriant  le 
Premier  consul.  Le  cardinal  se  justifia  sans  peine,  et  l'incident 
fut  enterré.  L'entretien  roula  ensuite  sur  la  grande  affaire.  «  Je 
ne  veux  pas  laisser  insérer  dans  la  convention  que  soit  le  gouver- 
nement soit  les  consuls  professent  la  religion  catholique.  Pour  le 
gouvernement  la  constitution  s'y  oppose  et  pour  nous  consuls  le 
Pape  doit  le  supposer  comme  un  fait.  Nous  ne  sommes  ni  héré- 
tiques ni  athées,  nous  n'avons  pas  renoncé  &  la  religion  dans 
laquelle  nous  sommes  nés  et  on  ne  doit  pas  faire  pour  nous  ce 
qu'on  ne  ferait  pas  pour  le  roi  d'Espagne  ni  pour  un  autre  gouver- 
nement catholique.  » 

Consalvi  répondit  de  son  mieux,  mais  il  se  garda  d'avoir  trop 
raison  et  ne  parla  point  de  la  proclamation  d'Egypte,  ce  qui  eût 
été  chose  très  imprudente  et  très  périlleuse,  cosa  imprudmtissima 
e  rischiosissima.  Bonaparte  passa  en  revue  d'autres  poinis  en 
litige,  les  fondations  en  rentes,  le  serment  et  la  publicité  du  culte 
qu'il  ne  voulait  point  admettre  en  dehors  des  églises.  Aux  obser- 
vations et  aux  plaintes  du  cardinal  sur  le  concile  des  schisma- 
tiques,  il  répliqua  :  «  Je  ne  puis  faire  autrement  tant  que  je  ne 
sais  pas  où  j'en  suis  avec  le  Pape.  D'ailleurs,  ajouta-t-il  en  riant, 
vous  savez,  quand  on  ne  s'arrange  pas  avec  le  bon  Dieu,  on 
s'arrange  avec  le  diable.  »  —  «  Je  ferai  remarquer  au  Premier 
consul  qu'en  signant  ce  que  mes  pouvoirs  qui  sont  limités  me 
défendent  d'admettre,  je  me  déshonorerais  sans  profit,  car  le  Pape 
me  désavouerait.  Je  désirerais  pouvoir  le  consulter.  »  —  «  NonI 
nonl  Voyez  Bernier,  entendez- vous  avec  lui  et  combinez  les  expres- 
sions de  manière  à  en  finir.  »  —  «  Je  le  désire  bien  vivement, 
mais  les  omissions  me  donnent  plus  de  soucis  que  les  changements 
d'expressions.  » 

L'audience  dura  longtemps,  Bonaparte  s'exprima  toujours  avec 
beaucoup  de  politesse  et  de  calme,  mais  avec  une  inébranlable 
fermeté,  et  les  angoisses  de  Consalvi  ne  diminuèrent  pas.  Cepen- 
dant il  n'était  plus  sommé  de  se  prononcer  dans  les  vingt-quatre 
heures;  Talleyrand  étant  parti,  Bernier  avait  les  coudées  plus 
franches,  et  il  fut  convenu  que  le  lendemain  3  juillet  il  viendrait  à 
l'hôtel  de  Rome  pour  tenir  avec  les  trois  Romains  le  congresso 
décisif.  La  conférence  se  réunit,  les  négociateurs  se  remirent  à  la 
toile  de  Pénélope,  ils  finirent  par  tomber  d'accçrd,  et  une  lueur 

4  Cette  affaire  est  racontée  avec  détails  dans' la  Vie  de  Pie  Vil,  par  Artaud. 


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LE  CONCORDAT  DB  1801  1017 

d'espérance  se  mêla  aux  inquiétudes  que  causaient  à  Gonsalvi  tant 
d'oppositions  acharnées,  tant  de  déceptions  survenues  au  moment 
où  l'on  croyait  toucher  an  succès  et  tant  d'incertitudes  sur  les 
dispositions  finales  du  Premier  consul,  le  seul  qui  voulût  la  chose, 
répète-  t-il  souvent,  mais  qui  la  voulait  sans  se  brouiller  avec  les 
jacobins  ni  avec  les  philosophes,  craignant  la  fureur  des  uns  et  les 
épi  grammes  des  autres.  C'était  toujours  sur  le  préambule  et  l'ar- 
ticle 1er  que  portaient  les  difficultés.  Bonaparte  ne  voulait  point 
que  le  gouvernement  déclarât  sa  profession  de  catholicisme  en 
forme  d'aveu  ou  de  condition  imposée.  Gonsalvi  imagina  d'attribuer 
cette  reconnaissance  de  catholicisme  au  Pape  lui-même  et  sous 
forme  déloge.  Voici  sa  formule  : 

«  Le  gouvernement  de  la  République  française  reconnaît  que  la 
religion  catholique,  apostolique,  romaine  est  la  religion  de  la 
grande  majorité  des  citoyens  français. 

«  Sa  Sainteté  reconnaît  également  que  c'est  de  l'établissement 
du  culte  catholique  en  France  et  de  la  profession  particulière 
qu'en  fait  le  gouvernement  actuel  que  cette  même  religion  a  retiré 
et  attend  encore  en  ce  moment  le  plus  grand  bien  et  le  plus  grand 
éclat.  » 

Il  se  figurait  que  le  gouvernement  agréerait  un  éloge  si  illustre 
dans  la  bouche  de  Sa  Sainteté.  Le  Premier  consul  n'admettait  pas 
non  plus  l'expression  «  l'exercice  du  culte  catholique  sera  libre 
et  public  en  France  »,  alléguant  que  le  pays  ne  supporterait  point 
encore  cette  publicité  qui  amènerait  des  troubles  et  qu'il  ne 
voulait  pas  promettre  ce  qu'il  ne  pourrait  garantir.  Gonsalvi  recon- 
naissait que  la  situation  exigeait,  en  effet,  des  ménagements  et  il 
modifia  ainsi  l'article  1er  :  «  La  religion  catholique,  apostolique 
et  romaine  sera  librement  et  publiquement  exercée  en  France  par 
ceux  qui  la  professent.  Sa  Sainteté  et  le  gouvernement,  chacun 
en  ce  qui  les  concerne,  concourront  également  à  lever  les  obstacles 
qui  peuvent  s'y  opposer.  » 

Cette  formule  lui  paraissait  donner  satisfaction  au  Pape  et 
engager  moins  le  gouvernement !  qui  se  trouverait  plus  libre  de 
régler  ce  qui  pourrait  se  faire  en  dehors  des  églises.  Le  cardinal 
adressait  cette  rédaction  nouvelle  à  Bernier,  le  A  juillet,  avec  une 
note  justificative  où,  après  avoir  rappelé  pourquoi  il  n'a  pu  signer 
le  dernier  projet  du  gouvernement,  il  ajoutait  :  «  Le  soussigné 
désirant  cependant  avec  la  plus  vive  ardeur,  comme  il  ne  s'est 
jamais  lassé  de  lépéter,  de  mettre  fin  à  une  négociation  qui  doit 
produire  le  bien  de  la  leligion  et  assurer  toujours  davantage  la 

1  Cela  sonne  moin?  fortement,  tuona  meno  fortemente,  que  exercice  du 
cule. 


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tms  ia  corooidit  ds  mi 

tranquillité  et  la  paix  intérieure  de  la  France,  il  s'est  mis  l'esprit 
à  ta  torture  pour  rédiger  tin  projet  tel  qu'il  poisse  croire  ne  ps 
altérer  la  substance  de  celai  du  Saint-Père  et  de  concilier  le  pto 
possible  avec  les  vues  manifestées  par  le  gouvernement. 

«  La  nouvelle  rédaction  du  projet  que  le  soussigné  joint  i  sa 
note  est  le  frtrit  des  conférences  qu'il  a  eues  avec  vous  dans  ces 
derniers  jours.  Il  a  donc  toute  raison  d'espérer  que  le  gourer- 
nement  en  sera  satisfait ,  puisque  vous  l'avez  été  vous-même1.  » 

VII 

Les  affaires  prenaient  donc  bonne  tournure  2,  et  le  7,  le 
Premier  consul,  qui  était  indisposé,  écrivait  à  TaÛeyrand  :  c  II 
parait  que  les  affaires  vont  et  que  nous  nous  arrangerons  avec 
le  cardinal.  Il  a  fallu  leur  passer  quelques  mots.  On  m'a  remis 
un  second  vésicatoire  au  bras,  ce  qui  m'a  empêché  de  donner 
audience  le  17  (6  juillet).  L'état  de  malade  est  un  moment  opportun 
pour  s'arranger  avec  les  prêtres.  »  Le  malade  ne  se  montra  pas 
aussi  accommodant  que  le  désiraient  les  deux  négociateurs,  et  le  7, 
Bernier  envoyait  la  réponse  suivante  : 

«  Eminence, 

«  J'ai  communiqué  au  Premier  consul  aujourd'hui  18  messidor 
votre  note  officielle  du  15  et  le  projet  y  joint.  Il  me  charge  de 
Caire  à  Votre  Eminence  de  nouvelles  observations.  Elles  seront 
courtes  et  n'auront  de  rapport  qu'au  légitime  exercice  de  son 
pouvoir  qu'il  craint  d'excéder,  comme  Votre  Eminence  redoute 
également  d'aller  au  delà  des  siens.  11  est  né  catholique,  il  veut 
vivre  et  mourir  dans  cette  religion.  Il  consent  à  signer  un  traité 
dans  lequel  Sa  Sainteté  reconnaîtra  son  catholicisme,  mais  il  ne 
peut  pas  souscrire  au  nom  de  tous  les  membres  qui  forment  le 
gouvernement  cette  déclaration  essentiellement  personnelle.  H 
désire  donc  qu'après  ces  mots  la  profession  qu'en  /ait,  on  sub- 
stitue dans  le  préambule  ceux-ci  :  le  Premier  consul  actuel  Ce 
changement  doit  vous  paraître  indifférent,  puisqu'il  est  incon- 
testable que  dans  tous  les  traités,  le  Premier  consul  représente  le 
gouvernement. 

Il  désire  aussi  que  ce  mot  publiquement  inséré  dans  le  premier 
article  reçoive  quelque  modification.  Il  pourrait  se  faire  qu'on  J 
Attachât  l'extension  indéfinie  du  culte,  extérieur,  condition  ffl 
ne  peut  admettre,  parce  qu'il  est-  des,  lieux  dans  lesquels,  soit 

1  Cette  mote  est  inédite. .  •    '  ^ 

*  Sembra  che  gli  affari  prendano  buona  piega. 


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M  GOHCOMIia  ra  1®1  #iâ 

l'irréligion,  soit  la  diversité  d'opinion  a  été  telle  qrâl  serait  impos- 
sible cPy  exercer  de  suite  an  dehors  le»  cérémonie»  de  l'Eglise 
sans  y  être  insulté.  Le  Consul  veut  dans  ee  cas  ne  rien  précipiter, 
faire  tout  avec  mesure  et  précaution,  sans  qu'on  puisse  l'accuser 
de  ne  pas  tenir  à  ses  engagements.  Il  vous  invite  en  conséquence 
à  prendre  en  considération  la  première  des  notes  explicatives 
qn  il  a  dictée  en  ma  présence  à  son  secrétaire  et  que  je  vous 
communique  même  en  original  pour  voua  assurer  davantage  de 
se»  intentions»  » 

Voici  cette  note  :  «La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine 
sera  exercée  dans  les  églises  publiques  destinées  par  le  gouver- 
nement à  son  culte,  dans  lesquelles  elle  jouira  de  toute  la  liberté, 
publicité  et  sûreté  convenables. 

«  Il  sera  expressément  défendu  d'exercer  dans  des  oratoires, 
chapelles  particulières  et  antres  lieux  privés,  sauf  les  exceptions 
qni  étaient  d'usage  et  avec  le  concours  de  l'autorité  administrative.  » 

A  cette  demande  en  était  jointe  une  autre  qui  indiquait  chez  le 
Premier  consul  cette  préoccupation  des  précédents  monarchique» 
qu'il  accentua  plus  tard.  Il  exprimait  le  désir  qu'à  la  formule  du 
serment  proposé  on  substituât  l'ancien  serment  des  évêques  fran- 
çais. Sur  ce  point,  Gonsalvi  céda  le  11  juillet,  après  une  résistance 
Mractareuse,  estimant  que  la  question  n'ayant  pas  une  importance 
souveraine,  il  ne  serait  pas  désavoué  par  le  Pape.  La  formule  lui 
parut  acceptable  parce  qu'elle  n'impliquait  point  l'obéissance  aur 
lois. 

Sur  la  profession  de  catholicisme  du  gouvernement  et  sur  l'exer- 
cice public  de  la  religion,  il  tint  ferme,  et  le  jour  même  où  il  rece- 
vait la  note  de  Bernier,  il  répondait  : 

*  Vous  observez  au  soussigné  qu'on  a  de  la  difficulté  de  souscrire 
à  la  reconnaissance  que  fait  Sa  Sainteté  dans  le  Préambule  du 
catholicisme  de  tous  les  membres  du  gouvernement;  vous  avez 
remarqué  de  plus  que  le  mot  gouvernement  pourrait  être  considéré 
comme  comprenant  toutes  les  autorités  constituées  dont  on  ne 
pourrait  pas  dire  avec  vérité  que  toutes  professent  la  religion 
catholique,  et  le  Premier  consul  ne  pourrait  le  stipuler  pour  elles. 

«  Le  soussigné  vous  prie  d'observer  qu'au  titre  IV  de  la  Consti- 
tution il  est  établi  que  sous  le  mot  gouvernement  on  n'entend  que 
les  trois  consuls  de  la  République;  ce  mot  ne  peut  donc  s'entendre 
que  d'emx  et  Sa  Sainteté  n'entend  pas  l'étendre  à  d'autres. 

«  Les  deux  autres  consuls,  selon  vous,  ne  trouvent,  non  plus  que 
le  Premier,  aucune  difficulté  à  ce  que  le  Pape  reconnaisse  leur 
catholicisme  et  qu'il  exalte  les  avantages  et  le  lustre  qui  en  revien- 
dront à  la  religion. 


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1030  LB  CONCORDAT  DI  1801 

«  Il  semble  donc  qu'il  ne  pent  y  avoir  aucun  obstacle  à  conserver 
le  mot  gouvernement  que  Sa  Sainteté  a  employé,  et  le  soussigné  ne 
se  croirait  pas  autorisé  à  le  changer,  sur  le  motif  surtout  que  le 
Saint-Père  a  désiré  que  la  reconnaissance  du  catholicisme  tombât 
sur  l'union  en  cette  profession  du  gouvernement  français  avec 
lequel  on  stipule  le  traité. 

«  Néanmoins  pour  ôter  tout  doute  que  le  mot  gouvernement 
puisse  être  étendu  à  plusieurs  classes  de  personnes,  le  soussigné 
propose  d'employer  cette  expression  :  le  gouvernement  en  la  per- 
sonne des  consuls^  et  ainsi  le  mot  gouvernement  recevra  d'une 
manière  plus  claire  et  plus  précise  la  seule  interprétation  que  lui 
donne  la  Constitution. 

«  Votre  seconde  observation  tombe  sur  les  modifications  que 
vous  proposez  au  mot  publiquement,  relatif  à  l'exercice  du  culte 
que  Ton  voudrait  borner  pour  le  présent  à  l'intérieur  des  églises. 

«  Le  soussigné  vous  prie  de  faire  observer  au  Premier  consul 
que  Sa  Sainteté,  en  correspondance  de  toutes  les  concessions  qu'elle 
fait  dans  le  traité,  a  demandé  la  publicité  de  l'exercice  de  la  reli- 
gion catholique  sans  restriction.  Si  le  soussigné  en  admettait  quel- 
qu'une il  altérerait,  comme  cela  est  évident,  la  substance  du  projet 
de  Sa  Sainteté,  ce  qui  outrepasserait  ses  pouvoirs,  comme  on  peut 
s'en  convaincre  par  la  lecture  du  Bref  qu'il  a  communiqué  au 
gouvernement.  Il  se  trouve  donc  dans  l'impossibilité  d'admettre 
l'article  restrictif  tel  quon  le  propose.  Sa  signature  deviendrait 
par  là  même  inutile  et  il  se  rendrait  coupable  d'une  faute  grave, 
surtout  après  avoir  retranché  tant  d'autres  choses  de  l'article  de  Sa 
Sainteté. 

«  Le  soussigné  ne  laisse  pas  cependant  que  d'entrer  dans  les 
vues  du  gouvernement  et  de  goûter  les  motifs  qui,  dans  les  cir- 
constances actuelles,  peuvent  lui  faire  désirer  de  ne  pas  donner 
si  tôt  et  pour  tous  les  lieux,  une  étendue  indéfinie  à  l'exercice  des 
cérémonies  religieuses  hors  de  l'enceinte  des  églises;  et  cela  pour 
l'avantage  et  l'honneur  même  de  la  religion,  afin  qu'elle  ne  soit 
pas  exposée  à  des  insultes  et  que  la  tranquillité  publique  ne  soit 
pas  compromise. 

«  En  consacrant  l'article  tel  qu'il  est,  le  soussigné  s'engage  à 
faire  valoir  auprès  de  Sa  Sainteté  ces  raisons  et  ces  motifs  et  à  les 
lui  exposer  avec  cette  énergie  qui  puisse  correspondre  aux  désirs 
du  gouvernement  et  il  ne  doute  point  que  le  Saint-Père,  sans 
retard  et  dans  une  forme  ostensible  au  besoin,  s'accordera  avec  le 
gouvernement  afin  que  de  telles  mesures  commandées  pourrie 
présent  par  la  nécessité  aient  leur  effet.  » 

Ces  observations  n'eurent  pas  plus  que  les  précédentes  toupie 


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LB  CONCORDAT  DE  1801  1021 

succès  que  méritait  leur  auteur.  Bonaparte  entra  même  eu  fureur 
au  sujet  du  Bref  que  Consalvi  s'offrait  à  solliciter.  «  Ài-je  besoin 
d'un  Bref  et  d'une  permission  du  Pape  pour  gouverner  la  France?  » 
s'écria- t-il.  Un  des  consuls,  Cambacérès,  nourri  dans  la  tradition 
des  vieux  légistes  gallicans,  encourageait  cette  colère  et  jetait  de 
l'huile  sur  le  feu.  Cependant,  cette  ingéniosité,  cette  souplesse 
d'esprit  du  cardinal  jointes  à  tant  de  fermeté  ne  furentjpas  tout  à 
fût  perdues.  Bonaparte  se  rendit  sur  la  profession  de  catholicisme 
des  consuls  et  accorda  quelque  chose  sur  la  publicité  du  culte. 
Le  11  juillet,  Consalvi  recevait  la  note  suivante  que  je  considère 
fort  importante  pour  les  défenseurs  de  la  liberté  religieuse,  mais 
dont  ils  n'ont  jamais  pu  tirer  paru  parce  qu'elle  n'a  été  jamais 
publiée.  Je  l'extrais  du  dossier  qui  a  été  remis  aux  cardinaux 
chargés  de  se  prononcer  sur  la  ratification. 

«  Eminence, 

«  J'ai  communiqué  au  Premier  consul  et  à  ses  deux  collègues 
réunis  votre  dernier  projet  de  convention,  ils  ont  vu  avec  une 
égale  surprise,  je  dirai  plutôt  avec  un  mécontentement  vivement 
exprimé,  qu'on  voulût  de  nouveau  les  astreindre  par  une  conven- 
tion à  une  publicité  de  culte  indéfinie,  en  sorte  que  chacun  de 
ceux  qui  jouiraient  d'un  culte  très  étendu  au  dehors,  l'envisage- 
raient comme  la  conséquence  d'une  obligation  et  non  pas  un 
bienfait.  Ceux,  au  contraire,  qui  ne  pourraient,  vu  les  circons- 
tances, exercer  le  culte  aussi  publiquement,  seraient  portés  à 
croire  que  le  gouvernement  ne  remplit  pas  à  leur  égard  des  obliga- 
tions déjà  contractées. 

«  11  résulterait  de  cet  état  de  choses  que  les  plus  favorisés  ne 
lui  conserveraient  aucune  reconnaissance  et  que  les  restreints 
l'accuseraient  d'infidélité  dans  ses  promesses.  Je  vous  laisse  à 
penser  si  cette  position  peut  et  doit  lui  paraître  admissible  :  en 
vain  ai-je  offert  un  Bref  explicatif  rempli  d'éloges  pour  le  gouver- 
nement de  la  part  de  Sa  Sainteté. 

«  Le  Premier  consul  m'a  répondu  qu'il  attachait  le  plus  grand 
prix  à  l'estime  du  chef  de  la  religion,  qu'il  en  donnait  en  ce 
moment  la  preuve  en  concourant  avec  lui  au  retour  de  la  religion, 
mais  que,  comme  chef  d'un  gouvernement  qui,  par  le  vœu  du 
peuple,  succédait  à  l'ancien,  il  ne  pouvait  ni  ne  devait  faire 
dépendre  d'un  Bref  émané  de  la  puissance  spirituelle  les  droits 
que  la  police  temporelle  pouvait  exercer  et  dont  les  monarques 
français  avaient  usé  dans  tous  les  temps. 

«  En  conséquence  de  ces  observations,  il  m'a  déclaré  qu'il 
consentait  à  l'insertion  du  mot  publiquement  dans  le  premier 


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T022  m  OORCKUttàf  M  1801 

artiole,  omis  qn'il  voulait  expressément  qu'on  y  ajoutât  les  suivants 
un  se  conformant  <mx  réglemente  de  police  que  le  gouvernement, 
jugera  nécessaire  de  faire.  Je  avis  chargé  -en  même  temps  d'ajouter 
que  par  cette  danse  le  gouvernement  ne  prétend  pas  s'attribuer 
va  nouveau  droit  ni  enchaîner  l'exercice  extérieur  de  la  religion 
qu'il  professe  lui-même,  il  veut  seulement  céder  aux  circonstances 
•ce  que  la  nécessité  toi  prescrit  et  ne  pas  obliger  indéfiniment  au 
de±à  de  ce  qu'il  peut  faire. 

«  Si  des  temps  plus  heureux,  si  des  circonstances  moins  pénibles 
lui  permettent  de  donner  à  la  religion  dans  tous  les  lieu  la  splen- 
deur et  l'éclat  qu'elle  mérite,  il  saisira  cette  occasion  avec  empres- 
sement. Ces  mesures  de  police  ne  sont  que  des  moyens  dictés  par 
la  prudence;  s'il  les  oubliait,  il  trahirait  des  devoirs  et  compro- 
mettrait par  là  même  le  succès  de  la  négociation. 

«  Ce  n'est  pas  à  la  suite  d'une  terrible  révolution  que  l'on  peut 
calmer  tout  pour  tous  les  hommes,  dans  le  même  instant  et  rela- 
tivement à  tous  les  pays  ;  il  faut  que  les  moyens  que  l'on  prend 
pour  y  parvenir  soient  réglés  d'après  l'état  actuel  des  choses,  sans 
prétendre  faire,  des  mesures  dictées  pour  le  moment,  une  obliga- 
tion pour  l'avenir.  A  mesure  que  la  religion  reprendra  son  empire, 
en  épurant  les  mœurs,  le  gouvernement  qui  la  protège  ne  Un 
offrira  plus  le  lien  cruel  des  circonstances,  mais  l'amour  et  la 
liberté  qu'elle  garantit  à  tous;  en  un  mot,  il  veut  pouvoir  faire 
sans  contradiction  ce  que  les  circonstances  nécessitent;  mais  il 
déclare  qu'il  ne  se  servira  jamais  de  ces  mêmes  circonstances  pour 
imposer  à  l'Eglise  un  nouveau  joug  et  s'attribuer  un  nouveau  droit 
lorsqu'elles  seront  sagement  écartées. 

«  Ces  réflexions  vous  prouvent  et  la  pureté  de  ses  vues  et  la 
nécessité  d'une  condescendance  de  votre  part  dont  tous  les  motifs 
éclatent  en  ce  moment  sous  vos  yeux.*. 

«  Daignez  donc,  Eminence,  accéder  dans  le  plus  court  délai  i 
ces  deux  conditions  *;  sans  elles,  j'ai  l'ordre  exprès  de  ne  présenter 
aucun  nouveau  projet,  et  avec  elles  j'ai  l'espoir  de  voir  ma  patrie 
heureuse  et  catholique. 

«  Vous  êtes  le  premier  ministre  du  chef  de  la  religion,  du  succes- 
seur de  Pierre,  vous  pouvez  i  ces  deux  conditions  sauver  l'Eglise 
de  France  et  assurer  le  repos  de  Rome  et  de  l'Italie.  Pourriez -vous 
hésiter? 

«  C'est  en  concevant  1'heuneux  espoir  du  succès  de  ces  demandes 
que  je  me  {dais  à  répéter  combien  est  grand  le  respect  que  je  vous 
ai  voué. 

«  Paris,  Le  22  messidor  (il  juillet  1801).  , 

4  La  seconde  était  oûHe  au  «erment. 


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fil  GQHGQWIT  K  1801  M» 

vm 

Il  J  a  donc  use  déclaration  officielle  portant  que  les  restrictions 
à  la  publicité  du  culte  ne  porteraient  que  sor  les  cérémonies 
extérieures,  qu'elles  tenaient  aux  circonstances  et  qu'elles  cesse- 
raient un  jour.  Gonsalvi  prit  acte  de  ces  explications  dans  la  note 
suivante,  qui  ferma  la  série  des  communications  officielles  échan- 
gées au  sujet  du  Concordat  ayant  sa  signature.  La  première  avait 
eu  Ben  te  8  novembre  1800. 

«  Le  cardinal  Gonsalvi,  Monsieur,  reçoit  dans  le  moment  votre 
note  officielle  en  date  de  ce  jour,  et  il  se  bâte  d'y  répondre  de 
suite.  Le  soussigné  voit  que  la  difficulté  de  la  conclusion  de  la 
négociation  se  réduit  à  deux  points  seulement,  savoir  :  i  l'addition 
que  le  gouvernement  propose  de  faire  au  premier  article,  relative- 
ment à  la  publicité  du  culte,  et  à  la  substitution  de  la  formule  du 
serment  que  prêtaient  les  évêques  avant  le  changement  de  gou- 
vernement (en  l'adaptant  à  la  forme  du  nouveau),  à  celle  pro- 
posée officiellement  encore  dans  votre  note  du  25  prairial  et  déjà 
approuvée  par  Sa  Sainteté... 
•     ••*•••>••••••»     .     .     •     •     .     • 

«  Le  soussigné  voit  par  votre  note  que,  quant  au  premier  article, 
le  gouvernement  n'adhère  pas  au  projet  du  Bref,  mais  qu'il  pro- 
pose plutôt  une  nouvelle  rédaction  de  ce  même  article. 

a  Cette  circonstance  et  la  déclaration  officielle  que  vous  faites, 
dans  votre  note,  du  véritable  objet  que  se  propose  le  gouverne- 
ment et  du  sens  qu'il  prétend  donner  aux  paroles  à  ajouter  à  la 
suite  de  celles-ci  :  son  culte  sera  public,  auquel  culte  on  n'entend 
point  mettre  une  restriction  générale  et  perpétuelle,  mais  on  veut 
que,  pour  l'exercer  publiquement,  on  se  conforme  aux  règlements 
de  police  que  les  circonstances  actuelles  peuvent  rendre  néces- 
saires; toutes  ces  considérations,  dis- je,  tranquillisent  le  sous- 
signé et  le  font  adhérer  aux  désirs  du  gouvernement,  en  admettant 
dans  le  projet  la  rédaction  du  premier  article  dans  les  termes 
exprimés  dans  la  note  ci-jointe.  » 

La  note,  que  j'ai  copiée  sur  la  minute  écrite  de  la  main  même  de 
Gonsalvi,  marque  l'extrême  limite  des  concessions  qu'il  consentit 
avant  le  14  : 

«  La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  sera  librement 
exercée  en  France.  Son  culte  sera  public,  en  se  conformant  toute- 
fois, vu  les  circonstances  actuelles,  aux  règlements  de  police  qui 
seront  jugés  nécessaires  pour  la  sûreté  publique.  » 

Le  12  juillet  au  matin,  Bernier  expédiait  à  la  Malmaison  ces 
explications  et  cette  rédaction  dernière  de  Gonsalvi,  en  suppliant 


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1024  LE  CONCORDÂT  DE  1801 

le  Premier  consul  de  les  accepter  et  en  les  accompagnant  d'os 
mémoire  où  il  s'efforçait  de  démontrer  qne  la  convention  projetée 
s'accordait  parfaitement  avec  les  libertés  de  l'Eglise  gallicane. 

ce  Le  cardinal  et  Mgr  Spina  promettent  de  signer  de  suite  le 
projet  ainsi  conçu.  Daignez  donc,  général,  expédier  les  pouvoirs 
nécessaires  à  cet  effet.  Il  suffira  que  ce  soit  une  lettre  on  le 
moindre  arrêté  de  votre  part,  étant  notoirement  connu  d'eux  pour 
avoir  été  l'agent  du  gouvernement  en  cette  partie.  Il  faut  noir  ce 
nouveau  bienfait  à  ceux  que  la  France  va  célébrer  le  14  juillet. 
Vous  n'aurez  jamais  pris  une  mesure  plus  efficace  pour  les  intérêts 
du  gouvernement  et  plus  capable  de  lni  attacher  de  plus  en  plus 
les  contrées  de  l'Ouest  et  le  cœur  des  catholiques  français.  » 

Le  soir  du  même  jour,  12  juillet,  il  insistait  encore.  « ...  J'ai 
pris  le  parti  de  vous  expédier  le  projet.  J'attends  avec  impatience 
le  renvoi  qne  vous  m'en  ferez.  Personne  ne  désire  plus  que  moi  de 
voir  la  fin  de  cette  affaire,  de  vous  savoir  content  et  de  voir  rendre 
à  la  France  le  catholicisme,  parce  que  j'en  sens,  pour  le  maintien 
de  la  paix,  l'inappréciable  utilité.  » 

Bonaparte  ne  répondit  point  et  n'exprima  pas  son  opinion. 
Seulement,  Bernier,  appelé  en  hâte  à  la  secrétairerie  d'Etat,  apprit 
que  le  Premier  consul  avait  pris  un  arrêté  qui  chargeait  te 
citoyens  Joseph  Bonaparte,  conseiller  d'Etat,  Grétct,  conseiller 
d'Etat,  et  le  citoyen  Bernier,  de  conclure  et  signer  une  convention 
avec  le  cardinal  Consalvi,  l'archevêque  de  Gorinthe  et  le  P.  Caselli1, 
revêtus  des  pleins  pouvoirs  et  instructions  de  Sa  Sainteté  le  Pape 
Pie  VII.  Le  13,  au  matin,  on  lisait  dans  le  Moniteur  :  «  M.  le 
cardinal  Gonsalvi  a  réussi  dans  la  mission  dont  il  avait  été  chargé 
par  le  Saint-Père  auprès  du  gouvernement.  »  Il  y  avait  donc  lieu 
de  croire  que  Bonaparte  acceptait  le  texte  de  Gonsalvi,  et  Bernier 
le  présumait;  mais  il  ne  l'affirma  pas  aussi  positivement  que  le 
disent  les  Mémoires  du  cardinal,  qui  écrivait  à  Doria,  le  16  :  «  Ne 
sachant  pas  si  mes  changements  avaient  été  admis,  nous  ne  res- 
tâmes point  aussi  tranquilles  que  nous  le  désirions.  » 

IX 

Avant  de  raconter  les  grandes  journées  du  13  et  du  là  juillet  1801, 
il  est  nécessaire  de  dire  un  mot  de  la  controverse  qu'elles  ont 
excitée  entre  un  illustre  historien  français  et  le  préfet  des  Archives 
vaticanes.  En  1865,  M.  d'Haussonville  commençait  dans  la  R#f 
des  Deux  Mondes  ses  études  si  remarquables  sur  Y  Eglise  romaffi* 

*  Caselli  n'avait  pas  de  pouvoirs  et  il  signa  sans  y  avoir  été  officiellement 
autorisé.  L'irrégularité  fut  corrigée  plus  tard. 


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Ll  GOHCOBDAT  DE  1801  1025 

et  le  premier  Empire.  C'était  le  temps  où  beaucoup  de  gens  d'esprit 
cherchaient  le  moyen  d'être  désagréables  au  second  Empire  en 
disant  du  mal  du  premier  et  où  Ampère  et  Beulé  lançaient  leurs 
flèches  contre  les  deux  empereurs,  embusqués  derrière  les  statues 
de  César  et  d'Auguste,  l'oncle  et  le  neveu,  ou  de  Tibère  ou  de 
quelque  autre  tyran.  L'histoire  est  complaisante,  elle  fournit  des 
armes  à  toutes  les  causes  et  elle  se  prêtait  volontiers  à  servir  les 
rancunes  de  ce  qu'on  appelait  les  anciens  partis  représentés  par 
des  hommes  éminents  qu'elle  consolait  ainsi  de  la  perte  de  la 
liberté.  Les  Mémoires  de  Gonsalvi  venaient  de  paraître.  M.  d'Haus- 
sonville  y  lut  que  les  plénipotentiaires  s'étaient  réunis  chez  Joseph 
le  13  au  soir  croyant  signer  tout  de  suite  et  en  avoir  pour  un  quart 
d'heure,  Bernier  affirmant  que  tout  était  terminé. 

«  On  mit  la  main  à  l'œuvre  et  j'allai  prendre  la  plume.  Quelle 
fut  ma  surprise,  quand  je  vis  l'abbé  Bernier  m'offrir  la  copie  qu'il 
avait  tirée  de  son  rouleau  pour  me  la  faire  signer  sans  examen  et 
qu'en  y  jetant  les  yeux  afin  de  m'assurer  de  son  exactitude,  je 
m'aperçus  que  ce  traité  ecclésiastique  n'était  pas  celui  dont  les 
commissaires  respectifs  étaient  convenus  entre  eux,  dont  était  con- 
venu le  Premier  consul  lui-même,  mais  un  tout  autre  I  La  diffé- 
rence des  premières  lignes  me  fit  examiner  tout  le  reste  avec  le 
soin  le  plus  scrupuleux  et  je  m'assurai  que  cet  exemplaire  non 
seulement  contenait  le  projet  que  le  Pape  avait  refusé  d'accepter 
sans  ses  corrections  et  dont  le  refus  avait  été  cause  de  l'ordre 
intimé  à  l'agent  français  de  quitter  Rome,  mus,  en  outre,  qu'il  le 
modifiait  en  plusieurs  endroits,  car  on  y  avait  inséré  certains  points 
déjà  rejetés  comme  inadmissibles  avant  que  ce  projet  eût  été  envoyé 
à  Rome. 

«Un  procédé  de  cette  nature,  incroyable  sans  doute,  mais  réel, 
et  que  je  ne  me  permets  pas  de  caractériser,  —  la  chose  d'ailleurs 
parle  d'elle-même,  —  un  semblable  procédé  me  paralysa  la  main 
prête  à  signer.  J'exprimai  ma  surprise  et  déclarai  nettement  que  je 
ne  pouvais  accepter  cette  rédaction  à  aucun  prix.  » 

M.  d'Haussonville  accepta  ce  récit  et  déclara  avec  raison  «  que 
cette  tentative  est  certainement  une  des  plus  singulières  à  noter 
parmi  les  procédés  peu  avouables  dont  s'est  jamais  avisée  la  diplo- 
matie la  moins  scrupuleuse  ».  Les  Mémoires  du  cardinal  étaient  peu 
connus.  L'article1  de  M.  d'Haussonville  eut  un  immense  retentis- 
sement et  donna  lieu  à  des  discussions  auxquelles  la  politique  ne 
resta  pas  tout  à  fait  étrangère,  les  anciens  partis  tenant  pour  la 
supercherie  et  les  bonapartistes  la  contestant. 

«  II  fait  partie  du  premier  volume  de  l'ouvrage  sur  r Eglise  romiine  et 
le  premier  Empire. 


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IOR  II  CWCOIDJT  IK  m 

Le  P.  Theiner,  de  l'Oratoire,  préfet  des  Archive» 
intervint  dans  la  querelle  peur  réfuter  M.  d'Hamonville  dos  u 
litre  intitulé  :  Les  deux  Concordats.  Il  y  publhût,  entre  autres  pièca 
intéressantes,  une  dépêche  de  Consalvi  au  cardinal  Doria  écrits  k 
16  juillet  1801  qui  contredit  les  Mémoires  dont  le  savant  Oratoriea 
mettait  en  doute  l'authenticité.  L'opinion  se  divisa  d'autant  plus 
que  Theiner  affichait  une  admiration  sans  mélange  pour  Bonaptrte 
et  Bernier  et  paraissait  l'avocat  d'office  du  gouvernement  fonçais 
qui  lui  témoignait  une  faveur  marquée.  Depuis,  les  écrivains  (pi 
ont  traité  de  la  question  sont  restés  partagé»  entre  les  deu 
opinions  opposées !. 

Les  pièces  que  nous  avons  sous  les  yeux  permettent  de  dirifner 
absolument  la  controverse.  Nous  les  trouvons  dans  le  recueil  que 
nous  avons  déjà  mentionné  et  qui  est  intitulé  :  Esarme  del  Trattato 
di  Convenzione  ira  la  S.  Sede  e  il  Governo  Francese  sotloscnlto 
dai  Respettim  Plenipotenziari  a  Parigi  il  15  Luglio  1801.  Il  fa 
distribué  en  août  aux  cardinaux  que  le  Pape  voulut  consulter  tous 
sur  la  ratification,  mais  il  leur  fut  recommandé  de  rapporter  ces 
papiers  à  la  secrétairerie  d'Etat  pour  y  être  détruits  après  la  délibé- 
ration. U  en  est  resté  quelques  exemplaires  aux  Archives  Vatican» 
et  il  est  fort  singulier  qu'ils  aient  échappé  au  P.  Theiner.  M.  Boabf 
n'en  a  eu  non  plus  connaissance.  Pour  le  récit,  nous  suivons  ies 
longues  dépèches  écrites  au  cardinal  Doria  par  Gonsalvi  im*éiUtë- 
ment  après  les  événements  qu'il  raconte. 

Le  13  juillet,  de  bonne  heure,  le  cardinal  recevait  le  billetsuivat 

«  Eminence, 

«  L'arrêté  concernant  la  signature  de  la  convention  a  été  pris 
hier  par  les  consuls. 

«  Je  suis  autorisé  à  signer  avec  deux  conseillers  d'Etat. 

«  Ces  conseillers  sont  Joseph  Bonaparte  et  Crétet. 

«  Toutes  les  pièces  n'étaient  pas  encore  copiées  à  une  heure  cette 
nuit.  Je  retourne  ce  matin  à  neuf  heures  et  demie  chez  Gaillard2,  de 
là  chez  Joseph,  puis  chez  vous.  En  attendant,  H.  de  Chàteiu  Thierry 
vous  portera  le  livre  relatif  aux  formes  du  serment,  si  comme  je 
respère,  il  se  trouve  à  la  bibliothèque. 

«  Recevez,  Eminence,  mes  félicitations  sur  le  terme  de  vos 
travaux  et  l'hommage  de  mon  profond  respect. 

*  Paris,  43  juillet  4801. 

«  Bermeb.  » 

1  Le  plus  récent  historien  de  Consalvi,  M.  Fischer,  curé  à  Wnrtebafl!» 
admet  tout  le  récit  «tes  Mémoires. 
*  Gaillard  faisait  l'intérim  du  ministre  des  relations  exiériôMea. 


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1*  OOUCORftàT  DE  1W1  10*7 

Donc,  le  matin  du  13,  l'abbé  n'exprimait  aucune  inquiétude. 
A  cinq  heures  du  soir,  nouvelle  communication  de  Bernier 
accompagnant  la  minute  du  projet  des  plénipotentiaires  : 

«  Eminence, 

«  Je  vous  préviens  que  la  conférence  auta  lieu  chez  le  citoyen 
Joseph  Bonaparte  ce  soir  à  huit  heures. 

«  J'irai  vous  prendre  à  sept.  Voici  ce  qu'on  vous  proposera 
d'abord;  lisez-le  bien,  examinez  tout,  ne  désespérez  de  rien. 

«  Je  viens  d'avoir  une  longue  conférence  avec  Joseph  et  Grétet. 
Vous  avez  affaire  à  des  hommes  justes  et  raisonnables.  Tout  finira 
bien  ce  soir. 

«  Je  vous  offre  mon  profond  respect. 

«  i3  juillet. 

«  Bernier,  » 

J'ai  vu  l'autographe  de  ce  billet  aux  archives  de  la  Congrégation 
des  affaires  extraordinaires.  Gonsalvi  le  lit,  parcourt  en  hâte  la 
minute  annexée  et  tombe  de  son  haut,  frappé  de  la  plus  douloureuse 
surprise.  C'était  un  tout  nouveau  projet  qu'on  lui  proposait.  Les 
principales  concessions  faites  par  le  gouvernement  et  obtenues 
avec  tant  de  peine  étaient  retirées,  tout  était  à  recommencer  et, 
cette  fois,  le  mot  de  Talleyrand  se  trouvait  vrai  :  la  négociation 
rétrogradait  vers  l'époque  de  ses  premières  difficultés.  En  effet,  il 
n'était  plus  question  dans  le  préambule  de  la  profession  de  foi  des 
consuls  à  laquelle  le  Pape  attachait  une  importance  souveraine,  et 
une  note  marginale  de  la  main  de  Bernier  expliquait  cette  dispa- 
rition. «  On  croit  qu'ici  le  catholicisme  des  consuls  est  inutile, 
étant  supposé  par  le  dernier  article  '.  »  L'article  sur  la  publicité 
du  culte  était  ainsi  conçu  :  «  ...  Son  culte  sera  public,  en  se  con- 
formant toutefois  aux  règlements  de  police  que  le  gouvernement 
jugera  nécessaires.  »  C'était  la  subordination  de  l'Eglise  à  la  police 
proclamée  par  l'Eglise  elle-même.  Gonsalvi,  dans  tout  le  cours  de 
la  discussion,  disait  et  répétait  :  «  Prenez  des  mesures  de  police. 
On  en  prend  dans  les  pays  catholiques,  et  nous  sommes  tolérants 
en  cette  matière,  mais  ne  nous  obligez  pas  à  consacrer  un  droit 
que  nous  ne  reconnaissons  pas  en  principe,  mais  que  nous  admet- 
Ions  en  fait,  quand  les  circonstances  l'exigent.  » 

Le  gouvernement  ne  s'engageait  pins  à  autoriser  ni  les  sémi- 
naires ni  les  chapitres.  Consalvi  avait  obtenu  avec  beaucoup  de 
peine  que  les  prêtres  mariés  ne  figurassent  point  dans  la  convention, 

4  Celui  qui  prévoyait  le  cas  où  le  successeur  du  Premier  consul  ne  serait 
pat  catholique. 


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1028  Lfi  CONCORDAT  DS  1801 

mais  seulement  dans  le  Bref  qui  leur  promettait  l'indulgence.  11 
avait  démontré  par  d'excellentes  raisons  que  faire  de  leur  cas  une 
affaire  d'Etat,  c'était  leur  donner  trop  d'importance  et  produire  une 
sorte  de  scandale  par  la  publicité  que  recevraient  des  égarements 
sur  lesquels  il  valait  mieux  jeter  le  voile.  Ces  personnages  repa- 
raissaient dans  le  titre  6  :  «  Sa  Sainteté  relèvera  de  la  loi  du  célibat 
les  ecclésiastiques  qui,  depuis  leur  consécration,  seront  entrés  dus 
les  liens  du  mariage  sous  la  clause  qu'ils  renonceront  à  l'exercice 
de  leurs  fonctions  et  admettra  au  rang  des  catholiques  séculiers 
ceux  qui,  par  d'autres  actes,  ont  notoirement  renoncé  à  leur  état  i 

Dans  son  extrême  douleur,  que  partageaient  Spina  et  Casdfi, 
Gonsalvi  répondit  immédiatement  : 

«  Rien,  Monsieur,  rien  n'égale  notre  surprise  en  lisant  k 
brouillon  que  vous  venez  de  m'envoyer.  Je  ne  sus  pas  concewir 
comment,  après  que  nous  sommes  convenus  en  tous  les  articles, 
on  puisse  présenter  le  jour  même  de  la  signature  une  rédaction 
aussi  différente  de  celle  qui  avait  déjà  été  arrêtée,  comme  tous  le 
savez  si  bien.  Vous  savez  aussi  que  tous  les  mots  ont  été  ai  étudiés 
qu'ils  ne  peuvent  recevoir  aucun  changement.  Je  suis  navré  de 
douleur  en  pensant  qu'au  lieu  de  nous  réunir  pour  signer,  je  sois 
appelé  à  une  nouvelle  discussion.  Mes  pouvoirs  ne  me  permettant 
d'autre  changement,  je  réclamerai  l'exécution  de  ce  qui  avait 
déjà  été  convenu  et  admis,  et  je  vous  prie  de  porter  avec  vous  la 
note  que  vous  ne  m'avez  pas  encore  donnée,  savoir  :  celle  quêtons 
avez  lue  avant-hier  et  que  vous  ne  deviez  que  copier.  Si  la  copie 
n'est  pas  faite,  n'importe;  je  serai  content  du  brouillon  et  la  copie 
se  fera  après;  je  suis  bien  triste,  je  vous  l'avoue. 

«  Agréez  les  assurances  de  mon  estime,  etc.. 

a  Paris,  le  13  juillet  1801. 

«  H.  Card.  Consalvi.  » 

D'où  était  donc  venu  ce  revirement  de  la  dernière  heuref  Le  coup 
était  parti  de  Bourbon-l'Archambault.  Le  13  juillet,  de  bonne  heure, 
la  créature  de  Talleyraod,  d'Hauterive,  d'après  les  ordres  de  son 
maître,  remettait  au  Premier  consul  une  note  à  la  suite  de  laquelle 
un  des  employés  du  ministère  transcrivait  en  toute  bâte  le  projet 
modifié  suivant  les  indications  envoyées  par  le  ministre.  Bonaparte 
avait  consenti,  pensant  que  Gonsalvi  céderait  à  la  pression  de  h 
dernière  heure.  Nous  ne  savons  pas  avec  précision  sous  (pdk 
forme  il  exprima  son  assentiment  et  envoya  ses  instructions  à 
Bernier.  Ce  fut  probablement  par  l'entremise  de  d'Hauterive,  qui*1* 
certainement  l'abbé  le  13,  car  l'exemplaire  qui  servit  à  la  discus- 
sion porte  des  annotations  de  l'un  et  de  l'autre.  Bernier  poussai* 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  10» 

docilité  jusqu'au  bout  et,  en  ne  refusant  pas  de  négocier  dans  ces 
conditions,  il  perdit  l'occasion  de  se  faire  honneur  à  tout  jamais  et 
resta  suspect  à  Gonsalvi  dont,  plus  tard,  le  mécontentement  aigrit 
et  trompa  les  souvenirs. 

«Arriva  {  l'abbé  Bernier  qui  me  répéta  avec  de  douces  paroles 
ce  qu'il  avait  dit  dans  son  billet,  qu'il  ne  fallait  pas  désespérer  et 
que  tout  finirait  bien.  Nous  ne  laissâmes  pas  de  lui  faire  observer 
combien  était  fort  ce  qu'on  se  permettait  avec  nous  et  combien 
étaient  peu  fondées  ces  illusions.  » 


C'est  dans  ces  conditions  qu'à  huit  heures  du  soir  les  quatre 
négociateurs  ecclésiastiques  se  rendirent  à  l'hôtel  de  Joseph,  où  ils 
trouvèrent  Grétet.  Ils  y  étaient  encore  le  lendemain,  à  quatre 
heures  de  l'après-midi,  et  ils  restèrent  ainsi  vingt  heures  à  discuter, 
sans  dormir,  sans  souper,  en  faisant  seulement  le  matin  un  court 
déjeuner.  «  Et  encore,  dit  Gonsalvi,  Votre  Emiuence  peut  s'ima- 
giner si  nous  en  avions  envie.  » 

il  fallut  d'abord  faire  connaissance.  Joseph  et  Grétet  n'avaient 
jamais  vu  les  Italiens,  qui  sortaient  fort  peu,  et  Gonsalvi,  qui 
s'était  rendu  chez  le  frère  du  Premier  consul,  ne  l'avait  pas  ren- 
contré. C'était  certainement  la  première  fois  qu'une  affaire  reli- 
gieuse de  cette  importance  était  confiée  à  des  laïques  qui  n'y 
connaissaient  absolument  rien.  Ils  croyaient  n'être  venus  que 
pour  une  formalité,  ils  n'avaient  même  pas  renvoyé  leurs  voitures, 
et  ils  découvrirent  qu'il  s'agissait  d'une  négociation  très  épineuse 
et  très  grave  à  laquelle  ils  durent  s'initier  article  par  article.  Us  y 
mirent  beaucoup  de  bonne  volonté,  particulièrement  Joseph,  qui  se 
montra  très  sage,  très  conciliant  et  animé  des  meilleures  inten- 
tions. «  Nous  lui  devons  beaucoup  de  reconnaissance,  dit  Gonsalvi, 
car  je  déclare  que  sans  lui  tout  était  rompu  irréparablement!  »  Ils 
apprirent  avec  étonnement  qu'il  y  avait  eu  des  engagements  pris, 
et  Bernier  dut  l'avouer  avec  embarras.  Cependant  leur  mandat 
était  formel  ;  ils  répondirent  aux  plaintes  de  Gonsalvi  qu'on  pouvait 
toujours  changer  les  termes  d'un  traité  tant  qu'il  n'était  pas  signé, 
et  ils  s'appliquèrent  à  défendre  la  rédaction  qui  leur  avait  été 
remise.  La  difficulté  porta  donc  sur  les  suppressions  opérées,  et  les 
arguments  produits  furent  ceux  qui  tant  de  fois  avaient  été 
échangés  verbalement  et  par  écrit  entre  Bernier  et  les  prélats 
romains. 

Pourquoi  prendre  acte  du  catholicisme  du  gouvernement  repré- 

1  Gonsalvi  à  Doria,  i6  juillet. 

25  DécBMBRi  1902.  67 


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1030  1E  GQMGOftfiil  DE  1801 

sente  par  les  consuls?  Ils  ne  gouvernent  pas  seuls,  et,  d'aiHeus, 
il  n'y  en  a  vraiment  qu'un  qui  gouverne  :  les  «deux  autres  ne  signi- 
fient rien  *.  Or,  il  est  évident  que  le  Premier  consul  est  catholique, 
et  inutile  de  le  dire.  D'ailleurs,  cela  est  supposé  dans  la  conven- 
tion, puisque  le  dernier  article  prévoit  le  cas  où  l'un  de  ses  succes- 
seurs ne  le  serait  pas.  Telle  fut  la  thèse  des  diplomates  français, 
tel  fut  le  point  sur  lequel  s'engagea  d'abord  une  guerre  terrible, 
una  ffuerra  terribile.  Puis  vint  la  question  de  la  publicité.  Consalû 
avait  fort  habilement  séparé  dans  sa  rédaction  la  liberté  de  la 
religion  de  la  publicité  du  culte,  de  manière  que  la  première  restât 
entière  et  absolue  même  si  la  seconde  subissait  quelque  restriction. 
L'avenir  lui  a  donné  raison  en  justifiant  cette  précaution.  C'est,  en 
effet,  parce  que  la  religion  catholique  a  le  droit  officiel  d'être 
eiercée  librement  en  France  que  les  catholiques  qui  le  ventait  ne 
peuvent  être  privés  de  la  liberté  d'embrasser  la  vie  religieaae, 
ooiune  le  disaient  récemment  soixante-quatorze  évèques  dans  une 
lettre  célèbre.  A  cette  assurance  de  la  liberté,  le  cardinal  mk 
ajouté  cette  phrase  qu'il  croyait  admise,  et  dont  ensuite  le  Premier 
consul  n'avait  plus  voulu  :  les  obstacles  qui  peuvent  encore  sub- 
sister seront  levés. 

Quant  à  la  publicité  du  culte,  nous  avons  vu  que  Consalvi  avait 
admis  comme  concession  extrême  la  formule  :  «  En  se  conformant 
toutefois,  vu  les  circonstances  actuelles,  aux  règlements  de  potœ 
qui  seront  jugés  nécessaires  pour  la  sûreté  publique.  »  Le  projet 
des  plénipotentiaires  disait  :  «  En  se  conformant  aux  règlements  de 
police  que  le  gouvernement  jugera  nécessaires.  »  Consalvi  le 
pouvait  consentir  à  cette  reconnaissance  officielle  et  absolue  de  la 
subordination  de  l'Eglise  à  la  police,  et  il  tremblait  même  que  » 
concession  me  fût  désayouée  à  Rome,  où  elle  souleva,  en  effet,  et 
grandes  difficultés. 

Tel  fut  le  champ  de  bataille  où  l'infortuné  cardinal,  pendant  une 
nuit  et  une  matinée,  déploya  ce  qu'il  avait  de  ressources  dans 
l'esprit  et  de  séduction  dans  les  manières  pour  regagner  le  terra» 
qu'il  avait  si  péniblement  conquis.  Il  y  réussit  en  grande  partie. 
Vingt  fois  pourtant  on  fut  sur  le  point  de  rompre  \  et  vingt  fcis 
il  rattacha  le  fil  brisé.  Enfin,  à  force  de  bonnes  raisons  et  de  bons 
procédés,  la  fatigue  aidant,  9  arracha  à  ses  adversaires  des  conces- 
sions importantes.  Ils  admirent  la  reconnaissance  du  catholicisme 
îles  consuls,  en  supprimant  la  mention  du  gouvernement  et  la 
publicité  du  culte,  en  se  conformant  aux  règlements  de  peUct  f^ 
les  circonstances  de  ce  temps  rendent  nécessaires.  Les  ecciésîtfl- 

1  Significando  nuîla. 

a  AlCultimo  orlo  di  sconcludere. 


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LE  CONCORDAT  DI  1801  ïttfî 

tiques  mariés  disparurent  du  texte,  les  chapitres  et  lés  séminaires 
y  rentrèrent,  et  à  h  formule  :  «  Les  évèques  nommeront  aux  cures 
avec  l'approbation  àa  gouvernement  »9  fut  substituée  la  suivante  : 
«  Les  évèques  nommeront  aux  cures;  ils  ne  choisiront  les  pasteurs 
qu'après  s'être  assurés  qu'ils  sont  doués  des  qualités  requises  par 
les  lois  de  l'Eglise  et  qu'ils  jouissent  de  la  confiance  du  gouver- 
nement. » 

En  définitive,  c'était  un  vrai  succès.  Qaand  tout  fat  convenu, 
les  prélats,  malgré  l'épuisement  de  tous  les  belligérants,  insis- 
tèrent pour  que  Ton  continuât  la  séance  et  que  l'on  signât  immé- 
diatement. Ils  craignaient  qu'une  nouvelle  réunion  n'amenât  encore 
<Ies  changements  et  de  nouveaux  sacrifices.  Les  Français  y  consen- 
tirent et  on  se  mit  à  faire  des  copies,  mais  au  moment  de  signer, 
ils  se  ravisèrent  et  dirent  qu'après  avoir  réfléchi»  ils  n'osaient 
prendre  sur  eux  la  décision  finale,  le  projet  qu'ils  avaient  consenti 
différant  trop  de  celui  qu'on  leur  avait  remis  pour  qu'ils  pussent 
se  passer  de  l'approbation  du  Premier  consul.  Ils  se  rendirent  donc 
aux  Tuileries,  et  Joseph,  après  un'récit  sommaire  de  la  délibération, 
présenta  le  texte  convenu,  en  signalant  les  modifications.  Bona- 
parte entra  dans  une  colère  terrible  et  jeta  la  convention  au  feu 
qui  brûlait  dans  la  cheminée  à  cause  d'un  froid  insolite.  Puis, 
parlant  de  l'artïcte  qui  concernait  la  publicité  du  culte,  il  s'écria  : 
«  Si  vous  aviez  signé  cela,  je  vous  aurais  déchiré  votre  papier  sur 
la  figure.  Je  veux  mon  texte  ou  c'est  fini  t  Dites-leur  que  s'ils  ne 
veulent  pas  le  signer,  ils  s'en  aillent  tout  de  suite.  Ils  ne  pourront 
s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes  de  ce  qui  arrivera!  »  Les  trois  diplo- 
mates s'en  revinrent  piteusement  à  l'hôtel  de  Joseph,  où  atten- 
daient les  prélats,  dont  on  peut  s'imaginer  la  tristesse  en  apprenant 
le  douloureux  résultat  de  tant  de  fatigue  et  de  bonne  volonté. 
Malgré  leur  peine,  malgré  les  instances  dont  ils  furent  assaillis,  ils 
refusèrent  de  se  soumettre  à  l'ultimatum.  On  convint  pourtant 
d'une  dernière  entrevue  pour  le  lendemain,  au  cas  où  ils  consen- 
tiraient. «  Les  plénipotentiaires  français  ne  voulurent  jamais 
comprendre  que  toute  notre  difficulté  consistait  à  le  dire,  tandis 
qu'en  fût  nous  le  souffrons  partout.  Ils  répondaient  que  la  chose 
n'étant  pas  de  foi  et  n'intéressant  pas  le  dogme,  c'était  une  folie 
d'exposer  la  religion  aux  maux  incalculables  (f  une  rupture,  pour 
tenir  à  un  principe  qui  n'était  observé  nulle  part  *.  » 

XI 

Cependant  les  heures  avaient  passé  et  Gonsalvi  voyait,  avec  une 
terrible  appréhension,  approcher  le  moment  où  il  allait  affronter  le 

f  Consalvi  à  Doria,  16  juillet. 


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1032  LE  CONCORDAT  DE  1801 

Premier  consul.  Il  était  en  effet  invité  avec  Spina  au  dîner  de 
deux  cent  cinquante  couverts  donné  aux  Tuileries  à  l'occasion  de 
la  fête  nationale,  i  la  fin  duquel  devait  être  annoncée  officiellement 
la  conclusion  de  la  paix  religieuse.  Le  récit  de  ce  dîner  célèbre  est 
la  seule  page  vivante  et  dramatique  des  Mémoires  du  cardinal  qui 
sont  plutôt  écrits  dans  une  langue  diffuse  et  traînante. 

«  11  ne  m'eut  pas  plutôt  aperçu  que,  le  visage  enflammé  et  avec 
une  voix  forte  et  dédaigneuse,  il  me  dit  :  «  Eh  bien  1  Monsieur  le 
«  Cardinal,  vous  avez  voulu  rompre?  Soit.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
«  Rome,  J'agirai  de  moi-yême.  Je  n'ai  pas  besoin  du  Pape.  Si 
«  Henri  VIII,  qui  n'avait  pas  la  vingtième  partie  de  ma  puissance, 
«  a  su  changer  la  religion  de  son  pays  et  réussir  dans  ce  projet,  i 
«  plus  forte  raison  le  saurai-je  et  le  pourrai-je,  moi.  En  la  changeant 
«  en  France,  je  la  changerai  dans  presque  toute  l'Europe,  partout 
«  où  arrive  l'influence  de  mon  pouvoir.  Rome  s'apercevra  des 
«  pertes  qu'elle  aura  faites  et  les  pleurera  quand  il  n'y  aura  plus 
«  de  remède.  Vous  pouvez  partir,  et  il  n'y  a  pas  autre  chose  à 
«  faire.  Vous  avez  voulu  rompre; «qu'il  en  soit  ainsi  puisque  vous 
«  l'avez  voulu!  » 

La  dépèche  écrite  le  16  juillet  au  cardinal  Doria  laisse  une 
impression  un  peu  moins  forte.  Bonaparte  n'y  fond  pas  sur  son 
adversaire  avec  le  visage  enflammé  :  «  Je  pris  courage  comme  je 
pus,  et  j'allai.  11  m'accueillit  avec  politesse,  mi  accolse  con  genii- 
lezza%  mais  il  entra  immédiatement  en  matière  et  me  dit  qu'un 
tel  retard  était  irritant  et  qu'il  ne  voulait  plus  de  changements; 
puis  il  conclut  :  «  Ou  cela  ou  rien!  et  je  sais  bien  quel  parti 
prendre.  » 

Il  est  certain  qu'il  y  a  eu  une  scène  et  il  n'y  a  aucune  raison  de 
révoquer  en  doute  lea  paroles  attribuées  au  Premier  consul 
Consalvi  était  incapable  d'inventer  cette  magnifique  explosion  de 
colère  :  le  rugissement  du  lion  lui  était  resté  dans  l'oreille.  Cobentzel 
qui  a  tout  entendu  affirme  qu'il  y  a  eu  de  «  vifs  reproches  adressés 
au  cardinal  en  sa  présence.  »  Ce  qui  est  inventé,  c'est  la  question 
par  laquelle  Bonaparte  aurait  terminé  ses  déclaratio ns  foudroyantes  : 
«  Quand  partez-vous  donc?  —  Après  dîner,  général,  répliquai- 
je  d'un  ton  calme.  »  Ce  peu  de  mots  fit  faire  un  soubresaut  au 
Premier  consul.  11  me  regarda  très  fixement  et  i  la  véhémence  de 
ses  paroles  je  répondis,  en  profitant  de  son  étonnement,  que  je  ne 
pouvais  outrepasser  mes  pouvoirs.  » 

J'écris  ayant  sous  les  yeux  le  texte  autographe  de  Consalvi.  Cette 
anecdote  ne  s'y  trouve  pas  :  il  faut  donc  la  rayer  de  tous  les 
manuels  d'histoire  où  elle  figure  encore.  Immédiatement  après  : 
«  Qu'il  en  soit  ainsi,  puisque  vous  l'avez  voulu  »,  le  cardinal 


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LK  CONCORDAT  DE  1801  103S 

expose  ce  qu'il  a  répondu  *.  Il  mit  dans  sa  réponse  tant  de  sincé- 
rité et  de  douceur  insinuante,  que  Bonaparte  se  radoucit.  11  se 
tourna  vers  le  ministre  d'Autriche  et  lui  dit  :  «  Je  vous  prends  pour 
juge,  Cobentzell  »  —  ce  J'accepte,  répondit  Consalvi  en  riant  »,  et 
il  se  mit  à  faire  la  leçon  à  Gobentzel,  lui  expliquant  la  différence 
qu'il  y  avait  pour  le  Pape  entre  reconnaître  dans  un  traité  ou 
tolérer  dans  la  pratique  une  dérogation  aux  principes  dont  il  ne 
pouvait  se  départir.  Puis  on  se  rendit  au  dîner  qui  fut  court.  Nous 
pouvons  croire  Consalvi,  quand  il  nous  affirme  qu'il  n'en  goûta 
jamais  un  plus  amer.  Dn  retour  au  salon,  il  reprit  l'entretien  avec 
Gobentzel  qui  avait  réfléchi  en  mangeant  et  crut  avoir  trouvé  une 
formule  conciliante  :  «  Le  culte  sera  exercé  publiquement  sous  la 
surveillance  de  la  police.  »  Le  cardinal  ne  repoussa  pas  absolument 
la  chose  quoiqu'il  redoutât  l'extension  abusive  de  la  surveillance 
et  qu'il  lui  déplût  de  voir  la  religion  mise  sur  le  même  pied  que 
les  émigrés  et  les  autres  personnages  suspects.  Tous  les  deux  atta- 
quèrent de  nouveau  le  Premier  consul  qui  se  montra  plus  traitable 
et  ne  rejeta  pas  non  plus  l'expression  suggérée.  Consalvi  se  garda 
bien  de  le  heurter  de  front.  L'essentiel  pour  lui,  c'était  d'obtenir 
que  Bonaparte  permit  une  dernière  conférence  et  n'interdit  point 
d'une  façon  absolue  tout  changement  dans  la  rédaction  des  arti- 
cles. Il  y  réussit,  puissamment  aidé  par  Gobentzel  qui  déploya  toute 
sa  bonne  grâce  persuasive  de  vieux  courtisan.  «  Dieu  m'aida  de 
manière  que  le  Premier  consul  qui  a  vraiment  le  cœur  bon  se  prêta 
à  l'entretien,  et  je  pus  lui  arracher  que  dans  le  nouveau  congresso 
indiqué  pour  le  jour  suivant,  nous  ne  serions  pas  obligés  à  nous 
en  tenir  littéralement  à  ce  qu'il  avait  marqué  de  sa  main,  mais 
que  nous  pourrions  nous  arranger  entre  nous  de  quelque  manière, 
ce  qui  me  parut  très  important,  mais  très  difficile.  Il  me  parla  avec 
une  très  grande  estime  personnelle  de  Sa  Sainteté  et  me  fit  ainsi 
l'éloge  de  Votre  Eminence.  Il  conclut  que  le  lendemain  tout  devait 
finir  d'une  manière  ou  de  l'autre  irrémissiblement.  »  Ce  ton  diffère 
notablement  de  celui  des  Mémoires  et  indique  beaucoup  moins 
d'amertume. 

Rendez-vous  fut  donc  pris  avec  Joseph  pour  la  dernière  confé- 
rence qui  devait  commencer  le  15  juillet  à  midi.  La  nuit  qui  suivit 
le  dîner  et  la  matinée  du  lendemain  n'apportèrent  aucun  repos  à 
Consalvi  ni  à  ses  deux  compagnons  qui  passèrent  tout  le  temps  à 
se  recommander  à  Dieu  et  à  délibérer  sur  la  situation.  Refuser  la 
formule  absolument,  c'était  tout  perdre.  L'accepter  purement  et 

%  Siapur  con  giacchè  lo  avete  voluto.  A  queste  parole  dette  in  pubUco  e  col  tono 
ilpiu  vivo  e  forte,  risposi  che  non  potevo  ecc.  M.  Boulay  de  la  Meurthe  a  déjà 
fait  justice  de  cette  interpolation. 


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1054  LB  COKOROiS  M  1801 

simplement,  c'était  dépasser  leurs  pouvoirs  et  s'expaser  au  désaxes 
du  Saint-Père.  Spina  et  CaneUt  étaient  tellement  épuisés  par  k 
séante  de  vingt  heures  et  tellement  convaincus  de  la  néces- 
sité d'en  finir  pour  éviter  les  pires  malheurs  qu'ils  inclinaient  à 
accepter  kt  rédaction  du  Premier  consuL  Consalvi  ne  s'y  résignait 
pas  et  cherchait,  comme  il  le  dit,  à  introduire  une  restriction  dans 
la  restriction.  Il  crut  l'avoir  trouvée  et  se  proposa  do  la  défendre 
comme  le  dernier  terme  de  ses  concessions.  La  conférence  s'oavrit 
à  midi  précis  et  ne  se  termina  qu'à  minuit.  Elle  fut  reprise  en  trfcs 
grande  partie,  comme  la  précédente,  par  la  discussion  de  l'article 
premier.  Voici  la  restriction  suggérée  par  Consalvi  à  la  rédaction 
de  Bonaparte  :  «  Le  culte  sera  public  en  se  conformant  aux  régle- 
mente de  police  que  le  gouvernement  jugera  nécessaires.  »  11 
ajoutait  :  «  Pour  la  tranquilité  publique.  »  C'était  limiter  le  champ 
d'action  de  la  police  à  un  cas  unique  et  bien  déterminé,  et  ne  point 
livrer  tout  le  culte  à  l'ingérence  du  gouvernement.  Les  plénipoten- 
tiaires français  répondaient  que  l'addition  était  inutile  parce  qae 
la  chose  allait  de  soi-même  et  s'expliquait  suffisamment  par  lt 
mot  de  police,  la  police  étant  uniquement  destinée  à  assurer  la 
tranquillité  publique  et  ne  pouvant  intervenir  dans  les  affaires  de 
religion.  Consalvi  répliquait  :  «  Quelle  difficulté  et  quel  mal  y  a- 
t-ii  à  le  dire  avec  plus  de  clarté  pour  empêcher  toute  interpréta- 
tion préjudiciable  à  la  liberté  de  l'Eglise?  Si  vous  êtes  de  benne 
fol,  accepte?  ma  restriction.  Si  vous  la  refusez,  c'est  que  vms 
n'êtes  pas  de  bonne  foi  ».  C'est  sur  ce  dilemme  que  l'en  batailla 
pendant  des  heures  et  Consalvi  finit  par  obtenir  gain  de  cause. 
Comme  la  convention  devait  être  mise  en  latin,  il  s'appliqua  à  sur- 
veiller et  à  mkiger  la  traduction  de  ce  terrible  article  pour  qu'il 
choquât  moins  les  oreilles  romaines.  Au  lieu  de  rendre  en  $e  con- 
formant par  sese  conformando,  qui  était  lourd  et  trop  expressif , 
il  adopta  habita  ration*  ordinationum  quoad  poliliam,  et  il  lui 
faHut  quelque  dextérité  pour  opérer,  parce  que  les  plénipoten- 
tiaires français  qui  savaient  le  latin  surveillaient  la  traduction  que 
les  Italiens  faisaient  au  pied  levé. 

L'article  premier  était  le  point  important,  mais  non  pas  le  seul 
qui  donna  lieu  à  des  difficultés.  L'article  10  fut  la  seconde  épine 
très  aiguë  de  la  longue  séance.  Le  gouvernement,  qui  avait  obtenu 
le  patronage  des  évêcbés  et  la  nomination  des  évêques,  vouant 
aussi  intervenir  dans  le  choix  des  curés,  et,  pour  lui  complaire» 
Consalvi  avait  aussi  rédigé  l'article  10  :  «  Les  évêques  jMouneront 
aux  cures  :  ils  ne  choisiront  les  pasteurs  qu'après  s'être  assurés 
qu'ils  sont  doués  des  qualités  requises  par  les  lois  de  l'Eglise  et 
qu'ils  jouissent  de  la  confiance  du  gouvernement.  »  Les  plénipo- 


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LE  C0HC01DÀÎ  JW  1801  1035 

tentiaires  français  l'avaient  adopté;  mais  le  Premier  consul  le 
repoussa  et  il  écrivit  de  sa  main  sur  l'exemplaire  qu'apporta 
Joseph !  :  «  Les  nominations  ne  seront  valides  qu'après  avoir  été 
agréées  par  le  gouvernement.  »  Bonaparte  ne  se  doutait  point  qu'il 
commettait  une  hérésie,  la  validité  d'une  nomination  ecclésiastique 
ne  dépendant  point  du  pouvoir  civil.  Il  fallut  d'incroyables  efforts, 
incredibili  sforzi,  pour  écarter  le  mot  valides  et  après  avoir  pro- 
posé vingt  formules  qui  furent  rejetées  «  ce  fut  une  miséricorde 
de  Dieu  que  nous  parvînmes  à  combiner  la  phrase  :  leur  choix  ne 
pourra  tomber  que  sur  des  personnes  agréées  par  le  gouvernement 
J'aurais  voulu  dire  «  agréables  au  gouvernement  »,  mais  à  Paris, 
ce  mot  prête  au  ridicule  et  l'on  n'en  voulut  point  » .  Il  était  onze 
heures  du  soir,  quand  les  plénipotentiaires  tombèrent  enfin 
d'accord.  Consalvi  comprenant  qu'il  était  important  d'en  finir  cette 
nuit  même  et  que  tout  délai  ne  pourrait  qu'aggraver  la  situation, 
proposa  de  signer  immédiatement.  11  rencontra  de  grandes  hésita- 
tions :  Joseph  ne  se  souciait  plus  d'encourir  une  nouvelle  colère 
de  son  frère.  Il  se  décida  enfin,  vaincu  par  les  instances  du 
cardinal.  A  la  fin  de  la  soirée  un  incident  de  sa  vie  domestique 
émit  venu  jeter  une  agréable  diversion  dans  cette  séance  si  labo- 
rieuse. «  Le  Concordat  fut  signé  à  deux  heures  du  matin  dans 
l'hôtel  que  j'occupais  rue  du  Faubourg-Saint-Honoré.  A  la  même 
heure,  je  devenais  père  d'une  troisième  enfant  dont  la  naissance 
fut  saluée  par  les  plénipotentiaires  de  deux  grandes  puissances  et 
la  prospérité  prédite  par  les  envoyés  du  vicaire  du  Christ2.  » 

Le  lendemain,  le  Premier  consul  approuvait  l'œuvre  de  ses 
délégués,  et  Joseph,  Crétet  et  Bernier  rendaient  visite  à  Consalvi 
pour  lui  annoncer  le  succès  qui  couronnait  enûn  ses  longues 
fatigues.  «  Il  m'a  dit  que  le  Premier  consul  était  content,  ce  qui 
nous  a  soulagés  d'une  grande  angoisse.  » 

Gobentzel,  qui  était  sur  la  question  le  seul  bien  informé  des 
diplomates  étrangers,  rendait  compte  à  sa  cour  de  l'événement 
auquel  il  avait  coopéré.  «  ...  Il 3  en  résulta  des  reproches  très  vifs 
faits  au  cardinal  en  ma  présence,  lorsque  nous  nous  trouvâmes 
ensemble  à  dîner  chez  le  Premier  consul.  Interpellé  par  celui-ci,  je 
cherchai,  autant  qu'il  dépendait  de  moi,  à  les  rapprocher  l'un  de 
l'autre,  et  à  concourir  ainsi  à  un  arrangement  qui  rétablit  le  culte 

4  II  est  probable  que  Joseph  vit  son  frère  dans  la  matinée  du  45  et  lui 
porta  une  copie  de  la  Convention  pour  remplacer  celle  qui  avait  été  jetée 
au  feu. 

3  Mémoires  du  roi  Joseph.  Joseph  met  deux  heures  au  lieu  de  minuit. 
,  *  II  vient  de  parler  de  1  entrevue  de  Joseph  avec  le  Premier  consul  avant 
dîner. 


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1036  LE  CONCORDAT  DE  1801 

catholique  dans  toute  la  France  et  prévient  de  nouveaux  malheurs 

en  Italie 

-  Enfin,  à  la  suite  d'une  nouvelle  conférence  qui  eut  lieu  le  15, 
omba  d'accord,  moyennant  l'expression  :  en  se  conformant  au 
sments  de  police  nécessaires  à  la  tranquillité  publique;  et  la 
rention  fut  signée  de  la  part  du  Pape  par  le  cardinal  Consalvi, 
Spina  et  le  P.  Gazelli  (Gaselli)  ;  et  de  la  part  de  la  France  par 
rois  plénipotentiaires  susmentionnés.  La  préséance  du  Pape  a 
observée  dans  les  deux  exemplaires  de  la  convention,  de 
ière  que  tous  les  plénipotentiaires  ont  signé  dans  la  même 
nne,  en  premier  lieu  le  cardinal,  ensuite  Joseph  Bonaparte, 
Mgr  Spina,  le  conseiller  d'Etat  Crétet,  le  P.  Gazelli  et  enfin 
)é  Bernier.  Le  cardinal  n'ayant  pas  cru  pouvoir  me  donner 
e  de  l'acte  avant  qu'il  n'ait  été  ratifié,  je  dois  me  borner  à  en 
Ire  ici  l'extrait  que  j'ai  fait  de  mémoire  sur  des  notions  qui  me 
parvenues  par  des  voyes  tout  à  fait  indirectes.  Le  cardinal 
tendra  pas  ici  l'arrivée  des  ratifications,  sa  charge  de  Secrétaire 
at  exigeant  sa  présence  à  Rome.  Il  laissera  ici  Mgr  Spina  pour 
igner  les  intérêts  du  Saint-Siège.  Le  rétablissement  da  coite 
olique  en  France  produira  sans  doute  un  fort  bon  effet  pour  le 
ornement  actuel,  le  gros  de  la  nation  étant  dans  le  fond  da 
r  attaché  à  la  religion  et  les  contradicteurs  se  bornant  aux  soi- 
Qt  philosophes  presque  tous  concentrés  dans  la  capitale  '.  » 
était  une  ère  nouvelle  qui  commençait  pour  l'Eglise  de  France. 

f  François-Désiré,  Cardinal  Mathieu. 

jette  dépêche  inédite  de  Gobentzel  m'a  été  communiquée  par  un 
ain  allemand  fort  distingué,  M.  Four  nier,  qui  l'a  copiée  aux  Archives 
riales. 


I 


UNE   PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 


CHRISTINE  TRIVULZIO  DE  BELGI0J0S0' 


II 

Lorsque  la  princesse  de  Belgiojoso  arriva  à  Paris,  en  1833,  la 
capitale  de  la  France  était  devenue  un  des  principaux  centres  de 
l'émigration  italienne.  Les  exilés  italiens  avaient  commencé  à  y 
affluer  après  la  tentative  que  Murât  fit,  en  1815,  de  fonder  à  son 
profit  un  royaume  d'Italie.  Depuis  cette  époque,  le  nombre  des 
émigrés  italiens  avait  augmenté  sans  cesse.  Chaque  tentative  de 
révolte  dans  les  différents  États  de  l'Italie  était  toujours  suivie  de 
la  fuite  ou  de  l'exil  de  ceux  qui  s'y  étaient  le  plus  compromis,  et 
un  bon  nombre  d'entre  eux  venaient  de  préférence  à  Paris  comme 
au  point  central  où  ils  pourraient  se  rencontrer  avec  les  plus  célèbres 
de  leurs  amis  et  où  il  leur  serait  plus  facile  de  gagner  leur  vie.  Aussi, 
en  1821  et  en  1831,  le  nombre  des  réfugiés  italiens  à  Paris  s'était-il 
considérablement  accru.  Il  y  en  avait  de  toutes  les  classes  sociales 
et  de  toutes  les  opinions,  sauf,  bien  entendu,  les  partisans  du 
régime  établi  en  Italie  par  le  traité  de  1815. 

A  côté  de  vulgaires  conspirateurs,  de  carbonari  violents,  de 
sectaires  bons  à  toutes  les  besognes,  il  y  avait  des  émigrés  portant 
les  plus  beaux  noms  de  l'aristocratie,  comme  le  prince  Emile  de 
Belgiojoso,  et  des  hommes  illustres,  comme  Pellegrino  Rossi,  plus 
tard  ambassadeur  de  France  à  Rome,  ministre  de  Pie  IX  et  victime 
des  mazziniens,  qui  le  firent  assassiner  dans  la  Ville  éternelle  sur 
le  grand  escalier  du  palais  de  la  Chancellerie,  le  15  novembre  1848. 
Paris  donnait  aussi  l'hospitalité  à  plusieurs  personnages  destinés 
à  jouer  un  iôle  important  dans  l'histoire  de  l'unité  de  l'Italie  et 

<  Voy.  le  Correspondant  du  25  novembre  1902. 


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1038  U5E  PRINCESSE  RÊVOL0TIOHNA1RB 

dont  plusieurs  furent  plus  tard  ministres  de  Charles- Albert  et  de 
Victor-Emmanuel  II.  Je  citerai  notamment  Nicolô  Tommaseo,  Gio- 
berti,  le  comte  Mamiani,  Sirtori,  le  professeur  Michel  Amari,  le 
général  Pepe,  le  comte  Charles  Pepoli. 

Le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  sans  encourager,  comme  le 
fit  plus  tard  Napoléon  III,  les  conspirations  italiennes,  secourait 
largement  les  émigrés  italiens  qui  étaient  dépourvus  de  ressources, 
ce  qui  ne  lui  a  pas  valu  cependant  la  sympathie  de  M.  Barbiera, 
biographe  de  la  princesse  de  Belgioje&c^  qui  proclame  gravement 
que£Louift~PfcHippe  était  mi  foirke,  une  âme  vulgaiie,  me  parodie 
de  libéral,  une  parodie  de  roi  II!  » 

Laissant  de  côté  cette  ridicule  Urader  je  dois  faire  ici  une 
remarque  touchant  les  émigrés  politiques  italiens.  11  est  incontes- 
table qu'ils  ont  contribué  puissamment  à  préparer  la  révolution 
dans  leur  pays,  comme  le  disait,  il  y  a  quelques  années,  l'un 
d'entre  eux,  le  savant  comte  Emerico  Amari,  de  Païenne.  L'ardent 
désir  de  rentrer  dans  leur  patrie  les  poussait  à  ne  jamais  se  décou- 
rager. Emerico  Amari  avouait  que  la  politique  dès  gouvernements 
italiens,  en  obligeant  bien  des  personnes  distinguées  i  se  réfugier 
&  l'étranger,  avait  été  fatale  à  l'ancien  régime  de  la  péninsule. 
«  Car,  s'écriait-il,  nous  autres  émigrés  nous  ne  songions  qofë 
rentrer  le  plus  tôt  possible  dans  nos  foyers.  Et,  comme  l'obstacle 
i  ce  retour  si  ardemment  désiré,  c'était  précisément  l'existence 
des  gouvernements  qui  nous  avaient  contraints  &  l'exil,  nous 
conspirions  ferme,  nous  travaillions  nuit  et  jour  à  préparer  la 
chute  de  ces  gouvernements.  » 

La  princesse  Belgïojoso  n'échappait  pas  à  ces  sentiments,  et 
«|Ie,  comptait   aider  ses  compatriotes  dans  leurs  efforts. 

«  La  princesse,  dit  H.  Barbiera,  arrivée  sans  bruit  à  Paris,  était 
allée  se  loger  dans  un  des  quartiers  les  plus  éloignés  du  centre  de 
la  capitale,  au  dernier  étage  d'une  maison  habitée  par  de  pauvres 
gens.  Elle  peignait  des  verres  et  des  éventails  pour  en  tirer  quelques 
ressources,  disant  aux  acheteurs  qu'elle  n'avait  pas  de  quoi  vivre* 
parce  que  le  gouvernement  autrichien  avait  mis  toutes  ses  richesses 
sous  séquestre.  Jlgnore  s'il  est  vrai  qu'elle  eût  mis  sur  sa  porte 
une  carte  où  elle  avait  écrit  :  La  princesse  malheureuse.  Peut-être 
la  princesse  malheureuse  exagérait-elle  exprès  sa  pauvreté  pour 
rendre  odieux  le  gouvernement  autrichien.  Ce  qui  est  certain,  en 
tout  cas,  c'est  qu'alors  elle  ne  nageait  pas  dans  l'or. 

«  Un  jeune  homme,  petit 'de  taille,  mais  d'un  grand  talent,  dés 
qull  vit  la  très  belle  Italienne,  fut  pris  pour  eBe  d'une  passien 
amoureuse.  C'était  celui  qui  devait  diriger  un  jour  les  affaires  de  la 
France,  M.  Thiers.  Adolphe  Thiers  fréquentait  vuïootîers  h  maison 


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CBUBIDS  THIVUL210  M  BBLfilOfOSO  1039 

de  la  princesse.  Il  courait  à  la  cuisine  pour  cuire  les  œufs  dû 
déjeuner,  auquel  la  princesse  l'invitait  souvent.  11  est  vrai  que  le 
déjeuner  se  composait  uniquement  de  deux  œufs  au  beurre  et  d'un 
peu  {l'eau  claire  que  la  princesse  versait  majestueusement  dans 
les  verres  ornés  par  elle-même  de  peintures  variées.  Mais  les  nappes 
étaient  de  linge  très  fin  de  Flandre,  et  la  tête  brune  de  la  déesse 
du  lieu  brillait  merveilleusement,  enveloppée  d'un  très  riche 
teau  imitant  le  turban  oriental  et  dont  les  plis  retombaient 
taensement  sur  ses  épaules. 

«  Il  n'y  a  point  à  douter  de  l'admiration  et  de  l'affection  que 
M.  Tbiers  éprouvait  pour  la  séduisante  Italienne.  Ce  qu'on  ignore, 
c'est  si  la  princesse  eut,  ne  fût-ce  que  pour  un  moment,  d'autres 
sentiments  que  ceux  d'une  sincère  amitié  pour  son  admirateur. 
Elle  sut  certainement  profiter  du  dévouement  passionné  de  l'illustre 
homme  d'Etat  pour  en  faire,  i  cette  époque,  un  défenseur  des 
aspirations  et  des  droits  de  l'Italie. 

«  M.  Tbiers  prononçait,  en  effet,  i  cette  époque,  des  discours 
en  faveur  de  l'Italie  dans  des  réunions  publiques.  M.  de  Metternicb 
eu  était  informé;  et  ils  étaient  signalés  i  M.  le  comte  Hartig,  gou- 
verneur du  royaume  lombar do- vénitien,  comme  des  discours 
«  subversifs  »  '.  Souvent  M.  Tbiers  rencontrait  chez  la  princesse 
Belgiojeso  un  Vénitien  fort  spirituel,  le  comte  Vincent  Toffetti. 
L'un  et  l'autre,  animés  d'une  sympathie  réciproque,  devinrent 
amis,  d'autant  plus  que  Toffetti  fondait  des  espérances  sur  la 
France  pour  l'avenir  de  l'Italie.  Et  les  espions  ne  manquèrent  point 
d'informer  le  gouverneur  de  Milan  de  l'amitié  qui  liait  M.  Tbiers  et 
le  comte  Toffetti2.  » 

Lorsque  M.  Tbiers  devint  premier  ministre  de  Louis-Philippe,  il 
se  garda  bien  de  suivre  la  politique  chère  &  la  princesse  Belgio- 
joso;  néanmoins,  toutes  les  fois  qu'il  put  rendre  «quelque  service 
aux  exilés  italiens,  il  s'en  acquitta  avec  plaisir. 

Cependant  la  princesse  s'efforçait  de  faire  du  bruit.  Elle]  plai- 
dait avec  ardeur  la  cause  italienne,  mais  elle  aimait  à  se  signaler 
par  des  actes  extraordinaires.  Un  jour,  elle  va  au  Palais- Bourbon 
et  elle  improvise,  dans  la  salle  des  Pas-Perdus,  une  conférence  en 
faveur  de  l'indépendance  de  l'Italie.  Etonnés  par  la  scène  étrange 
qu'offre  cette  dame  parlant  avec  ardeur  et  sur  un  ton  de  prophé- 
tes8e,  les  députés  se  groupent  autour  d'elle,  admirent  sa  beauté, 


*  Archives  royales  de  Milan.  Actes  secrets,  carloa  CCXLI  (22  mai  1840). 
Cette  date  ne  doit  pas  être  exactement  rapportée  par  M.  Barbiera.  Il  s'agit 
probablement  de  1834. 

a  Archives  royales  de  Milan.  Ibid. 


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1040  UMK  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

lai  font  de  grands  compliments...  mais  laissent  là  sa  politique 
romanesque  pour  en  suivre  une  plus  positive. 

La  princesse  eut  plus  de  succès  auprès  des  républicains  et  des 
radicaux.  George  Sand  fut  une  de  ses  amies  les  plus  ferventes.  Le 
vieux  général  de  La  Fayette,  aux  derniers  jours  de  sa  vie,  la  rece- 
vait avec  le  plus  grand  plaisir  dans  son  salon  que  fréquentaient  les 
révolutionnaires  les  plus  exaltés  et  qui  inspirait  si  peu  de  sympa- 
thie au  maréchal  de  Gastellane !. 

«  Le  sa'on  du  général  de  La  Fayette,  appelé  par  les  légitimistes 
«  caravansérail  de  l'Europe  révolutionnaire  »,  offrait  l'hospitalité 
à  tous  les  exilés,  dit  M.  Barbiera.  Le  général  se  tenait  assis  an 
coin  du  feu  de  son  salon,  meublé  avec  une  grande  simplicité. 
C'était  un  vieillard  de  haute  taille,  maigre,  pâle,  courbé  par  l'âge, 
portant  une  perruque  brune.  Un  éminent  Italien  était  souvent  assis 
à  ses  côtés.  C'était  Guillaume  Pepe  qui,  pour  avoir  servi  dans 
l'armée  de  Murât,  et  avoir  combattu  les  Autrichiens  à  Rieti, 
en  182 1 2,  avait  été  reçu  à  bras  ouverts  par  La  Fayette  et  introduit 
tout  de  suite  dans  le  «  cercle  d'hommes  »  de  son  salon.  Car,  dans 
ce  salon,  il  y  avait  aussi  un  «  cercle  de  dames  »,  —  une  espèce  de 
gynécée,  —  oix  les  dames,  presque  toutes  blondes,  de  la  famille  de 
La  Fayette  faisaient  mieux  ressortir  la  beauté  brune  de  M"  de 
Belgiojoso.  A  côté  de  la  princesse  était  assise  une  quakeresse, 
miss  Opie,  dont  la  mise  étrange  offrait  un  nouveau  et  curieor 
contraste. 

«  Mais  la  princesse  n'était  pas  d'un  caractère  qui  lui  permit  de 
subir  la  tutelle  et  la  protection  du  général  de  La  Fayette.  Elle 
était  réfractaire  à  toute  subordination  I  Le  bruyant  salon  de  l'agi- 
tateur n'offrait  à  l'exilée  milanaise  qu'un  tôle  secondaire.  Elle  le 
trouva  ennuyeux  et  le  quitta  pour  fonder,  en  plein  Paris,  on 
royaume  qui  lui  appartint,  son  propre  salon.  » 

Pendant  qu'elle  fréquentait  le  caravansérail  de  M.  de  La  Fayette, 
elle  ne  négligeait  pas  le  célèbre  salon  de  Mmo  Récamier.  Mais,  là. 
aussi,  elle  ne  pouvait  pas  occuper  la  première  place  ni  se  livrer  à 
ses  fantaisies.  Elle  le  pourra  lorsqu'elle  se  sera  largement  établie 
chez  elle.  Fatiguée  de  son  existence  gênée  et  de  son  modeste 
appartement,  elle  changea  bientôt  d'habitudes,  et  M.  Barbiera  nous 
fournit  de  curieux  détails  de  sa'nouvelle  installation  : 

o  Partie  du  dernier  étage  de  la  maison  moins  que  bourgeoise 
où  elle  peignait  des  fleurs  sur  verre,  abandonnant  la  pose  d'une 
pauvre  femme  réduite  à  l'extiême  misère  par  la  cruauté  du  gouver- 

4  Voy.  le  Journal  du  marécltal  de  Caslellane,  t.  II  p.  386,  12  octobre  1830. 
2  A  la  tête  des  troupes  napolitaines  en  révolte  contre  le  roi  Ferdinand  Ier. 


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CHRISTINE  TRIYULZIO  DI  BËLGIOJOSO  1041 

nement  autrichien,  donnant  libre  cours  à  ses  goûts  aristocratiques 
et  dépensant  aussi  largement  les  fortes  sommes  qui  lui  venaient 
de  nouveau  de  Milan  !,  la  princesse  loua  un  somptueux  appar- 
tement dans  un  hôtel  entre  cour  et  jardin,  rue  d'Anjou,  non  loin 
de  la  maison  de  M.  de  La  Fayette,  auquel  on  eût  dit  qu'elle  voulait 
faire  concurrence 2. . . 

«  On  entrait  par  un  petit  vestibule  qui  communiquait,  à 
gauche,  avec  la  salle  à  manger  et,  à  droite,  avec  le  salon.  La 
salle  à  manger...,  pendant  les  soirées  où  la  princesse  recevait,  se 
transformait  en  salle  de  bal.  Le  salon,  assez  vaste  et  carré,  avait 
les  murs  tapissés  d'un  velours  brun,  presque  noir,  semé  d'étoiles 
d'argent.  Les  meubles  étaient  couverts  de  la  même  étoffe,  et,  le 
soir,  lorsqu'on  y  pénétrait,  on  pouvait  se  faire  l'illusion  d'entrer 
dans  une  chapelle  ardente,  tant  l'aspect  général  en  était  lugubre... 
De  ce  salon  funèbre,  on  passait  dans  la  chambre  à  coucher,  entiè- 
rement couverte  d'une  étoffe  de  soie  blanche.  Le  lit  avait  des 
ornements  en  argent  opaque.  La  pendule,  les  candélabres  de  la 
cheminée  étaient  également  en  argent.  » 

Mmo  de  Belgiojoso  aimait  les  contrastes  et  les  antithèses.  A  la 
porte  de  sa  chambre  à  coucher,  d'une  blancheur  éblouissante,  se 
tenait  un  nègre,  la  tète  enveloppée  dans  un  grand  turban. 

La  chambre  à  coucher  donnait  accès  &  son  cabinet  de  travail, 
orné  de  tableaux  byzantins  et  de  beaux  meubles  couverts  de  cuir 
de  Gordoue.  Ceux  qui  ne  connaissaient  pas  la  princesse  s'éton- 
naient en  voyant  de  gros  in-folio  ouverts  sur  son  bureau.  Une 
dame  aussi  mondaine  ne  donnait  pas  l'idée  d'une  personne 
studieuse,  et  on  devait  être  tenté  de  croire  que  tous  ces  volumes 
n'étaient  là  que  pour  étonner  les  visiteurs.  Mais  la  surprise  ne 
pouvait  que  s'accroître  quand  on  découvrait  que  ces  in-folio  étaient 
les  ouvrages  des  Pères  de  l'Eglise.  Qui  pouvait  s'attendre  à  trouver 
de  tels  livres  dans  le  cabinet  de  travail  d'une  maîtresse  jardinière 
de  la  secte  mazzinienne,  chez  une  femme  de  mœurs  si  peu  austères? 
Et,  pourtant,  le  fait  est  bien  prouvé,  et  il  s'explique  si  l'on  tient 
compte  du  caractère  étrange  et  des  idées  incohérentes  de  la  prin- 
cesse. J'ai  dit  plus  haut  qu'elle  avait  la  foi.  Ne  me  demandez  pas 
comment  elle  pouvait  la  mettre  d'accord  avec  sa  conduite  et  ses 
compromissions  sectaires.  Je  constate  simplement  le  fait,  et 
j'ajoute  que,  comme  elle  était  fort  instruite,  elle  aimait  à  se  rendre 
compte  deases  croyances.  De  là,  son  assiduité  à  lire  les  Pères  de 

1  À  la  suite  du  classement  de  son  dossier,  le  gouvernement  de  Vienne 
avait  levé  le  séquestre  mis  sur  ses  biens. 

3  La  Fayette  mourut,  pendant  que  la  princesse  s'installait  rue  d'Anjou, 
au  mois  de  mai  1834. 


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1042  UNE  PRINCESSE  RÊVOLUTiÛHBÀlRE 

l'Eglise  qui  lui  inspirèrent  la  pensée  d'écrire  une  Apologie  de  la 
religion  catholique.  Pins  d'une  fois,  les  mondains  et  les  mondaines 
qui  allaient  la  voir  rue  d'Anjou  la  trouvèrent  agenouillée  sur  son 
prie-Dieu  avec  un  in-folio  entre  les  mains  et  une  tète  de  mort 
i  ses  pieds.  Parfois,  on  voyait  sortir  de  son  cabinet  un  prédicateur 
en  renom.  La  princesse  l'avait  consulté  sur  ses  études.  L'abbé 
Cœur  était  un  des  prêtres  qu'elle  appréciait  le  plus,  et  elle  taisait 
souvent  appel  à  ses  lumières  *. 

Le  résultat  de  ces  études  et  de  ces  conférences  fut  la  publi- 
cation d'un  grand  ouvrage  intitulé  :  Essai  sur  la  formation  du 
dogme  catholique.  Il  parut  à  la  librairie  Jules  Renouard  sans  nom 
d'auteur.  C'était  un  travail  de  Bénédictin,  quatre  gros  volumes, 
et  on  se  demande  comment  la  princesse  a  pu  le  composer  au 
milieu  des  dissipations  d'une  vie  mondaine.  L'ouvrage  ne  manque 
pas  de  valeur  et  est  parfaitement  orthodoxe.  Il  est  vrai  qa'o» 
l'attribue,  en  partie  au  moins,  à  Mgr  Cœur,  et  les  ennemis  de  la 
princesse  ne  se  firent  pas  faute  de  le  dire,  car  le  secret  qui  couvrait 
son  nom  ne  tarda  pas  être  dévoilé.  Biais  il  est  certain  que  ai 
Mgr  Cœur  a  pu  aider  l'auteur  de  ses  lumières,  il  n'a  pas  composé 
l'ouvrage.  S'il  était  de  lui,  il  n'aurait  pas  hésité  à  le  signer  de 
son  nom.  Il  jouissait  d'une  bonne  renommée,  et  un  livre  signé  de 
lui  aurait  eu  de  grandes  chances  de  succès.  Il  faut  donc  l'écarter 
comme  auteur,  en  lui  laissant  le  rôle  de  correcteur  et  d'inspirateur. 

L'étonnement  fut  grand,  &  Paris  comme  à  Milan,  lorsqu'on 
apprit  que  la  princesse  Belgiojoso  était  l'auteur  de  Y  Essai  sur 
la  formation  du  dogme  catholique.  On  ne  comprenait  pas  qu'une 
femme  ait  pu  se  livrer  à  de  pareilles  études.  D'autres  se  demandaient 
comment  la  princesse  pouvait  bien  mettre  d'accord  son  orthodoxie 
avec  la  philosophie  de  Mazzini  et  les  entreprises  révolutionnaires. 
Les  mécréants,  Achille  Mauri  entre  autres,  ne  lui  épargnèrent 
point  les  épi  grammes.  Mais  le  comte  Terenzio  Mamiani,  disciple 
de  Gioberti,  lui  écrivit  une  lettre  pleine  d'éloges. 

M.  Barbiera,  qui  n'est  pas  compétent  en  matière  de  sciences 
sacrées  (et  il  ne  s'en  cache  point),  a  consulté  un  savant  théologien 
de  Lombardie  pour  lui  demander  son  avis  sur  ce  travail.  Je  le 
donne  ici  pour  que  mes  lecteurs  en  soient  informés  : 

«  Le  livre  contient  de  fort  bonnes  choses  pour  le  temps  où  il  fat 
écrit.  Tout  n'est  peut-être  pas  l'œuvre  de  la  princesse.  Elle  ne 

1  Pierre-Louis  Cœur,  né  le  14  mars  1805,  à  Tarare  (Rhône),  fut  nommé 
évêque  de  Troyes  le  16  octobre  1848,  en  remplacement  de  Mgr  Debeley, 
nommé  archevêque  d'Avignon.  Il  fut  préconisé  le  11  décembre  1848,  à 
Gaête;  fut  sacré  à  la  métropole  de  Paris,  le  25  février  1849,  par  Mgr  Sibour; 
fit  son  entrée  à  Troyes  le  6  mars,  et  mourut  subitement  le  9  octobre  1860. 


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CMUSTINI  TR1VULZÏ0  Dï  BELGIOJOSO  1045 

pouvait  aycir  étudié  à  fond  tons  les  ouvrages  latins  qu'elle  cite 
en  grand  nombre.  Connaissait-elle  bien  h  grâce  de  congruo?$m- 
naissait-elle  à  fond  les  nestoriens  et  les  sémi-pélasgïensqui  espéraient 
se  poser  en  médiateurs  entre  les  pélasgiens  et  les  catholiques?  » 

«  Le  premier  autel  de  la  prière,  dit  M.  Barbiera,  ce  sont  les 
genoux  d'une  mère.  Et  la  princesse  de  Belgiojosa  avait  appris  de  sa 
mère  à  prier.  De  sa  mère,  elle  apprit  &  croire.  Le  souffle  de 
l'incrédulité  passa  en  vain  sur  ce  cœur  lorsque,  dans  sa  première 
jeunesse,  Christine  Trivulzio  se  livra  librement  à  la  lecture  des 
ouvrages  des  philosophes  français  du  dix-huitième  siècle.  La  foi 
en  Dieu,  en  Jésus-Christ,  demeura  intacte  dans  cette  âme.  Et  la 
foi  éclate  dans  toutes  les  pages  de  YEssai  sur  la  formation  du 
-dogme  catholique.  Les  chapitres  sur  saint  Irénée,  saint  Ambroise, 
saint  Jérôme,  saint  Augustin,  sont  pleins  de  chaleur  et  d'esprit  reli- 
gieux, et  ils  sont  agréables  à  lire,  grâce  à  la  description  des  coutumes 
chrétiennes  des  premiers  siècles  et  au  style  de  Fauteur.  Le  français 
-te  YEssai  sur  la  formation  du  dogme  catholique  est  excellent. 

«  Ce  livre  qui,  suivant  mon  théologien,  offre  beaucoup  de  souve- 
nirs de  lectures,  «  admirablement  réunis  et  révélant  un  esprit 
«  ouvert  et  attentif»,  fut  écrit  par  la  princesse  qui  avait  la  plume 
très  agile,  travaillait  rapidement  et  était  prête  à  traiter  n'importe 
quel  sujet.  Mais  je  suis  absolument  convaincu  qu'un  jeune  et 
agréable  prédicateur  français,  l'abbé  Cœur,  y  a  mis  la  mam.  » 


Laissons  de  côté  fia  théologienne  et  suivons  maintenant  la  prin- 
•cesse  dans  sa  vie  moneferae  et  politique. 

Elle  recevait  beaucoup.  Son  salon  était  fréquenté  par  les  plus 
hautes  personnalités  du  monde  et  de  la  politique,  et  on  y  ren- 
contrait aussi  beaucoup  d'émigrés  italiens  et  polonais.  Comme 
elle  n'était  pas  très  sévère  dans  le  choix  des  personnes  qu'elle 
admettait  à  ses  réceptions,  la  société  de  l'hôtel  de  la  rue  d'Anjou 
était  fort  mélangée.  Des  espions  s'y  faufilèrent,  ainsi  que  le  prouve 
le  rapport  suivant  qu'un  agent  secret  de  la  police  autrichienne 
adressait,  en  1837,  à  Torresani,  à  Milan  : 

<c  Un  nommé  Didier,  intrigant  et  fort  répandu  même  dans 
la  société  fréquentée  par  les  émigrés  aisés,  &  Pàris^et  que  j'ai 
beaucoup  connu  Tannée  dernière  dans  cette  ville,  est  arrivé  ici  (à 
Marseille)  depuis  quelques  jours.  Il  m'a  dit  que  la  princesse  de 
Belgiojoso  se  donnait  le  ton  d'imiter  les  premières  dames  de 
France  qû  font  des  loteries  pour  venir  en  aide  aux  pauvres. 
Elle  se  proposait  de  faire  une  vente  d'objets  divers,  dans  son 


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1044  UNE  PRMCKSSE  ftÉVOLUTlOlIllAIftl 

hôtel  rue  d'Anjou-Saint-Honoré,  au  profit  des  réfugiés  italiens 
pauvres.  11  m'a  dit  aussi  que  le  prince,  son  mari,  était  connu 
comme  le  coryphée  des  républicains  les  plus  exaltés1,  » 

La  situation  de  la  princesse  était  alors  excellente.  François  I" 
étant  mort,  son  successeur  l'empereur  Ferdinand  Ier  avait  donné 
une  large  amnistie,  et  elle  n'avait  plus  rien  à  craindre,  pouvant 
disposer  librement  de  sa  grande  fortune,  sans  les  réserves  dont 
l'indulgence  de  François  1er  avait  entouré  la  fin  de  son  procès  et 
la  levée  du  séquestre  mis  sur  ses  biens.  Elle  en  profita  pour  vivre 
princièrement  et  pour  faire  aussi  beaucoup  de  bien,  car  elle  était 
fort  charitable.  On  l'appelait  communément  à  Paris  la  belle  patriote 
italienne.  Dans  un  de  ses  livres,  on  peut  lire  cette  pensée  qui 
s'applique  parfaitement  à  la  situation  qu'elle  se  fit  à  Paris  :  «  Il 
n'y  a  en  toutes  choses,  dit- on,  que  le  premier  pas  qui  coûte;  et 
lorsque  le  premier  pas  n'a  rien  coûté,  les  suivants  se  succèdent 
à  plus  forte  raison  avec  une  incalculable  rapidité...  » 

«  Et,  ajoute  M.  Barberia,  aucun  pas  ne  coûtait  à  la  princesse,  qui 
se  sentait  sûre  d'elle-même  et  faite  pour  dominer  les  autres,  le 
monde.  Elle  marcha  rapidement  à  travers  la  foule  parisienne,  et  la 
foule  s'ouvrit  pour  l'admirer.  » 

Admirer,  c'est  beaucoup  dire.  Elle  étonnait  surtout.  Elle  savait 
affronter  le  ridicule  sans  en  être  écrasée.  On  lui  pardonnait  ses 
exentricités  en  tenant  compte  de  son  talent  et  surtout  de  ses  bonnes 
œuvres. 

Encouragée  par  le  bon  accueil  que  des  hommes  éminents  avaient 
fait  à  son  ouvrage  apologétique,  elle  continua  à  travailler,  Elle  fit 
paraître  en  très  peu  de  temps  deux  autres  volumes,  Y  Essai  sur  Vico 
et  Science  nouvelle.  Elle  traduisit  la  Scienza  nuova  du  grand 
philosophe  napolitain,  c'est-à-dire  l'ouvrage  le  plus  difficile  à 
cause  du  langage  serré  et  de  la  terminologie  spéciale  de  l'auteur, 
dont  l'œuvre  magistrale  n'eût  pas  supporté  une  version  médiocre. 
Mmo  de  Belgiojoso  s'acquitta  fort  bien  de  cette  rude  tâche.  Quant 
aux  deux  autres  ouvrages  où  elle  racontait  la  vie  de  Vico,  expli- 
quait son  système  philosophique  et  commentait  la  Science  nouvelle* 
ils  avaient  du  mérite  et  furent  remarqués  par  les  savants. 

Ces  travaux  attirèrent  des  philosophes  et  des  hommes  de 
lettres  dans  le  salon  de  la  princesse.  On  y  rencontrait  Gio- 
berti  et  La  JMennais,  Giuseppe  Ferrari,  élève  de  Romagnosi  et 
plus  tard  député  de  l'extrême  gauche  au  Parlement  italien,  et 
même  Ozanam,   qui  admirait  sans  doute  la  foi  et  les  bonnes 

1  Archives  de  Milan.  Actes  secrets  de  la  présidence  du  gouvernement  lom~ 
lard.  Marseille,  21  mars  1837. 


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CHRISTINE  TRMJLZIO  DE  BELGIOJOSO  104 S 

œuvres  de  la  princesse,  en  déplorant  ses  extravagances  et  ses 
accointances  révolutionnaires.  Parmi  les  curieux  personnages  qui 
fréquentaient  son  salon,  je  citerai  aussi  Joseph  Sirtori,  prêtre 
défroqué  de  Milan,  plus  tard  officier  garibaldien  et  général  de 
division  de  l'armée  italienne,  médiocre  recrue  pour  le  métier  des 
armes,  ainsi  que  la  bataille  de  Gustozza  Ta  prouvé. 

Pendant  que  Jules  Simon  louait  les  livres  de  la  princesse  Belgio- 
joso,  oubliant  qu'il  avait  dit  «  qu'une  femme  savante  n'est  pas  une 
femme  qui  sait,  mais  seulement  une  femme  qui  fait  parade  de  sa 
science  »,  Cousin  allait  à  ses  soirées  et  aimait  à  disserter  avec 
elle  de  son  Essai  sur  la  formation  du  dogme  catholique.  11  y 
rencontrait  Henri  Heine,  mais  lorsque  le  sceptique  poète  allemand 
entrait  dans  le  salon,  Cousin  interrompait  l'entretien,  ne  pouvant 
supporter  les  sarcasmes  de  Heine. 

Au  même  moment  où  la  princesse  occupait  ainsi  les  savauts 
de  ses  travaux  et  les  attirait  chez  elle,  elle  se  livrait  à 
d'étranges  folies.  Elle  eut  alors  une  idée  bizarre  :  elle  prit  le  cos- 
tume des  Sœurs  grises.  Elle  ne  le  quittait  jamais,  même  lorsqu'elle 
allait  au  Théâtre  italien  ;  elle  supprima  seulement  la  cornette  pour 
faire  voir  ses  beaux  cheveux  noirs  ornés  de  fleurs.  Inutile  d'insister 
sur  les  commentaires  qui  couraient  en  ville  et  dans  les  salons  sur 
cette  mascarade. 


Si  Christine  de  Belgiojoso  était  une  apologiste  de  la  foi  catho- 
lique comme  on  n'en  avait  guère  vu  avant  elle,  ses  aventures  ga- 
lantes se  succédaient  plus  rapidement  encore  que  ses  livres.  Le  plus 
souvent  c'étaient  des  caprices  où  elle  se  moquait  de  ses  admirateurs. 

Un  jour,  à  Versailles,  où  elle  avait  loué  une  maison  pour  l'été, 
elle  invita  Alfred  de  Musset  à  dtner.  Dans  la  soirée,  ils  allèrent  se 
promener  dans  le  parc.  En  courant  après  la  princesse,  qui  s'était 
éloignée  de  lui,  le  poète  tomba;  une  entorse  l'empêcha  de  se  relever. 
Ne  pouvant  y  porter  remède,  la  princesse  rentra  chez  elle  et  fit 
ramener  le  blessé  sur  un  fauteuil.  Musset  souffrait  horriblement. 
La  princesse  lui  dit  alors  :  «  Vous  êtes  mon  prisonnier,  je  ne  vous 
laisse  pas  retourner  à  Paris  avant  que  vous  soyez  complètement 
rends.  »  Elle  tint  parole,  et  cet  incident  amena  des  relations  intimes 
entre  le  poète  et  sa  garde-malade.  Mais  la  brouille  ne  se  fit  pas 
longtemps  attendre,  et  alors,  irrité  de  se  voir  éconduit,  le  poète  ne 
se  contenta  pas  de  manifester  son  ressentiment  à  Arsène  Houssaye, 
qu'il  avait  souvent  rencontré  chez  la  princesse.  Il  publia,  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  une  pièce  de  vers  intitulée  :  Sur  une 
morte>  dont  je  ne  citerai  que  la  dernière  strophe  : 

25  DÉCEMBRE  1902.  68 


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101*  TOI  PRINCESSE  RÉVOLtJTK)Hl!ÀlRÏ 

Elle  est  morte,  et  n'a  point  vécu  ; 
Elle  faisait  semblant  de  vivre. 
(  De  ses  mains  est  tombé  le  lfvre 
Dans  lequel  elle  n'a  rien  lu  •. 

Cette  pièce,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  fît  grand  bruit.  La 
princesse  ne  pouvait  pas  ignorer  qu'elle  y  était  visée.  Hais  efle 
tenait  à  faire  comprendre  à  tout  le  monde  qu'elle  n'en  éprouvait  pas 
la  moindre  émotion.  Un  jour,  se  trouvant  an  centre  d'un  groupe 
nombreux  dans  ira  des  principaux  salons  de  Paris,  cHe  dit,  à  haute 
voix,  de  manière  à  être  entendue  de  tout  le  monde  : 

—  «  Avez- vous  ta  les  vers  d'Alfred  de  Musset,  Sur  une  m&rîe? 
II  parait  que  cette  morte-là,  c'est  M110  RaefaeL  » 

Une  dame  qui  8e  trouvait  dans  le  groupe  répliqua  aussitôt  : 

—  «  Ce  doit  être,  en  effet,  M119  Rachel,  puisqu'elle  a  (fit  à  Boioz 
en  plein  foyer  :  «  Vous  avez  publié  dans  la  Revue  des  Deux  Monda 
«  des  vers  d'Alfred  de  Musset,  dédiés  &  la  princesse  de  Belgiojoso.  » 

Le  coup  était  rude;  mais  la  princesse  avait  là  repartie  facile.  EHe 
répondit,  sans  broncher  et  en  souriant  : 

—  «  Cette  Rachel  I  EHe  voudrait  nous  faire  croire  qu'elle  est 
vivante  en  jouant  les  mortes.  Ce  n'est  qu'une  ombre  qui  passe,  m 

Parmi  les  autres  habitués  du  salon  de  Mmo  de  Belgîojoso,  je  citerai 
Mignet,  Rossini,  Bellini,  et  surtout  Henri  Heine,  auquel  la  princesse 
rendit  plus  d'un  service.  Se  trouvant  à  court  d'argent,  Heine  fît 
appel  &  sa  générosité,  et  die  mit  en  œuvre  toute  son  influence  pour 
aider  le  poète,  au  moment  même  où  la  Confédération  gemamqne 
interdisait  rentrée  en  Allemagne  des  livres  de  cet  homae  quelle 
considérait  comme  un  traître.  Ce  fut  grâce  aux  matantes  prières  de 
la  princesse  que  M.  Mignet  se  chargea  de  recommander  Henri  Heine 
à  H.  TMers,  alors  que  celui-ci  était  président  du  conseil,  es  4840- 
St.  Thiers  lui  fit  accorder  une  pension  de  &,800  francs  sur  les  fsods 
secrets,  et  M.  Goizot,  sur  la  prière  de  son  prédécesseur,  appuyée 
par  Mm°  de  Belgwjoso,  paya  jusqu'à  la  révolution  de  18A&  ladite 
pension  au  poète  allemand. 

Heine  n'oublia  point  le  servke  que  la  princesse  lui  avait  rend», 
e£  sa  reconnaissance  dnra  autant  que  sa  vie. 

Quant  à  M.  Migcet,  'û  était  heureux  d'avoir  obligé  la  princesse, 
qui  aimait  à  discuter  avec  lui  sur  les  problèmes  de  l'histoire.  Le 
talent  de  M"*  de  Belgicjose  avait  séduit  l'ami  de  IL  Thiers,  et 
M.  d'Ideville  raconte,  dans  son  Journal  dtm  diplomate  en  Italie, 
que,  ayant  évoqué  devant  Mignet,  durant  ses  dernières  années,  le 

1  Œuvres  d'Alfred  de  Musset,  édition  Lemerre,  1876. 


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GHRISURI  XR1VDLZ10  DE  BELGIOJÛSO  104? 

nom  de  la  princesse,  le  vieillard  De  dissimula  paint  son  émotion 
et  parla  avec  le  plus  vif  enthousiasme  de  ses  rapports  avec  elle  et 
du  souvenir  ineffaçable  qu'il  en  gardait. 

La  princesse  avait  une  grande  admiration  pour  Augustin  Thierry. 
Elle  l'avait  connu  et  reçu  bien  souvent  dans  son  salon,  avant  que 
le  malheur  s'appesantit  sur  lut  Lorsque,  devenu  aveugle,  Augustin 
Thierry  perdît  sa  femme,  la  princesse  fit  preuve  d'un  admirable 
dévouement  pour  l'infortuné  grand  homme.  Elle  avait  quitté  l'hôtel 
de  la  rue  d'Anjou  et  habitait  alors  dans  une  opulente  demeure  rue 
du  Montparnasse.  Il  y  avait  un  chalet  dans  le  jardin.  Mm*  de  Bel- 
giojoso  l'offrit  gratuitement  à  Augustin  Thierry,  qui  s'y  installa 
avec  sa  nièce,  fille  d'Amédée  Thierry.  La  princesse  visitait  chaque 
jour  l'illustre  malade,  le  consolait,  le  soignait,  lui  préparait  les 
médecines. 

Le  comte  Terenzio,  Mamiani,  qui  allait,  à  cette  époque,  chez 
Augustin  Thierry,  en  parle  «en  ces  termes  dans  un  article  publié, 
en  1881,  dans  la  Nuova  Antologia  de  Rome  : 

«  Je  n'ai  pas  eu  l'occcasion  de  l'approcher  et  de  l'admirer  lors- 
qu'il était  bien  portant  Je  l'ai  vu  souvent  dans  la  maison  de 
Mmo  de  Belgiojose,  lorsqu'il  était  aveugle  et  paralytique.  Il  avait 
perdu  l'usage  de  tous  ses  membres,  excepté  la  tète  et  la  poitrine. 
Pendant  qu'il  était  nécessaire  de  lui  soutenir  le  bras  et  la  main 
pour  qu'il  pût  approcher  de  ses  lèvres  un  verre  d'eau,  il  avait 
l'esprit  lucide  et  prompt  comme  autrefois.  Je  puis  même  dire  que 
de  toutes  les  récréations  humaines,  il  ne  lui  restait  que  celle  de 
discuter  sur  les  choses  de  la  science  et  de  l'érudition.  Lorsque  la 
princesse,  son  hôte  très  généreuse  et  sa  garde-malade  très  dévouée, 
lui  adressait  quelque  parole  affectueuse,  pleine  de  la  plus  grande 
et  douce  pitié,  on  voyait  sortir  de  ses  paupières  fermées  des 
larmes  si  abondantes  que  tout  le  monde  en  était  profondément 
ému.  11  n'était  pas  facile  alors  de  mettre  un  terme  à  cette  touchante 
expression  de  sa  reconnaissance.  » 

Augustin  Thierry  fut  pendant  douze  ans  l'hôte  de  la  princesse 
de  Belgiojoso.  «  Dans  le3  belles  journées  où  brillait  le  soleil,  dit 
IL  Barbiera,  Augustin  Thierry  se  faisait  porter  dans  le  jardin  de 
l'hôtel,  au  milieu  des  arbres  et  des  fleurs.  Il  restait  là  assis,  immo- 
bile sur  son  fauteuil,  avec  des  yeux  qui  semblaient  voilés  par  un 
triste  rêve,  alors  qu'ils  étaient  voilés  par  la  cécité  et  par  les  larmes. 

«  Dans  le  malheur,  Augustin  Thierry  trouva  d'autres  consola- 
tions, une  suprême  consolation  :  la  Foi.  Il  redevint  chrétien,  catho- 
lique. Ce  ne  fut  point  une  conversion,  mais  un  retour  à  ses  anciens 
principes.  Dans  ses  cruelles  ténèbres,  il  retrouva  la  lumière  1  II 
mourut  en  1856,  a^ors  que  l'orage  des  événements  politiques  avait 


j 


1048  UNE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

éloigné  du  grand  malheureux  la  bienfaitrice  qui  garda  on  triste 
et  religieux  souvenir  de  son  ami !,  » 


Je  ne  donnerai  pas  à  mes  lecteurs  tous  les  minutieux  détails 
que  relate  le  livre  de  M.  Barbiera  sur  le  séjour  de  Mme  de  Bel- 
giojoso  à  Paris.  Je  me  bornerai  à  jeter  encore  un  regard  sur  ce 
passé»  un  peu  oublié  aujourd'hui. 

Le  salon  de  la  princesse  était  de  plus  en  plus  fréquenté.  On  y 
faisait  de  la  musique.  Chopin,  Liszt,  Sigismond  Thalberg  et  Théo- 
dore Dohler  y  jouaient  du  piano;  la  Grisi  et  Mario  chantaient  les 
plus  beaux  morceaux  des  opéras  en.  vogue,  et  quelquefois  Rossini 
les  accompagnait  lui-même,  s'asscyant  devant  le  piano  pour  obéir 
aux  pressantes  requêtes  de  Mme  de  Belgiojoso.  Meyerbeer  assistait 
souvent  à  ces  concerts,  où  une  foule  élégante  se  pressait. 

Chose  étrange  1  le  prince  Emile  de  Belgiojoso  fréquentait  alors 
le  salon  de  sa  femme,  dont  il  était  séparé  depuis  si  longtemps. 
Lorsque  la  princesse  quitta  l'hôtel  de  la  rue  d'Anjou  pour  s'ins- 
taller plus  largement  au  n°  28  de  la  rue  du  Montparnasse,  son 
mari  se  rapprocha  d'elle  et,  sans  renoncer  à  ses  habitudes  de 
garçon,  il  s'établit  au  rez-de-chaussée  de  la  même  maison,  d'où, 
par  un  petit  escalier,  il  pouvait  pénétrer  dans  l'appartement  de 
son  «  ex-femme  »,  ainsi  que  M.  Barbiera  appelle  la  princesse.  Ce 
rapprochement,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  ne  dura  pas 
longtemps. 

Le  monde  politique  et  littéraire  continuait  à  fréquenter  le  salon 
de  Mmo  de  Belgiojoso.  On  y  rencontrait  beaucoup  d'émigrés  polo- 
nais, des  artistes  comme  Delacroix  et  Lehmann,  Victor  Hugo, 
Alexandre  Dumas,  Balzac,  Victor  de  Laprade,  et  bien  d'autres. 

Blmo  Àncelot,  qui  connaissait  à  fond  la  princesse,  en  parle  en  ces 
termes  : 

«  Sa  vive  imagination,  excitée  par  les  scènes  tumultueuses  de 
notre  époque,  ne  pouvait  se  restreindre  aux  paisibles  émotions  et 
aux  succès  féminins  que  l'on  trouve  dans  les  salons.  Il  lui  fallait 
les  émotions  de  la  révolte  et  les  succès  du  forum.  » 

Des  émotions,  la  princesse  en  cherchait  un  peu  partout.  Elle 
tenait  chez  elle  des  séances  de  spiritisme,  et  Cavour  y  assista  une 
fois  par  hasard,  comme  il  le  raconte  d»ns  son  Journal.  Un  soir, 


1  Les  lecteurs  du  Correspondant  n'ont  pas  oublié  les  belles  pages  que 
S.  E.  le  cardinal  Perraud  a  consacrées  à  la  mort  très  chrétienne  d'Augustin 
Thierry. 


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CHRISTINE  TRIVDLZIO  DE  BBLGIOJOSO  1049 

étant  allé  chez  la  princesse  ^  il  la  trouva  tout  occupée  de  spiri- 
tisme. Le  salon  était  plongé  dans  la  plus  profonde  obscurité  et  la 
princesse  dirigeait  la  séance.  Gavour  s'y  intéressa.  Mais  il  n'en  fut 
pas  de  même  de  tous  les  hôtes  de  la  princesse.  Lorsque  les  ténè- 
bres se  dissipèrent  et  que  les  expériences  plus  ou  moins  sérieuses 
de  spiritisme  prirent  fin,  on  constata  que  plusieurs  personnes,  et 
notamment  le  marquis  Charles  d'Adda,  de  Milan,  dormaient  tran- 
quillement sur  les  fauteuils  et  les  canapés  *. 

Lorsque,  en  1843,  MB0  Jules  de  Castellane  et  Mm°  Àncelot  eurent 
l'idée  de  fonder  une  académie  de  femmes  sur  le  modèle  de  l'Aca- 
démie française ,  la  princesse  de  Belgiojoso  fut  un  moment  candi- 
date à  la  présidence.  On  pourra  s'en  étonner.  Mais  tout  s'explique 
si  on  tient  compte  d'une  lutte  ardente  qui  éclata  dès  qu'il  fut 
question  de  donner  un  chef  &  l'académie  féminine.  Il  y  avait  deux 
courants  parmi  les  académiciennes.  M°"  Ancelot  et  ses  amies  vou- 
laient confier  la  présidence  à  George  Sand.  M**  de  Girardin  s'y 
opposait  avec  la  dernière  énergie  et  aspirait  à  la  première  place. 
La  pauvre  académie  allait  sombrer  au  milieu  de  ces  disputes  qui 
devenaient  de  plus  en  plus  ardentes,  lorsqu'on  jeta  les  yeux  sur  la 
belle  Italienne.  M*4  de  Girardin  s'inclina  et  relira  sa  candidature; 
mais  elle  se  vengea  en  écrivant  dans  la  Presse,  dirigée  alors  par 
son  mari,  un  feuilleton  où  elle  ne  ménageait  ni  l'académie  féminine 
ni  la  princesse  de  Belgiojoso. 

Ce  feuilleton  parut  le  23  mars  1844.  Mae  de  Girardin  y  persiflait 
l'académie  de  M"8  Jules  de  Castellane  en  disant  qu'un  Italien  a 
plus  d'esprit  qu'une  Italienne;  un  Espagnol,  plus  d'esprit  qu'une 
Espagnole;  un  Russe,  plus  d'esprit  qu'une  Russe;  un  Grec,  plus 
d'esprit  qu'une  Grecque,  mais  qu'une  Française  a  plus  d'esprit 
qu'un  Français.  «  Car,  ajoutait-elle  malicieusement,  en  France, 
excepté  les  bas  bleus ,  toutes  les  femmes  ont  de  l'esprit3. 

«  Quant  aux  femmes  célèbres,  s'écrie  Mm°  de  Girardin,  elles 
vous  disent  qu'elles  ne  rêvent  nullement  (?)  les  dignités  acadé- 
miques; l'art,  pour  elles,  n'est  pas  une  profession,  mais  une  reli- 
gion :  leur  talent  n'est  pas  un  trésor  qu'elles  exploitent,  comme  les 
hommes,  par  intérêt  et  par  orgueil  :  c'est  un  don  du  ciel,  qu'elles 
cultivent  avec  amour  et  respect.  » 

Non  contente  d'écrire  son  feuilleton,  Mme  de  Girardin  excitait  ses 

4  Cavour  fît  plusieurs  voyages  à  Paris  et  à  Londres  avant  d'entrer  dans 
la  vie  politique. 

2  Journal  inédit  du  comte  de  Cavour,  publié  par  M.  Dominique  Berti, 
p.  309. 

8  Le  vicomte  de  Launay.  Lettres  parisiennes,  par  Mœe  Emile  de  Girardin, 
t.  III,  p.  307. 


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1050  GUE  PBDKEME  KEfOLCTIQÎWi»l 

amis  à  attaquer  M"0  de  Belgiojoso.  Théophile  Gautier,  qui  avait 
déjà  critiqué  avec  verve  le  salon  de  la  princesse,  en  paria,  saaa  la 
nommer,  avec  beaucoup  d'esprit  dans  une  de  fies  causerie*.  Après 
avoir  dit  qu'elle  était  fort  belle,  il  lui  lança  ce  trait  : 

«  Je  fus  reçu  avec  toutes  sortes  de  tendresses,  bourré  de  petite 
gâteaux»  inondé  de  tbé,  et  assassiné  (sic)  de  dissertations  roman- 
tiques et  transcendantes.  » 

Je  ne  citerai  pas  d'autres  attaques  dont  la  princesse  fut  alors 
l'objet.  Je  dirai  seulement  qu'elle  ne  s'en  émut  guère  et  que,  si 
elle  refusa  son  concours  à  l'académie  féminine,  ce  ne  fut  pas  par 
crainte  des  manœuvres  de  ses  ennemies,  mais  parce  qu'elle  ne 
tarda  pas  à  s'apercevoir  que  l'entreprise  n'était  pas  viable,  vu  que 
les  femmes  les  plus  distinguées  dans  les  lettres  n'en  voulaient  pas. 
Or,  elle  estimait  qu'une  princesse  de  Belgiojoso,  surtout  dans  une 
ville  comme  Paris,  ne  pouvait  se  mettre  à  la  tète  d'une  association 
d'écrivains  de  second  ou  dé  troisième  ordre.  L'académie  s'ouvrit 
quand  même;  mais  elle  n'eut  qu'une  vie  éphémère  et  sans  le 
moindre  éclat. 


Cependant,  le  rapprochement  entre  la  princesse  de  Belgiojoso  et 
son  mari  ne  devait  pas  durer  longtemps.  Un  scandale  retentissant 
mit  fin  à  leurs  rapports,  au  moment  même  où  la  princesse  faisait 
le  plus  de  bruit  à  Paris. 

J'ai  déjà  fait  remarquer  &  mes  lecteurs  que  la  police  autri- 
chienne, après  avoir  attribué  de  l'importance,  —  une  importance 
fort  exagérée,  —  aux  agissements  politiques  du  prince  Emile,  avait 
fini  par  se  persuader  que  le  gentilhomme  milanais,  malgré  ses  rap- 
ports avec  les  républicains  les  plus  avancés  de  France  et  d'Italie, 
aimait  trop  à  s'amuser  pour  être  un  personnage  dangereux.  Maniai 
en  était  lui-même  si  convaincu  qu'il  blâmait  sans  réserve  la  conduite 
de  son  ancien  ami. 

Le  prince  était  surtout  un  ami  des  beaux-arts  et  un  jouisseur. 
Son  bon  cœur  et  ses  soupers  exquis  l'avaient  rendu  populaire  dans 
la  haute  société  parisienne  et  parmi  tes  gens  de  lettres.  Les  étu- 
diants du  Quartier  Latin  dont,  malgré  ses  quarante  ans,  il  était  le 
compagnon  de  plaisirs,  chantaient  une  chanson  en  son  honneur. 
Lorsque  le  comte  de  Gavour  fit,  à  vingt-sept  ans,  son  premier 
voyage  à  Paris,  il  eut  quelques  rapports  avec  les  amis  du  ponce. 
Je  lis,  en  effet,  dans  son  Journal  inédit,  les  deux  notes  qui  suivent: 

«  30  juillet  1837.  —  Jai  rencontré  Cigala  cbez  le  chevalier 
Portala  :  il  s'est  emparé  de  moi  et  ne  m'a  plus  quitté.  Nous  avons 
dîné  ensemble  au  Café  de  Paris.  Il  m'a  fait  faire  connaissance  avec 


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CHnsTUfE  TRiretzio  m  belgiojoso  mi 

Boïgne,  Belgïojbso,  etc.  Ces  messieurs  veulent  â  toute  forée  me 
présenter  au  Jockey- chtb.  Vte  voilà  donc  enrôlé  parmi  les  plus 
mauvais  sujets  de  Paris. 

«  Vendredi  11  août  1837.  —  Soupe  avec  M.  de  Lagrange, 
Belgiojpso,  Dalton,  N.  Roqueplan,  Cigala,  Lantour.  Orgie  complète. 
Ces  messieurs  n'ont  pas  ptusr  fait  attention  à  moi  que  s'ils  avaient 
été  dans  une  auberge.  » 

Lorsque  le  prince  de  Belgiojesc  alla  habiter  au  rez-de-chaussée 
de  l'hôtel  de  sa  femme,  rue  du  Montparnasse,  i!  ne  changea  rien  i 
ses  habitudes.  Un  beau  jour,  un  grand  scandale  émut  la  batte 
société  parisienne. 

«  Un  matfn,  dit  M.  Barbiera,  une  nouvelle  se  répandit  Au»  fet 
ville  et  à  fa  cour.  La  duchesse  de  Plaisance  détail  enfuie 
de  Paris  avec  le  prince  Emile  de  Betgiojoso.  La  nouvelle  Bianca 
Capello  parisienne  s'appelait  Anne- Marie  Berthier1  et  était  la 
femme  du  duc  de  Plaisance.  Sa  famHfe,  plongée  dans  la  doutoor, 
prit  le  deuil... 

«  Les  deux  fugitifs  ne  se  préoccupèrent  nullement  du  scandale 
énorme  qu'ils  soulevaient.  La  duchesse  de  Plaisance  ne  songea 
pas  qu'eue  abandonnait  nne  fille  qui  l'aimait  tendrement  et  qui 
répandrait  des  larmes  amëres.  Elle  ne  s'émut  peint  lorsqu'elle 
apprit  que  son  mari  £a  regardait  comme  morte  pour  sa  famille  et 
qull  portait  le  deuil  ainsi  (jue  toutes  les  personnes  de  sa  maison, 
y  compris  les  domestiques... 

«  Le  duc  de  Pfoisance  était  un  parfait  gentilhomme.  11  étant  bon. 
II  ne  méritait  pas  cet  affront  et  cette  douleur... 

«  Les  deux  fugitifs  se  retirèrent  en  Italie,  dans  la  sombre  et 
ancienne  villa  PHntana,  sur  te  lac  de  Côme,  propriété  du  prince 
de  Belgiojoso.  C'était  une  retraite  solennelle  et  solitaire,  à  Toabre 
de  la  haute  montagne  qui  domine  la  villa.  Elle  est  bâtie  sur  us 
écueil  sauvage,  au  milieu  d'un  paysage  austère  et,  pendant  la 
nuit,  effrayant...  Là,  les  deux  fugitifs  vécurent  seuls,  prisonniers 
volontaires,  pendant  huit  ans.  » 

Le  château  de  la  villa  Piïniana  est  grandiose  et  monumental. 
La  villa  porte  le  nom  de  Pliniana,  parce  que  Mue  le  Jeune  en  a 
décrit,  dans  une  lettre  à  Lucinius,  la  fontaine  qui  croit  et  décroît 
comme  la  mer  au  moment  de  la  marée.  La  villa  a  une  histoire 
tragique.  Le  comte  Ànguissola  de  Plaisance  qui,  avec  Gonfelonieri, 
PWfevieïno  et  Landî,  avait  assassiné,  en  1*47,  Pierre-Louis  Fof- 
nèse,  duc  de  Plaisance  et  de  Firme,  craignant  ht  vengeance  des 
Fàrnése,  s'y  réfugia.  11  fit  construire  le  château,  au  pied  de  la 

1  Elle  était  la  fille  du  maréchal  Berthier,  prince  de  Wagram. 


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1052  UNE  PHWCESSK  RÉV0LDT10HNÀ1RE 

montagne  protectrice,  dans  une  solitude  qui  l'éloignait  des  regards 
de  ses  ennemis.  Biais  ce  furent  de  vains  efforts.  Anguissola  faillit 
être  tué,  à  son  tour,  par  deux  sicaires,  vêtus  en  moines,  cachant 
sous  le  froc  des  stylets.  Ils  voulaient  venger  le  duc  de  Parme  et  de 
Plaisance. 

Le  général  Bonaparte  habita  la  villa  Pliniana  en  1797  et  y 
prépara  de  nouveaux  plans  de  guerre. 

Si  le  duc  de  Plaisance  était  affligé  de  la  conduite  de  sa  femme, 
les  mazziniens  ne  Tétaient  pas  moins  en  voyant  leur  ami  aban- 
donner complètement  la  politique  pour  se  livrer  à  ses  fantaisies. 

«  Un  jour,  dit  M.  Barbiera,  un  fier  gentilhomme  parut  &  la  villa 
Pliniana.  C'était  un  conspirateur  milanais,  mazzinien,  ami  de 
Christine  de  Belgiojoso.  Celle-ci  ne  l'avait  certes  pas  envoyé  en  ce 
lieu,  car  elle  n'eût  jamais  consenti  à  s'abaisser  devant  une  rivale! 
Il  était  également  l'ami  et  le  concitoyen  du  prince  Emile.  Il  avait 
conspiré  avec  lui  dans  la  Giovane  Italia.  Il  avait  fondé  avec  lui, 
à  Paris,  la  Caisse  de  secours  pour  les  émigrés  italiens.  Il  avait 
partagé  avec  lui  les  risques  et  les  dangers  des  entreprises  mazzi- 
niennes.  C'était  le  baron  Charles  Bellerio. 

«  Bellerio  voulait  arracher  son  ami  des  mains  de  cette  femme 
qui  lui  faisait  perdre  son  vieux  patriotisme  dont  l'Italie  avait  encore 
besoin.  Bellerio  souffrait  de  voir  un  ami  très  cher  enseveli» 
pour  ainsi  dire,  dans  l'oisiveté  énervante  d'une  villa,  alors  que, 
profitant  de  son  passé  plein  d'activité,  du  prestige  de  son  grand 
nom,  de  ses  manières  séduisantes,  il  eût  dû  agir  avec  plus  d'énergie 
que  jamais,  au  moment  où  de  nouveaux  pas  restaient  à  faire  sur 
la  voie  de  l'indépen5ance  italienne,  les  derniers,  peut-être,  les  pas 
décisifs  I  Charles  Bellerio  se  présentait  aussi  à  la  duchesse  de 
Plaisance  au  nom  de  la  famille  de  Belgiojoso,  afin  de  la  ramener 
dans  l'ordre  moral  d'où  la  passion  l'avait  chassée. 

«  L'entrevue  entre  Bellerio  et  la  duchesse  de  Plaisance  fut  des 
plus  mouvementées.  Il  y  avait,  d'un  côté,  un  conspirateur,  plein 
de  courage,  qui  voulait  détruire  i  tout  prix  le  filet  qui  enveloppait 
la  vie  d'un  patriote,  d'un  gentilhomme,  d'un  ami;  de  l'autre,  une 
grande  dame,  précipitée  dans  le  scandale,  sans  se  soucier  du 
mépris  qu'elle  inspirait.  » 

Bellerio  fit  d'énormes  et  louables  efforts  pour  engager  la  duchesse 
à  se  séparer  de  son  ami.  Il  loi  rappela  la  douleur  de  sa  famille,  de 
son  frère,  de  sa  fille,  qu'elle  avait  abandonnés.  Rien  ne  put  ébranler 
sa  résolution  de  rester  avec  Belgiojoso  à  la  Pliniana.  Et  lorsque 
Bellerio  lui  fit  remarquer  qu'elle  était  la  cause  d'un  déplorable 
scandale,  pour  rompre  toute  discussion,  elle  répliqua  simplement  : 
«  Les  scandales  me  plaisent  I  » 


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CHRISTINE  TB1VULZI0  DE  BBLGIOJOSO  1053 

Bellerio  n'avait  pas  été  plus  heureux  dans  ses  conversations 
avec  son  ami  Belgiojoso.  Jugeant  qu'il  ne  lui  restait  plus  rien  à 
faire  à  la  Pliniana%  il  se  retira. 

Le  prince  avait  si  bien  renoncé  à  la  politique  que,  lors  de  la 
révolution  de  1848,  à  Milan,  il  ne  se  soucia  même  pas  d'y  prendre 
part.  Quelques  années  plus  tard,  la  duchesse  de  Plaisance,  fati- 
guée de  la  solitude,  quitta  la  Pliniana,  alla  s'établir  dans  une  villa 
à  Moltrasio,  sur  la  rive  opposée  du  lac  de  Côme,  alternant  ce  séjour 
avec  celui  de  Milan.  Elle  racheta  un  peu  ses  fautes  par  son 
inépuisable  charité.  Au  mois  de  juillet  1878,  elle  s'apprêtait  à  partir 
pour  Paris  qu'elle  n'avait  pas  revu  depuis  le  triste  scandale  dont 
elle  avait  été  l'héroïne,  lorsqu'une  bronchite  violente  l'emporta. 
Elle  mourut  à  Moltrasio,  le  23  juillet. 

Quant  au  prince  de  Belgiojoso,  après  le  départ  de  la  duchesse 
de  Plaisance,  il  resta  encore  pendant  quelque  temps  à  la  Pliniana, 
triste  et  se  rendant  compte,  trop  tard,  hélas!  de  la  folie  qu'il 
avait  commise.  Sa  vie  était  désormais  empoisonnée  par  le  souvenir 
de  sa  déplorable  aventure.  Pour  se  distraire  et  pour  soigner  sa 
santé  ébranlée,  il  quitta  l'Italie  et  voyagea  en  Orient.  «  Mais,  dit 
M.  Barbiera,  l'Orient  fut  impuissant  à  refaire  cette  vie  ruinée.  La 
santé  du  prince  allait  de  mal  en  pis.  À  la  maladie  de  la  moelle 
épinière  dont  il  souffrait  se  joignit  une  forme  de  démence  qui 
arrachait  les  larmes  à  ceux  qui  l'entouraient.  » 

11  mourut  à  cinquante-sept  ans,  le  17  février  1858,  dans  son 
vieux  palais  de  Milan. 

III 

Au  cour3  des  derniers  mois  de  son  séjour  à  Paris,  la  princesse 
Belgiojoso  se  livra  à  une  entreprise  qui  lui  coûta  beaucoup 
d'argent  et  lui  procura  des  ennuis  sans  fin.  Elle  fonda,  en  1845,  la 
Gazzetta  italiana,  journal  écrit  en  langue  italienne  et  destiné  à 
soutenir  la  cause  de  la  Révolution  au  delà  des  Alpes.  Elle  travailla 
avec  ardeur,  écrivant  de  nombreux  articles,  corrigeant  les  épreuves, 
n'épargnant  point  les  démarches  pour  procurer  à  son  journal  des 
collaborateurs  en  renom.  Mais,  malgré  ses  efforts,  les  affaires  mar- 
chaient fort  mal.  Les  collaborateurs  se  chamaillaient  sans  cesse  et 
les  écrivains  les  plus  sérieux,  fuyant  certains  contacts,  s'éloignaient 
découragés.  Les  abonnés  faisaient  aussi  défaut.  Le  journal  était 
naturellement  interdit  en  Italie,  et  c'est  à  peine  si  quelques  exem- 
plaires y  pénétraient  en  contrebande. 

Ne  pouvant  supporter  toute  seule  les  frais  considérables  de  la 
publication  d'un  journal  presque  dépourvu  d'abonnés,  la  prin- 


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1654  OH  PIMCIS8E  IÈ¥0LDT10HUffiX 

cesse  se  souvint  que  son  exil  à  Paris  était  parfaitement  volon- 
taire et  qu'elle  n'avait  qu'à  profiter  de  l'amnistie  de  Ferdinand  Ier 
pour  rentrer  chez  elle  sans  la  moindre  crainte  d'ennuis.  Elle  partit 
pour  Milan.  Là,  elle  se  mit  en  mouvement  pour  trouver  des  fonds 
et  des  abonnés  pour  son  journal.  Le  gouverneur  de  Milan,  te 
comte  de  Spaur,  successeur  du  comte  de  Hartig,  la  laissa  faire.  Il 
se  disait  finement  que  la  princesse  pouvait  faire  tout  ce  qu'elle 
voulait  sans  le  moindre  danger  pour  le  régime  autrichien,  vu  que 
l'entrée  de  la  Gazzetta  italiana  était  interdite.  En  effet,  les  abonnés 
ne  reçurent  jamais  le  journal.  La  police  le  saisissait  A  la  frontière. 

Si,  à  Milan  même,  Ja  princesse  put  trouver  des  souscripteurs,  il 
en  fut  autrement  dans  le  reste  de  la  Lombardie.  Son  commis- voya- 
geur, M.  Falconi,  désespéré  du  complet  insuccès  de  ses  démarches, 
abandonna  la  partie  pour  se  livrer  «u  commerce,  bien  plus  pro- 
saïque, mais  infiniment  plus  avantageux,  des  fromages  tombante. 

La  princesse  passa  quelque  temps  à  Milan,  puis  elle  se  retira 
dans  son  château  de  Locate  Trivulai,  au  milieu  des  vastes  propriétés 
qu'elle  avait  héritées  de  son  père.  Là,  elle  s'occupa  beaucoup  d'amé- 
liorer le  sort  de  ses  fermiers  tout  en  soignant  sa  santé  et  en  ne 
négligeant  pas  la  politique  qui  allait  bientôt  l'absorber  plus  que 
jamais*  Elle  revint  à  Paris  en  1846  et  partit  pour  Londres  dès 
qu'elle  apprit  la  nouvelle  de  l'évasion  de  Louis- Napoléon  du  fort 
de  Ham.  Elle  fut  reçue  à  merveille  par  l'héritier  de  l'empereur. 
Encouragée  par  un  accueil  si  flatteur,  elle  félicita  le  prince  de  son 
évasion;  lui  rappela  la  part  qu'il  avait  prise  au  révolutions  ita- 
liennes, en  1831;  lui  recommanda  vivement  la  cause  de  l'indé- 
pendance de  l'Italie,  le  suppliant  de  ne  pas  oublier  un  pays  qui 
était  le  berceau  de  sa  race.  «  Prince,  s'écria-t-elle  en  terminant, 
venez  au  secours  de  l'Italie  I  » 

Louis-Napoléon  avait  alors  d'autres  ambitions.  U  écouta  avec  la 
plus  grande  bienveillance  Mm*  de  Belgiojoso,  puis,  lui  serrant  forte- 
ment la  main,  lui  répondit  :  «  Princesse,  laissez-moi  mettre  de 
l'ordre  (sic)  dans  les  affaires  de  la  France;  je  penserai  ensuite  A 
l'Italie.  »  C'est  le  même  langage  qu'il  tint,  en  1849,  &  son  ami  Arese. 


Au  mois  de  mars  1848,  la  princesse  Belgiojoso  était  4  Naples. 
La  nouvelle  de  la  révolution  de  Milan  y  provoqua  des  manifes- 
tations bruyantes.  Aussitôt,  la  priacesse  songea  A  partir  pour  son 
pays;  mais  elle  eut  l'étrange  idée  de  former  un  bataillon  de  volon- 
taires napolitains  qu'elle  conduirait  elle-même  à  Milan.  Dès  qu'on 
sut,  A  Naples,  que  Mm*  de  Belgiojoso  avait  loué  un  paquebot  pour 


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CBRI&nSI  Taivoizio  DE  BBMOJOSO  1055 

'Gènes,  une  foule  de  gens  se  précipitèrent  chez  elle,  demandant  à 
être  enrôlés  dans  le  bataillon.  La  princesse,  ne  pouvant  emmener 
cp*e  deux  cents  personnes,  fit  son  choix  à  la  bâte  et  partit.  Le 
voyage  fat  très  gai.  A  Gènes,  le  peuple  acclama  la  princesse  et 
ses  volontaires.  On  se  ont  en  route  pour  Milan  où  l'accueil  ne  fut 
pas  moins  brillant.  lcit  je  cède  la  parole  &  M.  le  baron  de  Hùbner, 
témoin  oculaire  et  très  autorisé  des  événements  que  je  raconte» 
Dans  ses  Souvenirs,  il  parle  en  ces  termes  de  la  princesse  Belgio- 
joso  et  de  ses  volontaires  napolitains  : 

«  Arrivés  à  Milan  dans  l'après-midi  (dm  6  avril);  nous  trouvâmes 
la  ville  dans  la  jubilation.  On  célébrait,  non  comme  je  le  craignais 
quelque  victoire  remportée  sur  le  maréchal  (Radetzki),  mais  l'entrée 
solennelle  de  la  princesse  de  Belgiojoso  &  la  tète  de  cent  quatre- 
vingts  jeunes  Napolitains.  Les  voitures  furent  arrêtées  à  leur 
passage,  et  j'ai  pn  contempler  à  mon  aise  l'héroïne  du  jour,  que 
j'avais  jadis  souvent  rencontrée  dans  les  salons  de  Paris.  Ces  dix 
années  n'avaient  pu  passer  sur  elle  sans  laisser  de  traces,  mais  elle 
était  toujours  belle  femme.  Suivie  de  ses  giovinetti  napoHtani,  elle 
portait,  déployé,  un  grand  drapeau  aux  couleurs  italiennes.  Aux 
fenêtres  et  sur  les  balcons  s'agitaient  d'innombrables  mouchoirs, 
et  l'air  retentissait  des  vivats  du  public.  Arrivée  i  la  place  San 
Fidèle,  devant  le  palais  Marino  (l hôtel  de  ville),  elle  fut  reçue  par 
le  comte  Casati  (chef  du  gouvernement  provisoire  de  Milan),  qui 
prononça  un  discours  des  plus  éloquents.  Quelques  jours  après, 
ces  jeunes  héros  en  herbe,  après  avoir  été  fêtés  aux  frais  de  la  ville, 
furent  embarqués  à  la  gare  de  la  Porta  Tosa  et  expédiés  sur  le 
théâtre  de  la  guerre.  Trois  semaines  plus  tard,  on  voyait  une  ving- 
taine déjeunes  gensen  guenilles  demander  l'aumône  dans  les  rues  de 
Milan.  C'était  le  reste  des  prodi  (preux)  napolitains.  Ils  n'ont  jamais 
vm  l'ennemi,  mais  ont  commis  dans  les  campagnes  toutes  sortes  de 
déprédations.  A  la  fin,  les  paysans,  exaspérés,  les  ont  plus  ou  moins 
exterminés.  C'est  ainsi  qu'a  fini  cette  grande  démonstration  essen- 
tiellement républicaine.  Le  gouvernement  siégant  au  palais  Marino, 
qui  n'est  pas  républicain,  en  rit  sous  cape;  la  princesse,  je  pense, 
en  fera  aisément  son  deuil  et  trouvera  quelque  autre  manière  de 
charmer  ses  loisirs;  les  Milanais  ont  eu  trois  ou  quatre  jours  de 
spectacle  et  de  tapage  patriotique  gratis.  Tout  le  monde  a  donc  lieu 
d'être  content,  sauf  les  pauvres  giovinetti  napolitains1.  » 
L'accueil  enthousiaste  que  le  comte  Gabrio  Casati  fit  &  la 

1  Voy.  Hùbner,  Une  année  de  ma  vie  (Paris,  Hachette,  1891),  première 
partie,  p.  159-160. 

M.  Barbiera  proteste  énergiquement  contre  le  récit  de  M.  de  Hùbner, 
mais  il  n'oppose  que  des  phrases  sonores  au  témoignage  de  ré  minent 


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1056  DUE  PRINCESSE  RÉVOLUTIONNAIRE 

princesse  et  à  ses  jeunes  Napolitains  n'était  point  sincère.  Le  gou- 
vernement provisoire  de  Milan  était  débordé  par  l'effervescence 
populaire.  Il  n'osait  pas  repousser  des  gens  que  le  peuple  acclamait 
et  que  les  républicains  et  les  mazziniens  étaient  prêts  &  soutenir 
contre  un  pouvoir  chaque  jour  plus  faible.  Mais  si  Casati  n'osait 
pas  exprimer  tout  haut  ses  véritables  sentiments,  il  les  communi- 
quait secrètement  à  Charles- Albert.  Dans  une  de  ses  lettres  au 
comte  Trabucco  diCastagnetto,  secrétaire  intime  du  roi  de  Piémont, 
on  peut,  en  effet,  lire  ce  post-scriptum  : 

«  La  princesse  Belgiojoso  est  arrivée  avec  une  troupe  de  cent 
cinquante  aventuriers.  Je  crains  qu'elle  ne  m'ait  fait  un  mau?ais 
cadeau.  Néanmoins,  j'ai  été  forcé  de  jouer  la  comédie  et  de  haran- 
guer cette  troupe1...  » 

Malgré  tout,  la  princesse  s'aperçut  sans  peine  que  le  gouverne- 
ment provisoire  n'était  pas  content  d'elle.  Elle  s'en  vengea  en  écri- 
vant dans  les  journaux  républicains  de  Paris  et  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  que  son  ami  Buloz  avait  mise  à  sa  disposition,  des 
articles  où  Casati  et  le  gouvernement  provisoire  étaient  vivement 
critiqués. 

Si  justes  que  fussent,  en  partie,  les  reproches  que  la  princesse 
adressait  à  Casati  et  à  ses  amis,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son 
attitude  à  elle  était  pour  le  moins  étrange  et  quelquefois  grotesque. 
Elle  prétendait  traiter  avec  le  gouvernement  de  son  pays  comme 
de  puissance  &  puissance.  Elle  soutenait  envers  et  contre  tous  ses 
aventuriers  napolitains.  Elle  s'arrogeait  les  droits  d'un  chef  d'année 
et  délivrait  à  ses  amis  des  brevets  d'officier  où  on  pouvait  lire  : 
Nous,  princesse  Christine  <ie  Belgiojoso,  nommons,  etc.  Quel 
gouvernement,  si  improvisé  qu'il  fût,  aurait  pu  tolérer  de  telles 
fantaisies?  Le  comte  Casati  ne  cacha  pas  ses  sentiments  à  la  prin- 
cesse. Irritée  de  cette  méfiance  du  pouvoir,  elle  quitta  Milan  et  se 
retira  à  Belgiojoso:  Là,  elle  écrivit  à  Charles- Albert  une  lettre  où 
elle  dénonçait  l'impopularité  du  gouvernement  provisoire  de  Milan 
et  conseillait  au  roi  de  Sar daigne  de  s'entendre  avec  les  républi- 
cains. Le  roi  lui  envoya  une  personne  de  confiance  qui  constata 
qu'elle  avait  raison  quant  au  premier  point,  mus  que  le  remède 
qu'elle  indiquait  serait  pire  que  le  mal. 

Belgiojoso  n'est  pas  loin  de  Milan.  La  princesse  venait  souvent 
dans  la  ville  pour  se  tenir  au  courant  des  événements.  Après  la 
défaite  des  Piémontais  à  Custozza  (25  juillet  1848),  elle  voulait  à 
tout  prix  que  Charles- Albert  livrât  bataille  au  maréchal  Badetiki 

diplomate  autrichien,  qui  est  confirmé  par  les  auteurs  italiens  les  plus 
sérieux  et  impartiaux. 
4  Cette  lettre  se  trouve  aux  Archives  Casati,  à  Milan. 


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J 


CHRISTINE  TR1VCLZI0  DE  BELGIOJOSO  1057 

dans  les  rues  de  Milan.  Elle  chercha  à  voir  le  roi  le  2  août.  Le 
désordre  qui  était  partout  ne  lui  permit  point  de  réaliser  son  projet. 
Lorsqu'elle  apprit  la  capitulation  du  roi  et  la  retraite  de  l'armée 
piémontaise  au  delà  du  Tessin,  elle  en  fut  vivement  irritée.  Mettant 
de  côté  ses  préférences  monarchiques  et  piémontaises  de  la  veille, 
elle  redevint  plus  que  jamais  mazzinienne  et  républicaine,  comme 
à  la  veille  de  la  révolution  milanaise. 

Rentrée  à  Paris,  Mm*  de  Belgiojoso  fréquenta  beaucoup  les 
hommes  de  la  révolution  de  Février.  Elle  voulait  qu'ils  intervinssent 
en  Italie  pour  y  reprendre  l'œuvre  de  leurs  devanciers,  les  jacobins 
de  1793.  Les  hommes  de  1848  avaient  trop  de  soucis,  après  les 
journées  de  Juin  surtout,  pour  songer  à  des  conquêtes  ou  à  la 
politique  imprudente  et  funeste  à  la  France  que  Napoléon  111 
devait  suivre  en  1859.  La  princesse  ne  pouvait  se  consoler  de  leur 
attitude  et  ne  leur  ménageait  point  les  reproches.  La  proclamation 
de  la  République  à  Rome  (novembre  1848)  la  rappela  en  Italie. 

A  Rome,  la  princesse  revit  Mazzini  qu'elle  n'avait  pas  vu  depuis 
de  longues  années.  Les  circonstances  n'étaient  pas  les  mêmes  que 
lorsqu'à  Marseille  le  célèbre  conspirateur  recevait  son  amie  dans  la 
secte  de  la  Giovane  Italia.  Mazzini  n'était  plus  l'exilé  fuyant  le 
gibet  de  l'Autriche  et  du  Piémont.  C'était  le  chef  incontestable  du 
triumvirat  présidant  aux  destinées  de  la  République  romaine1. 
La  princesse  mit  au  service  de  Mazzini  et  de  sa  république  tout  son 
zèle  et  son  activité  plus  ou  moins  brouillonne.  Elle  ne  tarda  pas 
pourtant  à  se  persuader  que  les  affaires  marchaient  mal,  que  le 
désordre  était  un  peu  partout  et  que  ses  amis  les  triumvirs  laissaient 
beaucoup  à  désirer.  Vers  la  fin  de  leur  régime,  elle  ne  cacha  point 
son  opinion  dans  une  lettre  adressée  à  son  ami  Vieusseux,  à 
Florence. 

«Les  triumvirs,  disait-elle,  font  des  bêtises  nombreuses  et  variées. 
Le  peuple  garde  le  silence  parce  qu'un  mouvement  contre  les 
triumvirs  pourrait  être  iuterprété  comme  contraire  à  la  République. 
Il  est  certain  toutefois  qu'il  devient  chaque  jour  plus  froid  et  qu'il.ne 
déploie  aucune  activité  pour  soutenir  ces  hommes  dont  il  n'est  pas 
content.  En  présence  de  l'intervention  (de  la  France),  le  peuple,  je 
le  crains,  ne  bougera  pas,  non  par  indifférence,  comme  quelques- uns 
le  disent,  mais  par  le  peu  de  confiance  qu'il  a  dans  ses  chefs.  » 
*  La  princesse  ne  se  trompait  pas.  Le  peuple  romain,  las  du 
régime  de  Mazzini,  le  laissa  tomber  sous  les  coups  de  l'armée 
française  et  ne  regretta  nullement  un  gouvernement  qui  laissait 

*  Le.  triumvirat  était  composé  de  Mazzini,  Armellini  et  du  comte  8affi. 
Ces  deux  derniers  n'étaient,  en  réalité,  que  de  simples  comparses.  Mazzini 
menait  tout. 


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1058  UHK  PRIHCK&E  RÉyOLUTïONfïÀHffi 

librement  égorger  tes  prêtres  et  permettait  aux  pires  bandits  de 
terroriser  la  ViHe  Éternelle. 

Ayant  de  se  décourager,  la  princesse  ayait  en  un  moment 
cTHIusion.  Elle  avait  fait  une  propagande  active  en  faveur  de  la 
République  romaine  et  des  triumvirs.  Elle  poussa  le  zèle  jusqu'à 
aller  dans  les  couvents  pour  avertir  tes  religieuses  que  le  gouver- 
nement de  la  République  avait  supprimé  les  ordres  religieux  et  tes 
vœux  monastiques,  et  que,  par  conséquent,  elles  étaient  parfai- 
tement libres  de  sortir  de  leur  clôture  quand  elles  le  voudraient,  et 
même  de  se  marier. 

Regrettant  la  froideur  du  peuple  vis-à-vis  des  hommes  qui 
s'étaient  emparés  du  pouvoir  en  son  nom,  M™  de  Belgiojpso 
eherchait  à  provoquer  un  peu  d'enthousiasme  en  se  transformant 
en  tribun  de  la  plèbe.  Elle  prononçait  des  discours  un  peu  partout, 
dans  les  rues  et  les  places  comme  dans  les  cafés,  où  elle  montait 
sur  une  table  qui  lui  servait  de  tribune  et  haranguait  les  consom- 
mateurs. Les  Romains,  sceptiques  et  toujours  enclins  à  s'amuser, 
l'écoutaient  avec  étonnement,  discutaient  ses  poses,  mais  ne 
^enthousiasmaient  guère  pour  ses  idées.  Les  épigrammes  couraient 
même  de  bouche  en  bouche  et,  pendant  de  longues  années,  te  sou- 
venir de  la  princesse  resta  gravé  dans  leur  mémoire  comme  celui 
d'une  légende  étrange  et  burlesque. 

Aux  derniers  jours  du  siège,  la  princesse  se  dévoua  au  service  des 
blessés  qui  encombraient  les  hôpitaux  de  Rome.  Après  la  capitulation, 
elle  quitta  la  Ville  Eternelle  et  partit  pour  un  long  voyage  en  Orient. 


Là,  elle  mena  pendant  quelques  années  une  vie  errante.  Après 
avoir  visité  les  Lieux  saints  et  la  plupart  des  provinces  de  la  Turquie 
d'Asie,  elle  se  fiia  au  fond  de  l'Anatolie,  y  acheta  des  terres,  s'en- 
toura de  domestiques  orientaux  et  jouit  pendant  quelque  temps  de 
toutes  les  distractions  que  lui  procurait  cette  nouvelle  existence. 
Mais,  malgré  ses  costumes  orientaux,  sa  tente,  ses  excursions  dans 
le  désert,  elle  se  fatigua  d'une  vie  aussi  monotone,  revint  en  France 
avec  sa  caravane  orientale,  s'arrêta  pendant  quelques  mois  aux 
environs  d'Albi  et  rentra  à  Paris.  Elle  travailla  à  échauffer  le  zèle  de 
Napoléon  III  en  faveur  de  l'indépendance  italienne,  aidée  par  Arese 
et  le  docteur  Conneau.  Puis,  voyant  que  Turin  était  le  rendez -vous 
de  tous  les  conspirateurs  et  de  tous  tes  émigrés  italiens,  elle  rentra 
en  Italie,  et  passa  quelques  hivers  dans  la  capitale  du  Piémont 

Les  événements  de  184&  avaient  détruit  chez  la  princesse  tentas 
les  illusions  républicaines  et  mazziniennes.  Elle  abandonna  ■  " 


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CHRISTINE  TMVULZIO  DE  BKLGIOJOSO  105» 

à  son  sort  et  renonça  à  ses  préférences  d'autrefois  pour  accepter  la 
monarchie  unitaire  et  suivre  le  programme  de  Cavour. 

En  1860,  elle  fonda  à  Turin  le  journal  ï Italie*  qui  se  publie 
encore  de  nos  jours  &  Rome,  pour  rendre  la  cause  italienne  popu- 
laire en  France  et  en  Europe.  Elle  publia  de  nombreux  articles 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  l'Orient  et  sur  l'unité  ita- 
lienne. Rentrée  à  Milan,  et  n'y  ayant  pas  été  reçue  avec  les  égards 
auxquels  «lie  «rayait  avoir  droit,  elle  9e  retira  à  Bfevio,  sur  le  lac 
de  Côme,  où  son  salon  ressemblait  fort  au  caravansérail  du  général 
de  La  Fayette  à  Paris,  après  la  révolution  de  Juillet.  La  haute 
société  milanaise  s'éloigna  de  plus  en  plus  d'elle,  et  elle  mourut» 
presque  oubliée,  le  5  juillet  1871. 

Son  biographe  se  plaint  de  l'ingratitude  des  hommes  envers  cette 
princesse  qui  avait  tant  travaillé  en  faveur  de  l'indépendance  ita- 
lienne et  avait  donné  maintes  preuves  de  son  sincère  désintéres- 
sement, de  sa  charité  envers  les  pauvres  et  d'autres  nobles  qualités 
que  personne  ne  saurait  lui  contester.  11  oublie  qu'à  côté  de  ces 
beaux  traits  de  son  caractère,  il  y  avait  chez  elle  une  conduite  peu 
conforme  à  sa  foi,  des  allures  qui  choquaient  même  les  gens  les 
moins  prudes,  tout  un  ensemble  d'extravagances  et  de  contradic- 
tions qui  devaient  peu  à  peu  faire  le  vide  autour  de  cette  femme 
si  remarquable  à  d'autres  égards.  La  Providence  l'avait  comblée  de  ses 
dons.  Elle  ne  sut  pas  les  mettre  à  profit  pour  s'attirer  l'estime  et  le 
respect  des  hommes  de  bien.  Les  passions  et  un  esprit  réfractaire 
à  toute  contrainte  la  poussèrent  dans  une  voie  où  elle  ne  put  faire 
valoir  qu'imparfaitement  les  belles  qualités  de  son  esprit  et  de  son 
cœur.  Au  moment  de  la  mort,  elle  se  souvint  des  devoirs  que  la  foi 
impose  aax  chrétiens.  Mais,  si  consolant  que  soit  le  souvenir  de  sea 
derniers  jours,  il  ne  peut  attirer  sur  une  vie  pleine  de  désordres 
l'indulgence  de  l'histoire. 

Comte  Joseph  Grawnski. 


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UNE  FIGURE  D'ÉVÉQUE 


LE  CARDINAL  GMBERT 


I 

L'année  1802,  Tannée  du  Concordat  et  du  Génie  du  christia- 
nisme, qui  avait  donné  Mgr  Dupanloup  et  le  P.  Lacordaire  à 
l'Eglise  de  France,  ne  s'acheva  pas  sans  lui  donner  encore  le 
cardinal  Guibert.  Les  deux  héros  des  combats  du  Seigneur  au  dix- 
neuvième  siècle  avaient  paru  les  premiers,  tenant  du  Ciel  la  trom- 
pette de  l'ange  et  le  glaive  de  Paul.  Il  était  juste  que  le  cardinal 
Guibert,  solide  et  mesuré,  toujours  imperturbable,  fermât  derrière 
l'arche  sainte  la  marche  sacrée. 

Qui,  l'ayant  rencontré  ou  seulement  aperçu,  ne  se  rappelle  le 
cardinal  Guibert?  Qui  n'a  présente  encore  cette  grande  vision 
d'évêque?  Il  ramenait  à  la  mémoire  le  mot  de  Brantôme  sur  le 
chancelier  Michel  de  l'Hôpital  :  «  Par  son  visage  pasle  et  sa  façon 
grave,  c'était  un  vray  portraict  de  saint  Jérosme.  »  Si  ce  n'était 
pas  un  chancelier  du  royaume  de  France,  qui  passait  dans  cette 
robe  rouge  d'où  sortait  une  figure  d'ascète,  c'était  une  sorte  de 
chancelier  du  royaume  de  Dieu.  Il  avait  l'air  impassible  du  gardien 
des  tables  de  la  loi.  Sa  mine  haute,  sa  face  longue,  osseuse  et  maigre, 
que  couronnaient  des  cheveux  blancs;  ses  yeux  noirs  qui,  du  fond 
de  leurs  arcades  creuses,  ombragées  d'épais  sourcils,  jetaient  des 
flammes  ou  des  rayons;  sa  pâleur  éclatante  sur  sa  pourpre  é  caria  te; 
la  grâce  sérieuse  de  son  sourire  imprégné  d'une  arrière-pensée  douce 
vers  les  choses  d'éternité;  son  calme  imposant  de  prêtre  adossé  à 
l'Eglise  comme  au  roc  immuable  ;  sa  dignité  lente,  recueillie  et  simple, 
—  tout,  en  lui,  était  plein  d'une  sévère  et  sereine  grandeur.  Philippe 
de  Ghampaigne  ou  quelque  autre  méditatif  du  pinceau  y  aurait 
trouvé  matière  à  l'une  de  ces  œuvres  inspirées  et  fouillées,  devant 
lesquelles  la  postérité  s'arrête  d'autant  mieux  qu'il  y  est  entré 
plus  d'âme  et  d'idéal. 

Celui  qui  devait  mourir  archevêque  de  Paris,  Joseph-  Hippolyte 


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LE  CARDINAL  GU1BBRT  1061 . 

Guibert,  naquit  le  13  décembre  1802  ;  la  même  année,  le  général 
Bonaparte  avait  rendu  ses  archevêques  à  l'Eglise  de  Paris  qui, 
depuis  1790,  n'en  avait  plus.  Chose  singulière!  le  jeune  consul, 
entouré  de  sa  brillante  jeunesse  de  héros,  n'avait  pas  voulu  pour 
l'archevêché  de  Paris  d'un  prélat  de  leur  âge  à  tous;  il  avait  rude- 
ment écarté  l'abbé  Bernier,  parvenu  de  la  Révolution,  trop  pressé 
d'arriver.  Alors  que  tout  était  à  faire  ou  à  refaire,  il  avait  étonné 
en  choisissant  un  nonagénaire,  le  doyen  du  clergé  français,  Mgr  de 
Belloy,  ci-devant  évêque  de  Glandèves,  bourg  perdu  dans  les 
Alpes,  puis  de  Marseille  où  il  avait  succédé,  en  175$,  au  saint 
Charles  Borromée  du  dix-huitième  siècle,  à  Mgr  de  Belzunce. 

Pourquoi  cela?  Pourquoi  ce  vieillard  au  milieu  de  ces  jeunes 
gens?  Le  politique  qui  avait  négocié  le  Concordat  entendait-il 
signifier  que,  dans  l'instabilité  universelle,  la  bienfaisante  mission 
de  l'Eglise  est  moins  d'innover  que  de  conserver?  Obéissait-il  à  son 
goût  du  passé,  —  cette  partie  du  temps  qui  lui  échappait,  et  qu'il 
eût  voulu  tenir  comme  il  tenait  le  présent  et  comme  il  comptait 
tenir  l'avenir?  En  ces  années-là,  il  faisait  courir  aux  armes  et  battre 
aux  champs  lorsque  l'ancien  ministre  de  la  guerre  du  roi 
Louis  XVI,  le  vieux  maréchal  de  Ségur,  traversait  la  cour  du 
Carrousel  pour  se  présenter  à  son  audience  des  Tuileries.  Bona- 
parte, sous  qui  perçait  déjà  Napoléon,  sourit  à  la  pensée  de  se 
donner  pour  archevêque  de  sa  capitale  un  évêque  du  roi  Louis  XV, 
même  un  contemporain  du  roi  Louis  XIV. 

Comme  s'il  eût  reçu  du  maître  impérieux  de  la  France  la  con- 
signe de  vivre,  Mgr  de  Belloy,  bientôt  cardinal,  ne  manqua  son 
centenaire  que  de  quatre  mois.  Né  le  9  octobre  1709,  moins  d'un 
mois  après  la  bataille  de  Malplaquet,  il  mourut  le  10  juin  1808,  un 
an  et  un  mois  avant  la  bataille  de  Wagram.  Aimable,  conciliant  et 
pacifique,  —  le  premier  des  évêques  d'ancien  régime  qui,  lors  du 
Concordat,  eût  démissionné  à  l'appel  de  Rome,  —  il  laissait  à  ses 
successeurs  un  encourageant  exemple  de  longévité  tranquille,  qui 
ne  fut  guère  suivi.  Maury,  le  puissant  lutteur  de  l'Assemblée  cons- 
tituante, fut  un  fantôme  d'archevêque  de  Paris  entre  deux  exils. 
Si  le  cardinal  de  Talleyrand-Périgord  put  finir  doucement  à  l'ombre 
des  tours  de  Notre-Dame,  c'est  qu'il  avait  gagné  par  vingt-cinq 
années  d'épreuves  sur  la  terre  étrangère  le  repos  de  sa  dernière 
heure.  La  persécution  abrégea  la  vie  de  Mgr  de  Quélen  :  trois 
pontifes,  venus  après  lui,  teignirent  de  leur  sang  le  siège  de  saint 
Denis;  ils  ne  reçurent  que  cette  pourpre. 

Sans  égaler  les  jours  du  cardinal  de  Belloy,  le  cardinal  Guibert, 
né  l'année  même  où  son  devancier  était  devenu  archevêque  de  Paris, 
devait  rouvrir  l'ère  des  patriarches  qui,  espérons- le,  ne  cessera  plus. 
25  décembre  1902.  69 


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1082  LI  CARDINAL  OT1B1RT 

Ë  II 

Il  était  né  à  Aii  en  Provence,  ville  romaine  et  magistrale,  dont 
l'empreinte  resta  sur  loi.  Ses  parents  étaient  pauvres.  Il  les  vit  en 
son  bas  âge  souffrir  pour  lui,  se  priver  pour  le  nourrir,  endurer  la 
faim  pour  qu'il  ne  la  connût  pas.  Il  n'oublia  jamais  cette  sublime 
image  de  l'amour  d'un  père  et  d'une  mère  :  a  Je  rencontre  ton- 
jours,  écrivait-il  bien  longtemps  après,  durant  ses  années  de 
séminaire,  ce  souvenir  touchant  à  la  porte  du  réfectoire1.  » 

Faute  de  ressources,  il  apprit  tard  le  latin:  ce  qui  fit  que,  pins 
formé,  son  esprit  l'apprit  plus  vite  et  plus  à  fond.  Il  tira  de  cette 
étude  réfléchie  l'art  de  la  langue  française  qu'il  écrivit  si  bien.  Il 
se  plaisait,  dans  sa  vieillesse,  à  rappeler  cette  expérience  person- 
nelle, lorsqu'il  avait  le  chagrin  patriotique  d'assister  à  des  systèmes 
d'instruction  publique,  mécaniquement  employés  à  déformer  l'intel- 
ligence de  l'enfant,  à  la  bourrer  de  connaissances  indigestes  et 
prématurées  qu'elle  ne  peut  garder  et  qui  Fépuiseot,  à  la  vider  i 
tout  jamais  de  toute  sève  et  de  toute  originalité.  Les  éducations 
d'autrefois  s'inspiraient  davantage  de  la  règle  qu'avait  suivie  le  père 
%■  de  Pascal  :  «  Sa  principale  maxime  dans  cette  éducation,  écrivait 

sa  fille,  Mu°  Perier,  était  de  tenir  toujours  cet  enfant  au  dessus  de 
son  ouvrage;  et  ce  fut  par  cette  raison  qu'il  ne  voulut  point  com- 
mencer à  lui  apprendre  le  latin  qu'il  n'eût  douze  ans,  afin  qu'il  le 
fit  avec  plus  de  facilité.  »  Méthode  de  travail,  on  en  conviendra, 
qui  ne  réussit  pas  trop  mal  à  l'élève,  le  plus  précoce  et  le  plus 
puissant  entre  les  génies  du  plus  grand  des  siècles  1 

La  vie  du  jeune  Guibert  se  développa  dans  une  régularité  par- 
faite. Elle  fut  sans  événements,  sans  histoire.  L'enfant  devint 
?  écolier.  L'écolier  devint  séminariste.  Le  séminariste  devint  prêtre. 

Le  prêtre  devint  moine,  ce  qu'il  ne  cessa  jamais  d'être,  même  sons 
la  mitre  et  le  chapeau.  11  franchit  toutes  ces  étapes  et  tons  ces 

£.  *  Nous  empruntons  cette  citation,  comme  plusieurs  des  détails  qui 

y"  suivront,  à  une  Vie  du  cardinal  Guibert,  qu'a  publiée,  en  deux  volumes 

très  intéressants,  consciencieux  et  documentés,  un  prêtre  distingué  do 

clergé  de  Paris,  M.  l'abbé  Paguelle  de  Folienay,  vice-recteur  de  l'Institut 

catholique,  mort,  il  y  a  quelques  années,  curé  aux  Batignolles. 

M.  l'abbé  de  Folienay  avait  reçu  de  son  ami,  Mgr  d'Hulst,  à  qui  ses 
nombreuses  occupations  ne  permettaient  pas,  comme  il  l'eût  désiré,  de  se 
livrer  lui-même  à  ce  travail,  la  tâche  d'écrire  la  vie  du  cardinal.  Malheureu- 
sement, l'historien  avait  peu  connu  Mgr  Guibert;  c'est  le  seul  regret,  bu» 
c'est  un  regret  qu'on  éprouve  en  lisant  son  ouvrage. 

Personne  n'a  oublié  la  belle  oraison  funèbre  où  Mgr  Perraud  a  fait  reviwe 
en  traits  si  puissants  et  si  fidèles  la  figure  du  grand  cardinal  qui  l1**11 
sacré  évêque  d'Autun. 


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LE  CARDINAL  GU1BKRT  1063 

degrés  avec  la  même  aisance  que  s'il  eût  monté  les  marches  d'un 
autel.  11  parait  que,  sur  le  point  de  faire  sa  profession  d'oblat,_ce 
cœur  rigide  s'émut;  ajouter  des  vœux  de  religieux  à  ses  serments 
du  sacerdoce  et  mettre  comme  un  double  nœud  à  sa  vocation  sacrée, 
n'était-ce  pas  trop?  Son  père,  qui  voyait  crouler  toutes  ses  ambitions 
terrestres,  était  irrité  et  menaçant.  Sa  mère  lui  disait  avecjles 
sanglots  que  son  dernier  bonheur  serait  de  vieillir  auprès  de  lui 
dans  un  presbytère  où  il  lui  fermerait  les  yeux.  Il  eut  dans  j*a 
conscience  et  dans  son  cœur  des  débats  pleins  d'angoisses.  Avait-il 
le  droit  de  désoler  ceux  qu'il  aimait  tant?  Le  fondateur  de  Ja 
congrégation  de  missionnaires  d'où  sortit,  sous  sa  forme  définitive, 
celle  des  Oblats  de  Marie,  le  P.  de  Mazenod,  plus  tard  évèque  de 
Marseille,  —  âme  impérieuse,  pathétique  et  sainte,  —  le  décida 
pour  le  parti  qu'il  avait  lui-même  embrassé.; 

Voilà  donc  l'enfant  d'hier,  missionnaire  chargé  d'évangéliser  les 
pauvres  :  Pauperes  evangelizantur,  ce  sera  son  ineffaçable  devise 
sur  ses  armoiries  d'évêque,  d'archevêque,  de  cardinal.  On  l'appe- 
lait alors,  tout  uniment,  le  P.  Guibert.  11  fit  ses  débuts  d'apôtre 
dans  quelques  hameaux  des  Gévennes,  au  milieu  de  populations 
oubliées  dont  la  foi,  plus  vivace  que  vivante,  avait  sommeillé, 
souvent  défigurée,  sous  l'âpreté  des  mœurs  et  des  habitudes.  Il 
fallait  réveiller  ces  endormis,  instruire  ces  ignorants,  adoucir  ces 
violents,  corriger  ces  vicieux.  Le  jeune  lévite  se  mit  résolument  à 
sa  tâche.  Il  était  très  fier  d'avoir  retrouvé  dans  une  église  perdue 
de  village  une  chaire  d'où  le  fameux  P.  Bridaine  avait  remué  les 
foules,  et  d'y  être  monté  à  son  tour.  Sans  posséder  rien  de  cette 
éloquence  de  torrent,  il  racontait  avec  un  enthousiasme  austère  et 
merveilles  de  piété  populaire  dont  il  avait  été  le  témoin  et  un  peu 
l'auteur.  Il  avait  passé  des  nuits  à  entendre  des  confessions  et  des 
matinées  entières  à  distribuer  des  communions.  C'est  dans  une  de 
ses  stations  à  la  montagne  qu'il  écrivait  au  supérieur  de  sa  commu- 
nauté ces  lignes  touchantes  :  «  Je  vais  me  consoler  un  peu  à  l'autel, 
je  vais  donner  la  communion  à  nos  braves  gens.  Je  ne  pouvais 
m'empêcher  de  pleurer  hier,  quand  je  confessais  ces  hommes,  si  sim- 
ples et  si  pleins  de  foi,  que  d'hypocrites  pharisiens  jettent  en  enfer.  » 

Il  quitta  les  Gévennes  pour  aller  plus  haut  et  plus  loin  encore, 
non  pas  en  passant,  mais  à  demeure,  au  sanctuaire  de  Notre-  Dame- 
du-IÂus  dont  il  fut  nommé  recteur,  dans  les  Alpes,  au  milieu  des 
pics,  des  ravins  et  des  neiges*  Le  site  était  magnifique  autant  que 
solitaire;  il  le  laissait  tête  à  tête  avec  Dieu  et  avec  tout  ce  que 
l'humanité  offre  de  plus  misérable  et  de  plus  abandonné.  Faire  le 
aué  dans  la  montagne,  assister  les  pauvres  gens  que  le  service 
■  paroissial  ne  pourrait  atteindre,  porter  la  parole  évangéliqae  dans 


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1064  LE  CARDINAL  GUIBERT 

des  lieux  où,  sans  cette  charité,  elle  ne  retentirait  jamais,  caté- 
chiser les  pâtres  dans  les  moments  où  ils  n'auraient  pas  leurs 
moutons  à  garder;  n'avoir  pour  diversion  que  quelques  retraites 
prêchées  aux  habitants  des  villes  voisines,  comme  Embrun  et 
Barcelonnette;  recevoir  les  pèlerins  qui,  dans  certaines  saisons  de 
l'année,  débouchaient  en  files  innombrables  par  tous  les  versants  et 
tons  les  cols;  diriger  le  noviciat  de  missionnaires  où  se  recrutait 
la  congrégation,  subvenir  à  tous  ses  besoins  moraux  et  matériels, 
aménager  et  agrandir  des  bâtiments  délabrés,  arranger  et  achever 
la  chapelle  en  ruines,  la  doter  d'une  tour  qui  annoncerait  à  tons 
les  horizons  la  maison  du  Seigneur,  planter  un  potager,  ne  pas 
oublier  les  eaux  pour  l'arroser;  entreprendre  et  exécuter  un  plan 
d'exercices  et  d'études  qui,  préparant  des  hommes  d'oraison  et  des 
hommes  d'action,  élèveraient  du  même  vol  les  esprits  et  les  cœurs; 
ce  fut  la  fonction  du  P.  Guibert.  Il  la  remplit  sept  ans,  de  1828 
à  1835,  et  il  ne  trahit  jamais  l'ambition  d'en  remplir  une  autre. 

Si,  un  instant,  quelque  impatience  du  dehors  sembla  le  saisir, 
ce  fut  à  la  nouvelle  que  le  choléra  avait  éclaté  dans  les  départe- 
ments du  Midi.  Il  voulut  faire  ce  qu'avait  fait  Belzunce  daos  sa 
Provence,  se  dévouer  corps  et  âme  aux  pestiférés.  Sans  attendre 
l'autorisation  de  son  supérieur,  il  adressait  au  préfet  et  à  Tévèque 
de  Gap  les  offres  les  plus  pressantes  pour  être  employé  dans  les 
hôpitaux  de  cholériques;  il  conjurait  son  supérieur  de  l'aider  dans 
sa  requête  :  «  Je  vous  demande  formellement  cette  dernière  grâce; 
un  homme  comme  moi,  qui  n'a  rien  pu  faire  pour  Dieu  durant  sa 
vie,  ne  doit  plus  désirer  que  de  mourir  pour  la  charité  des  membres 
de  Jésus-Christ.  » 

D'autres  fois,  ce  prêtre,  si  froid  d'apparence,  songeait  aui  mis- 
sions d'outre-mer,  comme  y  avaient  songé,  avec  la  flamme  de  leurs 
imaginations,  Fénelon  et  Lacordaire.  Il  y  songeait  pour  lui-mê<ne, 
pour  ses  frères  en  Marie  Immaculée  :  «  C'est  une  véritable  néces- 
sité des  temps,  écrivait- il  à  son  supérieur;  il. faut  un  élément  au 
zèle  d'une  congrégation  naissante;  le  repos  nous  serait  mortel.» 
Serait-ce  l'Asie?  Serait-ce  l'Afrique  qui  serait  le  royaume  à  con- 
quérir? Il  avait  un  faible  pour  l'Amérique  dont  l'immense  et  géné- 
reuse liberté  le  tentait  :  «  J'ai  lu  avec  plaisir,  écrivait-il  au  P.  de 
Mazenod,  qu'aux  Etats-Unis  les  religions  sont  libres  et  que  la 
religion  catholique  fait  tous  les  jours  des  progrès  rapides.  »  Au 
lendemain  de  la  révolution  de  1830,  sous  un  ciel  de  tempêtes  qui 
éclairait  un  sol  toujours  tremblant,  quand  l'Eglise  de  France  res- 
semblait à  saint  Pierre  aux  liens,  et  que  les  passions  grondantes 
ne  lui  promettaient  que  des  ruines  et  des  chaînes,  le  P.  Guibert 
se  disait  que,  dans  ce  nouveau  monde  où  la  société  était  neuve,  le- 


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le  cardinal  guibert  îœs 

christianisme  appliqué  sans  entraves  reprendrait  une  vigueur  et 
une  fécondité  qui  le  ramèneraient  victorieux  dans  notre  ancien 
monde,  tôt  ou  tard  honteux  et  las  de  lui-même,  de  ses  vieilleries 
sans  prestige,  de  ses  tyrannies  avortées,  de  ses  séniles  et  stériles 
servitudes.  Il  priait  le  supérieur  des  Oblats  de  ne  pas  différer  : 
«  Ne  pourrait-on  pas  s'offrir  â  l'évoque  de  New-York  pour  fonder 
et  diriger  le  séminaire  dont  il  a  le  projet?  Ce  serait  là  notre  pre- 
mier pied-à-terre,  et  Ton  prendrait  ensuite  de  l'extension  à  mesure 
que  les  circonstances  et  le  nombre  des  sujets  le  permettraient.  »  Il 
s'exaltait  dans  ses  espérances,  et  il  s'en  excusait  :  «  Quand  je  mets 
le  pied  sur  la  terre  d'Amérique,  je  ne  puis  plus  quitter  ce  pays 
enchanté.  » 

III 

L'apôtre  n'eut  pas  â  faire  le  voyage  de  sa  chère  Amérique.  Son 
supérieur  se  contenta  de  l'envoyer,  en  1835,  dans  l'île  de  Corse  où 
l'évêque  d'Ajaccio,  Mgr  Gasanelli  d'Istria,  avait  appelé  les  Oblats 
pour  l'aider  â  former  enfin,  dans  ce  diocèse  en  friche,  presque  sau- 
vage, un  vrai  clergé  et  de  vrais  chrétiens.  Le  P.  Guibert  devint 
sans  peine  le  bras  droit  de  l'évêque  qui,  malgré  les  résistances 
opposées  par  le  religieux,  le  nomma  vicaire  général.  11  fut  l'insti- 
tuteur, le  directeur,  même  le  constructeur  des  grand  et  petit  sémi- 
naires par  lesquels  devait  se  faire  la  régénération.  11  mit  dans  ces 
œuvres  bienfaisantes  et  durables  sa  claire,  persévérante,  ingénieuse 
et  robuste  volonté.  Il  avait  bâti  d'une  main  si  solide  que  tout  ce 
qu'il  a  fondé  survit  et  prospère.  Il  avait  encore  trouvé  le  temps  de 
relever  dans  la  montagne  l'ancien  monastère  franciscain  de  Vico 
d'où  les  Oblat9  feraient  rayonner  la  parole  de  Dieu  sur  la  contrée 
pour  dissiper  les  haines,  désarmer  les  vengeances,  apprivoiser  les 
bandits,  les  transformer,  s'il  était  possible,  en  héros. 

Le  P.  Guibert  allait  de  Tune  de  ses  créations  à  l'autre,  leur 
inculquant  à  toutes,  avec  la  règle,  le  zèle,  comme  un  feu  sacré 
qu'on  allume  dans  un  vase  d'airain.  Son  activité  était  incroyable. 
Ceux  qui  l'ont  connu  le  prélat  peut-être  le  plus  sédentaire  de 
France  ne  se  doutaient  pas  qu'entre  trente-trois  et  trente-huit  ans, 
on  le  voyait  continuellement,  couvert  de  son  froc  noir  où  pendait 
sur  sa  poitrine  un  crucifix  de  cuivre,  trotter  sur  un  petit  cheval 
corse  au  milieu  des  maquis  et  des  bois  de  châtaigniers. 

En  le  présentant  à  l'évêque  d'Ajaccio,  le  P.  de  Mazenod  avait 
tracé  son  signalement  :  «  Je  vous  donnerai  pour  supérieur  le  prêtre 
le  plus  distingué  de  nos  contrées,  soit  par  sa  profonde  piété,  soit 
par  l'étendue  de  ses  connaissances,  soit  par  la  finesse  de  son 


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i960  LE  CARDINAL  GUIBERT 

esprit  cultivé.  Il  fait  les  délices  du  diocèse  de  Gap  où  il  est  supérieur 
du  sanctuaire  qui  nous  est  confié;  c'est  à  qui  l'aimera  davantage, 
de  l'évêque,  du  clergé  ou  du  peuple.  » 

Le  P.  de  Mazenod  avait  cru  devoir,  en  même  temps,  avertir  le 
P.  Guibert  du  sacrifice  qu'il  allait  lui  imposer,  de  la  peine  qu'il 
allait  lui  faire  en  l'arrachant  à  ce  sanctuaire  de  Notre-Dame-do- 
Laus  où  s'était  comme  enracinée  sa  vie.  Il  lui  avait  dit  nettement, 
sans  crainte  de  l'enorgueillir,  quelles  considérations  avaient  com- 
mandé son  choix  :  «  L'évêque  nous  appelle  pour  diriger  son  sémi- 
naire, et  il  est  disposé  à  nous  confier  les  missions  de  son  diocèse; 
il  faut  prendre  ou  laisser...  Mais  qui  envoyer  pour  fonder  cet  éta- 
blissement important?  Il  faut  des  professeurs,  il  faut  surtout  un 
supérieur  très  capable.  Nous  n'avons  que  vous,  mon  cher,  qui, 
dans  la  Société,  réunissiez  les  qualités  propres  pour  faire  cette 
fondation.  Je  le  dis  devant  Dieu  et  après  m'être  épuisé  en  combi- 
naisons de  tout  genre.  Je  sens  trop  le  vide  que  vous  me  ferez 
ailleurs;  mais,  je  le  répète,  la  fondation  ne  peut  être  faite  que  par 
vous.  Vous  me  dispenserez  de  vous  le  prouver;  votre  modestie  s'y 
opposerait  lors  même  que  l'esprit  d'obéissance  dont  vous  êtes 
rempli  ne  vous  en  ferait  pas  un  devoir.  »  Le  P.  Guibert  avait 
répondu  avec  cet  accent  qu'on  entendra  toujours  à  chaque  échelon 
qu'il  montera  dans  les  devoirs  et  dans  les  honneurs  :  «  C'est  arec 
zèle  et  ardeur  que  je  veux  embrasser  la  mission  que  vous  m'impose, 
autant  par  dévouement  à  la  Société  à  laquelle  j'appartiens  sans 
réserve,  que  par  l'amour  filial  que  j'ai  voué  à  votre  personne;  et 
ce  sentiment  n'exclut  pas  celui  de  mon  indignité,  mais  je  me 
confie  entièrement  en  Celui  qui  se  sert,  pour  arriver  à  ses  fins,  de 
ce  qui  est  faible  et  de  ce  qui  n'est  pas.  Je  sens  très  bien  tout  ce 
qui  me  manque  et  surtout  le  défaut  d'études  spéciales.  J'étais  bon 
tout  au  plus  à  donner  une  petite  mission  dans  un  village;  aussi  je 
n'aspirais  pas  à  autre  chose.  J'étais  heureux  au  delà  de  tonte 
expression  dans  ma  position  actuelle.  J'aurais  voulu  cacher  toute 
ma  vie  dans  ce  sanctuaire  où  la  présence  de  la  sainte  Vierge  est  si 
sensible;  aussi  j'accepte  volontiers  l'espérance  que  vous  me  donnei 
d'un  retour  vers  ce  saint  asile.  Mais  avant  tout,  le  bien  des  âmes 
et  celui  de  la  Société  I  » 

Ainsi  s'écoulèrent  les  quarante  premières  années  du  cardinal 
Guibert;  il  en  vécut  un  peu  plus  du  double.  11  aurait  été  difficile 
d'avoir  fait  moins  de  bruit  en  ce  monde.  Son  nom  était  inconnu, 
et  modestes  ses  emplois.  Mais  le  noviciat  avait  été  utile. 

A  cette  vie  obscurément  laborieuse  et  méritante  où  l'exercice 
des  vertus  surnaturelles  les  plus  hautes  était  de  rigueur,  le  prêt** 
avait  gagné  par  surcroît  les  plus  rares  vertus  naturelles,  celles 


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LE  CARDINAL  GU1BERT  1067 

qui  soutiennent  les  autres,  et  qu'il  devait  si  bien  porter  un  jour 
sous  le  titre,  fait  exprès  pour  lui,  de  vertus  cardinales.  Il  eut 
la  justice,  la  prudence,  la  tempérance  et  la  force.  11  garda  même 
de  sa  longue  familiarité  avec  les  habitants  de  la  montagne  quel- 
ques-unes de  leurs  qualités  ou,  si  Ton  préfère,  de  leurs  disposi- 
tions :  la  finesse,  non  celle  qui  trompe,  mais  celle  qui  attend, 
interroge  et  calcule;  une  prévoyance  mêlée  d'un  peu  de  défiance; 
l'horreur  salutaire  des  fausses  démarches  et  des  faux  pas;  le  besoin 
de  ne  s'avancer  qu'à  bon  escient  et  de  ne  mettre  le  pied  que  sur 
un  terrain  ferme;  et  jusqu'à  cet  adage  qu'ils  ont  de  commun  avec 
un  empereur  romain  :  Hâte-toi  lentement.  Il  était  aussi  scrupuleux 
et  circonspect  que  résolu.  Avant  d'agir,  il  délibérait;  et  l'action 
une  fois  décidée,  il  ne  reculait  pas.  Il  ne  s'aventurait  pas  à  la 
légère,  même  pour  le  meilleur  des  buts;  il  ne  prenait  d'engage- 
ments qu'avec  la  certitude  de  les  tenir.  Contraint  d'assumer  de 
grosses  responsabilités,  il  ne  fit  pas  de  dettes,  et  il  paya  celles 
cT autrui.  Il  réalisait  dans  sa  pensée  et  dans  sa  conduite  le  mot 
toujours  bon  à  redire  :  «  Soyez  un  saint,  si  vous  pouvez  I  Mais 
soyez  d'abord,  superlativement,  un  honnête  homme  I  » 

Gomme  il  est  arrivé  pour  plus  d'un  enfant  du  clottre,  jeté  de  sa 
cellule  dans  la  fournaise  des  affaires  humaines,  —  ce  prêtre  presque 
moine,  cet  Oblat  fut  un  sage  parmi  les  difficultés  et  les  discordes 
de  son  temps.  Là  où  d'autres,  d'une  trempe  d'esprit  moins  sûre, 
auraient  pu  n'être  que  des  fanatiques,  il  devint  un  politique  dans 
la  plus  noble  et  vraie  acception  du  mot.  Il  puisa  dans  cette  disci- 
pline volontairement  acceptée  la  maîtrise  de  soi-même  qui  fit  son 
autorité.  Il  eut  à  un  degré  singulier  le  tact,  l'à-propos,  le  discer- 
nement des  possibilités,  l'art  des  ménagements,  le  respect  habile 
des  convenances  et  des  limites  dans  l'inflexible  accomplissement 
des  devoirs.  Son  isolement  sur  les  montagnes  de  Provence  et  de 
Corse,  son  éloignement  de  tous  les  théâtres  confus  des  agitations 
vaines  l'avaient  servi.  Comme  les  gens  des  hauts  lieux  voient,  au- 
dessous  d'eux,  filer  ou  crever  l'orage,  il  n'avait  aperçu  qu'en  bas, 
dans  des  régions  inférieures,  le  nuage  noir,  si  tumultueux  et  si 
vide,  de  nos  révolutions.  Il  avait,  d'un  regard  plus  désintéressé 
et  plus  lucide,  mis  chaque  chose  au  point.  Il  avait  mieux  mesuré 
la  plupart  des  questions  auxquelles  s'est  usée  la  virilité  du  dix- 
neuvième  siècle,  tant  de  combats  contre  des  fantômes  et  des 
ombres,  tant  de  disputes  oiseuses  qui  semblaient  un  incendie  et 
qui  n'étaient  même  pas  une  fumée.  Au  grand  air  des  montagnes, 
sous  sa  tente  errante  de  missionnaire,  dans  l'absolu  détachement 
de  sa  vie  de  religieux,  en  contact  avec  l'âme  des  simples,  il  avait 
plus  librement  observé  et  étudié  nos  sociétés  modernes,  qu'il  ne 


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}  LE  CARDINAL  GUIBBRT 

It  fait  dans  l'atmosphère  étouffée  des  villes  où  les  opinions  de 
itine,  de  parade  et  de  convention  font  la  loi  et  la  nuit. 
L'esprit  du  cardinal  Guibert,  —  cet  esprit  tout  particulier  qui  le 
idit  apte  aux  fonctions  les  plus  élevées  et  les  plus  lourdes, 
s'était  formé  dans  la  solitude  et  le  recueillement,  comme 
forme,  sous  l'eau  des  torrents,  dans  le  travail  silencieux  de  la 
ture,  le  cristal  de  roche,  dont  il  avait  la  solidité  et  la  pureté. 


IV 


Il  fut  évêque  en  1842,  à  quarante  ans.  Il  le  fut  malgré  lui.  Ce 
il  devait  dire  un  jour  aux  funérailles  de  l'un  de  ses  suffragants 
la  province  de  Tours,  Mgr  Àngebault,  évêque  d'Angers,  on  peut 
n  plus  encore  le  dire  pour  lui-même  :  «  Il  a  été  un  grand  et 
nt  évêque  parce  qu'il  avait  tout  fait  pour  écarter  de  lui  cette 
:>lime  fonction.  » 

L'épiscopat  lui  vint  sans  qu'il  y  pensât.  L'évêque  d'Ajaccio  l'avait 
royé  à  Paris  pour  traiter  d'affaires  très  embrouillées  relatives  à 
oéreux  établissement  de  ses  deux  séminaires.  Le  P.  Guibert, 
provisé  diplomate,  prit  l'air  des  bureaux.  Il  fut  reçu  par  les 
ûistrcs.  Il  eut  même  une  audience  royale.  Il  plut.  Il  plut  infiniment. 
uis-Philippe  l'avait  remarqué  tout  de  suite  ;  il  avait  été  frappé  de 
piètre  d'une  tenue  si  haute  et  d'un  esprit  si  ouvert.  Praticien 
îs  illusion  de  la  matière  humaine,  il  avait  goûté  ce  distingué  mé-. 
ige  de  précision  et  de  décision  qu'accompagnait  tant  de  réserve. 
La  bonne  impression  qu'il  causait  n'avait  pu  échapper  an  néga- 
teur lui-même.  Il  en  profita,  séance  tenante,  pour  délivrer  d'une 
uation  fort  pénible  son  supérieur  vénéré  et  chéri,  son  paternel 
ii,  le  P.  de  Mazenod.  Le  gouvernement  de  Juillet  ne  s'était-il  pas 
s  en  tète  de  lui  enlever  la  qualité  et  les  droits  de  citoyen  fran- 
9,  parce  qu'il  avait  été  sacré  à  Rome,  sans  autorisation,  évêque 
cosie  in  partibus  infidelium  ?  Au  fond,  la  vraie  raison  de  cette 
uvaise  chicane,  c'était  que  le  P.  de  Mazenod  avait  des  relations 
des  opinions  légitimistes. 

Le  P.  Guibert  n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  que,  s'il  y  avait 
irrégularité,  il  serait  facile  de  la  corriger;  que  toute  intention 
demie  et  factieuse  était  absente  ;  que,  si  le  P.  de  Mazenod  ne 
uvait  oublier  d'augustes  souvenirs,  il  était,  avant  tout,  prêtre 
al.  Louis-Philippe  était  philanthrope,  non  persécutenr.  H 
cueillit  avec  une  bienveillance  souriante  les  explications  et 
)mit  la  réparation.  Il  était  si  charmé  qu'il  voulut  presque  incon- 
ent  présenter  ce  prêtre  de  choix  à  la  reine  Marie-Amélie,  grande 


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LE  CARDINAL  G01BKRT  1069 

amie  des  hommes  et  des  choses  de  Dieu*  La  vertueuse  princesse 
avait  connu  autrefois  à  Païenne  le  P.  de  Mazenod,  alors  jeune  et 
pauvre  émigré;  comme  si  elle  avait  eu  hâte  de  se  débarrasser  d'une 
pensée  qui  la  tourmentait,  ses  premières  paroles  furent  pour  dire 
au  P.  Guibert,  d'une  voix  précipitée  par  l'émotion  :  «  Si  l'abbé  de 
Mazenod  me  connaissait  bien,  il  saurait  que  nous  sommes  montés 
sur  le  trône  malgré  nous.  Il  a  fallu  subir  ce  fardeau  pour  éviter  de 
grands  malheurs  à  la  France.  Nous  avons  considéré  cette  nécessité 
comme  un  pénible  devoir  que  la  Providence  nous  imposait.  » 

Le  P.  Guibert  avait  plus  que  gagné  la  cause  de  son  client.  Réin- 
tégré dans  son  titre  de  citoyen  français,  Mgr  de  Mazenod,  le  délin- 
quant, le  déchu,  était,  deux  ans  après,  par  ce  même  gouvernement 
de  gens  d'esprit,  nommé  évêque  de  Marseille,  en  remplacement  de 
son  oncle  démissionnaire,  vieux  prélat  d'ancien  régime. 

Le  tour  de  l'avocat  ne  pouvait  guère  tarder  à  venir;  le  moyen 
qu'un  homme  si  bien  en  cour  n'eût  pas  la  mitre?  Le  P.  Guibert 
avait  quitté  Paris,  il  avait  repris  son  apostolat,  ses  courses,  ses 
missions  dans  son  lie,  lorsqu'il  reçut  la  fatale  nouvelle.  Le  roi 
l'avait  voulu  :  ce  Que  diable  1  avait-il  dit  à  ses  ministres.  Quelle 
idée  avez-vous  de  chercher  des  candidats  quand  nous  avons  ce  qu'il 
nous  faut  dans  l'abbé  Guibert?  »  Décidément,  le  P.  Guibert  allait  au 
cœur  du  roi.  Après  la  mort  du  duc  d'Orléans,  Louis -Philippe  disait 
un  jour  à  M.  Villemain,  son  ministre  de  l'instruction  publique  : 
«  Je  veux  revoir  l'abbé  Guibert;  quand  il  est  venu,  j'étais  plongé 
dans  la  plus  profonde  affliction.  Sa  visite  a  été  trop  courte;  je  veux 
le  revoir.  »  Somme  toute,  être  un  bon  prêtre  est  encore  ce  qui  sert 
le  mieux  à  tous,  à  commencer  par  le  prêtre. 

Le  P.  Guibert  fut  appelé  au  premier  évêché  vacant,  à  celui  de 
Viviers.  Il  fut  étonné  et  consterné.  11  voulut  refuser.  Mais  Mgr  de 
Mazenod  qui,  devenu  évêque  de  Marseille,  était  toujours  le  supé- 
rieur des  Oblats,  lui  fit  un  devoir  d'accepter.  Il  ne  pouvait  raison- 
nablement lui-même  priver  l'Eglise  de  France  d'un  tel  pasteur,  et 
sa  petite  congrégation  à  peine  née  d'un  tel  honneur  et  d'un  tel  appui. 
Mgr  Guibert  fut  évêque  par  ordre. 

Lorsque,  quinze  années  plus  tard,  il  sera  transféré  de  l'évèché 
de  Viviers  à  l'archevêché  de  Tours,  il  éprouvera  la  même  surprise  et 
le  même  déchirement.  L'importance  que  l'évêque  de  Viviers  avait 
conquise  dans  le  clergé  français  était  si  grande,  que  bien  des  voix 
l'indiquaient  déjà  pour  le  siège  de  Paris,  laissé  vacant  par  la  mort 
tragique  de  Mgr  Sibour.  L'élévation  fut-elle  jugée  excessive? 
Quoique  la  guerre  d'Italie  n'eût  pas  éclaté  encore,  le  gouvernement 
impérial  hésita-t-il  à  mettre  auprès  de  lui,  dans  son  voisinage  de 
chaque  jour,  ce  prélat  qui,  toujours  correct,  pourrait  être  incom- 


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1070  LE  CARDINAL  GUIBBBT 

mode?  Mgr  Guibert  n'aspirait  qu'à  rester  à  Viviers;  il  fut,  à  son 
corps  défendant,  promu  à  l'archevêché  de  Tours. 

Quinze  années  allaient  s'écouler  encore;  et  Mgr  Guibert  sera 
nommé  archevêque  de  Paris,  dans  le  cours  d'un  drame  où  la 
noblesse  d'âme  du  prêtre  qui  fuit  les  honneurs,  mais  qui  ne  foit 
pas  les  périls,  ne  se  démentit  pas. 

Président  du  Conseil  en  1840,  H.  Thiers  avait  été  bien  inspiré 
en  proposant  Mgr  Àffre  pour  le  siège  de  Paris,  le  plus  haut  du 
royaume,  et  que  l'élu  grandit  encore  par  son  martyre.  Président  de  h 
République  en  1871,  il  ne  fut  pas  moins  heureux  dans  le  choix  de 
Mgr  Guibert.  Ils  étaient  compatriotes,  du  même  pays  de  Provence; 
en  leur  bas  âge,  ils  avaient  pu  jouer  ensemble  dans  leur  ville 
d'Aix.  Leur  camarade  Mignet,  réservé,  élégant  et  grave,  apparaît 
de  loin,  comme  le  trait  d'union  entre  ces  deux  petits  Provençaui 
d'humeur  si  différente,  l'un  si  réfléchi,  l'autre  si  éveillé.  Vieillards, 
M.  Thiers  et  Mgr  Guibert  s'étaient  retrouvés  à  Tours  en  1870,  dans 
les  longues  semaines  de  l'année  terrible.  Ils  s'étaient  souhaité  la 
bienvenue  en  leur  belle  langue  sonore  dont,  à  la  moindre  échappée, 
ils  se  donnaient  le  régal.  Us  avaient  rappelé  le  temps  où  ils  étaient 
jeunes,  et  où  la  France  était  grande.  Maintenant  leur  deuil  était 
commun.  Le  11  novembre,  fête  de  saint  Martin,  au  rayon  de  soleil 
de  Goulmiers  qui  avait  lui,  comme  un  retour  d'été,  dans  nos 
ténèbres*  Mgr  Guibert  invita  M.  Thiers  à  venir,  avec  l'amiral  Fou- 
richon  et  quelques  amis,  manger  à  l'archevêché  l'oie  traditionnelle. 

Moins  d'un  an  après,  M.  Thiers  était  chef  du  gouvernement  dans 
la  France  mutilée;  et  le  siège  de  saint  Denis  était  encore  vide,  — 
vide  par  un  crime  pire  que  tous  les  précédents.  M.  Thiers  offrit  ce 
siège  ensanglanté  à  Mgr  Guibert.  D'accord  avec  le  chef  du  gouver- 
nement, la  renommée  publique  désignait  pour  l'accablant  héritage 
l'évèque  sans  tache,  qui  avait  été  digne  devant  l'Empire  tout-puis- 
sant, digne  devant  la  dictature  révolutionnaire,  digne  devant 
l'invasion  victorieuse.  Rien  d'humain  ne  pouvait  tenter  Mgr  Gui- 
bert. Il  approchait  de  soixante-dix  ans,  âge  où  l'ambition  de 
l'homme  est  de  mourir  tranquille.  D'un  autre  côté,  ce  trône  archi- 
épiscopal de  la  grande  capitale,  ce  trône  des  persécutés  et  des 
assassinés,  —  avait-il  le  droit  de  s'y  dérober?  Le  plus  saint  de  ses 
prédécesseurs  de  Tours  avait  dit  :  «  Je  ne  refuse  pas  le  travail,  — 
non  recuso  laborem.  »  Il  disait  à  son  tour  :  «  Je  ne  refuse  pas  la 
tribulation,  fût-elle  le  martyre.  »  Il  avait  lui-même  rapporté  les 
paroles  qu'il  avait  recueillies  de  la  bouche  de  Mgr  Sibour  allant 
prendre  la  succession  de  Mgr  Àffre  :  «  En  des  temps  ordinaires, 
j'aurais  décliné  une  dignité  si  élevée.  Mais,  dans  le  moment  présent, 
qu'est-ce  que  le  siège  de  Paris,  sinon  un  Calvaire?  Je  regarderais 


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LE  CARDINAL  GUIBERT  1071 

comme  une  faiblesse  de  refuser  d'y  monter  en  portant  ma  croix l.  » 
Est-ce  que  le  même  point  d'honneur  sacré  n'agirait  pas  pour  lui? 
Mgr  Guibert  connaissait  le  désir  du  Pape.  Il  ne  délibéra  plus.  11  entra 
dans  le  palais  inoccupé  de  Mgr  Darboy.  Il  fut  archevêque  de  Paris. 

Quelques  jours  après  son  acceptation,  le  31  juillet  1871,  il  nous 
écrivait  ces  lignes  où  se  peint  sa  simplicité  :  «  Mon  cher  ami,  j'ai 
hésité  tant  que  j'ai  pu.  Il  ne  me  paraissait  pas  raisonnable  de 
mettre  les  rênes  de  la  grande  Eglise  de  Paris  entre  les  mains  d'un 
vieillard  comme  moi,  épuisé  par  trente  ans  d'épiscopat,  surtout  au 
milieu  des  crises  que  nous  traversons  et  qui  ne  sont  pas  finies. 
Je  cède  devant  les  instances  du  gouvernement  et  les  intentions  du 
Saint-Père.  Il  arrive  quelquefois  que  Dieu  choisit  infirma  mundi 
ut  confundat  fortia.  Dieu  aura  égard  à  mon  sacrifice  et  à  l'acte 
d'abnégation  que  je  fais  en  m'éloignant  du  tombeau  de  saint 
Martin.  Je  vous  renouvelle,  cher  ami,  l'assurance  de  ma  tendre 
affection.  » 

Sur  ces  trois  sièges  d'inégale  importance,  Mgr  Guibert  se 
montra  égal  à  lui-même.  Quand  l'évèché  était  encore  petit, 
l'évêque  était  déjà  grand;  il  avait  annoncé  dès  Viviers  ce  qu'il 
devait  être  sur  les  trônes  de  saint  Martin  et  de  saint  Denis. 


Viviers,  où  Mgr  Guibert  fit  ses  débuts  d'évêque,  lui  convenait; 
il  y  avait  comme  un  air  de  famille  entre  l'hôte  et  les  lieux. 

La  plus  petite  ville  épiscopale  de  France,  qui  n'est  même  pas 
une  sous-préfecture,  et  qui,  simple  justice  de  paix,  compte  à  peine 
4,000  âmes,  —  le  vieux  Viviers,  vu  de  loin,  avec  sa  cathédrale  pour 
couronne  et  ses  remparts  pour  ceinture,  fait  penser  à  une  retraite 
de  prière  et  à  une  place  de  guerre.  C'était  bien  un  cadre  taillé 
d'avance  pour  la  figure  de  cet  évêque-moine,  solitaire  qui  ne 
demandait  au  siècle  que  de  le  laisser  libre,  contemplatif  qui,  de 
son  oratoire,  observait  le  monde,  pacifique,  qui  ne  désertait  pas  la 
bataille,  et  qui  veillait  aux  brèches. 

Tout,  dans  le  paysage  comme  dans  l'histoire,  complétait  la  res- 
semblance. Appuyé  aux  montagnes  de  l'Ardèche,  Viviers  se  dresse 
sur  ces  rives  du  Rhône  qui,  avec  leur  chaîne  tourmentée  d'escar- 
pements et  de  pics,  avec  leurs  restes  do  châteaux  superbement 
perchés  comme  de  grands  nids  d'où  les  aigles  sont  partis,  avec 
leurs  glorieux  souvenirs  pendus  aux  ruines  géantes  des  abbayes  et 

4  Lettre  circulaire  de  l'évêque  de  Viviers  sur  la  mort  de  Mgr  l'archevêque 
de  Paris  [Œuvres  pastorales  de  Mgr  Guibert,  t.  Ier,  p.  451). 


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1072  LE  CARDINAL  GCIBERT 

des  donjons,  valent  presque  la  voie  triomphale  des  bords  du  Rhin. 
Roches  qu'a  posées  Dieu  et  pierres  qu'a  entassées  l'homme  couvrent 
le  sol.  Débris  d'une  capitale  gauloise  et  romaine,  l'Albe  des  Helviens, 
qui  régna  sur  ces  sommets,  —  Viviers,  après  avoir  relevé  des 
empereurs  carolingiens  et  même  des  empereurs  d'Allemagne,  avait 
fini,  au  moyen  âge,  par  former,  sous  le  sceptre  des  rois  très  chré- 
tiens, une  sorte  de  cité  sacerdotale  dont  l'évëque  était  le  prince 
et  dont  le  chapitre  était  le  Sénat.  À  tant  de  siècles  de  distance,  i 
travers  les  bouleversements  qui  rendent  les  nations  méconnais- 
sables à  elles-mêmes,  la  ville  vivaraise  n'a  guère  changé  de 
physionomie;  c'est  encore  son  évêque,  assisté  de  son  chapitre, 
qui,  un  grand  séminaire  aidant,  soutient  l'antique  renom. 

Mais,  si  la  vie  était  plus  bruyante  et  plus  somptueuse  autrefois, 
elle  était  plus  dure;  il  fallait  payer  la  gloire.  Sarrasins,  Albigeois, 
pastoureaux,  routiers,  écumeurs  des  fleuves,  détrousseurs  des 
chemins,  bientôt  les  protestants  aux  bandes  mieux  armées,  firent 
rage  contre  cette  ville  de  prêtres.  Plus  d'une  fois,  elle  faillit  y 
rester.  Lorsque  les  portes  étaient  enfoncées  et  que  l'enneflù 
débordait,  tout  ce  qui  ne  voulait  pas  périr  se  réfugiait  dans  k 
clocher  :  robuste  tour  du  dixième  siècle,  qui,  toujours  debout  dans 
sa  carrure  massive,  porte  vaillamment  ses  mille  ans  d'âge,  et 
écoute  avec  indifférence  souffler  le  taquin  et  sempiternel  mistral, 
moins  malfaisant  que  la  tempête  humaine.  On  vivait,  tant  bien  que 
mal,  derrière  ces  épaisses  murailles  :  il  y  avait  des  ouvertures  pour 
recevoir  les  provisions  ou  lancer  les  projectiles;  il  y  avait  aussi  des 
chapelles,  quelques-unes  exquises,  comme  celle  des  anges,  où 
l'évëque,  vigie  de  Dieu,  offrait  le  saint  sacrifice  et  appelait  le 
secours  d'En- haut. 

Moins  heureuse  que  son  clocher,  la  cathédrale,  vouée  à  la 
Vierge,  avait  perdu  ses  trois  nefs  dans  la  bagarré  des  guerres 
religieuses;  elle  n'avait  pu  sauver  que  son  chœur  gothique,  qui,  par 
ses  vastes  et  harmonieuses  proportions,  suffit  à  la  rendre  encore 
majestueusement  belle.  Des  pillards  et  des  incendiaires  avaient 
consommé  ce  meurtre  d'un  chef-d'œuvre.  Le  bailli  de  l'évëque 
marchait  à  leur  tète,  un  certain  Albert-Ncêl  de  Saint-Alban,  passé 
à  la  Réforme  par  convoitise  des  biens  d'Eglise  :  huguenot  d'une 
espèce  rare  à  cette  époque,  huguenot  artiste,  qui,  avant  de  sac- 
cager la  maison  du  Seigneur,  s'était  fait  bâtir  à  lui-même,  dans  un 
coin  obscur  de  la  ville  basse,  un  curieux  et  charmant  hôtel  Renais- 
sance, orné  de  figures  en  relief.  11  ne  jouit  pas  longtemps  de  son 
hôtel  ;  saisi  par  les  gens  du  roi  pour  crimes  et  rapines,  il  fut  jugé 
et  décapité  à  Toulouse. 

Avec  le  dix-septième  siècle,  Viviers  goù'a  le  repos.  Le  cardinal 


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LE  CARDINAL  GCIBKR?  1073 

do  Richelieu  daigna  y  coucher,  au  terme  du  lent  et  dernier  voyage 
où,  s'en  allant  mourir  à  Paris,  et  maître  plus  que  jamais  du  royaume 
et  du  roi,  il  avait  remonté  le  Rhône  entre  les  châteaux  démantelés 
qui,  des  deux  côtés  du  fleuve,  faisaient  la  haie  comme  des  vassaux 
demandant  grâce.  Le  terrible  justicier  avait  mis  ordre  aux  fantai- 
sies de  chacun  ;  agonisant,  il  avait  clos  sans  pitié  l'ère  des  grandes 
rébellions.  La  Fronde  ne  devait  être  qu'une  espièglerie  de  désœu- 
vrés, qui  s'évapora  vite.  Biais,  avant  le  passage  de  Richelieu,  Viviers 
avait  déjà,  sous  Henri  IV,  planté,  en  signe  pacifique,  son  orme, 
un  Sully;  et,  peu  après  que  le  cardinal  eut  passé,  M.  Olier  planta 
dans  la  petite  ville  un  autre  arbre  de  paix,  un  de  ses  premiers 
séminaires  de  Sulpiciens,  qui,  plus  encore  que  le  Sully  trois  fois 
centenaire  d'aujourd'hui,  est  vénérable  et  vivace. 

Telle  était,  en  sa  modeste  enceinte,  la  ville  pittoresque,  tran- 
quille et  pieuse  où  Joseph- Hippoly  te  Guibert  parut  en  évèque  dans 
les  premiers  mois  de  1842.  Elle  aurait  pu  croire  que  c'était  un  de 
ses  pasteurs  des  vieux  âges,  ressuscité  de  la  tombe  ;  tant  le  jeune 
prélat,  au  visage  austère,  semblait  un  ancien  du  sanctuaire,  un 
contemporain  de  ce  qui  ne  passe  pasl  L'Oblat  de  Marie  était  comme 
à  sa  place  séculaire,  dans  sa  cathédrale  de  la  Vierge. 

L'évèché  de  Viviers,  —  élégante  villa  du  dix-huitième  siècle,  où 
respire  le  goût  italien,  —  était  au  bas  de  la  ville,  avec  un  parc  et 
des  pelouses  qui  s'étendaient  jusqu'au  Rhône.  La  montée  de  la 
cathédrale  n'était  pas  toujours  chose  aisée.  Il  fallait  gravir  des 
pentes  raides  aux  cailloux  aigus,  lits  de  torrents  plus  que  chemins 
de  vivants.  Les  rues  étroites  s'enfilaient  le  long  de  maisons  noires, 
qui  montraient,  â  la  dérobée,  quelques  délicieux  caprices  de  l'art 
aux  panneaux  de  leurs  portes,  et  l'éclat  fauve  d'admirables  fers 
forgés  sur  le  chêne  plein.  L'évêque  ne  faisait  guère  attention  à 
tout  cela.  Lorsque  la  bise  se  démenait  en  ce  pays  venteux,  déran- 
geant le3  processions,  relevant  et  gonflant  les  surplis,  mettant  de 
travers  les  rabats,  courbant  les  bannières  et  les  croix  comme  des 
mâts  qui  penchent,  nous  soupçonnons  que  Mgr  Guibert  marchait 
comme  à  son  ordinaire.  Il  devait  redire  ce  que  Bossuet  répondait  â 
son  grand  vicaire  qui  le  conjurait  do  hâter  le  pas  sous  l'averse  : 
«  Un  évèque  ne  court  jamais.  » 

Mais,  au  beau  temps,  le  spectacle  que,  du  plateau  de  sa  cathé- 
drale, au  sortir  des  offices  sacrés,  Mgr  Guibert  avait  sous  les  yeux, 
était  digne  de  ses  pensées.  Il  y  revoyait  une  image  de  ce  monde 
qu'en  habitant  du  désert,  il  contemplait  :  au  pied  de  la  montagne, 
dans  la  plaine  changeante,  le  Rbône,  tantôt  sommeillant,  tantôt 
grondant,  si  calme  qu'on  le  croirait  mort,  ou  bien  faisant  beaucoup 
de  bruit  et  jetant  beaucoup  d'écume;  puis,  au  fond  de  l'horizon 


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1074  Lï  CARDINAL  GDIBKRT 

limpide  d'air  et  de  lumière,  sons  l'azur,  la  ligne  droite  des  Alpes 
immobiles,  les  hautes  cimes  blanches,  avoisinant  le  ciel. 

Entre  tous  les  enfants  du  Vivarais,  qu'a  signalés  l'histoire, 
Mgr  Guibert  aimait  à  évoquer  le  souvenir  de  bons  ouvriers  do 
moyen  âge,  les  frères  pontifes.  Moitié  savants,  moitié  inspirés,  ik 
étaient  ainsi  nommés  parce  que,  comme  on  met  une  selle  sur  un 
cheval  sauvage,  ils  mettaient  des  ponts  sur  le  Rhône  indompté; 
ponts  faits  de  hardiesse  et  de  calcul,  qui,  reliant  les  rives  et  rappro- 
chant les  riverains,  offraient  une  voie  toute  grande  sous  leurs 
voûtes  :  témoin,  à  quelques  coups  de  rame  de  Viviers,  le  pont  du 
Saint-Esprit,  qui  tient  encore  après  six  siècles,  victorieux  du  temps, 
du  flot  et  du  vent  t  Mgr  Guibert  qui  avait  la  gravité  d'un  Melchi- 
sédech,  rêva  d'être  un  Frère  pontife  comme  ceux-là,  un  bâtisseur 
de  ponts  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre  l'Eglise  et  l'Etat,  entre 
l'Eglise  et  la  nation,  entre  les  croyances  nécessaires  et  les  aspira- 
tions généreuses.  Sur  ces  ponts,  tous  les  hommes  sincères,  en  pos- 
session ou  en  quête  de  la  vérité,  passeraient;  et,  du  haut  de  ces 
ponts,  ils  regarderaient  les  événements,  les  systèmes,  les  révolu- 
tions pousser  leur  fuite  précipitée  vers  le  gouffre  où  tout  se  perd. 


VI 

Mgr  Guibert  avait  inauguré  son  épiscopat  de  Viviers  par  un  coup 
d'autorité.  Il  avait  trouvé  le  diocèse  en  proie  à  des  discussions  et  i 
des  discordes  qui  gagnaient  les  diocèses  voisins.  Deux  frères,,  deux 
prêtres  du  pays  avaient  soulevé  une  question  brûlante,  celle  de 
l'inamovibilité  des  desservants.  Les  partis  s'en  étaient  emparés;  le 
parti  révolutionnaire,  qui  juge  aujourd'hui  légitime  que  les  desser- 
vants soient  arbitrairement  privés  de  leurs  traitements,  jugeait 
alors    excessif  qu'ils   fussent    arbitrairement  séparés  de  leurs 
paroisses.  Et  encore,  notre  rapprochement  ou  notre  opposition 
entre  ces  deux  conduites  du  parti  révolutionnaire,  dont  l'une  est 
moins  repoussante  que  l'autre,  manquent  de  justesse  :  le  pouvoir 
épiscopal  qu'il  blâmait,  ne  déplace  les  desservants  que  pour  les 
replacer,  tandis  que  le  pouvoir  civil  qu'il  loue,  ne  les  dépouille  que 
pour  les  affamer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  thèse  des  deux  prêtres  du  Vivarais  s'était 
bien  vite  grossie  et  envenimée.  Michelet,  déjà  pleurard  lorsqu'il 
n'était  pas  égrillard,  la  recommandait  avec  des  larmes  à  Lamar- 
tine1, pour  qu'il  la  portât  à  la  tribune;  Jules  Favre  devait  s'en 

*  On  trouvera  cette  lettre  dans  le  recueil  des  lettres  adressées  à  Lamar- 
tine et  publiées  après  sa  mort. 


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LE  CARDINAL  GC1BRRT  1075 

charger  plus  tard,  dans  un  débat  financier  où  Berryer,  répliquant 
A  l'improviste,  se  surpassa  lui-même.  Sur  cette  thèse  d'autres 
s'étaient  peu  à  peu  greffés,  qui  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  l'assu- 
jettissement des  évèques  aux  synodes  et  aux  jurys  ecclésiastiques. 
Le  précédent  évêque  de  Viviers  avait  moins  agi  que  gémi  ;  les  pas- 
sions s'étaient  enhardies  de  son  mécontentement  inerte;  et,  finale- 
ment, ne  sachant  comment  parer  à  la  crise,  il  avait  démissionné. 

En  quelques  semaines  de  l'administration  nouvelle,  tout  fut 
pacifié.  Mgr  Guibert  avait  été  au  plus  pressé  :  remettre  chacun  à  sa 
place  et  l'ordre  dans  l'Eglise.  11  avait  en  défiance,  même  en  hor- 
reur, ce  qu'il  appelait  «  le  presbytérianisme  moderne  ».  À  la  suite 
d'instructions  données,  de  sévérités  montrées,  et  de  mesures  prises 
à  propos,  avec  intelligence  et  volonté,  l'agitation  insolite  tomba. 
Les  prêtres  qui  s'y  étaient  le  plus  engagés,  la  désavouèrent; 
bientôt  même,  repentants  et  réconciliés,  ils  étaient  rétablis  dans 
leurs  fonctions-  Au  dedans  et  au  dehors  de  son  diocèse,  le  jeune 
évêque  avait  inculqué  à  tous  l'impression  qu'il  était  une  force  avec 
laquelle  il  faudrait  compter. 

Quant  à  la  question  elle-même,  cause  de  l'orage,  —  si  Mgr  Gui- 
bert ne  supportait  pas  qu'elle  fût  traitée  par-dessus  la  tête  des 
évêques,  —  il  n'entendait  pas  qu'elle  fût  étouffée.  Elle  était  com- 
plexe. Parce  que  l'arbitraire  des  évèques  doit  être  prévenu,  leur 
responsabilité,  inséparable  de  leur  autorité,  doit-elle  être  désarmée? 
Le  curé  de  canton,  à  qui  est  conférée  l'inamovibilité,  la  reçoit  après 
une  épreuve  préalable  de  ses  aptitudes;  sans  le  même  noviciat, 
sans  les  mêmes  garanties,  le  desservant  sera-t-il  rivé  d'emblée, 
par  un  lien  indissoluble,  à  un  poste  où  il  sera  peut-être  reconnu 
impropre  à  faire  le  bien,  qu'il  pourrait  faire  ailleurs?  Mgr  Guibert 
soumettait  la  question,  sous  ses  faces  diverses,  avec  ses  délica- 
tesses et  ses  difficultés,  &  la  sagesse  du  Saint-Siège.  En  1865, 
devenu  archevêque  de  Tours,  il  la  rappelait  encore  &  l'attention  de 
Pie  IX  pour  le  programme  des  travaux  du  prochain  concile;  il  lui 
exposait,  dans  la  même  lettre,  l'avantage  qu'il  y  aurait  pour 
l'Eglise,  sous  des  régimes  politiques  où  le  niveau  de  f  épisoopat 
tendait  à  s'abaisser  par  une  application  judaïque  du  Concordat,  à 
voir  les  évèques  choisis  par  Rome  sur  une  liste  qu'auraient  dressée 
les  évèques  de  la  province. 

Le  rôle  de  Mgr  Guibert  allait  grandir  avec  des  événements  pro- 
chains qui,  presque  tous,  seraient,  hélas!  des  malheurs  pour  la 
France. 

H.  de  Laoombe. 
La  fin  prochainement* 


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LE  SECRÉTAIRE 

DE  MADAME  LA  DUCHESSE  ' 


Le  duc  de  Clerval  à  ilf6  Le  Compasseur,  Marienbad. 

Clerval,  le  29  juillet. 

Ma  femme  vous  a  invitée  officiellement  pour  le  10  août,  chère 
belle  amie;  permettez  au  directeur  de  la  troupe  dont  vous  êtes 
l'étoile  de  vous  dire  avec  quelle  impatience  il  vous  attend. 

Nous  faisons  l'ouverture  de  la  chasse  le  dimanche  13.  Hais  cela 
ne  vous  intéresse  pas  beaucoup,  ni  moi  non  plus,  à  vrai  dire.  Toute- 
fois, il  faut  bien  conserver  la  tradition  et  massacrer  un  cent  de 
perdreaux  ou  deux  sur  le  domaine,  parce  que  «  cela  s'est  toujours 
fait  ».  Alex  a  convoqué  cinq  fusils,  plus  les  acteurs  et  actrices  de  la 
revue  dont,  par  parenthèse,  j'ai  changé  le  titre  en  celui-ci  :  le 
Pneu  chevalier  de  Clerval.  J'ai  imaginé  un  tableau  qui  sera, 
j'espère,  un  des  clous.  Il  faut  vous  dire  qu'Alex  a  déniché  un  secré- 
taire qui  est  un  gaillard  superbe,  fort  comme  un  Turc,  et  dépourvu 
de  l'expérience  du  monde  à  vous  en  faire  pleurer  d'attendrissement. 
Je  profite  de  tous  ces  avantages  pour  l'introduire  dans  une  de  nos 
armures.  Il  revient  de  Palestine  en  auto,  avec  des  lunettes  de  chauf- 
feur sur  sa  visière.  C'est  «  le  pneu  Chevalier  ». 

La  première  scène  marche  toute  seule;  je  vous  en  donne  l'esquisse  : 

—  Voilà  une  fameuse  idée!  lui  dites-vous.  Avec  ce  costume,  vous 
ne  craignez  pas  les  collisions. 

—  Erreur,  Madame,  vous  répond-il.  Ceci  est  ma  tenue  militaire  : 
je  reviens  de  la  croisade. 

—  Eh!  bien,  vous  n'êtes  pas  en  avance!  Tous  les  autres  sont 
revenus  depuis  longtemps. 

—  J'ai  eu  des  papnes. 

Là- dessus,   il  vous  conte  fleurette  et  voudrait  s'émanciper. 

*  Voy.  le  Correspondant  du  10  décembre  190E. 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M"*  LA  DUCHESSE  1077 

Impossible  avec  toute  sa  ferblanterie.  Alors  moi,  le  compère,  je 
tous  cbante  un  couplet,  quelque  chose  comme  ceci  : 

Ne  craignez  aucune  aventure 
D'ia  part  de  c't  homme  impétueux; 
Ayant  su  l'dos  sa  lourde  armure 
Il  est  forcé  d'êt'  vertueux...  etc. 

Le  manuscrit  définitif  est  à  la  copie.  Je  vais  vous  envoyer  votre 
rôle  sous  peu  de  jours,  afin  que  vous  profitiez  de  vos  loisirs  pour 
l'apprendre.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  La  chère  Alex  trouve  qu'il  serait 
prétentieux  d'occuper  à  moi  seul  toute  l'affiche.  Elle  veut  un  autre 
nom  sur  le  programme,  du  moins  pour  un  lever  de  rideau.  Je  songe 
à  Musset.  Le  Caprice  serait  facile  à  monter.  Tout  le  monde  l'a  vu 
jouer  et  le  sait  par  cœur.  Mais,  pour  plus  de  précaution,  j'ai  ruminé 
un  plan  que  je  vous  confie  sous  le  sceau  du  mystère.  Ce  serait 
d'obtenir  de  Madeleine  Méran  qu'elle  vint  mettre  cet  acte  en  scène. 
Sa  présence  à  Glerval  donnerait  à  la  réunion  un  chic  tout  particu- 
lier, sans  compter  qu'elle  pourrait  nous  aider  aussi  pour  la  revue. 
Elle  et  moi  sommes  de  vieux  amis;  elle  ne  me  refusera  pas  ce  ser- 
vice qui  sera  une  distraction  pour  elle.  Sa  vie  ne  doit  pas  être  gaie 
depuis  que  les  Français  lui  ont  donné  sa  retraite.  Quand  vous  serez 
des  nôtres,  nous  verrons  ensemble  à  qui  distribuer  les  rôles  du 
Caprice.  Mais,  de  grâce,  travaillez  surtout  celui  que  vous  avez  dans 
la  Revue,  car  il  est  écrasant,  ma  belle  commère. 

J'espère  que  Marienbad  vous  réussit.  N'exagérez  pas  votre... 
diminution.  Une  commère  ne  doit  pas  être  un  sylphe.  Rodolphe  en 
a-t-il  fini  avec  le  dessin  de  votre  costume?  11  me  tarde  bien  de  vous 
savoir  délivrée  de  cette  préoccupation.  Rien  ne  demande  plus  de 
tact  qu'un  costume  de  revue  pour  une  femme  du  monde,  obligée  à 
certaines...  discrétions.  Cependant  n'oubliez  pas  que  les  jeunes  filles 
seront  absentes,  sauf  la  chanoinesse  de  Pontbreton  qui  n'y  voit  plus 
bien  clair.  Je  voudrais  qu'elle  fût  un  peu  plus  sourde,  à  cause  de 
deux  ou  trois  couplets  qui  vont  m'attirer  ses  reproches.  Ah  !  ma 
pauvre  amie,  je  suis  surmené  de  travail,  et  cela  ne  fait  que  commencer! 

Alex,  de  son  côté,  rabote  sa  symphonie.  La  soirée  musicale 
sera  dure  à  avaler;  mais,  d'une  part,  c'est  toujours  une  soirée 
remplie  ;  de  l'autre,  comme  c'est  ma  femme  qui  paye  les  frais  de 
la  revue,  il  est  bien  juste  qu'elle  soit  applaudie  comme  compositeur, 
après  qu'elle  m'aura  fait  applaudir  comme  auteur.  Sur  certaines 
questions,  vous  savez  que  je  suis  toujours  très  correct.  Je  n'ai 
jamais  contrarié  ma  femme  ;  je  ne  l'ai  jamais  trompée.  Si  quelqu'un 
peut  rendre  témoignage  à  ma  vertu,  c'est  bien  vous,  charmante  et 
troublante   sirène!   Au   revoir.  Votre  compère- auteur  baise  vos 

25  DÉCBMBRE  1902.  70 


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1078  LE  SECRÉTAIRE  DE  M-  U  DUCBESSB 

belles  mains  et  vous  attend  le  10.  Mais,  de  grâce,  ne  soyez  pas  trop 
en  condition.  Gomme  vous  le  verrez  par  votre  rôle,  vous  devez  être 
imposante.  Sans  cela,  quelques-uns  de  mes  mots  tomberaient  à  plat. 

Philippe  Eurault  à  sa  mère. 

Clerval,  le  30  juillet. 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  dimanche  dernier,  ma  lettre  à  Madelon 
vous  ayant  apporté  la  veille  un  tableau  détaillé  de  mes  occupations. 
Elles  augmentent  tous  les  jours;  le  temps  de  mon  sommeil  diminue 
toutes  les  nuits.  Mes  fonctions  normales  suffiraient  à  remplir  une 
existence  ordinaire.  Par  là  dessus,  entre  un  mari  qui  veut  faire 
jouer  ses  pièces  et  une  femme  qui  veut  faire  jouer  ses  symphonies, 
je  suis  comme  ces  porte-plumes  qu'on  s'arrache  dans  les  bureaux 
de  poste,  et  qui  écrivent  tout  le  temps  des  choses  différentes  à  des 
personnes  diverses.  Le  château  de  Clerval,  ces  jours-ci,  est  divisé  en 
deux  ateliers  de  copie.  Là  on  transcrit  des  rôles;  là  on  pointe  des 
croches.  Pendant  ce  temps-là,  je  corresponds  avec  des  hautbois 
réfractaires  ou  avec  des  perruquiers  négligents.  Pour  me  reposer, 
j'apprends  mon  rôle  de  chevalier.  Quel  bonheur  que  je  n'aie  aucun 
talent  sur  le  trombone  ou  sur  la  contre-basse  1 11  me  faudrait  étu- 
dier ma  partie.  Hélas  1  c'est  déjà  bien  assez  d'essayer  des  armures, 
après  avoir,  tout  d'abord,  essayé  un  complet  ad  hoc,  moulant  mes 
formes  et  ne  tenant  pas  de  place  sous  l'enveloppe  de  tôle.  Vous 
devinez  s'il  fait  bon  dans  cette  gaine  glaciale,  où  je  suis  en  proie  à 
des  quintes  d'éternuements  qui  n'ont  rien  de  chevaleresque. 

Après  m'avoir  toisé  lui-même  comme  s'il  s'agissait  de  fabriquer 
mon  cercueil,  «  Sa  Grâce  »,  ainsi  que  l'appelle  Katbleen,  a  trouvé 
dans  sa  galerie  le  décrochez-moi  ça  d'un  nouveau  genre  qui  sera 
mon  costume.  Il  est  assez  dans  mes  mesures,  mais  trop  avantageux 
du  thorax.  On  a  dû  me  caler  avec  de  vieilles  housses  de  fauteuils, 
vu  l'impossibilité  de  rentrer  les  coutures.  Le  duc  déclare  que  je  suis 
magnifique.  Toutefois,  si  je  t'écoutais,  il  me  faudrait  porter  cette 
défroque  glorieuse  une  heure  ou  deux  chaque  jour,  afin  d'acquérir 
l'aisance  qui  me  manque  encore  :  c'est  un  peu  trop  demander.  J'ai 
acquis,  dans  tous  les  cas,  une  admiration  considérable  pour  ces 
rudes  hommes,  vaine  poussière  aujourd'hui,  qui  combattaient  douze 
heures  avec  cette  ferraille  de  cinquante  livres  sur  le  dos,  sur  les 
bras  et  sur  les  jambes.  C'était  une  race  puissante,  à  coup  sûr;  mais, 
si  j'étais  le  duc  actuel,  je  ne  pourrais  me  défendre  de  certaines 
réflexions  mélancoliques  en  me  comparant  aux  Clerval  d'autrefois. 

Lui  ne  songe  qu'au  succès  promis  à  sa  revue.  Sa  fille  n'a  eu 
garde  de  manquer  le  spectacle,  inconnu  pour  elle,  d'une  armure  de 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M-  U  DUCfflBSSB  1079 

la  galerie  marchant  toute  seule.  Je  crois  qu'elle  a  été  d'abord  assez 
satisfaite;  mais  j'ai  éternué  dans  mon  heaume;  alors  cette  bonne 
pièce  s'est  mouchée  avec  ostentation,  comme  pour  me  dire  : 

—  Je  vous  défie  d'en  faire  autant! 

Si  j'éternue  à  la  représentation,  tout  est  perdu.  Ce  sera  déjà 
bien  assez  que  de  chanter  le  couplet  de  l'entrée.  Ma  voix  sort  de 
cette  enveloppe  métallique  avec  des  résonnances  bizarres,  qui  me 
font  souvenir  du  temps  où  j'effrayais  la  toute  jeune  Madelon  en 
mugissant  dans  un  arrosoir  vide.  Je  me  demande  si  je  n'ai  pas  fait 
une  bêtise  en  acceptant  ce  rôle,  qu'on  peut  qualifier  de  lourd  à 
tous  les  points  de  vue.  Tant  pis  I  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  reculent 
au  dernier  moment;  d'ailleurs  le  duc  en  ferait  une  maladie.  Et 
puis  cela  m'amuse  de  faire,  moi  simple  petit  bourgeois,  une  chose 
qu'aucun  des  jeunes  seigneurs  qui  vont  arriver  ici  n'eût  osé  faire. 
«  C'est  nous  qui  sont  les  princesses  I  » 

Pour  me  remercier  de  ma  complaisance,  le  duc  m'a  convié  à 
prendre  part  à  l'ouverture,  d'aujourd'huf  en  deux  semaines.  Là,  je 
ne  crains  pas  d'être  ridicule,  mon  coup  d'oeil  étant  assez  sûr.  Mais 
si  je  ne  m'étais  pas  versé  à  moi-même  mon  premier  mois,  plus  le 
remboursement  de  mes  dépenses  de  voyage  liquidées  à  un  centime 
près,  le  tout  bien  et  dûment  visé  par  la  duchesse,  je  me  demande- 
rais si  ces  gens-là  n'ont  pas  oublié  que  je  suis  leur  secrétaire,  et 
non  pas  l'un  d'eux.  Hélas!  mon  mois  va  passer  dans  les  mains  du 
tailleur,  pour  une  bonne  part.  11  faut  être  mis  comme  un  «  mon- 
sieur ».  J'envie  le  valet  de  chambre  de  «  mon  auguste  maître  »  sur 
qui  pleuvent  les  mise-bas;  je  doute  que  le  duc  porte  jamais  un 
costume  plus  de  dix  fois.  Gela  n'empêche  le  valet  en  question  de 
fournir  des  comptes  à  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tête  : 

Papier  blanc  pour  emballer  les  affaires  de  M.  le  Duc  :  17  fr.  75. 

La  duchesse,  à  qui  j'ai  signalé  cette  dépense  véritablement  somp- 
tuaire,  m'a  remis  à  ma  place  d'un  de  ces  petits  mouvements  de  tête 
secs  et  brefs  auxquels  je  commence  à  m'habituer,  et  qui  veulent 
dire  :  «  N'insistez  pas;  ceci  dépasse  votre  compréhension.  »  U  est 
probable  qu'un  homme  de  qualité  ne  saurait,  comme  nous  autres, 
envelopper  ses  bottines  dans  un  vieux  journal.  A  moins  que 
!!*•  Alexandrine  n'ait  des  raisons  pour  rester  en  bons  termes  avec 
le  valet  dç  confiance  de  son  mari... 

Je  crois  m'apercevoir  qu'elle  est  informée  avec  une  précision 
extraordinaire  de  tout  ce  qui  se  passe  autour  d'elle.  Vous  parlez  de 
ma  diplomatie?  La  sienne  doit  être  prodigieuse;  reste  à  savoir  si 
elle  a  conservé  beaucoup  d'illusions  sur  la  vie.  J'ai  mes  doutes  à 
cet  égard.  Elle  doit  traverser  l'existence  ainsi  qu'un  général  d'armée 
qui  exécute  son  plan  de  campagne  traverse  un  pays,  c'est-à-dire 


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KO  LE  SECRÉTAIRE  DE  M-  LA  DUCHESSE 

ins  avoir  le  temps  de  savourer  les  beautés  du  site  et  la  fraîcheur 
es  ombrages.  Oit  va-t-elle?  Que  veut-elle?  Qui  combat-elle?  Je 
'en  sais  rien;  mais  elle  a  des  sourires  pleins  de  mystères  qui 
assemblent  fort  à  des  tristesses. 

A  propos  de  mystères,  la  chanoinesse  est  venue  déjeuner,  dans 
si  curieuse  calèche,  tirée  par  la  vieille  jument  qui  ressemble  à  une 
ache.  Casimir,  cette  fois,  n'avait  pas  son  manteau  royal  de  velours 
leu.  Il  m'a  salué  comme  une  ancienne  connaissance,  avec  toutes 
»  marques  d'un  respect  profond.  M11*  de  Pontbretoo  lui  a  sans 
oute  ouvert  les  yeux  sur  la  haute  naissance  qui  se  cache  sous  mon 
om  bourgeois.  Après  déjeuner,  elle  s'est  horriblement  compro- 
îise  avec  moi  en  prenant  mon  bras  pour  aller  «  voir  les  espaliers  » , 
a  dépit  d'une  chaleur  à  fondre.  Quand  nous  fûmes  bien  seuls  : 

—  Gomment  vont  les  amours?  m'a  demandé  cette  romanesque 
er sonne.  Parlez-moi  d'elle  sans  trahir  son  origine.  Un  galant 
omme  ne  doit  jamais  prononcer  le  nom  de  sa  dame. 

Nous  avons  parlé  d'elle;  mais  je  n'essaye  plus  de  faire  croire 
la  comtesse  Zoé  qu'un  ancêtre  de  Madelon  n'était  pas  à  Taille- 
ourg.  Je  perdrais  mon  temps. 

Au  sortir  de  ce  tête-à-tête,  M1Ia  Yvonne  m'a  joué  un  fort  vilaio 
>ur.  Elle  a  conté  mes  prouesses  dans  mon  armure,  se  doutant 
ien  que  la  chanoinesse  voudrait  me  voir  en  cet  appareil,  chose  qui 
'a  pas  manqué.  Les  petits  yeux  noirs  de  la  chère  vieille  ont  brillé 
'enthousiasme  en  voyant  ma  belle  prestance  sous  le  harnais. 

—  Monsieur,  a-t-elle  dit  oubliant  toute  discrétion,  je  suis  char- 
îée,  mais  non  étonnée,  de  voir  que  vous  êtes  là  comme  chez  vous. 

Chacun  a  dressé  l'oreille  à  cette  allusion  qui  semblait  recouvrir 
es  abîmes  de  confidences.  Dieu  sait  ce  qu'auront  imaginé  les 
sectateurs,  pendant  que,  resté  seul,  je  faisais  dévisser  mon  cos- 
îme  par  l'esclave  attaché  à  mon  service.  Par  prudence,  et  aussi 
lute  de  temps  à  perdre,  je  n'ai  pas  reparu  au  salon. 

Philippe  Burault  à  Pierre  d'Andoitville. 

Cierval,  le  2  août. 

Très  en  hâte,  je  viens  te  demander  un  service.  Il  faut  absolument 
ue  tu  me  renseignes  sur  la  position  morale  et  sociale  d'une  cer- 
tine  veuve  qui  va  venir  chez  nous,  et  y  rester  longtemps.  Le  duc 
irle  d'elle  à  journée  faite,  ce  qui,  à  première  vue,  ne  laisse 
îcune  apparence  clandestine  à  leur  intimité.  Mais,  d'autre  part,  la 
nchesse  prend  volontiers  sa  figure  de  bois  quand  le  nom  de  Mae  Lé 
ompasseur  tombe  dans  l'entretien.  En  d'autres  circonstances,  tu 
iges  bien  que  le  passé  ou  le  présent  de  cette  dame  seraient  sans 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M"4  LA  DUCHESSE  1081 

intérêt  pour  moi.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  ma  situation  perpé- 
tuellement délicate.  J'ai  besoin  desavoir  s'il  y  a  quelque  chose,  pour 
ne  pas  mettre  les  pieds  dans  le  plat.  Une  veuve,  encore  belle,  riche, 
toiletteuse,  enragée  comédienne  de  salon,  probablement  flirteuse  à 
toute  vapeur,  —  je  devine  qu'elle  est  tout  cela,  —  doit  être  connue 
à  ton  mess  d'officiers,  où  les  hommes  chic  abondent.  Je  ne  te 
demande  pas  de  me  raconter  ses  débordements,  si  elle  déborde. 
C'est  seulement  la  topographie  spéciale  qui  me  préoccupe.  En  bon 
Français,  le  duc  s'est-il  compromis  avec  elle?  Tu  entrevois  les 
gaffes  que  je  pourrais  commettre. 

Ils  font  de  moi,  ici,  un  secrétaire-hommedumonde,  ce  qui  est  à 
la  fois  éreintant  et  périlleux.  Je  me  trouve  à  peu  près  aussi  à 
l'aise  dans  cette  nouvelle  vie  qu'un  aveugle  au  milieu  de  la  place  de 
l'Opéra.  Sois  mon  caniche.  Tu  es  responsable  de  l'intégrité  de  mes 
membres,  puisque  c'est  toi  qui  m'a  fourré  dans  cette  bagarre. 

Elle  va  s'accentuer  la  semaine  prochaine  par  l'arrivée  d'une 
première  série  :  celle  des  chasseurs,  ou  soi-disant  tels  :  le  général 
Valin  et  sa  nièce,  Mme  de  Besque  (dont  le  mari  voyage  en  Norwège); 
Carissan,  l'homme  de  lettres  tombé  dans  l'exploration;  deux  ou 
trois  «  jockey- club  »  ;  Marcel  Thorigné,  l'ami  du  prince  de  Galles; 
deux  Américaines,  Mmt  Fenton  et  sa  fille,  —  cette  dernière  chasseuse 
au  mari,  évidemment;  —  un  tout  jeune  ménage,  les  Melmont,  et 
cœtera.  Mais,  évidemment,  c'est  M"1*  Le  Compasseur  qui  occupe  le 
duc  et  embête  la  duchesse.  Pourquoi?  Réponse,  s'il  vous  platt.  Je 
parie  que  tu  fais  ta  sieste  en  ce  moment.  Heureux  homme! 

Pierre  d'Andouville  à  Philippe  Hurault 

Oran,  le  G  août. 

Ta  lettre  m'est  arrivée  ce  matin;  la  réponse  partira  ce  soir.  Vas* 
tu  te  plaindre  ? 

La  dame  en  question  ne  «  déborde  »  pas,  assurent  les  gens  bien 
nlormés.  Elle  dit  même  à  tout  le  monde  qu'elle  veut  se  remarier, 
ce  qui  donne  à  une  veuve  l'air  franc  et  honnête,  avec  le  droit 
d'éconduire  les  amoureux  pour  le  mauvais  motif.  Toutefois  son  veu- 
vage ne  date  pas  d'hier,  et  sa  fortune,  non  moins  que  sa  personne, 
ont  de  quoi  tenter  les  amateurs.  Il  est  donc  probable  qu'elle  cherche 
un  mari  en  priant  Dieu  de  n'en  pas  trouver,  sachant  bien  qu'elle 
ne  sera  jamais  plus  heureuse  qu'elle  est  à  l'heure  présente.  Ainsi 
elle  sacrifie  certaines  douceurs  de  sa  liberté  aux  perspectives  d'un 
mariage  à  venir,  sans  pouvoir  prendre  son  parti  de  sacrifier  la  liberté 
au  mariage.  Ce  type  d'ânesse  de  Buridan  (excuse  la  métaphore 
malsonnante)  qui  meurt  de  faim,  —  ou  tout  au  moins  se  rationne, 


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1081  LK  SECRÉTAIRE  DK  M~  LA  DUCHESSE 

—  entre  le  foin  des  gracieuses  culbutes  et  la  paille  du  conjungo, 
me  paraît  devoir  te  fournir  d'agréables  sujets  d'études. 

Christine  (j'ai  même  découvert  son  petit  nom)  a  le  défaut,  parait- 
il,  d'avoir  «  sa  situation  mondaine  »  constamment  à  la  bouche. 
Amie  d'enfance  de  la  duchesse,  elle  a  joué  fort  habilement  ce  gros 
atout  mondain  pour  se  créer,  en  effet,  «  une  situation  ».  Le  Com- 
passeur  était  fort  riche  ;  il  a  laissé  à  sa  femme  une  belle  fortune, 
ses  dispositions  testamentaires  ayant  été  prises,  — il  est  mort  jeune, 

—  avant  la  période  des  désillusions.  Il  n'est  pas  prouvé  que  la 
duchesse  meure  d'envie  de  posséder  chez  elle  cette  amie  jamais 
consolée  et  toujours  consolable,  à  cause  des  dangers  que  présente 
cet  équilibre  facile  à  déranger.  On  ne  veut  pas  d'histoires  à  Clerval, 
ou  du  moins  pas  d'histoires  bruyantes  et  voyantes.  Mais,  d'une  part, 
il  est  difficile  de  plaquer  cette  amie  d'enfance,  qui,  en  somme,  n'a 
pas  prévariqué  ouvertement.  De  l'autre,  elle  est  l'étoile  de  la  troupe 
du  duc,  à  qui  l'on  passe  le  séné  dramatique  en  échange  de  la  rhu- 
barbe musicale,  ainsi  que  tu  l'as  fort  bien  discerné.  En  voilà  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  te  tracer  ta  ligne  de  conduite. 

Le  «  général  »,  après  une  brillante  carrière  sous  les  étendards  de 
Vénus  et  de  Bellone,  n'appartient  plus  qu'au  premier  de  ces  deux 
corps  d'armée,  —  service  auxiliaire,  bien  entendu.  Il  reste  l'adora- 
teur de  toutes  les  femmes  et  les  amuse  encore,  quand  elles  n'ont 
rien  de  mieux,  par  ses  mines  de  se  pâmer  en  leur  présence.  Sa  nièce, 
qui  a  de  l'esprit,  joue  les  soubrettes  du  duc  et  profite  de  sa  laideur 
pour  se  distraire  avec  désinvolture,  en  répétant  que  les  hommes  ne 
regardent  pas  une  laideron  de  son  espèce.  Elle  affecte  un  langage 
exempt  de  pruderie  exagérée.  Tu  l'entendras  souvent  répéter 
l'axiome  bien  connu  :  «  Ce  sont  celles  qui  en  disent  le  plus, 
qui  en  font  le  moins.  »  Ne  trouve  dans  cette  parole,  selon  ton 
humeur  plus  ou  moins  vertueuse,  aucune  raison  de  te  décourager 
ou  de  te  rassurer. 

Garissan,  vidé  avant  l'âge,  en  est  réduit  aux  peuplades  nègres 
pour  se  procurer  de  la  copie.  Une  revue,  même  des  Deux  Mondes, 
accepte  toujours  des  «  Visions  de  Pays  Jaunes  »  ou  de  «  Notes 
Zanzibariennes  ».  Les  Français  sont  tous  colons  aujourd'hui,  —  sur 
le  boulevard.  Garissan  et  Hm#  de  Besque  sont  copains.  (Honni  ne 
soit  pas  qui  mal  y  pense.)  Ils  exploitent  ensemble  une  entreprise  de 
reportage  mondain,  et  font  marcher  les  couturières.  Garissan  est  un 
invité  à  deux  fins  :  amusant  par  ses  mots  les  jours  de  pluie, 
grand  fusil  en  plaine  quand  il  fait  beau.  Ne  lui  donne  pas  le  bon 
Dieu,  même  avec  confession.  (Voilà  que  je  parle  comme  lui.)  Nous 
avons  chassé  le  lion  ensemble,  sans  succès  d'ailleurs. 

Je  connais  aussi  Thorigné  et  je  te  le  recommande.  Son  père  était 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M™  U  DUCHESSE  1085 

agent  de  change  et  loi  a  laissé  beaucoup  d'argent.  Mais  il  s'est  mis 
en  tête  çle  devenir  l'homme  chic  cosmopolite,  et  je  dois  dire  qu'il 
y  est  parvenu.  Cela  coûte  gros,  quand  on  s'appelle  Thorigné  tout 
court.  Mets-le  sur  le  prince  de  Galles,  sur  le  roi  des  Belges,  le  roi 
de  Grèce,  l'ex-roi  de  Serbie.  Il  t'en  dira  de  bonnes;  mais  il  ne  te 
dira  pas  combien  de  billets  de  mille  certains  d'entre  eux  lui  doivent. 
Et  papa  n'est  plus  de  ce  monde  pour  remplir  la  caisse. 

La  duchesse  le  protégeant  beaucoup,  l'idée  me  vient  qu'elle  veut 
peut-être  lui  faire  épouser  Miss  Fenton,  sur  laquelle  je  n'ai  pu  me 
procurer  aucun  renseignement.  Thorigné  n'est  pas  même  comte;  je 
doute  que  l'Américaine  emboîte  le  pas. 

On  ne  voit  guère  pourquoi  les  Melmont,  tout  jeunes  mariés* 
figurent  sur  la  liste  que  tu  m'envoies,  sauf  que  ce  ne  soit  pour 
représenter  l'honnête  amour  conjugal  et  purifier  l'atmosphère 
en  cas  de  besoin.  Telles  ces  lampes  à  capuchon  de  platine  qu'on 
allume  dans  les  salons  afin  d'absorber  la  fumée  des  cigares  quand 
elle  devient  trop  épaisse.  Tu  vas,  naturellement,  vouer  un  culte  à 
l'angélique  petite  Mms  de  Melmont,  plus  conforme  à  tes  goûts 
simples  que  les  plus  ou  moins  compliquées  et  dangereuses  créa- 
tures citées  plus  haut. 

Ah!  si  j'étais  à  ta  place,  heureux  mortel!...  Du  moins  je  te  con- 
jure, par  notre  vieille  amitié,  de  me  tenir  au  courant  des  plaisirs 
que  te  procurent  tes  fonctions,  et  des  succès  que  te  permet  ton 
austérité.  Mais  n'oublie  pas  que  la  duchesse  ne  veut  pas  d'histoires 
chez  elle.  Je  te  supplie  de  me  distraire.  Ici,  nous  nous  ennuyons  à 
mort,  et  tu  vois  comme  je  suis  gentil. 

Madame  veuve  Hurault  à  son  fils  Philippe. 

Nancy,  le  8  août. 

Tu  n'as  pas  écrit  avant-hier  dimanche;  nous  voilà  toutes 
tristes.  J'ai  calmé  et  consolé  Madelon  en  lui  faisant  comprendre 
que  tu  es  surmené  de  travail  et  qu'une  lettre  en  moins  représente, 
pour  toi,  une  demi-heure  de  sommeil  en  plus.  Car  je  l'élève  à  la 
brochette  pour  mon  fils,  cette  bonne  et  charmante  fille.  Si  elle  est 
égoïste,  celle-là,  ce  ne  sera  pas  ma  faute,  —  ni  la  tienne.  Les  meil- 
leurs d'entre  vous  ont  une  manière  très  simple,  encore  qu'incons- 
ciente, de  faire  perdre  aux  femmes  l'habitude  de  l'égoïsme.  C'est 
d'accaparer  pour  eux-mêmes  cet  ustensile  de  ménage.  Mais  tu  n'en 
es  pas  là  encore,  Dieu  merci! 

L'égoïste  est  un  avare;  toi,  au  contraire,  tu  es  un  prodigue,  qui 
te  dépenses  pour  les  indifférents.  Je  n'ai  pas  en  vue,  cela  va  sans 
dire,  la  peine  que  tu  te  donnes  pour  remplir  tes  fonctions.  Ce  ne 


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1084  LS  SECRETAIRE  DK  UT  Lk  DUCHESSE 

serait  rien  si,  ton  travail  de  secrétaire  fini,  ces  gens-là  te  laissaient 
tranquille.  On  te  met  à  toutes  les  sauces,  mon  pauvre  ami  ;  et  je 
suis  trop  franche  pour  ne  pas  avouer  que  j'en  suis  un  peu  fière,  tout 
au  fond  de  mon  cœur  maternel. 

Je  n'en  suis  pas  plus  fière,  cependant,  que  je  n'en  suis  effrayée 
pour  toi.  Ce  qui  est  anormal  ne  peut  produire  que  des  résultats 
fâcheux.  Tu  n'as  pas  quitté  ta  mère,  ta  fiancée,  ton  pays,  pour  te 
promener  à  cheval,  endosser  des  armures,  jouer  la  comédie,  et 
tourner  la  tête  des  admiratrices  d'Octave  Feuillet  à  son  beau  temps. 
Et  moi,  je  ne  t'ai  pas  mis  au  monde  pour  être  un  homme  du 
monde.  J'ai  voulu  refaire  de  toi  un  modeste  et  un  simple.  Si  tu 
conquiers  un  rang  au  dessus  de  ta  naissance  par  le  travail  et  le 
génie,  nul  n'en  aura,  plus  que  moi,  un  juste  orgueil.  Prends  garde, 
au  contraire,  que  c'est  ta  tournure  et  ta  bonne  mine  qui  te  valent 
tes  succès.  Prends  garde  aussi  qu'elles  vont  t'attirer  des  jalousies. 
Au  milieu  de  jeunes-  gens  qui  se  considèrent  comme  tes  supérieurs 
par  la  position,  et  qui  le  sont  à  coup  sûr  par  la  fortune,  je  te  vois 
jalousé,  attaqué,  tourné  en  moquerie;  et  tu  ne  pourras  te  défendre. 
Les  Glerval  te  jouent,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir,  un  bien 
mauvais  tour,  mon  bon  Philippe. 

Dieu  veuille  qu'ils  ne  rendent  pas  un  service  plus  mauvais  encore 
à  Hadelon  et  à  moi,  qui  t'attendons  comme  notre  unique  espoir! 
Cher  pigeon  voyageur,  même  si  tu  reviens  avec  toutes  tes  plumes,  ne 
vas-tu  pas  trouver  ta  cage  bien  peu  brillante,  après  les  splendeurs  de 
cette  volière,  peuplée  d'oiseaux  de  riche  plumage  et  de  savant  ramage? 

Pas  besoin  de  te  dire  que  je  garde  ces  craintes  pour  moi 
seule.  J'assure  Madelon,  tout  au  contraire,  que  tu  nous  reviendras 
affamé  de  la  vie  simple  et  tendre  qu'elle  te  donnera,  que  je  t'ai 
donnée  de  mon  mieux,  après  avoir  tâché  d'en  faire  goûter  la 
douceur  à  celui  qui  n'est  plus. 

Oh!  n'oublie  pas  ton  père!  Tu  m'as  conservé  sa  voix,  ses  gestes, 
son  visage.  Conserve-moi  tout  de  lui,  son  sens  si  juste  de  la  vie, 
son  mépris  pour  le  clinquant  du  monde,  son  humble  attachement  à 
la  médiocrité.  11  appelait  cela  :  être  républicain,  —  cela  fait  sourire 
aujourd'hui.  Es-tu  bien  sûr  que  tu  es  encore  républicain  dans  cette 
acception  élevée,  noble,  permise?  Et  ne  trouves- tu  pas  au  moins 
singulier  ce  résultat  que  tu  viens  d'obtenir  :  l'argent  de  ton  premier 
mois  passant  aux  mains  d'un  tailleur? 

Fais  attention  que  ceci  n'est  pas  un  blâme  du  fait  lui-même.  La 
seule  idée  qu'un  habitant  de  Glerval,  maître  ou  domestique,  pour- 
rait sourire  de  ta  tenue  me  fait  monter  la  rougeur  au  front.  Oui, 
certes,  il  faut  soutenir  ton  rang.  Mais  je  déplore  que  tu  sues  un  rang 
à  soutenir,  et  non  pas  seulement  le  poids  d'un  travail  à  supporter. 


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Lt  SECRÉTAIRE  DR  UT  LÀ  DUCBESSE  1085 

Je  t'écris  ces  choses,  mon  cher  enfant,  parce  qu'il  est  de  mon 
devoir  de  te  les  écrire,  et  aussi  pour  une  autre  raison  plus  douce 
et  non  moins  sacrée  :  je  t'aime  de  tout  mon  cœur,  n'ayant  plus 
que  toi  à  aimer. 

Philippe  Eurault  à  sa  mère. 

.  Glerval,  le  9  août. 

Votre  lettre  m'a  un  peu  peiné,  chère  mère.  Venant  de  toute  autre 
personne,  je  dirais  qu'elle  m'a  un  peu  froissé.  L'idée  fort  restreinte 
que  vous  semblez  avoir  de  mon  bon  sens  me  ramènerait,  s'il  en 
était  besoin,  à  la  sainte  vertu  de  l'humilité.  Soyez  sûre  que  je 
n'ai  pas  oublié  ce  que  je  suis,  ni  surtout  ce  que  je  ne  puis  pas  être. 
Je  ne  m'attendais  pas  à  me  voir  dans  l'obligation  de  vous  parler 
comme  j'ai  parlé  à  la  chanoinesse  de  Pontbreton.  Je  croyais  être 
connu  de  vous  mieux  que  je  ne  suis  connu  d'elle.  Evidemment,  les 
bavardages  de  mes  lettres,  —  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  relire,  — 
ont  produit  un  résultat  tout  opposé  à  celui  que  j'en  attendais.  Au 
lieu  de  vous  distraire,  ils  vous  fournissent  des  arguments  de  critique 
et  des  motifs  d'inquiétude. 

Vous  me  voyez  déjà  perdant  la  tète  au  milieu  des  grandeurs,  ser- 
vant de  jouet  à  la  moquerie,  jusqu'au  jour  où,  le  cœur  plein 
d'amertume,  je  reviendrai,  malheureux  du  contraste,  à  mon  foyer 
sans  luxe,  auprès  d'une  femme  vêtue  de  laine,  sans  équipage  et 
sans  bijoux.  Ceci  est  ma  punition  pour  ne  pas  vous  avoir  écrit 
dimanche.  11  est  certain  que  j'ai  eu  tort,  que  j'aurais  dû  vaincre  mai 
fatigue,  résister  quelques  minutes  à  la  tentation  du  lit,  où  je  suis 
allé  tomber,  déjà  endormi  avant  que  ma  tête  eût  touché  l'oreiller. 
Je  ferai  cet  effort  à  l'avenir,  coûte  que  coûte,  afin  de  ne  plus 
m'attirer  de  réprimande.  Je  le  fais  en  ce  moment,  car  la  journée  a 
été  rude  :  quinze  personnes  nous  arrivent  demain,  et  cela  m'a 
donné  de  la  besogne,  vous  pouvez  le  croire,  sans  compter  que  la 
duchesse  a  été  de  mauvaise  humeur.  Elle  m'a  fait  souvenir,  elle 
aussi,  que  je  suis  poussière  et  retournerai  en  poussière.  Soyez  tran- 
quille :  on  ne  me  traite  pas  toujours  en  «  homme  du  monde  »  au 
château -de  Clerval. 

J'avais  presque  envie  de  «  donner  mes  huit  jours  »  et  de  retourner 
à  la  saine  atmosphère  de  la  famille  que,  selon  votre  avis  implicite 
sinon  exprimé,  j'aurais  mieux  fait  de  ne  pas  échanger  contre  l'air 
enivrant  des  hautes  cimes.  C'est  pour  le  coup,  ne  le  pensez-vous 
pas?  qu'on  se  serait  moqué  de  ma  tentative  malheureuse! 

Donc,  je  reste  encore.  J'ai  un  fauteuil  (gratuit)  au  parterre  de 
de  cette  vaste  comédie  dont  le  rideau  ne  tombe  jamais,  et  qui  se 
nomme  le  grand  monde.  Je  veux  en  voir  un  acte  ou  deux.  M'avez- 


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1086  LE  SECRÉTAIRE  DE  M»'  Là  DUCHESSE 

vous  trouvé  moins  satisfait  de  mon  sort  les  lendemains  de  ces 
soirées  que  je  passais  au  théâtre  de  Nancy?  Pensez-vous  que  je 
regrettais  la  soie  et  le  velours  des  princesses,  la  voix  des  sirènes? 
Etais- je  en  retard  à  mon  bureau  le  matin  suivant?  S'il  vous  plaît, 
chère  mère,  veuillez  croire  que  je  retournerai  à  «  mon  bureau  » 
avec  le  même  détachement  d'esprit,  quand  l'heure  sera  venue  de 
quitter  le  curieux  et  rare  spectacle  qui  m'est  offert  en  ce  moment. 
Ce  n'est  pas  même  nne  épreuve  pour  ma  philosophie;  c'est  une 
étude,  voilà  tout.  J'ai  la  tète  solide,  j'aime  Madelon  et  je  vous  aime; 
ne  craignez  rien.  Je  ne  ferai  pas  de  folies,  même  avec  mon  tailleur. 
Et  si  quelqu'un  se  moque  de  moi...  nous  verrons  bien. 

Yvonne  de  Clerval  à  son  frère. 

Glerval,  le  11  août. 

La  série  de  1'  «  ouverture  »  est  arrivée  hier.  Le  a  journal  des 
abrutis  »,  comme  tu  l'appelles,  en  donne  déjà  la  liste  ce  matin 
avec  —  encore  bien  plus  déjà,  —  le  programme  sommaire  de  nos 
fêtes  du  mois  prochain.  Donc,  tu  en  sais  autant  que  nous,  puisque 
tu  es  un  des  «  abrutis  »  de  ce  journal. 

Pendant  le  déjeuner,  nous  avons  eu  un  grain.  Le  blond  Carissan 
a  mis  la  conversation  sur  la  chronique  citée  plus  haut,  et  papa,  d'un 
air  radieux,  a  dit  qu'il  espérait  avoir  «  une  bonne  presse  ».  Alors 
maman  a  foudroyé  Carissan  du  regard,  tout  en  disant  qu'il  est 
insupportable  de  ne  pouvoir  éternuer  sans  qu'un  imbécile  en  fasse 
un  article,  et  que  ça  sent  le  parvenu  d'une  lieue.  Le  silence  a  régné 
dans  l'assistance.  Papa  n'a  répondu  que  par  d'imperceptibles  mou- 
vements des  os  maxillaires  (j'ai  commencé  l'anatomie  au  cours,  ce 
printemps).  Puis  il  a  regardé  Carissan  comme  tu  me  regardes 
quand  nous  avons  été  pinces  à  faire  un  mauvais  coup  ensemble. 
Evidemment  ils  sont  complices.  Daisy  Fenton,  dont  je  te  parlerai 
tout  à  l'heure,  a  rompu  le  silence,  pour  dire  de  sa  voix  traînante  et 
de  son  style  exotique  que  j'aime  assez  : 

—  Oh  1  duchesse,  nous  avons  chez  nous  des  expériences  de  ce 
genre  si  terribles  !  Quelquefois  des  reporters  prétendent  qu'ils  sont 
des  domestiques,  et  viennent  servir  la  table  pour  noter  les  toilettes 
et  les  noms,  et  même  les  figures.  Dernièrement,  après  un  dîner  au 
«  Holland  »,  un  de  ces  faux  maîtres  d'hôtel,  tout  en  m'offrant  une 
tasse,  a  désigné  ma  jupe  avec  son  nez  :  «  Doucet,  je  soupçonne?  » 
a-t-il  demandé  tout  bas.  J'ai  répondu  :  «  Non,  Paquin.  Deux  mor- 
ceaux de  sucre.  »  C  était  drôle,  n'est-ce  pas? 

Alors  maman  a  encore  plus  foudroyé  Carissan  et  a  répondu  : 

—  Tout  à  fait  drôle  pour  l'Amérique,  peut-être.  Il  faut  croire 


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LE  SECRÉTAIRE  DR  M-  LA  DUCHESSE  1087 

que  votre  reporter  du  «  Holland  »  s'est  fait  engager  dans  ma  maison. 

Clerval  est  à  présent  comme  je  l'aime,  assez  plein  pour  que  je 
m'y  fasse  du  bon  sang  à  l'occasion,  pas  assez  encore  pour  qu'on 
m'envoie  chez  grand-mère,  loin  des  conversations  «  au-dessus  de 
mon  âge  ».  Cependant  on  ne  me  voit  plus  qu'aux  repas,  où  il  m'est 
impossible  de  ne  pas  sentir  que  je  suis  une  gène  considérable  pour 
tout  le  monde,  notamment  pour  la  nièce  du  général  et  pour  l'intaris- 
sable Garissan  qui,  à  l'autre  bout  de  la  table,  se  disent  à  demi- 
voix  des  choses  qui  font  tordre  les  voisins. 

L'Américaine  et  sa  fille  (voir  la  liste)  sont  toutes  deux  mises  à 
ravir  et  jolies  à  les  embrasser.  Je  me  demande  même  si  la  mère 
n'est  pas  la  plus  jolie  des  deux  avec  ses  cheveux  blancs  de  neige  et 
son  teint  de  lys  et  de  roses,  naturel,  mon  cher;  en  matière  de 
maquillage  on  ne  peut  pas  en  imposer  à  bibi.  Elle  est  veuve;  son 
mari  a  cassé  sa  pipe  en  France.  Elle  a  pieusement  ramené  la  dépouille 
du  défunt  à  Baltimore.  Les  bateaux  n'acceptant  pas  les  cercueils, 
elle  a  fourré  le  pauvre  chéri  dans  l'intérieur  d'un  piano  à  queue,  et 
le  cadavre  a  passé  comme  une  lettre  à  la  poste.  C'est  elle  qui  nous 
a  raconté  cela.  Ce  matin,  avant  de  commencer  mes  gammes,  j'ai 
regardé  dans  mon  Erard,  de  même  qu'on  regarde  sous  son  lit  avant 
de  se  coucher,  quand  on  a  entendu  des  histoires  de  brigands. 

Mme  Le  Compasseur,  l'autre  veuve,  a  pris  un  petit  air  dégoûté  au 
récit  de  sa  collègue.  Elle  déteste  les  deux  Fenton  qui  sont,  pour  ses 
toilettes  et  pour  sa  figure,  des  rivales  sérieuses,  mais  qui  l'enfon- 
cent pour  la  taille  malgré  sa  saison  d'eaux  amincissantes. 

Moi  j'aimerais  beaucoup  causer  avec  Daisy  Fenton  ;  seulement  il 
n'y  a  pas  moyen.  Elle  a  toujours  trois  ou  quatre  hommes  autour 
d'elle,  plus  amusants  qu'une  gamine  de  mon  espèce.  Le  chambel- 
lan amateur,  autrement  dit  Thorigné,  la  suit  comme  une  ombre  et 
lui  récite  Falmanach  de  Gotha.  Encore  tout  à  l'heure,  en  sortant  de 
table,  il  a  voulu  l'épater  en  lui  parlant  de  la  cour  d'Angleterre, 
comme  on  parle  du  palais  des  fées  aux  petits  enfants.  Alors,  sans 
rien  dire,  elle  est  allée  dans  sa  chambre  et  en  est  revenue  avec  une 
photographie  la  montrant  dans  son  costume  de  drawing  room;  car 
elle  a  été  «  présentée  ».  Tout  le  monde  s'est  réjoui  de  la  déconfiture 
du  chambellan.  La  mère  Fenton,  pendant  que  la  photographie, 
superbe,  faisait  le  tour  de  la  société,  nous  a  fait  cette  confidence  : 

—  Oh  !  c'était  un  caprice  terriblement  coûteux! 

—  Une  toilette  comme  celle-là  vaut  dans  les  six  mille  francs,  a 
estimé  Mme  de  Besque,  d'un  air  froid  et  entendu. 

—  Oh  1  la  toilette  n'était  rien,  a  soupiré  la  bonne  femme,  avec  un 
clignement  d'yeux.  Mais  le  chaperon I... 

Alors  on  a  parlé  de  la  noblesse  anglaise.  Daisy,  qui  est  de  ma 


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1088  LE  SECRÉTAIRE  DE  M"  Là  DUCHESSE 

force  sur  les  gaffes,  en  a  fait  une  première  en  disant  que  la  noblesse 
d'Angleterre  est  bien  supérieure  à  la  nôtre. 

—  Pourquoi?  a  demandé  maman. 

—  Parce  que,  à  Londres,  si  j'étais  countess,  on  me  ferait  asseoir 
à  table  avant  une  grand-mère  non  titrée.  En  France,  les  titres  ne 
signifient  rien. 

Garissan  a  protesté  avec  une  galante  indignation  : 

—  Vous,  comtesse!  Allons  donc!  c'est  une  couronne  ducale  qui 
se  posera  un  jour  sur  cette  jolie  tète. 

A  quoi  Daisy,  en  veine  décidément,  a  répondu  par  cette  deuxième 
et  plus  forte  gaffe  : 

—  Oh!  non.  Cela  coûte  trop  cher  de  «  supporter  »  un  duc. 

Tu  vois  que  j'avais  raison  de  dire  qu'on  ne  s'ennuie  plus  i 
Clerval. 

Christine  Le  Compasseur,  qui  est  une  flatteuse  de  la  plus  belle 
espèce,  avait  la  mine  scandalisée  (Tune  dévote  qui  voit  un  chien 
entrer  dans  une  église.  C'est  elle,  tout  de  même,  qui  a  le  plus  de 
succès  auprès  des  hommes,  sauf  un  :  le  beau  Philippe.  Celui-là, 
d'ailleurs,  semble  n'admirer  personne  et  se  tient  parfaitement  à  sa 
place.  Ou  du  moins  il  voudrait  s'y  tenir.  Hais  la  nièce  du  général 
est  tout  le  temps  après  lui  et  tâche  de  le  faire  parler.  Quant  à  la 
superbe  Christine,  elle  se  borne  à  lui  couler  des  regards  longs  d'une 
aune,  qu'il  semble  ne  pas  voir.  Ce  n'est  pas  étonnant,  puisqu'on  dit 
qu'il  est  très  amoureux  d'une  jeune  fille  qu'il  doit  épouser  et  qui 
est  d'une  beauté  extraordinaire.  (Cl  y  a  encore  trop  de  qui  dans  ma 
phrase,  mais  zut!)  Je  tiens  ces  détails  de  la  cousine  de  Pontbreton, 
qui  est  la  confidente  de  M.  Hurault.  L'autre  jour  elle  est  venue,  et 
rien  qu'aies  voir  se  regarder  avec  des  tètes  de  complices,  j'ai  deviné 
qu'ils  manigançaient  quelque  chose.  Naturellement  j'ai  voulu  savoir, 
et  ce  n'a  pas  été  long.  J'ai  pris  la  chanoinesse  dans  un  coin  et  l'ai 
confessée.  Je  lui  fais  dire  tout  ce  que  je  veux.  Oh!  ma  chère,  si  tu 
savais!  comme  chante  papa  quand  une  Américaine  gaffeuse  ne  l'a 
pas  mis  de  mauvaise  humeur.  Le  beau  Philippe  est  allé  à  Pont- 
breton  ;  mais  c'est  un  secret  d'Etat,  paraît-il.  Ma  curiosité  semblait 
évidemment  suspecte.  La  pauvre  cousine,  dont  le  cerveau  s'affaiblit, 
me  voyait  déjà  sur  une  pente  dangereuse.  Avec  une  agitation  qui 
faisait  trembler  les  dentelles  de  son  bonnet,  elle  m'a  fait  promettre 
de  ne  pas  répéter  ce  qu'elle  allait  me  dire.  J'ai  promis,  naturel- 
lement. Alors  elle  a  pris  ma  main  dans  les  siennes,  puis  elle  a  mur- 
muré à  demi- voix  : 

—  Nous  ne  devons  jamais  nous  occuper  d'un  homme  quand  il 
appartient  à  une  autre,  mon  enfant. 

Ma  main  a  frémi  d'un  mouvement  nerveux. 


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LE  SECRETAIRE  DE  M™  U  DUGHISSE  1089 

—  Quoi!  il  est  marié!  ai-je  fait  d'une  voix  émue. 

—  Pas  encore;  mais  c'est  tout  comme.  Sa  foi  est  engagée.  Il 
m'a  fait  voir  le  portrait  de  celle  qu'il  aime.  C'est  un  ange  de  beauté 
et  d'innocence... 

Bref,  la  cousine  m'a  tout  à  fait  découragée. 

Tels  sont  les  renseignements  que  je  me  suis  procurés  et  qui 
complètent  ceux  que  j'avais  déjà.  De  plus  en  plus  je  m'intéresse  à 
cette  petite  et  à  son  fiancé.  J'ai  dit  à  la  chanoinesse  qu'elle  peut 
dormir  tranquille  après  ces  révélations.  Pauvre  bonne  vieille!  Elle 
doit  avoir  eu  un  Philippe  dans  sa  jeunesse.  Hais,  tout  en  la  bla- 
guant, je  l'aime  de  tout  mon  cœur  et  suis  de  l'avis  de  Kathleen  qui 
répète  en  toute  occasion  :  a  She  ts  a  lady.  » 

Nous  avons  un  jeune  ménage  que  je  surveille  :  les  Melmont.  Lui, 
brun,  taillé  à  coups  de  serpe,  assez  laid,  des  joues  roses  de 
paysanne  et  des  yeux  qui  luisent  comme  braise.  Elle,  grosse 
comme  deux  sous  de  beurre,  plutôt  bien,  toujours  fatiguée.  Us 
semblent  s'adorer;  on  les  surnomme  les  deux  pigeons.  Le  fait  est 
que  je  les  ai  déjà  pris  une  fois  en  flagrant  délit  de  bécotage 
derrière  les  massifs,  au  fond  du  parc  où  ils  passent  des  heures 
entières,  assis  sur  un  banc,  avec,  sur  les  genoux,  des  livres  qu'ils 
ne  lisent  pas.  Ce  matin,  au  déjeuner,  la  petite  madame  s'est 
donnée  une  indigestion.  Elle  a  dû  sortir  de  table,  escortée  par 
son  Ludovic.  Tout  le  monde  s'est  mis  à  rire  dans  sa  serviette,  ce 
que  je  trouve  plutôt  bête.  Qu'y  a-t-il  de  drôle  à  voir  quelqu'un 
s'en  aller  avec  une  figure  verdâtre,  le  mouchoir  sur  les  lèvres  ?  Moi, 
ça  m'a  remuée.  J'ai  senti  une  sueur  froide  et  j'ai  dit  à  Miss,  un  peu 
trop  haut  : 

—  Je  crois  que  je  vais  en  faire  autant. 

Alors  on  s'est  tordu.  L'affreuse  Corysandre,  —  c'est  le  nom  de 
baptême  de  cette  affreuse  Besque,  —  a  crié  : 

—  Mon  cher  duc,  voilà  un  mot  de  plus  pour  votre  Revue. 

—  Oui,  a  répondu  papa.  Mais  voilà  une  actrice  de  moins. 
Gomme  si  une  indigestion  durait  cinq  semaines!  Papa  exagère 

toujours. 

Après-demain  dimanche,  ouverture.  Corysandre  et  Daisy  vont 
chasser  avec  ces  messieurs.  Je  sais  par  les  femmes  de  chambre 
que  la  Gompasseur  avait  apporté  un  costume,  mais  qu'elle  n'ose 
pas  le  mettre,  sachant  qu'elle  ne  peut  pas  piger  avec  Daisy  qui  est 
bâtie  comme  une  nymphe  des  bois.  Daisy  joue  au  tennis  sans 
corset,  mon  cher!  J'ai  voulu  faire  comme  elle;  mais  ça  n'a  pas 
pris.  Maman  tient  aux  baleines.  L'Amérique  triomphe  sur  toute  la 
ligne. 

Voilà  une  lettre,  hein  !  Je  suis  en  vacances.  T'écrire  m'amuse  un 


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10S0  LK  UQRtTÀlAE  DE  IF"  W  DUGBESSK 

peu  plus  que  mes  devoirs  de  style.  Mes  qui,  mon  argot  et  mes  que, 
peuvent  s'épanouir  en  toute  liberté. 
A  bientôt  la  suite  de  la  chronique  clervalienne. 

Philippe  Hurault  à  Madeleine  Cormeroy. 

Glerval,  le  13  août. 

Je  n'aurai  garde,  Madelon,  de  manquer  le  courrier  d'aujourd'hui. 
Cela  me  vaudrait  une  nouvelle  réprimande,  pour  ne  pas  dire  un 
nouveau  réquisitoire.  Car  c'est  un  acte  d'accusation  en  règle  que 
j'ai  reçu  de  ma  mère  l'autre  jour  :  vraiment  je  n'aurais  jamais  cru 
avoir  commis  tant  de  crimes  et  témoigné  tant  de  dispositions  funestes* 

Avec  les  femmes  les  meilleures  on  est  pris  dans  un  dilemme.  Oo 
on  leur  cache  ses  actions,  même  innocentes,  ce  qui  est  un  procédé 
pénible  à  leur  égard,  quand  elles  méritent  notre  confiance  par  leur 
tendresse.  Ou  bien  on  leur  conte  ses  histoires  sans  rien  cacher,  sur 
quoi  elles  épluchent,  retournent,  dénaturent,  pour  y  trouver  la 
preuve  que  nous  ne  valons  pas  la  corde  pour  nous  pendre. 

Il  est  certain  que  la  vie  qu'on  mène  à  Glerval  ressemble  fort 
peu  à  celle  que  nous  menons  à  Nancy.  C'est  même  pour  cela  que 
les  gens  chez  qui  je  suis  ont  besoin  d'un  secrétaire.  On  doit 
admettre,  assurément,  qu'ils  me  traitent  beaucoup  mieux  quTls  n'y 
sont  obligés.  Chacun  est  libre  d'en  chercher  la  raison  et  d'exa- 
miner s'ils  ont  raison  d'agir  ainsi.  C'est  leur  affaire.  La  mienne 
est  d'accepter  la  vie  qui  m'est  faite  ou  de  donner  ma  démission, 
basée  sur  ce  motif  peu  ordinaire  :  un  excès  de  bienveillance  à 
mon  égard,  ou  sur  cet  autre  qui,  en  somme,  serait  le  vrai  :  les 
craintes  de  ma  famille  sur  l'effet  de  cette  nouvelle  vie  à  l'égard  de 
mon  cerveau.  Je  quitterai  sans  la  moindre  hésitation  les  Clerval  si, 
en  restant  chez  eux  dans  une  situation  par  trop  supérieure  &  celle 
d'un  domestique  sans  livrée,  je  dois  causer  des  insomnies  i  toi  et 
à  ma  mère.  Avant  tout  je  tiens  à  être  un  fils  et  un  fiancé  irrépro- 
chable. Je  suis  venu  ici  avec  l'unique  désir  de  ramasser  les  quelques 
billets  de  banque  nécessaires  pour  notre  entrée  en  ménage.  Pré- 
férez-vous, toi  et  ma  mère,  que  je  rentre  à  Nancy  et  que  j'attende 
là  un  miracle?  Dites  un  mot  :  j'obéirai,  avec  l'agréable  perspective 
de  pouvoir  enfin  dormir. 

Il  est  une  heure  du  matin  ;  je  tombe  de  fatigue,  car  nous  avons 
chassé  une  bonne  partie  de  la  journée,  grâce  à  un  temps  couvert 
très  favorable  aux  chasseurs  et  aux  chiens. 

Vous  allez  dire  encore  que  rien  ne  m'obligeait  à  m'imposer  cette 
fatigue,  vérité  indiscutable.  Mais  j'ai  vu,  pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  et  probablement  pour  la  dernière,  ce  que  c'est  qu'une 


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LE  SECRÉTAIRE  DE  M"*  Là  DUCHESSE  1091 

vraie  chasse.  De  mon  «  tableau  »  je  ne  vous  dirai  rien  pour  ne  pas 
rn'exposer  au  reproche  d'avoir  de  l'orgueil,  l'un  des  plus  dange- 
reux parmi  les  péchés  capitaux.  Tout  s'est  passé  sans  accident,  et 
c'est  cela  qui  vous  intéresse.  Demain  et  les  jours  suivants,  je  laisse 
le  duc  et  ses  invités  se  mettre  en  campagne  sans  moi.  Mon  service 
me  réclame.  Ce  n'est  pas  une  mince  besogne  que  de  loger,  nourrir, 
Toiturer,  amuser  une  quinzaine  de  Parisiens  des  deux  sexes.  Nous 
y  parvenons,  j'ose  le  dire,  tout  en  demandant  pardon  à  Dieu  et  aux 
hommes  de  m' amuser  un  peu  trop  moi-même,  ce  qui  n'est  pas 
évidemment  le  rôle  pour  lequel  Dieu  m'a  mis  dans  cette  vallée  de 
larmes.  Je  l'oublierai  maintenant  moins  que  jamais,  après  me  l'être 
entendu  si  bien  rappeler. 

Au  revoir,  Madelon.  Voici  deux  baisers  :  un  pour  toi,  un  pour 
«  maman  » .  Quoi  que  vous  puissiez  en  croire,  mes  pensées  restent 
souvent  avec  vous  deux. 


Madelon  à  Philippe. 

Nancy,  le  15  août. 

Tu  es  fâché  contre  nous,  chéri;  plus  fâché  que  tu  ne  t'en  doutes. 
Quelle  ironie  dans  ta  lettre!  Je  ne  l'ai  pas  montrée  à  a  maman  ». 
Que  t'avait- elle  donc  écrit?  Des  reproches?  Mon  bien-aimé,  je  te 
jure  que  je  n'y  suis  pour  rien. 

Donc  il  ne  faut  pas  punir  ta  pauvre  petite  par  ta  sévérité  et  ta 
froideur.  Tu  travailles  ;  je  ne  doute  pas  que  ta  vie  soit  fatigante 
et  difficile.  Ni  toi  ni  moi  ne  l'avions  rêvée  telle  qu'elle  est.  Mais 
comment  pourrais-tu  rester  au  rang  des  subalternes,  toi  si  bien 
fait  pour  passer  le  premier  partout?  Je  garde  au  fond  de  mon  cœur 
la  crainte  trop  fondée  que  tu  puisses  me  trouver  un  jour  indigne 
de  toi.  Tu  dirais  encore  que  je  suis  jalouse.  Tu  m'as  montré  que 
cela  te  déplaît.  Je  foule  aux  pieds  ma  jalousie  et  ne  veux  te  laisser 
voir  que  mon  sourire.  Seulement  sois  bon  !  Ecris-moi  encore  des 
lettres  comme  les  premières.  Je  vais  supplier  «  maman  »  de  ne 
plus  te  rendre  nerveux.  Oh!  comme  tu  l'étais  avant-hier,  faisant 
ton  courrier  comme  on  s'acquitte  d'une  tâche  fatigante  1 

Tant  mieux,  mille  fois,  si  tu  t'amuses!  Parle-moi  un  peu,  seu- 
lement un  peu  de  ta  vie.  Je  voudrais  t'intéresser  en  te  parlant  de 
la  mienne.  Hélas  1  Tu  la  connais.  Ou  plutôt,  chéri,  tu  ne  peux 
savoir  combien  elle  est  devenue  terne,  insipide,  depuis  ton  départ. 
U  ne  tient  qu'à  toi,  avec  quelques  paroles  douces  et  tendres,  de 
lui  redonner  un  peu  de  lumière.  Sois  bon  pour  ta  petite.  Je  t'aime! 


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1092  LE  SECRÉTAIRE  DE  M-  U  DUCHESSE 

Yvonne  de  Clervâl  à  son  frère. 

Glerval,  le  15  août. 

Jour  de  fête.  J'en  profite  pour  t'envoyer  un  «  devoir  de  style  • 
Jeannot.  Ceux-ci  m'amusent  plus  que  les  autres.  Miss  oe  les 
corrige  pas  avec  son  crayon  bleu.  U  y*  parait,  tu  vas  dire! 

Je  vois,  sans  être  censée  les  voir,  des  choses  si  drôles  que  j'édi- 
terais comme  un  ballon  trop  gonflé  si  je  n'avais  pas  un  frère  avec 
qui  je  peux  bavarder  à  l'aise.  D'abord,  avant-hier,  nous  avons  eu 
la  fameuse  «  ouverture  ».  Un  abbé  du  petit  séminaire  est  venu  dite 
la  messe  dans  la  chapelle,  à  huit  heures  du  matin.  Les  chasseurs  y 
assistaient,  sans  compter  les  chasseresses  :  Gorysandre  et  Daisy. 
Comme  je  l'avais  prédit,  Mm°  Le  Compasseur  avait  la  migraine. 
Maman  nous  a  joué  sur  l'orgue  un  morceau  de  sa  composition,— 
et  de  circonstance,  —  où  l'on  entendait  le  son  des  trompes,  les 
aboiements  des  chiens,  voire  même,  a  dit  Garissan  placé  derrière 
moi,  les  gémissements  d'un  pauvre  rabatteur  à  qui  l'une  de  ces 
dames  a  envoyé  du  plomb.  J'ai  cru  que  l'officiant  ne  pourrait 
jamais  finir  son  offertoire,  tant  il  était  distrait  par  cette  musique. 
U  a  même  oublié  le  coup  d'encensoir  féodal  aux  seigneurs,  ceqm 
a  fort  mécontenté  papa,  toujours  à  cheval  sur  les  traditions.  Mais 
on  nous  a  apporté  l'Evangile  à  baiser,  ce  qui  a  paru  impressionna 
vivement  le  républicain  Philippe. 

Après  la  messe,  toute  la  bande  est  partie  en  voiture  pour  les 
tirés  de  la  forêt.  N'étant  pas  forte  en  description,  je  te  fais  grâce 
des  costumes.  Daisy,  plus  nymphe  des  bois  que  jamais,  montrait 
un  peu  ses  jambes  qui  sont  charmantes.  Corysandre  avait  sans 
doute  des  raisons  pour  cacher  les  siennes.  Thorigné  faisait  mal  aux 
yeux,  tant  il  était  ciré,  nickelé,  verni  des  pieds  à  la  tête.  Il  parait 
que  son  fusil  a  coûté  deux  mille  francs.  Carissan  portait  des  espa- 
drilles, un  casque  indien,  un  pantalon  tout  effrangé  d'explorateur, 
et  pas  de  guêtres.  Aussi  je  n'ai  pas  manqué  de  lui  dire  que  les 
vipères  grouillent  dans  les  bois.  Pour  toute  réponse  il  a  tiré  de  son 
sac  une  énorme  pharmacie  de  campagne,  avec  des  scalpels  et  des 
seringues  pour  injections  sous-cutanées. 

—  Si  l'un  de  nous  succombe,  vous  avez  tout  ce  qu'il  faut  pour 
l'embaumement,  a  dit  Thorigné  en  pinçant  les  lèvres. 

—  Ce  ne  serait  pas  mon  début,  a  riposté  l'autre.  Comptez  sur 
moi  à  l'occasion. 

Malgré  toutes  ces  plaisanteries,  j'ai  bien  vu  que  l'histoire  des 
vipères,  que  je  ne  rate  jamais,  a  produit  son  effet,  sauf  sur  Daisy 
qui  a  dit  qu'elle  a  chassé  dans  les  «  swamps  »  de  la  Floride,  qw 
sont  pleins  de  serpents  à  sonnettes. 


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LE  8ECRÉTAIBK  D8  M-  LA.  DUGHI8SK  1093 

M.  Hurault,  en  blouse  grise  et  en  chapeau  de  paille,  était  bien  un 
peu  «  braconnier  ».  Daisy,  qui  ne  fait  attention  qu'aux  jeunes 
gens  «  éligibles  »,  n'a  pu,  tout  de  même,  s'empêcher  de  me  dire, 
dans  le  dos  de  celui-ci  : 

—  A  handsome  fellow! 

—  Prenez  garde,  ai-je  prévenu.  Il  parle  anglais  aussi  bien  que  vous. 
Moi,  à  la  place  de  Daisy,  je  me  serais  déguisée  en  homard. 

Elle  n'a  pas  bronché;  c'est  le  beau  Philippe  qui  a  rougi,  tout  en 
tâchant  d'avoir  l'air  de  n'avoir  rien  entendu.  Evidemment,  pour 
donner  de  l'aplomb  à  quelqu'un,  Madeleine  Cormeroy  ne  vaut  pas 
Daisy  Fenton. 

Les  chasseurs  sont  rentrés  à  six  heures  et  demie.  Nous  étions 
toutes  sur  le  perron  :  maman,  moi,  Mms  Le  Gompasseur,  Mme  de 
Melmont  (qui  a  eu  des  rechutes.  Quel  estomac  de  papier  mâché  1) 
et  le  mari  de  cette  frêle  personne  qui  ne  la  quitte  pas  d'une 
semelle.  Garissan  dit  que  c'est  une  lune  non  pas  de  miel,  mais  de 
glu.  Il  a  un  peu  raison. 

Ces  messieurs,  naturellement,  n'étaient  plus  aussi  jolis  à  voir 
que  le  matin.  Garissan  était  simplement  hideux.  Papa  et  Thorigné, 
revenus  ensemble  dans  mon  tonneau,  avaient  tourné  à  la  grille 
des  écuries  et  gagné  leurs  appartements  par  la  poterne  du  secré- 
taire. On  ne  les  a  revus  qu'au  dîner,  propres,  reposés,  éblouissants. 

M.  Hurault  a  été  le  roi  de  la  chasse  et  a  fait  semblant  de  n'en 
être  pas  plus  fier.  M"*  Le  Gompasseur  l'a  félicité  chaudement»  sans 
pouvoir  en  tirer  autre  chose  qu'un  grand  salut.  Elle  avait  pourtant 
un  tea  gown...  je  ne  te  dis  que  ça!  Je  n'ai  jamais  vu  personne 
montrer  tant  de  peau  en  plein  midi. 

Hier  on  a  chassé  encore.  Papa,  dont  tu  connais  l'aversion  pour 
cet  exercice,  est  resté  à  la  maison  sous  prétexte  qu'il  n'a  plus  qu'un 
mois  pour  organiser  sa  revue.  M.  Hurault  était  retenu  par  son  tra- 
vail N'empêche  que  Mme  Le  Gompasseur,  à  déjeuner,  lui  a  monté 
le  coup  de  l'armure,  et  a  désiré  le  voir  dans  cet  affreux  costume. 
Il  était  facile  de  deviner  que  ce  pauvre  garçon  aurait  donné  vingt 
francs  pour  qu'on  le  laisse  tranquille.  Mais  papa  s'est  joint  aux 
instances  de  la  veuve.  Il  a  fallu  s'exécuter.  J'aurais  voulu  que  tu 
visses  (n'oublions  pas  que  ceci  est  un  devoir  de  style)  que  tu 
visses  la  figure  de  La  Gompasseur. 

—  Mon  cher  duc,  a-t-elle  dit,  arrangeons  pour  un  de  ces  soirs 
des  tableaux  vivants.  Nous  allons  faire,  M.  Hurault  et  moi,  la 
Force  protégeant  la  Faiblesse.  La  faiblesse  de  Christine,  qui  pèse 
dans  les  cent  cinquante!  Où  c'qu'est  mon  fusil! 

Alors  ils  ont  essayé  des  poses.  Je  voyais  la  belle  enfant  grelotter 
comme  sous  une  douche  quand  le  gantelet  d'acier  se  posait  sur  son 

25  DBCBMBBB   1902  71 


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IOM  U  SECRÉTAIRE  SE  M-  U  DOCWS8B 

épaule.  Sons  prétexte  de  la  chaleur,  elle  fait  des  effets  de  transpa- 
rence. Kathleen,  à  ce  moment,  i  découvert  que  l'heure  était  venue 
d'aller  faire  mes  gammes.  Les  tableaux  vivants  sont  pour  demain 
soir.  Mais  je  serai  couchée,  naturellement. 

Je  ne  le  regrette  qu'à  moitié.  Voir  ce  grand  diable  de  Philippe 
mené  comme  un  toutou  par  cette  femme  prétentieuse  et  minaudière, 
plus  Agée  que  lui  de  quioze  ans,  cela  m'agace.  Madeleine  Cormeroy, 
f  en  suis  sûre,  ne  serait  pas  moi  os  agacée  si  elle  pouvait  le  voir.  Je 
compte,  à  la  première  occasion,  le  faire  attraper  sur  oe  sujet  par 
,1a  cousine  Zoé.  Mais  cela  demande  quelque  diplomatie  ;  car  je  ne 
veux  pas  me  brouiller  avec  lui.  Les  vêpres  sonnent.  Communication 
terminée.  A  bientôt. 

Philippe  Hurault  à  Pierre  dAndouville. 

Clerval,  le  16  août. 

Ou  plutôt  le  17,  car  il  est  une  heure  du  matin;  mais  je  n'ai  pas 
sommeil.  Je  commence  à  comprendre  que  les  gens  du  grand  monde 
soient  capables  de  vivre  sans  dormir.  Peut-être  qu'on  dort  seule- 
ment parce  qu'on  s'ennuie.  Par  la  sambleu!  mon  gentilhomme,  on 
ne  s'ennuie  pas  chez  nous.  Ces  messieurs,  avant  d'aller  se  coucher, 
causent  au  fumoir.  Simple  mercenaire,  j'y  vais  seulement  pour 
m'assurer  qu'il  y  a  des  cigares  dans  les  bottes  et  que  les  porte- 
allumettes  sont  garnis.  Donc,  n'ayant  personne  avec  qui  causer,  je 
viens  bavarder  avec  toi.  J'ai  dû  renoncer  au  journal  que  j'envoyais 
à  ma  mère.  Elle  ne  comprend  pas  la  situation  et  ne  peut  pas  la 
comprendre.  Elle  me  voudrait  toujours  assis  sur  un  rond  de  cuir 
devant  un  bureau  à  casier,  avec  des  manches  de  lustrine,  et  des 
lunettes  bleues  pour  m'enlaidir. 

Je  ne  me  serais  jamais  cru  si  dangereux.  La  chanoinesse  de 
Pontbreton  a  peur  que  je  n'enlève  une  héritière.  Ma  famille  craint 
qu'une  héritière  ne  m'enlève.  Or  l'unique  héritière  que  nous  possé- 
dions, une  beauty  de  Baltimore,  est  précisément  la  seule  qui  me 
traite  ici  comme  on  devrait  le  faire,  c'est-à-dire  comme  le  teneur 
de  livres  de  cette  somptueuse  auberge.  Quand  je  dis  qu'elle  est  la 
seule,  j'ai  tort.  Je  suis  tancé  d'importance  par  la  patronne  quand 
quelque  chose  va  mal;  et  tu  ne  me  croirais  pas  si  je  te  disais  que 
tout  va  toujours  bien,  du  sous-sol  aux  combles,  dans  ce  petit 
royaume  où  les  gendarmes  manquent  tandis  que  les  voleurs  ne 
demandent  qu'à  s'y  multiplier. 

Mais  la  duchesse,  en  dehors  du  travail,  me  prête  à  ses  invités* 
—  et  à  son  mari,  —  comme  elle  leur  prête  ses  chevaux,  ses  voitures* 
ses  automobiles,  ses  costumes,  sont  hêàtre  et  ses  lampes  électriques. 


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Ll  MGRÉIARB  Dl  I-  LA  HCHSSE  1M5 

Justement,  ce  soir,  j'ai  vu  s'ouvrir»  ou  plutôt  s'entrouvrir  la 
salle  de  spectacle  qui  ressemble,  avec  plus  de  propreté  et  d'élé- 
gance, à  une  salle  de  casino.  Passer  une  semaine  i  Clerval  sans 
monter  sur  les  planches  était  un  carême  au  dessus  des  forces  de 
la  belle  Christine»  Noua  avons  peloté  en  attendant  partie;  c'est-à- 
dire  que  nous  avons  eu  dea  tableaux  vivants,  pour  nous  faire 
prendre  patience  jusqu'aux  calembours  de  la  revue  de  M.  le  duc. 

C'était  un  impromptu,  et  Ton  avait  invité  seulement  quelques 
voisins,  les  plus  rapprochés  et  les  moins  bégueules,  pour  nous  faire 
un  public.  Tu  devines  déjà  qu'on  m'avait  fourré  dans  mon  armure. 
Je  brandissais  une  colichemarde  effroyablement  lourde,  et  tenais  à 
distance  les  ravisseurs  invisible,  tandis  que  Alm°  Le  Compasseur, 
fort  visible  celle-là,  se  cramponnait  à  moi  comme  un  ramoneur  sur* 
pris  par  le  vent  se  cramponne  à  un  tuyau  de  cheminée.  A.  vrai  dire, 
elle  ressemblait  beaucoup  moins  à  un  ramoneur  que  je  ne  ressem- 
blais, moi,  à  l'appareil  métallique  désigné  plus  haut.  Quand  nous 
avons  quitté  la  pose,  tes  écailles  de  mon  acier  étaient  imprimées  en 
creux  sur  les  plus  beaux  bras  et  les  plus  belles  épaules  du  monde. 
<îe  satin  vivant,  tu  le  devines,  n'avait  pu  produire  sur  mes  tôles 
beaucoup  plus  d'effet  qu'un  rigollot  sur  le  tibia  de  noyer  d'un  invar 
lide.  Hélas!  que  de  bien  perdu! 

Naturellement,  on  nous  a  blagué9  à  qui  mieux  mieux,  par  jalousie. 
On  aproposé  pour  notre  groupe  des  légendes  aussi  variées  que  mal- 
veillantes. Une  certaine  baronne  Courvoisier  (noblesse  de  Louis  X VIII, 
pouah!)  laide  et  maligne  comme  un  singe,  nous  a  appelés,  juste 
assez  haut,  Armure  et  Armature,  faisant  allusion  à  la  taille  visi- 
blement comprimée  de  la  belle  Christine. 

Cette  baronne  Courvoisier,  notre  voisine  de  campagne,  m'a  tout 
l'air  de  professer  à  l'égard  des  Clerval  les  sentiments  d'un  bandit 
corse  à  l'égard  de  la  gendarmerie.  Que  s'est-il  passé  entre  eux,  je 
l'ignore.  Mais  si  jamais  le  feu  prend  au  château,  sois  sûr  que  c'est 
elle  qui  aura  frotté  l'allumette. 

J'éprouve  quelque  satisfaction  à  te  dire  que  bien  des  hommes  k 
ma  place,  toi  le  premier,  auraient  la  tête  moins  froide  que  n'est  la 
mienne  en  ce  moment.  Je  comprends  fort  bien  qu'on  m'a  employé 
ce  soir  comme  un  photographe  emploie  son  appuie-tète,  pour  sou- 
tenir le  modèle  qui  pose.  Et  tu  peux  être  certain  que  je  me  comporte 
de  façon  à  ne  pas  laisser  croire  que  je  prends  tout  cela  au  sérieux. 
J'ai  tout  à  la  fois  l'impertinence  de  m'amuser  et  le  bon  sens  de  ne 
pas  montrer  que  je  m'amuse.  Mms  Le  Compasseur  ne  peut  se  vanter 
de  m'avoir  troublé.  L'eût-elle  fait,  d'ailleurs,  comment  aurait-elle 
pu  s' «a  apercevoir? 

Quant  au  hommes,  je  défie  aucun  d'eux  de  faire  trais  pas  avec 


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1036  LE  SECRÉTAIRE  DR  *~  Là  DOGIESSE 

le  harnais  d'an  chevalier  de  Charles  VII  sur  leur  dos.  Je  conserve 
cette  opinion  dans  mon  for  intérieur,  et  ne  m'occupe  guère  d'eux, 
me  bornant  à  leur  répondre  quand  ils  me  parlent. 

Toutefois  j'ai  un  ennemi  dans  le  nombre  :  le  vicomte  de  Girode. 
11  est  tout  jeune  *et  semble  pressé  de  faire  son  chemin.  Le  Jockey- 
Club  vient  de  lui  ouvrir  ses  portes;  il  est  grand  homme  de  cheval, 
grand  comédien  de  salon,  grand  «  fusil  »  dans  les  battues  i  la  mode 
(ce  qui  n'empêche  pas  que  je  l'ai  battu  dimanche  de  cinq  per- 
dreaux) et  presque  aussi  grand  tueur  de  femmes,  comme  disent  les 
Anglais,  <jue  grand  tueur  de  pigeons  à  Trouville  et  à  Monte-Carlo. 
Une  seule  chose  est  petite  en  lui,  la  taille,  d'où  il  résulte  que  la  vue 
d'un  carabinier  de  mon  espèce  lui  donne  des  idées  de  meurtre.  Il 
fait  le  siège  en  règle  de  Mme  Le  Compasseur;  mais  celle-ci,  comme 
tu  l'avais  annoncé  fort  justement,  vit  dans  la  crainte  de  Dieu  et  de 
la  duchesse.  Elle  occupe  1*  «  appartement  de  la  tour  »  isolé  du  reste 
du  château,  inaccessible.  Pour  comble  de  précaution,  elle  fait  cou- 
cher sa  femme  de  chambre  à  côté  d'elle,  se  disant  très  peureuse  la 
nuit.  Pendant  le  jour,  elle  rend  le  grand  service  d'occuper  les 
hommes  et  de  laisser  Daisy  Fenton  un  peu  plus  accessible  aux 
entreprises  matrimoniales  de  Thorigné,  qui,  à  vrai  dire,  me  semble 
avoir  peu  de  chances. 

Tout  à  l'heure  ils  faisaient  ensemble  Judith  et  Holopherne,  ou, 
comme  a  rectifié  Carissan,  Judith  se  payant  la  tête  cTHolopherne. 
Il  parait  qu'elle  avait  dans  les  cheveux  pour  deux  cent  mille  francs 
de  bijoux.  Les  petits  Melmont,  pour  les  appeler  par  leur  désigna- 
tion ordinaire,  ont  modestement  représenté  V Angélus  de  Millet.  On 
à  prétendu  qu'ils  représentaient  :  Après  la  faute,  par  allusion  aux 
maux  de  cœur  pleins  de  promesses  qui  ont  troublé  dernièrement  la 
santé  de  la  jeune  femme.  J'en  passe,  et  tu  vois  que  tout  le  monde 
y  passe. 

L'ensemble  forme  un  contraste  plutôt  saisissant  avec  ma  vie 
antérieure  et  même  avec  ma  vie  future,  sans  parler  du  contraste 
avec  les  châtelaines  qui  restaient  des  mois  à  broder,  assises  dans 
ces  embrasures  profondes  de  deux  toises,  les  bannières  de  leurs 
époux.  Moi  seul,  moi  le  vilain  sorti  de  la  glèbe,  je  suis  dans  la 
note  avec  mon  casque  et  mes  gantelets.  Le  monde  a  marché  et 
marchera  encore.  Que  penseront  de  no3  automobiles  les  fils  de 
nos  arrière-petits  fils?... 

Allons!  me  voilà  en  train  de  philosopher,  ce  qui  est  bon  signe. 
Le  sang  s'est  rafraîchi.  On  va  pouvoir  dormir  :  pas  longtemps,  car 
la  duchesse  m'attend  à  neuf  heures,  qu'il  pleuve  ou  qu'il  vente, 
avec  ses  carnets  à  souche  et  les  échantillons  de  coquinerie  ou  de 
misère  apportés  par  le  facteur.  Ceci,  c'est  de  toutes  les  époques. 


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LE  SECRÉTAIRE  DK  M~  LA  D0GBE3SI  1097 

Madame  Le  Compasseur  à  Madame  de  Clamecy, 
au  Port- Blanc. 

Cierval,  le  17  août. 

Gomme  je  pense  à  toi,  ma  pauvre  chérie,  et  comme  tu  me  man- 
ques! Tous  les  coins  de  ce  château  où  nous  nous  sommes  tant 
amusées  me  rappellent  ton  souvenir.  Hélas!  je  n'ose  plus  prononcer 
ton  nom  depuis  le  fatal  procès.  Les  gens  qui  ont  fait  la  loi  sur  le 
divorce  étaient  d'honnêtes  bourgeois  ne  connaissant  pas  la  vie.  De 
la  meilleure  foi  du  monde,  ils  ont  cru  nous  avoir  donné  le  remède 
à  tous  nos  maux.  Ils  n'ont  oublié  qu'une  chose,  c'est  qu'une  femme 
du  grand  monde,  même  si  elle  est  née  hors  du  grand  monde  (c'est 
le  cas  de  la  maîtresse  de  cette  maison)  renverse  l'édifice  de  leur 
loi  comme  un  château  de  cartes.  Elle  reconnaît  le  divorce...  en 
fermant  sa  porte  à  ceux  qui  en  usent.  Et  te  voilà  bien  avancée! 

Tu  as  des  compensations,  il  est  vrai  :  c'est  bien  le  moins.  Puis- 
sent-elles te  rapporter  ce  qu'elles  t'ont  coûté!  Je  t'épargne  mon 
opinion  sur  les  hommes  en  général.  Et  surtout  je  me  garderai  bien 
de  ne  pas  partager  la  tienne  sur  un  homme  en  particulier.  Si  tu 
nages  en  plein  océan  de  félicité,  tout  est  pour  le  mieux.  Moi  je 
trouve  que  la  piscine  mondaine  a  du  bon. 

Le  Cierval  de  cette  année  ressemble  aux  Glerval  que  tu  as  connus  : 
Alex  moitié  rond  de  cuir  et  moitié  génie  musical;  le  vieux  Tim 
théàtreux  par  redoublement;  les  invités  choisis  avec  ce  calcul 
effroyablement  profond  que  la  maîtresse  de  céans  apporte  en  toutes 
choses.  Il  y  en  a  pour  tous  les  goûts,  même  pour  le  goût  de  ceux 
qui  aiment  les  jeunes  maris  n'ayant  d'yeux  que  pour  leur  femme, 
et  les  jeunes  femmes  en  proie  aux  premiers  symptômes. 

Les  Américaines,  étant  à  la  mode  cette  année,  nous  en  avons 
deux.  Je  n'aime  pas  beaucoup  les  Américaines  parce  qu'il  est  trop 
dans  leur  nature  d'être  impolies.  Mais,  il  n'y  a  pas  à  dire  :  ces 
mâtines-là  savent  s'habiller,  et,  ce  dont  il  faut  les  féliciter  encore 
davantage,  c'est  qu'elles  sont  faciles  à  habiller.  Du  reste,  il  n'y  en 
a  que  pour  elles  chez  les  couturières. 

Le  beau  Marcel,  celui  que  tu  as  appelé  le  Chic  Errant,  et  qui  t'en 
garde  rancune,  est  «  après  »  la  jeune  Yankee  dont  la  dot  me  paraît 
hors  de  la  portée  d'un  simple  fils  d'agent  de  change.  Il  faut  ajouter 
à  cela  que  Thorîgné,  vaniteux  comme  un  paon,  fait  sa  cour  avec 
une  préoccupation  dominante,  à  savoir  la  frayeur  qu'on  puisse  dire 
qu'il  a  été  refusé.  11  ressemble  à  ces  cavaliers  du  concours  hippique 
qui  ont  entendu  craquer  une  sangle,  et  ont  peur  de  s'étaler  devant 
les  tribunes.  Il  perd  ses  moyens. 

Les  autres  hommes  sont  plus  ou  moins  à  mes  pieds;  il  est  vrai 


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\m  LE  SKIÉTÀIRI  DE  M-  U  DOdtttt 

qu'on  m'a  invitée  pour  ça,  moyennant  que  je  n'en  abuserai  pas.  Le 
vieux  général  s'est  remis  dès  la  première  minute  à  mourir  d'amour 
pour  moi.  Vraiment  ce  type  d'une  époque  disparue  fait  rêver  des 
belles  passions  d'autrefois.  Ses  yeux  bleus  sont  encore  «prenants», 
quand  ils  vous  regardent  comme  s'il  n'y  avait  pas  autre  chose  à 
regarder  sous  la  voûte  du  ciel.  Les  autres  vous  déshabillent  tout 
simplement.  Leur  conversation,  au  bout  d'une  demi-heure,  le* 
déshabille  eux-mêmes.  Voulez-vous?  Non?  Alors,  serviteur! 

Le  lendemain,  pour  peu  que  le  temps  soit  à  l'orage  et  que  je 
m'amuse  à  faire  semblant  d  avoir  les  nerfs  en  déroute,  les  voilà  qui 
reviennent,  jugeant  que  je  n'en  peux  plus.  Ces  braves  garçons,  à 
force  d'avoir  médité  la  littérature  présente,  s'imaginent  que  nous 
sommes  les  jouets  fragiles  du  baromètre  et  de  la  circulation  san- 
guine. C'est  une  justice  à  leur  rendre  qu'ils  comptent  sur  ces  phé- 
nomènes beaucoup  plus  que  sur  leurs  mérites.  La  physiologie  est 
leur  grande  alliée.  Pour  peu  qu'on  résiste  au  vertige  de  leur  élo- 
quence, on  devine  leur  conclusion  :  «  Elle  a  dû  prendre  ce  matin  du 
bromure  de  potassium.  » 

Mes  amoureux  ne  sont  pas  comme  Thorigné.  Un  refus  n'a  pour 
eux  aucune  importance.  «  Bien,  Madame,  j'attendrai  »,  semblent- 
ils  dire,  —  quand  ils  ne  le  disent  pas.  Sur  ce,  ils  cherchent  des  con- 
solations auprès  de  la  nièce  du  général  à  qui  Alex  donnerait  tous  les 
certificats  que  peut  désirer  un  mari  situé  pour  l'heure  au  Cap  Nord, 
jugeant  qu'elle  est  trop  laide  pour  être  tentée.  Cette  bonne  Alex  est 
la  femme  des  déductions  logiques  et  me  surveille  de  près.  Je  lui  al 
rendu  la  chose  facile  en  demandant  à  être  logée  à  la  tour — que  nous 
appelions  «  le  couvent  » ,  te  souviens- tu?  Va  pour  ce  couvent  con- 
fortable. Je  m'y  trouve  fort  bien.  Et  je  ne  me  trouve  pas  moins 
bien  dans  l'autre,  celui  du  veuvage,  où,  à  vrai  dire,  je  ne  croyais 
pas  que  je  serais  restée  si  longtemps.  Mais  l'absence  de  toute  ser- 
vitude conjugale,  et  même  (me  pardonneras-tu?)  extra  conjugale, 
est  un  bienfait  du  ciel  qu'il  ne  faut  échanger  contre  d'autres  qu'avec 
d'infinies  précautions. 

La  seule  chose  nouvelle  ici  est  un  secrétaire  comme  Alex  les 
aime,  c'est-à-dire  un  Monsieur  qu'on  ne  sait  par  quel  bout  prendre, 
parce  qu'il  est  homme  du  monde  par  un  bout  et  subalterne  par 
l'autre.  Te  souviens-tu  de  l'inénarrable  Montengibert,  ce  vieux 
gentilhomme  dont  la  duchesse  s'était  assuré  la  collaboration  pour  le 
singulier  motif  qu'il  avait  été  le  compagnon  de  plaisirs  du  duc» 
avant  le  mariage  de  ce  dernier?  Il  parait  que  ce  Montengibert,  qm 
m'a  toujours  fait  l'effet  d'un  vieux  coquin,  buvait  trop,  jouait  sur 
parole  avec  les  invités,  et  courtisait  les  femmes  de  chambre  des 
invitées.  Lasse  de  payer  les  dettes  de  jeu  et  d'acheter  le  sileoce  dos 


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LS  SiCRÈTAIBE  M  M-  U  DUGBBS» 

caméristes  roublardes,  la  châtelaine  a  cherché  an  autre  secrétaire. 
Cette  fois  elle  prétend  avoir  trouvé  son  idéal  dans  la  personne  de 
«  Monsieur  Hurault  »,  tout  en  déclarant  qu'elle  ne  Ta  pas  vu  avant 
de  le  prendre,  sans  quoi  elle  ne  l'aurait  pas  pris  «  si  bien  ».  En  ces 
paroles  on  devine  l'excuse  et,  tout  à  la  fois,  l'avertissement  du 
danger  auquel  on  nous  expose  :  Prenez  carde  à  la  peinture,  s.v.p. 

Le  fait  est  que  j'ai  rarement  vu  un  homme  plus  superbe.  Rien  ne 
peut  te  donner  une  idée  de  sa  distinction  et  de  son  tact,  tout 
«  Hurault  »  qu'il  puisse  être.  Il  cause  bien,  ou  plutôt  il  causerait 
bien  s'il  voulait  causer.  Mais  il  est  silencieux,  aux  repas,  comme 
une  institutrice  bien  élevée  ;  seulement,  après  vous  avoir  fait  son 
grand  salut  provincial,  crac  I  il  vous  plante  dans  les  yeux  un  regard 
de  lion  en  cage...  et  il  attaque  ses  œufs  brouillés. 

Je  suis  trop  femme,  je  l'avoue  humblement,  pour  n'avoir  pas 
flâné  devant  les  barreaux  afin  de  voir  jusqu'à  quel  point  l'animal 
est  féroce.  Nouveau  regard  du  lion,  qui  semblait  dire  :  «  Pauvre 
petite  !  Si  nous  nous  étions  rencontrés  vous  et  moi  dans  les  gorges 
de  l'Atlas,  et  non  dans  cet  endroit  où  l'on  me  montre  pour  de 
l'argent !...  »  Tout  cela  avec  l'air  hautain  du  roi  du  désert  que  le 
dompteur  dérange,  et  que  cela  ennuie  fort  de  passer  dans  un  cer- 
ceau 1  «  Nous  allons  bien  voir  »,  ai-je  pensé;  et  je  suis  entrée  dans  la 
cage,  et  le  lion  a  sauté  comme  j'ai  voulu.  À  la  place  du  cerceau, 
mets  une  des  armures  de  la  galerie...  et  conviens  que  je  suis  encore 
bonne  à  quelque  chose. 

Oui,  ma  chère,  il  a  eu  le  courage  de  s'enfermer  dans  cette 
machine  et  la  force  de  s'y  mouvoir,  sous  le  prétexte,  inventé  par 
moi,  de  poser  un  tableau  vivant  où  je  me  réfugiais  sous  son  glaive 
pour  chercher  aide  et  protection.  Avec  un  autre  costume  (c'est 
du  sien  que  je  parle)  on  aurait  pu  trouver  l'attitude  un  peu  risquée, 
d'autant  plus  que  mon  costume  à  moi  était  fort  engageant  :  une 
longue  tunique  de  cachemire  à  entre-deux,  sans  beaucoup  de 
manches,  que  je  passe  le  matin  pour  flâner  de  ma  chambre  à  mon 
cabinet  de  toilette,  loin  des  regards  indiscrets. 

L'expérience  a  réussi;  «  mon  lion  superbe  et  généreux  »  a 
franchi  le  cerceau  ;  mais  avec  une  absence  d'envie  de  mordre  qui 
frisait  llmpolitesse.  Tu  me  diras  qu'il  était  trop  bien  muselé  pour 
pouvoir  montrer  les  dents.  Alors  tu  me  prends  pour  une  petite 
fille?  Je  t'assure  que  la  cuirasse  la  mieux  trempée  ne  m'aurait  pas 
empêchée  de  sentir  les  révoltes  intérieures,  —  s'il  y  en  avait  eu,  — 
d'autant  moins  que  je  me  blottissais  avec  conviction... 

Tu  vas  rire  :  c'était  fort  agréable.  On  n'est  point  parvenue  à  l'âge 
où  nous  sommes  sans  avoir  éprouvé  des  impressions  agréables  de 
plus  d'un  genre.  Mais  il  ne  m'est  jamais  arrivé,  ni  à  toi  non  plus, 


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1100  LE  SBCRtTAïai  DR  M-  U  D0GHIS8E 

d'abandonner  ta  taille  au  bras  d'un  monsieur  vêtu  de  fer.  Dans  une 
salle  trop  chaude,  en  plein  mois  d'août,  c'est  autrement  rafraîchis- 
sant qu'une  glace,  et,  surtout,  c'est  autrement  suggestif  pour 
l'imagination.  Peux-tu  comprendre  ce  charme  de  jouissance  nou- 
velle? Je  me  demande  si  les  châtelaines  d'autrefois  se  donnaient  le 
plaisir  de  causer  avec  leur  chevalier  «  en  uniforme  ».  J'en  doute, 
car  elles  étaient  des  êtres  de  routine.  Dans  tous  les  cas,  je  sois  pro- 
bablement la  seule  femme  vivante  qui  ait  ébauché  l'aventure.  Par 
exemple  ça  laisse  des  marques.  Ça  vous  estampe  comme  un  fer  à 
gaufres.  Cependant  M.  Hurault  a  été  un  pâtissier  fort  discret. 

Nous  recommencerons  dans  un  mois,  à  l'occasion  de  la  revue  oh  le 
duc  fait  figurer  un  tableau  à  peu  près  du  même  genre.  Et  je  compte 
bien  qu'il  y  faudra  plus  d'une  répétition.  Tant  pis  pour  mon  lion  si 
ça  l'ennuie  !  Mais,  d'ici  à  un  mois,  peut  être  qu'il  sera  devenu,  au 
contraire,  un  peu  trop  féroce.  On  est  de  taille  â  se  défendre.  Dans 
tous  les  cas  il  n'est,  pour  le  moment,  féroce  avec  personne,  ce  qui 
m'empêche  de  le  haïr. 

Sur  ce,  chère  amie,  je  vais  m'habiller  et  porter  moi-même  ceci  à 
la  poste  du  village,  ne  me  fiant  que  tout  juste  à  celle  du  château. 
Tu  ne  t'y  fiais  pas  toujours,  toi  non  plus...  Mais  maintenant  tu  n'as 
plus  besoin  d'écrire  en  cachette.  Tout  de  même  déguise  ton  écriture 
sur  l'enveloppe,  quand  tu  me  répondras.  A  quoi  bon  faire  loucher 
cette  bégueule  d'Alex? 

Mm%  de  Clamecy  à  Mm%  Le  Compasseur. 

Le  Port-Blanc,  19  août. 

Ta  lettre  m'apporte  une  distraction  d'autant  plus  appréciée  qu'il 
n'en  existe  pas  d'autre  dans  notre  village  breton,  bien  fait  pour 
ensevelir  l'existence  de  ce  que  tes  amies  Américaines  appelleraient 
une  grass  widow. 

C'est  singulier  comme  nous  avons  toujours  besoin  de  dissimuler, 
nous  autres,  même  quand  nous  ne  faisons  point  de  mal.  Tu  te 
caches  de  la  duchesse;  de  mon  côté,  pendant  que  je  causerai  avec 
toi,  ma  vieille  amie,  je  préfère  que  personne  ne  lise  par-dessus  mon 
épaule.  Non  que  j'aie  l'intention  de  te  révéler  tout  ce  que  je  pense 
du  divorce.  U  a,  comme  le  mariage,  ses  désillusions  dont  tu  parles 
avec  l'aisance  d'une  personne  désintéressée  dans  l'affaire.  Mais  tu 
ne  semblés  pas  avoir  remarqué  une  chose  :  les  écrivains  qui  ont  nus 
le  divorce  sur  la  scène  ou  dans  leurs  livres,  —  surtout  ceux  qui 
ont  divorcé,  —  aboutissent  avec  un  ensemble  risible  au  raccom- 
modement des  deux  parties  adverses,  tantôt  la  veille,  tantôt  le 
lendemain  du  jugement.  Pas  un  n'y  manque  :  c'est  d'un  monotone 


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LE  8ECBÉTAIRE  DE  M-  LA  DUCHESSE  1101 

effroyable,  peu  flatteur,  à  première  vue,  pour  leur  puissance  d'ima- 
gination. 

En  y  réfléchissant,  tu  verras  que  la  loi  du  divorce,  comme  toutes 
celles  qu'on  a  votées  depuis  trente  ans,  est  faite  pour  les  classes 
inférieures.  Le  divorce  est  vraiment  un  remède  souverain  pour  la 
femme  d'ouvrier  qui  est  lasse  d'être  battue.  Elle  s'en  va,  s'accroche 
à  un  autre  homme  qui  tape  moins  fort,  et  le  tour  est  joué.  Note 
bien  que  par  «  femme  d'ouvrier  »  j'entends  toutes  celles  qui  ne 
sont  pas  «  du  grand  monde  »,  pour  parler  ta  langue.  À  l'égard  de 
nous  autres  qui  en  sommes  (ou  qui  en  étions)  c'est  différent.  Nous 
nous  trouvons  à  peu  près  dans  la  situation  d'un  homme  de  club 
qui  triche  au  jeu.  La  loi,  très  maternelle,  absout  la  tricherie, 
puisqu'elle  ne  la  punit  pas.  Seulement  les  collègues  du  tricheur  le 
mettent  à  la  porte.  Le  voilà,  comme  nous,  bien  avancé  avec  sa  loi  ! 

Il  m'a  fallu,  pour  découvrir  tout  cela,  quelques  méditations 
rendues  faciles  par  la  vie  calme  d'un  petit  port  de  mer,  et  une 
durée  suffisante  de  «  compensation  ». 

Toi,  tu  n'aurais  jamais  divorcé,  par  la  même  raison  qui  fait  que 
tu  ne  t'es  jamais  compromise.  Tu  es  avant  tout  «  femme  du 
monde  ».  Tu  sais  ce  que  vaut  ce  titre  qui  n'a  l'air  de  rien,  et 
qui  tient  lieu  de  tout,  même  de  noblesse.  Tu  t'appelles  simplement 
M**  Le  Compasseur,  et  tu  es  invitée  à  Glerval.  Et  à  moi,  qui  ai 
des  couronnes  sur  mon  linge  et  ton  amitié,  tu  n'oses  écrire  qu'en 
allant  mettre  toi-même  tes  lettres  à  la  poste I 

Je  ne  t'en  veux  pas  ;  j'en  ferais  autant  si  j'étais  toi.  Le  monde  est 
stupide,  lâche,  trompeur,  égoïste,  jaloux,  hypocrite.  Le  monde 
n'est  qu'un  nuage  coloré,  un  mot  sonore  et  vide,  un  concours  de 
snobisme,  une  école  de  dissimulation.  Tout  de  même,  quand  il  nous 
ferme  sa  porte  au  nez,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'en  souffrir, 
tout  en  ayant  honte  d'être  si  sottes.  Car,  enfin,  nous  savons  ce 
qu'on  fait  du  monde  avec  de  l'argent,  une  grande  situation  et  de 
l'adresse  :  on  le  met  dans  sa  poche.  Veux-tu  me  faire  croire  que, 
si  Alexandrine  de  Clerval  divorçait  demain,  le  monde  n'irait  plus 
chez  elle?  Nous  ne  sommes  pas  assez  naïves,  toi  et  moi,  pour  sup- 
poser qu'on  déserterait  son  salon. 

Tu  comprends  maintenant  pourquoi  je  désire  que  ces  lignes  restent 
entre  nous.  C'est  déjà  très  sot,  pour  une  femme,  de  se  plaindre 
d'avoir  fait  une  folie.  Mais,  prendre  le  public  pour  confident  de  sa 
plainte,  c'est  une  amère  stupidité.  Nous  commettons  toutes  des 
bêtises,  et  à  tous  les  âges.  Ma  bonne  Christine,  méfie- toi I... 

Ne  t'imagine  pas  que  je  t'en  veux  d'être  venue  à  moi  avec 
l'allure  compatissante  et  impeccable  d'une  dame  de  charité  visitant 
les  prisons.  Je  conviens  toutefois  que  ta  lettre  m'a  secoué  les  nerfs, 


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lltt  LK  SEfiatTAIRI  BE  M-  Là  NJCHISSI 

en  me  faisant  revivre  nue  minute  la  vie  d'autrefois.  Comme  akn 
tu  me  contes  tes  aventures,  ces  côtoiements  d'abîmes,  —  ou  de 
simples  fossés,  —  que  tu  as  toujours  préférés  à  l'ivresse  des  grandes 
chutes.  Le  beau  secrétaire  n'est  qu'un  fossé,  bien  entendu,  et  je  te 
connais  trop  pour  pousser  un  cri  d'alarme.  Tout  de  même  lui  et  si 
cuirasse  te  font  travailler  l'imagination,  l'un  portant  l'autre;  je 
m'aperçois  qu'elle  est  encore  d'une  jolie  force,  ton  imagination  I 

Je  partage,  —  sans  le  pousser  aussi  loin,  je  l'avoue,  —  ton 
mépris  pour  les  baromètres  et  pour  les  phénomènes  astronomiques 
dont  ces  messieurs  nous  croient  les  vains  jouets.  Si  j'écrivais  des 
livres,  je  montrerais  que  la  pierre  d'achoppement  la  plus  dange- 
reuse pour  nous  est  celle  qui  tombe  de  la  lune.  Ah  !  l'effrayant 
pouvoir  du  nouveau,  de  l'imprévu,  de  l'inconnu  1  Ton  jeune  homme, 
sanglé  dans  un  habit  noir,  t'aurait  fait  valser  toute  une  soirée  sans 
te  causer  une  seule  distraction.  Le  même,  avec  son  armure  et  son 
haubert,  t'en  donne  de  tellement  fortes  que  tu  laisses  les  rivets  et 
les  charnières  de  sa  construction  métallique  t'entrer  dans  la  peau. 
Et  te  voilà  partie  à  rêver  de  Renaud  et  d'Armide. 

Heureusement  pour  toi,  ton  jeune  homme  parait  plus  sérieux  que 
ne  l'était  l'invincible  Renaud,  dont  la  conquête  donna  fort  peu  de 
peine  à  Armide.  Naturellement,  tu  voudras  savoir  jusqu'où  peut 
aller  ce  sérieux;  tu  n'en  resteras  pas  où  tu  en  es  de  ton  étude.  Elle 
m'intéresse  :  tiens- moi  au  courant.  Connaissant  ton  adresse  et  ton 
sang-froid,  je  ne  crains  qu'une  chose  :  c'est  que  la  sévère  Alexan- 
drine  soit  obligée  de  mettre  son  secrétaire  en  wagon,  —  car  ce 
n'est  pas  toi  qui  partiras.  En  seras-tu  beaucoup  plus  avancée, 
quand  tu  auras  réduit  ton  lion  à  la  disette,  après  l'avoir  fait  plus 
ou  moins  miauler  d'agacement  derrière  sa  muselière? 

Mais  peut-être  qu'il  a  déjà  repris,  sans  rêve  d'impossibles  festins, 
son  sommeil  un  instant  troublé  par  toi.  Qui  peut  prévoir  les  aber- 
rations du  goût  chez  un  carnassier  de  la  petite  bourgeoisie?  Dans 
tous  les  cas,  jusqu'ici  ce  jeune  homme  me  plaît.  Conserver  sa  raison 
en  face  de  la  belle  Christine,  ce  n'est  pas  banal;  tu  dois  trouver 
du  mérite  à  ce  contraste  avec  les  fauves  plus  ou  moins  déchaînés 
qui  t'entourent.  Ne  me  lusse  pas  fatiguer  ma  pauvre  cervelle  à 
deviner  l'épilogue.  Vite  le  numéro  suivant,  de  grâce;  mais  écris 
poste  restante.  Car  la  morale  de  tout  ceci,  ma  bonne  amie,  c'est 
que  rien  ne  nous  fait  libres,  ni  le  mariage,  ni  le  veuvage,  ni  le 
divorce. ...  ni  le  divorce,  surtout  ! 

La  suite  prochainement.  Léon  de  Tinseau. 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservée  pour  tout  J*tf?, 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  le  Danemark. 


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LETTRES  INÉDITES 

DE  XAVIER  DE  MAISTRE 


A  SA  FAMILLE  i 


VI 

DEPUIS  LE  DÉPART  DE  JOSEPH   DE  MAISTRE  DE  SAINT-PÉTERSBOURG 
JUSQU'AU  SÉJOUR   DE   XAVIER   EN  ITALIE 

(1817-1826) 

Nous  n'avons  aucune  lettre  de  1815  ni  de  1816.  La  correspon- 
dance reprend  en  1817,  lorsque  Joseph  de  Maistre  quitte  Saint- 
Pétersbourg,  où  il  avait  été  rejoint  en  1814  par  sa  femme  et  ses 
filles.  Les  deux  frères  ne  devaient  plus  se  revoir. 

Le  28  mai,  Xavier  écrit  à  Nicolas  : 

Je  viens  d'accompagner  à  Cronstadt  notre  excellent  frère.  Je  l'ai 
embrassé  douloureusement.  Lorsqu'on  se  sépare  à  notre  âge  et  à  une 
si  grande  distance,  il  reste  peu  d'espoir  de  se  revoir.  Je  ne  puis  te 
dire  quel  horrible  vide  son  départ  et  celui  de  sa  famille  laisse  dans 
mon  existence.  Quatorze  ans  de  réunion  ont  rendu  ce  moment  bien 
cruel.  Le  voilà  parti!  Que  Dieu  l'accompagne  et  le  protège;  s'il  trouve 
dans  sa  patrie  autant  d'amis,  autant  d'estime  qu'il  en  a  eu  ici,  il  sera 
très  heureux,  mais  j'en  doute  beaucoup.  Il  t'aura  sans  doute  déjà 
écrit  qu'il  a  été  fort  bien  traité  ici  par  le  grand  capitaine  qui  lui  a 
donné  une  boite  magnifique  avec  son  portrait,  et  qui  lui  a  permis  de 
laisser  ici  Rodolphe  en  qualité  de  chargé  d'affaires  en  attendant  le 
comte  de  Brusasque  dont  on  n'a  aucune  nouvelle.  Mon  frère  s'est 
trouvé  un  moment  dans  le  plus  cruel  embarras.  En  suite  des  avis 
formels  qu'il  avait  reçus,  M.  de  Brusasque  devait  être  ici  au  plus  tard 
pour  la  mi-mai;  en  conséquence,  mon  frère  avait  rendu  sa  maison 
pour  la  On  de  mai  et  vendu  ses  meubles,  sa  bibliothèque  et  obtenu  de 

1  Voy.  le  Correspondant  du  10  décembre  1902. 


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1104  LETTRES  INÉDITES 

l'empereur  de  partir  sur  la  flotte  qui  se  rend  en  France.  Tous  les 
équipages  étaient  embarqués,  et  toujours  point  de  nouvelles  de  son 
successeur,  qui  ne  lui  a  pas  même  écrit.  Il  en  a  été  malade;  un  éva- 
nouissement, suivi  de  la  fièvre,  nous  a  fort  alarmés  pour  loi.  Le 
chagrin  de  quitter  un  pays  où  il  a  été  si  bien  traité,  joint  à  l'embarras 
où  il  se  trouvait,  l'avait  abattu  au  point  qu'il  a  vieilli  de  dix  ans  dam 
ce  dernier  mois.  Enfin,  par  la  bonté  de  l'empereur,  l'affaire  s'est 
arrangée  et  son  bon  tempérament  Ta  emporté  sur  l'âge  et  les  tracas- 
series. Il  est  parti  très  bien  portant.  Il  aura  le  temps  de  se  reposer 
sur  le  vaisseau.  La  veille  de  son  départ,  l'empereur  lui  a  envoyé 
l'officier  qui  commande  une  de  ses  chaloupes  pour  la  mettre  à  sa 
disposition.  Nous  nous  sommes  embarqués  sur  la  Neva,  tout  près  de 
sa  maison.  H  a  serré  dans  ses  bras  ma  bonne  Sophie,  grosse  à  pleine 
ceinture  et  Tondant  en  larmes.  En  descendant  la  rivière  il  a  dit  :  Adieu, 
donc,  beau  Pétersbourg!  Nous  n'avons  presque  pas  parlé  pendant  la 
traversée.  11  m'a  déposé  à  Gronstadt  et  a  continué  sa  route  jusqu'au 
vaisseau,  qui  était  encore  éloigné.  Une  demi-heure  après,  comme 
j'étais  déjà  monté  sur  le  paquebot  à  vapeur  qui  partait  pour  la  ville, 
un  vent  très  fort,  et  favorable  au  départ  de  la  flotte,  s'est  levé;  plu- 
sieurs coups  de  canon  ont  donné  le  signal,  et  tout  mon  sang  s'est 
retiré  dans  mon  cœur.  Bientôt  mon  cher  Rodolphe  me  quittera  aossi. 
C'est  un  triste  moment  de  ma  vie.  Adieu,  cher  ami.  Je  ne  te  parlerai 
pas  d'autre  chose  aujourd'hui.  Sophie  t'embrasse. 

La  femme  de  Xavier  partage  sa  tristesse.  Elle  ajoute  sur  la  même 
lettre  : 

Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  embrasser,  mon  cher  frère, 
mais  je  veux  aussi  vous  dire  un  mot.  J'ai  vu  partir  notre  aîné  avec 
bien  de  la  peine;  c'est  un  ami  que  j'avais,  et  quoique  j'espère  qu'il 
m'aimera  toujours,  la  distance  est  si  grande  qu'elle  m'effraye.  Je  ne 
puis  penser  sans  attendrissement  à  toutes  les  preuves  d'amitié  que 
m'ont  données  ma  sœur  et  ses  bons  enfants.  J'ai  suivi  des  yeux  le 
bateau  qui  les  portait  autant  que  je  l'ai  pu,  et  à  mesure  qu'ils  s'éloi- 
gnaient, leur  image  se  gravait  de  plus  en  plus  dans  mon  cœur.  J'espère 
bien  que  Dieu  me  permettra  de  venir  vous  voir  tous,  et  gagner  à  l'aide 
de  votre  indulgence  cette  amitié  qui  m'est  si  précieuse.  J'y  mettrai 
tous  mes  soins.  Je  me  recommande  aussi  à  vous,  chère  sœur;  les 
femmes  de  deux  frères  tels  que  nos  maris  doivent  s'aimer,  et  j'ai  dans 
l'idée  que  je  ne  me  trompe  pas  dans  mon  espoir.  Permettez-moi  de 
vous  embrasser  tous  les  deux  bien  tenâréfaent  et  de  vous  assurer  que 
vous  avez  une  sœur  qui  vous  aime  bien. 

Ce  ne  fut  que  dix  ans  plus  tard,  en  1826,  que  ce  vœu  se  réalisa 


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DI  XIYISR  Dl  MAISTRE  A  SA  FAMILLI  1105 

et  que  Xavier  de  Maistre,  avec  sa  femme  et  ses  enfants,  pat  aller 
revoir  en  Piémont  les  membres  survivants  de  sa  chère  famille. 
Jusque-là,  il  faut  en  convenir,  sa  vie  et  sa  correspondance,  sauf 
quelques  exceptions  dont  nous  allons  tenir  compte,  offrent  peu 
d'intérêt  pour  l'histoire  générale  et  pour  la  sienne  propre. 

M.  Réaume,  à  qui  l'on  doit,  comme  nous  l'avons  dit,  l'étude  la 
plus  importante  qui  ait  paru  sur  Xavier  de  Maistre,  se  plaint  qu'on 
le  perde  de  vue  à  partir  de  1816  pour  une  dizaine  d'années f.  À  le 
suivre,  comme  on  le  pourrait  assez  bien  faire  au  moyen  de  notre 
correspondance,  on  ne  gagnerait  que  de  le  voir  vivre  normalement 
en  père  de  famille  :  souvent  inquiet  pour  sa  femme,  qu'il  risque  de 
perdre  trois  fois;  de  temps  en  temps  séparé  d'elle,  à  son  grand 
regret,  pour  des  nécessités  d'affaires;  préoccupé  de  l'éducation 
de  ses  deux  filles,  Alexandrioa  et  Catherine,  ou  du  petit  André,  qui 
lui  est  né  en  juillet  1817,  tous  enfants  remplis  de  qualités,  au  dire 
de  leur  père,  mais  tous  aussi  très  frêles  de  santé  et  qui  devaient, 
hélas!  mourir  avant  leurs  parents.  Destinées  ou  non  aux  curieuses 
investigations  de  l'histoire,  toutes  les  familles  se  ressemblent  à 
quelque  degré  par  ce  mélange  d'affections,  de  joies  et  de  tristesses. 
Xavier  de  Maistre  fut,  seulement,  mieux  partagé  dans  le  début  et, 
à  la  fin,  plus  malheureux  que  d'autres.  N'y  insistons  pas,  et  reve- 
nons aux  points  par  où  l'histoire  a  des  droits  sur  lui. 

Le  16  octobre  1817,  il  écrit  la  lettre  suivante  à  son  frère  Joseph, 
qui  est  déjà  arrivé  à  Turin,  mus  qui  a  traversé  Paris,  et  qui  s'y 
est  occupé  d'une  édition  nouvelle  des  Soirées  : 

...  Tout  ce  que  tu  m'as  dit  de  Paris  m'a  vivement  intéressé,  mais  il 
faudrait  une  conversation  pour  les  détails.  Tu  ne  me  dis  rien  de  tes 
œuvres.  As-tu  laissé  quelque  chose  sous  presse?  Il  faut  absolument 
que  tu  m'illumines  là-dessus.  Comment  as-tu  trouvé  les  grands 
hommes  dans  la  coulisse?  Às-tu  fait  quelque  liaison  particulière?  Il 
me  semble  qu'ils  doivent  tous  se  ressentir  un  peu  de  la  Révolution  et 
être  plus  ou  moins  marqués  du  sceau  de  la  bêle... 

Dans  une  lettre  adressée  à  sa  sœur  Eulalie,  le  11  janvier  1819, 
parlant  de  ses  propres  écrits,  il  indique  le  premier  projet  des 
Prisonniers  du  Caucase  et  de  la  Jeune  Sibérienne  : 

J'ai  été  charmé  du  petit  billet  qui  m'engage  à  travailler  pour  Genève, 
et  je  me  mettrai  en  train  bientôt.  J'ai  plusieurs  choses  commencées, 
que  je  puis  finir  dans  quelques  mois;  mais  il  y  a  un  inconvénient  à  ne 

1  Œuvres  inédites  de  Xavier  de  Maistre,  p.  ixxvu. 


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îm  urms 

tes  pa»  faire  passer  par  oc  çse  ta  appelles  k  ooupeHe  '.  H  y  en  a 
mbÊm  deu*.  I*  premier  est  que  la  ocmpeUe  est  nécessaire,  car  je  fais 
tes  italianismes  «an»  le  savoir.  Mon  frère  n'a  beaucoup  aidé  pour  li 
correction  du  Lépreux.  Il  est  vrai  que  nous  étions  ensemble,  etqs» 
souvent  j'ai  corrigé  ses  corrections.  Mais  il  est  sûr  que  ses  «une 
sont  fort  utiles,  pourvu  qu'il  n'ajoute  rien,  car  nos  idées  sont  d'une 
nature  diverse,  et  il  m'écrivait  une  fois  que  nos  esprits- étaient  comme 
les  aignilke  d'une  mitre  qui  ne  vont  jamais  ensemble,  nais  qm, 
cependant,  marquent  la  môme  heure.  Le  second  inconvénient  est  que 
je  crains  de  l'effenser,  car  je  lai  ai  solennellement  [promis]  de  k 
charger  toujours  de  l'opération  de  la  coupeBe,  et  je  l'en  *i  même  prié. 
Maintenant,  lorsque  je  vous  enverrai  un  paquet  cacheté  qui  d«t 
passer  par"  ses  mains,  eeotenant  des  couvres  qu'il  ne  verra  pas,  je 
crains  qu'il  n'-éprouve  un  sentiment  désagréable,  que  je  vaudrais  lui 
épargner,  le  sengerai  à  toxA  œla  pendant  l'intervalle  que  me  donnera 
mon  travail,  et  tu  me  donneras  aussi  ton  avis  à  ce  sujet. 

J'ai  trois  petits  opuscules  ébauchés.  Le  premier  est  l'histoire  d'ui 
officier  prisonnier  chez  les  brigands  du  Caucase.  C'<est  un  sujet  singe- 
Mer  et  terrible,  sans  femmes  et  sans  amour.  Le  deuxième  est  l'histoire 
d'une  jeune  fille  qui  est  venue  de  1000 lieues,  à  pied,  du  fond  delà 
Sibérie,  demander  la  grâce  de  son  père  et  qui  l'a  obtenue,  ans»  sa» 
amour.  C'est  un  modèle  de  religion  et  de  foi  vive.  Mm°Cotin  a  fait  sur 
ce  sujet  un  roman  controuvé,  qui  est  assez  mauvais  et  qui  dénature 
le  ^caractère  sublime  de  l'héroïne.  Le  troisième  est  une  «eodote 
d'amour  s.  Les  trois  sujets  sont  vrais,  et  j'y  ai  ajouté  peu  de  chose. 

Mais  je  t'avoue  que  tout  «ela  ne  vaudra  pas  le  Lépreux,  dans  lequel 
j'ai  exprimé  toute  la  mélancolie  de  mon  cœur  et  des  idées  que  je  cou- 
vais depuis  mon  enfance.  Enfla  le  succès  'de  ce  dernier  fera  peat-èire 
passer  les  trois  autres,  <oe  qui  «st  lotit  ce  qu'il  faut  h  Théréswie.€reb- 
tu  que  la  personne  de  confiance  que  tous  wvez  à^Genève  eeit  à  aêrne 
de  corriger  les  taules  de  longue  'et'ceHeS'd'ortfoograjriie  qui  m'échap- 
pent «quelquefois,  ert  qu'elle  veuiBe  y  meUne  les  points  et  les  «gales 
Sont  je  ne  Tais  guère  usage,  non  plus  que  des  accents?  Ce  çai  m'a 
empêché  de  mettre  la  main  à  J'œwwe,  c'est  une  mailbeunsase  prtite 
découverle  que  j'ai  faite  en  chimie.  Je  n'ai  pas  voulu  perdre  trois 
grands  mois  de  travail,  et  je  ne  commencerai  ces  petits  ouvrages  que 
lorsque  Doria  partira  avec  le  mémoire,  ce  qui  aura  lieu  dans  huit  à 
dix  jours.  Voilà  tout  ce  que  je  voulais  te  dire  à  ce  sujet. 

4  C'est-à-dire  la  critique  de  Joseph. 

*  On  a  reconnu  saus  peine,  dans  les  deux  premiers  sujets,  Prisonniers  d* 
Caucase  et  la  Jeune  Sibérienne.  Quant  à  <  l'anecdote  d'amour  »,  c'est  ai» 
doute  la  nouvelle  inachevée  de<Cathe*ine  Frmmuky  ou  fiBiilùfrfêtMsdtmt 
Prélestinoff.  (Voy.  ces  fragments  considérables  dans  le  4«r  vol.  des  Œuvres 
inédiles,  p.  89-106.) 


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DE  XAVIER  Dt  MilSTRI  k  Si  FAMILLE  1107 

Il  faut  noter,  dans  la  même  lettre,  ce  petit  détail  sur  Joseph  de 
Maistce: 

Le  sommeil  de  mon  frère  m'a  fort  inquiété  dans  les  commence- 
ments qu'il  était  ici.  liais  il  est  sûr  cependant  que  sa  suite  est  par- 
faite malgré  cela,  et  son  esprit  n'a  aucunement  faibli.  Hais  je  ne 
répondrais  pas  qu'il  ne  s'endorme  quelquefois  au  Sénat  Cette  dispo- 
sition ne  peut  que  prêter  des  armes  aui  malveillants,  sans  cependant 
■être  capable  de.  nuire  aux  affaires,  qu'il  étudiera  avec  une  conscience 
pure  et  une  facilité  que  peu  de  personnes  ont  reçue  en  partage. 

De  toutes  les  lettres  de  cette  période,  pour  ne  pas  dire  de  sa 
vie  entière,  la  plus  grave  est  celle  qu'il  écrit  le  16  novembre  1819  (7) 
à  son  frère  Nicolas  sur  des  points  fondamentaux  de  morale  et  de 
religion.  On  y  peut  mesurer  tout  le  progrès  qui  s'est  accompli  dans 
xette  âme  redevenue  chrétienne,  et  constater  aussi  sor  loi-même 
l'insuffisance  de  certaines  manières  d'entendre  la  religion  : 

Le  plaisir  que  j'ai  ressenti  en  revoyant  ton  écriture,  mon  cher  ami, 
a  été  bien  troublé  par  la  tristesse  de  ta  lettre.  Ce  que  tu  me  dis  de 
l'affaiblissement  de  ta  santé  et  de  tes  forces  m'aurait  alarmé  bien 
plus  encore,  sans  la  persuasion  où  je  suis  que  tu  m'as  écrit  dans  un 
mauvais  moment  où  ton  imagination,  que  je  connais,  était  exaspérée, 
réprouve  souvent  des  angoisses  pareilles,  pendant  lesquelles  il  me 
semble  que  tout  est  perdu. 

Les  arts  et  les  sciences  embellissent  le  bonheur,  mais  ils  ne 
guérissent  pas  de  la  tristesse,  à  moins  que  l'on  ne  soit  savant  ou 
artiste  de  profession,  parce  qu'alors  ces  occupations  sont  un  but 
principal  et  nécessaire,  et  qui  nous  force  à  courir  grand  point. 
Comment,  en  effet,  courir  et  se  donner  une  peine  quelconque  sans 
raison  déterminante?  Sera-ce  l'espoir  de  la  gloriole  qui  me  fera 
passer  sept  ou  huit  heures  à  mon  chevalet?  Si  j'avais  cette  folie, 
l'aspect  d'un  paysage  du  Lorrain  ou  du  Poussin  suffirait  pour  me 
faire  jeter  tout  mon  atelier  par  la  fenêtre.  Les  sciences  sont  encore 
plus  superflues  dans  la  recherche  du  bonheur,  tant  qu'elles  ne  con- 
duisent pas  à  la  fortune  ou  au  moins  à  nous  procurer  notre  subsis- 
tance. Je  n'en  excepte  que  les  grands  hommes,  au  nombre  de  quinze 
ou  vingt  au  plus  en  Europe,  dont  je  ne  puis  juger  les  sensations. 
Peut-être  la  gloire  leur  suffit-elle?  J'en  doute.  À  moins  que  leur 
science  ne  leur  ait  procuré  de  l'autorité. 

Je  suis  en  train  de  philosopher,  au  risque  de  casser  les  vitres. 

Qu'est-ce  que  le  bonheur,  abstraction  faite  de  la  religion?  J'examine 
mon  cœur  et  celui  de  mon  voisin  le  philosophe,  et  même  celui  de  ma 


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1106  UTTRE8  MfttfTÊS 

voisine.  C'est  Y  amour-propre  satisfait.  Nos  sens  peuvent  nous  entraî- 
ner et  nous  passionner;  mais  ce  grand  intérêt,  l'amour-propre,  surnage 
bientôt,  et  le  désir  inextinguible  de  primer  ne  s'éteint  jamais.  Chacun 
tâche  d'avoir  son  genre  de  supériorité  ;  et,  s'il  y  a  quelque  bonheur 
réel  de  ce  genre  dans  le  monde,  c'est  l'illusion  qu'on  se  fait  souvent  de 
valoir  mieux  que  les  autres.  Si  l'on  réfléchit  sur  les  jouissances  d'une 
longue  vie  passée,  on  verra  clairement  que  ce  n'est  ni  le  bien  manger 
ni  le  bien  boire,  ni  même  l'autre  plaisir  qui  nous  ont  laissé  une  idée 
du  bonheur.  Ces  voluptés  n'ont  une  apparence  de  bonheur  que 
lorsque  l'amour-propre  les  a  assaisonnées.  La  Fontaine  a  dit  que 
l'ambition  entre  même  dans  l'amour.  Cela  explique  bien  clairement 
pourquoi  nous  ne  pouvons  pas  être  heureux  ici-bas.  C'est  que  l'amour- 
propre  ne  peut  jamais  être  satisfait.  Lors  même  qu'il  a  triomphé, 
qu'il  a  vaincu  tous  les  obstacles,  le  silence  le  désespère,  la  gloire  est 
au  cœur  ce  qu'une  cloche  est  à  l'oreille;  instrument  inutile,  lorsqu'elle 
ne  sonne  pas.  «  Il  est  doux  d'être  montré  au  doigt,  dit  Horace,  et 
d'entendre  dire  :  Le  voilà.  »  Mais  nous  antres,  malins  spectateurs, 
lorsque  l'homme  de  génie  passe,  nous  tenons  nos  doigts  dans  notre 
poche.  Et  malheur  à  lui  s'il  a  quelque  ridicule  :  nous  voilà  supérieurs 
à  lui.  C'est  alors  que  le  doigt  se  montre.  Et  le  grand  homme  enrage 
dans  sa  peau. 

Aussi  le  bonheur  humain  que  les  hommes  recherchent  avec  le  pins 
de  fureur  est  celui  que  procure  l'autorité.  La  gloire  militaire  est  la 
première  de  toutes,  parce  qu'elle  rapproche  les  hommes  du  trône  et 
peut  les  y  placer.  Elle  fait  du  bruit,  elle  inspire  la  crainte,  elle  force 
les  passants  de  regarder  et  de  se  détourner  sous  peine  d'être  écrasés; 
enfin,  c'est  une  cloche  qui  sonne  plus  souvent  et  plus  fort  que  toutes 
les  autres. 

Cependant  l'expérience  de  tous  les  âges  a  prouvé  que  le  bonheur 
n'est  pas  encore  là.  Où  diable  est-il  donc?  Quoique  j'aie  invoqué 
le  diable,  je  crois  fermement  qu'il  est  dans  la  religion  ;  mais  je  n'en 
suis  pas  plus  avancé.  Après  avoir  passé  cinquante  ans  à  peu 
près  indifférent  à  la  religion  et  même  imbu  de  faux  systèmes,  qui, 
sans  pouvoir  me  persuader,  ont  cependant  ébranlé  ma  foi,  comment 
reviendrai-je  de  si  loin?  Qui  me  donnera  cette  persuasion  vive  qui 
décide  et  fait  agir?  Eh  bien,  je  crois.  Mais  cela  ne  suffit  pas  :  on 
m'ordonne  d'aimer  Dieu  par-dessus  toutes  choses;  non  seulement  on 
le  commande,  mais  ma  raison  me  le  prouve.  Comment  ne  pas  aimer 
son  père,  celui  dont  la  volonté  m'a  donné  l'existence?  Cependant, 
lorsque  j'ai  bien  médité  ce  grand  sujet,  je  suis  plein  d'étonnement, 
d'admiration  et  d'une  reconnaissance  calculée.  Mais  l'amour,  ce  sen- 
timent que  j'éprouve  en  moi  pour  mes  frères,  mes  sœurs,  pour  la 
mère  de  mes  enfants,  ce  sentiment  qui  me  ferait  tressaillir  de  bonheur 


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DI  X&YKR  DS  MAISTBE  A  &  FAMILLE  1109 

si  j'entendais  ta  voix  après  vingt  ans  d'absence,  en  ai -je  jamais 
éprouvé  on  seul  élan  pour  le  Créateur?  Il  faut  être  de  bonne  foi  : 
jamais.  Chose  effrayante,  le  cœur  humain  ne  pourrait-il  aimer  que 
les  choses  humaines?  Cependant,  lorsque  je  lis  la  Vie  de  saint 
François  de  Sales  (pour  citer  un  saint  savoyard),  je  ne  puis  mettre 
en  doute  sa  foi  parfaite  et  son  amour  de  Dieu  supérieur  à  tout  autre. 
Pourrai-je  jamais  parvenir  au  même  bonheur?  Ou  mon  cœur  est-il 
celui  d'un  réprouvé?  Un  sens  intérieur  semble  me  dire  que  non.  Dans 
cette  perplexité,  j'ai  pris  un  parti  :  pour  m'assurer  moi-même  si  je 
crois  ou  je  ne  crois  pas,  je  me  suis  supposé  attaché  à  la  guillotine, 
et  sommé  de  déclarer  si  je  crois  la  religion  fausse  ou  vraie,  avec 
l'assurance  d'être  guillotiné  si  je  me  trompe.  Je  n'ai  pas  hésité  et  j'ai 
répondu  qu'elle  est  vraie.  Donc,  je  crois  au  moins  plus  que  je  ne  doute. 

Peut-être  les  doutes  qui  me  restent  ne  viennent-ils  que  de  ce  que 
je  n'ai  pas  assez  recherché  les  preuves.  Je  ne  l'entreprendrai  plus 
à  mon  âge,  mais  j'ai  résolu  de  me  mettre  en  règle  et  d'être  conséquent 
à  ma  croyance.  Tout  ceci  s'est  passé  il  y  a  dix  ans  environ,  en  1808 
ou  1809.  J'écrivis  toute  ma  vie  passée  sur  une  grande  feuille  de 
papier  à  la  fleur  de  lys,  et  j'allai  porter  cette  ridicule  histoire  au  vieux 
curé  de  Pétersbourg,  l'abbé  Pinguillier,  qui,  accoutumé  peut-être  & 
entendre  pire,  écouta  sans  le  moindre  étonnement  tout  ce  que  je  pus 
lui  dire  et  me  donna  l'absolution.  Je  ne  fus  pas  très  satisfait;  j'aurais 
voulu  un  directeur  qui  se  fût  intéressé  à  moi,  qui  m'eût  encouragé 
et  soutenu.  J'avais  bien  réfléchi  que,  dans  une  affaire  aussi  sérieuse, 
il  valait  mieux  ne  pas  revenir  que  de  revenir  mal.  Mais  comment 
exiger  ces  soins  d'un  confesseur  qui  entend  chaque  année  cinq  ou  six 
mille  âmes?  Enfin,  j'allai  communier  pour  la  première  fois  depuis 
dix-huit  ans,  un  peu  troublé  en  moi-même  et  avec  la  crainte  de  ne 
pas  être  assez  préparé  et  surtout  de  ne  pas  assez  croire,  et  en  priant 
Dieu,  comme  Jaïre,  de  suppléer  à  mon  incrédulité.  Depuis  lors,  j'ai 
continué  de  faire  mes  pâques,  et  depuis  deux  ans,  je  fais  mes  dévo- 
tions deux  fois  Tan.  Il  me  semble  que  mes  idées  se  sont  éclaircies,  et 
que  maintenant  cela  va  mieux  pour  la  tranquillité  de  l'âme.  Je  ne  lis 
aucun  livre  de  controverse  et  peu  de  livres  de  piété  ascétique.  Je 
t'avoue  que  lorsque  je  vois,  dans  une  prière  :  «  Mon  doux  Jésus,  mon 
aimable  Sauveur  »  et  d'autres  expressions  d'amour  familier  qui  sont 
profanées  par  mes  souvenirs,  j'éprouve  un  froid,  un  dégoût  qui  me 
persuadent  que  je  dois  prier  autrement  sans  désapprouver  les  âmes 
simples  et  pures  qui  se  servent  de  ces  prières.  Le  vrai  livre  persuasif 
pour  moi  est  l'Evangile.  Je  le  lis  souvent,  et  quand  j'ai  fini,  je 
recommence. 

Tout  irait  assez  bien  maintenant,  si  je  pouvais  arracher  de  mon 
cœur  certaines  choses  qui  le  troublent  souvent.  La  plus  scabreuse 
25  décembre  1902.  72 


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il  10  LSTTBI8  UllDÏTlS 

est  qu'il  me  faut  croire  que  ma  femme,  un  être  qui,  sans  la  moindre 
exagération,  m'est  mille  fois  plus  cher  que  moi-même,  ne  peut  être 
sauvée  si  elle  n'est  de  ma  religion.  Or  ce  changement  est  impossible. 
Quoi!  celte  femme  qui  vaut  bien  mieux  que  moi,  par  son  caractère, 
par  son  attachement  à  ses  devoirs,  par  son  exactitude  à  remplir  cesx 
de  sa  religion,  qui  est  compatissante,  généreuse,  aimante,  notant 
qu'un  être  humain  peut  l'être!  Tout  mou  coeur  se  révolte  à  cette  idée! 
Lorsque  j'ai  confié  ces  doutes  involontaires  à  mon  confesseur,  il  m'a 
répondu  :  «  On  ne  peut  pas  aller  contre  le  dogme,  mais  ce  ne  sont 
point  vos  affaires;  de  quoi  vous  embarrassez- vous?  Lorsque  ces  idées 
vous  reviennent  à  l'esprit,  chassez-les  comme  une  tentation  I  »  Cela 
me  refait  bien  la  jambe  '  !  Je  m'en  suis  contenté,  cependant,  et  je 
prie  Dieu  qu'il  ne  nous  sépare  pas,  et  j'espère  qu'il  m'exaucera. 

Voilà,  mon  cher  ami,  ma  profession  de  foi.  Je  la  crois  meiUene, 
et  plus  sincère  surtout,  que  celle  du  Vicaire  savoyard.  Elles  n'ont 
peut-être  d'autre  ressemblance  que  celle  d'être  faites  mal  à  propos, 
car  je  ne  sais  pourquoi  je  t'ai  raconté  tout  cela,  à  moins  que  ce  ne 
soit  un  désir  secret  de  te  voir  plus  heureux,  que  tu  me  pardonneras, 
fût-il  mal  entendu  de  ma  part  et  déplacé. 

Recueillons  dans  une  lettre  du  26  janvier  1821  (?)  une  phrase 
où  il  dit  avoir  renoncé  k  la  poésie  lyrique  à  cause  de  la  difficulté 
d'y  «  réunir  l'imagination  à  la  logique  »,  et  cet  éloge  très  court, 
mais  très  expressif,  de  Lamartine  à  ses  débuta  :  «  J'ai  la  les 
poésies  de  Lamartine.  Je  les  sais  par  cœur,  et  je  tei  ai  fait 
plus  d'honneur  qu'à  Jean- Baptiste,  car  je  l'ai  lu  quatre  on  cinq 
fois  de  suite.  Il  y  a  quelques  taches,  comme  dans  le  soleil.  Je 
t'avoue  que  j'en  ai  été  ravi.  »  Passons,  sautant  quelques  êpttres 
d'intérêt  purement  familial,  au  12  mû  1823  2,  et  nous  verrons,  à 
propos  de  V Expédition  nocturne  autour  de  ma  chambre,  Xavier 
de  Maistre  conformer  ses  actes  aux  idées  morales  qui  lui  ont 
inspiré  l'édifiante  lettre  qu'on  vient  de  lire  : 

Je  ne  sais  pourquoi  Vignet  ne  m'écrit  pas  de  Londres  et  comment 

1  Xavier  de  Maistre  a  raison  de  s'indigner.  Si  révoltante  que  sott  la 
réponse  de  son  confesseur,  elle  est  encore,  grâce  à  Dieu,  plus  contraire  à 
la  théologie.  Sans  doute  «  on  ne  peut  pas  aller  contre  le  dogme  »,  mais  il 
ne  faut  pas  le  faire  autre  qu'il  n'est.  Et  c'est  le  travestir,  c'est  outrageu- 
sement «  aller  contre  lui  »,  de  prétendre  qu'avec  la  bonne  foi,  une  conduite 
morale,  et  en  croyant  testes  les  vérités  que  croit  un  echkmitique  russe,  m 
ne  puisse  pas  faire  son  salut.  Tous  nos  enlunts  du  catéchisme  sont  instruits 
à  distinguer  le  corps  et  l'âme  de  l'Eglise. 

2  II  ne  nous  reste  pas  de  lettre  qui  se  rapporte  à  la  mort  de  Joseph,  sur- 
venue, après  quelques  jours  seulement  de  maladie,  le  26  février  182t.  Mais 
on  ne  peut  douter  de  l'immense  chagrin  que  Xavier  en  dut  ressentir. 


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DB  X1V1IR  Dt  MilSTRB  à  SA  FAMILLB  1111 

il  »e  fait  que  J'apprends  de  loi  l'arrivée  de  mes  opuscules.  Je  loi  ai 
mandé  hier  par  un  courrier  mes  intentions  à  l'égard  du  Voyage 
autour  de  ma  chambre,  auquel  j'ai  ajouté  une  seconde  partie, 
intitulée  :  Excursion  nocturne  autour,  etc.  Voici  mon  but  dans 
cette  nouvelle  composition  :  c'est  que  je  veux  retrancher  adroitement 
du  premier  voyage  quelques  phrases  suspectes  et  quelques  gravelures, 
entre  autres  le  chapitre  du  dialogue  entre  l'âme  et  la  bête,  qui  n'est 
autre  chose  qu'un  équivoque  très  ordurier.  Mon  frère  se  reprochait 
de  l'avoir  laissé  passer,  et  les  Jésuites  lui  en  ont  fait  un  grief.  Or,  en 
ajoutant  une  seconde  partie  qui  contient  aussi  force  folies,  mais 
seulement  le  mot  pour  rire,  on  ne  s'apercevra  pas  des  soustractions, 
et  je  réparerai  le  mal  autant  que  possible.  11  me  semble  que  cette 
seconde  partie  ne  déparera  pas  la  première.  Elle  est  faite  depuis  plus 
de  vingt-cinq  ans.  J'ai  eu  l'occasion  de  la  lire  à  quelques  amis,  et  j'ai 
cru  voir  qu'on  était  content.  Si  j'avais  des  copistes,  je  te  l'enverrais, 
mais  je  ne  sais  plus  écrire  ;  tu  peux  le  voir  par  cette  lettre,  que  j'aurais 
de  la  peine  à  relire. 

Une  anecdote  agréable  sur  le  tsar  Alexandre  1"  est  à  extraire 
d'une  lettre  écrite  à  Nicolas  encore,  vers  la  même  époque,  mais 
sans  date  précise  : 

...  Nous  attendons  notre  grand  empereur,  qui  vient  de  faire  un 
voyage  de  quelques  milliers  de  lieues  dans  son  empire;  il  a  poussé 
jusqu'en  Sibérie  et  a  visité  les  sables  d'or  dont  tu  auras  ouï  parler, 
découverts  nouvellement.  On  a  fouillé  devant  Sa  Majesté  pour  lui 
offrir  de  l'or  natif,  qui  s'y  rencontre  souvent  en  gros  morceaux;  et 
l'empereur  a  lui-même  pioché.  Il  a  été  reçu  partout  comme  Charles 
en  Savoie,  et  il  a  semé  les  grâces  sur  son  chemin.  Il  y  a  plusieurs 
anecdotes  intéressantes.  En  voici  une  : 

Tandis  qu'on  changeait  de  chevaux  à  une  station  de  poste,  l'empe- 
reur se  promenait  auprès  de  sa  voilure;  une  vieille  femme  s'approcha 
du  cocher  de  l'empereur  pour  lui  demander  s'il  ne  connaissait  pas 
son  fils,  chauffeur  de  poêles  à  la  cour.  Sur  la  réponse  négative  du 
cocher,  l'empereur  s'approcha  et  dit  à  la  femme  :  a  Moi,  je  le 
connais;  il  se  porte  fort  bien.  —  Ah!  merci,  monsieur.  Et  ne 
sauriez-vous  point  s'il  a  reçu  dix  roubles  que  je  lui  ai  envoyés  par  la 
poste?  —  Comment  donc,  certainement,  il  les  a  reçus.  Et  vous,  ma 
bonne,  avez-vous  reçu  les  cinq  cents  roubles  que  votre  fils  vous  a 
envoyés  par  le  général  Debitet?  —  Quel  général?  —  Tenez,  le  voilà 
qui  parle  là-bas;  allez  les  lui  demander,  et,  s'il  refuse,  venez  me  le 
dire.  »  Le  général  Debitet,  qui  n'avait  rien  vu  ni  entendu  de  ce  qui  se 
passait,  éconduisit,  comme  de  raison,  la  solliciteuse.  Mais  l'empereur 
la  suivait  et,  s'adressant  au  général  :  «  Comment  n'avez-vous  pas 


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1112  LBTTRIS  INtDITB 

honte,  lui  dit 41,  de  nier  cette  somme  que  vous  avez  reçue  pour  celle 
femme  en  ma  présence?  —  Ah  !  Je  l'avais  oublié.  »  Et  la  lemme  reçut 
les  cinq  cents  roubles. 

Le  1er  octobre  1825,  il  philosophe  avec  son  vieux  frère,  et  il  loi 
parle  de  lettres  qu'il  vient  de  ranger.  Gela  nous  vaut  de  connaître 
une  prophétie  assez  piquante  du  chevalier  et  un  mot  remarquable 
de  Joseph  de  Maistre  sur  Napoléon  : 

Sans  doute  les  choses  auraient  pu  mieux  tourner;  mais  combien 
d'autres  ont  plus  souffert.  C'est  une  belle  victoire  que  de  vivre  dans 
l'aisance  et  de  mourir  tranquille.  En  rentrant  en  ville,  j'ai  mis  ordre 
à  mes  vieux  papiers.  J'ai  retrouvé  toutes  tes  lettres  depuis  1801:  je 
voudrais  te  les  envoyer  pour  te  faire  jouir  de  tout  ce  que  tu  vaux,  en 
remettant  sous  tes  yeux  vingt-cinq  ans  de  bonté,  d'amitié  active  pour 
moi.  Je  les  ai  toutes  relues,  et  malgré  la  bonne  intention  où  j'élus  de 
de  me  débarrasser  de  tant  de  papiers,  je  n'en  ai  pas  osé  brûler  une.  Je 
voyais  en  même  temps  les  lettres  de  mon  frère  ;  et  rien  de  plus  singu- 
lier que  vos  réflexions  politiques  et  vos  vues  différentes  survenir. 
Dans  Tune  des  tiennes,  j'ai  trouvé  cette  phrase  remarquable,  eo 
date  de  1803,  au  sujet  de  Napoléon  dont  tu  prévoyais  les  succès 
ultérieurs  :  «  Quand  tu  reviendras  en  France,  la  Révolution  te  paraîtra 
un  rêve.  Tout  tient  à  ce  grand  homme.  Jusqu'à  présent,  il  nous  tient 
sur  l'abîme,  mais  dès  qu'il  sera  consul  héréditaire  et  qu'il  auia 
épousé  une  princesse  d'autricue,  le  pont  sera  fait  et  tu  pourras  alors 
transporter  ta  fortune,  etc.  »  Où  diable  as-tu  pris  cette  prophétie? 
J'ai  bien  regardé  la  date  (9  novembre  1803,  aux  Echelles  f).  Napoléon 
lui-même  n'y  pensait  sûrement  point  encore.  J'ai  été  frappé  de  cette 
singularité.  Je  recevais  à  peu  près  dans  le  même  temps  une  lettre  de 
notre  aîné  de  Sardaigne,  dans  laquelle  je  lis  celte  autre  phrase  à 
laquelle  tu  le  reconnaîtras  :  «  On  me  dira  ce  qu'on  voudra,  mais  je  ne 
peux  regarder  cet  homme  autrement  que  comme  un  emplâtre stip- 
tique  (?)  mis  sur  l'ulcère  de  la  France  pour  la  guérir;  lorsque  la 
croûte  sera  formée,  l'emplâtre  tombera  de  lui-même.  »  Vous  avez  en 
tous  deux  raison,  mais  tu  as  eu  plus  raison  et  plus  têt  que  Joseph. 

VII 

PREMIÈRE  PARTIE  DU  SÉJOUR  EN  ITALIE 
(1826-1832) 

En  1826,  —  non  pas  en  1825,  comme  le  dit  M.  Réaume,  d'ordi- 
naire si  bien  informé,  —  Xavier  de  Maistre  quitta  la  Russie  a?ec 

1  Nom  d'une  propriété  de  famille. 


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DB  XàVlfit  DE  MàlSIRB  A  8A  FAMILLE  1113 

sa  femme,  sa  fille,  son  fils  Arthur,  sa  nièce  Natalie  et  tonte  sa 
maison.  Il  allait  enfin  revoir  sa  patrie,  son  frère  le  chevalier,  ses 
sœurs,  ses  neveux  et  nièces  inconnus,  les  amis  qui  pouvaient  avoir 
survécu  à  vingt-sept  années  de  séparation.  Mus  son  but  principal 
était  de  procurer  à  la  délicate  santé  de  ses  enfants  un  climat  plus 
doux  que  celui  de  la  Russie.  Ni  la  Toscane,  hélas  !  ni  Rome,  ni  le 
golfe  de  Naples  ne  pourront  conjurer  le  sort  qui  les  menace. 
Lorsque  Xavier  les  aura  perdus  et  qu'il  aura  vu  disparaître  aussi  la 
plupart  de  ses  proches,  il  reprendra,  avec  sa  chère  femme,  le  che- 
min de  la  Russie  pour  y  finir,  tristement,  sa  vie  tant  agitée. 

Commençons  cette  période  par  une  lettre  adressée  de  Péters- 
bourg  à  Nicolas,  le  27  mars  1826.  Elle  nous  renseigne  sur  ses 
projets  et  elle  donne  l'idée  de  ce  qu'étaient  alors  les  grands 
déplacements  : 

Je  t'ai  déjà  marqué,  mon  cher  ami,  notre  plan  de  voyage.  Nous  avons 
fouillé  parmi  toutes  les  possibilités  pour  pouvoir  faire  autrement 
et  plus  économiquement,  et  nous  en  sommes  cependant  restés  là.  La 
dépense  est  sans  doute  effrayante;  mais  nous  dépenserons  moins 
dans  le  séjour  :  nous  comptons  dépenser  30,000  roubles  par  année,  ce 
qui  est  juste  la  moitié  de  notre  dépense  ici.  Ainsi  nous  rattraperons, 
et  au  delà,  les  frais  de  voyage,  que  je  calcule  à  10,000  roubles  jus- 
qu'à Chambéry.  On  travaille  aux  voitures.  J'espère  que  nous  pourrons 
nous  acheminer  vers  le  milieu  de  mai.  Je  suis  dans  un  trouble,  une 
anxiété  inexprimables,  et  je  ne  sais  trop  ce  que  je  fais,  ce  que  je  dis, 
ce  que  je  t'écris.  Les  difficultés,  les  embarras,  sont  devant  mes  yeux 
comme  des  montagnes,  mais  je  me  console  en  pensant  que  l'été  pro- 
chain je  t'embrasserai. 

Les  choses  se  passèrent  à  peu  près  comme  Xavier  les  avait 
prévues.  Le  déport,  seulement,  fut  un  peu  retardé  : 

Vous  nous  croyez  déjà  en  chemin,  mes  chers  amis,  dit  une  lettre 
adressée  le  30  mai  à  Nicolas,  et  je  vous  écris  encore  de  Pétersbourg. 
Tout  est  prêt  pour  le  voyage,  excepté  les  voitures,  qui  ne  sont  pas 
achevées.  Le  couronnement,  qui  devait  avoir  lieu  au  mois  de  juin, 
occupait  tous  les  charrons  de  la  ville;  et  le  nôtre,  pressé  d'ouvrage, 
n'a  pas  tenu  parole.  Nous  ne  partirons  pas  avant  le  43  ou  le  20  de 
juin.  Le  couronnement  est  retardé  sans  qu'on  sache  l'époque  précise 
où  il  aura  lieu.  Cela  fuit  un  grand  mécompte  pour  tous  les  étrangers 
qui  avaient  déjà  loué  des  maisons  ici  et  à  Moscou.  Le  duc  de  Raguse 
paye  le  loyer  de  la  sienne  ici  20,000  roubles  par  mois.  La  mort  de 
l'impératrice  Elisabeth  cause  ce  retard... 


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1114  LfTTBK  IIÉNttS 

Parti  quelques  mois  plus  tôt,  il  aurait  revu  celle  de  ses  sœurs  qui 
s'était  montrée,  durant  les  longues  années  d'éloignement,  sa  pins 
fidèle  correspondante  : 

J'avais  espéré,  écrit-il  au  même  le  7  mai,  que  notre  chère  Eulifie 
me  donnerait  la  triste  consolation  de  la  voir  mourir.  Je  savais  son 
état  sans  espoir,  mais  on  disait  qu'elle  pouvait  résister  encore  long- 
temps. Dieu  en  a  décidé  autrement,  et  sans  doute  il  faut  l'en  remer- 
cier, puisque  notre  pauvre  sœur  n'avait  plus  que  des  souffrances  à 
attendre  dans  ce  monde.  Si  j'avais  pu  l'embrasser  au  moins  nue  seule 
fois,  la  remercier  de  sa  longue  et  constante  amitié.  Tant  qu'elle  a  pu 
écrire,  j'ai  reçu  chaque  mois  une  lettre  d'elle,  où  elle  semblait  deviner 
tout  ce  que  je  voulais  savoir  et  répondre  à  ma  pensée.  Je  ne  la  retrou- 
verai plus,  c'est  une  cruelle  pensée.  Admire,  mon  cher  ami,  comment 
les  plus  sages,  les  plus  tempérants,  ont  été  repris  les  premiers.  Nous 
en  parlerons  quand  nous  nous  verrons.  Il  faudrait  profiter  de  ce  répit 
de  la  Providence.  Après  avoir  reçu  ta  lettre,  dans  laquelle  tu  paries  de 
ton  âge,  j'ai  été  entendre  la  messe  de  notre  archevêque  cardinal,  qui 
a  quatre-vingt-seize  ans  et  qui  a  officié  lui-même.  Gela  m'a  donné  un 
bon  pressentiment  que  nous  pourrons  encore  jouir  de  quelques  bons 
jours  ensemble. 

Ces  «  bons  jours  »  de  réunion  ne  furent  pas  de  longue  durée. 

On  ne  sait  au  juste  quand  les  voyageurs  arrivèrent  en  Savoie; 
mus  vers  le  milieu  d'octobre,  ils  en  étaient  déjà  revenus,  et  nous 
les  trouvons  à  Turin,  prêts  à  partir  pour  la  Toscane.  Des  deux 
lettres  que  Xavier  adresse  alors  a  son  frère  de  la  capitale  du  Pié- 
mont, l'une  manque  de  date,  l'autre  est  du  26  octobre.  On  lit  dans 
cette  dernière  : 

T'ai-je  dit  aussi  que  nous  avons  été  à  Raconis  chez  le  prince1,  où 
nous  avons  dîné  et  passé  une  partie  du  jour  très  agréablement.  Bien 
n'est  plus  aimable  et  plus  noble  que  l'accueil  de  l'illustre  coople.  Le 
prince  a  beaucoup  d'esprit  et  d'instruction,  parle  facilement.  La  prin- 
cesse est  jolie,  très  affable,  avec  beaucoup  de  dignité.  J'élus  à  côté  d'elle 
à  table;  elle  m'a  adressé  plusieurs  fois  la  parole  et  m'a  demandé  si 
j'avais  revu  avec  plaisir  la  rue  Sainte-Thérèse.  On  dit.  qu'elle  n'a  pas 
moins  d'esprit  que  le  prince  ;  elle  a  surtout  celui  de  nous  donner  des 
héritiers...  Je  t'écris  au  milieu  des  coffres  et  des  vaches3.  Sophie  est 
dans  les  agitations,  nous  ne  pouvons  partir  qu'à  huit  heures  du  soir 
parce  qu'on  m'a  assigné  cinq  heures  pour  ma  présentation  au  roi. 

4  Le  prince  de  Gariguan,  Charles-Albert,  qui  monta  sur  le  troue  en]l831. 
*  Malles  recouvertes  de  peau  de  vache. 


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.DE  XàVIER  m  MAISTU  A  SA  FAMILLE  1115 

Cette  visite  au  roi  ne  fat  pas  sans  effet.  Le  23  novembre,  Xavier, 
qui  se  troove  déjà  à  Pfee,  envoie  copie  i  son  frère  d'une  lettre  que 
Charles-Félix  vient  de  hd  faire  écrire  par  le  comte  de  la  Tonr  : 

Monsieur  le  Comte, 

Le  roi,  qui  conserve  toujours  un  souvenir  bienveillant  des  preuves 
de  dévouement  sans  bornes  que  feu  S.  £.  M.  le  comte,  votre  frère,  et 
toute  votre  famille  ont  constamment  données  à  la  maison  de  Savoie, 
n'a  pas  non  plus  oublié,  Monsieur  le  général,  les  services  distingués 
que  vous  avez  vous-même  rendus  dans  les  armées  royales  pendant  la 
Révolution  jusqu'à  l'époque  malheureuse  de  la  dernière  invasion 
étrangère,  ni  surtout  la  noble  persévérance  avec  laquelle  vous  avez 
continué  à  servir  la  cause  sacrée  de  votre  souverain  sous  les  drapeaux 
de  son  auguste  et  puissant  ami  et  allié,  l'empereur  de  Russie. 

Ces  considérations,  Monsieur  le  comte,  jointes  à  celle  du  nom  que 
vous  portez,  si  connu  par  d'éclatants  mérites  envers  l'Eglise  et  envers 
l'Etat,  ont  déterminé  Sa  Majesté  à  vous  donner  une  marque  signalée 
de  sa  satisfaction  et  de  sa  bienveillance  souveraine.  Elle  a  daigné,  en 
conséquence,  vous  conférer  la  grande  croix  de  son  ordre  religieux  et 
militaire  de  Saint-Maurice  et  de  Saint-Lazare,  que  je  m'empresse  de 
vous  transmettre  ci-jointe.  Je  suis  heureux... 

De  Pise,  où  noos  le  trouvons  encore  i  la  date  27  janvier  (1827), 
Xavier  se  rend  à  Naples,  puis  à  Rome.  Il  écrit  de  là  cette  lettre 
enthousiaste  : 

Rome!!  le  10  mars  *8U. 

Est-ce  joli  de  dater  une  lettre  de  Rome  et  d'avoir  pu  et  dû  en  dater 
une  autre  de  Naples,  d'où  je  suis  arrivé  depuis  quelques  jours?  d'avoir 
baisé  la  main  sainte  et  douce  du  Saint-Père  ;  d'avoir  entendu  les  car- 
dinaux se  dire  à  demi- voix  :  «  È  il  fratello  del  célèbre  de  Maistre!  » 
0  mon  cher,  quel  agréable,  quel  charmant  voyage  je  fais  maintenant! 
Naples  et  Rome,  les  deux  plus  belles,  les  deux  plus  intéressantes  villes 
de  l'univers,  m'ont  traité  en  compatriote.  Le  nom  de  mon  frère  me 
recommande  dans  une  partie  de  la  société  la  plus  importante;  ensuite 
je  suis  introduit  dans  quelques  aimables  familles  par  le  Lépreux... 

Ma  course  a  été  un  peu  trop  précipitée.  Nous  étions  à  courir  du 
matin  au  soir.  Pendant  vingt  et  un  jours  que  j'ai  passés  à  Naples,  j'ai 
fait  quarante-cinq  esquisses  d'après  nature,  des  sites  et  des  monu- 
ments les  plus  remarquables,  mais  surtout  de  sites  pittoresques... 
H  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de  la  beauté  des  environs 
de  Naples,  de  la  vallée  de  Baies  et  surtout  des  rochers  d'Amalfi,  où 
nous  avons  fait  une  excursion  de  trois  jours...  Comme  nous  devons 
partir  le  48  du  courant,  je  ne  cherche  pas  même  à  faire  de  nouvelles 


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1116  LMTRI8  INÉDITES 

connaissances.  Je  vois  les  églises,  les  galeries,  et  je  ne  sais  pas  si 
îa  dois  préférer  Naples  à  Rome  on  Rome  à  Naples;  je  me  fixerais -bien 
itiers  dans  Tune  ou  dans  l'antre  en  tirant  à  croix  on  pile. 

s'évita  l'embarras  de  choisir,  en  prenant  tantôt  l'an,  tantôt 
re,  des  plus  beaux  séjours  d'Italie.  Jusqu'au  mois  d'août  1838, 
rie  ses  résidences  entre  Pise,  Rome  et  Naples,  sans  parler  de 
ques  villégiatures  à  côté.  On  a  de  cette  époque  beaucoup  de 
38  adressées,  presque  toutes,  à  son  frère  le  chevalier.  Nous 
erons  délibérément  celles  qui  ont  trait  aux  affaires  ou  aux 
ments  do  famille,  pour  ne  reproduire  que  celles  qui  offrent  un 
et  d'ordre  général. 

ivier  se  passionne  pour  la  Russie  dans  la  longue  guerre  qu'elle 
inue  seule  contre  les  Turcs  après  la  victoire  collective  rem- 
&  k  Navarin  et  après  la  conquête  de  la  Morée  par  les  Français. 

récrie  aussitôt  que,  sur  la  foi  de  nouvelles  plus  ou  moins 
tes,  on  semble  douter  du  succès  définitif  des  armes  russes  : 

nais  l'empereur  Nicolas,  écrit-il  de  Pise  en  octobre  1828,  n'a 
ncé  la  volonté  ni  même  l'espoir  d'aller  à  Gonstantinople,  et  moins 
re  n'en  a  fixé  l'époque  à  la  manière  de  Bonaparte.  11  a  dit  ça 'il 
endrait  l'honneur  de  sa  couronne  et  forcerait  la  Porte  à  payer 
uis  de  la  guerre  et  à  donner  des  garanties  inviolables.  L'honneur 
itisfait  par  la  prise  de  sept  villes  fortifiées...  Ce  qu'il  a  pris,  il  le 
»ra,  et  voilà  les  frais  de  la  guerre.  Qu'on  ne  les  paye  pas  en 
it,  restent  les  garanties,  et  nous  venrons  ! 

s  Français,  au  moins  dans  leur  politique,  lui  plaisent  moins 
es  Russes,  et  on  l'eût  bien  étonné  en  lui  prédisant  que  la  fin 
iècle  verrait  fraterniser  Paris  et  Moscou.  Nicolas  Ier,  ce  type 
/é  de  l'autocrate,  a  le  don  de  l'enthousiasmer;  les  «  libéraux  » 
rance  lui  sont  en  horreur.  Parlant  du  tsar,  il  écrit  le  1er  dé- 
>re  1828  : 

me  d'années,  il  est  déjà  vieux  dans  l'histoire  qui,  jusqu'à  présent, 
iregistré  sous  son  nom  que  de  grandes  et  bonnes  choses.  Il  faut 
mir  que  la  Russie  jouit  d'un  bonheur  peu  commun  sous  le  rap- 
le  ses  princes.  Depuis  près  de  trente  ans,  elle  n'a  eu  qu'à  admirer 
vants  et  à  pleurer  les  morts  avec  des  larmes  bien  sincères.  Je 
ouve  heureux  de  vivre  sous  leurs  lois,  loin  des  turbulents  Fran- 
st  de  leur  orageuse  constitution,  qui  n'est  rien  moins  que  cons- 
i.  J'ai  vu  ces  jours  passés  M.  Heinard,  le  célèbre  philbellène, 
st  venu  chez  moi.  Il  est  fort  indécis  sur  le  gouvernement  qui 


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DB  XAVIER  DB  MAttTPE  A  8A  FAMILLE  1117 

conviendrait  anx  Grecs.  Il  ne  croit  pas  possible  de  leur  donner  un  roi 
constitutionnel.  Je  lui  ai  dit  que  cela  n'est  pas  plus  possible  qu'en 
France.  Ces  malheureux  Français  nous  causeront  du  chagrin.  Leur 
charte  philosophique  ne  leur  convient,  pas.  L'antique  religion  de 
leurs  pères  ne  leur  convient  pas.  L'antique  dynastie  des  Bourbons 
ne  leur  convient  pas.  Le  désordre  et  le  bruit  sont  leur  véritable 
élément. 

Le  7  août  1830,  Xavier  de  Maislre,  qui  ne  sait  pas  encore  le 
résultat  des  journées  de  Juillet,  écrit  de  Naples  une  de  ses  lettres 
les  plus  intéressantes.  On  y  trouvera  des  détails  fort  curieux  sur 
une  visite  au  dey  d'Alger. 

Les  événements  courent  si  vite  que  nous  ne  sommes  pas  certains 
de  finir  nos  jours  en  paix,  quelque  avancés  que  nous  soyons  dans  la 
vie.  On  raconte  ici  des  choses  alarmantes,  des  émeutes  à  Paris,  des 
vitres  ministérielles  cassées,  la  force  armée  employée,  etc.  Si  les 
frontières  de  la  France  étaient  comme  les  rivages  de  la  mer,  que  la 
tempête  ne  dépasse  jamais,  je  m'en  consolerais  aisément;  mais  vous 
êtes  si  près!  J'attends  des  nouvelles  avec  anxiété. 

...  Nous  avons  ici  le  dey  d'Alger;  il  est  arrivé  presque  en  même 
temps  que  la  nouvelle  de  sa  défaite.  Pendant  qu'il  était  encore  en 
quarantaine,  le  comte  de  La  Ferronnays  *  a  été  près  de  la  frégate 
pour  voir  le  capitaine,  et  le  dey  se  présenta  aussi  et  salua  le  comte 
et  les  dames.  Il  dit,  par  son  interprète,  des  choses  fort  aimables.  Le 
lendemain,  dans  une  seconde  visite,  je  pris  une  barque  avec  Natalie  et 
je  suivis  la  séance.  Le  dey  est  un  homme  de  soixante  ans,  portant  une 
longue  barbe  blanche  et  sale  et  des  lunettes,  les  bras  nus,  un  schall 
autour  de  la  tête.  M.  de  La  Ferronnays  demanda  si  on  ne  pouvait  pas 
voir  les  femmes;  le  capitaine  répondit  qu'il  n'oserait  pas  même  le 
proposer;  mais  l'interprète  ayant  expliqué  la  proposition,  le  dey 
-répondit  que  les  femmes  verraient  avec  plaisir  les  dames  de  la  famille 
La  Ferronnays  dès  qu'il  serait  à  terre. 

L'entrevue  a  eu,  en  effel,  lieu  avant-hier.  Son  harem  est  composé  de 
cin  quante-huit  femmes  qui,  cependant,  ne  lui  appartiennent  pas  toutes. 
Il  y  a  une  dizaine  de  blanches,  le  reste  est  de  peau  cuivrée  ou  des 
négresses.  La  deyesse  est  une  femme  de  trente  ans  ;  elle  est  seule  femme 
légitime.  Elle  a  trois  filles;  les  deux  aînées  sont  mariées.  Un  des  beaux- 
fils  était  ministre  de  la  guerre  et  a  combattu  contre  les  Français; 
l'autre  était  ministre  des  finances.  L'un  d'eux  est  un  superbe  homme. 
La  troisième  fille  est  encore  à  marier.  La  visite  a  eu  lieu  à  neuf  heures 

4  Alors  ambassadeur  de  France  à  Naples. 


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lits  lETTtis  «tomes 

du  matin;  le  dey,  avec  toute  sa  suite  masculine,  était  dans  un  salon, 
assis  sur  un  divan,  les  jambes  nues,  dont  une  seule  pendait  ;  l'antre  était 
sous  lui.  Il  n'y  a  pas  une  seule  paire  de  bas  dans  toute  la  caravane  com- 
posée de  cent  cinq  personnes.  On  a  servi  du  café  et  des  glaces,  et  les 
dames  ont  reçu  chacune  en  cadeau  une  petite  fiole  d'essence  de  roses. 
L'appartement  était  parfumé  à  la  rose  et  au  musc  jusque  sur  l'escalier. 
Le  dey  avait  un  gros  diamant  au  doigt  et  un  poignard  garni  d'éme- 
raudes  et  de  diamants.  Les  dames  ont  ensuite  été  introduites  dans 
l'appartement  des  femmes.  La  conversation  n'a  pu  avoir  lieu  que 
par  signes.  La  deyesse  a  demandé  à  toutes  les  dames  si  elles  avaient 
des  enfants  et  si  elles  étaient  grosses,  et  lorsqu'elles  faisaient  un  signe 
négatif,  la  deyesse  balançait  la  tête  en  signe  de  regret  et  de  pitié.  La 
deyesse  était  très  richement  habillée;  ses  jambes  nues  étaient  ornées 
de  bracelets  en  diamants  et  les  pieds  étaient  dans  des  pantoufles  de 
maroquin;  sur  la  tète  un  énorme  bonnet  en  filigrane  d'or  avec  un 
bandeau  en  diamants.  Les  jeunes  femmes  étaient  habillées  avec  une 
tunique  de  gaze  fermée  sur  la  poitrine  avec  une  grosse  épingle  et 
descendant  jusqu'aux  genoux;  point  de  chemise,  mais  un  schall  dont 
elles  s'enveloppaient  depuis  la  ceinture  jusqu'aux  pieds,  et  qu'elles 
soutenaient  bien  ou  mal  avec  la  main.  Ce  costume  est  parfaitement 
adapté  à  la  saison,  car  il  ne  peut  intercepter  ni  l'air  ni  les  regards. 
Les  deux  chambres  où  se  trouvaient  les   cinquante-huit  femmes 
étaient  dans  le  plus  grand  désordre;  une  trentaine  de  coffres  de  toutes 
grandeurs,  la  plupart  couverts  de  velours  brodé  en  or;  des  coussins, 
des  couvertures,  étaient  pêle-mêle  sur  le  plancher.  Les  femmes 
accroupies  ou  couchées  et  dans  toutes  les  attitudes  imaginables.  Ces 
malheureuses  ont  fait  le  voyage  comme  dans  un  vaisseau  négrier,  ne 
pouvant  se  montrer  sur  le  pont  et  sans  possibilité  de  se  laver,  ce  qui 
a  peut-être  occasionné  la  profusion  d'essence  de  roses  et  de  musc 
dont  les  appartements  étaient  parfumés. 

On  dit  que  le  dey  commence  à  être  embarrassé  de  tant  de  monde  et 
qu'il  conseille  à  ses  compagnons  d'infortune  un  voyage  à  la  Mecque. 
Les  opinions  varient  beaucoup  sur  les  richesses  qu'il  a  emportées; 
quelques  personnes  disent  qu'il  a  peu  d'argent  comptant  et  que  toute 
sa  fortune  consiste  en  diamants  et  pierres  précieuses.  Il  est  probable 
qu'il  a  emporté  des  millions;  rien  n'a  pu  l'en  empêcher  et  il  aurait  pu 
tout  prendre,  car  il  a  eu  le  temps.  Il  cherche  une  maison  et  s'établira 
décidément  ici.  Il  a  dit  à  H.  de  La  Ferronnays  que  «  le  roi  de  France 
est  un  véritable  grand  souverain  dont  la  famille  règne  depuis  des 
siècles,  au  lieu  que  nous  autres,  a-t-il  ajouté,  nous  ne  .sommes  que 
des  parvenus.  Je  lui  ai  manqué  de  respect,  il  m'a  puni  et  maintenant 
je  suis  très  heureux  d'être  sous  sa  protection.  »  Du  reste,  il  n'a  jamais 
montré  un  seul  instant  de  l'humeur  ou  de  la  tristesse,  et  tout  son 


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DE  XAVIER  DB  MAJSTBB  à  Si  FAMILLE  1119 

monde  parait  fort  tranquille  et  résigné.  Natalie  est  revenue  enchantée 
de  son  expédition. 

Une  lettre,  écrite  cinq  jours  plus  tard,  le  12  août,  nous  montre 
qu'il  sait  enfin  toute  la  vérité  sur  les  événements  de  Paris.  Il  s'en 
désole  à  la  fois  comme  ami  des  La  Ferronnays,  privés  de  leur 
ambassade  à  Naples,  et  comme  partisan  des  institutions  qui 
viennent  de  recevoir  une  si  rude  secousse  : 

...  Nous  avons  ici  les  La  Ferronnays  qui  sont  bien  plus  malheureux 
encore  *,  car  ils  sont  sans  fortune,  et  la  terre  leur  manque  sous  les 
pieds,  au  milieu  de  tout  le  luxe  d'une  brillante  ambassade.  Je  crains 
fort  que  le  pauvre  comte,  déjà  malade,  ne  succombe  sous  ce  terrible 
coup  du  sort.  Ces  deux  excellentes  familles,  qui  nous  ont  donné  tant 
de  marques  d'un  intérêt  vrai  à  l'époque  de  notre  malheur,  semblent 
s'être  réunies  ici  pour  nous  rendre  témoins  de  celui  qu'elles  éprou- 
vent, sans  que  nous  puissions  leur  être  d'aucun  secours.  Mme  de  Mar- 
cellus  est  venue  exprès  de  Rome  pour  passer  un  mois  avec  nous. 
M.  de  La  Ferronnays  y  est  venu  pour  sa  santé.  Il  avait  repris  une  partie 
des  maux  qui  lui  ont  fait  quitter  le  ministère.  Il  commençait  à  se 
remettre,  dans  les  montagnes  de  Castellamare,  lorsque  ce  coup  de 
foudre  est  arrivé,  véritable  coup  de  foudre.  Dans  trente-six  heures,  les 
voilà  de  nouveau  en  89.  Gomme  on  s'est  trompé  sur  l'esprit  de  la 
France!  Les  coquins  étaient  trop  heureux.  Barthélémy  a  dit  que  les 
hommes  peuvent  tout  supporter  patiemment,  excepté  le  bonheur... 
On  se  perd  dans  un  océan  d'incertitudes  et  d'inquiétudes  pour  ce  triste 
avenir,  qui  paraît  si  sombre.  Adieu,  écris-moi,  quand  ce  serait  seule- 
ment des  nouvelles  de  votre  existence. 

La  révolution,  les  libéraux,  deviennent  le  cauchemar  de  Xavier. 
Durant  trois  années,  ses  lettres  sont  pleines  d'invectives  et  de 
lamentations  contre  ces  fléaux,  qui  lui  paraissent  tout  aussi 
funestes  que  le  choléra.  Pas  plus  que  la  révolte  des  Romagnes 
contre  le  Pape,  le  soulèvement  des  Polonais  contre  les  Russes  ne 
trouve  grâce  à  ses  yeux. 

Il  écrit  le  16  juillet  à  son  frère  : 

Il  ne  faut  pas  trop  s'apitoyer  sur  le  sort  des  Polonais  à  cause  de 
leur  courage,  qui  serait  digne  d'admiration  s'il  était  mieux  employé. 
Ils  ont  tort  devant  Dieu  et  devant  les  hommes.  Je  plains  médiocrement 
les  enragés  qui  se  jettent  par  la  fenêtre... 

*  U  vient  de  parler  d'une  autre  famille,  dont  Inexistence  se  trouve  boule* 
versée  par  les  événements. 


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1120  L1TTRKS  IRÊMTBS 

Les  secousses  politiques  ébranlaient  jusqu'à  la  Savoie,  jusqu'au 
Etals  du  Pape.  Sur  la  révolte  des  Romagnes,  qui  dura  fort  long- 
temps sans  jamais  être  bien  sanglante,  sur  la  façon  dont  on  s'en 
occupait  à  Rome,  sur  les  interventions  maies  de  l'Autriche  et  de 
la  France  pour  protéger  le  Saint-Père,  on  possède  de  Xavier  de 
Maistre  un  grand  nombre  de  lettres  qui  pourront  un  jour  contri- 
buer à  écrire  l'histoire  des  derniers  temps  du  pouvoir  temporel. 
En  voici  une,  écrite  de  Rome  même,  où  il  est  bien  placé  pour  voir 
le  véritable  état  des  choses  : 

J'ai  été  bien  affligé  et  bien  surpris  de  la  bagarre  de  Ghambéry.  Je 
croyais  mes  compatriotes  à  l'abri  de  ce  choléra-morbus  français,  et  il 
vient  de  se  déclarer  d'une  manière  effrayante.  J'en  ai  éprouvé  l'espèce 
de  chagrin  qne  je  ressentirais  si  j'apprenais  que  ma  femme  m'est 
infidèle,  honte  et  chagrin  cruels.  Mais  cependant  nous  ne  sommes  pas 
en  France,  où  les  tribunaux  absolvent  tous  les  crimes.  J'espère  bien 
que  justice  sera  faite,  et  que  quelque  goujat  paiera  de  sa  personne 
l'insulte  faite  à  la  religion  et  au  repos  public.  Le  môme  esprit  travaille 
aussi  la  Romagne.  Les  légations  ont  refusé  de  se  soumettre  et  de 
payer  les  revenus  au  gouvernement.  Cela  durait  depuis  Tannée 
passée;  il  n'y  avait  pas  d'insurrection  proprement  dite,  parce  qu'il 
n'y  avait  point  de  force  pour  les  mettre  à  la  raison,  mais  désobéis- 
sance bien  prononcée... 

Les  Autrichiens  n'entreront  à  Bologne  que  dans  le  cas  où  les 
troupes  du  Pape  éprouveraient  de  la  résistance.  Nous  attendons  avec 
beaucoup  d'empressement  et  de  curiosité  la  fin  de  cette  affaire,  qui 
va  faire  joliment  crier  les  journaux  du  libéralisme,  mais  nous  l'atten- 
dons sans  la  moindre  crainte.  Malgré  cette  espèce  de  guerre  civile,  et 
la  misère,  et  le  tremblement  de  terre  qui  a  ruiné  vingt  mille  habitants 
à  40  milles  de  Rome,  on  s'y  amuse,  on  danse  chez  les  ambassadeurs; 
on  a  deux  théâtres  qui  sont  fort  mauvais,  dit-on,  car  je  n'y  vais 
jamais  ;  on  se  promène  par  le  plus  beau  soleil  du  monde,  et,  à  regarder 
la  superficie  des  choses,  tout  va  à  merveille. 

Cette  quiétude  de  surface  fut  rudement  troublée  quand  les  Fian- 
çais, pour  ne  point  laisser  l'Autriche  seule  maîtresse  au  centre  de 
l'Italie,  s'emparèrent,  sans  crier  gare,  de  la  ville  et  du  port  d'An- 
cône  (22  février  1832).  Xavier,  toujours  à  Rome,  écrit  le  27  mars 
à  son  frère  Nicolas  : 

Les  affaires  publiques  s'embrouillent  chaque  jour  davantage.  Tout 
annonce  la  guerre,  quoique  personne  ne  la  veuille.  Tu  sais  sans  doute 
que  les  Autrichiens  se  sont  emparés  de  toutes  les  Légations...  Leur 
armée,  qui  est,  dit-on,  de  95,000  hommes,  cerne  les  Français  à 


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DI  XAYUR  DB  MAISTRB  A  SA  PaMILLI  1121 

Àncône,  dont  ils  ne  sont  plus  éloignés  que  de  quatre  postes.  Malgré 
cela,  M.  de  Hetternich  écrit  à  H.  d'Apponi,  à  Paris,  que  l'invasion  des 
Français,  tout  insolente  qu'elle  soit,  n'est  pas  une  cause  de  guerre. 
Ainsi  l'insolence  est  avalée  par  l'Autriche.  Que  peut  faire  le  Pape  sans 
protecteur  et  sans  moyens  quelconques?  Aussi  on  est  fort  consterné 
à  Rome.  L'Autriche  ne  croit  donc  pas  qu'une  injure  faite  au  Pape  et 
l'envahissement  de  ses  Etats  vaillent  la  peine  qu'on  s'en  fâche. 

A  mon  avis,  le  Pape  ne  prend  pas  le  bon  chemin,  celui  de 
la  fermeté.  Il  souffre  des  injures  par  résignation.  S'il  se  résignait  à 
perdre  ses  Etats,  mais  à  conserver  sa  dignité,  il  les  garderait  l'une  et 
l'autre.  S'il  avait  adressé  une  forte  protestation  à  toute  la  chrétienté, 
disant  qu'il  est  insulté  chez  lui,  que  ses  Etats  sont  envahis,  qu'il  en 
appelle  au  jugement  de  Dieu  et  des  fidèles,  que,  s'il  n'use  pas  du 
droit  que  Dieu  lui  a  confié  de  jeter  Panathème  sur  les  coupables,  c'est 
que  depuis  qu'ils  ont  profané  la  religion  en  abattant  la  croix  et  en 
persécutant  ses  ministres,  il  ne  les  compte  plus  au  nombre  des 
fidèles,  etc.  Qu'en  serait-il  arrivé?  Serait- il  plus  mal  qu'il  ne  l'est? 
Cela  aurait-il  avancé  d'un  instant  la  rupture  de  la  paix  générale?  Je 
n'en  crois  rien,  et  il  aurait  fort  embarrassé  le  ministère  français.  Si 
son  gouvernement  tombe  de  lui-même,  comme  il  s'y  achemine,  il  ne 
se  relèvera  plus,  au  lieu  qu'après  les  plus  violentes  commotions  de 
l'Europe,  après  qu'il  aura  été  chassé  de  ses  Etats,  emprisonné,  si 
même  il  périssait  dans  le  bouleversement,  son  successeur  reviendra  à 
Rome  et  y  régnera,  parce  qu'il  est  de  l'intérêt  de  l'Europe  que  Rome 
et  ses  Etals  subsistent.  Mais,  si  on  le  laisse  mourir  de  la  gangrène,  il 
n'y  a  plus  de  remède.  Pie  Vil  avait  tout  perdu  par  des  concessions;  il 
a  tout  regagné  par  la  fermeté. 

En  réfléchissant  sur  la  conduite  du  gouvernement,  on  voit  que 
toute  sa  crainte  est  la  perte  du  pouvoir  temporel;  qu'il  méprise  le 
pouvoir  et  il  le  gardera.  Ses  sujets  se  révoltent,  les  étrangers  envahis- 
sent ses  Etals;  qu'il  les  leur  jette  à  la  tête  après  les  avoir  maudits, 
mais  qu'il  tienne  ferme  au  Vatican,  qu'il  s'y  laisse  égorger  plutôt 
que  de  céder.  Il  sera  temps  de  les  bénir  alors  et  de  pardonner  en  tom- 
bant. Les  Autrichiens  de  Bologne,  seuls,  lui  coûtaient  1,000  piastres 
par  jour.  L'emprunt  ruineux  des  Rothschild  est  déjà  épuisé.  Si  cet 
état  de  choses  dure  une  année  encore,  l'Etat  s'écroulera  comme  un 
corps  sans  nourriture. 

Obligés  de  nous  borner,  citons  une  dernière  lettre  de  1832  *  : 

Gomme  tu  me  témoignes  des  inquiétudes  sur  notre  tranquillité  à 

4  Elle  est  seulement  datée  :  «  le  28  de  4832.  »  Le  mois  a  été  oublié.  Elle 
est  nécessairement  des  six  premiers  mois,  puisqu'elle  parle  du  séjour  de 
La  Monnais  à  Rome. 


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lia  LITTRia  MENTIS 

Rome,  sans  doute  d'après  les  journaux  français,  je  ne  yeux  pis  tari* 
à  l'apprendre  qu'ils  mentent,  à  leur  ordinaire.  Les  Légations  ntsoti 
pas  insurgées,  mais  bien  désobéissantes.  Elles  trouvent  f ôrt  co* 
mode  de  ne  rien  payer,  voyant  qu'on  n'a  pas  la  force  de  les  y  oUigv. 
Mais  il  y  régnait  la  plus  grande  tranquillité,  jusqu'à  ce  qu'après  avoir 
inutilement  essayé  les  voies  de  la  douceur  et  épuisé  celle  des  négo- 
ciations, le  gouvernement  s'est  décidé  à  y  envoyer  des  troupes  précé- 
dées de  la  déclaration  des  ministres  de  France,  de  Russie,  de  Prusse 
et  d'Autriche,  annonçant  l'intention  de  leurs  souverains  respectifs 
qui  maintiennent  l'intégrité  des  Etats  du  Saint-Père  et  les  formes  du 
gouvernement...  Il  est  évident  que  le  gros  de  la  population  n'est  point 
contre  le  gouvernement,  et,  si  les  troupes  n'avaient  point  marché,  les 
révolutionnaires  n'auraient  jamais  pu  l'émouvoir.  L'armée  deuil 
marcher  sur  Bologne,  mais  le  Pape  ne  veut  pas  qu'on  répande  du 
sang,  et  il  est  probable  que  les  Autrichiens  entreront... 

La  dernière  partie  de  la  même  lettre  se  rapporte  au  voyage  de 
La  Mennais  à  Rome.  On  ne  verra  pas  sans  curiosité  la  manière 
dont  un  homme  comme  Xavier  de  Maistre  comprenait  et  jugeait  les 
idées  du  directeur  de  Y  Avenir  : 

L'abbé  La  Mennais  est  ici.  C'est  un  antre  tremblement  de  terre  '.  D 
prêche  son  système,  parle  avec  feu,  n'écoute  aucune  objection.  D 
voit  les  Polonais  et  tout  ce  qui  penche  au  libéralisme.  Il  à  été  chez 
le  cardinal  Pacca,  ancienne  connaissance,  et  Ta  prié  de  lai  obtenir 
une  audience  particulière  du  Pape.  Le  cardinal  a  décliné  la  propo- 
sition, disant  que  le  Pape  ne  sachant  pas  le  français  et  l'abbé  ne 
sachant  pas  l'italien,  l'entrevue  particulière  serait  inutile.  Il  loi  a 
conseillé  d'écrire  sa  demande  sur  deux  colonnes,  en  français  et  italien 
en  regard.  L'abbé  travaille  à  cet  ouvrage;  il  apprend  vile  avec  M.  de 
Montalembert,  son  second.  En  attendant,  il  gagne  des  prosélytes.  Un 
prêtre  français  respectable,  qui  parlait  jusqu'à  présent  contre  loi, 
comme  d'un  extravagant,  disait,  ces  jours-ci,  qu'après  l'avoir  entendu, 
il  le  trouvait  dans  une  erreur  totale  théologiquement,  mais  qne 
philosophiquement  il  avait  raison.  Son  système  consiste  à  ce  qne,  les 
hautes  classes  de  la  société  étant  corrompues  et  indifférentes  pour  la 
religion,  le  salut  ne  peut  venir  que  de  l'union  du  bas  clergé  et  des 
paysans  des  campagnes,  chez  lesquels  il  y  a  de  la  foi.  Tout  le  reste 
doit  être  annulé.  Il  faut,  il  est  vrai,  une  grande  catastrophe  pour 
arriver  au  but;  maïs  elle  est  nécessaire  et  surtout  inévitable.  L'ordre 
ne  sera  rétabli  et  stable  que  lorsque  le  cœur  du  prêtre  battra  sur 

*  II  vient  d'être  question  du  tremblement  de  terre  qui  a  bouleiené 
Foligno  et  détruit  deux  petites  villes  voisines. 


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DB  XATlEa  ME  M41STRI  4  Si  FAMILLE  111S 

celui  de  l'ouvrier.  Ce  sont  ses  paroles.  Ta  as  pu  voir  que  Lamartine, 
dans  sa  brochure  politique,  donne  dans  ces  idées,  qui  touchent  de 
près  au  saint-simonisme,  puisqu'il  faudra  bien  déposséder  les  proprié- 
taires avant  d'être  obligé  d'en  venir  là. 


VIII 

SECONDE   MOITIÉ   DU  SÉJOUR  d' ITALIE 

(1832-1838) 

De  la  période  où  nous  sommes  arrivés,  on  possède  d'assez  nom- 
breuses lettres,  écrites  pour  la  plupart  aux  Marcellus,  et  publiées 
dans  les  deux  volumes  de  M.  Réaume.  C'est  une  raison,  pour  nous, 
d'y  insister  beaucoup  moins,  et  de  ne  choisir,  dans  notre  dossier, 
que  les  parties  vraiment  intéressantes  pour  le  grand  public  ou  tout 
à  faii  utiles  à  la  biographie  de  Xavier  de  Maistre. 

Il  écrit,  le  24  avril  4  832,  à  Mme  de  Butet  sur  la  mort  de  leur  sœur 
Thérèse  : 

J'aurais  désiré  être  avec  toi  et  que  nous  eussions  reçu  ensemble  la 
triste  nouvelle.  Me  voilà  le  dernier  de  la  famille  à  soixante-huit  ans. 
Gela  doit  faire  réfléchir.  Nous  étions  dix  vivants,  lorsque  je  partis  pour 
la  Russie.  L'intervalle  qui  s'est  écoulé  depuis  cette  époque  me  semble 
le  rêve  d'un  moment;  mais,  au  réveil,  nous  ne  sommes  plus  que  trois. 
Pauvre  chère  Thérèse,  Dieu  Ta  retirée  au  moment  où  ses  chagrins 
finissaient,  au  moment  où  elle  espérait  jouir  enfin  de  ce  repos  qui  lui 
a  été  refusé  pendant  toute  sa  vie.  Il  faut  bien  que  ce  soit  pour  lui 
épargner  les  malheurs  qui  attendent  ceux  de  ses  amis  qui  lui  ont  sur- 
vécu. C'est  un  bienfait  du  Ciel  auquel  je  crois  fermement,  et  qui  me 
fait  frémir  pour  l'avenir.  Je  te  l'ai  déjà  dit,  nous  avons  trop  vécu  ou 
nous  sommes  nés  trop  tard. 

Tout  n'est  pas  encore  tristesse  dans  sa  vie  cependant.  Il  va  quel- 
quefois à  la  cour,  et,  comme  nous  l'apprend  en  particulier  une 
lettre  de  Noël  183g,  il  fréquente  à  Naples  une  société  fort  à  son 
goût  : 

Je  mène  ici  une  vie  fort  douce.  La  société  de  Naples  est  très  affable, 
mais  nous  la  voyons  rarement.  La  nôtre  est  toute  de  Russes  et  de 
Français.  Il  y  a  ici  quarante  Russes,  sans  compter  les  femmes;  tout 
ce  monde  vient  chez  nous,  et  il  se  passe  peu  de  soirées  sans  que  nous 
en  ayons  quelques-uns  à  notre  thé.  Ma  femme  s'entend  fort  bien  à 
tenir  son  salon,  et,  pendaut  qu'elle  en  fait  les  honneurs,  son  mari  fait 
deux  ou  trois  parties  d'échecs,  qui  mènent  la  soirée  à  sa  fin.  J'ai  eu  le 


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1124  LETTKI8  IHÉ01TB8 

plaisir  d'en  jouer  trois  avec  le  duc  de  Fitz-James,  qui  a  si  bien  parié 
aux  libéraux  et  dont  tu  auras  sans  doute  entendu  parler.  11  est  char- 
mant, rempli  de  bonté  et  d'esprit.  Quoiqu'il  n'ait  guère  pins  de 
cinquante  ans,  il  est  blanc  et  chauve  comme  un  vieillard  de  quatre- 
vingts  ans.  Nous  avons  aussi  le  duc  de  Laval-Montmorency,  le  duc  de 
Duras,  le  frère  de  M""  de  Barol,  marquis  de  Colbert  et  beaucoup 
d'autres  bons  henrikistes.  Gomme  ces  messieurs  no  sont  pas  dans  la 
pénurie,  ils  sont  plus  gais  que  dans  la  première  émigration.  Tu  sais 
aussi  que  les  vieux  grands  seigneurs  sont  beaucoup  plus  aimables  et 
surtout  plus  polis  que  les  jeunes  gens  de  la  nouvelle  France.  En  sorte 
que  leur  société,  jointe  aux  compatriotes  de  ma  femme,  forme  un  tout 
fort  agréable. 

Il  se  trouve  le  voisin  de  Marmont,  à  Castellamare,  et  il  rapporte 
l'opinion  du  maréchal  sur  le  voyage  en  Orient  de  Lamartine  : 

J'ai  passé  à  Castellamare,  écrit-il  à  son  frère  le  28  septembre  1833 
(ou  4834),  une  saison  bien  préférable  à  toutes  les  précédentes,  para 
qu'il  y  avait  moins  de  monde  et  que  le  hasard  y  avait  réuni  une  société 
charmante,  avec  laquelle  nous  avons  mené  une  véritable  vie  de  châ- 
teau. On  se  réunissait  tous  les  jours,  les  maisons  étant  fort  proches. 
Je  t'ai  déjà  parlé  du  maréchal  Marmont,  qui  était  du  nombre  de  nos 
voisins  et  qui  est  une  grande  ressource  par  son  amabilité  et  ses  con- 
naissances... Il  vient  de  faire  un  voyage  en  Orient,  qu'il  s'occupe  main- 
tenant d'écrire.  Il  a  vu  les  mêmes  choses  que  Lamartine,  un  an  après 
lui,  mais  avec  d'autres  yeux  et  d'autres  idées.  Il  sera  curieux  de  les 
comparer.  Il  se  moque  un  peu  des  danqers  que  Lamartine  dit  avoir 
courus.  J'ai  lu  le  voyage  du  dernier,  avec  des  notes  en  marge  par  le 
maréchal...  J'ai  vu  par  là  que  l'ouvrage  n'est  pas  de  son  goût.  Je 
t'avoue  aussi  qu'il  n'est  pas  du  mien. 

Lamartine  n'a  rien  gagné  pour  sa  réputation  littéraire,  depuis  ses 
Méditations.  On  trouve  dans  son  voyage  une  exagération  continuelle, 
un  enthousiasme  forcé,  une  vanité  enfantine,  des  comparaisons  qui 
clochent,  et  par-dessus  tout  des  mots  pris  dans  une  acception  nou- 
velle, inintelligible.  Ce  n'est  pas  français.  Ces  licences  poétiques  qu'on 
lui  reproche  même  en  vers,  sont  insupportables  en  prose.  On  peut 
dire  de  Lamartine,  après  sa  politique  rationnelle,  après  les  discours  à 
la  Chambre,  après  son  voyage  en  Orient,  comme  de  la  Harpe,  qu'il 
tomba  de  chute  en  chute  au  trône  académique. 

De  Castellamare,  encore,  le  3  juin  1834,  il  envoie  à  son  frère  de 
piquants  détails  sur  une  rencontre  de  Ferdinand  de  La  Ferronnays 
avec  des  saint- simonie n 3  : 


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DE  XAVilff  DB  MAI8TEI  A  Si  FAM1LLK  1125 

Toute  la  famille  La  Ferronnays  loge  près  de  nous.  Par  un  hasard 
singulier,  après  les  avoir  connus  longtemps  à  Pétersbourg,  nous 
sommes  toujours  près  d'eux  depuis  sept  ans,  à  Livourne,  Lucques, 
Rome  et  Naples.  C'est  un  bien  bon  voisinage.  Le  père,  la  mère,  trois 
fils  et  deux  belles-filles  vivent  ensemble  dans  la  môme  maison  de 
campagne,  dans  la  plus  parfaite  harmonie  et  hors  des  affaires  d'un 
vilain  monde  dont  ils  ne  peuvent  partager  les  opinions. 

Le  plus  jeune  a  eu,  ces  jours  passés,  une  aventure  singulière  que  je 
Yeux  te  raconter.  Il  y  avait,  dans  une  petite  auberge  de  Nâples,  des  saint- 
simoniens.  L'un  d'eux  était  connu  de  La  Ferronnays,  ayant  servi  avec 
lui  dans  la  marine.  Il  vint  lui  demander  des  secours  pour  soi  et  ses 
camarades,  qui  se  trouvaient  dans  la  détresse.  Ces  jours  passés,  il  est 
revenu  à  Castellamare,  priant  le  jeune  homme  de  lui  procurer  de  quoi 
vivre  et  de  le  prendre,  si  l'on  veut,  pour  domestique  ou  porteur  d'eau. 
«  Et  vos  camarades,  que  font-ils?  — -  Oh  !  pour  eux,  ils  n'ont  plus  besoin 
de  rien,  et  probablement  à  cette  heure  ils  n'existent  plus.  —  Gom- 
ment? Us  veulept  se  suicider? —  Non,  Monsieur,  ils  ne  mourront 
pas.  Us  passent  seulement  à  une  meilleure  vie.  —  Et  vous?  —  Je  ne 
juge  pas  que  le  moment  soit  encore  venu  pour  moi.  »  Le  jeune  homme 
lui  donna  1  piastre  pour  qu'il  pût  manger  ce  jour-là  et  partit  pour 
Naples.  Les  saint-simoniens  avaient  quitté  l'auberge  le  matin  sans 
payer  l'hôte,  emportant  la  clef  de  leur  chambre,  et  s'étaient  établis  à 
la  grande  auberge  de  la  Yittoria.  Ferdinand  de  La  Ferronnays  les 
découvre  enfin  à  neuf  heures  du  soir.  Il  frappe  à  la  porte;  on  ne 
répond  pas.  Il  entend  chanter  un'  hymne  mélancolique.  Il  frappe 
inutilement  à  plusieurs  reprises.  Enfin,  il  menace  de  mettre  bas  la 
porte.  On  ouvre.  Il  entre  dans  une  chambre  éclairée  par  vingt  bougies. 
Trois  jeunes  hommes  en  pantalon  blanc,  chemise  à  collet  rabattu, 
cravate  de  dentelle  noire,  une  jeune  femme  en  blanc,  les  cheveux 
abattus,  tenaient  à  la  main  des  verres  de  Champagne  vides.  Une  bou- 
teille d'opium  était  sur  la  table;  un  réchaud  plein  de  charbons 
allumés  faisait  déjà  sentir  son  influence  délétère.  Plusieurs  orangers 
en  fleurs  et  des  bouquets  de  fleurs  odoriférantes  de  toute  espèce 
ornaient  l'appartement.  Us  attendaient  l'effet  du  charbon  pour  l'aider 
avec  l'opium  et  sortir  doucement  de  ce  monde.  Ferdinand  ouvrit  la 
fenêtre,  jeta  l'opium  et  fit  emporter  les  charbons.  Un  des  jeunes  gens 
avait  le  nom  de  la  dame  écrit  en  blanc  sur  sa  cravate  noire.  Us  ne 
témoignèrent  ni  peine,  ni  plaisir,  ni  reconnaissance  envers  Ferdinand 
qui  n'était,  selon  eux,  qu'un  instrument  de  la  Providence  passif  et 
involontaire,  le  terme  marqué  de  leur  existence  n'étant  pas  encore 
venu.  On  les  ramena  dans  leur  première  auberge*  En  chemin  la  femme 
libre  serra  cependant  la  main  au  libérateur  qu'on  n'appelle  plus 
maintenant  en  famille  que  Yinstrument.  On  a  fait  une  collecte  ;  ils 
25  DicsMBRX  1902.  73 


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im  uirats  utoms 

nton4  pas  voulu  retourner,  en  France  et  a*  sont  embarqué»  pour 
l'Egypte...  Ferdinand  demanda  à  Tan  d'eui  ai  cette  dame  ftiîtk 
ftiiirr  libfift  :  «  Voua  ne  pouvez  pas  savoir  ce  que  c'eafc  que  la  kam 
Mbve.  —  J'ea  ai  cependant  vor  quoique  rarement^  —  Et  eèy  MonsMrt 
—  .*.  »  Le  sainA-eimonien  indigné  répondit  par  le  siknee  d'Aj»;  il  «A 
probable  qu'ils  on!  joué  quelque  rflle  dansTéa&ente  de  Lyon {. 

C'est  à  peu  près  le  dernier  rayon  de  gaieté  dans  la  conesptn- 
cfeuace  qui  noue  reste.  Elle  se  fait  de  plus  en  plaa  pave  et  plus 
mélancolique,  jusqu'à  ce  qu'enfin  y  éclatent  les  accents  d'une  ter- 
rible deuleur.  Le  19  octobre  1837  „  Xavier  annonce,  de  Naplea^la 
nièce,  Adèle  de  Maistre,  la  mort  die  son  fils,  Arthur*  le  seul  en£utt 
qu'il  eût  encore  : 

Mon  Arthur,  mon  cher  Arthur,  n'existe  plus.  Il  est  mort  le  13,  après 
une  maladie  de  quatorze  jours.  Il  nous  a  été  enlevé  au  moment  où  k 
santé  la  plus  florissante  semblait  lui  promettre  une  longue  vie.  Rien 
ne  pouvait  annoncer  une  semblable  calamité.  Depuis  six  mois,  O 
s'était  développé  d'une  manière  surprenante  en  force  et  en  inteffi- 
gence.  Il  était  grandi  rapidement  sans  maigrir.  Son  caractère  s'était 
perfectionné...  Toujours  gai  et  content.  Hélas î  tout  cet  espoir  est 
perdu,  noire  avenir  est  fini  avec  le  sien...  Tout  est  fini.  Le  voilà  sous 
terre.  Nous  en  avions  fait  notre  idole.  Dieu  l'a  Brisée.  Je  Tai  prféen 
vain,  je  lui  disais  :  u  Que  ta  volonté  soit  faite  et  non  la  mienne  o,  mais 
mes  lèvres  seules  le  disaient,  mon  cœur  ne  pouvait  consentir  un  sacri- 
fice, et  Dieu  l'a  bien  compris,  car  il  m'en  a  puni  par  un  couç  de 
massue  qui  m'a  écrasé.  Ma  pauvre  femme  est  dans  son  lit  avec  la 
fièvre. 

Et  encore,  le  23  octobre  : 

...  Ma  femme  est  sur  pied,  mais,  à.  mesure  que  ses  forces  rewwt- 
nent,  son  désespoir,  semble  augmenter.  Ce  cher  enfant  occupait 
tellement  toutes  nos  pensées  que  maintenant  le  néant  semble  nous 
environner.  Nous  commençons  à  prier  Dieu.  Mais  quelles  prières  !  nos 
lèvres  prononcent,  mais  nos  cœurs  sont  secs  et  irrités.  Je  demande  de 
bon  cœur  à  Dieu  de  pouvoir  le  prier  et  l'aimer.  Cette  force  n'est  pis  en 
moi  ;  lui  seul  peut  me  la  donner.  Le  triste  avenir  que  j'ai  devant  moi, 
pour  bien  peu  d'années,  m'épouvante.  Je  n'ai  plus  l'espoir  de  trouver 
un  lieu  de  repos  où  je  puisse  m' asseoir  ua  instant  avant  de  mourir. 
J'irai  voyager  dans  des  lieux,  inconnus  et  J£  tombera  loin  de  o& 
enfants,,  que  j'ai  seméa  dans  le  monde*  Deux  sont  àPétersbeorg,  dan» 

*  Xavier  raconte  la  môme  anecdote  dans  une  lettre  dn  t  juin  *M4  à  ^ 
vicoutease  Marceline;  (Œuvres  inédites,  U II,  p.  44.) 


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J 


DE  XAVIER  DE  HA1STRE  A  SA  FAMILLE  1127 

deux  cimetières  séparés ;]le  troisième  est  à  Livourne;  le  quatrième, 
à  CasteTlamare,.. 

Le  temps  superbe  que  nous  ayons  est  irritant-  Tout  est  lumière  et 
vie  autour  de  nous,  la  nature  semble  se  réjouir  de  notre  malheur. 
Adieu,  mes  chers  amis,  priez  pour  nous.  Je  t'écrirai  lorsque  j'aurai 
quelque  chose  de  nouveau  à  te  dire.  Que  pourrai-je  écrire?  Mon  cher 
Arthur  n'est  plus,  tu  sais  tout. 

VIII 

DEPUIS  LE  DÉPAKT  D  ITALIE  JUSQU'A  LA  FIN  DE  LA  COBRESPONDAKCE 

(1*36-1843) 

Sa  vie  erre  maintenant  sans  but  dorant  deux  années.  En  1838, 
nous  le  trouvons  à  Turin  le  14  août,  et  le  21  septembre  à  Audour* 
chez  les  Marcellus,  où  il  rencontre  Lamartine,  «  si  aimable  et  si 
fort  sans  prétention  qu'on  ne  peut  croire  qu'il  soit  an  ange  déchu, 
car,  &  part  qu'il  est  un  peu  vieilli,  c'est  toujours  le  même  visage» 
le  même  son  de  voix,  le  même  bon  ccenr  ».  A  la  fin  de  décembre, 
il  écrit  de  Paris,  à  sa  nièce,  une  lettre  qui,  sans  être  joyeuse  (la 
joie  n'existe  pins  pour  lui),  le  montre  cependant  remis  en  posses- 
sion de  son  calme  et  même  de  sa  verve  d'esprit  : 

22  décembre  1838,  Paris,  rue  Duphot,  8. 

Chère  Adèle,  j'avais  le  projet  de  t'écrire  souvent,  et  je  te  lava» 
même  annoncé.  J'ai  des  moment  d'activité  de  cœur  et  d'esprit,  lorsfue 
j'oublie  tout;  mais  bientôt  je  rentre,  je  retombe  en  moi-même  dans  le 
désert  de  l'apathie  et  du  découragement.  Ma  vie  de  Paris  mt  mono- 
tone. Nous  voyons  peu  de  monde,  Sophie  n'aime  pas  sortir  le  awr. 
Quelques  dames  russes  viennent  de  temps  en  temps  nous  voir.  Noos  bi- 
sons quelquefois  an  grand  effort,  et  nous  allons  voir  nos  connaissance» 
que  nous  ne  trouvons  pas,  et,  en  rentrant,  le  portier  nous  rend  leur» 
cartes,  qu'elles  avaient  aussi,  par  un  effort  semblable,  apportées  chez 
nous.  Les  dames  ont  des  heures  fixes  pour  recevoir,  presque  toutes  de 
quatre  à  six  ;  il  en  résulte  qu'on  ne  peut  en  avoir  qu'une  par  jour.  Je 
n'ai  encore  rien  vu  hors  le  musée  du  Louvre,  où  je  vais  le  plus  souvent 
qnand  il  ne  pleut  pas. 

J'ai  été  à  deux  séances  de  la  Chambre.  La  dernière  était  fort  ora- 
geuse, tous  les  beaux  parleurs  ont  parlé.  C'est  une  comédie  fort 
amusante.  Lamartine  a  fort  bien  dit  sa  leçon.  11  est  préconisé  pour  le 
ministère  de  l'Instruction  publique  et  des  Cultes.  Je  n'ai  pas  trouvé 
cette  assemblée  imposante.  On  crie,  on  interrompt  les  orateurs,  la 
clochette  du  président  n'y  peut  rien.  Il  faut  une  bonne  heure  pour  les 


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1128  UITRIS  INÉDITES 

faire  asseoir  :  «  Messieurs,  à  vos  places  1  »,  puis  la  clochette.  Ils  ont  l'air 
d'écoliers  mal  élevés,  qui  se  moquent  de  leur  régent.  Personne  ne 
bouge  ou  plutôt  tout  le  monde  bouge  et  se  promène.  Enfin,  un  orateur 
monte  à  la  tribune  et  commence  un  discours  accompagné  de  la  clo- 
chette et  de  :  «  Messieurs,  à  vos  places  1  »;  si  l'orateur  est  en  faveur,  le 
silence  s'établit  plus  tôt.  En  voyant  cette  cohue  qui  va  décider  du  sort 
de  la  France  et  peut-être  du  monde  entier,  on  peut  assurer  qu'il  n'y  a 
pas  un  seul  individu  qui  veuille  sincèrement  le  bonheur  de  son  pays, 
ou  du  moins  qui  s'en  occupe  dans  les  débats.  On  peut  assurer  avec 
bien  plus  de  certitude  qu'il  n'existe  pas  dans  toutes  ces  tètes  une  seule 
idée  religieuse.  Celle  de  l'existence  de  Dieu  est  consignée  à  la  porte  ; 
ils  n'en  ont  pas  besoin  pour  se  dire  des  sottises. 

On  est  venu  m 'interrompre  pour  aller  voir  les  Invalides,  un  bel  éta- 
blissement de  Louis  XIV.  Dans  les  dortoirs,  on  voit  sur  chaque  lit  une 
petite  statue  de  plâtre  de  Napoléon  ou  bien  une  estampe  enluminée 
des  batailles  du  grand  homme.  C'est  le  seul  Dieu  des  Invalides.  Celai 
qui  nous  servait  de  guide  et  qui  a  conservé  l'usage  de  ses  jambes 
malgré  quatorze  blessures,  me  faisait  un  grand  éloge  de  M.  de  Latour- 
Maubourg,  leur  ancien  gouverneur  :  «  C'était  un  carliste  et  un  dévot, 
mais,  quoique  ça,  c'était  un  brave  homme  que  nous  regrettons 
encore.  » 

J'ai  l'avantage  d'avoir  tout  près  de  mon  logis  une  belle  église,  tou- 
jours pleine  le  dimanche,  les  trois  quarts  au  moins  en  femmes; parmi 
les  hommes,  les  trois  quarts  aussi  de  vieillards,  tous  gens  aisés  et  bien 
vêtus.  Jamais  d'ouvriers,  ils  sont  à  leur  ouvrage;  on  bâtit  de  tous 
côtés  les  jours  de  fêtes  et  dimanches.  Ton  père  admirait  la  richesse  et 
l'éclat  des  magasins  ;  c'est  bien  autre  chose  maintenant.  Ils  étalent  un 
luxe  incroyable.  Celui  de  Mlle  Baudran  est  à  la  lettre  un  appartement 
royal.  Deux  laquais  en  livrée  annoncent  les  dames  qui  viennent  com- 
mander des  chapeaux  :  MlIe  Baudran  ne  s'occupe  que  des  parures  de  la 
tête.  On  entre  dans  un  salon  richement  orné  de  pendules  à  la  Renais- 
sance, d'armoires  en  palissandre,  incrustées  de  filets  de  bronze, 
fermées  de  grandes  glaces  d'une  seule  pièce,  de  meubles  en  boule,  de 
lambris  dorés.  Les  dames  tâchent  d'arriver  de  bonne  heure  et  se 
mettent  à  la  file.  Le  plus  grand  ordre  et  le  silence  régnent  chez 
M"6  Baudran.  À  côté  d'elle  se  trouve  une  petite  colonne  de  bronze  doré 
portant  une  coupe  de  porcelaine;  c'est  là  que  sont  les  épingles.  Lors- 
qu'une pétitionnaire  a  expliqué  ce  qu'elle  désire,  la  modiste  se  tourne 
vers  une  demoiselle  secrétaire  :  «  Mademoiselle,  écrivez.  —  Pour 
Mme  de  Frieschofif,  un  chapeau  de  velours  noir  sur  le  modèle  n°  3, 
les  passes  moins  avancées,  la  coque  plus  élevée,  les  rubans,  les 
plumes  de  telle  façon.  Pour  jeudi  prochain.  »  Elle  fait  un  léger 
et  gracieux  salut,  congédie  la  dame.  Une  autre  s'avance;  pendant 


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DE  XAVIER  DE  M&l&TRB  À  Si  FAMILLE  1129 

qu'elle  s'explique,  on  annonce  avec  un  bruit  Mrae  la  duchesse  deD... 
«  Bonjour,  mademoiselle,  il  me  faut  absolument...  —  Un  instant, 
madame,  permettez.  Ces  dames  sont  venues  avant  vous.  »  Et  la 
duchesse  va  se  placer  à  son  rang,  comme  au  confessionnal.  Natalie  a 
eu  son  chapeau  au  jour  marqué,  ce  qui  est  très  rare,  et  a  joui  d'une 
certaine  faveur,  parce  que  la  demoiselle  secrétaire  l'avait  connue  à 
Naples  et,  par  un  de  ces  coups  de  la  fortune  analogue  à  celui  qui  a 
porté  Bernadotte  sur  le  trône,  était  passée  de  l'atelier  obscur  de 
M™6  Gardon  à  la  charge  de  secrétaire  chez  M"0  Baudran,  qui  a,  dit-on, 
50,000  francs  de  rentes,  outre  les  profits  journaliers. 

Au  milieu  de  1839,  il  part  décidément  en  Russie  pour  n'en  plus 
revenir.  C'est  là  que  sont,  non  pas  seulement  ses  intérêts,  mais  les 
parents  de  sa  femme,  et  aussi,  sans  doute,  les  plus  attachants 
souvenirs  qui  lui  restent.  De  Nancy,  où  il  s'est  arrêté  en  route,  il 
écrit,  le  23  avril,  une  lettre  qui  achève  de  le  peindre  tel  qu'il  fut 
dans  la  dernière  période  de  sa  vie  : 

Nous  voilà  en  chemin  pour  le  grand  voyage,  ma  chère  Adèle...  J'ai 
quitté  Paris  sans  regret  pour  la  personne  de  Paris,  mais  avec  beau- 
coup de  chagrin  pour  deux  ou  trois  bons  amis  qui  nous  ont  rendu  au 
centuple  les  politesses  que  nous  avons  pu  leur  faire  lorsqu'ils  étaient 
avec  nous  à  Naples.  Je  parle  des  familles  Marcellus,  Oudinot  et  Lau- 
riston.  On  ne  peut  être  plus  aimable  qu'ils  l'ont  été  pour  nous* 

Maintenant,  parlons  un  peu  de  loi,  ma  bonne  nièce.  Ta  dernière 
lettre  m'a  fait  bien  de  la  peine.  J'y  vois  avec  chagrin  que  tu  ne  peux 
te  relever  du  malheur  que  tu  as  éprouvé,  et  j'apprends  de  Chambéry 
même,  et  par  conséquent  de  Nice,  que  tu  te  laisses  trop  abattre  sous  ce 
terrible  coup  de  la  Providence.  Je  t'offrirais  une  triste  consolation  en  te 
parlant  de  tant  de  personnes  bien  plus  malheureuses  que  toi  et  qui 
n'ont  plus  d'avenir.  Dieu  l'a  laissé  une  bonne  santé  au  sein  d'une 
famille  qui  te  chérit;  tu  as  encore  des  devoirs  à  remplir,  et  par  consé- 
quent des  plaisirs.  Ta  mère  sourira  dans  le  ciel  à  tout  ce  que  tu  feras 
pour  ton  frère  et  ses  jeunes  enfants.  Saint  Bernard,  dans  une  de  ses 
lettres  à  sa  sœur  religieuse,  condamne  fortement  la  tristesse,  quelle 
qu'en  soit  la  cause;  saint  Irénée  va  plus  loin,  et,  selon  moi,  peut- 
être  trop  loin,  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  aussi  saints  que  lui.  Il  défend 
de  regretter  les  amis  que  l'on  perd.  Quoiqu'il  soit  impossible  de  suivre 
ces  conseils  dans  toute  leur  rigueur,  on  en  peut  cependant  tirer 
quelque  profit  en  ne  se  livrant  pas  à  l'abattement  et  en  faisant  des 
efforts  pour  se  relever  autant  que  nos  forces,  aidées  par  le  temps, 
nous  le  permettent. 

Je  te  prêche  une  morale  que  je  n'ai  pas  suivie  dans  les  premiers  temps 


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1D0  LKTTHIS  15ÉMTIS 

de.  mon  malheur.  J'étais  tellement  découragé  que,  si  j'avais  pa  me  déli- 
vrer de  la  vie  sans  crime,  je  n'aurais  pas  hésité,  tant  je  voyais  en  noir 
le  court  avenir  qui  m'était  réservé.  Cet  avenir  n'a  pas  changé,  mais  je  le 
vais  sons  un  autre  aspect,  quoique  je  n'en  attende  rien.  Je  sois  résigné 
et  indifférent  au  plaisir  et  à  la  peine;  je  n'ai  plus  qu'un  seul  désir,  celui 
de  la  paix  et  du  repos  que  je  n'obtiendrai  probablement  jamais-. 
Je  vais  à  Pétersbourg  me  présenter  à  l'empereur  et  braver  la  mal- 
veillance des  étrangers.  Gela  ne  me  ressemble-t-il  pas  comme  dm 
gouttes  d'eau?  Au  reste,  voilà  précisément  l'avantage  que  j'ai  sur  toi 
dans  nos  malheurs.  Tu  ne  l'envieras  pas,  il  est  tout  entier  dans  h 
légèreté  &de  mon  caractère  et  dans  la  mobilité  de  mon  imagination 
qui  me  promène  de  distraction  en  distraction.  J'ai  passé  une 
matinée  agréable  hier  à  parcourir  la  ville  de  Nancy,  qui  est  char- 
mante... Une  dame  très  aimable,  qui  fait  une  colleotion  d'autographes, 
possède  une  lettre  en  quatre  pages  de  ton  père,  adressée  à  une  com- 
tesse de  Pons.  Cette  lettre  étant  sans  signature,  on  m'a  prié  de  coqs* 
tater  l'écriture  en  témoignant  que  je  la  reconnaissais.  La  lettre  est 
fort  intéressante  sur  la  politique  du  moment.  Il  prévoit  que  personne 
ne  pourra  renverser  Napoléon  que  Napoléon  lui-même,  ce  qui  oe 
tardera  pas  d'arriver,  etc...  J'ai  revu  cette  écriture  chérie  avec  grand 
plaisir  et  triste  souvenance.  Au  reste,  sa  mémoire  est  vivante  partout.. 

Xavier,  rentré  à  Pétersbourg,  n'écrit  plus  guère  de  lettres  de 
famille.  11  échange  seulement,  à  longs  intervalles,  quelques  lettres 
avec  sa  nièce  Adèle. 

Nous  en  citerons  une  qui  ne  porte  point  de  date»  mais  où  il 
semble  qu'on  lise  une  sorte  d'adieu  : 

Chère  Adèle,  le  temps  passe  plus  vite  que  jamais,  depuis  que  je  vois 
de  près  le  terme  de  ma  course;  et  au  lieu  d'établir,  par  ci  parla, 
quelques  jalons  pour  me  rendre  compte  de  sa  rapidité,  au  lien  d'écrire 
quelques  lettres  à  ma  chère  Adèle,  dont  les  .réponses  formeraient 
d'agréables  stations  de  repos  dans  le  triste  voyage,  soit  paresse,  soit 
plutôt  découragement,  soit  aussi  peut-être  apathie  de  l'âge,  j'ai  laissé 
couler  ma  vie  inaperçue  de  mes  amis  et  de  moi-même.  El,  vraiment, 
pourquoi  les  troubler,  lorsqu'on  n'a  rien  de  bon  à  leur  dire,  lorsqu'on 
n'a  plus  de  chimères  dans  l'avenir  et  qu'on  a  survécu  à  tous  ses  désirs?... 
Le  mieux  est  de  fermer  les  yeux,  de  se  taire,  et  d'attendre,  plein  de 
confiance  dans  la  bonté  de  Dieu,  l'instant  qu'il  a  fixé. 

Terminer  là  ce  recueil  serait  laisser  le  lecteur  sons  une  impression 
bien  mélancolique.  Nous  aimons  mieux  donner,  en  dernier  Heu, 
une  lettre  encore  grave,  mais  sans  tristesse,  et  qui  dut  être  écrite 
après  celle  qu'on  vient  de  lire.  Elle  ne  porte  ni  Buscription  ni  date, 


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DE  XAVIER  DS  MAISTRE  Â  SA  FAMILLE  1)31 

mais  elle  n'est  pas  difficile  à  «  situer  »,  étant  écrite  à  celui  qui 
vient  d'épouser  Adèle  de  Maistre,  c'est-à-dire  en  1843  et  au 
comte  Terray  : 

Mon  cher  neveu, 

Je  ne  sais  comment  vous  exprimer  le  plaisir  que  m'a  causé  voire 
aimable  lettre.  Les  sentiments  affectueux  qu'elle  contient  m'ont  pro- 
fondément touché.  Us  sont  tels  que  je  devais  les  attendre  de  la  part  de 
celui  qui  vient  d'unir  son  sort  à  ma  chère  Adèle  dont  la  constante 
tendresse  pour  moi  ne  s'est  jamais  ralentie  depuis  son  enfance.  La 
nouvelle  de  son  heureux  mariage  m'a  comblé  de  joie. 

Pourquoi  son  père  n'a-t-il  pu  en  être  le  témoin?  C'eût  été  dans  ce 
monde  la  récompense  de  ses  longs  et  utiles  travaux,  et  j'aime  à  croire 
que  son  intervention  dans  le  ciel  a  contribué  à  cette  union.  Yotre 
admiration  pour  lui  et  la  conformité  de  vos  idées  avec  les  siennes  me 
sont  un  garant  bien  sûr  du  bonheur  de  ma  nièce. 

Mon  frère  était  mon  parrain  et  fut  mon  prolecteur  dans  ma  jeunesse. 
Quoiqu'il  n'eût  que  dix  ans  de  plus  que  moi,  sa  raison  supérieure  et 
sa  bonté  me  l'ont  fait  regarder  toute  ma  vie  comme  un  père,  et  j'ose 
me  vanter  de  la  tendresse  filiale  '  qu'il  eut  toujours  pour  moi,  afin 
de  justifier  les  sentiments  affectueux  que  vous  me  témoignez... 

Xavier  de  Maistre  vécut  encore  neuf  ans,  jusqu'au  12  juin  1852. 
Il  partit  après  tous  les  siens,  après  ses  quatorze  frères  et  soeurs, 
après  ses  quatre  enfants,  après  sa  chère  Sophie,  morte  le  30  sep- 
tembre 1851.  Nous  n'avons  de  cette  dernière  période  aucune 
lettre  de  famille.  A  qui,  pourrait- on  presque  demander,  à  qui 
eût- il  continué  d'écrire? 

Nous  ne  regrettons,  à  vrai  dire,  qu'à  demi  ce  silence  final. 
Quoique  excellent  chrétien  et  d'un  jugement  plein  de  pénétration, 
Xavier  de  Maistre  n'avait  pas  assez  de  profondeur  pour  qu'on  eût 
beaucoup  à  attendre  de  ses  conclusions  sur  la  vie  présente 
ou  de  ses  pressentiments  sur  la  vie  future.  D'autre  part,  sa  vieil- 
lesse prolongée,  si  elle  ne  le  rendit  ni  morose  ni  désagréable, 
ne  laissa  point,  cependant,  jointe  à  tous  ses  deuils,  d'émousser 
quelque  peu  cet  humour  très  doux  et  très  fantaisiste  qui  fait  de 
lui  le  plus  original,  en  même  temps  que  le  plus  aimable,  de  nos 
écrivains  du  second  rang. 

Félix  Klein. 

1  La  distraction  est  ici  évidente.  Il  faut  lire  :  «  La  tendresse  paternelle 
qu'il  eut  toujours  pour  moi  »  ou  :  «  La  tendresse  filiale  que  j'eus  toujours 
pour  lui  ». 


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LE 

CONGRÈS  DU  REPOS  DU  DIMANCHE 

DANS  L'INDUSTRIE  DU  BATIMENT  A  PARIS 


Le  repos  dominical  du  bâtiment  est  la  règle  chez  la  plupart  des 
nations  étrangères»  notamment  à  Vienne,  à  Londres,  la  première 
ville  du  monde  pour  sa  population  et  son  étendue;  à  New -York,  qui 
tend  à  devenir  la  seconde  et  qui  s'accroît  avec  une  rapidité  prodi- 
gieuse. 

En  France,  le  repos  du  dimanche  est  assez  généralement  observé 
dans  l'industrie  du  bâtiment.  Ainsi,  peut-on  citer  en  exemple  des 
chantiers,  appartenant  à  des  villes  fort  peuplées,  situées  dans  des 
régions  fort  différentes  :  Tours,  Roubaix,  Le  Havre.  Paris,  au  con- 
traire, offrait  un  douloureux  contraste  :  les  ouvriers  ne  chômaient 
guère  qu'un  dimanche  par  mois,  le  dimanche  de  la  paye. 

Quelques  chiffres  donneront  une  idée  de  l'importance  de  cette 
industrie  dans  la  capitale.  La  population  de  Paris  était,  en  1861, 
de  1,988,000  habitants;  elle  s'était  portée,  en  1901,  à  2,659,000: 
d'où,  une  augmentation  de  1  million  d'habitants  en  quarante  ans. 

La  valeur  des  immeubles  parisiens,  estimés  à  417  millions, 
en  1865,  est,  en  1901.  de  853  millions.  Le  dernier  recensement 
relève,  pour  Paris,  86,000  maisons  ou  usines. 

L'industrie  du  bâtiment  met  en  mouvement  des  ouvriers,  appar- 
tenant à  un  grand  nombre  de  professions.  Pour  nous  en  tenir  aux 
plus  importantes,  nous  nommerons  les  maçons  ff  se  subdivisant  en 
maçons  proprement  dits,  Limousins 2,  tailleurs  de  pierres,  charpen- 

1  Les  maçons  de  Paris  forment  deux  catégories  :  ceux  qui  y  sont  fixés, 
soit  définitivement,  soit  pour  un  temps  indéfini,  et  les  émigrants  propre- 
ment dits.  Les  premiers  y  résident  avec  leurs  familles;  les  seconds  y 
arrivent  en  mars,  pour  la  saison,  et  regagnent  le  pays  dès  les  premières 
glaces. 

a  Le  Limousin  est  un  pays  de  grande  émigration.  Le  Tout-Limousin  de 
1902  porte  au  nombre  de  1,069,082  les  originaires  du  Limousin,  nés  dans 
les  départements  de  la  Haute-Vienne,  de  la  Corrèze  et  de  la  Creuse,  habi- 
tant la  France  entière  et  l'Algérie.  Paris  seul  et  sa  banlieue  en  comptent 
77,000.  Groupés  principalement  par  gros  paquets,  dans  le  Ve  arrondisse- 
ment, derrière  l'flôtei-de- Ville  et  aux  Batignolles,  ils  logent  dans  des 
garnis  tenus  par  des  compatriotes  du  môme  village,  souvent  des  parents; 


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LE  CONGRÈS  DU  RIPOS  DU  DlMAKCBE  1133 

tiers  en  bois,  en  fer,  menuisiers,  serruriers,  peintres,  couvreurs, 
plombiers,  fumistes.  De  là  l'adage  :  «  Quand  le  bâtiment  va,  tout 
va.  » 

La  Chambre  syndicale  des  entrepreneurs  de  maçonnerie,  dès 
son  assemblée  générale  du  18  mars  1897,  s'est,  à  la  presque  unani- 
mité, ralliée  au  principe  du  repos  dominical  à  introduire  dans  les 
cahiers  des  charges  des  architectes. 

Le  premier  Congrès  des  entrepreneurs  du  bâtiment  et  des  travaux 
publics,  tenu  à  Paris  en  décembre  1898,  a  émis  le  vœu  que  «  le 
repos  du  dimanche  ne  soit  pas  imposé  par  la  loi,  mais  que  les  syn- 
dicats recherchent  les  moyens  pratiques  de  préparer  nos  industries 
à  cette  innovation  » . 

La  pensée,  si  judicieuse,  d'adapter  la  solution  dominicale  au 
tempérament  propre  à  chaque  industrie,  se  retrouve  dans  les  tra- 
vaux du  Congrès  international  sur  le  repos  du  dimanche  tenu  à 
Paris  en  1900  *.  Un  orateur  faisait  observer,  au  cours  de  ce 
Congrès,  que  les  moyens  à  employer  pour  établir  le  repos  du 
dimanche  ne  pouvaient  être  uniformes  dans  tous  les  pays  et  que 
les  conditions  essentiellement  variables  de  lieu,  d'état  des  moeurs 
et  de  tempérament  de  chaque  peuple  nécessiteraient  des  tactiques 
différentes. 

Les  promoteurs  du  présent  Congrès  s'inspirant,  &  leur  tour,  de 
cette  sage  considération,  ont  pensé  que,  même  dans  les  différentes 
contrées  d'un  seul  pays,  les  conditions  du  travail  varient  suivant  le 
climat,  les  habitudes  prises  et  surtout  suivant  les  professions.  Ils 
se  sont  dit  encore  que  les  meilleurs  juges  des  moyens  pratiques 
les  plus  propres  à  assurer  le  repos  du  dimanche  dans  •  chaque 
industrie,  c'étaient  ceux  mêmes  qui  l'exerçaient.  Aussi  ont-ils 
justement  limité  leurs  efforts  à  l'établissement  du  repos  du 
dimanche  dans  l'industrie  du  bâtiment  &  Paris  et  ont- ils  entendu 
l'étudier  entre  Parisiens,  entre  gens  du  bâtiment,  de  concert  avec 
les  propriétaires  qui  les  font  travailler.  Ils  avaient  d'ailleurs  sollicité 
et  ils  ont  largement  obtenu  le  concours  d'économistes,  d'hommes 
d'oeuvres,  de  publicistes,  heureux  de  leur  apporter,  avec  leurs 
lumières,  l'autorité  de  leurs  noms.  Il  nous  suffira  de  citer  MM.  G. 
Picot,  de  Nordling,  Cheysson,  Bompard,  président,  vice-présidents 

bien  souvent  même,  ils  s'embauchent  dans  les  chantiers  par  petits  clans 
de  parents  et  de  connaissances. 

Les  originaires  de  l'ancienne  Marche,  —  Creuse  et  partie  de  la  Haute- 
Vienne,  —  sont  surtout  maçons,  exerçant  leur  métier  un  peu  partout,  au 
moins  dans  les  grandes  villes,  Lyon,  Toulouse,  etc.  A  Paris,  ils  forment 
comme  la  masse  de  la  profession.  L'émigration  et  le  métier  de  maçon  du 
Marchois  remontent  à  Richelieu  et  à  la  fameuse  digue  de  La  Rochelle. 

1  Voy.  notre  article,  Correspondant  du  25  octobre  1900. 


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1131  LE  CONGRÈS  DU  RCPOS  DO  DiMMTCHR 

et  secrétaire  de  la  Ligue  populaire;  M.  René  Lavollée,  vice-prési- 
dent de  Y  Association  pour  le  repos  et  la  sanctification  du  dimanche; 
M.  Hubert  Valleroux,  directeur  du  bulletin  mensuel  le  Repos  et 
kt  Sanctification  du  dimanche.  Nous  devons  nous  interdire,  faute 
de  place,  de  citer  d'antres  noms. 

Ce  Congrès  avait  été  organisé  par  le  Syndicat  central,  au  moyen 
d'une  commission  où  figurent  trois  délégués  de  l'Union  fédérale  des 
propriétaires,  trois  délégués  du  Syndicat  des  architectes  français, 
trois  délégués  de  l'Union  des  syndicats  fraternels  du  bâtiment,  — 
comprenant  six  syndicats  d'entrepreneurs,  —  ceux-ci  ayant  leor 
siège  &  la  Bourse  du  commerce;  enfin,  trois  délégués  du  Syndicat 
des  employés,  trois  du  Syndicat  des  ouvriers  du  bâtiment  et  trois 
délégués  du  Syndicat  des  ouvrière  métallurgistes,  ceux-là  ayant 
leur  siège  rue  des  Petits-Carreaux,  14. 

M.  Alfred  Perrin,  secrétaire  général  des  Unions  fédérales,  et  h 
commission  du  Congrès  ont  déployé  tout  leur  talent  d'organisa- 
teurs et  toute  leur  activité  dans  cette  session  de  trois  jours,  labo- 
rieusement préparée  et  qui  permet  d'espérer  d'excellents  résultats 
pratiques. 

*  * 

Une  centaine  de  membres,  délégués  de  sociétés  patronales  et 
ouvrières,  architectes,  entrepreneurs  et  propriétaires,  ont  assisté* 
la  première  réunion  qui  s'est  tenue,  le  H  décembre,  à  la  Bourse 
du  commerce,  sous  la  présidence  de  M.  Georges  Picot,  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  prési- 
dent de  la  Ligue  populaire  pour  le  repos  du  dimanche.  M.  Lacan, 
architecte,  a  commencé  par  donner  lecture  de  son  rapport  général, 
résumé  lumineux  d'études  faites  par  des  propriétaires,  des  archi- 
tectes, —  comme  Mil.  Rivière,  Duvert,  Douillard  et  David  dePé- 
nanrun,  —  des  entrepreneurs,  des  employés  et  des .  ouvriers  du 
bâtiment  parisien.  Ce  rapport  avait  été  préalablement  envoyé  à 
tous  les  adhérents  au  Congrès. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  dit-il,  en  lisant  ces  rapports,  c'est  que 

e  principe  même  du  repos  du  dimanche  n'y  est  pas  discuté.  A  peine 
en  fait-on  ressortir  les  avantages. 

On  se  préoccupe  des  moyens  de  le  mettre  en  pratique. 

Partisan  convaincu  du  repos  du  dimanche,  il  insiste  sur  ce  point 
que  le  législateur  n'a  rien  fait  de  bon  en  imposant  le  repos  hebdo- 
madaire :  a  Ce  repos,  écrit-il,  ne  portera  ses  fruits  que  s'il  résulte  du 
consentement  mutuel  et  des  dispositions  généreuses  de  tous  ceux  qui 
doivent  en  profiter.  » 

Mais  si  le  repos  du  dimanche  lui   apparaît  «  nécessaire  »,  il  ne 


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D1HS  L19D08TRU  WB  BAT1MBRT  A  PARIS  1135 

méconnaît  pas  que  son  applicajtion  présente  de  très  réelles  difficultés 
dans  l'industrie  du  b  A  liment. 

U  y  a,  d'abord,  la  résistance  de  l'ouvrier  qui  vient  travailler  à  Paris 
pendant  la  belle  saison  et  retourne  au  pays  pendant  l'hiver. 

Dans  le  bâtiment,  on  l'appelle  le  «  Limousin  »,  bien  qu'il  ne  le 
soit  pas  toujours,  et  c'est  lui  qui  exécute  les  gros  travaux  de  maçon- 
nerie, pousse  le  serrurier,  le  charpentier,  même  le  menuisier,  ou  le 
retarde,  suivant  qu'il  accélère  ou  ralentit  la  marche  de  son  propre 
travail. 

Laborieux,  économe,  âpre  an  gain,  il  veut  travailler  sans  arrêt 
pendant  la  belle  saison,  afin  de  grossir  le  pécule  qu'il  remportera  au 
pays.  C'est  lui  qui  entraîne  les  hésitants.  S'il  est  embauché  dans  un 
chantier  fermé  le  dimanche,  chez  un  patron  qui  ne  ferme  pas  d'autres 
chantiers,  soyez  sûrs  qu'il  trouvera  le  moyen  d'employer  son  dimanche 
dans  ces  chantiers-là.  Au  besoin,  s'il  est  mauvaise  tête,  il  protestera 
contre  le  repos  qu'il  refuse  et  désorganisera  votre  chantier.  Son 
patron,  s'il  est  faible,  s'en  effraiera  et  portera  ses  doléances  à  l'archi- 
tecte et  au  propriétaire.  U  parlera  d'augmentation  de  dépenses,  et  le 
propriétaire,  à  son  tour,  se  croira  obligé  de  céder. 

Les  ouvriers  sédentaires  qui  réclament  le  repos  du  dimanche 
savent  bien  cela,  et  ils  s'en  vengent  à  peu  de  frais  en  qualifiant  le 
«  Limousin  »  de  «  nomade  ». 

Faut-il  renoncer  à  convaincre  le  Limousin  et  lui  répondre  brutale- 
ment que,  s'il  n'est  pas  bien  chez  nous,  il  est  libre  de  chercher  ailleurs. 

Non;  si  le  Limousin  est  quelquefois  mauvaise  tête,  n'oubliez  pas 
qu'il  est  intelligent  et  qu'il  a  bon  cœur.  Tout  en  vous  montrant  ferme, 
faites-lui  d'abord  remarquer  que  sur  quatre  dimanches,  il  chôme  déjà 
un  dimanche  de  paie;  que.  les  heures  supplémentaires  de  la  semaine 
lui  permettront  de  rattraper  le  salaire  de  ses  trois  autres  dimanches; 
qu'en  se  livrant  ainsi  à  un  travail  continu  sans  le  repos  réparateur  et 
régulier  reconnu  nécessaire,  il  abuse  de  ses  forces  et  deviendra  vieux 
avant  l'âge;  que,  tout  compte  fait,  il  aura  moins  amassé  pour  sa 
vieillesse  que  le  camarade  plus  avisé  qui,  chômant  régulièrement, 
pourra  travailler  dix  ans  de  plus  que  lui. 

Enfin,  dernier  argument,  qui  s'applique  au  nomade  aussi  bien  qu'au 
sédentaire,  dites  au  Limousin  que  s'il  travaille  le  dimanche,  il  n'aura 
pas  au  bout  de  la  saison  fait  plus  de  besogne.  Vous  l'é tonnerez  bien, 
d'abord,  mais  il  comprendra  vile  le  pourquoi.  Il  est  évident  que, 
chaque  année,  il  n'y  a,  à  Paris,  qu'une  certaine  somme  de  travaux  à 
faire,  surtout  pour  le  Limousin  qui  ne  fait  pas  les  menus  travaux 
d'entretien  qu'on  remet  ou  qu'on  avance  selon  les  circonstances  où 
les  ressources  qu'on  a  sous  la  main.  Donc,  si  le  Limousin  travaille 
d'arrache-pied,  fêtes  et  dimanches,  il  n'en  fera  pas  davantage  tout  en 


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1136  LB  CONGRÈS  DU  BIPOS  DO  DIMANCHE 

se  fatiguant  beaucoup  plus4,  et  son  gain  n'augmentera  pas.  En 
supposant  que  les  heures  supplémentaires  de  la  semaine  ne  lai  per- 
mettent  pas  d'achever  aussi  vite  la  besogne  à  faire  dans  la  saison,  le 
plus  gros  préjudice  qu'il  puisse  subir,  c'est  d'être  obligé  de  rester 
quelques  jours  de  plus  à  Paris. 

Les  ouvriers  qui  demandent  le  repos  du  dimanche  réclament  an 
salaire  compensateur  ',  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  gagner  moins... 

Les  entrepreneurs,  comme  les  ouvriers,  font  remarquer,  à  l'avan- 
tage du  repos  du  dimanche,  que  celui-ci  rend  l'ouvrier  plus  dispos  le 
lundi  et  qu'il  a  plus  de  cœur  à  l'ouvrage,  ce  qui  revient  à  dire  que, 
bien  reposé  de  corps  et  d'esprit,  il  doit  être  apte  à  faire  de  meilleure 
besogne.  Bien  mieux,  ajouterons-nous,  l'expérience  prouve,  et  Ton  en 
a  apporté  au  Congrès  de  1900  des  exemples  saisissants,  que  l'ouvrier 
qui  se  repose  régulièrement  tous  les  dimanches  produit  plus  en  six 
jours  que  ne  produit,  en  sept,  l'ouvrier  qui,  théoriquement,  ne  se 
repose  jamais. 

C'est  ce  qui  explique  que  les  bâtiments  neufs  où  le  repos  du  dimanche 
est  scrupuleusement  observé  ne  coûtent  pas  plus  cher  au  propriétaire 
que  ceux  où  l'on  ne  chôme  pas.  Tous  nos  architectes  en  peuvent 
témoigner. 

Citons  enfin  un  exemple  récent  et  typique. 

L'un  des  promoteurs  du  Congrès,  entrepreneur  de  maçonnerie,  pour 
vaincre  les  résistances  de  son  personnel,  s'est  décidé,  il  y  a  deux  ans,  à 
payer  à  tous  ses  ouvriers  la  demi-journée  (salaire  compensateur)  qu'ils 
réclamaient  pour  chômer  le  dimanche.  Tous  ses  chantiers  de  travaux 
neufs  et  ses  chantiers  d'entretien  sont  restés  fermés  le  dimanche,  sauf 
pour  deux  ou  trois  cas  de  force  majeure  qui  se  sont  présentés  au  cours 
de  Tannée.  Tous  ses  travaux  s'exécutaient  dans  les  conditions  ordi- 
naires, avec  les  rabais  accoutumés  et,  malgré  cela,  l'inventaire  de  fin 
d'année  n'a  pas  accusé  de  diminution  dans  les  bénéfices,  au  contraire. 
Il  en  faut  nécessairement  conclure  que  ses  ouvriers  ont  fait,  en 
travaillant  six  jours  par  semaine,  autant  de  besogne  qu'en  travaillant 
sept  jours,  et  que  lui-même,  en  leur  payant  la  demi -journée  du 
dimanche,  n'a  pas  fait  une  mauvaise  affaire. 

Par  contre,  il  a  fait  une  bonne  action  en  prenant  une  courageuse 
initiative,  dont  il  pouvait  craindre  de  payer  les  frais. 

Il  convient  de  louer  sans  réserve  les  organisateurs  du  Congrès 
du  bâtiment  de  s'être  préoccupés  de  l'emploi  du  dimanche,  qui  est 

4  De  fait,  beaucoup  de  ces  Limousins  qui  se  condamnent  au  travail  sans 
relâche,  sont  arrêtés  par  la  maladie  et  ont  une  vieillesse  prématurée. 

2  Les  hommes  techniques  qui  composent  le  Congrès  ont  établi  les 
moyens  pratiques  pour  obtenir  cette  compensation,  qui  n'implique  pis 
nécessairement  une  augmentation  de  salaire  par  heure  de  travail. 


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DAK8  L'UDUSTRIB  DU  BàTlMWT  A  PARIS  113? 

souvent  la  pierre  d'achoppement  pour  l'ouvrier.  Voici,  à  ce  sujet, 
les  propositions  de  son  excellent  rapporteur  général;  elles  sont 
pleines  de  cœur  et  de  sens  pratique  : 

Donnez-leur,  à  ces  malheureux  qui  s'appellent  eux-mêmes  les  forçats 
du  travail,  le  sain,  le  vrai  repos  du  dimanche.  Vous  les  verrez,  d'abord, 
désorientés  par  ce  repos  de  chaque  semaine  qu'ils  n'ont  jamais  connu 
ou  dont  ils  sont  déshabitués.  Mais  mettez  à  leur  portée  des  distractions 
honnêtes,  faites  des  efforts  et  des  sacrifices  pour  les  arracher  au 
désœuvrement  mauvais,  donnez-leur  un  peu  de  vous-même,  et  vous 
verrez  combien  se  détourneront  du  cabaret  pour  goûter  les  plaisirs 
sains  et  se  rattacher  aux  joies  de  la  famille.  D'autres  l'ont  tenté  avant 
vous  et  ils  ont  réussi. 

Mais  nous  avons,  grâce  à  Dieu,  dans  le  bâtiment,  plus  de  bons 
ouvriers  que  de  mauvais.  La  plupart  sont  encore  déshabitués  du  repos 
du  dimanche,  ils  vont  être  embarrassés  pour  bien  employer  leur 
journée  à  ne  rien  faire.  Occupons-nous  d'eux.  Fournissons-leur  les 
moyens  de  reposer  leur  corps,  tout  en  occupant  leur  esprit  agréablement 
et  utilement.  Ces  moyens  ne  manquent  pas,  et  l'expérience  en  fera 
naître  de  nouveaux.  Paris  n'est-il  pas  la  ville  intéressante  par  excel- 
lence, et  l'ouvrier  parisien,  le  plus  curieux  des  ouvriers,  le  plus  dési- 
reux d'apprendre? 

Nos  musées,  nos  monuments,  nos  vieux  quartiers,  témoins  de  notre 
histoire,  nos  industries  seront  le  but  captivant  de  promenades-confé- 
rences. Et  les  excursions  intéressantes  autour  de  Paris?  Elles  occupe- 
raient, à  elles  seules,  tous  les  dimanches.  Et  les  cours  professionnels 
auxquels  les  apprentis  eux-mêmes  pourraient  assister? 

Entre  les  cours,  des  causeries  sur  des  questions  scientifiques, 
littéraires,  artistiques,  sur  la  morale,  la  famille,  et  même  sur  l'éco- 
nomie politique,  sur  l'organisation  des  mutualités,  l'utilité  des  caisses 
de  secours,  de  retraite,  etc.  ;  toutes  choses  excellentes,  que  l'ouvrier 
parisien  saisit  à  merveille,  quand  on  les  met  à  sa  portée. 

Les  distractions  que  les  jeunes  recherchent  plus  spécialement,  dais 
un  milieu  gai  et  honnête,  ne  doivent  pas  être  oubliées. 

Si  tout  cela  est  bien  organisé,  conduit  avec  dévouement  par  des 
hommes  aimant  les  ouvriers,  vous  verrez  bientôt  les  cabarets  désertés 
et  les  saines  et  bienfaisantes  traditions  du  repos  dominical  refleurir 
dans  notre  cher  Paris,  au  grand  profit  des  ouvriers  et  de  leurs  familles, 
des  patrons,  des  architectes,  des  propriétaires  et  du  pays  tout  entier, 
sur  lequel  Paris  réagit  toujours. 

Après  le  discours  d\)uveiture  prononcé  par  M.  Picot,  le  Cong.è* 
s'est  partagé  en  quatre  commissions,  q»  i  ont  activement  élaboré  les 


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113g  LK  CONGRÈS  BU  RBPOS  DU  D1MAHGHE 

vœux  &  soumettre  à  la  réunion  plénière  et  &  l'assemblée  générale 
du  12  décembre. 

Ces  commissions  étaient  ainsi  distribuées  :  première  et  deuxième 
réunies,  ayant  pour  objet  des  moyens  d'étendre  et  de  généraliser 
le  repos  du  dimanche  dans  l'industrie  du  bâtiment,  du  rôle  et  des 
obligations  qui  s'imposent  aux  diverses  corporations;  troisième, 
ayant  pour  objet  l'influence  sur  les  prix  de  main-d'œuvre;  qua- 
trième, étudiant  l'emploi  du  dimanche  pour  l'employé  et  pour 
l'ouvrier  *. 

La  séance  plénière  des  commissions  qui  avait  occupé  l'après- 
midi  entière  du  vendredi  &  la  Bourse  du  commerce,  fut  consacrée  à 
l'examen  et  au  vote  des  vœux. 

Les  délibérations  des  congressistes,  au  nombre  d'une  centaine, 
ont  porté  principalement  sur  la  délicate  question  des  salaires  et,  en 
particulier,  sur  l'assimilation  du  travail  du  dimanche  au  travail  de 
nuit,  le  salaire  devant  être  ainsi  porté  au  double. 

Dans  la  pensée  des  promoteurs  du  Congrès,  entrepreneurs  et 
ouvriers,  cette  assimilation  devait  avoir  pour  effet  de  supprimer  les 
trois  quarts  des  soi-disant  cas  de  force  majeure  qui  nécessitent  le 
travail  du  dimanche,  pour  ne  laisser  subsister  que  les  cas  réels  de 
force  majeure,  en  somme  fort  peu  nombreux. 

H.  J.  Challamel,  avocat  à  la  Cour  d'appel,  a  exprimé  la  crainte 
que  l'exigence  du  salaire  double  produisît  un  effet  contraire  à,  celai 
qu'on  attend. 

Autant  il  est  désirable  d'agir  par  la  persuasion  auprès  des  pro- 
priétaires, en  leur  montrant  que  le  travail  du  dimanche  est  préju- 
diciable à  leurs  propres  intérêts,  autant  il  serait  fâcheux  de  leur 
imposer  un  surcroît  de  dépenses,  dans  les  cas  où  ce  travail  ne  peut 
être  ajourné. 

Si  nécessaire  que  soit  le  repos  du  dimanche,  it  faut  compter  avec 
la  force  majeure  ■  tous  les  vœux  émis  en  font  mention.  Or,  l'excep- 
tion, une  fois  admise,  doit  l'être  avec  toutes  ses  conséquences.  II 
serait  contraire  à  l'équité  la  plus  vulgaire  que  l'ouvrier  profitât  de 
la  situation  dont  le  propriétaire  est  la  victime  involontaire,  et  Ton 

*  Patrons  et  ouTriers  discutaient,  dans  les  commissions,  avec  autant 
de  sérieux  que  de  cordialité,  les  principes  et  les  applications  de  ce  repos 
du  dimanche. 

Deux  ouvriers,  MM.  Briey,  du  Syndicat  de  la  métallurgie,  et  Garry, 
ouvrier  peintre,  ont  prononcé  deux  petits  discours  tout  à  fait  charmants  et 
émouvants.  Le  premier  a  de  la  famille,  il  a  des  enfants.  II  voudrait  bien,  une 
fois  par  semaine,  s'y  consacrer  :  «  Nous  -ne  sommes  cependant  pas  des  bètes 
de  somme  »,  s'écrie-t-il.  Et  les  patrons  d'applaudir  vigoureusement  et  de 
dire  à  ce  brave  homme  qu'il  a  parfaitement  raison  d'avoir  confiance  en 
leur  bonne  volonté. 


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DAM  L1KDCSTOU  DU  îBtfTÏMWT  A  PAH1S  1139 

créerait,  avec  la  théorie  du  salaire  double,  un  antagonisme  déplo- 
rable là  où  l'accord  des  intérêts  doit  s'affirmer  le  plus  étroitement. 

Les  entrepreneurs  'eux-mêmes,  -obligés  de  faire  faire  certains  tra- 
vaux, comme,  par  exemple,  le  nettoyage  des  machines,  te  trouveront 
lésés  comme  lès  propriétaires. 

Plusieurs  congressistes  ont  -appuyé  M.  Gballamel  dans  son  oppo- 
sition .  11.  DeviHette,  président  de  la  (Chambre  syndicale  des  entrepre- 
neurs de  maçonnerie,  entre  autres,  a  fait  observer  que  les  Limousine 
s'empressaient  de  ne  pas  terminer  les  travaux  argents,  le  samefti, 
pour  empocher  fat  double  paie  le  dimanche. 

Le  vœu  proposé  par  le  Comité  d'organisation  a  été  soute»©  prin- 
cipalement par  MM.  de  NordBng,  Gheysson,  Lacoin  et  le  signataire 
de  ce  compte-rendu.  Us  ont  montré  qu'il  y  a  là  me  question  de 
principe.  Le  Congrès  ayant  admis  que  le  travail  du  dimanche  cause 
à  l'ouvrier  un  préjudice  moral  et  physique,  il  est  logique  de  l'en 
indemniser,  comme  on  le  fait  pour  le  travail Ide  nuit.  On  peutdéji  dire 
qu'il  en  sera  du  travail  du  dimanche  comme  du  travail  de  ntrit  :  cm 
n'en  fera  presque  plus.  Sans  doute,  dans  la  pratique,  il  y  aura  4 
chercher  des  accommodements  pour  sauvegarder  les  intérêts  des 
propriétaires  et  éviter  les  abus  ;  mais  l'équité  de  l'aesimihrtLan  au 
regard  de  l'ouvrier  est  incontestable.  Ce  vœu  a  été  voté  par  86  voix 
contre  28,  sur  80  membres  présents  au  moment  du  vote;  c'est  le 
seul  qui  n'ait  pas  obtenu  l'unanimité  des  congressistes. 

M.  Bompard,  secrétaire  de  la  Ligue  populaire,  a  demandé  et 
obtenu  du  Congrès  qu'il  fasse  sien  le  vœu  du  Congrès  international 
de  4900,  ainsi  libellé  :  «  Le  Congrès  est  d'avis  qu'en  vue  d'assurer 
le  repos  dominical,  la  limitation  du  nombre  d'heures  de  travail  par 
semaine  est  préférable  i  la  limitation  du  nombre  d'heures  de  tra- 
vail par  jour.  »  Et  le  Congrès  a  ajouté  que  le  mieux  serait  de  ne 
rien  réglementer. 

De  singuliers  préjugés  dominent  encore  l'esprit  d'un  grand 
nombre  de  propriétaires;  mais  lorsqu'ils  sauront  que  beaucoup 
d'ouvriers  aspirest  an  repos  du  dimanche,  rien  ne  s'opposera  plus 
à  ce  que  leurs  bonnes  dispositions  se  traduisent  en  actes.  La  cor* 
dialité  qui  n'a  cessé  de  régner  entre  patrons  et  ouvriers,  n'a  pas  été 
un  des  aspects  les  moins  curieux  de  ce  Congrès.  Les  ouvriers,  de 
leur  côté,  se  sont  engagés  à  porter  ces  vœux  devant  les  conseils 
supérieurs  du  travail,  à  l'Office  du  travail,  pour  les  transformer  en 
réalités  vhrastes.  La  presse  de  toutes  nuances  a  fait  un  excellent 
accueil  au  Congrès  du  bâtiment. 

Pour  toutes  ces  raisons,  il  nous  parait  d'un  haut  intérêt  de 
donner  in  extenso  le  texte  des  vœux,  ratifiés  par  l'Assemblée  géné- 
rale du  soir,  et  qui  sont  devenus  les  Actes  de  ce  Congrès. 


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1110  LE  GOHGRfiS  DU  REPOS  DU  DIMANCHE 

Le  Congrès  du  repos  du  dimanche  dans  l'industrie  du  bâtiment,  à 
Paris, 

Considérant  que  le  repos  du  dimanche  est  un  droit  naturel  et  un 
devoir,  que  le  dimanche  est  le  seul  jour  qui  convienne  comme  jour  de 
repos  hebdomadaire,  au  point  de  vue  social  et  familial  aussi  bien 
qu'au  point  de  vue  de  la  liberté  de  conscience; 

Considérant  que  tout  homme  privé  du  repos  régulier  du  dimanche 
éprouve  de  ce  fait  un  préjudice  moral  et  physique; 

Considérant  que  le  travail  du  dimanche  est  préjudiciable,  non  seu- 
lement aux  ouvriers,  mais  encore  aux  propriétaires,  par  les  malfaçons 
auxquelles  expose  le  surmenage  résultant  d'un  travail  sans  relâche, 
et,  d'autre  part,  aux  ingénieurs,  architectes  et  entrepreneurs,  à  cause 
des  responsabilités  qu'il  leur  fait  encourir; 

Emet  les  vœux  : 

Que  tous  ceux  qui  font  construire  ou  concourent  aux  travaux  de 
bâtiment  prennent  les  mesures  nécessaires  pour  assurer  à  tous  les 
membres  de  la  grande  famille  du  bâtiment  le  repos  du  dimanche,  et 
à  cet  effet  : 

4°  Que  les  propriétaires  imposent,  dans  leurs  contrats  de  cons- 
tructions neuves  ou  de  réparations,  l'obligation  du  repos  du  dimanche 
et  jours  fériés,  avec  clause  d'amende  et  même  de  résiliation  de  contrai. 
Ladite  amende  devant  être  versée  à  une  œuvre  intéressant  les  ouvriers 
et  désignée  dans  le  contrat; 

Qu'ils  expriment  à  leurs  architectes,  gérants  et  concierges,  leur 
volonté  formelle  à  ce  sujet;  qu'ils  introduisent  dans  leurs  baux  une 
clause  par  laquelle  ils  s'interdisent  et  interdisent  à  leurs  locataires 
d'employer  des  ouvriers  de  bâtiment  le  dimanche  dans  l'immeuble  ou 
les  lieux  loués,  sauf  cas  de  force  majeure;  que  l'Etat,  les  villes,  les 
communes  agissent  de  même; 

Que  les  propriétaires  s'emploient  de  toutes  leurs  forces  à  faire  péné- 
trer l'idée  de  la  nécessité  du  repos  du  dimanche  dans  les  conseils  des 
grandes  administrations,  dans  la  Chambre  des  propriétaires  de  Paris 
et  de  ses  Comités  de  quartier,  dans  la  Chambre  syndicale  des  admi- 
nistrateurs d'immeubles  ; 

2°  Que  les  architectes,  dont  les  clients  ignorent  la  moralité,  les 
avantages  et  la  possibilité  du  repos  du  dimanche,  prennent  l'initiative 
de  faire  comprendre  à  ceux-ci  l'intérêt  social  de  ce  repos,  l'intérêt 
personnel  qu'un  propriétaire  y  trouve,  et  indiquent  les  moyens  qu'ils 
connaissent  de  le  faire  observer.  Que,  s'ils  ne  peuvent  obtenir  Tinter- 
diction  du  travail,  ils  obtiennent  au  moins  de  leurs  clients  la  faculté 
pour  l'entrepreneur  de  ne  pas  faire  travailler  le  dimanche; 

Que,  par  les  travaux?  de  force  majeure  qu'ils  peuvent  apprécier 


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DANS  L'INDUSTRIE  DU  BAT1MEW  À  PARIS  1141 

mieux  que  personne,  ils  revendiquent  nettement  la  responsabilité 
de  les  faire  exécuter  et  montrent,  par  leur  présence  sur  le  chantier, 
qu'il  s'agit  de  travaux  qui  ne  peuvent  être  interrompus,  même  le 
dimanche  ; 

Qu'ils  veillent  à  l'exécution  des  contrats  interdisant  le  travail  du 
dimanche; 

3°  Que  les  entrepreneurs  s'organisent  pour  rendre  facile  et  pratique 
le  repos  du  dimanche  dans  leurs  chantiers;  et  que,  pour  en  rendre 
évidente  aux  yeux  de  tous  la  possibilité,  ils  adressent  à  leurs  clients, 
propriétaires  et  architectes,  à  l'exemple  de  confrères  qui  l'ont  déjà 
fait,  une  circulaire  annonçant  que  leurs  chantiers  seront  fermés  les 
dimanches  et  jours  fériés,  sauf  le  cas  de  force  majeure;  qu'au  sujet 
de  ces  derniers  travaux,  ils  établissent  un  roulement  permettant  à 
leurs  ouvriers  de  jouir,  à  tour  de  rôle,  du  repos  du  dimanche; 

4U  Que  les  ouvriers,  comprenant  l'intérêt  primordial  qu'Os  ont  à 
obtenir  le  repos  du  dimanche,  se  concertent  avec  leurs  patrons  pour 
en  rendre  l'application  facile  ; 

Qu'au  sujet  des  professions  travaillant  habituellement  au  dehors, 
les  architectes  et  les  entrepreneurs  se  concertent  pour  diminuer  les 
chômages  causés  par  les  intempéries,  et  compenser,  par  des  moyennes 
efficaces,  les  pertes  de  travail  qui  en  résultent  pour  l'ouvrier; 

Qu'à  ce  sujet,  la  plus  grande  liberté  soit  laissée  à  l'industrie  du 
bâtiment  par  les  pouvoirs  publics,  sans  fixation  du  nombre  des 
heures  de  travail,  et,  dans  le  cas  où  le  législateur  rejetterait  ce  vœu, 
qu'au  moins  la  fixation  des  heures  soit  faite  par  semaine  et  non  par 
jour; 

Que  les  entrepreneurs  et  les  ouvriers  s'entendent,  dans  un  esprit 
d'équité,  pour  compenser  les  perles  de  salaire,  s'il  en  résulte,  par 
le  fait  du  repos  du  dimanche;  cette  entente  devant  nécessairement 
trouver  un  écho  dans  les  séries  de  prix  servant  de  base  au  règlement 
des  travaux  à  Paris  ; 

Qu'une  publicité  et  une  propagande  incessante,  par  la  voix  de  la 
presse,  le  concours  des  diverses  Ligues  pour  le  repos  du  dimanche  et 
autrement,  rende  populaire  le  repos  du  dimanche,  et  éclaire  le  public 
sur  les  moyens  de  l'appliquer  dans  l'industrie  du  bâtiment; 

Qu'à  cet  effet  notamment,  dans  chaque  chantier  où  le  repos  du 
dimanche  est  établi,  un  écriteau  bien  apparent  soit  affiché  à  l'entrée 
du  chantier  portant  ces  mots  :  «  Fermé  les  dimanches  et  jours 
fériés.  » 

-  Qu'enfin,  des  mesures  soient  prises  pour  rendre  agréable  à  l'ouvrier 
son  intérieur  et  favoriser  la  vie  de  famille;  que  des  habitations 
ouvrières  bien  comprises  soient  multipliées  par  tous  les  moyens  que 
les  esprits  généreux  pourront  trouver,  notamment  par  l'appui  pécu- 
25  décembre  1902.  74 


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114?  Il  GGNGHte  BU  REPOS  DO  OTÀHCH1 

niaire  et  moral  que  les  propriétaires  apporteront  aux  sociétés  âe 
constructions  ouvrières  ; 

Que,  le  dimanche,  en  s'enteudant  avec  les  sociétés  existantes  d 
les  syndicats  patronaux  et  ouvriers,  on  organise  des  conférences,  des 
causeries  intéressantes  avec  projections  ou  autres  moyens,  propres  à 
récréer  les  auditeu  rs  ; 

Que  Ton  convie  les  ouvriers  à  des  conférences-promenades  à  la  fois 
instructives  et  amusantes,  à  Paris  et  aux  environs; 

Qu'on  agisse  auprès  des  pouvoirs  publics  pour  quTI  soit  résené, 
dans  les  parties  désaffectées  des  fortifications,  particulièrement  ara 
abords  des  quartiers  ouvriers,  de  vastes  espaces  aménagés  en  jardin 
public; 

Qu'on  s'efforce  également  d'obtenir  la  libre  circulation  des  prome- 
neurs dans  les  parties  de  bois  et  forêts  avoisinant  Paris  et  actod- 
lement  interdites  au  public  en  vertu  de  baux  consentis  à  des  sociétés 
de  chasse. 

Tous  ces  vœux  ont  été  votés  à  l'unanimité. 

Que  le  travail  du  dimanche  soit  assimilé  au  travail  de  nuit. 

Ce  dernier  vœu  a  été  voté  par  38  voix  contre  28  et  14  abs- 
tentions. 


Terminons  par  un  rapide  aperçu  de  cette  assemblée  générale, 
tenue  &  Y  Athénée  Saint- Germain. 

M.  Maurice  Durand,  avocat  à  la  Cour  d'appel,  secrétaire  âe 
l'Union  des  Chambres  syndicales  des  propriétés  bâties  de  France, 
qui  groupe  40  syndicats  et  40,000  membres,  a  rappelé  qne,  tos 
ses  deux  Congrès  de  1901  et  de  1W2,  cette  Union  s'est  prowacée 
pour  le  repos  du  dimanche  et  a  soutenu  la  cause  donumcdei  fa* 
son  journal  la  France  immobilière.  Gomme  les  inspnrtenrs  dfl 
Congrès,  tous  ses  syndiqués  attendent  la  réforme  des  mœnn,  et 
non  d'une  loi  de  contrainte. 

M.  Cheysson  prononça  un  discours,  auquel  H  donne  ce  tear  litté- 
raire qui  se  retrouve  dîans  tous  ses  écrits.  Après  avoir  rappelé  les 
principes  et  l'objet  de  la  Ligue  populaire  qu'il  représente,  il  «■; 
tato  combien  la  question  du  Tepos  dominical  occupe  anjonrftai 
les  esprits,  et  laissa  entendre  combien  H  serait  sage  aux  patrow  de 
le  leur  concéder,  de  peur  que  les  ouvriers  ne  le  leur  arrachent.  Le 
repos  dominical,  de  tous  les  temps,  de  tous  les  pays,  est  tm  pri* 
cipe  immuable.  L'ouvrier  qui  travaille  le  dimandie,  au  rnSeu  do 
repos  général,  devient  forcément  aigri  contre  la  société.  Lagiw* 
ewjuète  poursuivie  en  Belgique  prouve  que  1e  repos  est  pcwiHe. 
Quant  i  ce  Congrès,  il  manifeste  l'accord  de  tous  ceux  qui  «'o^ 


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DAMS  L'INDUSTRIE  DU  BATIMENT  A  PARIS  1US 

pent  du  bâtiment  :   propriétaires,   architectes 9  entrepreneurs, 
employés  et  ouvriers. 

M.  René  Lavollée,  qui  représente  l'Association  du  repos  et  de  la 
sanctification  du  dimanche,  Association  qui  a  un  demi-siècle 
d'existence,  rappela  que  Ton  a  longtemps  traité  d'idéologues  les 
partisans  du  repos  dominical  ;  on  est  à  présent  bien  revenu  de  cette 
fausse  appréciation.  Mais  surtout*  pas  de  contrainte  légale  I  La 
loi  de  1814  n'a  eu  aucun  effet  utile,  elle  est  tombée  vite  en  désué- 
tude, et  c'est  précisément  depuis  son  abrogation,  en  1880,  que  le 
mouvement  dominical  a  repris  son  essor.  Le  présent  Congrès  est 
formé  d'hommes  pratiques,  qui  ont  émis  des  avis  pratiques.  11  est 
désormais  constaté  que  le  repos  dominical  est  possible  dans  le 
bâtiment,  mais  il  importe  de  n'en  pas  méconnaître  le  côté  moral  et 
religieux.  On  ne  peut  refuser  de  respecter  les  croyances  religieuses; 
les  lois,  dernièrement  faites,  sur  le  repos  hebdomadaire,  les  bles- 
sent. L'orateur  loua  le  Congrès  d'avoir  songé  à  l'emploi  du  dimanche. 

M.  Picot  clôtura  ces  discours.  On  parle  d'hostilité  des  classes  1  Ici, 
toutes  sont  mêlées  et  fondues  dans  un  merveilleux  accord  pour  le 
bien.  Le  repos  d'un  jour  dans  la  semaine  est  nécessaire;  la  fatigue 
excessive,  le  surmenage  de  l'ouvrier,  constituent  l'une  des  causes 
de  l'alcoolisme.  Il  faut  que  le  repos  soit  pris  le  même  jour,  par  tous 
les  membres  de  la  famille,  et  ce  jour  est  le  dimanche.  C'est  le 
dimanche  que  l'ouvrier  s'occape  le  mieux  des  sociétés  dont  il  est 
membre  :  Secours  mutuels,  etc.;  c'est  le  dimanche  qu'il  exercera 
son  rôle  social.  Le  dimanche  est  le  jour  de  la  famille;  c'est  le  jour 
où  l'on  fait  l'éducation  des  siens.  Un  petit  enfant  a  dit  le  mot 
juste  :  «  Le  dimanche,  c'est  le  jour  où  l'on  s'aime  bien  !  »  Lea 
sociétés  de  construction  des  musons  à  bon  marché  oat  exclusive- 
ment pour  membres  des  pères  de  famille  qui  jouissent  de  leurs 
dimanches.  Le  dimanche,  qui  fonde  le  foyer,  est  nécessaire  pour 
élever  nos  âmes.  Agissons  sous  l'impulsion  de  nos  convictions,  et 
gardons-nous  de  faire  appel  à  l'initiative  de  l'Etat  dans  ce  domaine 
qui  n'est  pas  le  sien  I 

Le  samedi  soir,  un  banquet  réunissait  en  de  fraternelles  agapes, 
sous  la  présidence  de  M.  Picot,  cent  vingt-cinq  convives,  parmi 
lesquels  un  cinquième  d'ouvriers  environ  et  plusieurs  dames,  qui 
attestaient  la  portée  sociale  et  familiale  de  cet  important  Congrès» 

Fénelon  Gibon. 


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AUTOUR  D'UN  COUP  D'ÉTAT 

D'APRÈS  UNE  RÉCENTE  PUBLICATION 


L Avènement  de  Bonaparte,  par  Albert  Vandal,  de  l'Académie  française. 
T.  Ier.  Paris,  Pion,  1902,  ix-600  pages  in-8°. 


Il  serait  superflu,  et  même  impertinent,  de  parler  longuement 
ici  du  nouveau  livre  de  M.  Albert  Vandal,  puisque  les  maîtres 
chapitres  en  ont  été  offerts  en  primeur  à  nos  lecteurs.  Ceux-ci 
demeurent  encore  sous  l'impression  du  récit  des  journées  de  Bru- 
maire, où.  la  précision  de  l'information 1  s'alliait  si  heureusement 
au  pittoresque  du  tableau,  et  la  nouveauté  des  vues  &  la  classique 
distinction  du  style.  Tel,  qui  croyait  n'avoir  lien  à  apprendre  sur 
la  tragi-comédie  de  novembre  1799,  a  eu  la  surprise  de  découvrir 
un  Brumaire  très  sensiblement  différent  de  celui  qu'il  se  figurait 
d'après  une  tradition  quasi  séculaire.  Au  lieu  d'un  pronuncia- 
miento  militaire,  exécuté  par  un  général  victorieux  avec  le  concours 
de  «  prétoriens  »  fanatisés,  le  coup  d'Etat  fut  dans  sa  conception 
première  une  simple  revision  constitutionnelle,  imaginée  par  des 
politiciens  et  devant  s'accomplir  au  moyen  de  procédés  à  peu  près 
parlementaires.  Bien  loin  d'être  préparée  avec  la  géniale  minutie 
que  Bonaparte  apportait  à  ses  plans  de  campagne,  la  manœuvre 
faillit,  faute  de  prévoyance,  aboutir  à  un  piteux  et  sanglant  échec  : 
c'est  Lucien  dont  la  décision  sauva  une  partie  plus  que  compromise, 
en  faisant  accepter  aux  soldats  une  grossière  imposture,  i  savoir 
que  les  députés  étaient  insurgés  contre  la  légalité,  et  qu'il  fallait 
les  disperser  pour  sauver  la  Constitution.  Enoncée  pour  la  première 
fois  il  y  a  quelques  années  par  M.  Frédéric  Masson,  immédiatement 
admise  par  M.  Albert  Sorel,  reprise  et  développée  par  M.  Vandal 

1  Un  très  curieux  appendice  é nu  mère,  ligne  par  ligne,  les  sources  où  s'est 
documenté  M.  Vandal  pour  raconter  le  coup  d'Etat  :  c'est  la  solide  et  forte 
charpente,  que  recouvrent  les  élégantes  broderies  de  l'architecture. 


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AUTOUR  D'UN  COUP  D'ÉTAT  1145 

avec  une  richesse  de  preuves  et  une  vigueur  de  démonstration 
absolument  convaincantes,  cette  thèse  historique  est  désormais 
établie  :  il  n'y  aura  plus  pour  la  nier  que  les  obstinés  collection- 
neurs de  légendes  et  les  plus  obstinés  hommes  de  parti,  ceux  qui 
tiennent  envers  et  contre  tout  à  honnir  ou  à  exalter  Brumaire  oomme 
le  triomphe  du  sabre  sur  le  régime  de  la  libre  discussion,  comme 
une  sorte  de  précédent  du  Deux  Décembre. 

Ceux-là  seront  déçus  par  le  récit  de  M.  Vandal,  dont  la  constante 
impartialité  n'est  pas  le  moindre  mérite  ni  la  moins  appréciable 
originalité.  On  sait  assez  que  cette  impartialité  n'est  point  de 
l'impassabilité,  et  que  les  misères  du  temps  .présent  ne  le  laissent 
pas  plus  indifférent  que  les  crimes  du  passé.  Mais  avec  plusieurs 
historiens  de  l'école  contemporaine,  il  estime  que  l'histoire  vaut  la 
peine  d'être  cultivée  pour  elle-même,  et  non  pas  comme  un  délas- 
sement ou  un  prolongement  de  la  politique  :  en  quoi  il  se  sépare  de 
tant  d'hommes  éminents  des  générations  antérieures,  qui,  en 
France  ou  ailleurs,  éloignés  ou  fatigués  du  maniement  des  affaires 
publiques,  ont  surtout  demandé  à  l'histoire  un  nouveau  moyen  de 
défendre  et  de  propager  leurs  idées  de  prédilection.  L'œuvre  de 
M.  Vandal  n'est  pas  plus  dominée  par  des  tendances  bonapartistes 
que  par  des  sympathies  parlementaires  :  dédaigneux  des  allusions 
à  l'époque  actuelle,  qui  se  présentaient  en  foule  à  son  esprit  et  qui 
assiègent  souvent  celui  du  lecteur,  son  seul  but  dans  l'étude  du 
passé  a  été  la  recherche  et  la  peinture  aussi  fidèle  que  possible  de 
la  vérité.  Ce  réalisme,  disons  mieux,  cette  sincérité  aboutit  à  nous 
montrer  qu'à  la  fin  du  dix- huitième  siècle  comme  à  toutes  les 
époques  de  notre  pauvre  humanité,  le  bien  et  le  mal,  le  grandiose 
et  le  mesquin,  offraient  une  étrange  et  parfois  déconcertante  jux- 
taposition; M.  Vandal  n'a  pas  plus  dissimulé  les  vices  des  héros  et 
les  petitesses  des  hommes  de  génie  que  les  restes  de  bons  sentiments 
qui  avaient  surnagé  dans  le  cœur  de  certains  gredins;  il  a  tâché  de 
rendre  exacte  justice  aux  partis  comme  aux  individus.  L'assenti- 
ment marqué  de  ses  lecteurs  l'a  récompensé  de  sa  franchise  :  aussi 
bien,  ce  serait  à  désespérer  du  public  français,  s'il  fallait  user  de 
réticences  pour  peindre  des  personnages  et  des  événements  séparés 
de  nous  par  un  siècle,  et  un  siècle  de  bouleversements  politiques 
et  sociaux. 

Ce  n'est  point  une  histoire  du  Consulat  dont  le  premier  volume 
vient  de  paraître.  Remontant  au  delà  du  coup  d'Etat  de  Saint-Cloud, 
s'arrêtant  bien  en  deçà  du  sacre  de  Notre-Dame,  M.  Vandal  a  sim- 
plement voulu  étudier,  comme  il  dit,  Y  avènement  de  Bonaparte, 
c'est-à-dire  la  suite  de  circonstances  et  de  combinaisons  qui  ont 
fiait  de  l'ancien  général  d'Italie  et  d'Egypte  le  maître  omnipotent  de 


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1146  AOTOUH  01711  COUP  BTÛAT 

la  France.  L'ouvrage  complet  s'étendra  de  l'été  de  1799  à  l'a 
de  1800,  de  l'avant- veille  de  Non  au  surlendemain  de  Marengo. 

Un  tel  plan  comportait  nécessairement  un  tableau  de  la  France  à 
la  fin  du  Directoire.  À  grands  traits,  rassemblant  les  témoignages 
contemporains  et  les  condensant  en  formules  expressives,  l'historié» 
a  décrit  ce  triste  régime,  en  qui  survivait  la  Convention  dans  a 
dernière  période,  celle  où  les  grandes  passions  et  les  hommes  m»- 
quants  ayant  disparu,  il  restait  le  jacobinisme  étroit,  avide  et 
sectaire.  Le  personnel  gouvernemental  était  personnifié  plutôt  f« 
dirigé  par  Barras,  un  déclassé  sans  portée  d'esprit  et  sans  scru- 
pules, «  une  âme  de  fille  dans  un  corps  de  bel  homme  ».  Législa- 
teurs, administrateurs,  fonctionnaires,  se  divisaient  en  deax 
catégories  :  les  cupides,  à  qui  tous  les  moyens  étaient  bons  pov 
faire  leurs  affaires,  et  les  désintéressés,  à  qui  le  fanatisme  antire- 
ligieux tenait  lieu  d'idéal.  Dans  le  reste  de  la  nation,  i  côté  des 
rentiers  que  la  dépréciation  des  assignats  réduisait  à  la  misère,  les 
fournisseurs  et  les  spéculateurs  étalaient  insolemment  leur  lue;  le 
commerce  végétait,  mais  n'attendait  que  le  crédit  et  la  paix  pour 
refleurir  ;  dans  les  campagnes,  malgré  le  défaut  de  sécurité,  malgré 
la  conscription,  les  lourds  impôts  et  la  guerre  civile,  l'accroissement 
de  la  population  attestait  combien  la  révolution  agraire  avait  été 
profitable  aux  paysans.  A  Paris,  si  la  chasse  aux  suspects  n'avait 
jamais  entièrement  cessé,  le  contre-coup  des  émotions  de  la  Terreur 
et  les  progrès  de  l'irréligion  avaient  déchaîné  une  maladive  frénésie 
de  plaisirs  ;  la  nuit  surtout,  avec  le  perpétuel  flonflon  des  orchestres 
et  le  fréquent  passage  des  patrouilles,  la  grande  ville  présentait 
«  un  mélange  d'état  de  siège  et  de  bal  public  ».  A  défaut  de  la 
liberté,  dont  les  gouvernants  parlaient  sans  cesse  et  que  les  Fran- 
çais ne  possédaient  pas,  surtout  depuis  Fructidor,  on  avait  la 
licence,  et  on  prenait  patience  en  déblatérant  contre  les  directeurs 
et  leur  séquelle. 

Néanmoins,  les  plus  avisés  des  «  révolutionnaires  nantis  i, 
comme  les  appelle  si  justement  l'historien,  désireux  de  consolider 
leur  situation  et  de  se  perpétuer  au  pouvoir,  trouvaient  le  Direc- 
toire trop  faible  et  trop  décrié  pour  leur  offrir  de  suffisantes  garanties 
de  stabilité.  La  guerre  étrangère  durait  toujours,  avec  des  chances 
plutôt  défavorables,  et  une  invasion  serait  fatale  au  régime.  D'autre 
part,  sans  que  la  question  sociale  fût  posée  alors  comme  à  présent, 
les  passions  démagogiques  grondaient  parfois  assez  fort  pour 
inquiéter  ces  bourgeois.  Comme  les  fortunes  des  spéculateurs 
étaient  impopulaires,  et  que  d'une  façon  générale  les  classes  aisées 
étaient  suspectes  de  tiédeur  politique,  les  violents  dn  parti  jacobin 
avaient  fait  décréter,  sous  le  nom  d'emprunt  forcé,  de  vraies 


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v      àUTOO*  BTO  COUP  1VÈTAT  twr 

mesures  de  confiscation  partielle.  H  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
révolter  des  intérêts  qui  n'étaient  pas  tous  respectables  sans 
doute,  mais  qui,  dans  la  raine  des  traditions  et  la  dégradation  des 
caractères,  étaient  demeurés  la  seule  force  morale  à  peu  près 
debout  :  fournisseurs,  banquiers,  acquéreurs  de  biens  nationaux, 
tons  furent  prêts  à  servir  et  à  subventionner  la  combinaison  qui 
mettrait  fin  &  leurs  appréhensions. 

Parmi  ces  conspirateurs  plus  ou  moins  latents,  nul  d'ailleurs  ne 
songeait  &  cette  réconciliation  générale  des  Français,  A  cet  édh  de 
Nantes  des  partis  qui  est  pour  la  postérité  le  meilleur  titre  de 
gloire  du  consulat  de  Bonaparte.  Associer  à  l'exercice  du  pouvoir 
tout  ce  qui,  dans  le  personnel  des  diverses  factions  en  lutte  depuis 
dix  ans,  n'était  ni  irrémédiablement  taré  ni  foncièrement  sectaire, 
rappeler  les  fructidorisés,  les  déportés,  les  émigrés,  leur  rendre 
leurs  biens  et  leur  donner  une  part  d'influence,  cette  politique  eût 
paru  aux  révolutionnaires  nantis  une  dangereuse  duperie.  Sans 
rien  relâcher  des  proscriptions  du  passé,  ils  visaient  uniquement  à 
se  mettre  en  garde  contre  celles  de  l'avenir,  et  à  s'assurer  la  perpé- 
tuité d'un  monopole  qui  satisfaisait  tout  à  la  fois  leur  ambition  et 
leur  cupidité.  Cet  état  d'esprit  était  éminemment  celui  de  Sieyès, 
qui  accepta  d'entrer  au  Directoire  pour  en  préparer  la  chute.  En 
raison  de  la  popularité  et  de  l'importance  acquises  par  les  armées, 
n  chercha  un  collaborateur  militaire,  afin  d'assurer  le  succès  matériel 
de  l'opération.  On  sait  qu'il  avait  frappé  à  différentes  portes,  essayé 
même  d'une  combinaison  ruinée  par  le  désastre  de  Novi,  quand  le 
débarquement  inattendu  de  Fréjus  vint  lui  apporter,  lui  imposer 
plutôt,  le  concours  de  Bonaparte. 

Comment  l'affaire  fut  concertée,  ébauchée,  et  finalement  exécutée 
dans  des  conditions  très  différentes  de  celles  qu'on  avait  eues  en 
vue,  puisque  l'échec  des  politiciens  fut  réparé  par  l'énergie  des 
hommes  d'action  et  l'intervention  brutale  des  soldats,  c'est  le  sujet 
des  pages  qui  ont  été  célèbres  dès  leur  publication  dans  le  Corres- 
pondant. Mus  le  volume  qui  vient  de  paraître  comprend  encore  le 
tableau  de  la  période  intermédiaire  connue  sous  le  nom  de  Consulat 
provisoire  et  le  récit  de  la  rédaction  de  la  Constitution  de 
Tan  Y III.  A  côté  de  bien  des  développements  attachants  et  des 
conceptions  originales,  on  y  trouve  la  réfutation  de  mainte  légende 
admise  jusqu'ici  sans  conteste. 

C'est  au  point  que  si  l'historien  ne  prenait  un  soin  scrupuleux 
d'administrer  la  preuve  de  tout  ce  qu'il  avance,  telle  de  ses  asser- 
tions paraîtrait  à  plus  d'un  lecteur  une  paradoxale  fantaisie.  Croi- 
rait-on par  exemple,  à  moins  d'avoir  fait  une  étude  personnelle  de 
cette  époque,  que  l'arrivée  de  Bonaparte  au  pouvoir  fat  saluée 


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1148  AUTOUR  D'UN  COUP  D'ÉTAT 

comme  un  gage  de  paix  durable,  et  que  c'est  eu  pacificateur  qoe 
fut  acclamé  celui  qui  est  pour  nous  l'incarnation  du  génie  et  d& 
fléau  de  la  guerre?  que  Brumaire  fut  au  premier  abord  le  signal 
d'un  relâchement  des  ressorts  déjà  si  distendus  de  la  machine 
gouvernementale,  et  d'une  recrudescence  de  désordre?  que  le  Con- 
sulat &  ses  débuts,  bien  loin  d'être  un  régime  à  poigne,  démuni 
d'argent  et  dénué  de  force  matérielle,  ne  vécut  que  par  l'appui  de 
l'opinion  publique? 

S'il  y  avait  moins  de  révélations  à  apporter  on  à  répandre  sur 
l'élaboration  de  la  constitution  consulaire,  M.  Vandal  a  su,  par 
l'éloquente  ingéniosité  des  aperçus  et  le  charme  des  anecdotes, 
rajeunir  un  sujet  d'apparence  un  peu  fripée.  Il  a  mis  en  évidence 
le  caractère  antidémocratique,  conservateur  au  sens  le  plus  étroit 
du  mot  (lequel  du  reste  date  de  cette  époque),  du  plan  de  Sieyès, 
qui  employait  tous  ses  efforts  à  écarter  l'intervention  effective  da 
peuple  souverain,  pour  maintenir  indéfiniment  an  pouvoir  une 
oligarchie  restreinte.  II  a  retracé  en  termes  piquants  le  désaccord 
entre  Bonaparte  et  Sieyès,  la  réserve  boudeuse  où  celui-ci  finit  par 
s'enfermer,  et  la  mésaventure  de  l'honnête  doctrinaire  Daunou. 
Ce  dernier,  chargé  du  travail  préparatoire,  avait  libellé  sur  des 
feuilles  volantes  des  dispositions  empreintes  d'un  esprit  asseï 
libéral  ;  article  par  article,  l'impérieuse  volonté  de  Bonaparte  fit 
prévaloir  des  solutions  tout  opposées,  que  Daunou,  choisi  pour 
rédacteur,  dut  successivement  enregistrer  au  verso  même  des 
feuillets  où  il  avait  consigné  ses  théories  préférées. 

A  la  considérer  pourtant  en  elle-même,  la  Constitution  de 
l'an  VIII  n'est  point  ce  code  parfait  d'autocratie  que  nos  partis 
politiques  ont  vanté  ou  maudit  durant  tout  le  cours  du  dix-neuvième 
siècle.  Improvisée  dans  plusieurs  de  ses  parties  essentielles,  bâclée 
à  la  fin  avec  une  fébrile  précipitation,  elle  abondait  en  lacunes,  en 
incohérences,  en  obscurités,  et  M.  Vandal  fait  remarquer  qu'elle 
«  eût  vraisemblablement  abouti  à  de  nouveaux  conflits,  à  de  nou- 
velles secousses,  si  le  chef  de  l'Etat  eût  été  autre  que  Bonaparte  ». 

A  peine  en  possession  de  la  qualité  de  Premier  consul,  le  jeune 
général  témoigna  en  effet  qu'il  entendait  non  seulement  accaparer 
toute  la  réalité  du  pouvoir,  mais  pratiquer  une  politique  person- 
nelle. Sans  souci  de  l'effarement  de  ses  complices  de  la  veille,  qui 
s'estimaient  frustrés  toutes  les  fois  qu'un  poste  même  honorifique 
se  donnait  en  dehors  de  leur  coterie,  il  inaugura  son  programme 
de  pacification  intérieure,  celui,  dit  l'historien,  «  des  rois  et  des 
politiques  qui  naguère  avaient  fût  ou  refait  la  France  ».  Tandis 
que  les  assemblées  législatives,  recrutées  par  les  soins  de  Sieyès, 
servaient  de  refuge  lucratif  aux  révolutionnaires  nantis,  le  conseil 


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AUTOUR  DUR  COUP  D'ÉTAT  1149 

d'Etat,  appelé  à  jouer  un  rôle  prépondérant  dans  l'action  gouverne- 
mentale, s'ouvrait  dès  la  première  heure  aux  capacités  de  tous  les 
partis. 

Après  dix  ans  d'exclusivisme  politique,  et  d'un  exclusivisme 
dont  la  farouche  logique  avait  été  jusqu'à  la  proscription  et  à  la 
guillotine,  cet  intelligent  éclectisme  surprit  et  enchanta  quiconque 
n'était  point  irrévocablement  dominé  par  l'esprit  de  parti.  Sans 
doute,  les  bienfaits  qui  se  succédaient  étaient  dus  à  la  libéralité 
d'un  homme,  tandis  que  la  France  de  1789  avait  rêvé  de  ne  plus 
rien  tenir  que  du  libéralisme  des  institutions;  mais  tant  de  commo- 
tions accumulées  en  quelques  années,  tant  d'attentats  contre  les  vies, 
les  consciences  et  les  fortunes  avaient  guéri  la  masse  des  citoyens  du 
culte  de  l'idéologie  et  de  la  superstition  des  principes;  aux  fâcheux 
qui  les  auraient  mis  en  garde  contre  les  dangers  de  l'absolutisme 
renaissant,  ils  auraient  volontiers  répliqué  avec  un  personnage  de 
Molière  :  «  Ne  cherchons  point  de  raisonnements  pour  nous 
empêcher  d'avoir  du  plaisir.  » 

Gomment  le  triomphe  de  Marengo,  présage  de  la  paix  continen- 
tale, mit  le  comble  à  cet  enthousiasme,  et  comment  Bonaparte  sut 
en  profiter  pour  concentrer  dans  sa  main  toute  l'autorité  réelle, 
pour  ébaucher  aussi  les  œuvres  les  plus  fécondes  du  Consulat,  le 
Code  civil,  le  retour  des  émigrés,  le  Concordat,  c'est  ce  qu'un 
second  tome  nous  montrera  bientôt,  en  complétant  l'exécution  du 
plan  que  l'auteur  s'était  tracé.  Dès  maintenant,  nous  sommes 
assurés  que  le  livre  de  M.  Vandal  inaugurera  dignement  la  pro- 
duction historique  du  vingtième  siècle. 

L.  de  Lanzag  de  Laborie. 


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LE  LIVRE  D'OR 


DBS 


MISSIONS  CATHOLIQUES  FRANÇAISES  ' 


C'est  une  noble  entreprise  que  cette  publication  sur  les  missions» 
et  il  ne  fallait  rien  moins  que  l'âme  et  la  ténacité  d'an  mission- 
naire pour  la  mener  à  bien.  Mais  nos  lecteurs  ne  seront  pas 
étonnés  du  succès»  quand  ils  sauront  qu'il  revient  an  R.  P.  Piolet 
dont  ils  ont  eu  souvent,  et  tout  récemment  encore,  l'occasion  de 
constater  par  eux-mêmes  l'esprit  de  méthode  et  la  sûre  érudition. 

Quand  il  songea,  voilà  bientôt  quatre  ans,  à  élever  ce  monument 
en.  l'honneur  de  ses  frères,  les  publications  d'ensemble  et  les 
monographies  qui  existaient  sur  le  sujet  étaient  ou  trop  abon- 
dantes ou  trop  sèches  pour  le  grand  public.  Il  fallait  loi  révéler, 
sous  une  forme  attrayante,  des  trésors  de  famille,  —  que  la  famille 
connaissait  mal.  Le  P.  Piolet  voulant  faire  œuvre  solide  et  racontar 
Y  histoire  des  missions,  estima  qu'il  ne  pouvait  mieux  s'adresser 
qu'aux  chefs  des  diverses  compagnies  qui  l'avaient  vécue  an  cours 
du  siècle. 

Il  en  dressa  la  liste,  et  ce  fut  déjà  comme  le  sommaire  d'un 
livre  d'or.  Soit  humilité,  soit  manque  de  foi  dans  le  but  à  pour- 
suivre, quelques  collaborations  se  refusèrent  d'abord,  que  rallia 
bientôt  l'afflux  presque  unanime  des  concours.  La  publication  ne 
fut  décidée  que  lorsque  cette  unanimité  fut  complète.  De  sorte  que 
pour  la  première  fois,  devant  le  grand  public,  toutes  les  compa- 
gnies de  missionnaires  viennent  donner  le  témoignage  de  leurs 
annales. 

1  Les  Missions  catholiques  françaises  au  XIX*  siècle,  publiées  sous  la  direc- 
tion du  P.  J.-B.  Piolet,  S.  J.,  avec  la  collaboration  de  toutes  les  Sociétés 
de  Missions.  Illustrations  d'après  des  documents  originaux.  6  volumes  grand 
in-8°  jésus  de  plus  de  500  pages.  Prix,  12  fr.  le  volume  (15  fr.  après  Pachè- 
vement  de  la  publication).  —  Tome  I«p  :  Missions  d'Orient;  tome  II  : 
Abyssinie,  Inde,  Indo-Chine;  tome  III  :  Chine  et  Japon;  tome  IV  :  Océûiât 
et  Madagascar;  tome  V  :  Missions  d'Afrique;  terme  VI  :  Missions  d1  Amérique. 
—  Les  cinq  premiers  tomes  ont  paru.  —  (Paris,  librairie  Armand  Colin, 
5,  rue  de  Mézières.) 


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LE  LIVRE  D'OR  DES  MISSIONS  CATHOLIQUES  FRAMMSÏS  1151 

Dans  quelles  conditions  se  produit  ce  témoignage?  Il  n'est  pas  de 
plus  sûr  moyen  de  s'en  rendre  compte  que  de  savoir  quel  mot 
d'ordre  fut  donné  par  le  directeur  de  cette  œuvre  originale.  Tout 
serait  à  citer  dans  ces  Monita  qui  n'eurent  rien  de  secret  puisque, 
sans  être  Jésuite  et  sans  être  missionnaire,  j'en  ai  on  exemplaire 
sous  les  yeux.  Le  lecteur  y  verrait  avec  quel  scrupule  on  y  donne 
-comme  suprême  recommandation  :  la  vérité;  et  je  regrette  vrai- 
ment de  ne  pouvoir  faire  lire  m  extenso  ce  programme  i  tous  ceux 
<ju'excite  chroniquement  leur  traditionnelle  indignation  contre  le 
légendaire  obscurantisme  de9  congrégations! 

«  Il  s'agit  d'une  histoire  proprement  dite,  y  est-il  dit.  Donc,  pas 
de  détails  insignifiants,  pas  de  ces  traits  édifiants  qui  ne  disent 
rien,  mais  un  exposé  net,  clair,  vivant,  sincère  de  l'histoire  et  des 
oeuvres  de  la  Mission.  De  plus,  rien  de  douteux,  d'exagéré,  de 
vague  ou  dlncertain,  mais  seulement  des  assertions  contrôlées  et 
précises  que  personne  ne  puisse  trouver  en  défaut... 

«  Il  s'agit  d'un  ouvrage  de  première  main  et  non  d'une  compi- 
lation.  Donc  recourir  aux  sources  originales,  aux  archives,  aux 
souvenirs  personnels... 

«  Sans  entrer  dans  des  détails  que  tout  homme  instruit  doit 
-connaître,  tracer  du  pays,  de  la  race,  de  la  Mission,  un  tableau  tel, 
que  le  lecteur  en  emporte  une  idée  nette  et  exacte... 

«  Autant  que  possible,  faire  ressortir  le  tAté  français  de  nos 
Missions,  la  diffusion  de  notre  langue,  les  rapports  avec  les 
voyageurs  compatriotes,  les  services  rendus  à  la  France,  la  protec- 
tion de  nos  consuls... 

«  Comme  on  s'adresse  &  un  public  qui  n'est  pas  nécessairement 
chrétien,  s'attacher  à  faire  ressortir  les  résultats  heureux  pour  la 
science,  pour  r histoire,  pour  la  civilisation  et  l'éducation,  l'intro- 
duction de  nouvelles  cultures,  les  découvertes,  etc..  » 

Les  collaborateurs  du  P.  Piolet  ont  tous  répondu  avec  le  plus 
grand  soin  à  ces  desiderata,  qui  sont  l'expression  d'une  loyauté 
poussée  jusqu'au  scrupule  et  d'une  sincérité  que  nos  adversaires 
s'obstinent  à  nous  dénier,  mais  qui  éclate  avec  évidence  dans  ces 
.  recommandations.  G'est  pourquoi  il  m'a  paru  qu'il  était  bon  de  les 
faire  connaître,  dans  le  simple  appareil  où  elles  furent  présentées 
dès  le  début  de  l'œuvre  dont  je  parle.  Puisqu'on  a  atteint  en 
perfection  le  but  qui  avait  été  assigné,  il  suffit  de  donner  le  pro- 
gramme pour  juger  le  résultat. 

Mais,  au  cours  des  récits  demandés,  il  pouvait  se  trouver  des 
cas  où  l'on  serait  amené  à  fréter  des  sujets  épineux.  Le  P.  Piolet 
l'a  prévu,  et,  suivant  son  habitude,  il  a  tranché  le  litige  avec  sa 
crâne  vaillance. 


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115*  LE  LIVRE  D'OR 

«  Souvent,  dit-il  encore,  la  Mission  aura  été  en  contact  arec 
des  agents  français.  S'il  y  a  eu  nn  concours  utile  prêté,  le  fuie 
ressortir  avec  bonheur;  mais  savoir  aussi  dire  les  difficultés,  les 
tracasseries,  les  ennuis,  sans  aigreur,  cependant,  sans  amertume, 
sans  exagération,  en  homme  calme,  tranquille,  impartial... 

«  On  aura  été  souvent  en  conflit  avec  des  protestants.  Ici  encore 
dire  la  vérité,  mais  sans  généralisations,  sans  injures,  sans  alléga- 
tions tendancieuses.  Se  rappeler  que  le  lecteur,  parfois  plein  de 
préventions,  ne  se  rendra  qu'à  l'exposé  net  et  simple  de  faits 
certains... 

«  Si  la  Mission  se  trouve  en  pays  indépendant  ou  soumis  à 
une  puissance  étrangère...,  on  fera  ressortir  avec  plaisir,  par 
exemple,  le  remarquable  libéralisme  des  autorités  anglaises  pour 
nos  lussions.  Il  y  a  là  une  grande  leçon  qui  ne  doit  pas  être  perdue.  » 

Me  trompé-je  en  croyant  que  de  tels  sentiments  font  honneur  à 
qui  les  exprime  et  relèvent  son  œuvre,  bien  au-dessus  des  polé- 
miques les  plus  retentissantes,  jusqu'à  cette  région  où  l'esprit, 
dégoûté  du  fatras  des  commérages  quotidiens,  s'abreuve  de  vérité? 

Au  point  de  vue  de  l'exécution  de  ces  monographies,  il  est  à 
remarquer  que,  sans  être  coulées  dans  un  moule  absolument  uni- 
forme, elles  suivent  (et  il  le  fallait  pour  l'équilibre  général)  une 
marche  à  peu  près  analogue. 

C'est  d'abord  une  rapide  description  des  pays  et  surtout  des 
gens,  avec  leurs  qualités,  leurs  défauts,  leurs  ressources,  leurs 
croyances  et  pratiques  religieuses,  leurs  facilités  ou  difficultés  à 
devenir  chrétiens.  Puis,  après  un  récit  succinct  des  temps  anté- 
rieurs au  dix-neuvième  siècle,  l'histoire  de  la  fondation  et  du  déve- 
loppement de  la  Mission.  Enfin,  la  constatation  de  son  état  actuel, 
avec  des  statistiques  très  précises  des  œuvres  et  des  hommes. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  le  dessin  général  de  l'ouvrage. 
Mais,  il  faut  l'avouer,  cela  n'en  donne  encore  qu'un  aperçu  très 
incomplet.  Il  est  impossible  de  résumer  de  telles  œuvres. 

L'aspect  matériel  en  est,  de  plus,  tout  à  fait  alléchant.  Jamais 
les  Missions  n'avaient  été  aussi  bien  traitées,  et  si  les  compagnies 
de  ces  pionniers  de  la  France  et  du  Christ  devaient  disparaître  un 
moment,  —  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  —  elles  n'auraient  pu  trouver, 
pour  leur  testament  d'honneur,  de  plus  luxueux  écrin.  La  maison 
Colin  a  confié  l'impression  du  texte  aux  presses  de  Lahure  et  l'illus- 
tration a  été  dévolue  à  M.  Gervais-Courtellemont;  c'est  assez  dire 
que  si  le  goût  l'a  fort  ingénieusement  distribuée,  la  fantaisie  n'y  a 
aucune  part  et  que  chaque  photographie  est  un  document  pris  sur 
place  au  cours  de  voyages  dont  plusieurs  ont  été  spécialement 
entrepris  pour  l'ouvrage. 


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DIS  MJSSIOJIS  CATHOLIQUES  FBAUÇàlSES  115a 

Tel  est  le  cadre.  Voyons  maintenant  ceux  qui  s'y  meuvent.  Le 
premier]  volume  n'offre  pas  moins  de  sept  chapitres  dos  à  notre 
trop  rare  collaborateur,  M.  Pisani,  chanoine  de  Notre-Dame.  C'est 
lui  qui  est  l'historiographe  des  Missions  de  Constantinople,  de 
Smyrne  et  de  l' Archipel,  de  Salonique  et  de  la  Macédoine,  de 
Syrie,  de  Palestine  et  d'Egypte.  On  sait  quelle  particulière  compé- 
tence ont  donnée  à  l'auteur  ses  voyages  et  ses  nombreux  séjours 
en  Orient,  et  il  nous  en  fait  heureusement  profiter  dans  une  étude 
préliminaire  sur  l'empire  turc,  l'islamisme  et  le  christianisme.  Ce 
n'est  pas  à  nos  lecteurs  qu'il  est  besoin  de  faire  remarquer  la  netteté 
de  sa  vision  et  l'allure  vivante  de  son  style.  Dans  les  pages  que  je 
signale  il  a  accumulé  les  portraits  à  l'eau- forte.  L'Arabe,  le  Turc, 
le  Syrien,  le  Bédouin,  l'Egyptien,  l'Arménien,  etc.,  y  sont  caracté- 
risés d'un  coup  sec,  d'un  trait  hardi  qui  les  fixent  dans  la  mémoire. 

Non  que  M.  Pisani  s'interdise  le  sourire.  C'est  ainsi  qu'il  déclare 
que  «  le  César  byzantin  avait  un  tempérament  de  sacristain  et 
intervenait  à  tout  propos  dans  les  affaires  spirituelles  ».  Hélas!  ne 
sommes-nous  pas  nous-mêmes  à  Byzance,  et  ce  César  sacristain 
n'est-il  pas  aujourd'hui  M.  Combes...  ou  M.  Trouillot? 

Les  successeurs  des  Césars,  dans  le  Levant,  visent  moins  la 
sacristie  que  la  bourse,  grâce  aux  Grecs  qui  leur  donnèrent  le  fatal 
exemple.  Aussi,  quels  usages  dont  on  trouve  des  traces  presque  à 
chaque  page  de  ce  volume! 

«  Qu'un  missionnaire  ait  à  construire  une  église,  à  la  réparer, 
qu'il  veuille  ouvrir  une  école  ou  fonder  une  imprimerie,  alors 
commence  pour  lui  une  suite  de  déboires  dont  il  ne  peut  prévoir 
la  fin  :  il  faut  un  firman  de  la  Sublime- Porte;  mais,  pour  l'obtenir, 
il  faut  payer,  payer  les  intermédiaires,  et  le  nombre  en  est  illimité, 
payer  ceux  qui  pourraient  faire  des  difficultés  à  l'obtention  de  la 
faveur  sollicitée,  payer  les  uns  pour  agir  et  payer  les  autres  pour 
rester  inactifs,  payer  à  Constantinople,  payer  au  pacha,  payer  au 
caîmakan,  payer  à  la  mosquée,  payer  au  konak,  payer  aux  gen- 
darmes, payer  à  tout  le  monde...  Le  bureau  doit  toujours  être 
ouvert  et  n'importe  qui  peut  se  présenter  pour  toucher.  Si  le  zèle 
du  payeur  se  ralentit,  si  la  caisse  est  vide,  ce  sont  les  menaces  : 
on  va  mettre  tous  les  gens  de  la  Mission  en  prison,  on  va  démolir 
les  travaux  illégalement  exécutés,  on  va  confisquer  le  terrain  et 
les  ouvriers  mêmes  sont  poursuivis,  incarcérés  et  rançonnés.  » 

Doux  pays!  Jamais  la  formule  fut-elle  mieux  appliquée?  D'au- 
tant que  si  la  main  y  est  prompte  à  se  tendre  au  bakhehich,  elle 
est  encore  plus  rapide  &  frapper.  Lorsque,  en  1897,  après  les  mas- 
sacres d'Arménie,  M.  Pisani  voulut  traverser  la  région  :  «  Vous  ne 
passerez  pas,  lui  dit  un  ami;  si  vous  passez,  vous  ne  verrez  rien, 


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1454  L*  LITH1  DDR 

et  ei  vous  voyez  quelque  chose,  vous  ne  reviendrez  pas.  »  H.  Pisani 
ne  passa  pas  ;  quelques  autres  sont  passés,  mais  ils  ne  ment  que 
ce  que  leur  permit  de  regarder  leur  «  escorte  d'honneur  » .  Un  senl, 
trompant  la  surveillance,  voulut  voir,  7  réussit...  et  il  est  mort. 

Je  ne  puis  relever  toutes  les  intéressantes  considérations  de 
notre  collaborateur  au  cours  de  ce  tableau  d'ensemble  fouillé  et 
vigoureux,  et  notamment  les  motifs  qu'il  donne  des  massacres 
d'Arménie.  Du  moins,  après  tant  de  figures  haïssables,  pouvons- 
nous  reposer  le  regard  sur  les  Maronites  si  fidèles  à  la  France,  et 
dont  M.  Pisani  cite  un  trah  bien  touchant  : 

«  Pendant  les  quelques  jours  que  l'empereur  d'Allemagne  passa 
à  Beyrouth,  les  habitants  des  villages  maronites  qui  s'échelonnent 
en  face  de  la  ville,  sur  les  pentes  du  Liban,  s'astreignirent  à  ne  pas 
allumer  de  lumière  le  soir,  pour  qu'on  ne  pût  pas  prétendre  qu'Us 
avaient  illuminé!  La  montagne,  ordinairement  étincelante  comme 
une  voie  lactée,  se  dressait  noire  comme  un  manteau  de  deuil.  » 
Pauvres  gens  !  s'ils  savaient  ce  qu'on  est  en  train  de  faire  de  la 
France  qu'ils  aiment. 

On  ne  s'arrêterait  pas  de  glaner  à  travers  ces  pages  pleines  de 
faits,  de  portraits,  d'anecdotes  et  de  statistiques,  et  si  j'insiste 
moins  aujourd'hui  sur  ces  dernières,  c'est  qu'il  y  a  quelques 
mois,  le  P.  Piolet  lui-même  les  a  résumées  en  un  article  spécial 
du  Correspondant,  qui  était  la  meilleure  et  la  plus  topique  des 
réponses  à  opposer  aux  sophismes  gouvernementaux. 

Du  reste,  nos  lecteurs  ont  eu  à  maintes  reprises,  dans  ce  Recueil, 
au  fur  et  i  mesure  que  l'actualité  les  imposant  plus  particulière- 
ment à  l'attention,  les  détails  les  plus  circonstanciés  sur  ces  œuvres 
dont  l'ensemble  est  groupé  dans  l'ouvrage  que  nous  annon- 
çons. Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  les  émouvantes  commu- 
nications de  Mgr  Le  Roy,  de  Mgr  Aogouard,  du  P.  Lejeune,  do 
P.  Latappy,  sur  les  missions  d'Afrique,  les  éloquentes  statistiques 
de  Mgr  Kannengieser  et  de  M.  Fauvel,  les  savantes  études  de 
M.  de  Lanzac  de  Laborie,  sur  les  grandes  publications  de 
M.  A.  Launay,  des  Missions  étrangères,  et  bien  d'autres  encore. 

Il  ne  peut  donc  être  aujourd'hui  question  de  reprendre  ces 
exposés,  que  l'on  trouvera  mis  au  point  des  derniers  renseigne- 
ments et  des  plus  récentes  statistiques  dans  les  ifissions  cathoK- 
-ques  françaises.  Pas  davantage,  on  ne  peut  entreprendre  de 
condenser  des  pages  d*où  ont  été  volontairement  exclues  toute 
amplification  parasitaire  et  toute  déclamation.  Mais  il  doit  être 
permis  de  signaler  les  véritables  trésors  qui  sont  étalés  an  long  de 
ces  volumes,  soit  au  point  de  vue  catholique,  soit  an  point  de  vue 
français. 


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DES  MISSIONS  CATHOUODiS  FRANÇAISES  1155 

N'est-il  pas  vraiment  «  représentatif  »  ce  fait  qui  se  passe  au 
moment  des  massacres  d'Arménie,  en  1895,  et  que  rapporte  le 
P.  André  :  Les  Arméniens  les  plus  compromis  affluaient  au  couvent 
de  Marsivan.  On  leur  demanda,  devant  leur  nombre  grandissant, 
pourquoi  ils  n'avaient  pas  aussi  cherché  refuge  à  la  Mission  amé- 
ricaine :  <i  Ceux  qui  ;  sont  allés,  répondirent- ils,  ont  trouvé  la 
porte  impitoyablement  fermée.  »  En  réponse  à  leurs  supplications, 
une  miss  leur  criait  :  «  Allez -vou 3-e n,  on  n'ouvrira  pas.  Nous  ne 
sommes  pas  venus  sauver  vos  corps,  mais  vos  âmesl  »  Il  est  certain 
qu'en  temps  de  persécution  et  quand  on  est  débordé  de  réfugiés, 
cet  axiome  de  l'apostolat  yankee  simplifie  bien  les  choses  !.. .  —  Mais 
il  y  a  quelque  fierté  à  pouvoir  défier  qui  que  ce  soit  de  citer  un  cri 
semblable  parti  des  lèvres  d'un  Français  ou  d'une  Française 
missionnaires!  En  fût  de  cris  du  cœur,  nous  parlons,  Dieu  merci! 
une  autre  langue. 

Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  de  ce  qu'est  une  mission  «  mouve- 
mentée »,  on  devra  lire  les  pages  remarquables  consacrées  au 
Maduré  par  le  P.  Suau.  Jamais  peut-être  ne  furent  mieux  mis  en 
relief  le3  dommages  que  peuvent  infliger  à  une  entreprise  d'apos- 
tolat les  exigences  démesurées  d'une  métropole  jalouse  et  les 
atermoiements  diplomatiques  de  la  Curie  romaine,  surtout  quand 
elle  est  dirigée  par  un  cardinal  Antonelli!  Dès  les  débuts,  c'est  une 
histoire  navrante  que  celle  de  cette  mission  créée,  à  force  de  vertu 
et  de  talent  d'assimilation,  par  les  Nobili,  les  Britto  et  les  Beschi  ; 
affaiblie  par  trente-quatre  ans  de  stériles  querelles  sur  la  fameuse 
question  des  rites  et  à  peu  près  anéantie  par  Pombal  qui  faisait 
rafler,  à  Goa,  tous  les  religieux  missionnaires  et  les  envoyait  pourrir 
à.  Lisbonne,  dans  les  cachots  du  fort  Saint-Julien.  J'ai  omis  de  dire 
que  ces  missionnaires  étaient  des  Jésuites,  ce  qui  suffisait,  — 
déjà!  —  à  les  rendre  suspects.  Les  sévices  continuèrent  d'ailleurs 
contre  leurs  successeurs,  grâce  à  l'autoritarisme  sectaire  du  gou- 
vernement portugais.  En  1886  seulement  est  intervenu  un  Con- 
cordat où  les  prétentions  du  Portugal  ont  été  réduites  à  la  portion 
congrue.  Pendant  ces  longues  années  de  luttes,  sur  351  religieux 
que  la  Compagnie  de  Jésus  a  envoyés  au  Maduré,  elle  en  a  perdu 
156,  dont  131  décédés  dans  les  missions. 

Le  P.  Suau  cite,  au  cours  de  ses  captivantes  narrations,  un  trait 
que  je  me  fais  un  devoir  de  relever.  Quand  on  voulut  transférer  à 
Trichinopoly  le  collège  catholique  de  Négapatan,  les  protestants 
menèrent  un  train  d'enfer.  Malgré  vents  et  marées,  le  directeur  de 
l'instruction  publique,  au  gouvernement  de  Madras,  prit  le  parti  des 
catholiques,  et  sur  un  référé  à  la  Commission  supérieure  d'enseigne- 
ment, les  membres  de  celle-ci  jugèrent  en  faveur  des  Jésuites  fran- 


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1156  LE  LIVRE  D'OR 

çais,  quoique  les  protestants  fussent  leurs  propres  compatriotes  et 
coreligionnaires.  Serait-il  injuste  de  craindre  qu'en  des  circonstances 
analogues,  des  Français,  dans  nos  colonies  mêmes,  ne  montreraient 
pas  la  même  indépendance?  Et  les  querelles  si  étrangement  vidées, 
un  moment,  à  Madagascar,  ne  sont-elles  qu'un  mauvais  rêve?  Ou, 
au  contraire,  est-il  trop  à  craindre  que  nos  administrateurs  colo- 
niaux soient,  en  quelques  cas,  peu  portés  à  rendre  à  nos  mission- 
naires catholiques  la  justice  qui  leur  est  due?... 

On  doit  pourtant,  dans  cette  épineuse  question,  tenir  compte 
des  judicieuses  réflexions  de  M.  A.  Launay,  des  Missions  étran- 
gères. Tout  en  rendant  pleine  justice  aux  efforts  d'impartialité  faits 
par  les  Anglais,  à  leur  libéralisme,  à  leur  loyauté  «  civile  » ,  il  juge 
leur  influence  néfaste  au  catholicisme,  par  le  fait  seul  qu'ils  sont 
protestants.  Au  contraire,  les  Français,  malgré  leurs  fautes,  leurs 
mauvais  exemples,  leurs  tracasseries,  et  quelquefois  leurs  haines, 
finissent  tout  de  même  et  comme  malgré  soi  par  favoriser  l'expan- 
sion religieuse,  par  le  fait  seul  qu'ils  représentent  le  principe 
catholique.  Il  cite,  à  ce  propos,  une  lettre  de  Mgr  Laouëaan  qui  est 
extrêmement  curieuse,  et  c'est  un  témoignage  auquel  il  faut 
évidemment  reconnaître  la  plus  grande  valeur.  Experto  crede... 

Quant  aux  services  que  nos  missionnaires  rendent  à  leur  patrie, 
c'est  par  brassées  qu'on  en  recueille  les  preuves  les  plus  convain- 
cantes; et  il  serait  à  souhaiter  que  nos  ministres  se  fissent  résumer 
les  documents  qui  fourmillent  dans  l'ouvrage  du  P.  Piolet. 

Mais  il  serait  sans  doute  naïf  d'espérer  un  tel  travail  de  conscien- 
cieux examen,  de  ceux  qui  ne  tiennent  même  pas  compte  des 
récompenses  officielles  décernées  à  l'Exposition  internationale 
de  1900,  ainsi  que  vient  de  leur  reprocher  M.  Anatole  Leroy- 
Beaulieu  dans  une  lettre  éloquente  et  que  les  circonstances  trans- 
forment en  réquisitoire.  Us  pourraient  cependant,  pour  peu  qu'ils 
voulussent  agir  avec  bonne  foi,  y  puiser  la  conviction  qu'ils  font 
œuvre  essentiellement  antifrançaise  en  essayant  de  tarir  le  recru- 
tement apostolique  dans  la  métropole.  Mais  sont-ils  encore  capables 
de  discerner  la  vérité,  au  milieu  des  fuligineuses  élucubrations 
qu'ils  produisent  avec  un  zèle  intempérant? 

Le  suprême  de  leur  tactique,  c'est  d'aller  déterrer  toutes  les 
fautes  commises,  en  la  matière,  par  les  régimes  monarchiques 
leurs  prédécesseurs,  afin  de  s'en  targuer  pour  en  commettre  de 
semblables  ou  de  pires!  N'y  a-t-il  pas  une  puérilité  navrante  à  se 
composer  des  généalogies  de  sottises  ou  d'erreurs,  comme  d'autres 
se  gloriGent  d'une  longue  suite  d'héroïsmes? 

Cette  question  des  services  rendus  à  la  France  est,  en  fait9  k 
double  tranchant,  et  Ton  n'a  pas  manqué  d'en  user,  comme  du 


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DES  MISSIONS  CATHOLIQUES  FRANÇAISES  1157 

sabre  de  M.  Pru^homme,  tantôt  pour  défendre  les  missionnaires, 
tantôt  pour  les  combattre.  C'est  ainsi  que,  sous  Louis  XIV,  on 
reprochait  aux  missionnaires  le  fait  que  les  chrétiens  siamois 
n'avaient  pas  combattu  dans  les  rangs  des  Français!...  Mais,  répon- 
daient les  religieux,  d'être  chrétiens  n'a  jamais  dispensé  d'aimer 
son  propre  pays  avant  tous  les  autres!  A  toutes  les  époques,  la 
meilleure  tactique  à  suivre  est  celle  que  formulait,  en  une  autre 
occasion,  Mgr  Puginier,  vicaire-apostolique  du  Tonkin  occidental 
en  disant  :  «  Mes  missionnaires  et  moi  avons  rendu  au  représentant 
de  la  France  les  services  que  nous  devions  lui  rendre,  sans  cepen- 
dant rien  faire  de  contraire  aux  intérêts  du  gouvernement  anna- 
mite. Notre  but  a  toujours  été  d'être  utiles  à  notre  patrie  et  au  pays 
que  nous  évangélisons.  Nous,  missionnaires,  n'avons  que  faire  de 
la  gloire.  Nous  travaillons  pour  Dieu,  pour  notre  patrie  et  pour  le 
pays  auquel  nous  nous  sommes  dévoués;  cela  nous  suffit.  » 

Cette  histoire  des  rapports  de  nos  missionnaires  avec  les  divers 
gouvernements  mériterait  sans  doute  d'être  étudiée  et  racontée  à 
part,  tant  elle  est  féconde  en  incidents  et  en  leçons.  Elle  montre- 
rait comment  les  représentants  de  la  France  ont  tort,  le  plus  sou- 
vent, de  ne  pas  suivre  les  avis  de  gens  parfaitement  au  courant 
des  usages  du  pays,  des  mœurs,  des  besoins  et  des  haines  des 
habitants.  Malheureusement,  quand  on  ne  leur  est  point  de  parti- 
pris  hostile,  il  arrive  qu'on  exagère  leurs  communications  et  qu'on 
les  rend  responsables  des  déconvenues.  C'est  ainsi  qu'en  1858,  au 
moment  de  l'expédition  commandée  par  l'amiral  Rigault,  on  a  dit 
que  les  missionnaires  auraient  dû  faire  marcher  leurs  chrétiens  à 
notre  profit.  On  oubliait,  déclare  M.  Launay,  «  les  principes  et  les 
traditions  de  l'Eglise  catholique,  qui  enseigne  partout  et  toujours 
l'obéissance  aux  souverains,  fussent-ils  persécuteurs,  » 

Du  reste,  beaucoup  plus  tard,  l'amiral  Jauréguiberry,  ministre  de 
la  marine,  répondant  à  un  député  qui  avait  porté  de  nouveau  le 
reproche  à  la  tribune  de  la  Chambre,  résumait  sa  pensée  en  ces 
termes  :  «  On  m'a  dit  que  l'amiral  Rigault  de  Genouilly  avait  eu, 
dans  les  premiers  temps,  de  grandes  désillusions;  qu'on  lui  avait 
assuré  que  dès  que  nous  interviendrions  sérieusement,  500,000  chré- 
tiens annamites  se  lèveraient  en  notre  faveur;  eh  bien,  j'assure, 
moi  qui  ai  coopéré  plus  tard  à  l'expédition  de  Cochinchine,  que 
nous  eussions  été  fort  embarrassés  par  un  semblable  soulèvement; 
car,  enfin,  il  aurait  fallu,  sans  doute,  donner  des  armes  à  ces 
500,000  hommes,  et  peut-être  aussi  des  vivres,  ce  qui  eût  été  fort 
difficile.  Je  crois  donc  qu'il  était  bien  préférable  que  les  chrétiens 
restassent  tranquillement  dans  leurs  villages.  » 
.  Voilà  comment,  la  plupart  du  temps,  se  résolvent  les  objections 
25  DécBMBRB  1902.  75 


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1158  U  UVM  D'OR 

qui  parussent  le  plus  graves,  quand  on  interroge  on  homme  qii 
connaît  son  métier.  Est-ce  &  dire  cependant  que  l'influence  fran- 
çaise n'ait  rien  à  attendre  de  l'ardeur  de  ses  missionnaires?  Loin 
de  là,  mais  c'est,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  dans  le  domaine  passif 
beaucoup  plus  que  dans  le  domaine  actif.  C'est  ainsi  qu'en  1859, 
quand,  après  avoir  pris  Saigon,  l'amiral  Rigault  s'arrêta,  attendant 
les  renforts  qui  ne  venaient  pas,  les  néophytes,  à  la  voix  de  ieor 
évoque,  aidèrent  à  l'approvisionnement  des  troupes  et  escortèrent 
des  convois  de  subsistances,  payant  ainsi  leur  dette  aux  libérateurs 
de  leurs  pays.  «  Plusieurs  d'entre  eux,  ajoute  H.  Launay,  en  rap- 
ports passagers  avec  des  espions  païens,  furent  invités  à  trahir  les 
Français,  à  les  empoisonner,  à  introduire  l'ennemi  dans  la  ville,  et 
jamais  aucun  d'eux  ne  suivit  ces  conseils  que  l'offre  de  sommes 
considérables  pouvaient  rendre  séduisants.  » 

De  tels  exemples  sont  innombrables.  Toute  l'histoire  de  notre 
extension  dans  l'Indo-Chine  en  est  illustrée  de  sanglante  façon, 
car  par  l'incohérence  de  notre  conduite,  par  la  défiance  injustifiée 
envers  les  missionnaires,  par  cette  sorte  de  haineuse  envie  qne 
leur  portent  certains  civils,  non  seulement  on  rendit  possibles  les 
épouvantables  tueries  qu'on  appela  justement  les  «  vêpres  anna- 
mites »,  mais  on  ralentit  sans  motif  et  sans  résultat,  et  soaveni  on 
faillit  compromettre  irrémédiablement  l'action  de  la  France.  «Je 
puis  affirmer,  déclare  Mgr  Puginier,  dans  sa  note  sur  le  mouve- 
ment insurrectionnel,  sans  crainte  d'être  contredit,  que  si  on  avait 
écouté  les  conseils  des  missionnaires,  le  désastre  du  19  mai,  celai 
de  Bac-Lé,  d'autres  encore  eussent  été  évités.  »  —  «  U  est  certain, 
écrit  le  même  évê  jue,  que  tout  païen  qui  se  fait  chrétien  devient, 
en  même  temps,  un  ami  de  la  France.  U  ne  sera  pas  traître  an 
gouvernement  de  son  pays,  car  sa  nouvelle  religion  le  lui  défend, 
mais  il  est  certain  aussi  que  jamais  les  Français  ne  le  trouveront 
dans  le  camp  des  révoltés.  »  —  C'est,  en  des  termes  différents,  à 
la  même  conclusion  qu'aboutit  M.  de  Grandmaison  :  «  Un  indigène 
converti  par  des  missionnaires  français  est  aux  trois  quarts  Fran- 
çais, car  il  a  donné  à  notre  civilisation  le  gage  d'attachement  le 
plus  profond  et  le  plus  sûr  qui  soit.  Il  faut  amèrement  regretter  que 
cette  question  si  claire  et  si  évidente  quand  on  est  hors  de  France, 
devienne  à  ce  point  délicate  et  compliquée,  quand  on  y  rentre,  qu'il 
soit  compromettant  pour  tout  homme  en  place  d'y  faire  allusion.  » 

Aucun  déni  de  justice,  aucune  avanie,  disons  le  mot  :  aucune 
infamie  ne  décourage  les  missionnaires;  quant  aux  sottises,  ils 
se  contentent  d'en  rire.  Telle  cette  confidence  faite  au  P.  Girod, 
de  passage  à  Phong-vùc,  par  des  officiera  sur  un  certain  P.  Bac, 
dont  la  réputation  était  désastreuse  et  qui  était,  de  plus,  Espagnol. 


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DIS  MISSIONS  CATHOLIQUES  FRANÇAISES  115» 

«  Ah!  disait- on,  si  tous  les  missionnaires  étaient  comme  le 
P.  Girodl...  »  Or  il  était  difficile  de  ressembler  davantage  au 
P.  Girod  que  ne  le  faisait  le  P.  Bac,  car...  c'était  la  même  per- 
sonne :  Girod  en  français,  Bac  en  annamite  1... 

D'autres  fois,  ce  sont  des  vexations  odieuses  de  la  part  des 
résidents  :  convocations  pour  le  dimanche  de  façon  à  rendre  impos- 
sible l'assistance  aux  offices,  etc..  C'est  sans  doute  une  façon 
d'administrer  que  Gambetta  aurait  trouvée  de  mauvais  goût  aux 
colonies.  Hais  qui  songe  donc  à  se  réclamer  de  Gambetta,  aujour- 
d'hui que  nous  avons  M.  Combes? 

C'est  trop  peu  fréquemment  que  l'on  trouve,  dans  l'ouvrage  du 
P.  Piolet,  des  hommages  comme  celui  qu'on  y  rend  à  M.  Pavie, 
«  l'explorateur  et  le  consul,  dont  les  missionnaires  garderont  le 
plus  reconnaissant  souvenir 1  ».  Mais  c'est  une  raison  de  plus  pour 
les  souligner.  Il  serait  inexact,  en  outre,  de  dire  que  les  critiques 
formulées  ici  sont  mises  en  relief  par  les  missionnaires  :  elles 
ressortent  des  faits  eux-mêmes  et  Ton  ne  sait  qu'admirer  davan- 
tage :  du  courage  de  ces  gens,  dont  on  se  sert  et  qu'on  calomnie 
suivant  l'occasion,  ou  de  leur  abnégation  constante  1 

Les  mêmes  constatations  s'imposeraient  pour  bien  d'autres 
missions  que  pour  celles  de  l'Indo-  Chine.  La  Nouvelle-Calédonie, 
à  elle  seule,  y  fournirait  largement  avec  le  pro-consulat  de  M.  Guil- 
lain,  dont  la  devise  parait  avoir  été  ces  mots,  prononcés  par  lui 
à  Sydney  :  «  Les  missionnaires  sont  trop  puissants,  je  les 
chasserai  »,  et  cette  phrase  adressée  au  Supérieur  lui-même  : 
«  Vous  avez  une  mission,  moi  j'ai  mes  idées  à  propager.  »  En 
style  plus  plat,  c'est  l'antithèse  de  Victor  Hugo  :  «  Ceci  tuera 
cela.  »  Le  fait  est  que  11.  Guillain  a  disparu  et  que  les  mission- 
naires y  sont  encore,  malgré  un  gouvernement  qui  a  eu  la  fâcheuse 
idée  de  recourir  trop  souvent  aux  procédés  de  11.  Guillain  I 

Que  de  réflexions  analogues  nous  pourrions  faire  au  sujet  de 
Madagascar  1  Personne,  parmi  nos  lecteurs,  ne  s'étonnera  que  les 
cent  et  quelques  pages  que  le  P.  Piolet  lui  consacre  soient  parmi  les 
mieux  venues  de  tout  l'ouvrage.  Le  P.  Piolet  a  vécu  à  Madagascar, 
et  le  cœur  aidant  le  talent,  c'est  une  oeuvre  définitive  qu'il  a 
signée.  Il  explique  la  genèse  politique  du  pays  dans  un  résumé 
psychologique  de  très  haute  portée  et  qui  est  une  aide  puissante 
pour  la  parfaite  intelligence  de  l'œuvre  française  dans  cette  lie, 
dont  le  protectorat  fut  par  deux  fois  et  en  vain  offert  à  la  France. 

4  Bous  le  titre  de  Mission  Pavie,  le  vaillant  explorateur  qui  a  tant  fait 
pour  la  France  au  Siam  et  dans  PIndo-Chine  a  publié,  chez  l'éditeur 
Leroux,  le  résultat  de  ses  constatations  et  de  ses  recherches.  Cet  ouvrage, 
tiré  à  nombre  restreint,  est  déjà  épuisé  pour  ses  deux  premiers  volumes. 


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1160  LE  LIVRE  D'OR 

Le  second  Empire  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  communiquer 
la  proposition...  au  gouvernement  anglais  1  Lord  Clarendon  n'ac- 
cepta pas,  mais  les  missionnaires  protestants  d'Angleterre  devin- 
rent dès  lors  des  ennemis  acharnés  pour  les  missionnaires  catho- 
liques français.  On  peut  voir  dans  la  comparaison  de  leurs  budgets 
respectifs  comment  les  deux  pays  entendent  l'aide  à  donner  à  leurs 
représentants  et  à  leurs  pionniers  moraux  I 

Parmi  les  figures  que  le  P.  Piolet  fait  revivre  dans  son  récit, 
il  serait  injuste  de  ne  pas  saluer  celle  de  M.  Laborde,  «  le  grand 
Laborde  »,  dont  l'histoire  (qu'il  faut  souhaiter  qu'on  écrive  complè- 
tement) serait  un  modèle  et  un  salutaire  exemple  à  offrir  à  tous 
les  coloniaux  de  métier  ou  de  vocation.  Ce  Breton  jeté  par  la 
tempête  en  1832  sur  la  côte  orientale  de  Madagascar,  montait  i 
Tananarive,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  pour  fondre  des  canons, 
préparer  de  la  poudre  et  faire  des  fusils.  Il  fit  bien  d'autres  choses! 
Bientôt,  avec  des  ouvriers  indigènes  qu'il  avait  formés  lui-même, 
il  créa  toutes  les  industries  nécessaires  aux  Malgaches  :  verreries, 
fonderies,  menuiseries,  magnanerie,  savonnerie,  etc.,  en  même 
temps  qu'il  introduisait  nos  cultures,  nos  fruits  et  nos  bêtes  à 
cornes.  Il  avait  plus  de  10,000  ouvriers  sous  sa  direction,  et  avait 
su  garder  la  confiance  de  la  reine  et  l'amitié  de  son  fils.  C'est 
grâce  à  son  zèle  que  le  protectorat  de  l'île  nous  fat  deux  fois 
offert.  Mais,  suivant  une  fatale  habitude,  la  France  ne  sut  pas 
profiter  de  la  situation  qu'avait  préparée  avec  une  habile  prudence 
cet  homme  d'avant-garde. 

La  même  incurie  ou  la  même  ignorance  nous  a  fait  omettre  de 
retirer  les  fruits  du  dévouement  des  missionnaires  français  sur  la 
côte  orientale  d'Afrique,  où  nous  nous  sommes  laissés  devancer  par 
les  Allemands.  C'est  dans  le  cinquième  volume  de  l'œuvre  dont  je 
parle  qu'il  faut  chercher  les  annales  de  ces  missions  africaines,  od 
les  monographies  sont  rédigées  en  majeure  partie  par  Mgr  Le  Roy, 
supérieur  général  de  la  congrégation  du  Saint-Esprit,  et  par  les 
Pères  Blancs. 

On  sait  toute  la  couleur  et  la  vie  des  récits  de  Mgr  Le  Roy.  Ha 
donné  aux  Missions  des  pages  qui  sont  parmi  les  meilleures  qu'il 
ait  jamais  écrites.  Son  esprit  méthodique  d'administrateur  joint  à 
ses  qualités  d'artiste  et  à  son  sens  de  la  synthèse  l'ont  admirable- 
ment inspiré.  N'est-elle  pas  évocatrice  cette  phrase  qui  ouvre  son 
chapitre  sur  t Eglise  en  Afrique  :  «  A  l'époque  où  le  chef  Menés 
constituait  une  nation  par  une  même  loi  politique  et  fondait 
Memphis,  dans  la  vallée  du  Nil,  3893  ans,  dit-on,  avant  l'ère  chré- 
tienne, l'empire  assyrien  n'avait  pas  encore  paru,  l'histoire  de  la 
Chine  n'avait  pas  commencé,  les  ancêtres  des  Aryas  n'avaient  pas 


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DES  MiSSIOifS  CATHOLIQUES  FRANÇAISES  1161 

dépassé  l'Himalaya,  Abraham  n'était  pas  né,  et  l'Europe  n'était 
parcourue  que  par  de  vagues  chasseurs,  dont  on  retrouve  aujour- 
d'hui les  traces  dans  les  cavernes  où  se  sont  accumulés  les  osse- 
ments de  leurs  victimes...  »  Je  regrette  de  ne  pouvoir,  en  ces 
brèves  lignes,  continuer  la  citation,  où  l'histoire  de  la  civilisation 
africaine  est  condensée  en  traits  d'une  réelle  grandeur. 

Quand  il  arrive  aux  temps  modernes,  Mgr  Le  Roy  rend  un  tribut 
de  filial  hommage  au  bienheureux  Libermann,  fondateur  et  restau- 
rateur de  sa  congrégation;  il  naquit  presque  avec  le  dernier  siècle, 
d'un  rabbin  de  Saverne,  se  convertit  à  vingt-trois  ans  et  vit 
retarder  son  ordination  sacerdotale  parce  qu'il  était  épilep tique! 
C'est  avec  de  tels  instruments  que  Dieu  se  plaît  parfois  à  pour» 
suivre  son  œuvre,  et  le  merveilleux  essor  des  missionnaires  du 
Saint-Esprit  et  du  Saint-Coeur  de  Marie  se  prouve  par  l'évangéli- 
sation  d'une  grande  partie  de  l'Afrique. 

Dans  cette  partie  de  l'ancien  monde,  comme  dans  les  autres, 
la  même  ardeur  est  récompensée  souvent  des  mêmes  souffrances; 
mais  la  flamme  de  ces  âmes  d'élite  y  trouve  un  jaillissement  nou- 
veau. En  1844,  Mgr  Barron,  vicaire  apostolique  des  Deux-Guinées, 
écrivait  au  P.  Libermann  :  «  Si  vous  avez  encore  des  martyrs, 
envoyez-les-moi  I  »  Et  à  la  lecture  de  l'appel,  tous  les  aspirants  se 
levèrent  prêts  à  partir.  N'est-ce  pas  le  même  esprit  qni  animait 
saint  Vincent  de  Paul,  lorsque,  au  plus  fort  des  calamités  qui  fon- 
daient sur  la  mission  de  Fort- Dauphin,  à  Madagascar,  il  disait 
en  1660  :  «  Serait- il  bien  possible  que  nous  fussions  si  lâches  de 
cœur  et  si  efféminés,  que  d'abandonner  cette  vigne  du  Seigneur  où 
sa  divine  Majesté  nous  a  appelés,  pour  ce  seulement  qu'en  voilà , 
quatre  ou  cinq  ou  six  qui  sont  morts  1  » 

Nous  trouverons  les  mêmes  dévouements  et  les  mêmes  ensei- 
gnements dans  le  dernier  volume  qui  reste  à  paraître  et  qui  traite 
des  missions  d'Amérique.  M.  Guasco,  notamment,  y  publie,  sur  les 
Etats-Unis,  une  étude  très  remarquable  et  complètement  inédite. 
Et  M.  Brunetière,  dans  la  conclusion,  fait  ressortir,  avec  le  prestige 
de  son  vigoureux  talent,  les  leçons  accumulées  dans  les  six  volumes 
de  cette  monumentale  publication. 

Il  me  reste  &  dire  maintenant  que  M.  Etienne  Lamy  a  accepté  de 
donner  à  l'ouvrage  une  importante  préface  d'une  centaine  de  pages, 
qui  est  une  véritable  histoire  universelle  de  l'Apostolat.  Nul  ne 
pouvait  l'écrire  avec  une  foi  plus  profonde,  un  cœur  plus  chaud,  un 
esprit  plus  synthétique,  et  dans  un  style  plus  sobrement  magistral. 

Avant  de  s'engager  dans  les  diverses  salles  de  cette  Exposition 
vivante  où  chaque  Mission  a  classé  ses  archives,  le  lecteur  est 


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H62  LE  LIVRE  D'OR  DES  MISSIONS  CATHOLIQUES  FftAllÇMSKS 

frappé  par  les  énormes  proportions  du  portique  grandiose  qui  se 
dresse  à  l'entrée.  C'est  là  que  M.  Lamy  a  peint  la  grande  fresque 
où  se  découvre,  à  travers  les  siècles,  l'action  de  l'Eglise  sur  les  peu- 
ples chrétiens  et  sur  ceux  qu'elle  poursuit  de  ses  instances 
maternelles. 

Ballotté  de  pbilosopbies  en  religions,  l'homme  est  très  las,  très 
désabusé,  très  corrompu  lorsque  parait  Jésus.  L'Evangile  va  le 
guider  vers  les  sommets.  «  L'effort  accompli  depuis  lors  pour 
substituer  à  l'erreur  des  crédulités,  à  l'inimitié  des  races  et  à 
Fégoïsme  des  passions  cette  morale  civilisatrice,  est  devenu  le 
grand  fait  de  l'histoire.  Depuis  le  Christ  jusqu'à  l'heure  présente, 
il  s'est,  à  travers  les  siècles,  continué  sans  arrêt  par  l'apostolat.  • 
Telle  est  l'idée  centrale  de  la  préface,  et  il  faut  lire  ces  chapitres 
où,  à  larges  traits,  M.  Lamy  déroule  la  chronique  des  grandes 
miséricordes  de  Dieu  à  travers  le  monde.  Je  ne  crois  pas  que 
jamais  écrivain  ait  tenté,  en  de  telles  limites,  un  si  vaste  pano- 
rama historique,  ait  à  ce  point  maîtrisé  le  sujet  et  soit  parvenu  à 
laisser  au  lecteur  une  impression  aussi  profonde  et  aussi  puissante. 
Ceux  qui,  après  avoir  d'abord  parcouru  cette  préface  afin  d'avoir 
une  première  vue  d'ensemble,  la  dégusteront  ensuite  page  à  page, 
auront,  j'ose  le  leur  prédire,  une  des  grandes  joies  littéraires  qu'on 
puisse  éprouver.  Le  P.  Piolet  ne  pouvait  trouver  de  meilleur 
introducteur  à  son  œuvre  de  prédilection. 

Avant  de  constater  ce  que  font  les  apôtres  contemporains,  il  est 

bon  de  comprendre,  de  savoir  exactement  ce  qu'est  l'apostolat,  ce 

qui  l'a  motivé,  de  quel  divin  besoin  d'amour  il  est  issu,  ce  qu'il  a 

•  rêvé,  ce  qu'il  a  accompli,  tantôt  avec  l'appui  des  puissants  du 

monde,  tantôt  malgré  leurs  haines. 

En  somme,  l'apostolat  commence  au  Calvaire,  et  pendant  des 
siècles,  l'âme  plane  toujours  en  haut,  tandis  que  les  corps  roulent 
au  flot  sanglant  du  martyre.  Une  perpétuelle  germination  de 
dévouements  lave,  dans  l'ivresse  du  sacrifice,  les  erreurs  et  les 
autes  que  l'orgueil  naturel  a  pu  faire  commettre.  Les  rois  tom- 
bent, les  trônes  s'effondrent,  les  persécuteurs  disparaissent,  l'apos- 
tolat se  perpétue  :  il  est  dans  tous  les  pays,  dans  tous  les  domaines, 
prêchant  la  même  loi  à  l'ignorant  de  bonne  foi  et  au  corrompu  de 
décadence.  Dans  les  heures  sombres,  quand  on  le  croit  à  bout 
d'haleine,  un  regard  lui  suffit  à  rajeunir  sa  force.  Appuyé  à  la 
croix,  il  lève  la  tète  vers  le  Maître  qui  mourut  par  amour,  et  les 
deux  bras  du  Christ,  embrassant  l'horizon  dans  un  geste  sans  fin, 
lui  montrent  l'éternel  devoir. 

Edouard  Trogan. 


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LES  ŒUVBES  ET  LES  HOMMES 

CHRONIQUE  DU  MONDE 
DE  LA  LITTÉRATURE,  DES  ARTS  ET  DU  THEATRE 


Triste  Bilan.  —  Révélations  menaçantes.  —  Les  frais  d'une  proscription. 
—  Couvent  et  tréteaux.  —  Une  leçon  au  gouvernement.  —  Les  chasses 
du  Président.  —  M.  Loubet  et  l'Institut..  —  Les  prix  Nobel.  —  Comme 
on  nous  traite.  —  L'argent  avant  tout.  —  Les  voraces  de  la  Chambre.  — 
Caisses  d'épargne.  —  AMontélimar.  —  Pas  flatteur  pour  M.  Loubet!  — 
Baisse  de  la  rente.  —  Commentaires  expressifs.  —  Coups  de  théâtre.  — 
Le  retour  des  Humbert.  —  Les  Pourquoi  du  bon  sens  populaire.  —  A 
l'avenue  de  la  Grande- Armée.  —  Les  Théâtres.  —  Paillasse  et  Bacckus,  à 
l'Opéra  —  La  Carmélite,  à  l'Opéra-Comique.  —  Ja  Autre  Ranger,  à  la 
Comédie- Française.  —  Théroigne  de  Méricourt,  à  la  place  du  Chàtelet. 

•  —  La  Duchesse  des  Folie*- Bergère,  aux  Nouveautés.  —  Les  Etrennes.  — 
Les  Jouets  de  l'année  nouvelle.  —  Les  Almanachs. 


Si  l'on  avait  quelque  envie  de  philosopher  à  propos  de  Tannée  qui 
s'achève,  ce  n'est  certes  pas  la  matière  qui  ferait  défaut  !  Aucune 
de  ses  aînées  peut-être  n'a  charrié  dans  son  cours  autant  de 
bassesses,  de  vilenies,  d'iniquités,  de  scandales,  de  scélératesses, 
que  celle  dont  les  derniers  jours  expirent  et  qui  gardera  dans 
l'histoire  une  flétrissure  ineffaçable  1  De  même  que  chaque  pro- 
motion de  Saint-Cyr  aime  à  se  placer  sous  le  vocable  d'un  nom 
glorieux,  la  méprisable  période  qui  agonise  portera  au  front, 
comme  un  stigmate,  les  noms  de  ses  malfaiteurs  et  de  ses  méfaits, 
de  ses  grotesques  et  de  leurs  sottises.  On  dira  :  l'année  de  Combes 
et  de  Pelletan,  l'année  de  Monis  et  d'André,  l'année  des  persé- 
cutions et  des  proscriptions,  l'année  de  la  guerre  aux  femmes  et 
aux  enfants,  l'année  des  Humbert  et  des  Boulaine,  l'année  de  l'anar- 
chie à  l'intérieur  et  de  l'aplatissement  au  dehors,  l'année  par 
excellence  de  la  démoralisation,  des  ruines  et  des  hontes!... 

Quel  est,  en  effet,  le  mois,  quelle  est  la  semaine  de  cette  année 
néfaste  et  fangeuse  où  n'ait  éclaté  quelque  avilissante  affaire,  où 
n'ait  été  perpétrée  quelque  action  gouvernementale  infamante?  On 


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1164  LES  OEUVRES  ET  LES  HOMMES 

serait  plutôt  embarrassé  d'en  faire  le  compte  que  de  les  découvrir! 
Et  voilà  qu'après  la  déconfiture  de  banques  véreuses,  après  les 
faillites  de  la  Rente  Viagère,  de  la  Caisse  des  Familles,  de  la  Caisse 
Internationale,  de  vingt  autres  Sociétés  financières  croulant  les 
unes  sur. les  autres,  en  multipliant  les  victimes  autour  d'elles,  on 
nous  apprend  que  celte  année  maudite,  inaugurée  par  «  la  plus 
grande  escroquerie  du  siècle  »,  et  qui  lègue  à  la  prochaine  le 
procès  des  Humbert  enfin  arrêtés,  va  finir  elle-même  par  un  nou- 
veau Panama,  issu,  comme  une  suppuration  toute  naturelle,  des 
dossiers  malpropres  d'un  aventurier  jouisseur  qui  semble  bien  la 
personnification  du  régime,  de  ce  Boulaine  auquel  il  n'a  manqué, 
pour  atteindre  l'idéal,  que  d'être,  avant  Rouvier,  ministre  de  nos 
finances!... 

La  justice  aurait  été,  paraît- il,  habilement  et  perfidement  ame- 
née, par  le  cynique  exploiteur,  à  saisir,  —  bien  malgré  elle  !  —  un 
carnet  redoutable  qui  contiendrait  la  liste  d'une  trentaine  de 
personnages  influents  auxquels  le  prévoyant  Boulaine  aurait  remis, 
en  échange  de  mystérieux  services,  des  pots-de-vin  de  400,000  à 
600,000  francs;  de  sorte  qu'en  ajoutant  cette  liste  révélatrice  à 
celle  des  104  panamistes  que  11.  Loubet  tient  cachée  dans  un  tiroir, 
on  aurait  toute  la  fleur  de  l'aristocratie  républicaine!...  —Hais 
n'est-il  pas  à  craindre  que  les  trente  flibustiers  de  Boulaine  ne 
restent  couverts  par  la  suprême  raison  d'Etat  comme  les  104  voleurs 
de  M.  Loubet?... 

On  raconte,  en  effet,  que  le  conseiller  Andrieu,  si  fortement 
compromis  dans  la  nouvelle  affaire,  aurait  dit  au  juge  d'instruc- 
tion :  —  «  Comment  aurais-je  pu  me  défier  de  Boulaine  en  voyant 
dans  l'antichambre  de  ce  banquier  un  magistrat  très  haut  placé, 
aussi  haut  placé  que  vous  pouvez  l'imaginer?...  » 

Nous  ne  tarderons  pas,  sans  doute,  à  connaître  le  nom  mysté- 
rieux... 

Et  le  conseiller  Andrieu  aurait  ajouté  :  «  Je  m'étonne  de  ne  pas 
voir  inculpées  d'autres  personnes  beaucoup  plus  compromises  que 
moi,  bien  qu'on  ait  pris  la  précaution  de  détruire  les  dossiers  qui 
les  concernent,  et  bien  qu'un  syndic,  intelligemment  étourdi,  ait 
oublié  d'apposer  des  scellés  sur  certains  papiers  de  Boulaine,  saisis 
rue  Scribe,  et,  par  une  étrange  mésaventure,  devenus  ensuite 
introuvables...  » 

C'est  le  cas  de  Reinach  après  le  suicide  du  fameux  baron,  alors 
que  la  justice,  oubliant  aussi  d'apposer  des  scellés,  laissa  pendant 
trois  jours  l'héritier  suspect  barboter  à  l'aise  dans  les  papiers  do 
mort. 

Cette  même  justice,  engagée  bien  à  contre- cœur  dans  une  voie 


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LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES  1165 

semée  de  tant  de  pièges,  se  trouve  obligée  de  faire  arrêter  chaque 
matin  des  financiers,  ou  plutôt  des  tripotiers  et  des  faussaires  dans 
les  cartons  desquels  elle  tremble  de  mettre  la  main  sur  des  papiers 
explosifs...  Et  après  les  banquiers,  voilà  maintenant  les  couturiers 
qui  sautent  à  leur  tour  et  qui  filent  en  Belgique  en  laissant 
derrière  eux  d'extraordinaires  déficits.  Ne  peut-on  craindre  que  ces 
trous  à  la  lune  n'aient  pour  cause  secrète  la  prodigalité  fastueuse 
de  mondaines  amies  de  quelques  gros  bonnets  du  régime?...  Ce 
serait  d'autant  moins  invraisemblable  que  l'obscénité  coule  partout 
à  pleins  bords,  en  semblant  infiniment  plus  encouragée  que  con- 
tenue?... 

Et  c'est  en  face  d'une  pareille  désorganisation  que  la  bande 
gouvernementale  continue  d'expulser  les  Sœurs  et  les  religieux 
de  toute  robe  et  de  toutes  couleurs!  —  Les  uns  vont  s'établir 
dans  l'Afrique  du  Sud,  sous  la  liberté  anglaise;  les  autres  dans  la 
Colombie,  sous  la  protection  américaine.  Chartreux  et  Trappistes 
vont  planter  leur  tente  en  Autriche  et  en  Angleterre,  et  une  statis- 
tique éloquente  vient  d'établir  ce  que  ces  proscriptions  aussi 
imbéciles  qu'iniques  coûtent  à  la  prospérité  nationale.  —  Avec  les 
milliers  d'écoles  à  bâtir  pour  remplacer  celles  qui  ont  été  fermées  ; 
avec  les  asiles,  les  orphelinats,  les  maisons  de  refuge  et  de  secours 
pour  les  vieillards,  les  infirmes,  les  abondonnés  qu'il  faut  organiser 
et  doter,  ce  n'est  pas  moins  de  500  millions  qu'il  faut  compter.  — 
Et  où  trouver  cet  argent,  dont  les  œuvres  charitables  dispensaient 
le  pouvoir?... 

Mais,  au  milieu  de  ce  vaste  désarroi,  un  curieux  incident  vient 
de  se  produire  qui  semblerait  bien  de  nature  à  suggérer  de  graves 
réflexions  aux  sectaires  qui  nous  oppriment  s'ils  avaient  encore  une 
ombre  de  conscience  et  de  raison.  —  Je  veux  parler  de  l'incident 
de  l'Opéra-Comique,  où  l'on  a  vu  un  directeur  de  théâtre,  unique- 
ment guidé  par  son  flair  d'imprésario,  obliger  les  auteurs  de  la 
Carmélite  à  retrancher  un  tableau  de  leur  œuvre  parce  que  le 
sentiment  religieux  des  spectateurs  se  révoltait  contre  l'inconve- 
nance de  la  mise  en  scène  d'une  cérémonie  touchante  du  culte 
catholique...  — Ce  n'est  pourtant  pas  dans  une  salle  de  théâtre 
qu'on  se  fût  attendu  â  rencontrer  des  scrupules  et  des  froissements 
aussi  accusés,  et  il  serait  difficile  de  traiter  d'arriérés  et  de  cagots 
ceux  qui  les  ont  ressentis  ;  mais  ici  l'intérêt  a  été  plus  perspicace 
que  la  haine,  et  le  directeur  de  l'Opéra-Comique  a  tout  de  suite 
entrevu  qu'il  compromettrait  le  succès  de  sa  pièce  s'il  blessait  le 
sentiment  religieux  de  sa  clientèle. 

11  y  a  donc  encore,  il  y  a  donc  toujours  et  malgré  tout,  dans 
l'âme  française,  trempée  de  christianisme  depuis  des  siècles,  un 


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1166  ,  LES  GBOYRKS  ET  LES  HOMMES 

sentiment  religieux  incompressible,  qu'aucune  tyrannie  n'étouffe, 
qui  survit  à  toutes  les  persécutions,  et  devant  lequel  sont  con- 
traints de  capituler  ceux-là  mêmes  qui  en  sembleraient  le  plus 
affranchis...  —  Quelle  leçon  infligée  par  un  entrepreneur  de  spec- 
tacle à  un  gouvernement  1  Les  tréteaux  plus  respectueux  de  nos 
croyances  que  les  personnages  officiels  chargés  des  affaires  publi- 
ques! M.  Albert  Carré  souffletant  le  premier  ministre  et  loi 
signifiant  que  le  culte  bafoué  par  ses  ordres  et  les  cérémonies 
catholiques  jetées  hors  des  frontières  par  ses  agents,  gardent  les 
déférences  du  théâtre  et  le  respect  des  comédiens  et  des  chan- 
teurs!... Les  Carmélites  ont  été  chassées,  brutalement,  irrémédia- 
blement :  pour  en  trouver  encore  une  en  France,  ou  du  moins 
limage  d'une,  il  faut  aller,  non  dans  un  des  cloîtres  vides  où  leur 
sublime  sacrifice  exaltait  naguère  l'admiration  de  Victor  Hugo, 
mais  sur  les  planches  de  l'Opéra-Comique,  où  elle  semble  se  dresser 
comme  un  spectre  vengeur  devant  le  sot  et  barbare  fanatisme  d'an 
Défroqué... 

Et,  pendant  ce  temps,  que  fait  M.  Loubet,  gardien  suprême  de 
tous  les  grands  intérêts  sociaux? —  Il  chasse  et  il  inaugure.  Quand 
il  ne  fait  pas  l'un,  il  fait  l'autre,  sans  se  soucier  du  reste.  —  II  a 
inauguré  les  expositions  du  Petit- Palais,  le  concours  des  Auto- 
mobiles au  Grand-Palais,  je  ne  sais  plus  quelle  exhibition  d'art, 
et  nous  l'avons  vu,  dans  les  jours  mêmes  de  froid  terrible  et  de 
pluie  glacée,  «  offrir  une  chasse  »,  —  son  plaisir  favori!  —  aux 
membres  de  l'Institut,  dans  la  forêt  de  Compiègne...  Vous  figurez- 
vous  M.  Legouvé,  M.  Rousse,  M.  Wallon  et  autres  octogénaires, 
vénérables,  piétinant  dans  un  sol  détrempé,  sous  la  bise  et  sous 
les  averses y  pour  l'honneur  de  faire  cortège  à  Monsieur  le  Prési- 
dent?... Et  ne  vous  paraît- il  pas  qu'il  eût  convenu  davantage  à 
celui  qu'on  appelle  «  le  chef  de  l'Etat  »  de  donner  la  chasse  aux 
filous,  aux  coquins,  aux  escrocs  dont  il  est  entouré,  afin  de  rendre 
au  moins  un  peu  d'honnêteté  et  de  dignité  à  son  gouvernement? 

Voyez  le  cas  qu'on  fait  de  nous  à  l'étranger  par  l'attribution  du 
fameux  prix  Nobel  qui  vient  d'être  faite  solennellement  à  Stockholm, 
en  présence  du  roi,  de  la  famille  royale  et  de  toute  l'élite  du  pays. 
—  Ces  prix  ont  été  décernés  :  pour  la  Médecine,  à  un  Anglais;  — 
pour  la  Chimie,  à  un  Allemand  ;  —  pour  la  Physique,  à  un  Hollan- 
dais; —  pour  la  haute  Littérature,  à  un  Prussien;  —  enfin,  le  prix 
de  la  Paix,  à  un  Suisse. 

La  France  n'a  rien  eu;  elle  a  été  mise  à  l'écart,  et  les  jour- 
naux de  Berlin  triomphent,  en  constatant  avec  une  satisfaction 
orgueilleuse  «  l'exclusion  des  écrivains  et  des  savants  français».  — 


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US  OUVRIS  R  LKS  HOMMBS  1167 

Un  des  principaux  organes  de  la  capitale  de  Guillaume  II  s'écrie  : 
«  La  décadence  est  générale  en  France,  dans  la  politique,  dans  les 
études  scientifiques,  dans  les  arts,  dans  la  littérature,  qui  est 
devenue  démoralisante  et  pornographique.  » 

H.  Berthelot  lui-même,  qui  se  flattait  de  cueillir  cette  fois  le 
laurier  qu'il  a  manqué  Tannée  dernière,  est  dédaigneusement  traité 
de  demi- savant  par  la  presse  d'outre-Rhin. 

Voilà  un  témoignage  expressif  de  la  considération  dont  nous 
sommes  entourés  au  dehors  sous  le  consulat  de  M.  Loubet.  —  Et 
que  fait  ce  Président  béat,  que  fait  son  étrange  gouvernement  pour 
relever  un  peu  le  prestige  perdu?...  —  Ils  n'ont  imaginé  qu'une 
chose  :  supprimer  en  hâte  le  traitement  des  Evéques  soupçonnés 
d'avoir  pris  la  part  la  plus  importante  au  récent  manifeste  de  l'épis- 
copat  !  —  C'est  qu'aux  yeux  de  ces  politiciens,  l'argent  est  tout  I  De 
M.  Loubet  au  dernier  vétérinaire  de  la  Chambre,  il  est  le  but,  il  est 
le  rêve  de  leur  basse  ambition  et  de  leurs  intrigues  1  L'un  tient  par 
dessus  tout  à  ses  douze  cent  mille  francs;  les  autres  aux  inavouables 
profits  qu'ils  retirent  du  louche  trafic  de  leur  mandat  :  d'où  la 
pensée  chez  tous  que  le  plus  dur  des  châtiments  est  celui  qui 
atteint  la  bourse,  et  que  la  plus  terrible  des  pénalités  est  celle  qui 
supprime  le  traitement  1  -»-  Quelle  noble  conception  gouverne- 
mentale 1  Et  quelle  indication  de  la  hauteur  d'âme  chez  ces  plats 
aventuriers  1 

Un  petit  détail  relevé  par  un  éplucheur  du  budget  nous  fait  voir 
jusqu'où  descend  chez  ces  rongeurs  l'exploitation  des  pauvres 
deniers  publics.  Il  ne  s'agit  que  d'un  chapitre  bien  infime  de  nos 
dépenses,  —  de  la  Buvette  de  la  Chambre;  mais  il  suffit  pour  mettre 
en  curieuse  lumière  l'àpreté  de  jouissance  et  la  voracité  de  ces  rumi- 
nants (on  sait  que  les  ruminants  ont  quatre  estomacs  I)  qu'on 
appelle  des  législateurs. 

La  Buvette  n'était  jadis  qu'une  salle  médiocrement  fréquentée 
où,  çà  et  là,  pendant  la  période  des  chaleurs,  quelques  députés 
allaient  prendre  un  rafraîchissement.  De  nos  jours,  elle  est  devenue 
un  café  permanent,  un  restaurant  organisé  où  les  «  quatre  esto- 
macs »  vont  s'emplir  sans  relâche.  Ce  n'est  pas  seulement  la  limo- 
nade et  la  bière,  mais  encore  le  lait,  le  bouillon,  le  thé,  le  café,  le 
chocolat,  le  vin  qui  y  coulent  à  flots  continus.  On  y  déjeune,  on  y 
dîne,  on  s'y  empiffre  de  victuailles,  arrosées  de  chaud  Bourgogne 
et  de  fin  Bordeaux,  et,  pour  mieux  digérer  ensuite,  on  s'y  appro- 
visionne sans  mesure  de  cigares  de  choix  qui  disparussent  dans  les 
poches  comme  par  enchantement  1  —  Jugez  des  consommations  que 
doit  faire,  en  ce  lieu  d'élection,  l'amiral  Pelletant... 

Cette  petite  orgie  donne  l'idée  de  la  façon  cavalière  dont  sont 


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1168  LIS  OEUVRES  ET  LES  HOMMES 

traitées,  du  haut  au  bas  de  l'échelle,  nos  malheureuses  finances; 
aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  la  progression  croissante  qu'ac- 
cusent les  retraits  de  nos  Caisses  d'épargne.  L'argent  est  ombra- 
geux; il  s'inquiète  et  il  cherche  assez  naturellement*  pour  les 
économies  du  Travail,  des  placements  plus  sûrs  que  les  tiroirs  de 
M.  Rouvier;  aussi,  les  laquais  du  Palais-Bourbon  ont- ils  beau  prodi- 
guer des  votes  de  confiance  au  cabinet  de  la  Dépense  républicaine, 
le  pays  ne  répond  à  ces  témoignages  intéressés  que  par  des  actes 
réitérés  de  défiance  caractéristique... 

On  a  fait  à  ce  propos  une  remarque  assez  piquante  :  c'est  que 
c'est  à  Montélimar  même  et  dans  les  caisses  d'épargne  de  cette 
région,  que  le  chifire  des  retraits  s'accuse  le  plus  fortement... 
C'est  peut-être  parce  que  M.  Loubet,  au  lieu  d'y  confier  ses  éco- 
nomies, donne  l'exemple  de  chercher  ailleurs  des  placements  moins 
aléatoires. . . 

Quant  à  la  dégringolade  de  la  Rente  au-dessous  du  pair,  nos 
excellents  républicains,  loin  d'en  être  affectés,  y  voient  an  con- 
traire un  excellent  symptôme.  «  La  rente  baisse,  dit  Y  Aurore  :  Et 
«  puis  après?  Qu'est-ce  que  cela  peut  bien  nous  faire?  Qu'est-ce 
«  que  cela  peut  faire  aux  millions  de  mineurs,  aux  millions  de  tra- 
ce vailleurs  de  l'atelier  et  de  l'usine lt..  Les  rentiers  qui  vivent 
«  sans  produire  ne  nous  touchent  pas.  Nous  rêvons  d'une  société, 
«  qui  n'est  pas  si  loin  qu'on  le  pense,  où  F  argent  ne  produira  plus 
«  d'intérêt,  mais  où  tous  les  travailleurs  auront  le  pain  de  leurs 
«  vieux  jours  assuré...  » 

On  pourrait  leur  demander  comment,  et  avec  quoi  s'accomplirait 
ce  miracle;  mais  rien  n'embarrasse  ces  étranges  économistes. 

«  La  rente  baisse?  ajoute  Y  Aurore.  Ça  prouve  que  la  France  se 
«  dépêtre  de  l'opportunisme,  du  cléricalisme  et  du  nationalisme. 
«  La  rente  baisse?  Ça  veut  dire  que  nous  commençons  à  avoir  une 
«  politique  franchement  républicaine.  » 

Qu'en  dites-vous,  honnêtes  porteurs  de  3  pour  cent,  et  vous, 
possesseurs  laborieux  d'actions  et  d'obligations  qui  ne  représentent 
autre  chose  que  du  travail  accumulé? 

A.  moins  d'être  aveugle,  force  est  de  voir,  devant  ces  brutales 
déclarations,  que  ce  n'est  pas  seulement  sous  le  sol  du  Boulevard 
et  de  la  place  de  la  République  que  se  découvre  un  volcan  en  for- 
mation, ainsi  que  nous  le  révélait  ces  jours  derniers  un  éminent 
professeur  du  Muséum,  mais  bien  sous  l'Elysée,  sous  la  Banque  de 
France,  sous  Paris  tout  entier,  menacé  de  sauter  en  l'air  comme 
une  cité  des  Tropiques  1  —  Que  «  la  soufrière  »  mise  inopinément 
à  jour  par  les  travaux  souterrains  du  Métropolitain  ne  paraisse  pas 
encore  à  la  veille  de  renouveler,  aux  bords  de  la  Seine,  les  désastres 


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LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES  1169 

de  la  Martinique,  c'est  possible,  et  nous  ne  demandons  pas  mieux 
que  d'accueillir  sous  ce  rapport  les  prévisions  rassurantes  de  la 
science;  mais  le  volcan  anarcbique  et  révolutionnaire  est  bien 
chargé,  bien  bouillonnant,  et  laisse  pressentir,  par  ses  grondements 
et  ses  flammèches,  une  explosion  formidable  et  prochaine....  Qui 
s'occupe  de  le  combattre  et  de  l'éteindre? 

Voilà,  M.  Loubet,  une  tâche  autrement  urgente  que  le  massacre 
de  faisans  paisibles  et  de  perdreaux  inolfensifs.  Que  n'y  conviez- 
vous,  plutôt  qu'à  vos  éternelles  chasses,  les  forces  sociales  émues 
et  inquiètes? 

Pour  nous  distraire  un  peu  de  ces  graves  sujets,  des  exhibitions 
variées  ont  sollicité  depuis  deux  semaines  la  curiosité  ou  la  frivolité 
publique. 

L'Ecole  des  Beaux-Arts  a  organisé  une  exposition  de  l'œuvre  de 
Marcellin  Desboutin,  comprenant  plus  de  400  peintures,  dessins 
et  gravures  à  la  pointe  sèche  du  maître,  décédé  récemment 
octogénaire. 

Desboutin  avait  eu  ses  jours  de  splendeur.  Passionné  du  ciel  et 
de  l'atmosphère  d'art  de  l'Italie,  il  avait  habité  jadis  un  palais  de 
Florence,  où  il  recevait  largement  les  écrivains  et  artistes  de  pas- 
sage, mais  beaucoup  plus  en  camarade  de  brasserie  ou  d'atelier 
qu'en  grand  seigneur,  car  l'amphitryon,  même  sous  de  riches 
lambris,  était  resté  bohème  et  il  en  garda  jusqu'à  la  fin  la  tenue  et 
les  mœurs.  Débraillé,  la  barbe  et  les  cheveux  incultes,  coiffé  d'un 
vaste  chapeau  romantique  à  la  Rembrandt  et  toujours  la  pipe  aux 
lèvres,  c'est  dans  les  cabarets  de  Montmartre  qu'il  se  plaisait  à  la  fin 
de  sa  vie,  peignant  ou  burinant  de  préférence  les  types  qui  se 
rapprochaient  de  ses  goûts  :  Monselet,  Richepin,  les  personnages  de 
Courbet  et  de  Zola,  l'ex-père  Hyacinthe  avec  Mme  Loyson,  et  se 
représentant  souvent  lui-même,  avec  la  pipe  fidèle  que  le  Giboyer 
d'Emile  Augier  ne  pouvait  se  défendre  de  conduire  dans  le  monde. 
—  Il  est  mort  réaliste,  comme  il  avait  vécu,  et  l'ensemble  de  son 
œuvre,  qui  est  loin  d'être  sans  valeur,  en  porte  invariablement 
l'empreinte. 

La  galerie  de  la  rue  de  Sèze  et  celle  de  la  rue  Taitbout  nous 
ont  offert  d'agréables  paysages,  d'attachants  portraits,  de  jolis 
Souvenirs  d'Espagne  et  d'Italie,  où  le  talent  très  moderniste  essaye 
ses  audaces,  comme  dans  la  toile  originale  du  Manucure  et  dans 
les  figures  aimables  où  se  manifeste  la  tendance  à  peindre  surtout 
la  femme  moderne,  la  Parisienne  élégante  et  coquette  à  qui  le  flirt 
ne  fait  pas  peur... 

Mais  de  toutes  les  expositions  actuelles,  celle  de  l'Automobile, 


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1170  LIS  (BUVUS  ET  LIS  HOMMES 

du  Cycle  et  des  Sports,  emplissant  le  Grand-Palais  de  ses  multiples 
produits,  est  le  véritable  clou  du  moment.  Le  premier  jour,  plus 
de  cinquante  mille  personnes  s'y  étouffaient,  et,  depuis,  l'affluence 
est  restée  considérable. 

Dès  le  seuil,  le  coup  d'oeil  est  imposant.  La  nef  principale  est 
consacrée  à  la  haute  carrosserie,  aux  voitures  opulentes  et  confor- 
tables. Tout  autour,  dans  les  galeries  latérales,  s'alignent  les 
véhicules  de  moindre  importance.  Au  fond,  dans  la  rotonde, 
brille  l'alcool,  le  triomphateur  de  l'exposition,  où  des  milliers  de 
lampes,  groupées  avec  art,  forment  au  produit  national  une  magni- 
fique apothéose.  Dans  les  sous- sols  sont  installés  les  moteurs  en 
action. 

L'alcool  est,  en  effet,  le  roi  du  jour,  et  dans  son  duel  avec  le 
pétrole,  il  semble  bien  vainqueur  de  son  rival.  Le  pétrole  nous 
vient  de  l'étranger.  L'alcool  sort  de  la  terre  française,  et,  avec  la 
vigne,  la  betterave  est  actuellement  l'une  de  nos  principales 
sources  de  richesse.  Chauffage,  éclairage,  force  motrice,  l'alcool 
dénaturé  nous  donne  en  abondance  ces  trois  biens,  et  i  meilleur 
marché  que  les  essences  étrangères. 

Simultanément  avec  l'exposition  a  été  ouvert  un  Congrès  spécial 
de  l'alcool,  sous  la  présidence  du  ministre  de  l'agriculture  qui, 
dans  un  joli  discours,  s'est  attaché  à  mettre  en  relief  les  précieux 
avantages  de  l'industrie  nouvelle.  En  saluant  l'étroite  parenté  qui 
s'établit  entre  l'automobile  et  l'agriculture,  il  a  dit  excellemment  : 
«  Ainsi  va-t-on  pouvoir  assister  à  l'union  du  champ  avec  l' usine, 
du  travailleur  de  la  campagne  avec  l'ouvrier  de  l'atelier,  dans  la 
volonté  de  créer  une  force  qui  synthétise  à  merveille  l'âme  actuelle 
de  la  Patrie  française.  » 

Ce  que  tout  le  monde  peut,  en  effet,  constater  à  cette  heure,  par 
F  éclairage  féerique  du  Grand-Palais,  c'est  le  splendide  succès  de 
l'alcool,  éclipsant  tout  le  reste  et,  comme  le  soleil  de  Le  Fraie 
de  Pompignan, 

Inondant  de  lumière 

8es  obscurs  blasphémateurs. 

Quant  aux  «  Autos  »,  on  peut  dire  qu'aucune  manifestation 
industrielle  de  ce  genre  n'avait  encore  été  aussi  complète  et  aussi 
grandiose.  A  côté  des  produits  français,  dont  le  nombre  et  la 
variété  attestent  l'extraordinaire  développement  de  la  locomotion 
nouvelle  dans  notre  pays,  se  présentent  tous  les  types  perfec- 
tionnés de  l'étranger,  avec  les  premières  marques  d'Allemagne,  de 
Belgique,  d'Angleterre,  d'Amérique,  dont  la  rivalité  nous  presse 
sans  nous  dépasser.  Car  ce  n'est  pas  seulement  par  la  vitesse  que 


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LES  OEUVRES  ET  LES  HOMMES  117t 

nous  l'emportons,  —  il  y  a  là  des  voitures  marchant  à  150  kilo- 
mètres à  l'heure!  —  mais  encore  par  la  légèreté,  le  confort,  la 
souplesse,  si  Ton  peut  ain3i  parler,  des  véhicules. 

Il  y  a  aussi  le  chapitre  des  curiosités,  qui  arrêtent  et  font  rêver 
le  visiteur,  —  notamment  la  voiture  pour  télégraphie  sans  fil;  la 
voiture  à  voile,  joignant  la  force  du  vent  à  celle  de  la  vapeur;  l'au- 
tomobile de  guerre,  portant  un  canon  de  gros  calibre;  enfin,  l'au- 
tomobile pour  chevaux,  destiné  à  transporter  les  chevaux  de  course 
et  à  les  amener  tout  frais  sur  le  théâtre  de  leurs  exploits.  Voilà 
donc  réconciliés  les  chevaux- nature  et  les  chevaux- vapeur!  C'est 
peut-être  le  seul  domaine  où,  dans  cette  République,  va  se  réaliser 
la  Fraternité... 

Enfin,  notons  la  section  aéronautique,  organisée  par  le  comte  de 
La  Vaulx,  où  se  voient,  à  côté  de  curieuses  estampes,  de  cartes,  de 
vieilles  nacelles  et  de  réductions  d'aérostats  du  passé,  les  échan- 
tillons de  ballons  aux  formes  nouvelles  pour  l'avenir.  —  Le  savant 
et  hardi  comte  de  La  Vaulx  ne  va-t-il  pas  jusqu'à  projeter  une 
grande  excursion  aérostatique  qui  pourrait  s'appeler  «  Un  mois  en 
ballon  »,  et  qui  serait,  dans  l'espace,  l'équivalent  des  voyages  en 
Terre-Sainte  ou  aux  cataractes  du  Nil  qui  s'organisent  chaque 
année  pour  les  touristes  avides  d'impressions  nouvelles  1  L'aérostat 
excursionniste,  qui  se  confectionne,  parait-il,  en  ce  moment,  navi- 
guerait toute  la  journée  dans  l'air,  en  admirant  les  sites,  les 
paysages,  les  monuments,  dont  le  diorama  se  déroulerait  sous 
ses  yeux,  puis,  le  soir,  il  atterrirait  au  point  qui  le  séduirait  le 
plus,  pour  repartir  le  lendemain,  en  allant  toujours  ainsi,  d'usine 
à  gaz  en  usine  à  gaz,  à  travers  les  villes  et  les  régions,  au 
gré  capricieux  des  vents,  dans  l'inconnu,  dans  l'infini,  dans  le 
rêve... 

C'est  bien  tentant,  mais  l'intrépide  organisateur  d'un  aussi 
beau  voyage  pense-t-il  recruter  de  nombreux  compagnons  de 
route?... 

Et  voyez  pourtant  de  quel  train  marchent  les  choses!  —  Il  y  a 
peu  de  jours,  l'éminent  fondateur  de  Y  Union  Générale,  M.  Bon- 
toux,  à  qui  le  procès  de  la  bande  Humbert  va  sans  doute  apporter 
des  lumières  nouvelles  sur  le  rôle  ténébreux  joué  par  l'ancien  garde 
des  sceaux  dans  le  brigandage  où  a  péri  la  célèbre  banque, 
H.  Bontoux  me  racontait  un  piquant  détail  qui  remonte  à  sa 
jeunesse. 

—  «  Au  mois  de  février  18S8,  me  disait-il,  j'arrivais  à  Paris 
pour  la  première  fois,  et,  le  soir  même,  j'allais  voir,  au  théâtre  du 
Palais-Royal,  une  pièce  amusante  et  fort  en  vogue,  intitulée  : 
Paris   en   1901,   c'est-à-dire  Paris  supposé,  présumé,  rêvé  à 


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il 72  LES  CEDVRIS  ET  LIS  HOMMES 

soixante-dix  ans  de  distance.  Et  qu'osait-on  entrevoir  dans  cet 
avenir  lointain?  Les  rues  de  la  capitale  sillonnées  d'automobiles,  et, 
au-dessus  des  toits,  des  ballons  circulant  dans  tous  les  sens!  — 
N'est-ce  pas  étonnant,  et  ne  reste-t-on  pas  saisi  de  la  réalisation 
aussi  rapide  d'une  fantaisie  qui  devait  paraître  alors  la  plus  folle 
des  chimères?...  » 

Et  11.  Bontoux  m'ajoutait  :  «  Je  jne  souviens  encore  de  ce  frag- 
ment de  dialogue  entre  le  pilote  d'un  ballon  et  le  conducteur  d'un 
automobile.  —  Où  allez -vous?  demandait  l'homme- volant.  —  A 
Gonstantinople  prendre  un  bain,  répondait  l'homme  de  terre. 
(Réponse  qui  étonnerait  profondément  M.  Pelletant)  —  Et  vous? 
interrogeait-il  à  son  tour.  —  Moi,  je  vais  &  la  Havane  allumer  un 
cigare  !  répliquait  l'homme  de  l'air.  » 

N'est-ce  pas  très  original,  —  en  1838  !  —  Et  comment  douter 
des  merveilles  de  l'avenir  en  constatant  avec  ébahissement  les 
progrès  invraisemblables  d'un  récent  passé?... 

C'est  tout  cet  ensemble  fascinateur  qui  a  séduit  le  roi  des  Belges, 
et  qui,  malgré  le  deuil  le  plus  étroit,  l'a  invinciblement  attiré  à 
l'exposition  prodigieuse  du  Grand-Palais,  où  il  a  passé  deux  jours  à 
examiner  les  améliorations  apportées  aux  machines,  en  se  faisant 
rendre  compte  par  les  inventeurs  des  perfectionnements  de  leurs 
produits. 

Le  souverain,  si  pittoresquement  appelé  «  le  Roi  chauffeur  »  à 
cause  de  son  goût  passionné  pour  cette  locomotion  grisante  et 
quasi  voluptueuse,  était  accompagné  de  l'héritier  de  sa  couronne, 
le  prince  Albert,  presque  aussi  féru  que  lui-même  d'automobilisme, 
et  de  la  princesse  Elisabeth,  femme  du  prince,  aussi  intrépide  que 
son  royal  oncle  et  non  moins  avide  de  vitesse  vertigineuse... 

Presque  tous  les  chefs  d'Etat,  d'ailleurs,  empereurs,  rois,  reines, 
s'adonnent  avec  fougue  à  cet  enivrant  exercice,  et  peut-être  est-ce 
par  habitude  de  tenir  en  main  le  volant  de  direction  des  peuples 
qu'ils  sont  enclins  à  prendre  aussi  le  volant  de  direction  des 
autos,  mais,  dans  les  temps  difficiles  et  par  les  fondrières  où 
nous  cahotons,  il  faut  prendre  garde  de  verser...  d'autant  que, 
parfois,  en  croyant  tourner  bien,  on  tourne  mal... 

Le  roi  Léopold  y  met  tant  d'ardeur  qu'il  songe,  dit-on,  à  l'éta- 
blissement d'une  route  automobile  spéciale  entre  la  France  et  la 
Belgique,  et  qu'il  aurait  la  pensée  d'entamer  des  négociations  à  cet 
égard  avec  notre  gouvernement.  Ce  serait  un  lien  nouveau  entre 
les  deux  pays,  et  les  Boulaine  de  l'avenir  pourraient  y  trouver 
d'heureuses  facilités  pour  gagner  plus  rapidement  Bruxelles. 

En  attendant,  l'intéressante  famille  Humbert  nous  revient,  et  la 
géniale  Thérèse  va  derechef  absorber  la  curiosité  publique.  Le  coup 


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LES  OEUVRES  ET  LIS  HOMMES  1173 

de  théâtre  est  arrivé  à  point  pour  détourner  l'attention  des  embar- 
rassantes révélations  dont  l'incident  Judet-Gallifïet  menace  Waldeck 
et  sa  séquelle,  à  la  veille  des  élections  sénatoriales  et  de  l'emprunt; 
mais  on  se  pose  tout  de  même  à  ce  sujet  quelques  questions  aux- 
quelles on  ne  trouve  pas  de  réponses  satisfaisantes. 

D'abord,  puisqu'on  devait  arrêter  ces  braves  Humbert,  pourquoi 
ne  pas  les  avoir  empoignés  quand  on  les  avait  sous  la  main?  Et 
pourquoi  avoir  favorisé  leur  fuite  puisqu'on  savait  qu'il  faudrait  les 
faire  revenir?  —  Puis,  pourquoi  Waldeck  qui,  étant  premier  mi- 
nistre, les  savait  coupables  de  «  la  plus  grande  escroquerie  du 
siècle  »,  ne  les  a-t-il  pas  fait  coffrer  dès  le  début?  —  Et  puisque  ledit 
Waldeck  connaissait  à  fond  tous  leurs  méfaits,  ainsi  qu'en  témoigne 
son  appréciation  caractéristique  sur  leur  compte,  pourquoi  le  juge 
d'instruction  chargé  de  l'affaire  au  lendemain  de  leur  fugue,  n'a-t-il 
pas  cité  tout  de  suite  à  comparaître  devant  lui  l'ancien  président 
du  conseil  à  l'effet  de  l'interroger  sur  l'affaire  qualifiée  par  lui  de 
façon  si  catégorique?  —  Enfin,  pourquoi,  au  lieu  de  ne  rechercher 
dans  l'enquête  que  des  coupables  presque  aussitôt  remis  en  liberté, 
n'a-t-on  pas  commencé  par  mettre  en  cause  les  gros  bonnets,  tels 
que  le  conseiller  d'Etat  Jacquin,  et  d'autres  tètes  plus  augustes 
encore?...  Pourquoi?... 

Tes  Pourquoi,  dit  le  dieu,  ne  finiront  donc  pas?... 

Eh  bien,  je  les  arrête  volontiers,  quoiqu'il  en  reste  beaucoup 
d'autres,  non  moins  gênants,  auxquels,  malgré  tout,  il  faudra  bien 
donner  une  réponse... 

En  attendant  le  procès,  tout  à  fait  sensationnel,  celui-là,  —  où 
va-t-on  loger  les  sympathiques  inculpés  à  leur  retour?  Puisqu'ils 
désirent  vivement  n'être  pas  séparés,  ne  pourrait-on  les  replacer 
dans  leur  vrai  milieu,  dans  cet  hôtel  de  l'avenue  de  la  Grande- 
Aratôe  où  Thérèse  a  manipulé  seize  années  durant  ses  étonnantes 
opérations,  et  qui  reste  libre  par  suite  de  l'échec  absolu  de  la  mise 
en  vente?  Elle  serait  là  dans  son  cadre,  toute  rendue  sur  place  pour 
les  recherches  et  les  confrontations,  et  l'instruction  judiciaire  y 
trouverait  pour  elle-même  de  grandes  facilités.  —  Etpuis,  franche- 
ment, serait-il  séant  de  confondre  avec  des  escrocs  vulgaires  et  des 
écumeurs  de  bas  étage,  dans  des  geôles  malsaines  et  puantes,  la  bru 
et  toute  la  famille  d'un  garde  des  sceaux,  ayant  eu  l'honneur  insigne 
de  recevoir  dans  leur  intimité  les  plus  hauts  personnages  de  l'Etat  ! 
Tandis  qu'à  l'avenue  de  la  Grande-Armée,  Thérèse,  fournissant  au 
juge  des  éclaircissements,  pourrait  lui  dire  avec  précision  :  «  Voici 

25  DÉCEMBRE  1902.  76 


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1174  LES  OEUVRES  ET  LIS  B0MII8 

le  fauteuil  même  où  s'asseyait  le  Président  de  la  République... 
Voici  le  boudoir  témoin  des  aimables  visites  de  M""  Loubet... 
C'est  dans  cette  pièce  que  je  conférais  avec  les  ministres  et  avec 
les  magistrats  fourrés  d'hermine...  C'est  dans  cette  autre  que  je 
montrais  aux  préteurs  indécis  les  faux  titres  et  les  fiasses  de  billets 
de  banque  destinés  i  les  éblouir...  » 

La  combinaison  présenterait  donc  les  plus  sérieux  avantages,  et 
le  procureur  général  Bulot  a  conservé  de  trop  bons  souvenirs  de 
l'ancienne  maison  pour  en  marchander  l'hospitalité  i  des  amis 
tombés  dans  le  malheur... 

Et  puis,  que  risquerait-on,  puisque  la  femme  forte,  Thérèse, 
interrogée  l&-bas  par  un  reporter  français,  lui  a  fait  avec  assu- 
rance cette  déclaration  catégorique  :  «  Nous  sommes  sûrs  dètre 
acquittés.  »  En  ajoutant  mêpae  avec  fierté  :  «  Mon  beau-père, 
Gustave  Humbert,  l'ancien  garde  des  sceaux,  était  l'honneur  de  la 
France.  » 

Tout  comme  Waldeck -Rousseau,  plaidant  pour  Eiffel  dans 
l'affaire  du  Panama,  prodamait  qu'il  fallait  être  reconnaissant  à 
l'ingénieur  accusé  et  compromis  «  d'avoir  fait  à  la  France  tau- 
mène  d'un  peu  de  gloire...  » 

A  propos  des  extradés  de  Madrid,  quel  théâtre,  quel  auteur 
dramatique,  même  doué  de  l'imagination  la  plus  féconle,  pour- 
raient se  flatter  de  faire  actuellement  concurrence  à  la  tragi- 
comédie  grandiose  dont  nous  allons  voir  se  dérouler  les  péripéties 
sur  les  tréteaux  de  Thémis?  —  Pourtant  nos  principales  scènes  ont 
risqué  désœuvrée  nouvelles  afin  de  disputer  au  moins  une  part  de 
l'attention  publique  à  la  retentissante  affiche  du  Palais  de  Justice. 

L'Opéra  nous  a  donné  un  drame  lyrique,  Paillasse,  et  un  ballet, 
Bacchus;  —  la  salle  de  la  rue  Richelieu,  une  comédie,  Y  Autre 
Danger;  —  le  théâtre  Sarah  Bernfcardt,  une  pièce  historique  (?) 
sur  la  Révolution,  Théroigne  de  Mérieourt;  —  mais,  de  ces 
diverses  nouveautés,  celle  qui  a  le  plus  saisi  tes  esprits  et  le  plu* 
ému  la  critique,  c'est  la  Carmélite,  de  l'Opéra-Comique,  dont 
l'incident  que  nous  relatons  plus  haut  semble  avoir,  malgré  ses 
défauts,  assuré  pour  un  moment  la  fortune. 

Cette  Carmélite,  c'est  la  douce  et  tendre  Louise  de  La  VaUière, 
dont  nous  n'avons  pas  à  retracer  ici  l'histoire  :  l'épisede  est  si  connu 
qu'il  n'offrait  en  réalité  aucun  intérêt  dramatique,  et  l'idée  de  faire 
chanter  Louis  XIV,  avec  la  touchante  fille  d'honneur  expèam  eon 
péché  sous  la  bure,  et  avec  Bossvet  hn-mème,  en  costume  violet, 
l'admonestant  en  si  bémol  sur  la  scène,  était  une  conception  pour 
le  moins  singulière...  Se  figure- t-on  le  grand  Roi  transformé  m 


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LIS  OUVRIS  ET  LIS  HOMMES  117$ 

ténor  et  adressant  avec  passion,  en  ré  majeur,  des  vers  de  ce 
calibre  à  la  frêle  et  délicate  Louise  : 

Je  vous  adore, 

Soleil  doré 

Par  votre  aurore!... 

llUe  de  La  Vallière,  avec  ses  yeux  bleus  candides,  ses  cheveux 
blonds  argentés,  son  teint  pâle,  sa  physionomie  pure  et  sympa- 
thique,  l'ensemble  frêle  et  poétique  de  sa  personne,  avait  la  beauté 
d'une  fleur  un  peu  fragile,  au  parfum  doux.  Elle  boitait  légèrement, 
mais  dansait  avec  grâce,  et  c'est  à  l'issue  d'un  ballet  où  elle  avait 
figuré  avec  charme  que  le  roi  s'éprit  d'elle  et  lui  offrit  son  amour. 
Quelques  années  plus  tard,  quand  elle  se  sentit  délaissée,  elle 
implora  la  miséricorde  divine  et  entra  au  Carmel,  où  elle  expia  sa 
faute  pendant  trente-six  années  de  pénitence. 

Le  tableau  principal  de  l'œuvre  était  précisément  celui  où  la 
pécheresso  repentante  prenait  le  voile  et  où  la  cérémonie  religieuse 
était  exactement  reproduite  sur  la  scène  telle  qu'elle  se  pratique  dans 
le  culte  catholique.  C'est  là  ce  qui  a  profondément  choqué  les  spec- 
tateurs des  premiers  soirs,  et  motivé  la  suppression  réclamée  avec 
vivacité  par  les  critiques  même  les  moins  sévères.  —  Désormais, 
Louise  n'apparaît  au  dernier  acte  qu'après  la  cérémonie  de  la  vêturé, 
où  la  reine,  se  haussant  jusqu'au  pardon,  donne  à  la  pénitente  le 
baiser  de  paix  qui  absout  et  relève. 

Mise  en  scène  éblouissante,  décors  superbes,  costumes  d'une 
richesse  rare,  rien  n'a  été  négligé  pour  faire  un  cadre  splendide'â 
l'action,  qui,  malheureusement,  pèche  par  le  côté  historique  autant 
que  par  le  côté  religieux.  —  La  musique  est  aimable  et  élégante, 
sans  s'élever  bien  haut;  elle  a  du  charme  et  de  la  grâce;  mais  on 
lui  reproche  trop  de  souvenirs  des  maîtres,  et  le  pastiche,  même 
traité  avec  adresse,  ne  saurait  équivaloir  à  une  œuvre  toute  person- 
nelle. —  11  est  vrai  que  l'auteur  est  jeune,  —  vingt-huit  ans  i 
peine,  —  et  que  son  talent  souple  et  ingénieux  semble  promettre 
un  compositeur  d'avenir. 

Paillasse,  à  l'Opéra,  sans  être  non  plus  une  partition  de  premier 
ordre,  a  cependant  plus  de  force  et  d'ampleur  que  la  Carmélite.  — 
C'est  de  Caracas,  de  ce  Venezuela  actuellement  en  feu,  que  nous 
est  arrivé  le  musicien  de  l'Opéra-Comique.  —  C'est  d'Italie,  des 
bords  enchantés  du  golfe  de  Naples,  que  nous  vient  l'auteur  de 
Paillasse. 

Léoncavallo  est  encore  ce  qu'on  appelle  un  jeune  (on  ne  perce 
généralement  qu'assez  tard  en  musique)  :  il  n'a  que  cinquante*- 


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1176  LE8  (EOVRBS  ET  LES  HOMMES 

trois  ans!  —  Après  avoir  végété  naguère  à  Paris  sans  réussir, 
malgré  sa  persévérance  laborieuse,  à  enfoncer  la  porte  d'un 
théâtre,  il  repassa  les  Alpes  et  alla  s'établir  à  Milan,  où  la  fortune 
lui  sourit  davantage.  S'inspiçant  d'un  drame  qui  venait  d'épou- 
vanter un  village  des  Galabres,  —  un  saltimbanque  qui  avait  tué 
sa  femme  en  scène  dans  tin  accès  furieux  de  jalousie,  —  il  se  fit 
son  propre  librettiste,  communiqua  à  sa  musique  la  forte  émotion 
dont  le  drame  sanglant  avait  fait  tressaillir  la  Péninsule,  et  obtint 
aussitôt  le  plus  retentissant  succès  dans  toutes  les  villes  de  l'Italie, 
puis  de  l'Europe  entière,  si  bien  que  le  public  parisien  était  le  seul, 
jusqu'à  ce  jour,  à  ne  pas  connaître  la  partition  mouvementée  à 
laquelle  l'auteur  doit  sa  célébrité. 

Ce  n'est  pas  que  cette  partition  soit  un  chef-d'œuvre,  ni  même 
qu'elle  ait  des  qualités  puissantes  et  très  élevées.  C'est  plutôt  un 
mélodrame  musical  de  second  ordre,  où  se  rencontrent,  comme 
dans  la  Carmélite,  d'assez  nombreux  souvenirs.  Mais  le  caractère 
poignant  de  l'action,  la  violence  même  de  certains  accents  lyriques, 
saisissent  l'auditeur  et  l'entraînent.  De  là  le  succès  éclatant  de 
Paillasse,  dû  principalement  à  ses  interprètes  :  Jean  de  Rezké, 
tour  à  tour  tendre,  passionné  et  terrible  dans  le  rôle  du  saltim- 
banque, est  absolument  superbe,  et  Delmas  non  moins  remarquable 
dans  le  personnage  de  soupirant  éconduit.  La  grâce  touchante  de 
Mme  Ackté  complète  l'ensemble  et  justifie  l'enthousiasme. 

Gomme  décoration  générale,  Paillasse  est  sobre  et  ne  se  prêtait 
pas,  d'ailleurs,  au  développement  fastueux  dont  notre  Académie 
de  musique  aime  à  entourer  ses  spectacles.  Mais  elle  a  aussitôt 
pris  sa  revanche  avec  le  ballet  de  Bacchus,  somptueux,  magni- 
fique, éblouissant,  où  toutes  les  féeries  de  l'Inde  se  résument  en 
une  débauche  de  rutilants  costumes,  de  groupements  artistiques 
et  de  figuration  splendide,  comme,  seule,  notre  première  scène 
lyrique  peut  en  offrir  la  merveille. 

Le  sujet  est  des  plus  simples,  comme  il  convient,  du  reste,  à  an 
ballet.  C'est  Bacchus,  dans  l'éclat  radieux  de  sa  jeunesse,  marchant 
à  la  conquête  des  Indes  contre  un  roi  fainéant,  amolli  dans  les 
voluptés,  et  qui  n'imagine  d'autre  moyen  de  combattre  l'envahis- 
seur de  son  empire  que  de  lui  envoyer  perfidement  la  prêtresse 
Yadma  pour  lui  verser  le  poison.  Mais  la  prêtresse  s'énamoure 
aussitôt  du  vainqueur,  épris,  à  son  tour,  de  sa  beauté;  et  après 
des  péripéties  diverse*,  Yadma,  délivrée  par  le  dieu  de  la  caverne 
où  elle  avait  été  enfermée  par  le  roi,  est  associée  dans  une 
apothéose  au  triomphe  final  de  Bacchus. 

Jetez  sur  ce  thème  une  musique  tantôt  sentimentale,  langoureuse 
et  caressante,  tantôt  sonore,  colorée  et  excitante,  comme  la  nature 


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LES  CEOVRES  ET  LES  HOMMES  1177 

et  le  climat  des  lieux  enchanteurs  où  l'action  se  déroule,  et  vous 
comprendrez  le  charme  grisant  qu'y  trouve  le  spectateur. 

De  la  pièce  de  la  Comédie-Française,  Y  Autre  Danger^  je  ne  dirai 
rien,  si  ce  n'est  l'impression  révoltée  qu'on  éprouve  à  voir,  sur 
notre  première  scène,  une  mère  monstrueuse,  presque  incestueuse, 
dont  aucun  talent  de  comédienne  ne  saurait  faire  accepter  le 
scandale. 

Aux  Nouveautés,  on  se  contente  de  rire  avec  la  Duchesse  des 
Folies-Bergère,  mais  d'un  rire  inextinguible  et  particulièrement 
bienfaisant  par  les  temps  où  nous  sommes.  Gette  étourdissante 
Duchesse  est  une  seconde  incarnation  de  la  Dame  de  cheç\Maxim's% 
dont  le  succès  est  resté  légendaire.  L'heureux  auteur,  M.  Georges 
Feydeau,  n'a  pu  se  résigner  à  l'abandon  de  son  héroïne,  «  la  môme 
Crevette  »;  il  l'a  reprise,  en  la  transformant,  mais,  sous  sa  figure 
nouvelle,  on  la  retrouve  avec  joie,  toujours  la  même,  frétillante  et 
mousseuse,  avec  ses  hardiesses  gamines  et  sa  gaieté  communica- 
tive.  Ces  choses-là  ne  se  racontent  ni  ne  s'analysent  ;  on  se  pâme, 
on  se  tord,  souvent  sans  savoir  pourquoi,  mais  en  se  laissant  aller 
invinciblement  à  la  folie  contagieuse;  et,  je  le  répète,  on  rit,  en 
oubliant  tout  le  reste.  —  Et  il  y  a  tant  à  oublier  I 

De  l'épanouissement  joyeux  de  l'homme  à  celui  de  l'enfant,  il  n'y 
a  que  la  distance  de  quelques  années,  avec,  toutefois,  cette  diffé- 
rence que  le  rire  de  l'un  n'est  pas  toujours  aussi  innocent  que 
celui  de  l'autre...  Et  l'époque  de  l'année  où  nous  sommes  est  par 
excellence  celle  des  petits  bonheurs  apportés  à  l'enfant  par  les 
jouets  des  étrennes. 

Plusieurs  fois  déjà,  et  tout  récemment  encore,  à  l'occasion  d'un 
intéressant  concours,  nous  avons  parlé  de  l'industrie  du  jouet,  qui 
constitue  une  branche  sérieuse  de  notre  commerce.  V Economiste 
français,  dans  sa  livraison  de  Noël  qui  vient  de  paraître,  estime 
que  25,000  ouvriers  y  sont  occupés,  à  Paris  seulement,  et  que 
l'ensemble  de  la  fabrication  représente  un  chiffre  de  45  millions 
d'affaires. 

D'après  les  tableaux  de  la  Douane  pour  l'année  1901,  la  France 
a  reçu,  par  voie  d'importation,  pour  5  millions  665  mille  francs  de 
jouets  étrangers,  venant  d'Allemagne  pour  la  plupart,  et  elle  en  a 
exporté  pour  32  millions  87  mille  francs,  principalement  en  Angle- 
terre, en  Allemagne,  en  Belgique,  en  Espagne,  aux  Etats-Unis, 
dan»  la  République  Argentine,  dans  les  Indes  anglaises  et  dans 
nos  colonies. 

C'est  l'Allemagne  qui  reste,  en  ce  domaine,  notre  principale 
concurrente,  et  en  vue 'de  lutter  contre  l'ingéniosité,  le  goût, 


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1178  us  ouvris  rr  lrs  hommes 

l'élégance  de  la  fabrication  parisienne,  les  industriels  de  Nurem- 
berg, de  Furth,  de  Sonneberg,  de  quelques  autres  villes  encore, 
ont  fondé  des  écoles  de  dessin,  de  modelage  et  d'invention, 
subventionnées  par  le  petit  Etat  de  Saxe-Meiningen,,  —  écoles 
tout  à  fait  professionnelles,  entièrement  gratuites,  qui  comptent 
de  nombreux  élèves,  et  dont  le  succès  nous  donne  peut-être  un 
intelligent  exemple  à  suivre. 

Le  Jouet  et  son  évolution  à  travers  les  âges  ont  plus  d'une  fois 
tenté  les  écrivains,  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais  écrit  sur 
ce  sujet  un  livre  plus  érudit  et  plus  attachant,  plus  curieux  et  plus 
complet,  que  celui  de  M.  Henri  d'Allemagne,  enrichi  de  très  .belles 
illustrations  en  noir  et  en  couleur,  —  non  des  illustrations  fantai- 
sistes, mais  des  reproductions  savantes  de  documents  rares  et 
d'objets  précieux,  recueillis  patiemment  dans  des  collections  parti- 
culières. L'ouvrage  est  un  véritable  monument  d'art,  digne  des 
plus  sérieuses  bibliothèques,  en  même  temps  qu'une  histoire 
minutieusement  exacte  et  définitive  du  sujet1. 

Dès  l'Introduction,  l'auteur  s'élève,  à  propos  des  joujoux  anciens, 
à  la  philosophie  des  choses.  —  «  Elles  ont  bien  leur  charme,  dit-il, 
toutes  ces  reliques  de  l'enfance  envolée,  et  quand  on  veut  les 
étudier  d'un  peu  près,  il  s'en  dégage  un  souvenir  agréable  et  doux 
rappelant  un  peu  l'impression  que  nous  éprouvons  quand,  en 
ouvrant  quelque  mystérieuse  boite  oubliée  dans  la  table  de  toilette 
d'une  de  nos  ancêtres,  il  s'en  échappe  un  léger  nuage  de  cette 
poudre  à  la  maréchale  dont  les  anciens  Mémoires  nous  parlent  à 
chaque  instant,  et  qui  devient  pour  nous  une  vivante  évocation  de 
passé.  » 

Ne  pourrait-on  ajouter  qu'il  y  a  des  hochets  de  plus  d'une  sorte, 
et  qu'à  mesure  qu'il  approche  du  terme  de  la  vie,  l'homme  lui- 
même  envisage,  comme  autant  de  jouets  enfantins  et  brisés,  telles 
artificielles  distinctions,  tels  titres  creux  et  tels  honneurs  factices 
qui  l'ont  un  instant  amusé  ou  passionné,  et  dont  il  reconnaît  avec 
mélancolie  la  vanité  puérile  et  le  triste  vide?... 

Et  combien  d'autres  joujoux  plus  sérieux  les  peuples,  légers  et 
imprévoyants,  n'ont- ils  pas,  en  une  heure  d'égarement  ou  de 
colère,  brisés  entre  leurs  mains  I  Combien  de  constitutions,  com- 
bien de  gouvernements  mis  en  pièces,  qu'ils  regrettent  plus  tard, 
et  dont  ils  voudraient  pouvoir  rajuster  les  morceaux I... 

Mais,  ces  réflexions  une  fois  jetées  à  l'esprit  du  lecteur,  H.  d'Al- 
lemagne s'empresse  d'ajouter  que  le  jouet  correspond  k  une  des 

'  Histoire  des  jouets,  par  Henri  René  d'AUeiqpgne,  grand  in-4?,  avec  nom- 
breuses planches  en  noir  et  en  couleur.  Prix  :  40  fr.  Librairie  Hachette. 


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LES  CEOTRES  ET  LIS  HOMMES  1179 

nécessités  de  la  vie  sociale,  et  que  si  Ton  peut,  à  la  rigueur,  se 
représenter  une  famille  sans  dentelles,  sans  cachemires  et  sans 
bijoux,  ou  ue  saurait  se  représenter  une  famille  sans  jouets, 
tant  l'enfant  appelle  invinciblement  le  jouet,  premier  instrument 
de  l'activité  sociale. 

Et  pour  répondre  pleinement  à  sa  destination,  le  jouet  doit 
remplir  certaines  conditions  :  être  amusant,  pour  captiver  l'enfant; 
être  utile,  pour  aider  à  son  développement  physique  ou  moral.  — 
«  Le  jouet,  remarque  justement  l'auteur,  est,  pour  l'enfant, 
l'apprentissage  de  la  vie  :  comme  il  veut  toucher  à  tout,  tout  voir, 
tout  apprendre  et  connaître,  c'est  par  le  jouet  mis  à  sa  disposition 
qu'il  commence;  il  le  retourne,  l'examine  en  tous  sens,  cherche  à 
en  comprendre  l'usage,  et  après  l'avoir  bien  palpé,  il  finit  imman- 
quablement par  le  mettre  en  pièces...  Dans  tout  cela,  l'enfant 
n'obéit-il  pas  au  premier  besoin  du  corps  et  de  l'esprit,  —  le 
mouvement?  Et  quand  il  brise  le  joujou,  à  un  autre  instinct  de  sa 
nature,  —  la  recherche  de  l'idéal?  En  crevant  le  ventre  de  son 
cheval,  c'est  l'inconnu  qu'il  veut  connaître;  en  tâchant  de  le  recons- 
tituer, c'est  le  mieux,  c'est  l'idéal  qu'il  poursuit...  » 

Le  jouet  est  donc  pour  l'enfant  une  source  d'études,  d'expé- 
riences muettes,  et  si  elles  sont  presque  toujours  inconscientes, 
elles  n'en  ont  pas  moins  cependant  leur  valeur  et  laissent  très 
souvent  dans  son  esprit  une  trace  profonde.  D'où  la  nécessité  de 
choisir  avec  discernement  les  jouets  mis  entre  ses  mains,  puisqu'ils 
doivent  l'initier  aux  choses  de  la  vie  et  servir,  quoique  de  façon 
indirecte,  au  développement  de  son  intelligence  et  de  sa  sensibilité. 

Mais,  sans  nous  attarder  davantage  à  ces  considérations  morales, 
arrivons  vite  à  Fhiçtoire  même  du  jouet. 

On  en  trouve  la  trace  dans  les  périodes  les  plus  reculées  de 
l'humanité,  et,  dans  les  tombeaux  des  premiers  chrétiens,  on  a 
découvert  un  grand  nombre  de  petits  jouets  romains  :  toupies, 
cerceaux,  poupées,  objets  de  ménage  enfantins. 

Au  moyen- âge,  dans  notre  pays,  le  jouet  restait  assez  primitif, 
et  la  première  concession  royale  de  fabriquer  ces  menus  objets  est 
signée  de  Louis  XI,  en  1467.  C'étaient  alors  des  crécelles,  des 
sifflets,  des  moulins  à  vent.  Puis  viûrent  les  bottes  à  surprises,  les 
chevaux,  les  animaux  de  la  Forêt- Noire. 

Au  dix-septième  siècle,  Colbert  ne  craignit  pas  de  donner  le 
mauvais  exemple  en  faisant  venir  de  l'étranger  les  jouets  destinés  i 
l'amusement  du  Dauphin,  et  c'est  d'Augsbourg  et  de  [Nuremberg 
que  les  tira  le  ministre  de  Louis  XIV. 

Pendant  tout  le  dix-huitième  siècle,  c'est  également  de  l'Alle- 
magne que  nous  vint  la  bimbeloterie  en  bois  :  ménages,  fermes, 


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1180  LES  ŒUVRES  ET  LES  HOMMES 

bergeries,  bonshommes  et  animaux  taillés,  peints  et  vernis.  Le  Tyrol 
fournissait  la  plupart  des  poupées  à  ressorts;  Londres  et  Birmin- 
gham, les  poupées  de  cire. 

Au  dix-neuvième  siècle,  la  satire  apparaît;  Guizot  et  Montalivet 
sont  caricaturés  sur  le  boulevard,  et  un  jeu  de  Bascule,  on  de 
Balance  politique,  met  en  scène,  au  bas  de  la  bascule,  à  gauche, 
la  République,  coiffée  du  bonnet  phrygien,  et,  en  haut,  à  droite, 
l'image  du  petit  duc  de  Bordeaux,  avec,  au  centre,  une  grosse 
Poire,  malicieuse  figuration  de  Louis-Philippe,  puis,  à  l'arrière-plan, 
Grand-Poulot  (le  duc  d'Orléans),  monté  sur  un  cheval  de  bois. 

Un  autre  jouet  mécanique  de  la  même  époque  montre,  au  lieu 
de  deux  forgerons  abattant  tour  à  tour  leur  marteau  sur  le  fer  en 
ébullition,  Louis-Philippe  et  le  maréchal  Soult,  frappant  alternati- 
vement de  toutes  leurs  forces  sur  la  tète  gémissante  et  à  demi 
aplatie  d'une  République.  —  Elle  s'est  bien  vengée  depuis  I 

Hais  les  républicains  n'avaient-ils  pas  eux-mêmes  donné  l'exemple 
en  prohibant  avec  sottise  des  jouets  armoriés  en  1793? 

Après  un  chatoyant  et  curieux  chapitre  sur  les  Poupées,  habi- 
tuellement habillées  avec  luxe  depuis  la  Renaissance  et  envoyées  à 
l'étranger  pour  y  porter  les  modes  françaises,  H.  d'Allemagne  con- 
sacre un  autre  chapitre  attachant  aux  jouets  militaires,  depuis  les 
soldats  de  plomb  des  Romains  jusqu'aux  zouaves  de  nos  jours. 

La  plus  remarquable  armée  en  métal  destinée  à  servir  de  jouet  à 
un  enfant  est  assurément  celle  qui  fut  établie  -en  1650  pour 
apprendre  à  Louis  XIV,  à  peine  âgé  de  douze  ans,  l'art  de  faire 
manœuvrer  des  troupes.  Exécutée  par  un  habile  orfèvre  du  temps, 
cette  petite  armée,  comprenant  infanterie,  cavalerie  et  pièces  d'ar- 
tillerie, ne  coûta  pas  moins  de  cinquante  mille  écusl 

Puis  viennent  les  jouets  mécaniques,  polichinelles,  pantins, 
marionnettes,  promptement  en  vogue,  et  avec  lesquels  la  satire  ne 
manque  pas  de  s'exercer. 

D'un  peuple  frivole  et  volage 

Que  le  Pantin  soit  la  divinité  I 

Faut-il  être  surpris  qu'il  chérisse  une  image 

Dont  il  est  la  réalité... 

La  Révolution,  qui  prétendit  réformer  tant  de  choses,  rendit  un 
décret  supprimant  les  étrennes,  par  suite  les  joujoux  qui  pouvaient 
la  bafouer...  Mais  les  mœurs  sont  plus  fortes  que  les  lois,  surtout 
quand  les  lois  sont  imbéciles,  et  les  étrennes  survécurent,  pour 
durer  autant  que  le  monde. 

En  terminant  son  bel  ouvrage,  H.  d'Allemagne  rend  à  l'un  de 


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LBS  OEUVRES  ET  LIS  HOMMES  1181 

dos  plus  regretté 3  collaborateurs,  Victor  Fournel,  un  hommage 
que  nous  sommes  heureux  de  recueillir.  Il  rappelle  que  l'érudit  et 
spirituel  chroniqueur  du  Correspondant  réclamait  naguère  la 
création  d'un  Mu3ée  du  Jouet  dans  un  de  nos  palais. 

«  Il  serait  piquant  et  curieux,  disait-il,  de  rechercher  comment 
l'histoire  des  faits  ou  celle  des  mœurs  se  traduit  dans  ce  domaine 
enfantin;  comment  les  courants  d'opinion,  après  avoir  passé  des 
journaux,  des  salons,  des  théâtres  à  la  rue,  finissent  par  marquer 
leur  empreinte  jusque  sur  les  produits  naïfs  ou  malins  des  fabri- 
cants de  jouets,  infligent  à  tel  polichinelle  le  profil  d'un  homme 
d'État,  font  de  tel  pantin  le  reflet  ou  la  parodie  des  préoccupations 
du  jour,  nous  donnent  dans  les  poupées  l'étiage  du  luxe,  l'abrégé 
vivant  des  fantaisies  et  des  extravagances  de  la  mode,  proportion  - 
nent  les  plus  grands  événements  à  la  taille  de  M.  Toto  et  de 
M119  Lili,  écrivent  enfin  la  chronique  du  temps  en  carton,  en  bois 
peint,  en  étain  coloré,  en  chiffons  bleus  ou  rouges,  parallèlement 
aux  bonshommes  de  pain  d'épice,  aux  tètes  de  pipe  et  aux  pro- 
duits des  confiseurs. 

«  Hais  ce  n'est  pas  un  simple  cabinet,  c'est  un  Conservatoire,  un 
Musée  qu'il  faudrait  lui  ouvrir!  Vous  figurez- vous  ce  que  pourrait 
être  une  promenade  à  travers  ces  galeries  de  poupées,  de  polichi- 
nelles, de  soldats  de  plomb  et  de  ménages  séculaires!  Cet  intéres- 
sant microcosme  ne  serait-il  pas,  à  sa  manière,  une  résurrection 
instructive  du  temps  passé?  » 

Le  chroniqueur  des  Œuvres  et  des  Hommes  avait  raison  :  la 
création  serait  aussi  utile  qu'intéressante;  et  le  premier  document 
qui  devrait  y  être  classé  est  le  savant  et  magistral  ouvrage  dont 
nous  venons  de  résumer  quelques  traits. 

J'aurais  voulu  finir  par  les  Almanachs,  autre  publication  du 
moment,  mais  l'espace  me  manque,  et  comme,  au  fond,  pas  un 
d'eux  ne  nous  prédit  pour  1903  une  Chambre  sensée,  des  ministres 
intègres,  un  gouvernement  honnête  et  un  Président...  moins  soli- 
veau, il  sera  temps,  hélas!  d'y  revenir  à  quinzaine. 

Louis  Jocjbert. 


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LIVRES  D'ÉTRENNES 


LIBRAIRIE  HACHETTE 


Le  Tour  du  Monde,  journal  des  voyages  et  des  voyageurs  (Nouvelle 
série.  —  Huitième  année,  1902).  —  Un  volume  in-4°,  broché,  25  fr.; 
relié,  32  fr.  50. 

Toutes  les  formes  de  l'activité  géographique  sont  représentées  dus 
le  Tour  du  Monde.  Ainsi,  le  voyage  de  M.  Raymond  Bel  à  llsthme 
de  Panama  n'est  pas  seulement  un  récit  très  vivant,  une  description 
très  précise  des  régions  parcourues,  il  est  dominé  tout  entier  par  li 

Eensee  du   travail  obstiné  que  fournissent  là-bas   sans   fracas  le* 
ommes  qui  ne  veulent  pas  laisser  ravir  à  la  France  la  gloire  d'achever 
une  entreprise  grandiose  et  indispensable. 

D'un  tout  autre  caractère,  l'exploration  de  la  Terre  de  Feu,  racontée 
par  Nordenskiold,  traduite  et  résumée  par  M.  Ch.  Rabot,  se  fait 
remarquer  d'abord  par  l'intérêt  de  la  narration,  et  apporte  aussi  par 
ses  conclusions  une  contribution  importante  à  la  science.  II  n'est  pu 
besoin  d'appeler  l'attention  sur  le  Journal  cfun  officier  du  corps 
expéditionnaire  de  Chine,  ni  sur  le  voyage  de  M.  Lep rince  Riogaet 
dans  les  provinces  du  Nord  de  VEmpire  Jaune.  —  Quant  mi 
voyages  entrepris  par  des  artistes  et  des  écrivains,  curieux  surtout 
d'émotions  pittoresques,  le  voyage  en  Bretagne  de  M.  Gustave  Gef- 
froy  est  vraiment  l'œuvre  d'un  maître. 

Faut-il  parler  enfin  des  nombreuses  gravures,  commentaire  indis- 
pensable des  récits,  et  qui,  presque  toujours  exécutées  d'après  la 
photographie,  sont  pour  le  Tour  du  Monde  la  plus  riche  des  parures* 
Elles  l'ont,  depuis  longtemps,  rendu  populaire. 

La  Guerre  racontée  par  l'Image,  d'après  les  sculpteurs,  les  graveurs 
et  les  peintres.  —  Un  magnifique  volume  grand  in-8°  illustré  de 
20  planches  en  taille-douce  et  de  300  gravures.  Broché,  30  fr. 

On  a,  semble-t-il,  tout  dit  de  la  guerre  :  toutes  les  époques  Tout 
tour  à  tour  exaltée  et  maudite;  elles  en  ont  tour  à  tour  exécré  les 
barbaries,  célébré  les  héroïsmes,  et  la  philosophie  de  la  guerre  n'est 
plus  à  écrire. 

Mais,  précisément  parce  que  la  guerre,  chez  tous  les  peuples  et 
dans  tous  les  temps,  a  provoqué  les  sentiments  les  plus  violents  dans 
un  sens  ou  dans  l'autre,  elle  a  dû  nécessairement  inspirer  les  écri- 
vains et  les  artistes. 

Et  en  effet,  d'Homère  à  Victor  Hugo,  des  enlumineurs  chevale- 
resques du  moyen  âge  aux  Alphonse  de  Neuville  et  aux  Détaille, 
innombrables  sont  les  œuvres  grandioses  ou  touchantes  qui  évoquent 
à  nos  yeux  une  histoire  de  la  guerre  autrement  vivante  que  celle  qae 


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LIVRES  D-ÉTREHHES  1183 

les  manuels  nous  retracent  avec  une  exactitude  superficielle  et  froide  l 
Cet  ouvrage,  auquel  il  n'a  jamais  été  rien  publié  d'analogue,  est  une 
sorte  de  musée  de  la  guerre,  d'où  l'on  retire  une  impression  d'incom- 
parable grandeur. 

Les  Grands  Naufrages,  par  M.  H,  de  Noussanne.  —  Un  volume  in-8°, 
illustré  de  12  planches  en  couleur  d'après  les  aquarelles  d'Alfred 
Paris.  Broché,  15  fr.;  relié,  20  fr. 

S'il  est  vrai  que  la  vie  du  marin,  faite  d'abnégation  et  de  sacrifice, 
est  la  plus  féconde  en  hauts  enseignements,  il  n'en  est  pas  non  plus 
de  plus  dramatique.  Nulle  fiction  romanesque  n'est  comparable  par  le 
pathétique  de  ses  péripéties,  à  ces  tragédies  de  la  mer,  dont  la  liste 
trop  longue  ne  sera  jamais  close,  et  que  la  science  est  demeurée 
impuissante  à  conjurer. 

On  se  fait  donc  aisément  l'idée  de  l'intérêt  que  présentent  les  récits 
du  livre  de  M.  de  Noussanne,  les  Grands  Naufrages. 

Pour  la  première  fois,  un  véritable  écrivain  a  fait  sortir  des  docu- 
ments relatifs  aux  naufrages  dans  tous  les  temps,  la  vision  exacte  et 
vivante  de  ces  émouvantes  catastrophes,  en  réservant  la  plus  grande 
place  à  celles,  toutes  modernes,  qui  ont  eu  parmi  nous  le  plus  de 
retentissement. 

Chaque  récit  de  ce  magnifique  volume  est  une  action  différente,  si 
prenante  et  si  vraie  que  le  lecteur  assiste  au  drame,  emporté  dans  ses 
péripéties. 

Enfin,  de  superbes  dessins  en  couleur  reproduits  merveilleusement 
d'après  les  aquarelles  vigoureuses  d'Alfred  Paris,  ajoutent  au  récit  de 
ces  terribles  scènes  l'impression  vivante  de  la  réalité. 

Capitaines  courageux,  une  histoire  du  banc  de  Terre-Neuve,  par  sir 
Rudyard  Kipling.  Roman  traduit  de  l'anglais  par  L.  Fanulet  et 
L.  Fountaine  Walker.  —  Un  vol.  in-8°,  illustré  de  nombreuses  gra- 
vures. Broché,  10  fr.;  relié,  15  fr. 

Chez  un  enfant  dont  la  nature  n'était  pas  foncièrement  mauvaise, 
une  éducation  absurde  reçue  dans  un  milieu  tout  artificiel  de  luxe  et 
de  vanité  peut  faire  naître  toutes  sortes  de  défauts.  Pour  guérir  cet 
enfant  gâté,  que  faut-il?  Simplement  le  mettre  en  contact  avec  la 
réalité,  le  jeter  en  pleine  vie  laborieuse,  rude  et  saine. 

Sur  cette  idée,  le  plus  célèbre  des  romanciers  anglais  d'aujourd'hui, 
Rudyard  Kipling,  vient  de  publier  un  roman  dont  le  succès  reten- 
tissant est  aussi  justifié  par  ses  qualités  de  pittoresque  et  de  mouve- 
ment que  par  ses  traits  de  mordante  satire  et  d'humour. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  s'intéresser  au  jeune  héros  que  Kipling 
nous  présente  avec  le  mélange  le  plus  savoureux  •  d'ironie  et  de  pitié, 
de  ne  pas  éprouver  une  sympathie  profonde  pour  ce  monde  de  braves 
gens  dont  l'auteur  nous  présente  des  portraits  d'une  ressemblance 
criante. 

Mon  Premier  tour  du  Monde,  par  M"°  H.-S.  Brès.  —  Album  in-4°, 
illustré  de  nombreuses  gravures  en  noir  et  en  couleurs.  Cartonné 
avec  une  couverture  en  couleur,  2  fr. 

Ce  nouvel  album,  Mon  Premier  tour  du  Monde,  vient  s'ajouter 
à  une  collection  depuis  longtemps  consacrée  par  le  succès  :  Mon  Pre~ 


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1184  LIVRES  D'ETREMIS 

mier  Alphabet,  Mon  Histoire  Sainte,  Mon  Histoire  Naturelle, 
Mon  Arithmétique,  ont  été  feuilletés  avec  joie  —  et  profit  — parles 
petits  enfants. 

A  Fâge  où  leurs  jeunes  intelligences  commencent  à  s'éveiller,  à 
rêver  de  lointains  voyages  et  de  contrées  inconnues,  Mon  Premier 
tour  du  Monde  leur  donnera,  sous  la  forme  la  plus  simple  et  la  plus 
amusante,  les  notions  élémentaires  de  la  géographie  :  les  différents 
aspects  de  la  terre,  les  races,  les  mœurs,  les  animaux,  les  plantes, 
tout  passera  devant  leurs  yeux  ravis  en  une  longue  suite  d'agréables 
récits  et  de  vivantes  gravures. 

Le  Tour  du  Monde  en  images,  voilà  la  vraie  géographie  de  Bébé! 


LIBRAIRIE  DELAGRAVE 

Beaucoup  de  livres  nouveaux,  de  beaux  et  de  bons,  à  la  librairie 
Ch.  Delagrave.  —  Etrennes  utiles  et  agréables  à  la  fois.  Il  y  en  i 
pour  tous  :  petits,  moyens  et  grands. 

Comme  événements  littéraires  à  celte  librairie,  citons  :  racbèvemec; 
du  Nouveau  Dictionnaire  des  Sciences,  par  Poiré,  Ed.  et  R.  Perrier 
et  Joannis,  avec  3500  pages  et  5400  illustrations  ;  la  transformation 
du  Saint-Nicolas  qui  offre  à  ses  petits  abonnés  un  tiers  en  plos  de 
pages  chaque  semaine  et  diminue  cependant  son  prix  d'abonnemeo: 
presque  de  moitié,  10  francs  au  lieu  de  18. 


Fables  de  Lachambeaudie,  illustrées  par  A.  Vimar.  —  Un  mt 
volume  grand  in-4°  avec  48  illustrations  en   couleur,  couverture? 
fers  spéciaux.  Préface  de  A.  Bourgoin,  15  francs. 

Il  manquait  à  ce  fabuliste,  une  édition  illustrée  qui  mît  à  la  port* 
de  tous  les  plus  charmantes  de  ses  œuvres.  Aussi  l'enfance,  le  grau* 
public  réserveront-ils  le  plus  chaleureux  accueil  à  ces  fables,  eneor- 
trop  peu  connues  et  d'une  si  pure  inspiration  :  le  Laboureur,  la 
Bûche  et  le  Charbon,  l'Or  et  les  Perles,  enûn  le  Livre  et  rEpée,  <* 
dialogue  d'une  actualité  Irappante  entre  Pinstrument  de  vie  et  l'ins- 
trument de  mort. 

A  l'exemple  du  grand  La  Fontaine,  Lachambeaudie  s'est  le  plus  soc- 
vent  soucié  de  faire  rire  ses  lecteurs  et  rien  ne  saurait  mieux  diverti: 
les  enfants  que  le  conte  de  VAne  et  les  Œufs,  la  Fermière,  h  Vacte 
et  le  Cochon,  etc.  M.  A.  Bourgoin  dans  sa  préface  trace  de  Lacham- 
beaudie et  de  son  œuvre  un  remarquable  portrait,  et  les  aquarelles  à 
Vimar  font  ressortir  admirablement  la  variété  des  sujets  elle  comiip 
des  aventures. 

jBen-Hur,  prince  de  Jérusalem,  par  Lewis  Wallace.  —  Illustration: 

de  J.-A.  Leroux.  Superbe  volume,  in-8°  jésus,  contenant  25  illustra 

tions  en  plusieurs  tons, reliure  artistique  en  toile;  fers  spéciaux:  12  fr 

Voici,  sous  une  forme  digne  du  roman  dont  le  tirage  atteignit,  ea 

Amérique,  un  milion  d'exemplaires,  l'émouvante  histoire  de  Ben-Hur. 

prince  de  Jérusalem,  dont  le  Correspondant  a  signalé  déjà,  dans  on 

article  spécial,  tout  le  puissant  intérêt,  et  dont  le  talent  du  peintre 

J.-A.  Leroux  met  en  valeur  les  scènes  les  plus  dramatiques.  Les  luttes 

et  les  séditions  qui  déchirent  Jérusalem,  la  vie  misérable  des  galériens 


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LIVRES  D'ÈTRBNMS  1185 

de  la  flotte  de  guerre  romaine,  le  célèbre  combat  naval,  l'existence 
luxueuse  et  affinée  à  Antioche,  le  drame  du  Calvaire,  drame  éternel 
dont  la  puissance  tragique  vient  renouveler  à  travers  les  siècles  l'ins- 
piration des  écrivains...,  mille  tableaux  colorés,  mille  scènes  char- 
mantes ou  pathétiques,  font  de  ce  superbe  volume  le  plus  bean  cadeau 
d'étrennes  que  Ton  puisse  donner. 

Au  Transvaal  et  dans  le  Sud  Africain  avec  les  attachés  militaires, 
par  Roger-Raoul  Duval.  —  Un  beau  volume  in-8°  avec  172  photo- 
gravures tirées  en  différents  tons.  Broché  ;.  45  francs;  relié  peau  : 
20  francs;  reliure  de  luxe  :  30  francs. 

Tandis  que  le  monde  civilisé  contemple  avec  tristesse  les  espaces 
dévastés  où  tant  de  malheureux  Boërs  sont  morts  en  défendant  leur 
patrie  contre  les  conquérants  anglais,  où  tant  de  fils  de  l'Irlande  et  de 
l'Ecosse  sont  venus  expirer,  victimes  de  cette  fièvre  d'or  qui  trouble 
leur  patrie,  au  milieu  des  démarches  tentées  par  les  généraux  boërs 
pour  intéresser  l'Europe  au  relèvement  du  Transvaal,  rien  de  plus 
intéressant  que  le  journal  de  M.  Roger-Raoul  Duval  qui  suivit  en 
qualité  d'attaché  militaire  l'expédition  anglaise  et  connut  aussi  les 
campements  des  Boërs.  Il  s'exprime  avec  la  précision  de  ceux  qui  ont 
vu  ce  dont  ils  parlent.  Il  commente,  explique,  complète  le  texte  à 
l'aide  d'une  multitude  de  photographies,  portraits,  vues  d'ensemble  ou 
de  détail  qui  achèvent  de  faire  de  ces  mémoires  un  livre  d'étrennes 
de  la  plus  passionnante  actualité. 

La  Capitaine  du  Yucatan,  par  E.  Salgari.  —  24  illustrations  de 
P.  Gamba.  Un  volume  in-8°  soleil,  fers  spéciaux  :  7  francs. 

Le  capitaine  du  Yucatan  nous  conte  les  aventures  de  Mne  la  marquise 
de  Dolorès  équipant  un  bâtiment  pour  forcer  le  blocus  de  Cuba,  et 

f>orter  des  armes  et  des  munitions  aux  Espagnols  cernés  dans  l'île  par 
es  Américains.  La  lutte  épique  de  la  flotte  de  l'amiral  Gervera  contre 
une  flotte  beaucoup  plus  nombreuse  et  plus  puissante,  tous  les  exploits 
de  guerriers  et  de  marins  aventureux  et  vaillants  appartenant  aux  deux 
nations,  puisent  leur  puissance  d'intérêt  de  l'exactitude  avec  laquelle 
l'auteur  a  su  tirer  parti  de  l'histoire  contemporaine. 

Le  Corsaire  Noir,  par  E.  Salgari.  —  24  illustrations  de  P.  Gamba. 
Un  volume  in-8'  soleil,  fers  spéciaux  :  6  francs. 

Le  corsaire  noir  met  en  présence  les  hardis  flibustiers,  les  frères 
de  la  côte;  les  enfants  de  la  tortue;  corsaire  aux  gages  du  roi 
Louis  XIV,  combattant  et  capturant  les  navires  espagnols  sur  les 
côtes  de  Saint-Domingue,  sous  la  conduite  de  leur  grand  chef,  le 
corsaire  noir,  et  de  ses  lieutenants  l'Olonais  et  le  Basque.  Mais  pour 
atténuer  la  rudesse  de  ce  roman  d'aventures  dont  les  premiers  rôles 
sont  tenus  par  ces  fiers  compagnons,  nous  avons  la  douce  figure  de 
la  duchesse  de  Weltendrem,  exposée  à  des  périls  terribles,  qu'elle 
brave  avec  une  confiance  admirable. 

Les  Naufragés  de  «  la  Djumma  »,  par  E.  Salgari.  —  24  illustrations 
de  J.  Tricoulet.  Un  volume  in-8°  soleil,  fers  spéciaux  :  7  francs. 

Un  Indien  fanatique,  Garovi,  membre  de  la  terrible  confrérie  des 
étrangleurs,  bravant  tous  les  périls  pour    satisfaire  sa  haine  des 


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1186  LITRES  WmmiS 

Européens  ennemis  de  sa  race,  allant  jusqu'à  s'embarquer  sur  un 
navire  qu'il  a  résolu  de  faire  sauter  au  risque  de  périr  lui-même,  td 
est  le  principal  personnage  de  ce  roman  passionnant  auquel  parti- 
cipent sir  Ollivier,  un  vieux  marin,  son  jeune  ami  Harry,  la  petite 
Indienne  Narsinça,  complice  de  Garrovi  et  une  foule  de  hardis 
compagnons,  rudes  personnages  qui  ne  laissent  jamais  s'endormir 
l'intérêt  des  jeunes  lecteurs. 

Les  Pirates  de  la  Afalaiaîe,  par  E.  Saïga  ri.  —  24  illustrations  de 
Pinasseau.  Un  volume  in-8*  soleil,  fers  spéciaux  :  7  fr. 

Ce  roman  d'aventures  nous  retrace  toutes  les  péripéties  defc  luttes 
sanglantes  que  soutiennent,  tantôt  sur  mer,  tantôt  sur  terre  les  Euro- 

Îéens  contre  les  pirates  malais,  rusés  et  infatigables  bandits,  prompts 
l'action,  fertiles  en  ruses. 

Nous  assistons  au  naufrage  de  la  Jeune  Indienne,  le  trois-mâts 
du  maître  Bill,  s'abîmant  sur  les  récifs  d'une  lie  infestée  de  pirates  et 
où  règne  le  célèbre  «  tigre  de  la  Malaisie  »...  Enlèvements,  pour- 
suites, alternatives  de  terreur  et  d'espoir  font  de  ce  récit  la  plus 
passionnante  lecture  qui  puisse  captiver  les  enfants,  les  instruire  des 
mœurs  des  populations  qui  sillonnent  les  mers  périlleuses  de  l'Océanie. 

Saint-Nicolas,  iournal  illustré  pour  garçons  et  filles.  —  Un  volume 
petit  in-4°,  plus  de  400  illustrations,  relié  toile,  fers  spéciaux. 
Tranche  blanche,  22  fr.;  tranche  dorée,  23  Ir. 

L'année  1902  a  publié  entre  autres  nouvelles  inédites  ta  Fille  aux 
yeux  d'émeraude,  par  Hippolyte  Gauthier;  ta  Reine  au  couvent 
par  Henriette  Pravaz  ;  Grandeur  et  décadence  d'un  bourgeois  de 
Berne,  par  Arthur  Dourliac;  les  Amis  de  Rosen,  par  Eudoxie  Dupuis; 
V Histoire  d'un  dictionnaire  latin,  par  J.  Malassez,  et  partout  les 
délicieuses  fantaisies  des  dessinateurs  G.  Devoux,  Geoffroy,  Gansé, 
M119  Bertrand,  Birch,  etc.,  qui  achèvent  de  faire  de  cette  année  du 
Saint-Nicolas  1902  un  volume  de  luxe  dont  tous  les  enfants  seront 
fiers  de  devenir  possesseurs. 

Au  4er  décembre,  Saint-Nicolas  s'est  transformé;  il  comporte 
maintenant  24  pages  au  lieu  de  20,  et  son  prix  d'abonnement  s'abaisse 
de  18  Francs  à  10  francs.  L'ancien  prix  subsiste  pour  l'édition  de  luxe 
avec  des  illustrations  en  couleur. 

Pour  paraître  au  commencement  de  cette  année  :  les  Petits  Méné- 
triers de  Duguay-Trouin,  texte  de  J.  Chancel,  iÛ.  de  E.  Gros; 
V Automobile  enchantée,  texte  de  H.  Gauthier- Villars  et  Trémisot, 
ill.  de  Pinchon;  Concours  de  Jouets,  etc. 

La  Revue  de  Géographie,  fondée  par  Lud.  Drapeyron.  Revue  men- 
suelle formant  chaque  année  2  volumes  d'environ  600  pages.  Chaque 
vol.  12  fr.  50.  Abonnement  :  Un  an,  25  fr.  pour  Paris.  Un  an,  28  fr. 
pour  les  départements.  Le  numéro,  2  fr.  50. 

La  Revue  de  Géographie,  sous  l'active  et  éminente  direction  de 
M.  le  général  Niox,  a  publié  en  1902  avec  le  concours  des  plus  émi- 
nents  spécialistes  en  matière  d'exploration,  de  colonisation,  de 
géographie  économique  ou  de  géographie  proprement  dite,  des  études 
admirablement  documentées  et  rédigées  avec  netteté  et  agrément. 

L'Occupation  du  Touat,  par  M.  le  commandant  Vaissière.  Les 


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LIVRES  D'ÉTRMRKS  1187 

intérêts  de  V Allemagne  dans  l'empire  Ottoman,  par  André  Brisse, 
V Œuvre  du  général  Galliéni  à  Madagascar,  par  le  capitaine  P... 
La  Population  des  États-Unis,  par  Ë.  Levasseur.  Le  Peuplement  et 
la  Colonisation  de  la  Sibérie,  par  Paul  Barré,  et  les  études  sur  le 
mouvement  géographique,  par  Rezelsperger,  sont  des  lectures  du 
plus  haut  intérêt.  —  Toute  bibliothèque  bien  organisée  peut  contenir 
cette  admirable  synthèse  de  la  planète,  considérée  au  point  de  vue 
physique  et  au  point  de  vue  civilisateur  qu'est  Tannée  1902  de  la 
Revue  de  Géographie. 

La  Lecture  en  Famille,  revue  hebdomadaire,  6  francs  par  an,  le 
numéro  0  fr.  45.  Forme  2  vol.  in-8°.  —  I.  L'année  politique  littéraire 
et  scientifique,  4250  pages.  —  IL  Romans,  Nouvelles,  4250  pages. 
Les  2  voL  sous  une  élégante  reliure  fers  spéciaux,  7  fr.  50. 

La  Lecture  en  Famille  constitue  à  elle  seule  :  4*  un  répertoire 
de  tous  les  événements  politiques,  littéraires  et  scientifiques  de 
Tannée  4902,  2°  une  petite  Bibliothèque  de  famille. 

Tomel.  L Année  politique,  littéraire  et  scientifique.  —  Stricte- 
ment impartiale  dans  les  questions  politiques,  la  Lecture  en  Famille 
résume  tous  les  événements  artistiques,  scientifiques  et  littéraires  de 
Tannée  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur. 

Tome  II.  Romans  et  Nouvelles.  —  Citons  parmi  les  œuvres  publiées 
les  Oberlés,  roman  par  René  Bazin; le  Post-Scriptum  de  ma  vie,  par 
Victor  Hugo  ;  le  Cheval  du  Trompette,  la  Délicieuse  nouvelle,  de  Ludovic 
Halévy;  Mademoiselle  Perle,  par  Guy  de  Maupassant;  Ramuntcho, 
de  Pierre  Loti,  etc. 

«  La  Lecture  en  Famille  »  devient  la  :  «  Lecture  Hebdomadaire  ». 
Elle  ne  publiera  cette  année  que  de  l'inédit  et  dès  les  premiers  mois 
de  Tannée  4903  : 

Dans  la  Cité  des  fleurs,  roman  d'Emma  Marschall,  traduit  de 
l'anglais  par  Jacques  Trémaës;  une  œuvre  importante  traduite  de 
Técrivain  américain  si  célèbre  Bret  Harte. 

Les  Rêves  des  demoiselles  Brignolet,  roman  de  Victor  Debay; 

Une  Nouvelle  inédite  d'André  Theuriet,  deTAcadémie  française. 

Ce  que  nous  enseignent  les  Bêtes,  nouvelles  de  A.  Bernardin,  etc. 

Grand  concours  littéraire  avec  prix. 

Le  Serment  de  Marcel  Brémont,  par  M.  Morley  et  E.  Dupuy.  —  Un 
vol.  in-8°  jésus  relié  toile,  fers  spéciaux,  3  fr.  90. 

C'est  l'émouvante  histoire  d'un  bon  fils  qui,  avant  assisté  aux. 
malheurs  que  déchaîne  sur  sa  famille  la  déplorable  habitude  qu'avait 
son  père  de  faire  usage  de  l'alcool,  fait  le  serment  de  ne  jamais  user 
de  ce  poison  pour  son  compte  et  d'en  détourner  tous  ceux  qu'il  pourra 
connaître.  Mais  à  l'exemple  du  maître  Pierre  Loti  dans  un  de  ses  plus 
célèbres  romans  de  mœurs  maritimes,  les  auteurs  ont  su  tirer  de  ce 
terrible  problème  de  l'alcool  un  élément  puissant  d'intérêt  dramatique 
qui  captivera  Tenfance. 

La  Fille  des  Boers,  par  Paul  Roland,  composition  de  A.  Bertrand.  — 
Un  vol.  in-8°  jésus  relié  toile,  fers  spéciaux,  3  fr.  90. 

Depuis  les  premières  lignes  de  ce  roman,  où  la  petite  Wilhelmine,  au 
retour  de  la  chasse,  écoute  son  grand-père  lui  conter  comment  son 


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1188  LIVRES  DÉTRENNES 

père,  son  oncle,  moururent  en  braves,  Tua  en  défendant  son  domaine 
contre  la  cupidité  d'une  société  aurifère  anglaise,  l'autre  en  défendant 
son  vieux  père  contre  les  Zoulous,  jusqu'à  la  mort  de  la  valeureuse 
enfant,  victime  de  son  dévouement  à  la  cause  sainte  de  la  patrie  pendant 
la  guerre  entre  les  Boërs  et  les  Anglais,  pas  une  minute  l'intérêt  ne  se 
lasse  ;  mais,  pour  récréer  les  esprits,  se  trouve  à  point  le  délicieux 
caractère  de  la  petite  voyageuse  parisienne  Renée,  qui  aime  tant  à  faire 
enrager  sa  gouvernante  Miss. 

Légendes  Normandes,  par  P.  Bascan.  Illustrations  de  Geo  Lefèvre. 
Un  volume  in-8°  jésus,  relié  toile,  fers  spéciaux,  3  fr.  90. 

Depuis  longtemps,  il  existait  des  légendes  et  de  vieilles  histoires  de 
Normandie  qui  sommeillaient  en  de  lourds  in-folios  sur  les  rayons 
poussiéreux  de  bibliothèques  peu  accessibles,  ou  qui  s'effaçaient  lente- 
ment des  souvenirs  populaires. 

Il  fallait  recueillir  ces  souvenirs,  réveiller  ces  légendes,  les  grouper 
tout  en  conservant  leur  originalité  propre. 

Aussi  M.  Bascan  vient-il  de  faire  œuvre  utile  en  publiant  sous 
la  forme  d'un  livre  d'élrennes,  à  l'usage  de  tous,  un  choix  judicieux  de 
ces  légendes  normandes  qu'il  connaît  mieux  que  personne  et  dont 
plusieurs  sont  de  petits  chefs-d'œuvre,  telles  qu'il  les  a  contées,  notam- 
ment :  la  Demoiselle  de  Fontenailles,  VEcharpe  bleue,  le  Comte  et 
le  Meunier,  etc.. 

Les  Babouches  de  Baba-Hassein,  par  H.  Balesta.  Illustrations  de 
J.  Geoffroy.  Un  volume  in-8°  jésus,  relié  toile,  fers  spéciaux,  3  fr.90. 

Un  curieux  conte  oriental  dans  lequel  le  principal  rôle  est  tenu  par 
le  vieil  avare  Baba-Hassein,  qui  pousse  l'avarice  jusqu'à  réparer  sur 
osse,  avec  des  rognures  de  cuir,  ses  vieilles  babouches  afin  qu'elles 
durent  toujours.  Certes,  les  épisodes  tragiques  ne  manquent  pas  dans 
ce  récit  et  peut-être  à  la  lecture  de  la  mort  du  malheureux  Merzong 
qu'une  impressionnante  illustration  de  Geoffroy  contribue  à  mettre  en 
lumière,  les  jeunes  lecteurs  sentiront-ils  un  frisson  les  agiter,  mais  le 
livre  se  termine  à  propos';  les  méchants  sont  punis  et  les  bons  récom- 
pensés, et  la  jeunesse  garde  de  cette  lecture  un  émouvant  et  salutaire 
souvenir. 

L'Ecolier  illustré,  journal  hebdomadaire.  Chaque  année  un  volume 
petit  in-4°  de  840  pages,  300  illustrations,  relié  toile,  fers  spéciaux. 
Tranche  blanche,  4  fr.  50;  tranche  dorée,  5  fr.  50. 

UEcolier  illustré  a  publié  en  1902  plusieurs  grands  romans  d'aven- 
tures et  de  jolies  nouvelles  telles  que  Un  élève  de  Gros,  par  A.  Ge- 
nevoy;  le  Roi  et  V Araignée,  par  H.  Pravaz;  les  Mémoires  dfun 
Mandarin,  par  E.  Muller;  d'amusantes  saynètes  et  d'innombrables 
chroniques  des  écoliers  par  Thillay.  C'est  le  plus  beau  cadeau  qui 
puisse  être  offert  en  étrennes  à  un  prix  incroyablement  avantageux. 
C'est  un  répertoire  de  bonnes  lectures  pour  toutes  les  heures  de  loisir 
de  l'enfance. 

COLLECTION   IN-32  SOLEIL 

Illustrations  et  couverture  en  couleur.  Le  volume  :  i  fr.  50. 

Le  Coffre-Fort  de  Polichinelle,  par  Jules  Chancel.  Illustrations 
de  R.  de  Ta  Nézière. 


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LIVRES  D'ÉTRESHES  1189 

Le  Serment  de  Polichinelle,  par  C.  M.  Du  four.  Illustrations  de 

R.  de  la  Nézière. 

Deux  jolis  petits  livres  délicieusement  illustrés,  à  la  couverture 
enluminée,  écrits  l'un  en  prose  spirituelle,  Vautre  en  vers  allègrement 
troussés.  Le  Coffre-Fort  de  Polichinelle,  c'est  dans  un  cadre  enfantin 
certaine  histoire  d'escroquerie  désormais  célèbre  et  qui  ne  laissera 
point  de  divertir  les  parents  quand  ils  le  liront  à  leurs  enfants.  Le 
Serment  de  Polichinelle  met  en  scène  le  gracieux  Arlequin  et  sa 
charmante  sœur  Nanette,  Polichinelle  et  Mmt  Citron...  C'est  une  saynelte 
d'une  désopilante  fantaisie. 

COLLECTION  IN-32  RAISIN 

Petits  volumes  avec  illustrations  et  couverture  en  couleur. 
Le  volume  :  0  fr.  80. 

Thérèse,  histoire  vraie,  par  J.  Le  Cordier.  Illustrations  de  R.  de 

la  Nézière* 
Jvamara-Badaboum,  par  J.  Le  Cordier.  Illustrations  de  R.  delà  Nézière. 
Terrible  Histoire  de  Sorciers,  par  J.  Le  Cordier.  Illustrations  de 

R.  de  la  Nézière. 

Les  enfants  qui  recevront  ces  charmants  petits  livres  faciles  à  mettre 
en  poche,  à  emporter  en  promenade  seront  sages  comme  <fes  images, 
soit  qu'ils  frémissent  à  la  lecture  delà  Terrible  Histoire  de  Sorciers 
qui  se  termine  par  un  éclat  de  rire,  soit  qu'ils  lisent  les  aventures  de 
Thérèse,  soit  qu'ils  suivent  les  hauts  faits  du  prince  nègre  Kamara- 
Badaboum,  essayant  d'introduire  dans  ses  Etats  la  civilisation  occi- 
dentale avec  l'aide  de  son  premier  ministre  revenu  d'Europe  dans  une 
popomobile  traînée  par  un  hippopotame  du  Limpopo. 


LIBRAIRIE   CALMANN-LEVY 

La  Dame  de  Monsoreau,  2  volumes  grand  in-8°.  Les  2  volumes 
brochés,  50  fr.  ;  richement  reliés,  75  fr. 

La  France  a  célébré  tout  récemment  le  centenaire  du  grand  conteur 
Alexandre  Dumas.  Aussi  les  éditeurs  du  maître  ont-ils  pensé  répondre 
au  désir  des  amateurs  de  beaux  livres  en  fournissant  cette  année 
môme  un  digne  pendant  à  l'édition  illustrée  des  Trois  Mousquetaires, 
qui  avait  rencontré  un  accueil  particulièrement  chaleureux  auprès  des 
bibliophiles.  Leur  choix  s'est  arrêté  sur  la  Dame  de  Monsoreau.  On  con- 
naît l'action  dramatique  de  ce  chef-d'œuvre  du  roman  de  cape  et  d'épée. 

Et  quel  autre  prête  davantage  à  l'illustration? 

C'est  dans  un  cadre  merveilleux,  où  l'éminent  artiste  Maurice  Leloir 
a  reconstitué  fidèlement  la  somptuosité  de  la  Renaissance,  que  luttent 
mignons  et  ligueurs,  et  passent  Bussy  et  Diane  de  Méridor. 

Ce  roman  est  égayé  par  la  présence  de  Chicot  et  de  Gorenflot,  qui 
en  sont  comme  le  don  Quichotte  et  le  Sancho  Pança. 

La  publication  de  ce  remarquable  ouvrage  attire  ajuste  titrel'atten- 
Jtion  des  amateurs. 

Les  Oberlé,  magnifique  volume,  broché,  10 fr.;  richement  relié,  15  fr. 

Tout  le  monde  connaît  l'action  si  dramatique  du  roman  de  M.  René 
Bazin,  les  Oberlé,  cet  ouvrage  d'un  si  pur  patriotisme.  Il  retrace 
25  décembre  1902.  77 


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U9Û  LITRES  D'iTREBSCS 

Témouvant  antagonisme  entre  les  aspirations  de  l'Alsace  arrachée  de 
la  mère-patrie,  et  la  tristesse  des  réalités  présentes. 

M.  Charles  Spindler,  le  grand  artiste  alsacien,  a  entrepris  la  tâche 
difficile  de  faire  vivre  encore  davantage  ce  beau  roman  en  le  plaçant 
dans  son  véritable  cadre,  parmi  les  sapins  vosgiens  et  les  horizons 
de  Sainte-Odile. 

La  reproduction  des  dessins  et  des  aquarelles  est  remarquable. 

On  sait  que  Lucien  Perey,  réminent  historien,  se  délasse  de  ses 
travaux  en  écrivant  des  contes  pour  les  enfants.  Après  la  Forêt 
enchantée  et  Zerbeline  et  Zerbelin,  il  nous  donne  aujourd'hui 
VHistoire  merveilleuse  d'une  pomme  d'api.  Nous  retrouvons  dans 
ce  charmant  livre  les  mômes  qualités  da  poésie,  de  grâce  et  d'esprit 
qui,  en  amusant  les  petits,  intéresseront  encore  les  parents. 


LIBRAIRIE  PLON 

La  Renaissance  française  au  prieuré  de  Bouche  d'Aigre,  par 
Edmond  Radet.  —  Un  vol.  grand  in-8°  avec  huit  planches  en  hélio- 
gravure. 

Ce  livre,  qui  est  d'un  artiste  et  d'un  lettré,  mériterait  une  étude 
plus  importante  que  les  lignes  que  nous  pouvons  lui  consacrer.  Tout 
au  moins  tenons-nous  à  le  signaler  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  appré- 
cient les  livres  de  luxe,  non  pas  seulement  pour  leur  parure  d'images, 
mais  pour  leur  parure  d'idées.  Comment  l'architecte  renommé  qu'est 
M.  Radet  fut  amené  à  restaurer,  sur  les  bords  du  Loir,  le  prieuré  bâti 
jadis  par  un  abbé  fastueux,  c'est  ce  qu'il  nous  raconte  lui-même  avec 
une  bonne  grâce,  un  esprit  et  une  érudition  qui  feront  la  joie  des 
délicats.  Mais,  de  ce  qui  pouvait  n'être  qu'une  monographie  d'intérêt 
restreint,  l'auteur  a  fait  une  véritable  histoire  de  la  Renaissance  fran- 
çaise, revendiquant  pour  notre  pays  l'honneur  et  le  mérite  de  ses 
principes,  de  ses  inspirations  et  ae  ses  maîtres,  que  l'on  sacrifie,  par 
une  fausse  tradition,  à  leurs  confrères  d'Italie.  Il  y  a  là  une  œuvre 
courageuse  de  justice  historique  à  laquelle  on  ne  saurait  trop  applaudir, 
et  nous  la  recommandons  à  tous  les  fervents  de  notre  grandeur 
passée.  —  T.  # 

LIBRAIRIE  H.  LAURENS 

La  maison  Laurens  reste  fidèle  à  ses  traditions  qui  lui  font  viser  la 
satisfaction  artistique  de  la  généralité  du  public,  —  depuis  le  riche 
amateur  que  n'éloigne  pas  le  prix  d'un  ouvrage  de  grand  luxe  jusqu'aux 
lecteurs  plus  modestes  qui  souhaitent  posséder,  pour  un  prix  abor- 
dable, des  volumes  où,  ni  le  texte  ni  l'illustration  ne  soient  indignes 
de  leur  goût.  Voici  réunies,  en  effet,  des  publications  qui,  à  des  titres 
divers,  méritent  les  plus  sincères  éloges,  et  sont  de  vrais  œuvres  d'art. 

Louis  XIII,  d'après  sa  correspondance  avec  le  cardinal  de  Richelieu» 
(1622-1642),  par  le  comte  de  Beauchamp.  —  Un  magnifique  vol. 
gr.  in-8°  avec  un  portrait  en  héliogr.,  16  planches  hors  texte,  plus  de 
80  gr.  dans  le  texte.  Prix  :  25  fr. 
On  a  pu  dire  que  de  toqs  les  souverains  modernes  de  la  France 


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LIVRES  D'iTREHKIS  1191 

Louis  XIII  était  le  moins  connu  et  le  plus  méconnu.  Il  paraissait 
jusqu'ici  avoir  joué  an  rôle  effacé,  et  sa  petite  personnalité  était 
éclipsée  par  la  gloire  du  grand  Cardinal.  Les  historiens  disaient,  en 
outre,  qu'il  était  maladif,  de  chétive  nature,  et  fort  influençable;  on 
prétendait  enfin  qu'il  se  défiait  du  Cardinal,  et  que  celui-ci  avait  fort  à 
laire  pour  se  maintenir  dans  la  faveur  royale.  Or,  les  lettres  auto- 
graphes du  roi,  conservées  au  musée  Condé,  à  Chantilly,  que  M.  le 
-comte  de  Beauchamp  a  la  bonne  fortune  de  publier  aujourd'hui,  sont 
la  preuve  irréfutable  <jue  le  roi  était  sain  et  robuste;  qu'il  s'occupait 
d'une  façon  très  précise  et  personnelle  de  l'administration  complète 
du  royaume  :  affaires  militaires  et  civiles,  affaires  étrangères,  nomi- 
nations; qu'il  considérait  Richelieu  comme  son  meilleur  collaborateur 
dans  l'œuvre  de  relèvement  de  la  France,  après  les  intrigues  de  sa 
minorité,  qu'il  ne  lui  marchanda  jamais  son  entière  affection,  sa 
protection  la  plus  efficace,  qui  ne  se  démentit  à  aucun  instant;  que  la 
fameuse  Journée  des  Dupes,  par  exemple,  n'est  qu'un  conte  de  pure 
imagination;  que  le  roi  était  digne  du  ministre;  et  qu'ils  ont  été,  tous 
deux,  à  un  égal  degré,  d'excellents  artisans  de  la  gloire  de  la  France,. 

Tel  est  le  Louis  XIII  nouveau,  inédit,  pourrait-on  dire,  qui  se 
dégage  de  ces  lettres,  d'une  lecture  fort  attrayante,  et  facilitée  par  les 
nombreuses  notes  explicatives  des  hommes  et  des  choses,  que  l'auteur 
a  multipliées  au  cours  de  son  travail. 

Une  introduction,  nécessaire  en  pareil  cas,  étudie  la  minorité  du 
roi,  qui  s'annonce  déjà  tel  qu'il  sera  plus  tard  :  réfléchi,  grave, 
conscient  de  ses  responsabilités,  aimant  les  exercices  violents  et  la 
chasse,  qui  eut  toujours  sa  prédilection.  Quelques  pages,  très  curieuses, 
montrent  que  Louis  XIII  fut  journaliste,  et  collabora,  d'une  façon 
assidue  à  la  Gazette  de  France,  où  il  expose  la  pensée  du  roi,  telle 
qu'il  désirait  qu'on  la  connût. 

Mais,  quel  que  soit  l'intérêt  qui  s'attache  aux  publications  histo- 
riques de  cette  importance,  notre  temps  exige  que  l'intérêt  en  soit 
accru  encore  par  les  images  contemporaines.  Aussi  l'auteur  a-t-il 
demandé  à  des  érudits,  versés  en  cette  matière  de  lui  indiquer  les 
gravures  et  les  médailles  qui  pourraient  le  mieux  mettre  en  valeur 
cette  riche  matière  historique.  Et  c'est  ainsi  qu'il  peut  présenter,  avec 
tous  ces  concours,  un  fort  bel  ouvrage,  édité  avec  le  plus  grand  soin, 
et  qui  constituera  un  véritable  monument  du  règne  de  Louis  XIII. 

Hippolyte  Flandrin,  par  Louis  Flandrin.  20  planches  hors  texte 
avec  une  lettre  de  M.  F.  Brunetière.  —  1  beau  volume  in-8°  raisin 
(tirage  limité).  Broché  :  12  fr. 

Parmi  les  grands  artistes  du  dix-neuvième  siècle,  Hippolyte  Flandrin 
tient  une  place  à  part.  Ses  peintures  murales  exécutées  à  Saint- 
Germain  des  Prés,  à  Saint- Vincent  de  Paul,  à  Saint  Séverin,  etc.,  l'ont 
fait  comparer,  tantôt  à  Jean  de  Fiesole,  tantôt  à  Lesueur.  Ses  portraits 
ont  fait  époque  il  y  a  quarante  ans.  Personnellement,  il  était  une  àme 
des  plus  délicates  et  des  plus  élevées.  Son  enthousiasme  pour  l'art, 
son  culte  pour  Ingres,  dont  il  fut  l'élève  si  attaché  mais  si  original,  sa 
bienveillance  pour  les  jeunes  artistes,  sa  tendresse  pour  les  siens,  font 
de  lui  une  figure  des  plus  sympathiques. 

Dans  la  belle  étude  que  lui  consacre  son  neveu  et  dans  laquelle  il 
met  à  contribution  les  papiers  de  famille  et  les  souvenirs  de  Paul 


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1192  LIVRES  D'ÉTRKMES 

Flandrin,  qui  fut  le  frère  d'Hippolyte,  son  compagnon  dévoué  et  son 
collaborateur,  on  voit  se  dérouler  la  vie  et  les  travaux  du  grand 
artiste.  C'est  lui-même  le  plus  souvent  <jui  se  peint  en  tout  abandon, 
causant  avec  son  maître,  avec  ses  amis,  Ambroise  Thomas,  Victor 
Bal  tard,  etc.;  avec  ses  élèves,  Louis  La  Mothe,  Elie  Delaunay;  avec 
ses  frères  et  sa  famille.  Cette  sorte  d'autobiographie  sincère  et  intime 
est  de  l'intérêt  le  plus  vif.  Le  volume  de  M.  Louis  Flandrin  mérite  à 
tous  les  égards  le  succès  qui  Ta  accueilli,  c'est  une  œuvre  aussi  bien 
pensée  que  rédigée  et  écrite  * . 

L'Auvergne,  texte  et  dessins  de  G.  Fraipont.  —  *  volume  in-8'  avec 
125  dessins  inédits.  Broché  :  10  fr.  ;  relié  :  13  fr. 

La  collection  des  Montagnes  de  France  s'enrichit  cette  année  d'un 
nouveau  volume.  M.  G.  Fraipont  y  a  retrouvé  à  la  fois  sa  verve  d'écri- 
vain et  d'illustrateur.  Par  ce  temps  d'amour  exagéré  des  reproduc- 
tions photographiques,  on  éprouve  un  véritable  plaisir  à  voir  le  crayon 
d'un  homme  de  valeur  interpréter  les  sites  les  plus  jolis,  les  vues  les 
plus  typiques  de  ce  beau  coin  de  France  qui  s'appelle  V Auvergne. 

M.  Fraipont  nous  conduit  à  Riom,  Clermont-Ferrand,  Volvic, 
Thiers,  Montbrison,  Royat,  le  Puy  de  Dôme,  le  Mont-Dore,  la  Bour- 
boule,  leSancy,  Issoire,  Le  Puy,  Saint-Flour,  Garabit,  Murât,  Aurillac. 
Vichy,  etc.  Nous  avons  en  lui  un  guide  précis,  un  historien  informé 
et  un  compagnon  spirituel. 

L'Académie  française,  qui  a  décerné  un  prix  Monthyon  au  Jura,  du 
même  auteur  et  de  la  même  collection,  verra  que  ses  encouragements 
n'ont  pa£  été  stériles. 

Lès  Mille  et  une  Nuits,  contes  choisis  par  L.  Tarsot,  illustrations 
en  noir  et  en  couleur  de  A.  Robaudi.  —  Un  élégant  vol.  in-4%  cou- 
verture en  couleur.  Broché  :  6  francs  ;  relié  :  9  francs. 

Les  histoires  cV Ali-Baba,  du  Pêcheur,  d'Aladin,  du  Cheval 
enchanté,  des  Deux  Sœurs,  de  Sindbad  le  Marin,  etc.,  ont  telle- 
ment frappé  nos  jeunes  imaginations  et  aussi  nous  ont  tellement 
amusés  que  nous  voulons  tous  que  nos  enfants  ou  nos  neveux  les 
connaissent.  Une  édition  des  Mille  et  une  Nuits  s'imposait  donc 
dans  la  collection  des  Chefs-d'œuvre  à  Vusaye  de  la  jeunesse  qui, 
avec  ses  exquises  éditions  de  Perrault,  Berquin,  Florian,  Don  Qui- 
chotte, a  trouvé  et  mérité  le  succès.  M.  Tarsot  a  choisi  les  contes  les 
plus  susceptibles  de  plaiie  h  la  jeunesse,  et  tout  en  respectant  le  texte 
de  Galland,  il  les  a  mis  à  même  d'être  laissés  entre  toutes  les  mains. 
M.  Robaudi  a  illustré  avec  son  talent  habituel  ces  merveilleuses 
histoires.  Par  ses  jolis  dessins,  ses  fraîches  aquarelles,  cette  nouvelle 
édition  réalisera  pour  ses  heureux  possesseurs  un  dernier  conte  des 
Mille  et  une  Nuits,  et  non  le  moins  séduisant. 

1  Nous  saisissons  cette  occasion  de  signaler  à  nos  lecteurs  le  magnifique 
album  édité  ch»  z  Bulloz,  21,  rue  Bonaparte,  où  sont  réunies  en  héliogra- 
vures, en  fac-similé  de  dessins  et  en  typogravures,  les  reproductions  des 
célèbres  peintures  de  Flandrin  à  l'église  Saint- Vincent  de  Paul,  à  Paris, 

?[ue  Beulé  appelait  les  Panathénées  chrétiennes.  C'est  une  publication  qui 
ait  grand  honneur  à  l'éditeur  qui  a  eu  l'heureuse  audace  de  l'entreprendre. 
(Prix  de  l'album  :  30  fr.)  ^. 


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LIVRES  D'tTRENNES  1193 

Les  Grands  Artistes.  —  Rubens,  par  G.  Geffroy;  Delacroix,  par 
M.  Tourneux;  Titien,  par  M.  Hamel.  Chaque  vol.,  broché  :  2  fr.  50, 
relié  :  3  fr.  50. 

Le  but  de  la  collection  les  Grands  Artistes  est  de  répondre  au 
désir  de  nos  contemporains  qui  veulent  trouver  sous  une  forme 
succincte  des  biographies  critiques  des  maîtres  de  tous  les  temps  et 
de  leurs  principales  œuvres.  Chaque  volume  contient  128  pages  et 
24  illustrations  reproduites  avec  une  fidélité  absolue  par  les  procédés 
directs. 

La  compétence  des  écrivains,  l'excellence  des  reproductions, 
assurent  le  succès  à  cetle  précieuse  collection  qui  a,  par  son  format 
pratique,  son  excellente  présentation  matérielle  comme  composition, 
impression  et  papier,  un  cachet  d'élégance,  de  clarté,  de  charme 
essentiellement  français.  Elle  est  placée  sous  le  haut  patronage  de 
l'administration  des  Beaux-Arts,  qui  a  voulu  ainsi  encourager  cette 
nouvelle  bibliothèque  d'enseignement  et  de  vulgarisation. 

Les  autres  titres  parus  précédemment  sont  :  Raphaël,  par  Eugène 
Muntz;  Durer,  par  A.  Marguillier;  Watteau,  par  G.  Séailles. 

Les  Villes  d'Art  célèbres.  —  Nîmes,  Arles  et  Orange  par  Roger 
Peyre,  85  gr.  ;  Gand  et  Tournai,  par  H.  Hymans,  120  gr.  ;  Cor- 
doue  et  Grenade,  par  Ch.  Eugène  Schmidt,  97  gr.  —  Le  volume 
broché,  4  fr.  Relié,  5  fr. 

Nîmes,  Arles  et  Orange  forment  un  groupement  qu'on  pourrait 
appeler  les  Villes  latines  de  France.  C'est  une  page  importante  et 
glorieuse  de  notre  histoire  que  M.  Roger  Peyre  exhume  en  étudiant 
ces  merveilleux  monuments  appelés  :  Maison  carrée,  Arènes,  Arc  de 
triomphe,  pont  du  Gard,  Alyscamps,  etc.,  etc.,  qui  n'ont  souvent  leur 
équivalent  nulle  part.  L'auteur  nous  montre  ce  que  ces  villes  doivent 
à  la  période  gothique,  à  la  Renaissance  et  aussi  à  nos  contemporains. 
La  profonde  et  agréable  érudition  de  M.  Roger  Peyre  porte  sur  tous 
les  chefs,  après  avoir  évoqué  les  jeux  romains  du  cirque,  en  temps 
voulu,  il  nous  parle  des  trouvères  et  finit  sur  des  vers  de  Mistral. 

M.  Hymans,  dans  Gand  et  Tournai,  continue  sa  série  d'études  des 
.villes  belges,  on  y  retrouve  toutes  les  qualités  que  l'auteur  avait 
dépensées  à  profusion  dans  le  précédent  volume  Bruges  et  Ypres. 
Monuments,  vieilles  maisons,  anciens  quartiers  ou  quais,  tous  les 
charmes  de  ces  villes  en  un  mot,  avec  leurs  beautés  et  leurs  carac- 
tères, leurs  richesses  et  leurs  souvenirs  défilent  sous  la  plume  de 
réminent  critique. 

Avec  Cordoue  et  Grenade,  M.  Schmidt  nous  montre  les  splen- 
deurs de  la  civilisation  maure.  En  dehors  de  la  Mosquée  de  Cordoue 
et  de  l'Alhambra  de  Grenade,  l'architecture  mauresaue  a  laissé 
d'autres  souvenirs  que  les  Espagnols,  malgré  la  haine  de  1  envahisseur 
et  de  l'infidèle,  ont  respectés  en  grande  partie.  Au  surplus,  il  ne  s'agit 
pas  d'être  injuste  vis-à-vis  de  personne,  et  M.  Schmidt,  pour  mieux 
exalter  les  Arabes,  n'a  pas  oublié  les  Espagnols  ;  il  nous  signale  force 
belles  choses  de  leur  art,  parues  depuis  un  temps  plus  ou  moins 
rapproché  du  nôtre. 

Ces  trois  volumes  sont,  comme  illustration,  à  la  hauteur  des  pré- 
cédents parus  dans  cette  collection,  c'est-à-dire  qu'ils  sont  aussi 
soigneusement  qu'abondamment  illustrés.  L'acquisition  de  cette  col- 


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;1194  L1VBE3  D'ÉrRENKES 

leclion,  les  Villes  d'Art  célèbres,  s'impose  à  toute  personne  cpii  & 
l'amour  de  l'histoire  et  le  culte  de  l'art;  ce  sont  les  restes  des  civili- 
sations disparues  ou  des  plus  hautes  pensées  de  l'humanité  qu'évoque 
à  nos  esprits  et  à  nos  yeux  l'étude  de  ces  illustres  cités. 


ANCIENNE  LIBRAIRIE  FURNE,  GOMBET  ET  O,  EDITEURS 

Massiliague  de  Marseille,  par  Paul  d'ivoi. — Un  volume  in-8Q  colom- 
bier, illustré  par  Louis  Bombled  de  115  dessins  en  noir  et  en 
couleur.  Relié  toile,  tranches  dorées,  plaques  couleurs,  12  francs. 

Cette  année,  dans  Massiliague  do  Marseille,  M.  Paul  d'ivoi  crée 
un  type  nouveau  qui  ne  le  cède  en  rien  à  ses  devanciers. 

C'est  le  Marseillais.  Non  pas  ce  Marseillais  de  convention,  hâbleur 
et  ridicule;  mais  le  Marseillais  tel  qu'il  est  :  amateur  de  galéjades, 
certes,  comme  le  Parisien  est  épris  de  blague,  mais  aussi,  entrepre- 
nant, brave,  rempli  d'initiative. 

Ce  galéjadeurAh  est  un  hardi  navigateur,  un  homme  qui  fait  la 
nique  au  danger  et  qui  joue  avec  la  mer  entre  deux  plaisanteries. 

Un  mot  de  la  donnée  générale  du  volume. 

L'Amérique  du  Sud  que  les  Etats-Unis  rêvent  d'annexer  aûn  de 
réunir  sous  le  drapeau  étoile  tout  le  pays  compris  entre  la  baie 
d'Hudson  et  le  cap  Horn,  veut  lutter  contre  cet  accaparement  des 
Nordistes. 

Un  congrès  des  Républiques  Sudistes,  analogue  à  celui  que  les 
panaméricaihs  préparent  à  celte  heure,  a  lieu  à  Mexico.  G  est  là 
qu'apparaît  une  exquise  figure  de  jeune  fille,  La  Mestija  ou  Dolorès 
Pacheco,  qui  doit  rechercher,  retrouver  le  totem,  le  joyau,  gage  de  la 
fédération  des  peuples  celto-latins  du  Midi  contre  les  nations  saxonnes 
du  Nord. 

L'illustration  de  Massiliague  de  Marseille,  due  au  crayon  de 
Bombled,  est  à  la  hauteur  du  texte. 

Noé  dans  son  Arche,  par  Arsène  Alexandre.  —  Un  volume  in-4°  écu, 
illustré  par  Lucien  Metivet.  Relié  toile,  tranches  dorées,  plaques  or, 
argent  et  noir,  4  fr.  50. 

Quand  on  parle  du  déluge,  on  se  borne  à  déclarer  que  la  pluie  tomba 
pendant  quarante  jours  et  quarante  nuits  et  que  Noé  et  les  siens  seuls 
échappèrent  au  fléau  en  se  sauvant  dans  l'arche  où  ils  emmenèrent  avec 
eux  un  couple  de  tous  les  animaux  de  la  création.  Mais  comment  se  fit 
cet  embarquement,  tout  simple,  en  apparence;  que  se  passa-t-il  k  bord 
de  l'arche  pendant  ces  quarante  jours  et  quarante  nuits?  C'est  ce 
qu'Arsène  Alexandre  nous  raconte  dans  un  charmant  volume  que 
commente  le  spirituel  crayon  de  Lucien  Metivet.  Vous  y  verrez  tout 
le  mal  qu'eut  Noé  à  rassembler  d'abord  et  à  apprivoiser  eusuite 
toutes  ces  bêtes  qui,  la  veille  encore,  s'entre-dévoraient.  Vous 
frémirez  à  l'explosion  du  noir  complot  qui  ne  tarda  pas  à  s'ourdir 
entre  les  mauvaises  bêtes  du  dedans;  le  serpent,  la  hyène,  les  singes, 
alliés  aux  ennemis  du  dehors,  le  plésiosaure,  l'ichthyosaure  et  dont 
cependant  le  patriarche  put  venir  à  bout  avec  l'aide  du  lion,  de 
l'éléphant,  du  chien,  du  cheval,  etc.,  mais  après  quelles  péripéties! 


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LIVBBS  D'ETRMWES  tl»5 

Les  Aventures  de  Firmin  Brisset,  par  Gaston  Gerfberr.  —  Un  vol. 
in-8°  colombier,  illustré  par  Ë.  Bouard.  Relié  toile,  tranches  dorées, 
plaques  couleurs.  8  fr.  50. 

L'esprit  français  est  toujours  porté  vers  les  batailles  et  les  aventures. 
Ce  nouveau  récit  est  un  véritable  petit  roman  d'action,  dont  le 
jeune  héros  passe  par  les  péripéties,  tantôt  les  plus  dramatiques, 
tantôt  les  plus  amusantes,  de  la  vie  du  soldat  du  premier  Empire. 
D'abord  marin  sur  un  corsaire,  puis  au  service  d'un  espion,  enfin 
soldat,  sergent,  cassé  de  son  grade  avec  les  félicitations  du  conseil 
de  guerre  obligé  d'exécuter  la  loi  dans  toute  sa  rigueur,  puis 
conquérant,  par  des  faits  d'armes  extraordinaires,  les  galons  d  offi- 
cier, il  se  tire  pourtant  d'affaire,  jusque  dans  les  neiges  de  Russie, 
par  sa  présence  d'esprit,  son  intelligence,  sa  bonne  gatté  qui  lui 
attire  toutes  les  sympathies,  et  aussi  par  les  exemples  et  l'aide  de  son 
joyeux  camarade  Moustique. 

Le  Sang  Gaulois.  Pages  d'héroïsme,  superbe  album  grand  in-4° 
(32  X  *2)»  préface  d'Alfred  Mézières,  de  l'Académie  française, 
illustré  de  39  compositions  d'Edouard  Zier,  tirées  en  noir.  Relié  toile 
pleine,  plaques  couleur,  tranches  dorées  :  12  francs. 

Nous  ne  saurions  mieux  présenter  ce  livre  qu'en  reproduisant  un 
extrait  de  la  lettre-préface  d'Alfred  Mézières. 

«  Votre  œuvre,  dit-il,  se  recommande  d'elle-même  par  le  choix  de 
son  sujet.  Que  voulez-vous,  en  effet?  Remettre  en  mémoire  des  actes 
héroïques  qui  honorent  notre  race  depuis  le  temps  de  la  vieille  Gaule 
jusqu'à  nos  jours..  Que  faut-il  au  grand  public?  De  quoi  a-t-il  eu 
constamment  besoin  après  l'année  terrible  qui  a  tant  affaibli  notre 
situation  en  Europe  et  diminué  notre  confiance  en  nous-mêmes?  Il  a 
surtout  besoin  de  réconfort.  Vous  lui  rendez  service  en  lui  rappelant 
ses  titres  de  gloire  :  la  longue  série  des  héros  français.  Oui,  voilà  ce 
qu'il  faut  que  nous  disions,  voilà  ce  qu'il  faut  que  les  enfants 
apprennent  de  nous.  Notre  histoire  est  infiniment  dramatique,  nos 
pères  l'ont  écrite  avec  leur  sang.  Aucun  peuple  moderne  n'a  exercé  une 

5 lus  grande  action  dans  le  monde,  aucun  n'a  atteint  un  plus  haut 
egré  de  prospérité  et  de  gloire,  aucun  non  plus  n'a  subi  de  plus  cruels 
revers. 

«  Mais  à  travers  la  fumée  des  champs  de  bataille,  dans  les  jours  de 
deuil  comme  dans  les  jours  de  victoire,  ce  qui  caractérise  la  race, 
c'est  l'énergie  individuelle,  c'est  chez  quelques-uns  la  faculté  de  se 
dévouer  et  de  souffrir  pour  un  sentiment,  pour  une  idée,  pour  un 
principe,  pour  une  croyance.  Ce  sont  ceux-là  dont  vous  nous  racontez 
l'histoire.  » 

Le  Trois-mâts  «  la  Tire-Lire  »,  par  Henry  Leturque.  —  Un  vol.  in-8° 
illustré  par  J.  Bezon.  Relié  toile,  tranches  dorées,  plaques  couleur  : 
7  francs. 

En  se  rendant  à  Hong-kong,  le  capitaine  du  trois-mâts  la  Tire-Lire, 
Pilouface,  sauve  un  paquebot  anglais  à  bord  duquel  se  trouvait  le 
grand  maître  de  la  société  secrète  des  Babouches  vertes.  Pendant  son 
séjour  à  Hong-kong,  Daniel,  le  jeune  neveu  du  capitaine,  est  enlevé 
par  des  Chinois  portant  un  parapluie  jaune.  Aidé  par  les  Babouches 
vertes,  Pilouface  part  à  la  recherche  de  l'enfant. 


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1196  LIVRES  D'tTRERKES 

.  De  son  côté,  Dicka  l'espionne,  marâtre  de  Daniel  et  qui  Ta  Tait 
enlever,  a  acheté  à  prix  d'or  le  concours  des  prêtres  de  Bouddha. 

C'est,  dès  lors,  la  lutte  entre  cette  Dicka  et  Pilouface. 

A  travers  mille  péripéties,  l'auteur  nous  pilote  au  pays  des  magots 
et  des  sectaires.  11  fait  connaître  ces  redoutables  sociétés  secrètes  d'où 
sont  sortis  les  farouches  Boxers.  Avec  lui  on  pénètre  dans  ces  pagodes 
mystérieuses,  repaires  de  bandits  encore  plus  terribles;  avec  lui,  on 
voit  à  l'œuvre  les  pirates  qui  infestent  les  mers  de  Chine. 

Liline  et  Frérot  au  pays  des  joujoux,  un  charmant  album  in-4#, 
texte  de  Georges  Montorgueil,  illustré  de  dessins  en  couleur  par 
Job.  Relié  toile,  tranches  dorées,  plaques  couleur  :  7  francs. 
C'est  une  aventure  romanesque,  souriante  et  mouvementée  que  ce 
conte  de  Liline  et  Frérot  qui  se  passe  exclusivement  dans  le  monde 
des  jouets,  dont  les  jouets  sont  les  acteurs  uniques.  Job  a  apporté 
dans  cette  illustration  la  même  conscience  que  dans  ses  reconstitu- 
tions d'uniformes  :  il  a  fait  poser  les  jouets  devant  lui.  En  sorte 
qu'avec  leur  amusante  raideur,  leurs  couleurs  gaies,  vives  et  franches, 
1  enfant  les  retrouve  dans  ce  livre  comme  dans  ses  jeux.  Il  semble,  en 
lisant  ces  pages,  continuer  quelque  belle  histoire  déjà  ébauchée  dans 
le  tête-à-tête  du  pantin  et  de  la  poupée,  à  ce  moment  bienheureux  où 
la  bergerie  envoie  paître  sur  les  tapis  ses  moutons  enrubannés  et  où, 
par  la  chambre»  la  boîte  à  soldats  dispose  ses  effectifs. 


SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  D'ÉDITIONS  D'ART 

L'Ennemie,  de  Jean  Fid  (ce  pseudonyme  cache  le  nom  d'un  auteur 
féminin),  illustré  de  soixante  dessins  de  Tofani,  est  un  livre  palpitant 
de  sentiments  vrais.  Les  émotions,  les  inquiétudes  d'une  jeune  fille 

?[ui  voit  son  père  se  remarier  y  sont  peintes  avec  une  science  pro- 
onde  de  l'âme  féminine.  L'ennemie,  installée  dans  la  demeure  autre- 
fois joyeuse,  arrivera-t-elle  à  conquérir  un  cœur  égaré,  trop  ardem- 
ment fidèle  au  souvenir  de  la  morte?  C'est  en  des  pages  émues  que  sont 
exprimées  ces  triples  souffrances  :  la  haine  de  1  enfant,  le  martyre  dtt 
père,  le  dévouement  méconnu  de  la  belle-mère. 

Un  grand  volume  in-8°jésus  de  275  pages  broché,  10  francs;  couver- 
ture toile,  avec  fers  spéciaux,  12  francs. 

Les  Étapes  de  Mmt  Tambour,  de  Georges  Le  Faure,  avec  cent 
illustrations  de  Tiret-Bognet,  offrent  le  récit  dramatique  et  humoris- 
tique des  campagnes  de  1808-1809  contre  l'Espagne  et  contre  l'Au- 
triche. L'histoire  y  est  scrupuleusement  respectée  au  milieu  des  aven- 
tures de  la  cantinière,  de  son  fils  le  jeune  tambour,  et  d'un  grand 
nombre  de  personnages  héroïques  créés  pour  notre  émotion  par  le 
talent  patriotique  de  G.  Le  Faure. 

Un  volume  grand  in-4°  de  320  pages  broché,  10  francs;  couverture 
toile,  avec  fers  spéciaux,  12  francs. 

Les  Aventures  d'un  notaire,  d'Ernest  Blum,  illustrations  d'André 
Névil.  Ce  sont  des  aventures  folles  et  tenant  à  la  féerie,  mais  dune 
fantaisie  très  réjouissante. 

Il  s'agit  d'un  notaire  trop  gourmand  qui,  en  allant  lire  un  contrat  de 
mariage  chez  un  layettier-emballeur,  s  attarde  devant  un  tonneau  de 


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LIVRtS  D'ETRBMBS  119? 

mélasse  exposé  à  la  porte  d'un  épicier.  Poussé  par  un  gamin,  il  y 
tombe...  Surpris  au  moment  où  il  commençait  à  se  déshabiller  pour 
se  débarrasser  de  cette  mélasse  encombrante,  il  se  réfugie  dans  une 
caisse  d'emballage  déjà  habitée  par  un  voleur  se  préparant  à  faire  un 
coup. 

La  caisse  est  expédiée  avec  son  contenu  et  l'infortuné  notaire  voyage 
en  compagnie  du  voleur  pendant  de  longs  mois  au  milieu  de  péripéties 
sans  nombre  et  des  plus  gaies.  Un  volume  grand  in-8°  de  275  pages 
broché,  8  fr.;  couverture  toile,  avec  fers  spéciaux,  10  francs. 

L' Indo-Chine,  par  Gaston  Donnet,  est  ornée  de  nombreuses  illus- 
trations d'après  nature.  Par  un  récit  attrayant,  l'auteur  met  à  même 
la  jeunesse  de  connaître  des  contrées  d'un  intérêt  si  grand  pour  nous  ; 
il  les  a  parcourues  avec  son  expérience  d'explorateur,  ce  ne  sont  donc 
pas  des  récits  fictifs,  mais  bien  des  pages  vécues,  écrites  d'un  style 
imagé,  dont  on  ne  saurait  trop  recommander  la  lecture  aux  jeunes  gens. 

Un  volume  grand  in-4°  d'environ  300  pages  broché,  12  francs; 
cartonné  toile,  tranches  dorées,  15  francs. 

Sur  les  Côtes  de  France  (Mer  du  Nord  et  Manche),  par  Constant 
de  Tours,  avec  367  illustrations  d'après  nature.  Dans  Paris  à  ta  mer, 
r auteur  embarquait  son  héros  à  Paris  et  lui  faisait  descendre  la  Seine 
jusqu'à  la  mer.  Aujourd'hui  il  le  guide  sur  les  côtes  de  la  Manche  et 
de  la  mer  du  Nord  si  aimées  des  écoliers  en  vacances. 

Un  volume  grand  in-4°  broché,  10  francs;  cartonné  toile,  plaque 
spéciale,  12  francs. 

Victor  Hugo  (1802-1902),  par  Mmo  E.  Méaulle. 

Toute  une  génération  se  meut  dans  ce  livre  et  se  développe  avec  ses 
ardeurs,  ses  fièvres,  ses  luttes. 

Tous  les  personnages  qui  gravitent  autour  du  poète  sont  dessinés  de 
main  de  maître.  C'est  Théophile  Gautier,  c'est  Charles  Nodier,  Honoré 
de  Balzac,  Delacroix,  Devéria,  Nanteuil,  Johannot,  les  écrivains,  les 
peintres,  le  romantisme. 

Des  illustrations  nombreuses  et  soignées,  des  documents  irréfu- 
tables, des  autographes  complètent  ce  volume. 

Grand  in-4°  broché,  6  francs;  cartonné  toile,  7  francs. 

UÈcurie  Patardot,  superbe  et  amusant  album  illustré  en  couleur. 

L'auteur  nous  raconte  les  succès  et  les  déboires  de  Patardot,  brus- 
quement élevé  par  la  fortune  du  métier  de  tondeur  de  chiens  à  la 
situation  de  propriétaire  de  chevaux  d'obstacles;  il  nous  promène  avec 
son  personnage  à  travers  les  centres  d'entraînement,  les  champs  de 
courses,  les  ventes  de  chevaux  de  pur  sang  et  nous  décrit,  avec  une 
rare  connaissance  de  son  sujet  et  une  fidèle  observation,  les  diffé- 
rents types  qui  s'agitent  dans  le  monde  si  bariolé  du  turf.  Autour  de 
ces  types  s'agitent  en  des  aventures  extraordinaires  le  coiffeur  Prosper 
Barbe,  le  roi  nègre  Morikokorico,  et  une  foule  d'autres  personnages. 

Dans  un  cartonnage  toile,  fers  spéciaux,  prix  :  12  francs. 

Mes  images.  Ces  albums,  éternelle  joie  des  enfants  et  même  des 
parents,  de  ceux  qui  ne  lisent  pas  encore  comme  de  ceux  qui  ne  lisent 

[Presque  plus,  viennent  de  s'augmenter  d'une  nouvelle  collection  dont 
es  deux  premières  séries  promettent  des  quantités  d'éclats  de  rire,  de 


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1198  LlYMS  DWBIWHS 

Îourquoi  et  de  parce  que.  Appelé  à  passer  mille  fois  dans  les  mains  de 
[.  Bébé,  la  reliure  en  est  en  toile  pleine.  Chacun  de  ces  albums  con- 
tient 20  sujets  sur  papier  fort.  Le  dessin  de  la  couverture  est  de 
Giraldon.  —  Prix  :  3  fr.  50. 

Bibliothèque  de  mes  Petits-Enfants.  Nouvelle  et  jolie  collection 

Sour  les  enfants,  à  couverture  bleue  pour  les  garçons,  et  rose  pour  les 
émoi  selles.  Dix  volumes  viennent  de  paraître;  histoires  intéressantes, 
illustration  soignée,  format  in-8°,  reliure  en  toile  d'un  joli  aspect;  que 
de  sagesse  promise  et  tenue  pour  obtenir  des  chers  parents  cette  col- 
lection. —  Prix  :  2  francs  le  volume. 


LIBRAIRIE  J.-B.  BAILL1ÈRE  ET  FILS 
La  Vie  des  Animaux  illustrée. 

La  Vie  des  Animaux  illustrée  a  pour  but  de  présenter,  sous  une 
forme  à  la  fois  exacte  et  pittoresque,  l'histoire  de  ceux  qui  sont  nos 
commensaux,  nos  serviteurs  ou  nos  ennemis,  à  la  surface  du  globe. 

M.  Edmond  Perrier,  le  savant  directeur  du  Muséum  d'Histoire  natu- 
relle, membre  de  l'Institut,  a  bien  voulu  prendre  la  direction  de  cette 
vaste  publication;  il  a  confié  la  rédaction  des  Mammifères  et  des 
Oiseaux  à  un  de  ses  élèves,  M.  A.  Menegaux,  assistant  de  la  chaire  de 
Mammalogie  et  Ornithologie  au  Muséum,  connu  par  de  nombreux  tra- 
vaux de  zoologie  et  déjà  rompu  aux  difficultés  de  l'exposition  d  une 
science  aussi  variée,  par  quinze  années  d'enseignement  dans  nos 
grands  lycées. 

Les  animaux  ont  été  classés  méthodiquement  d'après  les  dernières 
données  de  la  science,  et  rangés  en  groupes  bien  définis  répondant  à 
des  types  connus  :  les  Singes,  les  C/iats,  les  Chiens,  les  Chevaux, 
les  Ours,  les  Phoques,  les  Eléphants,  les  Bœufs,  les  Moutons,  les 
Cerfs ,  etc.,  qui  forment  autant  de  fascicules  séparés. 

Dans  chacun  d'eux  on  trouvera  l'histoire  complète  d'un  groupe; 
l'auteur  donne  sommairement  les  caractères  anatomiques;  il  a  rédigé 
ses  descriptions  d'après  nature,  ayant  sous  les  yeux  les  magnifiques  spé- 
cimens réunis  dans  les  galeries  du  Muséum.  Il  insiste  sur  la  distribution 
géographique,  les  mœurs,  les  habitudes;  il  indique  les  procédés  de 
chasse,  les  produits  utiles,  l'acclimatation  et  la  domestication.  Il  s'est 
efforcé  de  rendre  le  texte  aussi  intéressant,  aussi  captivant  que  pos- 
sible, en  semant  le  récit  d'anecdotes  originales  et  authentiques. 

Ce  livre  n'est  pas  seulement  une  description  des  animaux  sauvages 
oui  peuplent  les  déserts  de  l'Afrique  ou  de  l'Asie,  une  large  place  a  été 
faite  à  nos  animaux  domestiques. 

Ce  qui  constitue  l'originalité  de  ce  bel  ouvrage,  c'est  son  illustra- 
tion, due  à  un  artiste  de  grand  talent,  W.  Kuhnert.  Toutes  les  figures 
sont  entièrement  nouvelles,  et  spécialement  dessinées  par  lui  pour  la 
Vie  des  Animaux  illustrée.  —  On  a  pu  arriver  ainsi  à  un  effet 
d'ensemble  tout  à  fait  artistique  que  ne  pourrait  donner  la  simple  re- 
production de  photographies  émanant  de  sources  multiples. 

Les  souscriptions  aux  deux  volumes  complets  des  Mammifères  sont 
acceptées  à  raison  de  40  francs,  quel  que  doive  être  le  nombre  de 
pages,  de  planches  et  de  livraisons. 


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UVBES  D'ETRENNES  1199 

On  peut  s'inscrire  également  pour  recevoir  les  fascicules  au  fur  et 
à  mesure  de  leur  apparition,  à  raison  de  0  fr.  20  par  feuille  de  8  pages 
de  texte  ou  par  planche  coloriée. 

La  première  monographie,  consacrée  aux  Singes,  vient  de  paraître. 
Elle  est  précédée  d'une  magistrale  introduction  de  M.  Perrier  et  com- 
prend 156  pages,  23  photogravures  et  9  aquarelles  en  couleurs.  Prix  : 
'6  francs. 


LIBRAIRIE  NON  Y 

La  Navigation  aérienne,  par  J.  Lecornu,  ingénieur,  membre  de  la 
Société  française  de  Navigation  aérienne.  —  Un  très  beau  vol. 
(31X2!),  illustré  de  360  gravures,  titre  rouge  et  noir;  broché,  10  fr.  ; 
relié  fers  spéciaux,  14  fr.  ;  reliure  amateur,  18  fr. 

On  demandait  à  Franklin  :  «  A  quoi  servent  les  ballons?  —  A  quoi, 
répondit-il,  sert  l'enfant  qui  vient  de  naître?  »  A  semblable  Question 
posée  aujourd'hui,  cent  vingt  ans  après  l'invention  des  ballons,  ce 
livre  vient  de  répondre,  parla  simple  exposition  des  faits,  qu'immenses 
sont  les  services  rendus  par  l'aérostalion  à  la  météorologie,  à  l'astro- 
nomie, à  la  physique,  aux  arts  militaires,  et  que  nous  lui  avons  dû, 
nous  Français,  un  précieux  secours  pendant  le  siège  de  Paris.  L'auteur 
nous  présente  dans  leur  ordre  chronologique,  depuis  la  période  lé- 
gendaire jusqu'aux  derniers  événements  de  Vannée,  les  faits  se 
«rattachant  tant  à  l'aviation  qu'à  l'aérostation .  C'est  une  histoire 
vraiment  vivante,  où  l'auteur  s'efface  fréquemment  pour  laisser  la 
parole  aux  personnages  contemporains  des  époques  considérées.  Le 
récit  en  prend  une  saveur  toute  particulière  que  vient  doubler  une 
illustration  extrêmement  riche  et  abondante.  Nous  assistons,  singu- 
lièrement captivés,  aux  efforts  des  inventeurs,  aux  progrès  incessants 
des  aéronautes  et  des  savants  de  tous  pays  s'acharnant  au  palpitant 
problème,  et  si  nous  sommes  émus  au  récit  des  accidents  dont  ils  sont 
parfois  victimes,  la  relation  de  leurs  succès,  encore  relatifs  peut-être, 
mais  à.  coup  sûr  remarquables,  nous  pénètre  d'enthousiasme.  En 
fermant  cet  instructif  et  intéressant  ouvrage,  le  lecteur  amusé  et 
charmé  perçoit  l'avenir  brillant  réservé  à  la  navigation  aérienne. 


LIBRAIRIE  LELAKGE 

Cartes  postales  d'art  absolument  inédites.  (Collections  de  grand 
luxe.)  L'Art  mystique  —  les  Saintes,  —  l'Art  héraldique,  — 
Armes  des  Villes  de  France. 

Nos  lecteurs  apprécieront  comme  il  convient  ces  deux  remarqua- 
bles séries  de  cartes  postales  illustrées,  à  la  fois  pleines  d'intérêt  et 
de  caractère  vraiment  artistique.  Excluant  toute  banalité,  elles  ne 
peuvent  manquer  de  séduire  les  collectionneurs  sérieux  et  se  trouvent 
tout  indiquées  comme  cadeau  à  l'occasion  des  étrennes. 
Les  Saintes  paraissent  en  séries  de  six  sujets  différents  : 
Les  six  déjà  parues  comprennent  :  saintes  Marie,  Marguerite,  Marthe, 
Cécile,  Agnès,  Marie-Madeleine;  saintes  Rose,  Claire,  Geneviève,  Ger- 
maine, Jeanne,  Catherine;  saintes  Hélène,  Thérèse,  Agathe,  Elisa- 


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1200  LIVRES  D*ETRENNE8 

belh,  Isabelle,  Glotilde;  saintes  Lucie,  Berlhe,  Mathilde,  Eugénie,  Jus- 
tine, Suzanne  ;  saintes  Blanche,  Adèle,  Françoise,  Reine,  Anne,  Aimée; 
saintes  Amélie,  Radegonde,  Angèle,  Constance,  Solange,  Alice. 

D'autres  séries  de  Saintes  et  Saints  formant  la  suite  sont  en  cours 
«Vexécution.  Prix  :  0  fr.  20  la  pièce,  ou  1  franc  la  série  de  6  en  noir; 
0  fr.  40  la  pièce,  ou  2  francs  la  série  de  6,  richement  coloriées  à  la 
main,  franco  contre  mandat-poste. 

Les  quatre  premières  séries  parues  de  Y  Art  héraldique  comportent 
également  six  sujets  différents,  savoir  : 

ire  série  :  Paris,  Marseille,  Bordeaux,  Lyon,  Amiens,  Nancy. 
2e  série  :  Nantes,  Toulouse,  Rennes,  Lille,  Dijon,  Reims.  3e  série*: 
Toulon,  Besançon,  Caen,  La  Rochelle,  Troyes,  Angers.  4e  série  : 
Rouen,  Le  Mans,  Versailles,  Orléans,  Saint-Malo,  Clermont-Ferrand. 

D'autres  séries  formant  suite,  sur  la  France  et  l'étranger,  sont  en 
préparation. 

Les  armes  des  villes  de  France  sont  également  éditées  sous  forme 
de  Menus  de  grand  luxe,  sur  papier  à  la  forme,  également  enluminées 
à  la  main  (format  O™,!!  sur  0m,25  de  haut).  Prix  :  0  fr.  50  l'exem- 
plaire; 5  fr.  50  la  douzaine;  10  francs  les  24  cartes  postales  héral- 
diques. Prix  des  menus  :  1  franc  pièce,  40  francs  la  douzaine;  contre 
mandat-poste. 

P.  S.  —  La  maison  se  charge  de  toutes  recherches  et  travaux 
héraldiques  :  reproduction  d'armoiries  sous  toutes  formes,  constitu- 
tion de  blasons,  arbres  généalogiques,  etc.,  à  des  prix  très  modérés. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


23  décembre  1902. 

Il  n'est  bruit  que  de  l'arrestation  de  la  famille  Humbert.  Le  fait 
ne  devrait  pas  entrer  dans  cette  chronique;  il  est  d'ordre  judi- 
ciaire, et  non  politique.  Mais  nous  vivons  sous  un  tel  régime  que 
l'emprisonnement  d'une  famille  d'escrocs  est  devenu  un  événement 
gouvernemental.  Les  Humbert  étaient  à  Madrid  depuis  sept  mois; 
comment  a-t-on  pu  l'ignorer?  Gomment,  sans  que  la  police  française 
en  sût  rien,  est-ce  la  police  espagnole  qui  les  a  découverts?  Et  main- 
tenant, qui  va  les  poursuivre?  Qui  va  requérir  contre  eux?  Leurs 
amis  d'hier,  leurs  commensaux,  leurs  protégés.  Le  monde  officiel 
avait  chez  eux  table  ouverte,  et  c'est  devant  lui  qu'ils  vont  compa- 
raître. Voici,  d'autre  part,  que  M.  Waldeck-Rousseau  vient  de 
rentrer  à  Paris,  et,  il  y  a  quinze  jours  à  peine,  M.  Gauthier  (de 
Clagny),  interpellant  le  cabinet  sur  l'étrange  impunité  qui  couvrait 
.  les  Humbert,  disait  :  «  J'ai  la  conviction  que  la  famille  Humbert 
sera  arrêtée  le  jour  où  un  ancien  président  du  conseil  estimera 
que  le  moment  est  venu  pour  lui  de  reprendre  définitivement  le 
pouvoir.  » 

Est-ce  donc  à  l'Elysée,  en  même  temps  qu'au  Palais  de  Justice, 
que  le  procès  va  s'engager,  et  le  sort  de  M.  Loubet  dépend- il  de 
la  destinée  des  Humbert? 

Mais,  pour  se  faire  accusateur,  si  tant  est  qu'il  en  ait  l'idée, 
M.  Waldeck-Rousseau  est,  à  son  tour,  un  accusé.  Il  a,  lui  aussi,  à 
se  défendre  devant  l'opinion  publique.  Tout  le  monde  a  lu  la  dépo- 
sition de  M.  Judet  devant  la  commission  chargée  de  l'enquête  sur 
l'élection  de  M.  Syveton.  Il  en  résulte  nettement  que  le  mot  d'ordre 
du  cabinet  Waldeck-Rousseau, 'dès  son  origine,  a  été  celui  ci  :  «  Nous 
sommes  ici  pour  faire  acquitter  Dreyfus  »,  et  que,  sans  la  protesta- 
tion du  général  de  Galliffet,  protestation  dont  on  n'essaie  plus  de 
contester  les  termes,  rien  n'eût  été  épargné  pour  corrompre  les  juges 
et  fausser  leur  sentence. 

L'entreprise  a  échoué  une  première  fois;  elle  n'est  pas  aban- 


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1202  CHRONIQUE  POLITIQUE 

donnée;  elle  est  toujours  dans  la  pensée  des  gouvernants.  Le 
dreyfusisme  est  au  fond  de  la  guerre  religieuse.  Pour  venger 
Dreyfus»  il  faut  détruire  l'armée,  et,  le  meilleur  moyen  de  la 
détruire,  c'est  de  déchristianiser  la  France.  Qui,  mieux  que  l'ensei- 
gnement religieux,  peut,  en  effet,  inspirer  les  vertus  militaires, 
les  vertus  qui  font  les  héros?  Quand  le  général  André  dit  aux 
tireurs  de  Nancy  cette  impiété  niaise  :  «  Il  vaut  mieux  aller  an 
stand  que  d'aller  à  la  messe  »  ;  quand  M.  Pelletan  dit  aux  socia- 
listes de  Cherbourg  :  «  Je  tiendrai  à  l'observation  rigoureuse  de 
la  discipline,  surtout  de  la  part  des  chefs  »,  les  deux  person- 
nages travaillent  à  la  même  œuvre;  détruire  dans  l'armée  les 
forces  morales  sans  lesquelles  elle  ne  peut  vivre,  la  discipline  en 
livrant  les  chefs  à  la  suspicion  des  soldats,  l'esprit  de  sacrifice  en 
attaquant  la  foi  qui  en  est  le  premier  principe. 

Le  successeur  de  M.  Waldeck-Rousseau  était  fait  pour  continuer 
la  tâche  de  son  devancier.  Il  s'y  est  jeté  avec  fureur,  et  il  a 
trouvé  pour  le  seconder  des  auxiliaires  dignes  de  lui. 

Dans  une  lettre  que  nous  citions  récemment,  Paul  Bert  écrivait 
qu'un  moyen  d'arriver  à  la  suppression  presque  totale  du  budget 
des  cultes  serait  de  supprimer  graduellement  le  traitement  des 
curés.  C'est  à  quoi  s'applique  M.  Combes,  au  mépris  du  Con- 
cordat, qu'il  ne  cesse  de  violer,  tout  en  l'invoquant.  On  ne  compte 
plus  le  nombre  des  victimes  qu'il  a  faites  dans  les  rangs  du  clergé. 
Il  s'attaque  maintenant  aux  évèques.  Après  le  traitement  de  MgrPer- 
raud,  il  a  supprimé  celui  de  Mgr  Petit,  archevêque  de  Besançon, 
de  Mgr  Bardel,  évèque  de  Séez,  de  Mgr  Touchet,  évêque  d'Orléans, 
noms  que  nous  nous  plaisons  à  inscrire  ici  pour  les  proposer  i 
la  gratitude  et  à  la  vénération  de  ceux  qui  nous  lisent.  Le  prési- 
dent du  Conseil  avait  pourtant  fait  un  oubli;  il  n'avait  pas  sup- 
primé le  traitement  de  Mgr  Chapon,  évêque  de  Nice.  L'omission 
était  singulière;  elle  ne  pouvait  s'attribuer  qu'à  l'intervention  du 
ministre  des  finances,  M.  Rouvier,  qui,  candidat  sénatorial  dans  les 
Alpes-Maritimes,  se  rendait  compte  du  tort  que  risquerait  de  lui 
faire  une  telle  mesure  prise  contre  un  évêque  universellement  aimé 
dans  son  diocèse.  M.  Combes  s'était  donc  résigné,  dans  l'intérêt 
de  son  collègue,  à  ne  pas  commettre  cette  iniquité.  Mais 
Mgr  Chapon  ne  s'est  pas  résigné,  lui,  à  ne  point  la  subir.  C'était  bien 
mal  le  connaître  que  de  croire  que,  lorsque  ses  frères  dans  l'épis- 
copat  étaient  frappés,  il  consentirait  à  être  mis  à  l'abri.  11  a  écrit 
au  ministre  des  cultes  pour  revendiquer  sa  part  de  responsabilité 
dans  l'initiative  de  la  pétition  des  évèques,  et  le  ministre  lui  a 
répondu,  en  le  privant,  lui  aussi,  de  son  traitement.  Evêque  et 
ministre,  chacun  a  agi  conformément  à  sa  mission  et  à  sa  nature. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  1205 

Nous  n'essaierons  pas  de  louer  Mgr  Chapon.  Il  a  déjà  donné  plus 
d'une  preuve  de  son  haut  caractère.  Tout  ce  que  nous  dirons  de 
lui,  c'est  qu'il  fût  penser  au  grand  évêque  dont  il  a  recueilli  le 
dernier  soupir,  à  Mgr  Dupanloup.  Il  est  de  cette  race. 

Les  journaux  ont  publié  quelques-uns  des  exposés  de  motifs,  par 
lesquels  le  ministre  des  cultes  prétend  justifier  ses  propositions  sur 
ou  plutôt  contre  les  demandes  formées  par  les  congrégations.  Ces 
exposés  ne  sont  pas  des  considérations  gouvernementales,  ce  sont 
des  articles  de  la  Lanterne;  ce  sont  d'ineptes  et  grossières  inven- 
tions, telles  qu'elles  pourraient  sortir  d'une  loge  maçonnique  ou 
d'un  cabaret  socialiste.  La  raillerie,  l'inconvenance,  le  mépris  de 
la  vérité,  l'ignorance,  s'y  disputent  la  place.  On  sent  bien  que  les 
rédacteurs  de  ces  tristes  écrits  sont  en  face  de  religieux;  sachant 
que  de  leur  part  ils  n'ont  rien  à  craindre,  ils  osent  tout. 

Le  morceau  le  plus  frappant  en  ce  genre  est  l'exposé  relatif  aux 
Salésiens,  à  cet  ordre  fondé  par  un  homme  admirable  que  l'Eglise 
mettra  peut-être  un  jour  sur  ses  autels,  par  dom  Bosco,  pour  le  sou- 
lagement des  indigents,  des  malades,  et  l'éducation  des  enfants  du 
peuple.  Parce  que  dom  Bosco  a  soulevé  sous  ses  pas  l'enthousiasme 
des  foules,  parce  qu'il  a  été  l'objet  d'une  vénération,  que  M.  Combes 
n'a  aucune  chance  d'obtenir  pour  lui-même,  parce  qu'il  a,  sous  la 
bénédiction  de  Dieu,  fait  des  œuvres  merveilleuses,  le  renégat  se 
plaît  à  l'insulter;  il  le  traite  comme  les  Juifs  traitaient  le  Christ,  il 
fait  de  lui  un  imposteur;  il  travestit  le  caractère  de  ses  fondations, 
il  veut  n'y  voir  qu'une  industrie  criminelle;  il  poursuivrait  en 
justice,  s'il  dépendait  de  lui,  —  il  l'a  déjà  essayé,  mais  en  vain, 
—  les  religieux  Salésiens. 

Chateaubriand  écrivait  autrefois  :  «  Il  n'y  a  que  l'honneur  qui 
puisse  infliger  le  déshonneur.  »  A  ce  compte,  les  Salésiens  ont 
tout  droit  de  ne  pas  se  sentir  atteints  par  les  accusations  du 
président  du  Conseil.  Leurs  élèves  se  sont  déjà  soulevés,  dans  une 
lettre  pathétique,  contre  ses  calomnies.  Dans  sa  rage  aveugle,  le 
malheureux  n'a  oublié  qu'une  chose,  c'est  que  le  jury  de  l'Expo- 
sition de  1900  a  d'avance  vengé  de  ses  outrages  les  religieux  de 
dom  Bosco;  c'est  qu'appelé  à  se  prononcer  sur  leur  œuvre,  cette 
œuvre  que  M.  Combes  rendrait  presque  passible  des  tribunaux,  il 
a  fait  d'elle  un  éloge  sans  réserves. 

Le  président  de  ce  jury,  dans  une  lettre  aussi  digne  que  décisive, 
vient  de  le  rappeler  au  ministre. 

«  Vous  semblez  ignorer,  Monsieur  le  Président  du  Conseil,  écrit 
H.  Anatole  Leroy- Beau  lieu,  que  l'Exposition  universelle  de  1900 
a  décerné  à  cette  congrégation  une  haute  récompense,  une  médaille 
d'or,  pour  ce  que  vous  ne  craignez  point  d'appeler  ces  pseudo- 


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1204  CBROfUfyjfi  POLITIQUE 

orphelinats.  Gomme  président  du  jury  de  la  classe  qui  a  décerné 
celte  médaille  (classe  108),  œuvres  pour  le  développement  intel- 
lectuel et  moral  des  ouvriers,  je  suis  contraint  de  protester  publi- 
quement contre  la  légèreté  et  l'inconvenance  d'une  pareille  appré- 
ciation. Elle  ne  tend  à  rien  moins  qu'à  incriminer  la  conduite  du  jury 
international  que  j'avais  l'honneur  de  présider,  et  à  discréditer 
aux  yeux  de  la  France  et  de  l'étranger  les  prix  accordés  à  notre 
grande  Exposition.  » 

En  même  temps  que  pour  les  Salésiens,  ML  Leroy-Beaulieu  pro- 
teste pour  ion  te  s  les  congrégations  que  ce  gouvernement  de  malfai- 
teurs diffame,  et  que  les  jurys  de  l'Exposition  ont  couronnées. 

«  Il  me  semble,  ajoute-t-il,  que,  pour  être  complète  et  conscien- 
cieuse, l'enquête  ordonnée  par  vous  sur  les  établissements  congre- 
ganistes  eût  dû  tenir  compte  des  récompensés  obtenues  par  ces 
établissements  au  solennel  rendez-vous  de  1900.  Le  jury  interna- 
tional qui  les  leur  a  décernées  était  composé  d'hommes  de  haute 
valeur  dont  personne  ne  saurait  mettre  en  doute  ni  la  compétence 
ni  l'impartialité.  C'est  en  leur  nom  et  pour  l'honneur  même  de  la 
France  que  je  dois  apporter  ici  le  témoignage  de  ma  respectueuse 
admiration  aux  Salésiens  de  dom  Bosco,  à  ces  hommes  de  bien, 
méconnus  ou  calomniés  par  votre  administration.  » 

Le  ministre  a  reçu,  sans  broncher,  cet  écrasant  démenti;  il 
n'avait  rien  à  répondre,  et  nous  croyons  volontiers  que  sa  pudeur, 
familiarisée  avec  les  affronts,  ne  s'en  est  pas  émue.  Mais  quelle 
misère  pour  la  France  que  d'être  officiellement  représentée  par 
de  tels  hommes  I  / 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  Salésiens  que  le  ministre  des 
cultes  a  calomniés.  Contre  tous  les  ordres  sa  véracité  est  la  même. 
En  veut-on  un  autre  exemple?  11  y  a  une  congrégation,  dite  des 
Missionnaires  africains,  dont  la  maison  principale  est  à  Lyon, 
mais  qui  possède  en  Auvergne,  à  Chamalières,  près  de  Clermont, 
un,  établissement  où  se  préparent  les  sujets  qui  vont  ensuite  évan- 
géliser  les  populations  du  continent  noir.  M.  Combes  est  d'avis 
d'accorder  l'autorisation  à  la  maison  de  Lyon  ;  mais  il  la  refuse  & 
celle  de  Chamalières,  comme  un  homme  qui,  prétendant  conserver 
un  arbre,  commencerait  par  en  arracher  les  racines;  quelle  raison 
donne-t-il  de  ce  refus?  Une  raison  analogue  à  celle  qu'il  allègue 
contre  les  Salésiens.  A  l'entendre,  les  rapports  «  les  plus  défa- 
vorables »  lui  ont  été  faits  sur  l'établissement  de  Chamalières,  et 
les  élèves  qu'on  y  admet  sont  pour  la  plupart  des  étrangers.  Or, 
le  conseil  municipal  de  la  commune,  qui  est  républicain,  a  pris 
une  délibération  par  laquelle  il  proclame  le  patriotisme  des  mission- 
naires, les  services  qu'ils  rendent,  l'estime  universelle  dont  ils 


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CHR0N1QDK  POUT1QUK  1205 

jouissent,  et,  en  fait  d'étrangers,  il  n'y  a  dans  la  maison  de  Cha- 
malières  que  des  Alsaciens-  Lorrains.  Pour  H.  Combes,  comme 
pour  son  maître,  Jaurès,  la  question  de  F  Alsace -Lorraine  est 
résolue,  et  ces  enfants  de  nos  provinces,  qui  viennent  chercher  sur 
notre  sol  les  moyens  de  se  rendre  utiles  à  la  France,  ne  sont  plus 
des  Français. 

Il  faut  le  reconnaître,  le  chef  du  cabinet  n'est  pas  le  premier 
qui  ait  tenté  de  dénigrer  ces  congrégations  dont  les  délé- 
gués du  monde  entier,  dans  l'Exposition  de  1900,  avaient  haute- 
ment, et  à  l'honneur  de  notre  pays,  célébré  le  mérite.  N'est-ce  pas 
le  président  actuel  de  la  Chambre, .  M.  Léon  Bourgeois,  qui, 
dans  le  débat  sur  la  loi  des  associations,  osait  accuser  les  Frères 
des  écoles  chrétiennes  de  prêcher  la  guerre  civile?  Cependant  il 
avait  lui* même  présidé  le  jury  qui  les  avaient  récompensés;  il  ne 
pouvait  nier  que  les  Frères  eussent  obtenu  le  grand  prix  pour  leurs 
établissements  à  l'étranger  et  aux  colonies,  la  médaille  d'or  pour 
leurs  écoles  de  France;  il  n'en. avançait  pas  moins  contre  eux 
cette  imputation  dont  ces  récompenses  exceptionnelles  dénonçaient 
la  fausseté,  et  la  Chambre,  prenant  la  calomnie  à  son  compte,  en 
ordonnait  l'affichage. 

Ce3  précédents  nous  donnent  l'idée  de  ce  que  sera,  à  la  rentrée 
du  Parlement,  la  discussion  sur  les  projets  de  loi  relatifs  aux 
congrégations.  D'ici  là,  le  Sénat  aura  été  renouvelé  pour  un  tiers; 
nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  quels  vœux  nous  formons  pour 
l'issue  de  ces  élections  partielles.  Mais,  quel  qu'en  soit  le  résultat, 
il  ne  changera  pas  l'esprit  de  la  majorité. 

Dans  les  deux  Assemblées,  nous  pouvons  donc  nous  attendre  à 
un  débordement  de  sottises  et  de  mensonges.  Tout  ce  qu'ont  pu 
amasser  la  haine,  la  bêtise  enragée,  les  plus  absurdes  et  les  plus 
fausses  légendes,  va  se  déchaîner  comme  un  torrent  d'immondices, 
dans  l'enceinte  parlementaire. 

Bien  que  les  Jésuites  n'aient  rien  à  faire  dans  la  discussion, 
puisqu'ils  ont  dédaigné  d^  solliciter  une  autorisation  qu'ils  savaient 
d'avance  refusée,  nous  serions  bien  étonnés  si  la  faction  ne  les  y 
introduisait  pas.  Elle  ne  se  pique  d'ailleurs  ni  de  savoir  ni  d'exac- 
titude; elle  confondra,  sans  y  regarder  de  près,  tous  les  ordres 
dans  le  pêle-mêle  de  ses  injures  et  de  ses  calomnies.  On  lui 
répondra,  nous  n'en  doutons  pas;  les  défenseurs  de  la  liberté  reli- 
gieuse, appelés  à  parler  dans  ce  grand  débat,  préparent  dès  aujour- 
d'hui les  réfutations  nécessaires.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  réfuter;  il 
faut  attaquer;  il  ne  suffit  pas  de  soutenir  la  cause  des  congréga- 
tions, de  les  faire  connaître,  de  les  venger;  il  faut  encore  demander 
à  ceux  qui  les  accusent  ce  qu'ils  sont  eux-mêmes,  quels  sont  leurs 

25  DÉCEMBRE  1902.  78 


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«06  CHHCffliQUE  POLIT1QDÏ 

titres,  leurs  œuvres,  leurs  services,  quels  gages  ils  ont  donnés  de 
leur  dévouement  au  pays,  à  la  science,  aux  pauvres  et  aux  malades. 
Osons  le  dire,  les  conservateurs  et  les  modérés,  ont,  jusqu'ici,  même 
dans  leurs  plus  louables  efforts,  fait  preuve  de  trop  de  modestie  et 
de  timidité.  Us  sont  trop  restés  sur  la  défensive,  quand  ils  avaient 
tant  de  motifs  et  tant  de  droits  de  prendre  l'offensive.  Ce  ne 
sont  pas  seulement  des  plaidoiries  qu'ils  ont  i  faire;  ce  sont  de» 
réquisitoires.  A  entendre  les  orateurs  de  la  défense  républicaine, 
ce  seraient  eux  qui  représenteraient  contre  nous  la  liberté,  la  tolé» 
rance,  la  paix  sociale.  Ces  hommes  du  bloc,  ces  apologistes  de  la 
Terreur  et  de  la  Commune,  ces  prescripteurs  ébontés  de  tout  ce  qui 
ne  pense  pas  cumme  eux,  osent  parler  de  la  «  Terreur  blanche  »$ 
ils  osent  accuser  d'absolutisme  la  monarchie  constitutionnelle  et 
présenter  contre  elle  leur  gouvernement  comme  un  régime  de 
liberté;  ils  osent,  après  trois  siècles,  évoquer  le  souvenir  de  la 
Saint-Barthélémy,  oubliant,  ou  plutôt  ignorant  qu'au  dix-sepûèmt 
siècle,  sous  le  règne  de  Louis  XIV  et  presque  sous  son  regard* 
Bossuet,  instruisant  le  Dauphin,  ne  craignait  pas  de  la  flétrir, 
tandis  qu'eux  n'admettent  point  qu'on  médise  de  Robespierre  et 
qu'ils  faisaient  naguère  interdire,  par  respect  pour  cette  abominable 
mémoire,  la  représentation  de  Thermidor.  Ce  sont  eux  qui  pré- 
tendent nou9  donner  des  leçons  de  justice,  de  modération,  de 
liberté,  et  on  les  écouterait;  et  l'on  se  contenterait  d'excuser  ou 
d'atténuer,  en  leur  répondant,  les  fautes  des  gouvernements 
passés,  et  on  ne  les  confondrait  pas  sous  l'accablant  contraste  de 
ce  qu'a  fait  la  monarchie,  de  l'état  dans  lequel,  au -dedans  comme 
au-dehors,  elle  a  laissé  la  France,  avec  la  situation  troublée,  misé- 
rable, appauvrie,  humiliée  qu'ils  lui  ont  faute  I 

Us  attaquent  les  congrégations  ;  ils  incriminent  leurs  œuvres;  ils 
nient  leurs  bienfaits.  Qu'ils  nous  disent  donc  ce  qu'ils  ont  fait  eux- 
mêmes,  depuis  qu'ils  sont  les  maîtres!  Ils  conviennent  que  l'Assis- 
tance publique  a  besoin  qu'on  lui  donne  «  aide  et  ressources  »  ;  ils 
avouent  que,  s'ils  n'ont  pas  appliqué  aux  congrégations  charitables, 
en  même  temps  qu'aux  congrégations  enseignantes  ce  qu'ils  appellent 
la  loi,  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  encore  en  situation  de  les  remplacer. 
Mais  il  y  a  bientôt  trente  ans  qu'ils  sont  au  pouvoir;  comment  ne 
se  sont-ils  pas  mis  en  mesure  de  remplir  cette  mission  dont  l'Etat, 
à  les  entendre,  doit  avoir  le  monopole?  Et  d'ailleurs,  ces  œuvres, 
qu'ils  ne  peuvent  encore  supprimer,  se  sentant  incapables  de  les 
remplacer,  ce  n'est  pas  le  budget  officiel  qui  les  a  créées;  c'est  le 
dévouement,  c'est  la  bourse  de  particuliers;  que  n'ouvrent- ils  la 
leur?  que  ne  montrent- ils  leur  dévouement?  Les  millionnaires  ne 
manquent  pas  dans  leurs  rangs;  comment  se  fait-il  qu'ils  n'aient 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  1207 

rien  fondé,  et  que,  lorsqu'ils  sont  malades,  eux  ou  leurs  proches, 
ce  soit  encore  bien  souvent  à  des  religieux  et  à  des  religieuses, 
que  ces  mécréants,  ces  persécuteurs,  sans  s'en  vanter,  aient 
recours? 

Ils  accusent  l'enseignement  qui  se  donne  dans  les  écoles  privées  ; 
ils  le  disent  contraire  à  l'esprit  moderne.  Quel  est  donc  cet  esprit 
moderne  et  en  quoi  consiste- 1- il?  11  y  a  un  esprit  qui  est  de  tous 
les  temps,  ancien  et  moderne  à  la  fois,  qui  prescrit  d'aimer  Dieu, 
d'aimer  sa  famille,  d'aimer  son  pays,  de  l'honorer  chez  ceux  qui 
ont  fait  son  glorieux  passé  comme  chez  ceux  qui  le  servent  dana  le 
temps  présent.  Qu'ils  nous  citent  donc  une  seule  école  libre,  où  cet 
esprit  ne  domine  pas,  un  seul  manuel  civique  émané  des  congré- 
gations, où  cet  enseignement  ne  soit  pas  donné  !  Mais,  en  revanche, 
qu'ils  montrent  les  leurs,  et,  s'ils  les  tiennent  dans  l'ombre,  que  les 
défenseurs  de  la  liberté  n'hésitent  pas  à  les  faire  connaître.  On  y 
verra  sous  quels  traits  ils  peignent  aux  générations  nouvelles  la 
France  de  saint  Louis,  de  Jeanne  d'Arc,  de  Bayard,  de  Henri  IV,  de 
Turenne  et  de  Gondé.  Tandis  que  l'Angleterre,  l'Allemagne,  tous 
les  Etats  de  l'Europe  apprennent  à  leurs  enfants  à  respecter  les 
ancêtres,  à  se  faire  gloire  des  traditions  nationales,  à  chercher 
dans  les  exemples  de  leurs  pères  l'inspiration  de  leurs  actes,  on  y 
verra  qu'ils  font  de  l'ancienne  France  un  tableau  tel  qu'il  n'y  aurait 
plus,  s'il  était  exact,  qu'à  en  rougir  devant  l'étranger  et  que,  si 
l'étranger  qui,  plus  juste  qu'eux,  sait  bien  ce  que  fut  l'histoire  de 
notre  pays,  voulait  chercher  contre  nous  des  armes,  il  n'aurait 
qu'à  les  demander  à  ces  manuels,  dont  les  auteurs  se  disent 
Français. 

Mus  cette  instruction  qu'ils  réclament  avec  fracas,  cet  enseigne- 
ment, qu'ils  veulent  obligatoire,  nous  avons,  en  ce  moment,  la 
preuve  de  l'intérêt  qu'en  réalité  ils  lui  portent.  De  leur  propre 
aveu,  et  par  leur  fait,  à  la  suite  de  la  fermeture  des  établissements 
libres,  il  y  a  aujourd'hui  plus  de  85,000  enfants  qui  ne  vont  à 
aucune  école.  Gomment  les  sectaires  vont -ils  parer  à  ce  malheur? 
En  l'aggravant,  en  fermant,  après  le  rejet  des  autorisations 
demandées,  un  plus  grand  nombre  d'écoles,  en  poursuivant  jusque 
dans  les  familles  les  religieux  ou  les  religieuses  qui  auront  recueilli, 
pour  les  instruire,  des  enfants  errants  dans  les  rues.  De  même  pour 
les  pauvres  ;  ils  suppriment  à  Marseille  l'asile  de  nuit  fondé  par 
les  Frères  de  Saint-Jean  de  Dieu,  sous  prétexte  qu'il  ne  convient 
pas  de  donner  à  des  congrégations  une  clientèle  de  miséreux.  Où 
les  mettront-ils?  Qu'en  feront-ils?  Diront-ils  qu'ils  vont  cons- 
truire des  écoles  et  des  asiles?  Ils  n'ont  pas  d'argent;  ils  ne  savent 
comment  s'en  procurer;  même  pour  la  défense  nationale,  et  quand 


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1208  CHRONIQUE  POLITIQUE 

les  grands  États,  en  face  de  conflits  imminents,  redoublent  leurs 
armements,  ils  diminuent  les  crédits.  Les  ressources  leur  échap- 
pent de  toutes  parts,  sous  l'effet  de  leurs  folles  dilapidations  et 
de  la  méfiance  publique,  et  c'est  dans  ce  moment  que,  pour  le  seul 
besoin  de  haïr  et  de  proscrire,  ils  se  créent  l'obligation  de  dépenses 
nouvelles  I 

Ne  pouvant  nier  la  révolte  unanime  qu'avait  soulevée  en  Bre- 
tagne la  persécution  dirigée  contre  les  congrégations,  11.  Combes 
avait  imaginé  de  l'attribuer  à  un  complot  royaliste.  L'artifice  n'a 
pas  réussi;  les  maires  républicains,  et  en  leur  nom,  M.  Delobeaa 
au  Sénat,  en  ont  fait  justice.  Une  fois  de  plus,  M.  Combes  a  été  pris 
en  flagrant  délit  d'altération  de  la  vérité.  Cela  ne  l'a  pas  découragé. 
Epouvanté  des  suites  de  la  grève  des  inscrits  maritimes  de  Mar- 
seille, grève  dont  son  gouvernement  était  responsable,  il  a  (ait 
surgir  à  propos  un  sieur  Castellani,  qui,  dans  une  proclamation 
furibonde,  ne  parlait  aux  grévistes  que  de  fusiller  les  traîtres  et 
aux  soldats  que  de  lever  la  crosse  en  l'air.  Ce  Castellani  s'inti- 
tulait président  du  comité  nationaliste.  Dès  lors  l'expédient  était 
trouvé.  La  grève  était  l'œuvre  des  nationalistes,  et,  aprè3  avoir  mis 
plus  de  trois  semaines  à  s'en  apercevoir,  le  ministère  pouvait  lancer 
contre  elle  ses  agents  et  ses  troupes.  Les  organes  du  Bloc  ont  suivi 
la  consigne.  Ils  ont  accusé  les  nationalistes.  Il  n'en  seront  pas 
moins  les  premiers,  vous  le  verrez  bientôt,  à  demander  l'amnistie 
pour  les  grévistes  de  Marseille,  et  comme  leur  coutume  n'est  pas 
plus  de  faire  grâce  aux  nationalistes  qu'aux  curés,  il  faudra  bien 
reconnaître  alors  que  les  nationalistes  n'étaient  pour  rieu  dans 
l'émeute,  et  que,  comme  la  grève  des  mines,  la  faction  gouverne- 
mentale l'avait  seule  provoquée. 

Du  moment  que  le  ministère  se  prononçait  contre  le  mouvement 
de  Marseille,  ce  mouvement  était  fini.  Avec  une  promptitude  toute 
méridionale,  les  matamores  de  la  grève,  menaçants  la  veille,  se  sont 
effondrés.  Ce  dénouement  n'en  met  que  plus  en  lumière  la  faute  du 
gouvernement.  Si,  dès  le  premier  jour,  il  s'était  montré  résolu,  la 
grève  eût  été  tuée  dans  l'œuf,  et  ni  les  travailleurs,  ni  les  armateurs, 
ni  la  ville  de  Marseille  n'auraient  à  déplorer  les  pertes  immenses 
qu'elle  leur  a  coûtées.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  inscrits  mari- 
times, et  leurs  patrons  qui  en  ont  souffert;  ce  sont  toutes  les  indus- 
tries, tous  les  métiers,  tous  les  genres  de  commerce  que  la  grève  a 
paralysés;  c'est  la  Corse,  privée  des  approvisionnements  qu'elle 
attendait  eh  vain;  c'est  l'Algérie,  dont  les  produits  ne  pouvaient 
arriver  en  France,  et  qui,  par  l'organe  du  maure  d'Alger,  adressait 
au  maire  de  Marseille  des  protestations  désespérées;  ce  sont  les 
ouvriers,  venus  de  loin,  soit  pour  prendre  du  travail  i  Marseille, 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  1209 

soit  pour  en  aller  chercher  en  Algérie  ou  en  Tunisie,  et  que  l'immo- 
bilité des  navires  et  l'arrêt  des  chantiers  retenaient  dans  la  ville, 
sans  ressources  et  sans  emploi. 

Il  y  a  là  une  répercussion  des  grèves  sur  tous  les  intérêts,  à 
laquelle  on  ne  songe  pas  assez.  Les  démagogues  de  la  Chambre  se 
donnent  comme  les  amis  du  peuple;  mais  dans  le  peuple,  ils  ne 
voient  que  les  agitateurs.  Les  ouvriers,  qui  travaillent,  qui  vivent 
en  paix  avec  les  patrons,  sont  bien  du  peuple,  eux  aussi;  aux  yeux 
de  la  faction,  ils  n'existent  pas.  Nous  ne  songeons  donc  point  à 
les  lui  recommander;  mais  nous  osons  prier  les  conservateurs,  les 
nationalistes,  les  libéraux  de  penser  à  eux.  Il  en  est,  parmi  les 
adversaires  du  Bloc,  qui  croient  apparemment  faire  acte  de  popu- 
larité, en  votant  ou  en  proposant  l'amnistie  pour  les  faits  de  grève. 
Par  là,  sans  qu'ils  s'en  rendent  compte,  ils  donnent  uoe  prime 
aux  grèves  futures,  une  arme  nouvelle  à  ceux  qui  les  fomentent 
contre  les  ouvriers  qui  les  repoussent.  Quelque  attentat  qu'ils 
commettent,  les  grévistes  ont  l'assurance  que  le  gouverne- 
ment ne  les  arrêtera  pas;  si  quelques-uns  d'entre  eux  sont 
incarcérés,  leur  épreuve  est  toujours  courte;  car  une  amnistie 
vient  régulièrement  en  abréger  le  terme.  Ils  en  concluent  qu'ils 
peuvent  tout  se  permettre,  et  ils  appesantissent  d'autant  plus  leur 
joug  et  leur  vengeance  sur  les  ouvriers  paisibles,  que  ceux-ci 
savent  qu'ils  n'ont  aucune  protection  à  attendre  de  l'autorité. 
L'amnistie  n'est  donc  pour  les  grévistes  qu'un  encouragement, 
pour  les  travailleurs  qu'un  sujet  nouveau  d'inquiétude. 

Nous  nous  reprocherions,  dans  les  limites  qui  nous  sont  tracées, 
de  ne  pas  mentionner  au  moins  l'importante  Encyclique  que  le 
Saint-Père  vient  d'adresser  aux  évèques  italiens,  et  qui,  en  réalité, 
s'applique  au  clergé  de  tous  les  pays.  Il  y  a  là  des  leçons  qu'on  ne 
saurait  assez  méditer  sur  le  sévère  recrutement  des  séminaires,  sur 
le  devoir  de  n'y  admettre  que  des  jeunes  gens  dont  la  vocation 
présente  des  garanties  certaines  S  sur  la  nécessité  pour  les  ecclé- 
siastiques de  résister  «  au  mauvais  courant  du  siècle  »,  et  de  se 
garder  «  des  innovations  inconsidérées  »,  tout  en  tenant  compte  «  de 
la  diversité  des  temps  »  et  «des  besoins  de  l'âge  présent  »,  enfin  sur 

4  Nous  saisissons  cette  occasion  de  signaler  le  Recrutement  sacerdotal,  revue 
récemment  fondée  à  Limoges  et  dont  l'objet  semble  une  application  anti- 
cipée de  l'Encyclique  pontificale.  Plus  de  cinquante  évoques  Font  déjà 
approuvée,  et  dans  les  articles  judicieux  et  souvent  remarquables  qu'elle 
publie,  nous  avons  relevé  avec  plaisir,  parmi  les  autorités  qu'invoquaient 
leurs  rédacteurs,  les  noms  de  Mgr  Dupanloup,  de  Mgr  Bougaud,  du  P.  Lacor- 
daire,  du  P.  Gratry,  de  Mgr  Besson,  et,  parmi  les  vivants,  de  M.  Bran- 
chereau,  réminent  et  vénéré  supérieur  du  grand  séminaire  d'Orléans 


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1210  CHfiORIQQl  POUT1QOI 

l'efficacité  souveraine  de  l'exemple  pour  fortifier  les  enseignements 
donnés  au  peuple.  «  Toute  manière  de  s'occuper  du  peuple  au  prix 
de  la  dignité  sacerdotale  et  au  préjudice  des  devoirs  de  la  discipline 
ecclésiastique,  dit  Léon  XIII,  ne  pourrait  être  que  hautement 
réprouvée.  » 

La  guerre  civile  qui  sévissait  au  Venezuela  a  été  interrompue  par 
les  menaces  de  la  guerre  étrangère.  Assailli  par  l'Angleterre  et  par 
l'Allemagne,' auxquelles  devait  se  joindre  bientôt  l'Italie,  le  prési- 
dent Castro  a  fait  appel,  sans  distinction  de  partis,  à  tous  ses  conci- 
toyens, et  le  patriotisme,  surexcité  par  l'invasion  ennemie,  semble 
lui  avoir  répondu.  L'Angleterre  réclame  le  règlement  de  créances 
pour  lesquelles  des  sociétés  britanniques  n'ont  reçu  depuis  long- 
temps aucune  satisfaction;  elle  exige  aussi  des  dommages  intérêts 
pour  ceux  de  ses  sujets  qui  ont  souffert  des  événements  politiques, 
et  pour  le  traitement,  contraire  au  droit  des  gens,  dont  plusieurs 
de  ses  navires  ont  été  victimes  de  la  part  des  Vénézuéliens,  aidés 
par  les  autorités  du  pays.  C'est  également  pour  un  grand  nombre 
de  ses  nationaux,  ruinés  par  les  guerres  civiles,  que  l'Allemagne 
demande  des  indemnités.  Mais,  de  plus,  s'il  en  faut  croire  des 
correspondances  étrangères,  l'empereur  Guillaume  aurait  dans  cette 
lutte  des  intérêts  personnels.  Le  président  Castro  aurait  refusé  de 
reconnaître  les  engagements  de  son  prédécesseur  envers  la  Zte- 
tonto  Gesell$chaft%  compagnie  allemande  qui  compterait  le  souve- 
rain germanique  au  premier  rang  de  ses  actionnaires.  Pour  aider 
cette  compagnie  à  recouvrer  ses  créances,  l'empereur  aurait  envoyé 
en  secret  des  fonds  et  des  armes  au  chef  des  troupes  révoltées  contre 
Castro,  le  général  Matos.  Les  deux  navires  du  Venezuela  que  les 
Allemands  ont  coulés  aussitôt  après  les  avoir  capturés,  n'auraient 
été  anéantis  que  parce  qu'ils  servaient  à  surveiller  les  côtes  sur 
lesquelles  étaient  débarqués  les  secours  fournis  aux  insurgés.  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  la  destruction  de  ces  navires  a  soulevé  le 
mécontentement  des  Anglais,  peu  scrupuleux  pourtant  en  cette 
matière,  et  que  le  gouvernement  britannique  a  tenu  à  faire  savoir 
que  les  navires  du  Royaume-Uni  n'y  étaient  pour  rien. 

Tout  est  mystérieux  dans  ce  conflit  :  la  soudaineté  de  l'entre- 
prise, la  nature  du  pacte  qui  lie  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  les 
motifs  de  l'intervention  de  l'Italie,  et,  par-dessus  tout,  la  pensée 
des  Etats-Unis.  11  y  a  sept  ans,  on  ne  l'a  peut- être  pas  oublié,  l'An- 
gleterre soulevai!  un  différend  avec  le  Venezuela  sur  une  question 
de  frontières.  Aussitôt  les  Etats-Unis  s'émurent.  Dans  un  message 
hautain,  le  président  Cleveland,  s'armant  de  la  doctrine  de  Monroê, 
revendiquait  pour  son  gouvernement  le  droit  de  faire  trancher 
le  litige  par  une  commission  américaine;  il  déclarait  que  les  Etats- 


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OTROMQUE  POLITIQUE  1111 

Unis  résisteraient  par  tous  les  moyens  à  une  action  de  l'Angle- 
terre contre  le  Venezuela.  Le  Foreign-Office  comprit,  et  se  garda 
de  maintenir  les  prétentions  qu'il  avait  émises. 

Le  président  Roosevelt  ne  s'est  point  prononcé.  Son  représentant 
à  Caracas,  SI.  Bowen,  a  transmis  aux  puissances  coalisées  les 
propositions  d'arbitrage  qu'avait  faites  le  président  Castro.  Qu'en 
adviendra-t-il?  Si  l'arbitrage  est  admis,  la  grande  république  ne 
tiendra- 1- elle  pas  à  l'exercer?  S'il  est  repoussé,  demeurera-t-elle 
indifférente,  et  n'exhumera- t-el  le  pas  de  nouveau  contre  les  belli- 
gérants la  doctrine  de  Monroë?  L'énigme  se  pose,  non  sans  quelque 
inquiétude,  à  Londres  comme  à  Berlin, 

Les  deux  Chambres  du  Parlement  anglais  se  sont  séparées,  après 
avoir  voté  YEducation-bill.  On  assure  que  les  non- conformistes 
ont  résolu  de  ne  pas  se  soumettre  à  cette  loi,  et  qu'ils  annoncent 
déjà  l'intention  de  ne  point  payer  les  taxes  locales  qui  doivent 
servir  à  l'entretien  des  écoles.  Lord  Rosebery  lui-même  ne  les  a 
pas  détournés  de  ce  dessein  :  «  Je  ne  suis  pas  personnellement  en 
faveur  du  refus  du  paiement  des  impositions  locales,  a-t-il  dit  à 
leurs  délégués;  mais  je  ne  suis  pas  dans  la  même  position  que 
vous.  »  Et  il  a  ajouté  que,  s'ils  acceptaient  cette  loi,  les  dissidents 
n'existeraient  plus  au  point  de  vue  politique.  C'était  assez  les 
encourager  à  la  résistance. 

Nous  n'avons  pas  à  juger  YEducation-bill.  L'appui  que  lui  ont 
donné  les  évêques  catholiques  nous  autorise  à  penser  que  cette  loi 
ne  placera  pas  les  écoles,  autant  que  l'affirment  les  non-confor- 
mistes, sous  le  joug  de  l'Eglise  anglicane.  Mais,  quelque  opinion 
qu'on  ait  sur  elle,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  relever  l'atti- 
tude de  ceux  qui  croient  qu'elle  a  lésé  leurs  droits.  A  peine  le  bill 
est-il  voté  qu'ils  se  concertent  pour  en  empêcher  l'application  et 
en  préparer  l'abolition.  Le  résultat  de  leur  agitation,  nous  dit-on, 
peut  être  la  reconstitution  du  parti  libéral  et  la  chute  du  ministère. 
Les  dissidents  britanniques  font  pour  leurs  convictions  ce  que  les 
catholiques  allemands  ont  fait  pour  leur  foi.  Ils  ne  se  contentent  pas 
de  gémir,  de  se  lamenter,  de  s'indigner;  ils  s'unissent  et  ils  agissent. 

La  cause  peut  être  douteuse,  mais  l'exemple  est  bon  à  suivre. 


Le  Correspondant  vient  de  perdre  en  la  personne  du  comte 
Albert  de  Rességuier,  un  de  ses  plus  anciens  et  plus  fidèles  amis. 
Membre  des  assemblées  de  1849  et  de  1871,  M.  de  Rességuier 
avait  noblement  servi  toutes  les  causes  qui  nous  sont  chères  ;  il 
avait  été  lié  avec  les  hommes  dont  la  collaboration  et  l'appui  ont 
illustré  notre  Recueil.  L'intimité  la  plus  étroite,  une  affection  vrai- 


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1212  CflROfttyUK  POLITIQUE 

ment  fraternelle,  l'unissait  à  H.  de  Falloux  ;  c'est  assez  dire  avec 
quel  frémissement  d'âme  il  assistait  à  la  destruction  graduelle  de 
cette  loi  de  1850  qu'il  avait  votée,  et  qui  demeure,  quoi  qu'on 
fasse,  l'honneur  du  ministre  qui  l'a  préparée  et  de  l'Assemblée  qui 
l'a  adoptée. 

Issu  d'une  vieille  race  parlementaire  qui  a  donné  à  la  littérature 
du  Midi  de  brillants  interprètes,  M.  de  Rességuier  avait  lui-même 
le  goût  de  la  poésie  et  des  lettres,  avec  un  esprit  délicat  et  fin,  une 
conversation  agréable,  pleine  de  souvenirs  que,  jusque  dans  son 
grand  âge,  il  contait  à  merveille.  Son  commerce  avait  un  charme 
que  rendaient  plus  pénétrant  la  bonne  grâce  de  son  accueil  et  la 
générosité  de  son  cœur.  Dieu  a  le  secret  des  œuvres  dont  ce  grand 
chrétien  a  rempli  fa  vie,  et  l'immortelle  espérance,  qu'ils  puisent 
dans  cette  pensée,  peut  seule  adoucir  l'affliction  de  ceux  qui, 
comme  nous,  l'ont  beaucoup  aimé. 


Le  Directeur  :  L.  LAVEDAN. 


L'un  des  gérants  :  JULES  GERVA1S. 


TABIS.  —  L.  DE  SOTE  IT  FIL»,   IMPW1TCOM,  !«,  BUE  Dll  r0tiÊ»-8AITT-JA«Q0 


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X—-*** 


TABLE  ANALYTIQUE 

ET  ALPHABÉTIQUE 

DU  TOME  DEUX  CENT  NEUVIÈME 

(onrr  soDCASTs-TanziiMB  di  la  ioutilli  rtau  i) 


Nota.  —  Les  noms  en  capitale!  grasses  sont  ceux  des  collaborateurs  du 
Correspondant  dont  les  travaux  ont  paru  dans  ce  volume;  les  autres,  ceux  des 
auteurs  on  des  sujets  dont  il  est  question  dans  les  articles. 

Abréviations  :  Art.,  article;  —  G.  R.,  compte-rendu. 


ANIN  (J.  d').  Laquelle?  1. 10  octobre. 
81.  —  25  octobre.  274.  —  10  no- 
vembre. 451.  —  IV.  Fin.  25  no- 
vembre. 662. 

BÉGHAUX  (A).  La  vie  économique 
et  le  mouvement  social.  10  novem- 
bre. 537.  • 

BOISSIBU  (Henri  de).  Les  hospices 
civils  de  Lyon.  25  novembre.  736. 

BORDEAUX  (Henry).  Le  divorce 
dans  le  roman  et  au  théâtre. 
25  novembre.  641. 

BOURKLLY  (Général).  Nos  écoles 
militaires  d'officiers.  Tendances 
actuelles  :  les  réformes  du  général 
André.  10  novembre.  476. 

BRUNETI&RE  (Ferdinand).  Le 
Le  progrès  religieux  dans  le  catho- 
licisme. 10  novembre.  393. 

CHADMB1X  (André).  La  collection 
Outuit.  10  décembre.  937. 

Chronique  politique.  10  octobre.  179. 
25  octobre.  372.  —  10  novembre. 
571.  —  25  novembre.  771.  — 
10  décembre.  987.  —  25  décembre. 
1201. 

DELAY  (Paul).  L'esprit  national 
chez  les  Polonais  d'aujourd'hui. 
10  octobre.  20. 

DBLMAB  (Louis).  Les  microbes 
sont-ils  utiles?  25  novembre.  695. 


DTJFOUGBRAY  (L.).  La  campagne 
de  Masséna  en  Portugal  (d'après 
les  Mémoires  du  colonel  Delagrave). 
10  novembre.  558. 

GIBBONS  (8.  Ém.  le  cardinal).  A 
la  mémoire  de  Montalembert. 
Lettre  au  P.  Lecanuet.  10  novem- 
bre. 414. 

GIBON  (Fénelon).  Le  Congrès  du 
repos  du  dimanche  dans  rindus- 
trie  du  bâtiment  à  Paris.  25  dé- 
cembre. 1132. 

GRABINSK1  (comte  Joseph).  Une 
princesse  révolutionnaire.  Chris- 
tine Trivulzio  de  Belgiojoso.  I. 
25  novembre.  617.  —  ÏI.  Fin. 
25  décembre.  1037. 

GRANGES  (Charles-Marc  des).  La 
comédie  et  les  mœurs  sous  la 
Restauration  et  la  monarchie  de 
Juillet.  —  L'argent  et  la  politique. 
H.  25  octobre.  221.  —  La  famille, 
l'amour  et  le  marfage.  IH.  Fin. 
25  novembre.  703. 

HEIMANN  (Rodolphe).  Le  Con- 
grès des  catholiques  allemands  à 
Mannheim  et  la  politique  du 
centre  dans  l'Empire.  —  II.  Fin. 
10  octobre.  59. 

JOLY  (Henri).  L'avenir  des  con- 
grégations en  France.  Un  nouveau 
mode  d'existence  est-il  possible. 
10  novembre.  429. 


*  Cette  table  et  la  suivante  doivent  ee  Joindre  au  numéro  du  25  décembre  1902. 
25  décembre  190%  79 


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1214 


TABLE  ANALYTIQUE  DU  TOME  DEUX  CENT  NEUVIÈME 


JOUBBRT  (Louis).  Les  Œuvres  et 
les  Sommes  (chronique  du  monde, 
de  la  littérature,  des  arts  et  du 
théâtre).  25  octobre.  354.  —  40  dé- 
cembre. 947.-25  décembre.  1163. 

KLEIN  (Félix).  Lettres  inédites  de 
Xavier  de  Maistre  à  sa  fs  mille.  I. 
10  décembre,  899.  —  II.  Fin. 
25  décembre.  1103. 

LACOMBE  (H.  de).  Le  centenaire 
de  Mgr  Dupanloup.  10  octobre. 
188.  —  Le  cardinal  Guibert.  I. 
25  décembre.  1060. 

LANZAC  DB  LABORIE  (Léon 
de).  La  crise  d'âme  d'Ernest  Renan 
(Lettres  du  séminaire).  10  octobre. 
43.  —  Une  nouvelle  histoire  de 
France  (dirigée  par  E  Lavisse). 
25  octobre.  370.  —  L'armée  des 
Cent-Jours.  (Napoléon  :  ses  der- 
nières années,  par  H.  Gouderc  de 
8aint-Gham  an  t).  10  novembre.  518. 

—  Autour  d'un  coup  d'Etat.  (Lavé* 
nement  de  Bonaparte,  t.  1er,  par  A. 
Vandal).  25  décembre.  1144. 

LAPPARENT  (A.  de).  L'éruption 
des  Antilles,  d'après  les  dernières 
missions  scientifiques.  10  novem- 
bre. 417. 

LAVOLLÉE  (René).  Le  chemin  de 
Caoossa.  Les  leçons  du  Kultur- 
kampf  allemand.  25  novembre. 
581. 

LEVESQUE  (Donatien).  La  grande 
vénerie  du  duc  d'Aumale  à  Chan- 
tilly. 10  novembre.  524. 

Livres  d'étrennes.  10  décembre.  973. 

—  25  décembre.  1182. 

MAISTRE  (Xavier  de).  Lettres 
inédites  à  £a  famille,  publiées  par 
Félix  Klein.  I.  10  décembre.  899. 

—  IL  Fin.  25  décembre.  1103. 

MATHIEU  (Cardinal).  Le  Concor- 
dat de  1801.  —  V.  L'ultimatum  et 
le  départ  de  Consalvi.  10  décembre. 
781.  —  VI.  La  signature.  25  dé- 
cembre. 997. 


MEAUX  (vicomte  de).  Souvenirs 
politiques.  Les  tentatives  de  res- 
tauration monarchique  après  la 
guerre.  —  IL  10  octobre.  3.  —  III. 
193. 

MIGHON  (Louis).  Les  généraux 
boêrs.  L'Angleterre  et  "Europe. 
25  octobre.  299. 

PARVILLE  (Henri  de).  Revue  des 
sciences.  10  octobre.  171.  —10  no- 
vembre. 562.  — 10  décembre.  966. 

Pétition  de  Pépiscopat  français  aux 
membres  du  Sénat  et  de  la  Chambre 
des  députés.  25  octobre.  382. 

RAFFALOVICH  (A.).  La  dynastie 
Krupp.  10  décembre.  843. 

RIVIÈRE  (Louis).  L'assistance  aux 
ouvriers  sans  travail.  Colonies 
agricoles  et  industrielles  aux  Pays- 
Bas  et  en  Allemagne.  II.  10  octo- 
bre. 154.  —  III.  Fin.  25  octobre. 
327.  —  La  surveillance  des  éta- 
blissements d'assistance  privée. 
10  novembre.  503. 

'SEILHAC  (Léon  de).  La  grève  et 
l'arbitrage.  10  décembre.  820. 

Sous-marins  (les)  anglais.  10  octobre. 
120. 

SPRONCK  (Maurice).  Emile  Zola. 
L'œuvre  et  l'homme.  10  octobre. 
110. 

TINSEAU  (Léon  de).  Le  secrétaire 
de  Mm*  la  Duchesse.  I.  10  décem- 
bre. 861.  —  II.  25  décembre.  1076. 

TROGAN  (Edouard).  Le  chef-d'œu- 
vre d'un  artiste  écrivain  (Miramar 
de  Majorque,  par  Gaston  Vuillier). 
25  novembre.  760.  —  Le  livre  d'or 
des  missions  catholiques  françai- 
ses. (A  propos  de  la  publication 
dirigée  par  le  P.  Piolet).  —  25  dé- 
cembre. 1150. 

THUREAU-DANGIN  (Paul).  La 
Renaissance  catholique  en  Angle- 
terre. Les  divisions  des  catholi- 
ques («851-1865).  I.  lOoctobre.  127. 
—  H.  Fin.  25  octobre.  251. 


FIM  DE  LA  TABLE  AEALV  TIQUE  DU  TOME  DEUX  GBET  NEUVIEME. 


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TABLE 

DU  TOME  CENT  SOHANTE-IHEIZIÈME  DE  LA  NOUVELLE  SÉRIE 

(DEUX  CENT  NEUVIEME  DB  Là  COLLECTION) 


1"  LIVRAISON.  —  10  OCTOBRE  1902 

Souvenirs  politiques.  —  Les  tentatives  de  restauration  monarchique 

après  la  guerre.  —  II,  par  M.  le  vicomte  de  Mbaux 3 

L'esprit  national  chez  les  Polonais  d'aujourd'hui,  par  M.  Paul  Delà  y.  20 

La  crise  d'âme  d'Ernest  Renan,  par  M.  L.  de  Lanzac  de  Laborib.  43 
Le  congrès  des  catholiques  allemands  à  Mannheim  et  la  politique  du 

centre  dans  l'empire.  Fin,  par  M.  Rodolphe  Heimann 59 

Laquelle?  —  I,  par  M.  «T.  d'Anin 81 

Emile  Zola.  —  L'œuvre  et  l'homme,  par  M.  Maurice  Sprohgk,  député.  110 

Les  sous-marins  anglais 120 

La  Renaissance  catholique  en  Angleterre  au  dix-neuvième  siècle.  — 

II,  par  M.  Paul  Thurrau-Dangin 127 

L'assistance  aux  ouvriers  sans  travail.  —  Colonies  agricoles    et 

industrielles  aux  Pays-Bas  et  en  Allemagne,  par  M.  Louis  Rivière.  154 

Revue  des  sciences,  par  M.  Henri  de  Pabvillb 171 

Chronique  politique 178 

Le  centenaire  de  Mgr  Dupanloup  (1802-1902),  par  M.  H.  de  Lacombb.  189 

2*  LIVRAISON.  —  25  OCTOBRE  1902. 

Souvenirs  politiques.  —  Les  tentatives  de  restauration  monarchique 

après  la  guerre.  —  III,  par  M.  le  vicomte  de  Meadx.   .....  193 

La  Comédie  et  les  Mœurs  sous  la  Restauration  et  la  Monarchie  de 

Juillet.  —  II.  L'argent  et  la  politique,  par  M.  C.-M.  des  Granges.  221 
La  Renaissance  catholique  en  Angleterre  au  dix-neuvième  siècle.  — 

LU,  par  M.  Paul  Thurbau-Dangin,  de  l'Académie  française.      .     .  251 

Laquelle?  —  II,  par  M.  J.  d'Anin .*....  274 

Les  généraux  boërs.  —  L'Angleterre  et  l'Europe,  par  M.  Louis  Michon.  299 
L'assistance  aux   ouvriers  sans  travail.   —  Colonies  agricoles  et 

industrielles  aux  Pays-Bas  et  en  Allemagne.  —  Fin,  par  M.  Rivière.  327 
Les  Œuvres  et  les  Hommes,  chronique  du  monde,  de  la  littérature, 

des  arts  et  du  théâtre,  par  M.  Louis  Jodbert 354 

Une  nouvelle  histoire  de  France,  par  M.  L.  de  Lanzac  de  Laborib.  370 

Chronique  politique.  372 

Pétition  de  l'épiscopat  français  aux  sénateurs  et  aux  députés .     .  382 

3*  LIVRAISON.  —  10  NOVEMBRE  1902. 

Le  progrès  religieux  dans  le  catholicisme,  par  M.  Brdnetièrb.    .    .  393 

A  la  mémoire  du  comte  de  Montalemhert,  par  le  cardinal  Ginsois.  414 
L'éruption  des  Antilles,  d'après  les  dernières  missions  scientifiques, 

par  M.  A.  de  Lapparent 417 

L'avenir  des  congrégations  en  France.  —  Un  nouveau  mode  d'exis- 
tence est-il  nécessaire?  par  M.  Henri  Jol  y 429 

Laquelle?  —  III,  par  M.  J.  d'Anin 451 


Ie# 


1216  TABLE  DES  MATIÈRES 

Nos  écoles  militaires  d'officiers.  —  Les  réformes  du  général  André, 

par  M.  le  générai  Bourelly 476 

La  surveillance  des  établissements  privés»  par  M.  Louis  Rivière.    .      503 

L'armée  des  Cent-Joure,  par  M.  L.  de  Lakiac  de  Laborib 518 

La  grande  vénerie  du  duc  d'Aumale  à  Chantilly,  par  M.  D.  Lbvbsque.  524 
La  vie  économique  et  le  mouvement  social,  par  M.  A.  Bé  chaux.  .  537 
La  campagne  de  Massent  en  Portugal,  par  M.  L.  Dufouoebay.    .      558 

Revue  des  sciences,  par  M.  Henri  de  Parvillb 562 

Chronique  politique 571 

4«  LIVRAISON.  —  25  NOVEMBRE  1902. 

Le  chemin  de  Canossa.  —  Les  leçons  du  Kulturkampf  allemand,  par 

M.  René  Lavollée 581 

Une  princesse  révolutionnaire.  —  Christine  Trivulzio  de  Belgiojoso. 

I,  par  M.  le  comte  Joseph  Grabinski 617 

Le  divorce  dans  le  roman  et  le  théâtre,  par  M.  Henri  Bordeaux  .    .      641 

Laquelle?  —  IV.  —  Fin,  par  M.  J.  d'Amin 662 

Les  microbes  sont-ils  utiles f  par  M.  Louis  Dslmas 695 

La  Comédie  et  les  Mœurs  sous  la  Restauration  et  la  Monarchie  de 
Juillet.  —  III.  La  famille,  l'amour  et  le  mariage,  par  M.  des  Granges.      703 

Les  hospices  civils  de  Lyon,  par  M.  Henri  de  Boissibu 736 

Miramar  de  Majorque,  de  M.  Gaston  Vuillier,  par  M.  Trogan  .  .  .  760 
Chronique  politique 771 

5*  LIVRAISON.  —  10  DÉCEMBRE  1902. 

Le  Concordat  de  1801.  —  V.  L'ultimatum  et  le  départ  de  Consalvi, 

par  8.  Em.  le  cardinal  Mathieu 781 

La  grève  et  l'arbitrage,  par  M.  Léon  de  Sbilhaq 820 

La  dynastie  Krupp,  par  M.  A.  Raffalovich 843 

Le  Secrétaire  de  Madame  la  duchesse.  —  I,  par  M.  Léon  de  Tinsbau.  861 
Lettres  inédites  de  X.  de  Maistre  à  sa  famille.  —  I,  par  F.  Klein.  .  899 
Un  nouveau  musée.  —  La  collection  Dutuit,  par  M.  André  Chaumbix.  937 
Les  Œuvres  et  les  Hommes,  chronique  du  monde,  de  la  littérature, 

des  arts  et  du  théâtre,  par  M.  Louis  Joubbrt 947 

Revue  des  sciences,  par  M.  Henri  de  Parville 966 

Livres  d'étrennes 973 

Chronique  politique 987 

6»  LIVRAISON.  —  25  DÉCEMBRE  1902. 

Le  Concordat  de  1801.  —  VI,  par  S.  Em.  le  cardinal  Mathieu.     .    .      997 

La  princesse  Belgiojoso  à  Paris,  par  M.  le  comte  J.  Grabihski.    .    .  f  037 

Le  cardinal  Guibert.  —  I,  par  M.  H.  de  Laoombe lOcô 

Le  Secrétaire  de  Madame  la  duchesse.  —  H,  par  M.  Léon  de  Tiksbau.  1076 

Lettres  inédites  de  X.  de  Maistre  à  sa  famille.  —  Fin,  par  M.  Kleik.  1103 
Le  Congrès  du  repos  du  dimanche  dans  l'industrie  du  bâtiment  à 

Paris,  par  M.  Fénelon  Gibon. 1132 

Autour  d'un  coup  d'État,  par  M.  L.  de  Lamzac  de  Laborib.      .     .    .  1144 

Le  Livre  d'or  des  Missions  catholiques  françaises,  par  M.  Trogan.  1150 
Les  Œuvres  et  les  Hommes,  chronique  du  monde,  delà  littérature, 

des  arts  et  du  théâtre,  par  M.  Louis  Joubbrt 1168 

Livres  d'étrennes 1182 

Chronique  politique .    •  1201 


fflâftlS.  —  B.  DB  «OTB  BT  FIL»,  UfPB.,  1S,  B.  PBS  VMftfe*  -JACOU*» 


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